Full text of "Italia"
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Lbrox Library
L
•-Ì
ITALIA
JLS701S NEW- YORK
TTPOGRAPHIE DE GH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et da la Cour de Cassation
me de Vaogirard , "•
ITALIA
PAR
THÉOPHILE GAUTIER
DEU1IÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACBfciXE* ró C«»
KOE PIBRBB-SABRAZ1R, IC..44--
1855
Droit dt trtduotlon rrfserrì
ITALIA.
I.
Genève, Plein- Palais , l'Hercule acrobate.
Nous avons bien peur d'avoir marqué notre pre-
mier pas sur la terre étrangère par un acte de pa-
ganisme, une libation au soleil levanti L'Italie
catholique, qui sait si bien s'arranger avec les
dieux grecs et romains , nous le pardonnera ; mais
la rigide Genève nous trouvera peut-ètre un peu
libertin. Une bouteille de vin d'Àrbois , achetée en
passant à Poligny , jolie ville au pied de la mu-
raille jurassique qu'il faut.franchir pour sortir de
France , fut bue par nous au premier rayon du
jour! Phcebo nascenti! Ce rayon venait de nous ré-
véler subitement, au bas des dernières croupes de
la montagne, le lac Léman, dont quelques plaques
miroitaient sous la brume argentee du matin.
La route descend par plusieurs pentes, dont
chaque angle découvre une perspeetive toujours
nouvelle et toujours charmante.
199 <»
2 ITALIA.
Le brouillard se déchirant nous larsa devine* r
comme à travers une gaze Araraéc, Ics crttès» loin-
taines des Alpes sirisses , et le Sac , grand comme
une petite mer, sur lequel floltaient, pareilles à
des plumes de colombes tombées du nid , les voiles
blanches de quelques barques matineuses.
On traverse Nyon, et déjà bien des détails signi-
ticatifs avertissent qu'on n'est plus en France : des
plaquettes de bois découpées en écailles rondes, ou
en fagon de tuile dont elles ont presque la couleur,
recouvrent les maisons ; les pignons sont terminés
par des boules de fer-blanc; les volets et les
portes sont faits de planches posées en travers et
non en longueur, comme chez nous; le rouge y
remplace la couleur verte si chère aux épiciers
enthousiastes de Rousseau ; le frangais suisse com-
mence à se montiw/4&ns;les enseignes,, dont les
nòms ont des cppfigurations déjà allemandes ou
italiemies.
Le chemin , en s'avangant , còtoie le lac dont
Feau transparente vient mourir sur le galet avec
xin pli régulier, qu'augmente quelquefois le re-
mora d'un bateau à vapeur pavoisé aux couleurs ,
de TUnion sui&se et se rendant à VilLeaeuve ou k
Lausanne- De l'autre coté de la route , on apergoit
les montagnes que Fon vient.de descendre, et aux
Hancs desquelles les nuages rampent comme des
tumées de feux de pasteurs. Un grand Bandire de
ITALIA. 3
chars à bancs légers, où Fon s'assoit dos à dos ou
de coté , sfllonnent la poussière , emportés par de
petits chevaux ou de grands ànes. Les villas, les
cottages se multiplient et montrent sous l'ombre
des grands arbres leurs vases de fleurs , leurs ter-
rasses et leurs murailles de briques : on sent Fap-
proche d'une ville importante.
L'idée de Mme de Staél , avec ses gros sourcils
noirs , son turban jaune et sa courte taille à la
mode de l'Empire, nous a fort tracassé en traver-
sant Coppet. Quoique nous la sachions morte de-
puis longtemps, nous nous attendions toujours à
la voir sous le péristyle à colonnes de quelque
villa, ayant à c6té d'elle Schlegel et Benjamin
Constant ; mais nous ne l'avons pas vue. Les om-
bres ne se risquent pas volontiers au grand jour;
elles sont trop coqueltes pour cela.
Les vapeurs s'étaient dissipées tout à fait, et les
sommités des montagnes brillaient au delà du lac
corame des gazes lamées d'argent; le mont Blanc
dominait le groupe dans sa majesté froide et se-
reine, sous son diadème de neige que ne peut
fondre aucun été.
Le monvement de voitures, de cbarrettes et de
piétons devenait plus fréquent ; nous n'étions plns
qu'à quelques pas de Genève. Une idée en fantine ,
que d'assez longs voyages n'ont pu dissiper enliè-
rement, nous fait toujours imaginer les villes
4 ITALIA.
d'après le produit qui les rend célèbres : ains
Bruxelles est un grand carré de choux, Ostende
un pare d'huitres, Strasbourg un pàté de foie gras,
Nérac une terrine, Nuremberg une boìte de jouets,
et Genève une montre avec quatre trous en ru-
bis. Nous nous imaginiqns une vaste complication
d'horlogerie, roues dentées, cylindres, ressorts,
échapperaents , tout cela faisant tic tac et tournant
perpétuellement; nous pensions que les inaisons,
s'il y en avait, étaient à euvette et à doublé fond
en or et en argent, et que les portes s'en fer-
maient avec des clefs de montre. Pour les fau-
bourgs , nous admettions qu'ils étaient en cuivre
ou en acier. Au lieu de fenètres, nous supposions
une infinite de cadrans marquant tous des heures
différentes. Eh bien! ce rève s'est envolé comme
les autres ; Genève , nous devons l'avouer , n'a pas
du tout l'air d'une montre , et c'est fàcheux !
A notre entrée , ce qui nous sembla un peu bien
leste pour une ville austère, républicaine et calvi-
niste, on nous remit, en échange de notre passe-
port, un bulletin facétieux cominengant comme
les albums de M. Crépin et de M. Jabot, de Topp-
fer, le spirituel caricaturiste , par cetle recom-
mandation drolatique : Voir ci-derrt'ère.... une
foule de formalités à remplir.
Genève a l'aspect sérieux, un peu roide , des villes
protestantes. Les maisons y soni hautes, régu-
ITALIA. 5
lières; la ligne droile, l'angle droit règnent par-
tout; tout va par carré eì parallélogramme. La
courbe et l'ellipse sont proscrites comme trop sen-
suelles et trop voluptueuses : le gris est bienvenu
partout, sur les murailles et sur les vètements. Les
coiffures, sans y penser, tournent au chapeau de
quaker; on sent qu'il doit y avoirun grand nombre
de Bibles dans la ville, et peu de tableaux.
La seule chose qui jette un peu de fantaisie sur
Genève , ce sont les tuyaux des cheminées. On ne
saurait rien voir de plus bizarre et de plus capri-
cieux. Vous connaissez ces saltimbanques que les
Anglais appellent acropédestrians, et qui, renversés
sur le dos , les jambes en l'air , font voltiger une
barre de bois ou deux enfants couverts de paillet-
tes. Figurez-vous que tous les acropédestrians du
monde font la répétition de leurs exercices sur les
toits de Genève , tant ces tuyaux bifurqués et con-
tournés se démènent désespérément : cescontor-
sions doivent avoir pour cause les vents nombreux
qui tombent des montagnes et s'engouffrent dans
la vallèe. Peut-ètre bien encore que les fumistes
piémontais, avant de passer en France , perfection-
nent leur talent à Genève et y font leur chef-d'oeu-
vre. Ces tuyaux sont en fer-blanc , étamés de frais ,
et brillent vivement au soleil. Nous avons parie
tout à l'heure d'acropédestrians faisant leur travail.
La comparaison d'une armée de chevaliers en de-
6 ITALIA.
route et précipités de leurs roussins à jambes re-
bindaines ne serait pas non plus mauvaise ; mais
laissons là ces tuyaux. !
Il est étrange corame un grand nona peuple une
ville. Celui de Rousseau nous a poursuivi tout le
temps que nous avons passe à Genève. L'on corn-
prend difficileraent que le corps d'un esprit immar-
tel ait disparu , et que la forme qui envdoppait de
divines pensées s'évanouisse sans retour; aussi
nous avons été affligé de ne pas rencontrer au dé-
tour d'une rue l'auteur de la Nouvelle Héloise et de
YÉrnile, en bonnet fourré et en robe arménienne,
la mine triste et douce, l'air inquiet et songeur,
regardant si son chien le suit et ne le trahit pas
cornine un homme.
Nous ne vous dirons rien du tempie de Saint-
Pierre, le principal de la ville : l'arehitecture pro-
testante consiste en quatre murailles égayées de
gris de souris et de jaune serin ; cela est trop sim-
ple pour nous, et, en fait d'art, nous sommes
catholique , apostolique et romain.
Cependant Genève, quelque froide, quelque
guindée qu'elle soit, possedè une curiosité qui
transporterait de joie Isabey , Eug. Ciceri , Wyld ,
Lessore et Ballue , et qui doit feire le désespoir
de l'édilité. C'est un pàté de baraques sur le bord
du Rhòne,. à l'endroit où il sort du lac pour. ga-
gner la France. Nous le recommandons en con-
ITALIA. 7
science aux aquarellistes, qui nous remercieront
du cadeau : rien n'est d'aplomb ; les étages avan-
cent et reculeat, les chambres ressortent en catn-
nets et en moucharabys. Cesi un mélange incroyar
ble de colombage, de bouts de planches, de
poutrelles, de lattes clouées, de treillis, de cages à
poulets en manière de balcon : tout cela vennoulu,
fendillé , noirci , verdi, culotté, chassieux, refra-
gné, caduc, couvert de lèpres et de callosités à
ravir un Bonnington ou un Decamps; les fenètres,
trouées au hasard et bouchées à demi par quelque
vitrage effondré, balancent des guirlandes de
tripes et de vessies de porc , capucines et cobceas
de ces agréables logis ; des tons vineux , sanguino-
lents, délavés par la pluie, complètent Taspect fe-
roce et truculcnt de ces. taudis hasardeux , dont le
Rhòne , qui passe dessous, fait écumer la silhouette
dans son flot d'un Weu dur.
En face de ces baraques sont des tanneries qui
font flotter au courant des peaux de veau , pre-
nani.,. sou& les poutres où elles sont suspendues ,
des apparenees de victimes noyées. Ce sera., si
vous roulez prendre la chose au point de vue ro
mantique et nocturne , les voyageurs attirés dans
les cahutes sinistres que nous venons? de décrire
par quelque: jolie Maguelonne , égorgés par Salta*
badil et jetés au, fleuve , da haui d'une de cea eroi*
sées d'où le sang dégoutte.,
8 ITALIA.
Allons nous laver dans le lac de ces imagés san-
glantes. Le Léman est tout Genève. Il est impos-
sible, quand on est là, d'en détourner lesyeux et
d'en quitter les rives : aussi toutes les fenètres font
un effort pour se tourner vers lui , et les maisons
se dressent sur la pointe des pieds et tàchent de
l'entrevoir par-dessus l'épaule des édifìces mieux
situés.
Une flottille de barques à la rame et à la voile ,
avec ou sans tendelet, attend, près du mòle où s*ar-
rètent les pyroscaphes , le caprice des promeneurs
et des voyageurs.
Rien n'est plus charmant que d'errer sur cette
nappe bleue , aussi transparente que la Mediterra-
née, bordée de villas qui viennent baigner leurs
pieds dans l'eau, encadrée de montagnes étagées
et bleuies par l'éloignement. Le mont Salève , la
Dent de Morde et le vieux mont Blanc, qui semble
saupoudré de poussière de marbré de Carrare,
dentellent l'horizon du coté de la Suisse, et, du coté
de la France, ondulent les derniers contre-forts des
Alpes jurassiques. Des bateaux de pècheurs, avec
leurs voiles posées en ciseaux, flànent nonchalam-
ment , trainant leurs lignes ou leurs filets. Des ca-
nots d'amateurs, des yoles, des embarcations de
toutes sortes voltigent d'une rive à l'autre, en assez
grand nombre pour rendre le tableau anime, assez
rares pour ne pas le faire tumultueux.
ITALIA. 9
Le lac, quelque tranquille et clair qu'il soit, n'est
cependant pas toujours exempt de dangers. Ses
bourrasques parfois singent la tempète , il y arrive
des accidents. On nous parla d'un bijoutier de Pa-
ris, riche et retiré des affaires, qui venait de se
noyer avec son camarade , les voiles du canot qu'il
conduisait s'étant coiffées et l'embarcation ayant
chaviré. L'on avait retrouvé l'un des corps , mais
non l'autre, quoiqu'une onde si limpide ne semble
pas pouvoir garder le secret. Les plongeurs habiles
qui s'aident , pour descendre , d'une pierre liée à
une corde pourrie qu'ils rompent lorsqu'ils veulent
remonter, avaient vainement fouillé le lac jusqu'à
une profondeur de cinq cents pieds. Notre batelier
nous dit que le cadavre du bijoutier avait dù ètre
entralné par le courant du Rhòne qui traverse le
Léman, ou disséqué au fond par les écrevisses, ce
qui l'avait empèché de revenir à la surface. Cette
histoire nous gàta un peu le lac et nous fit prendre
la résolution de ne manger d'écrevisses sous aucun
prétexte, pendant notre séjour à Genève.
Nous avons l'habitude, en voyage, de lire lés en-
seignes et les afflches, grammaire cn plein vent,
toujours ouverte pour celui qui passe. Nous avons
recueilli dans une pancarte judiciaire, contenant
les signalements de divers condamnés, un idiotisme
génevois assez caractéristique : c'est le mot grisail-
lant employé pour grisonnant, comme épithète à
iO ITALIA.
sourcils, dans la description destraits d'un criminel.
Cette étude de la muraille nous apprit qu'jl y avait
à Plein-Palais, les Champs-Élysées de l'endroit, un
champ de foire convenablement fourni de chevaux
<Le bois , de roues de fortune et de saltimbanques.
L'affiche du sieur Kinne, de Vienne, annoncjant de
grands exercices acrobatiques , nous séduisit parti-
culièrement. La danse de corde , qui devrait avoir
un théàtre à Paris, est un spectacle très-intéressant
et très-gracieux , et nous n'avons jamais compris
pourquoi l'enthousiasme qui s'attachait aux Ta-
glioni, aux Elssler, aux Carlotta Grisi, aux Cerrito,
dédaignerait les danseuses de corde , tout aussi le-
gères, et d'un art plus hardi et plus périlleux.
Cest du coté de Plein-Palais que so»t situés les
quartiers aristocratiques. Les quartiers populaires
et d'où partent les séditions , les faubourgs Sainl-
Marceau et Saint-Antoine de l'endroit, sont re-
jetés à l'autre bout de la ville, au delà des ponts du
Rhòne.
Une foule assez compacte, empressée sans tur-
bulence, se dirigeait vers les portes de la ville.
Dansr ce concours considéfable de monde, nous
n'avons rien troavé de particulier comme costarne.
€e soni les modes de France un peu arriérées,. un
peu provinciales; notons, comme differente légère,
quekpies chapeaux de paille d'homme, avec ruban
noir et ganse de. mème couleur, et dìmmenses
ITALIA^ li
bords pourles femmes, bords qui plient pay devant
et par (terrière, de fagon à masquer la moitié de la
nuque et de la figure,
Les femmes, elles-inèmes, à l'air frangais mèlent
une tournure américaine ou allemande plus facile
à comprendre qu'à décrire, et qui vient de leur re-
ligione Une protestante ne s'assied ni ne marche
comme une catholique , et les étoffes font sur elles
d'anires plfe. Sa beauté, non plus, n'est pas la
mèine ; elle a un regard partìculier, pénétrant ,
mais contenu comme celui du pretore, un sourire
compassé, une douceur de physionomie voulue,
une modestie sournoise , quelque chose qui sent la
sous-maltresse ou la fille du ministre.
Le sieur Kinne occupait une enceiote de toile
plafonnée par le eie! et éclairée par une douzaine
de. lampes à qui la brise du soir faisait tirer la
langue et lécher parfois trop ardemment leurs supr
ports de bois.
Einne, disonsrle tout de suite, est un grand ar-
tiste, et son mérite nous ai vivement frappé. La
corde roide ou làche n'en a pas supportò heaucoup
da pareils. Peut-étre vous figurez-vous. un jeune
homme mirice, fluet, aérien, volani humain rebonr
dissant sur la. raquette acrobatique! Vous vous
tromperiez étrangemeni.
Attention! le voici qui va paraltre: l'orchestre
sonne une fanfare triomphante, la grosse caisse,
\2 ITALIA.
tonne, la contre-basse ronfle , les cymbales frémis-
sent, le trombone mugit, la clarinette piatile, le
Afre glapit; les musiciens, à grand renfort de bras
et de poumons, extirpent de leurs instruments
toute la sonorité qu'ils contlennent ; tout fait pres-
sentir l'entrée d'un artiste supérieur, de l'étoile
de la troupe ; un grand silence s'établit parmi le
public.
De l'espèce de loge qui sert de coulisse aux sal-
timbanques, jaillit impétueusement un gaillard à
formes d'Hercule. Il s'avance d'un air de résolution
vers le chevalet qui soutient le cable tendu ; de ses
fortes mains il s'accroche à la corde et d'un bond
s'établit deboul, près du haillon passementé d'ori-
peaux qui décore les bàtons en forme d'X, d'où
part le danseur et où il vient se reposer.
Jamais , dans les vitraux suisses du xvi* sie-
de ou les gravures sur bois du triomphe de
Maximilien par Albert Durer, on ne vit un lans-
quenet ou un reitre d'une tournure plus magis-
trale et plus formidable; de sa toque à créneaux,
pareille au bonnet de Gessler, s'échappaient trois
plumes échevelées et violentes, plus contournées
que les lambrequins d'un écusson de burgrave;
son pourpoint se déchiquetait en crevés à l'espa-
gnole, et sa ceinture bouclait à grand'peine son
ventre, qui aurait eu besoin d'ètre cerclé de fer
comme le coeur du prince Henri, pour ne pas écla-
ITALIA. 13
ter. Son col débordait sur son cràne par trois gros
plis à la nuque, comme un col de molosse, et por-
tait un tète carrée audacieuse , feroce et joviale ,
une tète de soldat d'Hérode et de bourreau sur le
Calvaire , ou , si ces comparaisons vous semblent
trop bibliques, des héros de Niebelungen dans les
illustrations de Cornélius. Ses jambes énormes cris-
paient les nodosités de leurs muscles sous un mail-
lot blanc , semblables à des chènes de la forèt
d'Hercynie à qui Fon aurait mis des pantalons , et
ses bras faisaient rouler, à chaque mouvement, des
biceps pareils à des boulets de quarante-huit.
On jeta à ce Polyphème de la corde un balancìer,
fait sans doute d'un jeune pin arraché au flanc de
la montagne, et il commenga à bondir sur le cable
que nous craignions à chaque instant de voir
rompre, avec une aisance, une gràce et une légè-
reté incroyables. Représentez-vous Lablache sur un
fìl d'archal.
Ce gaillard , près de qui Hercule , Samson , Go-
liath et Milon de Crotone eussent pani poitrinaires,
dédaigna bientót de si faciles exercices ; il s'établit
sur sa corde avec des chaises , des tables , y fit un
repas partagé par le pitre, et, pour exprimer la
gaieté du dessert, dansa une gavotte ayant un
enfant de douze ou quinze ans pendu à chaque
pied.
Ce détournement de la force athlétique au profit
44 ITALIA,.
d'un exercice qui semble n'exiger que de la sou-
plesse et de la légèreté pr oduit un effet singàilier.
A.cette voltile cyclopéenne succèda une polka
dansée sur deux cordes parallèles, par deux soeurs
à peu près de mème taille, avec beaucoup de gràce,
de justesse et de préeision. L'une de ces deux jeunes
fdles était vraiment charmante. Elle avait un petit
air fin et doux, et une smorfia piquante dans le «oti-
rire obligé de la danseuse. Elle parut sous deux
costumes : d'abord en corsage noir et jupe bianche
constellée d'ètoiles , puis en jupon jaune avec un
corsage rouge termine par des dents qui nous mor-
daient le coeur. Après la polka, elle dansa un pas
seni sur la corde, un pas classique et compose de
temps penchés et renversés , comme sur les plan-
ches de l'Opera. Gomme elle achevait de dessiner
une pose, les bras tendus en avant, le corps penché
sur le vide , la pointe relevée , une voix partit d'un
coin de la salle et cria : « Plus haut , Fon n'entend
pas ! » La danseuse comprit, rougit légèrement, et,
avec un sourire, se pencha un peu, et, sans perdre
l'èquilibre , fit briller sous la gaze l'éclair blanc de
son maillot.
Qui avait poussé cette exclaination? Était-ce une
maison moussue d'Heidelberg, ou un renard d'Ièna
en casquette bianche et en redingote serrée à la
taille par un ceinturon de cuir ; un rapin frangais
s'en allant en Italie à la recherche du naif dans
ITALIA. 1&
l'art, un plastique de l'école Olympienne, ou un
Hégélien transcendantal? C'est ce qu'il est difficile
de décider, et nous laisserons la question irré-
solue.
Après la danse de corde, la petite exécuta la
danse des o&ufs : on dispose par terre un certain
nombre d'ceufs en damier, et il faut passer dans
les petites allées que les rangées forment , les yeux
bandés, sans que le pied heurte aucun des ob-
stacles. La moindre maladresse ferait du pas une
omelette : Mignon, à coup sur, ne s'est pas tirée
plus adroitement de son tour de force devant Wil-
hem Meister que la jeune lille de la troupe de Kinne
devant son public génevois , et Goethe n'a pas eu
pour tracer sa délicieuse figure un plus charmant
modèle. Il nous semblait entendre voltiger sur sa
lèvre la mélancolique chanson :
Connais-tu la contrée où les citrons mùrissent?
Le pitre, Auriol trompé dans son ambition, avait
un air de nostalgie panni cette caravane allemande»
Il était Frangais , de Nancy, comme Callot. N'ou-
blions pas, car il iaut ètre juste pour tout le monde,
un valet en habit rouge , le meilleur laquais que
puisse rèver un marchand de vulnéraire ou de thè
suisse. Oh! quelle inimitable manière de trainer la
jambe et de tendre le dos ! Regois, talent inconnu,
cette humble aumòne d'admiration d'un critique
16 ITALIA.
dont les éloges ont fait plaisir à de plus haut placés
que toi !
Le spectacle achevé , tout le monde se dirigea en
hàte vers les portes de la ville, qui se ferment à une
certame heure, passe laquelle il faul donner au gar-
dien quelque menue monnaie pour se faire ouvrir.
II.
Le Léman. — Brigg, les montagnes.
Genève nous avait donne tous les plaisirs qu'im
dimanche protestant peut permettre : une prome-
nade sur le lac , un merveilleux coucher de soleii
sur le mont Blanc , devenu tout rose comme la
Sierra Nevada de Grenade vue le.soir du salon de
l'Alameda , et un charmant specfacle forain sous de
beaux arbres et un ciel étoilé; il ne nous restait
plus qu'à partir.
Nous avions d'abord voulu faire le voyage avec
un voiturin, ne fùt-ce que pour voir si le vetturino
de la Chasse au chastre était exact ; mais on nous
demanda heureusement des prix si extravagants ,
nous prenant sans doute pour des Anglais ou des
princes russes, que l'affaire ne se fit pas, et que
nous eùmes Tavantage de ne pas ètre trainés au
pas dans ces berlines antédiluviennes par des rosses
ITALIA. 17
dignes des anciens fiacres de Paris. La rapidité et
la commodité du trajet nous dédommagèrent am-
plement de cette infraction à la couleur locale.
Une diligence devait nous conduire à Milan en
passant par le Sirnplon ; non pas la mème , car on
en change presque à chaque territoire qu'on tra-
verse, le gouvernement ayant le monopole des-
transports ; et nous n'avions d'autre souci à pren-
dre que de nous laisser transvaser d'une voiture
génevoise dans une voiture savoyarde, qui nous
céderait à une voiture suisse , laquelle nous trans-
mettrait à une voiture piémontaise qui nous verse-
rait dans une malie autrichienne.
Ne croyez pas qu'il y ait ici la moindre exagé-
ration bouffonne ; cette cascade de diligences est la
vérité mérae : le vrai seul est incroyable.
En sortant de Genève on passe à Coligny, d'où
Fon jouit d'un point de vue admirable. Genève
se dessine au fond du lac; les Alpes et le mont
Blanc s'élèvent à gauche (en se tournant vers la
ville), et à droite Fon découvre le Jura lointain.
(Test vers cet endroit que se trouve une maison de
campagne placée dans la situation la plus pilto-
resque, et qui appartenait au docteur Tronchin,
si célèbre au xviii* siècle. Elle est encore occu-
pée par un Tronchin, de la famille du médecin
illustre.
Le premier village de Savoie qu'on rencontre est
199 b
i8 ITALIA..
Dovainnes ou Dovénia. Nous nous imaginions voir
une population de jeunes savoyards , racloir en
main avec genouillères, hrassairds et piagge de
cuir au fond de culotte , d'après les vers de M. de
Voltaire, les tableaux de M. Hornung et les tradir
tions de Séraphin* Il nous semblait que chaque
cheminée devait porter à son falte une figure baar-
bouillée de suie, aux yeux brillants, aux dents
éclatantes , et poussant le cri connu des petite en-
fants : « Ramon! , ramona , la cheminée du haut
en bas ! »
Les Savoyards, qui entre eux s'appellent Savoi-
siens, pour ne pas avoir l'air d'Auvergnats, non-
seulement n'étaient pas occupés à ramoner,. mais
ils célébraient une espèce de féte et tiraient à balle
franche sur un oiseau perché au haut d'un màt de
cinquante pieds. Chaque coup heureux était salué
par des fanfares et dea roulementa de tambour.
A partir de Dovénia» on perd. le lac de vue, et
l'on traverse des terres bien cuttivéea et d'un as-
pect fertile : le blé de Turquie avec sea jolies ai-
grettes, la vigne, divisée en terrasses soutenues
par de petits murs, quelques figuiers aux larges
feuilles, font pressentir les approches de l'Italie-
Bientòt on retrouve le lac pour ne plus le quitter.
On traverse Thonon, Éviaii, où Fon s'arrète quel-
ques instants et qui est un des points les plus? fa-
vorables pour embrasser la vue generale du Léman.
ITALIA. i$
Jamais décorateurs , sans en excepter Séchan,
Diéterle et Despléchins , ou Thierry et Cambon ,
n'ont dispose une scène avec une plus merVeillewsc
enterite de l'effet , que ne Test Évian par le simple
hasard de la nature.
Du haut d'une, terrasse ombragée de grand»
arbres , on apercoit un abìme ; lorsqu'on s'appuie
au parapet , la cime des arbres inférieurs et les
toits désòrdonnés de tuiles de bois ou de pierres
plates des maisons de la ville basse. Ce premier
pian , d'un ton chaud , vigoureux , heurlé de tou-
che , forme le plus excellent repoussoir ; il se ter-
mine par des barqnes à la proue efffiée, aux màts
couleur de saumon , aux grandes vergues carguées ,
qui se reposent sur la rive de leurs courses. Le
second pian est le lac , et le troisième est forme
par les montagnes de. la Suisse, qui se déroulent
dans une étendue de douze lieues.
Voilà à peu: près les linéaments grossiers du
tableau; mais ce que le pinceau serait peut-étre
plus impuissant encore à rendre que la piume,
c'est la couleur du lac. Le plus beau del d'été est
assurément moins pur et moins transparent. Le
cristal de roche , le diamant ne sont pas plus lira-
pides que cetfce eau vierge descendue des glaciess
voisins. L'éloignement , le plus ou. moins de prò-
fondeur, les jeux de la lumière lui donnent des
teintes vaporeuses, idéales, impossibles, et qui
20 ITALIA.
semblent appartenir à une autre planèle : le cobalt,
l'outre-mer, le saphir, la turquoise, l'azur des plus
beaux yeux bleus, ont des nuances terreuses en
comparaison. Quelques reflets sur l'aile du martin-
pécheur, quelques iris sur la nacrc de certaines
coquilles peuvent seuls en donner une idée, ou
bien encore certains lointains élyséens et bleuàtres
des tableaux de Breughel de Paradis.
On se demande si c'est de l'eau, du ciel ou la
brume azurée d'un songe que Fon a devant soi :
l'air, l'onde et la terre se reflètent et se raèlent de
la facon la plus étrange. Souvent une barque, trai-
nant après elle son ombre d'un bleu foncé, vous
avertit seule que ce que vous aviez pris pour une
trouée du ciel est un morceau du lac. Les mon-
tagnes prennent des nuances inimaginables , des
gris argentés et perlés , des teintes de rose , d'hor-
tensia et de lilas , des bleus cendrés cornine les
plafonds de Paul Veronése; <?à et là scinlillenl
quelques points blancs : ce sont Lausanne , Vevay,
Villeneuve. L'ombre des montagnes réfléchies dans
l'eau est si fine de ton, si transparente, qu'on ne
sait plus distinguer le sens des objets ; il faut , pour
s'y retrouver, le léger frisson d'argent dont le lac
ourle ses rives.Au-dessus de la première chaine, la
dent de Morde montre ses deux pivots blanchàtres.
C'est à cet endroit que le Rhóne entre dans le
lac , le Rhóne que nous longerons jusqu'à Brigg.
ITALIA. 21
A Saint-Gengouph , il faut faire ses adieux au
Léman, qui, du reste, s'arrète là et termine au pied
de Villeneuve sa grande débauché d'azur. Toute
cette journée a passe comme un rève, dans un
bain de lumière tendre et bleue, dans un mirage
de Fata Morgana. Quelle harmonie enchanteresse,
quelle gràce athénienne et tempérée , quelle suavité
ineffable, quelle volupté chaste, quelle caresse
mystérieuse et douce de la nature enveloppant
Fame!
Cette course sur le bord du lac nous rappela une
journée d'enivrement celeste passée à Grenade , sur
le Mulhacen , à la mème date , il y a dix ans , dans
un océan de neige, de lumière et d'azur.
En s'éloignant du lac Léman, la routc reste tou-
jours pittoresque, quoique rien ne puisse rem-
placer l'effet de ce miroir immense, de ce ciel
fondu en eau.
L'on suit un chemin bordé de beaux arbres, dont
l'ombre de la vallèe entretient la fraicheur. Les
rochers s'escarpent de chaque coté à des hauteurs
prodigieuses : Fun d'eux semble termine par un
burg , avec ses bottes de tours , ses remparts ere- .
nelés, son donjon et ses guérites en poivrière. La
neige , en argentant les saillies et les corniches du
rocker, rend l'illusion encore plus complète : Tima-
gination ne se figure pas autrement la demeure
du Job de Victor Hugo.
22 ITALIA.
Le Rhòne coule au food de la yallée, tantòt près r
tantót loin, mais toujours orageux et jaune, rou-
lant des pierres et du sable et changeant souvent
de place dans son lit , comme un naalade inquiet.
Le fleuve a besoin de passcr par le Altre du Léman
pour acquérir ce bleu profond qui le caractérise
en sortant de Genere ; car, ainsi que l'a Temarqué
le grand poéte que nous citions tout à l'heure , le
Rbóne est bleu comme la Mediterranée où il se
precipite , et le Rhin vert comme TOcéan vers le-
quel il marche.
Il est fàcheux que ce charmant paysage soit peu-
pie de crétins et de goitreux. On rencontre à chaque
pas des femmes , quelquefois jolies sous leur petit
chapeau national écimé et bordé de rubans posés en
canon de fusil , qui sont affligées de cette infirmité
dégoùtante. Le goltre ressemble à la poche mena-
braneuse que le pélican psrte sous le bec. Il y en
a d'énormes. Est-ce l'ombre des montagnes, la
erudite de l'éau de neige, qui cause cette horrible
difformité ? C'est ce qu'on n'a jamais bien su. Les
femmes, surtout les vieilles, y sont plus sujettes
que les hommes : rien n'est plus affligeanL Un cré-
tin à cràne deprime, à cou tuberculeux, s'arrèta
en grognant et en ricanant près de notre voiture.
Hideux tableau! voir l'homme au-dessous -de l'ani-
mal : car l'animai a son instinct.
On dina à Saint-Maurice, gros bourg fortìfié sur
ITALIA. 23
le foord du Ifehòne, et d'une apparence assez rébar-
bative. Aux mùrailles de l'hotel élaient suspendues
des lithographies représentant les illustratìons mi-
lìtaires de la Suisse : le general Guillaume-Henri
Dufour entouré de son état-major, Hussy d'Argo-
Tie, Esehmann, Herosé, Ftender de Lindenfrey,
Zimmerli et quelques autres. Il y avait aussi les
portraits d'Ochsenbein , président .de la diète
en 1&47, et de Jacques-Robert Steiger. Nous notons
ceci , car toutes les images des auberges vieiment
de la rue des Magons-Sorbonne , à Paris , et repré-
sentent les quatre saisons ou les quatre parties du
monde.
A Saint-Maurice , on nous inséra dans un ber-
lingot fantastique où Fon ne pouvait se tenir ni
droit, ni courbé, ni couché, ni assis, tant la con-
struction en était ingénieuse. Le berlingot nous
cabota jusqu'à Marigny , où l'on nous fit remonter
en diligence.
La nuit tombait, brumeuse et glaciale, et Fon
commenQait à ne discerner que difficilement les
formes confuses et gigantesques des moniagnes;
nous traversàmes Sion dans un demi-sommeil , et
lorsque le jour parut, au bout d'une vallèe traver-
se de torrents et rendue humide par des infiltra-
tions marécageuses, Brigg se dressa avec ses ciò-
chers et ses édifices couwnnés de grosses bouks de
fer-blanc, qui lui donnent un air de Kremlin au
24 ITALIA.
petit pied. C'est là que commence la route du Sim-
plon. On n'est plus séparé que par une créte de
montagnes de cette Italie doni le nom est si puis-
sant, selon Henri Heine, qu'il fait chanter Tirely,
mème à un philistin berlinois.
La route du Simplon que nous allons suivre est
une merveille du genie humain. Napoléon , se sou-
venant de la peine que devait avoir eue Annibal à
faire fondre autrefois les Alpes avec du vinaigre,
comme le racontent sérieusement les historiens , a
voulu épargner ce travail aux conquérants qui dé-
sireraieut entrer en Italie, et a fait exécuter en
trois ans ce chemin miraculeux. Il fallait que le vi-
naigre antique fùt d'une force terrible; car cent
soixante mille quintaux de poudre et dix mille
hommes suffirent tout au plus à faire à l'apre flanc
de la montagne cette imperceptible raie qu'on ap-
pelle une route.
Le terrain s'élèvc par une pente assez douce,
entre deux bordures de montagnes qu'on croirait
toucher avec le doigt, bien qu'elles soient passa-
blement éloignées; mais dans les régions alpestres
on est à chaque instant trompé sur la distance,
par la perpendicularité des plans. Les crètes qu'on
laisse enarrièrede soi sont couvertes de neiges;
c'est une ramification des Alpes helvétiques. Sur
leurs flancs , qui semblent inaccessibles mème au
pied de la chèvre, se tiennent suspendus, on ne
ITALIA. 25
sait comment, des villages trahis par leurs clochers,
quelquefois seuls visibles. Des chalets perdus dans
la montagne , avec leurs auvents de bois et leurs
toits chargés de pierres , de peur que le vent ne les
enlève , révèlent tout à coup la présence inattendue
de Vhomme; c'est là que, bloqués par les frimas
et les lavanges, les pàtres passent l'hiver, loin
de toute relation humaine. Où yous pensez ne
trouver que des aigles et des chamois , vous ren-
contrez des faucheurs et des faneuses : la culture
monte à de vertigineuses hauteurs; nous avons vu
une femme qui bottelait du foin au bord d'un pré-
cipice de quinze cents pieds, sur une prairie en
pente corame un toit et que tachetaient quelques
vaches dont on entendait tinter les clochettes.
Brigg n'est déjà plus au fond de la vallèe qu'une
de ces boltes de jouets d'AUemagne représentant
un village sculpté en bois. C'est la mème propor-
tion ; les boules de fer-blanc brillent encore corame
des paillettes aux rayons du raatin. Le Rhòne ne
serable plus qu'un fil jaune.
A, la droite de la route s'étend à perte de vue un
horizon de montagnes élevant leurs tètes les unes
au-dessus des autres, et formantun panorama su-
blime. Le mont Blanc fait jaillir au fond de ce
chaos magniflque quelques-unes de ses aiguilles
neigeuses.
A la gauche , ce sont de grandes forèts de sapins
26 ITALIA,
d'une vigueur et d'une beauté surprenantes : le sa-
pin est le gazon de la montagne. Il est à elle dans
la propartion du brin d'herbe à la prairie. Cet es-
carpement abrupt qui vous paralt velouté gà et là
de plaques de mousse est couvert en effet de sa-
pins et de mélèzes de soixante pieds de haut. Les
brins d'herbe pourraient faire des màts de navire :
ee frisson à la peau de la montagne est une vallèe
qui cacherait et qui cache souvent un village dans
son pli. Ce filet immobile >et blanchàtre, que vous
prendriez pour une Teine de neige., c'est un terreni
fougueux qui se precìpite avec un fracas harrible
qu'on n'entend pas.
Rien n'est plus beau et plus agréablement gran-
diose que le commencement de la route du Sim-
plon, en venant de Genève; l'immensité n'exclut
pas le charme; une certame gràce volupitueuse re-
vèt ces colossales ondulations ; les sapins sont d'un
vert sifrais, si my&térieux, si teiidre dans son in-
tensité; ils ont un poort si élégant, si degagé, si
svelte; ils vous tendent si amicalement les bras
sous leurs manches de verdure ; ils savent si bien
prendre des airs de colonnes avec leur tronc ar-
gentò; ils se retienneut si adroitement en crispant
leurs doigts au bord des gouffres ou sur les parois
à pie; les sources babillent si gentìment de leurs
voix argentines à coté de vous sous les pierres ou
les <plantes aquatiques ; les lointain6 .déploient de si
ITALIA. 27
jolis tons bleus, les précipices se font si enga-
geants qu'on se sent dans un état d'exaltation ex-
traordinaire et qu'on se lancerait volontiers, la téte
la première , dans ces jolis gouffres.
On longe pendant quelque temps un dèlicieux
abìme, au fond duquel la Saltine fait des cahrioles
écumeuses et s'échevèie de la fagon la plus pitto-
resque. Les farete de sapins en voie d'exploitation
offrent un aspect singulier. Le tronc des arbres,
coupés à quelques pieds de terre , a l'apparence
des colounes piaatées dans les cimetières turcs,
et Ton se demande avec éionnement comment tant
d'Osanantìs se trouvent ainsi enterrés dans une
montagne suisse. Quand l'expioitation est recente,
l'entaille faite par la Jaache présente des tons sau-
mon clair qui se rapprochent beaucoup de la chair
humaine : on dirait des blessures faites au corps de
ces nymphes que les ancieos supposaient habiter
l'intérieur des arbres. Le sapin prand alors un air
intéressant et douloureux ; queiquefods la terre lui
a mauqué sous les pieds et il a glissé à rai-goufCre,
retenu en chemin par les bras de quelques amis
plus solide*.
De distance en distante , des maisons de refuge
marquées d'un numero et qui sont au nombre de
huit, si notre mémoire ne nous trompe, attendent
les voyageurs surpris par quelque orage, quelque
fonte de neige ou quelque avalancbe. Dans ces Iteux
28 ITALIA,
si solitaires, si perdus en apparence, la pensée hu-
maine vous accompagne partout et vous protége.
Lorsque vous vous croyez seul entre la nature et
Dieu , noyé dans le vaste sein de l'immensité , un
cantonnier, qui casse humblement des pierres et
s'occupe à combler l'ornière qui ferait verser votre
voiture , vous rappelle au sentiment de la solidarité
generale. Dans ce profond isolement un de vos
frères travaille pour vous ; un troupeau de chèvres
effrayées grimpe le long des murailles à pie for-
mées par le roc , sautelant d'aspérités en aspérités
avec une agilité incroyable , malgré les cris du che-
vrier qui les rappelle ; une pièce de terrain cultivé
apparaìt tout à coup datis un endroit invraisem-
blable; un groupe de maisons indique que là on
aime et l'on hait, Fon jouit et Fon souffre, Fon vit
et l'on meurt , comme dans la plaine et dans la
ville ; dès cabanes isolées trahissent des coeurs qui
ont la force de supporter sans accablement le spec-
tacle de l'immensité et de rester face à face avec
Dieu, en dehors de toute distraction humaine.
Arrivé à un endroit où la vallèe se tranche en
une profonde coupure , où se jettent tous les tor-
rents et toutes les sources qui ruissellent de la
montagne et traversent la route par des conduits
souterrains, on franchit un pont'dont les culées
sont d'une hauteur prodigieuse , puis Fon fait un
coude et Fon commence à gravir ime autre créte.
ITALIA. 29
C'est là que se trouve le relais, avec ses deux
corps de bàtiment reliés entre eux par une galene
couverte en forme de pont.
Le mont Alost, que Fon avait toujours vu au
fond de la perspective, cache sa tète neigeuse à
l'horizon, et Fon a devant soi le Pflecht-Horn avec
sa calotte de glaces d'où filtrent des torrente, et un
peu plus loin le Schoen-Horn, encapuchonné de
nuages : les sapins deviennent plus rares, la vé-
gétation s'appauvrit sensiblement. Cependant des
plantes courageuses continuent à tenir compagnie
à l'homme et rappellent l'idée de la vie dans ces
lieux où tout paraltrait mort. Le rhododendron
étale sa verdure vivace et sa belle fleur qu'on ap-
pelle ici la rose des Alpes; la gentiane bleue, les
saxifrages, le cornillet moussier à fleurs roses, le
myosotis aux petites étoiles de turquoise escaladent
bravement la montagne avec vous, profitant d'un
fìlet d'eau, d'un peu de terre au creux d'un roc,
d'une fissure de schisle, du moindre accident favo-
rable : l'homme, lui, ne renonce jamais. Il bàtit
jusque dans la giace , au risque d'ètre emporté par
les eaux et les neiges ; il semble mettre son amour-
propre à habiter les lieux inhabitables.
Nous étions parvenu à peu près au point culmi-
nant de la route, quelque chose comme cinq mille
pieds au-dessus du niveau de la mer. Il n'y avait
plus entre nous et le ciel que le glacier de Pflecht-
30 ITALIA.
Horn , d'où se précipitaient quatre torrents presque
perpendiculaires : quatre trombes d'écume et de
fange. L'on \oyait dislìnctement le premier de ces
torrents jaillir de l'angle du glacier par ime ar-
cade d'unvert cristallin; c'était étrange et beau, de
voir accourir du haut de ce pie cette eau. savon-
neuse et poussiéreuse qui passe par-dessuslaroute,
recauverte en cet endroit d'une galerie voùtée que
les infillrations ont tapissée de stalactites et qui a
maintenant l'air d'une grotte naturelle ; des. ouver-
tures permettent de Toir en dessous la cataracte j qui
tombe à l'ablme en mugissant. Les autres eaux
grondaient et fuyaient en fusées d'argent , en écu-
mes neigeuses, avec un bruit et une turbulence
inimaginables. Le spectacle était d'une sauvagerie
tout à fait romantique. Le Pflecht-Horn, à cette
hauteur , ne présente plus que des terres déchar-
nées, des rochers, des glaces,desneiges, des eaux
torrentueuses ; la peau de la planète apparati dans
toute sa nudité, que quelque nuage compatissant
vient voiler de temps à autre de son manteau
d'ouate.
A partir de là le chemin commence à deseendrc.
On quitte le versant helvétique pour le versant ita-
lien. Chose bizarre ! Dès que nous eùmes franchi
la créte qui séparé les deux régions,. nous fùmes
frappé par l'extrème différence de la temperature.
Sur le versant helvétique, iL faisait un temps char-
LTALIA. 31
mani, doux , tiède et lumineux; sur le versant ita-
lien soufflait une bise glaciale , et de grands nuages
pareils à des brouilkrds passaient sur nous eu
nous enveloppant : le froid était atroce et surtout
sensìble par le contraste. Le paletot et le manteau
que nous ne manquons jamais d'emporter lorsque
nous allons dans le Midi suffisaient à peine pour
nous empécher de claquer des dents.
L'aacien hospice du Simplon s'apergoit sur un
plateau inférieur, à la droite du chemin, en venant
de Suisse; c'est un bàtiment jarniàire, surmonté
d'un clocher assez haut Le nouvel hospice, beau-
coup plus vaste, est à gauche ; on y regoit les voya-
geurs en perii ou fatigués, et on leur prodigue
gratuitement les soins que reclame leur état. Les
personnes riches donnent quelque chose pour Fé-
glise. Au moment où nous passions devant l'hos-
pice , il en sortait deux prètres , l'ira jeune et l'au-
tre vieux, mais d'une vieillesse vigoureuse, qui
descendaient ensemble du coté de l'Italie ; ila por-
taient tous deux le chapeau à bords retroussés, les
culottes courtes , les bas noirs , les souliers à bou-
cles, rancieri costume de prétre, avec l'aisancc et la
sécurité des ecdésiastiques dans les pays vraknent
religieux.
Le caractère des montagnes>, que Fon eroirait
devoir devenir plus doux et plus riant en appro-
ehant de l'Italie, prend au contraire une àpreté et
32 ITALIA.
une sauvagerie extraordinaires. On dirait que la
nature s'est faitun jeu des prévisions, ou qu'elle a
voulu préparer un repoussoir, comme disent le?
peintres , pour les gracieuses perspectives qui vont
se dérouler. Ce renversement est très-curieux : c'est
la Suisse qui est italienne et l'Italie qui est suisse.
dans cette étonnante route du Simplon.
Du point où la descente se prolonge au village
du Simplon , il y a deux lieues encore qui se font ra-
pidement : on traverse plusieurs fois un torrent
très-tapageur et très-convulsif, sur lequel passe une
source conduite dans des tuyaux de bois en manière
d'aqueduc vers les prairies qu'elle doit arroser.
Tout en cheminant , nous comparions ces mon-
tagnes aux différentes Sierras espagnoles que nous
avons parcourues. Rien n'est plus différent : la
Sierra-Morena, avec ses grandes assises de marbré
rouge, ses chènes verts et ses liéges; la Sierra-
Nevada , avec ses torrents diamantés où trempent
des lauriers-roses, ses plis et ses reflets de satin
gorge de pigeon , ses pics qui rougissent le soir
comme des jeunes filles à qui l'on parie d'amour ;
les Alpujaras , avec leurs escarpements baignés pal-
la mer, leurs vieilles villes moresques et leurs tours
de vigie perchées sur quelque plateau inaccessible,
leurs pentes où le gazon brulé ressemble à une
peau de lion ; la Sierra de Guadarrama, toute héris-
sée de masses de granit bleuàtre qu'on prendrait
ITALIA. 33
pour des dolmen et des peulven celtiques , ne res-
semblenten rien aux Alpes, et la nature, au moyen
d'éléments en apparence semblables , sait produire
des eiTets variés.
III.
Le Simplon, Domo d'Ossola, Luciano Zane.
Le village du Simplon se compose de quelques
maisons agglomérées au bord de la route , et qui
trouvent une source d'aisance dans le passage des
voyagcurs. L'on s'y arrèta pour diner dans une
auberge assez propre. La salle à manger était ten-
due d'un papier en grisaillc représentant la con-
quète des Indes par les Anglais, et qui eùt pu servir
d'illustralion à la guerre du Nizam de Méry, à cause
du mélange de lords et de brahmes, de ladies et
de bayadères , de calèches et de palanquins , de
chevaux et d'éléphants, de péons à moitié nus et de
laquais en livrèe , de cipayes et de horse-guards ,
qui fait de cette tenlure une encyclopédie indienne,
bonne à consulter en attendant la soupe : plusieurs
artistes facétieux se sont permis de mettre des
moustaches à la grande bayadère, une pipe àlady
Williams Bentinck, un bonnet de coton au gou-
verneur et une queue phalanslérienne au vénérable
chef des Pandits; mais ces ornements capricieux ne
199 t
34 ITALIA.
détruisent pas rharmonie generale. Ce papier indo-
anglais sert aussi de registro et re^oit les noms des
voyageurs. Quelques mauvaìs plaisants en ont ac-
couplé qui seraient fort étonués de se trouver en-
semble.
Les pentes deviennent de plus en plus rapides ;
la vallèe où la route circule s'étrangle en gorge ;
les montagnes latérales s'escarpent affreusement ;
les rochers sont abrupts, perpendiculaires , quel-
quefois mèrae ils surplombent ; leurs parois , qui
offrent à chaque instant la trace de la mine, mon-
trent qu'ils n'ont livré passage qu'après une longue
résistance, et qu'il a fallu brùler bien de la poudre
pour en avoir raison, Les couleurs se rembrunis-
sent et la lumière ne descend plus qu'avec peine au
fond des étroites coupures; des taches d'un vert
sorobre, presque noir, qui sont des forètè de sapins,
tigrent les rocbes fauves et leur donnent un aspect
feroce. Les torrents so changent en cascades , et
au fond de la fissure gigantesque, qui semble le
coup de hache d'un Titan, gronde et tourbillonne
la Dovéria, espèce de rivière enragée qui roule , au
lieu d'eau, des blocs de granit , des piorree énoriues,'
de la terre en fusion et une fumèe blanchitre; son
Ut, beaucoup plus large qu'elle , et où elle se vautre
et se tord convulsivement , a l'air de la rue d'une
cité cyclopéenne après un trenablenaent de terre ;
c'est un chaos de roches > de quartiere de marbré,
ITALIA. 35
de fragments de montagne qui affectent des formes
d'entablements, d'architraves, de trongons de co-
lonnes et de pans de murs ; dans d'autres endroits,
les pierres blanchies forment d'immenses ossuaires ;
on dirait des cimetières de mastodontes et d'ani-
maux antédiluviens, mis à découvert par le passage
des eaux. Tout est mine, ravage, désolation, me-
nace et perii : les arbres arrachés se tordentcomme
des brins de paiile, les rocs entralnés s'entre-cho-
quent avec un bruii terrible, et cependant nous
sommes dans la saison favorable. En hiver, le pas-
sage doit ètre quelque chose d'impossible et de
formidable. Nous engageons les décorateurs qui
voudraient peindre une gorge fantastique pour la
fonte des balles Freyschutz à venir faire quelques
croquis dans la vallèe de Gondo.
Cette Dovéria, quelque furieuse et dévorante
qu'elle soit, a renda pourtant de grands services;
Thomme, sans elle, n'aurait pu séparer ces masses
colossales. Avec son eau , qui ne connalt pas d'ob-
stacles , elle a frayé le cbemin à l'ingénieur. Son
cours est un trace grossier de la route. Torrent et
route se cótoient àssidùment. Tantót c'est le torrent
qui empiete sur la route , tantòt la route qui em-
piete sur le torrent. Quelquefois le rocher oppose
un rempart gigantesque qu'on «e peut franchir ni
tourner ; alors une galerie creusée dans le roc avec
le ciseau et la mine lève la difficulté. La galerie
36 ITALIA,
de Gondo, percée de deux ouvertures qui en font
le plus admirable souterrain du mélodrame , est
une des plus longues après celle d'Algaby, qui a
deux cent vingt pieds. Elle porte à Fune de ses
extrémités cette courte et noble inscription : JEre
Italo , 1795 , Nap. imp.
A peu près vers cet endroit, le Frasinone et deux
torrents qui viennent des glaciers du Rosboden se
précipitent dans Fablme avec une fureur et un bruii
épouvantables. La route suit une comiche en saillie
sur le gouffre. Les murailles de rochers se rap-
prochent encore davantage , rugueux , noirs , hé-
rissés , ruisselante , hors d'aplomb , et ne laissant
voir entre leurs cimes, hautes de deux mille pieds,
qu'une étroite bandelette de ciel qui luit bien loin
de vous comme une espérance. En bas est la nuil ,
le froid , la mort ; jamais un rayon de soleil n'ar-
rive jusque-là. C'est l'endroit le plus faroucheinent
pittoresque du passage.
A travers cette nature en désordre , elle roule ,
tourne presque toujours à angles droits et très-
soudainenient. Quoique nous ayons descendu trois
fois en Espagne cette espèce de montagne russe,
qu'on appelle la Descarga, au triple galop, au mi-
lieu des vociférations du zagal , du mayoral et du
delantero , dans un carillon de coups de fouet , de
grelots et d'injurcs , nous ne pouvions nous de-
fendre d'une certainc émotion en dégringolanl ainsi
ITALIA. 37
sur trois roues , la quatrième retenue par le sabot ,
qui talonnait terriblement, et la tète du cheval sous
la main , renàclant au-dessus du vide , le long de
pentes tròs-roides et dégarnies de parapet h presque
tous les endroits dangereux. 11 semble qu'à toute
minute on va verser ; cependant cela n'arrive ja-
mais , et les pointes demélèzes ou de rochers qui
se dressent du fond de Tabime sont privées du
plaisir de vous empaler. Pendant la mauvaise sai-
son , on se sert de traineaux, et, disent les guides,
si le traineau glisse dans le gouffre , on a le temps
de se jeter de coté : avantage touchant.
Après avoir traverse des ponts hardis , des sou-
terrains prodigieux , car il y en a un où tout le
poids de la montagne porte sur une pile de magon-
nerie , on parvient à> une région un peu moins res-
serrée. La vallèe s'evase , la Dovéria s'étalc plus à
son aise, les nuages et les brouillards amoncelés se
dissipent en flocons légers. La lumière filtre moins
avare du ciel ; cetle teinte grise , verte , glaciale et
dure qui caractérise les horreurs alpestres, se ré-
chauffe un peu; quelques maisons s'enhardissent et
montrent le nez à travers des bouquets d'arbres sur
des gradins moins escarpés , et bientót Fon atteint
Isella , petit village où se trouve la première douane
piémontaise.
La douane est un bàtiment entouré d'un por-
tique à arcades soutenues par des colonnes de
38 ITALIA.
granit gris. Sur la muraille nous remarquàmes un
cadran solaire à l'état de sinecure , car les rayons
de l'astre ne doivent pas parvenir souvent jusqu'à
lui. 11 porte l'inscription suivante : Torna, tornando
il sol, l'ombra smarrita , ma non ritorna più Vetà
fuggita ( L'ombre évanouie revient quand revient
le soleil, mais l'àge enfui ne revient plus). Le con-
cetto italien joue déjà dans la pensée philosophique
sur torna, tornando, ritorna. Oh! combien plus
simplement terrible nous avertit jadis le cadran de
Téglise d'Urrugne , en approchant de la frontière
d'Espagne , avec ce mot effrayant sur la fuite des
heures : Vulnerant omnes , ultima necat ( Toutes
blessent, la dernière tue). Gnomons et cadrans,
nous entendons votre langage ; et nous avons fait
graver sur notre cachet: Vivere memento (Souviens-
toi de vivre). En passant devant vous , nous hàtons
le pas, fussions-nous fatigué et le lieu nous
plùt-il pour planter notre tente ; car nous com-
prenons qu'ii faut nous dépècher de visiter cette
terre qui doit bientòt nous absorber dans son vaste
sem
Le paysage s'égaye et devient riant. Des charrettes
et des chars à boeufs vont et viennent; des paysans
débusquent par des sentiers latéraux ; des paysan-
nes assez jolies , portant une large bande rouge
au bas de leur jupe , nous regardent avec leur
grand oeil meridional. De Wanches villas , des ciò-
ITALIA. 39
«chers se révèlent dans des flots de verdure; la
vigne s'étale en guirlandes et en berceaux ; on
sent , à une certame élégance , qu'on n'est plus
en Suisse. La Dovéria continue à rouler dans son
lit pierreux , mais à distance respectueuse , cornine
un compagnon inculte et farouche qui préfère vous
quitter à l'entrée de Ila ville ; pourtant , la chaus-
sée Qà et là constellée d'énormes galets, une arche
du pont emportée , témoignent de son mauvais ca-
rattere. Napoléon , qui bàtissait pour l'éternité ,
n'a pu faire le pont assez solide pour les coups de
tète du torrent : cette gracieuse vallèe s'appelle
Dovearo.
Un détail assez singulier et peu italien, du moins
dans nos idées septentrionales , c'est le parapluie
bourgeois, le riflard patriarcal, porte par tous les
gens que nous rencontrions , hommes , femmes et
enfants ; le mendiant lui-mème a son parapluie. è
Nous comprimes bientót pourquoi.
Au dernier coude de la route s'élève une cha-
pelle vcillant sur un cimelière ; puis Fon arrive au
pont de Crevola , qui termine avec une merveille
tous les prodiges du Simplon. Ce pont, qui a deux
arches supportées par une pile et des culées d'une
hauteur immense , car la croix d'une église située
plus bas atteint à peine la balustrade , ferme la
vallèe de Domo d'Ossola^ qrf on découvre de là tout
»entière.
40 ITALIA.
A coté du pont, une passerelle en bois jetée sul-
la Dovéria sert aux relations des maisons du bourg
disséminées sur les deux rives.
L'Italie se présentait à nous sous un aspect inat-
tendu. Au lieu du ciel d'azur, des tons orangés et
chauds que nous rèvions , sans penser après tout
que l'Italie du nord ne peut avoir le cliraat de Naples,
nous trouvions un ciel nuageux, des montagnes
vaporeuses , des perspeclives baignées de brames
bleuàtres, un site d'Écosse lave par un aquarel-
liste anglais , un paysage humide , verdoyant, ve-
louté , digne d'ètre chanté par un poéte lackiste.
Pour n'ètre pas le tableau que nous avions ima-
giné , celui que nous avions devant les yeux n'en
était pas moins très-beau; ces montagnes qu'es-
tompaient les nuages qui s'effrangeaient en pluie ,
ces plaines vertes semées de villas , cette route
bordée de maisons festonnées de vignes étayées
par des piliers de granit , ces jardins fermés par
des dalles de pierre mises debout, fonnaient,
malgré l'orage qui se résolvait en averse , un en-
semble gracieux et magnifique. Chaque détail de
construclion révélait déjà un sentiment de la beauté
et un soin de la forme qui n'existent ni en France
ni en Suisse.
Nous approchions de Domo d'Ossola, où nous ne
tardàmes pas à entrer sous une pluie battante,
qui , pour les raisons que nous avons dites tout à
ITALIA. 41
l'heure , ne prenait persoune au dépourvu. La
place de Domo d'Ossola , taillée en trapèze , est
assez piltoresque , avec ses arcades aux piliers tra-
pus , ses balcons projetés en saillie , ses toits dé-
bordant , ses galeries à colonnes et ses pa vili ori s
surmontés de girouettes.
L'auberge où la diligence s'arréta était pein-
turlurée , à la mode italienne , de fresques gros-
sières, ou, pour mieux dire, de barbouillages en
détrempe, représenlant des paysages entremèlés
de palmiers et de plantes exotiques. Àutour de la
cour centrale régnait, comme dans le patio es-
pagnol , une galerie à colonnes grisàtres. 11 était
sept heures du soir , nous ne devions partir qu'à
deux beures du matin , et il pleuvait comme pour
un nouveau déluge. Nous avions dine au village du
Simplon, et la ressource depasser le temps à table
nous était interdite. Nous demandàmes au gargon
de l'hotel si par hasard il n'y avait pas quelque
spectacle dans la ville. Le théàtre était ferme , et
l'impresario des marionnettes venait précisément
de terminer ses représentations la veille ; mais il
n'avait pas encore quitte Domo d'Ossola. L'idée
nous vint de nous faire organiser une soirée pour
nous tout seul, et nous voilà accompagné d'un
guide qui nous croyait fou, sautillant à travers les
flaques d'eau, sous les hachures pressées de la
pluie, à la recherche du marionnettista. Tout en
42 ITALIA.
marchant , nous cherchions à saisir quelques as-
pects de la ville. A la clarté mourante da jour, l'on
pouvait démèler encore sur les murailles des pein-
tures pieuses, des statuettes de madones coloriées,
éclairées par des lampes.
L'une de ces fresques avait pour sujet la salute
Vierge tirant les àmes du purgatoire, accompagnée
de saint Gervais et de saint Protais. Ces représenta-
tions sont fréquentes dans les rues et le long des rou-
tes en Italie; à cbaque pas ce sont de petits monu-
ments avec des calvaires en relief et peints au na-
turel , des Notre-Dame, des anges gardiens, ou des
dévotions particulières au pays. Le marionnettiste
n'était pas chez lui ; il était alle souper à Y Osteria,
et , qùoiqu'il y eùt de la cruauté à déranger un
pauvre homme en train de boire un pot de vin
violet en face d'un morceau de polenta Trite , nous
eùmes jusqu'au bout le courage de notre fantaisie,
et Luciano Zane ( c'est ainsi que se nommait Firn-
presa rio) consentit pour 20 francs, la moyenne
de ses recettes , à nous donner une représentation
«péciale , charme , quoique un peu surpris , du
caprice. Il nous demanda une heure pour ras-
sembler son orchestre, prevenir son compère, ha-
biller ses acteurs , mettre en place ses décors et
àlluminer sa salle.
Au bout d'une heure , sous la pluie qui ne dis-
continuait pas , nous nous rendimes au théàtre.
ITALIA. 43
Un quinquet place près d'une pancarte sur la-
quelle se lisait : si recita , en indiquait la porte.
La marmaille de la ville , que nous avions dit de
laisser entrer, garnissait déjà lesbancs, et c'était
plaisir de voir pétiller ces yeux noirs et rire ces
jolies bouches roses aux lueurs de lampes dou-
blées par le miroir place derrière elles comme
réflecteur. Rion n'était plus simple que cette salle
de spectacle ; les quatre murs blanchis à la chaux ,
quelques bancs , une tribune de bois , et le théàtre
élevé de trois ou quatre pieds sur un tréteau. La
toile , par un vague souvenir d'art qui ne s'éteint
jamais en Italie, retraeait la fameuse fresque de
l'Aurore du Guide, qu'on admire au palais Ros-
pigliosi , et dont la gravure est populaire , mais
dans un goùt étrusque et caraibe le plus étrange
du monde.
L'orchestre, compose de quatre musiciens typi-
ques, dont l'un battait fortement la mesure avec son
pied, joua une courte ouverture, et la toile se leva
à notre grande satisfaction et à celle des petites filles,
qui se haussaient pour mieux voir.
L'on représenta d'abord Girolamo, calife pour
vingt-quatre heures, ou les Vivants qui font semblmt
tfétre morts : c'est l'histoire de cet ivrogne des Milk
et une Nuits transporté dans le palais par Haroun-
al-Raschild et son fidèle Giaffir, mèlée à une intri-
gue d'opera comique que ne désavoueraient pas
44 ITALIA.
MM. Scribe et Saint-Georges, et qui peut-ètre ^vient
d'eux. Girolamo, qui parie le dialecte piémontais,
tandis que les autrcs acteurs se servent de l'italien
pur, porte un habit à la frangaise couleur raisin
de Corinthe, une perruque ébouriffée, agrémentée
d'une queue grolesquement tire-bouchonnée. Son
masque est grimagant, sa bouche se tord, les yeux
lui sortent de la tète ; il bredouille, gesticule et se
démène cornine un possedè. Girolamo est un type
qui revient dans plusieurs pièces, cornine dans
Girolamo, maitre de musique; Girolamo, médecin
malgrè lui : c'est une sorte de Sganarelle, mais plus
rusé, plus méchant, moins ganachc. Par certains
coins, il ressemblerait à Mayeux : il est sensuel,
séducteur, courlisan et fourbe au besoin, tout cela
avec un certain cachet de bèlise et de rusticité que
le marionneltiste , qui anime ce nervis alienis mo-
bile lignum , fait très-bien sentir ; aussi chaque en-
trée de Girolamo est- elle saluée par de grands éclats
de rire.
C'est un spectacle étrange et qui prend bientól
une inquiétante réalité, qu'une représentation de
marionnettes. Jamais caricaturiste ne fit une plus
amère parodie de la vie. Hogarth, Cruishanck,
Goya, Daumier, Gavarni n'atteignènt pas à cette
puissance d'ironie involontaire. Que d'acteurs célè-
bres rougiraient de dépit s'ils voyaient leurs gestes
maniérés et faux , leurs poses de jambe étudiées
ITALIA. 45
devant le miroir, répétées avec une stupidite mé-
canique plus cruelle que toutes les critiques du
monde! N'est-ce pas, en outre, tout le secret de la
comédie humaine? quelques douzaines d'automa tes
sans esprit et sans coeur, morceaux de bois bariolés
d'oripeaux, à qui deux ou trois mains cachées don-
nent un fantòme d'existence, et que font parler
comme elles le veulent des voix qui ne soni pas
dans leurs poitrines.
Luciano Zane etson coni pére faisaient dialogucr
Girolamo Haroun-al-Raschild, Giaftìr et les autres
personnages ; une voix de lemme au Umbre de con-
tralto prèlait son organe à la princesse et aux oda-
lisques : celle voix était celle de la femme de Luciano
Zane, perchée sur un banc, derrière la toile, à còte
de son mari.
Les décorations n'étaient pas trop mal faites et
ressemblaient, par Texagération de la perspective,
aux vues d'optique pour les enfants.Vintérieur du
palais du Calife monlrait des efforts d'imagination
pour atteindre au luxe orientai; desnègres portant
des torchères formaient cariatides et soutenaient
un plafond qui avait des velléités d'Alhambra.
La grande pièce fut suivle d'unr ballet mythologi-
que, la Vengeance de Médée, où le chorégraplie
n'avait pas eu égard au précepte d'Horace, que
Médée n'égorge pas ses enfanls en public; car la
magicienne immolait avec la fureur la plus sauvage
46 ITALIA.
deux petites poupées à ressorts, et formait un groupe
qui ne rappelait nullement le tableau d'Eugène
Delacroix. Pour ne pas faire de chagrin à certaius
danseurs de notre connaissance, nous ne déerirons
point le pas seul et les pas de deux des premiere
sujets, qui égalaient Saint- Leon pour l'élévation et
touchaient les frises à chaque instante Mais quelles
jolies attitudes de compas force et de télégraphc en
démence !
Le ballet acbevé, nous passàmes derrière le théà-
tre. Luciano Zane nousfitvoir son répertoire com-
pose de plusieurs manuscrits en italien avec la
traduction interlinéaire en dialecte ; ses acteurs et
leur garde-robe rangés dans des trroirs ; il y avait
là , couchés còte a còte dans le meilleur accord , le
grand-prètre, le roi, la reine, la princesse, le calife,
Girolamo, le genie du bien, le genie du mal, la
mort, David et Goliath, le galani et sa dame, tous"
les personnages de ce petit monde automatique ;
les habits brillaient de paillettes, de passequilles,
de gazillons et de fanfreluches.
Cette vue nous flt penser au commencement des
mémoires de Wilhem Meister, où il raconte sa pas-
sion enfantine pour les marionnettes, et au soir où
il apporte chez la Marianne, comédienne dont il est
amoureux, et qui s'attendait peut-ètre à un autre
présent, les figurìnes qui ont tant amusé sa jeunesse
et développé en lui le goùt du tbóàtre. U explique
ITALIA. 47
longuement le caractère et l'emploi de chaque pou-
pée à la jeune femme, qui regarde le lit de temps
en temps et finit par s'endormir sur son épaule :
sage avertissement dont nous devrions bien pro-
fìter.
Nous revenions très-enchanté de Luciano Zane,
qui écrit lui-mème sespièces, peintses décorations,
modèle et habille ses marionnettes, lorsqu'on nous
apprit que le plus grand talent du genre, que l'il-
lustre, l'incomparable, le jamais assez loué, était
un certain Famiola de Varallo, un honime admi-
rable, dont les marionnettes remuent les yeux et
la bouche, qui ne recite pas, qui improvise et fait
des allusions politiques d'une finesse et d'une au-
dace inouies, un homme charmant, plein d'esprit,
adressant aux femmes, dont son théàtre est toujourst
plein, mille bons mots et gaillardises qui les font
rire aux larmes; il représente la prise de Peschiera
avec des canons, des mortiers et des soldats en uni-
forme exact; il a des danseuses parfaites, qui vous
font mourir d'amour quand elles dansent la salta-
relle, en tordant leurs petits reins de bois ; enfin,
Famiola est le premier homme du monde : il n'a
qu'un défaut, c'est d'ètre à Palenza, sur le lac Ma-
jeur, d'où peut-ètre il vient de partir. Nous rèvions
déjà d'interrompre notre voyage et de nous mettre
au pourchas de Famiola, sauf à le suivre au boul
du monde après l'avoir trouvé, lorsqu'on vint nous
48 ITALIA.
dire de monter en diligence. Au lieu de suivre Fa-
miola, corame c'était notre envie, nóus partimes
pour Milan. C'était plus sage ; mais, tout en roulant
dans l'obscurité, nous rèvions toujours aux belles
marionnettes, qui faisaient des gestes extravagants et
cabriolaient à travers notre sommeil.
IV.
Le lac Majeur. — Sesto-Calende , Milan.
La pluie continuait, etles lueurs confuses de Faube
se noyaient dans des nuages si bas qu'ils touchaient
presque le sol et se confondaient avec les vapeurs
qui s'élevaient de terre. On traversa deux fois, sur
desbacs, une petite rivière torrentueuse, déjà gon-
flée par l'orage, et, quand le jour parut, nous étions
sur lesbords du lac Majeur, àlahauteur deBayeno;
Tea u, agitée par le mauvais temps de la nuit, on-
dulai t assez fortement, et le lac se donnait des airs
de houle comme la mer. Cependant le ciel se fai-
sait clair devant nous; mais de grandes nuées noires
et grises , qui dégouttaient encore , restaient amon-
cdées sur les montagnes de l'autre coté du lac. Ces
montagnes, d'un ton vigoureux qu'elles doivent à
la végétation qui les recouvre, faisaient valoir les
cimes vaporeuses du mont Rosa, du Simplon et du
Sunt-Gothard, ébauchées au fond de la perspec-
ITALIA. 49
live ; leurs reflets rembrunissaient les eaux, le
paysage était sevère ; le lac Majeur, que nous nous
étions figure cornine une coupé d'or remplie d'azur,
avait une mine tempèlueuse et male. Nous trou-
vions la beauté où nous attendions la gràce.
La route ourlc le lac, et la vague vieni lécher la
chaussée ; on longe une interminable suite de jar-
dins et de villas avec de blancs péristyles, des toits
en tuiles rondes et des terrasses guirlandces de vi-
gnes luxuriantes, soutenuespardes élais de granii.
Le granit remplit là l'office du bois de sapin chez
nous. On en fait des clòtures, des pieux, et mòmc
des planches, ou plutòt des dalles, sur lesquelles les
lavandières savonnent le linge à genoux au bord
du lac, comme pour lui demander pardon de cet
outrage. Sur ces terrasses, à plusieurs gradins sou-
vent et qui remblayent des jardins soigneusemenl
cultivés, s'épanouissent toutes sortes de fleurs et
d'arbusles. Nous y avons remarqué à plusieurs re-
prises, et non sans étonnement, car c'était la pre-
mière fois que nous rencontrions cetle bizarrerie,
des raassifs d'horlensias gigantesques, qui, au lieu
d'avoir cette nuance rose ou mauve qui leur est ha-
bituelle en France, offraient des teintes d'un azur
charmant : ces hortensias bleus nous ont beaucoup
frappé, car le bleu est la chimère des horticulteurs,
qui cherchent sans les trouver la lulipe bleue, la
rose bleue, le dahlia bleu, le nombre des fleurs de
199 d
50 ITALIA.
cette couleur étant extrèmement restreint. Nous
écrivons ceci en tremblant de peur de notts faire
tancer par Alphonse Karr, qui n'est pas indulgent
pour la botanique des littérateurs. Mais les horten-
sias du lac Majeur sont incontestablement bletis.
On nous a dit qu'on les obtenait ainsi en les faisant
pousser dans de la terre de bruyère. C'est la recette
du jardinier des tles Borromées, qui doit étre banne;
car tous ces hortensias, couleur du del, sont ma-
gnifiques. On peut aussi arriver au mème résultat
en saupoudrant la terre de soude.
Les iles Borromées, au nombre de trois, l'isola
Madre, l'isola Bella, l'ile des Pècheurs, sont sitaées
dans la partie septentrionale du lac, qui forme une
espèce de come dont la potate est tournée vers
Domo d'Ossola. Ces lles étaient primitivement des
rochers dénudés et stériles. Le prince VitaMen Bor-
romée y fit apporter de la terre vegetale et con-
struire des jardins dontla réputation est européenne.
Nous disons construire, à dessein; car la magon-
nerie y joue un grand róle, cornine dans presque
tous les jardins italiens, qui sont plutfit des mor-
ceaux d'architecture que dés jardins. 11 s*y piante
plus de marbres que d'arbustes, et Vignole y a plus
à faire que Le Nótre óu la Quintinie. L'isola Madre
se compose, ainsi que Tisolà Bella, d'une superpo-
skion de terrasses etì recul que domine un palais.
L'isola Bella, qu*on voit très-distinctement de la
ITALIA. 51
route, est ornée de tourelles, d'aiguilles, de statues,
de fontaines, de porti ques, de colonnades, devases,
et de la plus riche décoration architecturale. Il y a
mòme des arbres, tels que cyprès, orangers, myrtes,
citronniers, cédrals, pins du Canada; mais évidem-
ment, la végétation n'est que Faccessoire : l'idée si
simple de raettre dans un jardin de la verdure, des
fleurs et dugazon, n'est venue que fort tard, cornine
toutes les idées naturelles. Plus loin, l'ile des Pè-
cheurs fait baigner dans l'eaule pied de ses maisons
àarcades, dont la rusticité fait un heureux contraste
avec la pompe un peu prétenlieuse de l'isola Madre
et de l'isola Bella.
Ces ìles ont été le sujet de descriptions enthou-
siastes qu'elles ne justifient pas, vues de la rive. Les
sept terrasses de l'isola Bella, terminées par une
licorne ou un pégase, ont un aspect théàtral qui ne
cadre guère avec le mot hutnilitas, devise des Bor-
romées, qu'on y trouve écrit dans tous les coins.
L'isola Madre et ses cinq remblais, supportant un
chàteau carré, ennnient par trop de symétrie, et fon
s'étonne qu'elles aient été célébrées si chaudement.
Nous y trouvons l'idéal et prototype du jardin fran-
$ais concime onl'entendait sous Louis XIV, et comme
Faurait aimé Antoine, jardinier de Boileau. Les
imaginations romantiques , n'en déplaise à Rous-
seau, qui voulait loger là sa Julie, feront bien de
choisir un autre site pour leurs hérolnes ; celui-ci
52 ITALIA.
convient davantage aux princesses de Mme de La-
fayetle.
Cesta Belgirata, un peu avant Arona, que réside
Manzoni, l'illustre auteur des Promessi sposi. On le
voit souvent assis devant sa porte, en face du lac,
qui regarde passer les voyageurs. Il a une figure
bienveillante, veneratile et distinguée, dont les plans
dessinés par la maigreur rappellent la figure de M. de
Lamartine. Tous les jours un de ses arais, philoso-
phe et métaphysicien profond, vient entamer avec
lui , quelque temps qu'il fasse, une de ces grandes
discussions qui ne peuvent avoir de solution ici-bas,
car on y parie des hauts mystères de l'àme, de l'in-
fini et de Téternité.
Le lac et la route sont très-aniinés : le lac, par Ics
bateaux pècheurs, les barques de trajet et les pyro-
scaphes qui vont de Sesto-Calende à Bellinzona ; le
cliemin, par des chars à boeufs, des voitures et des
piétons armés de Tinévitable parapluie. Les paysan-
nes, quelquefois jolies, sont affligées de goitres
cornine dans le Valais , soit qu'elles en viennent,
soit que les mèmes causes, le voisinage des monla-
gnes et l'eau de neige, produisent les mèmes effets.
En approchant d' Arona, on découvre sur la col-
line, à droite, la statue colossale de saint Charles
Borromée, qui domine le lac : c'est, depuis le colosse
de Rhodes et celui de Néron à la Maison dorée, la
plus grande statue qu'on ait faite. Le saint, pose
ITALIA. 53
dans une attitude noble et simple, tient un livre
d'une main et de l'autre semble bénir la conlrée
qu'il protége et qui s'étend à ses pieds. On peut
monler jusque dans la tète de ce colosse, qui est en
fer forge et coulé, par un escalier pratiqué dans le
massif de ma<?onnerie dont il est intérieurement
rempli. Cette statue géante, qui emerge peu à peu
des bois dont la colline est couverle, etfinit par
dominer l'horizon comme un veilleur solitaire, pro-
duit un effet singulier.
Arona, od Fon s'arrète pour déjeuner, a un air
eoniplétement espagnol. Les maisons ont des toits
et des balcons en saillie , des grilles aux fenétres
basses , des encadrements peints, des madones sur
les murailles. L'église, où se trouvent de beaux ta-
bleaux de Gaudenzio Vinci, et que nous n'eùmes pas
le teraps de visiter, rappelle les églises d'Espagne.
Dans l'auberge, nous retrouvàmes la cour inlérieure
ornée de colonnes et de galeries comme en Anda-
lousie, et mille rapports qui nous frappèrent.
Le lac se termine à Sesto-Calende. Le Tessili se
jette dans le lac Majeur à cet endroit. Sesto-Calende
est sur l'autre rive, et Ton traverse le fleuve sur un
bac, car la route de Milan passe par cette petite
ville. Pendant qu'on arrangeait la voiture dans la
lourde barque, un petit vieillard bizarre et grima-
Cant, la tète penchée et les doigts faisant des dé-
manchés extravagants , exécutait sur un violon qui
54 ITALIA.
n'était pas de Creinone , malgré le yoisinage r un air
populaire d'une melodie à la fòis joyeuse et mé-
lancolique. Encouragé par une petite pièce de mon-
naie , il ne cessa de jouer tout le teuips du passage,
et nous fìmes notre entrée à Sesto-Calende au son
de la musique, ce qui est fort galante
Sesto-Calende nous plut assez. C'était jour de
marche, Circonstance favorable pour un voyageur :
car un marche fait venir du fond des campagnes
une foule de paysans caractéristiq.ues qu'il serait
fort difficile de voir sans cela. La plupart des
femmes avaient une coiffiire originale et d'un char-
mant effet : les cheveux, nattés et roulés avec soiu
sur la nuque , sont fixés par trente ou quarante
épingles d'argent , disposées en aurèole et formant
au-dessus de la tète comme une dentelure de pei-
gne; une plus grosse épingle, ornée àses deux
bouts d'énormes olives de metal et passée à travers
le chignon,, complète cette parure, qui nous rappela
les femmes de Valence. Ces épingles, nommées spon-
toni, coùtent assez cher, et cependant nous avons
vu ainsi coiffées de pauvres femmes et des jeunes
filles à la jupe eflrangée , aux pieds nus et pou-
dreux; elles doivent, sans doute, sacrifier à eie luxe
des objets de première nécessité. Mais la première
nécessité, pour une femme, n'est-elle pas d'étre
belle, et des épingles d'argent ne sont-elles pas
préférables à des souliers? Nous étions si charme
ITALIA. 55
de ne pas leur voir sur la tète d'affreux mouchoirs
de rouennerie, comme elles en avaientle droit de
par la civilisation qui court, que nous les aurions
embrassées pour l'amour du costume; les jolies
s'entend. Les hommes, quoique très-mal vètus,
n'étaient pas en blouse, délicatesse -qui nous fìt
plaisir et compensa la profonde douleur que nous
avait fait éprouver dans la province de Guipuscoa
la rencontre inattendue de ce hideux vètement,
lorsque nous allàmes, l'année dernière, aux courses
de Bilbao : quelqucs-uns moine portaient le cha-
peau calanes, comme en Espagne, et leurs teints
bronzés s'harmonisaient avec cette coiffure si supé-
rieure aux tuyaux de poéle et aux tromblons à la
Pipelet, dont les populations croient devoir se cou-
ronner universellement.
Les toits de tuile en auvent, les murs blanchis à
la chaux, les serrureries compii quées des fenétres,
mettent Sesto-Calende beaucoup plus près d'Irun
ou de Fontarabie qu'on ne saurait le croire : les
éventaires encombrés de pastèques, de tomates,
de citrouilles , de poteries grossières , ont un as-
pect déjà tout meridional : sur les parois des mai-
sons le badigeon annuel a respecté des fresques
dont quelques-unes sont assez anciennes, et qui
représentent des sujets de piété. L'une de ces pein-
tures , qui s'offre aux yeux en descendant du bac
du Tessin, est une Madone portant l'enfant Jesus
56 ITALIA.
dans ses bras : une inserì ption que nous avons co-
piée eri donne la date. Hoc opus fecit fieri Anto-
nius Varallus , XIII Martis 1564. Nous remar-
quàmes aussi sur l'abside de Féglise un Christ en
jupon , corame le Christ de Burgos.
La domìnàlion autrichienne commence à Sesto-
Calende. L'autre rive du lac est piémontaise. Cesta
Sesto-Calende qu'on trouve, pour la première fois,
les pantalons bleus collants et la tunique bianche
des Hongrois , uniforme dont vous verrez de nom-
breux exemplaires dans le royaume lombardo-
vénitien que vous allez parcourir. On visita nos
malles, mais très-sommairement et sans les tra-
casseries auxquelles nous nous attendions, d'après
les récits des voyagenrs. On nous demanda ensuite
nos passe-ports, qu'on nous rendit très-poliment
après quelques moments d'attente dans une salle
décorée de cartes et de vues de Venise, et dont la
fenétre donnait sur une cour peuplée de poulets à
moilié épilés, d'une physionomie feroce et piteuse,
la plus risible du monde. Ces misérables volailles,
préparées pour la broche , se promenaient grave-
ment avec deux plurnes au derrière. Cependant,
malgré celte aménité de formes , nous devons dire
que notre signalement était déjà arrivé de Paris
et recopié sur tous les registres; nous avions ce-
pendant voyagé avec rapidité , ne nous étant arrotò
qu'un seul jour à Genève.
ITALIA. 57
Ne quittons pas Sesto-Calende sans faire le por-
: irait d'une jeune fille qui se tenait debout sur le
seuil d'une boutique. L'intérieur obscur lui faisait
liti fond vigoureux et chaud, sur lequel elle sedé-
tachait comme une tète de Giorgone. Nous saluàmes
e? ti elle la beauté meridionale dans son type le plus
pur. Ses yeux noirs brillaient comme des charbons
sous son front couleur d'ambre, au milieu de sa.
p>àleur mate. Elle avait ce teint d'un seni ton, cette
faccia smorta qui n'a rien de inalaci if, et qui
TOontre que la passion concentre tout le sang au
coeur. Ses cheveux drus, épais, luisants, crèpelés
par petites ondes , se soulevaient sur ses tempes ,
comme si le vent les eùt gonflés , et son col s'atla-
chait à ses épaules par une ligne simple et puis-
sante. Elle nous laissa tranquillement la regarder
sans sauvagerie ni coquétterie , nous devinant pein-
tre ou poéte , peut-élre tous les deux , et nous fai-
sant l'àumòne d'un de ses aspects.
Le postillon autrichien a un costume assez pitto-
resque, la veste verte avec l'aiguillette jaune et
noire , les bottes forles , le chapeau cerclé de cui-
vre , et au coté ce cor de chasse dpnt il est souvent
question dans les mélodies de Schubert. Chose
digne de remarque, le postillon, qui dans tous les
pays mòne la civilisation en poste , puisque civili-
sation et circulation sont pour ainsi dire synonymes,
est un des derniers iidèles à la couleur locale. 11
_l
58 ITALIA.
méne des Anglais en makintosh et en water proof,
et il garde sa livrèe bariolée et caractéristique; c'est
le passe qui conduit l'avenir en faisant claquer son
fouet.
|)e Sesto-Calende à Milan, la route est bordée de
vignes et de plantations d'arbres de la vegetatimi
la plus vigoureuse et la plus luxuriante. Les ra-
. meaux empèchent la vue de s'étendre , et Fon
avance entre deux murailles de verdure, baignées
par des ruisseaux d'eau courante.
A Soma, il y a une très-bclle fagade d'église, et
dans cette église quelques fresques d'un ton tendre
et agréable, quoique d'un goùt qui inarque ladé-
cadence de l'art. Pour nous qui sommes accoutumés
aux rancidités de la peinture à l'huile , Fespèce de
fleur de la fresque a un charme tout nouveau. On
rencontre fréquemment sur ce chemin, soit par
petits groupes , soit isolés , ou dans des fourgons
d'artillerie , des soldats autrichiens qui vont el
viennent; ils ont l'air triste et doux, et semblent
attaqués de nostalgie. Malgré leur maintien ré-
servé , ils produisent , mème sur l'étranger, un effet
désagréable; il est douloureux de voir le bec de
r aigle d'Autrbhe au flanc de celle belle contree,
U pourtant les vainqueurs n'affectent pas l'allure
triomphante et superbe; on dirait mème qu'ils
cherchent à se dissimuler et à tenir le moins de
place possible; mais le flegme ailemand est incom-
ITALIA. 5f
l>atible avec la vivacità italienne : c'est une question
ci'antipathie autant que de patriotisme.
Gallarate et Rho vous amènent à Milan en deux
relais. Une magnifique allée d'arbres annonce qu'on
approche de la ville , qui se présente fort majes-
t ueuse de ce coté. Un are de triomphe à qui celui
du Carrousel passerait entre les jambes, et qui
pourrait lutter de grandeur avec l'are de l'Étoile >
donne h cette entrée un caractère monumentai que
le reste ne dément pas. Sur le haut de Tare, une
figure allégorique, la Paix ou la Victoire, conduit
un char de bronze attelé de six chevaux. A chaque
angle de l'entablement, des écuyers tendant des
couronnes font piaffer leurs montures d'airain;
deux colossales figures de fleuves accoudés sur
leurs umes s'adossent au cartel gigantesque qui
contient l'inscription votive , et quatre groupes de
deux colonnes corìnthiennes marquent les divisions
du monument, soutiennent la comiche et séparent
les arcades au nombre de trois; celle du milieu
est d'une prodigieuse hauteur. Cette porte dépas-
sée, on traverse la place d'Armes, qui nous a paru
presque aussi grande que le Champ de Mars. Sur
la gauche s'arrondit un amphithéàtre immense,
destine à des manoeuvres ou à des représentations
en plein air; au fond s'élève le vieux chàteau, et
plus loin se découpe sur le bleu du ciel, concime
un filigrane d'argent, la bianche silhouette du dòme,.
60 ITALIA.
qui n'a aucunement le contour d'une coupole;
mais dòme, en Italie, est le terme générique, et
n'implique pas l'idée de coupole,
Dès qu'on s'engage dans les rues, on sent, àl'é-
lévation des bàliments , au mouvement de la popu- <
lation, à la propreté et à la confortabilité générales,
qu'on est dans une capitale vivante , chose rare en
Italie, où il y a tant de villes mortes : des voitures
nombreuses courent rapidement sur les bandes
dallées, espèces de railways de pierre enchàssés
dans le pavé fait de cailloux. Les maisons ont l'air
d'hòtels, les hòtels ont l'air de palais, et les palai*
de temples; tout est grand, régulier, majestueux,
un peu emphatique mème : on ne voit que co-
lonnes, architraves et balcons de granit. C'est quel-
que chose entre Madrid et Versailles, avec une
nelteté que Madrid n'a pas; cette ressemblance
espagnole dont nous avons déjà parie nous frappe
à chaque pas , et nous ne pouvons nous empéeher
d'y revenir, car personne, que nous sachions, ne
Ta encore remarquée : aux fenètres pendent de
grands siores rayés blanc et jaune ; les boutiques
ont des rideaux de mème couleur qui nous font
penser aux tendidos. Les femmes de la classe
moyenne, ou qui ne sont pas en grande toilette,
portent le mezzaro , espèce de voile noir qui joue
la mantille à s'y Iromper; l'illusion serait presque
complète, si les Autrichiens ne venaient la détruire.
ITALIA. 61
On nous avait indiqué pour y descendre , dans la
Corsia de Servi , l'hotel de la ville le meilleur de
Siilan , et qui mérite sa réputation. Cette auberge
est un palais dont s'accommoderait plus d'un
prince. Nous avons vu dans nos voyages des tètes
a couronne moins bien logées assurémcnt. Sa fa-
Cade est un morceau d'architecture fort recom-
mandable» orné de pilaslres, de consoles et de
bustes de grands hommes de l'Italie, peintres,
poètes, historiens, guerriere; l'escalier, digne d'une
residence royale, est revètu, du haut en bas, de
marbres , de slucs et de peintures d'une richesse
inouie et d'une exécution étonnante; le plafond,
surlout , est remarquable : il représente différents
sujets inythologiques, avec des grisailles, desbas-
reliefs, des balustres et des fleurs d'un éclat et
d'une touche à faire envie à Diaz. Toutes les cham-
bres sont décorées avec le mème soin et le memo
goùt : tantòt ce sont quelques baguettes , deux ou
trois masques et quelques attributs dans le style de
Pompei ; tantòt des orncments rocaille , d'un flam-
boyant et d'un tarabiscoté exquis, ou bien des
camaìeux et des émaux de Limoges, imités à
eromper Poeil, ou encore des tapisseries qui fri-
sonnent comme la soie et miroitent corame le
velours, des caissons, des rosaces, des arabesques
d'un caprice inépuisable et d'un relief étrange.
Les moindres corridors ont leurs magnificences
62 ITALIA.
et leur curiosité : quant à la salle à manger, elle
est d'un luxe écrasant; huit cariatides colossales
de sexe alterne vous regardent prendre votre re-
pas et vous inthnident de leurs yeux fixes au
regard blanc. Elles supportent un plafond à com-
partiments d'une richesse folle. Ce ne sont que
festons, découpures, pendentifs, imitation*de pierres
précieuses et de dorare plus brillantes que ne le
serait la réalité. Ces peintures, dont on n'a ati-
cune idée en France, ont été faites par un certain
décorateur nommé Alfonso, mort depuis deux ans
à peu près. C'est tout ce qpe nous avons pu savoir
sur lui. Nous avons décrit cet hotel avec détail. E
pourra donner une idée du luxe de Milan. Nous y
somines reste deux jours, admirablement logé,
nourri et servi pour un prix fort raisonnahle.
11 est tellement dans l'usage des voyageurs de
médire de leurs hótes et des hòtelleries où ils s'ar-
rètent , que nous rendons ici à ce superbe établis-
sement la justice qu'il mérite. Nous aurons assez de
descriptions d'un genre tout différent pour faire
contraste.
V.
Milan , le Dòme , le théàtre diurne.
Le Dòme est la préoccupation naturelle de tout
voyageur qui arrive à Milan. Il domine la ville, il
ITALIA. 63
m est le centre , Tattraction et la merveilk. (Test
A qu'on court tout de suite , mème la nuit quand
1 ne fait pas de lune, pour en saisir au moins quel-
jues proflls.
La piazza del Duomo, assez irrégulière dans sa
forme, est bordée de maisons dont il est d'usage de
lire du mal ; pas de guide du voyageur qui ne de-
mande qn'elles soient rasées pour en faire une
grande place symétrique dans le goùt Rivoli. Nous
ne sommes pas de cet avis. Ces maisons, avec
leurs piliers massifs, leurs bannes couleur de sa-
fran faisant face à des bàtisses sans ordre et d'ine-
gales hauteurs, forment un très-bon repoussoir
pour la cathédrale. Les édifices perdent souvent
plus qu'ils ne gagnent à ètre désobstrués. On a pu
s'en convaincre par plusieurs monuments gothi-
ques auxquels les échoppes et les raasures qui s'y
étaient agglutinées ne nuisaient pas comme on
avait pu le croire; ce n'est pas, d'ailleurs, le cas
du Dòme , qui est parfaitement isole : mais nous
pensons que rien n'est plus favorable à un palais ,
à une église et à tout édifice régulier, que d'èlre
entouré de constructions incohérentes qui en font
ressortir la noble ordonnance.
Quand on regarde le Dòme de la place , le pre-
mier effet est éblouissant : la blancbeur du marbré,
tranchant sur le bleu du ciel, vous frappe tout
d'abord; on dirait une immense guipure d'argent
6* ITALIA.
posée sur un fond de lapis lazuli. C'est la première
impression, et c'est aussi le dernier souvenir. Lors-
que nous pensons au dòme de Milan, c'est ainsi
qu'il nous apparait. Le Dòme est une des rares
églises gothiques de l'Italie, mais ce gothique ne
ressemble guère au nòtre. Ce n'est pas cette foi
sombre, ce mystère inquiétant, cette profondeur
ténébreuse, ces formes émaciées, cet élancement
de la terre vers le del, ce caractère d'austérité qui
répudie la beauté comme trop seusuelle et ne
prend de la malière que ce qu'il en faut pour faire
un pas au-devant de Dieu ; c'est un gothique plein
d'élégance, de gràce et d'éclat, qu'on rèverait pour
les palais féeriques, et avec lequel on pourrait bà-
tir des alcazars et des mosquées aussi bien qu'un
tempie catholique. La délicatesse dans l'énormité
et la blancheur lui donnent l'air d'un glacier aver
ses mille aiguilles ou d'une gigantesque concrétion
de stalactites ; on a peine à croire que ce soit un
ouvrage fait de main d'hornme.
Le dessin de la fagade est des plus simples : c'est
un angle aigu comme le pignon d'une maison or-
dinaire, et bordé d'une denteile de marbré, portanl
sur un mur, sans avant - corps , sans ordre d'ar-
chitectùre, percé de cinq portes et huit fenètres et
rayé de six groupes de colonnes fuselées, ou plu-
tòt de nervures se terminant en pointes évidées
surmontóes de statues, et remplis, dans leurs inter-
ITALIA. 65
stices, de consoles et de niches supportant et abri-
tant des figures d'anges, de saints et de patriarches.
Par derrière, jaillissent en innombrables fusées,
comme les tuyaux d'une grotte basaltique, des fo-
rèts de clochetons, de pinacles , de minarets , d'ai-
guilles en marbré blanc, et la fiòche centrale, qui
semble une congélation cristallisée en l'air, s'élance
dans l'azur à une hauteur effroyable, et met à deux
pas du del la Vierge qui se tient debout à sa
pointe, le pied sur un croissant. Au milieu de cette
faQade sont inscrits ces mots : Maria nascenti, qui
forment la dédicace de la cathédrale.
Commencée par Jean Galéas Visconti , continuée
par Ludovic le More, la basilique de Milan a élé
terminée par Napoléon. C'est la plus, grande église #
connue après Saint-Pierre de Rome : l'intérieur en
est d'une simplicité majestueuse et noble. Des ran-
gées de colonnes couplées y forment cinq nefs.
Oes groupes de colonnes, malgré leur masse réelle,
ont de la légèreté à cause de la sveltesse des fùts.
Àu-dessus du chapiteau des piliers, ils portent une
espèce de tribune fenestrée et découpée où sont
logées des statues de saints ; puis les nervures con-
tinuent et vont se rejoindre au sommet de la voùte,
ornée de trèfles et d'entrelacs gothiques peints
avec une si grande perfection, qu'ils tromperaient
tous les yeux si le crepi tombe par place ne lais-
sait pas voir la pierre nue.
199 e
66 ITALIA.
Au centre de, la croix, une ouverture entourée
d'une balustrade permet au regard de plonger
dans la chapelle cryptique où repose Saint Charles
Borromée dans un cercueil de cristal recouvert de
Iames d'argent. Saint Charles Borromée est le saint
le plus révéré du pays. Ses vertus, sa conduite
pendant la peste de Milan, l'ont rendu populaire,
et son souvenir est toujours vivant.
À l'entrée du choeur, sur une travée qui supporte
un crucifix accompagno d'anges en adoration, on
lit dans un cadre de bois l'inserì ption suivante :
Attendite ad petram wnde excisi estis. De chaque
coté s'élèvent deux magniQques chaires de méme
metal, soutenues par de superbes figures de bronze
% et plaquées d$ bas-reliefs d'argent dont la matière
bit la moindre valeur. Les orgues, placées non
loin des chaires, ont pour volets de grands ta-
bleaux de Procacini, si notre mémoire n'est pas en
défaut ; autour du choeur règne un Chemin de la
Croix, sculpté par André Biffi et quelques autres
statuaires milanais comme lui. Les anges éplorés,
qui marquent les stations , ont une grande variété
■d'attitudes, et sont charmanls, quoique d'une gràce
un peu efféminée.
L'impression generale est simple et religieuse ;
une lumière douce invite au recueillement ; les
grands piliers montent jusqu'à la voùte avec un jet
plein d'élan et de foi ; aucun détail apparent ne
ITXLIA. 67
vient détruire la majesté de l'ensemble. Point de
surcharge, point d'empàtement de luxe :les lignes
se suiveisit (f un bout à l'autre, et le dessin de l'édi-
fice se comprend d'un seul coup d'oeil. L'élégance
superbe du debors semble se voiler de mystère ei
se faire plus humble ; le bruyant hymne de marbré
abaisse un peu la voix et modère ses éclats : l'ex-
térieur, à force de légèreté et de blancheur , est
peut-ètre paien; l'intérieur est chrétien à coup
sur.
La sacristìe renferme un trésor qui ne peut pas
nous étotnner, nous qui avons vu la garde-robe de
Notre-Dame de Tolède, dont une seule robe, entiè-
rement couverte de perles blanches et noìres, vaut
sept millions, mais qui n'en contient pas moins des
richesses inouies, Nous citerons d'abord, parce que
l'art passe toujours avant l'or et l'argent, un beau
Christ à la colonne, de Cristoforo Gobi, Milanais,
et un tableau de Daniel Crespi représentant un mi-
racle de saint Charles Borromée, oeuvre d'une vio-
lence toute magistrale et d'une grande férocité de
tournure; puis nous mentionnerons lesbustes d'ar-
gent des évéques, de saint Sébastien et de sainte
Thècle, patronne de la paroisse , tout constellés de
rubis et de topazes ; une croix d'or étoilée de sa-
phirs, de grenats , de topazes brùlées et de cristal
de roche; un magnifique Évangile datant de 1018,
donne par l'archevèque Riberlus, tout en or et
68 ITALIA.
portant sur sa couverture , ciselé en style byzantin,
un Cbrist à jupon accompagné de quatre fìgures
symboliques, le lion, le boeuf, l'aigle et l'ange; un
seau pour puiser l'eau bénite, en ivoire travaillé
de la facon la plus delicate et gami d'anses de ver-
meil figurant des chimères ; un ciboire de Benve-
nuto Cellini, prodige d'élégance et de finesse ; la
mitre en plumes de saint Charles Borromée, et des
tableaux de soie de Ludovico Pellegrini.
Dans le coin d'une nef, avant de monter au
dòme, nous jetàmes un coup d'oeil sur un tombeau
historié de fìgures allégoriques coulées en bronze
par le cavalier Aretin , sur les dessins de Michel-
Ange, d'un style violent et superbe. On arrive
d'abord sur le toit de Téglise en gravissant un es-
calier gami à tous ses angles d'inscriptions pré-
ventives ou comminatoires , qui ne prouvent pas
beaucoup en faveur de la piété et de la propreté
italiennes.
Ce toit, tout hérissé de clochetons et còtoyé
d'arcs-boutants qui forment des corridors en per-
spective, est fait de grandes dalles de marbré,
comme le reste de l'édifice. 11 s'élève déjà bien au-
dessus des plus hauts monuments de la ville. Un
bas-relief de la plus fine exécution s'enclave dans
chaque arc-boutant ; chaque clocheton est peuplé
de vingt-cinq statues. Nous ne croyons pas qu'au-
cun autre endroit du monde renferme dans le mème
ITALIA. 69
espace un si grand nombre de figures seulptées.
On ferait à une ville importante une population de
marbré avec les statues du Dòme ; on en compte
six mille sept cent seize. Nous avions entendu par-
ler d'une église de Morée, peinte à la manière by-
zantine par les moines du mont Athos, et qui ne
contenait pas moins de trois mille figures, grandes
ou petites. C'est peu de chose à coté de la catte-
drale de Milan. A propos de personnages peints ou
sculptés, nous avons eu souvent cette chimère, si
jamais nous étions investi d'un pouvoir magique,
d'animer toutes les figures créées par l'art dans le
granit, dans lapierre, sur le bois et sur la toile, et
d'en remplir un pays dont les sites seraient des
fonds de tableaux réalisés. Les multitudes seulptées
du Dòme nous remirent cette fantaisie en tète.
Farmi ces statues , il y en a une de Canova, un Saint
Sébastien logé dans une aiguille, et une Ève, de
Cristoforo Gobi, d'une gràce charmante et sen-
suelle, qui étonne un peu dans un pareil endroit.
Du reste, elle est fort belle, et les oiseaux du ciel
ne paraissent nullement scandalisés de son vète-
ment paradisiaque.
De cette piate-forme l'on découvre un panorama
immense : on voit en méme temps les Alpes et les
Apennins, les vastes plaines de la Lombardie, et
Fon peut avec une lunette régler sa montre sur le
cadran de F église de Monza, dont on distingue les
70 ITALIA.
assises blanches et noircs. C'est à Monza qu'on
garde la fameuse couronne de fer que Napoléon
posa sur sa tète lorsqu'il sefit sacrer roi d'Italie, en
disant : « Dieu me la donne; gare à qui la toni-
che ! » Cette couronne est en or et en pierres pré-
cieuses, comme.toutes les couronnes, et doit son
nom à un petit cercle de fer qui la ferme, et qu'on
prétend forge avec un clou de la vraie croix, ce
qui en fait un joyau et une relique. Il faut une per-
mission speciale pour la voir, depuis qu'elle a prò
une nou velie valeur en touchant ce front auguste;
mais on en montre une copie parfaitement exacte.
Le guide nous racontait tout cela au pied d'un ciò-
cheton et dans un fran^ais qui nous faisait préférer
son italien. Il nous disait à chaque instant : « Mon-
sieur le chevalier,» à cause d'un petit bout de rubai)
rouge noué à notre boutonnière, espérant sans
doute nous attendrir à l'endroit du swantzig par
cette qualification flatteuse. C'est la première fois
qu'on nous a dècerne ce titre honorifique, à quatte
cents marches au-dessus du pavé. Quel honueur!
L'ascension dans la flèche découpée et trouée à
jour n'a rien de périlleux, quoiqu'elle puisse alar-
mer les gens sujets au vertige. De frèles escaliers
tournent dans les tourelles, et vous araènent à
un balcon au delà duquel il n'y a plus que le pyra-
midion de la flèche et la statue qui couronne
rédifice.
ITALIA. 71
Nous n'essayerons pas de décrire plus en détail
certe gigantesque basilique. Il faudrait un volume
pour sa monographie. Simple artiste, nous devons
nous contenter d'un aspect general et d'une im-
pression personnelle. Quand on est redescendu
daxis la rue et qu'on fait le tour de l'église, on re-
trouve sur les focades latérales et l'abside la méme
foule de statues, la inème cohue do bas - reliefs :
c'est une débauché effrénée de sculptures, un en-
tassement incroyable de menreilles.
A l'entour de la cathédrale prospèrent toutes
sortes de petites industries, des étalages de bouqui-
niste, d'opticiens en plein vent, et méme un théà-
tre de marionnettes dont nous nous promìmes bien
de ne pas manquer les représentations. La vie
humaine avec ses trivialités s'agite et fourmille au
pied du majestueux édiflce, feu d'artifice pétrifié
qui éclate en blanches fusées dans le ciel ; toujours
le méme contraste de la sublitnité de l'idée et de
la grossièreté du fait. Le tempie du Seigneur
donne de l'ombre à la baraque de Polichinelle.
Notre méthode, en voyage, est d'errer au hasard
à travers rues, comptant sur le bonheur des ren~
contres. Dans la rue des Omenoni, notre bonne
étoile nous fìt tomber sur une fagade qui aurait
charme notre ami Auguste Préault : l'entablement
écrase de son poids six cariatides énormes dans le
siyle de Michel-Ange et de Puget , rendu plus
72 ITALIA.
flamboyant encore par les exagérations de la déca-
dence. Imaginez les musculatures les plus ron-
flantes, les entrelacéments de nerfs les plus hercu-
léens , les torses les plus noueux , les pectoraux les
plus athlétiques, et vous n'atteindrez pas encore à
la réalité; quantaux tétes, elles sont incultes, hé-
rissées, sauvages, roulant des yeux sinistres sous
des sourcils en broussaille et semblant grommeler
des mots de révolte dans leurs barbes désordon-
nées : chacune de ces flgures porte le noni d'un
peuple barbare vaincu : Suevus, Quadus, /Eduanus,
Parthus, Sarmata, Marcomanus. Nous engageons
les statuaircs romantiques qui traverseront Milan
à faire une visite au n° 1722 de la rue degli Ome-
noni.
A Milan , presque toutes les boutiques portent
sur leur enseigne cette recommandation : « An-
cienne maison de...., ancienne hòtellerie de....,
ancien café de.... » Chez nous Fon inettrait :
« Nouveau magasin, nouveau café. » Les débits de
vin, au lieu d'ètre barbouillés de rouge, comme
en France, sont indiqués par des couronnes de
pampres et de raisins d'un jolieffet; les marchands
de pastèques arrangent aussi fort agréablement
leur étalage. Les pastèques cntamées laissent voir
leur pulpe rose sur laquelle bruine un petit jet
d'eau mince comme un cheveu, ou bien la chair
du fruit, dégagée de sa peau, est taillée en colonne
ITALIA. 73
surraontée d'un morceau de giace pour chapiteau ;
rien n'est plus frais à l'oeil que ce mélange d'é-
corces vertes et de tranches. vermeilles : la paste-
que ne ressemble en rien à nos melons ; Tinlérieur
en est rempli par une espèce de moelle neigeuse
d'un ton rose, d'où jaillit une eau sucrée et fralche.
Quoique assez agréable lorsqu'il fait chaud, la pas-
tèque se mange autant avec les yeux qu'avec la
bouche ; elle séduit le goùt par la vue. La tranche
se vend quelques centimes et fait le régal du petit
peuple.
Tout en flànant, nous lisions les affiches desli-
braires , et nous regardions les tilres des ouvrages
exposés. Nous fùmes très-étonné d'y voir les ceu-
vres politiques de Lamartine , de Louis Blanc , les
Mémoires de Caussidière, les 52 petits livres de
H. Émile de Girardin, et une foule de traités sur
des matière^ dont nous aurions cru la discussion
interdite ici. Nous ferons aussi la rcmarque que
les ouvrages sur le droit , l'economie politique , la
statistique et autres sujets analogues l'emportent
en nombre sur la littérature et la poesie propre-
ment dites. Pourtant, l'on trouve partout les ro-
mans d'Alexandre Dumas, et, ce qui est plus
étrange, les romans socialistes d'Eugène Sue, les
Mtjstères de Paris et le Juif-Errant. Pour ne laisser
aucun doute sur la tolérance de la polire à cet
égard, une grande pancarte annongait à tous les
74 ITALIA.
angles de carrefour, au théàtre de jour du jardin
publie, une représentation extraordinaire : la JPu-
ttition et la mort de Roditi par le choléra , épisodc
du Juif-Errant. Un tableau dans Le style des por-
traits de femmes sauvages et de serpents boa*
montrait le misérable en proie aux convulsions de
l'agonie, etfaisant, comme moyen d'attraction,
des grimaees effroyables. Nous ne pouvions man-
quer un pareìl spectacle , d'autant que la Scala était
fermée, et que les théàtres secondaires ne jouaient
pas ce jour-là.
VI.
La Cène, Brescia, Verone.
Le théàtre diurne , qui doit aussi servir de cir-
que, car les chevaux et les attributs hippiques en-
trent pour beaucoup dans son ornementation, n'a
pas de plafond : la yoùte du ciel en tient lieu. Il se
compose d'un parterre, qui mérite son nona, litté-
ralement, et de galeries coupées en forme de loges,
mais sans cloison et libres par derrière.
Il étàit cinq heures et demie à peu près, et la
pièce commenda sub jove crudo; mais bientòt le
crépuscule vint, puis la nuit. Une chandelle s'al-
luma d'abord discrètement pour éclairer l'acteur
en scène, fandis que le reste était plongé dans
ITALIA. 75
l'obscarité , à peti près comme ces danseuses
d'Alger qui, comptant pcu sur l'éclairage de la
salle où elles déploient leurs gràces, ont près
d'elles un negre tenant une bougie qu'fl hausse ou
baisse à propos, illuminant les yeux, la taille ou
les pieds, suivant les progrès du pas. Ensuite une
timide lueur vint se joindre à la première ; enfin,
un bout de rampe se leva, quelques quinquets s'ac-
crochèrent, et le théàtre diurne se transforma en
un théàtre nocturne mal éclairé. n est bien en-
tendu que la salle n'avait que les étoiles pour becs
de gaz.
Les acteurs ne nous ont pas pani trop mauvais.
Malheureusement Mie de Cardoville éfait sèche,
niaigre et noire , et faisait regretter la blonde et
vivace Alphonsine des Délassements-Comiques. Les
deux jeunes filles, quoique plus agréables, ne jus-
tifiaient pas assez la surveillance deDagobert; mais
fe prince Djalma élait accompli de tout poiut; nous
ne croyons pas qu'il soit possible de réaliser plus
exactement un type; jamais téte d'un caractère plus
indien ne roula sous un sourcil bleu et sous un
turban blanc un obìI si plein de fiamme et d'é-
clairs; le nez arqué et mince, les joues unies, la
bouche rouge, le teint couleur d'or : on eùt dit
Rama partant à la conquète de l'ile de Ceylan* Il
arpentait la scène dans son vètement blanc relevé
d'agréraents rouges qui semblaient des flkts. de
76 ITALIA.
sang, avec des mouvements de jeune tigre à la
fois languissants et brusques. Le Rodin, qui est le
bouc émissaire de la pièce , et que la haine publi-
que appelle peut-étre d'un autre nom, a, sauf le
chapeau à bords immenses, toute la physionoraie
du Basile de Beaumarchais , avec une nuance de
Tartufe en plus : l'habit est noir, la culotte courte,
les bas et les souliers indiquent le prétre autynt
que possible ; l'acteur, pour complaire au public,
s'était donne toute la laideur qu'on peut obtenir
avec ducharbon, de l'ocre et du bistre; il était
vraiment hideux , avec son front bas , ses yeux pò-
chés, ses joues livides et sa barbe bleuàtre montani
jusqu'aux pommettes ; le choléra bleu, à son sortir
de la presqu'tle empestée du Gange, ne devait pas
avoir la mine plus cadavérique et plus effroyable.
A chaque contorsion que la souffrance lui arrache,
lorsque la terrible maladie le tenaille, c'étaient
des ap pia udisse ments et des trépignements fréné-
tiques.
Le foyer, où l'on peut fumer, est en plein air;
les acteurs, qui n'ont pas de loge, s'habillent pèle-
mèle derrière la scène, dans une espèce de bara-
que en planches, à peu près comme à l'Hippo-
drome de Paris.
Le mème soir, nous nous arrètàmes près de la
cathédrale, devant les Burattini, qui se distri-
buaient des coups de bàton et tombaient sur le
ITALIA. 77
rebord de leur cadre , comme les acteurs de bois
iu Guignol des Champs-Élysées. Le dialogue en
patois milanais était inintelligible pour nous, et la
comédie se réduisait en pantomime : le personnage
qui nous a para remplir le róle du Polichinelle de
France et du Punch d'Angleterre est une espèce
d'Arlcquin qui s'affaisse souvent sur lui-mème et
trompe ainsi les raclées de ses adversaires.
Rentré à l'hotel, comme nous regardions une
gravure de la Cène, de Léonard de Vinci, que nous
pensions tout à fait effacée, d'après les doléances
des voyageurs, on nous dit qu'elle existait encore
assezvisible dans un couvent transformé en caseine
autrichienne , près de Sainte-Marie des Gràces.
Le lendemain, notre première visite fut pour
Sainte-Marie des*Gràces, charmante église du Bra-
mante , toute en briques que le crepi , tombe en
beaucoup d'endroits, laisse voir comme une chair
vermeille ; ce qui donne à l'édifice , quoique dela-
tore , un aspect rose et blanc , un air vivace et
jeune ; les chapelles latérales sont ornées de fres-
ques représentant des suppiices ; sur la porte d'une
de ces chapelles sont encadrés deux médaillons de
bronze de la Vierge et du Christ, d'une expression
onctueuse et d'un travail très-délicat ; les voùtes
basses, les incrustations de marbré, les miroirs
et les cristaux à facettes qui les décorent sont tout
à fait dans le goùt espagnol, et nous en avons vii
78 ITALIA.
une toute semblable dans le couvent de San-Do-
mingo, à Grenade.
En sortant de l'église par la sacristie, dont le
plafond bleu est seme d'étoiles d'or, on déboucbe
dans le cloltre de l'ancien couvent. La guerre ba-
late l'antique asile de la paix ; les soldats, ces moi-
nes violents, ont remplacé les moines, ces soldats
paisibles ; la caserne s'emboite toujours aisément
dans le monastère ; les régiments el les commu-
nautés, ces multitudes solitaires, se ressemblent
par un point : l'absence de famille. Le pavé des
longues arcades, troublé autrefois par le bruit mo-
notone des sandales , résonne aujourd'hui sous les
crosses de fusils ; le tambour bat où tintali la
cloche; le jurement éclate où murmurait la prièrc;
la vie militaire, avec sa brutalité, s'étale à travers
les cours : ici c'est une chemise qui sèche ; là un
pantalon écartelé qui gambade au vent ; partout
des caissons ouverts ,' des ràteliers d'armes , des
gamelles et des victuailles, le désordre discipline
du camp. Le long des muraiJles rayées par le
temps, l'incurie ou la grossièreté impie de la sol-
datesque, on discerne encore des peintures repré-
sentant les miracles du fondateur de l'ordre, tou-
jours occupé à déjouer les tentations du diable qui
lui apparaìt tantòt sous la forme d'un chat , tantòt
déguisé en singe, ou, ce qui est plus fin, sous les
traits d'une belle femme.
ITALIA. 79
La Cène de Léonard de Vinci occupe le nrar du
fond du réfectoire. L'autre paroi est converte par
un Calvaire de Montorfanos , date de 1495. Il y a
du talent dans cette peinture. Mais qui peut se sou-
fcenir devant Léonard de Vinci ?
Certes, l'état de dégradation où se trouve ce
chef-d'ceuvre du genie humain est à jamais re-
grettable ; pourtant il ne lui nuit pas autant qu'on
pourrait croire. Léonard de Vinci est par excel-
lenóe le peintre du mystérieux, de l'ineffable, du
crépuscule ; sa peinture a l'air d'une musique en
mode mineur. Ses ambres sont des voiles qu'il
entr'ouvre ou qu'il épaissit pour faire deviner une
pensée secrète. Ses tons s'amortìssent corame les
couleurs des objets au clair de lune , ses contorci*
s'enveloppent et se noient comme derrière une
gaze noire, et le temps, qui òte aux autrespein-
tres, ajoute à celui-ci en renfonjant les harmo-
nieuses ténèbres où il aime à se plonger.
La première impression que fait cette fresque
merveilleuse tient du rève : toute trace d'art a dis-
parii; elle semble flotter à la surface du mur, qui
rabsorbe corame une vapeur légère. C'est l'ombre
d'une peinture, le spectre d'un chef-d'oeuvre qui
revient. L'effet est peut-ètre plus solennel et plus
religieux que si le tableau mème était vivant : le
«orps a disparu? mais l'àme survit tout entière.
Le Christ occupe le milieu de la table , ayant à sa
80 ITALIA.
droite saint Jean, l'apótre bien-aimé; saint Jean,
dans l'attitude d'adoration , Foeil attentif et doux , la
bouche entr'ouverte, le visage silencieux, se penche
respectueusement, mais affectueusement, comme
le coeur appuyé sur le maitre divin. Léonard a fait
aux apótres des figures rudes, fortement accen-
tuées; car les apòtres étaient tous pècheurs, ma-
nouvriers et gens du peuple. Ils indiquent, par
l'energie de leurs traits , par la puissance de leurs
muscles, qu'ils sont l'Église naissante. Jean, avec
sa figure fémmine, ses traits purs, sa carnation
d'un ton fin et délicat, semble plutòt appartenir à
l'ange qu'à l'homme ; il est plus aérien que terres-
tre, plus poétique que dogmatique, plus amou-
reux encore que croyant ; il symbolise le passage
de la nature humaine à la nature divine. Le Chrisl
porte empreinte sur son visage la douceur ineffable
de la victime volontaire, l'azur du Paradis luit dans
ses yeux, et les paroles de paix et de consolation
tombent de ses lèvres comme la manne celeste dans
le désert. Le bleu tendre de sa prunelle et la teinle
mate de sa peau, dont un reflet semble avoir colore
le pale Charles I" de Van Dyck, révèlent les souf-
frances de la croix intérieure portée avec une rési-
gnation convaincue. Il accepte résolùment son sort,
et ne se détourne point de l'éponge de fìel dans ce
dernier et libre repas. On sent un héros tout moral
et dont l'àme fait la force, dans cette figure d'une in-
ITALIA. 81
comparable suavité : le port de la tète , la finesse de
la peau, les attaches délicatement robustes, le jet
pur des doigts, tout dénote une nature aristocrati-
que au milieu des faces plébéiennes et rustiques de
ses compagnons. Jésu^Christ est le fìls de Dieu ;
mais il est aussi de la race des rois de Juda. A une
religion toute spirituelle, ne fallait-il pas un révé-
lateur doux , élégant et beau , dont les petits enfants
pussent s'approcher sans effroi ? A la place de Je-
sus, assoyez Socrate à cette céne suprème, le ca-
ractère changera aussitòt : l'un demanderà qu'on
sacrifie un coq à Esculape; l'autre s'offrirà lui-
mème pour hostie, et la beauté de l'art grec
serait ici vaincue par la sérénité de l'art chré-
tìen.
Nous aurions pu rester plus de jours à Milan , vi-
siter les seize colonnes antiques de Saint-Laurent,
le grand hópital, le palais Bèlgiojoso, plusieurs
églises riches ou belles; mais nous avons pour
principe de ne plus rien chercher au delà d'une
grande émotion, et la Cène de Léonard de Vinci ne
peut ètre dépassée «par rien; d'ailleurs Venisenous
attirait invinciblement.
Un trongon de chemin de fer nous mena jusqu'à
Treviglio ; la diligence continuant le wagon nous flt
traverser de nuit Brescia, où Fon s'arrèta une
heure. De Brescia nous ne pouvons rien dire , si-
fl on que les maisons, vaguement ébauchées dans
199 f
SS ITALIA.
l'ombre , nous ont pam extrèmement hautes, et
que l'eau d'une fontaine, sur une place où Fon
monte par quelques marches, nous a fait le plus
grand plaisir par sa fratcheur. Nous en bùmes à
tàtons plusieurs gorgées, V^dant qu'on relayait
les cfaevaux.
Dans le porche de l'auberge vivement éclairé
était collée une affiche de spectacle. On annon^ait
deux ballets pour la foire procbaine , Alcine et Ot-
selle, par Mie Auguste Maywood, danseuse amé-
ricaine, qui a fait quelques bonds sur le plancher
de l'Opera il y a plusieurs années. Les Brcscians
haussèrent dans notre estime à dater de ce mo-
ment-là, et la supériorité de la pantomime, intrf-
ligible dans toutes les langues, nous fut de plus
en plus démontrée. »
De Brescia à Verone nous n'avons pas grand'-
chose à mentionner, excepté une échappée sur k
lac de Garde, près de Peschiera; car nous avons
marche comme les dieux homériques, dans un
nuage, mais dans un nuage de poussière.
Verone, dont on ne peut prononcer le notn sans
penser à Romèo et Juliette, dont le genie de
Shakspeare a fait deux ètres réels que rhistoire
voudrait accepter, se présente à Tceil du voyageur
d'une facon assez pittoresque. On suit quelque
temps l'Adige, qu'enjambe un grand pont singu-
lier de briques rouges, avec des arches démesu-
ITALIA. 83
•es, des parapete dentelés en créneaux moresques,
ninne les murailles de Séville , et des escaliers
li empèchent les voitures d'y passer. Des tours
mges au fatte tailladé en scie déchiquètent fort
mvenablement l'horiron , et une belle porte an-
jue , composée de deux ordres de colonnes et
arcades superposées, re$oit majestueusement le»
fclerins.
Les Capuletti et les Montecchi pourraient encore
i quereJJer dans les rues de Verone, et Tybalt y
ter Mercurio ; la décoration n'est pas changée :
l tragèdie de Shakspeare est merveilleusement
xacte. A Verone, cornine dans une ville espa-
nole, il n'y a pas une maison sans balcon , et l'é-
helle de soie n'a qn'k ohoisir. Peu de villes ont
tieux conserve le cachet móyen àge : les arcades
gìvales , les fenètres en trèfles , les balcons décou-
és , les maisons à piliers , les coins de rue sculp-
is, les grands hótels aux marteaux de bronze, aux
rilles ouvragées , où l'entablement couronné de
atues brille de détails d'architecture que le crayon
tal peut rendre, vous reportent aux temps pas-
ti, et l'on est tout étonné de voir circuler dans
f rues des gens habillés à la moderne et des ha-
tes autrlchiens.
|Cet effet est surtout sensible à la place du Mar-
ie, encombré de pastèques, de eitrons, de ce-
fcts et de tomates. Les maisons, coloriées de
84 ITALIA.
fresques par Paolo Àlbasini, avec leur mirador
saillant, leurs ornements sculptés, leurs pillers
robustes , ont la physionomie la plus romantique;
des colonnes à chapiteau compliqué achèvent de
faire de celte place un merveilleux motif pour les
aquarellistes et les décorateurs. C'est l'endroit le
plus anime de la ville. On ne voit que femmes ain
fenétres et sur les portes, et la foule fourmille entre
les éventaires des marchands.
Entre la tombe apocryphe de Juliette , espèce de
cuve de marbré rougeàtre à demi enterrée dans
un jardin, les tombeaux en pleine rue des Scali-
gere , et l'amphithéàtre antique , nous avons choisi,
ne pouvant tout visiter, l'arène romaine, mieux
conservée encore que le cirque d'Arles.
Il ne manque à cette arène que Tenceinte exté-
rieure, doni cinq ou six arcades restées intacles
rendent la restauration du reste extrèmement fa-
cile : quelques semaines de réparation perinet-
traient d'y recommencer les jeux sanglants du
cirque. Tout en montant et en descendant les gra-
dins , aussi purs d'arétes que s'ils avaient élé tail-
lés d'hier, nous nous disions : « Quelle admirable
-place de taureaux on ferait ici , et comme Montès.
Chiclanero, Cucharès, donneraient de belles esto-
-cades aux taureaux de Gaviria et de Veraguas sur
cette arène qui a bu le sang des lions et des gla-
^diateurs ! » On reconnait les loges des belluaires et
ITALIA. 83
des animaux féroces , les entrées et les sorties des
acteurs , les vomitoires du peuple ; la sentine ab-
sorbante pour l'écoulement des eaux après les nau-
machies se distingue parfaitement ; il ne manque
que le public couché dans la poussière des Josa-
phat. Comme si Fon avaitvoulu donner une échelle
de la médiocrité moderne comparée à la grandeur
antique , on a bàti un théàtre en planches dans
l'intérieur de l'arène, dont il couvre à peine quel-
ques gradins ; vingt-deux mille personnes pouvaient
s'asseoir à l'aise dans Famphithéàtre romain.
En nous rendant à la station du chemin de fer
qui relie Verone à Venise , nous remarquàmes un
mouvement de troupes, des roulements de tam-
bour, et beaucoup de gens se dirigeant du mème
coté : on nous dit qu'on allait fusiller sept bri-
gands , et que la veille on en avait fusillo cinq. Si
le temps ne nous eùt manqué, nous aurions été
voir cette exécution , qui dans notre pays nous eùt
fait fuir ; car en voyage la curiosité va quelquefois
jusqu'à la barbarie , et les yeux qui cherchent le
nouveau ne se détournent pas d'un supplice, si le
bourreau est pittoresque et si le patient est d'une
bonne couleur locale.
Heureusement le sifflet du chemin de fer nous
fit renoncer à cette pensée cruelle , et nous nous
asslmes dans le wagon, divise d'un bout à l'autre
par un corridor , et où avaient déjà pris place deur
86 ITALIA,
vénérables capucins, les premiere moines que
nous voyions. Il était sia heures. A huit heures
et demie nous devions arriver à Venise.
YII.
Venise.
Nous éprouvons quelque honte pour le ciel ita-
Hen, qu'on se figure à Paris d'un bleu inaltérable,
à dire qu'à notre départ de Verone de grands
nuages noirs encombraient Thorizon; il est fà-
cheux de commencer un voyage au pays dn soleiì
par des descriptions d'orage , mais la vérité nous
©blige à confesser que la pluie tombait en larges
tranches d'abord sur les lointains , ensuite sur les
plans plus rapprochés de la contrée à travers la-
quelle le chemin de fer nous emportait.
Des montagnes couronnées de nuages , des col-
lines égayées de chàteaux et de maisons de plai-
sance formaient le fond du tableau. Les devants se
eomposaient de cultures très-vertes , très-variées e(
très-pittoresques. La vigne, en Italie, ne se piante
pas comme en France ; on la fait monter et grim-
per en treilles , en guirlandes après des baliveaux
écfrnés qu'elle festonne de som feuillage. Rien n'est
plus graciem que ces longues rangées d'arbres
qui , reliés par leurs bras de pampres , oirt l'air de
ITALIA. 87
se donner la main et de danser autour des champs
me farandole immense; on dirait un chceur de
3acchantes végétales qui, dans un transport muet,
rélèhrent l'antique fète de Lyseus : ces vignes fol-
tes, courant de branche en branche , donnent une
felégance inimaginable au paysage. De loin en loin,
ies métairies ouvertes laissaiént voir sous leur
portique des travailleurs prenant gaiement lemure-
pas du soir, et donnaient de la vie au tableau.
Notons ici quelques particularités du chemin de
fer italien. Sur les écriteaux qui marquent la dis-
tanee parcourue, sont indiquées aussi la pente ou
Vélévation du terrain. Les signaux se font au
moyen de paniers d'une forme particulière, qu'on
hisse le long de grands màts à des hauteurs con-
venues. La voie de fer est simple et n'a pas de rail
de retour. Aux stations, qui sont assez fréquentes,
des marchands viennent vous offrir de menues
pàtisseries, de la limonade, do café, qu'il faut
avaler bouillant ; car vous n'avez pas plutòt ap-
proché la tasse de vos lèvres , que le siffiet à va-
peur fait entendre son cri strident , et que le con-
voi se remet en marche.
Le chemin de fer fróle Vicence , et bientòt arriva
à Padoue, dont nous ne póuvons dire que la
phrase qui sert d'indication au décor d'Angelo :
* A rhorizon , la silhouette de Padoue au moyen
4ge. » Une tour et quelques clochers se détachant
88 ITALIA.
en noir sur une bande de ciel à ton pale, voilà
tout ce que nous avons pu en déinèler ; mais nous
nous dédommagerons plus tard.
Le temps ne se raccommodait pas ; des rafales
de vent, des bouffées de pluie et de subites illumi-
nations d'éclairs poursuivaient le wagon dans son
voi ; il faisait presque froid , et ce bon vieux caban
qui' nous a rendu de si loyaux services en Es-
pagne, en Afrique, en Angleterre, en Hollande et
sur les bords du Rhin, nous prèta fort à propos
l'abri de sa vaste rotonde et de ses grandes man-
ches soutachées. Quoique la locomotive nous menàt
grand train, il nous semblait, tant notre impa-
tience était vive, voyager sur un de ces chars trai-
nés par des colimagons, comme on en voit dans
les arabesques de Raphael. Chaque liomme, poéte
ou non, se choisit une ou deux villes, patries
idéales qu'il fait habiter par ses. rèves , dont il se
figure les palais , les rues , les maisons , les aspecls ,
d'après une architecture intérieure, à peu près
comme Piranèse se plait à bàtir avec sa pointe
d'aquafortiste des constructions chimériques, mais
douées d'une réalité puissante et mystérieuse. Qui
jette les fondations de cette ville intuitive ? Il serait
difficile de le dire. Les récits, les gravures, la vue
d'une carte de géographie , quelquefois l'euphonie
ou la singularité du nom , un conte lu quand on
était tout jeune , la moindre particularité : tout y
ITALIA. 89
^onlribue, tout y apporte sa pierre. Pour notre
part , trois villes nous ont toujours préoccupé :
Grenade , Venise et le Caire. Nous avons pu com-
parar la Grenade réelle à notre Grenade , et dresser
notre lit de camp dans l'Alhambra : mais la vie
est si mal faite, le temps coule si gauchement , que
nous ne connaissions encore Venise que par cette
image tracée dans la chambre noire du cerveau ,
ima gè souvent si arrètée que l'objet méme l'efface
à peine. Nous n'étions plus qu'à une demi-heure
de la Venise véritable , et nous qui n' avons jamais
souhaité qu'un seul grain de poussière accéléràt
sa chute dans le sablier, tant nous sommes sur que
la mort arriverà, nous aurions volontiers sup-
primé de notre vie ces trente minutes. Quant au
Caire , c'est un autre compte à régler , et d'ailleurs
Gerard de Nerval l'a vu pour nous.
Malgré la pluie qui nous fouettait la figure , nous
nous penchions hors de la fenètre du wagon pour
tàcher de saisir dans l'ombre quelque ébauche
lointaine de Venise, la vague silhouette d'un clo-
cher, lescintillement d'une lumière ; mais la nuit se
faisait profonde, et Thorizon impénétrable; enfin, à
une station, Fon avertit les gens qui voulaient des-
cendre à Mestre. C'était à Mestre que naguère on
s'embarquait pour Venise; maintenant,lecheminde
fer a rendu la gondole inutile : un pont immense
enjambela lagune et soude Venise à la terre ferme.
90 ITALIA.
Jamais nous n'avons éprouvé d'impression plus
étrange. Le wagon venait de s'engager sur la
longne chàussée. Le ciel était corame une coupole
de basalte rayée de veines fauves. Des deux còtés ,
la lagune , avec ce noir mouillé plus sombre que
l'obscurité mème, s'étendatt dans l'rncoiinu. De
temps en temps des éclairs blafards secouaient leors
torches sur l'eau , qui se révéìait par un soudain
embrasement , et le convoi sembterit chevaucher à
travers le vide comme Fhippogrifte d'un cauche-
mar , car on ne pouvait distinguer ni le ciel , ni
l'eau , ni le poftt. Certes , ce n'était pas ainsi que
nous avions: révé notre entrée à Venise ; mais celle-
là dépassait en fantastique tout ce que Fimagina-
tion de Martinn eùt trouvé de mystérieux, de gi-
gantesque et de formidable pour une avenue de
Babylone ou de Ninive. L'orage et la nuit avaient
préparé à la manière noire la planche que le ton-
nerre dessinait en traits de feu , et la locomotive
ressemblait à ces chariots bibliques dont les rones
tourbillonnent cornine des flammes et qui ravfesent
quelque prophète au septième ciel.
Cette course vertigineuse dura quelques minutes,
puis la locomotive ralentit son essor et s'arrèta. Un
grand débarcadère , sans aucune décoration archi-
tecturale, recut les voyageurs, à qui Fon demanda
leurs passe-porte, en leur donnant une carte poor
les envoyer retirer plus tard; Fon entassa les mal-
ITALIA. 91
les darre une gondole-omnibus installée en facon
de galiote, et Fon se mit en marche. L'auberge
de FEorope, qu'on nous avait indiquée , se trouve
précisément à l'aulre bout de la ville , circonstance
que nous ignorions alors et qui nous valut la plus
étonnanle promenade qu'on puisse imaginer : ce
n'est pas te voyage dans le bleu de Tieck, mais c'est
un voyage dans le noir, aussiétrange, aussi mysté-
rienx que ceux qu'on fait pendant les nuits de cau-
chemar, sur les ailes de chauve-souris de Smarra.
Àrriver de miit à la ville que Ton rève depnis
longues années est un accident de voyage très-
simple , mais qui paralt combine pour pousser la
curiosile au dernier degré d'exaspération. Entrer
dans la demeure de sa chimère les yeux bandés est
tout ce qu'il y a de plus irritant au monde. Nous
l'avions déjà éprouvé pour Grenade, où la diligence
nous jeta à deux heures du matin, par des ténèbres
d'une opacité désespérante.
•La barque suivit d'abord un canal très-large , au
bord duquel se dessinaient confusément des édi-
fices obscurs piqués de quelques fenètres éclairées
et de quelques falots qui versaìent des tralnées de
paillettes sur Feau nofre et vacillante ; ensuite elle
s'engagea à travers d'étroites rues d'eau très-com-
pliquées dans leurs détours, ou du moins qui nous
paraissaient telles à cause de notre ignorance da
chemin.
92 ITALIA.
L'orage, qui tirait à sa fin, illuminait encore le
ciel de quelques lueurs livides qui nous trahissaient
des perspectives profondes, des dentelures bizarres
de palais inconnus. A chaque instant Fon passait
sous des ponts dont les deux bouts répondaient à
une coupure lumineuse dans la masse compacte et
sombre des maisons. A quelque angle une veilleuse
tremblait devant une madone. Des cris singuliers
et gutturaux retentissaient au détour des canaux ;
un cercueil flottant, au bout duquel se penchait
une ombre , filait rapidement à coté de nous ; une
fenètre basse rasée de près nous faisait entrevoir
un intérieur étoilé d'une lampe ou d'un reflet,
comme une eau-forte de Rembrandt. Des portes ,
dont le flot léchait le seuil, s'ouvraient à des figures
emblématiques qui disparaissaient ; des escaliers
venaient baigner leurs marches au canal et sem-
blaient monter dans l'ombre vers des babels mys-
térieuses ; les poteaux bariolés où Fon attaché les
gondoles prenaient devant les sombres fagades des
attitudes de spectres.
Au haut des arches , des formes vaguement hu-
maines nous regardaient passer comme les mornes
figures d'un rève. Parfois toutes les lueurs s'étei-
gnaient, et Fon avangait sinistrement entre quatre
espèces de ténèbres, les ténèbres huileuses, hu-
mides et profondes de l'eau, les ténèbres tempé-
tueuses du ciel nocturne et les ténèbres opaques
ITALIA. 93
des deux murailles, sur Fune desquelles la lanterne
de la barque jetait un reflet rougeàtre qui révélait
des piédestaux, des fùts de colonne, des portiques et
des grilles aussitòt disparus.
Tous les objets touchés dans cette obscurité par
quelque rayon égaré prenaient des apparences
mystérieuses, fantastiques , effrayantes, hors de
proportion. L'eau, toujours si formidable la nuit,
ajoutait encore à l'effet par son clapotement sourd,
son fourmillement et sa vie inquiète. Les rares ré-
verbères s'y prolongeaient en tratnées sanglantes,
et ses ondes épaisses, noires comme celles du,Co-
cyte, paraissaient étendre leur manteau complai-
sant sur Jbien des crimes. Nous étions étonn^s de
ne pas entendre tomber quelque corps du haut
d'un balcon ou d'une porte entr'ouverte; jamais
la réalité n'a moins ressemblé à elle-mème que ce
soir-là.
Nous eroyions circuler dans un roman de Matu-
rili, de Lewis ou d'Anne Radcliff, illustre par Goya,
Piranèse et Rembrandt. Les vieilles histoires des
Trois Inquisitemi, du conseil des Dix, du pont des
Soupirs', des espions masqués, des puits et des
plorabs , des exécutions au canal Orfano , tout le
mélodrame et la mise en scène romantique de Fan-
cienne Yenise, nous revenaient malgré nous en
mémoire, assombris encore par des réminiscences
du Confessionnal des Pénitents noirs et d' Abellino ou
94 ITALIA.
le Grand Bandii, Une terreur froide, humide et
noire comme tout ce qui nous entourait, s'était
emparée de nous , et nous songions involontaire-
ment à la tirade de Malipiero à la Tisbé , quand il
dépeint l'eflroi que lui inspire Venise. Cette impres-
sici!, qui semblera peut-ètre exagérée, est de la
vérité la plus exacte , et nous peusons qu'il serail
diffìcile de s'en défendre , méme au philistin le plus
positif; nous allons méme plus loin, c'est le Trai
sens de Venise qui se degagé, la nuit, des transfor-
matioas moderne* ; Venise, cette ville qu'on dirait
plantée par un décorateur de théàtre et dont un
auteur de drames sembie avoir arrangé les mceurs
pour le plus grand intérèt des intrigues et des de-
noùments.
L'ombre lui read le mystère dont le jour la dé-
pouille , remet le masque et le domino antiques
aux vulgaires habitants, et donne aux plus simples
mouvements de la vie des allures d'intrigue ou de
crime. Chaque porte qui s'entre-bàille a Fair de
laisser passer un amani ou un bravo. Chaque gon-
dole qui glisse silencieusement parait emporter un
couple amoureux ou un cadavre avec un stylet de
cristal brisé dans le cceur.
Enftn la hprque s'arrota au bas d'un escalier de
marbré donila iner baignait les premières marches,
devant une facade qui flaaaboyait par toutes.ses ou-
verture. Naus étions à Fancien palate Giustiniani
ITALIA. 9$
transformé aujourd'hui en hotel, corame plusieurs
autres palais de Venise. Une demi-douzaine de gon-
doles étaient groupées à la porte cornine des voi*
tures qui attendent leur maitre :.un grand escalier,
assez monumentai, nous conduisit aux étages su-
périeurs, composés chacun d'une salle longue et
profonde, de la largeur des fenètres/et d'apparte-
tements latéraux ayant vue sur le canal et sur la
terre.
En attendant qu'on nous servlt à souper, nous
nous étions accoudé au balcon, orné de colonne»
de marbré et d'ogives moresques. La pluie avait
cesse. Le del pur et lave resplendissait d'étoiles, la
voie lactée tachetait le sombre azur de cent millions
de gouttelettes blanches, et de nombreuses bolides
rayaient l'horizon de leur fusée si vite évanouie.
Quelques points brillants, étoiles de la terre, srin-
tillaient à l'autre rive, qu'eUes faisaient deviner;
une silhouette indistincte de dòme s'ébauchait à
notre droite, de l'autre coté de l'eau, et, en nous
penchani; un peu, nous découvrìons à notre gauche
une scintillante ligne de feux, que nous jugeàmes
devoir ètre les réverbères de la Piazzetta. Quelques
petites étincelles, semblables & celles qui courent
sur le papier brulé, serpentaient sur le fond noir.
C'étaient les lanternes des gondoles qui alkient et
venaient.
U n'était pas tard encore, et nous aurions pu
96 ITALIA.
sortir ; mais nous nous étions promis de nous garder
intact pour le lendemain le coup d'oeil de la place
Saint-Marc, et nous avions résolu d'attendre que la
décoration fùt éclairée. Nous eùmes donc la force
de ne pas quitter notre chambre , où nous ne tar-
dàmes pas à nous endormir, malgré les piqùres des
moustiques , en repassant dans notre tète la Venise
de Canaletto, de Bonnington, de Joyant et de Wyld.
Lematin, notre premier mouvement fut de cou-
rir au balcon : nous étions à l'entrée du grand ca-
nal, en face de la douane de mer, bel édifice à co-
lonnes rustiques ornées de bossages et supportai
une tour carrée, terminée par deux hercules age-
nouillés dos à dos et soutenant de leurs épaules ro-
bustes une boule du monde, sur laquelle tourne
une figure nue de la Fortune, chauve par derrière,
échevelée par devant, et retenant avec ses mains
les deux bouts d'un voile qui fait girouette et cède
à la moindre brise; car cette figure est creuse
comme la Giralda de Séville. Près de la Dogana
s'arrondissait la bianche coupole de Santa-Maria
della Salute, avec ses volutes contournées, son es-
calier pentagone et sa populalion de statues. Une
Ève, dans le deshabillé le plus galant, nous sourìait
du haut d'une comiche sous un rayon de soleìl.
Nous reconnùmes sur-le-champ la Salute , d'après
le beau tableau de Canaletto, qui est au Musée : au
fond, Fon apercevait la pointe de la Giudecca et
ITALIA. 97
l'ile de Saint-Georges-Majeur, où l'église de Palladio
montre, au-dessus d'une batterie autrichienne, sa
facade grecque, son dòme orientai et son clocher
vénitien du rose le plus vif.
Une école de natation était installée à l'embou-
ctiure du canal, et diverses embarcations de diffé-
rents tonnages, depuis le bateau de péche jusqu'au
bateau à vapeur et au trois-màts, dessinaien
leurs agrès dans la sérénité bleue du malin. Les
barques qui approvisionnent la ville arrivaient à la
voile ou à la rame, suivant leur direction. C'était un
tableau ravissant, aussi clair que celui de la veille
était sombre.
Aller à pied dans Venise est chose difficile pour
un étranger. Notre premier soin fut donc de louer
une gondole. On a beaucoup abusé de la gondole
dans les opéras comiques, les romances et les nou-
velles. Ce n'est pas une raison pour qu'elle soit
mieux connue. Nous cn ferons ici une description
détaillée. La gondole est une production naturale
de Venise , un ètre anime ayant sa vie speciale et
locale, une espèce de poisson qui ne peut subsister
que dans l'eau d'un canal. La lagune et la gondole
sont inséparables et se complètent Fune par l'autre.
Sans gondole, Venise n'est pas possible. La ville est
un madrèpore dont la gondole est le mollusque.
Elle seule peut serpenter à travers les réseaux inex-
tricables et l'infime capillarité des rues aquatiques.
199 g
98 ITALIA.
La gondole étroite et longue, relevée à ses deux
bouts, tirant très-peu d'eau, a la forme d'un patin.
Sa proue est armée d'une pièce de fer piate et polie
qui rappelle vaguement un col de cygne courbé, oo
plutòt un manche de violon avec ses chevilles. Sii
dents, dont les interstices sont quelquefois ornées
de découpures, contrìbuent à cetie ressemblance.
Cette pièce de fer sert de décoration, de défense et
de contre-poids, l'embarcation étant plus chargéeà
l'arrière ; sur le bordage de la gondole , près de la
proue et de la poupe, sont plantés deux morceaux
de bois contournés comme ceux des jougsde bceuf,
où le barcarol appuie sa rame debout sur une petite
piate-forme et le talon calè par un tasseau.
Tout ce qui paraìt de la gondole est enduit de
goudron ou peint en noir. Un tapis plus ou moins
riche en garnit le fond; au milieu est posée la
cabine, la felce, qui s'enlève facilement lorsqu'on
veut luì substituer un tendelet, dégénéresCence ino-
derne dont tout bon Vénitien gérait. La felce est en-
tièrement tendile en drap noir, et meublée de deux
moelleux coussins de maroquin de méme couleur
avec dossiers renversés; de plus, il y a deux stra-
pontins sur les còtés , de sorte qu'on peut j tenir
quatre ; sur chaque face laterale sont coupées deux
fenètres qu'on laisse ordinairement ouvertes , mais
qui se ferment de trois manières, premièrement
par une giace de Venise à biseau ou à cadre de
ITALIA. 99
fleurs entaiUées dans le distai ; secondement , par
une jalousie à lames mobiles pour voir sans élre
vu; troisièmement, par un panneau d'étoffe sur le-
quel, pour plus de mystère, on peut faire encore
tomber le drap de la felce : ces différents systèmes
glissent sur une coulisse transversale. La porte, par
laquelle. on entre à recnlons , car il serait difficile
de se retourner dans cet étroit espace, a seulement
une giace et un panneau. La partie qui est en bois
est sculptée avec plus ou moins d'élégance, selon la
richesse du proprietarie ou le goùt du barcaroi. Àu
chambranle gauche de cette porte reluit un écus-
son de cuivre surmonté d'une couronne; e'est là
que Fon fait graver son blason ou son cbiffre; au-
dessous, un petit cadre garni d'un verre et s'ou-
vrant à Tintérieur contient Fimage pour laquelle
le patron ou le gondolier ont une dévotion speciale :
la Sainte-Yierge, saint Marc, saint Théodore ou sajnt
Georges.
Cesi de ce cóté-là aussi qu'on accroebe la Jan-
terne, usage qui commence à se perdre un peu,
car bien des gondoles chemment sans avoir cette
étoile au front. A cause du blason, du saint et de la
lanterne, la gauche est la place d'honneur; c'est là
que se mettent les femmes, les personnes àgées ou
considérables. Àu fond, un panneau qui se déplaee
permet de parler au gondolier poste à la poupe, le
seul qui dirìge vraiment l'embarcation , son aviron
100 ITALIA.
étant à la fois une rame et un gouvernail. Deux
cordes de soie avec deux poignées vous aident à
vous rclever lorsque vous voulez sortir, car Fon est
assis très-bas ; le drap de la felce est enjolivé à Fex-
térieur de houppes de soie assez semblables à celles
desbonnets de prétre, et, lorsqu'on veut se fermer
complétement, se déploie sur Farrière de la cabine
cornine un drap mortuaire trop long sur un cer-
cueil. Pour terminer la description , disons que sur
le bordage intérieur des espèces d'arabesques sont
enlevées en blanc sur le champ noir du bois. Tout
cela n'a pas Fair fort gai, et cependant, s'il faut en
croire le Beppo de lord Byron , il se passe dans ces
noires gondoles des scènes aussi dróles que dans
les carrosses d'enterrement. Mme Malibran, qui
n'aimait pas à entrer dans ces petits catafalques,
essaya, mais sans succès, d'en changer la couleur.
Cette teinte , qui peut nous sembler lugubre , ne le
paralt pas aux Vénitiens , accoutumés au noir par
les édits somptuaires de Fancienne république , et
chez qui les corbillards d'eau, les draps mortuaires
et les croque-morts sont rouges.
Nous avions choisi une gondole à deux rameurs :
celui de la poupe, cuit et recuit par le soleil, avec
sa petite calotte vénitienne sur le haut de la tète,
son épais collier de barbe fauve,*ses manches re-
troussées, sa ceinture et son pantalon large, rap-
pelait assez Fancien caractère ; celui de la proue ,
ITALIA. 101
beaucoup plus petit-maitre et modernisé, portait
une casquette d'où sortait une mèche frisée , une
veste d'indienne à raies, un pantalon de monsieur,
et mélangeait au type du gondolier le type du do-
mestique de place. Comme il faisait beau , un ten-
delet à bandes bleues et blanches remplagait, à
notre grand regret, la felce sous laquelle nous eus-
sions volontiers étouffé de chaleur par l'excessif
amour de la couleur locale.
Nous demandàmes qu'on nous conduislt tout de
suite à la place Saint-Marc, qui se trouvait bien où
la ligne de gaz nous l'avait fait supposer la veille.
En prenant le large , nous pùmes examincr la fa-
gade de notre auberge , qui était vraiment fort
magnitìque avec ses trois étages de balcons, ses
fenètres mauresques et ses colonne ttes de marbré.
Sans un malheureux écriteau piante au-dessus du
portique et contcnant ces mots : « Hotel de l'Europe,
chez Marseille , » le palais Giustiniani serait encore
tei qu'on le voit sur le merveilleux pian d'Albert
Durer , & l'exception de deux fenètres au troisième
éta ge , percées à coté de la baie primitive , qu'on
discerne toujours dans la muraille. Et les anciens
propriétaires , s'ils revenaient de l'autre monde
dans la gondole de Caron, barcarol de l'enfer,
retrouveraient sans hésiter leur demeure sur le
grand canal , intacte , quoique déshonoréc. Venise
a cela de particulier, que, bien que son drame
402 ITALIA.
soit fini , la décoralion da passe y est restée en
place.
Les gondoliere rament debout en se penchant
sur leiir aviron. Il est étonnant qa'ils ne tombent
pas à chaque instant dans l'eau , car tont le poids
de leiir corps porte en avant. Ce n'est qae la grande
habitnde qui leur donne l'aplomb nécessaire pour
se tenir ainsi toujours en suspens. L'apprentissage
doit coùter plus d'un plongeon ; rìen n'égale leur
adresse à éviter les cbocs , la précision avec la-
quelle ils tournent un angle de rue, abordent un
traghetto , un escalier ; la gondole est si seosible
à la moindre impression, qn'on dirait un ètre
vivant.
Quelques coups de rames nous eurent bientòt
amene en face d'un des plus merveilieirx spec-
tacles qu'il soit donne à i'oeil humain de contem-
pler : la Piazzetta vue de la mer ! Nous tenant
debout à la proue de la gondole arrètée , nous re-
gardàmes quelque temps, dans une muette exlase,
ce tableau sans rivai au monde, et le seul peut-ètre
que l'imagination ne puisse dépasser.
A gauche , en prenant le point de vue du large,
on aper^oit d'abord les arbres du jardin royal,
tra^ant une ligne verte au-dessus d'une terrasse
bianche , puis la Zecca ( hotel de la Monnaie ) , ba-
ttment à la robuste architecture , et l'ancienne
bibliothèque , oeuvre de Sansovino , avec ses élé-
ITALIA. 103
gantes arcades et son couronnement de statue*
mythologiques.
A droite, séparé par un espace qui forme la
Piazzetta, vestibule de la place Saint-Marc, le pa-
lais ducal offre sa folade vermeille losangée de
marbré blanc et rose, ses piliers massifs suppor-
tant une galerie de colonnettes , dont les nervures
contienncnt des trèfles quadrilobés, ses six fenétres
en ogive, son balcon monumentai enjolivé de con-
soles, de niches, de clochetons, de statuettes, que
domine une Sainte-Vierge ; son acrotère découpant
sur le bleu du ciel ses fcuiltes d'aeanthe et ses
pointes alternées , et le listel en spirale qui cor-
donne sesangles, et se termine par un pinacle évidé
à jour.
Au fond de la Piazzetta , du coté de la Biblio-
thèque, s'élève à une hauteur prodigieuse le Cam-
panile , immense tour de brìques au toit aigu sur*
monte d'un ange d'or. Du còlè du palaia ducal ,
Saint-Marc , vii de flanc , montre un coin de son
portali , qui fait face à la Piazza. La perspective
est fermée par quelqaes arcades de vieiJles Procu-
ra ties, et la tour de THorloge, avec ses Jacque-
marts de bronze, son lion de Saint-Marc sur fond
bleu étoilé, et son grand cadran d'azur, où les
vingt-qaatre heures sont inscrites.
Au premier pian , en face du débarcadère des
gondoles , enlre la Bibliothèque et le palaia duca! ,
ÌOi ITALIA.
se dressent deux énormes colonnes de granit afri-
cain d'un seul morceau, jadis roses, mais lavées
de tODS plus froids par la pluie et le temps.
Sur celle de gauche , en venant de la mer , se
tieni , dans une attitude triomphante, le front coiffé
d'un nimbe de metal , l'épée au coté , la lance au
poing , la main appuyée à sa targe , un saint
Théodore d'une belle tournure, foulant aux pieds
un crocodile.
Sur celle de droite, le lion de Saint-Marc en
bronze, les ailes déployées, la griffe sur son évan-
gile, le mufle refrogné, tourne la queue au cro-
codile de saint Théodore , de Fair le plus farouche
et le plus maussade que puisse prendre un animai
héraldique. Les deux inonstres ne paraissent pas
vouloir frayer ensemble.
On dit qu'il n'est pas de bon augure de débar-
quer entre ces deux colonnes , où se faisaient au-
trefois les exécutions , et nous priàmes le gondo-
liere quand il nous mettrait à terre, de débarquer
par l'escalier de la Zecca ou du pont de la Faille,
ne nous souciant nullement de finir comme Marino
Faliero, à qui mal en prit d'avoir été jeté par la
tempètc au pied de ces piliers redoutables.
Au flelà du palais ducal on voit les prisons neuves,
auxquelles il se relie par le pont des Soupirs , es-
pèce de cénotaphe suspendu au-dessus du canal de
la Paille ; puis une ligne courbe de palais , de
ITALIA. 105
maisons, d'églises, d'édifices de toutes sortes, qui
forme le quai des Esclavons (la riva dei Schiaverai) ,
et se termine par le massif de verdure des jardins
publics , dont la poiute s' avance dans la iner.
Près de la Zecca débouche le grand canal et se
présente de front la donane de mer, qui fait, aver
les jardins publics , les deux bouts de cet are pa-
noramique sur lequel s'étend Venise , comme une
Vénus marine qui sèche sur le rivage les perles
salées de Félément natal.
Nous avons indiqué, le plus exaclement qu'il
nous a été possible , les principaux linéaments du
tableau ; mais ce qu'il faudrait rendre, c'est Feffet,
c'est la couleur, c'est le mouvement , c'est le frisson
de Fair et de Feau, c'est la vie. Comment exprimer
ces tons roses du palais ducal , qui semble vivre
comme de la chair ; ces blancheurs neigeuses des
slatues , dessinant leur galbe dans Fazur de Vero-
nése et de Titien ; ces rougeurs du Campanile , que
caresse le seleil ; ces éclairs d'une dorure lointaine,
ces mille aspeets de la mer, tantót claire comme
un miroir, tantót fourmillante de paillettes comme
la jupe d'une danseuse ? Qui peindra cette atmo-
sphère vague , lumineuse , pleine de rayons et de
vapeurs , d'où le soleii n'exclut pas le nuage ; ce
va-et-vient de gondoles, de barques, d'argosils, de
galiotes ; ces voilcs rouges ou blanches ; ces navires
a Ppuyant familièrement leurs guibres sur le quai ,
106 ITALIA.
avec leurs mille accidents pittoresques de paviBons,
de filets et de lignes qui sèchent ; les matelots qui
chargent et déchargent les barques , le* caisse*
qu'on porte , les tonneaux qu'on roule , les prò-
meneurs bigarrés du mòle , Dalmates , Grecs, Le-
vantins et autres , que Canaletto indiquerait d'une
seule to'uche ; comment faire voir toot cela simul-
tanément, comme dans la nature, ayec un procède
successif ? Car le poéte , moins heureux que le
peintre et le rausicien , ne dispose que d'une sede
ligne; le premier a toute une palette, le second
tout un orchestre.
Le débarcadère de la Piazzetta est orné de lan-
ternes gothiques , historiées de figures de samfcs,
plantées sur des poteaux qui trempent dans la mer.
L'une de ces lanternes a été donnée par la du-
chesse de Berry. Les gondoles font émeute à ce
traghetto , le plus frequente de tous. Pour appro-
cher de la riye , il faut se servir du fer de hache
de la barque comme d'un coin, à Faide duquel
on divise cette masse épaisse. Quand on aborde,
une foule de faquins vieux et jeunes, en guenilles,
accourent tenant à la main un bàton arme d'un
clou qui accroche le bateau comme une gaffe, et
le maintient pendant que vous mettez pied à terre,
opération qui présente dans les premiere temps
une certaine difficullé , vu la mobilitò extréme de
la fréle embarcation. Vous penscz bien qùe ceibe
ITALIA. 407
sollicitnde n'a pas pour but de vous empécher de
tomber à l'eau ou de prendre un bain de pieds sor
une marche inférieure. Une main sale ouunbonnet
crasseux , humblement tendos , vous inviteront à y
laisser tomber le sou ou le centime autrìchien , rè-
compense de ce petit service.
Sur le socie des deux colonnes se tiennent assis
des gondoliere atfendant la pratique, des mendiants,
des enfants hàves et demi-nus qui cherchent leur
vie sur les escaliers de Venise, toute une population
picaresche, amoureuse de far mente et de soleil.
Ges socles - étaient autrefois ornés de sculptures
aujourd'hui presque effacées par le frottemenl , et
qui sembfent avoir représdnté des figurines tenant
des fruits et des feuillages. Combien a-t-il fallii de
fonds de cuiottes pour user ce granii , est un pro-
Meme que nous laissons à résopdre aux mathéma-
ticiens sans ouvrage. Pour eri finir avec les colonnes,
disons que celle de saint Théodore penche un peu
vers la Bibliollièque , et celle du lion de Saint-Marc
vers le palais ducal.
Dès les premiers pàs que Ton fait sur la Piaz-
zetta, on rencontre une guérite autrichienne zébrée
de jaune et de noir, et quatre pièces de canon aux
affùts peints en jaune, la gueule bouchée, le cais-
son par derrière, dans une espèce de pare d'artìlle-
rie adossé aux arcades en ogive du palais des
Doges. Toute idée politique à part, celle vue choque
108 ITALIA.
comme une dissonance dans ce concert de chosei
admirables ; c'est la brutalité qui s'épate lourd*
ment au milieu de la poesie.
La fagade du palais ducal qui donne sur li
Piazzetta est pareille à celle qui regarde la mer
elle a , comme elle , une croisée monumentale d'oi
Manin, en résignant le gouvernement provisoin
après la capitulation de Venise, en 1849, harangui
le peuple pour la dernière fois.
Au bout de la Piazzetta se trouve la Piazza , qrc
fait équerre avec elle, et qui, comme son noml'ift
dique, est beaucoup plus grande.
Les quatre pans de la Piazza sont oceupés par fe
facade de Téglise de Saint-Marc , située près dn
palais ducal , par la tour de THorloge , les Procu-
raties vieilles et neuves , qui se font pendant , e!
un vilain palais moderne de goùt classique , éteré
stupidement en 1809 pour faire une salle do!
trónè , à la place de la délicieuse église de San-
Geminiano , dont le style élégant correspondait i
bien à la basilique. Le Campanile , orné à sa base
d'un charmant petit édifice de Sansovino , qu'on
appelle la Logette , est isole et se dresse à l'angle
des Procuraties neuves; sur la mème ligne, à pev
près , sont plantés les trois màts qui supportaient
les étendards de la république.
En se reculant vers le fond de la place, on jouit
d'un coup d'oeil vraiment féerique et qui vous cause
ITALIA. 409
m éblouissement , quelque préparé qu'on y soit
par les peintures et les descriplions. Saint- Marc
sst devant vous avec ses cinq coupoles, ses porcbes
fetincelants de mosaìques à fond d'or, ses cloche-
tons à jour, son immense verrière devant laquelle
piaflent les quatre chevaux de Lysippe , sa galene
de colonnetles , son lion ailé , ses pignons en ogive
fleuronnés de feuillages qui portent des statues , ses
piliers de porphyre et de marbres antiqnes , son
aspect de tempie , de basilique et de mosquóe :
édiflce étrange et mystérieux , exquis et barbare ,
immense amoncellement de richesses, église de
pirates, faite de morceaux volés ou conquis à toutes
les civilisations.
Une vive lumière faisait étinceler le grand évan-
géliste sur son ciel étoilé d'or ; les mosaìques
reluisaient par paillettes; les coupoles d'un gris ar-
gentò s'arrondissaient comme les dòmes de Sainte-
Sophie à Constantinople, et des bouffées de colom-
bes s'envolaient par moment des corniches et des
balustrades pour venir s'abattre familièrement sur
la place. On eùt dit un rève orientai pétrifié par la
puissance de quelque enchanteur , une église mo-
resque ou une mosquée chrétienne élevée par un
calife converti.
À cettc promenade nous ne regard&mes par ti cu -
lièrement aucun détaii, et nous vous traduisons
notre impression incomplète, mais generale et co-
ilO ITALIA.
lorée de celle nuance vive que donne le premier
coup d'oeil. Nous monterons mairi tenant , si vous
le voulez , au Campanile. Cesi notre habitude qnand
nous arrivons dans une ville : nous préfèrons cette
carte en relief à tous les plans et à tous les guides
du monde. On se loge ainst tout de suite dans la téle
la configuration de l'endroit que Fon va habiter.
Cornine la Giralda de Sé ville, le Campanile n'a
pas d'escalier : Fascension s' opere par une rampe
que Fon pourrait gravir à cheval, lant la pente
est douce. L'inlérieur du Campanile est rempli par
une cage de briques autour de laquelle tourne la
rampe , et qui est fenestrée de grandes ouvertures
allongées. A chaque palier une petite meurtrière,
pratiquée sur une des faces de la tour, laisse filtrar
une lumière suffisante. Après avoir monte assez
longtemps, on parvient à la piate-forme, où sonf
les cloches. Des colonnes de marbré vert et rouge
supportent quatre arcades sur chaque pan du Cam-
panile et laissent la vue s'étendre aux quatre
points de Fhorizon ; un escalier en spirale permei
de s'élever encore plus haut, jusqu'au pied de
r-ange dorè : mais c'est une fatigue inutile , car le
panorama compiei de Venise se déroute dès cette
première station.
Si , en s'appuyant au balcon , la figure tournée
du coté de la mer, on regarde au -dessous de soi,
Fon voit d'abord le toit peuplé de Vénus, de Neptune,
ITÀUÀ. 111
de Mars, et autres allégories de la Bibliothèque de
Sansovino , aujourd'bui palais royal , puis celui du
palais duca] , tout lamé de plomb ; on plonge aussi
dans la cour de la Zecca ; et la Piazzetta, avec ses
colonnes et ses gondoles , étale son pavé à com-
partimento. Plus loin , c'est la mer tachetée d'tles
et d'embarcations.
Saint-Georges Majeur avec son clocher rougc ,
ses deux bastions blancs , son bassin , sa ceinture
de barques atlirées par la franchise du port , ap-
paratt au premier pian. Un canal le séparé de la
Giudecca, ce faubourg maritime de Venise qui
tourne vers la ville une ligne de maisons , et vers
la mer une ceinture de jardins. La Giudecca a deux
églises, Santamaria et le Rédempteur, dont la cou-
pole bianche abrite un couvent des capucins.
Àu delà de Saint-Georges l'on découvre la Sanità,
petit Hot ; San-Servolo, où est Fhòpital des fous; les
Àrméniens , monastère et collège de langues orien-
tales; puis enfln le Lido, plage aride et sablon-
neuse , qui fait , avec la longue , étrpite et basse
langue de terre de Malamocco , un rempart à Ve-
nise contre le flot de l'Adriatique.
Derrière la Giudecca, s'enfon^anl plus ou inoins
à l'horizon , s'étagent sur le hleu de la mer la Gra-
zia, San-Clemente > lieu de pénitence et de déten-
tion pour les prétres disciplinaires; Po veglia, où
les vaisseaux font quarantaine , et plus loin encore
112 ITALIA.
que la tigne de Malamocco , presque invisible dans
le scintillement des vagues, la petite Ile de San-
Pietro. Ces Ues sont signalées à l'oeil par un de ces
longs clochers rouges à la vénilienne dont le Cam-
panile semble ètre le prototype.
Sur cette mer se fait un grand mouvement de
barques, de gondoles et de bàliments de toutes
sortes : le bateau à vapeur de Trieste , au moment
où nous étions sur le clocher , arrivait crachant la
vapeur, agìtant ses palettes et faisantde grandsre-
mous dans l'eau paisible dont on voyait le fond
par places ; des lignes de pieux marquent sur la la-
gune les canaux praticables pour les navires; car
la profondeur ordinaire n'est que trois ou quatre
pieds; ces pieux vus de cette hauteur ont l'air
d'hommes qui pèchent dans l'eau jusqu'à mi-jambes.
Plus loin , l'oeil se perd dans ces grands cercles
d'azur que Fon prendrait pour le ciel , si quelque
voile dorée par un rayon de soleil ne vous avertissait
de votre erreur.
La transparence du ciel , la limpidità des eaux ,
l'éclat de la lumière , la netteté des silhouettes , la
force et la finesse du ton donnaient à cette vue im-
mense une splendeur éblouissante et vertigineuse.
En se tournant vers le fond de la Piazza , la per-
spective se présente ainsi : la continuation de la
Giudecca, la Dogana avec sa Fortune échevelée,
dont la boule, qu'on est en tram de redorer, luit
ITALIA. 113
d'un éclat tout neuf; la Salute et son doublé dòme ,
l'entrée du grand canal qui , malgré sa largeur,
disparatt bientòt entre les maisons ; San-Moise et son
clocher, rejoint à l'église par un pont ; San-Stephano,
à la tour de briques , surmontée d'une statue qui
foule un croissant ; la grande église rougeàtre de
Santa-Maria Gloriosa dei Fra ri, élevant au-dessus des
toits son porche anguleux; la coupole noire de
Saint-Siméon le Petit , la seule à Venise qui soit de
cette couleur , parce qu'au lieu d'ètre couverte de
plomb elle est coiffée de cuivre , ce qui produit au
milieu des casques d'argent des autres églisesl'cffet
de ces armures de chevaliers mystérieux dans les
tournois du moyen àge ; puis , à l'extrémité du ca-
nal toujours invisible , San-Geremia , dont le dòme
et la tour ont regu quelques boulets pendant le
siége. Derrière San-Geremia verdissent les arbres
du Jardin botanique, et les Scalzi montrent, à còlè
de la station du chemin de fer , leur ragade en ré-
paration encombrée de charpentes.
Entre ces églìses dépassant les Mtisses vulgaires
de toute la hauteur de l'idée , faites moutonner un
océan de toits tumultueux et de tuiles désordonnées,
faites jaUlir des milliers de cheminées rondes, car-
rées , évasées cn turban , crénelées en tourelles ,
épanouies en pots de fleurs , des formes les plus bi-
zarres et les plus inattendues, découpez quelque
fronton , quelque angle de palais qui se degagé de
199 h
114 ITALIA.
la cohue des m&iaons, et vous aurez le premier
pian frappé d'une lumière nette , cbaude, dorée,
qui fait admirablement valoir le jbleu vague de la
mer que vous retrouvez au deli des toits , pjquée
seulement de deux tles , San-Angelo delle Polvere
et Saint-Georges in Alga.
A l'horizon extréme ondulent en lignes d'azurles
monts Euganécns, ramifications des Alpes in
Frioul. Au pieddes montagnes, de larges handes
vertes indiquent les fertiles cultures de la terre
ferme , et Padoue dessine sa silhouette estompée
par l'éloignement ; une plage cendrée que la marèe
laisse à découvert, car il y a un flux et un reflui
dans l'Adriatique , quoiqu'il n'y en ait point dans
la Mediterranée, sert de transition et cornine de
demi-teinte entre la terre et l'eau. Le pont du che-
min de fer, aisément visibie de cette hauteur , tra-
verse la lagune , relie Venise au continent et d'une
Ile fait une presqu'ile. Fusine et Mestre sont de ce
coté, la première à gauche du chemin de fer, le
second à droile.
La troisième face du Campanile regardant la tour
de l'Horloge encadre dans sa fenètre Santa-Maria
deir Orto , dont le haut clocher rouge et le grand
toit detuiles se distinguent parfaitement; les Saints-
Apótres, avec leur tourelle bianche ornéé d'un ca-
dran et d'une croix sur une boule , et les jésuites,
faisant danser sur le bleu de la mer les statues
ITALIA. MS
contournées et strapassées de lenr fronton ; plus ,
t'accampagiaemefit obèigé des chemiaées et des fotte*
Ce qu'il y a de singwlier y e' est que nulle part o»
ne découvre lapparenee d'un canal ; les eoupares
que devraient faine ces rues (f eau dame les Hes de
maisons ne se 9<rop$onnent rnéme pas ; tout forane
un bloe compacte, une tempète figée de tuiles et de
combles , où les égiises surnageiit comme des vais-
seaux à l'ancre.
En iriclinant un peu vers la droite, l'oeil rencontre
le clocheton de la coupole grise de Saint-Jean et
Saint-Paul, vaste bàtiment de briques ; la tour ele-
gante de Santa-Maria Formosa , dont la blancheur
tranch§ sur les tons roux de l'ensemble, et plus
loin File de San-Secundo, fortin dans la mer. Au
large , le cimetière encadré de murs roses et flan-
qué de detix égllses , San-Cristoforo et San-Michele,
s'offre comme une petite tache verte mouchetée de
croix noires. Dans la méme direction, au milieu de
la lagune, Murano, où se fahriquaient ces verres
de Venise qui font encore l'ornemeat des dressoirs,
attire le regard par le campanile rouge de soci égiise
des Ànges, le toit de Saint-Pierre ettrois graads
cyprès qui s'élèvent cómme trois flèches somhres
d'un groupe de maisons et d'arbres*
Par delà le palais ducal, en se penchant à la quar
Irième fenètre du Campanile , on découvre Saint-
Francois des Vignes et son clocher , remarqaable
416 ITALIA.
par ses panneaux rouges bordés de blanc; San-
Andrea et San-Zaccaria , dont le dòme grisàtre
surmonté de croix avec boules, corame les croix
de Saint-Marc, et la haute fagade composée de trois
frontons arrondis, émergent du milieu des mai-
sons; l'Arsenal, avec sa tour cairée, rose par en
haut, bianche paren bas, ses bassins où Feau mi-
roite, ses-grands hangars de construclion en forme
d'arches d'aqueduc , ses poulies , ses engins et son
aspcct general de magasin et de corderie ; et plus
loin le dòme et le clocher de San-Pietro di Cas-
tello , le fronton triangulaire et la fiòche de Santa-
Elena.
Au large , sur la ligne de la pleine mer , se des-
sinent Burano, Mazorbo et Torcello, où habitèrent
les premiers Vénètes ; l'éloignement ne perniet d'en
saisir quo des plaques verdoyantes de culture, quel-
ques taches de maisons et trois églises , dont l'uno
plus apparente que les autres.
Ensuite , c'est le del ou Teau ; un feston d'écuine
qui blanchit , une voile qui passe , un goéland bat-
tant de l'aile dans la vapeur lumineuse et bleue ;
une immensilé claire, la plus grande des immen-
sités!
Dans Tépaisseur de cette fenètre nous avons lu
écrite en lettres d'une calligraphie caractéristique
cette inscription gravée au couteau : Adrian Ziegler, ,
1604. Est-ce un aieul du peintre moderne de ce I
ITALIA. li 7
nom qui a laissé au front du Campanile cette trace
de son passage à Venise?
Maintenant , nous pouvons redescendre dans la
ville , la parcourir en tous sens , en examiner chaque
détail ; nous en connaissons la configuration gene-
rale. L'Italie, tout le monde le sait, a la forme
d'une botte àl'écujère ; Yenise a Fair d'une botte à
chaudron. L'entonnoir est forme par les quartiers
de Dorsoduro, de Santa-Crocè, la jambe par Saint-
Marc , Canhereggio , Castello , la pointe du pied par
les jardins publics, le talon par l'ile de Saint-Pierre,
et le sous-pied par le pont de Castello. Le grand
canal qui serpente dans le haut de la botte repré-
senterait la piqùre du revers.
Vili.
Saint-Marc.
Nous avons , en décrivant la Piazza, donne l'as-
pect general de Saint-Marc , tei qu'on peut le saisir
au premier coup d'oeil; mais Saint-Marc est un
monde sur lequel on écrirait des volumes , et Fon
nous permettra d'y revenir.
Comme la mosquée de Cordoue, avec laquelle
elle a plus d'un point de ressemblance, la basilique "
de Saint-Marc a plus d'étendue que de bauteur ,
contrairement auxhabitudes des églises gothiques,
US ITALIA,
qui s' étooceot vere le ciei à grand renfort dTogives,
d'aiguilles et de flèches. La grande coupoie centrale
n'a que cent dix pieds d'élévafkm. Saint-Marc a
conserve le caraetère do chnstiamsnìe primitif,
lor&que, à peine sorti des catacombes, il essayait,
ft'ayant pas encore d'art formule, de se Mtir use
église awec les débris des temptes antique» et les
données de l'art paien. Commeneée en 979, sous le
doge Pierre Orseolo, la basilique de Saint-Marc s'est
achevée lentemenl, s'enricbissant à chague siècle
de quelque nouveau trésor, de queìqoe nourelle
beante, et, cbose singulière qui dérange tonte idée
de proportion , ce rama» de colonnes , de cbapi-
teaux, de bas-reliefs, d'émaux, de mosaìqoes, ce
mélange de styles grec , romain , byzantin , arabe,
gothique, produisent l'ensemble le plus harmo-
nieux.
Ce tempie incohérent, où le paien retrouverait
l'autel de Neptune avec ses dauphins, ses tridente,
ses conques marines servant de bénitier, où le
mahométan pourrait se croire dans le mirali de sa
mosquée en voyant les légendes circuleraux parois
des voùtes , comme des Suras da Coran , où le
chrétien grec rencontrerait sa Panagia couronnée
comme une impératrice de Constantinople, son
' Christ barbare au monogramme entrelacé, les saints
spédauxde son calendrier dessinés à la manière
de Panselino* et des momes-peintres de la montagne
ITALIA. tf9
salute, où le catholique sent wre et palpiter dans
l'ombre des nefc illumirrées da laure reflet des mo-
saìques d'or la foi absolue des premiere temps , la
soumisskm ao dogme et ara formes biératiques, le
christianisme mystérieux et profond des àges de
croyanee ; ce tempie , disons-nous , fait de pièce*
et de moreeaux qui se eontrartent , enchante et ca-
resse Tueil mieux que ne saurait le iaire l'arcbitec-
ture la plus correcfe et la plus symétrique : l'unite
résulte de la multiplieité. Pleins-cintres , ogives ,
trèfles, coloimettes, fieurons, coupoles, plaques
de marbré, fonds d'or et viyes couleurs des mo-
saiques, tout cela s'arrange avec un rare bon-
heur et forme le plus magnifique bouquet monu-
menta».
La {a^ade tournée vers la place a cinq porches
donnant dans l'église , et deux conduisant sous les
galeries extérieures latérales; en tout, sept ouver-
tures, trois de cbaque coté du grand porche cen-
trai. La porte principale est marquée par deux
groupes de quatre colonnes de porphyre et de vert
antique au premier étage , et de six au second, qui
supportent les retombées du plein-cintre. Les au-
tres porcbes n'ont que deux colonnes aussi à deux
étages. Nous ne parlons tei que de la fa$ade mème,
car Tépaisseur des porches est gamie d'autres co-
lonnettes en marbré cipolin , jaspe , pentélique et
autres matières précieuses.
120 ITALIA.
Nous allons cxaminer avec quelque détail les mo
safques et les ornements de ce merveilleux portai!.
Eri commengant par la première arcade du coté de
la mer, nous remarquerons , au-dessus d*une porte
carrée et fermée d'une grille , un placage byzantin
noir et or en forme de reliquaire, avec deiix anges
accolés aux nervures de l'ogive. Plus haut, dans le
tympan du plein-cintre , se présente une grande
mosaique sur fond d'or , représentant le corps de
saint Marc enlevé des cryptes d'AIexandrie et passe
en fraude à la douane turque , entre deux flèches
de porc , animai immonde que les musulmans onl
en horreur , et dont le contact les forcerait à des
ablutions sans nombre. Les infidèles s'écartent avec
des gesles de dégoùt , et laissent emporter bétement
le corps du saint apòtre. Cette mosaique a été exé-
cutée sur les cartons de Pietro Vecchia , vers 1650.
Dans la retombée de l'archivolte , à droite , est en-
castré un bas-relief antique, Hercule portant sur
ses épaules la biche d'Érymanthe et foulant du
pied l'hydre de Lerne, et, dans la retombée de
gauche (au point de vue du spectateur), par un de
ces contrastes si fréquents à Saint-Marc, on voit
l'ange Gabriel debout , ailé , nimbé et botte , s'ap-
puyant sur sa lance ; singulier pendant au fils d'Ale-
méne et de Jupiter !
Dans la seconde arcade est coupée une porte non
symétrique à l'autre. Cette porte est surmontée d'une
ITALIA. 121
fenètre à trois ogives , où s'inscrivent deux trèfles
quadrilobés et qu'entoure un cordonnet d'émaux.
La mosaìque du tympan, également sur fond d'or,
comme toutes celles de Saint-Marc, a pour sujet
Tarrivée da corps de l'apótre h Venise , où il est
regu à sa dcscente du vaisseau par le clergé et les
principaux de la ville ; on voit le navire qui l'a
transporté et les mannes d'osier qui le renfermaient :
cette mosaìque est aussi de Pietro Vecchia.
Un saint Démétrius, assis, tirant à demi l'épée
du fourreau, son nom grave près de la tète, d'un
aspect très-bas- empire et très-farouche, continue
la ligne de bas-reliefs enchàssés dans la fa^ade de
la basilique comme dans un mur de musée.
Nous voici arrivò à la porte centrale , au grand
porche , dont le contour entaille la balustrade de
marbré qui règne au-dessus des aulres arcades; il
est, comme cela devait étre, plus rictóe et plus
orné; outre la masse de colonnes en marbré an-
tique qui l'appuient et lui donnent de l'impor-
tance, trois cordons, dont deux intérieurs et l'autre
extérieur, dessinent très-fermement son are par
leur saillie. Ces trois boudins d'ornements sculptés,
fouillés et découpés avec une patience merveil-
leuse , se composent d'une spirale touffue de feuil-
lages, de rinceaux, de fleurs, de fruits, d'oiseaux,
d'anges, de saints, de flgurines et de chimères de
toutes sortes ; dans le dernier, les arabesques jail-
iti ITALIA.
Kssent des mah» de denx statues assises à chaque
bout da cordon.
La porte, gamie de valvcs de bronze constellées
de mufles d'animaux fantastiques, a pour couron-
nement une nicfae avec des volets dorés, treiMissés
et troués à jour en manière de triptyque oti de
cabinet.
Un Jugement dernier de grande dimension occnpe
le haut de l'arcade. La composi tion est d'Antonio
Zanchi, et la traduction en mosaique de Pietro
Spagna. L'oeuvre date de 1680 environ, et a été
restaurée en 1838 sur F ancien dessin. Le Cbrist,
qui rapale un peu eelui de Michel-Ange dans la
Sixtine, fait la séparation des hons et des me-
ehants. Il a près de lui sa divine mère et son dis-
opie bien-aimé saint Jean, qui paraissent intercéder
pour les pécheurs, et s'appuie sur sa croix que
sontient un ange avec une sollicitude respectueuse.
D'autres anges sonnent de la trompette à pleines
joues, pour réveiller dans leur tombe les dormeurs
obstinés.
C'est au-dessus de ce porche, sur' la galerie qui
fait le tour de Féglise, que sont placés, ayant pour
socles des piliers antiques, les célèbres chevaux qui
ont orné un instant Fare de triomphe du CarrouseL
Les opinions sont très-partagées à leur endroit :
les uns veulent que ce soit une oeuvre romaine du
temps de Néron, transporlée à Constantinople au
ITALIA. 1Ì3
ir siede; tfautres, une ceovre grecque de lìle de
Cbio, amenée par ks ordres de Théodose, au
v c siede, dans la raéme ville, où elle décorah
JTiippodroroe; et d'autres enfio affirmeni que ces
ebevaex sont de la main de Lysippe. Ce qu'fl y a
de certain, c'est qu'Bs sont antiques, et que
Fan 1205, Marino Zeno, qui éfait podestà! à Con-
stantinople ponr les Veritiera, les fit enlever de
l'hippodrorae et les donna à Venise. Ces cbevaux,
de grandeur naturelle, un peu ramassés dans leur
encokire, la crinière droite et coupée comme celle
des cheyaux du Parthénon, peuvent ètre classés
panni les plus beau* restes de l'antiquité. Ils sont
historiques et vrais, qualité rare; leur mouvement
montre qu'ils étaient atlelés à quelque quadrìge
triomphal. Leur matière n'est pas modus précieuse
que leur forme; ils sont, dit-on, en airain de Go-
rinthe, doni on voit la patine verdàtre à trayers un
vernis de dorure écaillé par le temps.
Le quatrièroe porche offre dans sa partie infé-
rieure la mème distribution que le second. Le tym-
pan de l'arcade est occupo par une inosaique re-
présentant le doge, les sénateurs, les patriciens de
Venise venant honorer le corps de saint Marc
étendu sur une chàsse et recouvert d'une brillante
draperie bleue; à l'angle se cache un groupe de
Turcs confus de s'ètre laissé dérober un tei trésor.
Cette mosaique, une des plus éclatantes de ton, a
J24 ITALIA.
été faite par Leopoldo del Pozzo, sur le dessin de
Sébastien Rizzi, en 1728. Elle est fort belle. Le sé-
nateur en robe pourpre a un air tout à fait titia-
nesque. Dans la retombée de l'archivolte qui avvi-
sine le grand* portail, on voit un saint Georges en
style gréco-byzantin, et dans l'autre un ange ou
une sainte inconnue.
Le cinquième porche est un des plus curieux.
Cinq petites fenètres à treillage d'or, de découpure
variée , en reraplissent la porlion inférieure. Au-
dessus, les quatre animaux évangéliques en bronze
dorè, le boeuf, le lion, l'aigle, l'ange, aussi fantas-
ques de formes qué des chimères japonaises, se jet-
tent des regards louches, tandis qu'un cavalier
étrange , sur une monture qui peut ètre Pégase ou
le cheval pale de l'Apocalypse , piaffe entre deui
rosaces d'or. Les chapiteaux des colonnes sont
aussi d'un goùt plus sauvage, plus archaique et
plus touflu que partout ailleurs.
Plus haut, une mosalque, ouvrage d'un artiste
inconnu du xn e siècle, contient un tableau d'un
grand intérét, une vue de la basilique élevée pour
recevoir les reliques de saint Marc, telle qu'elle
était il y a huit cents ans. Les dòmes, dont la per-
spective ne laisse apercevoir que trois, les porches
de la fagade ont à peu près la méme forme qu'au-
jourd'hui; les chevaux récemment arrivés de Con-
stantinople sont déjà à leur place; l'arcade du
ITALIA. 125
milieu est occupée par un grand Christ byzantin
avec son monogramme grec, et les autrcs sont
remplies de rosaccs , de fleurons et d'arabesques.
Le corps du saint, porte sur les épaules par .des
prélats el des évèques, entre de profil dans l'église
qui lui est consacrée. Une foulc de personnages,
des groupes de femmes vétues, cornine on se figure
les impératrices grecquee, de longues robes con-
stellées d'émaux , se pressent pour voir la eéré-
monie,
La ligne de bas-reliefs disparates, dont nous
avons dit les sujets, se termine de ce coté par un
Hercule chargé du sanglier de Calydon et qui sem-
ble menacer un petit étre grotesque à moitié en-
foncé dans un tonneau. Sous ce bas-relief s'allon-
gent deux lions rampants, et, un peu plus bas, une
figure antique en ronde-bosse tient une amphore
renversée sur son épaule. Ce thème, donne sana
doute par le basard, a été heureusement repris
dans le reste de l'édifice.
Celte rangée de porebes qui forme le premier
étage de la fa cade est bordée d'une balustrade de
marbré blanc; le second contient cinq arcades,
dont celle du milieu, plus grande que les autres,
s'arrondit derrière les chevaux de Lysippe, et, au
lieu de mosalque , est vitree de verres ronds et
ornée de quatre piliers antiques.
Six cloche tons, composés de quatre colonnes à
1*6 ITALIA,*
jour formant niche pour une statue d'évangéliste
et d'un pinacle enlouré d'une couronne dorée et
surroocité d'une girouette, sépare&t ces arcade;
dont le tyuipafi est en plein-cintre , et dost ks
nerrures s'effilent en potute d'ogive. Les qùatre
sujeis des mosaiques représeateat l'asceusion, fa
résurrection, Jesus faisant sortir des limbes Adam
et Ève et les patriarches, et la descenie de croi* de
Luigi Gaetano, d'après les cartons de Maffeo Ve-
rona, en 1617. Dans les retombées des arcades
sont plaeées des figures d'esclaves rtus de grandeur
naturelle, portant sur l'épaule des urnes et des
amphores penchées cornine s'ite voulaient versar
de haut dans queìque bassin l'eau prise à la fon-
taine; à ces amphores creusées s'ajustent les gout-
tières, et les eselaves sont des gargouilles. Ils ont
une grande variété de poses et une superbe tour-
Bure.
Dans la pointe ogivale de la grande fenètre du
milieu, sur un fond bleu foncé seme d'étoiles, se
détache le lion de Saint-Marc, dorè, nimbé, Falle
déployée, l'ongle sur uri évangile ouvert où sont
inscrits ces mots : Pax Ubi, Maree, evangelista
meus. Il a l'air apocalyptique et formidable, et re-
garde la mer cornine un dragon vigilant ; au-dessus
de cette représentation symbolique de l'évangéliste,
le saint Marc, cette fois sous sa forme humaine, se
dresse au boat du pignan et semble recevoir les
ITALIA. 127
homnaages des statues voisines. Ces cinq arcade*
som festonnées sur leur nervure en ogive de
graades voiuies, de feuillages, de riches fleorons
découpés en aeanthe qui ont pour fleur un ange on
un saint personnage en adoration. Sur chaque pi-
gnoli se lève une statue, saint Jean, saint Georges,
saint Théodore, saint Michel, coiffés d'un niinbe ea
forine de chapeau.
A chaque extrémité de la balustrade, il y a deux ,
màts peints en rouge pour attacher les étendards
les dimanches et les jours de fète; au coin du
garde-fou, du coté du Campanile, est plantée une
tète coupée, de porphyre sanguin.
La fa<;ade laterale, qui donne sur la Piazzetta et
touche au palais ducal, mérite qu'on Texamine. Si,
malgré tout le soin et toute l'exactitude possible,
notre description vous parali un peu confuse, ne
nous en veuillez pas trop: il est difficile de peindre
avec beaucoup d'ordre un édifice hybride, compo-
site et disparate comme Saint-Marc. A partir de la
porte de Bartolomeo , qui méne à Tescalier des
Géants, dans la cour du palais des Doges, la basi-
lique vous montre un flanc chamarré de plaques
de marbré et de ba&-reliefs antiques, byzantins,
raoyen àge, oiseaux, chimères, entrelacs, animaux
de toutes sortes : lions , bétes féroces poursuivant
des lièvres ; enfants engloutis à demi par des dra-
gons qui ressemblent à la guivre de Milan, et tenant
128 ITALIA.
dans leur main un caiiouche dont l'inserì ption est
presque effacée.
Une des curiosités de cet angle sont deux figures
de porphyre, répétées deux fois d'une fagon exac-
tement pareille. Elles représentent des guerriere
ayant à peu près le costume des croisés entrant à
Constantinople, et sculptés d'une manière tout à
fait primitive et barbare, comme les plus naifs bas-
reliefs gothiques. Ces hommes de porphyre, la
maift sur la garde de leur épée, ont l'air de se
concerter pour une résolution violente : on a voulu
y voir Harmodius et Aristogiton se préparanl à
frapper le lyran Hipparque. C'est l'opinion vulgaire.
Ipe savant chevalier Mustoxidi y reconnaìt les qua-
tre frères Anemuria, qui avaient conspiré contre
Alexis Comnène, empereur d'Orient. Ce pourraieot
bien ètre tout bonnement les quatre fils Aymon.
Nous penchons vers cet avis. Selon d'autres, ces
quatre bonshommes de porphyre seraient deux
couples de voleurs sarrasins qui, ayant congu le
projet d'enlever le trésor de Saint-Marc, s'empoi-
sonnèrent réciproquement pour avoir plus grosse
part.
C'est de ce coté que sont plantés isolément deux
gros plliers pris à l'église de Saint-Saba , à Saint-
Jean d'Acre , tout couvcrts d'ornements bizarres et
d'inscriptions en caractères cufiques assez frustes
et doni le myslère n'est pas bien penetra. Un peu
ITALIA. 429
plus loin , à l'angle de la basilique , il y a un gros
fcloc de porphyre en forme de troncon de colonne ,
avec un socie et un chapiteau de marbré blanc, es-
pèce de pilori sur lequel on exposait aulrefois les
T>anqueroutiers. Cet usage est tombe en désuétude ;
mais il est rare cependant qu'on s'y assoie , et les
Ténitiens , si prompts à s'établir sur le premier
socie ou sur le premier escalier verni, semblent
l'éviter.
Une porte de bronze conduisant à la chapelle du
baptistère occupe le bas de la première arcade;
elle a pour imposte une fenétre à colonnettes , avec
ogive et Irèfles à quatre feuilles; deux boucliers
d'émaux de couleurs vives, dont Fun est chargé
d'une croix , et une rosace trouée en truelle de
poisson, complètent la décoration de ce tympan.
Une mosaique de saint Vitus dans une niche , un
évangéliste tenant un livre et une piume, se des-
sinent aux deux pointes inférieures de l'arcade.
Un petit fronton dans le goùt de la Renaissance et
des plaques de marbré blanc coupées par une croix
verte remplissent le vide du second porche. Un
banc en brocalelle rouge de Verone offre , au bas
de cette espèce de facade en épure , un siége com-
mode au paresseux ou au rèveur qui, les pieds au
soleil et la téte à l'ombre, d'après la méthodc de
Zafari, ne pense à rien ou pense à toul, en regar-
dant à la base du campanile la logette de Sanso-
199 t
i 30 ITALIA.
vino ou la mer bleue et lìle Saint-Georges , au bout
de la Piazzetta.
Sur les chapileaux de vert antique qui suppor-
tent cctte arcade, s'accroupissent deux monstres
de l'Apocalypse, formes extravagantes entrevues
par saint Jean dans les hallucinations de l'ile de
Pathmos : l'un , qui a un bec crochu , corame un
aigle , tient une petite génisse les jambes repliées
sous elle ; l'autre, qui participe du lion et du grif-
fon f enfonce ses ongles dans le corps d'un enfant
pose cn travers. Une des serres semble crever l'oeil
de la victime.
L'angle est forme par une colonne détacliée et
trapue , qui porte un faisceau de cinq colonnettes
sur son large chapiteau. A la voùte de ce portail à
jour et recouvert d'un placage de marbres variés,
il y a un aigle en mosalque , tenant un livre entre
les serres.
Le second étage nous montre sur les pignoli*
des arcades deux statues de vertus cardinales
d'une belle tournure : la Force caressant un lion
familier qui se dresse comme un chien joyeux , et
la Fermeté tenant une épée d'un air de Brada-
mante. Le sacristain baptise Fune du nom de Ve-
nise, et l'autre de reine de Saba.
Des incrustations de malachite, des émaux va-
riés, deux petits anges de mosaìque déployant le
linge qui garde la divine empreinte, une grande
ITALIA. 131
inadone barbare présentanl son fils à l'adoration
des fidèles et flanquée de deux lampes qui s'allu-
ment chaque soir; un bas-relief de paons déployant
leur queue , venant peut-ètre d'un vieux tempie de
Junon ; un saint Christophe chargé de son fardeau ,
des chapiteaux tressés en corbeille et du plus char-
mant caprice : voilà les richesses que présente cet
angle de la basilique aux promeneurs de la Piaz-
zetta.
L'autre face laterale donne sur une petite place ,
prolongement de la Piazza. A l'entrée de celte place
sont accroupis deux lions de marbré rouge, cou-
sins germains de ceux de l'Àlhambra par la fan-
taisie ignorante de leurs formes et la férocité gro-
tesque de leurs mufles et de leurs crinières ; ils ont
acquis un poli prodigieux, car depuis un temps
imraémorial les petits vauriens de la ville passent
leurs journées à grimper dessus et s'en servent
comme de chevaux de voltige. Au fond s'élève le
palais du patriarche de Venise, de construction re-
cente, assez maussade à voir, s'il ne disparaissait
dans l'ombre de Saint-Marc; et, sur le flanc, Fan-
cienne fagade de Féglise de San-Basso.
Ce còlè est un peu moins chargé que Faulre : il
est plaqué de disques , de mosaiques et d'émaux ,
de cadres, d'arabesques de tous les temps et de
tous les pays, oiseaux, paons, aigles à formes
Wzarres t cornine les alérions et les merlettes du
132 ITALIA.
blason. Le lion de Saint-Marc joue aussi son ròlc
dans cetfe ménagerie symbolique : le vide des por-
ches est rempli , soit par de petites fenòtres entou-
rées de palmes et d'arabesques , soit par des in-
crustations de fragni ents antiques ou byzanlin?;
dans ces inédaillons sont sculptós des hommes et
des animaux luttant. En y regardant bìen, on \
trouverait peut-ètre le taureau milhriaque frappé
au col par le sacrifìcateur, pour qu'aucune religion
ne manque à ce tempie naivement panthéisle. Mais,
à coup sur, voilà Cérès qui cherche sa fille, un pin
brùlant dans chaque main pour flambeau , et mon-
tée sur un char attelé de deux dragons cabrés. Od
dirait une idole hindoue, tellemeht le style en es(
archaique et rappelle Ics sculptures persépolitai-
nes. C'est un étrange pendant pour un Sacrifice
d'Abraham en bas-relief, qui doit remonter aux
premiers temps de l'art chrétien.
Un autre bas-relief compose de deux files de
moutons , six de chaque coté , regardant un tròne
et séparés par deux branches de palmier, nous a
fort preoccupò , car nous aurions youIu savoir ce
qu'il signifie , et nous avons fait de vains efforts
pour déchiffrer Tinscription en leltres gothiques ou
grecques abréviées qui en indique sans doute le
sujet. Ces moutons sont peut-ètre des vaches , et
alors le bas-relief aurait pour sujet le songe de
Pharaon. Un fragment antique, encastré dans le
ITALIA. 433
mur un peu plus loin, montre une initiée aux mys-
tères d'Éleusis posant une couronne sur la palme
mystique , ce qui n'empèche pas saint Georges de
se carrer dans l'archivolte sur son tróne de slyle
grec , et les quatre évangélistes , saint Marc , saint
Jean, saint Lue et saint Matthieu, de continuer
leur marche sur les tympans , les pignons et les
voùtes, seuls ou accompagnés de leurs animaux
symboliques.
Le porche qui ouvre dans le bras de la croix for-
mée par la basilique est entouré d'une épaisse ner-
vure fouillée, évidée, ciselée, charmante floraison
de rinceaux, de feuillages et d'anges; une déli-
cieuse vierge sert de clef de voùte; au-dessus de la
porte se contourne une ogive en cceur, échancrée
à la base cornine celles de la mosquée de Cordoue,
fanlaisie arabe corrigée à temps par une jolie Nati-
vite toute chrétienne et d'un sentimcnt très-onc-
tueux. Au delà , nous n'avons à menlionner qu'un
saint Christophe, des apòtres et des saints dans des
cadres de marbré blanc et rouge, en damier, et
une jolie Notrc-Dame de face , les mains ouvertes
comme pour en laisser tomber les bénédictions ,
entre deux anges agenouillés qui l'adorent.
Nous avons, dans notre description, parie d'une
lète de porphyre enchàssée dans la baluslrade, au-
dessus du trongon de colonne sur lcquel on faisait
asseoir les banqueroutiers. Suivant un conte popu-
«34 ' ITALIA.
laire dont nous ne garantissons nullement Fexac-
titude, le comte Carmagnola, après de grands
services rendus à la république , ayant votili? s'em-
parer du pouvoir, pour concilier la jostice et la
reconnaissance, le conseil des Dix le fit decapitar
et lui eleva un monument qui consiste en ce sode
et cette lète de porphyre , étrange statue d©nt le
corps manque et dont la tète, sur cette balustrade,
semble cxposée comme dans une cage un chef de
inalfaiteurs ; mais le pilori est Saint-Marc , le Beu
sacre, le Capitole et le palladium de Veuise. Quand
il fallut mettre le héros à la torture pour obtenir
de lui les aveux nécessaires, dans les idées du
temps, à sa condamnation , on respecta ses bras,
qui avaient combattu vaillamment pour l'État, et
on lui mit le feu à la piante des pieds, méiaoge
de déférence et de cruauté qui s'accorde assez bien
avec la legende.
IX.
Saint-Marc.
Tous les promeneurs du Mòle et de la Piazzata
ont remarqué deux petites lumières qui brillent
invariablement au flanc de Saint-Marc , à la hau-
teur de la balustrade , devant la madone deasinéc
en raosalque sur cette face de la cathédrale.
italia. ras
Sur ces luraières , il y a deux légendes différen-
tes. Nous allons vous raconter sans crilique l'une
et l'autre version, dont ì'authenticité n'offre aucun
doute aux sacristains ni aux gondoliere,
Au temps de la république , un homme fut as-
sassine sur la Piazzetta. Le meurtrier, troublé par
quelque Lruit, laissa, en s'enfuyant, choir la gaine
de son stylet. Un boulanger qui passait par là pour
rentrer chez lui vii briller le fourreau orné d'ar-
gent et se baissa pour le ramasser, n'aperce-
vaut pas le corps tombe dans l'ombre. Des sbires
qui surtinrent et beurtèrent le cadavre du pied,
découvrant un homme à quelques pas de la victime,
l'arrètèrent et, l'ayant fouillé, trouvèrent sur lui
la gaine qui s'adaptait parfaitement au poignard
retiré de la blcssure. Le pauvre boulanger, malgré
ses dénégations, fut emprisonné, jugé, condamné,
exécuté. Quelques années ensuite , un célèbre ban-
dit, chargé de crimes et prèt à monter à la potence,
poussé de quelques remords , prouva que le mal-
heureux mis à mort à sa place était innocent, et
que lui seul avait fait le coup.
La mémoire du pauvre boulanger fut réhabilitée
solennellement ; les juges qui Tavaient condamné
furent exécutés, et leurs biens confisqués pour fon-
der une messe annuelle et coustituer ime rente des-
tìnée àFentrelien de ces deux lumi ères perpétuelles.
€e n'est pas tout : de peur que ces pelites étoiles tremr
130 ITALIA.
blotantes ne soient pas un memento suffisanl pour la
conscience des juges, à la fin de tout procès crimi-
ne!, lorsque la condamnation est portée et que le
bourreau va s'emparer de sa proie, unhuissier,Fair-
impérieux et fatidique, s'avance jusqu'au pied du
tribunal et dit aux juges: « Souvenez-vous du bou-
langer . » Alors l'arrèt est casse, et Fon reprendla pro-
cedure de fond en comble. La phrase de Fhuissier
conslitue au profitducoupableun appelen révision.
Voici Fautre version : un patricien, un magnili-
(pie seigneur de la république, eut un jour cetle
fantaisie lugubre de descendre au caveau de sesan-
cétres et de se faire ouvrir leurs bières ; alors il vii
une chose qui l'épouvanta : les corps, au lieu de
conserver la roide immobilité du cadavre, étaient
tordus dans des f atti tudes violentes et désespérées.
On eùt dit que leur agonie avait recommencé sous
terre. Il acquit ainsi la certitude qu'ils avaient été
inhumés vivants, sous une apparence de mort lé-
thargique, et ordonna qu'on ne descendlt son corps
au caveau, lorsque lui-mème paraitrait arrivé à sa
dernière heure, qu'après Favoir gardé le plus long-
temps possible, et il se réveilla lorsqu*on aliai t le
mettre dans la gondole rouge pour le conduire à
sa dernière demeure. En reconnaissance d'avoir
échappé à ce perii, il iìt voeu de tenir toujours deux
lampes allumées devant celte madone, à laquelle il
avait une dévotion parliculière.
ITALIA. Ì37
Pour que l'une de ces versions soit vraic, il faut
que l'autre soit fausse ; mais nous ne sommes pas
chìcanier en matière de legende, et toutes les deux
ont assez le caractère vénitien. Ce qu'il y a de sur,
c'est que les deux lumières s'allumcnt tous lessoirs
avec les étoiles , et qu'en venant du large on les
voit briller au fond de la Piazzetta comme une pen-
sée pieuse que ne peut distraire le brait de la ville.
Avant d'entrer dans l'église, regardons les cinq
coupoles pareilles à des casques d'argent, et qui se
termìnent par de petits dòmes à còtes de melon,
surmontés de croix de Saint-André ayant à chaquc
pointe trois boules d'or. A propos d'or, il fut un
instant question, pendant les splendeurs de la ré-
publìque, de dorer entièrement Ics dómes et les
clochetons. La chose était si bien décidée, que Gen-
tile Bellini, ayant à peindre une vue de Saint-Marc
dans un tableau représcnlant une procession sur la
place, dora de confiance ces clochetons pour se
trouver exacl à l'avenir. Mais Leonardo Loredano,
presse d'argent pour une guerre qui survint, prit
les sequins, dont il se servii pour dófaire les enne-
mis de Venise, et la dorure de Saint-Marc n'exista
que sur le tableau.
La basilique de Saint-Marc, comme un tempie
antique, est précédée d'un atrium qui ailleurs se-
rait une églisc, et qui ménte une attcntion parti-
culière. Regardez d'abord, lorsque vous avez franchi
438 ITALIA.
la porte, cette grande dalle de marbré rouge qni se
détache des dessins compliqués da pavage; elle
marque l'endroit où l'empereur Frédéric Barbe-
rousse s'agenouilla en disant : Non tibi, sed Petto,
devant l'orgueilleux pape Alexandre III, qui lui ré-
pondit superbement : Et Petro et mihi. Que àt
pieds, depuis le 23 juillet 1177, ont effacé dans la
poussière la trace des genoux du grand empereor
qui dort aujourd'hui au fond de la caverne de Ka>-
.serslauten, en attendant que les corbeauxne voleni
plus sur la montagne !
Les trois portes de bronze incrustées et niellées
d'argent, couvertes de figurines et d'ornementsqui
conduisent dans la nef, viennent, dit-on, de Sainte-
Sophie de Constantinople. L'une d'elles est signée
Leon de Molino.
Au bout du vestibule, à droite, on discerne, à
travers une grille, la chapelle de Zeno, avec son
retable et son tombeau de bronze. La statue de la
Yierge, placéc entre saint Jean-Baptisie et saiut
Pierre, Cappelle la madonna della Scarpa, la ma-
done du Soulier, à cause de l'escarpin d'or qui
chausse son pied use par les baisers des fidèles :
toute cette ornementation de metal a un aspecl
bizarre et sevère.
La voùte de Tatrium, arrondie en coupoles, pré-
sente en mosaique Thistoire de V Ancien Teslament,
On y voit d'abord, car toute l'histoire religieuse
ITALIA. 139
commence par une cosmogonie, les Sept jours de
la créa ti on, d'après le récit de la Genèse, distribués
en compartiments conccntriques. La barbarie ar-
chaiquc du slyle a quelque chose de mystérieux ,
de farouche et de primitif, qui convicnt à ces re-
présentations sacrées. Le dessin, dans sa roidcur,
a l'absolu du dogme, et semble plutót l'hiéroglyphe
d'un mystère que la reproduction de la nature.
C'est ce qui donne à ces grossières images gothi-
ques une autorité et une puissance que n'ont pas
des ouvrages plus parfaits. Ces globes bleus étoilés,
ces disques d'or et d'argent qui figurent le iirma-
raent, le solcil et la lune , ces lanières échevelées
qui symbblisentlaséparation de l'eauetde la terre,
ce personnage singulier aux gestes impossibles ,
dont la dextre fait éclore des animaux et des arbres
de formes chimériques, et qui se penche comme
un magnétiseur sur le premier homme endormi
pour lui tirer la femmc du flanc , ce mélange de
Hnéaments anguleux et de tons éclatants, occupent
le regard et l'esprit comme une arabesque inextri-
cable et comme un symbolisme profond. Les ver-
sets de TÉcriture tracés en caractères antiques,
compliqués d'abréviations et de ligatures, ajoutent
beaucoup à Taspect hiéroglypbique et génésiaque ;
c'est bien un monde qui se débrouille du cbaos.
L'Arbre de la science du bien et du mal, la Tenta-
tion, la Cbute, le Renvoi du Paradis terrestre com-
110 ITALIA.
plòtent ce cycle cosmogonique et primitif, cette pé-
riode quasi divine de l'humanité.
Plus loin> Cain tue Abel après avoir vu son sa-
crifice rejeté du Seigneur. Adam et Ève cultivent la
terre à la sueur de leur front. La legende : « Crois-
sez et multipliez , » se traduit nalvement par un
couple amoureux s'embrassant dans un lit dont la
courtine est relevée, et qui nous semble d'une eba-
nisterie un peu avancée pour l'epoque. Les quatre
colonnes appliquées contre la muraillc, au-dessous
de ces mosalques, comme ornement, car elles De
soutiennent rien, sont de marbré orientai blanc et
noir, d'une grande rareté, et viennent de Jérusa-
lem, où la tradilion veut qu'elles aient ftit partie
du tempie de Salomon. L'architecte Hiram, à coup
sur, ne les trouverait pas déplacées dans la cathé-
drale de Saint-Marc.
Dans la voùte suivante, Noè, d'après Tordre de
Dieu, construit, en prévision du Déluge, une arche
à laquelle se rendent, couple par couple, tous les
animaux de la créa li on, admirable sujet pour un
naif mosaiste du xnv siòclc. Rien n'estplus curieui
que de voir se dérouler sur fond d'or cette zoologie
fantastique, qui tient du blason, de l'arabesque el
des enseignes de ménagerics foraines ; le Déluge est
très-formidable et très-lugubre, dans un goùt tout
différent de celui tant vantò du Poussin. Les che-
veux des vagues s'emmèlent étrangement avec Ics
ITALIA. 141
tìls de la pluie, qui ont l'air de dents de peigne ; le
corbeau, la colombe, la sortic et le sacrifice d'ac-
tions de gràces, rien n'y manque. Là se ferme le
cycle anlédiluvicn. Des versets de la Bible, qui ser-
pentent partout commc les inscriptionsderAlhara-
bra et font partie de l'ornementation, expliquent
chaque phase de ce monde disparu : toujours l'idée
est à coté de l'image. Le Verbe piane partout sur
sa représentalion plastique.
L'histoire, interrompue un instant par le porche
d'entrée orné de quelques mosaiques, la Vierge
«ivec des archanges et des prophètes, se continue
sous l'autrc voùte. Noè piante la vigne et s'enivre ;
la séparation des races a lieu. Japhet, Sem et Chain,
noirci par la malédiction paternelle, donnent cha-
cun naissance à une famille du genre humain. La
tour de Babel élève jusqu'au ciel le naif anachro-
nisme de son architecture byzantine, qui appelle
Fattention de Dieu inquiet de se voir approché de
trop près. La confusion des langues force lés tra-
vailleurs à discontinuer leur ouvrage. La race hu-
maine, qui jusque-là était une et parlait le mème
idiome, va commenccr ses longues pérégrinations
k travers le monde inconnu , pour retrouver ses
tilres et se reconstituer.
Les coupoles suivantes, placées, la première dans
le vestibule, et les autres dans lagalerie qui regarde
la place des Lions, renferment l'histoire du patriar-
Ut ITALIA.
che Abraham avec tous ses détails, celle de Joseph
et de Moise, le tout accompagno de prophètes, de
prétres, d'évangélistes , Isale, Jérémie, Ézéchiel
Elie, Samuel, Habacuc, saint Àlipius, saint Siméon,
et une foule d'autres qui se groupent ou s'isolenl
dans les arcs, dans les pendentifs, danslcs clefsde
voùte, partout où peut se loger une figure qui ne
tient ni à ses aises ni à l'anatomie, et qui se cas-
serà it un bras ou une jambe pour orner un angle
biscornu.
Toutes ces Jégendes bibliques, pleines de détails
naifs, de curieux ajustements orientaux, ont un ca-
rattere superbe et sauvage sur le champ d'or doni
l'éclat les rembrunit et les découpe. Ces vieilles
mosaiques, exécutées probablement par des artistes
grecs appelés de Constantinople , nous plaisent
beaucoup plus que les mosaiques plus modernes
qui visent au tableau : par exemple, celle qui couvre
le mur de la galerie, du coté de San-Basso, au-
dessous de l'histoirc d'Abraham, et qui représente
le Jugement de Salomon, exécutée sur les cartons de
Salviati. La mosaique, comme lapeinturesurverre,
ne doit pas chercher l'imitation de la nature : des
formes typiques bien arrètées, des couleurs fran-
ches, de grands tons locaux, des fonds d'or éloi-
gnant touteidéede tableau, voilà ce qui lui convieni.
Une mosaique est un vitrail opaque, comme un
vitrail est une mosaique transparente. La palette du
ITALIA. ili
altre mosalste se compose de pierres, celle du
àntre verrier de pierreries : ni l'un ni l'autre ne
>ivent chercber la vérité.
Au bout de cette galene, dans le tympan d'une
3rte , nous avons beaucoup admiré une madone
>sise sur un tróne, entre saint Jean et saint Pierre,
t présentant l'enfant Jesus aux fidèles. C'est une
es plus belles mosalques de Saint-Marc. La lète,
?ec ses grands yeux flxes qui vous pénètrent sans
ous regarder, a quelque chose d'imperiai et d'im-
érieux dans sa douceur. On dirait qu'Hélène ou
u'Iròne ont brode à Byzance le coussin sur lequel
He repose : la mère de Dieu , comme *le dil son
uonogramme grec, et la reine du del, ne pouvait
tre représentée d'une facon plus majestueuse.
lertaines barbaries de dessin qu'on pourrait croire
nératiques donnent à cette admirable figure un as-
>ect d'idole, d'icone , \)0\xr nous servir du terme
les chréliens grecs, qui nous semble indispensable
>our les sujets de sainteté.
Sous cette galerie il y a trois tombeaux, dont
'un, remarquable par son antiquité, représente
fésus-Christ et les douze apótres rangés en file au-
dessus d'une ligne de thuriféraires.
Pour en finir avec le Saint-Marc extérieur, en-
frons dans la chapellc du baptistère , qui ne se rat-
tache à la cathédrale que par une porte de com-
munication.
444 ITALIA.
L'autel est fail d'une picrre rapportée de Tyr, en
1126, par le doge Domenico Michiel : selon la tra-
dition, c'élait sur cette pierre que montait Jesus-
Christ lorsqu'il parlait aux Tyriens. Nous ne discu-
terons pas cette opinion populaire. Si elle esl
douteuse au point de vue historique, n'est-cepas
poétiquement une belle idée d'avoir fait de ce
quartier de roche, d'où le réformateur , méconnu
encore, annongait la bornie nouvelle à la foule, un
autel dans ce tempie ruisselant d'or et rayonnanl
de chefs-d'oeuvre? N'est-ce pas, en effet, sur cette
humble pierre, divinisée par le pied du celeste pré- 1
dicateur, que sont fondées toutes les cathédrales do
monde chrélien ?
Ce que les Espagnols appellent le retable , les
Italiens la pala, et les Francais le tableau d'autel
est forme d'un Baptòme de Jesus- Christ par sainl
Jean, entre deux anges sculptés en bas-relief ; saint
Théodore et saint Georges, à cheval, se font pen-
dant de chaque coté, et au-dessus la mosalque
offre un grand crucifiement avec les saintes fem-
mes sur un fond d'or et d'architeclure.
La coupole représente Jesus -Christ dans sa
gioire, entouré d'une grande roue de tètes et d'aite
disposées en cercles. Cela reluit, palpile, papillote,
flamboie et tourbillonne étrangement : anges, ar-
changes, trònes, dominations, vertus, puissances.
principautés, chérubins, séraphins, entassent lem*
ITALIA. 145
tótes oblongues, entre-croisent leurs ailcrons dia-
prés de manière à former comme une immense
rosace de tapis ture. Aux pieds de la Puissance se
tord le démon enchalné, el la Mori vaincue rampe
devant le Christ triomphant.
La coupole suivante, d'aspect très-singulier, nous
montre les douze apòtres baptisant chacun les gen-
tils d'une contrée differente. Les catéchumènes ,
suivant l'usage antique, sont plongés dans une
cuve ou un bassin jusqu'aux aissellcs, et le man-
que de perspective leur donne des attitudes con-
traintes et des mines piteuses qui font ressembler
ces baptèmes à des supplices. Les apòtres, aux
yeux démesurés, aux traits durs et farouches, ont
l'air de bourreaux et de torlionnaires. Quatre doc-
teurs del'Église, saint Jerome, saint Crégoire, saint
Augustin et saint Ambroise, occupcnt les penden-
iifs. Les croix noires dont leurs dalmatiques sont
semées ont quelque chose de sinistre et de fu-
nebre.
Ce earactère est commun à toute la chapelle.
Les mosaiques, d'une haute antiquilé, les plus
vieilles de l'église, y sont d'une barbarie feroce et
révèlent un christianisme implacable et sauvage.
Dans l'are de la voùte, il y a un grand médail-
lon représentant le Christ sous un aspect terrible;
ce n'est plus le Christ doux et blond, le jeune Naza-
l'éen aux yeux bleus que vous savez, mais un
199 ;
146 ITALIA,
Christ sevère et formidable, avec ime barbe qui
s'échappc à flots gris corame celle de Dieu le pére,
dont il a l'àge, puisque le pére et le 6h soni eo-
éternels; des rides pleines d'éternités sillonneat
son front, et sa bouche se contraete, prète àkweer
l'anathème : on dirait qu'il désespère du salut du
monde qu'il a sauvé, ou qu'il se repent de son sa-
crifice. Shiva, le Dieu de la destruction, n'aurail
pas une face plus menaoante et plus sombre dans
la pagode souterrainc d'EUora. Autour de ce Cbrisl
vengeur sont groupés les prophètes qui o»t an-
noncé sa venue.
Sur les murailles se déroule l'histoire de sainl
Jean-Baptiste. On y voit l'auge annon^ant à Zacha-
rie la naissance du Précurseur, sa vie au désert
sous une peau de bète sauvagement hérissée, le
baptème de Jésus-Christ dans le Jourdain , mosai-
que plutòt hindoue que byzantine, plutòt caraibe
qu'hindoue, tant ce corps maigre et ces eaux figu-
rées par des lanières bleues et blanches ont un as-
pect baroque; la danse d'Hérodiade devant Hérode,
la décollation et la présentation du chef coupé sur
un plat d'argent , sujet favori de Juan Valdes Lea).
Dans ces derniers tabieaux, Hérodiade, vètue de
longues dalmatiques bordées de menu vair, rap-
pelle ces impératrices dissolues de Gonstaiitinopie,
ces grandes courtisanes du Bas-Empire, Théodora,
l>ar exemple , luxueuses , lascives et cruelles. Uoe
ITALIA. 147
symétrie singulière signale la scène du feetin : pen-
dant quHérodiade apporte la tète coupée, un
écayer tranchant arrive avec un faisan sur un piat,
à l'autr e coté de la table. Cette cuisine et ce meur-
tre mélés font un effet horrible dans sa nalveté.
Les fonte baptisuiaux se composent d'une vas-
que de marbré et d'un couvercle de bronze dont
les bas-reliefs, modelés en 1545 par Desiderio de
Florence et Tiziano de Padoue, lous deux élèves
de Sansovino , rappellent les motifs de l'histoire de
saint Jean. La statue du saint, aussi de bronze, est
de Francesco Segala et couronne admirablernent
l'oeuvre. Au mur est applique le tombeau du doge
Andrea Dandolo.
Entrons maintenant dans la basilique. La porta
est surmontée d'un saint Marc en habits ponti (ì-
eaux, d'après un carton du Titien, par les frères
Zuccati, sur lesquels Georges Sand a fait sa char-
mante nouvelle des Maitres mosaistes. Cette mosal-
que a un éclat qui fait compreudre que des rivaux
jaloux aient accuse les habiles artistes d'employer
la peinture au lieu de s'en tenir aux ressources
ordinaires. L'imposte intérieure est un Christ entre
sa mère et saint Jean-Baptiste, d'un beau style de
Bas-Empire, imposant et sevère, disons-le tout de
suite, pour n'avoir pas à détourner un instant les
yeux de l'admirable spectacle qui va s'offrir à
nous.
148 ITALIA.
Rieri ne petit se comparer à Saint-Marc de Y*
nise, ni Cotogne, ni Strasbourg, ni Séville, dì
mème Cordoue avec sa mosquée : c'est un effel
surprenant et magique. La première impressi*»
est celle d'une caverne d'or incrustée de pieire*
ries, splendide et sombre, à la fois étincelante et
mystérieuse. Est-on dans un édifice ou dans un
immense ócrin? ielle est la qnestion que" Fon s'a-
dresse, car toute idée d'architeclure est ici mise
en défaut. i
Les coupoles, les voùtes, les archilraves, les imi-!
railles sont recouvertes de petits cubes de cristo/
dorè, fabriqués à Marano, d'un éclat inaltérable, od
la lumière frissonne còmme sur Ics écailles d'un
poisson, et qui servent de champ à l'inépuisabk
fantaisic des mosalstes. Où le fond d'or s'arrète , à
haute ur de colonne, commence un revètement de>
inarbres les plus précieux et les plus variés. De la
voùte descend une grande lampe en forme de
croix à quatre branches, à pointes fleurdelisées,
suspendue à une boule d'or découpée en filigrane,
d'un effet merveilleux quand elle est allumée, cffet
que le diorama a rendu populaire chez nous. Si\ ,
colonnes d'albàtre rubanné à chapiteaux de bronzo
dorè, d'un corinthien fantasque, portent d'élé- 1
ganles arcades sur lesquelles circule une tribui*' i
qui fait le tour de presque toute l'église. La cou- 1
pole forme , avec le paraclet pour moyeu , <Ie> I
ITALIA. 149
rayons pour jantcs et les douze apòtres pour cir-
xmférence, une immense raue de mosaique.
Dans les pendentifs , de longs anges sérieux de-
x>upent leurs ailcs noires sur un fond illuminò de
fiauves lueurs. Le dòme centrai, qui se creuse à Tin-
Lersection des bras de la croix grecque dessinée par
le pian de la basilique, offre dans sa vaste coupé
Iésus-Christ assis sur un are de sphère, au milieu
d'un cercle étoilé soulenu par deux couples de sé-
raphins. Àu-dessous de lui la Mère divine, deboul
entre deux anges , adore son fils dans sa gioire , et
les apòtres, séparés chacun par un arbre naif qui
symbolise le jardin des OÌiviers, forment à leur
maitre une cour celeste; des verlus théologales et
cardinales sont nichées dans les entre-colonne-
ments des fenòtres du petit dòme qui éclaire la
voùte; les quatre évangélistes, assis dans des cabi-
nets en forme de chàteaux, écrivent leurs précieux
livres au basdes pendentifs, dont la pointe extrème
est occupée par des figures emblémaliques répan-
dant d'une urne inclinée sur leur épaule les quatre
fleuves du paradis : le Gehon, le Phison, le Tigre
et l'Euphrate.
Plus loin, dans la coupole suivante, dont le cen-
tre est rempli par un médaillon de la Mère de
Dieu, les quatre animaux familiers des évangé-
listes, délivrés celtc fois de la tutelle de leurs mat-
tres, se livrent à la garde des saints manuscrits,
ift> ITALIA.
dans des atlitudes chimériques et ména^aatles,
avec un luxe de dents, de griffes et de gros yeux à
en remontrer aux dragocs des Hespérides.
Aù fond du cui de four, qui reluil vaguement
(terrière le grand autel, se dessine le Rédempteor
soos une figure gigantesche et disproportionnée,
pour marquer, selon Fusage byzantin, la distance
du personnage divin à la faible créature. Gomme
le Jupiter Olympien , ce Christ , s*il se levait, em-
porterait la voùte de son tempie.
L'atrium de la basilique, nous Favons montré,
est rempli par FÀncien Testament : rintérieur
contieni le Nouveau Testament tout entier, avec
FApocalypse pour épilogue. La cathédrale de
Saint-Marc est une grande Bible d'or historiée,
enluminée, fleuronnée , un Missel dn moyen àge
sur une grande échelle. Depuis huit siècles, une
ville feuillette ce monument comme un livre d'i-
mages, sans pouvoir se lasser dans sa pieuse admi-
ration. Près de Fimage se trouve le texte : partout
montent, descendent, circulent des inserì ptìons,
des légendes en grec, en latin, des vers léonios,
des versets, des sentences, des noms, des mono-
grammes, échantillons de la calligraphie de toos
les pays et de tous les temps; partout la lettre
noire trace ses jambages sur la page d'or, à travers
le bariolage de la mosalque : c'est plutót encore
le tempie du Verbe que Féglise de Saint-Marc, un
ITALIA. 151
jemple intellectuel qui, sans se soocier d'aucun
>rdre «Tarchitecture, se bàtit avec des versets de la
rieille et de la nouvelle foi, et trouve son orne-
mentation dans l'exposé de sa doctrine.
Nous n'essayerons pas une description détaillée
qui exigerait un ouvrage special , mais nous vou-
drions au moins pouvoir rendre Timpression d'é-
bìouissement et de vertige que cause ce monde
d'anges, d'apòtres, d'évangélistes, de propbètes, de
saints, de docteurs, de figures de toute espèce, qui
peuple Ics coupoles, les voùtes, les tympans, les
arcs-doubleaux, les piliers, les pendentifs, le moin-
dre pan de mura il le. lei l'arbre généalogique de la
Vierge élend ses rameaux touffus qui portent pour
fruìts des rois et de saints personnages, et remplit
un vaste panneau de ses frondaisons étranges; là
rayonne un paradis avec sa gioire, ses légions
d'anges et de bienheureux. Cette chapelle contient
Thistoire de la Vierge ; cette voùte déroule tout le
drame de la Passion, depuis le baiser de Judas jus-
qu'à l'apparition aux saintes femmes , en passant
par les agonies du jardin des Oliviers et du Cal-
vaire. Tous ceux qui ont témoigné pour Jesus, soit
par la prophétie, soit par la prédication, soit par
le martyre, sont admis dans ce grand Panthéon
chréàen. Yoilà saint Pierre cruciiié la téte en bas,
saint Paul decapile, saint Thomas devant le roi in-
dien Gondoforo, saint André souflrant son mar-
452 ITALIA.
tyre; aucun des serviteurs du Christ n'est oublié,
pas méme saint Bacchus. Des saints grecs que
nous connaissons peu, nous autres latins , viennent
grossir celtc mullitude sacrée. Saint Phocas, saint
Dimilri, saint Procope, saint Hermagoras, sainte
Euphémie, sainte Erasma, sainte Dorothée, sainle
Thècle, toutes les belles fleurs exotiques da calen-
drier grec, qu'on croirait peintes d'après les re-
cettes du manuel de peinture du moine d'Aghia-
Laura, viennent s'epanouir sur ces arbres d'or et
de pierres précieuses.
A certaines heures, quand l'ombre s'épaissit et
que le soleil ne lance plus qu'un jet de lumière
oblique sous les voùtes et les coupoles, il se pro-
duit d'étranges effets pour Toeil du pofite et du
visionnaire. De fauves éclairs jaillissent brusque-
ment des fonds d'or. Les petits cubes de cristal
fourmillent par places cornine la mer sous le soleil.
Les contours des figures tremblent dans ce réseau
scintillant; Ics silhouettes si nettemeut découpées
tout à l'heure se troublent et se brouillent à i'oeil.
Les plis roides des dalmatiques semblent s'assou-
plir et flotter : une vie mystérieuse se glisse dans
ces immobiles personnages byzantins ; les yeux
fixes remuent, les bras au geste égyptien s'agitent,
les pieds scellés se mettent en marche; les chéru-
bins font la roue sur leurs huit ailes ; les anges
déploient leurs longues plumes d'azur et de pour-
ITALIA. 153
pre clouées au mur par l'implacable mosaiste;
l'arbre généalogique secoue ses feuilles de marbré
vert ; le lion de Saint-Marc s'élire, baille, lèche sa
patte griffue ; l'aigle aiguise son bec et lustre son
plumage ; le bceuf se retourne sur sa litière et ru-
mine en faisant onduler son fanon. Les martyrs se
relèvent de leurs grils ou se détachcut de leurs
croix. Les prophèles causent avec les évangélis-
tes. Les docteurs font des observations aux jeunes
saintes, qui sourient de leurs lèvres de porphyre ;
les personnages des mosa'iqucs deviennent des
processions de fantòmes qui montent et descen-
dent le long des murailles, circulent dans les tri-
bunes et passent devant vous en secouant l'or
chevelu de leurs gloires. C'est un éblouissement,
un vertige, une hallucination ! Le sens véritable de
la cathédrale, sensprofond, mystérieux, solennel,
semble alors se dégager. On dirait qu'elle est le
tempie d'un christianisrne antérieur au Christ, une
église faite avant la religion. Les siècles se recu-
lent dans des perspectives inflnies. Cette Trinité
n'est-elle pas une trimurti? Cetle Vierge lient-elle
sur ses genoux Horus ou Crichna? est-ce Isis ou
Parvati? Cette figure en croix souffre-t-elle la Pas-
sion de Jesus ou les épreuves de Wishnou? Som-
mes-nous dans l'Égypte ou dans l'Inde, dans le
tempie de Karnak ou la pagode de Jaggernat? Ces
figures à poses contraintes diffèrent-elles beaucoup
184 ITALIA.
des processions d'hiéroglyphes coloriés qui tournenl
autourdes pylònes ou s'enfoncentdans lessyrioges?
Quand on ramène les yeux de la voùte vers le sol,
on apergoit à gauche la petite chapelle éleyée à un
Christ miraculeux, qui, frappé par un profanatene
Tersa du sang. Son dòme, supporté par des colon-
ne» d'une rareté excessive , dont deux en porphyre
blanc et noir, a pour couronnement une boule for-
mée d'une agate la plus grosse qui soit au monde.
Au fond se déploie le choeur, avec sa balustrade,
se» eolonnes de porphyre , sa rangée de statues
sculptées par les frères de Massegne, et sa grande
croix de melai de Jacopo Senato, ses deux chaires
en marbres de couleurs, et son autel qu'on entre-
voit sous un dais-, entre quatre eolonnes de mar-
bré grec, ciselées comme un ivoire chinois par de
patientes inains qui ont inscrit toute l'histoire de
l'Ancien Testament en figurines hautes de quel-
ques pouces.
La pala de cet autel, qu'on appelle la pala d'Oro,
a pour étui un tableau à compartiments en style
du Bas-Empire. La pala elle-mème est un fouil-
lis éblouissant d'émaux, de camées, de nielles,
de perles, de grenats, de saphirs, de découpures
d'or et d'argent, un tableau de pierreries représen-
tant des scènes de la vie de saint Marc, entouré
d'anges, d'apótres et de prophètes; cette pala a été
faite à Constanlinople en 976, et restaurée en 134i
ITALIA. 155
par Giambi Bonasegna, qui, en signant son travail,
demanda pieusement des prières pour lui.
I/arrière-autel, l'autel cryptique, a de remarqua-
Me ses colonnes d'albàtre , parmi lesquelles il y en
a deux d'une transparence extraordinaire. Près de
cet autel se trouve la merveilleuse porte de bronze
où Sanrovino a encastré à coté du sien les portraits
du Titien, de Palma et de l'Arétin, ses grand s
amis. Cette porte conduit à une sacristie doni le
plafond est fleuri d'une admirable mosaìque en
arabesque, exécutée par Marco Rizzo et Francesco
Zuccate, sur le dessin du Titien. Il est impossible
de rien Toir de plus riche, de plus élégant et de
plus beau.
B nous faudrait plus d'espace que nous n'en avons
à notre disposition pour décrire en détail la cha-
pelle de saint Clément, de la Vierge des Màles (dei
Mascoli), où il y a un retable magnifique de Nicolas
Pisano, et les merveilles d'art que Fon rencontre à
chaque coin : tantòt c'est une madone avec son barn-
bin en albàtre, et d'une suavité exquise, tantòt un
bas-relief d'un travail charmant, où des paons se
font un nimbe de leur queue , ou bien une ogive
turque brodée de dentelles arabes, un disque d'a-
rabesques en email, une paire de candclabres de
bronze, d'une ciselure à décourager Benvenuto Cel-
imi, quelque objet d'art ou de dévotion curieux ou
vénérable.
56 ITALIA.
Le pavage en mosaìque, qui ondule cornine une
iner, par suite de l'ancienneté et du tassage des pi-
lotis, offre le plus mcrvcilleux bariolage d'arabes-
ques, de rinceaux, de fleurons, de losangcs, d'en-
trelacs, de damiers, de grues, de griffons, de
chimères lampassécs, ailées, onglées, rampant,
grimpant comme les monstres de l'art héraldique.
Il y a là de quoi fournir de dessins pour des siè-
cles la manufacture des Gobelins et celle de Beau-
vais. On est vraiment effrayé, confondu de la faculté
créatrice déployóe par l'homme dans la fantaisie
ornementale. C'est tout un monde aussi varie, aussi
touffu, aussi fourmillant que l'autre, et qui ne tire
sès formes que de lui-méme.
Que de teuips, de soins, de patience et de genie,
quelle dépense pendant huit siècles il a fallu pour
cet immense entassement de richesses et de chefs-
d'oeuvre! combien de sequins d'or se sont fondus
dans le verro des mosaiques! combien de temples
antiques et de mosquées ont cède lcurs colonnes
pour supporter ces coupoles ! que de carrières ont
épuisé leurs veines pour ces dalles, ces piliers et
ces revètements de brocatelle de Verone, de portor,
delumachelle, de bleutine, d'albàlre roux, de cy-
phise, de granit veiné, de granit mosaicata, de vert
antique, de porphyre rouge, de porphyre noir et
blanc, de serpentine et de jaspe! Quelles armées
d'arlistes, se succédant de généralions en genera-
ITALIA. 157
tions, ont dessiné, ciselé, sculpté dans cette cathé-
drale! Sans parler dcs inconnus, des humbles ou-
vriers du moyen àge que recouvre la nuit des
temps, qui se sont ensevelis dans leurs oeuvres,
quelle liste de noms Fon pourrait dresser, dignes
d'ètre inscrits sur le livre d'or de l'art !
Parmi les peintres qui ont fourni les cartons des
mosaiques, car il n'y a pas un seul tableau dans
Saint-Marc, on compte Titien, Tintoret, Palma, le
Padouan, Salviati, Aliense, Pilotti, Sóbastien Rizzi,
Tizianello ; parmi les maltres mosaistes, en tòte des-
quels il faut piacer le vieux Petrus, auteur du Christ
colossal qui occupe le fond de l'églisc , les frères
Zuccatì, Bozza, Vincenzo Bianchini, Luigi Gaetano,
Michel Zambono , Giacomo Passerini ; parmi les
sculpteurs, tous gens d'un lalent prodigieux et
qu'on s'étonne de ne pas voir plus connus, Pierre
Lombard, Campanato, Zuanne Alberghetti, Paolo
Savi, Ics frères delle Massegne, Jacopo fienaio,
Sansovino, Pier-Zuana delle Campane, Lorenzo
Breghno, et mille autres, dont un seul suffirait à la
gioire d'une epoque.
Saint-Marc, quoique nous ne soyons pas dans un
siècle bien fervent, a toujours dans quelque angle
un petit groupe de fidèles qui écoute une messe,
ou des dévots isolés qui pricnt devant un saint spe-
cial, une madone chérie ou privilégiée. Les vieilles
femmes abondent comme partout; mais il y en a
458 ITALIA.
aossi de jcunes dont la ferveur n'est pas uioindre,
qui baisent le pied des statues, promènent leurs
mains sur les images en tragant une croix, et re-
cneillent avec leurs lèvres les atomes de sainteté
ramassés par leurs doigis, respectables puérilités,
enfantillages de la foivive, dont on peut sourire,
mais qui attendrissent. Il y a de ces images des
marbres les plus durs, de ceux qui font rebrousser
le ciseau du sculpteur, usées et fondues cornine de
la ciré sous l'ardeur et la persistance de ces bai-
sers!
Nous avons vu un baptéme à Saint-Marc, qui res-
semble à tous les baptèmes, sauf ce détail : l'enfant
est emporté dans une petite chàsse vitree dont un
carreau seul est ouvert, comme si l'eau lustrale re-
nati d'en faire un saint.
Devant l'église s'élèvent les trois étendards sup-
portés par des piédestaux de bronze d'Alessandro
Leopardo, représentant des divini tés marines, des
Chimères d'un travail exquis et d'un poli admira-
ble. Ces trois étendards symbolisaient autrefois les
royaumes de Chypre, Candìe et Morée, ces trois
possessions maritimes de Venise. Maintenant, le
dimanche, la bannière noire et jaune de l'Àu-
triche flotte seule à la brise qui vient de Grece et
d'Orienti
ITALIA. f39
Le palais ducal.
Le palais ducal, dans la forme où nous le voyons
aujourd'hui, date de Marino Faliero, et succède à
un plus ancien commencé en 809, sous Angelo
Participazio, et continue par les différents doges.
C'est Marino Faliero qui fit bàtir, en 1355, telles
qu'elles sont, les deux fagades qui regardent le
Mòle et la Piazzetta; cette construction ne porta
bonheur ni à l'ordonnateur ni à l'architecte : Fun
fut decapile et Fautre pendu. Seulement il est
fàcheux pour le parallélisme de fatalité de la le-
gende que l'architecte du palais ne soit pas Philippe
Calendario, comme on Fa cru jusqu'ici, mais bien
Pietro Bassagio, ainsi que le prouve un document
découvert par Fabbé Cadorin. Pourtant Fhistoriette
a une chance de se rattraper. Calendario travailla
aux sculptures des chapiteaux de la première ga-
lene, qui sont des chefs-d'oeuvre d'arabesque et
d'ornementation : ce fil suffit à rattacher sa pen-
daison à Finfluence sinistre du palais ducal.
On entre dans cet étrange édiflce, à la fois palais,
sénat, tribunal et prison sous le gouvernement de
la république , par une charmante porte à l'angle
de Saint-Marc, entre les piliers de Saint-Jean d'Acre
160 ITALIA.
et l'enorme colonne trapue supportant tout le
poids de l'immense muraille de marbré blanc et
rose qui donne tant d'originalité à l'aspect du vieux
palais des doges. Cette porte, appelée della Carta,
d'un goùt charmant d'architecture, ornèe de colon-
nettes, de trèfles et de slatues, sans compter Finc-
vitable lion ailé et le saint Marc de rigucur, con-
duit par un passage voùté dans la grande cour
inlérieure : cette disposilion assez singulière d'une
entrée placée en dehors, pour ainsi dire, de l'édi-
fice où elle conduit, a l'avantage de ne déranger en
rien l'unite des fagades, que ne trouble aucune sail-
lie, excepté celle des fenètres monumentales.
Avant de passer sous son arcade, donnons uu
coup d'oeil à Pextérieur du palais pour en remar-
quer quelques délaiis intéressants. Àu-dessus de la
grosse et robuste colonne dont nous venons de
parler, il y a un bas-relief d'aspect farouche repré-
sentant le Jugement de Salomon, avec le costume
moyen àge et une certaine barbarie d'exéculion qui
rend le sujet difficile à reconnaitre. C'est à ce bas-
relief que vient aboutir la longue colonnette torse
qui cordonile chaque angle de Fédifice. A l'autrc
coin, du cóle de la mer, on voit Adam et Ève dé-
cemment habillés d'une feuille de figuicr, et à l'an-
gle qu'échancre le pont de la Paille, le patriarche
Noè, dont Sem et Japhet recouvrent la n udite, tan-
dis que Chain, le fils peti respectueux, ricane à Té-
ITALIA. J61
cart sur le retour du mur. Le bras du vieillard,
traité avec une fine sécheresse gothique, laisse voir
tous les muscles et toutes les veines.
A la fa$ide de la Piazzetta, au second rang de
galerie, deux colonnes de marbré rouge indiquent
la place d'où Ton lisait les sentences de mori , cou-
tume qui existe encore aujourd'hui. On vante aussi
beaucoup le treizième chapiteau de la galerie infé-
rieure, en partant de Saint-Marc, qui contient, en
huit compartiments, autant d'époques de la vie
humaine très-fìnement rendues. Au reste , tous Ics
chapiteaux sont d'un goftt exquis et d'une variété
inépuisable. Pas un ne se répète. Ils contiennent
des Chimères, des enfants, des anges, des animaux
fantastiques, quelquefois des sujets de la Bible ou
de Thistoire , entremèlés à des rinceaux , à des
acantbes , à des fruits et des fleurs qui font mer-
veilleuseuient ressortir la pauvreté d'invention de
nos architectes modernes : plusieurs portent des
inscriptions à demi effacées en caractères gothiques,
qui exigeraient, pour ètre lus couramment, un pa-
léograpbe habile; on compte dix-sept arcades sur
le Mòle et dix-huit sur la Piazzetta.
La porte della Carta vous conduit à l'escalier des
Géants, qui n'a rien de gigantesque par lui-mème,
mais qui tire son nom de deux colosses de Neptune
et de Mars d'une douzaine de pieds de proportion ,
de Sansovino , posés sur les socles en haut de la
199 k
162 ITALI*.
rampe. Cet escalier, conduisant du pavé de la cerar
à la seconde galene qui règne à Fintérieur comme
à Fextérieur du palais , a été élevé, sous le dogat
d'Agostino Barbarigo, par Antonio Rizzo. H est en
marbré blanc, et décoré par Dominique et Bernar-
din de Mantoue tfarabesques et de trophées d'un
relief très-faible et d*nne perfection à désespérer
tous les ornemanistes , riseleurs et nielleurs do
monde. Ce n'est plus de Farchitecture , c'est de
Forférrerie comme Benvenuto Cellini et Veehte
pourraient seuls la faire. Chaque morceau de cette
balustrade découpée à jour est un monde d'inven-
tion ; les armes et les casques de chaque bas-relief,
tous dissemblables , sont de la fantaisie la plus rare
et du style le plus pur ; Fépaisseur mème des mar-
ches est niellée d'ornernents exquis, et pourtant
qui est-ce qui connait Dominique et Bernardin de
Mantoue? La mémoire humaine, déjà fatiguée
d'une centaine de noms iliustres , se refuse à en
retenir davantage et laisse à l'oubli des noms qui
méritaient la gioire.
Au bas de cet escalier sont posées, à la place où
Fon met habituellement les pommes de «rampe,
deux corbeilles de fruits usés par la main de ceux
qui montent. Un de ces esprits fins qui veolent
trouver malice partout prétend que ces corbeilles
de fruits signifiaient Fétat de maturité où devaient
ètre ceux qui se rendaient au sénat pour traiter
ITALIA. 163
des affaires de la république. Dominique et Ber-
nardin , s'ils revenaient au monde , seraient sans
doute bien surpris du sens profond que prète l'es-
thétiqne au marbré qu'ils ont taillé sans autre
souci que celui de la beauté, en humbles et grands
artistes qu'ils étaient. Les statues de Neptune et de
Mars, malgré leur grande taille et le renflement
exagéré de leurs muscles, sont un peu molles,
considérées absolument; maisliées à Tarchitecture,
elles tiennent leur place d'une facon hautaine et
majestueuse. La plinthe porte le nom de l'artiste ,
que nous jugeons supérieur dans ses statuettes d'a-
pótres et sa porte de la sacristie à Saint-Marc.
Àrriyé au haut de cet escalier, si Fon se retourne,
Ton a devant soi la fa$ade interne de la porte de
Bartolomeo toute fleuronnée de volutes , toute pla-
quée de coloimettes et de statues , avec des restes de
peintare bleue étoilée d'or dans les tympans des
arceaux. Parmi les statues, une surtout est très-
remarquable : c'est une Ève, par Antonio Rizzo de
Verone, sculptée en 1471. Une certame timidité
gothique règne encore dans ses formes char-
mantes , et sa pose ingènue rappelle avec une ado-
rable gaucberie TaUitude de la Vénus de Médicis,
cette Ève palenne qui retient de la main une feuille
de figuier absente. Les artistes antérieurs à la Re-
naissance, qui avaient peu d'occasions de trailer
le nu, y mettent une sorte cFembarras pudique et
464 ITALIA.
de nalveté enfantine qui nous plaìt extrèmement
L'autre face qui regarde les citernes a été bàtie
en 1607 en style Renaissance, avec des colonnes et
des niclies renfermant des statues antiques venaut
de Grece , qui représentent des guerriere , des ora-
teurs et des divinités. Une horloge et une statue du
due Urbin, sculptée par Gio. Bandini de Florence,
en 1625, complète cette facade sevère et clas-
sique.
En laissant tomber vos yeux vers le milieu de la
cour , vous apercevez comme de magnifiques au-
tels de bronze. Ce sont des bouches de citernes de
Nicolo de Conti et de Francesco Alberghetti. L'une
date de 1556, l'autre de 1559. Toutes deux sont des
chefs-d'oeuvre. Elles représentent , outre Taccom-
pagnement obligé de griffons, de Sirènes, de
Chimères, différents sujets aquatiques tirés de TÉcri-
ture. On ne saurait imaginer la richesse d'inven-
tion, le goùt exquis, la perfection de ciselure, le
fini du travail de ces margelles de puits que re-
haussent le poli et la patine du temps. L'intérieur
méme de la bouche, garni de lames de bronze,
est ramagé d'un damas d'arabesques. Ces deux ci-
ternes passent pour contenir la meilleure eau de
Venise. Aussi sont-elles très-fréquentées , et les
cordes qui tirent les seaux ont-elles produit dans
le rebord d'airain des entailles de deux ou trois
pouces de profondeur.
ITALIA. 165
Dans aucun endroit de Venise, vous ne trouverez
un lieu plus propice pour étudier l'intéressante
classe des porteuses d'eau , dont la beauté est cé-
lèbre un peu gratuitement, à notre avis ; car, pour
quelques jolies, nous en avons vii beaucoup de
laides et de vieilles. Leur costume est assez carac-
téristique : elles sont coiffées d'un chapeau d'iiomme
en feutre noir et vètues d'un grand jupon de drap
noir qui leur monte sous les aisselles, corame une
taille de l'Empire; leurs pieds sont nus, ainsi que
leurs jambes, quelquefois cependant entourées
d'une espèce de knémis , ou bas coupé , à la mode
des paysans de la Huerta de Valence. Une chemise
de grosse toile , plissée à la poilrine et à manches
courtes , complète le costume. Elles portent leur
denrée sur l'épaule dans deux seaux de cuivre
rouge qui se font équilibre. La plupart de ces
femmes sont Tyroliennes.
Àu moment où nous étions arrèté au haut de
l'escalier, il y avait, penchée sur la margelle d'ai-
rain de la citerne de Nicolo de Conti , une de ces
jeunes Tyroliennes qui tirait à elle avec assez d'ef-
fort , car elle était petite et delicate , une de ces
marmites pleines d'eau. Sa nuque inclinée laissait
voir, sous son chapeau masculin , une torsade de
jolis cheveux blonds et un commencement d'épaules
assez blanches , où le hàle n'avait pas encore fait
fondre entièrement la neige de la montagne. Un
166 ITAUA. |
peintre en eùt fait le sujet d'un agréable tableau
de genre : nous préférons de beaucoup- à cette me- 1
thode de marcher courbée entre deux seaux l'ha-
bitude espagnole et africaine de porter l'eau sur la
tète dans une amphore en équilibre. Les femmes I
prennent ainsi une noblesse de pori étonnante. A
la manière dont elles sont hanchées et piétées , od
dirait de statues antiques. Mais en voilà assez sur
les porteuses d'eau.
Près de Fescalier des Géants , Fan voit une in- j
scription encadrée d'ornements et de fìgurines
par Alessandro Vittoria , qui rappelle le passage ,
d'Henri III à Venise, et plus loin, dans la galene, à
l'entrée de Fescalier d'or , deux statues d'Antonio
Aspetti , Hercule et Atlas pliant sous le firmanient
étoilé dont le robuste héros va prendre le poids
sur son col de boeuf. Cet escalier, très-magnifique,
orné de stucs de Vittoria et de peintures de Giam-
batista, est de Sansovino et conduit à la biblio-
thèque, qui occupe maintenant plusieurs salles du
palais des Doges; essayer de les décrire les unes
après les autres serait un trayail de patience ei d'é-
rudition qui demanderait un volume et convien-
drait plutòt à un guide spedai qu'à un recueil
cTimpressions de voyage.
L'ancieiine salle du Grand Conseil est une des
plus vastes que Fon puisse voir. La cour des Lions,
de FAlhambra, y tiendrait à False. Quand ou y
ITALI*. m
«entre , Fon reste frappé d'étonnement. Par un eftrt
assez fréquent en architecture , cette saBe paralt
l>eaucoup plus grande que le bàtiment qui la rea-
ferme. Une boiserie sombre et sevère f où les ar-
moires à livres ont remplacé les stalles des anciens
sénateurs , seri de plinthe à d'immenses pehrtures
qui se déroulent tout autour de la muraille , inter-
-rompuues seulement par les feaètres, sousune ligne
de portraits de doges et un plafond colossal tout
dorè , d'une richesse et d'une exubéranoe d'orne-
mentation incroyable, à grands compartiments ,
«arrés, oclogones, ovales , avec des ramages, des
volutes et des rocailles d'un goùt peu approprié au
slyle du palais, mais si grandiose et m magnifique
qu'on en est tout ébloui. Malheureusenient , pour
cause de réparations indispensables , Fon a retiré
mainlenant les toiles de Paul Veronése., de Tin-
toret, de Palma le jeune et autres grands roaltres,
qui remplissaient ces cadres superbes. Nous avons
heaucoup regretté de ne pouvoir adrairer cette
Venise personniflée par Paul Veronése, si radieuse
et si fière , et qui semble l'incarnation jnéme 4u
.genie de ce grand maitre*
Un des cdtés de la salle, celui de la porte d'en-
trée, est occupé tout entier par un gigantesque
paradis de Tintoret, qui contient tout un monde de
figures, L'esquisse d'un sujet analogue , que l'on
woit au musée du Louvre « à Paris, peut donner
168 ITALIA.
l'idée de cette composition , dont le genre . plaisait
au genie fougueux et tumultueux de ce male ar-
tiste, qui remplit si bien le programme de son
nom , Jacopo Robusti. C'est en effet une robuste
peinture , et il est dommage que le temps l'ait si
fort assombrie. Les ténèbres enfumées qui la cou-
vrent conviennent presque autant à un enfer qu'à
une gioire. Derrière cette toile, circonstance que
nous n'avons pas été à mème de vérifier , il existe,
dit-on, un ancien paradis, peint sur le mur, en ca-
maieu vert, par Guariento de Padoue, en Tan 1365.
11 serait curieux de pouvoir comparer ce paradis
vert à ce paradis noir. Il n'y a que Venise pour
avoir de la peinture sur deux rangs de profon-
deur.
Cette salle est une espèce de musée de Versailles
de rhistoire vénitienne, avec cette différence que,
si les exploits sont moindres , la peinture est bien
meilleure. Voici les sujets de ces tableaux, la plu-
part de dimensions énormes : le pape Alexandre III
re$u par le doge Ziani; le pape donnant la come
au doge (c'est ainsi que Cappelle le bonnet dogai,
d'où sort, en effet, un bec recourbé); lesambassa-
deurs se présentant à Tempereur Frédéric Barbe-
rousse, à Pavie, de Tintoret; le pape donnant le
bàton de maréchal au doge qui s'embarque , de
F. Bassan ; le doge bèni par le pape , du Fiam-
mingo ; Othon, fils de Frédéric, fait prisomiier par
ITALIA, 469
les Vénitiens, de Tintoret; Othon traitant de la
paix avec le pape ; Frédéric et le pape , de F. Zuc-
ca to ; arrivée du pape, de l'empereur et du doge
à Ancóne, par Girolamo Gambarate ; le pape
offrant des présents au doge dans Saint-Pierre de
Rome , de Giulio del Moro ; le retour du doge An-
drea Contarini, vainqueur des Génois en 1378, de
Paul Veronése dans sa vieillesse, mais toujours
digne du maitre; Baudouin élu empereur à Con-
stantinople, dans l'église de Sainte-Sophie , de
A. Vicentino; Baudouin couronné empereur par le
doge Enrico Dandolo, de l'Aliense; Constantinople
prise pour la première fois par les Vénitiens, ayant
à leur tète le vieux Dandolo , de Palma le jeune ,
et pour la seconde fois par les Vénitiens alliés aux
croisés, en 1204 , d'Andrea Vicentino ; Alexis, fils
de l'empereur Isaac , invoquant la protection des
Vénitiens en faveur de son pére; Fassaut de Zara,
de Vicentino; la prise de Zara, de Tintoret; la
ligue du doge Dandolo avec les croisés dans l'é-
glise Saint-Marc, de Jean Ledere; sans compter les
figures allégoriques de l'Aliense et de Marco Ve-
cellio, logées dans les embrasures, les angles et les
impostes, qui ne peuvent recevoir de grandes com-
positions historiques.
On ne saurait imaginer un coup d'ocil plus mer-
veilleux que cette salle immense entièrement re-
couverte de ces pompeuses peintures où excelle le
170 ITALIA,
genie vénitien, le plus habite dans Vagencement
des grandes machines. De toutes parts, le velours
miroite , la soie ruisselle , le taffetas papillote , te
brocart d'or étale ses orfrois grenus, les pierreries
font bosse , les dalmatiques rugueuses s'enroulent,
les cuirasses et les morions aux ciselures fantasques
se damasquinent d'ombre et de lumière et lancest
des éclairs comme des miroirs ; le ciel ouate de ce {
bleu particulier à Venise l'interstice des colonnes
blanches, et sur les marches des escaliers de mar-
bré s'étagent ces groupes fastueux de sénaLeurs,
d'hommes d'armes, de patriciens et de pages, per-
sonnel ordinaire des tableaux vénitiens.
Dans les batailles, c'est un chaos inextricable de
galères, aux chàteaux à trois étages, de trinquets
de gabie, de huniers, de tripies éventails de
rames, de tours , de machines de guerre et d'é-
chelles renversées entralnant leurs grappes d'hom-
mes; un mélange étonnant de comites, de garde-
chiourme, de forgats, de matelots et d'hommes
d'armes s'assommant avec des masses, des coutelas
et des engins barbares, les uns nus jusqu'à la cein-
ture , les autres vètus de barnois singuliers ou de
costumes orientaux d'un goùt capricieux et baroque,
comme ceux des Turcs de Rembrandt; tout cela
fourmille et se débat sur des fonds de fumèe et
d'incendie ou sur des vagues faisant jaillir entre
les galères qui se choquent leurs longues lanicres
ITALIA. 171
vertes, que termine un flocon d'écume. Il est fà-
cheux pour beancoup de ces peintures que le
temps soit yenu ajouter sa fumèe à celle du com-
bat ; mais , si l'oeil y perd, l'imagination y gagne.
Les années donnent plus qu'elles n'òtent aux Ur
bleaux où elles travaillent. Bien des cbefs-d'eeuvre
doivent une partie de leur mérite à la patine dont
les siècles les dorenL
Àn-dessus de ces grandes macbines historiques
circule une rangée de portraits de doges par Tin-
toret, Bassan et d'autres peintres; ils ont, en ge-
neral , la mine enfumée et rébarbative , quoiqu'ils
n'aient point de barbe, contrairement à l'idée
qu'on s'en fait. Dans un coin , l'oeil s'arrète sur un
cadre >ide et noir , qui fait un trou sombre comme
une tombe dans la galerie chronologique. Cesi la
place que devait occuper le portrait de Marinò Fa-
llerò, et que représente cette inscription : Locus
Marini Pkaletri , decapitati prò criminibus. Toutes
les effigies de Marino Faliero furent également dé-
truites, de sorte que son portrait est pour ainsi
dire introuvable. On prétend cependant qu'il en
existe un chez un amateur à Verone. La répu-
blique aurait voulu supprimer le souvenir de ce
vieillard orgueilleux , qui la mit à deux doigts de
sa perte , pour une plaisanterie de jeune bomme
suffisamment punie par quelques mois de prison.
Pour en finir avec Marino Faliero , disons qu'il ne
172 ITALIA.
fut pas décapité au haut de l'escalier des Géants,
comme on le représente dans quelques estampes,
par la raison que cet escalier ne fut bàti que cent
rinquante àns plus tard, mais bien à l'angle op-
pose , à l'àutre bout de la galerie , sur le palier
d'une rampe démolie depuis.
En sortant sur le balcon de la grande croisée, on
apergoit, outre la perspective de Saint-Georges
Majeur et de la Giudecca , dans le portant de la fe-
nètre à gauche, une jolie statuette de saint Georges,
de Canova, lorsqu'il étudiait encore chez le sculp-
teur Torretti, et que nous préférons à ses ouvrages
classiques ; elle fait pendant à un saint Théodore,
saint Michel ou tout autre saint guerrier d'une
tournure charmante et superbe, qu'elle ne vaut pas,
mais dont elle soutient le voisinage.
Nous allons nommer, sans les prétendre décrire
en détail , les salles les plus célèbres du palais : la
chambre dei Scarlatti; la cheminée est couverte de
bas-reliefs en marbré du plus fin travail. On y voit
aussi place en imposte un très-curieux bas-relief
de marbré représentant le doge Loredan à genoux
devant la Vierge et l'Enfant, en compagnie de plu-
sieurs saints, admirable ouvrage d'un artiste in-
connu. La salle de FÉcu : c'est là qu'on blasonnait
les armoiries du doge vivant; elle est tapissée de
cartes géographiques de l'abbé Grisellini , qui re-
tracent les découvertes de Marc-Paul , si longtemps
ITALIA. 173
traitées de fabuleuses, et d'autres illustres voya-
geurs vénitiens, tels que Zeni et Cabota. On y con-
serve une mappemonde gravée sur bois, trouvée
sur une galère turque , d'une configuration baro-
que , selon les idées orientales , et toute charaarrée
de lettres arabes découpées avec une finesse mer-
veilleuse, et un grand pian de Venise à voi d'oiseau,
dont la matrice se trouve au musée Correr, par
Albert Durer, qui a séjourné longtemps dans la
ville des Doges. Ce grand artiste, à la fois si fantas-
tique et si exact, qui introduisit la chimère dans les
mathématiques, a retracé la ville d'or, la città d'oro,
comme la nomme Pétrarque, Ielle qu'elle était à
cette epoque , avec une minutie scrupuleuse et un
caprice étrange. Il a place dans la mer, entre la
Piazzetta et Saint-Georges, un Neptune symbolique
coiffé de madrépores, ceinl de jorics marins,«tout
hérissé , tout squammeux , frappant l'eau de na-
geoires onglées et secouant une barbe déchiquetée
comme les lambrequins d'un blason allemand.
Quatre vents , les joues ballonnées , indiquent les
quatre points cardinaux. Des embarcations bizarres,
galères, galéasses, bombardes, argosils, orgues,
flùtes, caraques, nefs de toutes sortes, emblème du
commerce du monde, sillonnent une mer guillo-
chée en petites vagues, où sautent des dauphins
aux fosses béantes. Dans ce pian, le Campanile
n'est pas encore coiffé de son clocher aigu : c'est
Ì74 ITALIA.
une simple tour. La Zecca et la Bibliothèque n'ont
pas la forme qu'elles ont aujourdTiui ; la Dóuane de
mer est à sa place , bàtie autrement , mais L'église
della Salute n'existe pas. A la place oh s'eleva plus
tard le Rialto, il y a un pont de bois gami de pian*
ches, dont le milieu est occupé par un tablier qui
se lève avec des chalnes. En general, Taspect de la
ville est le mème, car depuis trois siècles 011 n*a pas
mis une pierre sur l'autre dans les villes d'Italie.
Continuons la nomenclature et citons encore la
salle des Philosophes : on y remarque une très-
belle cheminée de Pietro Lombardi; la salle des
Stucs, ainsi nommée à cause de son ornementa-
tion : elle renferme des peintures de Salviati , de
Pordenone et du Bassan , la Vierge , une descente
de croix et la nativité de Jésus-Christ; la salle du
Banquet : c'est là que le doge donnait certains re-
pas d'étiquette , des diners diplomatiques , comme
on dirait aujourd'hui ; on y voit un portrait
d'Henri III, de.Tintoret, très-vigoureux et très-
beau , et , en face de la porte , l'adoration des
Mages , chaude peinture de Bonifazio , ce grand
maitre dont nous ne possédons.presque rien à Pa-
ris; la salle des Quatre-Portes : elle est précédée
d'un salon carré dont le plafond , peint par Tinto-
re! , Teprésente la lustice qui donne l'épée et la ba-
lance au doge Priuli.
Les quatre portes sont décorèes de statues d'une
ITALIA. *75
ande tourmire par Giulio del Moro , Francesco
iselli , Girolamo Campagna , Alessandro Vittoria ;
5 peintures qui Venrichissent sont des chefs-
oeuvre : on y admire le doge Marino Grimani
;enoui!lé devant la sainte Vierge, avec saintMarc
d'autres saints, de Contarmi; le doge Antoine
•imani en pareffie attitude devant la figure de la
)i, de Titien, blonde et superbe peinture où le
yle d'apparat ne nuit en rien à la simplicité. En
ce , Galletto Caliari a peint le doge Cicogna rece-
int les ambassadeurs de Perse , belle occasion de
rocarts ramagés, de turbans, d'aigrettes et d'égre-
ement de perles pour un artiste de Fècole et de la
unille de Paul Veronése. Une immense composi-
on d'André Michel, dit le Vincentino, représente
arrivée d'Henri III au Lido de Venise , où il est
ecu par le doge Mocenigo , le patriarche trévisan
t les magistrats, sous Tare de triomphe élevé à
ette occasion, sur ìes dessins de Palladio. Cette
grande machine a Taspect opulent et fastueux,
*omme toutes les peintures du bon temps de cette
kole vénitienne, née pour pemdre le luxe.
Cn tableau du mème Carlo Caliari, représentant
le doge donnant audience à des ambassadeurs d'É-
tet, complète la symétrie. Les caissons du plafond
ont été dislribués par Palladio ; les stucs sont de
Vittoria et de Bombarda, d'après les dessins de San-
so?ino ; une Venise de Tintoret, conduite par Jupì-
176 ITALIA.
ter sur T Adriatique, au milieu d'un cortége de divi*
nités, occupe le comparliinent centrai.
Passons de cette salle dans FAn li-Collegio , e' est
la salle battente des ambassadeurs ; l'architecture
est de Scamozzi. Les envoyés des diverses puis-
sances qui venaient presentar leurs lettres de
créance à la serenissime République ne devaienl
guòre étre pressés d'ètre introduits : les chefe-
d'oeuvre entassés comme à plaisir dans cette anfr
chambre splendide ont de quoi faire prendre pa-
tience. Les quatre tableaux placés près de la porte
sont de Tintoret, et de ses meilleurs. Nous ne con-
naissons de lui, qui soit de cette force, que l'Adam
et Ève et YAbel et Cam , de l'Académie des Beaui-
Àrts; en voici les sujets : Mercure et les Gràces, les
Forges de Vulcain , Pallas accompagnée de la joie
et de l'abondance qui chasse Mars ; Ariane consola
par Bacchus. A part quelques raccourcis un peu for-
cés, quelques attitudes violentes dont la difficulté
plaisait à ce maitre , on ne peut que louer la male
energie de la touche, la chaleur du coloris, la fe-
rite des chairs , la puissance de vie et cette gràce
virile et charmante qui distingue les talents forts
lorsqu'ils ont à rendre des sujets suaves.
Mais la merveille de ce sanctuaire de l'art est
YEnlèvement <FEurope, par Paul Veronése, La bella
jcune fìlle est assise, comme sur un tròne d'argent,
sur le dos du taureau divin, dont le poitrail deneige
ITALIA. 177
va s'enfoncer dans la mer bleue qui l&che d'at-
leindre de ses lames amoureuses la piante des
pieds qu'Europe relève par une enfantine peur de
se mouiller, détail injgénieux des métamorphoses
que le peintre n'a eu garde d'oublier. Les compa-
gnes d'Europe, ne sachant pas qu'un dieu se cache
sous la noble forme de ce bel animai si doux et si
familier, s'empressent sur la rive et lui jeltent des
guirlandes de fleurs, sans se douter qu'Europe,
ainsi eulevée , va nommer un continent et devenir
la maitresse de Zeus aux noirs sourcils et à la che-
velure ambroisienne. Quelles belles épaules blan-
ches! quelles nuques blondes aux nattes enroulées!
quels bras ronds et charmants! quel sourire d'étcr-
nelle jeunesse dans cette toile merveilleuse, où Paul
Veronése semble avoir dit son dernier mot! Ciel,
nuages, arbres, fleurs, terrains, mer, carnation,
draperies, tout parait trempé dans la lumière d'un
ÉJysée inconnu. Tout est ardent et frais comme la
jeunesse, séduisant comme la volupté, calme et pur
comme la force ; rien de manière dans cette gràce,
rien de malsain dans cette rayonnante allégresse :
devant cette toile, et c'est un bien grand éloge pour
Watteau, nous avons pensé au Départpmr Cytkère.
Seulement, à la clarté des quinquets de l'Opera, il
faut substituer le jour splendide de l'Orient; aux
mièvres poupées de la Régence, en robes de taffetas
chiffouné, des corps superbes, où la beauté grecque
199 i
*?8 ITALIA.
s*assouplit sous la volupté vénitierine, et que cares-
sent des draperies sotrples et vhrantes. Si Fon nous
donnait à choisir un morceau unique dans toute
l'oeuvre de Veronése, c'est celui-là que nous préfé-
rerions : c'est la plus belle perle de ce riche. écrin.
Au plafond, le grand artiste a fait asseoir sa
chère Vcnise sur un tròne <Tor, avec cette ampleur
étoffée et cette gràce abondante dont il a le secret.
Pour cette Assomption où Venise remplace la
Vierge , il sait toujours trouver de Tazur et des
rayons nouveaux.
Une magnifique cheminée d'Aspetti, une cor-
niche en stucs de Vittoria et de Bombarda , des ca-
maieux blens de Sébastien Rizzi, des colonnes de
vert antique et de cipolin encadrantla porte, achè-
vent cette merveilleuse décoration, où brille un luxe
le plus beau de tous, le luxe du genie !
La salle de reception, ou Collegio, se présente
ensuite. Nous retrourons là Tintore! et Paul Vero-
nése, Tun roux et violent, Tautre azuré et calme;
le premier fait pour Ies grands pans de muraille, le
second pour les plafonds immenses. Tintoret a peint
dans cette salle le doge Andrea Griffi priant la ma-
done et le bambin , le Mariage de sainte Catherine
avec divers saints, et le doge Dona ; la sainte Vierge
sous un baldaquin , plus Taccompagnement obligé
d'anges, de saints et de doges; et le Rédemp-
teur àdoré par le doge Luigi Mocenigo. Sur l'autre
ITALIA. 179
paroi, Paul Veronése a repressole le Christ trónant,
ayant à ses còtés Venise personnifiée, la Foi et des
anges qui tendent des palmes à Sébastien Veiner,
depuis doge, lequel remporta la célèbre victoire
sur les Turcs à Cursolari, le jour de sainte Jusline ;
placée elle-méme dans le tableau ; le farneux pro-
véditeur Agostino Barbarigo, tue dans ce combat,
et les deux fìgures latérales de saint Sébastien et de
sainte Justine en grisailles, Fune faisant allusion au
nom du vainqueur, l'autre à la date de la victoire.
Le plafond, qui est magnifique, renferme dans
ses caissons la déification complète de Venise , par
Paul Veronése, à qui ce sujet sourit particuliè-
rement. Le premier compartiment nous montre
Venise puissante sur terre et sur mer; le second,
Venise soutenant la religion ; le troisième , Venise
amie de la paix et ne craignant pas la guerre : le
tout symbolisé avec force allégories de grande mine
et de fière tournure, sur des fonds de nuages lèg-
gere, laissant roir eà et là un ciel couleur de Èur-
quoise. Comme si ce n'était pas assez de cette apo-
théose, Venise figure encore au-dessus de la fenètre,
couronne en tète et sceptre en main, peinte par Car-
letto Caliari. Nous ne parlerons pas des camaieux,
des grisailles, des colonnes de vert antique, des ar-
ceaux de jaspe fleuri et des sculptures de G. Cam-
pagna : nous n'en finirions pas, et ce sont là soinp-
taosités ordinaires dans le palais des Doges.
180 ITALIA.
Nous sentons malgré nous s'allonger cctte no
menclature; mais à chaque pas un chéf-d'ceuvn
nous tire par la basque de notre babit quand noui
passons, et nous demande une phrase. Le moyei
d'y resister! nous allons, ne pouvant tout dire, lai
ser travailler votre imagination. Il y a encore dai
le palais tlucal plus de salles admirables que non
n'en avons nomine. La salle du Conseil des Dix,
salle du Conseil suprème , la salle des Inquisiteli]
d'État , et bieii d'autres encore. Sur leurs plafoni
et leurs parois faites coudoyer TApothéose de Ve
nise par TAssomption de la Vierge, les doges à g
noux devant Fune ou l'autre de ces madones pa
des héros mythologiques et des dieux de la fable,
le lion de saint Marc par l'aigle de Jupiter, l'cinpe-
reur Frédéric Barberousse par un Neptune, le pape
Alexandre III par une Allégorie court vétue ; mèlez
aux histoircs de la Bible, aux saintes Yierges sous
des baldaquins, des prises de Zara émaillées de plus
d'épisodes qu'un chant de TArioste , des surprises
de Candie et des capitolades de Turcs ; sculptez les
chambranles des portes, chargjez les corniches de
stucs et de moulures; dressez des statues dans tous
les coins; dorez tout ce qui n'est pas couvert parla
la brosse d'un artiste supérieur ; dites-vous : * Tous
ceux qui ont travaillé ici, mème les obscurs, avaieot
vingt fois plus de talent que nos célébrités du jour,
et les plus grands mailres y ont use leur vie ; » alors
ITALIA. J81
us aurez une faible idée de toutes ces magnifi-
nces qui défient la description. Comme archi-
ctes, Palladio, Scamozzi, Sansovino, Antonio da
>nte, Pierre Lombard; comme peintres, Titien,
mi Veronése, Tinloret, Carlo Caliari, Bonifazio,
ìvarini, J. Palma, Aliense , Contarmi , le Moro, le
ncentino , toute la bande des Bassans , Zuccari ,
arco Veceliio, le Bazacco, Zelolli, Gambarelo,
azzatto, Salviati, Malombra, Montemezzano, et
iepolo , ce charmant peintre , grand maitre de la
écadence , sous la brosse duquel expira la belle
cole vénitienne, épuisée de chefs-d'oeuvre ; comme
sulpteurs et ornemanistes , Vittoria , Aspetti , Fr.
egala /Girolamo Campagna, Bombarda, Pietro di
alo , ont enfoui dans ces salles un genie , une in-
ention, une habileté incomparables. Des peintres
lont le nom n'est pas prononcé une fois par siècle
'y maintiennent dans les plus terribles voisinages.
)n dirait que le genie étaitdans Taira cette epoque
iimalérique du genre humain, et que rien n'était
>lus aisé que de faire des chefs-d'oeuvre. Les sculp-
teurs surtout , dont on ne parie jamais , déploient
un talent extraordinaire et ne le cèdent en rien aux
plus grandes illustrations de la peinture.
Près de la porte d'une de ces salles, Fon voit
encore, mais dépouillée de tout son prestige de ter-
*eur et réduite à Tétat de botte aux lettres sans
ouvrage, Fancienne gueule de lion dans laquelle
182 ITALIA.
les délateurs venaient jeter leurs dénonciations. D
ne reste plus que le trou dans le mur, la guatile a
été arrachée. Un corridor sombre vous conduit de
la salle des Inquisitemi d'État aia Pk>mbs et aui
Puits, texte d'une infinite de déclamations senti-
mentales. Certes il n'y a pas de belles prisoos; mais
la vérité est que les Plombs étaient de grande*
chambres recouvertes en plomb, matière dont se
compose la toiture de la plupart des édifices de
Venise r et qui n'a rien de particulièrement cruel,
et que les Puits ne plongeaient nullement sous la
lagune. Nous avons visite deux ou trois de ces ca-
chots ; nous nous attendions à des fantasmagorie*
architecturales dans le goùt de Piranèse, à desar-
ceaux, à des piliers trapus, à des escaliers tour-
nants, à des grilles compliquées, à des anneaux
énormes scellés dans des blocs monstruenx, à des
soupiraux laissant filtrer un jour verdàtre sur la
dalle humide, et nous aurions voulu ètre conduit
par un gedier en bonnet de peau de renard orné
de sa queue, et faisant bruire des trousseaux de
clefs à sa ceinture. Uh guide vénérable, à figure de
portier du Marats* nous précédait, une chandelle i
la main, par d'étroits couloirs obscurs. Les cachots,
recouverts de bois à l'intérieur, avaient une porte
basse et une petite ouverture pratiquée en face de
la lampe accrochée au plafond du couloir. Un lit de
camp en bois occupait Firn des angles.
ITALIA. 183
C'était étouffé et noir, mais sans appareil mèlo-
dramatique. Un philanthrope arrangeant un cachot
cellulaire n'aurait pas fait pis ; sur les murs, on
déchiffre quelques-unes de ces iascriptions que
l'ennui des prìsoiuiiers grave avec un clou aux pa-
rois de leur tombe ; ce soni des signatures, des
millésinies, de couites sentences de la Bible, des
réflexions philosophiques assorties à l'endroit, un
timide soupir vers la liberié, quelquefois la cause
de Femprisomiement, cornine rinscription dans la-
quelle un captif dit qu'il a été incarcéré pour sa-
crilége, ayant donne à manger à un mort. On nous
a fait voir, à l'entrée d'un corridor, un siége de
Pierre sur lequel on faisait asseoir ceux que Fon
exécutait secrètemcnt dans la prison. Une corde
fine, jetée au col et tournée en manière de gar-
rotte, les étranglait à la mode turque. Ces exécu-
tions clandestines n'ayaient lieu que pour les pri-
sonniers d'État convaincus de crimes politiques. La
chose faite, on emballait le cadavre-dans une gon-
dole, par une porte qui donne sur le canal de la
Faille,, et on allait le couler au large, un boulet ou
une pierre aux pieds, dans le canal Orfanello, qui
est très-profond, et où il est défendu aux pècheurs
de jeter leurs filete.
Les vulgaires assassins s'exécutaient entre les
4eux colonnes, à l'entrée de la Piazzetta. Le pont
des Soupirs, qui, va du pont de la Paille, a l'air
184 ITALIA.
d'un cénotaphe suspendu sur l'eau, n'a rien de re-
marquable à l'intérieur : c'est un corridor doublé,
séparé par un mur qui méne à couvert du palais
ducal à la prison, édifice sevère et solide d'Antonio
da Ponte, situé de l'autre coté du canal, et qui re-
garde la fagade laterale du palais, qu'on presume
avoir été élevée sur les dessins d'Antonio Riccio.
Le nom de pont des Soupirs donne à ce tom-
beau qui relie deux prisons vient probablement des
plaintes des malheureux voyageant de leur càchot
au tribunal et du tribunal à leur cachot, brisés par
la torture ou désespérés par une condamnation. Le
soir, ce canal, resserré entre les hautes murailles
des deux sombres édifices, éclairé par quelque rare
lumière , a l'air fort sinistre et fort mystérieux, et
les gondoles qui s'y glissent, emportant quelque
beau couple amoureux qui va respirer le frais sur
la lagune, ont la mine d'avoir une charge pour le
canal Orfano.
Nous avons visite aussi les anciens appartements
du doge ; il n'y reste rien de la primitive magnili-
cence, si ce n'est un plafond fort orné, divise en
caissons hexagones dorés et peints. Dans ces cais-
sons, à l'abri des feuillages et des rosaces, étaif
pratiqué un trou invisible par où les inquisitene
d'État et les membres du conseil des Dix pouvaient
épier à toute heure du jour et de la nuit ce que
faisait le doge chez lui. La muratile, non contente
ITALIA. 185
d'écouter par une oreille, comme la prìson de De-
nis le Tyran, regardait par un ceil toujours ouvert,
et le doge vainqueur à Zara ou à Candie enten-
dait, comme Angelo, « des pas dans son mur, » et
sentait circuler aulour de lui une surveillance mys-
térieuse et jalouse. Nous avons vu aussi les statues
antiques transportées de la bibliothèque du Sanso-
vino dans le palais ducal. Il y a un groupe char-
mant de Lèda et du Cygne; elle resiste encore,
mais si faiblement , avec une vertu si lasse et un
refus si provocateur, que déjà l'oiseau divin l'a en-
tourée de son aile comme d'un rideau nuptial. Il
faut s'arrèter aussi devant un bas-relief d'enfants,
en marbré de Paros, du meilleur temps de la
sculpture grecque; un Jupiter ^Egiochus, trouvé à
Éphèse; une Cléopatre, et surtout deux grands
masques de Faune et de Faunesse, d'une expressìon
singulière.
XI.
Le grand canal.
Maintenant nous allons, si vous n'ètes pas las de
cette visite au palais dcs Doges, remonter dans notre
gondole et faire une promenade sur le grand ca-
nal. Le grand canal est à Venise ce qu'est à Lon-
dres le Strand, à Paris la rue Saint-Honoré, à Ma-
186 ITALIA.
drid la calle d'Alcala, l'artère principale de la
circtilation de la ville. Sa forme est celle d'un S
retourné, dont la bosse échancre la ville du coté
de Saint-Marc, et dont la pointe supérieure aboutit
à File de Santa-Chiara, et la pointe inférieure à la
Douane de mer, près du canal de la Giudecca. Cet
S est coupé vers le milieu par le pont de Rialto.
Le grand canal de Yenise est la plus merveilleuse
chose du monde. Nulle autre ville ne peut pré-
tester un spectacle si beau, si bizarre et si féeri-
que : on trouve peut-étre ailleurs d'aussi remar-
quables morceaux d'arehitecture , mais jamais
placés dans des conditions si pittoresques. Là,
chaque palais a un miroir pour admirer sa beante,
comme une femme coque tte. La réalité superbe se
doublé d'un reflet charmant. L'eau caresse avec
amour le pied de ces belles fa$ades que baise au
front une lumière blonde, et les berce dans un
doublé ciel. Les petits bàtiments et les grosses
barques qui peuvent remonter jusque-là semblent
amarrés exprès comme repoussoirs ou premiere
plans, pour la commodité des décorateurs et des
aquarellistes.
En longeant la Douane, qui, avec le palais de
Giustiniani, aujourd'hui hotel de l'Europe, forme
l'entrée du grand canal, jetez un regard à ces tètes
de cheval décharnées comme des massacres, sculp-
tées dans la comiche carrée et trapue qui soutieut
ITALIA. 187
la boule de la fortune : cet oniement singulier si-
gnifie-t-il <jue, le cheval étant inutile à Venise, on
s'en défait à la Douane, ou plutòt n'cst-ce qu'un
pur caprice d'ornementation ? Cette explication
nous semble la meilleure, car nous ne voudrions
pas fomber dans les finesses symboliques que nous
avons reprochées aux autres. Nous avons déjà de-
crit la Salute, que nous apercevons de notre fé-
nètre, et qui n'a pas besoin qu'on s'y arrète après
le tableau de Canaletto, le chef-d'oeuvre du pcintre
peut-ètre. Mais ici nous éprouvons un erabarras.
Le grand # canal est le véritable livre d'or où toute
la noblesse vénitienne a signé son nom sur une
fagade monumentale.
Chaque pan de muraille raconte une bistoire;
toute maison est un palais; tout palais un chef-
d'ceuvre et une legende : à chaque coup de rame
te gondolier vous cite un nom qui était aussi conuu
du temps des croisades qu'aujourd'hui ; et cela à
drotte et à gauche, sur une longueur de plus d'une
demi-lieue. Nous avons écrit une liste de ces palais,.
non pas de tous, mais des plus remarquables, et
nous n'osons la transcrire à cause de sa longueur.
Elle a cinq ou six pages : Pierre Lombard, Sca-
mozzi, Vittoria, Longhena, Andrea Trémignan,
Giorgio Massari, Sansovino, Sebastiano Mazzoni,
Sammicheli, le grand architecte de Verone ; Selva,
Domenico Rossi, Visentini, ont donne les dessins
188 . ITALIA.
et dirige la construction de ces demeures prin-
cières, sans compter les merveilleux artistes in-
connus du moyen àge qui ont élevé les plus pitto-
resques et les plus romantiques, celles qui donneiti
à Venise son cachet et son originante.
Sur les deux rives se succèdent sans interrup-
tions des facades toutes charmantes et diversement
belles. Àprès une architecture de la Renaissance,
avec ses colonnes et ses ordres superposés, vient
un palais du moyen àge dans le style gothique
arabe, dont le palais ducal est le prototype, avec
ses balcons évidés à jour, ses ogives, ses.trèfles et
son acrotère dentelé. Plus loin est une fagade pla-
quée de marbres de couleurs, ornée de médaillons
et de consoles ; puis un grand mur rose, où se dé-
coupe une large fenètre à colonnettes : tout s'y
trouve, le byzantin, le sarrasin, le lombard, le go-
thique, le roman, le grec, et mème le rococò, la
colonne et la colonnette, l'ogive et le plein cintre,
le chapiteau capricieux, plein d'oiseaux et de fleurs,
verni d'Acre ou de Jaffa, le chapiteau grec trouvé
dans les ruines athéniennes, la mosalque et le bas-
relief, la sévérité classique et la fantaisie elegante
de la Renaissance. C'est une immense galene à
ciel ouvert, où Fon peut étudier, du fond de sa
gondole, l'art de sept ou huit siècles. Que de genie,
de talent et d'argent ont été dépensés dans cet es-
pace qu'on parcourt en moins d'une heure 1 Quels
ITALIA. 189
prodigieux artistes, mais aussi quels seigneurs in-
telligenls et magnifiques ! Quel dommage que les
patriciens qui savaient faire exécuter de si belles
choses n'existent plus que dans les toiles de Titien,
de Tintoret et du Moro !
Avant d'arriver seulement au Rialto, vous avez à
gauche, en remonlanl le canal, le palais Dario,
style gothique, le palais Venier, qui se présente par
un angle avec ses ornements, ses marbres précieux
et ses médaillons, style lombard; les Beaux-Arts,
fa^ade classique accolée à l'ancienne Scuola de la
Charité et surmontée d'une Venise chevauchant un
lion ; le palais Contarini, architecture de Scamozzi ;
le palais Hezzonico, aux trois ordres superposés;
le triple palais Giustiniani, dans le goùt moyen
àge, où habite M. Natale Schiavoni, descendant du
célèbre peintre Schiavoni, qui a une galerie de ta-
bleaux et une belle Alle, reproduction vivante d'une
toile peinte par son a'ieul ; le palais Foscari, re-
connaissable à sa porte basse, à ses deux étages de
colonnettes supportant des ogives et des trèfles, où
logeaient autrefois les souverains qui visitaient Ve-
nise, et maintenant abandonné ; le palais Balbi, au
halcon duquel les princes s'accoudaient pour re-
garder les régates qui se faisaient sur le grand ca-
nal avec tant d'éclat et de pompes, aux beaux
temps de la république ; le palais Pisani, dans le
style allemand du commencement du xv« siècle ;
190 ITALIA.
et le palais Tiepdo, tout pimpant et moderne re-
lativement, avec ses deux elegante pyramidtons; à
droile, tout près de l'auberge de l'Europe, il y a
entre deux grands bàtiments un palazzine déliciem
qui se compose d'une fenètre et d'un balcon ; mais
quelle fenétre et quel balcon! Une guipure de
pierre,.des enroulements, des gotUochages et des
jours qu'on ne croirait possibks qu'à Femporte-
pièce, sor une de ces feuilles de papier qui re-
couvrent les dragées de baptème ou qu'on jette sur
le globe des lampes ; nous avons hien regretté de
n'avoir pas 25000 fr. sur nous pour l'acheter, car
on n'en demandait pas davantage.
Plus loin , en remontant , Fon tronve les palais :
Corner della Cà Grande, qui date de 1532, un des
meilleurs du Sanso vino; Grassi , aujourd'hui l'au-
berge de l'Empereur, dont l'escalier de marbré est
garni de beaux orangers en pots ; Corner-Spinelli,
Grimani, robuste et puissante architecture de Sain-
micheli , dont le soubassemeut de marbré est en-
touré d'une doublé greeque d*un bel effet , et qui
sert aujourd'hui d'hotel des Postes; Farsetti, au pé-
ristyle à colonnes, à la longue galerie de colonnettes
occupant toute sa fa$ade , où s'est logée la muni-
cipalité. Nous pourrions dire, comme don Ruy-
Gomez da Silva à Charles-Quint , dans la pièce
A'Hernani, lorsqu'il lui montre les portraits de ses
aìeux : « J'en passe, et des meilleurs. * Nous deman-
ITALIA. Ì9Ì
derons cependant gràce pour le palais Lorédan et
l'antique demeure d'Enrico Dandolo, le vainqueur
de Constantinople. Entre ces palais, il y a des mai*
sons qui les valent , et dont les cheminées en tur-
ban , en tourelles et en vases de fleurs , rompent
très à propos les grandes lignes d'archi tect ore.
Quelquefois un traghetto ou une piazzetta ,
comme le campo San-Vitale, par exemple, qui fait
face à l'Académie , coupé à propos cette longue
suite de monuments. Ce campo, bordé de matsons
crépies d'un rouge vif et gai, feit le plus heureux
contraste avec les guirlandes de pampre d'une
treille de cabaret ; cette tranche Termeille, dans
cette file de fa^ades plus ou moins rembrunies par
le temps, repose et charme l'oeil ; on y trouve tou-
jours quelque peintre élabli, sa palette au pouce et
sa botte sur les genoux. Les gondoliere et les belles
fiUes que le voisinage de ces dróles attire tou-
jours posent naturellement, et d'admirateurs de-
viennent modèles.
Le Rialto, qui est le plus beau pont de Venise, a
l'air très -grandiose et très - monumentai ; il en-
jambe le canal par une seule arche d'une courbe
elegante et hardie; il a été construit en 1591, sous
le dogat de Pasquale Cicogna, par Antonio da
Ponte, et remplace l'ancien pont-levis en bois dont
nous avons parie à propos du pian d'Albert Durer.
Deux rangées de boutiques, séparées au milieu par
192 ITALIA,
un porlique en arcade et laissant voir une trouée
du del, chargent les còtés du pont qu'on peut tra-
verser sur trois Yoies, celle du centre et les deui
trottoirs extérieurs garnis de balustrades de mar-
bré. Àutour du pont de Rialto, un des points la
plus pitloresques du grand canal, s'entassent les
plus vieilles maisons de Venise, avec leurs toits en
piate -forme; plantés de piquets pour attacherdes
bannes, leurs longues cheminées, leurs balcons
ventrus, leurs escaliers aux marches disjointes el
leurs larges plaques de crepi rouge , dont les
écailles tombées laissent à nu les murailles de tri-
ques et les fondations verdies par le contact de
Feau. 11 y a toujours, près du Rialto, un tumulto
de barques et de gondoles, et des ìlots stagnante
d'embarcations amarrées séchant leurs voiles fauves
quelquefois traversées d'une grande croix.
Shylock, ce juif si affamé de chair de chrétien,
avait sa boutique au pont de Rialto, qui a ce
grand honneur d'avoir fourni une décoration à
Shakspeare.
En de^à et au delà du Rialto , se groupent sur
les deux rives Fancien Fondaco dei Tedeschi , dout
les murs colorés de teintes incertaines laissent de-
viner des fresques de Titien et de Tintoret, pa-
reilles à des songes qui vont s'éyanouir ; la pois-
sonnerie , le marche aux herbes et les vieilles et
nouvelles fabriques de Scarpagnino et de Sanso-
ITALIA. 193
vino, près de tomber en ruines, où sont inslallées
différentes magistratures.
Ces fabrìques rougeàtres, dégradées, glacées de
tons admirables par la vetuste et l'abandon , doi-
vent faire le désespoir de l'édililé et la joie des
peintres. Sous leurs arcades fourmille d'ailleurs
une population active et bruyante , qui monte et
descend, va et vient, vend et achète, rit et piaille :
là le thon frais se débite en rouges tranches, et
s'emporlent par paniers moules, hultres, crabes,
crevettes.
Sous l'arche du pont, où vibre pourtant un écho
des plus sonores , dorment à l'abri du soleil les
gondoliere attendant pratique.
En remontant toujours , Fon rencontre à gauche
le palais Corner della Regina, ainsi nomine à cause
de la reme Cornaro , que les Parisiens connaissent
par l'opera d'Halévy, la Beine de Ckypre, oìi
Mme Stoltz avait un si beau ròle. Nous ne nous
rappelons plus si la décoration de MM. Séchan,
Diéterle et Despléchin était ressemblante; elle au-
rait pu Tètre sans rien perdre , car l'architecture
de Domenico Rossi est d'une grande élégance. Le
somplueux palais de la reine Cornaro est mainte-
nant un mont-de-piété , et les humbles guenilles
de la misere et les joyaux de l'imprévoyance aux
abois viennent s'entasser sous les riches lambris
qui leur doivent de ne pas tomber en ruines : car
199 m
1*4 ITALIA.
aujourd'hui il ne suffit pas d'ètre beau , il fout en-
core ètre utile.
Le collège des Arméuiens, qui se traine à quel-
q«e dislame de là, est un adnadraWe édifiee de
Baldassare de Longhena» d'une fiche, solide et
tmposante architecture. (Test Tanekn pakris Pesaro.
A droite s'élève le palais delle €à D'ero , un des
plus charmant» du grand canal» R appartieni à
Mlle Taglioni , qui l'a fait restaurer avec le som le
plus intelligent. Il est tout brode, tout dentelè,
lout découpé à jour t dans un goùt grec, gotfeique,
barbare, si fantasque, si léger, si aérien, qu'on
le dirait fait exprès pour le nid d'une sylphide.
Mlle Taglioni a pitie de ces pauvres palate aban-
donnés. Elle en a plusieurs en pension^ qu'elie en-
tretient par puare commisératìoa poitr leur beante;
on nous en a signalé trois ou quadre à qui elle fait
cette charité de réparations.
Regardez ces poteaux d'amarre bleus et blancs,
semés de fleurs de Bs d'or ; Ss voos disevt que
l'ancien palais Venéramin Calergi est devena une
habitation quasi royale. C'est la demeure de
S. A. la duchesse de Berry, et certes ette est
mieux logée qu'au pavillon Marsali; car ce palais,
le plus beau de Venise , est ini chef-d'auvre d'ar-
ehitectare, et les sculptures en sont d'une finesse
merveilleuse. Rien n'est plus jeli que les groapes
d'enfants qui tiennent des écussons sur les arceaui
ITALIA. 498
des fenètres. L'iniérieur est rempli de marbres
précieux ; on y admire surtout dcinf colonnes de
porphyre d'une beante si rare qué leur valeur
payerait le palais.
Quoique nous ayons été bien long, nous n'avons
pas tout dit Nous nous apercevons que nous n'a-
vons pas parie du palais Mocenigo, où demeurait
le grand Byron; notre gondole a poartant frólé
Tescalier de marbré où, les cheveui au vent , le
pieddans Feau, par la pluie et la tempète, la fitte
du peuple , maitresse du lord , Taccueillait à sou
retour par ces tendres paroles : « Grand chica de
la inadone , est-ce un temps pour aller au Lido ? »
Le palais Barbarigo mérite aussi tme mention.
Nous n'y ayons pas vu les vingt-deux Titien qu'il
renferme et que tient sous scellé le consul de
Russie, qui les a achetés pour son maitre; mais il
contient encore d'assez belles peintures , et le ber-
ceau tout sculpté et tout dorè destine à l'béritier
de la noble famille , berceau dont on pourrait foire
une tombe, car les Barbarigo sont éteints ainsi que
la plupart des anciennes familles de Yenise : 4e
neuf cents familles patriciennes inscrites au livre
d'or, il en reste aujourd'hui cinquante à peine.
L'ancien caravansérail des Turcs, si peuplé au
temps où Venise faisait tout le commerce de l'O-
rient et des Indes, présente maintenant deux
ges d'arcades arabes efiondrées ou ob&truées
196 ITALIA.
par dcs cahules qui ont poussé là comme des
cbampignons malsains.
A celte hauteur environ où s'embranche le Ca-|
nareggio , on apergoit des traces du siége et da
bombardement des Autrichiens; quelques projec-
tiles sont arrivés jusqu'au palais Labbia , qui a
brulé , et ont sillonné la fagade inachevée de Sam
Geremia. D'une construction effondrée, capirò
étrange des boulets dans leur destruction intelli-
gente , il ne reste plus d'apparent qu'un cràne de
marbré sculpté au sominet d'un mur, comme si
la mort, par une sorte d'effroi respectueux, avait|
reculé devant son blason. En s'éloignant du coeur
de la ville, la vie s'éteint. Beaucoup de fenètres
sont fermées ou barrées de planches ; mais cette
tristesse a sa beauté : elle est plus sensible à Téme
qu'aux yeux , régalés sans cesse des accidente les
plus imprévus d'ombre et de lumière, de fabriques
variées que leur délabrement mème ne rend que plus
pittoresques, du mouvement perpétuel des eaux, et
de cette teinte bleue et rose qui fait l'atmosphère
de Venise.
XII.
La rie à Venise.
Derrière la Venise monumentale , espèce de dé-
coration d'opera féerique , qui saisit d'abord Ics
ITALIA. 197
regards , et à laquelle le voyageur ébloui s'arrète
ordinairement, il en existe une autre plus fami-
lière , plus intime et non moins pittoresque , quoi-
qiie peu connue; c'est de celle-ci que nous allons
parler.
Devant faire un assez long séjour à Venise , nous
quittàmes l'hotel de l'Europe, qui occupe l'ancien
palais Giustiniani, à l'entrée du grand canal, pour
nous installer à l'angle du Campo-San-Mosè , chez
le signor Tramontini , dans le logement laissé va-
cant par un prince russe. Que ce mot, prince russe,
n'éveille pas dans l'imagination du lecteur des
idées de magnificence déplacées pour un pauvre
poéte comme nous : on peut à Venise se passer le
luxe d'un palais dans les prix doux. Une merveille ,
signée Sansovino ou Scamozzi, s'y loue moins cher
qu'une mansarde de la rue de la Paix , et notre
appartement faisait partie d'une simple maison
crépie de rose, comme la plupart des maisons de
Venise. Ce logement offrait au prince l'avanlage de
regarder par les fenétres , du coté de la place , la
boutique d'une boulangère frangaise qui avait,
sinon des écus, du moins une lille d'une beauté
rare. Ce que le prince russe acheta de pains mol-
lets , de pains de gruau , de pains jocko , de pains
de pàté ferme, de pains anglais, de pains azymes,
dans l'intérèt de sa passion , eùt sufti pour nourrir
des famillcs ; mais rien n'y fit. La jeune boulan-
10* ITALIA.
gère était gardée par la Yigilance maternejle anc
plus de soin qne les pommes d*or do jardin des
Hespérides par le dragon myfhologique , et le Mos-
covite désappointé fiit force d'aller éteindre son j
ardeur dans les neiges natales. Cette belle fiBc '
resta pour nous k Fétat de mystère , ear nous ne ,
l'aper^ùmes pas une seule fois pendant un ▼oià-
nage de quelques semaìnes. Tout locataire de ce
logement était par cela méme suspeet de galan-
terie.
Ce n'cst nullement Fenvie dTllustrer le coin où
nous avons passe un mots si heureux qui noos
pousse à nous y arréter avec quelques détails. Noos
ne sommes pas de ceux dont la joie ou la tristesse
importe au monde, et, si nous usons quelquefoisde
notre personnalité dans ces notes de Toyage , c'est
comme moyen de transition et pour é^iter des
embarras de formes ; et puis il n'est pas sans in-
térét de méler à la Venise du rève la Venise de la
réalité.
A travers nos recherches d'un appartement,
nous avions été accoste par un aventurier brescian,
jeune homme de belle mine , qui se disait étudiant
et peintre, et profitait de notre ignorance des
lieux et du dialecte vénitien pour se rendre néces-
saire et se giisser dans notre intimile; car quel-
ques pièces de monnaie qui sonnaient dans nos
poches nous faisaient parattre à ses yeux de ma-
ITklAk. *9f
^nifiques seigneurs, relaitvement à sa pauvreté
personoelle. 11 nona conduisil à un ias de bougee
plus horrìbles les une que les autres, et auprès des-
quels la petite chambre de Consudo, dans la
Corte-Minelli , eùt été un paradis. Il s^étonnait de
nous voir si diflieiles., et en concevait des idées
d'autani ptas splendides à notre endroit. Pour se
conciliar notre bienveillance , et s'assurer des pa-
trona si eonsidérahles, il nous fit cadeau (Tun de
ces frèles bouquets montés sur un bàton et entourés
d'une carte, qu'on distribue à Venise pour quelque
menoe pièce de cuhrre. 11 paraissait fonder de
grandes espérances sur la délicatesse ingénieuse
de ce régal, espérances qui furent dé^ues et à la
perle desquelles il se résigna diffieilement. Des
glaces et du café ne lui semblèrent point une
compensation suffisante de son bouquet, ei il se
plaignit avec tant d'amertuine des dépenses aiut-
quelles la générosité de son eceur toop loyal l'aYait
entrainé en compagnie des nobles étrangers, que
nous nous crùmes obligés de lui offrir une demi-
àouxaine de zwantzigs qu'il accenta en gromme-
lant et avec tous les signes d'une fierté blessée....
eie recevoir si peu.
Notre logis avatt une porte d'eau et une porte
de terre donnant sur un canal et sur une place
comme la plupart des maison* de Venise. U se
«omposait d!une chambre à couchter fort propre
200 ITALIA.
et d'un salon assez vaste , séparés par une pièce
d'entrée dans laquelle s'ouvrait un balcon à trois
fenètres que nous flmes garnir de fleurs , et où
nous passàmes la meilleure parlie de notre temps
à rèver et à regarder, en fumanl des cigarettes;
cette distribution se répète presque parlout, dans
les palais comme dans les habitations les plus
humbles. Le balcon est le point centrai et comme
le type générateur de l'édifice. Ces balcons tiennent
le milieu entre le mirador espagnol et le uioucha-
raby arabe.
Un canapé, des cbaises de crin, un lit enve-
loppé d'un moustiquaire, une table, une toilette
formaient l'ameublement. Le parquet était rem-
placé par une espèce de stuc diapré de differente
couleurs, ressemblant, à s'y méprendre, à une
immense tranche de galantine. Rien n'y manquait,
pas mème les truffes, simulées par les cailloux
noirs. Cette charcuterie pavé tous les appartements
de Venise. Elle est fraìche au pied d'ailleurs et
facile à tenir nette. Les murs , suivant l'usage en
Italie , étaient badigeonnés d'un teinte piate à la
détrempe et ornés de litbographies galantes enlu-
minées d'après Compte-Calix, ce qui était flatteur
jusqu'à un certain point pour l'art francais , mais
regrettable au point de vue de la couleur locale ;
heureusement une Panagia, peinte par les néo-by-
zantins du mont Athos avec une rigidité et une
ITALIA. 201
barbarie hiératique digne da ix' siècle , relevait à
propos la vulgarité moderne de ces images de pa-
colille.
Cette madone au monogramme dorè venait de
notre hòtesse, aimable Grccque mariée à Venisc,
qui habitait l'appartement au-dessus du nòtre. Un
sonnet, imprimé sur satin et proprement encadré,
disatt, avec force allusions tirées de la my Urologie,
comment les flots ioniens avaient cède cette Vénus
aux flots adriatiques , et comment une vertueuse
Hélène avail suivi au delà des mers un honnète
Paris.
Hélène était en efifet le nom de la jeune femme ,
mais la ressemblance ne se continuait pas jusqu'à
Vépoux", qui s'appelait Joseph Tramontini.
La signora Elena achevait sa quaranlaine de re-
levailles et gardait encore la douce pàleur des
mains et de la figure qui est comme la récompense
des jeunes mères. Mariée de très-bonne heure,
elle avait eu déjà plusicurs avocats. Que cette
phrase ne fasse en rien soupgonner la pudicilé de
cette charmante femme. Quoiqu'on vive assez vieux
à Venise , les enfants s'y élèvcnt mal et il en meurt
beaucoup en bas àge. Ces petits innocents vont
tout droit au ciel et plaident la cause de leurs pa-
rents devant le tribunal de Dieu. De là le nom
i'avocats. Àussi , dans cet espoir, se console-t-on
assez facilement de leur perte.
202 ITALIA.
Le reste de la maison se composait d'une Jean
nourrice venue des Alpes da Frìoul , paysanne ao*
joues étroites , au profìl busqué , au grand col
étonné et sauvage, qui bondissait dans Fescalierde
marche en marche, son poupon au bras, commi
une chèvre peureuse sautant de roche en roche, 6
d'une vieille servante appeiée Lucia, nom poèti
que 9 peu d*accord avec ses cheveox hérissés cob
des crins de goupillon, sa peau bistrée et rance,
ses yeux louches, sa bouche lippue, sa toix criarie
et son aspect de Léonarde et de Maritarne.
Comme nous l'avons dit , notre logis avait vue
sur la place et sur le canal. Pourquoi une descrip-
lion de ce doublé aspect n'aurait-elle pas Finterei
d'une aquarelle de Joyant ou de WHliams Wfld,
qui ont fait ainsi une foule de petites esquisses
familières de ruelles étroites , d'angles de canai»,
de dessous de pont, de traguets pittoresquement
encombrés? La piume est-elle plus maladroite que
le pinceau? Essayons.
Au fond de la place, ou, comme on dit ici, du
campo, s'élève Féglise de San-Mosè, avec sa folade
d'un rococò flamboyant, tourmenté, presque fa-
rouche dans sa violente exagération. Ce n'est pas
ce rococò fade , mollasse , vieillot et fripé dont
nous avons l'habitude en France , mais un mauvais
goùt robuste , plein de force , d'exubérance , d'in-
vention et de caprice ; les volutes se contournent
ITALIA. 203
corame des parafes de pierre, les consoles font
de brusques saillies , les architraves sont interrom-
pues par de profondes échancrures , les allégories
sculptées s'accoudent sur l'are des tympans avec
des postnres impossibles et michelangesques. Des
statues aux contours ronflants, aux draperies bouil-
lonnantes, prennent dans leur niche des poses de
capitan ou de maitre de danse. Le buste du fon-
dateur a fair, au bout du pyramidion qui le sup-
porte , tant il est moustachu et formidable , du
propre portrait de don Spavento. Eh bien! ces
chicorées touffues comme des choux , ces rocailles
tarabiscotées , ces cartouches à serviette , ces eo-
lonnes à bracelete , ces figures strapassées , ces
surcharges d'ornementation extravagantes , pro-
duisent un effet riche, grandiose, en dépit du bon
goùt viole dans chaque détail , mais viole par une
imagination vigoureuse. Vignole blàmerait le des-
sinateur de ce portail fantasque. Nous Tabsolvons
pleinement. Ce bizarre archilecte s'appelait Alexan-
dre Trémignone.
Cette folade truculente est reliée par un pont
volant à son clocher , diminutif da campanile de la
place Saint-Marc. En Italie , les architectes ont tou-
jours été embarrassés des clochers ; ils ne savent
pas ou ne veulent pas les rattacher au monument.
Ou dirait que, préoccupés malgré eux des temples
patens , ils regardent le clocher catholique comme
204 ITALIA.
une superfétation difforme, comme une excrois-
sance barbare ; ils n'en font qu'une tour isolée, une
sorte de beffroi , et semblent ignorer les magnifi-
ques effets qu'en a tirés l'architecture religieuse du
Nord. Ceci soit dit cn passant. Nous aurons à reve-
nir plus d'une fois sur cette observation.
L'entrée de San-Mosè est recouverte d'une
épaisse portière de cuir piqué, qui , lorsqu'on la
soulève, laisse vaguement entrevoir de la place,
dans une ombre transparente, des éclairs de do-
rure, des étoiles de bougie , et sortir de tièdes
bouffées d'encens mélées à des rumeurs d'orgue et
de prières.
Le clocher n'est pas un sinécuriste : il babille et
carillonne toute la journéc. Le matin, c'est l'Ange-
lus, puis la messe, puis les vèpres, puisle salut
du soir; à peine si ses langues defer se taisent
quelques instants. Rien ne fatigue ses poumons de
bronze.
Tout auprès, séparé par une ruelle aussi étroite
que le callejon le plus étranglé de Grenade ou de
Constantine, et qui méne au traghetto du grand
canal , s'abrite dans l'ombre de l'église le presby-
tère , sombre fagade plaquée d'un rouge déteint,
percée de fenètres mornes à grillages compliqués,
et qui ferait tache à ce clair tableau vénitien, si des
masses de plantes pariétaires , retombant en dés-
ordre, ne l'égayaient un peu de leur vert tendre,
ITALIA. 205
ìt si une cha renante madone, surmontant un tronc
pour les pauvres, n'y souriait enlre deux lampes.
Les Irois ou qualre maisons qui y font face con-
tiennent la maison de la boulangère assiégée par
le prince russe , un marchand de fleurs , dont la
devanture, gamie de petits pots, étalait des tulipes
en ognons ou épanouies, et des plantes rares,
échafaudées de bagueltes et flanquées d'écriteaux
scientifiques ; un magasin de derirées quelconques
formant l'angle du coté du canal, le tout crepi à la
chaux, diapré de contrevents verls, rayé de bal-
cons et surmonté de ces cheminées au chapitcau
evase en turban, qui changent lestoits de Venise
en cimetières turcs.
A Vun de ces balcons paraissait assez souvent
une signora jolie autant que Féloignement permet-
tati de le distinguer, vétue presque toujours de
noir et jouant de Féventail avec une dextérité tout
espagnole. Il nous semblait l'avoir déjà vue quel-
que part. En y songeant, nous trouvàmes que c'é-
tait dans les Mémoires de Charles Gozzi. Elie rap-
pelait le type de la jeune femme de son roman par
la fenètre. Peut-ètre n'eùt-il pas été impossible de
Tengagerdans un amour en gondole, avec séré-
nades , régals et confitures à l'ancienne mode véni-
tienne. Mais le voyageur est un oiseau de passage
qui n'a pas le temps d'aimer;
Sur la face libre de la place, du coté du débar-
206 ITALIA.
cadére v s'abat un poni de marbré Mane d'une
seule arche, qui enjambe le canal et met le campo
en communication avec la ruelle de la rive opposée
conduisant à la place de Saint-Maurice.
Le canal s'enfonce par un bout dans une de ces
perspectives que les vues de Yenise ont rendues
présentes à tout le monde : hautes maisons, roses
par en haut, vertes par en bas, la tète dans leso-
leil et le pied dans l'eau, fenètres à ogives cou-
doyantlabaie carrée moderne, cheminées arron-
dies en pots de fleurs , longues bannes rayées
pendant des balcons, tuilcs vermeiUes ou bistrées,
faites couronnés de statues, se détachant en blanc
sur l'azur du ciel , poteaux d'amarre enluminés de
couleurs vives , eaux miroitantes dans l'ombre,
barques stationnaires ou rasant de leurs flancs
noirs le marbré des escaliers avec des effets d'om-
bre ou de lumière imprévus.
Gette aquarelle, grande comme nature, était ac-
crochée en dehors de notre fenétre du coté de
l'eau.
Par l'autre bout, le canal» encore barre d'un
poni, se dégorgeait dans le canalazao et laissait
voìr une portion du mur d'entrée de la Douane òe
iner et la Fortune de bronze virant au vent sur sa
boule d'or , ainsi que les agrès des embarcatioos
trop Cortes pour pénétrer dans les étroites rues
d'eau.
ITALIA. 207
Vis-à-vis de nous se troavait l'auberge de YÉtoile
Far, qui n'a rien de remarquable qu'une terrasse
estonnée de vigne» et dont nous ne parlerions pas
ans un détail caractéristique de son enseigue,
crite primitivement en trois langues : en italien ,
o fraagais, en allemand; Jes lettres tudesques, ef-
acées sans doute pendant le siége de Venise , se
levinent vaguement sous la couleur et n'ont pas
ite rétahlies par patriotisme. Cette muette protesta-
ion contre le joug étranger se retrouve partout.
Assis sur notre balcon et poussant devant nous
le légères bouffées de tabac du Levant, nous
illons crayonner une esquisse de la vie veni-
ienne.
Il est matin encore ; te coup de canon de la fre-
gate qui ouvre le port vient de ferire crever sa fu-
mèe bianche sur la lagune ; la salutation angélique
iibre aux mille clochers de la ville. La Venise pa-
ricienne et bourgeoise dort encore profondément;
mais les pauvres diables qui couchent sur les mar-
*hes des escaliers, sur les perrons des palais ou le
Kit des colonnes, (Hit déjà quitte leur lit et secoué
teurs guenilles humides de la rosee nocturne.
Les. barcarols du traguet lavent les flancs de leur
gondole, brossent le drap de la felce, polissent le
ter de leur prò uè, secouent le tapis de Perse qui
ganiit le fond du bateau , font boufier les coussins
de cuir noir et mettent tout en ordre dans leur
208 ITALIA.
embarcation pour ètre prèts à Fappel de la pra-
tìque.
Les lourds bateaux qui apportent les provisions à
la ville commencent à arriver de Mestre, de Fusine,
de la Giudecca, espèce de faubourg mariti me bordé
d'édifices d'un còlè et de jardins de Tautre, de
Chioggia, de Torcello et d'autres endroits de la
terre ferme ou des iles.
Ces barques, encombrées de légumes verte, de
raisins , de pèches , laissent derrière elles une suave
odeur de végétation qui contraste avec la senteur
acre des embarcations chargées de thons, de rou-
gets, de poulpes, d'huitres, de pidocchi, de crabes,
de coquillages et autres fruits de mer, selon la pit-
toresque expression vénitienne.
D'autres portent le bois et le charbon, s'arrètent
aux portes d'eau pour livrer leur marchandise et
reprennent leur course paisible. Le vin arrive non
dans des tonneaux, comme chez nous, non dans
des outres de peau de bouc, comme en Espagne
mais dans de grandes cuves ouvertes qu'il teint de
sa pourpre plus sombre que du jus de mùres. L'è-
pithète de noir, qu'Homère ne manque jamais d'ap-
pliquer au vin, conviendrait parfaitement à ces pro-
duits des crus duFrioul et de Tlstrie.
On amène de Ijt méme manière Teau pour rem-
plir les citernes ; car Venise , malgré sa situata
aquatique, mourrait de soif comme Taratale, ne
ITALIA. 209
possédant pas une seule source. Autrefois l'on allait
chercher cette eau à Fusine dans le canal de la
Brenta. Haintenant les puits artésiens, creusés
ivec bonheur parM. Degouséc, fournissent la più-
part des citernes. Il n'est guère de campo qui n'en
possedè une. L'orifice de ces réservoirs, entouré
l'une uiargelle coinme celle d'un puits, a fourni
les plus délicieux motifs aux fant&isies des archi-
tecles et des sculpteurs vénitìens : tantòt ils en
font un chapiteau corintliien , évidé au milieu;
tantòt une gueule de monstre ; d'autres fois ils en-
roulent autour de ce tambour de bronze , de mar-
bré ou de pierre, des bacchanales d'enfants, des
guirlandes de fleurs ou de fruits, par malheur trop
souvent usées par le frottement des cordes et des
seaux de cuivre. Ces citernes remplies de sable, où
l'eau se maintient fraiche, donnent un caractère
particulier aux places ; elles s'ouvrent à certaines
heures, et les femmes viennent y puiser, comme
les esclavés grecques aux fontaines antiques.
Bon ! voilà une gondole qui en accroche une au-
tre. On dirait , à les voir se mordre par lcur fer de
hache , deux cygnes méchants se plumant à coups
de bec ; l'un des gondoliers n'a pas entendu , ou
entendu trop tard le cri d'avertissement, espèce
de piaulement en jargon inconnu. La dispute s'en-
gage et les deux champions s'engueulent comme
des héros homériques avant la bataille ; debout sur
199 n
210 ITALIA.
la poupe, ils brandissent leur rame. Oncroirait
qu'ils vont s'assoinmer. N*ayez pas peur, Hy aura
plus de bruit que de mal. Les corps de Bacchus,\&
song de Diane voltigent d'un bord à lautre; mais
bienlòt les jurons mytholagiques ne suffisent plos.i
Les injures et les blasphèmes se croisent en ang-
mentant toujours d'intensité : canard manqué,
grenouille de vase, crabe boiteux, poo de mer,
chien fils de vache, àne fils de tmie, assassin, rat-
fian, mouchard, tedesco, telles sont Ics aimables!
qualifications qu'ils se prodiguent. Àssociant te ciel
à leur querelle, ils injurient leurs saints respectifc:
« La madone de ton traguet est une coureuse qni ne
vaut pasdeux chandelles,» dit l'un. «Ton samtcstl
un bélttre qui ne sait pas faire un miracle présen-
table, » répond Fautre. Nousadoucissonslestermes.
Il est à remarquer que les vociférations sont
d'autant plus outrageuses que les barques s'éloi-
gnent davantage et que les interlocuteurs de ce
dialogue furibond se sentent hors de portée.
Bientòt on n'entend plus que les croassementi
enroués qui se perdent dans le lointain.
Voici passer une gondole officielle avec le papil-
lon autrichien à Panière, menant à quelque in-
spection un fonctionnaire roide et froid, la poilrine
chamarrée de décorations ; cette autre promènc
des Anglais, touristes flegmatiques; cellula, mince
comme un patin , file , mystérieuse et discrète, dfl
ITALIA. Sii
coté du large. Sa felce rabattue, ses jalousies rde-
vée, abritent deuxamants qui vont déjeuner en
partie fine à la pointe de Quinavalle; celle-là, plus
lourde et plus large, emporte sous 6on teodelet
rayé de blanc et de bleu une honnéte famille allant
prendre les bains de mer au Lido, sur cette plage
dont le sable fin garde encore la trace du-pied des
chevaux de lord Byron.
Mais Féglise s'ouvre. Il en sort un cortége rou&e
portant une bière rouge -qu'on depose dans une
gondole rouge. On porte ici le deuil en pourpre.
C'est un mort qu'on embarque pour le cimetière,
situé dans une Ile sur le chemin de Murano. Les
prétres , les porteurs , les ehandeliers et les onpe<-
ments d'église occupent la barque qui précède. Va
dormir, pauvre mort, sous le sable imprégné de
sei marin, à l'ombre d'une croix de fer qu'effleu-
rera Faide du goéland. Pour les os d'un Vénilien,
la terre ferme serait un manteau trop lourd.
Puisque nous en sommes sur ce sujet funebre,
disons qu'à Venise , lorsqu'il meurt quelqu'uii , on
colle sur sa maison et dans celles des rues a voi si -
nantes, en manière de billels de faire part, une
pancarte imprimée qui dit son nom , son àge, son
lieu de naissance, la maladie àlaquelle il a ««€•
combé, af firme qu'il a re<ju les sacrements, qu'ii
est mort en bon chrétien, et demando pour lui les
prìères des fldèles.
ti 2 ITALIA.
Laìssons là ces idées mélancolìques; le sillon de
la barque rouge s'esl refermé, n*y pensomplos.
Soyons oublieux comme le Hot, qui ne gardela
marque de rien ; c'est à la vie, et non à la morì.
qu*il faut songer!
XIII.
Délails familiers.
Sur le pont vont et viennent des jeunes filles
ouvrières, grisettes ou servantes, en chemise et
jupon sous leur long chàle; sur leurs nuquess'en-
roulent, comme des càbles, de longues torsades
de ces cheveux blonds roux, si chers au peintre
vénitien. Je salue de ma fenétre ces modèles de
Paul Veronése, qui passent sans se souvenir qu'iJs
ont pose, il y a trois cents ans, pour les Noces è
Cuna. De vieilles femmes, encapuchonnées de la
haute nationale , se hàtent pour arriver à temps à
la messe , dont le dernier coup tinte à San-Mosè.
Des soldats bongrois, aux pantalons bleus, aux
bottines noires, à la casaque de coutil gris, font
résonner le pont sous leur pas pesant et régulier,
portant à quelque caserne le bois pour faire cui/?
la soupe ou les victuailles de la gamelle.
Des illustrissimi, anciens nobles ruinés, ayan(
ITALIA. 213
encore grand air sous leurs vètements propres et
ràpés, s'en vont prendre à Florian, le lieu de réu-
nion de l'aristocratie, cet excellent café dont Con-
stantìnople a transmis la recette à Venise, et que
nulle part on ne boit meilleur. Ailleurs, peut-étre,
ces apparitions da temps passe exciteraient le sou-
rire; mais le peuple de Venise aime sa vieille no-
blesse, qui a toujours été bonne et familière avec
lui.
Rien ne se fait à la facon ordinaire dans cette
ville fantastique. Les musiques des rues, au lieu
de cheminer sur la hanche du tourneur de mani-
velie, sont trimballées par eau : l'orgue va en
gondole.
11 en passe justement un sous notre balcon; c'est
une de ces grandes mécaniques que l'on fabrique
à Crémone, la patrie des bons violons. Rien ne
ressemble moins à ces boltes à fausses notes dont le
rouleau édenté ne soulève plus qu'une partie des
touches sonores, et qui, chez nous, font hurlcr d'an-
goisse les chiens au coin des carrefours; des jeux
de Irompettes, de triangle et de tambour de basque
en font un orchestre complet, au son duquel danse
un bai de marionnettes mécaniques renfermées
dans un cartouche. On dirait une ouverture d'opera
qui se promène.
Plus d'une barque se détourne de son chemin
pour jouir plus longtemps de la melodie, et la
ti 4 ITALIA.
gondole musicale s'avance suivie d'une petite flou
tille dilettante qui parcourt les canaux après elle.
Quel est donc ce bateau qui passe ayant amarre
k son (lane une espèce de monstre bleuàtre quìi
barbote, clapote et fait voler Feau en écume?Ce|
sont des pècheurs qui montrent un dauphin, cu-
riosile marine capturée dans leurs fìlets, et qui ten-
dent leurs bonnets aux fenètres et aux gondole*!
pour recueillir quelque monnaie. De fortes cortes,
nouées adroitement, maintiennent l'animai moitié
dans son élément, moitié dans l'air, afin qu'on
puisse le voir. Il ne ressemble guère à ces mons-
tres fantastiques auxquels le blason donne le nom|
de dauphin , chimère qui tient le milieu entre le
poisson et l'ornement. Nous n'avons pas retrouve|
dans cette grosse tète tombée , terminée par un
bec, les fosses héraldiques et les déchiquetures
lambrequinées des armoiries. Arion, avecsaljre,
ne ferait pas trop bonne figure enfourché sur une
monture de cette espèce»
Maintenant , regardons du coté de la place. Le
tableau n'est pas moins anime. La boutique do
marchand de Triture, dont la baraque de planches
et de toiles est établie au bas du pont, est ouverte;
les fourneaux sont en pleine activité et mélent dans
l'air l'odeur de la fumèe et les parfums un pei)
àcres de rimile bouillante : la friture tient une
grande place dans la vie italienne. La sobriété est
ITALIA. ti 5
une verta meridionale qui se complique aisément
de paresse» et il se fai! peu de cuisine dans les
maisons. On envoie chercher à ces officines en
plein vent des pàtes, des beignets, des bras de
poulpe, des poissons frits, que d'aulres, moins cé-
rénionieux, consomment sur place.
Le frhurier, qu'on nous pardonne ce néologisnie
nécessaire dans un voyage en Italie, est un grand
et gros gaillard pansu , joufflu , espèce d'Hercule
obése, type de Palforio, aux joues écarlates, au
nezde perroquet, aux oreilles ornées de boucles,
aux luisants cheveux noirs frisés par petites mè-
ches, corame de la peau d'agneau d'Astracan. Il
tròne corame un roi sur son tròne, ayant derrière
lui trois ou quatre rangées de grands plats de cui-
vre estampés et brillants, pareils à des boucliers
antiques pendus au rebord des trirèmes.
Le marchand de citrouilles , mets dont les Véni-
tiens sont friands, étale aussi sa denrée par masses
qui ressemblent à des pains de ciré jaune et qu'il
débite en tranches. Une jeune lille, à la fenètre,
fait signe au marchand et descend, au bout d'une
ficelle, un panier avec lequel elle remonte un mor-
ceau de citrouille proportionné à l'argent quelle a
descendu. Celte manière commode de s'approvi-
sionner convient à la nonchalance véniticnne.
Un groupe s'est forme au milieu du campo,
groupe bientfrt épaissi de tous les passante et de
516 ITALIA.
tous Ics flàneurs dégorgés par le pont et qui se
rendent, par la ruelle le long de l'église, à la
Frezzaria ou à la place Saint-Marc , les deux en~
droits les plus fréquentés de Venise. !
Un cercle laissé libre au cenlre du rassemble-
ment nous permet de voir un pauvre diable fort
dolabre, coiffé d'un chapeau élégiaque, vètu d'un
habit piteux et d'un pantalon effrangé ; il a près de
lui une vieille , affreuse compagnonne, Parque mé-
lée de sorcière, en aussi piètre équipage que le
bonhomme. Un panier couvert est place à terre
devant eux.
Un chien hérissé, sordide, maigre, mais ayani
Fair intelligent d'un animai académique dressé à
toutes sortes d'exercices , regarde le vieux couple
avec cet oeii humain que prend le chien devant son
maitre : il semble attendre un signe , un ordre.
Est ce à une représentation du chien savant que
nous allons assister? Cependant il n'y a pas de
musique , et la pauvre bète n'est pas habìllée en
marquis.
Le vieux a fait un geste de commandement. Le
chien attentif-s'est precipite sur le panier, dont il a
soulevé avec les dents un des couvercles ; il y reste
quelquessecondes, puis, poussant l'aatre couvercle
de son nez, il ressort triomphant, tenant dans la
gueule un petit morceau de papier plié, qu'il de-
pose aux pieds de la vieille ; il recommence ce ma-
ITALIA. 217
tége plusicurs fois, et les assistants s'arrachent les
tóllets ainsi exlraits du panier.
i Ce chien tire des numéros pour la loterie. Ceux
ipi'il amène dans certaines conditions doivent ga-
jner infailliblement : les joueurs et les joueuses ,
qui sont en grand nombre à Venise, comme dans
tous les pays malheureux, où Fespérance d'une
fortune subite, gagnée sans travail, agit énergique-
ment sur les imaginations , ont grande confìance
aux numéros ainsi pèchés par le chien.
En voyant la misere profonde et la mine famé-
lique du couple, l'anatomie efflanquée du chien
dont les numéros devaient faire gagner tant d'écus,
nous nous demandions pourquoi ces pauvres dia-
bles ne profitaient pas davantage des moyens de
faire fortune qu'ils distribuaient si généreusement
aux autres pour quelques sous.
Cette réflexion si simple ne venait à personne.
Peut-ètre les devins de numéros sont-ils comme les
sorcières, qui ne peuvent prévoir Tavcnir pour
elles-mèmes ; clairvoyantes pour les autres , elles
deviennent aveugles quand il s'agit d'elles; autre-
ment, ces deux malheureux eussent été bien fautifs
de n'ètre pas millionnaires pour le moins.
Venise est pleine de bureaux de loterie. Les nu-
méros gagnants, inscrits sur des cartels encadrés
de fleurs et de rubans, en chiffres fantastiques
d'azur, de vermillon et d'or, excitent la cupidité des
ti 8 ITALIA.
passante. Le soir, ils sont brillamment illuminés de
bougies et de lampes : les numéros favoris, les nu-
méros qui doivent infailliblement sortir, d'après
ees calculs de probabilité chers aux joueurs de lo-
terie, anssi forts sur cette malière que M. Poisson ,
de l'Inslitut, sont aussi exposés en grande pompe.
Certains joueurs, qui suivent optniàtrément ces mar-
tingales imaginaires , les acbètent à tout prix, et
recommeDcent, malgré de nombreuses déceptions,
leurs mises doublées ou triplées d'après des pro-
gressions malhématiques.
En France, on a supprimé laloterie corame im-
morale. Peut-ètre est-ii plus hnmain de ne pas
òter l'espérance au malheur : pourquoi donner à
de pauvres diables la certitude qu'ils n'auront ja-
mais le sou? Cette chimère du gros lot, ce paradis
du quaterne et du quine, a fait patienter jusqu'à la
fin bien des désespoirs.
Notre gondole doit venir à trois heures. Antonio
heurte à la porle d'eau : nous avons remercié les
barcarols de l'hotel d'Europe et pris une gondole
au mois , ce qui est peu coùteux et plus commode.
Antonio est un jeune dròle de quinze ou seize ans,
très-alerte, très-fùté, maniant passablement l'avi-
ron , faisant fort bon effet sur la poupe de la bar-
que , avec son bonnet chioggiote et sa veste d'in-
dienne à dessins perses. Il n'a qu'un défaut : c'est
de se préoccuper trop vivement de la jambe des
ITALIA. 219
jolies femmes qui entrent en gondole ou qui en
sortent; l'autre jour, une petite pantoufle d'or
chaussant un bas de soie brode, qui descendait troia
marches de marbré rose, faillit nous faire cbavi-
rer par notre trop inflammable gondolier. A cela
près , il était fort gentil ; l'amour le présenrait de
Fìvroguerie. Cupidon le sauvait de Bacchus, dirait
un classique.
Il y a, tout ari bout de la rive des Esclavons , au
delàdes jardins publics, à la pointe de Quinta valle,
dans l'ile de San-Pietro , la maison d'un vieux pè-
cheur nommé Ser-Zuane , célèbre pour les dlners
de poisson , cornine l'hotel de Trafalgar ou la ta-
verne du Vaisseau, à Greenwich, près de Londres,
ou corame la Ràpée à Paris.
Nous avions forme la partie d'y alle? dtner , et
faisant tenir la gondole un peu au large, nous
jouissions nonchalamment de ce spectacle dont
TobìI ne peut se lasser, le vit-il tous les jours, tant
il est admirable , féerique et perpétuellement neuf.
Nous voyions défiler devantnous, comme sur une
bande panoramique, entre le ciel etl'eau, la Zecca,
l'ancienne bibliothèque de Sansovino, les colonnes
de la Piazetla, le palais ducal, le pont des Soupirs,
l'hotel Danieli , le quai des Esclavons , tout bordé
de boutiques et d'embarcalions de Feffet le plus
pittoresque ; les fondamenta Cà di Dio qui prolon-
gent la ligne du quai et les jardins publics, dont la
220 ITALIA.
verdure et la fratcheur démentent cette idée qu'il
n'y a dans Venise que de l'eau, du marbré et de
la brique.
Ayant tourné les jardins, notis abordàmes, par
le canal de San-Pietro de Castello, à la demeure de
Ser-Zuane ; des barques tirées sur le sable et pit-
toresquement échouées, des filets étcndus au soleil,
des poutrelles et des planches , forment un traguet
ruslique devant son logis , fort simple d'ailleurs,
et fourniraient un molif piquant de croquis mari-
time à Eugène Isabey.
On nous avait préparé la plus belle chambre de
la maison. Nous fìmes transporter notre couvert
au fond du jardin , sous une tonnelle ombragée de
pampres, de feuilles de fìguier, et d'où pendaient
les fruits de quelques courges qu'on avait fait grim-
per. Le jardin, obstrué de plantes potagères, de
fleurs et de mauvaises herbes, était assez mal peigné
pour ètre charmant. Cette végétation libre et touf-
fue nous plait plus qu'une culture trop ornée.
Ser-Zuane, quoiqu'un peu contrarie de cette fan-
taisie toujours incompréhensible pour des gens du
peuple, de préférer un banc de bois, une table à
tréteaux sous un massif de verdure, à une chaise
de crin devant une table d'acajou, dans une cham-
bre à glaces et à estampes de la me Saint-Jacques,
ne s'en montra pas moins envers nous de la plus
joviale cordialité.
ITALIA. 2*1
La femme de Ser-Zuane , qui parait jouir au logis
d'une autori té despotique, est une grosse commère
réjouie , haute en couleur, bastionnée d'appas for-
midables. Elle aime à dire des gaillardises aux-
quelles son vieux époux donne la réplique. Nous
ne savons si ce Philémon et cette Baucis de la fri-
ture ont été heureux , mais ils ont eu beaucoup
d'enfants, comme les princes et les princesses des
contes de fées. Le Zuane prétend méme qu'il est
assez vert pour augmenter celte nombreuse lignee,
mais sa femme dit que c'est une pure fatuité.
Chaque pays a ses mets locaux , son plat parti-
culier. Marseille vante sa bouille-à-baisse, son aioli
et ses clovisses; Venise a la soupe aux pidocchi, qui
vaut mieux que son nom peu ragoùtant. Les pi-
docchi (poux de mer) sont des espèccs de moules
qui se recueillent dans les lagunes et les canaux
méme. Les meilleurs sont ceux de FArsenal.
La soupe aux pidocchi est classique chez Ser-
Zuane, et tout voyageur épris de la couleur locale
doit à sa conscience d'en manger une accommodée
de la main du vieux pècheur de l'Adriatique. Nous
déclarons, la main sur l'estomac, préférer le po-
tage à la bisque et le turlle-soup; mais cependant,
le bouillonde moules, convenablement relevé d'é-
pices et d'herbes aroma ti ques, a bien son charme,
surtout sous une treille de Quinta valle.
Le reste du dlner, qu'un supérieur de chartreux
tt* ITALIA.
n'eùt pas désavoué , se composait d'huìtres de
l'Arsenal aux fines herbes, d'écrevisses de mer
d'un blanc rosàtre, de soles et de muges de Chiog-
gia au court-bouillon , de rougets et de sardine*
frites, le tout arrosé de vin du vai Policella et de
Piccolit de Conegliano, avec un dessert de c«
beaux fruits vermeils et dorés qui se cuisent au
soleil sur les collines d'Està, de Monselice et de
Montagnana.
Au dessert, pendant que nous buvions unebou-
teille de vin de Samos, cuit et miellé cornine un
vin homérique , la vieille vint causer avec nous,
gaiement et familièrement, à la facon d'une hò-
tesse antique ; elle offrit un gros bouquet, arca-
die à la hàte dans son jardin et noué d'un brin
de jonc , à la femme de l'ami qui partageait notre
repas, charmante personne à la physionomie es-
pagnole, dont le bras rond et blanc sortait du
sabot de dentelles noires qui terminait sa manche.
La vieille se réeria sur la blancheur et la beauté
de ce bras, qu'elle baisa à plusieurs reprises atee
certe gràce familière du bas peuple de Venise, dont
la courtoisie respectueuse n'a rien de servile.
L'addition nous fut apportée , écrite sur le iodi
d'une assiette. Elle montait assez baut , mais nous
avions fait un dtner délicat et curieux, et, en qudilc
d'étranger, nous devrons payer un tiers de pto*
qu'un riaturel du pays, pour les frais de traduc-
ITALIA. 2*3
tion; il n'y avait rìen à dire : aussi ne ftmes-nous
pas la moindre observation, et le pècheur nous re-
conduisit jusqu'au traguet où nos gondolcs nous
attendaient.
Nous allàmes faire un tour aux jardins publies,
tout voisins de là : c'est une grande promenade
plantée d'arbres , dessinant un triangle obtus sur la
mer, et terminée à sa pointe par un monlieule
surmonté d'un café frequente des buveurs et des
musiciens ambulants. Les enfants et les jeunes
fllles s'amusent à dévaler sur cetle pente douce ,
tapissée de gazon fin.
La vue s'étend au loin sur la lagune : Fon aper-
$oit de là Murano, l'Ile où se fait le verre, San-
Servolo, où est l'hòpital des fous, et la ligne basse
du Lido , avec ses dunes, ses cabarets et ses arbres
écimés ; des rangées de pieux , indiquant la pro-
fondeur de l'eau, forment des espèces d'allées dans
cette mer peu profonde , où flottent des bancs de
varechs et de fucus. La perspective est égayée par
un va-et-vient perpétuel de voiles et d'embarca-
tions.
Les jardins publies, les jours de féte, renferment
la plus charmante collection de beautés vénitiennes.
C'est là qu'on peut étudier à son aise ce type ca-
ractérisé par Gozzi , biondo , bianco et gra$soto.
La présence des Autrichiens a dù nécessairement
modifier le type vénitien, quoique cependant les
£24 ITALIA.
unions soient rares, à cause de l'aversion naturelle
des deux raccs; mais Fon relrouve encore dansla
réalité les modèles de Jean Bellin, de Giorgione,
de Titien et de Veronése.
Les jeunes filles se promènent par groupes de
deux ou trois, la più pari tòte nue et coiffées avec
beaucoup de goùt de leurs opulents cheveux blonds
ou chàtains. Le type brun meridional est assez rare
à Venise panni les femmes, quoique fréquent chez
les hoinmes. Nous avions déjà remarqué cette bi-
zarrerie en Espagne, à Valence, où la population
male a le poil noir, le teint olivàtre, l'aspect bave
et brulé d'une tribù de bédouins d'Afrique, tandis
que les femmes soni blondes, blanches et fi-alche?
cornine des fermières du Lancashire. Du reste,
cette distribution de nuances est très-bonne, — Adam
était couleur de briques, Ève couleur de lait, — el
elle fournit aux peintres d'heureuses opposi tions.
Nous avons vu là de bien charmantes iètes, dont
le souvenir très-distinct pour nous serait difficile à
reproduire sans crayon. Nous essayerons d'esquisser
quelques traits généraux. Les lignes de la figure,
sans arriver à avoir la régularité grecque, régula-
rité presque architecturale et qui est comme le
poncis de la beaulé, ont néanmoins un rhythme
qui manque aux visages du Nord , plus lourmentés
par la pensée et les multiples inquiétudes de la civi-
lisation. Les nez sont plus purs, plus francs d'aréte
ITALIA. 225
que les nez septentrionaux , toujours pleins d'im-
prévu et de caprice. Les yeux ont aussi cette placi-
dité brillante inconnue chez nous et qui rappelle le
regard clair et tranquille de l'animai : ils sont noirs
très-souvént , malgré la teinte blonde des cheveux;
la bouche a cette smorfia , espèce de sourire dé-
daigneux plein de provocation et de charme , qui
donne tant de caractère aux tétes des maìtres ita-
liens.
Ce qu'il y a de charmant surtout chez les Véni-
tiennes , c'est la nuque , l'attaché du col et la nais-
sance des épaules. On ne saurait rien imaginer de
plus svelte, de plus élégant, de plus fin et de plus
rond. Il y a du cygne et de la colombe dans ces
cols qui ondulent, se penchent et se rengorgent;
sur les nuques se tordent toutes sortes de petits
cheveux follets , de petites boucles rebelles , échap-
pées aux morsures du peigne , avec des jeux de lu-
mière, des pctillements de soleil, des éclairs
d'ombre à ravir un coloriste. Après une prome-
nade aux jardins publics, on ne s'étonne plus de la
splendeur dorée de Fècole vénitienne; ce qu'on
croyait un rève de l'art n'est que la traduction
quelquefois inférieure de la réalité. Nous avons
suivi bien souvent quelques-unes de ces nuques
sans mème essayer de voir la tète qu'elles por-
taient, nous enivrant de ces lignes si pures et de
cette chaude blancheur.
199 o
£26 ITALIA.
Une fois méiiie , nous fìmes à travers l'écheveau
des ruelles de Venise la promenade la plus em-
brouillée à la suite d'une belle nuque qui n'y com-
prenait rien et nous prenait pour un galantin opi-
niàtre et imbécile.
C'était une grande lille, brune par extraordinaire,
ayant beaucoup de ressemblance avec Mlle Rachel
pour l'élégance longue et fine de son corps et les
attaches antiques de son col. Elle avait une dignité
si parfaite de inouvements que son grand chèle
rouge de barége semblait sur elle le manteau de
pourpre d'une reine. Jamais la grande tragédienne
n'a fait prendre à ses pèplum et à ses tuniques des
plis plus heaux et plus nobles. Elle marcbait vite,
faisant écumer aulour d'elle te volant de sa robe
bleue, comme les vagues aux pieds de Thétis, avec
une aisance et une fierté d'allure dont ime grande
coquette eùt été jalouse. Nous la perdkwis souvent
à travers les raasses de promeneurs; mais là rouge
étincelle de son chàle nous guidai! comme l'éclat
d'un phare, et nous la retrouvions toujours.
Ce pourchas avait commencé sur la place Saint-
Marc. Près du poni de la Pàille, la belle s'arrèta
et causa quehpies instants avec un vieil homme
basane, gris de barbe et de cheveux, gondolier ou
pècheur, qui semblait étre son pére. Le vieifiard lui
donna quelque argent, puis elle s'enfonga dans une
de ces petites ruelles qui déboucheirt sur le quai
ITALIA. 227
des Esclavons. Àprès beaucoup de détours dans ce
dèdale de ruelles, de sotto portici, de canaux, de
ponts qui égarent si souvent l'étranger à Venise,
elle fit halle , sans doute pour se débarrasscr de
l'ombre qui la suivait à distance, deyant urne de
ces boutiques de poissons en plein vent, où le thon
se débite par rouges tranches ; elle marchanda lon-
giicment un morceau qu'elle ne prit pas. Elle se
remit en marche , tournant imperceptiblement la
téle sur Tépaule et roulant sa prunelle dans le coin
de Tceil pour voir si elle était débarrassée de son
attentif. Quand elle s'aper^ut du contraire , elle fit
un geste de m^uvaise humeur qui la rendit encore
plus charmante, et continua sa route par les rues,
les places, les ruelles, les passages, les ponts à es-
caliers, de manière à nous désorienter compiete-
mene Elle nous mena ainsi, de son pas agile et
toujours plus presse, du coté de FÀrsenal, dans un
quartier désert , jusqu'à une place où s'élève une
fagade d'église non achevée , et là se jeta comme
une biche effiarée contre une porte qui s'ouvrit et
se referma aussitòt.
Entre toutes les snppositions que put faire cette
pauvre enfant, attaque galante , séduction, enlève-
ment, elle ne s'imagina certainement pas qu'elle
était suivie par un poéte plastique qui donnait
une féte à ses yeux et cherchait à graver dans son
souvenir, comme une belle strophe ou un beau ta-
228 ITALIA.
bleau , cette nuque charmante qu'il ne devait plus
revoir.
XIV,
Le début du Yicaire, gondoles, coucher du soleil.
Au sortir des jardins publics, on se trouve sur un
ancien canal comblé et transformé en rue. Cette
rue présentait l'aspect le plus anime ; eu dehors de
toutes les fenètres et de tous les balcons pendaient
des pièces de damas, des lés de brocatelle, des tapis
de Perse ou faits de pièces de couleur en facon
d'habit d'arlequin, corame on en fabrique à Venise,
des nappes de guipure, des morceaux de soie flam-
bée , et aux maisons plus pauvres des rideaux ou
des draps de Ut : il n'y avait pas une fa^ade qui ne
fùt point pavoisée. Nous nous serions cru en France
un jour de Fète-Dieu, au temps où la procession
pouvait sortir, si l'étrangeté des costumes et des
types ne nous eùt rappelé le contraire; les fenètres
encadraient des groupes de trois ou qualre jeunes
filles ou jeunes femmes en robes blanches ou bleues,
avec des chàles de couleurs vives , l'air anime et
joyeux, amicalement enlacées, se penchant vers la
rue, se tournant pour répondre aux hommes placés
derrière elles.
La rue était encombrée de boutiques de friture ,
de marchands de pastèques, de citrouilles et de
* ITALIA. £29
raisins. Les acquajoli jetaient dans l'eau ces quel-
ques gouttes de kirch qui lui donnent la froideur
de la giace et la teinte de l'opale. Les cafetiers im-
provisés débitaient leur brune liqueur avec le mare;
d'autres vendaient des glaces grossièrement colo-
riées. Les cabarets regorgeaient de buveurs, fétant
le vin noir d'Italie et le vin jaune de Grece ; une
foule incroyable fourmillait dans un gai tumulte
sur cet espace étroit.
L'église devant laquelle nous passàmes laissait
voir , par ses portes ouvertes , un embrasement de
cierges. Le maìtre-autel éblouissait, et, dans cette
chaude atmosphère rouge, scintillaient comme des
étoiles des milliers de lumières ; l'église était tendue
de daraas galonnés d'or, festonnée de guirlandes
en papier, et Fassistance était si compacte qu'il
nous fut impossible de faire trois pas au delà du
seuil.
Un ouragan de musique, basses, flùtes et violons,
se déchaìnait sous la voùte enflammée , puis les
voix reprenaient leur psalmodie. Un office en mu-
sique n'est pas rare à Venise ; mais cet office était
écouté avec une curiosité attentive qui n'esl guère
le fait de la dévotion italienne, un peu sensuelle et
distraite.
Un prètre de la paroisse débutait comme cure ou
comme vicaire, nous ne savons plus lequel, et c'é-
tait là le motif de cette fète. Des sonnets et des
230 ITALIA.
odes à la louange de ses vertus évamgéliques et de
sa charité chrétienne placardaient toutes les mu-
railles : en Italie , tout est occasioix de sonnet ; on
en fait sur les mariages, sur les naissaiices, sur^fcs
anniversaires, sur les guérisoas, sur les morte;: <m
en crible les canta trices; le sonnet est en Italie ce
que la reclame est chez nous, reclame innocente
et poétique, désintéressée sur tout, épaachement'
naif de cette admir^tion enfantine que les peuples
du Midi , plus passionnés que ceux du Nord , seatent
le besoin d'épancher à propos de tout. Dans ces
sonnets, il se fait une effiroyable consommation de
métaphores et de concetti ; on y décroche les étoiles
à tout instant; les planètes y dansent des saraban-
des, et Fon y fait des omelettes de lunes et de so-
ieils- V Adone du cavalier Marin n'est pas si oublié
qu'on pense.
En longeant les fondamenta Cà di Dio pour re-
lourner à la Piazzetta , nous vìmes des jeunes gens
de la ville, amateurs de prouesses aquatiques
comme nos canotiers parisiens, qui langaient à
toutes rames leur gondole oontre la berge du quai,
et, à quelques pouces du revètement de pierre, au
plus fort de l'élan , par un brusque coup d'aviron,
arrètaient la barque net. Ce jeu est effrayantet gra-
cieux : on croit, quand on la voit venir de celle
vitesse, que Fembarcation va se briser en mille
morceaux , mais il n'en est rien; Ton prend du
ITALIA. 23i
champ et l'on recommence. C'est ainsi que les ca-
valiere arabes ou turcs poussent leurs chevaux à
fond de tram contre un mur , et les retiennent sur
leurs quatre jambes, faisant soudain succèder Tinì-
mobilité du repos à la violence de la course. Les
anciens Yénitiens ont pu voir jadis ces fantasias
équestres dans l'Atmeidan de Constantinople, et
les ont traduites à l'usage de leur patrie, où le che-
Tal est pour ainsi dire un ètre chimérique.
Plus d'un jeune praticien revét encore la veste,
le bonnet et la ceinture traditionnels , et dirige lui-
méme sa gondole avec beaucoup d'aisance. Les
étrangers aussi y prennent goùt, les Anglais prin-
cipalement , en leur qualité de peuple nautique.
Plusieurs d'entre eux payent des maltres de gondole
et s'exercent dans l'art difficile de nager à la veni-
tienne.
Tous les malins, sous notre balcon, passait un
jeune gentleman du plus grand air,, qui travaillak
sa legon de rame avec conscience et transpiration ;
il faisait des progrès visibles , et doit ètre en état
maintenant d'ètre regu dans la corporation des Ni-
colotti ou des Castellani; s'il continue, il pourra
peut-ètre aspirer au baptème d'encre de sépia, qui
se confère encore en secret, lorsqu'il s'agit de sacrer
un chef à ces factions en gondole.
Il y a de bien beaux couchers de soleil à Paris.
Lorsqu'on sort des Tuileries par la place de la Con-
232 ITALIA.
corde et qu'on tourne la figure du coté des Champs-
Élysées, il est difficile de ne pas ètre ébloui du ma-
gnifique spectacle qui se présente : les masses
d'arbres , l'obélisque égyptien , la perspeclive ma-
gique de la grande allée , la porte triomphale de
rArc-de-1'Étoile , ouverte sur le vide , font un ad-
mirable encadrement à l'astre qui s'éteint dans des
splendeurs plus éclatantes pour nos yeux que celles
du jour.
Mais il y a quelque chose de plus beau encore ,
c'est un coucher de soleil à Venise, lorsqu'on vient
du Lido , de Quintavalle ou des jardins publics.
La ligne de maisons de la Giudecca, qu'inter-
rompt le dòme de l'église du Rédempteur ; la pointe
de la Douane de iner élevant sa tour carrée , sur-
montée de deux Hercules soutenant une Fortune ;
les deu* coupoles de Santa-Maria della Salute ar-
rondies comme des seins pleins de lait, forment
une découpure raerveilleusement accidentée, qui se
détache en vigueur sur le ciel et fait le fond du
tableau.
L'ile de Saint-Georges-Majeur, placée plus avant,
sert de repoussoir, avec son église, son dòme et
son clocher de briques , diminutif du Campanile,
qu'on apergoit à droite, au-dessus de l'ancienne
Bibliothèque et du palais ducal.
Tous ces édifices baignés d'ombre , puisque la
lumière est derrière eux, ont des tons azurés, lilas,
ITALIA. 233
violets, sur lesquels se dessinent en noir les agrès
des bàtiments à Fancre ; au-dessus d'eux éclate un
incendie de splendeurs, un feu d'arlifice de rayons;
le soleil s'abaisse dans des amoncellements de to-
pazes, de rubis, d'améthystes que le vent fait cou-
ler à chaque minute , en changeant la forme des
nuages; des fusées éblouissantes jaillissent entre
les deux coupoles de la Salute, et quelquefois, se-
lon le point où Fon est place, la flèche de Palladio
coupé en deux le disque de Fastre.
Cela sans doute est fori beau. Mais ce qui doublé
la magie du spectacle, c'est qu'il est répété par Feau.
Ce coucher de soleil, plus magnifique que celui
d'aucun roi , a la lagune pour miroir : toutes ces
lueurs, tous ces rayons, tous ces feux, toutes ces
phosphorescences ruissellent sur le clapotis des
vagues en étincelles , en paillettes , en prismes, en
traìnées de fiamme. Cela reluit, cela scintille, cela
flamboie, cela s'agite dans un fourmillement lumi-
neux perpétue!. Le clocher de Saint-Georges-Ma-
jeur, avec son ombre opaque qui s'allonge au loin,
tranche en noir sur cet embrasement aquatique,
ce qui le grandit d'une facon démesurée et lui
donne Fair d'avoir sa base au fond de Fabìrne. La
découpure des édifices semble nager entre deux
ciels ou entre deux mers. Est-ce Feau qui reflète le
ciel ou le ciel qui reflète Feau? L'cdìI hésite et tout
se confond dans un éblouissement general.
234 ITALIA. |
Ce spectacle splendide nous rappela ce passage
du Magicien prodigieux de Calderon , où le poetai
décrìvant un eoucber de soleil par la bouche m
l'étudiant Cyprien, peìnt les nuées et les vagues q^
font
Une tombe d'argent au grand cadavre d'or !
Mais laissons là cette peinture impossìble et
grettons que Ziem , qui a fait un si joli lever
soleil (Tazur , d'argent et de rose , au large de
Piazzetta , ne lui ait pas donne pour pendant
coucher pris de San-Servolo ou de la riva dei Schia-, 1
voni ; cela nous dispenserait de notre description.
On nous débarqua au traguet de la Piazzetta, en-
eombré d'une émeute de gondoles , et nous nous
dirigeàmes vers la Piazza par les arcades de Fan-
cienne Bibliothèque du Sansovino^ aujourdliui
palais du vice-roi. Notons en passant un détail ca-
ractéristique : aux endroils propices où Fon élève-
rait chez nous une colonne Rambuteau , on trace
une grande croix noire avec ce mot, rispetto, re-
commandation qui n'est pas très-pieusement ob-
servée. C'est faire un singulier usage du signe de
notre rédemption, que de l'employer à protéger
les angles suspects. N'y a-t-il pas là quelque ré-
miniscence du paganisme, une traduction à la
mode italienne du vers d'Horace :
Enfants, allez plus loin ; cet endroit est sacre.
ITALIA. 235
Nous demandons pardon aux lecteurs et surtout
aux lectrices de cette remarque un peu familiare,
mais c'est un trait de mceurs qu'on peut et qu'oa
doit noter. Il peint l'Italie tnieux peut-étre qu'uue
grande dissertation generale.
C'est sur la Piazza , vers les huit heures du soir,
que la vie de Venise arrive à son maximum d'in-
tensiié. On ne saurait rien imaginer de plus gai,
de plus vif, de plus amusant. Le soleil couehant
illumine du rose le plus vif la fagade de Saint-Marc,
qui semble rougir de plaisir et scintille ardemmenl
dans ce dernier rayon. Quelques pigeons retarda-
taires regagnent le pignon ou la comiche où ils
doivent dormir jusqu'au matin , la tète sous leur
aile.
La Piazza est toute bordée de cafés, cornine le
Palais-Royal de Paris , avec lequel elle offre plus
d'une ressemblance; le plus célèbre de tous est le
café Florian, rendez-vous de l'aristocratie. Puis
viennent les cafés Suttil, Quadri, Costanza, fré-
quentés par les Grecs, l'Empereur d'Autriche, où
se réunissent les Allemands et les Levantins.
Ces cafés n'ont rien de remarquable comme or-
nementation, surtout si on les compare aux su-
perbes établissements surchargés d'or, de pein-
tures et de glaces, que Paris possedè en ce genre :
ils consistent en quelques pièces fort simples, as-
sez basses de plafond, où Fon ne se tient jamais<
236 ITALIA.
à moins que ce ne soit dans les plus mauvais jours
de Thiver ; la seule décoration caractéristique que
nous puissions noter, ce sont quelques panneam
de filigrane de verre colorié formant vitre dans Je>
portes intérieures du café Florian.
L'ancien propriétaire du café Florian était tris-
bien vu de la vieille noblesse vénitienne, à laquelk
il rendait toutes sortes de petits services officiem.
Il fut aussi l'ami de Canova , qui modela la jamLe
du cafetier, atteint de la goulte, pour que le cor-
donnier pùt lui faire des chaussures qui ne le gè-
nassent point. Ce trait de bonhomie est tou-
chant de la part de l'illustre artiste devant qui la
belle Pauline Borghése ne dédaigna pas de po-
ser nue.
Le café, nous l'avons déjà dit, est excellentà
Venise; on le sert sur des plateaux de cuivre, ac-
compagné d'un verre dont la dégustation occupc
des heures entières les loisirs des Vénitiens. Les
glaces et les granits n'ont de remarquable que leur
bas prix ; il y a loin de là aux raffinements exquis
des boissons glacées espagnoles. Nous n'avons rieu
trouvé de special qu'un certain sorbet au raisin ou
vert-jus, très-frais, très-savoureux.
Les consommateurs se placent sous les arcade*
ou sur la Piazza mème, où sont installés devanl
chaque café des chaises, des baccs de bois et des
tables. Autrefois Fon dressait au milieu de la place
ITALIA. 237
des tentes et des bannes rayées d'un joli effet ; cette
coutume pittoresquea disparii. Les stores bariolés
commencent aussi à devenir rares; ils sont trop
souvent remplacés par d'affreux lambeaux de toile
bleue, semblables à des labliers de cuisinières.
C'est moins voyant et de meilleur goùt, disent les
civilisés.
Des marchandes de bouquets très-accortes, très-
délurées, mais néanmoins d'une verlu farouche,
s'il faut en croire les chroniques qui font des ré-
cits d'Anglais éperdus d'amour et jetant à poignées
les bank-notes dans leur corbeille sans le moindre
succès, papillonnent sur la place et égayent les
passants et les consommateurs de leurs gentilles*
obsessions : quand on les refuse, elles vous don-
nent en riant un petit bouquet et s'enfuient. Il n'est
pas d'habitude de les payer sur-le-champ ; cela
serait grossier , mais on leur donne de temps en
temps un petit écu en guise de cadeau et de bonne
manche.
Aux marchandes de bouquets succèdent les ven-
deurs de fruils glacés , qui s'en vont criant : « Ca-
mmei ! caramel ! >» d'une facon étourdissante ; leur
magasin consiste en un panier contenant des rai-
sins, des figues, des poires, des prunes, enve-
loppés dans une croùte brillante de sucre candì.
L'un d'eux , petit bonhomme d'une douzaine
d'années, nous amusait par la prodigieuse volu-
238 ITALIA.
bilité avec laqueile il faisait son cri. Nous lui don-
nions cpielques pièces de monnaie , et il s'arrè-
tait toujours pour causer avec nous ; ses relations
avec des étrangers de tous pays Tavaient rendo
polyglotte, et il n'était guère d'idiome doni il ne
sùt quelques mots. Ce gamin de Paris sur le pare
de Venise était plein de dispositions et d'Intelli-
gence. Il parait mème que le vice-roi avait accordé
une petite pension pou^ le faire élever; mais le
jeune vendeur de caramel s' était compromis sous
le gouvernement de Manin : il avait été tambour de
la république, et ses prouesses de héros lui avaient
fait perdre sa position de rentier de FÉtat. Un soir,
un merveilleux à qui il offrait sa marchandise avec
trop d'importunité peut-ètre lui asséna un terrible
coup de canne sur sa pauvre petite épaule maigre ;
il ne dit rien et ne pleura pas , mais il lariga à ce
brutal un coup d'oeil qui signifiait : « Bon pour une
coltellata dans quelques années d'ici. » Nous espé-
rons que ce compte sera réglé comme celui de
Lorédano. Dans un mouvement d'indignation bien
naturel, nous avions déjà soulevé un escabeau
pour en fendre le cràne à ce misérable endiman-
ché ; mais un respect humain , auquel nous nous
reprochons d'avoir cède , nous arrèta. Nous recu-
làmes devant un tumulte et une explication dans
un dialecte qui ne nous est pas.familier.
Nous avions aussi pour amis une collection de
ITALIA. 239
petits mendiants, gar^ons et filles, très-ébouriffés ,
très-déguenillés, très-blonds et très-roses sous leur
hàle et leur crasse, et auxquels il n'eùt fallu qu'un
bain de trois ou quatre seaux d'eau pour les faire
nager dans Toutre-mer des cìels de Veronése. I/un
d'eux avait un pantalon fait de lisières de drap
cousues ensemble, ce qui procfcusait le plus sin-
gulier bariolage. Sur Fune de ces bandes on li-
sait : « Manufacture de draps d'Elbeuf , » en lettres
jaunes sur fond bleu. Cet arlequin compose de
rognures formail le vètement le plus picaresque
du monde.
Nous doimions quelquefois une zwantzig à une
fillette de dix à douze ans, la plus raisonnable de
la bande, à la condition de la partager avec les
autres ; et c'était fort dróle de la voir aller cher-
cher de la monnaie chez le changeur pour faire la
répartition , ou les petits dróles tirer de leurs hail-
lons de quoi faire l'appoint.
XV.
Les Yénìtiennes , Guillaume Teli, Girolamo.
S'il y a au monde quelque chose d'indolent et de
paresseux avec délices, ce sont les Vénitiennes de
la haute classe. L'usage de la gondole les a désha-
bituées de la marche. Elles savent à peme faire un
240 ITALIA.
pas. Il faut, pour qu'elles se risquent au dehors
une conjoncture de circonstances atinosphériques
rares mème dans ce beau et doux climat. Le si-
rocco, le soleil, un nuage qui menace pluie, irne
brise de mer trop fralche sont des raisons suffi-
santes pour les retenir au logis ; un rien les abat,
un rien les fatigue, et leur plus grand exercice ed
d'aller de leur canapé à leur balcon respirer une
de ces larges fleurs qui s'épanouissent si bien dans
l'air humide et tiède de Venise. Cette vie noncha-
lante.et retirée leur donne une blancheur mate et
pure, une délicalesse de teint incroyable.
Lorsque , par hasard , il fait un de ces temps pri-
vilégiés qu'on appelle chez nous temps de deraoi-
selle, quelques-unes font deux ou trois tours sur
la place Saint-Marc , à l'heure où la bande mili-
taire exécute sa symphonie du soir, et se reposent
longuement devant le café Florian , en face d'un
verre d'eau opalisée par une goutte d'anis, en
compagnie de leurs maris , frères ou cavaliere ser-
vants; mais cela est rare, surtout dans les mois
caniculaires, pendant lesquels les familles patri-
ciennes ou riches se réfugient en terre ferme dans
leurs viilas, au bord de la Brenta, ou dans leurs
lerres du Frioul , à cause des exhalaisons des la-
gunes , qu'on dit malsaines et qui causent quelque*
fièvres.
Autrefois, les Levantins abondaient à Venise;
ITALIA. 241
leurs pelisses, leurs dolman s, leurs amples habits
aux couleurs éclatantes, variaient pittoresquement
la foule, qu'ils traversaient impassibles et graves. Ils
sont plus rares aujourd'hui que le commerce se
détourne et prend la route de Trieste , mais l'on
rencontre fréquemment des Grecs, à la calotte
inondée d'une vaste houppe de soie, espèce de
chevelure bleue qui se répand sur les épaules , aux
tempes rasées, aux cheveux flottantspar derrière,
à la physionomie caractéristique , dont le beau vé-
tement national trancile sur le bideux costume mo-
derne. Ces Grecs , qui , la plupart , ne sont que des
marchands ou des patrons de barques de Zante, de
Corfou, de Chypre ou de Syra, ont une majesté de
tournure singulière, et la noblesse de leur race an-
tique est écrite sur leurs traits comme sur un livre
d'or ; ils se rendent, par groupes de trois ou qua-
tre, à l'angle de la Piazza, au café de la Costanza,
qui jouit du monopole d'offrir le moka et la pipe
aux enfants du Levant.
Autour des cafés circulent des musiciens ambu-
lants qui exécutent des morceaux d'opéras, des
ténors chantant la Lucia ou tout autre air de Do-
nizetti avec cet organe souple et cette admirable
facilité italienne, où l'instinct singe le talent à s'y
tromper ; des ombres chinoises différentes des nó-
tres, en ce que le fond du tableau est noir et que
les figures sont blanches, se dérouleut rapidement,
199 v
242 ITALIA,
encadrées dans une baraque de toile. Le dèmon-
strateur , espèce de gracioso vètu d'un frac à l'an-
tique, coiffé d'une espèce de chapeau à cornes
comme le marquis que chacun se rappeUe avoir
vu courir les rues de Paris secouant sa perruqi»
de filasse et raclant un ihauvais violon, expliqiw
qu'il était autrefois impresario d'Opera , mais que,
par suite de la cherté des ténors et de Phumeurca-
pricieuse des prime donne, il aété réduit à la misere
et ne dirige plus que des ombres chinoises, com-
pagnie docile s'il en fot et peu coùteuse.
Mais un groupe se forme au milieu de la place,
l'on ne prète plus au ténor qu'une attention dis-
trai te, les ombres chinoises voient se romprete
cercle de leurs spectateurs ; les vendeurs de cara-
mels cessent leurs cris monotones; les chaiseseié-
cutent un quart de conversion, tout se tait.
On a dispose les pupitres, place la musique;la
bande militaire arrive, on prelude, l'on coromence.
C'est l'ouverture de Guillaume Teli.
De mème que les Italiens ont l'instinct de la mu-
sique vocale , de mème les Allemands ont l'instinct
de la musique instrumentale; l'ouverture est joué*
avec une justesse, un ensemble admirables; ce-
pendant il y manque cette energie, cet entrain,
cette ardeur sauvage que demande impérieusement
cette musique révolutionnaire, Tout ce qui reni
l'amour, les délices de la vie pastorale, les neiges
. ITALIA. 243
de la montagne, l'émeraude de la prairie, l'azur du
lac, les bruits de clochettes, les frais parfuros al-
pestres, est exprimé avec un sentiment poétique et
profond ; mais les accents de révolte et de liberté ,
l'indignaiion d'une àme fière opprimée par fai ty-
rannie, toute la partie tumultueuse, bouillonuante
de l'oeuvre, est rendue d'une fagon molle, timorée,
evasive en quelque sorte , comme si une censirne
mystérieuse avait ordonné d'éteindre dans une har-
monie efféminée ces bruits de clairons, ces siffle-
ments de flèches, ces grandemente sourds d'un peu-
ple qui secoue ses chatnes.
Il semblerait qu'on veut ainsi empècber les Veni-
tiens de penser que le bonnet de Gessier, le aigne
de la domination autrichienne devant lequel il faut
courber la tète, est toujours implanté au haut
de son màt. Les trois màts de Saint-Marc, avec leur
bannière jaune et noire, sont là pour rendre le rap-
prochement facile, et l'ouverture jouée avec plus
de Yigueur pourrait donner l'idée de renvcrser
l'insigne lyrannique.
L'ouverture terminée, la foule se retire lente-
ment II ne reste bientót plus que de rares pro-
meneurs, que les berricàini, espèces de ruffians,
dont le plus honnète commerce est Ja vente de ci-
gares de contrebande, qui vous poursuivent de
leurs propositions suspectes; car, bien qu'on lise
encore dans les récits de voyageurs moderne^ que
244 ITALIA.
Fon fait du jour la nuit à Venise, il n'en est pas
raoins vrai qu*à minuit la Piazza est deserte, et
certainement plus solitaire que le boulevard de
Gand à la mème heure; ce qui n'empéchera pas
les touristes, sur la foi d'antiennes relations qui
s'appliquent à des usages lombés en désuétude de-
puis la chute de la république, de dire pendant
cinquante ans encore que la place Saint-Marc four-
mille de monde jusqu'au matin.
Cela était vrai quand les appartements qui s'élè-
vent sur les arcades des Procuraties vieilles et neu-
ves étaient occupés par des banques de pliaraon,
des redoutes et des casinos, où s'agitai t tout ce
monde nocturne de nobles, de chevaliers d'indus-
trie et de courtisanes, carnaval perpétuel auqucl
rien ne manquait , pas mème le masque , et doni
Casanova de Seingalt a laissé dans ses Mémoires de
si curieuses peintures.
Les offlces des courtiers de commerce , les bou-
tiques où se vendent les verreries de Murano , les
colliers de coquillages et de corail et les modèles
de gondoles, les magasinsd'estampes, de cartes et
de vues de Venise à l'usage des élrangers , s'étaient
fermés les uns après les autres. Il n'y avait plus
d'ouvert que les cafés et les bureaux de tabac.
Il éiait temps de regagner notre gondole, qui
nous attendait au débarcadère de la Piazzetta , pròs
de la lanterne de la dufhesse de Berry. La lune
ITALIA. 245
s'était levée, et rien n'est plus charmant qu'une
promenade au clair de lune, le long du grand canal
ou de la Giudecca. C'est une satisfaclion roman-
tique dont il n'est guère permis à un voyageur en-
thousiaste de la classe spécifìée par Hoffmann de
se priver dans une belle et claire nuit d'aoùt. Nons
avions encore une autre raison pour errer sur la
lagune , à une heure od il eùt été plus sage d'aller
nous envelopper dans notre moustiquaire. Qui n'a
entendu parler des gondoliers, qui chantent des
octaves du Tasse et des barcaroles dans -ce patois
vénitien si doux , si brisé , si zézeyant qu'il semble
un balbutiement enfantin? C'est un de ces lieux
communs de voyage qu'il est plus manière peut-
ètre d'éviter que d'accepter. Les gondoliers ne
chantent plus depuis longtemps. Cependant la tra-
dition n'est pas encore perdue; les anciens des
traguets gardent au fond de leur mémoire quelque
épisode de la Jérusalem délivrée, dont ils ne de-
mandent pas mieux que de se souvenir moyen-
nant une bonne manche et quelques pots de Chy-
pre. Gomme les fìlles d'Ischia, qui ne revètent
leurs beaux costumes grecs que pour les Anglais ,
ils ne déploient leurs mélodies qu'à bon escient
et avec accompagnement de guinées :
Aussi , lorsque le soir un chant raélancolique,
Un beau chant alterne comme une flùte antique,
S'en yient saisir votre ànje et vous élève aux cieux ,
246 ITALIA.
Vous pensez que ce chant , cet air mélodieux,
Est le reflet naif de quelque àme plaintive,
Qui , ne pouvant, le jour, dans la ville craintive r
Épancher à loisir le flot de ses ennuis ,
Par la doticear de l 1 air et la beauté des nuits,
S'abandonne sana petne à la musique folle ,
Et, la rame à la main , doucement se console.
Alors , pencbant la téle et pour mieux écouter ,
Vous regardez les flots qui viennent de chanter;
Et la gondole passe, et sur les vagues brunes
Son flambeau luit et meurt au milieu des lagunes ;
Et vous, toujours tourné vers lo point lumineux ,
Le coeur toujours rempli de ces cbants savoureux
Qui surnagent encor sur la vaglie aplanie,
Vous demandez quelle est cette lente harmonie
Et vers quels bords lointains fuit ce concert charmant.
Alors quelque passant vous répond tristement :
e Ce sont des habitants des lieux froids de l'Europe,
De palei ótrangers que la brume enveloppe,
Qui , sans amour chez eux , à grands frais viennent voir
Si Venise en répand sur ses ondes le soir.
Or, ces bommes sans coeur comme gens sans famille
Ont acheté le corps d'une humble et belle fìlle ,
Et pour combler l'orgie avec quelques deniers ,
Ils font chanter le Tasse aux pauvrei gondoliers. »
Malgré ces beaux vers d'Auguste Barbier, et
dussions-nous passer aux yeux du bilieux poéte
pour « de pàles étrangers enveloppés de brume, »
nous n'avons pas craint de donner quelques écus
au vieux Girolamo, raccolé par Antonio, pour
qu'il nous jouàt entre le ciel et Teau cette comédie
ITALIA. 247
isica-pittoresque, dont nous ne demaudions pas
ieux que d'ètre dupe, tout prèt à nous laisser
er à l'enchantement préparé par Dòus-mème.
faut dire aussi , pour cìrcoustance attenuante ,
le nous n'axioBS aeheté le cprps de persoiine , et
ìe nous étions étendu dans une chaste solitude ,
ir le \iexxx tapis de Perse de notre gondole.
Girolamo était un dróle cuivré par le soleil , le
Uè de la mer et les nombreuses libations qu'il se
ermettait pour entretenir la souplesse de son go-
er ; ayant te chant sale , il était obligé , disait-il ,
e boire beaucoup ; chaqtie stance lui faisait l'effet
e jambon, de caviar et de boutargue, comme à un
hantre rabelaisien.
Quand nous fùmes un peu au large dans ce vaste
anal de la Giudecca , qui est presque un bras de
uer , à peu près à la hauteur. de l'église des Jé-
uites, dont la lune argentait la bianche fagade,
Girolamo , après s'ètre lubréfìé les bronches d'une
;rande rasade, nouschanta d'une voix gutturale,
profonde et un peu enrouée, mais qui s'étendait
;rès-loin sur l'eau , avec des portements et des ca-
iences prolongées, à la manière des chanteurs
tyroliens , la Biondina in gondoletta , Pronta la gon-
doletta, et l'épisode d'Herminie chea les Berners.
La première de ces barcaroles est charmante;
Rossini n'a pas dédaigné d'en piacer un ou deux
couplets dans la legon de chant du Barbier de Sé-
248 ITALIA.
ville; elle peut ótre considérée à peu près comme
le type du gerire, air et paroles; les autres ne
sont guère que des variations de ce thème. Il serail
difficile, pour ne pas dire impossible, de traduire
dans une langue formée toutes les mignardises et
les charmants diminutifs du diàlèète vénitien. f!
s'agit d'une promenade amoureuse sur Feau.
« Une jolie blonde , dRt la chanson , est montée
en gondole , et de plaisir la pauvrette s'est endor-
mie dans le bateau, sur le bras du gondolter, qui
Téveille de temps à autre ; mais le bercement de la
barque a bientót rendormì la belle enfant. La lune
est à moitié cachée dans les nuages, la lagune cal-
mit et le vent est en bonace ; seulement , une pe-
tite brisc évente les cheveux de la belle et soulève
le voile qui couvre son sein ; en contemplant f\\e-
ment les perfections^de son bien, ce beau visage
uni, cette bouche et ce sein charmant,, le gondo-
lier se sent dans le coeur une folie , un remue-mé-
nage, une espèce de contentement qu'il ne sait
comment dire; il respecte et supporte d'abord un
peu de temps ce beau sommeil, quoique l'amour
le tente et lui conseille de le troubler. Et douce-
ment , bien doucement , il se laisse couler à coté
de la blonde , au fond de la barque; mais qui pour-
rait trouver le repos avec le feu pour voisin ? A la
fin, ennuyé de ce sommeil trop prolongé, il fait
de Vinsolenty et n'a certes pas à s'en repentir. « Oh !
ITALIA. 249
« mon Dieu, s'écrie-t-il dans sa faluité nalve, qu'elle
« a dit et que j'ai fait de belles choses ! Non , jamais
» de ma vie ni de mes jours je n'ai été aussi heu-
« reux. »
Nous avions fait la faute d'emmencr notre chan-
teur avec nous, au lieu de le mettre dans une bar-
que éloignée ou de l'écouter de la rive , car cette
musiqpie est plus agréable de loin que de près;
mais, plus poéte que musicien, nous tenions à en-
tendre les vers.
Dans les octaves du Tasse , Girolamo prenait sa
respiration juste au milieu du vers, et finissait par
une espèce de trille bizarre destinée sans doute à
soutenir la rime et à la faire porter. A distance , ce
chant rude et fortement accentué prend de l'har-
monie , et par sa singularité mème vous fait plus
de plaisir qu'un air d'opera chanté par Mario ou
Rubini. 11 y a des moments de silence, de lan-
gueur et d'obscurité , où l'àme semble attendre
qu'une melodie jaillisse du fond de tout ce calme ,
et la première voix humaine qui s'élève du sein
des eaux, Je moindre accord de piano qui filtre
par les trous d'un balcon, sont accueillis comme
des bienfaits.
En débitant son répertoire, Girolamo avait
donne de si fréquentes accolades à la bouteille,
que nous fùmes obligé de descendre, pour nous
ravitailler, à un cabaret sur les Fondamente delle
250 ITALIA.
Zattere. Son pot rempli lui redonna tonte sa
verve.
Mis en gaieté par l'ingurgitation d'une demi-
eruche de vin de Val-Polieella, il se prit-à imiter
le bruit que font les canards lorsque, surpris dans
les marais , ils s'envolent en rasant Feau et pous-
sent ces kouan kouan qu'Aristophane ne craindrait
pas de traduire en un choeur d'onomatopées dans
quelque folle comédie de grenouilles ou d'oiseaux.
A vrai dire , c'était le plus beau morceau de son
répertoire; il faisait le canard à s'y tromper, et
Antonio laissait flotter sa rame et riait à se tonfare.
Girolamo semblait très-iìer de ce taleat et y tenir
plus qu'à tout le reste. Il imita aussi le sifflemeot
des bombes , qu'il avait eu Foccasion d'étudier sur
nature pendant le siége. Comme il simulait avec
sa bouche le trajectoire des projectiks et leur chute
dans Feau, ses yeux brillaient singulièrement, et
il se redressait avec une certaine fierté. Quoiqu'il
n'eùt pas dit un mot qui eùt trait aux événements,
car la prudence n'abandonne jamais un Vénitien,
il n'était pas diffìcile de comprendre qu'il y avait
pris une part active et passe plus d'une fois dans
sa gondole de la poudre et des munitions sous le
feu des batteries. Ces bombes qu'il parodiait si
bien, il avait dù en voir tomber plus d'une près
de lui.
Du reste, le gouvernement n'a pas cherché à
ITALIA. 251
faire silence sur ces faits accomplis. D'assez nora-
brenses affiches d'ouvrages ayant trait au siége de
Venise tapissent les arcades des Procuraties. Il y
a méme une espèce de diorama qui représente les
piìncipaux événemente de Fattaque et de la dé-
fense. Celle tolérance, nousFavouons, nous a pas-
sablement surpris; mais elle tient, dit-on, à une
rouerie politique qui veut faire trouver la domina-
tion autrichienne plus douce que le regime absolu
des États pontificaux et du royaume de Naples.
Quand on ne connati pas Venise , et qu'on a lu
dans les journaux Fhistoire de cette héroique el
longue défense , on s'attend à trouver une ville ra-
vagée, écrasée sous les bombes, avec des tas de
décombres et des toits effondrés. A part quelques
pierres emporlées au palais Labbia et quelques
écorchures de projectiles au dòme et à la fagade de
San- Geremia, au bout du grand canal, on ne se
douterait de rien. Pour voir les ravages du siége ,
il faut aller dans les iles , autour des fortins et des
ouvrages avancés qui protégent cette ville presquc
imprénable h cause de sa situation au milieu de
vastes lagunes peu profondes, qui rendent Tap-
proche de la grosse arlillerie impossible. Les Au-
trichiens avaient imaginé des bombes aérostati-
ques; mais le vent les faisait dévier, ou elles
s'élevaient trop haut , ou éclataient en Fair et ne
faisaient de mal à personne ; ces bombes k ballon
252 ITALIA,
perdu étaient méme devenues un objet d'amuse-
raent pour la population , qui les regardait crever
dans le ciel cornine des pièces d'artifice.
Venise, devant qui a reculé Attila, est rcstée
vierge pendant quatorze cents ans de toute inva-
sion; jusqu'en 1797, elle a conserve la forme de
républiquc. Frappée de cette terreur senile qui pre-
cipite à leur ruine les États caducs , elle se rendit
sans combat à un vainqueur qui , meilleur appré-
ciateur qu'elle de ses ressources et de sa position,
ne croyait pas qu'elle pùt ètre prise et allait pas-
ser son chcrain. Et depuis , nul doge monte sur le
Bucentaure n'a pu célébrer ses fiangailles avec la
mer. L'Adriatique ne porte plus à son doigt d'azur
la bague d'or de Tépouse, et l'aigle d'Autriche
fouille de son bec crochu le flanc du lion ailé de
Saint-Marc.
Mais laissons là ces considérations poliliques qui
sortent de notre cadre, et retournons au Campo-
San-Mosè.
La grande affaire, avant de se coucher , c'est la
chasse aux zinzares, atroces moustiques qui tour-
raentent particulièrement les étrangers, sur les-
quels ils se jettent avec la volupté qu'un gourmet
prend à savourer un mets exotique et curieux. On
vcnd chez les épiciers et les pharmaciens une pou-
dre fumigatoire qu'on fait brùler sur un réchaud ,
toutes fenètres fermées, et qui chasse ou étouffe
ITALIA. 233
es terribles insectes. Nous croyons cette poudre
>lus désagréable aux hommes qu'aux cousins , et
ie nombreuses cloches sur les mains et le visage
nous témoignaient chaque matin de l'inefficacité
du remède. Le plus sage est de ne pas mettre de
lumière près de son lit et de s'envelopper bien
hermétiquemcnt dans la gaze du moustiquaire.
Heureusement nous avons une peau meridionale,
tannée par Fair, hàléc par les voyages, qui rebute
les trompes et les scies de ces buveurs de sang
nocturnes ; mais il y a des gens à épidermes plus
délicats, à qui ils font subir de véritables supplices.
La peau rougit, se couvre de pustules; le visage
enfle sous ces pustules Yenimeuses, qui causent
d'insupportables démangeaisons que les ongles et
l'alcali n'apaisent pas toujours. Nous avons vu cbez
certaines personnes la flèvre suivre ces nuits infer-
nales ; il suffit, pour ne pas fermer Foeil de la nuit,
d'enfermer avec soi un de ces monstres bourdon-
nants; mais nous étions déjà acclimaté.
L'on parie beaucoup du silence de Venise ; mais
ce n'est pas près d'un traguet qu'il faut se loger
pour trouver cette assertion vraie. C'étaient , sous
notre fenètre , des chuchotements , des rires , des
éclats de voix , des chants , un remue-ménage per-
pétuel qui ne s'arrètaient qu r à deux heures du ma-
tin. Les gondoliers, qui dorment le jour en atten-
dant la prati que, sont la nuit éveillés cornine des
256 ITALIA.
portrait le plus resscmblant qu'on ait jamais fait dq
lord Byron. Celte portraiture par anticipalion, el
pour ainsi dire prophétique, nous a frappé vive-
ment. On ne saurait d'ailleurs rien voir de plui
élégant, de plus dédaigneusement aristocratique
de plus anglais, en un mot, que cette lète de saint
grec , dont la lèvre est contractée par le sneer da!
poéte de don Juan.
Nous ne savons si le noblc lord, qui a longtemps
habité Venise et qui a dù nécessairement visiler
l'église de Saint-Georges-Majeur, a remarqué comme
nous celte ressemblance vraiment unique , et qui
sans doule Taurait flatté.
Derrière l'église , bàtie à la pointe de l'ile qui re-
garde la Piazzetta et où les Autrichiens ont établi
une batterie de canons, s'étendent les bàtiments de
l'Entrepòt et les bassinsdu port Frane. On traverse,
après qu'on a franchi une porte gardée par des
douaniers, des cours entourées d'arcades assez élé-
gantes et remplies de cultures négligées, et Fon
arrive àune espèce de cabaret et d'osteria, rendez-
vous des marins et des gondoliers, qui savourent là
les douceurs de boire du vin exempt de droils, à peu
près comme les ouvriers de Paris vont s'enivrer
hors barrière. Le cabaret est toujours encombré de
monde, et lesconsommateurs serépandenl au dehors
sur des bancs, autour de tables de bois à qui l'om-
bre de l'église seri de lonnelle. Des faquins poussant
ITALIA. 257
des brouettes chargées de ballots circulent au
milieu des buveurs, qu'ils lorgnent d'un air d'envie
et près desquels ils viendront s'asseoir lorsqu'ils
auront gagné les quelques sous nécessaires à ces
frugales orgies.
En face du cabaret, un grand magasin vide,
yoùté en casemate et bianchi àia chaux, dont ìes
fenétres grillées donnent sur une ruelle deserte,
sert de refuge aux gens que fatiguerait la gaieté un
peu turbulente du dehors et aux coupies d'amants
qui recherchent la solitude.
On vous sert là des rougetsde YAdridiiUiue (trigli) 9
si appétissants, si vermeils, d'une nuance si fraiche
et si vivace, qu'on les mangerait rien que pour le
plaisir de la couleur, ne fussent-ils pas, comme ils
sont en effet, les meilleurs du monde ; des péches,
du raisin, un pot de vin de Chypre et du café com-
posent un déjeuner exquis dans sa simplicité, et, si
le hasard vous fait mettre la main sur un bon cigare
de la Havane, que vous frimez au fond de votre
gondole en revenant vers la rive dei Schiavoni, nous
ne voyons pas trop ce qui peut manquer à votre
bonheur, pour peu que vous ayez regu la veille de
bonnes leltres de France.
Il est de bonne heure, et, avant d'aller à Fusine,
nous aurons le temps de visiter l'Arsenal, non pas
à Tintérieur, curiosité défendue maintenant ; mais
nous pourrons, ce qui nous interesse plus que de
199 q
238 ITALIA.
voir des faisceaux de fusils qt des navires en con-
struction, admirer à l'extérieur les lions du Pirée,
trophées conquis par Morosini dans la guerre du
Péloponèse.
Les deux colosses en marbré pentélique sont dé-
nués de cette vérité zoologique que Barye leur eùt
donnée sans doute ; mais ils ont quelque cbose dt
si fier, de si grandiose, de si divin, si ce mot peut
s'appliquer à des animaux, qu'ils produisent une
impression profonde. Leur blancheur dorée se dé-
tache admirablement sur la ragade rouge de l'Ar-
senal, composée d'un portique peuplé de statues de
mérite pourtant, que ce terrible voisinage fait res-
sembler à des poupées, et de deux tourelles de bri-
ques rouges crénelées et ourlées de pierres, coinnit
les maisons de la place Royale de Paris . Trophées
d'une défaite, mais gardant toujoursleor minehau-
tainfe et superbe, ces Hons ont l'air de se souvenir,
dans la ville de Saint-Marc, de la Minerve attique ;
elle grand Goethe les a célébrés paruneépigramine
que nous traduisons ici, en demandant pardon de
substituer nos vers chétifs aux rhythmes olympien>
du Jupiter de Weimar.
Deux grands lions rapportés de l'Àttique ,
Font sentinelle aux murs de i'Arsenal ,
Paisiblement , et près du couple antique r
Tout est petit , porte , tour et canal.
Ih semblent faits pour le char de Cybète r
ITALIA. 259
Tant ils sojit fìers , et la mère des dieux
Youdrait au joug ployer leur cou rebelle,
Si pour la terre elle quittait les cieux.
Mais maintenant ils garden t la poterne,
Tris les , sans gioire , et Fon entend ici
Miauler partout le chat ailé moderne ,
Que pour patron Venise s'est choisi !
Cet Arsenal avec ses immenses bassins, ses chan-
iers couverts, dans lesquels une galère pouvait,
lit-on, ètre construite, gréée, équipée et lancée a
a raer en un jour, nous a rappelé, pour le mornc
ìbandon, celui de Carthagène en Espagne, si actif
mi temps de Tinvincible Annada. C'était de là que
parta ient les flottes qui ailaient conquérir Corfou,
Zante, Chypre, Athènes, toutes ces riches et belles
ìles de l'Archipel ; mais alors Venise était Venise,
et le lion de Saint-Marc, aujourd'hui ìuorne et dif-
famé, avait ongles et dents comme ies plus farou-
ches monstres héraldiques, et, malgré l'épigrammt
de Goethe, faisait sur les blasons une figure superbe
et triomphante.
Notre excursion à Fusine exigeait deux ramenrs ;
un compagnon d'Antonio s'adjoignit à lui. On em-
porta mème un bout de voile pour s'aider du vent,
qui était favorable.
Nous passàmes entre Saint-Georges et la pointe
de la Giudecca, que nous longeàmes extérieure-
ment, rasant ses courtils et ses jardins pleins de
260 ITALIA.
vignes et d'arbres fruitiers, et nous entràmes dans
la lagune proprement dite.
Le del était parfaitement pur, et la lumière si
vìve, que Feau resplendissait comme une nappe
d'argent et que Fon ne pou vait distinguer les limita
de Thorizon du coté de la mer. Les tles apparais-
saient comme de.petites taches brunes, etlcsbar-
ques éloignées semblaient voguer en plein del 11
fallait réellement la puissance du raisonnemenl
pour se persuader qu'elles ne flottaient pas en l'air.
L'ceil seul s'y serait trompé à coup sur. Le viaduc
du chemin de fer, gigantesque ouvrage qui rejoint
Venise à la terre ferme et que nous découvrionsde
loin sur la droite, offrait un singulier effet de miragc.
Ses nombreuses arcades, répélées par Feau bleuc et
calme, avec l'exactitude de la giace la plus pure,
formaient des cercles parfaits et ressemblaicnt àces
bizarres portes chinoises entièrementrondes,quon
voit sur les paravents ; en sorte que la fantaisie ar- 1
chitecturale de Pékin paraissait avoir bàti cette chi- ^
mérique aveiiue pour la ville des doges, dont la
silhouette, dentelée de nombreux clochers et domi- (
née par le Campanile surmonté de son ange d'or
se présentait par le flanc d'une facon imprévue et
pittoresque.
Après avoir dépassé un Hot fortifìé ayant à sa i
pointe une charmante statue de madone et un fac
tionnaire autrichien fori laid, nous suivtmes un d f
ITALIA. 261
es canaux tracés dans la lagune par une doublé
llée de pieux qui indiquent les passages où l'eau
st suffisamment profonde ; car la lagune est une
spèce de marais salin que le flux et le reflux em-
)èchent de stagner, mais qui n'a guère plus de trois
m quatre pieds d'eau, excepté dans certaines lignes
;reusées par la nature ou par l'homme, et que dé-
rignent les poteaux dont nous avons parie. Quel-
jues-un» de ces poteaux portent à leur sommet de
petites chapelles en miniature, des diptyques gros-
siere fabriqués par la piété des matelots et qui ren-
ferment des images ou des statuettes de h madone.
La gracieuse protectrice que la litanie appelle Stella
Maris, l'étoile de la mer, est là au milieu de son
èlément. Ces madones dans l'eau ont quelque chose
de touchant. Assurément la divinile est présente
partout, et sa,protection descend du ciel aussi vite
qu'elle s'élève de la mer ; mais cette pieuse crédu-
tole d'un secours plus immédiat, la protectrice étant
transportéeau milieu du perii, a quelque chose d'en-
fantin , de charmant et de poétique. Nous aimons beau-
coup les madones vénitiennes rongées parla vapeur
saline et fouettéesparl'aile du goéland qui passe, et
nous leur disons volontiers : Ave, Maria, gratta piena.
La ligne bleue des montagnes Euganéennes se
dessinait vaguement devant nous sur le bleu tendre
du ciel, plutòt comme une veine d'un azur plus
foncé que comme une réalité terrestre.
262 ITALIA.
Les arbres et les maisons de la rive, que Fon aper-
cevait déjà, sèmblaient, à cause de la déclivité de
lamer, plonger dans l'eau jusqu'aux genoux, et
les clochers rouges des ilots, diminutifs du Campa-
nile, qui a l'air du burgrave de cette generation de
clochers, paraissaient jaillir immédialement du flot
comme de grandes branches de corail. ■
Une terre basse, couverte de végétations confu-
ses, était devant nous. Nous sautàmes hors de la
gondole. Nous étions arrivés à Fusine.
CTest à Fusine qu'aboutissent les canaux de la
Brenta, où Venise venait chercher sa provision d'eau
avant que les puits artésiens, forés par M. Degousée
avec un rare bonheur, lui fournissent abondam-
inent, pour remplir ses citernes, une eau claire,
limpide et quelquefois gazeuse, comme celle dont
nous biìmes un verre près du couvent des pères
Capucins, à la Giudecca.
Les ravages de la guerre ne sont pas encore ré-
parés à Fusine : quelques maisons éventrées par
les boulets, effondrées par les bombes, tachent de
leurs pans de murs blancs la végétation luxuriante,
comme des ossements oubliés sur un champ de ba-
taille. Une petite chapelle rustique est intacte, soit
qu'on l'ait respectée dans la lutte, soit que la de-
meure de Dieu ait été remise en état avant celle
des hommes.
Cette terre grasse , humide , imprégnée de sei
ITALIA. 263
Daria, épaissie par les détritus végétaux, chauffée
>ar un soleil vivifiant, fait pulluler dans l'abandon
't la solitude tout une flore inculte de ces char-
nantes plantes qu'on appelle mauvaises herbes,
parce qu'elles sont libres. C'est en petit une forèt
rierge ; la folle avoine balance au bord des fossés
son épi harbelé, la eigué agite au-dessus d'une
louffe d'orties ses orabelles d'un blanc verdàtre, la
inauve sauvage étale ses feuilles frisées et ses fleurs
d'un rose pale , le liseron accroche aux branches
des ronces sa ciochette argentee ; au milieu du ga-
zon qui vous monte aux genoux scintillent comme
des étincelles mille fleurettes innommées, paillettes
d'or, d'azur ou de pourpre jetées là par le grand
coloriste pour rompre la feeinte uniforme du vert.
Sur le bord des canaux, le nénuphar déploie ses
larges cceurs visqueux et soulève ses fleurs jaunes,
la sagittaire fait trembler son fer de lance au vent,
la salicaire aux feuilles de saule incline ses épis
pourprés, l'iris brandit ses poignards glauques, les
roseaux rubannés, les Jones fleuris s'enchevètrent
dans un désordre touffu et pittoresque. Des sureaux,
des coudriers, des arbustes et des arbres que per-
sonne n'élague jettent leur ombre criblée de soleil
sur ce plantureux fouilliSu
Des lézards, vifs, alertes, frétillant de la queue,
traversent comme la fiòche l'étroit sentier où la rai-
■nette se tapit dans l'ornièrc pleine d'eau de pluie.
264 ITALIA.
Des choeurs de grenouilles font le plongeon à votre
passage, d'un saut simultané, sous les herbes de la
Brenta. Une belle couleuvre d'eau, pendant que
nous longions le canal, s^y livrait sans frayeur aux
plus gracieuses évolutjons. Elle nageait rapide-
ment, la téle haute, faisant onduler son corps
souple , éclair de saphir traversant l'eau argentee ;
elle semblait une reine se jouant dans son domaine
et s'inquiétant fort peu de notre présence. A peine
jeta-t-elle sur nous un regard distrait de ses yeux
de pierrerie , et ce regard signifiait : « Que vient
faire ici cet intrus? » (Test la première fois de
notre vie qu'un reptile nous ait semblé joli. Peut-
ètre cette charmante couleuvre descendait-ellc en
ligne courbe du serpent qui séduisit Ève par la
gràce de ses spirales , l'éclat de ses couleurs et l'é-
loquence de ses discours. En repassant , nous la re-
trouvàmes à la méme place , paradant cornine une
coquette et faisant des mines de Celimene le long
du rivage pour mendier un regard, ou, ce qui est
plus probable, pour attirer un amoureux timide
tapi sous le cresson ou dans les roseaux. .
Des écluses et des barrages, motifs d'accidente
pittoresques , retiennent les eaux de distance en
distance. De légers arcs de brique, qui servent à la
fois de contre-forts et de ponts, traversent fréquem-
ment le canal, mais tout cela.chancelanl, à demi
ruiné, envahi par la végétation qui se glisse à la
ITALIA. 265
pla.ce de la pierre ou de la brique qui tombe, déjà
5l moitié repris par la nature, si prompte à effacer
Les ouvrages de l'homme, qu'elle supporte plutót
ipz*elle ne l'acceple. Cet abandon est regrettable
au point de vue de l'ingénieur, mais à cclui du
poete et du peintre il ne l'est pas du tout; si les
mousses rongent les revétements, si les plantes
pariétaires disjoignent les murs, si les joncs finis-
sent par encombrer les canaux, cela feit bien dans
le paysage.
Ce coin inculte de Fusine nous fit un extrème
piai si r et nous est reste grave dans la tète beau-
coup plus nettement que des sites qui le méritent
davantage. En fermant les yeux , nous voyons en-
core, dans la chambre noire du souvenir, quoi-
queun an déjà nous séparé de cette impression, les
xiervures des feuilles, les ombres des arbres por-
tées sur le chemin , les mouches à miei se roulant
dans le calice des althaeas, mille petits détails insi-
gnifiants, d'une nelteté parfaite.
Probablement cet effet agréable de fralcheur et
de solitude tenait à notre séjour de quelques se-
maines à Venise, où Fon ne voit, comme nous l'a-
vons déjà dit, que du marbré, du ciel et de l'eau.
Las peut-ètre sans nous en apercevoir de glisser en
gondole sur l'eau, ou, à pied, sur les dalles polies
de la place Saint-Marc, nous éprouvions une joie
secrète à fouler le séin nu de la mère de Cybèle.
266 ITALIA.
Sature d'art, de statues, de tableaux, de palais,
ivre du genie de l'homme, nous étions porte, par
un mouvement de réaction en faveur de la nature,
à trouver charmant ce bout de terre abandonné à
la luxuriance d'une végétation folle ; nous qui res-
pectons la vie à ce point de ne pas cueillir une
fleur, nous avions arraché des masses de feuillage
et d'énormes bouquets pourles rapporter au campo
San-Mosè.
En revenant, le gondolier nous fit passer par des
rues d'eau que nous ne connaissions pas encore.
Les villes en décadence sont comme les corps qui
fneurent : la vie, réfugiée au coeur, abandonné peu
h peu les extrémités; des rues se dépeuplent, des
quartiere deviennent solitaires, le sang n'a plus la
force d'aller jusqu'au bout des veines. L'entrée de
Venise, en venant de Fusine, est d'une mélancolie
navrante. Quelques rares bateaux, apportant des
denrées de terre ferme, glissent silencieusement
sur l'eau endormie le long des maisons désertes.
Des palais d'une architecture charmante n'ont plus
de fenètres , et les baies en sont fermées par des
planches grossièrement posées en travers ; le crepi
des maisons abandonnées s'écaille , la mousse étend
ses tapis verts sur les assises inférieures , les coquil-
lages et les plantes marines s'incrustent aux esca-
Jiers d'eau, que le crabe monte seul aujourd'hui.
Aux fenèlres des rares maisons habitées pen-
ITALIA. 2<i7
Lent des loques, des guenilles, des linges à sécher,
ndiquant seuls la vie des pauvres ménages ré-
ugiés là.
Qk et là une grille magnifiquement travaillée, un
)alcon à rinceaux compliqués, un blason fruste,
les colonuettes de marbré, un mascaron, une
comiche à sculpture dans une muraille lézardée,
noircie , ravinée par la pluie , dégradée par l'incu-
rie , révèlent une ancienne splendeur, le palais
d'une famille patricienne éteinte ou tombée dans
la misere.
A mesure qu'on avance, cette impression fà-
cheuse se dissipe , la vie renait peu à peu , et Fon
se retrouve avec plaisir dans Tanimation du grand
canal ou de la place Sainl-Marc.
Le temps nous avait semblé court à Fusine; il
était déjà l'heure de diner. Les crabes, qui pullulent
dans les canaux, commen^aient à élever au-dessus
de la ligne tracée par l'eau au pied des maisons
leurs corps hideux et leurs pinces crochues, ma-
nceuvre qu'ils exécutent tous les jours, à six heures
du soir, avec une ponctualité de chronomètre.
Nous.allàmes dtner ce jour-là au campo San-
Gallo, place située derrière la Piazza, dans un
gasthoff allemand, où nous nous reposions des
vini nostrani, noirs comme du jus de mure, par
une choppe de bière de Munich.
Nous prenions là notre réfection en plein air,
268 ITALIA.
sous une tente rayée de bandes blanches et sa-
franées, còte à còte avec des peintres francate,
des artistes allemands et des officiers autrichiens,
petits jeunes gens blonds, minces, bien sanglés
dans d'élégants uniformes, très -polis, très-bien
élevés, à physionomie de Werther, et n'ayant nul-
lement les manières soldatesques ; la conversation
était généralement esthétique, interrompue gà et
là par une de ces plaisanteries compliquées et la-
borieuses , souvenirs d'Ièna , de Bonn ou d'Heidel-
berg. La casquette penchée de la maison-moussne
reparaissait sous le shako du militaire.
Au milieu du campo s'élevait une margeile de
citerne, où les femmes du voisinage et les por-
teuses d'eau styriennes venaient puiser à de cer-
taines heures ; au fond , il y avait une petite église
blasonnée aux armes du patriarche de Venise , et
dont la porte, fermée par un rideau rouge, melai!
de vagues parfums d'encens aux fumées de la cui-
sine du gaslhoff, et des rumeurs de prióre et d'or-
gue aux discussions d'art et de philosophie. De
temps à autre, quelqués vieilles, la tète ensevelie
dans une baule noire , comme des chauves-souris
encapuchonnées de leurs ailes, s'y engouffraient en
soulevant la portière.
De jeunes filles coiffées en cheveux , drapées de
chàles à bariolage éclatant, passaient, Féventail à
la main , le sourire aux lèvres, repoussant genti-
ITALIA. 269
ment du pied les volants festonnés de leur jupe ,
et , au lieu d'entrer dans l'église , prenaient la
petite ruelle qui conduit du campo San -Gallo à
la Piazza. Elles entreront à Péglise plus lard, lors-
qu'il ne leur resterà plus que Dieu à aimer, Dieu ,
cette dernière passion des femmes.
Il passait aussi de bons gros ecclésiastiques à li-
gure honnète et réjouie , se rendant au salut ou à
quelque office du soir. Ils portaient des bas violets
comme des évèques et des ceinlures rouges cornine
des cardinaux, ce qui est, dit-on, un privilége du
clergé de Saint-Marc, métropole patriarcale.
En face du gasthoff , une maison de modeste ap-
parence se faisait remarquer par une plaque de
marbré chargée d'une inscription latine. C'est dans
cette maison qu'est mort Canova. L'inscription est
belle et touchante , et nous ne pouvons resister au
piaisir de la rapporter ici : Has xdes Francesconio-
rum, quas lautioribus hospitiis ob veteris amicitix
candorem prxtulerat , Canova, sculpturx facile prin-
ceps, supremo halitu consecravit. Ce qui peut se
traduire ainsi en faveur des femmes qui ne savent
pas le latin et des hommes qui Font oublié : « Cette
maison des Francesconi, qu'il avait préférée a des
hospilalités plus somptueuses, à cause de la can-
deur d'Une ancienne amitié, Canova, facilement
prince de la sculpture , Fa consacrée par son der-
nier soupir. »
270 ITALIA.
Pardon de ce fran$ais un peu barbare, mais qui
du moins rend avec exactitude la forme lapidaire
de Tinscription. Ce n'est pas ici le lieu de parler
j)ius au long de Canova, qui debuta à Venise par
l'exposition de son groupe de Dèdale et d'Icare à
la Sensa (féte de l'Ascension), élève encore obscur
du sculpteur Toretti. Nous aurons occasion de re-
venir sur ses ouvrages à Rome et à Florence.
A cette maison Francesconi, si noblement pré-
férée à des palais , se rattache pour nous un sou-
venir puéril; dans la vie vraie, le comique còtoie
le touchanL Le petit chien du logis, qui allait
prendre ses ébats sur le campo*' ou dans les ruelles
voisines, revenait à cette heure, celle du repas pro-
bablement , et trouvait souvent la porte fermée. H
aboyait piteusement sur le seuil , mais parfois on
ne lui ouvrait pas, soit que les servantes, distrai-
tes , ne l'entendissent pas , soit qu'on voulùt ainsi
le ineltre en pénitence. Un jour, touché de sa
peine , nous allàmes tirer pour lui le corddn de la
sonnette, et nous nous rasslmes à notre table. Une
fìlle parut fort étonnée de ne voir personne, et le
chien rentra, la queue basse, rampant à demi sur
le ventre , comme un chien en faute qu'il étaiL
Il n'oublia pas ce service, et, chaque fois qu'il se
trouvait dans le mème cas, il nous regardait d'un
air mélancolique et suppliant^ auquel il n'était pas
possible de resister. Un accord tacite s'établit en-
ITALIA. 271
fere le quadrupede et le bipede. Il nous gratifiait
«Tuii regard aimable et d'un frétillement de queue,
xnoyennant une redevance d'un coup de sonnette.
d'est ainsi que nous nous trouvàmes lié avec l'hon-
nète chien de la maison Francesconi , et que son
souvenir s'embrouille dans notre téte avec celui de
Canova.
Après avoir dépéché notre modeste repas , com-
pose d'une soupe aux poux de mer, d'un bif-
teck de veau y l'on n'en mange pas d'autres en
Italie, d'un pasticcio de polenta et de zucchette
farcies , pris notre tasse de café à Florian et lu le
Journal des Débats , le seul journal franglais per-
mis dans les États despotiques, ne voyant rien
d'intéressant sur les affiches de théàtre qui tapis-
sent les arcades des Procuraties, nous nous mlmes
à courir les rues au hasard , ce qui est la meilleure
manière d'entrer dans la vie familière des peuples ;
car les livres ne parlent guère que des monumento
et des choses remarquables , laissant de coté tous les
détails caractéristiques et ces mille et une diffé-
rences presque irnperceptibles % mais qui vous
avertissent à chaque instant qu'on a changé de
pays.
Une grande pancarte placardée au fond de la
place Saint-Marc et sur l'angle du palais duca!,
près du pont cte la Paille, où tout Venise passe
pour s'aller promener sur la rive des Esclavons,
472 ITALIA.
promettait aveè des lettres gigantesques et des en-
luminures féroces un spectacle incroyable et miri-
fique. L'affiche seule affriandait! C'était un grand
mimodrame dans le gerire de eeux que Fon joue
chez rious au Cirque-Olympique, et que composent
ces illustres annalistes Laloue et Labrousse, les
historiographes à poudre et à canon de l'epopèe
imperiale : Napoléon en Égypte! Mais le prodigieui
da • spectacle consistait en une danse pyrrhique
dansée par toute l'armée frangaise aulour du pre-
mier consul. Voyez-vous d'ici l'armée frangaiseet
rinslilut dansant une pyrrhique autour du Bona-
parte d'Auguste Barbier !
Corse à cheveux plats....
Un dessin d'un goùt barbare accompagnait raffi-
che. Bonaparte, dans le rigide costume des guides,
recevaii les ulémas du Caire , humblement proster-
nés dans leurs cafetans, et des Turcs en pelisses si-
bériennes lui offraient , selon l'usage antique , les
clef du Caire sur des plats à barbe ; un état-major,
culotté de pantalons soutachés d'agréments en or
fin et chaussé de bottes à la Souvarow, se tenait
deridere le general en chef. Entre les créneaux des
tours, on voyait passer des nègres faisant senti-
nelles , l'oeil hagard. Cette enluminure rappelait va-
guement , par la sauvagerie du dessin et la erudite
gothique de la couleur, les imageries d'Épinal et les
ITALIA. 273
planches des quatre fils Aymon dans les éditions
io la bibliothèque bleue.
Nous ne manquàmes pas, bien entendu, de nous
rendre à ce spectacle. A huit heures du soir, heure
\nnoncée pour la représentation , nous prìmes no-
tre gondole. La gondole est, on le sait, la voiture
de Venise, où Fon marche non à pied, mais à pau.
La chose se jouait au Théàtre-Malibran. Étendu
sur les coussins de cuir noir frisé de notre gondole,
nous étions emporio sur les canaux par deux ra-
mes vigoureuses, agréable fagon de voyager. Le
soleil était couché, nous allions sur une eau noire
corame une eau de Léthé. De temps à autre , au
passage des ponts, des lanternes à gaz langaient
de brusques éclairs qui moiraient le canal de lu-
mières; puis, lejmssage tourné, le noir recommen-
cait et nous nous replongions dans l'ombre, ombre
de la nuit, ombre de l'éau, fròlant les palais d'où
tant de sombres histoires se sont envolées, d'où les
grandes familles inscrites sur le livre d'or de la se-
renissime république sont parties pour Féternel ot
dernier voyage de la tombe.
Enfili notre gondole aborda. Les barcarols le-
vèrent la rame , et on nous amarra à un anneau
scellé dans la berge. Une longue file de gondoles ,
processionnellement rangées, attendait les specta-
téurs. Nous sortlmes et traversàmes le pont qui
conduit au Théàtre-Malibran. Ces voitures d'eau
199 r
274 ITALIA.
remisées sous un pont font un singulier effet, car
ce n'est pas Fhabitude que nous allions à l'Opera
ou au Cirque en bateau.
On pénètre au théàtre par un long corridor
voùté, qui ressemble, pour la splendeur, au passage
Radziwill. Des quinquets naifs acerochés à la mu-
raille donnent quelque jour à cet étroit boyau.
Nous primes une entrée et Fon nous renvoya à un
autre bureau ; car prendre sa place est une longue
opération , et Fon passe par plusieurs étamines de
bureaux avant d'entrer dans sa loge. Le premier
bureau donne un droit brut, le second bureau
fournit la désignation speciale. Munì du suprème
et sacramentel billet, nous entràmes dans notre
loge. En Italie , la disposition des loges est aulre
que chez nous. Les banquettes , %u lieu d'ètre en
face, sont de coté, à peu près comme dans les
omnibus, la gauche réservée aux femmes ou aux
gens considérables à qui Fon veut faire honneur
ou politesse.
La salle était fori obscure , et nous voyions s'a-
giter au-dessous de nous, au parterre et à l'or-
chestre, un tumulte de tètes dont on discemait
vaguement la silhouette. Une chambre noire avec
son microcosme bizarre en peut donner l'idée.
Cette obscurité provenait de Fabsence de lustre , le
plafond étant vide et le parterre voyant la pièce à
la pure lueur des étoiles et sub Jove crudo. Nous
ITALIA. 275
ìvons déjà raconté cette disposition à propos du
théàtre de Milan , et nous n'y reviendrons pas. La
rampe suffit pour éclairer les acteurs , et de fait ,
pourvu que la scène soit éclairée , c'est assez. Une
salle obscure a en soi quelque chose de plus mys-
lérieux et de plus fantastique, et empèche Tat*
tention de s'égarer sur les femmes, sur lestoilettes
et sur les incidenis de la salle. Moins on voit dans
la salle , plus on est spectateur de la scène.
Un oftìcier frangais est tombe au pouvoir des
gens de Mourad-Bey et enfermé dans le sérail; mais
comme il est Francis , qu'il est officier et qu'il a
vingt ans , il a bientót mis à la brochette le cceur
de toutes les femmes. Les Zoraide et les Zulmé le
protégent. Cependant la discorde est au camp
d'Agramant : les uns veulenl vendre la ville, les
autres veulent guerroyer. Grande dispute au sérail.*
Des dròles coiffés de turbans, et quisemblent avoir
plongé leurs tètes dans des moules à pàtisserie,
paradent et jurent de venger Mahomet. Les muftis,
les bras croisés sur la poitrine , viennenl prècher
la guerre sainte. La perte du general en chef de
Tarmèe francaise est arrètée : e' est un musulman
de la plus belle espèce , la ceinture chargée de ya-
tagans et de candjiars, qui prend sur lui la sinistre
besogne. Un idiot d'eunuque, goinfre, voluptueux
et poltron , traverse l'action.
A l'acte suivant, nous sommes dans le camp
27$ ITALIA.
francate. Bonaparte paraìt avec un formidable état-
major. C'est le premier condii déguisé en empe-
reur, par un anachronisme permis à Venise. Il est
encadré dans de hautes bottes , les mains derrière
le dos , le gilet transformé en tabatière bistorique.
Il donne des ordres, déploie des carles et pince fa-
milièrement l'oreille des véliles. Là-dessus àrrive
le musulman* avec sa longue barbe pour lui re-
mettre un placet ; mais voilà qu'il lève sur le gene-
ral un couteau de trois pieds pour l'assassiner,
cornine on fit au vainqueur de Ptolémais, à Kléber.
Heureusement qu'on arrète l'assassin. Bonaparte
lui pardonne et se l'attaché par une longue ha-
rangue en charabia, débitée d'un ton pindarique.
Le musulman moustachu et barbu jure de mourir
pour le general en chef, et la bataille commence.
Les faubourgs brùlent , la ville brulé , le sérail
brulé , jamais on ne vit un tei incendio. Les muftis
pleurent les bras toujours croisés , et les soldats
quittant les armes pleurent sous leurs moules à
pàtisserie. Il n'y a que les femmes vètues d'écharpes
légères qui ne pleurent pas. En Égypte, ce sont les
femmes qui sont les hommes. L'officier frangais
sort d'une malie où l'amour l'avait cache , et il
prend le sérail, il combat le sullan Mourad-Bey, et
il triomphe sur toute la ligne à tranchant et à
pointe et dans la grande lutte du drapeau. Enfìn ,
Bonaparte arrive , suivi de l'inévitable état-major ,
ITALIA. 277
il pardonne à tout le monde, lève lesyeux au ciel et
prendune prise de tabac, pensant au grand Frédéric
qui n'est plus et au 18 brumaire qui n' est pas encore.
Là-dessus , Farmée frangaise ne se sent pas de
joie, et danse, ainsi que le dit le programme, une
pyrrhique flamboyante autour de son general. Le
tambour bat la diane, les fusils se fleurissent de
bouquets, et tout le monde exulte de joie. Pour
terminer la fète , des tambours goguenards chan-
tent un refrain patriotique que l'enthousiasme de
la salle fait bissef , et la toile tombe.
Nous avons oublié de dire que ce sont les soldats
hongrois , en veste bianche et en pantalon bleu ,
qui figurent l'armée frangaise , pour plus de fidé-
lité historique.
Nous regagnàmes notre gondole et nous allàmes
faire un tour sur la Piazzetta au clair de lune.
Le théàtre San-Benetlo ou San- Gallo promeltait
une troupe lyrique pour la saison d'automne ,
mais nous étions parti de Venise avant rarrivée de
la troupe. La Fenice était fermée comme la Scala
de Milan. v
XVIL
v Les Beaux-Arts.
A l'entrée du grand canal, à coté de la bianche
église de la Salute et en face des maisons rouges
278 ITALIA.
du campo de Saint-Vita! , point de vue illustre par
le chef-d'oeuvre de Canaletto, s'élève rAcadémie
des Beaux-Arts, où r par les soins du feu comte
Léopold Cicognara, ont été réunis un grand noni-
hre de trésors de Técole vénitienne*
I/architecture de la fagade est de Giorgio Mas-
sari , et le statuaire Giacarelli a sculpté la Minerre
assise sur un liòn qui décore Tattique. Ce morceau
nous ptatt médiocrement. La Minerve est une
grosse fille plastronnée d'appas robustes, qui ne
ressemble nullement à l'ideale figure sortie tout
armée du cerveau de Jupiter. Sa monture, trai tèe
dans le style bonasse des lions en perruques à la
Loufs XIV et tenant une boule sous la patte , qu'on
voit sur la terrasse des Tuileries, a l'air un peu
caniche parmi cette foule de lions lampassés, on-
glés, ailés, armés, nimbés, de tournure farouche
et de prestance héraldique, qui accompagnent
saint Marc sur tous les édifices de Venise. Peut-
ètre cet honnète lion ne veut-il pas effrayer les vi-
siteurs par une mine trop truculente et se fait-ii
bénin de parti pris.
Quand on pense à L'école vénitienne , trois noms
se présentent invinciblement à l'esprit : Titien,
Paul Veronése, Tintoret. Ils semblent ètre éclos
subitement de l'azur des mers sous un chaud rayon
de soleil , comme des fleurs spontanées. À còlè
d'eux viennent se piacer Jean Bellin et Giorgione ^
ITALIA. 279
et e'est tout. Nous parlons ici du public et des
amateurs ordinaires qui n'ont point vu l'Italie et
fait une elude speciale des peintures de Venise. Il
existe pourtant toute une sèrie d'artistes presque
inconnus , mais admirables , qui ont précède les
grands noms que nous avons cités , comme l'au-
rore devance le jour , moins brillante , mais plus
tendre, plus fratche. Ces gothiques Vénitiens, à
toute la finesse nai've , à toute l'onction , à toute la
suavité de Giotto , de ^erugin ou d'Hemling % joi-
gnent une élégance, une beauté et une richesse de
couleur que ceux-ci n'atteignirent jamais. Chose
singulière , les tableaux des coloristes ont presque
tous poussé au noir, Pharmonie des teintes s'est
perdue sous des vernis fumeux; les glacis se sont
envolés , les préparations de Tébauche ont passe à
travers les couches supérieures, tandis que les
ceuvres des dessinateurs , avec leur faire timide et
minutieux , leur absence d'empàtement , leur ton
locai tout simple , gardent un éclat et une jeunesse
incomparables. Ces panneaux et ces toiles, anté-
rieurs , souvent de plus de cent ans , aux cadres
célèbres, semblent, n'était leur style qui les date,
achevés d'bier ; ils ont encore toute la fleur de la
nouveauté : les siècles y ont passe sans laisser de
traces. Pas une seule retouche, pas un repeint.
Cela vient-il de ce que les couleurs employées
étaient plus pures, la chimie n'étant pas assez
280 ITALIA.
avancée pour les sophisliquer ou en inventer de
nouvelles d'un effet incertain et d'une durée pro-
blématique ? ou bien les tons, laissés presque vier-
ges comme dans l'enluminure, ont-ils gardé la
mème valeur que sur la palette ? C'est ce que nous
ne déciderons pas; mais cette remarque, plus sen-
sible ici, peut s'appliquer à toutes les écoles qui
ont précède ce qu'on appelle la renaissance de l'art.
Plus le tableau est ancien , mieux il est conserve :
un Van Eyck èst plus frais qu'un Van Dyck , un
André Mantegna qu'un Raphael , et un Antoine de
Murano qu'un Tintoret. La mème différence a lieu
aussi pour les fresques : les plus modernes sont les
plus délabrées.
Nous étions préparé , en quelque sorte , par les
chefs-d'oeuvre répandus dans les galeries de France,
d'Espagne, d'Angleterre, de Belgique et de Hol-
landc, aux merveilles de Titien, de Paul Veronése
et de Tintoret. Ces grands hommes ne nous ont
pas trompé. Ils ont tenu fidèlement toutes les prò-
messes de leur genie, mais nous nous y atten-
dions ; au lieu que nous avons éprouvé une sur-
prise délicieuse en voyant les oeuvres, peu connues
hors de Venise , de Jean et de Gentil Bellin , de Ba-
salti , de Marco Boccone , de Mansueti , de Car-
paccio et d'autres dont la liste dégénérerait en ca-
talogne. C'était tout un monde nouveau : trouver
l'éclat vénitien dans la naivelé gothique, la beauté
ITALIA. 281
du Midi dans la forme un peu roide du Nord, des
Holbein aussi colorés que des Giorgione, des Lucas
Cranach aussi elegante que des Raphael, c'est une
bonne fortune rare , et nous y avons été plus sen-
sible peut-ètre qu'il ne le fallait ; car , dans le pre-
mier feu de l'enthousiasme, nous n'étions pas éloi-
gné de regarder les maltres illustres, gioire
éternelle de Fècole vénitienne , comme des corrup-
teurs du goùt et des grands hommes de déca-
dence, à peu près corame ces Allemands néo-
chrétiens qui proscrivent Raphael du paradis des
peintres calholiques , corame trop sensuel et trop
paien.
Pendant quelques jours , nous n'avons eu que
ces noms à la bouche ; car , lorsqu'on a fait en art
quelque découverte, on ne peut s'empècher d'imi-
ter La Fontaine et d'arrèter les gens dans la ruc
en leur demandant : « Avez-vous lu Baruch ? »
Si nous écrivions une histoire de la peinture vé-
nitienne, et non un voyage, nous comraencerions
par Nicolas Semitecolo , le plus ancien de la col-
lection, qui remonte à 1370, et nous descendrions
chronotogiquement jusqu'à Francesco Zucharelli,
le dernier en date, mort en 1790 ; mais la galerie
ri est pas disposée ainsi, et cet arrangement, qui
devrait ètre suivi partout, ne concorderait pas avec
les places réelles qu'occupent les tablcaux, accro-
chés d'après les seules conyenances de dimension.
282 ITALIA.
Nous procéderons salle par salle, et les yeux pour-
ront suiyre nos descriptious sur la muraille comme
sur la page.
L'Académie des Beaux-Arts , comme on sait.
occupe l'ancicmie Scuola de la Charité. Il reste, de
la décoration primitive, un très-beau plafond dans
la première salle. Ce plafond , partagé en caissorc
éloilés de chérubins faisant la roue au milieu de
leurs ailes , a sa petite legende : un membre de la
confrérie s'était chargé de le faire dorer à ses
frais, demandant pour récompense que son doto
fùt inserì t commè donateur.- Cette satisfaction lui
fut refusée. Le confrère Chérubin Ottalc n'en ac-
complit pas moins sa promesse ; mais il eut soin
de signer sa donation par un ingénieux rèbus or-
nemental. Ottale , en vénitien , veut dire huit ailes.
Une tète de chérubin, cravatée de huit ailes, repré-
sentait donc hiéroglyphiquement le prénom et le
nom du vaniteux bourgeois qui a réussi à se faire
connattre de la postérité , gloriole bien pardon-
nable, car le plafond est très-riche, d'un goùt
exquis , et a dù faire sortir de la bourse du con-
frère une notable quantité de sequins d'or. .
Cette salle est le salon carré , la tribune de l'Àca-
démie des Beaux-Arts ; c'est l'écrin où sont dispo-
sés , sous le jour le plus favorable -, les plus purs
diamante , les Kohinoor, les Grand-Mogol, les Ré-
gent et les Sancy de cette riche mine vénitienne ,
ITALIA. 283
doni les veines ont fourni tant de précieox joyaux
pittoresques.
Chaque grand maitre de Venise a là un échantil-
lon supérieur de son talent , le chef-d'oeuvre de ses
chefs-d'eeuvre , une de ces pages suprémes où le
genie et le talent, l'inspiration et l'habileté, se fon-
dentdans une proportióndifflcilementretrouvable;
conjonction rare, raéme dans la vie des artistes
souverains. Ce jour-là, la main a pu tout ce que la
tète a voulu , comme dans cet endroit dont paije
Dante : « Où Fon peut ce qu'on veut. »
La Vocation à fapostolat des fils de Zébédée, par
Marco Basalti, se rapproche beaucoup de Fècole
allemande pour la nalveté des détails , la douceur
un peu triste du ton et une certaine mélancolie peu
habituelle à Fècole italienne. La maitre de Nurem-
berg ne désavouerait pas ce paysage , à la fois fan-
tastique et réel, ces chàteaux gothiques à tourelles
en poivrières, avec pont-levis et barbacanes sur le
bord du lac de Tibériade , et un pécheur de Chiog-
gia ou des Murazzi ne trouverait rien à redire à
cette Péote et à ces fllets, humblement et fidèle-
ment étudiés ; le Christ a de Tonction et de la sua-
vité; les fìgures des deux futurs apótres, qui quit-
tent la péche des poissons pour la pèche des hommes,
respirent la foi la plus vive.
Il faut s'arrèter aussi devant le saint Francois re-
cevant les stigmates, de Francesco Beccarucci de
284 ITALIA.
Conegliano. C'est une fort belle chose. La compof
sition se divise en deux zones : la zone supérieun
où Fon yoit le saint tendant les mains anx diròM
empreintes, glorieuse ressemblance avec le Sauvei
que lui a valu sa dévotion ; et la zone inférieur
peuplée de saints et de bienheureux , la plupa
faisant partie de l'ordre et paraissant se réjouir
miracle. Il y a là de belles tètesascétiques, un pi
fond sentiment religieux et une exécution parfaite,
qjioiqu'un peu sèche. Quand on les regarde atten-
livement , ces tableaux gothiques d'un aspect froid
et gène , ils s'aninient peu à peu et finissent par
prendre une puissance de vie extraordinaire ; ils
n'offrent cependant ni grande science anatomique
ni rédondance de muscles et de chair. Leurs per-
sonnages, embarrassés, ont l'air de gens timide?
qui voudraient bien vous parler, mais qui n'osati,
et rèvent au moyen de dire ce qu'ils ont sur le
coeur : leurs gestes, souvent, sont gauches; mais
leur physionomie est si bienveillante, si douceel
si enfantinement sincère, qu'on les comprenda
demi-mot et qu'ils vous restent kivinciblement dans
le souvenir. C'est que , sous leur allure maladroite,
ils possèdent une petite chose qui manque à des
chefs-d'oeuvre d'habilejé : l'àme.
Nous avouons avec simplicité avoir horreur des
Bassans grands et pctits. Les éternels tableau*
d'animaux sortis de leur manufacture et répandus
ITALIA. 285
dans toute l'Europe , ennuyeuse peinture de paco-
tille, reproduite machinalement, légitiment et au
delà cette aversion. Cependant, nous devons con-
venir que la Résurrection de Lazare, de Léandre
Bassan, vaut mieux que les entrées et les sorties
de F Arche, les bergeries et les parcs rustiques,
avec le chaudron , la croupe de brebis et la femme
penchée en jupon rouge , qui font le désespoir de
tous les visiteurs de galerie.
Mentionnons aussi les Noces de Cana, du Pa-
douan, grande et belle ordonnance, exécution
large et sage, toile louable de tous points et qui,
partout ailleurs , paraltrait un chef-d'oeuvre, et ar-
rivons à un tableau singulier de Paris Bordone ,
dont tout le monde a pu admirer le magnifique
portrait d'homme vètu de noir dans la galerie du
Louvre , non loin de l'homme à barbe rousse et à
gant de bufile , qui , après avoir été attribué à plu-
sieurs grands maìtres , serable devoir revenir défi-
nitivement à Calchar.
Ce tableau, qui représente un barcarol rendant
Tanneau de saint Marc au doge , a trait à une le-
gende dont Giorgione, comme nous le verrons
dans la salle suivante, a peint assez bizarrement un
épisode. Voici Fhistoire en peu de mots : Une nuit
que le barcarol dormait dans sa barque , attendant
pralique le long du traghetto de Saint-Georges-
Majeur, trois individus mystérieux sautèrent dans
286 ITALIA.
sa gondole en lui commandant de les'eonduire au
Lido; l'un des trois personnages, autant qu'on pou- 1
vait le distinguer à travers l'ombre, avait une barbe
d'apótre et une tournure de haut dignitaire de VÉ-
glise; les deux autres, à un certain chaplis d'ar-
mures froissées sous leur manteau, se révélaient
hommes d'épée. Le barcarol tourna le fer de sa gon-
dole du coté du Lido et commenda à ramer; mais
la lagune tranquille au départ se mit à clapoter et
à houler étrangement : les vagues brillaient de
lueurs sinistres, des apparitions monstrueuses se
dessinaient menagantes autour de la barque, au
grand effroi du gondolier ; des larves hideuses, des
diables moitié bommes moitié poissons , semblaìent
nager du Lido vers Venise , faisant jaillir des flots
des milliers d'étincelles , excitant la tempéte , sif-
flant et ricanant dans Porage; mais l'aspect de
l'épée flamboyante des deux chevaliers et de la main
étendue du saint personnage les faisait reculer et
s'évanouir en explosions sulfureuses.
Cette bataille dura longtemps ; de nouveaux dé-
mons succédaient toùjours aux premiere ; . cepen-
dant la victoire resta aux personnages du bateau,
qui se firent reconduire au débarcadère de la Piaz-
zetta. Le gondolier ne savait trop que penser de ses
étranges pratiques, lorsque, au moment de se sepa-
rar , le plus vieux de la bande , faisant reluire tout
à coup son nimbe d'or , dit au barcarol : « Je suis
ITALIA. «87
saint Marc , le patron de Venise. fai appris cette
nuit que les diables , rassernblés en conciliabule au
Lido , dans le cimetière des Juifs , avaient forme la
résolution d'exciter une effroyable tempète et de
renverser ma ville bien-aimée , sous prétexte qu'il
s'y commet beaucoup de dissolutions qui donnent
pouvoir aux malins esprits sur ses babitants ; mais,
cornine Venise est bonne catholique et se confes-
serà de ses péchés dans la belle cathédrale qu'elle
m'a éleyée , j'ai résolu de la défendre de ce perii
qu'elle ignorait, avec Faide deces deux braves com-
pagnons, saint Georges et saint Théodore, et je fai
emprunté ta barque; or, comme toute peine mérite
salaire et que tu as passe une rude nuit, voici
mon anneau ; porte-le au doge et raconte-lui ce que
tu as vu. Il te donnera des sequins d'or plein ton
bonnet. »
Cela dit, le saint reprit sa place sur la pointe du
porche de Saint-Marc , saint Théodore grimpa au
haut de sa colonne, où grommelait son crocodile de
mauvaise humeur, et saint Georges alla se blottir
au fond de sa niche à colonnettes, dans la grande
fenétre du palais ducal.
Le barcarol , passablement étonné , et il y avait
de quoi, aurait cru qu'il avait rèvé après avoir bu
le soir qnelques coups de trop de vin de Samos , si
le gros et lourd anneau d'or , constellé de pierre-
ries, qu'il tenait à la main, ne l'eùt empèché
288 ITALIA.
de douter de la réalité des événements de la
nuit.
Il alla donc trouver le doge, qui, sa come sur la
tète , présidait le sénat , et , s'agenouillant respec-
tueusement , il raconla l'histoire de la bataille des
diables el des p&trons de Venise. Celte histoire parut
d'abord incroyable; mais la remise de Fanneau,
qui étail bien Yéritablement celui de saint Marc , et
dont l'absence au trésor de l'église fut consta tèe.
prouvait la véracité du barcarol. Cet anneau , en-
fermé sous triples clefs dans uu trésor soigneuse-
ment gardé , et dont les serrures ne présentaieul
aucune trace d'effraction , ne pouvait en avoir été
tire que par un pouvoir supérieur. On remplit de
pièces d'or le bonnet du gondolier, et Fon celebra
une messe d'action de gràcespourle perii évité. Ce
qui n'empécha pas les Vénitiens de continuer leur
Irain de vie dissolu , de passer les nuits dans les re-
doutes à jouer,"à souper, à faire l'amour, de se
masquer pour les intrigues et de prolonger pendant
six mois de l'année la longue orgie de leur carna-
val. Les Vénitiens comptent sur la protection de
saint Marc pour aller en paradis et ne s'occupent
pas autrement de leur salut. La chose regarde saint
Marc ; ils lui ont élevé une assez belle église pour
cela , et le saint est encore leur obligé.
Le moment choisi par Paris Bordone est celui où
le barcarol s'agenouille dcvant le doge. La compo-
ITALIA. 289
ition de la scène est très-pittoresque ; on voit en
erspeclive une longue file de tètes de sénateurs
umnes ou chenues, du caractère le plus magistral.
)es curieux s'étagent sur les marches et forment
les groupes habilcment contrastés; le beau costume
'énitien s'étale là dans tonte sa splendeur. Comme
lans presque toutes les toiles de cette école, Farclii-
ecture tient ici une grande place. De beaux porti-
jues dans le style de Palladio, animés de person-
ìages qui vont et viennent, remplissent les derniers
ilans.
Ce tableau a le mérite , assez rare dans Fècole
italienne , presque exclusivement occnpée à repro-
ti uire des sujets religieux ou mythologiques , de re-
présenter une legende populaire, une scène de
moeurs, un sujet romantique enfin, tei que Dela-
croix ou Louis Boulanger l'auraient pu choisir et
l'auraient traité dans la nuance de leur talent ; et
cela lui donne une physionomie à part et un attrait
tout particulier.
Un jeune peintre frangais, M. Garcin, était cu
train de faire de cette belle loile une copie que nons
espérons bientót voir à Paris.
Il nous semble qu'un musée compose de copies
bien faites des chefs-d'oeuvre de toutes les écoles
serait une chose très-intéressante et fort profitable
pour l'art. Il doit esister déjà beaucoup d'éléments
d'une telle galene. On consacrerait une salle à cha-
199 s
*90 ITALIA,
que grand maitre dont od oopierait l'oeuvre toot
entier éparpillé dans les musées et les églises
d'Europe; on ferait un cboix parali les maitres de
second ordre , si originaux , si spirituels et , à dé-
faut de genie , si pleins de taleoL £t Fon réunirait
dans ce seul palais ce qui est dissecarne sur toute 1?
terre et exige, pour ètre vu, de iongs et coùteux
voyages, souvent impossibles. Le palais des Beaux-
Arts ou les galeries d'achèvement du Louvre pour-
raient donner asile à cette collection , qui , outre
l'enseigriement qu'elle offrirai! aux artistcs , aurait
l'avantage de prolonger de quelques siècles la vie
ou du moins la mémoire des chels-d'&uvre près de
di^mraltre.
XVIIL
Les Be&ux-Arts.
La perle du Musée de Madrid est un Raphael;
celle de Venise est un Titien , merveilleuse toile
oubliée, puis retrouvée, qui a aussi sa legende.
Pendant de longues années Venise a possedè ce
chef-d'oeuvre sans le savoir. Relégaé dans une
vieille église peu fréquentée , il avait disparu sous
une lente couche de poussière et derrière un ré-
seau de toiles d'araignées. A peine si le sujet pou-
vait vaguement se discerner. Un jour, le corate
ITALIA. Ì9I
Cioognara^ fin connaisseur, trouvant un certain
air à ces figrares encrassées et flairant le maitre
sous cette livrèe d'abandon et de misere, mouilla
de salive une place de la toile et la frotta avec le
doigt , action qui n'est pas d'une propreté exquise ,
mais qu'un amateur de tableaux ne peut s'empé-
cher de faire lorsqu'il est face à face d'une croùte
enfumée, fftt-il Tingi fois comte et mille fois dandy.
La noble toile, conservée intacte sous cette couche
de poudre , comme Pompéia sous son manteau de
cendre, apparut si jeune et si fraiche, que le comte
ne douta pas qu'il n'eùt retrouvé une toile de
grand maitre, un chef-d'aeuvre inconnu. il eut la
force de maitriser son émotion et proposa au cure
d'échanger cette grande peinture délabrée contre
un beau tableau tout neuf , bien proprc, bien lui-
sant, bien encadré, qui ferait honneur à l'église
et plaisir aux fidèles. Le cure accepta avec joie ,
souriant en lui-mème de la bizarrerie du comte ,
qui doimait du neuf pour du vieux et ne deraan-
dait pas de retour.
Débarbouiltée de la arasse qui la souillait , Y As-
sunta du Titien apparut radieuse comme le soleil
▼ainqueur des nuages. Les lecteurs parisiens peu-
vent se faire une idée de l'itnportance de cette
découverte en allant voir aux Beaux-Arts la belle
copie de Serrar, récemment exécutée et placée.
L'Assunta est une des plus grandes machines du
292 ITALIA.
Titien , et celle où il s'est élevé à la plus grande
hauteur : la composition est équilibrée et distri-
buée avec un art infini. La portion supérieure,
qui est cintrée, représente le paradis, la gioire ,
pour parler comme les Espagnols dans leur lan-
gage ascétique : des collerettes d'anges , noyés et
perdus dans un flot de lumière à d'incalculables
profondeurs, étoiles scintillantes sur la flamine,
pétillements plus vifs du jour éternel , forment l'au-
rèole du Pére , qui arrive du fond de Finfini avec
un mouvement d'aigle planant , accompagno d'un
archange et d'un séraphìn dont les mains soulien-
nent la couronne et le nimbe.
Ce Jéhovah, pareil à un oiseau divin , se pre-
sentai par la tète et le corps fuyant en raccourci
horizontal sous un flot de draperies volantes ou-
vertes comme des ailes , éionne par sa sublime
hardiesse ; s'il est possible au pinceau humam de
donner une figure à la Divinité , certes Titien y a
réussi. Une puissance sans bornes , une jeunesse
impérissable font rayonner cette face à barbo
bianche, qui n'a qu'à se secouer pour en faire
tomber la neige des éternités : depuis le Jupiter
Olympien de Phidias , jamais le mattre du ciel el
de la terre n'a été représente plus dignement.
Le milieu du tableau est occupé par la vierge
Marie, que soulève, ou plutòt qu'entoure une
guirlande d'anges et d'àmes bienheureuses : car
ITALIA. 293
elle n'a pas besoin d'aides pour monter au del;
elle s'enlève par le jaillissement de sa foi robuste ,
par la pureté de son àme , plus légère que l'éther
le plus lumineux. Il y a vraiment dans celle figure
une force d'ascension inouie , et , pour ohtenir cet
effet, Titien n'a pas eu recours à des formes
grèles, à des draperies fuselées, à des couleurs
transparentes. Sa madone est une femme très-
vraie, très-vivante , très-réelle, d'une bcauté solide
comme la Vénus de Milo ou la Femme couchée de la
Tribune de Florence. Une draperie ampie, étoflée,
voltige autour d'elle à plis nombreux; ses larges
flancs ont pu contenir un Dieu, et, si elle n'était
pas sur un nuage , le marquis du Guast pourrait
porter la main sur son beau sein , cornine dans le
tableau de notre Musée. Et pourtant rien n'est plus
célestement beau que cette grande et forte figure
dans sa tunique rose et son manteau d'azur; mal-
gré la volupté puissante du corps , le regard étin-
celle de la plus pure virginité.
Dans le bas du tableau , les apòtres se groupent
en diverses attitudes de ravissement et de surprise
habilement contrastées. Deux ou trois petits anges,
qui les relient à la zone intermédiaire de la com-
position, semblent leur expliquer le miracle qui se
passe. Les tètes d'apótres , d'àges et de caractères
variés, sont peintes avec une force de vie et une
réalité surprenantes. Les draperies ont cette lar-
»4 ITALIA»
geur et ce jet abondant qui caractérìse en Titten
le peintre à la fois le plus rìche et le plus sirnple.
En regardant cette vierge et en la comparant
en idée à d'autres vierges de maftres différents ,
nons songions combien Fart est une ehose merveil-
leuse et toujours nouvelle. Ce que la peinture ca-
tholique a brode de variafions sur ce thème de la
Madone , sans l'épuiser jamais , étonne et confond
Timagination ; mais en réfléchissant , Fon com-
prend que, sous le type convenu, chaque pentire
glisse à la fois son rève d'amour et la personnifi-
cation de son talent.
La Madone d'Albert Durer, dans sa gràee don-
loureuse et un peu contrainte, a?ec ses traits fatì-
gués, plus intéressants que beaux, son air de
matrone plutòt que de vierge , sa eandeur alle-
mande et bourgeoise , ses vètemente serrés et ses
plis à cassure symétrique, presque toujours accom-
pagnéc d'un lapin , d'un hibou ou d'un singe , par
un vaglie ressou venir du panthéisme germani que,
ne devait-elle pas ótre la femme qu'il eùt aimée et
préférée, et ne représente-t-elle pas très-bien le
genie méme de l'artiste ? Comme elle est sa ma-
done , elle serait aisément sa muse.
La méme rcssemblance existe pour Raphael. Le
type de sa Madone, où, mòlés à des souvenirs anti-
ques , se retrouvent toujours les traits de la For-
narine, tanlòt pressentis, tantòt copiés, le phis
ITALIA. *0S
soiiYent idéalisés, n'est-il pas la symbolisation fa
plus exacte de son talcnt élégant f gracieux et tout
pénétré d'une volupté chaste ? Le chrétien nourri
de Platon et d'art grec, l'ami de Leon X le pape
dilettante , l'artiste qui mourut d'amour en pei-
gnant la Transfiguration, ne vit-il pas tout enfier
dans ces Vénus modestes, tenant sur leursgenoux
un enfant qui ri'est pas l'Amour ? Si l'on voukit,
dans un tableau allégorique, symboliser le géme èe
cbaque peintre, Ggurerait-on autrement celuà da
l'ange d'ISrbin ?
La Vierge de Y Assunta , grande , torte , colorée ,
avec sa gràce robuste et saine* son beau p«rt, sa
beauté simple et naturelle , n'est-elle pas la pela-
ture da Titien ayec toutes ses qualités ? On pour-
*rait pousser les reeherches plus loin ; mais mas
en avons dit assez pour indiquer la nuance.
Gràce au linceul poudreux qui l'a recouverta
pendant si longtemps, Y Assunta brille d'un écki
•tout jeune T les siècles n'ont pas coulé pour elle, et
nous jouissons de ce suprème plaisir de yoir un
tableau de Titien tei qu'il sortit de sa palette.
En face de Y Assunta du Titien , cornine le te»»
bleau le plus robuste et le plus capable d'affronter
un chef-d'umvre si splendide, on a mis le Sam4
Mare délivrant un esclave, de Tintore!.
Tintoret est le roi des violenta. 11 a une fougue
•de composilion , une furie de hrosse , une audace
296 ITALIA.
de raccourcis incroyables, et le Saint Marc peut
passer pour une de ses toiles les plus hardies et
les plus féroces.
Ce tableau a pour sujet le saint patron de Venise
venant à Faide d'un pauvre esclave qu'un maitre
barbare faisait tourmenter et géhenner a cause de
l'obstinée dévotion que ce pauvre diable avait à ce
saint. L'esclave est étendu à terre sur une croix
entourée de bourreaux affairés , qui font de vains
efforts pour l'atlacher au bois infame. Les clous
rebroussent , les maillets se rompent , les haches
volent en % éclats ; plus miséricordieux que les
hommes , les instruments de supplice s'émoussent
aux mains des tortionnaires : les curieux se regar-
dent et chuchotent étonnés , le juge se penche du
haut du tribunal pour voir pourquoi l'on n'exécute
pas ses ordres , tandis que saint Marc , dans un des
raccourcis les plus violciqment strapassés que la
peinture ait jamais risqués, piqué une tète du ciel
et fait un plongeon sur la terre, sans nuages, sans
ailes, sans chérubins , * sans aucun des moyens
aérostatiques employés ordinairement dans les ta-
bleaux de sainteté, et vient délivrer celui qui a eu
foi en lui. Cette figure vigoureuse, athlétiquement
musclée , de proportion colossale , fendant l'air
comrae le rocher lance par une catapulte , produit
Teffet le plus singulier. Le dessin a une Ielle puis-
sance de jet , que le saint massif se soutient à I'cbìI
ITALIA. 297
t ne tombe pas; c'est un vrai tour de force.
kjoutez à cela que la peinture est si montée de
on , si brusque dans ses oppositions de noir et de
Jair , si vigoureuse dans ses localilés , si apre et
urbulente de touche , que les Caravage et les Es-
^agnolet les plus farouches, rais à coté, serable-
raient de Feau de rose , et vous aurez une idée de
se tableau qui, malgré ses barbaries, conserve
tojujours , par ses accessoires , cet aspect architec-
tural , abondant et somptueux , particulier à Fècole
vénitienne.
Il y a aussi, dans celle mòme salle, un Adam et
Ève, un Abel et Catn du mème peinlre, deux raa-
gnifiques toiles traitées en étude, et peut-étre ce
que le peinlre a produit de plus accompli au point
de vue de l'exécution. Sur un fond d'un vert étouffé
et mystérieux , le lointain feuillage de l'Èden , ou
plulòt le mur de l'atelier , se détachent deux corps
superbes, d'un éclat Mane et chaud, d'une carna-
tion vivace, d'une réalité puissante : il est probable
qu'Ève tend à Adam cette pomme fatale qui lui est
restée à la gorge, ce qui légitime suffisamment
deux personnages nus en plein air; mais cela n'y
fait rien. Croyez que jamais plus beau torse , chair
plus bianche et plus souple ne sont sortis de la
brosse d'un coloriste. Le Tintoret, qui avait écrit
sur ce mur : « Le dessin de Michel-Ange et la cou-
leur de Tilien, » a, dans ce tableau, rempfì au
«98 ITAUA.
moire la moitié de son programma Le tableau
d'Abel et Cain, qui fait pendant» respire tonte li
fureur sauvage qu'on pouvait attendre d'an tei
*ujct et d'un tei peintre. La mort, conséquence de
la fautc de nos premiers parents , fait son entrée
sur le jeune globe, dans une ombre formidable,
où se roulent l'assassin et la victime. Au coin de la
toile , détail borrible , saigne une tète de mouton
coupée. Est-ce Fhostie offerte par Abel ou uà sjm-
bole signifiant que les animaux innocente doiveni
aussi porter la peine de la curiosité_d'Ève ? c'est ee
que uous n'oserions affirmer ; Tintoret n'y a prò-
bablemeat pas pensé. H avait bien d'autres affair*
que de songer à ces finesses, lui, le plus grand
remueur de machines , le plus intrèpide brosseur
qui ah jamais existé , et qui eùt gagné de dilesse
Luca fa Presto.
Le Bonifazio , doni notre musée ne possedè
qu'un échantillon insuffisant, est un admirable ar-
tiste. Son Mauvais fiche , de I'Académie des Beaui-
Arts , très-intelligemment copie par M. Serrur, *
qui Fon doit déjà le beau fac-simile de Y Assunto*
est un tableau profondément vénitien. 11 n'y n**
que ni les belles femmes aux tresses enrovìées,
aux fils de perles , aux robes de velours et de
brocart, ni les seigneurs magnifiques aux puses
galantes et courtoises, ni les musiciens, ni lcs
pagès, ni les nègres , ni La nappe dainassée ricte*
ITALIA. Ì99
ment cou verte de vaisselle d'or et d'argent, ni les
chiens s'ébattant sur les pavés de mosaique, et
cette fois flairant les haillons da Lazare avec la dé-
fiance de chiens bien élevés ; ni les terrasses à ba-
lustres , où le vin rafralchit dans des cratères ant-
tiques; ni les bianche* colonnades entre lesqueUes
le ciel fait voir son blea pommelé. Seulemeiit, le
gris argenté de Paul Veronése prend ici une teinte
d'ambre, Fargent se dorè et devient ver me il. Bo-
nifazio , qui peignait le portrait, a donne à sea tétes
quelque chose de plus intime que ne le faisait L'atir
teur des quatre grands festins et des plafonds: du
palais ducal, habitué de regarder les choses au
point de vue de la décoration. Les physionomies. da
Bonifazio, étudiées et individuellement earactéris-
tiqiies, rappellent avec fidelità les types patrkiens
de Veni se, qui ont si souvent pose de vani l'artiste.
L'anachronisme du costume fait voir que le Lazare
n'est qu'un prétexte et que le véritable sujet du
tableau est un repas de seigneurs avec des courti-
sanes, lcurs maìtresses, au fond d'un de ces beaux
palais qui baignent leurs pieds de marbré dans
L'eau verte du grand canal.
Ne passez pas trop vite devant ces apótres d'une
si belle tournure , d'une couleur si riche et d'une
gravite religieuse que n'a pas toujours l'école véni-
tienne, surtout à partir de la moitié du xvr siècle,
lorsque les idées paiennes de la Renaissance se
300 ITALIA. ,
sont introduites dans l'art et ont encore augmentt
les tendances sensualistes de ces inattres fastueux.
L'Académie des Beaux-Arts possedè un grand nom-
bre d'ouvrages du Bonifazio. Cette seuie salle, ou-
tre le Mauvais riche et les apòtres , dont nous ve-
nons de parler, contient une Adoration des Mages.
le Christ et la femme adultere , Saint Jerome t\ j
sainte Catherine, Saint Marc, Jesus sur le tróneen-ì
touré de saints personnages, toiles du plus grand
inerite et qui supportcnt vaillamment le wisi '
nage de Titien , de Tintoret et de Paul Veronése.
Un grand peintre, peu connu en France, c'esl |
Rocco Marcone, artiste d'un style pur et d'un sen-
timent profond, espèce d'Albert Durer italien,
moins fantasque et moins chimérique que Vaile-
mand, mais ayaht une espèce de tranquillité ar-
chaique dans sa manière, qui le fait parafare pluf
ancien que ses contemporains, comme un Ingres
parmi des Delacroix, des Decamps, des Couture,
dea Muller et des Diaz. Son Christ entre saint Jea*
et saint Paul rappelle un sujet analogue du peintre
du plafond d'Homère, qui était autrefois dans Té*
glise de la Trinité-du-Mont, à Rome, et qu'onpeul
voir maintenant à la galerie du Luxembourg. L#
tètes ont beancoup de caractère et de noblesse, te
draperies sont plissées dans un grand goùt, et ie
groupe , fermement colore , se détache sur un petit
ciel floconné de nuages moutonneux. Nous avom
ITALIA. 301
parie tout à l'heure, à propos de Rocco Marcone,
d'Albert Diirer et d'Ingres : une Iroisième ressem-
blance, plus cxacte encore, nous vient en mé-
moire, celle du peintre espagnol Juan de Juanes,
dans son admirable Vie de saint Etienne; c'est
la méme pureté, la mètne couleur tranquille et
sobre.
Voici , sur un pan de muraille , toute une bande
de ces gothiques Vénitiens dont nous avons dil
quelques mols en entrant à l'Académie des Beaux-
Arts, si suaves, si purs, si ingénus, si doux et si
charmants.
Jean Bellin , Cima da Conegliano et Vittore Car-
paccio se préscntent à nous tous trois avec le mémc
sujet, sujct qui a suffi à tout le moyen àge et a fait
produire des milliers de ehefs-d'oeuvre : la Madone
et l'Enfant sur un tróne enlourés de saint? , ordi-
nairement les patrons du donataire, usage qui fait
crier les pédauts à l'anactaronisme , sous le pre-
teste qu'il n'est pas naturel que saint Francois
d'Assise, saint Sébastien et sainte Catherine ou
toute aulre sainte se trouvent dans le mème cadre
que la sainte Vierge, mèlant les costumes du moyen
àge aux draperies antiques.
Ces critiques n'ont pas compris que pour une
foi vive il n'existe ni temps ni lieu, et qu'il n'y a
rien de plus touchant que ce rapprochement de
Tidole et du dévot, rapprochement réel, car la Ma-
3M ITALIA.
done était alors un ótre vivant, contemporain, at-
torci; elle pronai t part à l'existence de cbacun; elle
a servi d'idéal à tous les amoureux timidcs et de
mère à tous les aftligés. On ne la reléguait pas an
fin fond du ciel, comme on fait des dicux dans 1«
àges incrédules, sous prétexle de respect; onvi-
vait familièrement avec elle, on lui confiait ses
chagrins, ses espoirs, et Fon n'eùt pas été surpri>
de la voir parattre dans la rue en la compagnie
d'un moine, d'un cardinal, d'une rcligieusc ou de
tout autre saint personnage. A plus forte raison on
admettait sans peine, dans un tableau, ce mé-
lange qui choque les purisles et qui est profon-
dément catholique.
Pour noire part, nous aimons infìniment ces
trónes et ces baldaquins d'une ornementation prè-
cieuse et delicate, ces Madones tenant leur fils sur
leurs genoux et naivement nimbées d'or, comme si
la conleur n'éiait pas assez brillante pour elles.
ces petits anges jouant de la viole d'amour, da fe-
bee ou de l'angélique.
Oui , malgré tout notre penchant pour Fart
palen, nous les aimons, ces naifs tableaux golhi-
ques, ces pères de l'Église portant de grands mis-
sds sous le bras et coiffés de leur barrette de cardi-
nal, ces saints Georges en armure de chevalier,
ces saints Sébasfien ebastement nus, espèce d'A-
pollons chrétiens qui, au lieu de lancer des flè-
ITALIA. 303
ches, en regoivent; ces prètres, ces saints et ces raoi-
nes dans leurs belles dalmatiques à ramages et leurs
frocs blancs et noirs, aux plis minulieux et flns; ces
jeunes saintess'appuyant sur une roue et tenant une
palme , dames d'honneur de la Beine celeste ; tout
cet amoureux et dévot cortége qui se groupe hum-
blement au bas de l'apothéose de la Vierge mère.
Nous trouvons que cet arrangement, en quclque
sorte hiératique, satisfai! bien plus aux exigences
du tableau d'église, tei qu'il doit ótre compris, que
les composi tions savantes et codqucs au point de
vue de la réalité- Il y a, dans cette disposition , un
rhythme sacre qui doit saisir l'oeil du fidèle. L'às-
pect de l'image, si nécessaire à notre sens dans les
sujets de dévotion, est conserve, et l'art n'y perd
rien : car, limitée d*un coté, l'individualité reprend
ses droits de l'autre ; chaque artiste signe son ori-
ginante dans i'exécution, et ces tableaux, taits des
mèwes éléments, sont peut-ètre les plus person-
nels. Les musiciens emplumés de Carpaccio ne res-
semblent pas k ceux de Jean Bellin, quoiqu'ils ac-
cordent leurs guitares aux pieds de la Vierge sur
les marches d'un baldaquin presque pareil. Les vir-
tuoses ailés de Carpaccio sont plus élégants, d'une
gràce plus adolescente, ils ont l'air de pages de
bornie maison ; ceux de Jean Bellin sont plus naifs,
plus enfanlins, plus poupons ; ils exécutent leur
musique avec le zèle d'enfants de choeur de cam-
304 ITALIA.
pagne sous Foeilde leurcuré. Tous sontcharmants,
mais d'une gràce diverse, empreinte du cardctèrc
du peintre.
XIX.
Les Beaui-Arts.
La Sainte famille, de Paul Veronése , est compo-
sée dans le goùt abondant et fastueux familier au
peintre. Certes, les amateurs de la vérilé vraie ne
retrouveront pas là Fhumble intérieur du pauvre |
charpentier. Cette colonne en brocatelle rose de
Verone, cet opulent rideau ramagé, dont les plisà I
riche cassure forment le fond du tableau, annou- I
cent une habitation princière; mais la sainte fa- 1
mille est plutót une apothéose que la représen- |
tation exacte du pauvre ménage de Joseph, h
présence de ce saint Francois portant une palme,
de ce prétre à camail et de cette sainte sur la nu- i
que de laquelle s'enroule, comme une come d'Ani-
mon , une brillante torsade de cheveux d'or à la
mode vénitienne, l'estrade quasi royale où tròne
la Mère divine , présentant son bambin à l'adora-
tion , le prouvent surabondamment.
Dans la seconde salle se déploie, sur une toik
immense, le Repas chez Levi, Tun des quatre gran*
festins de Paul Veronése. Notre Musée en possedè
deux : les Noces de Gina et le Souper chez MaAt-
ITALIA. 305
teine, de mèrae dimension que le repas de Venise.
C'est la mème ordonnance, ampie, riche et facile;
le mème éclat argentò, le mème air de festin et de
joie. Ce sont toujours ces hommes basanés dansleurs
opulentes dalmatiques de damas ou de brocart, ces
femmes blondes ruisselantes de perles, ces esclaves
oègres portant des piate et des aiguières, ces en-
fants jouant sur les marches des rampes à balus-
tres avec de grands lévriers blancs, ces colonnes
et ces statues de marbré, ce beau ciel léger d'un
bleu de turquoise, qui fait illusion lorsqu'en se re-
culant on le regarde cncadré par la porte de la
salle voisine, comme une vue de diorama. Paul
Veronése, sans en excepter Titien, Rubens et Rem-
brandt, est peut-étre le plus grand coloriste qui
ait jamais existé. Il n'est ni jaune comme Titien ,
ni rouge comme Rubens , ni bitumineux comme
Rembrandt. Il peint dans le clair avec une étonnante
justesse de localité ; nul n'a connu mieux que lui
le rapport des tons et leur valeur relative ; il en
sait là-dessus plus que M. Chevreul et obtient, par
juxtaposition, des nuances d'une fratcheur ex-
quise qui, séparées, sembleraient grises et terreu-
ses. Personne ne possedè au mème degré ce ve-
louté, cette fleur de lumière.
La composition de YAnnoneialion, du mème
peintre, est singulière. La vierge Marie, agenouil-
lée dans le coin d'une longue toile transversale,
199 t
306 ITALIA.
dont le vide est occupé par une elegante architet-
ture , attend d'un air modeste l'arrivée de l'auge re-
légué à l'autre bout da tableau et qui,, les ailes on-
vertes, semble glisser vers elle pour lui faire k
salutation angélique. Cette disposition , contraire à
la loi , qui place au centre de la toile le groupe
sur lequel on veut attirer les yeux , est un briDant
caprice qui n'aurait pas été si heureux, exécaté par
un autre que Paul Veronése.
Les Vénitiens remportant la victoire sur les
Turcs, gràce à Fintervenlion de sainte Justine, sont
un de ccs sujets qui plaisaient à l'amour-propre
national et que Fon trouve souyent répétés* Nous
avons déjà dù décrire une composition sembUMe
dans le palais ducal ; ce mélange d'armures et de
costumes, de casques et de turhans, de chrétienset
d'infidèles, était un heureux thènte pour l'artiste,
et il en a use habilement Nous ne pouwns dé-
crire particulièrement tous les Paul Veronése que
ronferai* l'Àcadémie dcs Beaux-Arts. Il faudrait
un volume special ; car tous ces graads géjùes od!
été d'une fécondité prodigieuse.
Les Beaux * Arts renferment le dernier tableau
de Titien , trésor inestimable ! Les années , si pe-
santes pour tous , glissèrent sans appuyer sur ce
patriarche de la peinture, qui traversa tout un
siècle et que la peste surprit à quatre-vingtH&x-
neuf ans travaillant encore.
ITALIA. 3*7
Ce tableau, grave et mélancolique d'aspeci, dMt
le sujet funebre semble un pressentiment,repré-
scnte un Ghrist depose de la croix; le del est
sombre, un jour livide éelaire le cadavre pieuat-
ment solitemi par Joseph d'Arimatiiie et sainte
Harie-Madeleine. Tous deux sont tristes , sombres,
et paraissent, à leur morne attitude, désespérer de
la résurrection de leur maitre. On voit qu'ils se
demandent avec une anxiété secrète si ce corps,
oint de baumes, qu'ils vont confier au sépufcre,
en pouf ra jamais sortir ; en effet , jamais Titien
n'a fait de cadavre si mort. Sous cette peau verte
et dans ces veines bleuàtres il n'y a plus une gooUe
de sang, la pourpre de la vie s'en est retirée polir
toujours. Le Christ aux Oiiviers, de Saint-Pani, la
Pietà de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, d'Eugène
Delacroix, peuvent seuls donner une idée de cette
peinture sinistre et douloureuse où, pour la pre-
mière fois, le grand Yénitien a été abandonné par
son antique et inaltérable sérénité. L'ombre de la
mort prochaine semble lutter avec la lumière dti
peintre qui eut toujours le soleil sur sa palette» et
enveloppe le tableau d'un froid crépuscule. La
niain de l'artiste se glaga avant d'avoir achevé sa
tàche, corame le témoigne l'inscription en lettre*
aoires tracée dans le coin de la toile : Quod Tizia
nus inchocUurn reliquit Palma reverenter absolvit
Deogue dicavit opys. « L'oeuvre que Titien laissa ina-
308 ITALIA.
chevée , Palma l'acheva respectueusement et l'offrii
à Dieu, » Cette noble, touchanle et religi euse in-
scription fait de ce tableau un monument. Certes,
Palma, grand peintre lui-mème, ne dut approcher
qu'avec tremblement de l'oeuvre du maitre, et son
pinceau, quelque habile qu'il fùt, hésita et vacilla
sans don te plus d'une fois en se posant sur les
touches du Titien.
Si Fon trouve au.x Beaux-Àrts Y omèga de la vie
pittoresque du Titien, Y alpha s'y rencontre aussi
sousla forme d'un grand tableau dont le*sujet est
la Vrèscntation de Marie au Tempie. Cette toile a
été pein!e par Titien presque enfant. La tradition
dit à quatorze ans, ce qui nous semble un peu bien
precoce, vu la beauté de l'oeuvre. En réduisant la
cbose à de justes proportions, la Présentation de
Marie remonte assurément à l'extrème jeunesse
dn peintre. On peut donc juger de l'immense in-
tervalle parcouru. Toutes les qualités de l'artiste
sont en germe dans cette oeuvre juvénile. Elles se
sont développées plus richement par la suite, mais
elles y existent déjà d'une fagon visible. Le faste de
l'architecture, la tournure grandiose des vieillai-ds,
le jet abondant et fier des drapcries, les grande*
localités de ton, la simplicité male du faire , tout
révèle le maitre dans l'enfant. Le coloris lumineux
et clair, que le soleil haut monte de l'àge viril do-
rerà d'un reflet plus chaud, a déjà cette solidité
ITALIA. 309
nàie, cette consistance robuste, caractères distinc-
ifs de Tauteur de Y Amour sacre et V Amour profane ,
lu Palais Borghése, de la Femme couchée de la Tri-
)ime de Florence et de la Maitresse cFAlphonse tfA-
wlos, marquis de Guast, du Musée du Louvre.
Titien est, à notre avis, le seul artiste entière-
ment sain qui ait paru depuis l'antiquité. Il a la
serenile puissante et forte de Phidias. Chez lui rien
de fiévreux, rien de tourmenté, rien d'inquiet. La
maladie moderne ne Fa pas touché. Il est beau,
robuste et tranquille cornine un artiste palen du
meilleur temps. Sa superbe nature s'épanouit k
l'aise dans un tiède azur , sous un chaud soleil, et
son coloris fait penser à ces beaux marbres anti-
ques dorés par la blonde lumière de la Grece;
nul tàtonnement, nul effort, nulle violence. Il atteint
l'idéal du premier coup sans y songer. Une joie
calme et vivace éclaire son oeuvre immense. Seul il
semble ne pas se douter de la mort , excepté peut-
ètre dans son dernier tableau. Sans ardeur sen-
suelle, sans enivrement voluptueux, il étale au\
regards, dans la pourpre et dans l'or, la beauté,
la jeunesse, toutes les amoureuses poésies du corps
féminin avec Timpassibilité de Dieu montrant Ève
toute nue à Adam. Il sanctifie la nudité par cetle
expression de repos suprème, de beauté à jamais
fixée, d'absolu réalisé qui fait la chasteté des oeu-
vres antiques les plus libres. Lui seul a fait une
310 ITfcLfiU
femme qui poarrait, sans paratlrc mièvre et che-
tile, s'allonger à coté de la femme couchée da
Parthénon.
En parlant du pècheur rapportant au doge ran-
neau de saint Marc, nous avons raconté ia legende
qui s'y rattache. Gtorgione a trafté un autre épisode
de cette histoire merveilleuse : c'èst le combat de
sainl Georges et de saint Théodore contre les de-
inons. Quelque admiration que nous ayons pour
le Gtorgione, chaud, vivace et colore, du Concert
champétre, nous avouons aimer très-médiocremenl
le tableau des Beaux-Àrts de Venise. €es athléli-
ques démons rougeàtres, gambadant au milieu de
l'eau verte, ce fautastique arrèté et musculeux, ce
mélange des formes de Thomme et de cclles da
poisson, soudées sans myslère , ne répondent en
aucune fa$on à l'idée chimérique qu'on se fait
d'un pareil combat. Le ciel clair de l'art vénitien
n'a pas assez de brume pour que les monstrueuses
imaginations- des rèves légendaires puissent y
grouiller à l'aise. Le jour gène ces créatures bis-
cornues et ces larves informes qui ont besoiiv
pour se cacher, de l'ombre du poéle de Faust, de
l'escalier en spirale de Rembrandt ou de la caverne
des tentations, de Téniers ; un pcintre vénitien du
xvr siècle est fantasque, mais non fautastique.
La Descente àe Croix de Rocco Marcone a toutes
les quaslités sérieuscs, toute l'onction des gothiques-
ITALIA. SU
t Jeur tranquille symétrie, avec une richesse de
>n et une fleur de coloris quc n'éteignent pas de
angereux yoisinages. Le Ghrist mort, et rappe-
int par sa chair exsanguc la pàleur mate de l'hos-
e, glisse doucement sur le sein de la Vierge,
Dutenue par une Madeleine d'une beante tenóre et
élicatc, dont les immensescheveuxblondsdescen-
ent comme des cascades d'or sur une mngnifìque
ohe de damas ramagé d'une pourpre opulente et
ombre comme le rubis. Est -ce dans le sang du
Jauveur adorò que cette robe est trempée, ò Made-
eine! ou dans les gouttes tombant de ton cceur?
Le Padouan a une Vierge en gioire à la manière
espagnole. Le Saint-Esprit descend dans un tor-
rent de lumière. Un chaud brouillard dorè remplit
cette toile qui rappelle les apothéoses ou plulòt les
ascensions de Murillo, pour ne pas employer un
mot profane en parlant du plus catbolique de tous
les peintres.
Nous ne sommes pas très-émerveillé, malgré le
grand talent qu'il y a déployé, de la vaste toile
apocalyptique de Palma, le Jeune, le Triomplie de la
Mort. Saint Jean, assis sur un rocher de Patbmos,
regarde, la piume levée et prèt à la fixer sur son
rouleau, la formidable vision qui défilé devant lui:
la Justice et la Guerre cbevaucbent de sombres
coursiers, et la Mort, montce sur son grand cbeval
pale, faucbe dans la moisson bumaine des épis
312 ITALIA.
qui relombent en gerbes de cadavres sur les bords
du chemin.
Excepté Tintoret qui, par sa couleur fauve et sa
violence de brosse , peut arriver à la terreur el à
la tragèdie, ces sujets lugubres conviennent en ge-
neral très - peu aux peintres vénitieus , nature
heureuses à qui reviennent l'azur du cicl et de la
raer, la blancheur des marbres et des chairs, l'or
des cheveux et des brocarts, les ramages eclatante
des fleurs et des étoffes. Us ne peuvent garder lem
sérieux longtemps, et, derrière le masque effrayanl
dont ils tàchent de couvrir leurs joues vermeilles,
on entend leur peinture rire d'un rire étouffé.
Un très-curieux tableau de Gentil Bellin, c'est la
procession sur la place Saint-Marc des reliques
gardées dans la confrérie de Saint-Jean au moment
où Jacopo Salis fait son voeu à la croix. On ne sau-
rait imaginer une collection plus complète des cos-
tumes de l'epoque; le faire patient et minufieux
de l'artiste ne laisse perdre aucun détail. Rien D'est
sacrifié, tout est rendu avec la conscience golhique.
Chaque tète doit ètre un porèrait, et un portrait res-
semblant comme un daguerréotype, plus la couleur.
L'aspect de la place Saint-Marc Ielle qu'ellc élait
alors a rexactitude d'un pian architectural. Les an-
ciennes mosaiques byzanlines, refaites plus tòflf,
ornent encore les portails de la vieille basilique,
et, singularité remarquable, les clochetons soni
ITALIA. 313
mtièrement dorés, ce qui n'a jamais eu lieu dans
la réalité. Mais un peintre cornine Gentil Bellin
n'aurait pas pris cette fantaisie sous son bonnet.
Les clochetons durent ètre dorés, en effet ; mais
le doge Loredano eut besoin pour une guerre des
sequins destinés à la dorure, et le projet ne s'ac-
complit pas ; il n'cn reste de trace que dans le ta-
bleau de Gentil Bellin, qui avait dorè son Saint-
Marc par provision.
Un certain miracle d'une croix tombée dans Teau
du haut d'un pont de Venise, le pont de Saint-Leon
ou de Saint-Laurent, nous ne savons pas trop le-
quel, a beaucoup occupé les peintres de cette pé-
riode ; les Beaux-Arts ne renferment pas moins de
trois tableaux importants sur ce sujet bizarre : un
de Lazzaro Sebastiani, un de Gentil Bellin, un
autre de Giovanne Mansueti. Ces toiles sont du plus
haut intérèt ; elles sortent des types habituels de la
peinture italienne, qui tourne dans un cercle étroit
de sujets de dévotion ou de mylhologie, et se mèle
rarement aux familiarités de la Yie réelle. Ces
moines de toute robe, ces patriciens, ces gens du
peuple se jetant à l'eau , nageant et plongeant ,
Urani leur coupé pour retrouver le saint crucifix
tombe au fond du canal, présentent la physiono-
mie la plus bizarre. Sur les berges se tient la foule
en prióre, attendant le résultat des recherches. Il
y a surtout une file de dames agenouillées, les
SI 4 ITALIA,
naais jointes, toutes couvertes de joyaui et de
perle*, en robes à iaille courte , corame sous l'Em-
pire, qui présente une suite de profils se détachant
te* uns sur les autres avec une bonhomie gothique;
d'une finesse , d'une beautó , d'une délicatesse et
d'une yariété extraordinaires : c'est étrange et
charmant.
On voit dans ces toiles les anciennes maisons de
Venise avec leurs murs rouges , leurs fenètres aui
trèfles lombards, leurs terrasses surmontées de
piquets, leurs cheminées évasées, les vieux ponte
suspendus par des chalncs, et les gondoles d'autre-
fois, qui n'ontpasla forme qu'clles affectent aujour-
d'hui : il n'y a pas de felce, mais un drap tenda sur
des cerceaux, comrae aux galiotes de Saint-Cloud;
aucune ne porte cette espècc de manche de violon
en fer poli qui sert de conlre-poids au ramcur place
à la poupe ; elles sont aussi beaucoup moins effilées.
Rien n'est plus élégant, plus juvémlemcnt gra-
cieux que la suite de peintures où Vittore Carpac-
cio a représenté la vie de saintc Ursule. Ce Carpac-
cio a le charme idéal , la svellesse adolescente de
Raphael dans le Mariage de la Vierge, un de ses
preiniers et peut-ètre le plus charmant de sesfa-
bleaux ; on ne saurait imaginer des airs de tétepte
naìvement adorables, des tournures d'une plus an-
gélique coquetterie. Il y a surtout un jeunc homme
à tongs cheveux vu de dos , laissant glisser à demi
ITALIA. 9M
sur son épaule sa cape aucollet de velours, qui est
d'une beatile si fière, si jeunc et si séduisante,
qu'on croirait roir le Cupidon de Praxitèle vétu
d'un costume moyen ige, ou plutòt un auge qui
aurait eu la fantaisic de se travestir en magni fave
de Venise.
Nous sommes étonné que le noni de Carpaccio
ne soit pas plus généralement connu ; il a toute la
parete adolescente, toute la séduction gracieuse du
peintre d'Urbin dans sa première manière, et de
plus cet admirable coloris vénitien qu'aucune école
n'a pu atteindre.
La Pinacoteca Contarmi, legs de ce patrkien
amateur des arts, qui a donne au Musóc sa galene
avec des armes, des statues, des vases, des meu-
bles sculptés et autres objets précieux, contieni des
morceaux de choix de l'école vénitienne et d'au-
tres écoles. Nous citerò ns les Pèlerins d'Emmaus,
de Marco Marziale, toile traitée avec une sécheresse
minutieuse presque allemande, où l'on remarque
un negre bizarre drapé d'un manteau rayé de cou-
leurs vives comme une capa de muestra valen-
cienne; la Madone, V Enfant Jesus, Saint Jean,
Sainte Catherine, d'Andrea Cordegliaghi, dont les
tètes blondes se détachent sur un fond vert de
paysage entrevu par la fenètre ; une Vierge , avec
legroupe enfantin de Jesus et de saint Jean, de Ca-
tena; un sujet identique de Giovanne Battista Cima,
316 ITALIA,
un peu sec et tranchant trop durement sur une
perspectivc de montagnes d'outremer; un Mariagt
de sainte Catherine, auquel assistenl comme lé-
moins saint Pierre et saint Jean, de Boccacino Gre-
monense ; la sainte fiancée a les cheveux de cet or
roux si cher aux anciens maìtres, et sa belle robe
historiée et ramagée reluit au milieu d'un paysage
de montagnes et de mer d'une douceur azurée ; la
Madonna col Bambino , de Francisco Bissolo, très-
doux, très-joli, très-frais, d'une morbidesse ete-
rnante, e te, etc.
La Fortune triptyque, de Jean Bellini, se distingue
par de singulières inventions allégoriques. Dans le
panneau du milieu, une femme nue se tientde-
bout sur un autel, accompagnée d'anges ou de
Cupidons jouant du tambour. Sur les volets, un
jeune homme nu, couronne en lète, manteau sur
l'épaule, offre des présents à un guerrier qui fuit;
une femme tenant une boule, et les cheveux natte*
en forme de casque, vogue sur une nef, tandis que
de petits Amours jouent parmi les vagues comme
des Tritons.
Les caux-fortes de Callot nous plaisent plus que
ses peintures d'une authenticité plus ou moins
douteuse. Il y a à la Pinacothèque Contarmi un
Champ de foire du graveur de Nancy, fourinillant
de bohémiens, de charlatans, de gueux, de lans-
quenets, volani, faisant des tours, mendiant, bu-
ITALIA. 317:
vant , jouant aux cartes ou aux dés , un raccourci
de ce monde picaresque qu'il connait si bien;
mais le pinceau ne sert pas si heurcusement l'ar-
tiste que la pointe.
Terminons par le joyau , la perle , l'étoile de ce
musée : une Madone avec Venfant Jesus, de Jean
Bell in. Voilà un sujet bien use, bien rebattu, traité
mille fois, et qui refleurit d'une jeunesse éternelle
sous le pinceau du vieux maitre! Qu'y a-t-il? Une
femme qui tient un enfant sur ses genoux, mais
quelle femme ! Cetle téte vous poursuit comme un
rève, et qui Fa vue une fois la voit toujours ; c'est
une beauté impossible , et cependant d'une vérité
étrange, d'une virginité immaculée et d'une vo-
lupté penetrante; un dédain suprème dans une
douceur infinie. Il nous semblait, devant cette toilé,
contempler le portrait de notre rève inavoué, sur-
pris dans notre àme par l'artiste. Chaque jour, nous
allions passer une heure de muette adoration aux
pieds de cette celeste idole , et nous n'aurions ja-
mais pu partir de Venise, si un jeune peintré fran-
cais , nous prenant en pitie , ne nous avait fait une
copie de cette tète si chère.
518 ITALIA.
XX.
Lcs rues. — La fète de 1'
On parie rarement des rues de Venise. Il y en a
cependant el beaucoup, mais ks canali* etles gon-
dole* absorbent les descriptions par leur étrangetó.
L'absence de chevaux et de voitures donne auxrues
Ténitiennes une pbysionomie particulière. Leur
étroiiesse les rapproche de cella des villes orieu-
tales. Comme le terrain des ilots est limite, les mai-
sons, en general très-hautes, et les minces coupure
qui les séparent ont Fair de traits de scie dans
d'énormes blocs de pierre. Certaines calles de Gre-
nade , certains alleys de Londres , peuvent en don-
ner une idée assez juste.
La Frezzarìa est une des rues les plus animéesde
la ville; elle a bien six ou buit pieds de large: ce
qui représentela rue de la Paix 9 à Paris, proportion
gardée. (Test principalement dans cette rue quese
tiennent les orfévres qui fabriquent ces impercep-
tibles petites chainettes d'or , ténues comme des
cheveux, qu'on appelle jaseron, et qui sont une des
curiosités caraetéristiques de Venise. A l'exception
de ces chatnes et de quelques grossiers bijoui en
argent à l'usage des gens de la campagne, et qu'un
artiste peut trouver pittoresques , ces boutiques ne
ITALIA. 319
:ontiennent rien de remarquable. Cclles des ftrri-
iers offrent les plus splendides étalages ; rien n'est
)lus frais, mieux groupé, plus appétissant que ces
?ntassements de pèches vermeilles rangées corame
les boulets dans des parcs d'artillerie , que ces
masses de raisins dorés, ambrés, transparents, colo-
riés des plus riches couleurs, ardents corame des
pierres précieuses, et dont les grains, enfilés en
colliers et en bracelets , pareraient admirablement
le col et Ics bras de quelque jeune Mènade antique.
Les tomates viennent mòlcr leur rouge violent à,
ces teintes blondissantes , et la paslèque , fendant
son corset vert , laisse voir sa blessure rose. Tous
ces beaux fruits, vivement éclairés par le gaz, rea-
sortent merveilleusement sur leurs couches de
feuilles de vigne. On ne peut pas régaler les yeux
plus agréabiemcnt, et souvent, sans la moindre
faim, il nous est arri ve d'acheter de ces pèches et de
ces raisins par pur amour du coloris. Nous nous
souvenons aussi de certains étalages de poissonncrie
couverts de petits poissons si blancs, si argentina, si
nacrés, que nous aurions voulu les avaler crus, àk
manière des ichthyophages de la mer du Sud , de
peur de gàter leurs nuances , et qui nous faisaieftt
comprendre cette barbarie des festins antiques, qui
<ttnsistait à voir mourir des murènes dans des vases
de cristal, pour jouir des teintes opalines doni l'ago-
nie les diaprait.
320 ITALIA.
Le soir, le spectacle de ces rues est extrèmement
anime et brillant. Les étalages sont illumìnés à
giorno, et le peu de largeur de la voie fait quela
clarté ne se dissipe pas. Les boutiques de Triture et
de pàtisserie , les osteries , les cabarets , les cafés
très-nombreux, flamboient et fourniillent. C'estui»
va-et-vient perpétuel.
Chaque boutique, sans exceplion, a sa cbapelle en
miniature, ornée d'une madone devant laquelle
brùlent des lampes ou des bougies et sont plaaS
des pots de fleurs artificielles ou vraies. Tantòt c'cst
une statuette en plàtre colorié, tantòt une peinttm
enfumée ; quelquefois une image grecque au foni!
d'orbyzantin, ou bien une simple gravure moderne.
Cette madone remplace pour la devote Italie les
dieux lares antiques. Ce eulte de la Vierge , eulte
touebant et poétique , a bien peu de schismatùjues
à Venise, s'il en a, et les voltairiens seraient sousce
rapport peu satisfaits « du progrès des lumières »
dans l'ancienne ville des doges. Presque à tous les
angles de rue, presque à toutes les descentes de poni
se présente dans une niche, derrière un grillage ou
une verrière , une madone sur un àutel , enjolivée
de couronnes en moelle de roseau , de colliers de
verroterie, de fleurs en papier, de robes en denteile
d'argent et de tous ces pieux oripeaux dont la nafte
foi meridionale surcharge avec une coquetterìe en-
fantine les objets de son adoration. Des cierges et
ITALIA. 321
des lampes éclairent perpétuellement ces reposoirs
encombrés d'ex-voto , de cocurs d'argent , de jam-
bes de ciré, de seins de femme, de tableaux de nau-
frages tójlonnés par la foudre , de maisons brùlées
et autrès catastrophes où intervieni à propos la
Vierge miraculeuse. Autour de ces chapelles il y a
toujours quelque vieille femme en prióre , quelque
jeune fille agenouillée , quelque marin qui fait un
voeu óu l'accomplit, et aussi parfois des gens que
leur mise annonce appartenir à une classe qui, chez
nous, n'a pas cette simplicité dans la foi, et laisse
la religion du Christ au peuple et aux domestiques.
Nous avons trouvé, contrairemeht à l'idée précon-
cue, l'Italie plus devote que l'Espagne.
Une de ces chapelles près du pont de la Paille,
sur le quai des Esclavons, a toujours de nombreux
fldèles, soit parce qu'elle se trouve sur' une voie fré-
quentée, soit parce qu'elle possedè quelque privi-
lége et quelque immunité que nous ignorons. Il y a
aussi gà et là des troncs pour les àmes du purga-
tole. Les menues pièces de monnaie qu'on y jette
servent à faire dire des messes pour les pauvres
morts oubliés.
Après la Frezzaria , la rue qui méne du campo
San-Mosè à la place de Santa-Maria-Zobenigo est
une de cellcs qui offrent à l'étranger le plus de su-
jets d'observation ; beaucoup de ruelles s'y dégor-
gent comme dans uncartère,car elle met les bords
199 u
3*t ITALIA.
da grand Canal en communication aree la piace
Saint-Marc; les boutiques y restent plus longtemps
ouvertes qu'ailleurs, et, comme elle est à peu près
droite, les forestieri la parcourent sans cratodre de
se perire, ce qui est très-facile à Venise, où le trace
des rues, compliqué de canaux et d'impasses, est si
embrouillé qu'on a été obligé de marquer par une
ligne de pierre, qu'accompagnent de distanceen
distarne des flèches indiquant la direction, le che-
min de la Piazza au débarcadère du railway , sitila
à Tautre bout de la ville, près de Féglise des Scalzi.
Que de fois nous nous sommes dorme la nui(
l'amusement de nous égarer dans ce dèdale inex-
tricable pour tout autre qu'un Vénitien ! Après avoir
suivi vingt rues, parararu trente ruelles, passe dix
canaux , monte et descendu autant de ponts, nous
ètre enfoncé àu hasard dans les sotto-portici, il nous
est arme souvent de nous retrouver à notre pomi
de départ. Ces courses, pour lesquelles noos choisis-
sioas les nuits de lune , nous faisaient surprendre
Venise dans ses secrètes attitudes, sous une foule de
p&mts de vue inattendus et pittoresques.
Tantót c'était un grand palais à moitìé en mine*.
éhauché dans l'ombre par un rayon argenté, et
laisant briller subitement comme des écailles ou
des miroirs les vitres qui restaient k ses fenétres tf-
fondrées ; tantót un pont tragant son are noir sor
une perspective d'eau bjeuàtre légèrenwnt embru-
ITJULU. 323
mée; plus loin une tratnée de feu rouge torabant
d'une maison édairée sur rimile soinbre d'un canal
endorini; d'autres fois un campo désert où se dé-
coupait bizarrement un fatte d'église peuplé de sta-
tues qui , dans l'obscurité , prenaient des airs de
spectres, ou bien une taverne où gesticulaient,
comme des démoniaques, des gondoliers et des
faqoins projetés contre la vitre en onibres chinoi-
ses , ou encore une porte d'eau entr'ouverte , par
laqueUe sauiaient dans une gondole des fìgures mys-
térieuses.
Une iois , nous arrivàmes ainsi derrière le grand
Canal, dans une ruelle vraiment sinistre. Seshautes
maisons, primitivement crépies de ce rouge qui co-
lore ordinairement les vieilles bàtisses vénitiennes,
avaient un aspect feroce et tniculent. La pluie, I'hu-
midité , l'abaudon et l'absence de lumière au fond
de cette étroite coupure, avaient peu à peu fait dé-
teindre lesfagades et couler le badigeon; une vague
teinte rougeàtre teignait encore les murailles et res-
semblait à du sang mal lave après un crime, L'ennui,
le froid, la terreur suintaient de ces parois sanguino-
lentes ; une fade^odeur de salpétre et d'eau de puits,
un relent de moisissure rappelant la prison, le cloìtre
et le caveau, vous y prenaient au nez, Du reste, aux
fenètres aveugles, nul rayon, nulle apparencede vie;
Les porte» basses, étoilées de clous rouiliés et gamie*
de marteaux ée fer rongés par letemps, semblaient
324 ITALIA. |
ne s'ouvrir jamais; les orlies et les herbes parie-]
taires poussaient sur les seuils et ne paraissaieri
pas avoir été foulées de longtemps par un piedini-
raain. Un maigre chien noir, qui jaillil subitementde
l'ombre comme un diable d'un joujouàsurprise,a
mit en nous voyant à pousser des aboiemenls fu-
rieux et plaintifs, cornine déshabitué de l'aspect de
l'hornme. 11 nous suivit quelque temps, trapani au-
tour de nous des lacets à la fagon du barbet dan?
la promenade de Faust et de Wagner. Mais le re-
gardant fixement, nous lui dimes comme Goethe :
« Animai immonde, tu as beau brailler et ouvrirt.
gueule, tu n'ayaleras jamais notre monade. » ti
discours parut l'étonner, et, se voyant découverl.
il disparut en poussant un hurlement douloureuv
Était-ce un Ghien, était-ce une larve ? C'est unpoint
que nous aimons mieux laisser dans un vagii'
prudcnt.
Nous regrettons beaucoup de n'avoir pas le tv
lent d'Hoffmann pour faire de celle rue sinistre V
théàlre d'un de ces contes effrayants et bizams.
comme YHomme ausable, la Maison déserte,\àW
de Saint-Sylvestre , où des alchimistes se disputerò
le corps d'un mannequin et se battent à coups A
microscopes dans un tourbillon de visions mon-
strueuscs. Les tètes chauves, ridées, grimagantesc:
décomposées par une perpétuelle métaraorpbose.
de maitre Tabracchio , de Spallanzani , de Leuven-
ITALIA. 325
>ék, de Swammerdam, du conseiller Tusman, de
rchiviste Lindhorst , s'encadreraient à merveille
us' ces noires fenèlres.
Si Gozzi, l'auteur des Contratempi, qui se croyait
i butte à la rancune des enchanteurs et des farfa-
ìts, dontil avait découvert les manigances et trahi
s secrets dans ses pièces féeriques , a jamais tra-
xsé cette ruelle solitaire , il a dù lui arriver là
jelques-unes de ces mésaventures inconcevables
ui semblaient réservées pour le poéte de Turandot,
e r Amour des trois oranges et du Monstre bleu. Mais
ozzi, qui avait le sentiment du monde invisible, a
)ujours dù éviter la rue des Avocats à l'heure du
répuscule.
En rentrant d'une de ces tournées fantastiques ,
iendant laquelle la ville nous avait paru plus dé-
erle que de coutume, nous nous couchùmes mé-
ancoliquement, après avoir soutenu contre un zin-
'are monstrueux, bourdonnant comme une guèpe,
^gitant ses aigrettcs de tambour-major, déroulant
sa trompe comme le dieu Ganesa , faisant grincer
sa scie avcc la plus audacieuse férocité, un combat
terrible où nous eùmes le dessous , et d'où nous
sortlmes criblés de blessures empoisonnées.
Nous commencions a nous enfoncer dans ce noir
océan du sommeil, si semblable à la mort dont les
anciens Tavaient fait le frère, quand, à travers l'é-
paisseur de notre engourdissement , nous entendl-
(
3S6 ITALIA.
mes bruire des rumeurs sourdes, gronder des ton- )
nerres lointains , grommeler des voix effirayantes. |
Était-ce une tcmpète, une bataille, un cataelysme de
la nature , une lutte de démons et d'àmes? Tefle
était la question que se posait notre esprit % demi
éveillé.
Bientót une clameur étourdissante déehira le
crèpe de notre sommeil, corame le zigzag d'un
éclair qui fend une nuée noire. Les cymbales firois-
saient leurs disques decuivre et résonnaient comme
des armures entre-choquées ; les tam-tams et les
gongs vibraient caverneusement sous des percos-
sions forcenées ; la grosse caisse raugissait comme
une mèlée de cent taureaux ; les ophicléides et les
trombones déchainaient des ouragans métalliques;
les cornets à piston piaulaient désespérément ; la pe-
tite flftte faisait, pour escalader ce brnit et le domi-
ner, des efforts désespérés; tous les instruments
luttaient de vacarme et de tintamarre. On aurait dit
un festival d'Hector Berlioz flottant à la derive , la
nuit, sur l'eau. Lorsque la trombe musicale passa
sous notre balcon, nous crùmes entendre sonner à
la fois les clairons de Jéricho et les trompettes du
jugement dernier. Une tempète de clochcs à toutes
volées formait Taccompagnement.
Ce tumulte se dirigeait vers le grand Canal, à la
lueur rouge de beaucoup de torches. Nous trou-
vàmes la sérénade un peu violente, et nous piai-
ITALIA. 3*7
gnimes de toul notre coeur la belle à qui cet enorme
tapage nocturne, ce cbarivari eolossal était destine.
« L'amant n'est guère discret, pensions-nous, et il ne
craint pas de comproraettre sa beauté. Quelque
guitare, quelque violon, quelque téorbe anrait
suffi, ce nous semble. » Puis, le bruit s'élaignani,
nous commencions à nous rendormir, lorsqu'une
lueur bianche, aveuglante, penetra sous nos pan-
pières fermées, comrae un de ces éclairs blaferds
pour qui les nuits les plus opaques n'ont pas de té-
nèb*es, et une détonation épouvantable , qui fìi
danser les vitres et trembler la maison de fond en
comble, éclata au milieu du silence. Nous en. tinaes
un saut de carpe de trois pieds sur notre Ut : était-
ce le tonnerre qui tombait au milieu de la cham-
bre? le siége de Venise recommengait-il sans dire
gare, et une bombe crevant tous les planchers ar-
rivai&^lle sur nous au milieu de notre sommeil ?
Ces assourdissantes détonations se répétèrent de
quart d'heure en quart d'heure, jusqu'au matin,
au grand dam de nos vitres et de nos nerfs. Elles
semblaient partir d'un point très-voisin, et chaque
fois un éblouissement livide nous les annon^ait ;
entre les décharges, un silence profond, un silence
de mort, aucun de ces bruits nocturnes qui sont
comme lìì'espiration des vtlles endormies. Àu mi-
lieu de ce vacarme, ^anise, muette, semblait s'ètre
abìmée et noyée dans les lagunes. Toutes les fe-
328 ITALIA.
nètres étaient éteintcs; pas un falot de gondole
n'étoilait la mate obscurilé.
Le matin , le mot de l'énigme nous fut révélé.
C'était la fète de Tempereur d'Autriche. Tout ce
bacchanal avait lieu en l'honneur du Cesar alle-
mand. Los batteries de la Giudecca et de Saint-
Georges nous envoyaicnt en plein leurs volées, et
bien des vitres avaient été brisées dans le voisinage.
Avec le jour le tapage recommenca de plus belle.
Les frégates tiraient et alternaient avec les bat-
teries ; les cloches tintaient dans les mille clochers
de la ville ; des feux de file et des feux de peloton
crépitaient sur le tout à intervalles réguliers. Cette
poudre brùlée, montant de toutes parts en grò*
nuages, était l'encens destine à réjouir le nez du
maitre, si du haut de son tróne de Vienne il tour-
nait la tète du coté de PAdriatique. Il nous Ambia
que, dans ces hommages à Fempercur, H^Jprcait
ime certame ostentation d'arlillerie, un ccrlain luxe
de fusillades à doublé eniente. Ce compliment de
fète à coups de canon était à degx fins, et il ne
fallait pas grande malice pour le ccumprendre.
Nous courùmes à la Piazza. On chantait un Te
Deum dans la calhédrale. La garnison, en grande
tenue, formait le carré sur la place, s'aamouillanl
et se relevant au signe des ofiìciers, ^vant les
phases de l'office divin. Un l^lant état-major, tout
chamarré de dorures et de décorations, occupai! le
ITALIA. 329
centra et scintillait orgueilleusement $u slfreìì;
puis, à de certains moments, Ics fusils s'élcvaient
avec ensemble, et un feu de file admirablement
nourri faisait cnvoler dans l'azur de blancs tour-
billons de colombes effarées. Les pauvres pigeons
de Saint-Marc, épouvantés de ce tumulte, et croyant
qu'au mépris de leurs immunités il s'agissait pour
eux d'une immense crapaudine, ne savaient où se
fourrer; ils se beurtaient dans l'air, fous de ter-
rcur, se cognaient aux corniches, et fuyaient t tire-
d aite à travers les dòmcs et les cbeminées ; puis, le
silence se rétablissant, ils revcnaient becqucter fami-
Uèrement à leurs places ordinaires, *ux pieds mèmes
des soldats, tant est grande la force de l'habitué.
Tout cela se passait dans la solitude la plus com-
plète. La Piazza, toujours si fourmillante, ótail de-
serte. A peine quelqucs étrangers gHssaient «par
pelits groupes isolés sous Ics arcades des Procu-
raties. Les rares spectateurs qui n'étaient pas étran-
gers trahissaicnt par leur chevelure blonde, lenr
figure carrée, leur origine tudesque. Aucun visage
de femme ne paraissait aux fenèlres, et cependant
le spectacle des beaux uniformes porlés par de
jolis officiers est apprécié dans tous les pays du
monde par la portion la plus gracieuse du genre
humain. Venise, dépeuplée subitemeli t, ressem-
blait à ces villes orientales des contes arabes ra-
vagées par la colere d'un magìcien.
330 ITALIA, --
•
. Ce ocarine dans ce siknee, cette agkation dans
ee vide, cet immense déplotement de fo*ees dans
cet isotement avaient qi+dque chose d'étrange, de
pénible, d'atanppit, de suraiureL Ce penple qui
faisait le mortfefndis que ses oppressemi exuUaienfc
de joie, cette ville qui se supftìmait polir ne pas
assister à ce triomphe, nous firent une impression
profonde et singulièare. Le neri-ótre élevé à l'ètet de
manifestation , le mutisme chattgj&en menace,
l'absence ayant significfttion de révolte, sonj ime
de ces ressourees du désespoir où le despotisme
pousse Fesclavafe. Àesurément une hvée ilflfoer-
selie, un cri gémerai de malédiction contrefcl'em-
pereur d'Autriche n'eùt pas été phis energiche.
Ne pouvant protester autrement, Venise avait
fait le vide antour de la féte et place* jte s&lfennité
séu%une machine pneumallque.
tes décharges d'artillerìe continuèrea* toute la
journée, et les régiments firent des évoiutioBs sur
la Piazza et la Piazzetta, nous ayant poùr specta*
teur presque uiriijue. Lasse de ce divertissement
monotone, nous alMmes faire notre proraanade
favorite à la riva dei Scbiavoni, sur laqueile flà-
naienl qiielqucs Grecs et quelques Arméniens. Là,
nous eùmes encore le tynipan déchiré par le ca-
non de la fregato de guerre ancrée dans le port.
Un pauvre petit chien attaché a une corde appèsale
jnàt d'un argosil de Zante on de Corfou, à chaque
ITALIA. 331
détonation, s'élancaii ivre de peur et se sauvait en
décrivant un cercle aussi loin que le cordage le lui
permettait, protestant de son mieux contre ce bruit
stupide et glapissant, cornine s'il avait étó blessé par
le son. Nous étions de Favis da chien, et, cornine
nous n'étions pas attaché par une ficelle, nous
nous sauvàmes à Quintavalle, où nous dinàmes
sous la tonnelle chez Ser-Zuane, à une distance
supportatile de cet odieux fracas militaire.
Le soir, il n'y avait personne au café Florian!
Ceux qui ont habité Venise peuvent seuls 'se' fai$e
. une idée de la signification immense de ce petit
fait. Les marchandes de bouquets, les vendeurs de
, caramel , les tenore, les montreurs d'ombres ehi-
noises et mème les ruffians avaient disparu. Per-
sonne sur les chaises, personne sur les bancs, per-
sonne sous les galeries; personne mème à Féglise,
cornine s*il élait inutile de prier un Dieu qui laisse
un peuple dans Foppression. Nous ne savons ■
mème pas si ce soir-là 011 alluma les petìts cierges
aux madones des carrefours.
La musique de la retraite joua in deserto une
magnifìque ouverture, une musique allemande
pourtant! et une ouverture de Weber, s'il nous en
souvient bien !
Ne sachant que faire de la fin de cetie lugubre
soirée, nous entràmes au théàtre Apollo ; la salle
avait Fair de Fintérieur d'un columbarium. Le»
33i ITALIA.
loges vides ci noires semblaieat les nìches dont on
avait retiré les cercueils ; quelques escouades de
Hongrois garoissaient à demi les banquettes nues.
Une douzaine de fonctionnaires allemands, flan-
qués de leurs femmcs et de leurs petits, tàchaient
de se mulliplier et de simuler le public absent;
mais, les soldats défalqués, l'enorme salle ne con-
tenait pas cinquante spectateurs. Une pauvre
troupe jouait tristement el à conlre-coeur une in-
sipide traduction de pièce frangaisè devant une
rampe fùmeuse. Une tristesse froide, un ennui
mortel vous tombait de la voùle sur les épaules,
comme un manteau humkie et glacé. Cette salle
sombre, à la barbe des Autrichiens, portait le deuil
de la liberto de Venise.
Le lendemain, la brisé de la mer avait emporté
l'odeur de la poudre. Les colombes, rassurées,
nejgeaient par vols sur le place Saint-Marc, et tous
les Vénitiens se bour^aieót de glaces avec affecta-
tion au café Flor&n.
XXJ.
L'hòpital des fous.
L'ile de San-Servolo se trouve au delà de Saint-
Georges, sur la grande lagune,* en allant au Lido.
Cette He a peu d'étendue, comme presque toutes
ITALIA. 333
celles qui entotyrent Venise, perles détachées de cct
écrin "des mers. Elle est presque entièrement cou-
verte de bàtisses, et son ancien couvent, où se sont
succède plusieurs ordres de moines, est devenu un
hòpital de fous sous ladireclion des frères.de SaiHt-
Jeaii-de-Dieu, qui se consacrent particulièrcmenl à
soigner les malades.
Quand nous partìmes du traghetto de la place
Saint-Marc, le vent était contraire ; l'eau ordinaire-
ment si calme de la lagune se donnait des airs-
d'océan, et ses petites rides tàchaient de se gonfler
en lames ; Vécume jaillissait sous le bec denticulé
de la gondole, et les vagues clapolaient assez
bruyamment contre le bordage de Tembarcation,
poussée cependant par deux vigoureux raraeurs;
car notre petit Antonio n'aurait pas suffi pour lut-
ter seul contre le temps. Nous dansions assez pour
qu'un estomac pcu aguerri sentìt les nausées du
mal de mer ; heureusement, un grand nombre de
traversées nous ont rendu moins sensible à cet
endroit, et nous admirions tranquillement l'adresse
avec laquelle nos gondoliers se tenaient debout à
la proue et à la poupe, en équilibre sur leur plan-
cher chancelant.
Nous aurions sans doute pu remettre notre vi-
site à une autre fois, mais nous n'avions cncore vu
Venise que sous son aspect rose et bleu, avec sa
mer piane scintillant en petils carreaux verts,
334 ITALIA.
comiiic dans les tableaux de Canaletto, et nous ne
vaulions pas perdre cette occasion de la vek par
un effet d'orage. Certes, l'azur est le fond naturai
sur lequel doivent s'arrondir les coupoles laiteuses
de Santa-Maria-della-Salute et les casques d'argent
de Saint-Marc; cependant de grandes massa de
nuages grisàtres déchirées par quelques coupure*
de lumière, une mer d'un ton glauque et festonnée
d'écumc encadrant des édìfices glacés de teintes
froides, prbduisent une grande aquarelle anglaise
dans le goùt de Bonnington, de Callow ou de Wil-
liams Wyld, qui n'est nullement à dédaigner.
Tel était le spectacle que nous voyions en nous
retournant; en face nous avions San -Servolo, am*
son clocher rougeàtre et ses bàtiments à toits de
tuiles à demi cachés par le moutonnement des
vagues; plus loin la ligne noire et basse du Lido,
séparant la lagune de la haute mer.
Auprès de nous filaient rapidement, comme de
noires hirondelles rasant les flots, des gondoles qui
reuhraient à la ville, fuyant devant le temps et
chassées par le vent qui nous était contraire.
Enfin nous arrivàmes au traghetto de San-Servolo,
et la mer faisait tellement vaciller notre frèle
barque que nous eùmes quelque peine à prendre
terre.
L'intérieur du couvent-hospice n'a rien de bien
curieux : ce sont de longs corridore blanchis à la
IttUà. I$&
haiix, des saJles d'une propreté troide et d'une
•égularité monotone, comme dans Wus. les ^difices
le ce genre.il a'a pasAIlu grand travail pour con-
vertir les cellules des moines e« cabanons de fou&.
Oans la chapélle , un retable dorè , quelques toile»
snfumées et nqiràtres que rien n'empèctie d'ètre
des Tintoret , et c'est tout. Aussi n'était-ce pas
un prétexte à descriptions d'art et d'architecture
que nous venions chercher dans ce Itedlam veni-
rteli.
La folie nom a toujours ét^&ngement préoccupé.
Qu'un organe matèrni souffre, s'altère et se dé-
truise, cela se congoit aisément; mais que l'idée,
une abstractìon impaipable, soit atteinte dans son
essence , cela ne se comprend guère. Les lesiona
du cerveau n'expliquent pas la folie. Par quel point
la pensée touche-t-elle à cette pulpe enflammée ou
ramollie contenue par la boite osseuse? Dans les
cas ordinaires, le corps meurt et l'àme s'envole;
mais ici l'àme meurt et le corps subsìste. Rien
n'est plus sinistre et plus mystérieux. Le vaisscau
va sans boussole, la fiamme a quitte la lampe,
et la vie n'a plus de tnoi. L'àme obscurcie du fou
reprend-elle sa lucidité après la mort, ou bien
y a-t-il des àmes folles pendant toute Téternité ?
L'àme né sertò-elle ni immatérielle ni immortelle,
puisqu'elle peut ètre malade et mourir? Doutes
terribles, abìraes profonds sur lesquels on se pen-
ITALIA. ^
che eri tremblant, mais qui vouitaUirent jcoomie
tous leg abìmes. " J
Aussi est-ce avec une cutìosité anxieuse mèlée
d'une secrète terreur que nous regardpgs ces ca-
da vres, chez qui ce qui leur reste d'àme sert seu-
lement à einpècher la pulréfaclion, se proaaener .
le long dcs murailles, l'ceil morne, les joues af-J
faissées, la lèvre tombante, traìnant des pieds
auxquels la volonté n'envoie plus son fluide , fai-
sant des gestes sans cause ,' conine des animain
ou cornine des magbines détrsqjpes, insensibles
au soleil brùlant, à la plui<»Klacée , n'ayaut plus
la notion d'eux-mèmes ou se croyant d'autres,
n'apercevant plus les objets sous leurs a p pareri ces
réelles, et entourés d'un monde d'hallucinations bi-
zarres. Que de fois nous avòns visite Charenton,
Bicétre et les différentes maisons d'aliénés , inquiet
de ce grand problème insoluble, et cause, comme
Hamlet, avec le cràne vide d'Yorick, cherchant
la fèlure par où l'àme avait fui comme l'eau d'uu
vase. Mais là, chose plus horrible, le cràne élait
vivant ! Que de fois nous nous sommes arrèté rè-
veur devant la superbe granire psychologique de
Kaulbach , ce saisissant et douloureux poéme de la
démence !
Dans les corridors rampaient confusément, sous
des capotes grisàtres et comme des larves informes
qui se trainent sur les murs àprès la pluie, les fous
ITALIA. 337
paisibles qu'on pouvait laisser vaguer sans danger
pour eux ni pour les aulres. Ils nous regardaient
d'un oeil hébété, ricanaient et essayaicnt une sorte
de salut machina].
La folie , qui creuse de si énormes lacunes ,
ne suspend pas toujours toutes les facultés. Des
fous ont fait des vers et des peintures où le sou-
venir de certaines lois de l'art avait survécu au
naufrage de la raison. La quantité est sòuvent fort
bien observée dans des poésies d'une dónience com-
plète. Domenico Theotocopuli, le peintre grec qu'on
admire dans les églises et les musées d'Espagne, a
fait des chefs-d'ceuvre fous. Nous avons vu en An-
gleterre descombats delions et d'étalons enfureur,
exécutés par un aliène sur une planche qu'il brùlait
avec une pointe de fer rougie au feu, et qui avaient
l'air d'une esquisse de Géricault frottée au bitume.
Un des aliénés de San-Servolo, quoiqu'il ne fùt
pas artiste de profession, avait la manie de peindre,
et les bons frères de Saint-Jean-de-Dieu , qui ont
pour principe de ne pas contrarier leurs malades
lorsque cela est possible, avaient livré à ses fantai-
sies une grande muraille qu'il s'étail più à bar-
bouiller des plus étranges chimères.
Cette fresque insensée représentait une espèce de
iagade de briques, divisée en arcades, dont les vides
formaient des Joges où se démenait une ménagerìe
de l'extravagance la plus effrénée.
338 ITALIA,
Les loHes les plus sauvages des baraques foraines
que les pitres frappent de leur baguette derant la
foule ébahie , les aniraaux héraldiques le plus chi-
mériqucment en dehors du possiMe, les monstres
chinois ou japonais le plus bizarrenient difformes,
sont des étres d'une plausibilité piate et bourgeoise
en comparaison des créations de cet esprit délirant.
La fantaisie des songes drólatiques de Rabelais ap-
pliquée au règne animai , l'Apocalypse transportée
dans la ménagerie, peuveut seuls en éoitner use
idée. Ajoutez à cela une exécution d'une ignorarne
feroce et d'une barbarie truculente; il y avait là
des aigles à quatre tètes qui auraient déchiré d'un
coup de bec l'aigle à deux cous de l'Autriche ; des
lions couronnés, lampassés de gueules et endentés
cornine des requins , si farouches d'aspect , qu'ils
eussent fait recider d'effroi le lion de Saint-Marc et
le lion de Northumberland ; des pythons si coin-
pliqués dans leurs replis et dardant des langues si
fourchues, que toutes les flèches de l'Apollon du
plafond d'Eugène Delacroix n'eussent pas snffi à
les percer ; des bètes sans forme et sans noni, dont
l'équivalent ne se trouve guère que dans le monde
microscopique ou les cavernes desdépòls diluvìens.
L'artiste de cette fresque en démence croyait
fermement à l'existence de ces chimères difformes
et prétendait les avoir peintes d'après nature.
San-Servolo renfermait un autre fou singulier.
ITALIA. 33*
Tétait un hoffime da peuple qui avait perdu la
*aison à la suite d'excès de rage jalouse. Sa femme
Hait eourtisée par un gondolier, et il les avair, dit-
ali , surpris ensemble. Toutes les fois que ce son-
venir lui revenaìt , il poussait des cris affreux , se
roulait par terre ou se dévorait les bras à befles
dents, croyant dévorer son rivai, sans ètre averti
par la douleur qu'il s'ensanglantait la bouche de
son sang et màchait sa propre cbair.
L T ne seule chose avait pu le distraire de cette ma-
nie enragéc : le percement d'un puits artésien que
M. Dégousée pratiquait dans File qui manque d'eau et
où Ton en apporte de Fusine, du canal de la Brenta.
Il s'intéressait aux progròs de Topération et se
joignait aux travailleurs avec beaucoup d'adresse et
d'energie. Quand il était content de lui , il se ré-
compensait de sesservices par des croix d'honneur,
des plaques en papier d'or ou d'argent, des cordons
de couleurs différentes, qu'il portait de l'air le plus
digne et le plus majestueux , cornine un diplomate
sabrochette de croix dans un salon d'ambassadeur.
S'il avait été paresseux, distrait ou maladroit, il se
degradali lui-mème, s'ótait ses insignes et s'adres-
sait des reprocbes , prenant tour à tour un tou
humble ou irrite , selon rinterlocuteur qu'il figu-
rai!. Les moines nous dìrent que ses jugements
étaient très-justes, et qu'il était vis-àrvis de lui
d'une severità rigoureuse. Une seule fois il s'était
340 ITALIA.
fait gràce , ne pouvant resister à l'éioquence des
supplications qu'il s'adressait.
D'autres fous jouaient tranquillement aux boules
dans une espèce de jardin aride , entouré de murs
formant la come de File , du còlè da Lido ; deu\
outrois se promenaient a pas précipités, poursuivis
par quelquc hallucinalion effrayante. Un autre,
maigre, sec , la lète nue au veni , restai t immobile
cornine un héron au bord d'un marais, se croyant
sans doute l'oiseau dont il imitait l'altitude.
Mais ce qui nous impressionna le plus vivemeot,
ce fut un jeune moine qui, adossé conlre un mur,
surveiilait de loin leur promenade. Jamais cette fi-
gure ne sortirà de notre mémoire , où elle est res-
tée comme l'idéal de l'ascélisme. Tout à Theure
nous nous étonnions de ces corps qui vivent sans
àme; nous avions devant les yeux une àme qui
vivait sans corps. lei l'esprit brillait seul, la morti-
fication avait supprimé la matière ; Tètre humain
était anéanti.
Son cràne, entouré d'une couronne de cheveux
et rase à sa partie supérieure , semblait verdi de
teintes cadaveri ques. On eùt dit que la moisissure
du sépulcrc l'avait déjà recouvert de son duvet
bleuàtre ; ses yeux ivres de for brillaienl au lond
d'une large meurtrissure bistrée, et ses joues ava-
lées se rejoignaient à son menlon par deux lignes
aussi droites que celles d'un triangle ; quand il
ITALIA. 341
baissait la tète , entre sa inique et le capuchon de
son froc saillait uà cordon de vertèbres sur lequel
le maigre esprit des cloitres eùt pu dire son cha-
pelet. Ses inaius fluettes , couleur de ciré jaune ,
n'étaient qu'un lacis de veines , de nerfs et d'osse-
lels. Le jeùne les avait disséquées toutes vives sul-
la froide table de la cellule. La manche flottait sur
le bras décharné, corame un drapeau sur un bà-
ton. Son froc tombait de ses épaules à ses talons,
tout droit, d'un seul pli, aussi roide qu'une dra-
perie de Cimabué ou d'Orcagna, ne faisant deviner
les formes par aucune inflexion, comme tomberait
le linceul d'un mort ou d'un spectre. Notre regard
effrayé cherchait à trouver un homme sous ce
suaire brun ; il n'y avait qu'une ombre. Les cada-
vres agenouillés de Zurbaran , avec leurs bouches
violettes, leur teint piombe et leurs yeux noyés
sous l'ombre de la cagoule, les pàles fantòmes de
Lesueur dans leurs linges blafards , eussent pani
des Silènes et des Falstaff à coté de ce moine de
San-Servolo ; jamais l'élique émaciation de l'art du
moyen àge, jamais le feroce ascétisme de la pein-
ture espagnole, n'ont osé aller aussi loin. Le Saint
Bonaventure de Murillo , revenant achever ses mé-
moires après sa mort , peut seul donner une idée
de cette effrayante figure; encore est-il moins hàve,
moins creusé , moins vert et plus vivant , (Juoique
interré depuis quinze jours.
UÈ ITALIA.
Nous n'avons jamais aimé les moines rabelaisiens T
gros, courts, ventrus, mangeant bien, buvant
mieux; et frère Jean des Entouimeures ne nous
platt que dans Gargantua et dans PantagrueL Aussi
celui^à nous ravit-il ; et nous ne savoaas irop quelle
aimable pìaisanterie de goguette et de fiflettes les
Yoltairiens eussent pu hasarder sur son compie.
Ce pauvre moine était le confesseur des fous.
Uuel eraploi terrible et sinistre! écouler les aveux
iucobérents de ces àmes troublées, élucider les cas
de conscience du delire , receyoir les confidences
de rhallucinatìon , voir grimacer à IraTers la grille
de bois des masques convulsés, au rire idiot, au
Jannoiement imbécile, confesser la ménagerie!
Nous ne nous étonnàmes plus alors de son air
étrange , de sa maigreur de squelette et de sa pà-
leur morte.
Cofnment s'y prenait-il pour introduire l'idée de
Dieu dans ces rabàcheries de la démence, dans ces
garrulations de Tidiotisme? que pouvait-il dire à
ces malheureux qui n'ont plus d'àme , plus de li-
berto , qui ne peuvent pas pécher et chez qui le
crime mème est innocent?
Fait-il flamboyer devant ces pauvres imagiiiations
détraqirées les brasiers rouges de Fenfer, pour en
contenir par la terreur les fantaisies dépravées ? ou
bien OKvre-t-il à leurs espérances quelque paradis
enfantin aux loinJains d'outremer, aux pelouse*
ITALIA. 343
émaitlées de fleurettes, où paissent des bicbes Man-
ches, où les paons tratnent leurs queues étoilées,
où des rutsseaux de crème coulent de rocailles de
meringues ; un ciel de pàtisserie et de contitures?
Pendant notre visite le temps s'était calme, en
sorte que nous résolùmes de profiter de ce qui
restart de jour pour aller au Lido. Il y a au Lido
qualques guinguettes où le menu peuple va dlner
et danser ies jours de fète. Ce n'est pas la terre
ferme ; cependant il y pousse quelques arbres , de
maigrestouffes d'herbe y font des essais mal réussis
de gazon; mais la bonne intention est réputée pour
le fait, et le pied qui a glissò toute la semaine sur
les dalles de Venise n'est pas fàché de s'y enfoncer
jusqu'à la cheville dans les sables mouvants que la
mer amoncelle. On peut s'imaginer ainsi qu'on
marche sur un véritable sol.
Gomme nous étions dans la semaine, le Lido
était désert et d'un aspect peu gai. Mais le tumulte
d'une joie populaire nous eùt importune en ce
moment, et la solitude de cette grève aride conve-
nait à la nature sérieuse de notre pensée. Noras
marchions le long de cette plage où le grand Byron
faisait galoper ses chevaux, et où les Vénitiens
viennent se baigner par bandes. Les belles compa-
triotes de Tilien et de Paul Veronése s'abritent ,
pour se déshabiller, derrière de frèles toiles saùte-
nues par des bàtons; car la cabine roulante de
344 ITALIA.
Dieppe et de Biarilz n'a heureusement pas pénétré
jusque-là.
Gomme le temps était affreux, nous ne fimes
aucune rencontre anacréontique , et remontant en
gondole, nous revlnmes à la place Samt-Marc , où,
après avoir entendu la retraite cn musique , nous
rentràmes à notre caiftpo San-Mosò, ponr nous
endormir d'up sommeil agite, où le moine de San-
Servolo , les figures des fous et les monslres fan-
tastiques de la fresque se combinaient dans un cau-
chemar extravagant et sombre comme un roman
de Lewis ou de Malhurin.
XXII.
Saint- Blaise , les Capucins.
Il n'est personne qui au moins une fois en sa vie
n'ait été obsédé par un molif musical, un fragment
de poesie , un lambeau de conversation , entendu
par hasard et qui vous poursuit partout aver, une
invisible opiniàtreté de spectre. Une voix monotone
chuchote à votre oreille le Ihème maudit, un or-
chestre muet le joue au fond de votre cervelle,
votre oreillcr vous le répète, vos réves vous le mur-
murent , une puissance invincible vous force à le
marmolter imbécilement du ipatin au soir, cornine
un dévot sa litanie somnolente.
ITALIA. 345
Depuis huit jours, une chanson d'Alfred de Mus-
set, imitée sans doute de quelque vieille poesie
populaire vénilienne, nous voltigeait follement sur
les lèvres eri pépiant comme un oiseau , sans que
nous pussions le faire envoler. Malgré nous , nous
fredonnions à mi-voix dans les situa tions les plus
disparates :
A Saint-Blaise , à la Zuecca
Vous étiez, vous étiez bien aise
A Saint-Blaise.
A Saint-Blaise , à la Zuecca ,
Nous étions bien là.
Mais de vous en souvenir
Prendrez-vous la peine?
Mais de vous en souvenir
Et d'y re venir
A Saint-Blaise, à la Zuecca
Dans les prés fleuris cueillir la verveine ;
A Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vivre et mourir là.
La Zuecca (abréviation de la Giudecca) était dc-
vant nous, séparée seulement par la largeur dìi
canal, et rijn n'était plus facile que d'aller à ce
Saint-Blaise dont la chanson fait une espèce d'ile de
Cythère, d'Eldorado langoureux, de paradis ter-
restre de l'amour , où il serait doux de vivre et de
mourir. Quelques coups de rames nous y auraient
conduit; mais uqus résistions à la tentation, sa-
'4»k
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«M«r !ì j5 X*5-«wS? w m OO cv 09 n 60
e re-
ITALIA. 347
wrinte àe l'ile était occupée par des terrains ragues,
lont l'herbe fraidbe s'émaillait de fleurettes au
printemps , et où les coupìes amoureux allaient se
premetter la main dans la main , en regardant la
Lune. Un ancien Guide vénitien quaiifie la Zuecca
d'endroit plein de jardins, de vergere, et de lieu de
délioes.
Au Jieu d'une flemr mignoline, aux tendres cou-
lcurs, aux parfums pénétrants, s'épanouissant
sous le vert gazon, rencontrer des cucurbitacées
ventrues jaunissant sous de larges feuilles, cela
calme Penthousiasme poélique, et, à dater de ce
moment , nous ne chantàmes plus :
À Saint-Blaise , à la Zuecca.
Pour utiliser notre course, nous allàmes, e»
longeacft l'ile, jusqu'à l'église Au Rédemptear, si-
tuée près d'un couvent de capucins.
Cette église a une fle ces belles fagades grecques
de style élégant et de proportions liaffiioniensesL,
cornine savait lee tracer Palladio. Ges sortès d'ar-
chitectores «plaisent fort aux gens de goftt. C'est
sabre*, par et classique. Dùt-on nous taxer* de bar-
barie^ nous avouons qu'elles nous charuient mé-
diocrement. Noi* ne connaissons guère , pour les
églises catìiolicpies , que le style byzantin, roman
ou gothrque. L'art grec était téBement appropriò
au polythéisme, qu'il se plie très-difficilement k
348 ITALIA.
exprimer une autre pensée. Aussi les églises bà-
li es d'après ses données n'ont-elles aucunement le
cachet religieux, dans le sens que nous attachons à
ce mot; la lumineuse sérénité antique, avec son
rhylhme parfait et sa logique de formes , ne peut
rendre les sens vagues, inflnis, profonds, mysté-
rieux du christianisme. L'inaltérable gaieté du pa-
ganisme ne comprend pas l'incurable mélancolie
ehrélienne, et Tarchitecture grecque ne produit,
en fait de tcmples, que des palais, des bourses,
des salles de bai et des galeries plus ou moins or-
nées, où Jupiter se trouverait à l'aise, mais où 1?
Christ a de la peine à se loger.
Une fois le genre admis, l'église du Rédempteur
fait assez belle figure au bord du canal, où elle se
mire avec son grand escalier monumentai de dix-
sept marchcs de marbré , son fronton triangulaire,
ses colonnes corinthienncs , sa porte et ses slatues
de bronze, ses deux pyrantfdions et sa coupole
bianche , qui fait un si bel effet dans les couchers
de soleil, quand on se promène au large en gon-
dole entre les jardins publics et Saint-Georges.
Cettè église fui bàtie pour accomplir le vcfcu fcil
par le sénat pour conjurer la peste de 157S, qui
causa une effroyable mortalité dans la ville, et em-
porta, entre aulres personrrtiges illuslres, le Ti-
tien , ce patriarche de la peinture, chargé d'ans et
de gioire.
ITALIA. 349
L'inJ^rieur est très-simple et mème un peu nu.
>oit que Targent ait manqué, soit toute autre
ause, les statues qui paraissent garnir les niches
)ratiquées le long de la nef ne sont que des
rompe-roeil habilement exécutés en grisaille par
e P. Piazza, capucin. Les niches sont réelles;
mais les statues peintes sur des planches de bois
découpées trahissent leur secret par le manque
iTépaisseur lorsqu'on les voit de profll, car de
face elles font une illusion complète. Ce mème
Piazza a peint dans le réfectoire du couvent une
scène qu'il eut le caprice de signer de la lettre
P., répétée six fois, qu'on interprete de la sorte,
Pietro Paolo Piazza Per Poco Prezzo (Pierre-Paul
Piazza pour petit prix) : il avait sans doute été mai-
grement récompensé de son labeur, et s'en ven-
geait.
Pour les tableaux, il faudrait recommencer la
litanie ordinaire , Tintoret , BaSsan , Paul Veronése,
et nous n'avons pas la prétention de vous les dé-
crire les uns après les autres. 11 y a dans Venise
une telle abondance de bonnes peintures que Fon
finit presque par s'en rebuter et croire qu'en ce
Vemps-là il n'était pas plus difficile de brosser un
superbe tableau d'église qu'aujourd'hui de griffon-
ner un feuilleton au courant de la piume. Mais ce-
pendant nous recommandons au Voyageur un Jean
Bellin de première beauté , qui orne la sacristie.
330 ,'#À11A.
Le sujet est fai sainte Yierge et l'enfaiigJésus
entre saint Jerome et saint Francois : la' divine
Mère regarde avec un air d'adoration profondete
bambin endormi dans son giron. De petks anges
souriants voltigent sur un fond d'outremer en
jouant de la guitare. On sait avec quelle déKca-
tesse, quelle fleur de sentimenti quelle vtrginité
d'àme, Jean Bellin traile ces scènes farailières à
son pinceau; mais ici , outre le charme naif de la
composilion, la fidélité gothique du dessin, la fi-
nesse un peu sòche du modelé , il y a un éclat de
coloris, une blonde chaleur de ton qui fait pres-
sentir le Giorgion. Àussi quelques connaisseurs at-
tribuent ce tableau à Palma le Vìeux. Nous le
croyons de Jean Bellin ; Féclat inusité de la couleur
vient seulement de la plus parfaite conservation de
la peinture. Venise est si naturellement coloriste,
que le gris y est impossible , mème pour les dessi-
nateurs, et que les gothiques les plus sévères y do-
rent leur ascétisme de l'ambre giorgionesque.
Deux ou trois capucins en prière auraient donne
à cette église , si elle eùt été éclairée d'une lumière
plus avare, Fair d'un de ces tableau* de Grane!
admirés il y a quelque vingt ans; les bons pères
étaient parfaitement posés , et il ne leur manquait
que la touche de rouge vif dans les oreilles. fan
d'eux balayait humblement le choeur, et nous lui
demandàraes à visiter le monastère; il accèda avec
ITALIA. 354
>eaucoup de politesse à notre requète ei nous fit
ìiilrer par une petite porte laterale de l'églisc dans
e clottre.
Il y avait longtemps que nous nourrissiòlis ce
iésir de voir un intérieur de couvent habité.
En Espagne , nous n'avions pu nous passer cette
envie religieuse et pittoresque. Les moines venaient
d'ètre sécularisés, et les qouvents, corame en
France après la Revolution, étaient devenus des
propriétés nationales. Nous nous étions promené
mélancoliquement dans la Chartreuse de Miraflo-
rès, près de Burgos, où nous n'avions trouvé qu'un
pauvre vieux, accoutré de vètements noiràtres te-
nant le milieu entre le costume de paysan et celui
du prètre, qui fuinait sa cigarette auprès d'un bra-
serò , et qui nous guida le long des couloirs de-
serta et des cloitres abandonnés , sur lesquels s'ou-
vraient les cellules vides. A Tolède r le couvent de
Saint-Jean des Rois, admirable édifìce effondré, ne
contenait que quelques lézards peureux et quelques
couleuvres furtives , que le bruit de nos pas faisait
disparattre sous les orties et sous les décombres.
Le réfectoire était encore presque entier , et , au-
dessus de la porte, une effroyable peinture mon-
trait. un cadavre en putréfaction , dont le ventre
vert laissait échapper, parrai la sanie, les hòtes
immondes du sépulcre ; ce morceau avait pour bui
de mater la sensualité du repas , servi cependani
352 ITALIA.
avec une austérilé érémitique. La Chartreuse de
Grenade ne contenait plus que des tortues qui sau-
taient pesamment à l'eau du bord des viviers à
l'approche du visiteur, et le magnifique couvent de
San-Domingo, sur le versaut de Y Ante-Querula,
écoutail, dans la solitude la plus profonde, le babil
de ses fontaines et le bruissement de ses bois de
lauriers.
La eapucinière de la Zuecca ne ressemblait guère
à ces admirables édifices, avec lcurs longs cloìtres
de marbré blanc , leurs arcades élégamment décou-
pées, merveilles du moyen àge ou de la Renais-
sance, leurs cours planlées de jasmins, de myrtes
et de lauriers-roses, lcufs fontaines jaillissantes ,
leurs cellules laissant apercevoir par leur fenétre
le velours bleu glacé d'argent de la Sierra-Nevada.
Ce n'était pas un de ces splendides asiles où l'aus-
térité n'est qu'un charme de plus pour l'àme et
dont le philosophe s'accommoderait aussi bien que
le chrétien. Le cloltre n'était relevé d'aucun orne-
ment architectural : des arcades basses , des piliers
courts, un préau de prison plutòt qu'un prome-
noir pour la rèverie. Un vilain toit de tuiles d'un
rouge criard couvrait le tout. Pas méme cette nu-
di té sevère et triste, ces tons gris et froids, cette
sobriété de jour favorables à la pensée ; une lu-
mière dure, papillotante , éclairait cr&ment ces
pauvres détails et en faisait ressortir la prosaìque
ITALIA. 353
t triviale misere. Dans le jardin qu'on entrevoyait
e là , des lignes de choux et de légumes d'un vert
pre. Pas un arbuste, pas une fleur : tout était sa-
rifié à la stride utilité.
Nous pénétràmes ensuite dans Tintérieur du cou-
ent, traverse de couloirs se coupant à angles
Iroits ; au bout de ces corridore , il y avait de pe-
ites chapelles pratiquées dans le mtir et coloriées
le fresques grossières en Thonneur de la Madone
>u de quelque saint de Tordre.
Lcs fenètres à vitrages maillés de plomb leur
lonnaient du jour, mais sans produire de ces effcls
d'ombre et de lumière dont les peintres savent ti-
rer si bon parti. On eùt dil que dans celte construc-
tion tout était calculé pour produire le plus de lai-
deur possible dans le moindre espace. Qà et là
étaient pendues des gravures collées sur toile, re-
présentant, dans une infinite de petits médaillons,
tous les saints , tous les cardinaux , tous les prélats ,
tous les personnages illustres fournis par l'ordre ,
espèce d'arbre généalogique de cette famille im-
personnelle et sans cesse renouvelée.
Des portes basses tachaient à intervalles régu-
licrs les longues lignes blanches des murailles. Sur
chacune d'elles on lisait une pensée religieuse, une
prióre, une de cesbrèves maximes latines qui ren-
ferment un monde d'idées. A Tinscription se joi-
gnait une image de la Vierge, ou le portrait d'un
199 si
33* ITALIA.
saint ou d'une sainte, objet d'une dévotion parti-
culière pour l'habilant de la cellule.
Un vaste toit de tuiles , supporta par une char-
pente visible , recouvrait, sans les toucher, les al-
véoles de ces abeilles monastiques , comme un
couvercle pose sur des rangées de boites.
Un son de cloche se fìt entendre, indiquant soit
le repas , soit la prière , ou tout autre exercice as-
cétique; les portes des cellules s'ouvrirent, et les
couloirs, tout à Theure déserts, se remplirent d'un
essaim de moines qui se mirent en marche deux à
deux , la tète baissée, leur large barbe s'étalant sur
leur poitrine, leurs mains croisées dans leurs
manches , vers la partie du couvent où le tintement
les appelait. Quand ils levaient le pied, la sandale,
en quittant leur talon , faisait une espèce de clap-
pement très-monastique et très-lugubre, qui rhyth-
mait tristement leur démarche de speclre.
11 en passa bien devant nous une quarantaine, et
nous ne vìmes que des tétes lourdes, hébétées,
abruties, sans caractère, malgré la barbe et le cràne
rase. Ah ! quelle différence avec le moine de San-
Servolo , si consumè d'ardeur , si calcine de foi , si
ravagé de macé^ations , et dont Tceil fiévreux bril-
lali déjà de la lumière de Tautre vie , extase con-
fessant le delire ! Daniel au milieu des lions !
Certes , nous étions entré dans ce couvent avec
des dispositions sinon pieuses, du moins respec-
ITALIA. 355
tueuses. Si nous n'avons pas la foi, nous l'admirons
chez les autres , et si nous ne pouvons croire , au
moinsnous pouvons comprendre. Nous nous étions
préparé à sentir toutes les austères poésies du
clottre, et nous fiùmes assez cruellement désap-
pointé.
Le couvent nous flt l'effet d'une maladrerie ,
d'un hópital de fous ou d'une caserne. Une fauve
odeur de raénagerie humaìne nous prenait au nez
et nous écoeurait. Si Fon a pu dire de quelques
saints personnages qu'ils avaicnt la folie de la croix,
stultitiam crucis, il nous semblait que ces moines
en avaient ridiotisme ; et , malgré nous , notre es-
prit se rebellait, et nous rougissions pour Dieu
d'une pareille dégradation de la créature faite à son
image. Nous étions honteux qu'une centaine d'hom-
mes se réunlt dans un semblable bouge , pour ètre
sales et puer d'après certaines règles en l'honneur
de celui qui a créé quatre-vingt mille espèces de
fleurs. Cet encens nauséabond nous révollait, et
nous éprouvions, pour ces pauvres pères capucins,
une horreur involontaire et scerete.
Nous avions beau nous regarder nous-mème,
nous appeler ancien abonné du Cmstilutionnel ,
possesseur des bustes de J. J. Rousseau et de Vol-
taire en biscuit, porteur d'une tabatière Touquet,
liberal de la Restauration , tout ce queTon peut ima-
giner de plus humiliant; nous faisions à part nous
3S6 ITALIA.
des raisonnemenls imbéciles, dans le genre de ce-
lui-ci : « Ne vaudrait-il pas mieux que ces robustes
gaillards, fails pour la charrue, jetassent le froc
aux orties, renlrassent dans la vie huraaine et fis-
scnt leur salut en travaillant , au lieu de ne pas
porter de chemise et de trainer leurs sandales le
long du cloitre, dans l'oisiveté et Tabrutissement?*
Quand nous sorlimes du couvent , deux des pè-
res qui avaient affaire à Venise nous prièrent de
les prendre dans notre gondole pour leur faire tra-
verser le canal de la Giudecca. Par humilité , ils
ne voulurent pas accepter la place d'honneur sous
la felce que nous leur offrions, et ils se tinrent de-
bout près de la proue; ils avaient assez bonne fa-
con ainsi : leurs frocs de bure brune formatali
deux ou Irois grands plis que n'aurait pas dédai-
gnés fra Bartolomé pour la robe de saint Francois
d'Assise. Leurs pieds nus dans leurs sandales
étaient tròs-beaux; Torteil séparé, les doigts long»-
cornine aux pieds de statues antiques. J
Nous leur donnàmes quelques zwantzigs pour i
dire des messes à notre inlention. Les idées vollai-j
riennes qui nous avaient travailló lout le temps de
notre visite méritaient bien cette souraission chré-i
ticnne de notre part, et si c'élait le diable qui lesj
avait suscitées, il dut ètre attrapé et se mordre h
queue comme un singe en colere.
Les bons prètres prirent Targcnt, le glissèrfirt
ITALIA. 357
dans le pli de leur manche, et, ìious voyant si bon
catholique, nous donuèrent quelques petites iinages
en taille-douce que nous avons précieusement con-
servées : saint Moise, prophète, saint Francois,
quelques autres saints barbus et une certame Ve-
ronica Giuliani, abbesse capucine (abadessa cappuc-
cina) dont la téte se renverse et dont les yeux na-
gent dans l'extase comme ceux de sainte Thérèse
TEspagnole, qui plaignait le diable de ne pouvoir
aimer, et n'a pas élé mise à l'index comme nous
pour une idée de mème nature.
Nous déposàmes les bons pères au traghet de
San-Mosé, et ils eurent bientót disparu dans les
ruelles étroites.
La journée n'avait pas été favorable aux illusions :
à Saint-Blaise , à la Zuecca , la citrouille remplagait
la verveine, et où nous comptions trouver un clol-
tre feroce avec des moines livides à la manière
de Zurbaran , nous avions rencontré une capuci-
nière ignoble , avec des frocards pareils à ceux des
lithographies coloriées de Schlesinger. Cette décep-
lion nous fut particulièrement cruelle ; car depuis
longtemps nous caressions le rève d'alter finir nos
jours sous le froc de moine dans quelque beau
couvent d'Italie ou de Portugal, au Mont-Cassin ou
k Maffra , et maintenant nous n'en avons plus en-
vie du tout.
358 ITALIA.
XXIII.
LtS £gli*69.
A l'exceptioji de Saint-Marc , raerveille qui n a
d'analogue que la mosquée de Constantinople et la
mosquée de Cordoue , les églises de Venise ne soni
pas très-remarquables d'architecture , ou du raoins
n'ont rien qui puisse étonner le voyageur qui a vi-
sité les cathédrales de France, d'Espagne et de
Belgique. Sauf quelques-uues de peu d'intérèt qui
remontent plus haut , elles apparlieunent toutes à
la Renaissance et au genre rococò, qui a suivi
très-vite en Italie le retour aux tradilions classi-
ques. Les premières sont dans le style palladien ;
les dernières, dans un goùt parliculier que nous ap-
pellerons le goùt jésuile. Presque toutes les vieilles
églises de la ville ont été malbeureusement refaites
sous Fune ou Tautre de ces influences. Certes, Pal-
ladio, comuie le prouvent tant de nobles édifices,
est un architecte d'un mérite supérieur ; mais il n'a
aucunement le scns catholique , et il est plus prò*
pre à rebàtir le tempie de la Diane d'Éphòse et du
JupiterPanhellénien qu'à élever la basilique du Na-
zaréen ou d'un martyr quelconque de la legende
dorée. 11 a picoré comme une abeille le miei de
l'Hymette et laissé de coté dans son voi les fleurs
ITALIA. 389
de la Passion. Quant au goùt jésuite, avcc ses
dòmes gibbeux , ses colonnes oedématiques , ses
balustres pansus, ses volutes contournées cornine le
parafe de Joseph Prudhomme, ses chérubins bouf-
fis, ses anges eastrats, ses cartouches à serviettes
qui semblent attendre qu'on leur fasse la barbe,
ses cbicorées grosses comme des choux, ses affé-
teries malsaines et son ornementation fougueuse,
qu'on prendrait pour des excroissances de la pierre
malade , nous professons pour lui une horreur in-
surmontable. Ilfait plus que nous déplaire, il nous
dégoùte. Rien selon nous n'est plus oppose à l'idée
chrétienne que cet immonde fatras de bimbelote-
ries dévotes , que ce luxe sans beauté, sans gràce,
surchargé et lourd comme un luxe de traitant , qui
fait ressembler la chapelle de la très-sainte Vierge
à un boudoir de Alle d'Opera. L'église des Scalzi
est de ce genre, un mod èie de richesse extrava*
gante; les murailles, incrustées de marbré de cou-
leur, représentent une immense tenture de lampag
ramagé de blanc et de vert; les plafonds à fresque,
de Tiepoletto et de Lazzarini, d'un ton gai, léger,
clair, où dominent le rose et Tazur, conviendraient
merveilleusement à une salle de bai ou de théàtre.
Cela devait ètre charmant, plein de petits abbég
poudrés et de belles dames, au temps de Casanova
et du cardinal de Bernis , pendant une messe en
musique de Porpora, avec les violons et les chceurs
360 ITALIA.
de la Fenice. En effet, rien de plus naturel dansun
pareil lieu que de célébrer l'Éternel sur un air de
gavotte. Mais coinbien nous préférons les basses
arcades romanes, les courls piliers de porpliyre
aux chapiteaux antiques, les images barbares qui
se détachent sur le miroitement d'or des mosaiques
byzanlines, ou bien encore les longues nervures,
les colonnes fuselées et les trèfles découpés à l'em-
porte-pièce des cathédrales gothiques !
Ces défauts d'architecture , auxquels il faut se ré-
signer en Italie, car presque toutes les églises sont
bàties plus ou moins dans ce goùt, sont compensés
par le nombre et la beauté des objets d'art que ces
édifices renferment. Si Fon n'admire pas Fécrin , il
faut admirer les joyaux. Ce ne sont que Titien,
que Paul Veronése, que Tintoret, que Palma jeuiie
et vieux, que Jean Bellin, que Padouan, que Boni-
fazio et autres maitres merveilleux. Ghaque cha-
pelle a son musée, dont un roi se ferait honneur.
Cette église mèine des Scalzi, une fois le goùt
admis , offre de remarquables détails : son large
escalier en brocatelle de Verone , ses belles colon-
nes torses en marbré rouge de Francé, ses pro-
phètes gigantesques , ses balustrades en pierre de
touche, ses portes de mosatque ont un certain style
et ne manquent pas de grandeur. Elle renferme
un très-beau tableau de Jean Bellin : la Vierge et
l'Enfant; un magnifique bas-relìef en bronze de
ITALIA. 361
->* insevino, représentant des traits de la vie de saint
?Sc3bastien, et un groupe d'un art moins sevère,
mais charmant, de Toretti, le maitre de Canova,
urie sainte Famille, saint Joseph, la Vierge et l'En-
fant Jesus. La Vierge a une figure fine , grassouil-
lette, un port de tè te coquet et des extrémités d'une
clélicatesse tout aristocratique. Elle a l'air d'une
duchesse de la cour de Louis XV, et l'on ne se
ligure pas autrement Mme de Pompadour. Des an-
ges de ballet, élèves de Marcel, accompagnent ce
joli groupe mondain. Ce n'est pas religieux, à
coup sur; mais cette gràce inaniérée et spirituelle
a bien du charme , et ce sculpteur de la décadence
est encore un grand artiste.
L'église de Saint-Sébastien , batic par S. Serlio,
est en quelque sorte la pinacothèque et le panthéon
de Paul Veronése. Il y a travaillé pendant des an-
nées, il y repose éternellement dans l'aurèole de
ses chefs-d'oeuvre. Sa pierre tumulaire est là sur-
montée de son buste , écussonnée de ses armes ,
trois- trèfles sur un champ que nous n'avons pu
distinguer ; admirons ce saint Sébastien de Titien. :
quelle belle tète de vieillard , quel port superbe et
magistral, et comme l'enfant qui tient la mitre dù
saint évéque est d'un mouvement joli et naif! mais
passons vite pour arriver au maitre du lieu , au
grand Paolo Caliari. Les trois Maries au pied de la
croix se font remarquer par cette magnifique or-
362 ITALIA,
donnanca, catte ampleur étoffée, familiare au pein-
tre que nul n'a égalé dans l'art de meubler les vi-
des de ces grandes macbines. Les brocarts, les
damas se cassent en plis opulents , ondoient en ra-
mages splendides, et le Christ, du baut de Farbre
de douleurs, ne peut retenir un vague demi-sourire;
la joie d'ètre si bien peint le console de sa souf-
france. La Nadeleine est adorablement belle, ses
grande yeux sont noyés de lumière et de pleurs;
une larme encore suspendue tremble è coté de sa
bouche purpurine , comme une goutte de pluie sor
une rose. Le fond du paysage est malheureuse-
jnent un peu trop brossó en décoration de tbéàtre,
et ses plans mal assis jouent et chancellent à l'oril;
la Présentation de Jésus-Chrisi au Tempie est aussi
une toile très-remarquable , inalgré l'exagération
membrue des personnages placés sur le devant de
la coniposition ; mais la tète du saint Siméon est
d'une onction divine et d'une exécution merveil-
leuse, et l'Enfant Jesus se présente aree une au-
dace de raccourci étonnante.
Dans le coin du tableau, un cbien, le museau
mélancoliquement leve en l'air, semble aboyer à la
lune. Rien ne justifie la présence de cet animai
isole ; mais i'on sait la prédilection de Paul Vero-
nése pour les chiens, surtout pour les levriere; il
en a place dans tous ses tableaux , et l'église Saint-
Sébastien contieni préeisément la seule toile où il
ITALIA. 363
aen ait pas mis, ce que Fon fait remarquer comme
une curiosité unique dans l'cBuvre du maitre. Nous
n'avons pas pu vérifier par nous-mème l'exactitude
de cette assertion ; mais en y pensant il nous sem-
ble en effet qu'un tableau de Paul Veronese se
présente toujours à la mémoire accompagné d'un
léyrier Mane, de méme qu'une toils de Garofalo
apparali Anurie et signée de son invariable qeillet
Quelque amateur libre de son temps devrait bien
s'assurer de ce détail caraetéristique.
J^e plus pur de ces diamante pittoresque*, c'esfc
le Martyre de suini Marc et de saint Marcellin en~
couragés par saint Sébastien. L'art ne peut guère
aller plus loin, et ce tableau doit prendre place
parmi les sept merveilles du genie humain.
Quelle couleur et quel dessin dans ce group?
d'une femme et d'un enfant, que I'cbìI rencontre
d'abord en pénétrant dans la toile! Quelle ineffa*
ble onction, quelle résignation celeste répandues
sur les visages des deux sainls déjà lumineux de
l'aurèole future, et comme elle est charmante cette
lète de femme qui apparait de trois quarts au-
dessus de l'épaule de saint Sébastien, jeune,-
blonde , animée par l'émotion , I'cbìI plein de tris-
tesse et de sollicitude! Cette tè te, qui est tout ce
qu'on voit du personnage, est d'un mouvement
si juste, d'un dessin si parfait, que le reste du
corps se devine sans peine derrière le groupe in-
364 ITALIA.
terposé qui le cache ; on en suit jusqu'au bout le*
lignes iqvisibles , tant l'anatomie est exacte.
Le saint Sébastien est, dit-on, le portrait de
Paul Veronése, cornine celte jeune fille est celui
de sa femme. lls étaient alors tous deux à la fleur
de Fàge, et elle n'avait pas encore acquìs cette
beaulé de matrone ampie et lourde qui la caracté-
rise dans les portrails qui restent d'elle, entre au-
tres dans celui de la galene du palais Pitti, à Flo-
rence. Étoffes, détails, accessoires, tout est achevé
avec ce soin extrème, ce fini consciencieux des
premières oeuvres, lorsque l'artiste ne travaille que
pour contenter son genie et son coeur. C'est pres-
que au bas de cette toile qu'est enterré le peintre.
Jamais lampe plus eclatante n'illumina l'ombre
d'un tombeau, et le chef-d'oeuvre rayonne au-
dessus du cercueil comme le flamboiement d'une
apothéose.
Le Couronnement de Marie au del se passe au
milieu des irradiations , des effluves et des scin-
tillations d'une lumière qui n'a jamais existé que
sur la palette de Paul Veronése. Dans cette atmo-
sphère d'or et d'argent en fusion qui traverse les
cheveux du Christ, nage aériennement une Marie
d'une beauté si célestement humaine, qu'elle vous
fait battre le coeur tout en vous faisant courber la
tète. Le Couronnement d'Esther par Assuérus est
d'une grandeur et d'une opulence de ton sans pa-
ITALIA. 365
•eilles. lei Paul Veronése a pu déployer à l'aise sa
raanière fastueuse; les perles, les satins, les ve-
lours, les brocarts d'or scintillent, frissonnent,
miroitent et se coupent cn cassures lumineuses.
Quelle male et fière allure a le guerrier du pre-
mie* pian, sous l'insouciant anachronisme de son
armure! Et comme le grand chien sacramentel
est campé crànement, corame il sent sa race, et
comme il comprend l'honneur d'ètre peint par
Paul Veronése! Pends-toi, Godefroy Jadin!
Dans le haut de l'église, à un, endroit presque
invisible d'en bas, il y a, de la main du maitre, de
grandes grisailles très-légèrement faites et d'une
belle tournure; l'humidité et le temps, le manque
de soins commencent à les allérer; une bombe
autrichienne, arrivée jusque-là en pendant la votìte,
les a sillonnées d'une longue cicatrice.
La sacristie renferme encore des peinlures de lui,
mais qui remontent à sa première jeunesse et où
son genie encore timide cherche sa voie. Pour ex-
pliquer cette prodigieuse abondance de Paul Vero-
nése dans cette église, la legende a plusieurs ver-
sions : d'abord une dévotion particulière de l'artiste
& Saint-Sébastien ; ensuile, ce qui est plus roma-
nesque, le meurtre d'un rivai qui l'aurait obligé à
ebercher un refuge dans ce lieu d'asile embelli par
ses loisirs reconnaissants. Selon d'autres, ce serait
pour éviter la yengeance d'un sénateur dont il au-
366 ITALIA.
rait exposé la caricature sur la place de Saint-Marc,
que le peintre se serait temi cache deux ans à Saint-
Sébastien. Nous donnons ces bistoires de sacristain
pour ce qu'elles valent, sans prendre la peine de
les critiquer.
Avant de sortir de cette radieuse église, dont nous
sommes loin d'avoir indiqué toutes les richesses,
si vous abaissez sur le pavé grisàtre votre oeil ébloui
des phosphorescences des plafonds, vous découvri-
rez à vos pieds une humble pietre qui ferme le ca-
veau d'une dynastie de gondoliere. Le premier nom
inserii est Zorzi de Cataro, du traghet de Barnaba,
sous la date de 1503. Le dernier porte le chiffre de
1785. La république n'a pas survécu de beaucoup
aux Zorzi.
Santamaria dei Frali n'est pas dans l'aflreux godi
classique oujésuite dont nous parlions tout àl'heure;
ses ogives, ses lancettes, sa tour romane, ses grandes
murailles de briques rouges lui donnent un aspect
plus religieux. Il y a au-dessus de la porte une statue
de Vittoria, représentant le Sauveur. L'église dei
Frari, construite par Nicolas Pisano, remonte à
1250.
(Test là que se trouve le tombeau de Canova : ce
monument que l'artiste avait dessiné pour Titien,
modiflé en quelques parties, a servi à lui-méme.
Nous Tadmirons très-médiocrement ; c'est préten-
tieux, théàtral et froid. A la base d'une pyramMe
ITALIA. 367
; marbré vert appliquée à la muraille d'une dia-
rie, bàille la porte noire d'un caveau, vers laquelle
; dirìge une procession de statues étagées sur les
larches du momiment : en tète marche une figure
mèbre portant une urne sépulcrale; deridere vien-
ent des génies et des allégories tènant des flam-
eaux et des guirlandes de fleurs. Pour contre-
alancer cette partie de la composition, une grande
igure une, qui, sans doute, symbolise la fragilité
le la vìe, s'appuie sur une torche qu'elle éteint, et
e lioti aite de Saint-Marc abaisse tristement son
ramile sur ses pattes, dans une pose analogue au
fameux lion de Thonvaldsen. Àu-dessus de la porte,
deux génies soutiennent le médaillon de Canova.
Ce tombeau paraìt d'autant plus pauvre et plus
mesquin d'idée et d'exécution, quel'église deiFrari
est pleine de monumenta anciens du plus beau style,
du plus bel effet. Là reposent Alvise Pascaligo, Marzo
Zeno, Jacopo Barbaro, Jacopo Marcello, Benedetto
Pesaro, dans des sarcophages ornés de statues d'une
tournure et d'une fierté merveilleuses.
Ony admire un triptyque de Vivarini qui remotile
à 1482, et une Vierge de Titierl drapée d'un voile
blanc d'un charmant effet.
La statue equestre du general Colleoni, qui a une
grande prestance sur sa monture de bronze, arrète
d'abord les yeux lorsqiì'on arrivo par le canal à la
petite place au fond de laquelle s'élève l'église de
368 ITALIA.
Sai nt-Jean-et- Paul. Quoique sa construction remonte
au xui* ou au xiv a siede, elle n'a été consacrée qu'en
1430. Le tympan de la fagade est joli, l'arcade cir-
culaire qui le surplombe est merveilleusement
sculplée de fleurs et de fruits. On va à Sai nt- Jean -
et-Paul principalement pour voir la Mari de saini
Pierre, de Titien ; tableau si précieux qu'ii est dé-
fendu de le vendre, sous peine de mort. Nous ai-
mons cette férocité artistique, et c'est le seul casoù
la peine capitale nous paraisse devoir ètre conser-
vée. Cependant d'autres tableaux de Titien nous
semblent aussi dignes que celui-là, malgré toute sa
beauté, d'une pareille jalousie de la part de Venise,
et nous nous en faisions, au delà des copies et de*
gravures, une idée differente et supérieure à la
réalité. La scène se passe dans un bois ; saint Pierre
est renversé, le bourreau le tient par le bras et Iòtc
déjà l'épée ; un prètre s'enfuit épouvanté, et dans
le ciel deux anges apparaissent, prèts à recueillir
Tàme du martyr. Le bourreau est parfaitement
campé ; il menace et injurie bien. Une expression
bestialement furieuse contraete ses traits. Ses yeux
luisent sous son front bas cornine ceux d'un tigre.
Sa narine se dilate et flaire le sang. Mais il y apeul-
ètre trop d'effroi et pas assez de résignation dans
la tète du saint. Il ne voit que le glaive dont la
froide lame va lui passer entre les vertèbres, et il
oublie quelà-haut, dans l'azur, planent des messa-
ITALIA. 369
g-ers célestcs avec des palmes et des couronnes.
G'est trop un vulgaire condamné à qui Fon va cou-
per le cou et que cela chagrine. Le moine, lui, est
bien effrayé, bien crispé de terreur, mais il se sauve
mal. Son corps, strapassé par les raccourcis, se
dégingande. Ses jambes sont rejetées en arrièrc
par la course. Ses bras vont d'un c6té et sa tète de
Tautre.
Si la composition donne prise à la critique, on
ne j)eutadmirer qu'à genouxcemagnifique paysage,
si grand, si sevère, si plein de style, ce coloris sim-
ple, male et robuste, ce faire large et grandiose,
cette impassible souveraineté de touche, cette hau-
taine maestria qui révèle le dieu de la peinture.
Titien, nous l'avons déjà dit, est la seule organisa-
tion d'artiste que le monde moderne puissc opposer
au monde antique pourla force calme, lasplendeur
tranquille et l'éternelle sérénité.
Nous pourrions encore vous parler des monu-
ments funèbres qui tapissent les murs, de Tautel
Saint-Dominique, où l'bistoire de ce saint est mo-
dclée tìans une suite de bas-reliefs de bronze, par
Joseph Mazza, de Bologne, du Christ en croix, de
Tintoret, des magnifiques sculptures de la chapelle
de Sainte-Marie-des-Roses, et du Couronnement de
la Vierge, par Palma le Vieux ; mais, dans une église
où il y a un Titien, on ne voit que Titien. Ce soleil
éteint toutes les étoiles.
199 y
370 ITAUA.
XXIV.
ÉglUes, scuole et palais.
Saint-Francois-des-Vignes, avec son clocher blanc
et rouge, mérite aussi d'ètre visite. Il y a près de
Féglise un cloltre bizarre, ferme de grilles de bois
uoir, qui entoure une espèce de préau encombré
de raauves sauvages, d'orties, de cigués, d'aspho-
dèles, de bardanes et autres plantes de ruines et de
cimetières, au milieu desquelles s'élève une grotte
en rocailles et en madrépores , assez semblable à
ces petits rochers de coquillages que Fon vend au
Havre et à Dieppe. Cette grotte ajbrite une effìgie de
saint Frangois en bois ou en piètre colorié, un jou-
jou de dévotion, une cbinoiserie jésuitique. Sous
les arcades humidesetverdies du cloìtre, au milieu
de tombes usées par le frottement et d'inscriptions
déjà illisibles, nous avons remarqué sur une dalle
de pierre une gondole sculptée d'un relief un peu
fruste, mais très-visible encore. Elle recouvrait un
caveau de gondoliere, comme la tombe des Zorzide
Cataro à Féglise de Saint-Sébastien ; chaque traghet
avail ainsi son lieu de sépulture.
A Saint-FranQois-4es-V|gnes, nous avons va un
tableau de Negroponte, d'une beauté et d'une eoo-
servation remarquables. (Test le seul que nousayoos
ITALIA. 371
rencontré de ce peintre, dont nous n'avons jamaia
entendu prononcerlenom, qui pourtant meriterai*
d'ètre connu.
Nous allons en donner une description un peu
détaillée : La Vierge, assise sur un tròne, revétue
d'une robe de brocart d'or et d'un manteau ramagé
du fini le plus précieux, dont une petite fille sou*
tient le pan d'un air de dévotion ingènue, regarde
araoureusement l'enfant Jesus pose en travers sur
ses genoux.-La téte de cette Vierge, d'une délicatesse
exquise, ferait honneur à Jean Bellin, à Carpaccio,
àPerugin, à Durer, aux raaitres gothiques les plus
suaves et les plus purs. Elle est blonde, et l'or de
ses cheveux traités un à un se confond dans la
splendeur d'un nirobe trilobé, incrusté de pierres
précieuses a la facon byzantine ; en haut, du fond
de Voutremer d'un naif paradis, le Pére éternel re*
garde le groupe sacre dans une pose majestueuse
et satisfaite; deux beaux anges tiennent des guir-
landes de fleurs, et derrière le tròne, couvert d'or-
févreries et d'émaux comme celui d'une impératrice
du Bas-Empire, s'épanouit une floraison de roses et
de lis arrangés en cabinet et qui rappellent Ics fiat-
ches appellations de la litanie.
Tout cela est traité avec cette religieuse ininulie,
cette patience infinie qui ne semblent pas tenir
compte dutemps et qui accusent les longsloisirsdu
cloìtre. En effet, Negroponte était moine, comme
372 ITALIA.
le dit rinscription tracée sur letableau : Pater Anto-
nina Negroponte pinxit. Mais ce soin extrème n'òte
rien à la grandeur de l'aspecl, à l'imposant de l'effet,
et la richesse du coloris lutte victorieusement contre
l'éclat des ors et des ornements gaufrés. C'est à fa
fois une image et un joyau, cornute doivenl Tètre
à notre sens les tableau* exposés à Fadoration
des fidèles. L'art, dans ces circonstances , gagne
à revètir le luxe hiératique et niystérieux de Ti-
dole. La madone du P. Antoine de Negroponte à
Saint-Frangois-des-Vignes remplit admirablement
ees conditions et soutient avec honneur le voisi-
nage du Christ ressuscìté de Paul Veronése, du
Martyre de Saint-Laurent de Santa-Croce, et de la
Madone de Jean Bellin, un de ses meilleurs ouvra-
ges, malheureusement place dans une cha pelle
obscure.
Il ne faut pas negliger d'aller à Saint-Pantaléon,
ne fùt-ce que pour le gigantesque plafond de Fu-
iniani, représentant différents épisodes de la vie du
saint, son martyre et son apothéose. Depuis la roi-
deur monastique et la naiveté denluminure de mis-
sel du P. Antoine de Negroponte, il s'est écoulé
bien des années , et l'art a fait bien du chemin.
D'où vient cependant que ce plafond, qui égale eu
facilitò hardie le salon d'Hercule, de Lemoine, et
les fresques de l'Escurial, de Luca Giordano, vous
laisse froid malgré son art de raccourci, sestrompe-
ITALIA. 373
roeil, toutes ses ressources et ses roueries d'ejécu-
lion ? C'est que là le moyen est tout, que la main
y devance la tète, et qu'il n'y a pas d'àme dans cette
immense composition suspendue au-dessus de votre
tète cornine une Gioire d'opera, par des ficelles vi-
sibles. Le gothique le plus sec, le plus contraine le
* plus maladroit, a un charme qui manque à tous
ces grands maniéristes si savants, si prestes, si ha»
biles, et d'une pratique si expéditive.
Dans l'églisedeSanta-Maria-della-Salute, illustrée
par la magnifique vue extérieure qu'en a tirée Ca-
naletto et que tout le monde a pu voir à la galerie
du Louvre, on admire un superbe plafond du Titien,
le meurtre d'Abel par Caln, exécuté avec une ro-
hustesse et une furie magistrales : c'est calme et
violent comme toutes les ceuvres bien réussies de
ce peintre sans rivai. L'architecture est de Baltha-
sar Longhena; les coupoles blanches sont d'une
courbe très-gracieuse et s'arrondissent dans l'azur
comB&e des seins pleins de lait ; cent trente statues
aux draperies volantes, aux poses élégamment ma-
niérées, en peuplent la comiche; une Ève fortjolie,
en costume du teinps, nous souriail tous les matins
de cette cornicile, lorsque nous demeurions à l'ho-
tel de l'Europe, sous.unrayon de soleil rose qui
teignait son marbré d'une rougeur pudique. La re-
ligion n'est pas farouche en Italie, et elle accepte
volontiers la nudité sanctifiée par l'art. Nous avons
374 ITALIA.
déjà raconté, si notre mémoire ne notis trompe, la
surprise que nous flt éprouver la rencontre d'une
Ève semblable, ancore moins vétue si c'est possible,
sur la piate-forme du dòme de Milan.
Nous pourrions continuer indéfiniment ce pèle-
rinage d'église en église, car toutes retìferment des
trésors qui nous entralneraient à d'interminables
descriptions ; mais ce n'est pas un Guide que nous
avons la prétention d'écrire ; nous voulons seule-
ment peindre, en quelques chapitres familiare, la
vie à Yenise d'un voyageur sans parti pris, curieux
detout, très-flàneur, capable d'abandonner unvieux
monument pour une jeune femme qui passe, pre-
nant le basard pour cicerone, et ne parlant, sauf à
ètre incomplet, que de ce qu'il a vu. Ce soni des
croquis faits d'après nature, des plaques de daguer-
réotype, de petits morceaux de ffiósalque recueillis
sur place, que nous juxtaposons sans trop nous
soucier d'une correction et d'une régularité qu'il
n'est peut-ètre pas possible d'obtenir dans une
chose aussi diffuse que le vagabondfige k fried ou
en gondole d'un feuilletoniste en vacance dans une
ville inconnue pour lui, et où tant d'objets lirent la
curiosité de tous cótés.
Aussi , sans chercher une transition laborieuse ,
nous allons vous conduire tout droit à la Scuola
de San-Rocco, élégant édifìce compose de deux
ordres de colonnes corinthiennes superposées, ei
ITALIA. 378
i)Ui Sotìl nouèes, ali tiers de leur hatiteur, d'un
entrelacs du plus joli effet.
Saint Roch , comme on sait , jouit du privilége
de guérir la peste : aussi est-il en grande vénéra-
tion à Venise , particulièrement exposée aux con-
tagions par ses rapports avec Constantinople et les
Échelles du Levant. Sa statue montre sur sa cuisse
découverte un affreux bubon charbonné , car les
saints sont homoeopathes , et ne guérissent que les
maladies dont ils sónt aflfcctés. La peste est traitée
par un saint pestifere , rophthalmie par une mar-
tyre à qui Fon a arraché les yeux, et ainsi de sulte.
C'est le cas de dire : Similia similibus. Médecine à
part , on pense sans doute que ces bieftheuréux
pcrsonnages compatissent plus tetìdrement aux
maux qu'ils ont soufferts.
A la Scuola de Saint-Roch, on trouve une salle
basse entièrement peinte par le Tintoret , ce ter-
rible abatteur de besogne, et, en montant un ma-
gnifique escalier monumentai du Scarpagnino,
Ton a à sa droite et à sa gauche , comme pour jus-
tifier le nom et le patronage du saint pestifere,
différents épisodes de la grande epidemie véni-
tienne , qui pourraient servir aux lllustrations du
choléra parisien. Ces peintures cadavéreuses sont,
celles de droite , d'Antonio Zanchi , celles de
gauche, de Pietro Negri.
Dans le premier de ces tableaux , on voit Tar-
376 ITALIA,
rivée de la peste à Venise. Le fléau, personnifié
sous la figure d'un squelette, traverse l'air épais
et malsain, porte par une femme aux mamelles
flélries, hàve, décharnée et verte comme la putré-
faction . qui vole à tire-d'aile, dans la pose de la
Mort d'Orcagna. Sur le dcvant, une femme do
trois quarts perdu court en fuyant ; elle est blonde
et potelée comme toute Vénitienne de race , et ce
serait vraiment dommage que le spectre hideux
l'atteignit , car elle est charmante dans sa frayeur
et parfaitement dessinée.
De l'autre coté, un gondolier très-solidement
campé, d'une proportion gigantesque et d'une
musculature exagérée, démarre, avec un mouve-
ment superbe , une barque deslinée au transporl
des cadavres. Une femme morte, aux ombres
noires, aux chairs livides, mais dont les bras
charnus et la gorge puissante montrent qu'elle a
été foudroyée pleine de vie par le fléau, se pré-
sente, la tète la première, en raccourci, d'une
facon violente et dramatique ; près d'elle un
homme (détail nalvement horrible) se bouche le
nez , ne pouvant supporter la puanteur de ce beau
corps a peine refroidi et déjà decompose.
Ce lugubre poéme se termine par la Fin de la
peste. L'air se rassérène. Une femme développe au
premier pian de fort belles épaules , d'une blan-
cbeur vivace; plus de ces tèinles bleuàtres, de ces
ITALIA. 377
tfiairs livides qui appellerà le chlore et la chaux
ave. La sante publique est revenue. On peut res-
ìirer sans crainle d'avaler du poison, presser une
nain amie sans emporter un germe de mort.
La république, par la puissante inlercession de
saint Roch , a obtenu du ciel la cessation du fléau.
Tout ce groupe supérieur est d'une gràce ado-
rable. Le saint , penché aux pieds de Jésus-Christ
et de la Vierge, supplie avec une ineffable ardeur,
et l'on comprend que la bonté celeste n'a rien à
refuser à une prióre si fervente. La régublique ,
symbolisée par une belle femme, dans le goùt de
Paul Veronése, a une pose très-noble et d'une
grande tournure ; il est fàcheux que ses mains ne
répondent pas à la beauté de sa téle.
C'est à la Scuola de Saint-Rocli que se trouve le
chef-d'oeuvre de Tintoret , cet artiste si fécond et si
inégal, qui va du sublime au détestable avec une
facilité prodigieuse. Ce tableau immense représente
dans un grand développement tout le drame san-
glant du Calvaire. Il occupe à lui seul le fond
d'une grande salle.
Le ciel, peint sansdoute avec cette cendre bleue
d'Égypte qui a joué de si mauvais tours aux ar-
tistes de ce temps-là , a des tons faux et louches
désagréables à l'oeil, qu'il ne devait pas offrir avant
la carbonisation de cette couleur trompeuse , qui
a si bizarrement noirci les fonds des Pèlerins
378 ITALIA.
d'Emmaus, de Paul Veronése; mais cette impcr-
fection est bien vite oubliée, tantles groupésdes
premiere plans s'emparent victorieusement du
spectateur au bout de quelques minutes de con-
templation. Les sainles femmes forment auprès de
la croix le trio le plus profondément désespèré
que puisse rèver la douleur humaine; l'une d'elles,
entièrement couvertc de son manteau , git à terre
et sanglote dans une prostration désolée de l'effet
le plus pathétique.
Un negre , pour dresser la croix d'un des lar-
rons , se tient debout sur la pointe du pied , avec
un mouvement contourné et strapassé qui manque
de naturel ; mais il est peint , comme tout le reste
du tableau, d'une brosse si véhémente et sì fii-
rieuse, qu'on ne peut s'empècher de l'admirer. Ja-
mais Rubens, jamais Rembrandt, jamais Géri-
cault, jamais Delacroix, dans leurs plus fiévreuses
et leurs plus turbttlentes esquisses, ne sont arrivés
à cet emportement, à cette rage, à cette férocité.
Cette fois , Tintoret a justiflé pleinement son nom
de Robusti; la vigueur ne saurait aller plus loin;
cela est violent, exagéré, mélodramatique , mais
revètu d'une qualité suprème : la force.
Cette toile , rayonnante d'un art souverain , doit
faire pardonner à l'artiste bien des arpents de ces
^croùtes enfumées et noiràtres qu'on rencontreà
cbaque pas dans les palais , les églises et les gale-
ITALIA. 379
ries , et qui sont plutftt d'un teitituriei* que d'un
peintre. Le Calvaire porte la date de 1565.
Àvant de quitter la Scuola de San-Rocco , il flint
regarder un très-beau Christ du Titien , d'une ex-
pression douloureuse et profonde, et de char-
mantes portes d'autel , fouillées en 1765 par Phili-
berti, avec une délicatesse exquise et une éton-
nante perfeclion de détail. Ces sculptures, pré-
eieuses malgré letir date moderne , représenlent
différents traits de la vie de saint Roch , le patron
du lieu. Les menuiseries de la salle supérieure
sont aussi très-remarquables. Mais, si Fon voulait
tout admirer, on n'en flnirait pas.
En àuivant cette méthode vagabonde, regagnons
le grand canal et donnons quelques détails sur le
palais Vandramin Calergi , occupé maintenant par
la duchesse de Berry. Il est d'une riche et noble
arcbitecture, de Pierre Lombard probablement ;
de petits génies soutiennent, dans l'entablement et
au-dessus des fenèlrcs , des écussons historiés d'or-
nements d'un goùt exquis , et donnent beaucoup
d'élégance à cette facjade ; un jardin de mediocre
étendue fait verdoyer quelques arbres à coté de ce
palais, que rien ne distinguerait des autres si les
grands poteaux d'amarre blancs et bleus n'indi-
quaient, par les fleurs de lis dont ils sont semés,
une demeure princière et quasi royale.
Quand on a obtenu la permission de visiter le
380 ITALIA. {
palais , des valets en livrèe verte vous accueillent j
très-poliment au bas de l'escalier , dont l'eau bai- I
gne les marches , attachent votre gondole aux pò- )
leanx et vous introduisent dans un vestibuJe où I
Fon altend que les formalités d'admission soient (
remplies. \
Ce vestibule est aussi long que le palais; il '
aboutit à une sorte de cour semblable aux cours
de nos hótels; on a besoin de songer qu'on est à
Venise, pour ne pas s'attendre à y voir une voiture
déteJée et des chevaux de selle revenant du bois.
Deux gondoles remisées et quelques pots di 1
terre garnis de sapinettes et autres pauvres plantes
mourant de soif meublent seuls la nudité de cette
vaste salle d'attente qu'on retrouve dans tous les
palais vénitiens , antichambre qui est à la fois un
débarcadère.
Au milieu de ce vestibule, à gauche, se pré-
sente un grand escalier entre deux murs , où pen-
dent deux càbles de soie rouge , et où règne la
méme décoration de malheureuses plantes vivace*.
Un étroit tapis garnit les marches et conduit à une
salle immense, pareille au veslibule, sans mobilier
et sans ornement. De là on entre dans la salle h
manger, dont les murs sònt couverts de portrail?
de famille.
Cette pièce forme un carré long. Elle est très-
bien éclairée par deux grandes fenètres-balcon.
ITALIA. 381
Une lable ovale occupe le milieu, et un para veni
ache la porte d'entrée. Sur la muraille de droite
n remarque le portrait de la duchesse de Bour-
;ogne, en robe de velours bleu, et ceux du comte
TArtois et de Mme la princesse de Lamballe et
Itielques petits cadres. Sur la muraille de gauche ,
5ii face, le portrait de Louis XV, également en
pied , et de chaque coté , ceux de ses filles , Mes-
iames de France.
Dans cette salle à manger , une porte masquée
ouvre sur une chapelle obscure, et si petite que
six personnes auraient peine à y tenir. On y
compte quatre prie-Dieu. A droite, une grande
porte donne accès dans un salon tout moderne,
encoinbré de tableaux et d'une infinite de pelits
meubles : tables anglaises , coffrets parisiens , rien
n'y manque de ce charmant luxe inutile qui rap-
pelle la patrie par ses chères futilités; deux por-
traits de Son Altesse Royale sont placés en regard :
celui de Lawrence , en robe de satin blanc , avec
une rose au coté, montre le plus ravissant petit
pied qu'il soit possible d'admirer dans un soulier
de satin. Tout le fond de cette pièce est couvert de
ces tableaux que tout le monde a vus aux exposi-
tions de l'epoque, et qui représenlaient, pour la
plupart, des héros de la Vendée.
En retraversant la salle à manger, on entre, par
une porte à gauche, dans un salon qui parati
382 ITALIA.
petit relativement aux pièces précédente* , et peut-
ètre écrasé par le somptueux mobilier qu'il rene
ferme. Là sont placés trente tableaux d'elite;
c'estuile espèce de Tribune, de Salon carré, où ne
manque peut-étre pas un des seuls grands noms
de la peinture. Au milieu de ces chefs-d'oeuvre
rayonne une Vierge d'André del Sarto, d'une
beauté à donner des frissons au bourgeois le moins
connaisseur, au philistin le plus cuirassé de pro-
saismo.
Ce salon, éclairé par un jour dpux et ménage,
nous a paru la pièce préférée , le coeur memo de
rédifice , et nous l'avons quitte à regret pour aller
visiter le fameux salon où se trouvent ces deux co*
lonnes de porphyre , dont la valeur est si grande
qu elle stirpasse celle du palais tout entier. Elles
sont placées devant une porte, et font aussi peu
d'effet que les lapis-lazuli du salon Serra à Gènes,
qu'on croirait volontiers peints et verni» , et qui
ressemblent, à faire peur, à du moiré métalliquc
bleu. Elles paraissent fausses, quoique de la vérilé
la plus incontestable.
Ce qui ajoute encore à cette malencontreuse
pensée, e' est qu'on a place vis-a-vis de ces co-
lonnes, dans une de ces hautes cheminées dont
l'architecture va rejoindre la voùte t un poète qui
peutètre confortatale, mais n'a rien d'élégant, et
dont la faience voisiue mal avec le porphyre, )
ITALIA. 383
a cncore un dernier salon qui n'a rien de remar-
quable. Aux quatre angles , quatre piédouches
supportent quatre bustes , ceux du due de Berry ,
de Charles X et autres personnages de la famille
royale. De là, on communique dans les apparte-
ments du comte Lucchesi-Palli, et rinspection est
faite.
Ce serait tomber dans les lieux communs philo-
sophiques que de transcrire ici les pensées que fait
naitre nécessaireraent sur la fragilité des gran-
deurs humaines cette visite au palais Vendramin-
Calergi, modeste asile d'une si haute infortuno.
Mais ce n'est pas la première fois que Venise a le
privilége d'abriter les royautés déchues ; Candide
y soupa à Tauberge avec quatre monarques sans
ouvrage, qui n'avaient pas le moyen de payer
leur écot.
Nous saluàmes aussi, en allant à l'hotel des
postes chercher nos lettres de France, l'humble
demeure d'une autre grandeur déchue , de Manin ,
ce héros sans emphase, égal aux plus grands de
l'antiquité. Sur le modeste balcon de son apparte^
ment, à l'angle de la rue Paternian, se fanaient
daps l'abandon quelqyes pots de jaciuthe défleurie,
et les fenétres ternes avaient cet aspect mélancoli-
que que prepnent les maisons dont Fame est p^rtie
pour l'exil on la naort , cet exil eterne!.
334 ITALIA.
XXV.
Le Ghetto , Murano et Vicenza.
Un jour, nous errions à Faventure dans les re-
coins perdus de Venise , car nous aimons connaitre
dcs villes autre chose que la physionomie officielle,
dessinée , décrile , raconlée partout , et nous som-
mes curieux, le légitime tribut d'admiration pavé,
de soulever ce masque monumentai que chaque
ci le se pose sur le visage pour dissimuler ses lai-
deurs et ses misères. De ruelle en ruelle, à force
de passer des ponts et de nous tromper de chemiii,
nous étions arrivé au delà de Canarregio , dans une
Venise qui ne ressemble guère à la Venise coquette
des aqùarelles. Des maisons à demi écroulées , aui
fenètres fermées par des planches, des places dé-
sertes, des espaces vides où séchaient des linges
sur des cordes et jouaient quelques enfants dégue-
nillés , des plages arides sur lesquelles des calfals
radoubaient des barques dans d'épais nuages de
fumèe , des églises abandonnées et fracassées par
les bombes autrichiennes , dont quelques - unes
étaient venues éclater sur cette limite extrème,
des canaux à Teau verte et lourde , où surnageaient
des paillasses vidées et des détritus de légumes,
formaient un ensemble de misere , de solitude et
ITALIA. 385
cTabandon d'une impression pénible. Les villes fac :
Lìces et conquises sur la mer, cornine Venise , oxit
besoin de riehesse et de splendeur ; il faut tout le
luxe des arts , loutes les magnificences de l'archi-
tecture, pour consoler de la nature absente. Si un
palais de Scamozzi ou de Sammicbeli a belle mine
au bord du grand canal avec ses balcons , ses co-
lonnes et ses escaliers de marbré , rien n'est plus
triste qu'une masure qui s'effondre entre le ciel et
Teau, et qui voit sur ses pieds moisis courir les
cloportes et grimper les crabes.
Nous marchions depuis quelque temps à travers
un dèdale de ruelles qui souvent nous ramenaient
à notre point de départ. Nous remarquions avec
surprise Tabsence de tout emblème religieux au
coin des rues ; plus de chapelles , plus de madones
ornées $ ex-voto, plus de croix sculptées sur les
places , plus d'effigies de saints , aucun de ces si-
gnes de dévotion extérieure si multipliés dans les
autres quartiers de la ville. Tout avait l'air étrange,
farouche et mystérieux. Des figures bizarres et fur-
tives glissaient silencieusement le long des mu-
railles avec un air craintif. Ces figures n'avaient
pas le type vénitien. Des nez recourbés, des yeux
de charbon dans une pàleur verdàtre, des joues ef-
filées, des mentons pointus, tout accusait une race
differente. Les haillons qui les couvraient, étriqués,
piteux, lustrés de crasse, avaient une sordidité par-
199 %
386 ITALIA,
ticulière et dénotaient encore plus la cupidi le que
la pauvreté , une misere avare et plutòt voulue que
subie, faite pour inspirar le mépris et non la pitie.
Les ruelles se rétrécissaient de plus en plus; les
maisons se haussaient comme des Babels de taudis
superposés, pour chercher un peu d'air respirabic
et de lumière au-dessus de l'ombre et de la fange
où rampaieut des ètres difformes. Plusieurs de e»
maisons comptaient neuf étages, neuf zones delo-
ques, d'ordures et d'industries immondes. Toutes
les maladies oubliées des léproseries d'Orient sem-
blaient ronger ces murailles galeuses ; Fhumidité
les tachetait de plaques noires comme celles de la
gangrène; les efflorescences du salpètre y simu-
laient dans le plàtre des rugosités, des verrues et
des bubons de peste; le crepi, s'effritant comme
une peau dartreuse , se détachait en pellicules fur-
furacées. Aucune ligne ne gardait la perpendica-
laire; tout chevauchait hors de l'aplomb; un èiage
rentrait et l'autre faisait ventre ; les fenètres chas-
sieuses, borgnes ou louches, n'avaient pas un car-
reau entier. Des emplàtres de papier y pansaient,
tant bien que mal , les blessures des vitres ; des
bàtons , pareils à des bras décharnés, secouaient au-
dessus du passant d'indescriptibles guenilles; des
matelas hideusement souillés.tàchaient fle sécher
tu soleil sur le rebord des croisées béantes et
noires.
i
ITALIA. 387
Par places , un reste d'enduit de briques et de
plàtre pilés donnait à quelques-unes de ces fa*
gades, moins décrépites que les autres, une rou-
geur malsaine comme celle qui plaque les pom-
mettes d'une poitrinaire ou d'une courtisane de bas
étage enluminée de fard. Ce n'étaient pas les moins
laides et les moins repoussantes ; on eùt dit la sante
sur la mort, le vice sur la misere. Lequel est le
moins horrible, d'un cadavre dans toute sa lividité,
ou d'un -cadavre dont on a frotte la face de ciré
jaune avec du vermillon ?
Des ponts en mine, pliant leur dos voùté comme
des vieillards écrasés d'ans, et près de laisser choir
leur arche dans l'eau, reliaient entre elles ces mas-
ses de masures informes, séparées par des canaux
stagnants, fangeux, noirs comme de Tenere, verts
comme de la sanie , obstrués d'immondices et de
détritus de toutes sortes , que la marèe n'a pas la
force d'emmener, impuissante qu'elle est à remuer
cette eau endormie , opaque et lourde , semblable
celle d'un marais stygien ou d'un fleuve d'enfer.
Enfìn, nous débouchàmes sur un campo assez
vaste , passablement dalle , et au milieu duquel bàil-
lait la gueule de pierre d'une citerne. A l'un des
angles s'élevait un édiflce d'un aspect architectural
plus humain , dont la porte était surmontée d'une
inscription sculptée en lettres orientales, que nous
reconnùmes pour des caractères juifs. Le mystère
388 ITALIA.
s'expliquait. Ce quartier fètide et purulent, cette
Cour des Miracles aquatique était tout bonnement
le Ghetto, la juiverie de Venise, qui a conserve la
sordidité caractéristique du moyen àge.
Probableuient, si Fon pénétrait dans ces maisons .
pourries, lézardécs, rayées de suintements im-
mondes, on y trouverait, ainsi que dans les an-
ciennes juiveries , des Rebecca et des Rachel d'une
beauté orientalement radieuse, roides d'or et de
pierreries comme des idoleshindoues, assises sur
les plus précieux tapis de Smyrne, au milieu de
vaisselles d'or et de richesses inappréciables en-
tassées par l'avarice paternelle; car la pauvreté du
juif n'est qu'extérieure. Si le chrétien a le faux
luxe , l'israélite a la fausse misere. Comme certains
msectes , pour échapper à ses persécuteurs , il se
roule dans l'ordure et se fait couleur de fange.
Cette habitude prise au moyen àge, où elle était
nécessaire, il ne l'a pas encore perdue, quoique
rien ne la justitìe à présent, et il la continue avec
l'opiniàtreté indelèbile de sa race.
Cet édifice historié d'une inscription hébraiqué
était la synagogue. Nous y entràmes. Un assez bel
escalier nous conduisit dans une grande sallc
oblongue boisée de menuiseries bien travaillées,
tapissée d'un splendide damas rouge des Indes. Le
Thalmud , de mème que le Coran , défend à ses
sectaires la reproduction de la figure humaine , et
ITALIA. 389
traite l'art de pratique idolatre. La synagogue est
forcément nue comme une mosquée ou comme un
tempie protestant , et ne peut atteindre aux magni-
ficences des cathédrales catholiques, quelle que soit
la richesse de ses fidèles. Ce culte , tout abstrait, est
pauvre à l'oeil : une chaire pour le rabbin qui com-
mente la Bible , une tribune pour les musiciens qui
chantent les psaumes , un tabernacle où sont ren-
fermées les tables de la loi , et c'est tout.
Nous remarquàmes, dans cette synagogue, un
grand nombre de lustres en cuivre jaune avec des
boules et des bras tortillés d'un goùt hollandais ,
comme on en vott souvent dans les tableaux de
Gérard-Dow ou de Mieris, notamment dans le ta-
bleau de la Paralytique, que la gravure a rendu
populaire. Ces lustres viennent probablement d'Am-
sterdam, cette Venise septentrionale, qui renferme
aussi beaucoup de juifs. Cette abondance de lumi-
naires ne-doit pas surprendre ; car les chandeliers à
sept branches, les lampes et les flambeaux revien-
nent à tout propos dans la Bible.
Le cimetière des juifs est au Lido ; le sable le
recouvre, la végétation l'envabit, et les enfanis ne
se font nul scrupule de piétiner et de danser sur
les tombes renversées ou fendues. Quand on letir
reproche leur irrévérence , ils Jtépoiident tout nal*
vement : « Ce sont des juifs. » Un juif, un chien,
c'est la méme chose à leurs yeux. Ces tombes,
3*0 ITALIA.
pour eux, recouvrent, non pas des cadavres, mais
des charognes. Ce champ funebre n'est pas un ci-
metière , c'est une voirie. En Espagne , à Puerto de
Santa-Maria, nous entendimes un propos analo-
gue; un negre, servant de place, venait (Tètre tue
par un taureau dans une course ; on l'emportait et
nous étions toul ému : « Calmez-vous , nous dit un
voisin, ce n'est rien ; c'est un negre.» Juif ou negre,
ce sont des hommes, pourtant! Combien de temps
faudra-t-il encore pour l'apprendre aux enfants et
aux barbares?
Rien n'est plus triste, plus morne et plus navrant
que ce terrain sablonneux tout bosselé de pierres
tumulaires. Ces inscriptions à demi effacées, en
caractères qu'on ne peut lire , ajoutcnt encore au
mystère, à l'oubli, à l'abandon; on ne peut donner
au mori couché là-dessous la satisfaction d'enten-
dre épeler son nom et son épltaphe. Le cimetière
nous a rappelé un cimetière arabe près d'Oran , sur
une colline pulvérulente et pierreuse, d'une ari-
dité effroyable, balayée du vent de mer, brùlée du
soleil et à travers lequel on passait sans faire plus
d'attenlion aux tombes effondrées qu'aux cailloux
du chemin. Au moins les morts arabes ne sont-ils
pas troublés par le bruit des chansons et des salta-
relles ; car le Lido est à la fois guinguette et cime-
tière : on y enterre et on y danse.
Les chrétiens, eux, vont dormir plus en pah
ITALIA. 391
dans la petite ile de San-Michieje , sur le chemin
de Murano; on les couche sous le sable amer qui
doit ètre doux aux os d'un Vénitien , et les gon-
dotes saluent leur croix en passant.
Murano est bien déchu de son antique splendeur ;
ee n'est plus , comme autrefois , la magicienne des
fausses perles, des glaces et des verroteries. La
chimie a éventé ses secrets ; elle n'a plus le privi-
lége de ces beaux miroirs à biseaux , de ees grands
verres au pied de filigrane, de ces buires ruban-
nées de spirales laiteuses, de ces boules de cristal
qui semblent une larme de la mer figée sur les
délicates vegetati ons océaniques; de. ces rassades
Uni bruissaient sur le pagne des noires Afrìcaines.
La Bohème fait aussi beau, Choisy-le-Roi fait
mieux. L'art, à Murano, est reste stationnaire dans
le progrès universel.
Nous visitàmes une de ses verreries, où l'on fa-
briquait de petites perles de couleur. De longs fìis
creux, de nuances différentes, les uns transpa-
rents , les autres opaques , sont hachés par petits
fragments, puis roulés dans des boltes, jusqu'à ce
que le frottcment les ait arrondis; on les polit, puis
on enfile ces perles avec du crin et on les réunit
en écheveaux.
On souffla pour nous une bouteille tramée d'un
rubah de filigrane blanc et rose. Rien n'est plus
simple et plus expéditif que le procède. L'ouvrier
392 ITALIA.
verrier était un grand et beau gargon , à cheveux
noirs et frisés, dont la mine verraeille ne s'accor-
dait guère avec les préjugés que Fon avait autre-
fois sur cette profession réputée mortelle, et que les
gentilshommes pauvres pouvaient à cause de cela
exercer sans déroger. Il prit un peu de verre en
fiiaion au bout de son tube , y amalgama le filet de
couleur qu'il voulait tourner en mème temps, et
d'une seule baleine souffla sa pièce, qui s'eaflait
frèle et légère comme une bulle de savon. Il nous
fit de méme un verre qu'il nous abandonna pour
quelques zwantzigs.
Murano renferme une autre curiosile qu'on nous
fit voir avec un certain orgueil, un cheval, ani-
mal plus chimérique à Venise que la licorne, le
grìffon , les coquecigrues , les boucs volante et les
cauchemars. Richard HI y crierait en vain : « Mon
royaume pour un cheval. » Cela nous flt un cer-
tain plaisir de voir cet honnète quadrupede, don)
nous commencions à oublier l'existence.
La rencoutre de ce cheval nous donna une es-
pèce de nostalgie de terre ferme , et nous revinmes
à Venise tout rèveur. Il nous sembla qu'il y avait
bien longtemps déjà que nous n'avions vu de plai-
nes, de montagnes, de champs cultivés, de roules
bordées d'arbres, de rues sillonnées de voitures,
et nous songeèmes que rien n'ótait plus agréable
que le tapage de fouets et de grelots. d'une voiture
ITALIA. 393
de poste. Mais une visite cyclique au Muséè-Correr,
où Fon garde , parmi cent autres raretés, la pian-
elle du merveilleux pian de Venise grave sur bois
par Albert Durer; au palais Manfrini , qui renferme
ime riche collection de inattres vénitiens, et chez
différents marchands de bric-à-brac , ossuaires où
se sont déposées par couches les anciennes raagni-
ficences de la république, eut bientòt chassé ces
idées continentales et champètres.
Un petit incident retarda encore de quelques
jours ces velléités de départ. Un matin que nous
marchandions, dans une boutique d'orfévre de la
Frezzaria, une de ces petites chaines d'or flnes
corame des cheveux, et que nous voulions rap-
porter comme souvenir de voyage à Fune de nos
amies parisiennes, nous vlmes entrer une belle
Alle , négligemment drapée d'un grand chàle rayé
de couleurs éclatantes , qui était , à vrai (\ive , la
seule pièce de son vétement; car elle n'avjut des-
sous que sa chemise et un jupon blanc, tenue 4jui,
du reste , n'a rien d'exlraordinaire à Venise. Si sa
toilette était succincte, ses beaux cheveux noirs
lustrés , peignés avec soin , et dont les nattes opu-
lentes se repliaient plusieurs fois sur sa nuque do-
rée , lui faisaient une charmante coiffure de bai à
laquelle ne manquait mème pas la fleur placée à
propos sur le coin de l'oreille ; elle s'approcha de
la montre et chofcit une bague d'argent qu'elle
394 ITALIA.
conyoitait sans doute depuis plusieurs jours. Le
marchand lui en fìt un prix qui lui parut exorbi-
tanfet l'était en eflfet, vu le peu de valeur du bi-
jou , ce qui la fìt enirer dans la plus divertisene
colere du monde. Toute rose de dépit, elle se nul
à invectiver le marchand dans ce doux et zézayani
patois vénitien que nous commencions à coni'
prendre, et qui ne peut perdre sa gràce, mème
dans les querelles. Elle appelait l'honnète orfévre
juif, scélérat, faussaire et grand chien de la Ma-
done , une grosse injure italienne.
Le marchand riait et maintenait son prix, san*
s'émouvoir de ce joli débordement d'in vectives quii
provoquait pour nous amuser, et que nous arrttó-
mes en faisant mettre la bague sur notre compie,
àia condition que Vicenza, c'était le nom deb
jeune fille , nous laisserait faire un dessin d'après
elle.
Les belles filles à Venise , quoique cela soit ki-
zarre dans une ville si peuplée de peintres , con-
sentent plutót à ètre votre maitresse que votre mo-
dèle : elles comprennent mieux l'amour que l'art,
et se croient assez jolies pour qu'on laisse tornar
crayons et palettes en les regardant. Selon elles,
les laides seules devraient poser. Singulière thóorie
et qui s'expllque pourtant avec leurs imaginations
naives et fougueuses. Elles ne supposent pas qu'un
homme jeune puisse copier froidement leur beaulé,
ITALIA. 395
jeter sur elle ce regard analytique et scrutateur
zi métamorphose en marbré la chair virante.
ss idées donneraient peut-ètre la raison du type
nique de femme employé par chaque maitre
alien.
La Vicenza , qui , en toute autre occurrence , se
erait montrée , à coup sur , moins farouche , flt
•eaucoup de difflcultés , et se decida enfin à venir
>oser , accompagnée d'une de ses amies, ancienne
igurante de danse à la Fenice.
A vrai dire , elle croyait peu à notre dessin et se
lattait d'un rendez-vous plus galant ; son incrédu-
ité ne cessa que lorsqu'elle nous vit ouvrir notre
botte à pastel , piacer notre papier et disposer nos
crayons.
Vicenza offrait une variété brune de la beauté
vénitienne qu'on ne rencontre pas dans les ta-
bleaux des anciens mattres , préoccupés outre ine-
sure du type blond, le seul qu'ils aient représenlé.
Elle avait une peau d'une finesse incroyable,
d'une pàleur ambrée, les yeux noirs, nocturnes et
veloutés, la lèvre rouge et vivace, quelque chose de
donx et de sauvage à la fois.
Tout en posant, elle mordait et màchait des roses
qu'elle arrachait de son bouquet, ótait et remettait
sa bague , faisait danser sa pantoufle au bout de
son pied et se levait à chaque minute, pour venir
regarder par-dessus notre épaule où en était l'ou-
396 ITALIA.
vrage. Nous avions beaucoup de peine à la faire <
retourner à sa place et se remettre en pose.
Enfili le portrait se termina tant bien que mal;
elle en fut satisfaite et le prit pour le donner à son
amoureux. Mais nous en avons gardé une copie
qui sufflt à prouver, en dépit de Paul Veronése, de
Giorgione, de Titien et de leurs femmes à cheveux
d'or, qu'il y a au moins une beile brune à Venise.
XXVL
Détaìls de moeurs.
La saisonr s'avangait. Notre séjour à Venise s'était
prolongé au delà des limites que nous lui avions
fixées dans le pian general de notre voyage. Nous
retardions notre départ de semaine en semaine, de
jour en jour , et nous trouvions toujours quelque
bonne raison pour rester. En vain de légères
brumes commengaient à voltiger le matin sur la
lagune ; en vain une averse subite nous forfait à
nous réfugier sous les arcades des Procuraties ou
le porche d'une église ; en vain, lorsque nous noos
promenions au clair de lune sur le grand canal,
Fair frais de la nuit nous obligeait-il quelquefois
à remonter la giace de la gondole et à rabattre le
drap noir de la felce : nous faisions la sourde oreille
*ux avertissemenls de l'automne.
ITALIA. 397
Nous nous souvenions toujours d'un palais,
d'une église ou d'un tableau que nous n'avions pas
vu. Il fallait, en effet, avant de quitter Venise, visi-
ter cette bianche église de Santa-Maria-Formosa,
illustrée par la fameuse sainte Barbe, si superbe-
ment campée, si héroiquemenl belle, de Palme le
Vieux ; ce palais de Bianca-Capello, auquel se rat-
tachent les souvenirs d'une legende amoureuse
toute vénitienne et pleine d'un charme romanesque
qu'a peine à détruire l'enseigne d'une modiste
franoaise , Mme Adele Torchère , qui vend des ca-
potes et des bibis dans la chambre où rèvait ,
accoudée au balcon , la belle et nonchalante créa-
ture ; et cette bizarre et superbe église de San-Zac-
caria, où se trouvent un merveilleux tableau d'aiv-
tei, tout reluisant d'or , d'Antoine Vivarini , donne
par Hélène Foscari et Marina Donato, et le tom-
beau de ce grand sculpteur Alexandre Vittoria,
Qui vivens vìvos duxit de marmore vullus.
Magniflque concetto d'épitaphe justifié, cette fois,
par un peuple de statues.
Tantót c'était autre chose, une Ile oubliée, Ma-
zorbo ou Torcello, où il y a une curieuse basilique
byzantine et des antiquités romaines; tantót une
fagade pittoresque sur un canal peu frequente, dont
il fallait prendre un croquis; mille motifs de ce
genre, tous raisonnables, tous excellents, mais qui
398 ITALIA.
n'étaient point les véritables, quoique nous fìssions
semblant de les croire vrais. Nous cédions, malgré
nous, à cette mélancolie qui prend au coeur le
voyageur le plus détenniné, au moment de s'éloi-
gner, peut-ètre pour jamais, d'un pays longtemps
désiré , d'un endroit où il a passe de beaux jours
et de plus belles nuits.
Il est certaines villes dont on se séparé commi 1
d'une maitresse aimée , la poitrine gonflée et des
larmes dans les yeux, espèces de patries électives
où l'on est plus facilement heureux qu'aiUeurs, où
Fon réve de retourner et d'aller mourir, et qui vous
apparaissent au milieu des tristesses et des compli-
cations de la vie comme une oasis, un Eldorado,
une cité divine où les ennuis n'ont pas d'accès, el
où reviennent les souvenirs d'une aile obstinée.
Grenade a été pour nous Fune de ces Jérusaleras
célestes qui brillent sous un soleil d'or dans les
lointains azurés du mirage. Nous y pensions depuis
notre enfance ; nous l'avons quiltée avec pleurs, el
noiis la regrettons bien souvent. Venise sera pour
nous une autre Grenade , plus regrettée peut-ètre.
Vous est-il arrivé de n'avoir plus que quelques
jours à rester avec un étre chéri ? On le regarde
longtemps, fixement, douloureusement, pour bien
se graver ses traits dans la mémoire; on se sature
de ses aspects , on l'étudie sous tous ses jours, on
remarque ses petits signes partkuliers, le grain de
ITALIA. 399
oieauté près de la bouche , la fossette de la joue òu
ie la main ; on note les inflexions et les mélodies
de sa voix , on tàche de garder le plus possible de
cette image adorée que Fabsence va vous ravir, et
que vous ne pourrez plus revoir que dans votre
eoeur ; on ne se quitte pas, on veut profiter jusqu'au
bout de la dentière minute; le sommeil mème
vous parait un voi fait à ces héures précieuses , et
les causeries interminables se prolongent la main
dans la main , sans qu'on s'apergoive que les lam-
pes pàlissent et que la lueur bleue du matin Altre
à travers les rideaux.
Nous éprouvions cette impression à Fendroit de
Venise. A mesure que Finstant du départ s'appro-
chait , elle nous devenait plus chère. Son prix se
révélait au moment de la perdre. Nous nous re-
prochions d'avoir mal profité de notre séjour, et
nous regrettions amèrement quelques heures de
paresse, quelques làches concessions aux éner-
vantes influences du sirocco. Il nous semblait que
nous aurions pu voir davantage , prendre plus de
notes, faire plus de croquis, nous fier moins à
notre mémoire : et cependant Dieu sait si nous
avions fait en conscience notre métier de voyageur;
on ne rencontrait que nous dans les églises , dans
les galeries , à FÀcadémie des beaux-arts , sur la
place Saint-Marc, au palais du doge, à la Bibliothè-
que. Nos gondoliers éreintés demandaient gràce; à
400 ITALIA.
peine prenions-nous le teraps d'avaler une giace
au café Florian, une soupe de poux de mer et un
pasticcio de polenta au Gastoff San-Gallo ou à la
taverne du Chapeau-Noir. En six seniaines , nous
avions use trois lorgnons, abimé une jumellc, perdo
une longue-vue. Jamais personne ne se livra à une
pareille débauché d'oeil. Nous regardions quatorze
heures par jour sans nous arrèter. Si nous avions
osé , nous aurions continue iiotre inspection ara
torches.
Les derniers jours, cela devint une véritable fiè-
vre. Nous flmes une tournée generale de récapitu-
lation au pas de course , avec ce coup d'oeil net et
prompt de l'homme qui connalt la chose qu'il re-
garde et va droit aux objets qu'il recherche. Gomme
ces peintres qui repassent à Tenere les dessins à la
mine de plomb qu'ils craignent de voir s'effacer,
nous assuràmes d'un trait plus appuyé les mille
linéaments crayonnés dans notre mémoire. Nous
revimes ce beau palais dtical fait exprès pour une
décoration de drame ou d'opera, avec ses grandes
murailles roses , ses dentelures blancbes, ses deux
étages de colonnettes, ses trèfles arabes ; ce prodi-
gieux Saint-Marc, Sainte-Sophie de l'Occident, co-
lossal reliquaire des civilisations disparues, caverne
d'or dìaprée de mosalque, immense entassement
de jaspe, de porphyre, d'albàtre, de fragments an-
tiques, cathédrale de pirates enrichie des dépouilles
ITALIA. 401
de Punivers ; ce Campanile qui porte si haut dans
Tazur l'ange d'or protecleur de Venise et garde à
ses pieds la logette de Sansovino , sculptée comme
un joyau; cetle tour de l'Horloge, toute d'or et
d'outremer, où, sur un large cadran, se promènent
les heures noires et blanches ; cette Bibliothèque
d'une élégance tout athénienne, couronnée de svel-
tes slatues mythologiques , riant souvenir de la
Grece voisine ; et ce grand canal bordé d'une dou-
blé rangée de palais gothiques, moresques, Renais-
sance, rococò, dont les fagades toutes diverses
émerveillent par l'inépuisable fantaisie et la perpé-
tuelle invention de leurs détails qu'une existence
d'homme ne suffirait pas à étudier, splendide ga-
lene où se déploie le genie de Sansovino, de
Scamozzi, de Pierre Lombard, de Palladio, de
Longhena, de Bergamasco, de Rossi, de Tremignan
et d'autres architectes merveilleux, sans compter
les inconnus, les humbles ouvriers du moyen àge,
qui ne sont pas les moins admirables.
Nous nous faisions promener en gondole , de la
pointe de la Dogana à la pointe de Quinavalle,
pour flxer à jamais dans nolre esprit ce spectacle
féerique, que la peinture comme la parole est im-
puissante à rendre, et nous dévorions, avec une
attenlion désespérée , ce mirage de Fata-Morgana ,
près de s'évanouir à tout jamais pour nous.
Maintenant, au moment de termi ner ces recits
199 aa
402 ITALIA.
peut-ètre déjà trop longs, et dont le lecteur impa-
rtente aura fait lourner rapidement les feuillets, il
nous semble que nous n'avons rien dit, que nous
avons bien faiblement exprimé nolre enthousiasme
et mal copie nòs superbes modèles. Chaque monu-
ment, chaque église, chaque galerie aurait de-
mandò un volume, là où nous pouvions disposer à
peine d'un chapitre, et pourtant nous n'avons parie
que de ce qui est visible; nous nous sommes gardé
de sccouer la poussière des vieilles chroniques, de
raviver les souvenirs éteints, de repeupler de leurs
anciens habitants les palais déserls : car c'était alors
l'ouvrage de toute une vie , et il a fallu nous con-
tenler de tirer sur notre papier de simples épreuves
photographiques qui n'ont d'autre inerite que leur
sincérité.
Souvent cette tentalion nous a pris, de détacher
de leurs toiles les patriciens et les magnifiques de
Titien» de Bonifazzio, de Paris Bordone, et de faire
descendre de leurs cadres sculptés les belle9 femmes
de Ciorgione , de Paul Veronése , avec leurs robes
de brocart , leurs cheveux d'or roussi , pour en
animer celte décoration restée intacte et à laquelle
il ne manque que les acleurs. Les noms magiquesde
Dandolo, de Foscari, de Loredan, de Marino Faliero,
de la reine Cornaro, ont plus d'une fois excité nolre
imagination. Mais nous y avóns sagement resistè.
A quoi bon refaire en prode d'admirables poémes?
ITALIA. 403
Notre tàche était plus humble. En lisant les récits
des voyageurs, il nous est arrivé de'souhaiter des
détails plus précis, plus familiers, plus tracés sur
le vit , des remarques plus circonstanciées sur ces
mille petites diffiérences qui avertissent qu'on a
changé de pays. Des considera tions générales en
style pompeux, des apergus historiques plus ou
moins jusies nous apprennent ce que nous savons
déjà et nous rcnseignent fort mal sur la forme des
chapeaux, la coupé des robes, la qualité et le nom
des mete dans telle ou telle ville. Nous ayons fait
notre butin de tout cela, et décrit des maisons,
des cabarels , des rues , des tragnets , des affiches
de théàlre, des martonnettes , des ombres chi-
noises, des cafés, des musiciens ambulante, des en-
fants, des vieillards et des jeunes filles, tout ce que
Fon dédaigne ordinairement.
Cela n'est-il pas aussi intéressant, de savoir com-
ment se coiffe une grisette vénitienne et quels
plis fait son chàle sur les épaules, que d'entendre
raconter pour la cenlième fois la décapilation du
doge Marino Faliero sur Tescalier des Géants , qui
ne fut bàti , par parenthèse , qu'un siècle ou deux
après sa mort ? Croyez-vous donc qu'il soit indif-
férent d*apprendre si le café se Altre ou se fait
bouillir avec le mare , à la mode orientale , à Flo-
rlan et à la Constanza ? Ce petit fait du café trouble
à la turque ne dit-il pas tout le passe de Venise ?
404 ITALIA.
Et si nous vous rccopions ici tout stupidement une
liste de noms recueillis sur les enseignes et sur tes
raurailles, et dont la physionomie particulière an-
nonce qu'on n'est ni à Paris ni à Londres, des
noms tels qu'Ermagora , Zamora Fagozzo , Zano-
bvio , Dario , Paternian , Farsetti , Erizzo , Mangile
Valmarana, Zorzi, Condulmer, Valcamonica, Corner
Zaguri , etc. , ne serez-vous pas amusé et réjoui
de Teiiphonie et de la configuration de ces ap-
pellations si locales , si romanesques , si fluides ei
si douces à l'oreille ? Cette litanie ne vous appor-
tera-t-elle pas un écho de l'harmonie vénitienne ?
Nous sommes loin encore d'avoir rempli ce pro-
gramme, quelque restreint qu'il soit L'architee-
ture nous a souvent entralné , et nous avons sou-
vent abusé , en dépii du précepte de Boileau , du
feslon et de l'astrag&le. La rue et son spectacle tou-
jours renouvelé nous a bien des Ibis empéché
d'entrer dans les maisons , ce qui n'est pas toujours
facile au voyageur , cette hirondelle légère qui ar-
rive avec la belle saison et s'envole avec elle. Les
moeurs de la société vénitienue ne tiennent peut-
ètre pas assez de place dans ces esquisses , et le
tableau y a souvent le pas sur l'homoie. Mais, en
ce siècle d'hypocrisie et de cani, on n'a pas la
joyeuse et male liberté du président des Brosses,
et il est difficile de parler des moeurs sans étre
immoral.
ITALIA. 405
Raconter ses aventures , c'est de la fatuità ; ra-
sonter celles des autres, c'est de l'indiscrétion.
Peut-on , d'ailleurs , trahir le secret des intimités
où Von vous a cordialement,admis, et répéter dans
un livre ce qu'on vous dit à l'oreille ! Les formes
extérieures de la vie sont aujourd'hui presque par-
tout les mèmes , surtout dans la bornie soeiété.
Est -il bien nécessaire de dire que les sigisbés
n'existent plus , et que les Vénitiennes ont des
amante comme les femmes de Paris , de Londres
ou de tout autre endroil? Si l'on veut une ofiserva-
lion plus locale, ajoutons qu'elles en ont squvent
\m, mais rarement deux, trait de moeurs qui peut
s'étendre à toute l'Italie ; en outre , il n'est pas
de bon goùt que cet amant soit Autrichien : c'est
une manière de resister à l'oppression et d'isoler
l'ennemi.
Les anciennes familles ruinées vivent dans la re-
traite et pauvrement , et le propriétaire d'un palais
dine, dans une salle à manger tapissée de tableaux
de grands maltres, d'un plat de polente, de friture,
ou de coquillages qu'un valet unique est alle cher-
cher à la taverne.
L'été, on va passer la villégiature dans des mai-
sons de campagne festonnées de vignes , au bord
de la Brenta , ou dans de petites fermes agrestes
du Frioul. On ne revient à Venise que l'biver* C'est
une élégance qu'on pratique également à Paris. Les
406 ITALIA.
patriciens qui n'ont plus de maisons 4e campagne
et ne peuvent i faute de ressources , voy ager en
terre ferme , se cloitrent pendant toute la saison et
ne reparaissent qu'à l'epoque où il est permis de
fréquenter la place Saint-Marc. Tout ceti , natu-
rellement, souffre des exceptions : il y a des Vé-
nitiennes sans amant et des Yénitiens rkfa.es. Le
contraire de ce que nous avons dit est tout aussi
vrai. Les fètes , les bals , les diners sont rares. La
crainte des espions et des délateurs rend toute cette
société fort réservée. On ne s'amuse qu'à huis dos
et entre gens sùrs. Le luxe se cache et la gaieté met
des sourdines : cela rend diffidles les observations
de moeurs à voi d'oiseau.
Peut-étre ceux qui ont eu la bonté de nous lire
nous auront-iis reproché des myriades de noms
d'artistes entassés comme à plaisir. Certes , ee
n'était point pour faire parade d'une vaine éradi-
tion ; l'école vénitienne est d'une richesse si fabu-
leuse , que notre prolixité nous semble encore du
laconisme et de Tingratitude. L'arbre généalogique
de l'art a des rameaux si toufTus, si luxuriants, si
chargés de fruits dans cette ville feconde, qu'on a
autant de peine à en suivre les ramiiications que
celles de l'arbre généalogique de la Vierge à la ca-
thédrale de Saint-Marc : ce ne sont que rois, saints,
patriarches et prophètes.
Au de$à et au delà des quatre grands noms qui
ITALIA. 407
personniiient l'art vénitien, Giorgione, Titien, Paul
Veronése, Tintoret, il y a des familles entières de
peinires admirables. Depuis Antoine de Murano
jusqu'à Tiepolo , en qui s'éteignit la race , il fau-
drait un livre d'or à mille feuillets pour écrire ces
noras inconnus qui mériteraient d'ètre glorieux. Le
moindre de ces artistes serait réputé aujourd'hui un
grand genie, et tei qui s'en targue ferait fort piètre
figure parmi cette populace de talents.
En rendant compte de l'Académie des beaux-
arts , nous avons exprimé toute notre admiralion
pour cette merveilleuse école gothique des Vivarini,
desBasaiti, des Carpaccio, des Jean et Gentil Beilin,
qui, à tout le sentiment d'André Mantegna, de
Perugin et d'Albert Durer> joint un coloris où déjà
se pressent Giorgione. Mais parmi les peintres de
la décadence, qui se déclare dès la mort du Titien,
quelle fecondile, quelle facilitò, quelle dépense
d'invention , d'esprit et de couleur !
Écrire leurs noms ici ne réveillerait aucune idée ;
il faudrait y joindre l'analyse de leur oeuvre im-
mense , innombrable , caractériser leurs manières
diverses, reconstruire leur biographie , les recom-
poser de toutes pièces. C'est un travail que nous
ferons peut-ètre et qui nous a souvent tenté ; mais
pour cela il faudrait dix ans de séjour à Venise :
c'est ce qui nous determinerai à l'entreprendre.
Églises , palais , ils ont tout couvert de fresques et
408 ITALIA.
de peintures ; ils ont profité de la moindre place
laissée vide par Tintoret.
Ce qu'on ne sait pas assez , c'est que Venise re-
gorge de sculptures , de bas-reliefs , de flgures de
marbré et de broiize du plus rare inerite , oeuvres
de statuaires égaux à ses peintres , et dont on ne
parie jamais, nous ignorons pourquoi. Nous avons
nommé quclques-uns de ces artistes; mais qui vou-
drait la liste complète aurait à lire une litanie fu-
rieusement longue. Que la gioire humaine est ca-
pricieuse !
Qui parie maintenant de Vittoria, d'Aspetti, de Leo-
pardo, de Sansovino et de tant d'autres sculpteurs ?
A présent , quoique cela nous coùte , il feut
partir. Padoue, la ville d'Ezzelin et d'Angelo, nous
appelle. Adieu, cher campo San-Mosè, où nous
avons passe de si douces heures ; adieu les cou-
chers du soleil derrière la Salute , les effets de
lune sur le grand canal , les belles filles blondes
des jardins publics, les gais dlners sous les pam-
pres de Quintavalle; adieu le bel art et la splendide
peinture , les palais romantiques du moyen àge et
les fagades grecques de Palladio ; adieu les tourte-
relles de Saint-Marc ; adieu les goélands de la la-
gune , les bains de mer sur la plage du Lido , les
promenades à deux dans les gondoles; adieu Venise,
et si c'est pour'toujours, adieu ! comme disait lord
Byron du haut de sa lèvre dédaigneuse.
ITALIA. 409
Le chemin de fer nous èmporte, et déjà la Vénus
de TAdriatique a replongé son corps rose et blanc
sous Tazur de la mer.
XXVIL
Padoue.
Sortir de gondole pour monter en chemin de
fer est une action discordante. Ces deux mots ne
semblent pas faits pour se trouver ensemble. L'un
exprime le romantisme des souvenirs , Fautre le
prosaisme de la réalité. Zorzi de Cataro vous livre
brusquement à Stephenson. Vous étiez à Venise et
vous voilà en Angleterre ou en Amérique. Ti-
tien ! 6 Paul Veronése ! qui vous eùt dit que votré
ciel de turquoise serait un jour souillé par la fumèa
de la houille britannique , et que Tazur de vos la-
gunes refléterait les arcades d'un viaduc ? AiusJ
va le monde ; mais ici le contraste est plus sensi-»
ble, car les formes des àges disparus sont res-
tées intactes , et le présent vit dans la peau du
passe.
Nous avions déjà parcouru cette route , mais en
sens inverse , en venant de Verone à Veuise. Un
orage , éclatant sur nous avec éclairs , tonnerre et
pluie, nous montra sous un caractère particulière-
ment farouche et fantastique ce pays qui, vu par
410 ITALIA*
un temps ordinalre, offre une suite de campagues
bien culti vées, coupées de canaux, guirlandées de
pampres courant joyeusement d'un arbre à l'autre,
de jolis loinlains dentelés de collines bleues , par-
semés de villas dont la blancheur se détache sur
le vert des jardins ; un aspect gras , plantureux el
fertile.
Nous avions avec nous dans le wagon deux ou
trois moines d'une assez bonne touche, et quelques
jeunes abbés longs , minces ,j d'une gracilité toute
juvénile, avec des tètes ovales et béales, de cetle
pèleur unie , de ce ton mort chéri des mailres ita-
liens , et qui ressemblaient à des anges gothiques
du Fiesole, plumés et ayant remplacé leur nimbe
d'or par un tricorne ou un chapeau de Basile.
L'un d'eux rappelait exactement le portrait de
Raphael; mais lceil hébélé n'avait pas l'étincelle,
et la bouche s'ouvrait vaguement en un sourire
niais ; sans cela , il eùt été d'une beauté parfaitc.
La Yue de ces séminarìstes nous fit penser qu'en
France l'adolescent n'existait pas. Cette transilion
cbaruiante de l'enfance à la jeunesse manque to-
talement chez nous. Entre le hideux gamin de col-
lège à grosses mains rouges, à lournure dégin-
gandée , et le gaillard qui se rase ou porte une
barbe , il n'y a rien. L'éphèbe grec, le yaloulcd
algérien, le ragazzo italien, le mucbacho espagnol,
comblent de leur gràce jeune et de leur beauté
ITMJÀ. 441
encore indecise entre les deux sexes la lacune qui
séparé l'enfant de Thomme. Il serait curieux de
rechercher pourquoi nous somuies privés de cette
nuance : car il y a quelques beaux adolescente an-
glais, un peu dadais peut-ètre, à cause de la veste
et du pantalon à la matelote qu'on les condainne
à porter.
Tout en révant à ce problème de physiologie ,
nous arrivàmes au débarcadère : dix lieues sont
bientót dévorées , méme sur un railway italien. Là
une foule de faquins et de cochers nous attendaient
à la descente avec des cris et des gesticulations
féroces ; Us se disputaient les voyageurs et les ba-
gages , comme jadìs les cochers de coucou sur la
place de ia Concorde , ou les robelroou d'Avignon
sur le quai du Rhóne. L'un vous prend un bras ,
l'autre une jambe ; on vous soulève de terre, et, si
vous n'ètes pas assez robuste pour calmer cette ar-
deur par quelques bonnes gourmades, vous courez
risque d'ètre écartelé comme un regicide et tire à
quatre portefaix.
Une vingtaine de calèches, cabriolets, berlingots
et autres véhicules, stationnaient à la porte du débar-
cadère. Cela nous surprit et nous réjouit de voir des
chevaux et des voitures. Il y avait près de deux
mois, si Fon excepte le chevai de Murano, que cela
ne nous était arrivé.
Nous louàmes une calèche pour nous porter,
412 ITALIA.
nous et notre malie , jusqu'à Padoue, qui est à une
petite distance du chemin de fer. Déshabitué que
nous étions de tout vacarme de ce genre par la lo-
comotion silencieuse de Venise , le fracas des roues
et le piétinement des chevaux nous assourdissaient
et nous étaient insupportables ; il nous fallut più-
sieurs jours pour nous y refaire.
Padoue est une ville anòienne et qui fait assez
fière mine à Thorizon avec ses clochers, ses ddmes
et ses vieilles murailles sur lesquelles courent et
frétillent au soleil des myriades de lézards. Place
trop près d'un centre qui tire la vie à soi , Padoue
est une ville morte et qui a Fair presque désert.
Ses rues , bordées de deux rangées d'arcades basses,
sont tristes , et rien n'y rappelle l'architecture
elegante et gracieuse de Venise. Les constructions
lourdes , massives , ont un sérieux un peu rechi-
gné , et ces porches sombres au bas des maisons
ressemblent à des bouches noires qui bàillent
d'ennui.
On nous conduisit à une vaste auberge, établie
probablement dans quelque ancien palais, et doni
les grandes salles, déshonorées par de vulgaires
usages, avaient dù voir jadis meilleure compagnie.
C'était un vrai voyage que d'aller du veslibule à
notre chambre par une foule d'escaliers et de cor-
ridore ; il aurait fallu une carte ou un fil d'Ariane
pour s'y retrouver.
ITALIA. 443
Nos fenètres s'ouvraient sur une vue assez agréa-
"tole : une rivière coulait au pied de la muraille, la
Brenta ou le Bacchiglione, nous ne savons lequel,
car tous les deux arrosent Padoue. Les bords de
ce cours d'eau étaient garnis de vieilles maisons et
de longs murs par-dessus lesquels se projetaient
des arbres ; des estacades assez pittoresques , d'où
des pécheurs jetaient la ligne avec cette'patience
qui les caractérise en tous pays, des baraques avec
des filets et des linges pendii s aux fenètres pour
sécher, formaient, sous un rayon de lumière égra-
tignée, un joli motif d'aquarelle.
Après le dìner, nous allàmes au café Pedrocchi,
célèbre dans toute l'Italie par sa magnificence.
Rien n'est plus monumentaleraent classique. Ce ne
sont que piliers, que colonnes, qu'oves et que pal-
raettes, dans le genre Percier et Fontaine, le tout
très-grand et très en marbré. Ce qu'il y a de plus
curieux, ce sont d'immenses cartes géographiques
formant tapisserie, et représentant les diverses par-
ties du monde sur une enorme échelle. Cette déco-
ration un peu pédantesque donne à la salle un air
académique, et Fon s'étonne de ne pas voir une
chaire à la place du comploir, avec un professeur
en robe au lieu d'un maitre limonadier. Après
cela, comme Padoue est une ville universitaire, il
n'est pa3 mauvais que les- étudiants puissent conti-
nuer leurs cours en prenant leur café ou leur giace.
414 IT ALT A.
L'Université de Padoue a été célèbre autrefois.
Àu xiu € siede , dix-huit mille jeunes gens , tout
un peuple d'écoliers , suivaient les lecons de ses
savants professeurs, au nombre desquels figura
plus tard Galilée, dont on y conserve une vertebre
comme une relique, relique d'un marlyr qui a
souffert pour la vérité. La facade de l'Université est
fort belle; qualre colonnes doriques lui donnent
l'air sevère et monumentai; mais la solitude s'est
fatte dans les classes, où l'on compte aujourd'hui
mille étudiants à peìne.
L'afflche du théàtre annoncjait le Barbier de Se-
ville, de Rossini, et un ballet du cru : Pemploi de
notre soirée était trouvé. La salle était fort simple ;
les décorations semblaient peintes par un vitrier en
goguette, et rappelaient ces comédies de carton
dont s'amusent les enfants. Mais les acteurs avaient
des voix fralches et ce goùt naturel qui caractérise
les moindres chanteurs ilaliens. La Rosine était
jeune et charmante , et le Basile rappelait Tambu-
rini par la profondeur de sa basse-taille.
L'air de la calomnie fut aussi bien chanté qu'il
etìt pu Tètre sur un théàtre de premier ordre.
Mais ce qui était vraiment étrange, c'était le bal-
let, compose dans un genre fossile et antédiluvien
le" plus diverlissant du monde ; nous nous vimes
reporté, comme par magie, aux beaux temps du
mélodrame classique, à la pure école de Guilbert
ITALIA. 415
de Pixérécourt et de Caigniez; le scenario rappelait
Itz&Aqueducs de Cosenza, Roberti, chef de brigands,
le Pont du Torrent, et autres chefè-d'oeuvre oubliés '
de la generation actuelle. C'était une histoire de
voyageur égaré dans les bois, d'auberge # coupe-
gorge, de jeune fille sensible et de bandits habillés
en cosaques , avec d'immense» pantalons rouges ,
des barbes formidables, et un arsenal de coutelas et
de pistolets dans la ceinture, le tout entremélé de
danses et de combats réglés, au briquet et à la
liache , comme aux temps les plus glorieux des
Funambules , avant que Champfleury eùt importé
la littérature sur ce tréteau naif.
Un bel officier traversait ces aventures terribles
avec l'hérolsme obligé de tout jeune premier, suivi
du Jocrisse sacramentel. Mais, singulière imagina-
tion, ce Jocrisse était un soldat de la vieille garde,
revétu d'un uniforme en haillons, grimé comme un
macaque , orné d'un nez rouge sortant d'une
broussaille de moustaches et de favoris gris, et
percé d'un oeil enfoui dans une patte d'oie de rides
tracées au charbon. Le comique de la chose portai t
sur les transes perpétuelles au moindre brait de
feuilles, les coliques et les claquements de dents du
soldat de la vieille garde , fou de terreur et de la-
chete. Fairé de ce type de bravoure un idéal de
poltronnerie, représenter un grognard de la grande
armée avec les anxietés du Pierrot des pantomimes,
H6 ITALIA.
nous parut une fantaisie hasardée et d'un goùt.dé-
testahle. Notre chauvinisme en fut exaspéré, et il
nous fallut penser au róle que le cirque Olympique
fait jouer aux Prussiens pour nous calmer.
Le lendemain nous allàmes visiter la cathédrale
dédiée à saint Antoine , qui jouit à Padoue chi
raème crédit que saint Janvier à Naples. C'est le
Genius loci, le saint vènere par-dessus tous. Il ne
faisait pas moins de trente miracles par jour, s'ii
fout en croire Casanova. C'était bien mériter son
surnom de thaumaturge; mais ce zèle prodigieux
s'est beaucoup ralenti. Pourtant le crédit du saint
n'en est pas diminué, et Fon commande tant de
messes à son autel, que les prètres de la cathédrale
et les joars de l'année n'y peuvent sufflre. Poùr 1F-
quider les comptes , le pape a permis , au bout de
l'an, de dire des messes dont chacune en vaut
mille; de cette facon, saint Antoine ne fait pas ban-
queroute à ses fidèles.
Sur la place qui avoisine la cathédrale, s'elevo
une belle statue equestre de Donatello, en bronze,
la première qu'on ait fondue depuis l'antiquité et
qui représente un chef de condottieri, Gattamelata,
un brigand qui à coup sòr ne méritait pas cet
honneur. Mais l'artiste lui a donne une superbe
prestance et une fière tournure avec son bàlon
d'empereur romain, et cela sufflt pleinement.
L'église de Saint-Antoine se compose d'une agre-
ITALIA. 417
^ation de coupoles et de clochetons et d'une
grande fagade en briques, à fronton triangulaire,
aix-dessous duquel règne une galerie à ogives et à
coloimes ; trois petites portes, percées dans de hau-
tes arcades, répondent aux trois nefs. L'intérieur
est excessivement riche, encombré de chapelles et
de tombeaux de différents styles. On y voit des
échantillons de l'art de toutes les époques, depuis
l'art naif, religieux et délicat du moyen àge, jus-
qu'aux fantaisies les plus chiffonnées de l'art ro-
cocò. Nous avons remarqué une chapelle pompa-
dour des plus galantes ; des anges en perruque y
jouent de la pochette comme des maitres à danser,
et font un avant-deux sur des nuages. Il ne leur
manque que du rouge et des mouches. Ce qu'il y
a de plus curieux , c'est un tombeau en marbré
noir et blanc, dans le méme goùt évaporé et fo-
làtre. La Mort y fait la coquette , et , de ses dents
déchaussées , sourit comme la Guimard après _
une pirouette. Elle se démanche amoureusement et
avance avec gràce ses tibias décharnés. Nous
n'aurions jamais imaginé qu'un squelette fùt si
badia.
Heureusement, la genealogie -de Jésus-Christ de
Giotto, et la Madone du mèuie peintre , donnée par
Pétrarque, corrigent un peu cette gaielé intempes-
tive, et le sérieux catholique reprend ses droits
dans des tombes du xiv et du xv e siècle, sur
199 1>&
418 ITALIA.
lesquelles s'allongent gravement de roides statues
aux raains jointes.
Le cloìtre qui altient à l'église est pavé de daltes
funèbres, et ses murs disparaissent sous les monu-
ments sépulcraux dont ils sont plaqués ; nous
lùmes un certairi nombre de ces épitaphes, qui
étaient fort belles. Les Italiens ont gardé , de leurs
ancètres, le secret du latin lapidaire.
Sainte-Justine est une enorme église avec une
facade nue et une architecture intérieure d'une
sobriété ennuyeuse et pauvre. Il faut du bon goùt,
mais pas trop, et nous préférons encore à ce néant
rexubérance folle et les contournements excessifs
du rococò. Un beau tableau d'autel, de Paul Vero-
nése, relève cette misere.
Si l'église est piate et sans caractère , on n'en
peut dire autant des deux monstres gigantesques
qui la gardent, couchés sur son escalier comme
des dogues fidèles. Jamais Chimère japonaise n'eut
un aspect plus effrayant et plus terrible que ces
animaux fantastiques, espèces de griffons bideux,
à la croupe de liori, aux ailes d'aigle, à la tète stu-
pide et feroce , terminée par un bec mousse percé
d'obliques narines comme celili de la tortue. Ces
bètes monstrueuses tiennent serre contre leur poi-
trine, entre leurs pattes griffues, un guerrier à
che vai, caparagonné d'une ararare du moyen àge,
qu'elies écrasent avec une pression lente, tout en
ITALIA. 419
regardant vaguement quelque part , comme la
vache dont parie Victor Hugo, et sans s'inquiéter
autrement des efforts convulsifs du myrmidon ainsi a
broyé.
Que signifie ce chevalier pris avec sa monture
dans les serres inéluctables de ces monstres accrou-
pis? Quel mythe est cache sous cette sombre fan-
taisie sculpturale? Ces groupes illustrent-ils quel-
que legende ou sont-ils tout simplement de
sinistres hiéroglyphes de la fatali té? C'est ce que
nous n'avons pas pu deviner, et c'est ce que per-
somie n'a su ou n'a voulu nous dire. L'autre jour,
«n feuilletant l'album que le prince Soltykoff a
rapporté de l'Inde, nous avons trouvé dans les
propylées d'une pagode hindoue des monstre»
identiques, étouflant aussi un homnie arme contre
ieur poitrail.
Quel que soit le sens de ces groupes effrayants,
on y devine confusément de vagues souvenirs d'au-
tagonismes cosmogoniques et de luttes entre les
deux principes du bien et du mal : c'est Arimane
vainqueur d'Oromaze, ou Shiva terrassant Wish-
nou. Plus tard, sous le porche de la cathédrale de
Ferrare, nous avons vu deux de ces Chimères, qui
cette fois écrasaienf des lions.
Une chose qu'il ne faut pas negliger quand on
passe à Padoue, c'est d'aller visiter l'ancienne
église de l'Arena, située au fond d'un jardin d'une
4S0 ITALIA.
vègeta tion touffue et luxurianie, où cerles on ne
la devinerait pas si Fon n'était averti.
Cette église est enlièrement peinte à l'intérieur
par Giotto. Aucune colonne, aucune nervure, au-
cune division architecturale n'interrompt cette
vaste tapisserie de fresques : l'aspect general est
doux, azuré, étoilé cornine un beau ciel calme;
l'outremer domine et fait le ton locai ; trente com-
partiments de grande dimension, indiqués par de
simples traits, contiennent la vie de la Vierge et
celle de son divin fìls dans tous leurs détails : on
dirait les illustrations en miniature d'un missel gi-
gantesque. Les personnages, par de na*fs anacbro-
nismes bien précieux pour l'histoire , sont habiUés
à la mode du temps où peignait Giotto.
Au-dessous de ces compositions d'une suavité
charmante et du sentiment religieux le plus pur,
une plinthe peinte montre les sept péchés capitaux
symbolisés d'une manière ingénieuse, et d'autres
figures allégoriques d'un fort bon style ; un paradis
et un enfer, sujets qui préoccupaient beaucoup les
artistes de cette epoque, complètent cet ensemble
merveilleux. Il y a dans ces peintures des détails
bizarres et touchants : des enfants sortent de leurs
petits cercueils pour monter àu paradis avec un
empressement joyeux, et s'élancent pour aller jouer
sur les gazons fleuris du jardin celeste; d'autres
tendent les mains à leurs mères à demi ressus-
ITALIA. Ili
cilées. On peut faire aussi la remarque que tous
les diables et les vices sont obèses , tandis que les
anges et les vertus sont fluets, élancés. Le peintre
marque ainsi la prépondérance de la matière chez
les uns et de l'esprit chez les autres.
Nous devons consigner ici une remarque pitto-
resque él physiologique. Le type des Padouanes
diffère beaucoup de celui des Vénitiennes , malgré
le voisinage des deux villes ; leur beauté est plus
sevère et plus classique : d'épais cheveux bruns ,
des sourcils marqués, un regard sérieux et noir,
un teìnt d'une pàleur olivàtre, un ovale un peu
empàté rappellent les grands traits de la race lom-
barde ; la baute noire dont ces belles fllles s'enca-
drent le visage, leur donne, lorsqu'elles filent en si-
lence le long des arcades déserles, un air superbe
et farouche qui contraste avec le vague sourire et
la facile gràce vénitienne.
Voyez encore sur la piazza Salone le Palais de
Justice, vaste édifice dans un style moresque, avec
des galeries, des colonnettes, des créneàux denti-
culés, qui contient la plus grande salle qui soit
^peut-ètre au monde, et rappelle l'architecture du
palais ducal de Venise; et à la Scuola del Santo, de
glorieuses fresques de Titien , les seules que Fon
connaisse de ce grand peintre, et vous n'aurez pas
grand regret de quitter Padoue.
On y montre encore les instruments de torture,
422 ITALIA.
ehevalets, estrapades, pinces, tenailles, brodequins T
roues dentelées, scies, couperets, dont faisait usage
sur ses victimes Ezzelin , le plus fameux tyran qui
ait existé, et auprès de qui Angelo n'est qu'un ange
de douceur. Nous avions une lettre pour l'amateur
qui conserve cette bizarre collection, faite pour un
musée de bourreau. Nous ne le trouvàmes pas, à
notre grand regret, et nous partimes le mème soir
pour Rovigo, nous arrachant avec peine à ce doux
royaume Lombardo- Vénitien, à qui rien ne man-
que, hélas! sinon la liberto....
xxvin.
Ferrare.
Un omnibus conduit en quelques heures de Pa-
doue à Rovigo , où Fon arrive le soir. En alten-
dant notre souper, nous erràmes à travers les rues
de la ville, éclairées par un clair de lune argenté
qui permettait de discerner la silhouette des monu-
ments ; des arcades basses comme celles de Fan-
cienne place Royale à Paris règnent le long des
rues, et avec leurs alternatives de clair et d'ombre
fonnent de longs cloìtres qui rappelaient ce soir-là
l'effet de la décoration de l'acte des nonnes de
Robert le Diable. De rares passants filaient silen*
cieux comme des ombres ; quelques chiens plain-
ITALIA. 423
tifs aboyaient à la lune, et la ville paraissait déjà
endormie : toutes les fenètres étaient éteintes, à
l'exception de quelques cafés éclairés, où des habi-
tués, l'air ennuyé etsomnolent, consommalent une
giace, une demi-tasse ou un verre d'eau à petites
cuillerées, à lentes gorgées, sagement, méthodi-
quement, se reprenant souvent pour lire un insi-
gnifiant article de diario censure, comme des gens
qui ont beaucoup d'heures à dépenser et tàchent
cTatteindre l'instant d'aller se coucher.
Le matin on nous fit grimper dès l'aurore dans
une espèce de guimbarde qui tient le milieu entre
la patache frangaise et la tartane valencienne. Des
voyageurs délicats placeraient ici une elegie pathé-
tique sur l'inconfortabilité de ces sortes de véhicu-
les; mais la galère espagnole et la poste eourue en
charrette par les plus abominables chemins du
monde nous ont rendu très-philosophe à Fendroit
da ces petits inconvénienls. D'ailleurs, ceuxqui veu-
leni avoir toutes leurs aises n'ont qu'à rester chez
eux. Un coupé d'Erler roulant sur le macadam des
Champs-Élysées est infìniment plus moelleux , et il
est incontestable qu'on dine mieux chez les frères
Provengaux que dans les hótelleries de grande route.
Le trajet de Rovigo à Ferrare n'a rien de bien
pittoresque : des terres plates, des champs cultivés,
des arbres du Nord ; on pourrait se croire dans un
département de France.
424 ITALIA.
L'on traverse le Pò, qui roule des eaux jaunàtres
et dont les rives basses et dépouillées rappellent
vaguement celles du Guadalquivir au-dessous de
Sévifle. Le fougueux Éridan, prive du tribut des
fontes de neige, avait l'air assez calme et débon-
naire pour ìe moment.
Le Pò séparé la Romagne des États lombardo-
vénitiens, et la douane vous attend à la sortie du
bac.
On se plaint en general beaucoup des douanes
italiennes et de leurs interminables vexations. Nous
avouerons qu'elles ont toujours feuilleté notre
mince bagage avec moins de méticulosité, certes,
que ne l'eussent fait des douanes frangaises en pa-
reille occasion; il est vrai que nous avons toujours
livré nos clefs d'un air insouciamment gracieux et
déployé notre passe-port, toutes les fois que nous en
avons été requis, avec la célérlté et la polilesse du
singe Pacolet.
La douane romagnole, après avoir négligemment
tracassé nos chemises et nos chaussettes, voyant
que nous ne transportions pas d'autre littérature
qu'un guide-Richard, livre superlativement benin
et peu subversif, referma notre malie avec magna-
nimité et nous permit de la facon la plus clemente
de continuer notre voyage.
Nous avions dans la voiture deux prètres assez
àgés, gros, gras, courts, avec des teints huileux et
ITALIA. 425
jstiznes, des barbes rasées dont les tons bleuàtres
montaient jusqu'aux pommettes, et qui portaient
saris le savoir le costume du Basile de Beaumar-
chais, aussi exagéré que les grimes croient le cari-
caturer sur le théàtre. Chez nous, le costume ecclé-
siaslique a presque disparu. Les prètres en France
se sécularisent tant qu'ilspeuvent; bien peu, depuig
la revolution de juillet et de février, portent fran-
chement la soutane dans la rue. Un chapeau à lar-
ges bords, deshabits noirs de coupé antique, des
redingotes longues, un manteau de couleur som-
bre, leur composent un costume mixte entre la re-
ligion et le siede, qui ressemble assez à celui d'un
quaker ou d'un homme sérieux revenu des élégan-
ces de la toilette. Ils ne sont prètres que furti-
vement , et ce n'est qu'à l'église qu'ils revétent les
insignes sacerdotaux. En Italie, au contraire, ils se
carrent et se prélassent dans leur caractère, pren-
nent le haut du pavé, sont partout comme chez
eux, développent leurs mouchoirs avec ampleur, se
mouchent et toussent bruyamment, en personnes à
qui tous égards sont dus et qui ne se doivent point
gèner.
Ceux-ci avaient pris les meilleures places de la
voiture, que nous leur eussions cédées avec la dé-
férence que méritaient leur Age et leur état, et ils
s'y étalaient largement, bien qu'ils les eussent usur-
pées sans le moindre mot d'excuse et le plus léger
426 ITALIA.
souci de nos aises et de notre confort. Il est vra
que nous étions sur les États du pape, où le prétre
règue en maitre absolu, ayant à la ibis le ciel et la
terre, les clefs de l'autre monde et de celui-ci, pou-
vant vous damner et vous faire pendre, tuer votre
àme et votre corps. La conscience de-cet enorme
pouvoir, le plus grand qui fut jamais, donne aux
prétres de ce pays . une sécurité, un aplomb, une
aisance magistrale et souveraine dont on n'a au-
cune idée dans les pays du Nord.
Nos deux curés, car tei était probablement leur
grade dans la hiérarchie ecclésiastique , échan-
geaient entre eux de rares et mystérieuses paroles
avec cette réserve et cette prudence qui n'aban-
donnent jamais leprètre devantles laiques, oubien
ils dormaient ou marmottaient le latin de leur bré-
viaire dans des volumes à couvertures brunes, à
tranches rouges divisées par des signets ; nous ne
croyons pas que dans toute la route il leur soit ar-
riva de regarder une fois le paysage parla portière;
était- ce qu ils le connaissaient ou craignaient les
distractions du monde extérieur, le charme de cette
nature éternelle derrière laquelle se cache le grand
Pan de Tantiquité , que le moyen àge catholique
s'est obstiné à prendre pour le diable?
Cette compagnie, respectable assurément, mais
dont la froideur morne nous glagait, nous quitta à
Ferrare. Ces flgures blafardes dans ces vètements
ITALIA. 427
Hoirs foisaient ressembler] un peu notre carrosse à
une voiture d'enterrement, et nous les vìmes par-
tir avec plaisir.
Ferrare s'élève solitairement au milieu d'un pays
plat plus riche que pittoresque. Quand on y pénètre
par la grande rue qui conduit à la place, l'aspect
de la ville est imposant et monumentai. Un palais
avec* un grand escalier occupe l'angle de ce vaste
terrain ; il doit servir de palais de justice ou de mai-
son de ville, car des gens de toutes class^s entraient
et sortaient par ses larges portes.
Pendant que nous errions dans la rue, satisfai-
sant notre curiosile aux dépens de notre appétit et
dérobant à l'heure accordée pour notre déjeuner
quarante minutes pour régaler nos yeux et remplir
nos devoirs de voyageur, une apparition étrange se
dressa subitement devant nous, aussi inattendue
que pjeut l'ètre un fantòme en plein midi : c'était
une espèce de spectre masqué de noir, la téle en-
gloutie dans une cagoule noire, le corps drapé d'un
froc ou plutót d'un domino violet liséré de rouge,
ayant une croix rouge sur l'épaule, un crucifix de
cuivre jaune perfdu au col, une ceinture rouge, et
secouant silencieusement un petit coffre de bois, un
tronc portatif qui rendait un bruissement de billon.
Cet épouvantail, qui n'avait de vivant que les
yeux qu'on voyait briller par les trous du masque,
hocha deux ou trois fois devant nous sa tirelire
4*8 ITALIA.
où, (out épouvanté, nous laissàmes couler une poi-
gnée de bajoques, sans savoir pour quelle oeuvre
de charité mendiait ce lugubre quèteur. Il reprit
son chemin sans mot dire , avec un froissement de
ferraille et de monnaie très-sinistre et très-funèbre,
tendant sa botte où chacun s'empressait d'enfouir
une menue pièce.
Nous demandàmes à quel ordre appartenak ce
iantòme plus effrayant que les moines et les ascètes
de Zurbaran, qui promenait ainsi Feffroi des vi-
sions nocturnes à la pure lumière du soleil et rèa-
Msait dans la rue le cauchemar des sommeils péni-
bles. On nous dit que c'était un pénitent de la
confrérie de la Mort, quètant pour acheter des
bières et dire des messes à de pauvres diables
qu'on aliait fusiller le jour méme, des brigands ou
des républicains, nous ne savons plus lequel. Ces
pénitents se donnent la triste et cbaritable mission
d'accompagner les condamnés à mori au lieu du
supplice, de les soutenir dans leurs suprèmes an-
goisses, d'enlever de l'échafaud le corps mutile, de
le coucher au cercueii et de lui procurer une sépul-
ture chrétienne. Ce sont des gerife de la ville qui
se dévouent par pitie à ces pénibles fonctions et
mèlent ainsi un élément tendre, quoique voile et
masqué, aux implacables et froides immolations de
la justice. Ces spectres empéchent un peu le patient
de voir le bourreau. C'est la timide protestation de
ITALIA. 429
l'Humanité. Souvent ces soeurs de charité de l'é-
cliafaud se trouvent mal et soni plus troublées que
le supplicié lui-mème.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter le plus ou
moins de légitimité de la peine de mort; des voix
plus écoutées que la nòtre ont développé avec
beaucoup d'éloquence et de logique les raisons pour
et contre. Mais, puisque cette horrible tragèdie ju-
diciaire est maintenue, il nous semble que la mise
en scène (qu'on nous passe ce mot) doit en ètre
aussi effrayante que possible. Il ne s'agit pas d'es-
camoter lestement sa téte au ctftipable , opération
qui ne l'améliore en rien, mais de donner un
exemple terrible qui agisse sur les imaginations et
les retienne au penchant du crime. Tout le specta-
cle lugubre qui peut augmenter Fimpression de ce
drame sanglant et le dessiner au fond de la mé-
moire des spectateurs en silhouettes redoutables,
doit, selon nous, ètre mis en oeuvre. Il faut que la
terreur plastique se combine avec la terreur mo-
rale. Figurez-vous ces Claudes Frollos violets teiiant
à la main des cires flambantes et marchant sur
deux files à coté du condamné livide ! C'est de
l'Anne Radtcliff et du mélodrame, diront les esprits
exacts : c'est possible. Mais alors à quoi sert de
couper des tètes, si cela n'effraye personne? On
doit éviter, si Fon veut qu'elles produisent leur
effet, d'òter leur figure aux choses; le supplice
430 ITALIA,
francbement terrible est moins hideux que le sup-
plice doucereusement bourgeois et prive par la
mécanique et la philanthropie de sa poesie affreuse.
Mais en yoilà assez sor ce vilain sujet ; revenons à
des idées moins sorabres.
L'Italie a conserve en grande partie la méthode
du docteur Sangrado, et la race de ces médecins
dont le système est développé en latin de cuisine
dans la cérémonie du Malade itnaginaire n'y est pas
encore éteinte; ceci soit dit sans porter atteinte
aux talents de premier ordre. Il y a dans la Pénin-
sule des exemplaires assez nombreux de MM. Pur-
gon, Diafoirus, Macrolon, Desfonandrès et autres
docteurs de là facon de Molière; on y saigne à blanc
pour la moindre indisposition ; cette opération est
faite par les barbiers; aussi voit-on sur les botiti -
ques des fraters des tableaux de la plus réjouis-
sante fantaisie chirurgicale : ici e est un bras nu
dont la Teine ouverte lance un jet pourpre, arrondi
cornine ces fusées que darde la bière de mars dans
les verres des hussards et des fillettes, aux enseignes
des bouchons de village; là des Amours joufilus,
traversant un ciel bleu de perruquier, apportent la
palette qui doit recevoir le sang d'une jeune femme
dans une position intéressante, et à laquelie sourìt
tendrement un époux en costume du Directoire.
Dans ces sujets sanguinolents, la verve des peintres-
vitriers, Apelles de ces tableaux, ne recide devant
ITALIA. 431
Btucune violence de ton et imagine des contrastes à
étonner les coloristes.
C'était jour de marche, et cela produisait un
peu d'animation dans cette ville ordinairement si
morne. Nous ne vlmes rien de caractéristique
commè costume ; l'uniformité envahit tout. Les
paysans des environs de Ferrare ressemblaient as-
sez aux nòtres, sauf l'éclat meridional de leurs yeux
noirs et une certaine flerté dans la tournure qui
rappelle qu'on est sur une terre classique; les den-
récs d'automne, raisins, citrouilles, piments, toma-
tes, mèlées à des poteries grossières et à des usten-
siles de ménage rustique, s'entassaient sur la place,
où stationnaient des groupes de causeurs et d'ache-
teurs, quelques chars à boeufs, bien moins prinii-
tifs que ceux d'Espagne; quelques ànes au bàt de
bois attendaient avec une patiente mélancolie que
leurs maìtres eussent fini leurs affaires et s'en re-
tournassent : les boeufs couchés sur leurs genoux en
ruminant paisiblement, les ànes tirant du bout de
leur lèvre grise un brin d'herbe jailli d'une fissure
du pavé.
Un délail parliculier à l'Italie, ce soni les chan-
geurs de monnaie en plein vent. Leur installation
est des plus simples et consiste en un tabouret et
une petite table où sont rangées des piles de scudi
et de bajoques et d'autres pièces. Le changeur, ac-
croupi cornine un dragon, regarde son petit trésor
433 ITALIA.
d'un oeil inquiet et jaune où se peint la crainte in-
cessante des fìlous, que n'écarte aucun grillaie.
Notons encore un détail tout italien : un sonnet
à la louange d'un médecin qui l'avait guéri d'une
maladie hépatique était affiché par un convales-
cent plein de reconnaissance à l'une des murailles
les plus apparentes de la place. Ce sonnet, très-
fleuri et très-mythologique, expliquait comme quoi
les Parques avaient voulu couper le fìl des jours
du maladft, mais que le docteur, accompagné d'Es-
culape, le dieu de la médecine, et d'Hygie, la
déesse de la sante, était descendu aux enfers pour
arrèler les ciseaux d'Atropos et remettre de l'étoupe
aux fuseaux de Clotho, étoupc que Lachésis filait de-
puis avec beaucoupd'égalité. Nous aimons assezcette
manière antique et naive d'exprimer sa gratitude.
La cathédrale, dout la fa^ade donne sur cette
placiky est dans ce style gothique italien si inférieur
pour nous au gothique du Nord. Le porche offre
de curieux détails. Les colonnes, au lieu de repo-
ser sur des socles comme des colonnes ordinaires.
portent sur des Chimères dans le goùt de celles du
portailde Sainte-Justine à Padoue, qu'elles écrasent
à demi , et qui se vengent de cette douleur en dé-
chirant des lions de style ninivite emprisonnés dans
leurs pattes. Ces monstres cariatides se tordent
affreusement sous l'enorme pression et font de la
eine aux yeux.
ITALIA. 433
Le chàteau des anciens ducs de Ferrare , qu'on
trouye un peu plus loin , a une belle tournure féo-
dale. C'est une vaste botte de tours réuiiies entre
elles par de hautes murailles couronnées d'un mou-
charabi faisant comiche, émergeant d'un grand
fosse plein d'eau où Fon pénètre par un pont de-
fendu.
Sur les mots que nous venons de dire, qu'on ne
se figure nullement un burg comme ceux qui hé-
rissent les rochers du Rhin. Quelques décorations
du théàlre italien dans Corrado d'Altamura, Tan-
erède ou autres opéras chevaleresques, en donne-
raient une idée assez juste. Le gothique en Italie
n'a nullement la mème physionomie que chez nous.
Point de pierres verdies, de sculptures moussues, de
manteaux de lierre tombant des vieux balcons bri-
sés; nulle trace de cette rouille du temps, insépa-
rable pour nous d'un monument du moyen àge :
c'est* un gothique qui, malgré sa date, semble tout
- neuf; un gothique blanc et rose, plus joli que
sérieux, un peu troubadour, pour tout dire, et
rappelant les pendules féodales de la Restaura-
tion. Le chàteau des ducs de Ferrare, tout en
briques ou en pierres rougies par le soleil , a une
teinte vermeille de jeunesse qui lui óte de son
effet imposant. 11 ressemble trop à un décor de
mélodrame.
C'est dans ce chàteau qu'habitait cette fameusc
199 ce
434 ITALIA.
Lucrèce Borgia, que Victor Hugo nous a faite si
monstrueuse, et que l'Arioste dépeint comme un
modèle de chasteté, de gràce et de vertu; cettc
blonde Lucrèce, qui écrivait des lettres respirant
l'amour le plus pur, et dont Byron pòssédait quel-
ques cheveux fins comme la soie et brillants comme
l'or. C'est là que se jouèrent les drames du Tasse,
de l'Arioste et de Guarini; là qu'eurent lieu ces
orgies étincelantes , mèlées de poison et d'assassi-
na ts, qui caractérisent cette période de l'Italie sa-
Tante et artiste , raffinée et scélérate.
U est d'usage d'aller visiter pieusement le eachot
probléoiatique où le Tasse, fou d'amour et de dou-
leur, passa tant d'années, d'après la legende poé-
tique formée autour de son infortirne. Nous n'en
avions pas le temps, et nous le regrettàmes peu.
Ce eachot, dont nous avons sous les yeux un dessin
fort exact, n'a que les qua tre murs : une voùte
basse le plafonne. Au fond l'on voit une fenétre
grillée d'épais barreaux et une porte ferree avec de
gros verrous- 11 est assez invraisemblable que, dans
ce trou obscur tapissé de toiles d'araignées, le Tasse
ait pu travailler et remanier son poéme, composer
des sonnets et s'occuper de petits détails de toi-
lette , tels que la qualité du velours de sa barrette
et de la soie de ses chausses , et de cuisine , tels
que l'espèce de sucre dont il voulait saupoudrer sa
salade , cekii qu'il avait n'étant pas assez fin à son
ITALIA. 435
gre ; nous ne vimes pas non plus la maison de
TArioste, autre pèlerinage obligé. Outre le peu de
foi qu'il faut ajouter à ces traditions sans authenti-
citó, à ces reliques sans caractère, nous aimons
cYiercher l'Arioste flans Y Orlando furioso, le Tasse
dans la Jérusalem délivrèe ou dans le beau dràme
de Gcethe.
Le mouvement de Ferrare est concentré sur la
Place-Neuve % devant l'église et autour du chàteau.
L»a vie n'a pas encore abandonné ce coeur de la
cité ; mais, à mesure qu'on s'éloigne, les pulsations
s'affaiblissent, la paralysie commence, la mort
gagne ; le silence , la solitude et l'herbe envahis-
seni les rues ; on sent qu'on erre dans une Thè-
balde peuplée des ombres du passe et d'où les vi-
vanls se sont écoulés comme une eau qui tarit.
Rien n'est plus triste que de voir le cadavre d'une
ville tomber lentement en poudre au soleil et à
la pluie. Au moins l'on enterre les cadavres hu-
mains.
Après quelques bouchées avalées à la hàte , nous
remontàmes dans notre berline et nous nous diri-
geàmes vers Bologne d'un pas modéré que ralen-
tissaient encore d'immenses tas de joncs coupés
jetés sur des chafs à boeufs qui obstruaient la
route : on eùt dit des meules se promenant la
canne à la main ; une muratile verte se reculaiit
devant nous, car les boeufs disparaissaient entiè-
436 ITALIA.
rement sous cette jonchée. Il fallait attendre que le
chemin s'élargit pour les devancer.
On s'arrota dans une vaste auberge en arcade
ouverte à tous les vents, dans un endroit dont nous
ne nous rappelons pas le noni d'une manière cer-
tame, mais qui, selon toute probabilité, doit ètre
Cento, détail insignifiant du reste, et nous fimes là
un modeste goùter, car nous ne devions arriver à
Bologne qu'assez avant dans la soirée.
Notre mémoire ne nous rappelle guère de ce
morceau de route que de vastes horizons de cul-
tures et d'arbres sans le moindre intérèt. Peut-étre
l'ombre du.soir, qui nous poussait à la somnolence
et ne laissait briller que l'étincelle de notre rigare,
nous a-t-elle dérobé quelque beau site ; mais
cela est peu probable, d'après la configuration
du sol.
Bologne est une ville avec des rues en arcades ,
cornine la plupart des villes de cette partie de
l'Italie. Ces portiques sont commodes pour abriter
de la pluie et du soleil ; mais ils transforment les
rues en de longs cloitres, absorbent la lumière et
donnent aux villes un aspect froid et monacai. L*on
peut juger par la rue de Rivoli à Paris de la gaieté
de ce sy stèrne.
Nous descendìmes à une auberge quelconque,
où par uno pantomime touchante nous obtlnmes
un souper où figura it avec avantage un salame de
ITALIA. 437
mortadelle , de bondayolle et de saucisson de Bo-
logne, ainsi que l'exigeait la eouleur locale.
Après le souper, nous sorttmes; une espèce de
dròle à face blafarde et grasse, avec une mous-
tache en brosse à dents , des breloques en similor
et une redingote à brandebourgs, rappelant à s'y
raéprendre le type du pére Cavalcanti dans le ro-
man d'Alexandre Dumas, se init à emboiter notre
pas et nous suivit, bien que nous changeassions
d'allure et de direction à chaque instant pour le
dépisler. Ennuyé de ce raanége, nous lui dimes
qu'il choisìt un autre chemin , et ceci d'une facon
assez brutale, le prenant pour un mouchard; mais
il déclara qu'il ne nous quitterait pas, sa prétention
et son droit étant de servir de guide aux voyageurs.
Or, en cette qualité nous lui appartenions , et il
nous trouvait indélicats de nous soustraire à la re-
devance qu'il prélevait sur eux. Nous élions des
voleurs qui le frustrions de sa chose , qui lui reti-
rions le pain de la bouche et lui prenions son ar-
gent dans sa poche. Il avait compté sur nous pour
se régaler d'une fiasque de Piccolit ou d'Aleatico ,
pour acheter un fichu à sa femme et une bague à
sa maitresse. Nous étions d'infàmes canailles de
déranger ses plans d'aisance et de bonheur domes-
tique. Nous donnions un mauvais exemple aux
voyageurs futurs, et il était résolu à ne pas recider
d'une semelle. 11 voulait nous mener à la diligence*
43* ITALIA.
dont la lanterne brillai t à deux pas devant nous f
et nous conduire à la me des Galeries, dans la-
quelle nous étions. Nous n'avons jamais vu faquin
plus obstiné et plus stupidement opini atre. Après
les jurons les plus énergiques et les « Va-t'en à tous
les diables » les mieux accentués de notre part, il
recommen^ait ses propositions comme si nous n*a-
vions rien dit, prétendant que nous nous égare-
rions infailliblement , et qu'il ne le souffrirait pour
rien au monde.
Nous vtmes alors qu'il fallait employer les grands
moyens. Nous nous reculàmes de quelques pas , et
invoquant mentalement le souvenir de Lecour,
notre professeur de bàton et de savate , nous nous
mtmes à exécuter cette belle arabesque de canne
qui ferait envie au caporal Trimm pour la compii-
cation de ses noeuds et de ses volutes , et qu'on ap-
pelle la rose converte en termes de l'art.
Quand le gredin vit le jonc flamboyer comme un
éclair et l'entendit siffler comme une couleuvre à
trois pouces de son nez et de ses oreilles , il se re-
cula en grommelant et en disant qu'il n'était pas
naturel que des voyageurs convenables refusassent
les services d'un guide instruit et prévenant, qui
démontrait Bologne à la grande satisfaction des
Anglais.
Le remords de ne pas lui avoir fracassò le cràne
nous revient quelquefois dans nos nuits sans som*
ITALIA. 439
neil ; mais peut-ètre nous eùt-on tracassé pour
rette bornie action et fait payer cette citrouille
'omme une tète. Nous demandons pardon aux
7 oyageurs qu'il a pu ennuyer depuis de ne pas
'avoir assommé. C'est une négligence que nous
réparerons , si jamais nous repassons par Bologne.
Nous avions une lettre de recommàhdation pour
Rossini, qui, par malheur, était absent et ne devait
revenir que dans quelques jours. Il est gènant de
ne pas connaìtre la figure et le son de voix d*un
grand genie contemporain. Autant qu'on le peut ,
il faut voir la forme extérieure de ces belles àmes ,
et quand nous entendons la Semiramide, le Barbier
de Séville, Guillaume, il nous est pénible de ne
pouvoir joindre k l'idée de Rossini que la gravure
d'après Scheffer et la statue à sous-pieds de marbré
qui encombre le bureau du contròleur sous le ves-
tibule de l'Opera. v
Une remarque puerile peut-étre , mais que nous
avons déjà faite dans nos voyages, c'est que Fon
. pourrait, d'après le nombre de barbiers que ren-
ferme une ville ou un village , juger du plus ou
moins d'avancement de la civilisalion. A Paris , il
y en a très-peu; à Londres , il n'y en a pas du tout.
Cette patrie des rasoirs se fait la barbe elle-mème.
Sans vouloir accuser la Romagne de barbarie , il
est juste de dire que nulle part nous n' avons vu
une si grande quantité de barbiers qu'à Bologne;
440 ITALIA.
une seule me en contient plus d'une vingtaine
dans une étendue très-rcstreinte , et, ce qui est
plus dròle , e' est que tous les ciladins bolonais por-
tent leur barbe.
Ce sont les gens de la campagne qui forment la
clientèle de cesfraters, qui ont la main très-légère,
cornine nous l'expérimenl&mes sur notre peau , sans
avoir cependant la dexlérité des Espagnols, les pre-
miere barbiers du monde depuis Figaro.
En sortant de chez le barbier , nous suivtmes au
hasard une rue qui nous fìt déboucher subitement
sur la place où chancellent depuis bien des siècles
déjà, sans jamais tomber, la Torre degli Asinelli et
la Garisenda , qui a eu Thonneur de fournir une
image à Dante. Le grand poéte compare Antée se
courbant vers la terre à la Garisenda, ce qui prouve
que rinclinaison de la tour bolonaise remonte au
delà du xur siècle.
Ces tours , vues au clair de lune , avaient l'aspect
le plus fantasque du monde ; leur étrange déviation ,
démentant toutes les lois de la statique et de la
perspective , donne le vertige et fait paraltre hors
d'aplomb tous les bàtimenls voisins. La Torre degli
Asinelli a trois cents pieds de haut; son inclinaison
est de trois pieds et demi. Cette extrème élévation
la fait paraltre grèle, et nous ne saurions mieux la
comparer qu'à une de ces iminenses cheminées
d'usine de Manchester et de Birmingham. Elle s'è-
ITALIA. 441
ance d'une base crénelée et a deux étages crénelés
bgalement , le second un peu en relraite ; du cloche-
loii qui le s&rmonte descend une armature de fer
se reliant à la base de l'édifice.
La Garisenda, qui n'a guère que la moitié de la
Torre degli Asinelli, penche effroyablement et fait
paraitre sa voisine presque droite. Quoiqu'elle sur-
plombe ainsi depuis plus de six cents ans, on
n'aime pas à se trouver du coté vers lequel elle in-
cline. Il yous semble que le moment de sa ruine
est arrivé et qu'elle va vous écraser sous ses dé-
combres. C'est un mouvement d'effroi enfantin
auquel il est diffìcile de se soustraire.
Une idée bizarre et grotesque, qui peintbien Fef-
fet extravagant de ces tours, nous vint en les regar-
dant, et nous la dimes à notre compagnon de
voyage : ce sont deux monuments qui ont été
boire hors barrière et qui rentrent soùls , s'épau-
lant Tun contre l'autre.
Si la lueur de la lune permettait de voir la tour
des Asinelli et la Garisenda , elle ne suffisait pas
pour pouvoir examiner au musée les peintures du
Guide, des trois Carrache, du Dominiquin, de
l'Albane et autres grands maitres de Fècole bolo-
naise, et nous allàmes à notre grand regret nous
coucher dans un de ces énormes lits italiens, où
liendraient sans peine les sept frères du petit Pou-
cet el les sept filles de FOgre, avec leurs pères et
442 ITALIA.
leors mères; on y peut dormir dans tous les sens,
en long et en large, en diagonale, sans jamais
tomber dans la ruelle.
A quatre heures du matin nous nous dressàmes
tout endormi pour gagner la diligence de Florence,
el nous apergùmes un certain mouvement de
troupes. C'était une exécution qui se préparait.
On allait fusiller malinalement une vingtaine de
personnes pour cause politique. Nous quittàmes
Bologne sur cette impression pénible que nous avions
déjà éprouvée à Verone, à Ferrare , et qui nous at-
tendati encore à Rome : mais l'idée de traverser les
Àpefinins par une belle journée de septembre eut
bientót dissipé cette sensation lugubre!
FIN.
TABLE.
I. Genere, Plein-Palais, l'Hercule acrobata.... Pages. 1
II. Le Léman. — Brigg , les montagnes 16
III. Le Simplon, Domo d'Ossola, Luciano Zane 33
IV. Le lac Majeur. — Sesto-Calende , Milan 46
V. Milan, le Dòme, le théàtre diurne 62
VI. La Cène , Brescia, Verone 74
VII. Venise 86
VIII. Saint-Marc 117
IX. Saint-Marc 134
X. Le Palais ducal 159
XI. Le grand canal 185
XII. La vie à Venise 196
XIII. Détails familiers 212
XIV. Le début du Vicaire , gondoles , coucher du soleil. . . 228
XV. Les Vénitiennes, Guillaume Teli, Girolamo 239
XVI. L'arsenal, Fusine 265
XVII. Les Beaux-Arts 277
XVIII. Les Beaux-Arts 290
XIX. Les Beaux-Arts 290
XX. Les rues. — La fète de l'empereur 318
XXI. L'hdpitaldes fous • 332
: XXII. Saint-Blaise , les Gapucins 344
\
444 TABLE.
XXIII. Lea Églises 3àS
XXIV. Églises, scuole et palais 310
XXV. Le Ghetto , Murano, Vicenza 384
XXVI. Détails de moeurs _ . 396
XXVII. Padoue 409
XXVIII. Ferrare 422
F1EI M Là TÀBLB.
Ch. Lahure , imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
(ancienne maison Crapelet), rue de Vauflrud, 9.
*1