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Full text of "Italia"

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Lbrox Library 










L 




•-Ì 



ITALIA 



JLS701S NEW- YORK 



TTPOGRAPHIE DE GH. LAHURE 

Imprimeur du Sénat et da la Cour de Cassation 

me de Vaogirard , "• 



ITALIA 



PAR 



THÉOPHILE GAUTIER 



DEU1IÈME ÉDITION 



PARIS 

LIBRAIRIE DE L. HACBfciXE* ró C«» 

KOE PIBRBB-SABRAZ1R, IC..44-- 



1855 

Droit dt trtduotlon rrfserrì 






ITALIA. 



I. 

Genève, Plein- Palais , l'Hercule acrobate. 

Nous avons bien peur d'avoir marqué notre pre- 
mier pas sur la terre étrangère par un acte de pa- 
ganisme, une libation au soleil levanti L'Italie 
catholique, qui sait si bien s'arranger avec les 
dieux grecs et romains , nous le pardonnera ; mais 
la rigide Genève nous trouvera peut-ètre un peu 
libertin. Une bouteille de vin d'Àrbois , achetée en 
passant à Poligny , jolie ville au pied de la mu- 
raille jurassique qu'il faut.franchir pour sortir de 
France , fut bue par nous au premier rayon du 
jour! Phcebo nascenti! Ce rayon venait de nous ré- 
véler subitement, au bas des dernières croupes de 
la montagne, le lac Léman, dont quelques plaques 
miroitaient sous la brume argentee du matin. 

La route descend par plusieurs pentes, dont 
chaque angle découvre une perspeetive toujours 
nouvelle et toujours charmante. 

199 <» 



2 ITALIA. 

Le brouillard se déchirant nous larsa devine* r 
comme à travers une gaze Araraéc, Ics crttès» loin- 
taines des Alpes sirisses , et le Sac , grand comme 
une petite mer, sur lequel floltaient, pareilles à 
des plumes de colombes tombées du nid , les voiles 
blanches de quelques barques matineuses. 

On traverse Nyon, et déjà bien des détails signi- 
ticatifs avertissent qu'on n'est plus en France : des 
plaquettes de bois découpées en écailles rondes, ou 
en fagon de tuile dont elles ont presque la couleur, 
recouvrent les maisons ; les pignons sont terminés 
par des boules de fer-blanc; les volets et les 
portes sont faits de planches posées en travers et 
non en longueur, comme chez nous; le rouge y 
remplace la couleur verte si chère aux épiciers 
enthousiastes de Rousseau ; le frangais suisse com- 
mence à se montiw/4&ns;les enseignes,, dont les 
nòms ont des cppfigurations déjà allemandes ou 
italiemies. 

Le chemin , en s'avangant , còtoie le lac dont 
Feau transparente vient mourir sur le galet avec 
xin pli régulier, qu'augmente quelquefois le re- 
mora d'un bateau à vapeur pavoisé aux couleurs , 
de TUnion sui&se et se rendant à VilLeaeuve ou k 
Lausanne- De l'autre coté de la route , on apergoit 
les montagnes que Fon vient.de descendre, et aux 
Hancs desquelles les nuages rampent comme des 
tumées de feux de pasteurs. Un grand Bandire de 



ITALIA. 3 

chars à bancs légers, où Fon s'assoit dos à dos ou 
de coté , sfllonnent la poussière , emportés par de 
petits chevaux ou de grands ànes. Les villas, les 
cottages se multiplient et montrent sous l'ombre 
des grands arbres leurs vases de fleurs , leurs ter- 
rasses et leurs murailles de briques : on sent Fap- 
proche d'une ville importante. 

L'idée de Mme de Staél , avec ses gros sourcils 
noirs , son turban jaune et sa courte taille à la 
mode de l'Empire, nous a fort tracassé en traver- 
sant Coppet. Quoique nous la sachions morte de- 
puis longtemps, nous nous attendions toujours à 
la voir sous le péristyle à colonnes de quelque 
villa, ayant à c6té d'elle Schlegel et Benjamin 
Constant ; mais nous ne l'avons pas vue. Les om- 
bres ne se risquent pas volontiers au grand jour; 
elles sont trop coqueltes pour cela. 

Les vapeurs s'étaient dissipées tout à fait, et les 
sommités des montagnes brillaient au delà du lac 
corame des gazes lamées d'argent; le mont Blanc 
dominait le groupe dans sa majesté froide et se- 
reine, sous son diadème de neige que ne peut 
fondre aucun été. 

Le monvement de voitures, de cbarrettes et de 
piétons devenait plus fréquent ; nous n'étions plns 
qu'à quelques pas de Genève. Une idée en fantine , 
que d'assez longs voyages n'ont pu dissiper enliè- 
rement, nous fait toujours imaginer les villes 



4 ITALIA. 

d'après le produit qui les rend célèbres : ains 
Bruxelles est un grand carré de choux, Ostende 
un pare d'huitres, Strasbourg un pàté de foie gras, 
Nérac une terrine, Nuremberg une boìte de jouets, 
et Genève une montre avec quatre trous en ru- 
bis. Nous nous imaginiqns une vaste complication 
d'horlogerie, roues dentées, cylindres, ressorts, 
échapperaents , tout cela faisant tic tac et tournant 
perpétuellement; nous pensions que les inaisons, 
s'il y en avait, étaient à euvette et à doublé fond 
en or et en argent, et que les portes s'en fer- 
maient avec des clefs de montre. Pour les fau- 
bourgs , nous admettions qu'ils étaient en cuivre 
ou en acier. Au lieu de fenètres, nous supposions 
une infinite de cadrans marquant tous des heures 
différentes. Eh bien! ce rève s'est envolé comme 
les autres ; Genève , nous devons l'avouer , n'a pas 
du tout l'air d'une montre , et c'est fàcheux ! 

A notre entrée , ce qui nous sembla un peu bien 
leste pour une ville austère, républicaine et calvi- 
niste, on nous remit, en échange de notre passe- 
port, un bulletin facétieux cominengant comme 
les albums de M. Crépin et de M. Jabot, de Topp- 
fer, le spirituel caricaturiste , par cetle recom- 
mandation drolatique : Voir ci-derrt'ère.... une 
foule de formalités à remplir. 

Genève a l'aspect sérieux, un peu roide , des villes 
protestantes. Les maisons y soni hautes, régu- 



ITALIA. 5 

lières; la ligne droile, l'angle droit règnent par- 
tout; tout va par carré eì parallélogramme. La 
courbe et l'ellipse sont proscrites comme trop sen- 
suelles et trop voluptueuses : le gris est bienvenu 
partout, sur les murailles et sur les vètements. Les 
coiffures, sans y penser, tournent au chapeau de 
quaker; on sent qu'il doit y avoirun grand nombre 
de Bibles dans la ville, et peu de tableaux. 

La seule chose qui jette un peu de fantaisie sur 
Genève , ce sont les tuyaux des cheminées. On ne 
saurait rien voir de plus bizarre et de plus capri- 
cieux. Vous connaissez ces saltimbanques que les 
Anglais appellent acropédestrians, et qui, renversés 
sur le dos , les jambes en l'air , font voltiger une 
barre de bois ou deux enfants couverts de paillet- 
tes. Figurez-vous que tous les acropédestrians du 
monde font la répétition de leurs exercices sur les 
toits de Genève , tant ces tuyaux bifurqués et con- 
tournés se démènent désespérément : cescontor- 
sions doivent avoir pour cause les vents nombreux 
qui tombent des montagnes et s'engouffrent dans 
la vallèe. Peut-ètre bien encore que les fumistes 
piémontais, avant de passer en France , perfection- 
nent leur talent à Genève et y font leur chef-d'oeu- 
vre. Ces tuyaux sont en fer-blanc , étamés de frais , 
et brillent vivement au soleil. Nous avons parie 
tout à l'heure d'acropédestrians faisant leur travail. 
La comparaison d'une armée de chevaliers en de- 



6 ITALIA. 

route et précipités de leurs roussins à jambes re- 
bindaines ne serait pas non plus mauvaise ; mais 
laissons là ces tuyaux. ! 

Il est étrange corame un grand nona peuple une 
ville. Celui de Rousseau nous a poursuivi tout le 
temps que nous avons passe à Genève. L'on corn- 
prend difficileraent que le corps d'un esprit immar- 
tel ait disparu , et que la forme qui envdoppait de 
divines pensées s'évanouisse sans retour; aussi 
nous avons été affligé de ne pas rencontrer au dé- 
tour d'une rue l'auteur de la Nouvelle Héloise et de 
YÉrnile, en bonnet fourré et en robe arménienne, 
la mine triste et douce, l'air inquiet et songeur, 
regardant si son chien le suit et ne le trahit pas 
cornine un homme. 

Nous ne vous dirons rien du tempie de Saint- 
Pierre, le principal de la ville : l'arehitecture pro- 
testante consiste en quatre murailles égayées de 
gris de souris et de jaune serin ; cela est trop sim- 
ple pour nous, et, en fait d'art, nous sommes 
catholique , apostolique et romain. 

Cependant Genève, quelque froide, quelque 
guindée qu'elle soit, possedè une curiosité qui 
transporterait de joie Isabey , Eug. Ciceri , Wyld , 
Lessore et Ballue , et qui doit feire le désespoir 
de l'édilité. C'est un pàté de baraques sur le bord 
du Rhòne,. à l'endroit où il sort du lac pour. ga- 
gner la France. Nous le recommandons en con- 



ITALIA. 7 

science aux aquarellistes, qui nous remercieront 
du cadeau : rien n'est d'aplomb ; les étages avan- 
cent et reculeat, les chambres ressortent en catn- 
nets et en moucharabys. Cesi un mélange incroyar 
ble de colombage, de bouts de planches, de 
poutrelles, de lattes clouées, de treillis, de cages à 
poulets en manière de balcon : tout cela vennoulu, 
fendillé , noirci , verdi, culotté, chassieux, refra- 
gné, caduc, couvert de lèpres et de callosités à 
ravir un Bonnington ou un Decamps; les fenètres, 
trouées au hasard et bouchées à demi par quelque 
vitrage effondré, balancent des guirlandes de 
tripes et de vessies de porc , capucines et cobceas 
de ces agréables logis ; des tons vineux , sanguino- 
lents, délavés par la pluie, complètent Taspect fe- 
roce et truculcnt de ces. taudis hasardeux , dont le 
Rhòne , qui passe dessous, fait écumer la silhouette 
dans son flot d'un Weu dur. 

En face de ces baraques sont des tanneries qui 
font flotter au courant des peaux de veau , pre- 
nani.,. sou& les poutres où elles sont suspendues , 
des apparenees de victimes noyées. Ce sera., si 
vous roulez prendre la chose au point de vue ro 
mantique et nocturne , les voyageurs attirés dans 
les cahutes sinistres que nous venons? de décrire 
par quelque: jolie Maguelonne , égorgés par Salta* 
badil et jetés au, fleuve , da haui d'une de cea eroi* 
sées d'où le sang dégoutte., 



8 ITALIA. 

Allons nous laver dans le lac de ces imagés san- 
glantes. Le Léman est tout Genève. Il est impos- 
sible, quand on est là, d'en détourner lesyeux et 
d'en quitter les rives : aussi toutes les fenètres font 
un effort pour se tourner vers lui , et les maisons 
se dressent sur la pointe des pieds et tàchent de 
l'entrevoir par-dessus l'épaule des édifìces mieux 
situés. 

Une flottille de barques à la rame et à la voile , 
avec ou sans tendelet, attend, près du mòle où s*ar- 
rètent les pyroscaphes , le caprice des promeneurs 
et des voyageurs. 

Rien n'est plus charmant que d'errer sur cette 
nappe bleue , aussi transparente que la Mediterra- 
née, bordée de villas qui viennent baigner leurs 
pieds dans l'eau, encadrée de montagnes étagées 
et bleuies par l'éloignement. Le mont Salève , la 
Dent de Morde et le vieux mont Blanc, qui semble 
saupoudré de poussière de marbré de Carrare, 
dentellent l'horizon du coté de la Suisse, et, du coté 
de la France, ondulent les derniers contre-forts des 
Alpes jurassiques. Des bateaux de pècheurs, avec 
leurs voiles posées en ciseaux, flànent nonchalam- 
ment , trainant leurs lignes ou leurs filets. Des ca- 
nots d'amateurs, des yoles, des embarcations de 
toutes sortes voltigent d'une rive à l'autre, en assez 
grand nombre pour rendre le tableau anime, assez 
rares pour ne pas le faire tumultueux. 



ITALIA. 9 

Le lac, quelque tranquille et clair qu'il soit, n'est 
cependant pas toujours exempt de dangers. Ses 
bourrasques parfois singent la tempète , il y arrive 
des accidents. On nous parla d'un bijoutier de Pa- 
ris, riche et retiré des affaires, qui venait de se 
noyer avec son camarade , les voiles du canot qu'il 
conduisait s'étant coiffées et l'embarcation ayant 
chaviré. L'on avait retrouvé l'un des corps , mais 
non l'autre, quoiqu'une onde si limpide ne semble 
pas pouvoir garder le secret. Les plongeurs habiles 
qui s'aident , pour descendre , d'une pierre liée à 
une corde pourrie qu'ils rompent lorsqu'ils veulent 
remonter, avaient vainement fouillé le lac jusqu'à 
une profondeur de cinq cents pieds. Notre batelier 
nous dit que le cadavre du bijoutier avait dù ètre 
entralné par le courant du Rhòne qui traverse le 
Léman, ou disséqué au fond par les écrevisses, ce 
qui l'avait empèché de revenir à la surface. Cette 
histoire nous gàta un peu le lac et nous fit prendre 
la résolution de ne manger d'écrevisses sous aucun 
prétexte, pendant notre séjour à Genève. 

Nous avons l'habitude, en voyage, de lire lés en- 
seignes et les afflches, grammaire cn plein vent, 
toujours ouverte pour celui qui passe. Nous avons 
recueilli dans une pancarte judiciaire, contenant 
les signalements de divers condamnés, un idiotisme 
génevois assez caractéristique : c'est le mot grisail- 
lant employé pour grisonnant, comme épithète à 



iO ITALIA. 

sourcils, dans la description destraits d'un criminel. 
Cette étude de la muraille nous apprit qu'jl y avait 
à Plein-Palais, les Champs-Élysées de l'endroit, un 
champ de foire convenablement fourni de chevaux 
<Le bois , de roues de fortune et de saltimbanques. 
L'affiche du sieur Kinne, de Vienne, annoncjant de 
grands exercices acrobatiques , nous séduisit parti- 
culièrement. La danse de corde , qui devrait avoir 
un théàtre à Paris, est un spectacle très-intéressant 
et très-gracieux , et nous n'avons jamais compris 
pourquoi l'enthousiasme qui s'attachait aux Ta- 
glioni, aux Elssler, aux Carlotta Grisi, aux Cerrito, 
dédaignerait les danseuses de corde , tout aussi le- 
gères, et d'un art plus hardi et plus périlleux. 

Cest du coté de Plein-Palais que so»t situés les 
quartiers aristocratiques. Les quartiers populaires 
et d'où partent les séditions , les faubourgs Sainl- 
Marceau et Saint-Antoine de l'endroit, sont re- 
jetés à l'autre bout de la ville, au delà des ponts du 
Rhòne. 

Une foule assez compacte, empressée sans tur- 
bulence, se dirigeait vers les portes de la ville. 
Dansr ce concours considéfable de monde, nous 
n'avons rien troavé de particulier comme costarne. 
€e soni les modes de France un peu arriérées,. un 
peu provinciales; notons, comme differente légère, 
quekpies chapeaux de paille d'homme, avec ruban 
noir et ganse de. mème couleur, et dìmmenses 



ITALIA^ li 

bords pourles femmes, bords qui plient pay devant 
et par (terrière, de fagon à masquer la moitié de la 
nuque et de la figure, 

Les femmes, elles-inèmes, à l'air frangais mèlent 
une tournure américaine ou allemande plus facile 
à comprendre qu'à décrire, et qui vient de leur re- 
ligione Une protestante ne s'assied ni ne marche 
comme une catholique , et les étoffes font sur elles 
d'anires plfe. Sa beauté, non plus, n'est pas la 
mèine ; elle a un regard partìculier, pénétrant , 
mais contenu comme celui du pretore, un sourire 
compassé, une douceur de physionomie voulue, 
une modestie sournoise , quelque chose qui sent la 
sous-maltresse ou la fille du ministre. 

Le sieur Kinne occupait une enceiote de toile 
plafonnée par le eie! et éclairée par une douzaine 
de. lampes à qui la brise du soir faisait tirer la 
langue et lécher parfois trop ardemment leurs supr 
ports de bois. 

Einne, disonsrle tout de suite, est un grand ar- 
tiste, et son mérite nous ai vivement frappé. La 
corde roide ou làche n'en a pas supportò heaucoup 
da pareils. Peut-étre vous figurez-vous. un jeune 
homme mirice, fluet, aérien, volani humain rebonr 
dissant sur la. raquette acrobatique! Vous vous 
tromperiez étrangemeni. 

Attention! le voici qui va paraltre: l'orchestre 
sonne une fanfare triomphante, la grosse caisse, 



\2 ITALIA. 

tonne, la contre-basse ronfle , les cymbales frémis- 
sent, le trombone mugit, la clarinette piatile, le 
Afre glapit; les musiciens, à grand renfort de bras 
et de poumons, extirpent de leurs instruments 
toute la sonorité qu'ils contlennent ; tout fait pres- 
sentir l'entrée d'un artiste supérieur, de l'étoile 
de la troupe ; un grand silence s'établit parmi le 
public. 

De l'espèce de loge qui sert de coulisse aux sal- 
timbanques, jaillit impétueusement un gaillard à 
formes d'Hercule. Il s'avance d'un air de résolution 
vers le chevalet qui soutient le cable tendu ; de ses 
fortes mains il s'accroche à la corde et d'un bond 
s'établit deboul, près du haillon passementé d'ori- 
peaux qui décore les bàtons en forme d'X, d'où 
part le danseur et où il vient se reposer. 

Jamais , dans les vitraux suisses du xvi* sie- 
de ou les gravures sur bois du triomphe de 
Maximilien par Albert Durer, on ne vit un lans- 
quenet ou un reitre d'une tournure plus magis- 
trale et plus formidable; de sa toque à créneaux, 
pareille au bonnet de Gessler, s'échappaient trois 
plumes échevelées et violentes, plus contournées 
que les lambrequins d'un écusson de burgrave; 
son pourpoint se déchiquetait en crevés à l'espa- 
gnole, et sa ceinture bouclait à grand'peine son 
ventre, qui aurait eu besoin d'ètre cerclé de fer 
comme le coeur du prince Henri, pour ne pas écla- 



ITALIA. 13 

ter. Son col débordait sur son cràne par trois gros 
plis à la nuque, comme un col de molosse, et por- 
tait un tète carrée audacieuse , feroce et joviale , 
une tète de soldat d'Hérode et de bourreau sur le 
Calvaire , ou , si ces comparaisons vous semblent 
trop bibliques, des héros de Niebelungen dans les 
illustrations de Cornélius. Ses jambes énormes cris- 
paient les nodosités de leurs muscles sous un mail- 
lot blanc , semblables à des chènes de la forèt 
d'Hercynie à qui Fon aurait mis des pantalons , et 
ses bras faisaient rouler, à chaque mouvement, des 
biceps pareils à des boulets de quarante-huit. 

On jeta à ce Polyphème de la corde un balancìer, 
fait sans doute d'un jeune pin arraché au flanc de 
la montagne, et il commenga à bondir sur le cable 
que nous craignions à chaque instant de voir 
rompre, avec une aisance, une gràce et une légè- 
reté incroyables. Représentez-vous Lablache sur un 
fìl d'archal. 

Ce gaillard , près de qui Hercule , Samson , Go- 
liath et Milon de Crotone eussent pani poitrinaires, 
dédaigna bientót de si faciles exercices ; il s'établit 
sur sa corde avec des chaises , des tables , y fit un 
repas partagé par le pitre, et, pour exprimer la 
gaieté du dessert, dansa une gavotte ayant un 
enfant de douze ou quinze ans pendu à chaque 
pied. 

Ce détournement de la force athlétique au profit 



44 ITALIA,. 

d'un exercice qui semble n'exiger que de la sou- 
plesse et de la légèreté pr oduit un effet singàilier. 

A.cette voltile cyclopéenne succèda une polka 
dansée sur deux cordes parallèles, par deux soeurs 
à peu près de mème taille, avec beaucoup de gràce, 
de justesse et de préeision. L'une de ces deux jeunes 
fdles était vraiment charmante. Elle avait un petit 
air fin et doux, et une smorfia piquante dans le «oti- 
rire obligé de la danseuse. Elle parut sous deux 
costumes : d'abord en corsage noir et jupe bianche 
constellée d'ètoiles , puis en jupon jaune avec un 
corsage rouge termine par des dents qui nous mor- 
daient le coeur. Après la polka, elle dansa un pas 
seni sur la corde, un pas classique et compose de 
temps penchés et renversés , comme sur les plan- 
ches de l'Opera. Gomme elle achevait de dessiner 
une pose, les bras tendus en avant, le corps penché 
sur le vide , la pointe relevée , une voix partit d'un 
coin de la salle et cria : « Plus haut , Fon n'entend 
pas ! » La danseuse comprit, rougit légèrement, et, 
avec un sourire, se pencha un peu, et, sans perdre 
l'èquilibre , fit briller sous la gaze l'éclair blanc de 
son maillot. 

Qui avait poussé cette exclaination? Était-ce une 
maison moussue d'Heidelberg, ou un renard d'Ièna 
en casquette bianche et en redingote serrée à la 
taille par un ceinturon de cuir ; un rapin frangais 
s'en allant en Italie à la recherche du naif dans 



ITALIA. 1& 

l'art, un plastique de l'école Olympienne, ou un 
Hégélien transcendantal? C'est ce qu'il est difficile 
de décider, et nous laisserons la question irré- 
solue. 

Après la danse de corde, la petite exécuta la 
danse des o&ufs : on dispose par terre un certain 
nombre d'ceufs en damier, et il faut passer dans 
les petites allées que les rangées forment , les yeux 
bandés, sans que le pied heurte aucun des ob- 
stacles. La moindre maladresse ferait du pas une 
omelette : Mignon, à coup sur, ne s'est pas tirée 
plus adroitement de son tour de force devant Wil- 
hem Meister que la jeune lille de la troupe de Kinne 
devant son public génevois , et Goethe n'a pas eu 
pour tracer sa délicieuse figure un plus charmant 
modèle. Il nous semblait entendre voltiger sur sa 
lèvre la mélancolique chanson : 

Connais-tu la contrée où les citrons mùrissent? 

Le pitre, Auriol trompé dans son ambition, avait 
un air de nostalgie panni cette caravane allemande» 
Il était Frangais , de Nancy, comme Callot. N'ou- 
blions pas, car il iaut ètre juste pour tout le monde, 
un valet en habit rouge , le meilleur laquais que 
puisse rèver un marchand de vulnéraire ou de thè 
suisse. Oh! quelle inimitable manière de trainer la 
jambe et de tendre le dos ! Regois, talent inconnu, 
cette humble aumòne d'admiration d'un critique 



16 ITALIA. 

dont les éloges ont fait plaisir à de plus haut placés 
que toi ! 

Le spectacle achevé , tout le monde se dirigea en 
hàte vers les portes de la ville, qui se ferment à une 
certame heure, passe laquelle il faul donner au gar- 
dien quelque menue monnaie pour se faire ouvrir. 



II. 

Le Léman. — Brigg, les montagnes. 

Genève nous avait donne tous les plaisirs qu'im 
dimanche protestant peut permettre : une prome- 
nade sur le lac , un merveilleux coucher de soleii 
sur le mont Blanc , devenu tout rose comme la 
Sierra Nevada de Grenade vue le.soir du salon de 
l'Alameda , et un charmant specfacle forain sous de 
beaux arbres et un ciel étoilé; il ne nous restait 
plus qu'à partir. 

Nous avions d'abord voulu faire le voyage avec 
un voiturin, ne fùt-ce que pour voir si le vetturino 
de la Chasse au chastre était exact ; mais on nous 
demanda heureusement des prix si extravagants , 
nous prenant sans doute pour des Anglais ou des 
princes russes, que l'affaire ne se fit pas, et que 
nous eùmes Tavantage de ne pas ètre trainés au 
pas dans ces berlines antédiluviennes par des rosses 



ITALIA. 17 

dignes des anciens fiacres de Paris. La rapidité et 
la commodité du trajet nous dédommagèrent am- 
plement de cette infraction à la couleur locale. 

Une diligence devait nous conduire à Milan en 
passant par le Sirnplon ; non pas la mème , car on 
en change presque à chaque territoire qu'on tra- 
verse, le gouvernement ayant le monopole des- 
transports ; et nous n'avions d'autre souci à pren- 
dre que de nous laisser transvaser d'une voiture 
génevoise dans une voiture savoyarde, qui nous 
céderait à une voiture suisse , laquelle nous trans- 
mettrait à une voiture piémontaise qui nous verse- 
rait dans une malie autrichienne. 

Ne croyez pas qu'il y ait ici la moindre exagé- 
ration bouffonne ; cette cascade de diligences est la 
vérité mérae : le vrai seul est incroyable. 

En sortant de Genève on passe à Coligny, d'où 
Fon jouit d'un point de vue admirable. Genève 
se dessine au fond du lac; les Alpes et le mont 
Blanc s'élèvent à gauche (en se tournant vers la 
ville), et à droite Fon découvre le Jura lointain. 
(Test vers cet endroit que se trouve une maison de 
campagne placée dans la situation la plus pilto- 
resque, et qui appartenait au docteur Tronchin, 
si célèbre au xviii* siècle. Elle est encore occu- 
pée par un Tronchin, de la famille du médecin 
illustre. 

Le premier village de Savoie qu'on rencontre est 
199 b 



i8 ITALIA.. 

Dovainnes ou Dovénia. Nous nous imaginions voir 
une population de jeunes savoyards , racloir en 
main avec genouillères, hrassairds et piagge de 
cuir au fond de culotte , d'après les vers de M. de 
Voltaire, les tableaux de M. Hornung et les tradir 
tions de Séraphin* Il nous semblait que chaque 
cheminée devait porter à son falte une figure baar- 
bouillée de suie, aux yeux brillants, aux dents 
éclatantes , et poussant le cri connu des petite en- 
fants : « Ramon! , ramona , la cheminée du haut 
en bas ! » 

Les Savoyards, qui entre eux s'appellent Savoi- 
siens, pour ne pas avoir l'air d'Auvergnats, non- 
seulement n'étaient pas occupés à ramoner,. mais 
ils célébraient une espèce de féte et tiraient à balle 
franche sur un oiseau perché au haut d'un màt de 
cinquante pieds. Chaque coup heureux était salué 
par des fanfares et dea roulementa de tambour. 

A partir de Dovénia» on perd. le lac de vue, et 
l'on traverse des terres bien cuttivéea et d'un as- 
pect fertile : le blé de Turquie avec sea jolies ai- 
grettes, la vigne, divisée en terrasses soutenues 
par de petits murs, quelques figuiers aux larges 
feuilles, font pressentir les approches de l'Italie- 

Bientòt on retrouve le lac pour ne plus le quitter. 
On traverse Thonon, Éviaii, où Fon s'arrète quel- 
ques instants et qui est un des points les plus? fa- 
vorables pour embrasser la vue generale du Léman. 



ITALIA. i$ 

Jamais décorateurs , sans en excepter Séchan, 
Diéterle et Despléchins , ou Thierry et Cambon , 
n'ont dispose une scène avec une plus merVeillewsc 
enterite de l'effet , que ne Test Évian par le simple 
hasard de la nature. 

Du haut d'une, terrasse ombragée de grand» 
arbres , on apercoit un abìme ; lorsqu'on s'appuie 
au parapet , la cime des arbres inférieurs et les 
toits désòrdonnés de tuiles de bois ou de pierres 
plates des maisons de la ville basse. Ce premier 
pian , d'un ton chaud , vigoureux , heurlé de tou- 
che , forme le plus excellent repoussoir ; il se ter- 
mine par des barqnes à la proue efffiée, aux màts 
couleur de saumon , aux grandes vergues carguées , 
qui se reposent sur la rive de leurs courses. Le 
second pian est le lac , et le troisième est forme 
par les montagnes de. la Suisse, qui se déroulent 
dans une étendue de douze lieues. 

Voilà à peu: près les linéaments grossiers du 
tableau; mais ce que le pinceau serait peut-étre 
plus impuissant encore à rendre que la piume, 
c'est la couleur du lac. Le plus beau del d'été est 
assurément moins pur et moins transparent. Le 
cristal de roche , le diamant ne sont pas plus lira- 
pides que cetfce eau vierge descendue des glaciess 
voisins. L'éloignement , le plus ou. moins de prò- 
fondeur, les jeux de la lumière lui donnent des 
teintes vaporeuses, idéales, impossibles, et qui 



20 ITALIA. 

semblent appartenir à une autre planèle : le cobalt, 
l'outre-mer, le saphir, la turquoise, l'azur des plus 
beaux yeux bleus, ont des nuances terreuses en 
comparaison. Quelques reflets sur l'aile du martin- 
pécheur, quelques iris sur la nacrc de certaines 
coquilles peuvent seuls en donner une idée, ou 
bien encore certains lointains élyséens et bleuàtres 
des tableaux de Breughel de Paradis. 

On se demande si c'est de l'eau, du ciel ou la 
brume azurée d'un songe que Fon a devant soi : 
l'air, l'onde et la terre se reflètent et se raèlent de 
la facon la plus étrange. Souvent une barque, trai- 
nant après elle son ombre d'un bleu foncé, vous 
avertit seule que ce que vous aviez pris pour une 
trouée du ciel est un morceau du lac. Les mon- 
tagnes prennent des nuances inimaginables , des 
gris argentés et perlés , des teintes de rose , d'hor- 
tensia et de lilas , des bleus cendrés cornine les 
plafonds de Paul Veronése; <?à et là scinlillenl 
quelques points blancs : ce sont Lausanne , Vevay, 
Villeneuve. L'ombre des montagnes réfléchies dans 
l'eau est si fine de ton, si transparente, qu'on ne 
sait plus distinguer le sens des objets ; il faut , pour 
s'y retrouver, le léger frisson d'argent dont le lac 
ourle ses rives.Au-dessus de la première chaine, la 
dent de Morde montre ses deux pivots blanchàtres. 

C'est à cet endroit que le Rhóne entre dans le 
lac , le Rhóne que nous longerons jusqu'à Brigg. 



ITALIA. 21 

A Saint-Gengouph , il faut faire ses adieux au 
Léman, qui, du reste, s'arrète là et termine au pied 
de Villeneuve sa grande débauché d'azur. Toute 
cette journée a passe comme un rève, dans un 
bain de lumière tendre et bleue, dans un mirage 
de Fata Morgana. Quelle harmonie enchanteresse, 
quelle gràce athénienne et tempérée , quelle suavité 
ineffable, quelle volupté chaste, quelle caresse 
mystérieuse et douce de la nature enveloppant 
Fame! 

Cette course sur le bord du lac nous rappela une 
journée d'enivrement celeste passée à Grenade , sur 
le Mulhacen , à la mème date , il y a dix ans , dans 
un océan de neige, de lumière et d'azur. 

En s'éloignant du lac Léman, la routc reste tou- 
jours pittoresque, quoique rien ne puisse rem- 
placer l'effet de ce miroir immense, de ce ciel 
fondu en eau. 

L'on suit un chemin bordé de beaux arbres, dont 
l'ombre de la vallèe entretient la fraicheur. Les 
rochers s'escarpent de chaque coté à des hauteurs 
prodigieuses : Fun d'eux semble termine par un 
burg , avec ses bottes de tours , ses remparts ere- . 
nelés, son donjon et ses guérites en poivrière. La 
neige , en argentant les saillies et les corniches du 
rocker, rend l'illusion encore plus complète : Tima- 
gination ne se figure pas autrement la demeure 
du Job de Victor Hugo. 



22 ITALIA. 

Le Rhòne coule au food de la yallée, tantòt près r 
tantót loin, mais toujours orageux et jaune, rou- 
lant des pierres et du sable et changeant souvent 
de place dans son lit , comme un naalade inquiet. 
Le fleuve a besoin de passcr par le Altre du Léman 
pour acquérir ce bleu profond qui le caractérise 
en sortant de Genere ; car, ainsi que l'a Temarqué 
le grand poéte que nous citions tout à l'heure , le 
Rbóne est bleu comme la Mediterranée où il se 
precipite , et le Rhin vert comme TOcéan vers le- 
quel il marche. 

Il est fàcheux que ce charmant paysage soit peu- 
pie de crétins et de goitreux. On rencontre à chaque 
pas des femmes , quelquefois jolies sous leur petit 
chapeau national écimé et bordé de rubans posés en 
canon de fusil , qui sont affligées de cette infirmité 
dégoùtante. Le goltre ressemble à la poche mena- 
braneuse que le pélican psrte sous le bec. Il y en 
a d'énormes. Est-ce l'ombre des montagnes, la 
erudite de l'éau de neige, qui cause cette horrible 
difformité ? C'est ce qu'on n'a jamais bien su. Les 
femmes, surtout les vieilles, y sont plus sujettes 
que les hommes : rien n'est plus affligeanL Un cré- 
tin à cràne deprime, à cou tuberculeux, s'arrèta 
en grognant et en ricanant près de notre voiture. 
Hideux tableau! voir l'homme au-dessous -de l'ani- 
mal : car l'animai a son instinct. 

On dina à Saint-Maurice, gros bourg fortìfié sur 



ITALIA. 23 

le foord du Ifehòne, et d'une apparence assez rébar- 
bative. Aux mùrailles de l'hotel élaient suspendues 
des lithographies représentant les illustratìons mi- 
lìtaires de la Suisse : le general Guillaume-Henri 
Dufour entouré de son état-major, Hussy d'Argo- 
Tie, Esehmann, Herosé, Ftender de Lindenfrey, 
Zimmerli et quelques autres. Il y avait aussi les 
portraits d'Ochsenbein , président .de la diète 
en 1&47, et de Jacques-Robert Steiger. Nous notons 
ceci , car toutes les images des auberges vieiment 
de la rue des Magons-Sorbonne , à Paris , et repré- 
sentent les quatre saisons ou les quatre parties du 
monde. 

A Saint-Maurice , on nous inséra dans un ber- 
lingot fantastique où Fon ne pouvait se tenir ni 
droit, ni courbé, ni couché, ni assis, tant la con- 
struction en était ingénieuse. Le berlingot nous 
cabota jusqu'à Marigny , où l'on nous fit remonter 
en diligence. 

La nuit tombait, brumeuse et glaciale, et Fon 
commenQait à ne discerner que difficilement les 
formes confuses et gigantesques des moniagnes; 
nous traversàmes Sion dans un demi-sommeil , et 
lorsque le jour parut, au bout d'une vallèe traver- 
se de torrents et rendue humide par des infiltra- 
tions marécageuses, Brigg se dressa avec ses ciò- 
chers et ses édifices couwnnés de grosses bouks de 
fer-blanc, qui lui donnent un air de Kremlin au 



24 ITALIA. 

petit pied. C'est là que commence la route du Sim- 
plon. On n'est plus séparé que par une créte de 
montagnes de cette Italie doni le nom est si puis- 
sant, selon Henri Heine, qu'il fait chanter Tirely, 
mème à un philistin berlinois. 

La route du Simplon que nous allons suivre est 
une merveille du genie humain. Napoléon , se sou- 
venant de la peine que devait avoir eue Annibal à 
faire fondre autrefois les Alpes avec du vinaigre, 
comme le racontent sérieusement les historiens , a 
voulu épargner ce travail aux conquérants qui dé- 
sireraieut entrer en Italie, et a fait exécuter en 
trois ans ce chemin miraculeux. Il fallait que le vi- 
naigre antique fùt d'une force terrible; car cent 
soixante mille quintaux de poudre et dix mille 
hommes suffirent tout au plus à faire à l'apre flanc 
de la montagne cette imperceptible raie qu'on ap- 
pelle une route. 

Le terrain s'élèvc par une pente assez douce, 
entre deux bordures de montagnes qu'on croirait 
toucher avec le doigt, bien qu'elles soient passa- 
blement éloignées; mais dans les régions alpestres 
on est à chaque instant trompé sur la distance, 
par la perpendicularité des plans. Les crètes qu'on 
laisse enarrièrede soi sont couvertes de neiges; 
c'est une ramification des Alpes helvétiques. Sur 
leurs flancs , qui semblent inaccessibles mème au 
pied de la chèvre, se tiennent suspendus, on ne 



ITALIA. 25 

sait comment, des villages trahis par leurs clochers, 

quelquefois seuls visibles. Des chalets perdus dans 

la montagne , avec leurs auvents de bois et leurs 

toits chargés de pierres , de peur que le vent ne les 

enlève , révèlent tout à coup la présence inattendue 

de Vhomme; c'est là que, bloqués par les frimas 

et les lavanges, les pàtres passent l'hiver, loin 

de toute relation humaine. Où yous pensez ne 

trouver que des aigles et des chamois , vous ren- 

contrez des faucheurs et des faneuses : la culture 

monte à de vertigineuses hauteurs; nous avons vu 

une femme qui bottelait du foin au bord d'un pré- 

cipice de quinze cents pieds, sur une prairie en 

pente corame un toit et que tachetaient quelques 

vaches dont on entendait tinter les clochettes. 

Brigg n'est déjà plus au fond de la vallèe qu'une 
de ces boltes de jouets d'AUemagne représentant 
un village sculpté en bois. C'est la mème propor- 
tion ; les boules de fer-blanc brillent encore corame 
des paillettes aux rayons du raatin. Le Rhòne ne 
serable plus qu'un fil jaune. 

A, la droite de la route s'étend à perte de vue un 
horizon de montagnes élevant leurs tètes les unes 
au-dessus des autres, et formantun panorama su- 
blime. Le mont Blanc fait jaillir au fond de ce 
chaos magniflque quelques-unes de ses aiguilles 
neigeuses. 
A la gauche , ce sont de grandes forèts de sapins 



26 ITALIA, 

d'une vigueur et d'une beauté surprenantes : le sa- 
pin est le gazon de la montagne. Il est à elle dans 
la propartion du brin d'herbe à la prairie. Cet es- 
carpement abrupt qui vous paralt velouté gà et là 
de plaques de mousse est couvert en effet de sa- 
pins et de mélèzes de soixante pieds de haut. Les 
brins d'herbe pourraient faire des màts de navire : 
ee frisson à la peau de la montagne est une vallèe 
qui cacherait et qui cache souvent un village dans 
son pli. Ce filet immobile >et blanchàtre, que vous 
prendriez pour une Teine de neige., c'est un terreni 
fougueux qui se precìpite avec un fracas harrible 
qu'on n'entend pas. 

Rien n'est plus beau et plus agréablement gran- 
diose que le commencement de la route du Sim- 
plon, en venant de Genève; l'immensité n'exclut 
pas le charme; une certame gràce volupitueuse re- 
vèt ces colossales ondulations ; les sapins sont d'un 
vert sifrais, si my&térieux, si teiidre dans son in- 
tensité; ils ont un poort si élégant, si degagé, si 
svelte; ils vous tendent si amicalement les bras 
sous leurs manches de verdure ; ils savent si bien 
prendre des airs de colonnes avec leur tronc ar- 
gentò; ils se retienneut si adroitement en crispant 
leurs doigts au bord des gouffres ou sur les parois 
à pie; les sources babillent si gentìment de leurs 
voix argentines à coté de vous sous les pierres ou 
les <plantes aquatiques ; les lointain6 .déploient de si 



ITALIA. 27 

jolis tons bleus, les précipices se font si enga- 
geants qu'on se sent dans un état d'exaltation ex- 
traordinaire et qu'on se lancerait volontiers, la téte 
la première , dans ces jolis gouffres. 

On longe pendant quelque temps un dèlicieux 
abìme, au fond duquel la Saltine fait des cahrioles 
écumeuses et s'échevèie de la fagon la plus pitto- 
resque. Les farete de sapins en voie d'exploitation 
offrent un aspect singulier. Le tronc des arbres, 
coupés à quelques pieds de terre , a l'apparence 
des colounes piaatées dans les cimetières turcs, 
et Ton se demande avec éionnement comment tant 
d'Osanantìs se trouvent ainsi enterrés dans une 
montagne suisse. Quand l'expioitation est recente, 
l'entaille faite par la Jaache présente des tons sau- 
mon clair qui se rapprochent beaucoup de la chair 
humaine : on dirait des blessures faites au corps de 
ces nymphes que les ancieos supposaient habiter 
l'intérieur des arbres. Le sapin prand alors un air 
intéressant et douloureux ; queiquefods la terre lui 
a mauqué sous les pieds et il a glissé à rai-goufCre, 
retenu en chemin par les bras de quelques amis 
plus solide*. 

De distance en distante , des maisons de refuge 
marquées d'un numero et qui sont au nombre de 
huit, si notre mémoire ne nous trompe, attendent 
les voyageurs surpris par quelque orage, quelque 
fonte de neige ou quelque avalancbe. Dans ces Iteux 



28 ITALIA, 

si solitaires, si perdus en apparence, la pensée hu- 
maine vous accompagne partout et vous protége. 
Lorsque vous vous croyez seul entre la nature et 
Dieu , noyé dans le vaste sein de l'immensité , un 
cantonnier, qui casse humblement des pierres et 
s'occupe à combler l'ornière qui ferait verser votre 
voiture , vous rappelle au sentiment de la solidarité 
generale. Dans ce profond isolement un de vos 
frères travaille pour vous ; un troupeau de chèvres 
effrayées grimpe le long des murailles à pie for- 
mées par le roc , sautelant d'aspérités en aspérités 
avec une agilité incroyable , malgré les cris du che- 
vrier qui les rappelle ; une pièce de terrain cultivé 
apparaìt tout à coup datis un endroit invraisem- 
blable; un groupe de maisons indique que là on 
aime et l'on hait, Fon jouit et Fon souffre, Fon vit 
et l'on meurt , comme dans la plaine et dans la 
ville ; dès cabanes isolées trahissent des coeurs qui 
ont la force de supporter sans accablement le spec- 
tacle de l'immensité et de rester face à face avec 
Dieu, en dehors de toute distraction humaine. 

Arrivé à un endroit où la vallèe se tranche en 
une profonde coupure , où se jettent tous les tor- 
rents et toutes les sources qui ruissellent de la 
montagne et traversent la route par des conduits 
souterrains, on franchit un pont'dont les culées 
sont d'une hauteur prodigieuse , puis Fon fait un 
coude et Fon commence à gravir ime autre créte. 



ITALIA. 29 

C'est là que se trouve le relais, avec ses deux 
corps de bàtiment reliés entre eux par une galene 
couverte en forme de pont. 

Le mont Alost, que Fon avait toujours vu au 
fond de la perspective, cache sa tète neigeuse à 
l'horizon, et Fon a devant soi le Pflecht-Horn avec 
sa calotte de glaces d'où filtrent des torrente, et un 
peu plus loin le Schoen-Horn, encapuchonné de 
nuages : les sapins deviennent plus rares, la vé- 
gétation s'appauvrit sensiblement. Cependant des 
plantes courageuses continuent à tenir compagnie 
à l'homme et rappellent l'idée de la vie dans ces 
lieux où tout paraltrait mort. Le rhododendron 
étale sa verdure vivace et sa belle fleur qu'on ap- 
pelle ici la rose des Alpes; la gentiane bleue, les 
saxifrages, le cornillet moussier à fleurs roses, le 
myosotis aux petites étoiles de turquoise escaladent 
bravement la montagne avec vous, profitant d'un 
fìlet d'eau, d'un peu de terre au creux d'un roc, 
d'une fissure de schisle, du moindre accident favo- 
rable : l'homme, lui, ne renonce jamais. Il bàtit 
jusque dans la giace , au risque d'ètre emporté par 
les eaux et les neiges ; il semble mettre son amour- 
propre à habiter les lieux inhabitables. 

Nous étions parvenu à peu près au point culmi- 
nant de la route, quelque chose comme cinq mille 
pieds au-dessus du niveau de la mer. Il n'y avait 
plus entre nous et le ciel que le glacier de Pflecht- 



30 ITALIA. 

Horn , d'où se précipitaient quatre torrents presque 
perpendiculaires : quatre trombes d'écume et de 
fange. L'on \oyait dislìnctement le premier de ces 
torrents jaillir de l'angle du glacier par ime ar- 
cade d'unvert cristallin; c'était étrange et beau, de 
voir accourir du haut de ce pie cette eau. savon- 
neuse et poussiéreuse qui passe par-dessuslaroute, 
recauverte en cet endroit d'une galerie voùtée que 
les infillrations ont tapissée de stalactites et qui a 
maintenant l'air d'une grotte naturelle ; des. ouver- 
tures permettent de Toir en dessous la cataracte j qui 
tombe à l'ablme en mugissant. Les autres eaux 
grondaient et fuyaient en fusées d'argent , en écu- 
mes neigeuses, avec un bruit et une turbulence 
inimaginables. Le spectacle était d'une sauvagerie 
tout à fait romantique. Le Pflecht-Horn, à cette 
hauteur , ne présente plus que des terres déchar- 
nées, des rochers, des glaces,desneiges, des eaux 
torrentueuses ; la peau de la planète apparati dans 
toute sa nudité, que quelque nuage compatissant 
vient voiler de temps à autre de son manteau 
d'ouate. 

A partir de là le chemin commence à deseendrc. 
On quitte le versant helvétique pour le versant ita- 
lien. Chose bizarre ! Dès que nous eùmes franchi 
la créte qui séparé les deux régions,. nous fùmes 
frappé par l'extrème différence de la temperature. 
Sur le versant helvétique, iL faisait un temps char- 



LTALIA. 31 

mani, doux , tiède et lumineux; sur le versant ita- 
lien soufflait une bise glaciale , et de grands nuages 
pareils à des brouilkrds passaient sur nous eu 
nous enveloppant : le froid était atroce et surtout 
sensìble par le contraste. Le paletot et le manteau 
que nous ne manquons jamais d'emporter lorsque 
nous allons dans le Midi suffisaient à peine pour 
nous empécher de claquer des dents. 

L'aacien hospice du Simplon s'apergoit sur un 
plateau inférieur, à la droite du chemin, en venant 
de Suisse; c'est un bàtiment jarniàire, surmonté 
d'un clocher assez haut Le nouvel hospice, beau- 
coup plus vaste, est à gauche ; on y regoit les voya- 
geurs en perii ou fatigués, et on leur prodigue 
gratuitement les soins que reclame leur état. Les 
personnes riches donnent quelque chose pour Fé- 
glise. Au moment où nous passions devant l'hos- 
pice , il en sortait deux prètres , l'ira jeune et l'au- 
tre vieux, mais d'une vieillesse vigoureuse, qui 
descendaient ensemble du coté de l'Italie ; ila por- 
taient tous deux le chapeau à bords retroussés, les 
culottes courtes , les bas noirs , les souliers à bou- 
cles, rancieri costume de prétre, avec l'aisancc et la 
sécurité des ecdésiastiques dans les pays vraknent 
religieux. 

Le caractère des montagnes>, que Fon eroirait 
devoir devenir plus doux et plus riant en appro- 
ehant de l'Italie, prend au contraire une àpreté et 



32 ITALIA. 

une sauvagerie extraordinaires. On dirait que la 
nature s'est faitun jeu des prévisions, ou qu'elle a 
voulu préparer un repoussoir, comme disent le? 
peintres , pour les gracieuses perspectives qui vont 
se dérouler. Ce renversement est très-curieux : c'est 
la Suisse qui est italienne et l'Italie qui est suisse. 
dans cette étonnante route du Simplon. 

Du point où la descente se prolonge au village 
du Simplon , il y a deux lieues encore qui se font ra- 
pidement : on traverse plusieurs fois un torrent 
très-tapageur et très-convulsif, sur lequel passe une 
source conduite dans des tuyaux de bois en manière 
d'aqueduc vers les prairies qu'elle doit arroser. 

Tout en cheminant , nous comparions ces mon- 
tagnes aux différentes Sierras espagnoles que nous 
avons parcourues. Rien n'est plus différent : la 
Sierra-Morena, avec ses grandes assises de marbré 
rouge, ses chènes verts et ses liéges; la Sierra- 
Nevada , avec ses torrents diamantés où trempent 
des lauriers-roses, ses plis et ses reflets de satin 
gorge de pigeon , ses pics qui rougissent le soir 
comme des jeunes filles à qui l'on parie d'amour ; 
les Alpujaras , avec leurs escarpements baignés pal- 
la mer, leurs vieilles villes moresques et leurs tours 
de vigie perchées sur quelque plateau inaccessible, 
leurs pentes où le gazon brulé ressemble à une 
peau de lion ; la Sierra de Guadarrama, toute héris- 
sée de masses de granit bleuàtre qu'on prendrait 



ITALIA. 33 

pour des dolmen et des peulven celtiques , ne res- 
semblenten rien aux Alpes, et la nature, au moyen 
d'éléments en apparence semblables , sait produire 
des eiTets variés. 



III. 

Le Simplon, Domo d'Ossola, Luciano Zane. 

Le village du Simplon se compose de quelques 

maisons agglomérées au bord de la route , et qui 

trouvent une source d'aisance dans le passage des 

voyagcurs. L'on s'y arrèta pour diner dans une 

auberge assez propre. La salle à manger était ten- 

due d'un papier en grisaillc représentant la con- 

quète des Indes par les Anglais, et qui eùt pu servir 

d'illustralion à la guerre du Nizam de Méry, à cause 

du mélange de lords et de brahmes, de ladies et 

de bayadères , de calèches et de palanquins , de 

chevaux et d'éléphants, de péons à moitié nus et de 

laquais en livrèe , de cipayes et de horse-guards , 

qui fait de cette tenlure une encyclopédie indienne, 

bonne à consulter en attendant la soupe : plusieurs 

artistes facétieux se sont permis de mettre des 

moustaches à la grande bayadère, une pipe àlady 

Williams Bentinck, un bonnet de coton au gou- 

verneur et une queue phalanslérienne au vénérable 

chef des Pandits; mais ces ornements capricieux ne 

199 t 



34 ITALIA. 

détruisent pas rharmonie generale. Ce papier indo- 
anglais sert aussi de registro et re^oit les noms des 
voyageurs. Quelques mauvaìs plaisants en ont ac- 
couplé qui seraient fort étonués de se trouver en- 
semble. 

Les pentes deviennent de plus en plus rapides ; 
la vallèe où la route circule s'étrangle en gorge ; 
les montagnes latérales s'escarpent affreusement ; 
les rochers sont abrupts, perpendiculaires , quel- 
quefois mèrae ils surplombent ; leurs parois , qui 
offrent à chaque instant la trace de la mine, mon- 
trent qu'ils n'ont livré passage qu'après une longue 
résistance, et qu'il a fallu brùler bien de la poudre 
pour en avoir raison, Les couleurs se rembrunis- 
sent et la lumière ne descend plus qu'avec peine au 
fond des étroites coupures; des taches d'un vert 
sorobre, presque noir, qui sont des forètè de sapins, 
tigrent les rocbes fauves et leur donnent un aspect 
feroce. Les torrents so changent en cascades , et 
au fond de la fissure gigantesque, qui semble le 
coup de hache d'un Titan, gronde et tourbillonne 
la Dovéria, espèce de rivière enragée qui roule , au 
lieu d'eau, des blocs de granit , des piorree énoriues,' 
de la terre en fusion et une fumèe blanchitre; son 
Ut, beaucoup plus large qu'elle , et où elle se vautre 
et se tord convulsivement , a l'air de la rue d'une 
cité cyclopéenne après un trenablenaent de terre ; 
c'est un chaos de roches > de quartiere de marbré, 



ITALIA. 35 

de fragments de montagne qui affectent des formes 
d'entablements, d'architraves, de trongons de co- 
lonnes et de pans de murs ; dans d'autres endroits, 
les pierres blanchies forment d'immenses ossuaires ; 
on dirait des cimetières de mastodontes et d'ani- 
maux antédiluviens, mis à découvert par le passage 
des eaux. Tout est mine, ravage, désolation, me- 
nace et perii : les arbres arrachés se tordentcomme 
des brins de paiile, les rocs entralnés s'entre-cho- 
quent avec un bruii terrible, et cependant nous 
sommes dans la saison favorable. En hiver, le pas- 
sage doit ètre quelque chose d'impossible et de 
formidable. Nous engageons les décorateurs qui 
voudraient peindre une gorge fantastique pour la 
fonte des balles Freyschutz à venir faire quelques 
croquis dans la vallèe de Gondo. 

Cette Dovéria, quelque furieuse et dévorante 
qu'elle soit, a renda pourtant de grands services; 
Thomme, sans elle, n'aurait pu séparer ces masses 
colossales. Avec son eau , qui ne connalt pas d'ob- 
stacles , elle a frayé le cbemin à l'ingénieur. Son 
cours est un trace grossier de la route. Torrent et 
route se cótoient àssidùment. Tantót c'est le torrent 
qui empiete sur la route , tantòt la route qui em- 
piete sur le torrent. Quelquefois le rocher oppose 
un rempart gigantesque qu'on «e peut franchir ni 
tourner ; alors une galerie creusée dans le roc avec 
le ciseau et la mine lève la difficulté. La galerie 



36 ITALIA, 

de Gondo, percée de deux ouvertures qui en font 
le plus admirable souterrain du mélodrame , est 
une des plus longues après celle d'Algaby, qui a 
deux cent vingt pieds. Elle porte à Fune de ses 
extrémités cette courte et noble inscription : JEre 
Italo , 1795 , Nap. imp. 

A peu près vers cet endroit, le Frasinone et deux 
torrents qui viennent des glaciers du Rosboden se 
précipitent dans Fablme avec une fureur et un bruii 
épouvantables. La route suit une comiche en saillie 
sur le gouffre. Les murailles de rochers se rap- 
prochent encore davantage , rugueux , noirs , hé- 
rissés , ruisselante , hors d'aplomb , et ne laissant 
voir entre leurs cimes, hautes de deux mille pieds, 
qu'une étroite bandelette de ciel qui luit bien loin 
de vous comme une espérance. En bas est la nuil , 
le froid , la mort ; jamais un rayon de soleil n'ar- 
rive jusque-là. C'est l'endroit le plus faroucheinent 
pittoresque du passage. 

A travers cette nature en désordre , elle roule , 
tourne presque toujours à angles droits et très- 
soudainenient. Quoique nous ayons descendu trois 
fois en Espagne cette espèce de montagne russe, 
qu'on appelle la Descarga, au triple galop, au mi- 
lieu des vociférations du zagal , du mayoral et du 
delantero , dans un carillon de coups de fouet , de 
grelots et d'injurcs , nous ne pouvions nous de- 
fendre d'une certainc émotion en dégringolanl ainsi 



ITALIA. 37 

sur trois roues , la quatrième retenue par le sabot , 
qui talonnait terriblement, et la tète du cheval sous 
la main , renàclant au-dessus du vide , le long de 
pentes tròs-roides et dégarnies de parapet h presque 
tous les endroits dangereux. 11 semble qu'à toute 
minute on va verser ; cependant cela n'arrive ja- 
mais , et les pointes demélèzes ou de rochers qui 
se dressent du fond de Tabime sont privées du 
plaisir de vous empaler. Pendant la mauvaise sai- 
son , on se sert de traineaux, et, disent les guides, 
si le traineau glisse dans le gouffre , on a le temps 
de se jeter de coté : avantage touchant. 

Après avoir traverse des ponts hardis , des sou- 
terrains prodigieux , car il y en a un où tout le 
poids de la montagne porte sur une pile de magon- 
nerie , on parvient à> une région un peu moins res- 
serrée. La vallèe s'evase , la Dovéria s'étalc plus à 
son aise, les nuages et les brouillards amoncelés se 
dissipent en flocons légers. La lumière filtre moins 
avare du ciel ; cetle teinte grise , verte , glaciale et 
dure qui caractérise les horreurs alpestres, se ré- 
chauffe un peu; quelques maisons s'enhardissent et 
montrent le nez à travers des bouquets d'arbres sur 
des gradins moins escarpés , et bientót Fon atteint 
Isella , petit village où se trouve la première douane 
piémontaise. 

La douane est un bàtiment entouré d'un por- 
tique à arcades soutenues par des colonnes de 



38 ITALIA. 

granit gris. Sur la muraille nous remarquàmes un 
cadran solaire à l'état de sinecure , car les rayons 
de l'astre ne doivent pas parvenir souvent jusqu'à 
lui. 11 porte l'inscription suivante : Torna, tornando 
il sol, l'ombra smarrita , ma non ritorna più Vetà 
fuggita ( L'ombre évanouie revient quand revient 
le soleil, mais l'àge enfui ne revient plus). Le con- 
cetto italien joue déjà dans la pensée philosophique 
sur torna, tornando, ritorna. Oh! combien plus 
simplement terrible nous avertit jadis le cadran de 
Téglise d'Urrugne , en approchant de la frontière 
d'Espagne , avec ce mot effrayant sur la fuite des 
heures : Vulnerant omnes , ultima necat ( Toutes 
blessent, la dernière tue). Gnomons et cadrans, 
nous entendons votre langage ; et nous avons fait 
graver sur notre cachet: Vivere memento (Souviens- 
toi de vivre). En passant devant vous , nous hàtons 
le pas, fussions-nous fatigué et le lieu nous 
plùt-il pour planter notre tente ; car nous com- 
prenons qu'ii faut nous dépècher de visiter cette 
terre qui doit bientòt nous absorber dans son vaste 
sem 

Le paysage s'égaye et devient riant. Des charrettes 
et des chars à boeufs vont et viennent; des paysans 
débusquent par des sentiers latéraux ; des paysan- 
nes assez jolies , portant une large bande rouge 
au bas de leur jupe , nous regardent avec leur 
grand oeil meridional. De Wanches villas , des ciò- 



ITALIA. 39 

«chers se révèlent dans des flots de verdure; la 
vigne s'étale en guirlandes et en berceaux ; on 
sent , à une certame élégance , qu'on n'est plus 
en Suisse. La Dovéria continue à rouler dans son 
lit pierreux , mais à distance respectueuse , cornine 
un compagnon inculte et farouche qui préfère vous 
quitter à l'entrée de Ila ville ; pourtant , la chaus- 
sée Qà et là constellée d'énormes galets, une arche 
du pont emportée , témoignent de son mauvais ca- 
rattere. Napoléon , qui bàtissait pour l'éternité , 
n'a pu faire le pont assez solide pour les coups de 
tète du torrent : cette gracieuse vallèe s'appelle 
Dovearo. 

Un détail assez singulier et peu italien, du moins 
dans nos idées septentrionales , c'est le parapluie 
bourgeois, le riflard patriarcal, porte par tous les 
gens que nous rencontrions , hommes , femmes et 
enfants ; le mendiant lui-mème a son parapluie. è 
Nous comprimes bientót pourquoi. 

Au dernier coude de la route s'élève une cha- 
pelle vcillant sur un cimelière ; puis Fon arrive au 
pont de Crevola , qui termine avec une merveille 
tous les prodiges du Simplon. Ce pont, qui a deux 
arches supportées par une pile et des culées d'une 
hauteur immense , car la croix d'une église située 
plus bas atteint à peine la balustrade , ferme la 
vallèe de Domo d'Ossola^ qrf on découvre de là tout 
»entière. 



40 ITALIA. 

A coté du pont, une passerelle en bois jetée sul- 
la Dovéria sert aux relations des maisons du bourg 
disséminées sur les deux rives. 

L'Italie se présentait à nous sous un aspect inat- 
tendu. Au lieu du ciel d'azur, des tons orangés et 
chauds que nous rèvions , sans penser après tout 
que l'Italie du nord ne peut avoir le cliraat de Naples, 
nous trouvions un ciel nuageux, des montagnes 
vaporeuses , des perspeclives baignées de brames 
bleuàtres, un site d'Écosse lave par un aquarel- 
liste anglais , un paysage humide , verdoyant, ve- 
louté , digne d'ètre chanté par un poéte lackiste. 

Pour n'ètre pas le tableau que nous avions ima- 
giné , celui que nous avions devant les yeux n'en 
était pas moins très-beau; ces montagnes qu'es- 
tompaient les nuages qui s'effrangeaient en pluie , 
ces plaines vertes semées de villas , cette route 
bordée de maisons festonnées de vignes étayées 
par des piliers de granit , ces jardins fermés par 
des dalles de pierre mises debout, fonnaient, 
malgré l'orage qui se résolvait en averse , un en- 
semble gracieux et magnifique. Chaque détail de 
construclion révélait déjà un sentiment de la beauté 
et un soin de la forme qui n'existent ni en France 
ni en Suisse. 

Nous approchions de Domo d'Ossola, où nous ne 
tardàmes pas à entrer sous une pluie battante, 
qui , pour les raisons que nous avons dites tout à 



ITALIA. 41 

l'heure , ne prenait persoune au dépourvu. La 
place de Domo d'Ossola , taillée en trapèze , est 
assez piltoresque , avec ses arcades aux piliers tra- 
pus , ses balcons projetés en saillie , ses toits dé- 
bordant , ses galeries à colonnes et ses pa vili ori s 
surmontés de girouettes. 

L'auberge où la diligence s'arréta était pein- 

turlurée , à la mode italienne , de fresques gros- 

sières, ou, pour mieux dire, de barbouillages en 

détrempe, représenlant des paysages entremèlés 

de palmiers et de plantes exotiques. Àutour de la 

cour centrale régnait, comme dans le patio es- 

pagnol , une galerie à colonnes grisàtres. 11 était 

sept heures du soir , nous ne devions partir qu'à 

deux beures du matin , et il pleuvait comme pour 

un nouveau déluge. Nous avions dine au village du 

Simplon, et la ressource depasser le temps à table 

nous était interdite. Nous demandàmes au gargon 

de l'hotel si par hasard il n'y avait pas quelque 

spectacle dans la ville. Le théàtre était ferme , et 

l'impresario des marionnettes venait précisément 

de terminer ses représentations la veille ; mais il 

n'avait pas encore quitte Domo d'Ossola. L'idée 

nous vint de nous faire organiser une soirée pour 

nous tout seul, et nous voilà accompagné d'un 

guide qui nous croyait fou, sautillant à travers les 

flaques d'eau, sous les hachures pressées de la 

pluie, à la recherche du marionnettista. Tout en 



42 ITALIA. 

marchant , nous cherchions à saisir quelques as- 
pects de la ville. A la clarté mourante da jour, l'on 
pouvait démèler encore sur les murailles des pein- 
tures pieuses, des statuettes de madones coloriées, 
éclairées par des lampes. 

L'une de ces fresques avait pour sujet la salute 
Vierge tirant les àmes du purgatoire, accompagnée 
de saint Gervais et de saint Protais. Ces représenta- 
tions sont fréquentes dans les rues et le long des rou- 
tes en Italie; à cbaque pas ce sont de petits monu- 
ments avec des calvaires en relief et peints au na- 
turel , des Notre-Dame, des anges gardiens, ou des 
dévotions particulières au pays. Le marionnettiste 
n'était pas chez lui ; il était alle souper à Y Osteria, 
et , qùoiqu'il y eùt de la cruauté à déranger un 
pauvre homme en train de boire un pot de vin 
violet en face d'un morceau de polenta Trite , nous 
eùmes jusqu'au bout le courage de notre fantaisie, 
et Luciano Zane ( c'est ainsi que se nommait Firn- 
presa rio) consentit pour 20 francs, la moyenne 
de ses recettes , à nous donner une représentation 
«péciale , charme , quoique un peu surpris , du 
caprice. Il nous demanda une heure pour ras- 
sembler son orchestre, prevenir son compère, ha- 
biller ses acteurs , mettre en place ses décors et 
àlluminer sa salle. 

Au bout d'une heure , sous la pluie qui ne dis- 
continuait pas , nous nous rendimes au théàtre. 



ITALIA. 43 

Un quinquet place près d'une pancarte sur la- 
quelle se lisait : si recita , en indiquait la porte. 
La marmaille de la ville , que nous avions dit de 
laisser entrer, garnissait déjà lesbancs, et c'était 
plaisir de voir pétiller ces yeux noirs et rire ces 
jolies bouches roses aux lueurs de lampes dou- 
blées par le miroir place derrière elles comme 
réflecteur. Rion n'était plus simple que cette salle 
de spectacle ; les quatre murs blanchis à la chaux , 
quelques bancs , une tribune de bois , et le théàtre 
élevé de trois ou quatre pieds sur un tréteau. La 
toile , par un vague souvenir d'art qui ne s'éteint 
jamais en Italie, retraeait la fameuse fresque de 
l'Aurore du Guide, qu'on admire au palais Ros- 
pigliosi , et dont la gravure est populaire , mais 
dans un goùt étrusque et caraibe le plus étrange 
du monde. 

L'orchestre, compose de quatre musiciens typi- 
ques, dont l'un battait fortement la mesure avec son 
pied, joua une courte ouverture, et la toile se leva 
à notre grande satisfaction et à celle des petites filles, 
qui se haussaient pour mieux voir. 

L'on représenta d'abord Girolamo, calife pour 
vingt-quatre heures, ou les Vivants qui font semblmt 
tfétre morts : c'est l'histoire de cet ivrogne des Milk 
et une Nuits transporté dans le palais par Haroun- 
al-Raschild et son fidèle Giaffir, mèlée à une intri- 
gue d'opera comique que ne désavoueraient pas 



44 ITALIA. 

MM. Scribe et Saint-Georges, et qui peut-ètre ^vient 
d'eux. Girolamo, qui parie le dialecte piémontais, 
tandis que les autrcs acteurs se servent de l'italien 
pur, porte un habit à la frangaise couleur raisin 
de Corinthe, une perruque ébouriffée, agrémentée 
d'une queue grolesquement tire-bouchonnée. Son 
masque est grimagant, sa bouche se tord, les yeux 
lui sortent de la tète ; il bredouille, gesticule et se 
démène cornine un possedè. Girolamo est un type 
qui revient dans plusieurs pièces, cornine dans 
Girolamo, maitre de musique; Girolamo, médecin 
malgrè lui : c'est une sorte de Sganarelle, mais plus 
rusé, plus méchant, moins ganachc. Par certains 
coins, il ressemblerait à Mayeux : il est sensuel, 
séducteur, courlisan et fourbe au besoin, tout cela 
avec un certain cachet de bèlise et de rusticité que 
le marionneltiste , qui anime ce nervis alienis mo- 
bile lignum , fait très-bien sentir ; aussi chaque en- 
trée de Girolamo est- elle saluée par de grands éclats 
de rire. 

C'est un spectacle étrange et qui prend bientól 
une inquiétante réalité, qu'une représentation de 
marionnettes. Jamais caricaturiste ne fit une plus 
amère parodie de la vie. Hogarth, Cruishanck, 
Goya, Daumier, Gavarni n'atteignènt pas à cette 
puissance d'ironie involontaire. Que d'acteurs célè- 
bres rougiraient de dépit s'ils voyaient leurs gestes 
maniérés et faux , leurs poses de jambe étudiées 



ITALIA. 45 

devant le miroir, répétées avec une stupidite mé- 
canique plus cruelle que toutes les critiques du 
monde! N'est-ce pas, en outre, tout le secret de la 
comédie humaine? quelques douzaines d'automa tes 
sans esprit et sans coeur, morceaux de bois bariolés 
d'oripeaux, à qui deux ou trois mains cachées don- 
nent un fantòme d'existence, et que font parler 
comme elles le veulent des voix qui ne soni pas 
dans leurs poitrines. 

Luciano Zane etson coni pére faisaient dialogucr 
Girolamo Haroun-al-Raschild, Giaftìr et les autres 
personnages ; une voix de lemme au Umbre de con- 
tralto prèlait son organe à la princesse et aux oda- 
lisques : celle voix était celle de la femme de Luciano 
Zane, perchée sur un banc, derrière la toile, à còte 
de son mari. 

Les décorations n'étaient pas trop mal faites et 
ressemblaient, par Texagération de la perspective, 
aux vues d'optique pour les enfants.Vintérieur du 
palais du Calife monlrait des efforts d'imagination 
pour atteindre au luxe orientai; desnègres portant 
des torchères formaient cariatides et soutenaient 
un plafond qui avait des velléités d'Alhambra. 

La grande pièce fut suivle d'unr ballet mythologi- 
que, la Vengeance de Médée, où le chorégraplie 
n'avait pas eu égard au précepte d'Horace, que 
Médée n'égorge pas ses enfanls en public; car la 
magicienne immolait avec la fureur la plus sauvage 



46 ITALIA. 

deux petites poupées à ressorts, et formait un groupe 
qui ne rappelait nullement le tableau d'Eugène 
Delacroix. Pour ne pas faire de chagrin à certaius 
danseurs de notre connaissance, nous ne déerirons 
point le pas seul et les pas de deux des premiere 
sujets, qui égalaient Saint- Leon pour l'élévation et 
touchaient les frises à chaque instante Mais quelles 
jolies attitudes de compas force et de télégraphc en 
démence ! 

Le ballet acbevé, nous passàmes derrière le théà- 
tre. Luciano Zane nousfitvoir son répertoire com- 
pose de plusieurs manuscrits en italien avec la 
traduction interlinéaire en dialecte ; ses acteurs et 
leur garde-robe rangés dans des trroirs ; il y avait 
là , couchés còte a còte dans le meilleur accord , le 
grand-prètre, le roi, la reine, la princesse, le calife, 
Girolamo, le genie du bien, le genie du mal, la 
mort, David et Goliath, le galani et sa dame, tous" 
les personnages de ce petit monde automatique ; 
les habits brillaient de paillettes, de passequilles, 
de gazillons et de fanfreluches. 

Cette vue nous flt penser au commencement des 
mémoires de Wilhem Meister, où il raconte sa pas- 
sion enfantine pour les marionnettes, et au soir où 
il apporte chez la Marianne, comédienne dont il est 
amoureux, et qui s'attendait peut-ètre à un autre 
présent, les figurìnes qui ont tant amusé sa jeunesse 
et développé en lui le goùt du tbóàtre. U explique 



ITALIA. 47 

longuement le caractère et l'emploi de chaque pou- 
pée à la jeune femme, qui regarde le lit de temps 
en temps et finit par s'endormir sur son épaule : 
sage avertissement dont nous devrions bien pro- 
fìter. 

Nous revenions très-enchanté de Luciano Zane, 
qui écrit lui-mème sespièces, peintses décorations, 
modèle et habille ses marionnettes, lorsqu'on nous 
apprit que le plus grand talent du genre, que l'il- 
lustre, l'incomparable, le jamais assez loué, était 
un certain Famiola de Varallo, un honime admi- 
rable, dont les marionnettes remuent les yeux et 
la bouche, qui ne recite pas, qui improvise et fait 
des allusions politiques d'une finesse et d'une au- 
dace inouies, un homme charmant, plein d'esprit, 
adressant aux femmes, dont son théàtre est toujourst 
plein, mille bons mots et gaillardises qui les font 
rire aux larmes; il représente la prise de Peschiera 
avec des canons, des mortiers et des soldats en uni- 
forme exact; il a des danseuses parfaites, qui vous 
font mourir d'amour quand elles dansent la salta- 
relle, en tordant leurs petits reins de bois ; enfin, 
Famiola est le premier homme du monde : il n'a 
qu'un défaut, c'est d'ètre à Palenza, sur le lac Ma- 
jeur, d'où peut-ètre il vient de partir. Nous rèvions 
déjà d'interrompre notre voyage et de nous mettre 
au pourchas de Famiola, sauf à le suivre au boul 
du monde après l'avoir trouvé, lorsqu'on vint nous 



48 ITALIA. 

dire de monter en diligence. Au lieu de suivre Fa- 
miola, corame c'était notre envie, nóus partimes 
pour Milan. C'était plus sage ; mais, tout en roulant 
dans l'obscurité, nous rèvions toujours aux belles 
marionnettes, qui faisaient des gestes extravagants et 
cabriolaient à travers notre sommeil. 

IV. 

Le lac Majeur. — Sesto-Calende , Milan. 

La pluie continuait, etles lueurs confuses de Faube 
se noyaient dans des nuages si bas qu'ils touchaient 
presque le sol et se confondaient avec les vapeurs 
qui s'élevaient de terre. On traversa deux fois, sur 
desbacs, une petite rivière torrentueuse, déjà gon- 
flée par l'orage, et, quand le jour parut, nous étions 
sur lesbords du lac Majeur, àlahauteur deBayeno; 
Tea u, agitée par le mauvais temps de la nuit, on- 
dulai t assez fortement, et le lac se donnait des airs 
de houle comme la mer. Cependant le ciel se fai- 
sait clair devant nous; mais de grandes nuées noires 
et grises , qui dégouttaient encore , restaient amon- 
cdées sur les montagnes de l'autre coté du lac. Ces 
montagnes, d'un ton vigoureux qu'elles doivent à 
la végétation qui les recouvre, faisaient valoir les 
cimes vaporeuses du mont Rosa, du Simplon et du 
Sunt-Gothard, ébauchées au fond de la perspec- 



ITALIA. 49 

live ; leurs reflets rembrunissaient les eaux, le 
paysage était sevère ; le lac Majeur, que nous nous 
étions figure cornine une coupé d'or remplie d'azur, 
avait une mine tempèlueuse et male. Nous trou- 
vions la beauté où nous attendions la gràce. 

La route ourlc le lac, et la vague vieni lécher la 
chaussée ; on longe une interminable suite de jar- 
dins et de villas avec de blancs péristyles, des toits 
en tuiles rondes et des terrasses guirlandces de vi- 
gnes luxuriantes, soutenuespardes élais de granii. 
Le granit remplit là l'office du bois de sapin chez 
nous. On en fait des clòtures, des pieux, et mòmc 
des planches, ou plutòt des dalles, sur lesquelles les 
lavandières savonnent le linge à genoux au bord 
du lac, comme pour lui demander pardon de cet 
outrage. Sur ces terrasses, à plusieurs gradins sou- 
vent et qui remblayent des jardins soigneusemenl 
cultivés, s'épanouissent toutes sortes de fleurs et 
d'arbusles. Nous y avons remarqué à plusieurs re- 
prises, et non sans étonnement, car c'était la pre- 
mière fois que nous rencontrions cetle bizarrerie, 
des raassifs d'horlensias gigantesques, qui, au lieu 
d'avoir cette nuance rose ou mauve qui leur est ha- 
bituelle en France, offraient des teintes d'un azur 
charmant : ces hortensias bleus nous ont beaucoup 
frappé, car le bleu est la chimère des horticulteurs, 
qui cherchent sans les trouver la lulipe bleue, la 
rose bleue, le dahlia bleu, le nombre des fleurs de 
199 d 



50 ITALIA. 

cette couleur étant extrèmement restreint. Nous 
écrivons ceci en tremblant de peur de notts faire 
tancer par Alphonse Karr, qui n'est pas indulgent 
pour la botanique des littérateurs. Mais les horten- 
sias du lac Majeur sont incontestablement bletis. 
On nous a dit qu'on les obtenait ainsi en les faisant 
pousser dans de la terre de bruyère. C'est la recette 
du jardinier des tles Borromées, qui doit étre banne; 
car tous ces hortensias, couleur du del, sont ma- 
gnifiques. On peut aussi arriver au mème résultat 
en saupoudrant la terre de soude. 

Les iles Borromées, au nombre de trois, l'isola 
Madre, l'isola Bella, l'ile des Pècheurs, sont sitaées 
dans la partie septentrionale du lac, qui forme une 
espèce de come dont la potate est tournée vers 
Domo d'Ossola. Ces lles étaient primitivement des 
rochers dénudés et stériles. Le prince VitaMen Bor- 
romée y fit apporter de la terre vegetale et con- 
struire des jardins dontla réputation est européenne. 
Nous disons construire, à dessein; car la magon- 
nerie y joue un grand róle, cornine dans presque 
tous les jardins italiens, qui sont plutfit des mor- 
ceaux d'architecture que dés jardins. 11 s*y piante 
plus de marbres que d'arbustes, et Vignole y a plus 
à faire que Le Nótre óu la Quintinie. L'isola Madre 
se compose, ainsi que Tisolà Bella, d'une superpo- 
skion de terrasses etì recul que domine un palais. 
L'isola Bella, qu*on voit très-distinctement de la 



ITALIA. 51 

route, est ornée de tourelles, d'aiguilles, de statues, 
de fontaines, de porti ques, de colonnades, devases, 
et de la plus riche décoration architecturale. Il y a 
mòme des arbres, tels que cyprès, orangers, myrtes, 
citronniers, cédrals, pins du Canada; mais évidem- 
ment, la végétation n'est que Faccessoire : l'idée si 
simple de raettre dans un jardin de la verdure, des 
fleurs et dugazon, n'est venue que fort tard, cornine 
toutes les idées naturelles. Plus loin, l'ile des Pè- 
cheurs fait baigner dans l'eaule pied de ses maisons 
àarcades, dont la rusticité fait un heureux contraste 
avec la pompe un peu prétenlieuse de l'isola Madre 
et de l'isola Bella. 

Ces ìles ont été le sujet de descriptions enthou- 
siastes qu'elles ne justifient pas, vues de la rive. Les 
sept terrasses de l'isola Bella, terminées par une 
licorne ou un pégase, ont un aspect théàtral qui ne 
cadre guère avec le mot hutnilitas, devise des Bor- 
romées, qu'on y trouve écrit dans tous les coins. 
L'isola Madre et ses cinq remblais, supportant un 
chàteau carré, ennnient par trop de symétrie, et fon 
s'étonne qu'elles aient été célébrées si chaudement. 
Nous y trouvons l'idéal et prototype du jardin fran- 
$ais concime onl'entendait sous Louis XIV, et comme 
Faurait aimé Antoine, jardinier de Boileau. Les 
imaginations romantiques , n'en déplaise à Rous- 
seau, qui voulait loger là sa Julie, feront bien de 
choisir un autre site pour leurs hérolnes ; celui-ci 



52 ITALIA. 

convient davantage aux princesses de Mme de La- 
fayetle. 

Cesta Belgirata, un peu avant Arona, que réside 
Manzoni, l'illustre auteur des Promessi sposi. On le 
voit souvent assis devant sa porte, en face du lac, 
qui regarde passer les voyageurs. Il a une figure 
bienveillante, veneratile et distinguée, dont les plans 
dessinés par la maigreur rappellent la figure de M. de 
Lamartine. Tous les jours un de ses arais, philoso- 
phe et métaphysicien profond, vient entamer avec 
lui , quelque temps qu'il fasse, une de ces grandes 
discussions qui ne peuvent avoir de solution ici-bas, 
car on y parie des hauts mystères de l'àme, de l'in- 
fini et de Téternité. 

Le lac et la route sont très-aniinés : le lac, par Ics 
bateaux pècheurs, les barques de trajet et les pyro- 
scaphes qui vont de Sesto-Calende à Bellinzona ; le 
cliemin, par des chars à boeufs, des voitures et des 
piétons armés de Tinévitable parapluie. Les paysan- 
nes, quelquefois jolies, sont affligées de goitres 
cornine dans le Valais , soit qu'elles en viennent, 
soit que les mèmes causes, le voisinage des monla- 
gnes et l'eau de neige, produisent les mèmes effets. 

En approchant d' Arona, on découvre sur la col- 
line, à droite, la statue colossale de saint Charles 
Borromée, qui domine le lac : c'est, depuis le colosse 
de Rhodes et celui de Néron à la Maison dorée, la 
plus grande statue qu'on ait faite. Le saint, pose 



ITALIA. 53 

dans une attitude noble et simple, tient un livre 
d'une main et de l'autre semble bénir la conlrée 
qu'il protége et qui s'étend à ses pieds. On peut 
monler jusque dans la tète de ce colosse, qui est en 
fer forge et coulé, par un escalier pratiqué dans le 
massif de ma<?onnerie dont il est intérieurement 
rempli. Cette statue géante, qui emerge peu à peu 
des bois dont la colline est couverle, etfinit par 
dominer l'horizon comme un veilleur solitaire, pro- 
duit un effet singulier. 

Arona, od Fon s'arrète pour déjeuner, a un air 
eoniplétement espagnol. Les maisons ont des toits 
et des balcons en saillie , des grilles aux fenétres 
basses , des encadrements peints, des madones sur 
les murailles. L'église, où se trouvent de beaux ta- 
bleaux de Gaudenzio Vinci, et que nous n'eùmes pas 
le teraps de visiter, rappelle les églises d'Espagne. 
Dans l'auberge, nous retrouvàmes la cour inlérieure 
ornée de colonnes et de galeries comme en Anda- 
lousie, et mille rapports qui nous frappèrent. 

Le lac se termine à Sesto-Calende. Le Tessili se 
jette dans le lac Majeur à cet endroit. Sesto-Calende 
est sur l'autre rive, et Ton traverse le fleuve sur un 
bac, car la route de Milan passe par cette petite 
ville. Pendant qu'on arrangeait la voiture dans la 
lourde barque, un petit vieillard bizarre et grima- 
Cant, la tète penchée et les doigts faisant des dé- 
manchés extravagants , exécutait sur un violon qui 



54 ITALIA. 

n'était pas de Creinone , malgré le yoisinage r un air 
populaire d'une melodie à la fòis joyeuse et mé- 
lancolique. Encouragé par une petite pièce de mon- 
naie , il ne cessa de jouer tout le teuips du passage, 
et nous fìmes notre entrée à Sesto-Calende au son 
de la musique, ce qui est fort galante 

Sesto-Calende nous plut assez. C'était jour de 
marche, Circonstance favorable pour un voyageur : 
car un marche fait venir du fond des campagnes 
une foule de paysans caractéristiq.ues qu'il serait 
fort difficile de voir sans cela. La plupart des 
femmes avaient une coiffiire originale et d'un char- 
mant effet : les cheveux, nattés et roulés avec soiu 
sur la nuque , sont fixés par trente ou quarante 
épingles d'argent , disposées en aurèole et formant 
au-dessus de la tète comme une dentelure de pei- 
gne; une plus grosse épingle, ornée àses deux 
bouts d'énormes olives de metal et passée à travers 
le chignon,, complète cette parure, qui nous rappela 
les femmes de Valence. Ces épingles, nommées spon- 
toni, coùtent assez cher, et cependant nous avons 
vu ainsi coiffées de pauvres femmes et des jeunes 
filles à la jupe eflrangée , aux pieds nus et pou- 
dreux; elles doivent, sans doute, sacrifier à eie luxe 
des objets de première nécessité. Mais la première 
nécessité, pour une femme, n'est-elle pas d'étre 
belle, et des épingles d'argent ne sont-elles pas 
préférables à des souliers? Nous étions si charme 



ITALIA. 55 

de ne pas leur voir sur la tète d'affreux mouchoirs 
de rouennerie, comme elles en avaientle droit de 
par la civilisation qui court, que nous les aurions 
embrassées pour l'amour du costume; les jolies 
s'entend. Les hommes, quoique très-mal vètus, 
n'étaient pas en blouse, délicatesse -qui nous fìt 
plaisir et compensa la profonde douleur que nous 
avait fait éprouver dans la province de Guipuscoa 
la rencontre inattendue de ce hideux vètement, 
lorsque nous allàmes, l'année dernière, aux courses 
de Bilbao : quelqucs-uns moine portaient le cha- 
peau calanes, comme en Espagne, et leurs teints 
bronzés s'harmonisaient avec cette coiffure si supé- 
rieure aux tuyaux de poéle et aux tromblons à la 
Pipelet, dont les populations croient devoir se cou- 
ronner universellement. 

Les toits de tuile en auvent, les murs blanchis à 
la chaux, les serrureries compii quées des fenétres, 
mettent Sesto-Calende beaucoup plus près d'Irun 
ou de Fontarabie qu'on ne saurait le croire : les 
éventaires encombrés de pastèques, de tomates, 
de citrouilles , de poteries grossières , ont un as- 
pect déjà tout meridional : sur les parois des mai- 
sons le badigeon annuel a respecté des fresques 
dont quelques-unes sont assez anciennes, et qui 
représentent des sujets de piété. L'une de ces pein- 
tures , qui s'offre aux yeux en descendant du bac 
du Tessin, est une Madone portant l'enfant Jesus 



56 ITALIA. 

dans ses bras : une inserì ption que nous avons co- 
piée eri donne la date. Hoc opus fecit fieri Anto- 
nius Varallus , XIII Martis 1564. Nous remar- 
quàmes aussi sur l'abside de Féglise un Christ en 
jupon , corame le Christ de Burgos. 

La domìnàlion autrichienne commence à Sesto- 
Calende. L'autre rive du lac est piémontaise. Cesta 
Sesto-Calende qu'on trouve, pour la première fois, 
les pantalons bleus collants et la tunique bianche 
des Hongrois , uniforme dont vous verrez de nom- 
breux exemplaires dans le royaume lombardo- 
vénitien que vous allez parcourir. On visita nos 
malles, mais très-sommairement et sans les tra- 
casseries auxquelles nous nous attendions, d'après 
les récits des voyagenrs. On nous demanda ensuite 
nos passe-ports, qu'on nous rendit très-poliment 
après quelques moments d'attente dans une salle 
décorée de cartes et de vues de Venise, et dont la 
fenétre donnait sur une cour peuplée de poulets à 
moilié épilés, d'une physionomie feroce et piteuse, 
la plus risible du monde. Ces misérables volailles, 
préparées pour la broche , se promenaient grave- 
ment avec deux plurnes au derrière. Cependant, 
malgré celte aménité de formes , nous devons dire 
que notre signalement était déjà arrivé de Paris 
et recopié sur tous les registres; nous avions ce- 
pendant voyagé avec rapidité , ne nous étant arrotò 
qu'un seul jour à Genève. 



ITALIA. 57 

Ne quittons pas Sesto-Calende sans faire le por- 

: irait d'une jeune fille qui se tenait debout sur le 

seuil d'une boutique. L'intérieur obscur lui faisait 

liti fond vigoureux et chaud, sur lequel elle sedé- 

tachait comme une tète de Giorgone. Nous saluàmes 

e? ti elle la beauté meridionale dans son type le plus 

pur. Ses yeux noirs brillaient comme des charbons 

sous son front couleur d'ambre, au milieu de sa. 

p>àleur mate. Elle avait ce teint d'un seni ton, cette 

faccia smorta qui n'a rien de inalaci if, et qui 

TOontre que la passion concentre tout le sang au 

coeur. Ses cheveux drus, épais, luisants, crèpelés 

par petites ondes , se soulevaient sur ses tempes , 

comme si le vent les eùt gonflés , et son col s'atla- 

chait à ses épaules par une ligne simple et puis- 

sante. Elle nous laissa tranquillement la regarder 

sans sauvagerie ni coquétterie , nous devinant pein- 

tre ou poéte , peut-élre tous les deux , et nous fai- 

sant l'àumòne d'un de ses aspects. 

Le postillon autrichien a un costume assez pitto- 
resque, la veste verte avec l'aiguillette jaune et 
noire , les bottes forles , le chapeau cerclé de cui- 
vre , et au coté ce cor de chasse dpnt il est souvent 
question dans les mélodies de Schubert. Chose 
digne de remarque, le postillon, qui dans tous les 
pays mòne la civilisation en poste , puisque civili- 
sation et circulation sont pour ainsi dire synonymes, 
est un des derniers iidèles à la couleur locale. 11 



_l 



58 ITALIA. 

méne des Anglais en makintosh et en water proof, 

et il garde sa livrèe bariolée et caractéristique; c'est 

le passe qui conduit l'avenir en faisant claquer son 

fouet. 

|)e Sesto-Calende à Milan, la route est bordée de 
vignes et de plantations d'arbres de la vegetatimi 
la plus vigoureuse et la plus luxuriante. Les ra- 
. meaux empèchent la vue de s'étendre , et Fon 
avance entre deux murailles de verdure, baignées 
par des ruisseaux d'eau courante. 

A Soma, il y a une très-bclle fagade d'église, et 
dans cette église quelques fresques d'un ton tendre 
et agréable, quoique d'un goùt qui inarque ladé- 
cadence de l'art. Pour nous qui sommes accoutumés 
aux rancidités de la peinture à l'huile , Fespèce de 
fleur de la fresque a un charme tout nouveau. On 
rencontre fréquemment sur ce chemin, soit par 
petits groupes , soit isolés , ou dans des fourgons 
d'artillerie , des soldats autrichiens qui vont el 
viennent; ils ont l'air triste et doux, et semblent 
attaqués de nostalgie. Malgré leur maintien ré- 
servé , ils produisent , mème sur l'étranger, un effet 
désagréable; il est douloureux de voir le bec de 
r aigle d'Autrbhe au flanc de celle belle contree, 
U pourtant les vainqueurs n'affectent pas l'allure 
triomphante et superbe; on dirait mème qu'ils 
cherchent à se dissimuler et à tenir le moins de 
place possible; mais le flegme ailemand est incom- 



ITALIA. 5f 

l>atible avec la vivacità italienne : c'est une question 
ci'antipathie autant que de patriotisme. 

Gallarate et Rho vous amènent à Milan en deux 

relais. Une magnifique allée d'arbres annonce qu'on 

approche de la ville , qui se présente fort majes- 

t ueuse de ce coté. Un are de triomphe à qui celui 

du Carrousel passerait entre les jambes, et qui 

pourrait lutter de grandeur avec l'are de l'Étoile > 

donne h cette entrée un caractère monumentai que 

le reste ne dément pas. Sur le haut de Tare, une 

figure allégorique, la Paix ou la Victoire, conduit 

un char de bronze attelé de six chevaux. A chaque 

angle de l'entablement, des écuyers tendant des 

couronnes font piaffer leurs montures d'airain; 

deux colossales figures de fleuves accoudés sur 

leurs umes s'adossent au cartel gigantesque qui 

contient l'inscription votive , et quatre groupes de 

deux colonnes corìnthiennes marquent les divisions 

du monument, soutiennent la comiche et séparent 

les arcades au nombre de trois; celle du milieu 

est d'une prodigieuse hauteur. Cette porte dépas- 

sée, on traverse la place d'Armes, qui nous a paru 

presque aussi grande que le Champ de Mars. Sur 

la gauche s'arrondit un amphithéàtre immense, 

destine à des manoeuvres ou à des représentations 

en plein air; au fond s'élève le vieux chàteau, et 

plus loin se découpe sur le bleu du ciel, concime 

un filigrane d'argent, la bianche silhouette du dòme,. 



60 ITALIA. 

qui n'a aucunement le contour d'une coupole; 
mais dòme, en Italie, est le terme générique, et 
n'implique pas l'idée de coupole, 

Dès qu'on s'engage dans les rues, on sent, àl'é- 
lévation des bàliments , au mouvement de la popu- < 
lation, à la propreté et à la confortabilité générales, 
qu'on est dans une capitale vivante , chose rare en 
Italie, où il y a tant de villes mortes : des voitures 
nombreuses courent rapidement sur les bandes 
dallées, espèces de railways de pierre enchàssés 
dans le pavé fait de cailloux. Les maisons ont l'air 
d'hòtels, les hòtels ont l'air de palais, et les palai* 
de temples; tout est grand, régulier, majestueux, 
un peu emphatique mème : on ne voit que co- 
lonnes, architraves et balcons de granit. C'est quel- 
que chose entre Madrid et Versailles, avec une 
nelteté que Madrid n'a pas; cette ressemblance 
espagnole dont nous avons déjà parie nous frappe 
à chaque pas , et nous ne pouvons nous empéeher 
d'y revenir, car personne, que nous sachions, ne 
Ta encore remarquée : aux fenètres pendent de 
grands siores rayés blanc et jaune ; les boutiques 
ont des rideaux de mème couleur qui nous font 
penser aux tendidos. Les femmes de la classe 
moyenne, ou qui ne sont pas en grande toilette, 
portent le mezzaro , espèce de voile noir qui joue 
la mantille à s'y Iromper; l'illusion serait presque 
complète, si les Autrichiens ne venaient la détruire. 



ITALIA. 61 

On nous avait indiqué pour y descendre , dans la 
Corsia de Servi , l'hotel de la ville le meilleur de 
Siilan , et qui mérite sa réputation. Cette auberge 
est un palais dont s'accommoderait plus d'un 
prince. Nous avons vu dans nos voyages des tètes 
a couronne moins bien logées assurémcnt. Sa fa- 
Cade est un morceau d'architecture fort recom- 
mandable» orné de pilaslres, de consoles et de 
bustes de grands hommes de l'Italie, peintres, 
poètes, historiens, guerriere; l'escalier, digne d'une 
residence royale, est revètu, du haut en bas, de 
marbres , de slucs et de peintures d'une richesse 
inouie et d'une exécution étonnante; le plafond, 
surlout , est remarquable : il représente différents 
sujets inythologiques, avec des grisailles, desbas- 
reliefs, des balustres et des fleurs d'un éclat et 
d'une touche à faire envie à Diaz. Toutes les cham- 
bres sont décorées avec le mème soin et le memo 
goùt : tantòt ce sont quelques baguettes , deux ou 
trois masques et quelques attributs dans le style de 
Pompei ; tantòt des orncments rocaille , d'un flam- 
boyant et d'un tarabiscoté exquis, ou bien des 
camaìeux et des émaux de Limoges, imités à 
eromper Poeil, ou encore des tapisseries qui fri- 
sonnent comme la soie et miroitent corame le 
velours, des caissons, des rosaces, des arabesques 
d'un caprice inépuisable et d'un relief étrange. 
Les moindres corridors ont leurs magnificences 



62 ITALIA. 

et leur curiosité : quant à la salle à manger, elle 
est d'un luxe écrasant; huit cariatides colossales 
de sexe alterne vous regardent prendre votre re- 
pas et vous inthnident de leurs yeux fixes au 
regard blanc. Elles supportent un plafond à com- 
partiments d'une richesse folle. Ce ne sont que 
festons, découpures, pendentifs, imitation*de pierres 
précieuses et de dorare plus brillantes que ne le 
serait la réalité. Ces peintures, dont on n'a ati- 
cune idée en France, ont été faites par un certain 
décorateur nommé Alfonso, mort depuis deux ans 
à peu près. C'est tout ce qpe nous avons pu savoir 
sur lui. Nous avons décrit cet hotel avec détail. E 
pourra donner une idée du luxe de Milan. Nous y 
somines reste deux jours, admirablement logé, 
nourri et servi pour un prix fort raisonnahle. 

11 est tellement dans l'usage des voyageurs de 
médire de leurs hótes et des hòtelleries où ils s'ar- 
rètent , que nous rendons ici à ce superbe établis- 
sement la justice qu'il mérite. Nous aurons assez de 
descriptions d'un genre tout différent pour faire 
contraste. 

V. 

Milan , le Dòme , le théàtre diurne. 

Le Dòme est la préoccupation naturelle de tout 
voyageur qui arrive à Milan. Il domine la ville, il 



ITALIA. 63 

m est le centre , Tattraction et la merveilk. (Test 
A qu'on court tout de suite , mème la nuit quand 
1 ne fait pas de lune, pour en saisir au moins quel- 
jues proflls. 

La piazza del Duomo, assez irrégulière dans sa 
forme, est bordée de maisons dont il est d'usage de 
lire du mal ; pas de guide du voyageur qui ne de- 
mande qn'elles soient rasées pour en faire une 
grande place symétrique dans le goùt Rivoli. Nous 
ne sommes pas de cet avis. Ces maisons, avec 
leurs piliers massifs, leurs bannes couleur de sa- 
fran faisant face à des bàtisses sans ordre et d'ine- 
gales hauteurs, forment un très-bon repoussoir 
pour la cathédrale. Les édifices perdent souvent 
plus qu'ils ne gagnent à ètre désobstrués. On a pu 
s'en convaincre par plusieurs monuments gothi- 
ques auxquels les échoppes et les raasures qui s'y 
étaient agglutinées ne nuisaient pas comme on 
avait pu le croire; ce n'est pas, d'ailleurs, le cas 
du Dòme , qui est parfaitement isole : mais nous 
pensons que rien n'est plus favorable à un palais , 
à une église et à tout édifice régulier, que d'èlre 
entouré de constructions incohérentes qui en font 
ressortir la noble ordonnance. 

Quand on regarde le Dòme de la place , le pre- 
mier effet est éblouissant : la blancbeur du marbré, 
tranchant sur le bleu du ciel, vous frappe tout 
d'abord; on dirait une immense guipure d'argent 



6* ITALIA. 

posée sur un fond de lapis lazuli. C'est la première 
impression, et c'est aussi le dernier souvenir. Lors- 
que nous pensons au dòme de Milan, c'est ainsi 
qu'il nous apparait. Le Dòme est une des rares 
églises gothiques de l'Italie, mais ce gothique ne 
ressemble guère au nòtre. Ce n'est pas cette foi 
sombre, ce mystère inquiétant, cette profondeur 
ténébreuse, ces formes émaciées, cet élancement 
de la terre vers le del, ce caractère d'austérité qui 
répudie la beauté comme trop seusuelle et ne 
prend de la malière que ce qu'il en faut pour faire 
un pas au-devant de Dieu ; c'est un gothique plein 
d'élégance, de gràce et d'éclat, qu'on rèverait pour 
les palais féeriques, et avec lequel on pourrait bà- 
tir des alcazars et des mosquées aussi bien qu'un 
tempie catholique. La délicatesse dans l'énormité 
et la blancheur lui donnent l'air d'un glacier aver 
ses mille aiguilles ou d'une gigantesque concrétion 
de stalactites ; on a peine à croire que ce soit un 
ouvrage fait de main d'hornme. 

Le dessin de la fagade est des plus simples : c'est 
un angle aigu comme le pignon d'une maison or- 
dinaire, et bordé d'une denteile de marbré, portanl 
sur un mur, sans avant - corps , sans ordre d'ar- 
chitectùre, percé de cinq portes et huit fenètres et 
rayé de six groupes de colonnes fuselées, ou plu- 
tòt de nervures se terminant en pointes évidées 
surmontóes de statues, et remplis, dans leurs inter- 



ITALIA. 65 

stices, de consoles et de niches supportant et abri- 
tant des figures d'anges, de saints et de patriarches. 
Par derrière, jaillissent en innombrables fusées, 
comme les tuyaux d'une grotte basaltique, des fo- 
rèts de clochetons, de pinacles , de minarets , d'ai- 
guilles en marbré blanc, et la fiòche centrale, qui 
semble une congélation cristallisée en l'air, s'élance 
dans l'azur à une hauteur effroyable, et met à deux 
pas du del la Vierge qui se tient debout à sa 
pointe, le pied sur un croissant. Au milieu de cette 
faQade sont inscrits ces mots : Maria nascenti, qui 
forment la dédicace de la cathédrale. 

Commencée par Jean Galéas Visconti , continuée 
par Ludovic le More, la basilique de Milan a élé 
terminée par Napoléon. C'est la plus, grande église # 
connue après Saint-Pierre de Rome : l'intérieur en 
est d'une simplicité majestueuse et noble. Des ran- 
gées de colonnes couplées y forment cinq nefs. 
Oes groupes de colonnes, malgré leur masse réelle, 
ont de la légèreté à cause de la sveltesse des fùts. 
Àu-dessus du chapiteau des piliers, ils portent une 
espèce de tribune fenestrée et découpée où sont 
logées des statues de saints ; puis les nervures con- 
tinuent et vont se rejoindre au sommet de la voùte, 
ornée de trèfles et d'entrelacs gothiques peints 
avec une si grande perfection, qu'ils tromperaient 
tous les yeux si le crepi tombe par place ne lais- 
sait pas voir la pierre nue. 

199 e 



66 ITALIA. 

Au centre de, la croix, une ouverture entourée 
d'une balustrade permet au regard de plonger 
dans la chapelle cryptique où repose Saint Charles 
Borromée dans un cercueil de cristal recouvert de 
Iames d'argent. Saint Charles Borromée est le saint 
le plus révéré du pays. Ses vertus, sa conduite 
pendant la peste de Milan, l'ont rendu populaire, 
et son souvenir est toujours vivant. 

À l'entrée du choeur, sur une travée qui supporte 
un crucifix accompagno d'anges en adoration, on 
lit dans un cadre de bois l'inserì ption suivante : 
Attendite ad petram wnde excisi estis. De chaque 
coté s'élèvent deux magniQques chaires de méme 
metal, soutenues par de superbes figures de bronze 
% et plaquées d$ bas-reliefs d'argent dont la matière 
bit la moindre valeur. Les orgues, placées non 
loin des chaires, ont pour volets de grands ta- 
bleaux de Procacini, si notre mémoire n'est pas en 
défaut ; autour du choeur règne un Chemin de la 
Croix, sculpté par André Biffi et quelques autres 
statuaires milanais comme lui. Les anges éplorés, 
qui marquent les stations , ont une grande variété 
■d'attitudes, et sont charmanls, quoique d'une gràce 
un peu efféminée. 

L'impression generale est simple et religieuse ; 
une lumière douce invite au recueillement ; les 
grands piliers montent jusqu'à la voùte avec un jet 
plein d'élan et de foi ; aucun détail apparent ne 



ITXLIA. 67 

vient détruire la majesté de l'ensemble. Point de 
surcharge, point d'empàtement de luxe :les lignes 
se suiveisit (f un bout à l'autre, et le dessin de l'édi- 
fice se comprend d'un seul coup d'oeil. L'élégance 
superbe du debors semble se voiler de mystère ei 
se faire plus humble ; le bruyant hymne de marbré 
abaisse un peu la voix et modère ses éclats : l'ex- 
térieur, à force de légèreté et de blancheur , est 
peut-ètre paien; l'intérieur est chrétien à coup 
sur. 

La sacristìe renferme un trésor qui ne peut pas 
nous étotnner, nous qui avons vu la garde-robe de 
Notre-Dame de Tolède, dont une seule robe, entiè- 
rement couverte de perles blanches et noìres, vaut 
sept millions, mais qui n'en contient pas moins des 
richesses inouies, Nous citerons d'abord, parce que 
l'art passe toujours avant l'or et l'argent, un beau 
Christ à la colonne, de Cristoforo Gobi, Milanais, 
et un tableau de Daniel Crespi représentant un mi- 
racle de saint Charles Borromée, oeuvre d'une vio- 
lence toute magistrale et d'une grande férocité de 
tournure; puis nous mentionnerons lesbustes d'ar- 
gent des évéques, de saint Sébastien et de sainte 
Thècle, patronne de la paroisse , tout constellés de 
rubis et de topazes ; une croix d'or étoilée de sa- 
phirs, de grenats , de topazes brùlées et de cristal 
de roche; un magnifique Évangile datant de 1018, 
donne par l'archevèque Riberlus, tout en or et 



68 ITALIA. 

portant sur sa couverture , ciselé en style byzantin, 
un Cbrist à jupon accompagné de quatre fìgures 
symboliques, le lion, le boeuf, l'aigle et l'ange; un 
seau pour puiser l'eau bénite, en ivoire travaillé 
de la facon la plus delicate et gami d'anses de ver- 
meil figurant des chimères ; un ciboire de Benve- 
nuto Cellini, prodige d'élégance et de finesse ; la 
mitre en plumes de saint Charles Borromée, et des 
tableaux de soie de Ludovico Pellegrini. 

Dans le coin d'une nef, avant de monter au 
dòme, nous jetàmes un coup d'oeil sur un tombeau 
historié de fìgures allégoriques coulées en bronze 
par le cavalier Aretin , sur les dessins de Michel- 
Ange, d'un style violent et superbe. On arrive 
d'abord sur le toit de Téglise en gravissant un es- 
calier gami à tous ses angles d'inscriptions pré- 
ventives ou comminatoires , qui ne prouvent pas 
beaucoup en faveur de la piété et de la propreté 
italiennes. 

Ce toit, tout hérissé de clochetons et còtoyé 
d'arcs-boutants qui forment des corridors en per- 
spective, est fait de grandes dalles de marbré, 
comme le reste de l'édifice. 11 s'élève déjà bien au- 
dessus des plus hauts monuments de la ville. Un 
bas-relief de la plus fine exécution s'enclave dans 
chaque arc-boutant ; chaque clocheton est peuplé 
de vingt-cinq statues. Nous ne croyons pas qu'au- 
cun autre endroit du monde renferme dans le mème 



ITALIA. 69 

espace un si grand nombre de figures seulptées. 
On ferait à une ville importante une population de 
marbré avec les statues du Dòme ; on en compte 
six mille sept cent seize. Nous avions entendu par- 
ler d'une église de Morée, peinte à la manière by- 
zantine par les moines du mont Athos, et qui ne 
contenait pas moins de trois mille figures, grandes 
ou petites. C'est peu de chose à coté de la catte- 
drale de Milan. A propos de personnages peints ou 
sculptés, nous avons eu souvent cette chimère, si 
jamais nous étions investi d'un pouvoir magique, 
d'animer toutes les figures créées par l'art dans le 
granit, dans lapierre, sur le bois et sur la toile, et 
d'en remplir un pays dont les sites seraient des 
fonds de tableaux réalisés. Les multitudes seulptées 
du Dòme nous remirent cette fantaisie en tète. 
Farmi ces statues , il y en a une de Canova, un Saint 
Sébastien logé dans une aiguille, et une Ève, de 
Cristoforo Gobi, d'une gràce charmante et sen- 
suelle, qui étonne un peu dans un pareil endroit. 
Du reste, elle est fort belle, et les oiseaux du ciel 
ne paraissent nullement scandalisés de son vète- 
ment paradisiaque. 

De cette piate-forme l'on découvre un panorama 
immense : on voit en méme temps les Alpes et les 
Apennins, les vastes plaines de la Lombardie, et 
Fon peut avec une lunette régler sa montre sur le 
cadran de F église de Monza, dont on distingue les 



70 ITALIA. 

assises blanches et noircs. C'est à Monza qu'on 
garde la fameuse couronne de fer que Napoléon 
posa sur sa tète lorsqu'il sefit sacrer roi d'Italie, en 
disant : « Dieu me la donne; gare à qui la toni- 
che ! » Cette couronne est en or et en pierres pré- 
cieuses, comme.toutes les couronnes, et doit son 
nom à un petit cercle de fer qui la ferme, et qu'on 
prétend forge avec un clou de la vraie croix, ce 
qui en fait un joyau et une relique. Il faut une per- 
mission speciale pour la voir, depuis qu'elle a prò 
une nou velie valeur en touchant ce front auguste; 
mais on en montre une copie parfaitement exacte. 
Le guide nous racontait tout cela au pied d'un ciò- 
cheton et dans un fran^ais qui nous faisait préférer 
son italien. Il nous disait à chaque instant : « Mon- 
sieur le chevalier,» à cause d'un petit bout de rubai) 
rouge noué à notre boutonnière, espérant sans 
doute nous attendrir à l'endroit du swantzig par 
cette qualification flatteuse. C'est la première fois 
qu'on nous a dècerne ce titre honorifique, à quatte 
cents marches au-dessus du pavé. Quel honueur! 

L'ascension dans la flèche découpée et trouée à 
jour n'a rien de périlleux, quoiqu'elle puisse alar- 
mer les gens sujets au vertige. De frèles escaliers 
tournent dans les tourelles, et vous araènent à 
un balcon au delà duquel il n'y a plus que le pyra- 
midion de la flèche et la statue qui couronne 
rédifice. 



ITALIA. 71 

Nous n'essayerons pas de décrire plus en détail 
certe gigantesque basilique. Il faudrait un volume 
pour sa monographie. Simple artiste, nous devons 
nous contenter d'un aspect general et d'une im- 
pression personnelle. Quand on est redescendu 
daxis la rue et qu'on fait le tour de l'église, on re- 
trouve sur les focades latérales et l'abside la méme 
foule de statues, la inème cohue do bas - reliefs : 
c'est une débauché effrénée de sculptures, un en- 
tassement incroyable de menreilles. 

A l'entour de la cathédrale prospèrent toutes 
sortes de petites industries, des étalages de bouqui- 
niste, d'opticiens en plein vent, et méme un théà- 
tre de marionnettes dont nous nous promìmes bien 
de ne pas manquer les représentations. La vie 
humaine avec ses trivialités s'agite et fourmille au 
pied du majestueux édiflce, feu d'artifice pétrifié 
qui éclate en blanches fusées dans le ciel ; toujours 
le méme contraste de la sublitnité de l'idée et de 
la grossièreté du fait. Le tempie du Seigneur 
donne de l'ombre à la baraque de Polichinelle. 

Notre méthode, en voyage, est d'errer au hasard 
à travers rues, comptant sur le bonheur des ren~ 
contres. Dans la rue des Omenoni, notre bonne 
étoile nous fìt tomber sur une fagade qui aurait 
charme notre ami Auguste Préault : l'entablement 
écrase de son poids six cariatides énormes dans le 
siyle de Michel-Ange et de Puget , rendu plus 



72 ITALIA. 

flamboyant encore par les exagérations de la déca- 
dence. Imaginez les musculatures les plus ron- 
flantes, les entrelacéments de nerfs les plus hercu- 
léens , les torses les plus noueux , les pectoraux les 
plus athlétiques, et vous n'atteindrez pas encore à 
la réalité; quantaux tétes, elles sont incultes, hé- 
rissées, sauvages, roulant des yeux sinistres sous 
des sourcils en broussaille et semblant grommeler 
des mots de révolte dans leurs barbes désordon- 
nées : chacune de ces flgures porte le noni d'un 
peuple barbare vaincu : Suevus, Quadus, /Eduanus, 
Parthus, Sarmata, Marcomanus. Nous engageons 
les statuaircs romantiques qui traverseront Milan 
à faire une visite au n° 1722 de la rue degli Ome- 
noni. 

A Milan , presque toutes les boutiques portent 
sur leur enseigne cette recommandation : « An- 
cienne maison de...., ancienne hòtellerie de...., 
ancien café de.... » Chez nous Fon inettrait : 
« Nouveau magasin, nouveau café. » Les débits de 
vin, au lieu d'ètre barbouillés de rouge, comme 
en France, sont indiqués par des couronnes de 
pampres et de raisins d'un jolieffet; les marchands 
de pastèques arrangent aussi fort agréablement 
leur étalage. Les pastèques cntamées laissent voir 
leur pulpe rose sur laquelle bruine un petit jet 
d'eau mince comme un cheveu, ou bien la chair 
du fruit, dégagée de sa peau, est taillée en colonne 



ITALIA. 73 

surraontée d'un morceau de giace pour chapiteau ; 
rien n'est plus frais à l'oeil que ce mélange d'é- 
corces vertes et de tranches. vermeilles : la paste- 
que ne ressemble en rien à nos melons ; Tinlérieur 
en est rempli par une espèce de moelle neigeuse 
d'un ton rose, d'où jaillit une eau sucrée et fralche. 
Quoique assez agréable lorsqu'il fait chaud, la pas- 
tèque se mange autant avec les yeux qu'avec la 
bouche ; elle séduit le goùt par la vue. La tranche 
se vend quelques centimes et fait le régal du petit 
peuple. 

Tout en flànant, nous lisions les affiches desli- 
braires , et nous regardions les tilres des ouvrages 
exposés. Nous fùmes très-étonné d'y voir les ceu- 
vres politiques de Lamartine , de Louis Blanc , les 
Mémoires de Caussidière, les 52 petits livres de 
H. Émile de Girardin, et une foule de traités sur 
des matière^ dont nous aurions cru la discussion 
interdite ici. Nous ferons aussi la rcmarque que 
les ouvrages sur le droit , l'economie politique , la 
statistique et autres sujets analogues l'emportent 
en nombre sur la littérature et la poesie propre- 
ment dites. Pourtant, l'on trouve partout les ro- 
mans d'Alexandre Dumas, et, ce qui est plus 
étrange, les romans socialistes d'Eugène Sue, les 
Mtjstères de Paris et le Juif-Errant. Pour ne laisser 
aucun doute sur la tolérance de la polire à cet 
égard, une grande pancarte annongait à tous les 



74 ITALIA. 

angles de carrefour, au théàtre de jour du jardin 
publie, une représentation extraordinaire : la JPu- 
ttition et la mort de Roditi par le choléra , épisodc 
du Juif-Errant. Un tableau dans Le style des por- 
traits de femmes sauvages et de serpents boa* 
montrait le misérable en proie aux convulsions de 
l'agonie, etfaisant, comme moyen d'attraction, 
des grimaees effroyables. Nous ne pouvions man- 
quer un pareìl spectacle , d'autant que la Scala était 
fermée, et que les théàtres secondaires ne jouaient 
pas ce jour-là. 

VI. 

La Cène, Brescia, Verone. 

Le théàtre diurne , qui doit aussi servir de cir- 
que, car les chevaux et les attributs hippiques en- 
trent pour beaucoup dans son ornementation, n'a 
pas de plafond : la yoùte du ciel en tient lieu. Il se 
compose d'un parterre, qui mérite son nona, litté- 
ralement, et de galeries coupées en forme de loges, 
mais sans cloison et libres par derrière. 

Il étàit cinq heures et demie à peu près, et la 
pièce commenda sub jove crudo; mais bientòt le 
crépuscule vint, puis la nuit. Une chandelle s'al- 
luma d'abord discrètement pour éclairer l'acteur 
en scène, fandis que le reste était plongé dans 



ITALIA. 75 

l'obscarité , à peti près comme ces danseuses 
d'Alger qui, comptant pcu sur l'éclairage de la 
salle où elles déploient leurs gràces, ont près 
d'elles un negre tenant une bougie qu'fl hausse ou 
baisse à propos, illuminant les yeux, la taille ou 
les pieds, suivant les progrès du pas. Ensuite une 
timide lueur vint se joindre à la première ; enfin, 
un bout de rampe se leva, quelques quinquets s'ac- 
crochèrent, et le théàtre diurne se transforma en 
un théàtre nocturne mal éclairé. n est bien en- 
tendu que la salle n'avait que les étoiles pour becs 
de gaz. 

Les acteurs ne nous ont pas pani trop mauvais. 
Malheureusement Mie de Cardoville éfait sèche, 
niaigre et noire , et faisait regretter la blonde et 
vivace Alphonsine des Délassements-Comiques. Les 
deux jeunes filles, quoique plus agréables, ne jus- 
tifiaient pas assez la surveillance deDagobert; mais 
fe prince Djalma élait accompli de tout poiut; nous 
ne croyons pas qu'il soit possible de réaliser plus 
exactement un type; jamais téte d'un caractère plus 
indien ne roula sous un sourcil bleu et sous un 
turban blanc un obìI si plein de fiamme et d'é- 
clairs; le nez arqué et mince, les joues unies, la 
bouche rouge, le teint couleur d'or : on eùt dit 
Rama partant à la conquète de l'ile de Ceylan* Il 
arpentait la scène dans son vètement blanc relevé 
d'agréraents rouges qui semblaient des flkts. de 



76 ITALIA. 

sang, avec des mouvements de jeune tigre à la 
fois languissants et brusques. Le Rodin, qui est le 
bouc émissaire de la pièce , et que la haine publi- 
que appelle peut-étre d'un autre nom, a, sauf le 
chapeau à bords immenses, toute la physionoraie 
du Basile de Beaumarchais , avec une nuance de 
Tartufe en plus : l'habit est noir, la culotte courte, 
les bas et les souliers indiquent le prétre autynt 
que possible ; l'acteur, pour complaire au public, 
s'était donne toute la laideur qu'on peut obtenir 
avec ducharbon, de l'ocre et du bistre; il était 
vraiment hideux , avec son front bas , ses yeux pò- 
chés, ses joues livides et sa barbe bleuàtre montani 
jusqu'aux pommettes ; le choléra bleu, à son sortir 
de la presqu'tle empestée du Gange, ne devait pas 
avoir la mine plus cadavérique et plus effroyable. 
A chaque contorsion que la souffrance lui arrache, 
lorsque la terrible maladie le tenaille, c'étaient 
des ap pia udisse ments et des trépignements fréné- 
tiques. 

Le foyer, où l'on peut fumer, est en plein air; 
les acteurs, qui n'ont pas de loge, s'habillent pèle- 
mèle derrière la scène, dans une espèce de bara- 
que en planches, à peu près comme à l'Hippo- 
drome de Paris. 

Le mème soir, nous nous arrètàmes près de la 
cathédrale, devant les Burattini, qui se distri- 
buaient des coups de bàton et tombaient sur le 



ITALIA. 77 

rebord de leur cadre , comme les acteurs de bois 
iu Guignol des Champs-Élysées. Le dialogue en 
patois milanais était inintelligible pour nous, et la 
comédie se réduisait en pantomime : le personnage 
qui nous a para remplir le róle du Polichinelle de 
France et du Punch d'Angleterre est une espèce 
d'Arlcquin qui s'affaisse souvent sur lui-mème et 
trompe ainsi les raclées de ses adversaires. 

Rentré à l'hotel, comme nous regardions une 
gravure de la Cène, de Léonard de Vinci, que nous 
pensions tout à fait effacée, d'après les doléances 
des voyageurs, on nous dit qu'elle existait encore 
assezvisible dans un couvent transformé en caseine 
autrichienne , près de Sainte-Marie des Gràces. 

Le lendemain, notre première visite fut pour 
Sainte-Marie des*Gràces, charmante église du Bra- 
mante , toute en briques que le crepi , tombe en 
beaucoup d'endroits, laisse voir comme une chair 
vermeille ; ce qui donne à l'édifice , quoique dela- 
tore , un aspect rose et blanc , un air vivace et 
jeune ; les chapelles latérales sont ornées de fres- 
ques représentant des suppiices ; sur la porte d'une 
de ces chapelles sont encadrés deux médaillons de 
bronze de la Vierge et du Christ, d'une expression 
onctueuse et d'un travail très-délicat ; les voùtes 
basses, les incrustations de marbré, les miroirs 
et les cristaux à facettes qui les décorent sont tout 
à fait dans le goùt espagnol, et nous en avons vii 



78 ITALIA. 

une toute semblable dans le couvent de San-Do- 
mingo, à Grenade. 

En sortant de l'église par la sacristie, dont le 
plafond bleu est seme d'étoiles d'or, on déboucbe 
dans le cloltre de l'ancien couvent. La guerre ba- 
late l'antique asile de la paix ; les soldats, ces moi- 
nes violents, ont remplacé les moines, ces soldats 
paisibles ; la caserne s'emboite toujours aisément 
dans le monastère ; les régiments el les commu- 
nautés, ces multitudes solitaires, se ressemblent 
par un point : l'absence de famille. Le pavé des 
longues arcades, troublé autrefois par le bruit mo- 
notone des sandales , résonne aujourd'hui sous les 
crosses de fusils ; le tambour bat où tintali la 
cloche; le jurement éclate où murmurait la prièrc; 
la vie militaire, avec sa brutalité, s'étale à travers 
les cours : ici c'est une chemise qui sèche ; là un 
pantalon écartelé qui gambade au vent ; partout 
des caissons ouverts ,' des ràteliers d'armes , des 
gamelles et des victuailles, le désordre discipline 
du camp. Le long des muraiJles rayées par le 
temps, l'incurie ou la grossièreté impie de la sol- 
datesque, on discerne encore des peintures repré- 
sentant les miracles du fondateur de l'ordre, tou- 
jours occupé à déjouer les tentations du diable qui 
lui apparaìt tantòt sous la forme d'un chat , tantòt 
déguisé en singe, ou, ce qui est plus fin, sous les 
traits d'une belle femme. 



ITALIA. 79 

La Cène de Léonard de Vinci occupe le nrar du 
fond du réfectoire. L'autre paroi est converte par 
un Calvaire de Montorfanos , date de 1495. Il y a 
du talent dans cette peinture. Mais qui peut se sou- 
fcenir devant Léonard de Vinci ? 

Certes, l'état de dégradation où se trouve ce 
chef-d'ceuvre du genie humain est à jamais re- 
grettable ; pourtant il ne lui nuit pas autant qu'on 
pourrait croire. Léonard de Vinci est par excel- 
lenóe le peintre du mystérieux, de l'ineffable, du 
crépuscule ; sa peinture a l'air d'une musique en 
mode mineur. Ses ambres sont des voiles qu'il 
entr'ouvre ou qu'il épaissit pour faire deviner une 
pensée secrète. Ses tons s'amortìssent corame les 
couleurs des objets au clair de lune , ses contorci* 
s'enveloppent et se noient comme derrière une 
gaze noire, et le temps, qui òte aux autrespein- 
tres, ajoute à celui-ci en renfonjant les harmo- 
nieuses ténèbres où il aime à se plonger. 

La première impression que fait cette fresque 
merveilleuse tient du rève : toute trace d'art a dis- 
parii; elle semble flotter à la surface du mur, qui 
rabsorbe corame une vapeur légère. C'est l'ombre 
d'une peinture, le spectre d'un chef-d'oeuvre qui 
revient. L'effet est peut-ètre plus solennel et plus 
religieux que si le tableau mème était vivant : le 
«orps a disparu? mais l'àme survit tout entière. 

Le Christ occupe le milieu de la table , ayant à sa 



80 ITALIA. 

droite saint Jean, l'apótre bien-aimé; saint Jean, 
dans l'attitude d'adoration , Foeil attentif et doux , la 
bouche entr'ouverte, le visage silencieux, se penche 
respectueusement, mais affectueusement, comme 
le coeur appuyé sur le maitre divin. Léonard a fait 
aux apótres des figures rudes, fortement accen- 
tuées; car les apòtres étaient tous pècheurs, ma- 
nouvriers et gens du peuple. Ils indiquent, par 
l'energie de leurs traits , par la puissance de leurs 
muscles, qu'ils sont l'Église naissante. Jean, avec 
sa figure fémmine, ses traits purs, sa carnation 
d'un ton fin et délicat, semble plutòt appartenir à 
l'ange qu'à l'homme ; il est plus aérien que terres- 
tre, plus poétique que dogmatique, plus amou- 
reux encore que croyant ; il symbolise le passage 
de la nature humaine à la nature divine. Le Chrisl 
porte empreinte sur son visage la douceur ineffable 
de la victime volontaire, l'azur du Paradis luit dans 
ses yeux, et les paroles de paix et de consolation 
tombent de ses lèvres comme la manne celeste dans 
le désert. Le bleu tendre de sa prunelle et la teinle 
mate de sa peau, dont un reflet semble avoir colore 
le pale Charles I" de Van Dyck, révèlent les souf- 
frances de la croix intérieure portée avec une rési- 
gnation convaincue. Il accepte résolùment son sort, 
et ne se détourne point de l'éponge de fìel dans ce 
dernier et libre repas. On sent un héros tout moral 
et dont l'àme fait la force, dans cette figure d'une in- 



ITALIA. 81 

comparable suavité : le port de la tète , la finesse de 
la peau, les attaches délicatement robustes, le jet 
pur des doigts, tout dénote une nature aristocrati- 
que au milieu des faces plébéiennes et rustiques de 
ses compagnons. Jésu^Christ est le fìls de Dieu ; 
mais il est aussi de la race des rois de Juda. A une 
religion toute spirituelle, ne fallait-il pas un révé- 
lateur doux , élégant et beau , dont les petits enfants 
pussent s'approcher sans effroi ? A la place de Je- 
sus, assoyez Socrate à cette céne suprème, le ca- 
ractère changera aussitòt : l'un demanderà qu'on 
sacrifie un coq à Esculape; l'autre s'offrirà lui- 
mème pour hostie, et la beauté de l'art grec 
serait ici vaincue par la sérénité de l'art chré- 
tìen. 

Nous aurions pu rester plus de jours à Milan , vi- 
siter les seize colonnes antiques de Saint-Laurent, 
le grand hópital, le palais Bèlgiojoso, plusieurs 
églises riches ou belles; mais nous avons pour 
principe de ne plus rien chercher au delà d'une 
grande émotion, et la Cène de Léonard de Vinci ne 
peut ètre dépassée «par rien; d'ailleurs Venisenous 
attirait invinciblement. 

Un trongon de chemin de fer nous mena jusqu'à 
Treviglio ; la diligence continuant le wagon nous flt 
traverser de nuit Brescia, où Fon s'arrèta une 
heure. De Brescia nous ne pouvons rien dire , si- 
fl on que les maisons, vaguement ébauchées dans 

199 f 



SS ITALIA. 

l'ombre , nous ont pam extrèmement hautes, et 
que l'eau d'une fontaine, sur une place où Fon 
monte par quelques marches, nous a fait le plus 
grand plaisir par sa fratcheur. Nous en bùmes à 
tàtons plusieurs gorgées, V^dant qu'on relayait 
les cfaevaux. 

Dans le porche de l'auberge vivement éclairé 
était collée une affiche de spectacle. On annon^ait 
deux ballets pour la foire procbaine , Alcine et Ot- 
selle, par Mie Auguste Maywood, danseuse amé- 
ricaine, qui a fait quelques bonds sur le plancher 
de l'Opera il y a plusieurs années. Les Brcscians 
haussèrent dans notre estime à dater de ce mo- 
ment-là, et la supériorité de la pantomime, intrf- 
ligible dans toutes les langues, nous fut de plus 
en plus démontrée. » 

De Brescia à Verone nous n'avons pas grand'- 
chose à mentionner, excepté une échappée sur k 
lac de Garde, près de Peschiera; car nous avons 
marche comme les dieux homériques, dans un 
nuage, mais dans un nuage de poussière. 

Verone, dont on ne peut prononcer le notn sans 
penser à Romèo et Juliette, dont le genie de 
Shakspeare a fait deux ètres réels que rhistoire 
voudrait accepter, se présente à Tceil du voyageur 
d'une facon assez pittoresque. On suit quelque 
temps l'Adige, qu'enjambe un grand pont singu- 
lier de briques rouges, avec des arches démesu- 



ITALIA. 83 

•es, des parapete dentelés en créneaux moresques, 
ninne les murailles de Séville , et des escaliers 
li empèchent les voitures d'y passer. Des tours 
mges au fatte tailladé en scie déchiquètent fort 
mvenablement l'horiron , et une belle porte an- 
jue , composée de deux ordres de colonnes et 
arcades superposées, re$oit majestueusement le» 
fclerins. 

Les Capuletti et les Montecchi pourraient encore 
i quereJJer dans les rues de Verone, et Tybalt y 
ter Mercurio ; la décoration n'est pas changée : 
l tragèdie de Shakspeare est merveilleusement 
xacte. A Verone, cornine dans une ville espa- 
nole, il n'y a pas une maison sans balcon , et l'é- 
helle de soie n'a qn'k ohoisir. Peu de villes ont 
tieux conserve le cachet móyen àge : les arcades 
gìvales , les fenètres en trèfles , les balcons décou- 
és , les maisons à piliers , les coins de rue sculp- 
is, les grands hótels aux marteaux de bronze, aux 
rilles ouvragées , où l'entablement couronné de 
atues brille de détails d'architecture que le crayon 
tal peut rendre, vous reportent aux temps pas- 
ti, et l'on est tout étonné de voir circuler dans 
f rues des gens habillés à la moderne et des ha- 
tes autrlchiens. 

|Cet effet est surtout sensible à la place du Mar- 
ie, encombré de pastèques, de eitrons, de ce- 
fcts et de tomates. Les maisons, coloriées de 



84 ITALIA. 

fresques par Paolo Àlbasini, avec leur mirador 
saillant, leurs ornements sculptés, leurs pillers 
robustes , ont la physionomie la plus romantique; 
des colonnes à chapiteau compliqué achèvent de 
faire de celte place un merveilleux motif pour les 
aquarellistes et les décorateurs. C'est l'endroit le 
plus anime de la ville. On ne voit que femmes ain 
fenétres et sur les portes, et la foule fourmille entre 
les éventaires des marchands. 

Entre la tombe apocryphe de Juliette , espèce de 
cuve de marbré rougeàtre à demi enterrée dans 
un jardin, les tombeaux en pleine rue des Scali- 
gere , et l'amphithéàtre antique , nous avons choisi, 
ne pouvant tout visiter, l'arène romaine, mieux 
conservée encore que le cirque d'Arles. 

Il ne manque à cette arène que Tenceinte exté- 
rieure, doni cinq ou six arcades restées intacles 
rendent la restauration du reste extrèmement fa- 
cile : quelques semaines de réparation perinet- 
traient d'y recommencer les jeux sanglants du 
cirque. Tout en montant et en descendant les gra- 
dins , aussi purs d'arétes que s'ils avaient élé tail- 
lés d'hier, nous nous disions : « Quelle admirable 
-place de taureaux on ferait ici , et comme Montès. 
Chiclanero, Cucharès, donneraient de belles esto- 
-cades aux taureaux de Gaviria et de Veraguas sur 
cette arène qui a bu le sang des lions et des gla- 
^diateurs ! » On reconnait les loges des belluaires et 



ITALIA. 83 

des animaux féroces , les entrées et les sorties des 
acteurs , les vomitoires du peuple ; la sentine ab- 
sorbante pour l'écoulement des eaux après les nau- 
machies se distingue parfaitement ; il ne manque 
que le public couché dans la poussière des Josa- 
phat. Comme si Fon avaitvoulu donner une échelle 
de la médiocrité moderne comparée à la grandeur 
antique , on a bàti un théàtre en planches dans 
l'intérieur de l'arène, dont il couvre à peine quel- 
ques gradins ; vingt-deux mille personnes pouvaient 
s'asseoir à l'aise dans Famphithéàtre romain. 

En nous rendant à la station du chemin de fer 
qui relie Verone à Venise , nous remarquàmes un 
mouvement de troupes, des roulements de tam- 
bour, et beaucoup de gens se dirigeant du mème 
coté : on nous dit qu'on allait fusiller sept bri- 
gands , et que la veille on en avait fusillo cinq. Si 
le temps ne nous eùt manqué, nous aurions été 
voir cette exécution , qui dans notre pays nous eùt 
fait fuir ; car en voyage la curiosité va quelquefois 
jusqu'à la barbarie , et les yeux qui cherchent le 
nouveau ne se détournent pas d'un supplice, si le 
bourreau est pittoresque et si le patient est d'une 
bonne couleur locale. 

Heureusement le sifflet du chemin de fer nous 
fit renoncer à cette pensée cruelle , et nous nous 
asslmes dans le wagon, divise d'un bout à l'autre 
par un corridor , et où avaient déjà pris place deur 



86 ITALIA, 

vénérables capucins, les premiere moines que 
nous voyions. Il était sia heures. A huit heures 
et demie nous devions arriver à Venise. 

YII. 

Venise. 

Nous éprouvons quelque honte pour le ciel ita- 
Hen, qu'on se figure à Paris d'un bleu inaltérable, 
à dire qu'à notre départ de Verone de grands 
nuages noirs encombraient Thorizon; il est fà- 
cheux de commencer un voyage au pays dn soleiì 
par des descriptions d'orage , mais la vérité nous 
©blige à confesser que la pluie tombait en larges 
tranches d'abord sur les lointains , ensuite sur les 
plans plus rapprochés de la contrée à travers la- 
quelle le chemin de fer nous emportait. 

Des montagnes couronnées de nuages , des col- 
lines égayées de chàteaux et de maisons de plai- 
sance formaient le fond du tableau. Les devants se 
eomposaient de cultures très-vertes , très-variées e( 
très-pittoresques. La vigne, en Italie, ne se piante 
pas comme en France ; on la fait monter et grim- 
per en treilles , en guirlandes après des baliveaux 
écfrnés qu'elle festonne de som feuillage. Rien n'est 
plus graciem que ces longues rangées d'arbres 
qui , reliés par leurs bras de pampres , oirt l'air de 



ITALIA. 87 

se donner la main et de danser autour des champs 
me farandole immense; on dirait un chceur de 
3acchantes végétales qui, dans un transport muet, 
rélèhrent l'antique fète de Lyseus : ces vignes fol- 
tes, courant de branche en branche , donnent une 
felégance inimaginable au paysage. De loin en loin, 
ies métairies ouvertes laissaiént voir sous leur 
portique des travailleurs prenant gaiement lemure- 
pas du soir, et donnaient de la vie au tableau. 

Notons ici quelques particularités du chemin de 

fer italien. Sur les écriteaux qui marquent la dis- 

tanee parcourue, sont indiquées aussi la pente ou 

Vélévation du terrain. Les signaux se font au 

moyen de paniers d'une forme particulière, qu'on 

hisse le long de grands màts à des hauteurs con- 

venues. La voie de fer est simple et n'a pas de rail 

de retour. Aux stations, qui sont assez fréquentes, 

des marchands viennent vous offrir de menues 

pàtisseries, de la limonade, do café, qu'il faut 

avaler bouillant ; car vous n'avez pas plutòt ap- 

proché la tasse de vos lèvres , que le siffiet à va- 

peur fait entendre son cri strident , et que le con- 

voi se remet en marche. 

Le chemin de fer fróle Vicence , et bientòt arriva 
à Padoue, dont nous ne póuvons dire que la 
phrase qui sert d'indication au décor d'Angelo : 
* A rhorizon , la silhouette de Padoue au moyen 
4ge. » Une tour et quelques clochers se détachant 



88 ITALIA. 

en noir sur une bande de ciel à ton pale, voilà 
tout ce que nous avons pu en déinèler ; mais nous 
nous dédommagerons plus tard. 

Le temps ne se raccommodait pas ; des rafales 
de vent, des bouffées de pluie et de subites illumi- 
nations d'éclairs poursuivaient le wagon dans son 
voi ; il faisait presque froid , et ce bon vieux caban 
qui' nous a rendu de si loyaux services en Es- 
pagne, en Afrique, en Angleterre, en Hollande et 
sur les bords du Rhin, nous prèta fort à propos 
l'abri de sa vaste rotonde et de ses grandes man- 
ches soutachées. Quoique la locomotive nous menàt 
grand train, il nous semblait, tant notre impa- 
tience était vive, voyager sur un de ces chars trai- 
nés par des colimagons, comme on en voit dans 
les arabesques de Raphael. Chaque liomme, poéte 
ou non, se choisit une ou deux villes, patries 
idéales qu'il fait habiter par ses. rèves , dont il se 
figure les palais , les rues , les maisons , les aspecls , 
d'après une architecture intérieure, à peu près 
comme Piranèse se plait à bàtir avec sa pointe 
d'aquafortiste des constructions chimériques, mais 
douées d'une réalité puissante et mystérieuse. Qui 
jette les fondations de cette ville intuitive ? Il serait 
difficile de le dire. Les récits, les gravures, la vue 
d'une carte de géographie , quelquefois l'euphonie 
ou la singularité du nom , un conte lu quand on 
était tout jeune , la moindre particularité : tout y 



ITALIA. 89 

^onlribue, tout y apporte sa pierre. Pour notre 
part , trois villes nous ont toujours préoccupé : 
Grenade , Venise et le Caire. Nous avons pu com- 
parar la Grenade réelle à notre Grenade , et dresser 
notre lit de camp dans l'Alhambra : mais la vie 
est si mal faite, le temps coule si gauchement , que 
nous ne connaissions encore Venise que par cette 
image tracée dans la chambre noire du cerveau , 
ima gè souvent si arrètée que l'objet méme l'efface 
à peine. Nous n'étions plus qu'à une demi-heure 
de la Venise véritable , et nous qui n' avons jamais 
souhaité qu'un seul grain de poussière accéléràt 
sa chute dans le sablier, tant nous sommes sur que 
la mort arriverà, nous aurions volontiers sup- 
primé de notre vie ces trente minutes. Quant au 
Caire , c'est un autre compte à régler , et d'ailleurs 
Gerard de Nerval l'a vu pour nous. 

Malgré la pluie qui nous fouettait la figure , nous 
nous penchions hors de la fenètre du wagon pour 
tàcher de saisir dans l'ombre quelque ébauche 
lointaine de Venise, la vague silhouette d'un clo- 
cher, lescintillement d'une lumière ; mais la nuit se 
faisait profonde, et Thorizon impénétrable; enfin, à 
une station, Fon avertit les gens qui voulaient des- 
cendre à Mestre. C'était à Mestre que naguère on 
s'embarquait pour Venise; maintenant,lecheminde 
fer a rendu la gondole inutile : un pont immense 
enjambela lagune et soude Venise à la terre ferme. 



90 ITALIA. 

Jamais nous n'avons éprouvé d'impression plus 
étrange. Le wagon venait de s'engager sur la 
longne chàussée. Le ciel était corame une coupole 
de basalte rayée de veines fauves. Des deux còtés , 
la lagune , avec ce noir mouillé plus sombre que 
l'obscurité mème, s'étendatt dans l'rncoiinu. De 
temps en temps des éclairs blafards secouaient leors 
torches sur l'eau , qui se révéìait par un soudain 
embrasement , et le convoi sembterit chevaucher à 
travers le vide comme Fhippogrifte d'un cauche- 
mar , car on ne pouvait distinguer ni le ciel , ni 
l'eau , ni le poftt. Certes , ce n'était pas ainsi que 
nous avions: révé notre entrée à Venise ; mais celle- 
là dépassait en fantastique tout ce que Fimagina- 
tion de Martinn eùt trouvé de mystérieux, de gi- 
gantesque et de formidable pour une avenue de 
Babylone ou de Ninive. L'orage et la nuit avaient 
préparé à la manière noire la planche que le ton- 
nerre dessinait en traits de feu , et la locomotive 
ressemblait à ces chariots bibliques dont les rones 
tourbillonnent cornine des flammes et qui ravfesent 
quelque prophète au septième ciel. 

Cette course vertigineuse dura quelques minutes, 
puis la locomotive ralentit son essor et s'arrèta. Un 
grand débarcadère , sans aucune décoration archi- 
tecturale, recut les voyageurs, à qui Fon demanda 
leurs passe-porte, en leur donnant une carte poor 
les envoyer retirer plus tard; Fon entassa les mal- 



ITALIA. 91 

les darre une gondole-omnibus installée en facon 
de galiote, et Fon se mit en marche. L'auberge 
de FEorope, qu'on nous avait indiquée , se trouve 
précisément à l'aulre bout de la ville , circonstance 
que nous ignorions alors et qui nous valut la plus 
étonnanle promenade qu'on puisse imaginer : ce 
n'est pas te voyage dans le bleu de Tieck, mais c'est 
un voyage dans le noir, aussiétrange, aussi mysté- 
rienx que ceux qu'on fait pendant les nuits de cau- 
chemar, sur les ailes de chauve-souris de Smarra. 

Àrriver de miit à la ville que Ton rève depnis 
longues années est un accident de voyage très- 
simple , mais qui paralt combine pour pousser la 
curiosile au dernier degré d'exaspération. Entrer 
dans la demeure de sa chimère les yeux bandés est 
tout ce qu'il y a de plus irritant au monde. Nous 
l'avions déjà éprouvé pour Grenade, où la diligence 
nous jeta à deux heures du matin, par des ténèbres 
d'une opacité désespérante. 

•La barque suivit d'abord un canal très-large , au 
bord duquel se dessinaient confusément des édi- 
fices obscurs piqués de quelques fenètres éclairées 
et de quelques falots qui versaìent des tralnées de 
paillettes sur Feau nofre et vacillante ; ensuite elle 
s'engagea à travers d'étroites rues d'eau très-com- 
pliquées dans leurs détours, ou du moins qui nous 
paraissaient telles à cause de notre ignorance da 
chemin. 



92 ITALIA. 

L'orage, qui tirait à sa fin, illuminait encore le 
ciel de quelques lueurs livides qui nous trahissaient 
des perspectives profondes, des dentelures bizarres 
de palais inconnus. A chaque instant Fon passait 
sous des ponts dont les deux bouts répondaient à 
une coupure lumineuse dans la masse compacte et 
sombre des maisons. A quelque angle une veilleuse 
tremblait devant une madone. Des cris singuliers 
et gutturaux retentissaient au détour des canaux ; 
un cercueil flottant, au bout duquel se penchait 
une ombre , filait rapidement à coté de nous ; une 
fenètre basse rasée de près nous faisait entrevoir 
un intérieur étoilé d'une lampe ou d'un reflet, 
comme une eau-forte de Rembrandt. Des portes , 
dont le flot léchait le seuil, s'ouvraient à des figures 
emblématiques qui disparaissaient ; des escaliers 
venaient baigner leurs marches au canal et sem- 
blaient monter dans l'ombre vers des babels mys- 
térieuses ; les poteaux bariolés où Fon attaché les 
gondoles prenaient devant les sombres fagades des 
attitudes de spectres. 

Au haut des arches , des formes vaguement hu- 
maines nous regardaient passer comme les mornes 
figures d'un rève. Parfois toutes les lueurs s'étei- 
gnaient, et Fon avangait sinistrement entre quatre 
espèces de ténèbres, les ténèbres huileuses, hu- 
mides et profondes de l'eau, les ténèbres tempé- 
tueuses du ciel nocturne et les ténèbres opaques 



ITALIA. 93 

des deux murailles, sur Fune desquelles la lanterne 
de la barque jetait un reflet rougeàtre qui révélait 
des piédestaux, des fùts de colonne, des portiques et 
des grilles aussitòt disparus. 

Tous les objets touchés dans cette obscurité par 
quelque rayon égaré prenaient des apparences 
mystérieuses, fantastiques , effrayantes, hors de 
proportion. L'eau, toujours si formidable la nuit, 
ajoutait encore à l'effet par son clapotement sourd, 
son fourmillement et sa vie inquiète. Les rares ré- 
verbères s'y prolongeaient en tratnées sanglantes, 
et ses ondes épaisses, noires comme celles du,Co- 
cyte, paraissaient étendre leur manteau complai- 
sant sur Jbien des crimes. Nous étions étonn^s de 
ne pas entendre tomber quelque corps du haut 
d'un balcon ou d'une porte entr'ouverte; jamais 
la réalité n'a moins ressemblé à elle-mème que ce 
soir-là. 

Nous eroyions circuler dans un roman de Matu- 
rili, de Lewis ou d'Anne Radcliff, illustre par Goya, 
Piranèse et Rembrandt. Les vieilles histoires des 
Trois Inquisitemi, du conseil des Dix, du pont des 
Soupirs', des espions masqués, des puits et des 
plorabs , des exécutions au canal Orfano , tout le 
mélodrame et la mise en scène romantique de Fan- 
cienne Yenise, nous revenaient malgré nous en 
mémoire, assombris encore par des réminiscences 
du Confessionnal des Pénitents noirs et d' Abellino ou 



94 ITALIA. 

le Grand Bandii, Une terreur froide, humide et 
noire comme tout ce qui nous entourait, s'était 
emparée de nous , et nous songions involontaire- 
ment à la tirade de Malipiero à la Tisbé , quand il 
dépeint l'eflroi que lui inspire Venise. Cette impres- 
sici!, qui semblera peut-ètre exagérée, est de la 
vérité la plus exacte , et nous peusons qu'il serail 
diffìcile de s'en défendre , méme au philistin le plus 
positif; nous allons méme plus loin, c'est le Trai 
sens de Venise qui se degagé, la nuit, des transfor- 
matioas moderne* ; Venise, cette ville qu'on dirait 
plantée par un décorateur de théàtre et dont un 
auteur de drames sembie avoir arrangé les mceurs 
pour le plus grand intérèt des intrigues et des de- 
noùments. 

L'ombre lui read le mystère dont le jour la dé- 
pouille , remet le masque et le domino antiques 
aux vulgaires habitants, et donne aux plus simples 
mouvements de la vie des allures d'intrigue ou de 
crime. Chaque porte qui s'entre-bàille a Fair de 
laisser passer un amani ou un bravo. Chaque gon- 
dole qui glisse silencieusement parait emporter un 
couple amoureux ou un cadavre avec un stylet de 
cristal brisé dans le cceur. 

Enftn la hprque s'arrota au bas d'un escalier de 
marbré donila iner baignait les premières marches, 
devant une facade qui flaaaboyait par toutes.ses ou- 
verture. Naus étions à Fancien palate Giustiniani 



ITALIA. 9$ 

transformé aujourd'hui en hotel, corame plusieurs 
autres palais de Venise. Une demi-douzaine de gon- 
doles étaient groupées à la porte cornine des voi* 
tures qui attendent leur maitre :.un grand escalier, 
assez monumentai, nous conduisit aux étages su- 
périeurs, composés chacun d'une salle longue et 
profonde, de la largeur des fenètres/et d'apparte- 
tements latéraux ayant vue sur le canal et sur la 
terre. 

En attendant qu'on nous servlt à souper, nous 
nous étions accoudé au balcon, orné de colonne» 
de marbré et d'ogives moresques. La pluie avait 
cesse. Le del pur et lave resplendissait d'étoiles, la 
voie lactée tachetait le sombre azur de cent millions 
de gouttelettes blanches, et de nombreuses bolides 
rayaient l'horizon de leur fusée si vite évanouie. 
Quelques points brillants, étoiles de la terre, srin- 
tillaient à l'autre rive, qu'eUes faisaient deviner; 
une silhouette indistincte de dòme s'ébauchait à 
notre droite, de l'autre coté de l'eau, et, en nous 
penchani; un peu, nous découvrìons à notre gauche 
une scintillante ligne de feux, que nous jugeàmes 
devoir ètre les réverbères de la Piazzetta. Quelques 
petites étincelles, semblables & celles qui courent 
sur le papier brulé, serpentaient sur le fond noir. 
C'étaient les lanternes des gondoles qui alkient et 
venaient. 

U n'était pas tard encore, et nous aurions pu 



96 ITALIA. 

sortir ; mais nous nous étions promis de nous garder 
intact pour le lendemain le coup d'oeil de la place 
Saint-Marc, et nous avions résolu d'attendre que la 
décoration fùt éclairée. Nous eùmes donc la force 
de ne pas quitter notre chambre , où nous ne tar- 
dàmes pas à nous endormir, malgré les piqùres des 
moustiques , en repassant dans notre tète la Venise 
de Canaletto, de Bonnington, de Joyant et de Wyld. 
Lematin, notre premier mouvement fut de cou- 
rir au balcon : nous étions à l'entrée du grand ca- 
nal, en face de la douane de mer, bel édifice à co- 
lonnes rustiques ornées de bossages et supportai 
une tour carrée, terminée par deux hercules age- 
nouillés dos à dos et soutenant de leurs épaules ro- 
bustes une boule du monde, sur laquelle tourne 
une figure nue de la Fortune, chauve par derrière, 
échevelée par devant, et retenant avec ses mains 
les deux bouts d'un voile qui fait girouette et cède 
à la moindre brise; car cette figure est creuse 
comme la Giralda de Séville. Près de la Dogana 
s'arrondissait la bianche coupole de Santa-Maria 
della Salute, avec ses volutes contournées, son es- 
calier pentagone et sa populalion de statues. Une 
Ève, dans le deshabillé le plus galant, nous sourìait 
du haut d'une comiche sous un rayon de soleìl. 
Nous reconnùmes sur-le-champ la Salute , d'après 
le beau tableau de Canaletto, qui est au Musée : au 
fond, Fon apercevait la pointe de la Giudecca et 



ITALIA. 97 

l'ile de Saint-Georges-Majeur, où l'église de Palladio 
montre, au-dessus d'une batterie autrichienne, sa 
facade grecque, son dòme orientai et son clocher 
vénitien du rose le plus vif. 

Une école de natation était installée à l'embou- 
ctiure du canal, et diverses embarcations de diffé- 
rents tonnages, depuis le bateau de péche jusqu'au 
bateau à vapeur et au trois-màts, dessinaien 
leurs agrès dans la sérénité bleue du malin. Les 
barques qui approvisionnent la ville arrivaient à la 
voile ou à la rame, suivant leur direction. C'était un 
tableau ravissant, aussi clair que celui de la veille 
était sombre. 

Aller à pied dans Venise est chose difficile pour 
un étranger. Notre premier soin fut donc de louer 
une gondole. On a beaucoup abusé de la gondole 
dans les opéras comiques, les romances et les nou- 
velles. Ce n'est pas une raison pour qu'elle soit 
mieux connue. Nous cn ferons ici une description 
détaillée. La gondole est une production naturale 
de Venise , un ètre anime ayant sa vie speciale et 
locale, une espèce de poisson qui ne peut subsister 
que dans l'eau d'un canal. La lagune et la gondole 
sont inséparables et se complètent Fune par l'autre. 
Sans gondole, Venise n'est pas possible. La ville est 
un madrèpore dont la gondole est le mollusque. 
Elle seule peut serpenter à travers les réseaux inex- 
tricables et l'infime capillarité des rues aquatiques. 
199 g 



98 ITALIA. 

La gondole étroite et longue, relevée à ses deux 
bouts, tirant très-peu d'eau, a la forme d'un patin. 
Sa proue est armée d'une pièce de fer piate et polie 
qui rappelle vaguement un col de cygne courbé, oo 
plutòt un manche de violon avec ses chevilles. Sii 
dents, dont les interstices sont quelquefois ornées 
de découpures, contrìbuent à cetie ressemblance. 
Cette pièce de fer sert de décoration, de défense et 
de contre-poids, l'embarcation étant plus chargéeà 
l'arrière ; sur le bordage de la gondole , près de la 
proue et de la poupe, sont plantés deux morceaux 
de bois contournés comme ceux des jougsde bceuf, 
où le barcarol appuie sa rame debout sur une petite 
piate-forme et le talon calè par un tasseau. 

Tout ce qui paraìt de la gondole est enduit de 
goudron ou peint en noir. Un tapis plus ou moins 
riche en garnit le fond; au milieu est posée la 
cabine, la felce, qui s'enlève facilement lorsqu'on 
veut luì substituer un tendelet, dégénéresCence ino- 
derne dont tout bon Vénitien gérait. La felce est en- 
tièrement tendile en drap noir, et meublée de deux 
moelleux coussins de maroquin de méme couleur 
avec dossiers renversés; de plus, il y a deux stra- 
pontins sur les còtés , de sorte qu'on peut j tenir 
quatre ; sur chaque face laterale sont coupées deux 
fenètres qu'on laisse ordinairement ouvertes , mais 
qui se ferment de trois manières, premièrement 
par une giace de Venise à biseau ou à cadre de 



ITALIA. 99 

fleurs entaiUées dans le distai ; secondement , par 
une jalousie à lames mobiles pour voir sans élre 
vu; troisièmement, par un panneau d'étoffe sur le- 
quel, pour plus de mystère, on peut faire encore 
tomber le drap de la felce : ces différents systèmes 
glissent sur une coulisse transversale. La porte, par 
laquelle. on entre à recnlons , car il serait difficile 
de se retourner dans cet étroit espace, a seulement 
une giace et un panneau. La partie qui est en bois 
est sculptée avec plus ou moins d'élégance, selon la 
richesse du proprietarie ou le goùt du barcaroi. Àu 
chambranle gauche de cette porte reluit un écus- 
son de cuivre surmonté d'une couronne; e'est là 
que Fon fait graver son blason ou son cbiffre; au- 
dessous, un petit cadre garni d'un verre et s'ou- 
vrant à Tintérieur contient Fimage pour laquelle 
le patron ou le gondolier ont une dévotion speciale : 
la Sainte-Yierge, saint Marc, saint Théodore ou sajnt 
Georges. 

Cesi de ce cóté-là aussi qu'on accroebe la Jan- 
terne, usage qui commence à se perdre un peu, 
car bien des gondoles chemment sans avoir cette 
étoile au front. A cause du blason, du saint et de la 
lanterne, la gauche est la place d'honneur; c'est là 
que se mettent les femmes, les personnes àgées ou 
considérables. Àu fond, un panneau qui se déplaee 
permet de parler au gondolier poste à la poupe, le 
seul qui dirìge vraiment l'embarcation , son aviron 



100 ITALIA. 

étant à la fois une rame et un gouvernail. Deux 
cordes de soie avec deux poignées vous aident à 
vous rclever lorsque vous voulez sortir, car Fon est 
assis très-bas ; le drap de la felce est enjolivé à Fex- 
térieur de houppes de soie assez semblables à celles 
desbonnets de prétre, et, lorsqu'on veut se fermer 
complétement, se déploie sur Farrière de la cabine 
cornine un drap mortuaire trop long sur un cer- 
cueil. Pour terminer la description , disons que sur 
le bordage intérieur des espèces d'arabesques sont 
enlevées en blanc sur le champ noir du bois. Tout 
cela n'a pas Fair fort gai, et cependant, s'il faut en 
croire le Beppo de lord Byron , il se passe dans ces 
noires gondoles des scènes aussi dróles que dans 
les carrosses d'enterrement. Mme Malibran, qui 
n'aimait pas à entrer dans ces petits catafalques, 
essaya, mais sans succès, d'en changer la couleur. 
Cette teinte , qui peut nous sembler lugubre , ne le 
paralt pas aux Vénitiens , accoutumés au noir par 
les édits somptuaires de Fancienne république , et 
chez qui les corbillards d'eau, les draps mortuaires 
et les croque-morts sont rouges. 

Nous avions choisi une gondole à deux rameurs : 
celui de la poupe, cuit et recuit par le soleil, avec 
sa petite calotte vénitienne sur le haut de la tète, 
son épais collier de barbe fauve,*ses manches re- 
troussées, sa ceinture et son pantalon large, rap- 
pelait assez Fancien caractère ; celui de la proue , 



ITALIA. 101 

beaucoup plus petit-maitre et modernisé, portait 
une casquette d'où sortait une mèche frisée , une 
veste d'indienne à raies, un pantalon de monsieur, 
et mélangeait au type du gondolier le type du do- 
mestique de place. Comme il faisait beau , un ten- 
delet à bandes bleues et blanches remplagait, à 
notre grand regret, la felce sous laquelle nous eus- 
sions volontiers étouffé de chaleur par l'excessif 
amour de la couleur locale. 

Nous demandàmes qu'on nous conduislt tout de 
suite à la place Saint-Marc, qui se trouvait bien où 
la ligne de gaz nous l'avait fait supposer la veille. 
En prenant le large , nous pùmes examincr la fa- 
gade de notre auberge , qui était vraiment fort 
magnitìque avec ses trois étages de balcons, ses 
fenètres mauresques et ses colonne ttes de marbré. 
Sans un malheureux écriteau piante au-dessus du 
portique et contcnant ces mots : « Hotel de l'Europe, 
chez Marseille , » le palais Giustiniani serait encore 
tei qu'on le voit sur le merveilleux pian d'Albert 
Durer , & l'exception de deux fenètres au troisième 
éta ge , percées à coté de la baie primitive , qu'on 
discerne toujours dans la muraille. Et les anciens 
propriétaires , s'ils revenaient de l'autre monde 
dans la gondole de Caron, barcarol de l'enfer, 
retrouveraient sans hésiter leur demeure sur le 
grand canal , intacte , quoique déshonoréc. Venise 
a cela de particulier, que, bien que son drame 



402 ITALIA. 

soit fini , la décoralion da passe y est restée en 
place. 

Les gondoliere rament debout en se penchant 
sur leiir aviron. Il est étonnant qa'ils ne tombent 
pas à chaque instant dans l'eau , car tont le poids 
de leiir corps porte en avant. Ce n'est qae la grande 
habitnde qui leur donne l'aplomb nécessaire pour 
se tenir ainsi toujours en suspens. L'apprentissage 
doit coùter plus d'un plongeon ; rìen n'égale leur 
adresse à éviter les cbocs , la précision avec la- 
quelle ils tournent un angle de rue, abordent un 
traghetto , un escalier ; la gondole est si seosible 
à la moindre impression, qn'on dirait un ètre 
vivant. 

Quelques coups de rames nous eurent bientòt 
amene en face d'un des plus merveilieirx spec- 
tacles qu'il soit donne à i'oeil humain de contem- 
pler : la Piazzetta vue de la mer ! Nous tenant 
debout à la proue de la gondole arrètée , nous re- 
gardàmes quelque temps, dans une muette exlase, 
ce tableau sans rivai au monde, et le seul peut-ètre 
que l'imagination ne puisse dépasser. 

A gauche , en prenant le point de vue du large, 
on aper^oit d'abord les arbres du jardin royal, 
tra^ant une ligne verte au-dessus d'une terrasse 
bianche , puis la Zecca ( hotel de la Monnaie ) , ba- 
ttment à la robuste architecture , et l'ancienne 
bibliothèque , oeuvre de Sansovino , avec ses élé- 



ITALIA. 103 

gantes arcades et son couronnement de statue* 
mythologiques. 

A droite, séparé par un espace qui forme la 
Piazzetta, vestibule de la place Saint-Marc, le pa- 
lais ducal offre sa folade vermeille losangée de 
marbré blanc et rose, ses piliers massifs suppor- 
tant une galerie de colonnettes , dont les nervures 
contienncnt des trèfles quadrilobés, ses six fenétres 
en ogive, son balcon monumentai enjolivé de con- 
soles, de niches, de clochetons, de statuettes, que 
domine une Sainte-Vierge ; son acrotère découpant 
sur le bleu du ciel ses fcuiltes d'aeanthe et ses 
pointes alternées , et le listel en spirale qui cor- 
donne sesangles, et se termine par un pinacle évidé 
à jour. 

Au fond de la Piazzetta , du coté de la Biblio- 
thèque, s'élève à une hauteur prodigieuse le Cam- 
panile , immense tour de brìques au toit aigu sur* 
monte d'un ange d'or. Du còlè du palaia ducal , 
Saint-Marc , vii de flanc , montre un coin de son 
portali , qui fait face à la Piazza. La perspective 
est fermée par quelqaes arcades de vieiJles Procu- 
ra ties, et la tour de THorloge, avec ses Jacque- 
marts de bronze, son lion de Saint-Marc sur fond 
bleu étoilé, et son grand cadran d'azur, où les 
vingt-qaatre heures sont inscrites. 

Au premier pian , en face du débarcadère des 
gondoles , enlre la Bibliothèque et le palaia duca! , 



ÌOi ITALIA. 

se dressent deux énormes colonnes de granit afri- 
cain d'un seul morceau, jadis roses, mais lavées 
de tODS plus froids par la pluie et le temps. 

Sur celle de gauche , en venant de la mer , se 
tieni , dans une attitude triomphante, le front coiffé 
d'un nimbe de metal , l'épée au coté , la lance au 
poing , la main appuyée à sa targe , un saint 
Théodore d'une belle tournure, foulant aux pieds 
un crocodile. 

Sur celle de droite, le lion de Saint-Marc en 
bronze, les ailes déployées, la griffe sur son évan- 
gile, le mufle refrogné, tourne la queue au cro- 
codile de saint Théodore , de Fair le plus farouche 
et le plus maussade que puisse prendre un animai 
héraldique. Les deux inonstres ne paraissent pas 
vouloir frayer ensemble. 

On dit qu'il n'est pas de bon augure de débar- 
quer entre ces deux colonnes , où se faisaient au- 
trefois les exécutions , et nous priàmes le gondo- 
liere quand il nous mettrait à terre, de débarquer 
par l'escalier de la Zecca ou du pont de la Faille, 
ne nous souciant nullement de finir comme Marino 
Faliero, à qui mal en prit d'avoir été jeté par la 
tempètc au pied de ces piliers redoutables. 

Au flelà du palais ducal on voit les prisons neuves, 
auxquelles il se relie par le pont des Soupirs , es- 
pèce de cénotaphe suspendu au-dessus du canal de 
la Paille ; puis une ligne courbe de palais , de 



ITALIA. 105 

maisons, d'églises, d'édifices de toutes sortes, qui 
forme le quai des Esclavons (la riva dei Schiaverai) , 
et se termine par le massif de verdure des jardins 
publics , dont la poiute s' avance dans la iner. 

Près de la Zecca débouche le grand canal et se 
présente de front la donane de mer, qui fait, aver 
les jardins publics , les deux bouts de cet are pa- 
noramique sur lequel s'étend Venise , comme une 
Vénus marine qui sèche sur le rivage les perles 
salées de Félément natal. 

Nous avons indiqué, le plus exaclement qu'il 
nous a été possible , les principaux linéaments du 
tableau ; mais ce qu'il faudrait rendre, c'est Feffet, 
c'est la couleur, c'est le mouvement , c'est le frisson 
de Fair et de Feau, c'est la vie. Comment exprimer 
ces tons roses du palais ducal , qui semble vivre 
comme de la chair ; ces blancheurs neigeuses des 
slatues , dessinant leur galbe dans Fazur de Vero- 
nése et de Titien ; ces rougeurs du Campanile , que 
caresse le seleil ; ces éclairs d'une dorure lointaine, 
ces mille aspeets de la mer, tantót claire comme 
un miroir, tantót fourmillante de paillettes comme 
la jupe d'une danseuse ? Qui peindra cette atmo- 
sphère vague , lumineuse , pleine de rayons et de 
vapeurs , d'où le soleii n'exclut pas le nuage ; ce 
va-et-vient de gondoles, de barques, d'argosils, de 
galiotes ; ces voilcs rouges ou blanches ; ces navires 
a Ppuyant familièrement leurs guibres sur le quai , 



106 ITALIA. 

avec leurs mille accidents pittoresques de paviBons, 
de filets et de lignes qui sèchent ; les matelots qui 
chargent et déchargent les barques , le* caisse* 
qu'on porte , les tonneaux qu'on roule , les prò- 
meneurs bigarrés du mòle , Dalmates , Grecs, Le- 
vantins et autres , que Canaletto indiquerait d'une 
seule to'uche ; comment faire voir toot cela simul- 
tanément, comme dans la nature, ayec un procède 
successif ? Car le poéte , moins heureux que le 
peintre et le rausicien , ne dispose que d'une sede 
ligne; le premier a toute une palette, le second 
tout un orchestre. 

Le débarcadère de la Piazzetta est orné de lan- 
ternes gothiques , historiées de figures de samfcs, 
plantées sur des poteaux qui trempent dans la mer. 
L'une de ces lanternes a été donnée par la du- 
chesse de Berry. Les gondoles font émeute à ce 
traghetto , le plus frequente de tous. Pour appro- 
cher de la riye , il faut se servir du fer de hache 
de la barque comme d'un coin, à Faide duquel 
on divise cette masse épaisse. Quand on aborde, 
une foule de faquins vieux et jeunes, en guenilles, 
accourent tenant à la main un bàton arme d'un 
clou qui accroche le bateau comme une gaffe, et 
le maintient pendant que vous mettez pied à terre, 
opération qui présente dans les premiere temps 
une certaine difficullé , vu la mobilitò extréme de 
la fréle embarcation. Vous penscz bien qùe ceibe 



ITALIA. 407 

sollicitnde n'a pas pour but de vous empécher de 
tomber à l'eau ou de prendre un bain de pieds sor 
une marche inférieure. Une main sale ouunbonnet 
crasseux , humblement tendos , vous inviteront à y 
laisser tomber le sou ou le centime autrìchien , rè- 
compense de ce petit service. 

Sur le socie des deux colonnes se tiennent assis 
des gondoliere atfendant la pratique, des mendiants, 
des enfants hàves et demi-nus qui cherchent leur 
vie sur les escaliers de Venise, toute une population 
picaresche, amoureuse de far mente et de soleil. 
Ges socles - étaient autrefois ornés de sculptures 
aujourd'hui presque effacées par le frottemenl , et 
qui sembfent avoir représdnté des figurines tenant 
des fruits et des feuillages. Combien a-t-il fallii de 
fonds de cuiottes pour user ce granii , est un pro- 
Meme que nous laissons à résopdre aux mathéma- 
ticiens sans ouvrage. Pour eri finir avec les colonnes, 
disons que celle de saint Théodore penche un peu 
vers la Bibliollièque , et celle du lion de Saint-Marc 
vers le palais ducal. 

Dès les premiers pàs que Ton fait sur la Piaz- 
zetta, on rencontre une guérite autrichienne zébrée 
de jaune et de noir, et quatre pièces de canon aux 
affùts peints en jaune, la gueule bouchée, le cais- 
son par derrière, dans une espèce de pare d'artìlle- 
rie adossé aux arcades en ogive du palais des 
Doges. Toute idée politique à part, celle vue choque 



108 ITALIA. 

comme une dissonance dans ce concert de chosei 
admirables ; c'est la brutalité qui s'épate lourd* 
ment au milieu de la poesie. 

La fagade du palais ducal qui donne sur li 
Piazzetta est pareille à celle qui regarde la mer 
elle a , comme elle , une croisée monumentale d'oi 
Manin, en résignant le gouvernement provisoin 
après la capitulation de Venise, en 1849, harangui 
le peuple pour la dernière fois. 

Au bout de la Piazzetta se trouve la Piazza , qrc 
fait équerre avec elle, et qui, comme son noml'ift 
dique, est beaucoup plus grande. 

Les quatre pans de la Piazza sont oceupés par fe 
facade de Téglise de Saint-Marc , située près dn 
palais ducal , par la tour de THorloge , les Procu- 
raties vieilles et neuves , qui se font pendant , e! 
un vilain palais moderne de goùt classique , éteré 
stupidement en 1809 pour faire une salle do! 
trónè , à la place de la délicieuse église de San- 
Geminiano , dont le style élégant correspondait i 
bien à la basilique. Le Campanile , orné à sa base 
d'un charmant petit édifice de Sansovino , qu'on 
appelle la Logette , est isole et se dresse à l'angle 
des Procuraties neuves; sur la mème ligne, à pev 
près , sont plantés les trois màts qui supportaient 
les étendards de la république. 

En se reculant vers le fond de la place, on jouit 
d'un coup d'oeil vraiment féerique et qui vous cause 



ITALIA. 409 

m éblouissement , quelque préparé qu'on y soit 
par les peintures et les descriplions. Saint- Marc 
sst devant vous avec ses cinq coupoles, ses porcbes 
fetincelants de mosaìques à fond d'or, ses cloche- 
tons à jour, son immense verrière devant laquelle 
piaflent les quatre chevaux de Lysippe , sa galene 
de colonnetles , son lion ailé , ses pignons en ogive 
fleuronnés de feuillages qui portent des statues , ses 
piliers de porphyre et de marbres antiqnes , son 
aspect de tempie , de basilique et de mosquóe : 
édiflce étrange et mystérieux , exquis et barbare , 
immense amoncellement de richesses, église de 
pirates, faite de morceaux volés ou conquis à toutes 
les civilisations. 

Une vive lumière faisait étinceler le grand évan- 
géliste sur son ciel étoilé d'or ; les mosaìques 
reluisaient par paillettes; les coupoles d'un gris ar- 
gentò s'arrondissaient comme les dòmes de Sainte- 
Sophie à Constantinople, et des bouffées de colom- 
bes s'envolaient par moment des corniches et des 
balustrades pour venir s'abattre familièrement sur 
la place. On eùt dit un rève orientai pétrifié par la 
puissance de quelque enchanteur , une église mo- 
resque ou une mosquée chrétienne élevée par un 
calife converti. 

À cettc promenade nous ne regard&mes par ti cu - 
lièrement aucun détaii, et nous vous traduisons 
notre impression incomplète, mais generale et co- 



ilO ITALIA. 

lorée de celle nuance vive que donne le premier 
coup d'oeil. Nous monterons mairi tenant , si vous 
le voulez , au Campanile. Cesi notre habitude qnand 
nous arrivons dans une ville : nous préfèrons cette 
carte en relief à tous les plans et à tous les guides 
du monde. On se loge ainst tout de suite dans la téle 
la configuration de l'endroit que Fon va habiter. 

Cornine la Giralda de Sé ville, le Campanile n'a 
pas d'escalier : Fascension s' opere par une rampe 
que Fon pourrait gravir à cheval, lant la pente 
est douce. L'inlérieur du Campanile est rempli par 
une cage de briques autour de laquelle tourne la 
rampe , et qui est fenestrée de grandes ouvertures 
allongées. A chaque palier une petite meurtrière, 
pratiquée sur une des faces de la tour, laisse filtrar 
une lumière suffisante. Après avoir monte assez 
longtemps, on parvient à la piate-forme, où sonf 
les cloches. Des colonnes de marbré vert et rouge 
supportent quatre arcades sur chaque pan du Cam- 
panile et laissent la vue s'étendre aux quatre 
points de Fhorizon ; un escalier en spirale permei 
de s'élever encore plus haut, jusqu'au pied de 
r-ange dorè : mais c'est une fatigue inutile , car le 
panorama compiei de Venise se déroute dès cette 
première station. 

Si , en s'appuyant au balcon , la figure tournée 
du coté de la mer, on regarde au -dessous de soi, 
Fon voit d'abord le toit peuplé de Vénus, de Neptune, 



ITÀUÀ. 111 

de Mars, et autres allégories de la Bibliothèque de 
Sansovino , aujourd'bui palais royal , puis celui du 
palais duca] , tout lamé de plomb ; on plonge aussi 
dans la cour de la Zecca ; et la Piazzetta, avec ses 
colonnes et ses gondoles , étale son pavé à com- 
partimento. Plus loin , c'est la mer tachetée d'tles 
et d'embarcations. 

Saint-Georges Majeur avec son clocher rougc , 
ses deux bastions blancs , son bassin , sa ceinture 
de barques atlirées par la franchise du port , ap- 
paratt au premier pian. Un canal le séparé de la 
Giudecca, ce faubourg maritime de Venise qui 
tourne vers la ville une ligne de maisons , et vers 
la mer une ceinture de jardins. La Giudecca a deux 
églises, Santamaria et le Rédempteur, dont la cou- 
pole bianche abrite un couvent des capucins. 

Àu delà de Saint-Georges l'on découvre la Sanità, 
petit Hot ; San-Servolo, où est Fhòpital des fous; les 
Àrméniens , monastère et collège de langues orien- 
tales; puis enfln le Lido, plage aride et sablon- 
neuse , qui fait , avec la longue , étrpite et basse 
langue de terre de Malamocco , un rempart à Ve- 
nise contre le flot de l'Adriatique. 

Derrière la Giudecca, s'enfon^anl plus ou inoins 
à l'horizon , s'étagent sur le hleu de la mer la Gra- 
zia, San-Clemente > lieu de pénitence et de déten- 
tion pour les prétres disciplinaires; Po veglia, où 
les vaisseaux font quarantaine , et plus loin encore 



112 ITALIA. 

que la tigne de Malamocco , presque invisible dans 
le scintillement des vagues, la petite Ile de San- 
Pietro. Ces Ues sont signalées à l'oeil par un de ces 
longs clochers rouges à la vénilienne dont le Cam- 
panile semble ètre le prototype. 

Sur cette mer se fait un grand mouvement de 
barques, de gondoles et de bàliments de toutes 
sortes : le bateau à vapeur de Trieste , au moment 
où nous étions sur le clocher , arrivait crachant la 
vapeur, agìtant ses palettes et faisantde grandsre- 
mous dans l'eau paisible dont on voyait le fond 
par places ; des lignes de pieux marquent sur la la- 
gune les canaux praticables pour les navires; car 
la profondeur ordinaire n'est que trois ou quatre 
pieds; ces pieux vus de cette hauteur ont l'air 
d'hommes qui pèchent dans l'eau jusqu'à mi-jambes. 

Plus loin , l'oeil se perd dans ces grands cercles 
d'azur que Fon prendrait pour le ciel , si quelque 
voile dorée par un rayon de soleil ne vous avertissait 
de votre erreur. 

La transparence du ciel , la limpidità des eaux , 
l'éclat de la lumière , la netteté des silhouettes , la 
force et la finesse du ton donnaient à cette vue im- 
mense une splendeur éblouissante et vertigineuse. 

En se tournant vers le fond de la Piazza , la per- 
spective se présente ainsi : la continuation de la 
Giudecca, la Dogana avec sa Fortune échevelée, 
dont la boule, qu'on est en tram de redorer, luit 



ITALIA. 113 

d'un éclat tout neuf; la Salute et son doublé dòme , 
l'entrée du grand canal qui , malgré sa largeur, 
disparatt bientòt entre les maisons ; San-Moise et son 
clocher, rejoint à l'église par un pont ; San-Stephano, 
à la tour de briques , surmontée d'une statue qui 
foule un croissant ; la grande église rougeàtre de 
Santa-Maria Gloriosa dei Fra ri, élevant au-dessus des 
toits son porche anguleux; la coupole noire de 
Saint-Siméon le Petit , la seule à Venise qui soit de 
cette couleur , parce qu'au lieu d'ètre couverte de 
plomb elle est coiffée de cuivre , ce qui produit au 
milieu des casques d'argent des autres églisesl'cffet 
de ces armures de chevaliers mystérieux dans les 
tournois du moyen àge ; puis , à l'extrémité du ca- 
nal toujours invisible , San-Geremia , dont le dòme 
et la tour ont regu quelques boulets pendant le 
siége. Derrière San-Geremia verdissent les arbres 
du Jardin botanique, et les Scalzi montrent, à còlè 
de la station du chemin de fer , leur ragade en ré- 
paration encombrée de charpentes. 

Entre ces églìses dépassant les Mtisses vulgaires 
de toute la hauteur de l'idée , faites moutonner un 
océan de toits tumultueux et de tuiles désordonnées, 
faites jaUlir des milliers de cheminées rondes, car- 
rées , évasées cn turban , crénelées en tourelles , 
épanouies en pots de fleurs , des formes les plus bi- 
zarres et les plus inattendues, découpez quelque 
fronton , quelque angle de palais qui se degagé de 

199 h 



114 ITALIA. 

la cohue des m&iaons, et vous aurez le premier 
pian frappé d'une lumière nette , cbaude, dorée, 
qui fait admirablement valoir le jbleu vague de la 
mer que vous retrouvez au deli des toits , pjquée 
seulement de deux tles , San-Angelo delle Polvere 
et Saint-Georges in Alga. 

A l'horizon extréme ondulent en lignes d'azurles 
monts Euganécns, ramifications des Alpes in 
Frioul. Au pieddes montagnes, de larges handes 
vertes indiquent les fertiles cultures de la terre 
ferme , et Padoue dessine sa silhouette estompée 
par l'éloignement ; une plage cendrée que la marèe 
laisse à découvert, car il y a un flux et un reflui 
dans l'Adriatique , quoiqu'il n'y en ait point dans 
la Mediterranée, sert de transition et cornine de 
demi-teinte entre la terre et l'eau. Le pont du che- 
min de fer, aisément visibie de cette hauteur , tra- 
verse la lagune , relie Venise au continent et d'une 
Ile fait une presqu'ile. Fusine et Mestre sont de ce 
coté, la première à gauche du chemin de fer, le 
second à droile. 

La troisième face du Campanile regardant la tour 
de l'Horloge encadre dans sa fenètre Santa-Maria 
deir Orto , dont le haut clocher rouge et le grand 
toit detuiles se distinguent parfaitement; les Saints- 
Apótres, avec leur tourelle bianche ornéé d'un ca- 
dran et d'une croix sur une boule , et les jésuites, 
faisant danser sur le bleu de la mer les statues 



ITALIA. MS 

contournées et strapassées de lenr fronton ; plus , 
t'accampagiaemefit obèigé des chemiaées et des fotte* 
Ce qu'il y a de singwlier y e' est que nulle part o» 
ne découvre lapparenee d'un canal ; les eoupares 
que devraient faine ces rues (f eau dame les Hes de 
maisons ne se 9<rop$onnent rnéme pas ; tout forane 
un bloe compacte, une tempète figée de tuiles et de 
combles , où les égiises surnageiit comme des vais- 
seaux à l'ancre. 

En iriclinant un peu vers la droite, l'oeil rencontre 
le clocheton de la coupole grise de Saint-Jean et 
Saint-Paul, vaste bàtiment de briques ; la tour ele- 
gante de Santa-Maria Formosa , dont la blancheur 
tranch§ sur les tons roux de l'ensemble, et plus 
loin File de San-Secundo, fortin dans la mer. Au 
large , le cimetière encadré de murs roses et flan- 
qué de detix égllses , San-Cristoforo et San-Michele, 
s'offre comme une petite tache verte mouchetée de 
croix noires. Dans la méme direction, au milieu de 
la lagune, Murano, où se fahriquaient ces verres 
de Venise qui font encore l'ornemeat des dressoirs, 
attire le regard par le campanile rouge de soci égiise 
des Ànges, le toit de Saint-Pierre ettrois graads 
cyprès qui s'élèvent cómme trois flèches somhres 
d'un groupe de maisons et d'arbres* 

Par delà le palais ducal, en se penchant à la quar 
Irième fenètre du Campanile , on découvre Saint- 
Francois des Vignes et son clocher , remarqaable 



416 ITALIA. 

par ses panneaux rouges bordés de blanc; San- 
Andrea et San-Zaccaria , dont le dòme grisàtre 
surmonté de croix avec boules, corame les croix 
de Saint-Marc, et la haute fagade composée de trois 
frontons arrondis, émergent du milieu des mai- 
sons; l'Arsenal, avec sa tour cairée, rose par en 
haut, bianche paren bas, ses bassins où Feau mi- 
roite, ses-grands hangars de construclion en forme 
d'arches d'aqueduc , ses poulies , ses engins et son 
aspcct general de magasin et de corderie ; et plus 
loin le dòme et le clocher de San-Pietro di Cas- 
tello , le fronton triangulaire et la fiòche de Santa- 
Elena. 

Au large , sur la ligne de la pleine mer , se des- 
sinent Burano, Mazorbo et Torcello, où habitèrent 
les premiers Vénètes ; l'éloignement ne perniet d'en 
saisir quo des plaques verdoyantes de culture, quel- 
ques taches de maisons et trois églises , dont l'uno 
plus apparente que les autres. 

Ensuite , c'est le del ou Teau ; un feston d'écuine 
qui blanchit , une voile qui passe , un goéland bat- 
tant de l'aile dans la vapeur lumineuse et bleue ; 
une immensilé claire, la plus grande des immen- 
sités! 

Dans Tépaisseur de cette fenètre nous avons lu 
écrite en lettres d'une calligraphie caractéristique 
cette inscription gravée au couteau : Adrian Ziegler, , 
1604. Est-ce un aieul du peintre moderne de ce I 



ITALIA. li 7 

nom qui a laissé au front du Campanile cette trace 
de son passage à Venise? 

Maintenant , nous pouvons redescendre dans la 
ville , la parcourir en tous sens , en examiner chaque 
détail ; nous en connaissons la configuration gene- 
rale. L'Italie, tout le monde le sait, a la forme 
d'une botte àl'écujère ; Yenise a Fair d'une botte à 
chaudron. L'entonnoir est forme par les quartiers 
de Dorsoduro, de Santa-Crocè, la jambe par Saint- 
Marc , Canhereggio , Castello , la pointe du pied par 
les jardins publics, le talon par l'ile de Saint-Pierre, 
et le sous-pied par le pont de Castello. Le grand 
canal qui serpente dans le haut de la botte repré- 
senterait la piqùre du revers. 

Vili. 

Saint-Marc. 

Nous avons , en décrivant la Piazza, donne l'as- 
pect general de Saint-Marc , tei qu'on peut le saisir 
au premier coup d'oeil; mais Saint-Marc est un 
monde sur lequel on écrirait des volumes , et Fon 
nous permettra d'y revenir. 

Comme la mosquée de Cordoue, avec laquelle 
elle a plus d'un point de ressemblance, la basilique " 
de Saint-Marc a plus d'étendue que de bauteur , 
contrairement auxhabitudes des églises gothiques, 



US ITALIA, 

qui s' étooceot vere le ciei à grand renfort dTogives, 
d'aiguilles et de flèches. La grande coupoie centrale 
n'a que cent dix pieds d'élévafkm. Saint-Marc a 
conserve le caraetère do chnstiamsnìe primitif, 
lor&que, à peine sorti des catacombes, il essayait, 
ft'ayant pas encore d'art formule, de se Mtir use 
église awec les débris des temptes antique» et les 
données de l'art paien. Commeneée en 979, sous le 
doge Pierre Orseolo, la basilique de Saint-Marc s'est 
achevée lentemenl, s'enricbissant à chague siècle 
de quelque nouveau trésor, de queìqoe nourelle 
beante, et, cbose singulière qui dérange tonte idée 
de proportion , ce rama» de colonnes , de cbapi- 
teaux, de bas-reliefs, d'émaux, de mosaìqoes, ce 
mélange de styles grec , romain , byzantin , arabe, 
gothique, produisent l'ensemble le plus harmo- 
nieux. 

Ce tempie incohérent, où le paien retrouverait 
l'autel de Neptune avec ses dauphins, ses tridente, 
ses conques marines servant de bénitier, où le 
mahométan pourrait se croire dans le mirali de sa 
mosquée en voyant les légendes circuleraux parois 
des voùtes , comme des Suras da Coran , où le 
chrétien grec rencontrerait sa Panagia couronnée 
comme une impératrice de Constantinople, son 
' Christ barbare au monogramme entrelacé, les saints 
spédauxde son calendrier dessinés à la manière 
de Panselino* et des momes-peintres de la montagne 



ITALIA. tf9 

salute, où le catholique sent wre et palpiter dans 
l'ombre des nefc illumirrées da laure reflet des mo- 
saìques d'or la foi absolue des premiere temps , la 
soumisskm ao dogme et ara formes biératiques, le 
christianisme mystérieux et profond des àges de 
croyanee ; ce tempie , disons-nous , fait de pièce* 
et de moreeaux qui se eontrartent , enchante et ca- 
resse Tueil mieux que ne saurait le iaire l'arcbitec- 
ture la plus correcfe et la plus symétrique : l'unite 
résulte de la multiplieité. Pleins-cintres , ogives , 
trèfles, coloimettes, fieurons, coupoles, plaques 
de marbré, fonds d'or et viyes couleurs des mo- 
saiques, tout cela s'arrange avec un rare bon- 
heur et forme le plus magnifique bouquet monu- 
menta». 

La {a^ade tournée vers la place a cinq porches 
donnant dans l'église , et deux conduisant sous les 
galeries extérieures latérales; en tout, sept ouver- 
tures, trois de cbaque coté du grand porche cen- 
trai. La porte principale est marquée par deux 
groupes de quatre colonnes de porphyre et de vert 
antique au premier étage , et de six au second, qui 
supportent les retombées du plein-cintre. Les au- 
tres porcbes n'ont que deux colonnes aussi à deux 
étages. Nous ne parlons tei que de la fa$ade mème, 
car Tépaisseur des porches est gamie d'autres co- 
lonnettes en marbré cipolin , jaspe , pentélique et 
autres matières précieuses. 



120 ITALIA. 

Nous allons cxaminer avec quelque détail les mo 
safques et les ornements de ce merveilleux portai!. 
Eri commengant par la première arcade du coté de 
la mer, nous remarquerons , au-dessus d*une porte 
carrée et fermée d'une grille , un placage byzantin 
noir et or en forme de reliquaire, avec deiix anges 
accolés aux nervures de l'ogive. Plus haut, dans le 
tympan du plein-cintre , se présente une grande 
mosaique sur fond d'or , représentant le corps de 
saint Marc enlevé des cryptes d'AIexandrie et passe 
en fraude à la douane turque , entre deux flèches 
de porc , animai immonde que les musulmans onl 
en horreur , et dont le contact les forcerait à des 
ablutions sans nombre. Les infidèles s'écartent avec 
des gesles de dégoùt , et laissent emporter bétement 
le corps du saint apòtre. Cette mosaique a été exé- 
cutée sur les cartons de Pietro Vecchia , vers 1650. 
Dans la retombée de l'archivolte , à droite , est en- 
castré un bas-relief antique, Hercule portant sur 
ses épaules la biche d'Érymanthe et foulant du 
pied l'hydre de Lerne, et, dans la retombée de 
gauche (au point de vue du spectateur), par un de 
ces contrastes si fréquents à Saint-Marc, on voit 
l'ange Gabriel debout , ailé , nimbé et botte , s'ap- 
puyant sur sa lance ; singulier pendant au fils d'Ale- 
méne et de Jupiter ! 

Dans la seconde arcade est coupée une porte non 
symétrique à l'autre. Cette porte est surmontée d'une 



ITALIA. 121 

fenètre à trois ogives , où s'inscrivent deux trèfles 
quadrilobés et qu'entoure un cordonnet d'émaux. 
La mosaìque du tympan, également sur fond d'or, 
comme toutes celles de Saint-Marc, a pour sujet 
Tarrivée da corps de l'apótre h Venise , où il est 
regu à sa dcscente du vaisseau par le clergé et les 
principaux de la ville ; on voit le navire qui l'a 
transporté et les mannes d'osier qui le renfermaient : 
cette mosaìque est aussi de Pietro Vecchia. 

Un saint Démétrius, assis, tirant à demi l'épée 
du fourreau, son nom grave près de la tète, d'un 
aspect très-bas- empire et très-farouche, continue 
la ligne de bas-reliefs enchàssés dans la fa^ade de 
la basilique comme dans un mur de musée. 

Nous voici arrivò à la porte centrale , au grand 
porche , dont le contour entaille la balustrade de 
marbré qui règne au-dessus des aulres arcades; il 
est, comme cela devait étre, plus rictóe et plus 
orné; outre la masse de colonnes en marbré an- 
tique qui l'appuient et lui donnent de l'impor- 
tance, trois cordons, dont deux intérieurs et l'autre 
extérieur, dessinent très-fermement son are par 
leur saillie. Ces trois boudins d'ornements sculptés, 
fouillés et découpés avec une patience merveil- 
leuse , se composent d'une spirale touffue de feuil- 
lages, de rinceaux, de fleurs, de fruits, d'oiseaux, 
d'anges, de saints, de flgurines et de chimères de 
toutes sortes ; dans le dernier, les arabesques jail- 



iti ITALIA. 

Kssent des mah» de denx statues assises à chaque 
bout da cordon. 

La porte, gamie de valvcs de bronze constellées 
de mufles d'animaux fantastiques, a pour couron- 
nement une nicfae avec des volets dorés, treiMissés 
et troués à jour en manière de triptyque oti de 
cabinet. 

Un Jugement dernier de grande dimension occnpe 
le haut de l'arcade. La composi tion est d'Antonio 
Zanchi, et la traduction en mosaique de Pietro 
Spagna. L'oeuvre date de 1680 environ, et a été 
restaurée en 1838 sur F ancien dessin. Le Cbrist, 
qui rapale un peu eelui de Michel-Ange dans la 
Sixtine, fait la séparation des hons et des me- 
ehants. Il a près de lui sa divine mère et son dis- 
opie bien-aimé saint Jean, qui paraissent intercéder 
pour les pécheurs, et s'appuie sur sa croix que 
sontient un ange avec une sollicitude respectueuse. 
D'autres anges sonnent de la trompette à pleines 
joues, pour réveiller dans leur tombe les dormeurs 
obstinés. 

C'est au-dessus de ce porche, sur' la galerie qui 
fait le tour de Féglise, que sont placés, ayant pour 
socles des piliers antiques, les célèbres chevaux qui 
ont orné un instant Fare de triomphe du CarrouseL 
Les opinions sont très-partagées à leur endroit : 
les uns veulent que ce soit une oeuvre romaine du 
temps de Néron, transporlée à Constantinople au 



ITALIA. 1Ì3 

ir siede; tfautres, une ceovre grecque de lìle de 
Cbio, amenée par ks ordres de Théodose, au 
v c siede, dans la raéme ville, où elle décorah 
JTiippodroroe; et d'autres enfio affirmeni que ces 
ebevaex sont de la main de Lysippe. Ce qu'fl y a 
de certain, c'est qu'Bs sont antiques, et que 
Fan 1205, Marino Zeno, qui éfait podestà! à Con- 
stantinople ponr les Veritiera, les fit enlever de 
l'hippodrorae et les donna à Venise. Ces cbevaux, 
de grandeur naturelle, un peu ramassés dans leur 
encokire, la crinière droite et coupée comme celle 
des cheyaux du Parthénon, peuvent ètre classés 
panni les plus beau* restes de l'antiquité. Ils sont 
historiques et vrais, qualité rare; leur mouvement 
montre qu'ils étaient atlelés à quelque quadrìge 
triomphal. Leur matière n'est pas modus précieuse 
que leur forme; ils sont, dit-on, en airain de Go- 
rinthe, doni on voit la patine verdàtre à trayers un 
vernis de dorure écaillé par le temps. 

Le quatrièroe porche offre dans sa partie infé- 
rieure la mème distribution que le second. Le tym- 
pan de l'arcade est occupo par une inosaique re- 
présentant le doge, les sénateurs, les patriciens de 
Venise venant honorer le corps de saint Marc 
étendu sur une chàsse et recouvert d'une brillante 
draperie bleue; à l'angle se cache un groupe de 
Turcs confus de s'ètre laissé dérober un tei trésor. 
Cette mosaique, une des plus éclatantes de ton, a 



J24 ITALIA. 

été faite par Leopoldo del Pozzo, sur le dessin de 
Sébastien Rizzi, en 1728. Elle est fort belle. Le sé- 
nateur en robe pourpre a un air tout à fait titia- 
nesque. Dans la retombée de l'archivolte qui avvi- 
sine le grand* portail, on voit un saint Georges en 
style gréco-byzantin, et dans l'autre un ange ou 
une sainte inconnue. 

Le cinquième porche est un des plus curieux. 
Cinq petites fenètres à treillage d'or, de découpure 
variée , en reraplissent la porlion inférieure. Au- 
dessus, les quatre animaux évangéliques en bronze 
dorè, le boeuf, le lion, l'aigle, l'ange, aussi fantas- 
ques de formes qué des chimères japonaises, se jet- 
tent des regards louches, tandis qu'un cavalier 
étrange , sur une monture qui peut ètre Pégase ou 
le cheval pale de l'Apocalypse , piaffe entre deui 
rosaces d'or. Les chapiteaux des colonnes sont 
aussi d'un goùt plus sauvage, plus archaique et 
plus touflu que partout ailleurs. 

Plus haut, une mosalque, ouvrage d'un artiste 
inconnu du xn e siècle, contient un tableau d'un 
grand intérét, une vue de la basilique élevée pour 
recevoir les reliques de saint Marc, telle qu'elle 
était il y a huit cents ans. Les dòmes, dont la per- 
spective ne laisse apercevoir que trois, les porches 
de la fagade ont à peu près la méme forme qu'au- 
jourd'hui; les chevaux récemment arrivés de Con- 
stantinople sont déjà à leur place; l'arcade du 



ITALIA. 125 

milieu est occupée par un grand Christ byzantin 
avec son monogramme grec, et les autrcs sont 
remplies de rosaccs , de fleurons et d'arabesques. 
Le corps du saint, porte sur les épaules par .des 
prélats el des évèques, entre de profil dans l'église 
qui lui est consacrée. Une foulc de personnages, 
des groupes de femmes vétues, cornine on se figure 
les impératrices grecquee, de longues robes con- 
stellées d'émaux , se pressent pour voir la eéré- 
monie, 

La ligne de bas-reliefs disparates, dont nous 
avons dit les sujets, se termine de ce coté par un 
Hercule chargé du sanglier de Calydon et qui sem- 
ble menacer un petit étre grotesque à moitié en- 
foncé dans un tonneau. Sous ce bas-relief s'allon- 
gent deux lions rampants, et, un peu plus bas, une 
figure antique en ronde-bosse tient une amphore 
renversée sur son épaule. Ce thème, donne sana 
doute par le basard, a été heureusement repris 
dans le reste de l'édifice. 

Celte rangée de porebes qui forme le premier 
étage de la fa cade est bordée d'une balustrade de 
marbré blanc; le second contient cinq arcades, 
dont celle du milieu, plus grande que les autres, 
s'arrondit derrière les chevaux de Lysippe, et, au 
lieu de mosalque , est vitree de verres ronds et 
ornée de quatre piliers antiques. 

Six cloche tons, composés de quatre colonnes à 



1*6 ITALIA,* 

jour formant niche pour une statue d'évangéliste 
et d'un pinacle enlouré d'une couronne dorée et 
surroocité d'une girouette, sépare&t ces arcade; 
dont le tyuipafi est en plein-cintre , et dost ks 
nerrures s'effilent en potute d'ogive. Les qùatre 
sujeis des mosaiques représeateat l'asceusion, fa 
résurrection, Jesus faisant sortir des limbes Adam 
et Ève et les patriarches, et la descenie de croi* de 
Luigi Gaetano, d'après les cartons de Maffeo Ve- 
rona, en 1617. Dans les retombées des arcades 
sont plaeées des figures d'esclaves rtus de grandeur 
naturelle, portant sur l'épaule des urnes et des 
amphores penchées cornine s'ite voulaient versar 
de haut dans queìque bassin l'eau prise à la fon- 
taine; à ces amphores creusées s'ajustent les gout- 
tières, et les eselaves sont des gargouilles. Ils ont 
une grande variété de poses et une superbe tour- 
Bure. 

Dans la pointe ogivale de la grande fenètre du 
milieu, sur un fond bleu foncé seme d'étoiles, se 
détache le lion de Saint-Marc, dorè, nimbé, Falle 
déployée, l'ongle sur uri évangile ouvert où sont 
inscrits ces mots : Pax Ubi, Maree, evangelista 
meus. Il a l'air apocalyptique et formidable, et re- 
garde la mer cornine un dragon vigilant ; au-dessus 
de cette représentation symbolique de l'évangéliste, 
le saint Marc, cette fois sous sa forme humaine, se 
dresse au boat du pignan et semble recevoir les 



ITALIA. 127 

homnaages des statues voisines. Ces cinq arcade* 
som festonnées sur leur nervure en ogive de 
graades voiuies, de feuillages, de riches fleorons 
découpés en aeanthe qui ont pour fleur un ange on 
un saint personnage en adoration. Sur chaque pi- 
gnoli se lève une statue, saint Jean, saint Georges, 
saint Théodore, saint Michel, coiffés d'un niinbe ea 
forine de chapeau. 

A chaque extrémité de la balustrade, il y a deux , 
màts peints en rouge pour attacher les étendards 
les dimanches et les jours de fète; au coin du 
garde-fou, du coté du Campanile, est plantée une 
tète coupée, de porphyre sanguin. 

La fa<;ade laterale, qui donne sur la Piazzetta et 
touche au palais ducal, mérite qu'on Texamine. Si, 
malgré tout le soin et toute l'exactitude possible, 
notre description vous parali un peu confuse, ne 
nous en veuillez pas trop: il est difficile de peindre 
avec beaucoup d'ordre un édifice hybride, compo- 
site et disparate comme Saint-Marc. A partir de la 
porte de Bartolomeo , qui méne à Tescalier des 
Géants, dans la cour du palais des Doges, la basi- 
lique vous montre un flanc chamarré de plaques 
de marbré et de ba&-reliefs antiques, byzantins, 
raoyen àge, oiseaux, chimères, entrelacs, animaux 
de toutes sortes : lions , bétes féroces poursuivant 
des lièvres ; enfants engloutis à demi par des dra- 
gons qui ressemblent à la guivre de Milan, et tenant 



128 ITALIA. 

dans leur main un caiiouche dont l'inserì ption est 
presque effacée. 

Une des curiosités de cet angle sont deux figures 
de porphyre, répétées deux fois d'une fagon exac- 
tement pareille. Elles représentent des guerriere 
ayant à peu près le costume des croisés entrant à 
Constantinople, et sculptés d'une manière tout à 
fait primitive et barbare, comme les plus naifs bas- 
reliefs gothiques. Ces hommes de porphyre, la 
maift sur la garde de leur épée, ont l'air de se 
concerter pour une résolution violente : on a voulu 
y voir Harmodius et Aristogiton se préparanl à 
frapper le lyran Hipparque. C'est l'opinion vulgaire. 
Ipe savant chevalier Mustoxidi y reconnaìt les qua- 
tre frères Anemuria, qui avaient conspiré contre 
Alexis Comnène, empereur d'Orient. Ce pourraieot 
bien ètre tout bonnement les quatre fils Aymon. 
Nous penchons vers cet avis. Selon d'autres, ces 
quatre bonshommes de porphyre seraient deux 
couples de voleurs sarrasins qui, ayant congu le 
projet d'enlever le trésor de Saint-Marc, s'empoi- 
sonnèrent réciproquement pour avoir plus grosse 
part. 

C'est de ce coté que sont plantés isolément deux 
gros plliers pris à l'église de Saint-Saba , à Saint- 
Jean d'Acre , tout couvcrts d'ornements bizarres et 
d'inscriptions en caractères cufiques assez frustes 
et doni le myslère n'est pas bien penetra. Un peu 



ITALIA. 429 

plus loin , à l'angle de la basilique , il y a un gros 
fcloc de porphyre en forme de troncon de colonne , 
avec un socie et un chapiteau de marbré blanc, es- 
pèce de pilori sur lequel on exposait aulrefois les 
T>anqueroutiers. Cet usage est tombe en désuétude ; 
mais il est rare cependant qu'on s'y assoie , et les 
Ténitiens , si prompts à s'établir sur le premier 
socie ou sur le premier escalier verni, semblent 
l'éviter. 

Une porte de bronze conduisant à la chapelle du 
baptistère occupe le bas de la première arcade; 
elle a pour imposte une fenétre à colonnettes , avec 
ogive et Irèfles à quatre feuilles; deux boucliers 
d'émaux de couleurs vives, dont Fun est chargé 
d'une croix , et une rosace trouée en truelle de 
poisson, complètent la décoration de ce tympan. 
Une mosaique de saint Vitus dans une niche , un 
évangéliste tenant un livre et une piume, se des- 
sinent aux deux pointes inférieures de l'arcade. 
Un petit fronton dans le goùt de la Renaissance et 
des plaques de marbré blanc coupées par une croix 
verte remplissent le vide du second porche. Un 
banc en brocalelle rouge de Verone offre , au bas 
de cette espèce de facade en épure , un siége com- 
mode au paresseux ou au rèveur qui, les pieds au 
soleil et la téte à l'ombre, d'après la méthodc de 
Zafari, ne pense à rien ou pense à toul, en regar- 
dant à la base du campanile la logette de Sanso- 
199 t 



i 30 ITALIA. 

vino ou la mer bleue et lìle Saint-Georges , au bout 
de la Piazzetta. 

Sur les chapileaux de vert antique qui suppor- 
tent cctte arcade, s'accroupissent deux monstres 
de l'Apocalypse, formes extravagantes entrevues 
par saint Jean dans les hallucinations de l'ile de 
Pathmos : l'un , qui a un bec crochu , corame un 
aigle , tient une petite génisse les jambes repliées 
sous elle ; l'autre, qui participe du lion et du grif- 
fon f enfonce ses ongles dans le corps d'un enfant 
pose cn travers. Une des serres semble crever l'oeil 
de la victime. 

L'angle est forme par une colonne détacliée et 
trapue , qui porte un faisceau de cinq colonnettes 
sur son large chapiteau. A la voùte de ce portail à 
jour et recouvert d'un placage de marbres variés, 
il y a un aigle en mosalque , tenant un livre entre 
les serres. 

Le second étage nous montre sur les pignoli* 
des arcades deux statues de vertus cardinales 
d'une belle tournure : la Force caressant un lion 
familier qui se dresse comme un chien joyeux , et 
la Fermeté tenant une épée d'un air de Brada- 
mante. Le sacristain baptise Fune du nom de Ve- 
nise, et l'autre de reine de Saba. 

Des incrustations de malachite, des émaux va- 
riés, deux petits anges de mosaìque déployant le 
linge qui garde la divine empreinte, une grande 



ITALIA. 131 

inadone barbare présentanl son fils à l'adoration 
des fidèles et flanquée de deux lampes qui s'allu- 
ment chaque soir; un bas-relief de paons déployant 
leur queue , venant peut-ètre d'un vieux tempie de 
Junon ; un saint Christophe chargé de son fardeau , 
des chapiteaux tressés en corbeille et du plus char- 
mant caprice : voilà les richesses que présente cet 
angle de la basilique aux promeneurs de la Piaz- 
zetta. 

L'autre face laterale donne sur une petite place , 
prolongement de la Piazza. A l'entrée de celte place 
sont accroupis deux lions de marbré rouge, cou- 
sins germains de ceux de l'Àlhambra par la fan- 
taisie ignorante de leurs formes et la férocité gro- 
tesque de leurs mufles et de leurs crinières ; ils ont 
acquis un poli prodigieux, car depuis un temps 
imraémorial les petits vauriens de la ville passent 
leurs journées à grimper dessus et s'en servent 
comme de chevaux de voltige. Au fond s'élève le 
palais du patriarche de Venise, de construction re- 
cente, assez maussade à voir, s'il ne disparaissait 
dans l'ombre de Saint-Marc; et, sur le flanc, Fan- 
cienne fagade de Féglise de San-Basso. 

Ce còlè est un peu moins chargé que Faulre : il 
est plaqué de disques , de mosaiques et d'émaux , 
de cadres, d'arabesques de tous les temps et de 
tous les pays, oiseaux, paons, aigles à formes 
Wzarres t cornine les alérions et les merlettes du 



132 ITALIA. 

blason. Le lion de Saint-Marc joue aussi son ròlc 
dans cetfe ménagerie symbolique : le vide des por- 
ches est rempli , soit par de petites fenòtres entou- 
rées de palmes et d'arabesques , soit par des in- 
crustations de fragni ents antiques ou byzanlin?; 
dans ces inédaillons sont sculptós des hommes et 
des animaux luttant. En y regardant bìen, on \ 
trouverait peut-ètre le taureau milhriaque frappé 
au col par le sacrifìcateur, pour qu'aucune religion 
ne manque à ce tempie naivement panthéisle. Mais, 
à coup sur, voilà Cérès qui cherche sa fille, un pin 
brùlant dans chaque main pour flambeau , et mon- 
tée sur un char attelé de deux dragons cabrés. Od 
dirait une idole hindoue, tellemeht le style en es( 
archaique et rappelle Ics sculptures persépolitai- 
nes. C'est un étrange pendant pour un Sacrifice 
d'Abraham en bas-relief, qui doit remonter aux 
premiers temps de l'art chrétien. 

Un autre bas-relief compose de deux files de 
moutons , six de chaque coté , regardant un tròne 
et séparés par deux branches de palmier, nous a 
fort preoccupò , car nous aurions youIu savoir ce 
qu'il signifie , et nous avons fait de vains efforts 
pour déchiffrer Tinscription en leltres gothiques ou 
grecques abréviées qui en indique sans doute le 
sujet. Ces moutons sont peut-ètre des vaches , et 
alors le bas-relief aurait pour sujet le songe de 
Pharaon. Un fragment antique, encastré dans le 



ITALIA. 433 

mur un peu plus loin, montre une initiée aux mys- 
tères d'Éleusis posant une couronne sur la palme 
mystique , ce qui n'empèche pas saint Georges de 
se carrer dans l'archivolte sur son tróne de slyle 
grec , et les quatre évangélistes , saint Marc , saint 
Jean, saint Lue et saint Matthieu, de continuer 
leur marche sur les tympans , les pignons et les 
voùtes, seuls ou accompagnés de leurs animaux 
symboliques. 

Le porche qui ouvre dans le bras de la croix for- 
mée par la basilique est entouré d'une épaisse ner- 
vure fouillée, évidée, ciselée, charmante floraison 
de rinceaux, de feuillages et d'anges; une déli- 
cieuse vierge sert de clef de voùte; au-dessus de la 
porte se contourne une ogive en cceur, échancrée 
à la base cornine celles de la mosquée de Cordoue, 
fanlaisie arabe corrigée à temps par une jolie Nati- 
vite toute chrétienne et d'un sentimcnt très-onc- 
tueux. Au delà , nous n'avons à menlionner qu'un 
saint Christophe, des apòtres et des saints dans des 
cadres de marbré blanc et rouge, en damier, et 
une jolie Notrc-Dame de face , les mains ouvertes 
comme pour en laisser tomber les bénédictions , 
entre deux anges agenouillés qui l'adorent. 

Nous avons, dans notre description, parie d'une 
lète de porphyre enchàssée dans la baluslrade, au- 
dessus du trongon de colonne sur lcquel on faisait 
asseoir les banqueroutiers. Suivant un conte popu- 



«34 ' ITALIA. 

laire dont nous ne garantissons nullement Fexac- 
titude, le comte Carmagnola, après de grands 
services rendus à la république , ayant votili? s'em- 
parer du pouvoir, pour concilier la jostice et la 
reconnaissance, le conseil des Dix le fit decapitar 
et lui eleva un monument qui consiste en ce sode 
et cette lète de porphyre , étrange statue d©nt le 
corps manque et dont la tète, sur cette balustrade, 
semble cxposée comme dans une cage un chef de 
inalfaiteurs ; mais le pilori est Saint-Marc , le Beu 
sacre, le Capitole et le palladium de Veuise. Quand 
il fallut mettre le héros à la torture pour obtenir 
de lui les aveux nécessaires, dans les idées du 
temps, à sa condamnation , on respecta ses bras, 
qui avaient combattu vaillamment pour l'État, et 
on lui mit le feu à la piante des pieds, méiaoge 
de déférence et de cruauté qui s'accorde assez bien 
avec la legende. 

IX. 

Saint-Marc. 

Tous les promeneurs du Mòle et de la Piazzata 
ont remarqué deux petites lumières qui brillent 
invariablement au flanc de Saint-Marc , à la hau- 
teur de la balustrade , devant la madone deasinéc 
en raosalque sur cette face de la cathédrale. 



italia. ras 

Sur ces luraières , il y a deux légendes différen- 
tes. Nous allons vous raconter sans crilique l'une 
et l'autre version, dont ì'authenticité n'offre aucun 
doute aux sacristains ni aux gondoliere, 

Au temps de la république , un homme fut as- 
sassine sur la Piazzetta. Le meurtrier, troublé par 
quelque Lruit, laissa, en s'enfuyant, choir la gaine 
de son stylet. Un boulanger qui passait par là pour 
rentrer chez lui vii briller le fourreau orné d'ar- 
gent et se baissa pour le ramasser, n'aperce- 
vaut pas le corps tombe dans l'ombre. Des sbires 
qui surtinrent et beurtèrent le cadavre du pied, 
découvrant un homme à quelques pas de la victime, 
l'arrètèrent et, l'ayant fouillé, trouvèrent sur lui 
la gaine qui s'adaptait parfaitement au poignard 
retiré de la blcssure. Le pauvre boulanger, malgré 
ses dénégations, fut emprisonné, jugé, condamné, 
exécuté. Quelques années ensuite , un célèbre ban- 
dit, chargé de crimes et prèt à monter à la potence, 
poussé de quelques remords , prouva que le mal- 
heureux mis à mort à sa place était innocent, et 
que lui seul avait fait le coup. 

La mémoire du pauvre boulanger fut réhabilitée 
solennellement ; les juges qui Tavaient condamné 
furent exécutés, et leurs biens confisqués pour fon- 
der une messe annuelle et coustituer ime rente des- 
tìnée àFentrelien de ces deux lumi ères perpétuelles. 
€e n'est pas tout : de peur que ces pelites étoiles tremr 



130 ITALIA. 

blotantes ne soient pas un memento suffisanl pour la 
conscience des juges, à la fin de tout procès crimi- 
ne!, lorsque la condamnation est portée et que le 
bourreau va s'emparer de sa proie, unhuissier,Fair- 
impérieux et fatidique, s'avance jusqu'au pied du 
tribunal et dit aux juges: « Souvenez-vous du bou- 
langer . » Alors l'arrèt est casse, et Fon reprendla pro- 
cedure de fond en comble. La phrase de Fhuissier 
conslitue au profitducoupableun appelen révision. 
Voici Fautre version : un patricien, un magnili- 
(pie seigneur de la république, eut un jour cetle 
fantaisie lugubre de descendre au caveau de sesan- 
cétres et de se faire ouvrir leurs bières ; alors il vii 
une chose qui l'épouvanta : les corps, au lieu de 
conserver la roide immobilité du cadavre, étaient 
tordus dans des f atti tudes violentes et désespérées. 
On eùt dit que leur agonie avait recommencé sous 
terre. Il acquit ainsi la certitude qu'ils avaient été 
inhumés vivants, sous une apparence de mort lé- 
thargique, et ordonna qu'on ne descendlt son corps 
au caveau, lorsque lui-mème paraitrait arrivé à sa 
dernière heure, qu'après Favoir gardé le plus long- 
temps possible, et il se réveilla lorsqu*on aliai t le 
mettre dans la gondole rouge pour le conduire à 
sa dernière demeure. En reconnaissance d'avoir 
échappé à ce perii, il iìt voeu de tenir toujours deux 
lampes allumées devant celte madone, à laquelle il 
avait une dévotion parliculière. 






ITALIA. Ì37 

Pour que l'une de ces versions soit vraic, il faut 
que l'autre soit fausse ; mais nous ne sommes pas 
chìcanier en matière de legende, et toutes les deux 
ont assez le caractère vénitien. Ce qu'il y a de sur, 
c'est que les deux lumières s'allumcnt tous lessoirs 
avec les étoiles , et qu'en venant du large on les 
voit briller au fond de la Piazzetta comme une pen- 
sée pieuse que ne peut distraire le brait de la ville. 

Avant d'entrer dans l'église, regardons les cinq 
coupoles pareilles à des casques d'argent, et qui se 
termìnent par de petits dòmes à còtes de melon, 
surmontés de croix de Saint-André ayant à chaquc 
pointe trois boules d'or. A propos d'or, il fut un 
instant question, pendant les splendeurs de la ré- 
publìque, de dorer entièrement Ics dómes et les 
clochetons. La chose était si bien décidée, que Gen- 
tile Bellini, ayant à peindre une vue de Saint-Marc 
dans un tableau représcnlant une procession sur la 
place, dora de confiance ces clochetons pour se 
trouver exacl à l'avenir. Mais Leonardo Loredano, 
presse d'argent pour une guerre qui survint, prit 
les sequins, dont il se servii pour dófaire les enne- 
mis de Venise, et la dorure de Saint-Marc n'exista 
que sur le tableau. 

La basilique de Saint-Marc, comme un tempie 
antique, est précédée d'un atrium qui ailleurs se- 
rait une églisc, et qui ménte une attcntion parti- 
culière. Regardez d'abord, lorsque vous avez franchi 



438 ITALIA. 

la porte, cette grande dalle de marbré rouge qni se 
détache des dessins compliqués da pavage; elle 
marque l'endroit où l'empereur Frédéric Barbe- 
rousse s'agenouilla en disant : Non tibi, sed Petto, 
devant l'orgueilleux pape Alexandre III, qui lui ré- 
pondit superbement : Et Petro et mihi. Que àt 
pieds, depuis le 23 juillet 1177, ont effacé dans la 
poussière la trace des genoux du grand empereor 
qui dort aujourd'hui au fond de la caverne de Ka>- 
.serslauten, en attendant que les corbeauxne voleni 
plus sur la montagne ! 

Les trois portes de bronze incrustées et niellées 
d'argent, couvertes de figurines et d'ornementsqui 
conduisent dans la nef, viennent, dit-on, de Sainte- 
Sophie de Constantinople. L'une d'elles est signée 
Leon de Molino. 

Au bout du vestibule, à droite, on discerne, à 
travers une grille, la chapelle de Zeno, avec son 
retable et son tombeau de bronze. La statue de la 
Yierge, placéc entre saint Jean-Baptisie et saiut 
Pierre, Cappelle la madonna della Scarpa, la ma- 
done du Soulier, à cause de l'escarpin d'or qui 
chausse son pied use par les baisers des fidèles : 
toute cette ornementation de metal a un aspecl 
bizarre et sevère. 

La voùte de Tatrium, arrondie en coupoles, pré- 
sente en mosaique Thistoire de V Ancien Teslament, 
On y voit d'abord, car toute l'histoire religieuse 



ITALIA. 139 

commence par une cosmogonie, les Sept jours de 
la créa ti on, d'après le récit de la Genèse, distribués 
en compartiments conccntriques. La barbarie ar- 
chaiquc du slyle a quelque chose de mystérieux , 
de farouche et de primitif, qui convicnt à ces re- 
présentations sacrées. Le dessin, dans sa roidcur, 
a l'absolu du dogme, et semble plutót l'hiéroglyphe 
d'un mystère que la reproduction de la nature. 
C'est ce qui donne à ces grossières images gothi- 
ques une autorité et une puissance que n'ont pas 
des ouvrages plus parfaits. Ces globes bleus étoilés, 
ces disques d'or et d'argent qui figurent le iirma- 
raent, le solcil et la lune , ces lanières échevelées 
qui symbblisentlaséparation de l'eauetde la terre, 
ce personnage singulier aux gestes impossibles , 
dont la dextre fait éclore des animaux et des arbres 
de formes chimériques, et qui se penche comme 
un magnétiseur sur le premier homme endormi 
pour lui tirer la femmc du flanc , ce mélange de 
Hnéaments anguleux et de tons éclatants, occupent 
le regard et l'esprit comme une arabesque inextri- 
cable et comme un symbolisme profond. Les ver- 
sets de TÉcriture tracés en caractères antiques, 
compliqués d'abréviations et de ligatures, ajoutent 
beaucoup à Taspect hiéroglypbique et génésiaque ; 
c'est bien un monde qui se débrouille du cbaos. 
L'Arbre de la science du bien et du mal, la Tenta- 
tion, la Cbute, le Renvoi du Paradis terrestre com- 



110 ITALIA. 

plòtent ce cycle cosmogonique et primitif, cette pé- 
riode quasi divine de l'humanité. 

Plus loin> Cain tue Abel après avoir vu son sa- 
crifice rejeté du Seigneur. Adam et Ève cultivent la 
terre à la sueur de leur front. La legende : « Crois- 
sez et multipliez , » se traduit nalvement par un 
couple amoureux s'embrassant dans un lit dont la 
courtine est relevée, et qui nous semble d'une eba- 
nisterie un peu avancée pour l'epoque. Les quatre 
colonnes appliquées contre la muraillc, au-dessous 
de ces mosalques, comme ornement, car elles De 
soutiennent rien, sont de marbré orientai blanc et 
noir, d'une grande rareté, et viennent de Jérusa- 
lem, où la tradilion veut qu'elles aient ftit partie 
du tempie de Salomon. L'architecte Hiram, à coup 
sur, ne les trouverait pas déplacées dans la cathé- 
drale de Saint-Marc. 

Dans la voùte suivante, Noè, d'après Tordre de 
Dieu, construit, en prévision du Déluge, une arche 
à laquelle se rendent, couple par couple, tous les 
animaux de la créa li on, admirable sujet pour un 
naif mosaiste du xnv siòclc. Rien n'estplus curieui 
que de voir se dérouler sur fond d'or cette zoologie 
fantastique, qui tient du blason, de l'arabesque el 
des enseignes de ménagerics foraines ; le Déluge est 
très-formidable et très-lugubre, dans un goùt tout 
différent de celui tant vantò du Poussin. Les che- 
veux des vagues s'emmèlent étrangement avec Ics 



ITALIA. 141 

tìls de la pluie, qui ont l'air de dents de peigne ; le 
corbeau, la colombe, la sortic et le sacrifice d'ac- 
tions de gràces, rien n'y manque. Là se ferme le 
cycle anlédiluvicn. Des versets de la Bible, qui ser- 
pentent partout commc les inscriptionsderAlhara- 
bra et font partie de l'ornementation, expliquent 
chaque phase de ce monde disparu : toujours l'idée 
est à coté de l'image. Le Verbe piane partout sur 
sa représentalion plastique. 

L'histoire, interrompue un instant par le porche 
d'entrée orné de quelques mosaiques, la Vierge 
«ivec des archanges et des prophètes, se continue 
sous l'autrc voùte. Noè piante la vigne et s'enivre ; 
la séparation des races a lieu. Japhet, Sem et Chain, 
noirci par la malédiction paternelle, donnent cha- 
cun naissance à une famille du genre humain. La 
tour de Babel élève jusqu'au ciel le naif anachro- 
nisme de son architecture byzantine, qui appelle 
Fattention de Dieu inquiet de se voir approché de 
trop près. La confusion des langues force lés tra- 
vailleurs à discontinuer leur ouvrage. La race hu- 
maine, qui jusque-là était une et parlait le mème 
idiome, va commenccr ses longues pérégrinations 
k travers le monde inconnu , pour retrouver ses 
tilres et se reconstituer. 

Les coupoles suivantes, placées, la première dans 
le vestibule, et les autres dans lagalerie qui regarde 
la place des Lions, renferment l'histoire du patriar- 



Ut ITALIA. 

che Abraham avec tous ses détails, celle de Joseph 
et de Moise, le tout accompagno de prophètes, de 
prétres, d'évangélistes , Isale, Jérémie, Ézéchiel 
Elie, Samuel, Habacuc, saint Àlipius, saint Siméon, 
et une foule d'autres qui se groupent ou s'isolenl 
dans les arcs, dans les pendentifs, danslcs clefsde 
voùte, partout où peut se loger une figure qui ne 
tient ni à ses aises ni à l'anatomie, et qui se cas- 
serà it un bras ou une jambe pour orner un angle 
biscornu. 

Toutes ces Jégendes bibliques, pleines de détails 
naifs, de curieux ajustements orientaux, ont un ca- 
rattere superbe et sauvage sur le champ d'or doni 
l'éclat les rembrunit et les découpe. Ces vieilles 
mosaiques, exécutées probablement par des artistes 
grecs appelés de Constantinople , nous plaisent 
beaucoup plus que les mosaiques plus modernes 
qui visent au tableau : par exemple, celle qui couvre 
le mur de la galerie, du coté de San-Basso, au- 
dessous de l'histoirc d'Abraham, et qui représente 
le Jugement de Salomon, exécutée sur les cartons de 
Salviati. La mosaique, comme lapeinturesurverre, 
ne doit pas chercher l'imitation de la nature : des 
formes typiques bien arrètées, des couleurs fran- 
ches, de grands tons locaux, des fonds d'or éloi- 
gnant touteidéede tableau, voilà ce qui lui convieni. 
Une mosaique est un vitrail opaque, comme un 
vitrail est une mosaique transparente. La palette du 



ITALIA. ili 

altre mosalste se compose de pierres, celle du 
àntre verrier de pierreries : ni l'un ni l'autre ne 
>ivent chercber la vérité. 

Au bout de cette galene, dans le tympan d'une 
3rte , nous avons beaucoup admiré une madone 
>sise sur un tróne, entre saint Jean et saint Pierre, 
t présentant l'enfant Jesus aux fidèles. C'est une 
es plus belles mosalques de Saint-Marc. La lète, 
?ec ses grands yeux flxes qui vous pénètrent sans 
ous regarder, a quelque chose d'imperiai et d'im- 
érieux dans sa douceur. On dirait qu'Hélène ou 
u'Iròne ont brode à Byzance le coussin sur lequel 
He repose : la mère de Dieu , comme *le dil son 
uonogramme grec, et la reine du del, ne pouvait 
tre représentée d'une facon plus majestueuse. 
lertaines barbaries de dessin qu'on pourrait croire 
nératiques donnent à cette admirable figure un as- 
>ect d'idole, d'icone , \)0\xr nous servir du terme 
les chréliens grecs, qui nous semble indispensable 
>our les sujets de sainteté. 

Sous cette galerie il y a trois tombeaux, dont 
'un, remarquable par son antiquité, représente 
fésus-Christ et les douze apótres rangés en file au- 
dessus d'une ligne de thuriféraires. 

Pour en finir avec le Saint-Marc extérieur, en- 
frons dans la chapellc du baptistère , qui ne se rat- 
tache à la cathédrale que par une porte de com- 
munication. 



444 ITALIA. 

L'autel est fail d'une picrre rapportée de Tyr, en 
1126, par le doge Domenico Michiel : selon la tra- 
dition, c'élait sur cette pierre que montait Jesus- 
Christ lorsqu'il parlait aux Tyriens. Nous ne discu- 
terons pas cette opinion populaire. Si elle esl 
douteuse au point de vue historique, n'est-cepas 
poétiquement une belle idée d'avoir fait de ce 
quartier de roche, d'où le réformateur , méconnu 
encore, annongait la bornie nouvelle à la foule, un 
autel dans ce tempie ruisselant d'or et rayonnanl 
de chefs-d'oeuvre? N'est-ce pas, en effet, sur cette 
humble pierre, divinisée par le pied du celeste pré- 1 
dicateur, que sont fondées toutes les cathédrales do 
monde chrélien ? 

Ce que les Espagnols appellent le retable , les 
Italiens la pala, et les Francais le tableau d'autel 
est forme d'un Baptòme de Jesus- Christ par sainl 
Jean, entre deux anges sculptés en bas-relief ; saint 
Théodore et saint Georges, à cheval, se font pen- 
dant de chaque coté, et au-dessus la mosalque 
offre un grand crucifiement avec les saintes fem- 
mes sur un fond d'or et d'architeclure. 

La coupole représente Jesus -Christ dans sa 
gioire, entouré d'une grande roue de tètes et d'aite 
disposées en cercles. Cela reluit, palpile, papillote, 
flamboie et tourbillonne étrangement : anges, ar- 
changes, trònes, dominations, vertus, puissances. 
principautés, chérubins, séraphins, entassent lem* 



ITALIA. 145 

tótes oblongues, entre-croisent leurs ailcrons dia- 
prés de manière à former comme une immense 
rosace de tapis ture. Aux pieds de la Puissance se 
tord le démon enchalné, el la Mori vaincue rampe 
devant le Christ triomphant. 

La coupole suivante, d'aspect très-singulier, nous 
montre les douze apòtres baptisant chacun les gen- 
tils d'une contrée differente. Les catéchumènes , 
suivant l'usage antique, sont plongés dans une 
cuve ou un bassin jusqu'aux aissellcs, et le man- 
que de perspective leur donne des attitudes con- 
traintes et des mines piteuses qui font ressembler 
ces baptèmes à des supplices. Les apòtres, aux 
yeux démesurés, aux traits durs et farouches, ont 
l'air de bourreaux et de torlionnaires. Quatre doc- 
teurs del'Église, saint Jerome, saint Crégoire, saint 
Augustin et saint Ambroise, occupcnt les penden- 
iifs. Les croix noires dont leurs dalmatiques sont 
semées ont quelque chose de sinistre et de fu- 
nebre. 

Ce earactère est commun à toute la chapelle. 
Les mosaiques, d'une haute antiquilé, les plus 
vieilles de l'église, y sont d'une barbarie feroce et 
révèlent un christianisme implacable et sauvage. 

Dans l'are de la voùte, il y a un grand médail- 

lon représentant le Christ sous un aspect terrible; 

ce n'est plus le Christ doux et blond, le jeune Naza- 

l'éen aux yeux bleus que vous savez, mais un 

199 ; 



146 ITALIA, 

Christ sevère et formidable, avec ime barbe qui 
s'échappc à flots gris corame celle de Dieu le pére, 
dont il a l'àge, puisque le pére et le 6h soni eo- 
éternels; des rides pleines d'éternités sillonneat 
son front, et sa bouche se contraete, prète àkweer 
l'anathème : on dirait qu'il désespère du salut du 
monde qu'il a sauvé, ou qu'il se repent de son sa- 
crifice. Shiva, le Dieu de la destruction, n'aurail 
pas une face plus menaoante et plus sombre dans 
la pagode souterrainc d'EUora. Autour de ce Cbrisl 
vengeur sont groupés les prophètes qui o»t an- 
noncé sa venue. 

Sur les murailles se déroule l'histoire de sainl 
Jean-Baptiste. On y voit l'auge annon^ant à Zacha- 
rie la naissance du Précurseur, sa vie au désert 
sous une peau de bète sauvagement hérissée, le 
baptème de Jésus-Christ dans le Jourdain , mosai- 
que plutòt hindoue que byzantine, plutòt caraibe 
qu'hindoue, tant ce corps maigre et ces eaux figu- 
rées par des lanières bleues et blanches ont un as- 
pect baroque; la danse d'Hérodiade devant Hérode, 
la décollation et la présentation du chef coupé sur 
un plat d'argent , sujet favori de Juan Valdes Lea). 
Dans ces derniers tabieaux, Hérodiade, vètue de 
longues dalmatiques bordées de menu vair, rap- 
pelle ces impératrices dissolues de Gonstaiitinopie, 
ces grandes courtisanes du Bas-Empire, Théodora, 
l>ar exemple , luxueuses , lascives et cruelles. Uoe 



ITALIA. 147 

symétrie singulière signale la scène du feetin : pen- 
dant quHérodiade apporte la tète coupée, un 
écayer tranchant arrive avec un faisan sur un piat, 
à l'autr e coté de la table. Cette cuisine et ce meur- 
tre mélés font un effet horrible dans sa nalveté. 

Les fonte baptisuiaux se composent d'une vas- 
que de marbré et d'un couvercle de bronze dont 
les bas-reliefs, modelés en 1545 par Desiderio de 
Florence et Tiziano de Padoue, lous deux élèves 
de Sansovino , rappellent les motifs de l'histoire de 
saint Jean. La statue du saint, aussi de bronze, est 
de Francesco Segala et couronne admirablernent 
l'oeuvre. Au mur est applique le tombeau du doge 
Andrea Dandolo. 

Entrons maintenant dans la basilique. La porta 
est surmontée d'un saint Marc en habits ponti (ì- 
eaux, d'après un carton du Titien, par les frères 
Zuccati, sur lesquels Georges Sand a fait sa char- 
mante nouvelle des Maitres mosaistes. Cette mosal- 
que a un éclat qui fait compreudre que des rivaux 
jaloux aient accuse les habiles artistes d'employer 
la peinture au lieu de s'en tenir aux ressources 
ordinaires. L'imposte intérieure est un Christ entre 
sa mère et saint Jean-Baptiste, d'un beau style de 
Bas-Empire, imposant et sevère, disons-le tout de 
suite, pour n'avoir pas à détourner un instant les 
yeux de l'admirable spectacle qui va s'offrir à 
nous. 



148 ITALIA. 

Rieri ne petit se comparer à Saint-Marc de Y* 
nise, ni Cotogne, ni Strasbourg, ni Séville, dì 
mème Cordoue avec sa mosquée : c'est un effel 
surprenant et magique. La première impressi*» 
est celle d'une caverne d'or incrustée de pieire* 
ries, splendide et sombre, à la fois étincelante et 
mystérieuse. Est-on dans un édifice ou dans un 
immense ócrin? ielle est la qnestion que" Fon s'a- 
dresse, car toute idée d'architeclure est ici mise 
en défaut. i 

Les coupoles, les voùtes, les archilraves, les imi-! 
railles sont recouvertes de petits cubes de cristo/ 
dorè, fabriqués à Marano, d'un éclat inaltérable, od 
la lumière frissonne còmme sur Ics écailles d'un 
poisson, et qui servent de champ à l'inépuisabk 
fantaisic des mosalstes. Où le fond d'or s'arrète , à 
haute ur de colonne, commence un revètement de> 
inarbres les plus précieux et les plus variés. De la 
voùte descend une grande lampe en forme de 
croix à quatre branches, à pointes fleurdelisées, 
suspendue à une boule d'or découpée en filigrane, 
d'un effet merveilleux quand elle est allumée, cffet 
que le diorama a rendu populaire chez nous. Si\ , 
colonnes d'albàtre rubanné à chapiteaux de bronzo 
dorè, d'un corinthien fantasque, portent d'élé- 1 
ganles arcades sur lesquelles circule une tribui*' i 
qui fait le tour de presque toute l'église. La cou- 1 
pole forme , avec le paraclet pour moyeu , <Ie> I 



ITALIA. 149 

rayons pour jantcs et les douze apòtres pour cir- 
xmférence, une immense raue de mosaique. 

Dans les pendentifs , de longs anges sérieux de- 
x>upent leurs ailcs noires sur un fond illuminò de 
fiauves lueurs. Le dòme centrai, qui se creuse à Tin- 
Lersection des bras de la croix grecque dessinée par 
le pian de la basilique, offre dans sa vaste coupé 
Iésus-Christ assis sur un are de sphère, au milieu 
d'un cercle étoilé soulenu par deux couples de sé- 
raphins. Àu-dessous de lui la Mère divine, deboul 
entre deux anges , adore son fils dans sa gioire , et 
les apòtres, séparés chacun par un arbre naif qui 
symbolise le jardin des OÌiviers, forment à leur 
maitre une cour celeste; des verlus théologales et 
cardinales sont nichées dans les entre-colonne- 
ments des fenòtres du petit dòme qui éclaire la 
voùte; les quatre évangélistes, assis dans des cabi- 
nets en forme de chàteaux, écrivent leurs précieux 
livres au basdes pendentifs, dont la pointe extrème 
est occupée par des figures emblémaliques répan- 
dant d'une urne inclinée sur leur épaule les quatre 
fleuves du paradis : le Gehon, le Phison, le Tigre 
et l'Euphrate. 

Plus loin, dans la coupole suivante, dont le cen- 
tre est rempli par un médaillon de la Mère de 
Dieu, les quatre animaux familiers des évangé- 
listes, délivrés celtc fois de la tutelle de leurs mat- 
tres, se livrent à la garde des saints manuscrits, 



ift> ITALIA. 

dans des atlitudes chimériques et ména^aatles, 
avec un luxe de dents, de griffes et de gros yeux à 
en remontrer aux dragocs des Hespérides. 

Aù fond du cui de four, qui reluil vaguement 
(terrière le grand autel, se dessine le Rédempteor 
soos une figure gigantesche et disproportionnée, 
pour marquer, selon Fusage byzantin, la distance 
du personnage divin à la faible créature. Gomme 
le Jupiter Olympien , ce Christ , s*il se levait, em- 
porterait la voùte de son tempie. 

L'atrium de la basilique, nous Favons montré, 
est rempli par FÀncien Testament : rintérieur 
contieni le Nouveau Testament tout entier, avec 
FApocalypse pour épilogue. La cathédrale de 
Saint-Marc est une grande Bible d'or historiée, 
enluminée, fleuronnée , un Missel dn moyen àge 
sur une grande échelle. Depuis huit siècles, une 
ville feuillette ce monument comme un livre d'i- 
mages, sans pouvoir se lasser dans sa pieuse admi- 
ration. Près de Fimage se trouve le texte : partout 
montent, descendent, circulent des inserì ptìons, 
des légendes en grec, en latin, des vers léonios, 
des versets, des sentences, des noms, des mono- 
grammes, échantillons de la calligraphie de toos 
les pays et de tous les temps; partout la lettre 
noire trace ses jambages sur la page d'or, à travers 
le bariolage de la mosalque : c'est plutót encore 
le tempie du Verbe que Féglise de Saint-Marc, un 



ITALIA. 151 

jemple intellectuel qui, sans se soocier d'aucun 
>rdre «Tarchitecture, se bàtit avec des versets de la 
rieille et de la nouvelle foi, et trouve son orne- 
mentation dans l'exposé de sa doctrine. 

Nous n'essayerons pas une description détaillée 

qui exigerait un ouvrage special , mais nous vou- 

drions au moins pouvoir rendre Timpression d'é- 

bìouissement et de vertige que cause ce monde 

d'anges, d'apòtres, d'évangélistes, de propbètes, de 

saints, de docteurs, de figures de toute espèce, qui 

peuple Ics coupoles, les voùtes, les tympans, les 

arcs-doubleaux, les piliers, les pendentifs, le moin- 

dre pan de mura il le. lei l'arbre généalogique de la 

Vierge élend ses rameaux touffus qui portent pour 

fruìts des rois et de saints personnages, et remplit 

un vaste panneau de ses frondaisons étranges; là 

rayonne un paradis avec sa gioire, ses légions 

d'anges et de bienheureux. Cette chapelle contient 

Thistoire de la Vierge ; cette voùte déroule tout le 

drame de la Passion, depuis le baiser de Judas jus- 

qu'à l'apparition aux saintes femmes , en passant 

par les agonies du jardin des Oliviers et du Cal- 

vaire. Tous ceux qui ont témoigné pour Jesus, soit 

par la prophétie, soit par la prédication, soit par 

le martyre, sont admis dans ce grand Panthéon 

chréàen. Yoilà saint Pierre cruciiié la téte en bas, 

saint Paul decapile, saint Thomas devant le roi in- 

dien Gondoforo, saint André souflrant son mar- 



452 ITALIA. 

tyre; aucun des serviteurs du Christ n'est oublié, 
pas méme saint Bacchus. Des saints grecs que 
nous connaissons peu, nous autres latins , viennent 
grossir celtc mullitude sacrée. Saint Phocas, saint 
Dimilri, saint Procope, saint Hermagoras, sainte 
Euphémie, sainte Erasma, sainte Dorothée, sainle 
Thècle, toutes les belles fleurs exotiques da calen- 
drier grec, qu'on croirait peintes d'après les re- 
cettes du manuel de peinture du moine d'Aghia- 
Laura, viennent s'epanouir sur ces arbres d'or et 
de pierres précieuses. 

A certaines heures, quand l'ombre s'épaissit et 
que le soleil ne lance plus qu'un jet de lumière 
oblique sous les voùtes et les coupoles, il se pro- 
duit d'étranges effets pour Toeil du pofite et du 
visionnaire. De fauves éclairs jaillissent brusque- 
ment des fonds d'or. Les petits cubes de cristal 
fourmillent par places cornine la mer sous le soleil. 
Les contours des figures tremblent dans ce réseau 
scintillant; Ics silhouettes si nettemeut découpées 
tout à l'heure se troublent et se brouillent à i'oeil. 
Les plis roides des dalmatiques semblent s'assou- 
plir et flotter : une vie mystérieuse se glisse dans 
ces immobiles personnages byzantins ; les yeux 
fixes remuent, les bras au geste égyptien s'agitent, 
les pieds scellés se mettent en marche; les chéru- 
bins font la roue sur leurs huit ailes ; les anges 
déploient leurs longues plumes d'azur et de pour- 



ITALIA. 153 

pre clouées au mur par l'implacable mosaiste; 
l'arbre généalogique secoue ses feuilles de marbré 
vert ; le lion de Saint-Marc s'élire, baille, lèche sa 
patte griffue ; l'aigle aiguise son bec et lustre son 
plumage ; le bceuf se retourne sur sa litière et ru- 
mine en faisant onduler son fanon. Les martyrs se 
relèvent de leurs grils ou se détachcut de leurs 
croix. Les prophèles causent avec les évangélis- 
tes. Les docteurs font des observations aux jeunes 
saintes, qui sourient de leurs lèvres de porphyre ; 
les personnages des mosa'iqucs deviennent des 
processions de fantòmes qui montent et descen- 
dent le long des murailles, circulent dans les tri- 
bunes et passent devant vous en secouant l'or 
chevelu de leurs gloires. C'est un éblouissement, 
un vertige, une hallucination ! Le sens véritable de 
la cathédrale, sensprofond, mystérieux, solennel, 
semble alors se dégager. On dirait qu'elle est le 
tempie d'un christianisrne antérieur au Christ, une 
église faite avant la religion. Les siècles se recu- 
lent dans des perspectives inflnies. Cette Trinité 
n'est-elle pas une trimurti? Cetle Vierge lient-elle 
sur ses genoux Horus ou Crichna? est-ce Isis ou 
Parvati? Cette figure en croix souffre-t-elle la Pas- 
sion de Jesus ou les épreuves de Wishnou? Som- 
mes-nous dans l'Égypte ou dans l'Inde, dans le 
tempie de Karnak ou la pagode de Jaggernat? Ces 
figures à poses contraintes diffèrent-elles beaucoup 



184 ITALIA. 

des processions d'hiéroglyphes coloriés qui tournenl 
autourdes pylònes ou s'enfoncentdans lessyrioges? 

Quand on ramène les yeux de la voùte vers le sol, 
on apergoit à gauche la petite chapelle éleyée à un 
Christ miraculeux, qui, frappé par un profanatene 
Tersa du sang. Son dòme, supporté par des colon- 
ne» d'une rareté excessive , dont deux en porphyre 
blanc et noir, a pour couronnement une boule for- 
mée d'une agate la plus grosse qui soit au monde. 

Au fond se déploie le choeur, avec sa balustrade, 
se» eolonnes de porphyre , sa rangée de statues 
sculptées par les frères de Massegne, et sa grande 
croix de melai de Jacopo Senato, ses deux chaires 
en marbres de couleurs, et son autel qu'on entre- 
voit sous un dais-, entre quatre eolonnes de mar- 
bré grec, ciselées comme un ivoire chinois par de 
patientes inains qui ont inscrit toute l'histoire de 
l'Ancien Testament en figurines hautes de quel- 
ques pouces. 

La pala de cet autel, qu'on appelle la pala d'Oro, 
a pour étui un tableau à compartiments en style 
du Bas-Empire. La pala elle-mème est un fouil- 
lis éblouissant d'émaux, de camées, de nielles, 
de perles, de grenats, de saphirs, de découpures 
d'or et d'argent, un tableau de pierreries représen- 
tant des scènes de la vie de saint Marc, entouré 
d'anges, d'apótres et de prophètes; cette pala a été 
faite à Constanlinople en 976, et restaurée en 134i 



ITALIA. 155 

par Giambi Bonasegna, qui, en signant son travail, 
demanda pieusement des prières pour lui. 

I/arrière-autel, l'autel cryptique, a de remarqua- 
Me ses colonnes d'albàtre , parmi lesquelles il y en 
a deux d'une transparence extraordinaire. Près de 
cet autel se trouve la merveilleuse porte de bronze 
où Sanrovino a encastré à coté du sien les portraits 
du Titien, de Palma et de l'Arétin, ses grand s 
amis. Cette porte conduit à une sacristie doni le 
plafond est fleuri d'une admirable mosaìque en 
arabesque, exécutée par Marco Rizzo et Francesco 
Zuccate, sur le dessin du Titien. Il est impossible 
de rien Toir de plus riche, de plus élégant et de 
plus beau. 

B nous faudrait plus d'espace que nous n'en avons 
à notre disposition pour décrire en détail la cha- 
pelle de saint Clément, de la Vierge des Màles (dei 
Mascoli), où il y a un retable magnifique de Nicolas 
Pisano, et les merveilles d'art que Fon rencontre à 
chaque coin : tantòt c'est une madone avec son barn- 
bin en albàtre, et d'une suavité exquise, tantòt un 
bas-relief d'un travail charmant, où des paons se 
font un nimbe de leur queue , ou bien une ogive 
turque brodée de dentelles arabes, un disque d'a- 
rabesques en email, une paire de candclabres de 
bronze, d'une ciselure à décourager Benvenuto Cel- 
imi, quelque objet d'art ou de dévotion curieux ou 
vénérable. 



56 ITALIA. 

Le pavage en mosaìque, qui ondule cornine une 
iner, par suite de l'ancienneté et du tassage des pi- 
lotis, offre le plus mcrvcilleux bariolage d'arabes- 
ques, de rinceaux, de fleurons, de losangcs, d'en- 
trelacs, de damiers, de grues, de griffons, de 
chimères lampassécs, ailées, onglées, rampant, 
grimpant comme les monstres de l'art héraldique. 
Il y a là de quoi fournir de dessins pour des siè- 
cles la manufacture des Gobelins et celle de Beau- 
vais. On est vraiment effrayé, confondu de la faculté 
créatrice déployóe par l'homme dans la fantaisie 
ornementale. C'est tout un monde aussi varie, aussi 
touffu, aussi fourmillant que l'autre, et qui ne tire 
sès formes que de lui-méme. 

Que de teuips, de soins, de patience et de genie, 
quelle dépense pendant huit siècles il a fallu pour 
cet immense entassement de richesses et de chefs- 
d'oeuvre! combien de sequins d'or se sont fondus 
dans le verro des mosaiques! combien de temples 
antiques et de mosquées ont cède lcurs colonnes 
pour supporter ces coupoles ! que de carrières ont 
épuisé leurs veines pour ces dalles, ces piliers et 
ces revètements de brocatelle de Verone, de portor, 
delumachelle, de bleutine, d'albàlre roux, de cy- 
phise, de granit veiné, de granit mosaicata, de vert 
antique, de porphyre rouge, de porphyre noir et 
blanc, de serpentine et de jaspe! Quelles armées 
d'arlistes, se succédant de généralions en genera- 



ITALIA. 157 

tions, ont dessiné, ciselé, sculpté dans cette cathé- 
drale! Sans parler dcs inconnus, des humbles ou- 
vriers du moyen àge que recouvre la nuit des 
temps, qui se sont ensevelis dans leurs oeuvres, 
quelle liste de noms Fon pourrait dresser, dignes 
d'ètre inscrits sur le livre d'or de l'art ! 

Parmi les peintres qui ont fourni les cartons des 
mosaiques, car il n'y a pas un seul tableau dans 
Saint-Marc, on compte Titien, Tintoret, Palma, le 
Padouan, Salviati, Aliense, Pilotti, Sóbastien Rizzi, 
Tizianello ; parmi les maltres mosaistes, en tòte des- 
quels il faut piacer le vieux Petrus, auteur du Christ 
colossal qui occupe le fond de l'églisc , les frères 
Zuccatì, Bozza, Vincenzo Bianchini, Luigi Gaetano, 
Michel Zambono , Giacomo Passerini ; parmi les 
sculpteurs, tous gens d'un lalent prodigieux et 
qu'on s'étonne de ne pas voir plus connus, Pierre 
Lombard, Campanato, Zuanne Alberghetti, Paolo 
Savi, Ics frères delle Massegne, Jacopo fienaio, 
Sansovino, Pier-Zuana delle Campane, Lorenzo 
Breghno, et mille autres, dont un seul suffirait à la 
gioire d'une epoque. 

Saint-Marc, quoique nous ne soyons pas dans un 
siècle bien fervent, a toujours dans quelque angle 
un petit groupe de fidèles qui écoute une messe, 
ou des dévots isolés qui pricnt devant un saint spe- 
cial, une madone chérie ou privilégiée. Les vieilles 
femmes abondent comme partout; mais il y en a 



458 ITALIA. 

aossi de jcunes dont la ferveur n'est pas uioindre, 
qui baisent le pied des statues, promènent leurs 
mains sur les images en tragant une croix, et re- 
cneillent avec leurs lèvres les atomes de sainteté 
ramassés par leurs doigis, respectables puérilités, 
enfantillages de la foivive, dont on peut sourire, 
mais qui attendrissent. Il y a de ces images des 
marbres les plus durs, de ceux qui font rebrousser 
le ciseau du sculpteur, usées et fondues cornine de 
la ciré sous l'ardeur et la persistance de ces bai- 
sers! 

Nous avons vu un baptéme à Saint-Marc, qui res- 
semble à tous les baptèmes, sauf ce détail : l'enfant 
est emporté dans une petite chàsse vitree dont un 
carreau seul est ouvert, comme si l'eau lustrale re- 
nati d'en faire un saint. 

Devant l'église s'élèvent les trois étendards sup- 
portés par des piédestaux de bronze d'Alessandro 
Leopardo, représentant des divini tés marines, des 
Chimères d'un travail exquis et d'un poli admira- 
ble. Ces trois étendards symbolisaient autrefois les 
royaumes de Chypre, Candìe et Morée, ces trois 
possessions maritimes de Venise. Maintenant, le 
dimanche, la bannière noire et jaune de l'Àu- 
triche flotte seule à la brise qui vient de Grece et 
d'Orienti 



ITALIA. f39 



Le palais ducal. 

Le palais ducal, dans la forme où nous le voyons 
aujourd'hui, date de Marino Faliero, et succède à 
un plus ancien commencé en 809, sous Angelo 
Participazio, et continue par les différents doges. 
C'est Marino Faliero qui fit bàtir, en 1355, telles 
qu'elles sont, les deux fagades qui regardent le 
Mòle et la Piazzetta; cette construction ne porta 
bonheur ni à l'ordonnateur ni à l'architecte : Fun 
fut decapile et Fautre pendu. Seulement il est 
fàcheux pour le parallélisme de fatalité de la le- 
gende que l'architecte du palais ne soit pas Philippe 
Calendario, comme on Fa cru jusqu'ici, mais bien 
Pietro Bassagio, ainsi que le prouve un document 
découvert par Fabbé Cadorin. Pourtant Fhistoriette 
a une chance de se rattraper. Calendario travailla 
aux sculptures des chapiteaux de la première ga- 
lene, qui sont des chefs-d'oeuvre d'arabesque et 
d'ornementation : ce fil suffit à rattacher sa pen- 
daison à Finfluence sinistre du palais ducal. 

On entre dans cet étrange édiflce, à la fois palais, 
sénat, tribunal et prison sous le gouvernement de 
la république , par une charmante porte à l'angle 
de Saint-Marc, entre les piliers de Saint-Jean d'Acre 



160 ITALIA. 

et l'enorme colonne trapue supportant tout le 
poids de l'immense muraille de marbré blanc et 
rose qui donne tant d'originalité à l'aspect du vieux 
palais des doges. Cette porte, appelée della Carta, 
d'un goùt charmant d'architecture, ornèe de colon- 
nettes, de trèfles et de slatues, sans compter Finc- 
vitable lion ailé et le saint Marc de rigucur, con- 
duit par un passage voùté dans la grande cour 
inlérieure : cette disposilion assez singulière d'une 
entrée placée en dehors, pour ainsi dire, de l'édi- 
fice où elle conduit, a l'avantage de ne déranger en 
rien l'unite des fagades, que ne trouble aucune sail- 
lie, excepté celle des fenètres monumentales. 

Avant de passer sous son arcade, donnons uu 
coup d'oeil à Pextérieur du palais pour en remar- 
quer quelques délaiis intéressants. Àu-dessus de la 
grosse et robuste colonne dont nous venons de 
parler, il y a un bas-relief d'aspect farouche repré- 
sentant le Jugement de Salomon, avec le costume 
moyen àge et une certaine barbarie d'exéculion qui 
rend le sujet difficile à reconnaitre. C'est à ce bas- 
relief que vient aboutir la longue colonnette torse 
qui cordonile chaque angle de Fédifice. A l'autrc 
coin, du cóle de la mer, on voit Adam et Ève dé- 
cemment habillés d'une feuille de figuicr, et à l'an- 
gle qu'échancre le pont de la Paille, le patriarche 
Noè, dont Sem et Japhet recouvrent la n udite, tan- 
dis que Chain, le fils peti respectueux, ricane à Té- 



ITALIA. J61 

cart sur le retour du mur. Le bras du vieillard, 
traité avec une fine sécheresse gothique, laisse voir 
tous les muscles et toutes les veines. 

A la fa$ide de la Piazzetta, au second rang de 
galerie, deux colonnes de marbré rouge indiquent 
la place d'où Ton lisait les sentences de mori , cou- 
tume qui existe encore aujourd'hui. On vante aussi 
beaucoup le treizième chapiteau de la galerie infé- 
rieure, en partant de Saint-Marc, qui contient, en 
huit compartiments, autant d'époques de la vie 
humaine très-fìnement rendues. Au reste , tous Ics 
chapiteaux sont d'un goftt exquis et d'une variété 
inépuisable. Pas un ne se répète. Ils contiennent 
des Chimères, des enfants, des anges, des animaux 
fantastiques, quelquefois des sujets de la Bible ou 
de Thistoire , entremèlés à des rinceaux , à des 
acantbes , à des fruits et des fleurs qui font mer- 
veilleuseuient ressortir la pauvreté d'invention de 
nos architectes modernes : plusieurs portent des 
inscriptions à demi effacées en caractères gothiques, 
qui exigeraient, pour ètre lus couramment, un pa- 
léograpbe habile; on compte dix-sept arcades sur 
le Mòle et dix-huit sur la Piazzetta. 

La porte della Carta vous conduit à l'escalier des 
Géants, qui n'a rien de gigantesque par lui-mème, 
mais qui tire son nom de deux colosses de Neptune 
et de Mars d'une douzaine de pieds de proportion , 
de Sansovino , posés sur les socles en haut de la 

199 k 



162 ITALI*. 

rampe. Cet escalier, conduisant du pavé de la cerar 
à la seconde galene qui règne à Fintérieur comme 
à Fextérieur du palais , a été élevé, sous le dogat 
d'Agostino Barbarigo, par Antonio Rizzo. H est en 
marbré blanc, et décoré par Dominique et Bernar- 
din de Mantoue tfarabesques et de trophées d'un 
relief très-faible et d*nne perfection à désespérer 
tous les ornemanistes , riseleurs et nielleurs do 
monde. Ce n'est plus de Farchitecture , c'est de 
Forférrerie comme Benvenuto Cellini et Veehte 
pourraient seuls la faire. Chaque morceau de cette 
balustrade découpée à jour est un monde d'inven- 
tion ; les armes et les casques de chaque bas-relief, 
tous dissemblables , sont de la fantaisie la plus rare 
et du style le plus pur ; Fépaisseur mème des mar- 
ches est niellée d'ornernents exquis, et pourtant 
qui est-ce qui connait Dominique et Bernardin de 
Mantoue? La mémoire humaine, déjà fatiguée 
d'une centaine de noms iliustres , se refuse à en 
retenir davantage et laisse à l'oubli des noms qui 
méritaient la gioire. 

Au bas de cet escalier sont posées, à la place où 
Fon met habituellement les pommes de «rampe, 
deux corbeilles de fruits usés par la main de ceux 
qui montent. Un de ces esprits fins qui veolent 
trouver malice partout prétend que ces corbeilles 
de fruits signifiaient Fétat de maturité où devaient 
ètre ceux qui se rendaient au sénat pour traiter 



ITALIA. 163 

des affaires de la république. Dominique et Ber- 
nardin , s'ils revenaient au monde , seraient sans 
doute bien surpris du sens profond que prète l'es- 
thétiqne au marbré qu'ils ont taillé sans autre 
souci que celui de la beauté, en humbles et grands 
artistes qu'ils étaient. Les statues de Neptune et de 
Mars, malgré leur grande taille et le renflement 
exagéré de leurs muscles, sont un peu molles, 
considérées absolument; maisliées à Tarchitecture, 
elles tiennent leur place d'une facon hautaine et 
majestueuse. La plinthe porte le nom de l'artiste , 
que nous jugeons supérieur dans ses statuettes d'a- 
pótres et sa porte de la sacristie à Saint-Marc. 

Àrriyé au haut de cet escalier, si Fon se retourne, 
Ton a devant soi la fa$ade interne de la porte de 
Bartolomeo toute fleuronnée de volutes , toute pla- 
quée de coloimettes et de statues , avec des restes de 
peintare bleue étoilée d'or dans les tympans des 
arceaux. Parmi les statues, une surtout est très- 
remarquable : c'est une Ève, par Antonio Rizzo de 
Verone, sculptée en 1471. Une certame timidité 
gothique règne encore dans ses formes char- 
mantes , et sa pose ingènue rappelle avec une ado- 
rable gaucberie TaUitude de la Vénus de Médicis, 
cette Ève palenne qui retient de la main une feuille 
de figuier absente. Les artistes antérieurs à la Re- 
naissance, qui avaient peu d'occasions de trailer 
le nu, y mettent une sorte cFembarras pudique et 



464 ITALIA. 

de nalveté enfantine qui nous plaìt extrèmement 
L'autre face qui regarde les citernes a été bàtie 
en 1607 en style Renaissance, avec des colonnes et 
des niclies renfermant des statues antiques venaut 
de Grece , qui représentent des guerriere , des ora- 
teurs et des divinités. Une horloge et une statue du 
due Urbin, sculptée par Gio. Bandini de Florence, 
en 1625, complète cette facade sevère et clas- 
sique. 

En laissant tomber vos yeux vers le milieu de la 
cour , vous apercevez comme de magnifiques au- 
tels de bronze. Ce sont des bouches de citernes de 
Nicolo de Conti et de Francesco Alberghetti. L'une 
date de 1556, l'autre de 1559. Toutes deux sont des 
chefs-d'oeuvre. Elles représentent , outre Taccom- 
pagnement obligé de griffons, de Sirènes, de 
Chimères, différents sujets aquatiques tirés de TÉcri- 
ture. On ne saurait imaginer la richesse d'inven- 
tion, le goùt exquis, la perfection de ciselure, le 
fini du travail de ces margelles de puits que re- 
haussent le poli et la patine du temps. L'intérieur 
méme de la bouche, garni de lames de bronze, 
est ramagé d'un damas d'arabesques. Ces deux ci- 
ternes passent pour contenir la meilleure eau de 
Venise. Aussi sont-elles très-fréquentées , et les 
cordes qui tirent les seaux ont-elles produit dans 
le rebord d'airain des entailles de deux ou trois 
pouces de profondeur. 



ITALIA. 165 

Dans aucun endroit de Venise, vous ne trouverez 
un lieu plus propice pour étudier l'intéressante 
classe des porteuses d'eau , dont la beauté est cé- 
lèbre un peu gratuitement, à notre avis ; car, pour 
quelques jolies, nous en avons vii beaucoup de 
laides et de vieilles. Leur costume est assez carac- 
téristique : elles sont coiffées d'un chapeau d'iiomme 
en feutre noir et vètues d'un grand jupon de drap 
noir qui leur monte sous les aisselles, corame une 
taille de l'Empire; leurs pieds sont nus, ainsi que 
leurs jambes, quelquefois cependant entourées 
d'une espèce de knémis , ou bas coupé , à la mode 
des paysans de la Huerta de Valence. Une chemise 
de grosse toile , plissée à la poilrine et à manches 
courtes , complète le costume. Elles portent leur 
denrée sur l'épaule dans deux seaux de cuivre 
rouge qui se font équilibre. La plupart de ces 
femmes sont Tyroliennes. 

Àu moment où nous étions arrèté au haut de 
l'escalier, il y avait, penchée sur la margelle d'ai- 
rain de la citerne de Nicolo de Conti , une de ces 
jeunes Tyroliennes qui tirait à elle avec assez d'ef- 
fort , car elle était petite et delicate , une de ces 
marmites pleines d'eau. Sa nuque inclinée laissait 
voir, sous son chapeau masculin , une torsade de 
jolis cheveux blonds et un commencement d'épaules 
assez blanches , où le hàle n'avait pas encore fait 
fondre entièrement la neige de la montagne. Un 



166 ITAUA. | 

peintre en eùt fait le sujet d'un agréable tableau 
de genre : nous préférons de beaucoup- à cette me- 1 
thode de marcher courbée entre deux seaux l'ha- 
bitude espagnole et africaine de porter l'eau sur la 
tète dans une amphore en équilibre. Les femmes I 
prennent ainsi une noblesse de pori étonnante. A 
la manière dont elles sont hanchées et piétées , od 
dirait de statues antiques. Mais en voilà assez sur 
les porteuses d'eau. 

Près de Fescalier des Géants , Fan voit une in- j 
scription encadrée d'ornements et de fìgurines 
par Alessandro Vittoria , qui rappelle le passage , 
d'Henri III à Venise, et plus loin, dans la galene, à 
l'entrée de Fescalier d'or , deux statues d'Antonio 
Aspetti , Hercule et Atlas pliant sous le firmanient 
étoilé dont le robuste héros va prendre le poids 
sur son col de boeuf. Cet escalier, très-magnifique, 
orné de stucs de Vittoria et de peintures de Giam- 
batista, est de Sansovino et conduit à la biblio- 
thèque, qui occupe maintenant plusieurs salles du 
palais des Doges; essayer de les décrire les unes 
après les autres serait un trayail de patience ei d'é- 
rudition qui demanderait un volume et convien- 
drait plutòt à un guide spedai qu'à un recueil 
cTimpressions de voyage. 

L'ancieiine salle du Grand Conseil est une des 
plus vastes que Fon puisse voir. La cour des Lions, 
de FAlhambra, y tiendrait à False. Quand ou y 



ITALI*. m 

«entre , Fon reste frappé d'étonnement. Par un eftrt 

assez fréquent en architecture , cette saBe paralt 

l>eaucoup plus grande que le bàtiment qui la rea- 

ferme. Une boiserie sombre et sevère f où les ar- 

moires à livres ont remplacé les stalles des anciens 

sénateurs , seri de plinthe à d'immenses pehrtures 

qui se déroulent tout autour de la muraille , inter- 

-rompuues seulement par les feaètres, sousune ligne 

de portraits de doges et un plafond colossal tout 

dorè , d'une richesse et d'une exubéranoe d'orne- 

mentation incroyable, à grands compartiments , 

«arrés, oclogones, ovales , avec des ramages, des 

volutes et des rocailles d'un goùt peu approprié au 

slyle du palais, mais si grandiose et m magnifique 

qu'on en est tout ébloui. Malheureusenient , pour 

cause de réparations indispensables , Fon a retiré 

mainlenant les toiles de Paul Veronése., de Tin- 

toret, de Palma le jeune et autres grands roaltres, 

qui remplissaient ces cadres superbes. Nous avons 

heaucoup regretté de ne pouvoir adrairer cette 

Venise personniflée par Paul Veronése, si radieuse 

et si fière , et qui semble l'incarnation jnéme 4u 

.genie de ce grand maitre* 

Un des cdtés de la salle, celui de la porte d'en- 
trée, est occupé tout entier par un gigantesque 
paradis de Tintoret, qui contient tout un monde de 
figures, L'esquisse d'un sujet analogue , que l'on 
woit au musée du Louvre « à Paris, peut donner 



168 ITALIA. 

l'idée de cette composition , dont le genre . plaisait 
au genie fougueux et tumultueux de ce male ar- 
tiste, qui remplit si bien le programme de son 
nom , Jacopo Robusti. C'est en effet une robuste 
peinture , et il est dommage que le temps l'ait si 
fort assombrie. Les ténèbres enfumées qui la cou- 
vrent conviennent presque autant à un enfer qu'à 
une gioire. Derrière cette toile, circonstance que 
nous n'avons pas été à mème de vérifier , il existe, 
dit-on, un ancien paradis, peint sur le mur, en ca- 
maieu vert, par Guariento de Padoue, en Tan 1365. 
11 serait curieux de pouvoir comparer ce paradis 
vert à ce paradis noir. Il n'y a que Venise pour 
avoir de la peinture sur deux rangs de profon- 
deur. 

Cette salle est une espèce de musée de Versailles 
de rhistoire vénitienne, avec cette différence que, 
si les exploits sont moindres , la peinture est bien 
meilleure. Voici les sujets de ces tableaux, la plu- 
part de dimensions énormes : le pape Alexandre III 
re$u par le doge Ziani; le pape donnant la come 
au doge (c'est ainsi que Cappelle le bonnet dogai, 
d'où sort, en effet, un bec recourbé); lesambassa- 
deurs se présentant à Tempereur Frédéric Barbe- 
rousse, à Pavie, de Tintoret; le pape donnant le 
bàton de maréchal au doge qui s'embarque , de 
F. Bassan ; le doge bèni par le pape , du Fiam- 
mingo ; Othon, fils de Frédéric, fait prisomiier par 



ITALIA, 469 

les Vénitiens, de Tintoret; Othon traitant de la 
paix avec le pape ; Frédéric et le pape , de F. Zuc- 
ca to ; arrivée du pape, de l'empereur et du doge 
à Ancóne, par Girolamo Gambarate ; le pape 
offrant des présents au doge dans Saint-Pierre de 
Rome , de Giulio del Moro ; le retour du doge An- 
drea Contarini, vainqueur des Génois en 1378, de 
Paul Veronése dans sa vieillesse, mais toujours 
digne du maitre; Baudouin élu empereur à Con- 
stantinople, dans l'église de Sainte-Sophie , de 
A. Vicentino; Baudouin couronné empereur par le 
doge Enrico Dandolo, de l'Aliense; Constantinople 
prise pour la première fois par les Vénitiens, ayant 
à leur tète le vieux Dandolo , de Palma le jeune , 
et pour la seconde fois par les Vénitiens alliés aux 
croisés, en 1204 , d'Andrea Vicentino ; Alexis, fils 
de l'empereur Isaac , invoquant la protection des 
Vénitiens en faveur de son pére; Fassaut de Zara, 
de Vicentino; la prise de Zara, de Tintoret; la 
ligue du doge Dandolo avec les croisés dans l'é- 
glise Saint-Marc, de Jean Ledere; sans compter les 
figures allégoriques de l'Aliense et de Marco Ve- 
cellio, logées dans les embrasures, les angles et les 
impostes, qui ne peuvent recevoir de grandes com- 
positions historiques. 

On ne saurait imaginer un coup d'ocil plus mer- 
veilleux que cette salle immense entièrement re- 
couverte de ces pompeuses peintures où excelle le 



170 ITALIA, 

genie vénitien, le plus habite dans Vagencement 
des grandes machines. De toutes parts, le velours 
miroite , la soie ruisselle , le taffetas papillote , te 
brocart d'or étale ses orfrois grenus, les pierreries 
font bosse , les dalmatiques rugueuses s'enroulent, 
les cuirasses et les morions aux ciselures fantasques 
se damasquinent d'ombre et de lumière et lancest 
des éclairs comme des miroirs ; le ciel ouate de ce { 
bleu particulier à Venise l'interstice des colonnes 
blanches, et sur les marches des escaliers de mar- 
bré s'étagent ces groupes fastueux de sénaLeurs, 
d'hommes d'armes, de patriciens et de pages, per- 
sonnel ordinaire des tableaux vénitiens. 

Dans les batailles, c'est un chaos inextricable de 
galères, aux chàteaux à trois étages, de trinquets 
de gabie, de huniers, de tripies éventails de 
rames, de tours , de machines de guerre et d'é- 
chelles renversées entralnant leurs grappes d'hom- 
mes; un mélange étonnant de comites, de garde- 
chiourme, de forgats, de matelots et d'hommes 
d'armes s'assommant avec des masses, des coutelas 
et des engins barbares, les uns nus jusqu'à la cein- 
ture , les autres vètus de barnois singuliers ou de 
costumes orientaux d'un goùt capricieux et baroque, 
comme ceux des Turcs de Rembrandt; tout cela 
fourmille et se débat sur des fonds de fumèe et 
d'incendie ou sur des vagues faisant jaillir entre 
les galères qui se choquent leurs longues lanicres 



ITALIA. 171 

vertes, que termine un flocon d'écume. Il est fà- 
cheux pour beancoup de ces peintures que le 
temps soit yenu ajouter sa fumèe à celle du com- 
bat ; mais , si l'oeil y perd, l'imagination y gagne. 
Les années donnent plus qu'elles n'òtent aux Ur 
bleaux où elles travaillent. Bien des cbefs-d'eeuvre 
doivent une partie de leur mérite à la patine dont 
les siècles les dorenL 

Àn-dessus de ces grandes macbines historiques 
circule une rangée de portraits de doges par Tin- 
toret, Bassan et d'autres peintres; ils ont, en ge- 
neral , la mine enfumée et rébarbative , quoiqu'ils 
n'aient point de barbe, contrairement à l'idée 
qu'on s'en fait. Dans un coin , l'oeil s'arrète sur un 
cadre >ide et noir , qui fait un trou sombre comme 
une tombe dans la galerie chronologique. Cesi la 
place que devait occuper le portrait de Marinò Fa- 
llerò, et que représente cette inscription : Locus 
Marini Pkaletri , decapitati prò criminibus. Toutes 
les effigies de Marino Faliero furent également dé- 
truites, de sorte que son portrait est pour ainsi 
dire introuvable. On prétend cependant qu'il en 
existe un chez un amateur à Verone. La répu- 
blique aurait voulu supprimer le souvenir de ce 
vieillard orgueilleux , qui la mit à deux doigts de 
sa perte , pour une plaisanterie de jeune bomme 
suffisamment punie par quelques mois de prison. 
Pour en finir avec Marino Faliero , disons qu'il ne 



172 ITALIA. 

fut pas décapité au haut de l'escalier des Géants, 
comme on le représente dans quelques estampes, 
par la raison que cet escalier ne fut bàti que cent 
rinquante àns plus tard, mais bien à l'angle op- 
pose , à l'àutre bout de la galerie , sur le palier 
d'une rampe démolie depuis. 

En sortant sur le balcon de la grande croisée, on 
apergoit, outre la perspective de Saint-Georges 
Majeur et de la Giudecca , dans le portant de la fe- 
nètre à gauche, une jolie statuette de saint Georges, 
de Canova, lorsqu'il étudiait encore chez le sculp- 
teur Torretti, et que nous préférons à ses ouvrages 
classiques ; elle fait pendant à un saint Théodore, 
saint Michel ou tout autre saint guerrier d'une 
tournure charmante et superbe, qu'elle ne vaut pas, 
mais dont elle soutient le voisinage. 

Nous allons nommer, sans les prétendre décrire 
en détail , les salles les plus célèbres du palais : la 
chambre dei Scarlatti; la cheminée est couverte de 
bas-reliefs en marbré du plus fin travail. On y voit 
aussi place en imposte un très-curieux bas-relief 
de marbré représentant le doge Loredan à genoux 
devant la Vierge et l'Enfant, en compagnie de plu- 
sieurs saints, admirable ouvrage d'un artiste in- 
connu. La salle de FÉcu : c'est là qu'on blasonnait 
les armoiries du doge vivant; elle est tapissée de 
cartes géographiques de l'abbé Grisellini , qui re- 
tracent les découvertes de Marc-Paul , si longtemps 



ITALIA. 173 

traitées de fabuleuses, et d'autres illustres voya- 
geurs vénitiens, tels que Zeni et Cabota. On y con- 
serve une mappemonde gravée sur bois, trouvée 
sur une galère turque , d'une configuration baro- 
que , selon les idées orientales , et toute charaarrée 
de lettres arabes découpées avec une finesse mer- 
veilleuse, et un grand pian de Venise à voi d'oiseau, 
dont la matrice se trouve au musée Correr, par 
Albert Durer, qui a séjourné longtemps dans la 
ville des Doges. Ce grand artiste, à la fois si fantas- 
tique et si exact, qui introduisit la chimère dans les 
mathématiques, a retracé la ville d'or, la città d'oro, 
comme la nomme Pétrarque, Ielle qu'elle était à 
cette epoque , avec une minutie scrupuleuse et un 
caprice étrange. Il a place dans la mer, entre la 
Piazzetta et Saint-Georges, un Neptune symbolique 
coiffé de madrépores, ceinl de jorics marins,«tout 
hérissé , tout squammeux , frappant l'eau de na- 
geoires onglées et secouant une barbe déchiquetée 
comme les lambrequins d'un blason allemand. 
Quatre vents , les joues ballonnées , indiquent les 
quatre points cardinaux. Des embarcations bizarres, 
galères, galéasses, bombardes, argosils, orgues, 
flùtes, caraques, nefs de toutes sortes, emblème du 
commerce du monde, sillonnent une mer guillo- 
chée en petites vagues, où sautent des dauphins 
aux fosses béantes. Dans ce pian, le Campanile 
n'est pas encore coiffé de son clocher aigu : c'est 



Ì74 ITALIA. 

une simple tour. La Zecca et la Bibliothèque n'ont 
pas la forme qu'elles ont aujourdTiui ; la Dóuane de 
mer est à sa place , bàtie autrement , mais L'église 
della Salute n'existe pas. A la place oh s'eleva plus 
tard le Rialto, il y a un pont de bois gami de pian* 
ches, dont le milieu est occupé par un tablier qui 
se lève avec des chalnes. En general, Taspect de la 
ville est le mème, car depuis trois siècles 011 n*a pas 
mis une pierre sur l'autre dans les villes d'Italie. 

Continuons la nomenclature et citons encore la 
salle des Philosophes : on y remarque une très- 
belle cheminée de Pietro Lombardi; la salle des 
Stucs, ainsi nommée à cause de son ornementa- 
tion : elle renferme des peintures de Salviati , de 
Pordenone et du Bassan , la Vierge , une descente 
de croix et la nativité de Jésus-Christ; la salle du 
Banquet : c'est là que le doge donnait certains re- 
pas d'étiquette , des diners diplomatiques , comme 
on dirait aujourd'hui ; on y voit un portrait 
d'Henri III, de.Tintoret, très-vigoureux et très- 
beau , et , en face de la porte , l'adoration des 
Mages , chaude peinture de Bonifazio , ce grand 
maitre dont nous ne possédons.presque rien à Pa- 
ris; la salle des Quatre-Portes : elle est précédée 
d'un salon carré dont le plafond , peint par Tinto- 
re! , Teprésente la lustice qui donne l'épée et la ba- 
lance au doge Priuli. 

Les quatre portes sont décorèes de statues d'une 



ITALIA. *75 

ande tourmire par Giulio del Moro , Francesco 

iselli , Girolamo Campagna , Alessandro Vittoria ; 
5 peintures qui Venrichissent sont des chefs- 
oeuvre : on y admire le doge Marino Grimani 
;enoui!lé devant la sainte Vierge, avec saintMarc 

d'autres saints, de Contarmi; le doge Antoine 
•imani en pareffie attitude devant la figure de la 
)i, de Titien, blonde et superbe peinture où le 
yle d'apparat ne nuit en rien à la simplicité. En 
ce , Galletto Caliari a peint le doge Cicogna rece- 
int les ambassadeurs de Perse , belle occasion de 
rocarts ramagés, de turbans, d'aigrettes et d'égre- 
ement de perles pour un artiste de Fècole et de la 
unille de Paul Veronése. Une immense composi- 
on d'André Michel, dit le Vincentino, représente 
arrivée d'Henri III au Lido de Venise , où il est 
ecu par le doge Mocenigo , le patriarche trévisan 
t les magistrats, sous Tare de triomphe élevé à 
ette occasion, sur ìes dessins de Palladio. Cette 
grande machine a Taspect opulent et fastueux, 
*omme toutes les peintures du bon temps de cette 
kole vénitienne, née pour pemdre le luxe. 

Cn tableau du mème Carlo Caliari, représentant 
le doge donnant audience à des ambassadeurs d'É- 
tet, complète la symétrie. Les caissons du plafond 
ont été dislribués par Palladio ; les stucs sont de 
Vittoria et de Bombarda, d'après les dessins de San- 
so?ino ; une Venise de Tintoret, conduite par Jupì- 



176 ITALIA. 

ter sur T Adriatique, au milieu d'un cortége de divi* 
nités, occupe le comparliinent centrai. 

Passons de cette salle dans FAn li-Collegio , e' est 
la salle battente des ambassadeurs ; l'architecture 
est de Scamozzi. Les envoyés des diverses puis- 
sances qui venaient presentar leurs lettres de 
créance à la serenissime République ne devaienl 
guòre étre pressés d'ètre introduits : les chefe- 
d'oeuvre entassés comme à plaisir dans cette anfr 
chambre splendide ont de quoi faire prendre pa- 
tience. Les quatre tableaux placés près de la porte 
sont de Tintoret, et de ses meilleurs. Nous ne con- 
naissons de lui, qui soit de cette force, que l'Adam 
et Ève et YAbel et Cam , de l'Académie des Beaui- 
Àrts; en voici les sujets : Mercure et les Gràces, les 
Forges de Vulcain , Pallas accompagnée de la joie 
et de l'abondance qui chasse Mars ; Ariane consola 
par Bacchus. A part quelques raccourcis un peu for- 
cés, quelques attitudes violentes dont la difficulté 
plaisait à ce maitre , on ne peut que louer la male 
energie de la touche, la chaleur du coloris, la fe- 
rite des chairs , la puissance de vie et cette gràce 
virile et charmante qui distingue les talents forts 
lorsqu'ils ont à rendre des sujets suaves. 

Mais la merveille de ce sanctuaire de l'art est 
YEnlèvement <FEurope, par Paul Veronése, La bella 
jcune fìlle est assise, comme sur un tròne d'argent, 
sur le dos du taureau divin, dont le poitrail deneige 



ITALIA. 177 

va s'enfoncer dans la mer bleue qui l&che d'at- 
leindre de ses lames amoureuses la piante des 
pieds qu'Europe relève par une enfantine peur de 
se mouiller, détail injgénieux des métamorphoses 
que le peintre n'a eu garde d'oublier. Les compa- 
gnes d'Europe, ne sachant pas qu'un dieu se cache 
sous la noble forme de ce bel animai si doux et si 
familier, s'empressent sur la rive et lui jeltent des 
guirlandes de fleurs, sans se douter qu'Europe, 
ainsi eulevée , va nommer un continent et devenir 
la maitresse de Zeus aux noirs sourcils et à la che- 
velure ambroisienne. Quelles belles épaules blan- 
ches! quelles nuques blondes aux nattes enroulées! 
quels bras ronds et charmants! quel sourire d'étcr- 
nelle jeunesse dans cette toile merveilleuse, où Paul 
Veronése semble avoir dit son dernier mot! Ciel, 
nuages, arbres, fleurs, terrains, mer, carnation, 
draperies, tout parait trempé dans la lumière d'un 
ÉJysée inconnu. Tout est ardent et frais comme la 
jeunesse, séduisant comme la volupté, calme et pur 
comme la force ; rien de manière dans cette gràce, 
rien de malsain dans cette rayonnante allégresse : 
devant cette toile, et c'est un bien grand éloge pour 
Watteau, nous avons pensé au Départpmr Cytkère. 
Seulement, à la clarté des quinquets de l'Opera, il 
faut substituer le jour splendide de l'Orient; aux 
mièvres poupées de la Régence, en robes de taffetas 
chiffouné, des corps superbes, où la beauté grecque 
199 i 



*?8 ITALIA. 

s*assouplit sous la volupté vénitierine, et que cares- 
sent des draperies sotrples et vhrantes. Si Fon nous 
donnait à choisir un morceau unique dans toute 
l'oeuvre de Veronése, c'est celui-là que nous préfé- 
rerions : c'est la plus belle perle de ce riche. écrin. 

Au plafond, le grand artiste a fait asseoir sa 
chère Vcnise sur un tròne <Tor, avec cette ampleur 
étoffée et cette gràce abondante dont il a le secret. 
Pour cette Assomption où Venise remplace la 
Vierge , il sait toujours trouver de Tazur et des 
rayons nouveaux. 

Une magnifique cheminée d'Aspetti, une cor- 
niche en stucs de Vittoria et de Bombarda , des ca- 
maieux blens de Sébastien Rizzi, des colonnes de 
vert antique et de cipolin encadrantla porte, achè- 
vent cette merveilleuse décoration, où brille un luxe 
le plus beau de tous, le luxe du genie ! 

La salle de reception, ou Collegio, se présente 
ensuite. Nous retrourons là Tintore! et Paul Vero- 
nése, Tun roux et violent, Tautre azuré et calme; 
le premier fait pour Ies grands pans de muraille, le 
second pour les plafonds immenses. Tintoret a peint 
dans cette salle le doge Andrea Griffi priant la ma- 
done et le bambin , le Mariage de sainte Catherine 
avec divers saints, et le doge Dona ; la sainte Vierge 
sous un baldaquin , plus Taccompagnement obligé 
d'anges, de saints et de doges; et le Rédemp- 
teur àdoré par le doge Luigi Mocenigo. Sur l'autre 



ITALIA. 179 

paroi, Paul Veronése a repressole le Christ trónant, 
ayant à ses còtés Venise personnifiée, la Foi et des 
anges qui tendent des palmes à Sébastien Veiner, 
depuis doge, lequel remporta la célèbre victoire 
sur les Turcs à Cursolari, le jour de sainte Jusline ; 
placée elle-méme dans le tableau ; le farneux pro- 
véditeur Agostino Barbarigo, tue dans ce combat, 
et les deux fìgures latérales de saint Sébastien et de 
sainte Justine en grisailles, Fune faisant allusion au 
nom du vainqueur, l'autre à la date de la victoire. 
Le plafond, qui est magnifique, renferme dans 
ses caissons la déification complète de Venise , par 
Paul Veronése, à qui ce sujet sourit particuliè- 
rement. Le premier compartiment nous montre 
Venise puissante sur terre et sur mer; le second, 
Venise soutenant la religion ; le troisième , Venise 
amie de la paix et ne craignant pas la guerre : le 
tout symbolisé avec force allégories de grande mine 
et de fière tournure, sur des fonds de nuages lèg- 
gere, laissant roir eà et là un ciel couleur de Èur- 
quoise. Comme si ce n'était pas assez de cette apo- 
théose, Venise figure encore au-dessus de la fenètre, 
couronne en tète et sceptre en main, peinte par Car- 
letto Caliari. Nous ne parlerons pas des camaieux, 
des grisailles, des colonnes de vert antique, des ar- 
ceaux de jaspe fleuri et des sculptures de G. Cam- 
pagna : nous n'en finirions pas, et ce sont là soinp- 
taosités ordinaires dans le palais des Doges. 



180 ITALIA. 

Nous sentons malgré nous s'allonger cctte no 
menclature; mais à chaque pas un chéf-d'ceuvn 
nous tire par la basque de notre babit quand noui 
passons, et nous demande une phrase. Le moyei 
d'y resister! nous allons, ne pouvant tout dire, lai 
ser travailler votre imagination. Il y a encore dai 
le palais tlucal plus de salles admirables que non 
n'en avons nomine. La salle du Conseil des Dix, 
salle du Conseil suprème , la salle des Inquisiteli] 
d'État , et bieii d'autres encore. Sur leurs plafoni 
et leurs parois faites coudoyer TApothéose de Ve 
nise par TAssomption de la Vierge, les doges à g 
noux devant Fune ou l'autre de ces madones pa 
des héros mythologiques et des dieux de la fable, 
le lion de saint Marc par l'aigle de Jupiter, l'cinpe- 
reur Frédéric Barberousse par un Neptune, le pape 
Alexandre III par une Allégorie court vétue ; mèlez 
aux histoircs de la Bible, aux saintes Yierges sous 
des baldaquins, des prises de Zara émaillées de plus 
d'épisodes qu'un chant de TArioste , des surprises 
de Candie et des capitolades de Turcs ; sculptez les 
chambranles des portes, chargjez les corniches de 
stucs et de moulures; dressez des statues dans tous 
les coins; dorez tout ce qui n'est pas couvert parla 
la brosse d'un artiste supérieur ; dites-vous : * Tous 
ceux qui ont travaillé ici, mème les obscurs, avaieot 
vingt fois plus de talent que nos célébrités du jour, 
et les plus grands mailres y ont use leur vie ; » alors 



ITALIA. J81 

us aurez une faible idée de toutes ces magnifi- 
nces qui défient la description. Comme archi- 
ctes, Palladio, Scamozzi, Sansovino, Antonio da 
>nte, Pierre Lombard; comme peintres, Titien, 
mi Veronése, Tinloret, Carlo Caliari, Bonifazio, 
ìvarini, J. Palma, Aliense , Contarmi , le Moro, le 
ncentino , toute la bande des Bassans , Zuccari , 
arco Veceliio, le Bazacco, Zelolli, Gambarelo, 
azzatto, Salviati, Malombra, Montemezzano, et 
iepolo , ce charmant peintre , grand maitre de la 
écadence , sous la brosse duquel expira la belle 
cole vénitienne, épuisée de chefs-d'oeuvre ; comme 
sulpteurs et ornemanistes , Vittoria , Aspetti , Fr. 
egala /Girolamo Campagna, Bombarda, Pietro di 
alo , ont enfoui dans ces salles un genie , une in- 
ention, une habileté incomparables. Des peintres 
lont le nom n'est pas prononcé une fois par siècle 
'y maintiennent dans les plus terribles voisinages. 
)n dirait que le genie étaitdans Taira cette epoque 
iimalérique du genre humain, et que rien n'était 
>lus aisé que de faire des chefs-d'oeuvre. Les sculp- 
teurs surtout , dont on ne parie jamais , déploient 
un talent extraordinaire et ne le cèdent en rien aux 
plus grandes illustrations de la peinture. 

Près de la porte d'une de ces salles, Fon voit 
encore, mais dépouillée de tout son prestige de ter- 
*eur et réduite à Tétat de botte aux lettres sans 
ouvrage, Fancienne gueule de lion dans laquelle 



182 ITALIA. 

les délateurs venaient jeter leurs dénonciations. D 
ne reste plus que le trou dans le mur, la guatile a 
été arrachée. Un corridor sombre vous conduit de 
la salle des Inquisitemi d'État aia Pk>mbs et aui 
Puits, texte d'une infinite de déclamations senti- 
mentales. Certes il n'y a pas de belles prisoos; mais 
la vérité est que les Plombs étaient de grande* 
chambres recouvertes en plomb, matière dont se 
compose la toiture de la plupart des édifices de 
Venise r et qui n'a rien de particulièrement cruel, 
et que les Puits ne plongeaient nullement sous la 
lagune. Nous avons visite deux ou trois de ces ca- 
chots ; nous nous attendions à des fantasmagorie* 
architecturales dans le goùt de Piranèse, à desar- 
ceaux, à des piliers trapus, à des escaliers tour- 
nants, à des grilles compliquées, à des anneaux 
énormes scellés dans des blocs monstruenx, à des 
soupiraux laissant filtrer un jour verdàtre sur la 
dalle humide, et nous aurions voulu ètre conduit 
par un gedier en bonnet de peau de renard orné 
de sa queue, et faisant bruire des trousseaux de 
clefs à sa ceinture. Uh guide vénérable, à figure de 
portier du Marats* nous précédait, une chandelle i 
la main, par d'étroits couloirs obscurs. Les cachots, 
recouverts de bois à l'intérieur, avaient une porte 
basse et une petite ouverture pratiquée en face de 
la lampe accrochée au plafond du couloir. Un lit de 
camp en bois occupait Firn des angles. 



ITALIA. 183 

C'était étouffé et noir, mais sans appareil mèlo- 
dramatique. Un philanthrope arrangeant un cachot 
cellulaire n'aurait pas fait pis ; sur les murs, on 
déchiffre quelques-unes de ces iascriptions que 
l'ennui des prìsoiuiiers grave avec un clou aux pa- 
rois de leur tombe ; ce soni des signatures, des 
millésinies, de couites sentences de la Bible, des 
réflexions philosophiques assorties à l'endroit, un 
timide soupir vers la liberié, quelquefois la cause 
de Femprisomiement, cornine rinscription dans la- 
quelle un captif dit qu'il a été incarcéré pour sa- 
crilége, ayant donne à manger à un mort. On nous 
a fait voir, à l'entrée d'un corridor, un siége de 
Pierre sur lequel on faisait asseoir ceux que Fon 
exécutait secrètemcnt dans la prison. Une corde 
fine, jetée au col et tournée en manière de gar- 
rotte, les étranglait à la mode turque. Ces exécu- 
tions clandestines n'ayaient lieu que pour les pri- 
sonniers d'État convaincus de crimes politiques. La 
chose faite, on emballait le cadavre-dans une gon- 
dole, par une porte qui donne sur le canal de la 
Faille,, et on allait le couler au large, un boulet ou 
une pierre aux pieds, dans le canal Orfanello, qui 
est très-profond, et où il est défendu aux pècheurs 
de jeter leurs filete. 

Les vulgaires assassins s'exécutaient entre les 
4eux colonnes, à l'entrée de la Piazzetta. Le pont 
des Soupirs, qui, va du pont de la Paille, a l'air 



184 ITALIA. 

d'un cénotaphe suspendu sur l'eau, n'a rien de re- 
marquable à l'intérieur : c'est un corridor doublé, 
séparé par un mur qui méne à couvert du palais 
ducal à la prison, édifice sevère et solide d'Antonio 
da Ponte, situé de l'autre coté du canal, et qui re- 
garde la fagade laterale du palais, qu'on presume 
avoir été élevée sur les dessins d'Antonio Riccio. 
Le nom de pont des Soupirs donne à ce tom- 
beau qui relie deux prisons vient probablement des 
plaintes des malheureux voyageant de leur càchot 
au tribunal et du tribunal à leur cachot, brisés par 
la torture ou désespérés par une condamnation. Le 
soir, ce canal, resserré entre les hautes murailles 
des deux sombres édifices, éclairé par quelque rare 
lumière , a l'air fort sinistre et fort mystérieux, et 
les gondoles qui s'y glissent, emportant quelque 
beau couple amoureux qui va respirer le frais sur 
la lagune, ont la mine d'avoir une charge pour le 
canal Orfano. 

Nous avons visite aussi les anciens appartements 
du doge ; il n'y reste rien de la primitive magnili- 
cence, si ce n'est un plafond fort orné, divise en 
caissons hexagones dorés et peints. Dans ces cais- 
sons, à l'abri des feuillages et des rosaces, étaif 
pratiqué un trou invisible par où les inquisitene 
d'État et les membres du conseil des Dix pouvaient 
épier à toute heure du jour et de la nuit ce que 
faisait le doge chez lui. La muratile, non contente 



ITALIA. 185 

d'écouter par une oreille, comme la prìson de De- 
nis le Tyran, regardait par un ceil toujours ouvert, 
et le doge vainqueur à Zara ou à Candie enten- 
dait, comme Angelo, « des pas dans son mur, » et 
sentait circuler aulour de lui une surveillance mys- 
térieuse et jalouse. Nous avons vu aussi les statues 
antiques transportées de la bibliothèque du Sanso- 
vino dans le palais ducal. Il y a un groupe char- 
mant de Lèda et du Cygne; elle resiste encore, 
mais si faiblement , avec une vertu si lasse et un 
refus si provocateur, que déjà l'oiseau divin l'a en- 
tourée de son aile comme d'un rideau nuptial. Il 
faut s'arrèter aussi devant un bas-relief d'enfants, 
en marbré de Paros, du meilleur temps de la 
sculpture grecque; un Jupiter ^Egiochus, trouvé à 
Éphèse; une Cléopatre, et surtout deux grands 
masques de Faune et de Faunesse, d'une expressìon 
singulière. 

XI. 

Le grand canal. 

Maintenant nous allons, si vous n'ètes pas las de 
cette visite au palais dcs Doges, remonter dans notre 
gondole et faire une promenade sur le grand ca- 
nal. Le grand canal est à Venise ce qu'est à Lon- 
dres le Strand, à Paris la rue Saint-Honoré, à Ma- 



186 ITALIA. 

drid la calle d'Alcala, l'artère principale de la 
circtilation de la ville. Sa forme est celle d'un S 
retourné, dont la bosse échancre la ville du coté 
de Saint-Marc, et dont la pointe supérieure aboutit 
à File de Santa-Chiara, et la pointe inférieure à la 
Douane de mer, près du canal de la Giudecca. Cet 
S est coupé vers le milieu par le pont de Rialto. 

Le grand canal de Yenise est la plus merveilleuse 
chose du monde. Nulle autre ville ne peut pré- 
tester un spectacle si beau, si bizarre et si féeri- 
que : on trouve peut-étre ailleurs d'aussi remar- 
quables morceaux d'arehitecture , mais jamais 
placés dans des conditions si pittoresques. Là, 
chaque palais a un miroir pour admirer sa beante, 
comme une femme coque tte. La réalité superbe se 
doublé d'un reflet charmant. L'eau caresse avec 
amour le pied de ces belles fa$ades que baise au 
front une lumière blonde, et les berce dans un 
doublé ciel. Les petits bàtiments et les grosses 
barques qui peuvent remonter jusque-là semblent 
amarrés exprès comme repoussoirs ou premiere 
plans, pour la commodité des décorateurs et des 
aquarellistes. 

En longeant la Douane, qui, avec le palais de 
Giustiniani, aujourd'hui hotel de l'Europe, forme 
l'entrée du grand canal, jetez un regard à ces tètes 
de cheval décharnées comme des massacres, sculp- 
tées dans la comiche carrée et trapue qui soutieut 



ITALIA. 187 

la boule de la fortune : cet oniement singulier si- 
gnifie-t-il <jue, le cheval étant inutile à Venise, on 
s'en défait à la Douane, ou plutòt n'cst-ce qu'un 
pur caprice d'ornementation ? Cette explication 
nous semble la meilleure, car nous ne voudrions 
pas fomber dans les finesses symboliques que nous 
avons reprochées aux autres. Nous avons déjà de- 
crit la Salute, que nous apercevons de notre fé- 
nètre, et qui n'a pas besoin qu'on s'y arrète après 
le tableau de Canaletto, le chef-d'oeuvre du pcintre 
peut-ètre. Mais ici nous éprouvons un erabarras. 
Le grand # canal est le véritable livre d'or où toute 
la noblesse vénitienne a signé son nom sur une 
fagade monumentale. 

Chaque pan de muraille raconte une bistoire; 

toute maison est un palais; tout palais un chef- 

d'ceuvre et une legende : à chaque coup de rame 

te gondolier vous cite un nom qui était aussi conuu 

du temps des croisades qu'aujourd'hui ; et cela à 

drotte et à gauche, sur une longueur de plus d'une 

demi-lieue. Nous avons écrit une liste de ces palais,. 

non pas de tous, mais des plus remarquables, et 

nous n'osons la transcrire à cause de sa longueur. 

Elle a cinq ou six pages : Pierre Lombard, Sca- 

mozzi, Vittoria, Longhena, Andrea Trémignan, 

Giorgio Massari, Sansovino, Sebastiano Mazzoni, 

Sammicheli, le grand architecte de Verone ; Selva, 

Domenico Rossi, Visentini, ont donne les dessins 



188 . ITALIA. 

et dirige la construction de ces demeures prin- 
cières, sans compter les merveilleux artistes in- 
connus du moyen àge qui ont élevé les plus pitto- 
resques et les plus romantiques, celles qui donneiti 
à Venise son cachet et son originante. 

Sur les deux rives se succèdent sans interrup- 
tions des facades toutes charmantes et diversement 
belles. Àprès une architecture de la Renaissance, 
avec ses colonnes et ses ordres superposés, vient 
un palais du moyen àge dans le style gothique 
arabe, dont le palais ducal est le prototype, avec 
ses balcons évidés à jour, ses ogives, ses.trèfles et 
son acrotère dentelé. Plus loin est une fagade pla- 
quée de marbres de couleurs, ornée de médaillons 
et de consoles ; puis un grand mur rose, où se dé- 
coupe une large fenètre à colonnettes : tout s'y 
trouve, le byzantin, le sarrasin, le lombard, le go- 
thique, le roman, le grec, et mème le rococò, la 
colonne et la colonnette, l'ogive et le plein cintre, 
le chapiteau capricieux, plein d'oiseaux et de fleurs, 
verni d'Acre ou de Jaffa, le chapiteau grec trouvé 
dans les ruines athéniennes, la mosalque et le bas- 
relief, la sévérité classique et la fantaisie elegante 
de la Renaissance. C'est une immense galene à 
ciel ouvert, où Fon peut étudier, du fond de sa 
gondole, l'art de sept ou huit siècles. Que de genie, 
de talent et d'argent ont été dépensés dans cet es- 
pace qu'on parcourt en moins d'une heure 1 Quels 



ITALIA. 189 

prodigieux artistes, mais aussi quels seigneurs in- 
telligenls et magnifiques ! Quel dommage que les 
patriciens qui savaient faire exécuter de si belles 
choses n'existent plus que dans les toiles de Titien, 
de Tintoret et du Moro ! 

Avant d'arriver seulement au Rialto, vous avez à 
gauche, en remonlanl le canal, le palais Dario, 
style gothique, le palais Venier, qui se présente par 
un angle avec ses ornements, ses marbres précieux 
et ses médaillons, style lombard; les Beaux-Arts, 
fa^ade classique accolée à l'ancienne Scuola de la 
Charité et surmontée d'une Venise chevauchant un 
lion ; le palais Contarini, architecture de Scamozzi ; 
le palais Hezzonico, aux trois ordres superposés; 
le triple palais Giustiniani, dans le goùt moyen 
àge, où habite M. Natale Schiavoni, descendant du 
célèbre peintre Schiavoni, qui a une galerie de ta- 
bleaux et une belle Alle, reproduction vivante d'une 
toile peinte par son a'ieul ; le palais Foscari, re- 
connaissable à sa porte basse, à ses deux étages de 
colonnettes supportant des ogives et des trèfles, où 
logeaient autrefois les souverains qui visitaient Ve- 
nise, et maintenant abandonné ; le palais Balbi, au 
halcon duquel les princes s'accoudaient pour re- 
garder les régates qui se faisaient sur le grand ca- 
nal avec tant d'éclat et de pompes, aux beaux 
temps de la république ; le palais Pisani, dans le 
style allemand du commencement du xv« siècle ; 



190 ITALIA. 

et le palais Tiepdo, tout pimpant et moderne re- 
lativement, avec ses deux elegante pyramidtons; à 
droile, tout près de l'auberge de l'Europe, il y a 
entre deux grands bàtiments un palazzine déliciem 
qui se compose d'une fenètre et d'un balcon ; mais 
quelle fenétre et quel balcon! Une guipure de 
pierre,.des enroulements, des gotUochages et des 
jours qu'on ne croirait possibks qu'à Femporte- 
pièce, sor une de ces feuilles de papier qui re- 
couvrent les dragées de baptème ou qu'on jette sur 
le globe des lampes ; nous avons hien regretté de 
n'avoir pas 25000 fr. sur nous pour l'acheter, car 
on n'en demandait pas davantage. 

Plus loin , en remontant , Fon tronve les palais : 
Corner della Cà Grande, qui date de 1532, un des 
meilleurs du Sanso vino; Grassi , aujourd'hui l'au- 
berge de l'Empereur, dont l'escalier de marbré est 
garni de beaux orangers en pots ; Corner-Spinelli, 
Grimani, robuste et puissante architecture de Sain- 
micheli , dont le soubassemeut de marbré est en- 
touré d'une doublé greeque d*un bel effet , et qui 
sert aujourd'hui d'hotel des Postes; Farsetti, au pé- 
ristyle à colonnes, à la longue galerie de colonnettes 
occupant toute sa fa$ade , où s'est logée la muni- 
cipalité. Nous pourrions dire, comme don Ruy- 
Gomez da Silva à Charles-Quint , dans la pièce 
A'Hernani, lorsqu'il lui montre les portraits de ses 
aìeux : « J'en passe, et des meilleurs. * Nous deman- 



ITALIA. Ì9Ì 

derons cependant gràce pour le palais Lorédan et 
l'antique demeure d'Enrico Dandolo, le vainqueur 
de Constantinople. Entre ces palais, il y a des mai* 
sons qui les valent , et dont les cheminées en tur- 
ban , en tourelles et en vases de fleurs , rompent 
très à propos les grandes lignes d'archi tect ore. 

Quelquefois un traghetto ou une piazzetta , 
comme le campo San-Vitale, par exemple, qui fait 
face à l'Académie , coupé à propos cette longue 
suite de monuments. Ce campo, bordé de matsons 
crépies d'un rouge vif et gai, feit le plus heureux 
contraste avec les guirlandes de pampre d'une 
treille de cabaret ; cette tranche Termeille, dans 
cette file de fa^ades plus ou moins rembrunies par 
le temps, repose et charme l'oeil ; on y trouve tou- 
jours quelque peintre élabli, sa palette au pouce et 
sa botte sur les genoux. Les gondoliere et les belles 
fiUes que le voisinage de ces dróles attire tou- 
jours posent naturellement, et d'admirateurs de- 
viennent modèles. 

Le Rialto, qui est le plus beau pont de Venise, a 
l'air très -grandiose et très - monumentai ; il en- 
jambe le canal par une seule arche d'une courbe 
elegante et hardie; il a été construit en 1591, sous 
le dogat de Pasquale Cicogna, par Antonio da 
Ponte, et remplace l'ancien pont-levis en bois dont 
nous avons parie à propos du pian d'Albert Durer. 
Deux rangées de boutiques, séparées au milieu par 



192 ITALIA, 

un porlique en arcade et laissant voir une trouée 
du del, chargent les còtés du pont qu'on peut tra- 
verser sur trois Yoies, celle du centre et les deui 
trottoirs extérieurs garnis de balustrades de mar- 
bré. Àutour du pont de Rialto, un des points la 
plus pitloresques du grand canal, s'entassent les 
plus vieilles maisons de Venise, avec leurs toits en 
piate -forme; plantés de piquets pour attacherdes 
bannes, leurs longues cheminées, leurs balcons 
ventrus, leurs escaliers aux marches disjointes el 
leurs larges plaques de crepi rouge , dont les 
écailles tombées laissent à nu les murailles de tri- 
ques et les fondations verdies par le contact de 
Feau. 11 y a toujours, près du Rialto, un tumulto 
de barques et de gondoles, et des ìlots stagnante 
d'embarcations amarrées séchant leurs voiles fauves 
quelquefois traversées d'une grande croix. 

Shylock, ce juif si affamé de chair de chrétien, 
avait sa boutique au pont de Rialto, qui a ce 
grand honneur d'avoir fourni une décoration à 
Shakspeare. 

En de^à et au delà du Rialto , se groupent sur 
les deux rives Fancien Fondaco dei Tedeschi , dout 
les murs colorés de teintes incertaines laissent de- 
viner des fresques de Titien et de Tintoret, pa- 
reilles à des songes qui vont s'éyanouir ; la pois- 
sonnerie , le marche aux herbes et les vieilles et 
nouvelles fabriques de Scarpagnino et de Sanso- 



ITALIA. 193 

vino, près de tomber en ruines, où sont inslallées 
différentes magistratures. 

Ces fabrìques rougeàtres, dégradées, glacées de 
tons admirables par la vetuste et l'abandon , doi- 
vent faire le désespoir de l'édililé et la joie des 
peintres. Sous leurs arcades fourmille d'ailleurs 
une population active et bruyante , qui monte et 
descend, va et vient, vend et achète, rit et piaille : 
là le thon frais se débite en rouges tranches, et 
s'emporlent par paniers moules, hultres, crabes, 
crevettes. 

Sous l'arche du pont, où vibre pourtant un écho 
des plus sonores , dorment à l'abri du soleil les 
gondoliere attendant pratique. 

En remontant toujours , Fon rencontre à gauche 

le palais Corner della Regina, ainsi nomine à cause 

de la reme Cornaro , que les Parisiens connaissent 

par l'opera d'Halévy, la Beine de Ckypre, oìi 

Mme Stoltz avait un si beau ròle. Nous ne nous 

rappelons plus si la décoration de MM. Séchan, 

Diéterle et Despléchin était ressemblante; elle au- 

rait pu Tètre sans rien perdre , car l'architecture 

de Domenico Rossi est d'une grande élégance. Le 

somplueux palais de la reine Cornaro est mainte- 

nant un mont-de-piété , et les humbles guenilles 

de la misere et les joyaux de l'imprévoyance aux 

abois viennent s'entasser sous les riches lambris 

qui leur doivent de ne pas tomber en ruines : car 

199 m 



1*4 ITALIA. 

aujourd'hui il ne suffit pas d'ètre beau , il fout en- 
core ètre utile. 

Le collège des Arméuiens, qui se traine à quel- 
q«e dislame de là, est un adnadraWe édifiee de 
Baldassare de Longhena» d'une fiche, solide et 
tmposante architecture. (Test Tanekn pakris Pesaro. 

A droite s'élève le palais delle €à D'ero , un des 
plus charmant» du grand canal» R appartieni à 
Mlle Taglioni , qui l'a fait restaurer avec le som le 
plus intelligent. Il est tout brode, tout dentelè, 
lout découpé à jour t dans un goùt grec, gotfeique, 
barbare, si fantasque, si léger, si aérien, qu'on 
le dirait fait exprès pour le nid d'une sylphide. 
Mlle Taglioni a pitie de ces pauvres palate aban- 
donnés. Elle en a plusieurs en pension^ qu'elie en- 
tretient par puare commisératìoa poitr leur beante; 
on nous en a signalé trois ou quadre à qui elle fait 
cette charité de réparations. 

Regardez ces poteaux d'amarre bleus et blancs, 
semés de fleurs de Bs d'or ; Ss voos disevt que 
l'ancien palais Venéramin Calergi est devena une 
habitation quasi royale. C'est la demeure de 
S. A. la duchesse de Berry, et certes ette est 
mieux logée qu'au pavillon Marsali; car ce palais, 
le plus beau de Venise , est ini chef-d'auvre d'ar- 
ehitectare, et les sculptures en sont d'une finesse 
merveilleuse. Rien n'est plus jeli que les groapes 
d'enfants qui tiennent des écussons sur les arceaui 



ITALIA. 498 

des fenètres. L'iniérieur est rempli de marbres 
précieux ; on y admire surtout dcinf colonnes de 
porphyre d'une beante si rare qué leur valeur 
payerait le palais. 

Quoique nous ayons été bien long, nous n'avons 
pas tout dit Nous nous apercevons que nous n'a- 
vons pas parie du palais Mocenigo, où demeurait 
le grand Byron; notre gondole a poartant frólé 
Tescalier de marbré où, les cheveui au vent , le 
pieddans Feau, par la pluie et la tempète, la fitte 
du peuple , maitresse du lord , Taccueillait à sou 
retour par ces tendres paroles : « Grand chica de 
la inadone , est-ce un temps pour aller au Lido ? » 
Le palais Barbarigo mérite aussi tme mention. 
Nous n'y ayons pas vu les vingt-deux Titien qu'il 
renferme et que tient sous scellé le consul de 
Russie, qui les a achetés pour son maitre; mais il 
contient encore d'assez belles peintures , et le ber- 
ceau tout sculpté et tout dorè destine à l'béritier 
de la noble famille , berceau dont on pourrait foire 
une tombe, car les Barbarigo sont éteints ainsi que 
la plupart des anciennes familles de Yenise : 4e 
neuf cents familles patriciennes inscrites au livre 
d'or, il en reste aujourd'hui cinquante à peine. 

L'ancien caravansérail des Turcs, si peuplé au 
temps où Venise faisait tout le commerce de l'O- 
rient et des Indes, présente maintenant deux 
ges d'arcades arabes efiondrées ou ob&truées 



196 ITALIA. 

par dcs cahules qui ont poussé là comme des 
cbampignons malsains. 

A celte hauteur environ où s'embranche le Ca-| 
nareggio , on apergoit des traces du siége et da 
bombardement des Autrichiens; quelques projec- 
tiles sont arrivés jusqu'au palais Labbia , qui a 
brulé , et ont sillonné la fagade inachevée de Sam 
Geremia. D'une construction effondrée, capirò 
étrange des boulets dans leur destruction intelli- 
gente , il ne reste plus d'apparent qu'un cràne de 
marbré sculpté au sominet d'un mur, comme si 
la mort, par une sorte d'effroi respectueux, avait| 
reculé devant son blason. En s'éloignant du coeur 
de la ville, la vie s'éteint. Beaucoup de fenètres 
sont fermées ou barrées de planches ; mais cette 
tristesse a sa beauté : elle est plus sensible à Téme 
qu'aux yeux , régalés sans cesse des accidente les 
plus imprévus d'ombre et de lumière, de fabriques 
variées que leur délabrement mème ne rend que plus 
pittoresques, du mouvement perpétuel des eaux, et 
de cette teinte bleue et rose qui fait l'atmosphère 
de Venise. 

XII. 

La rie à Venise. 

Derrière la Venise monumentale , espèce de dé- 
coration d'opera féerique , qui saisit d'abord Ics 



ITALIA. 197 

regards , et à laquelle le voyageur ébloui s'arrète 
ordinairement, il en existe une autre plus fami- 
lière , plus intime et non moins pittoresque , quoi- 
qiie peu connue; c'est de celle-ci que nous allons 
parler. 

Devant faire un assez long séjour à Venise , nous 
quittàmes l'hotel de l'Europe, qui occupe l'ancien 
palais Giustiniani, à l'entrée du grand canal, pour 
nous installer à l'angle du Campo-San-Mosè , chez 
le signor Tramontini , dans le logement laissé va- 
cant par un prince russe. Que ce mot, prince russe, 
n'éveille pas dans l'imagination du lecteur des 
idées de magnificence déplacées pour un pauvre 
poéte comme nous : on peut à Venise se passer le 
luxe d'un palais dans les prix doux. Une merveille , 
signée Sansovino ou Scamozzi, s'y loue moins cher 
qu'une mansarde de la rue de la Paix , et notre 
appartement faisait partie d'une simple maison 
crépie de rose, comme la plupart des maisons de 
Venise. Ce logement offrait au prince l'avanlage de 
regarder par les fenétres , du coté de la place , la 
boutique d'une boulangère frangaise qui avait, 
sinon des écus, du moins une lille d'une beauté 
rare. Ce que le prince russe acheta de pains mol- 
lets , de pains de gruau , de pains jocko , de pains 
de pàté ferme, de pains anglais, de pains azymes, 
dans l'intérèt de sa passion , eùt sufti pour nourrir 
des famillcs ; mais rien n'y fit. La jeune boulan- 



10* ITALIA. 

gère était gardée par la Yigilance maternejle anc 
plus de soin qne les pommes d*or do jardin des 
Hespérides par le dragon myfhologique , et le Mos- 
covite désappointé fiit force d'aller éteindre son j 
ardeur dans les neiges natales. Cette belle fiBc ' 
resta pour nous k Fétat de mystère , ear nous ne , 
l'aper^ùmes pas une seule fois pendant un ▼oià- 
nage de quelques semaìnes. Tout locataire de ce 
logement était par cela méme suspeet de galan- 
terie. 

Ce n'cst nullement Fenvie dTllustrer le coin où 
nous avons passe un mots si heureux qui noos 
pousse à nous y arréter avec quelques détails. Noos 
ne sommes pas de ceux dont la joie ou la tristesse 
importe au monde, et, si nous usons quelquefoisde 
notre personnalité dans ces notes de Toyage , c'est 
comme moyen de transition et pour é^iter des 
embarras de formes ; et puis il n'est pas sans in- 
térét de méler à la Venise du rève la Venise de la 
réalité. 

A travers nos recherches d'un appartement, 
nous avions été accoste par un aventurier brescian, 
jeune homme de belle mine , qui se disait étudiant 
et peintre, et profitait de notre ignorance des 
lieux et du dialecte vénitien pour se rendre néces- 
saire et se giisser dans notre intimile; car quel- 
ques pièces de monnaie qui sonnaient dans nos 
poches nous faisaient parattre à ses yeux de ma- 



ITklAk. *9f 

^nifiques seigneurs, relaitvement à sa pauvreté 
personoelle. 11 nona conduisil à un ias de bougee 
plus horrìbles les une que les autres, et auprès des- 
quels la petite chambre de Consudo, dans la 
Corte-Minelli , eùt été un paradis. Il s^étonnait de 
nous voir si diflieiles., et en concevait des idées 
d'autani ptas splendides à notre endroit. Pour se 
conciliar notre bienveillance , et s'assurer des pa- 
trona si eonsidérahles, il nous fit cadeau (Tun de 
ces frèles bouquets montés sur un bàton et entourés 
d'une carte, qu'on distribue à Venise pour quelque 
menoe pièce de cuhrre. 11 paraissait fonder de 
grandes espérances sur la délicatesse ingénieuse 
de ce régal, espérances qui furent dé^ues et à la 
perle desquelles il se résigna diffieilement. Des 
glaces et du café ne lui semblèrent point une 
compensation suffisante de son bouquet, ei il se 
plaignit avec tant d'amertuine des dépenses aiut- 
quelles la générosité de son eceur toop loyal l'aYait 
entrainé en compagnie des nobles étrangers, que 
nous nous crùmes obligés de lui offrir une demi- 
àouxaine de zwantzigs qu'il accenta en gromme- 
lant et avec tous les signes d'une fierté blessée.... 
eie recevoir si peu. 

Notre logis avatt une porte d'eau et une porte 
de terre donnant sur un canal et sur une place 
comme la plupart des maison* de Venise. U se 
«omposait d!une chambre à couchter fort propre 



200 ITALIA. 

et d'un salon assez vaste , séparés par une pièce 
d'entrée dans laquelle s'ouvrait un balcon à trois 
fenètres que nous flmes garnir de fleurs , et où 
nous passàmes la meilleure parlie de notre temps 
à rèver et à regarder, en fumanl des cigarettes; 
cette distribution se répète presque parlout, dans 
les palais comme dans les habitations les plus 
humbles. Le balcon est le point centrai et comme 
le type générateur de l'édifice. Ces balcons tiennent 
le milieu entre le mirador espagnol et le uioucha- 
raby arabe. 

Un canapé, des cbaises de crin, un lit enve- 
loppé d'un moustiquaire, une table, une toilette 
formaient l'ameublement. Le parquet était rem- 
placé par une espèce de stuc diapré de differente 
couleurs, ressemblant, à s'y méprendre, à une 
immense tranche de galantine. Rien n'y manquait, 
pas mème les truffes, simulées par les cailloux 
noirs. Cette charcuterie pavé tous les appartements 
de Venise. Elle est fraìche au pied d'ailleurs et 
facile à tenir nette. Les murs , suivant l'usage en 
Italie , étaient badigeonnés d'un teinte piate à la 
détrempe et ornés de litbographies galantes enlu- 
minées d'après Compte-Calix, ce qui était flatteur 
jusqu'à un certain point pour l'art francais , mais 
regrettable au point de vue de la couleur locale ; 
heureusement une Panagia, peinte par les néo-by- 
zantins du mont Athos avec une rigidité et une 



ITALIA. 201 

barbarie hiératique digne da ix' siècle , relevait à 
propos la vulgarité moderne de ces images de pa- 
colille. 

Cette madone au monogramme dorè venait de 
notre hòtesse, aimable Grccque mariée à Venisc, 
qui habitait l'appartement au-dessus du nòtre. Un 
sonnet, imprimé sur satin et proprement encadré, 
disatt, avec force allusions tirées de la my Urologie, 
comment les flots ioniens avaient cède cette Vénus 
aux flots adriatiques , et comment une vertueuse 
Hélène avail suivi au delà des mers un honnète 
Paris. 

Hélène était en efifet le nom de la jeune femme , 
mais la ressemblance ne se continuait pas jusqu'à 
Vépoux", qui s'appelait Joseph Tramontini. 

La signora Elena achevait sa quaranlaine de re- 
levailles et gardait encore la douce pàleur des 
mains et de la figure qui est comme la récompense 
des jeunes mères. Mariée de très-bonne heure, 
elle avait eu déjà plusicurs avocats. Que cette 
phrase ne fasse en rien soupgonner la pudicilé de 
cette charmante femme. Quoiqu'on vive assez vieux 
à Venise , les enfants s'y élèvcnt mal et il en meurt 
beaucoup en bas àge. Ces petits innocents vont 
tout droit au ciel et plaident la cause de leurs pa- 
rents devant le tribunal de Dieu. De là le nom 
i'avocats. Àussi , dans cet espoir, se console-t-on 
assez facilement de leur perte. 



202 ITALIA. 

Le reste de la maison se composait d'une Jean 
nourrice venue des Alpes da Frìoul , paysanne ao* 
joues étroites , au profìl busqué , au grand col 
étonné et sauvage, qui bondissait dans Fescalierde 
marche en marche, son poupon au bras, commi 
une chèvre peureuse sautant de roche en roche, 6 
d'une vieille servante appeiée Lucia, nom poèti 
que 9 peu d*accord avec ses cheveox hérissés cob 
des crins de goupillon, sa peau bistrée et rance, 
ses yeux louches, sa bouche lippue, sa toix criarie 
et son aspect de Léonarde et de Maritarne. 

Comme nous l'avons dit , notre logis avait vue 
sur la place et sur le canal. Pourquoi une descrip- 
lion de ce doublé aspect n'aurait-elle pas Finterei 
d'une aquarelle de Joyant ou de WHliams Wfld, 
qui ont fait ainsi une foule de petites esquisses 
familières de ruelles étroites , d'angles de canai», 
de dessous de pont, de traguets pittoresquement 
encombrés? La piume est-elle plus maladroite que 
le pinceau? Essayons. 

Au fond de la place, ou, comme on dit ici, du 
campo, s'élève Féglise de San-Mosè, avec sa folade 
d'un rococò flamboyant, tourmenté, presque fa- 
rouche dans sa violente exagération. Ce n'est pas 
ce rococò fade , mollasse , vieillot et fripé dont 
nous avons l'habitude en France , mais un mauvais 
goùt robuste , plein de force , d'exubérance , d'in- 
vention et de caprice ; les volutes se contournent 



ITALIA. 203 

corame des parafes de pierre, les consoles font 
de brusques saillies , les architraves sont interrom- 
pues par de profondes échancrures , les allégories 
sculptées s'accoudent sur l'are des tympans avec 
des postnres impossibles et michelangesques. Des 
statues aux contours ronflants, aux draperies bouil- 
lonnantes, prennent dans leur niche des poses de 
capitan ou de maitre de danse. Le buste du fon- 
dateur a fair, au bout du pyramidion qui le sup- 
porte , tant il est moustachu et formidable , du 
propre portrait de don Spavento. Eh bien! ces 
chicorées touffues comme des choux , ces rocailles 
tarabiscotées , ces cartouches à serviette , ces eo- 
lonnes à bracelete , ces figures strapassées , ces 
surcharges d'ornementation extravagantes , pro- 
duisent un effet riche, grandiose, en dépit du bon 
goùt viole dans chaque détail , mais viole par une 
imagination vigoureuse. Vignole blàmerait le des- 
sinateur de ce portail fantasque. Nous Tabsolvons 
pleinement. Ce bizarre archilecte s'appelait Alexan- 
dre Trémignone. 

Cette folade truculente est reliée par un pont 
volant à son clocher , diminutif da campanile de la 
place Saint-Marc. En Italie , les architectes ont tou- 
jours été embarrassés des clochers ; ils ne savent 
pas ou ne veulent pas les rattacher au monument. 
Ou dirait que, préoccupés malgré eux des temples 
patens , ils regardent le clocher catholique comme 



204 ITALIA. 

une superfétation difforme, comme une excrois- 
sance barbare ; ils n'en font qu'une tour isolée, une 
sorte de beffroi , et semblent ignorer les magnifi- 
ques effets qu'en a tirés l'architecture religieuse du 
Nord. Ceci soit dit cn passant. Nous aurons à reve- 
nir plus d'une fois sur cette observation. 

L'entrée de San-Mosè est recouverte d'une 
épaisse portière de cuir piqué, qui , lorsqu'on la 
soulève, laisse vaguement entrevoir de la place, 
dans une ombre transparente, des éclairs de do- 
rure, des étoiles de bougie , et sortir de tièdes 
bouffées d'encens mélées à des rumeurs d'orgue et 
de prières. 

Le clocher n'est pas un sinécuriste : il babille et 
carillonne toute la journéc. Le matin, c'est l'Ange- 
lus, puis la messe, puis les vèpres, puisle salut 
du soir; à peine si ses langues defer se taisent 
quelques instants. Rien ne fatigue ses poumons de 
bronze. 

Tout auprès, séparé par une ruelle aussi étroite 
que le callejon le plus étranglé de Grenade ou de 
Constantine, et qui méne au traghetto du grand 
canal , s'abrite dans l'ombre de l'église le presby- 
tère , sombre fagade plaquée d'un rouge déteint, 
percée de fenètres mornes à grillages compliqués, 
et qui ferait tache à ce clair tableau vénitien, si des 
masses de plantes pariétaires , retombant en dés- 
ordre, ne l'égayaient un peu de leur vert tendre, 



ITALIA. 205 

ìt si une cha renante madone, surmontant un tronc 
pour les pauvres, n'y souriait enlre deux lampes. 
Les Irois ou qualre maisons qui y font face con- 
tiennent la maison de la boulangère assiégée par 
le prince russe , un marchand de fleurs , dont la 
devanture, gamie de petits pots, étalait des tulipes 
en ognons ou épanouies, et des plantes rares, 
échafaudées de bagueltes et flanquées d'écriteaux 
scientifiques ; un magasin de derirées quelconques 
formant l'angle du coté du canal, le tout crepi à la 
chaux, diapré de contrevents verls, rayé de bal- 
cons et surmonté de ces cheminées au chapitcau 
evase en turban, qui changent lestoits de Venise 
en cimetières turcs. 

A Vun de ces balcons paraissait assez souvent 
une signora jolie autant que Féloignement permet- 
tati de le distinguer, vétue presque toujours de 
noir et jouant de Féventail avec une dextérité tout 
espagnole. Il nous semblait l'avoir déjà vue quel- 
que part. En y songeant, nous trouvàmes que c'é- 
tait dans les Mémoires de Charles Gozzi. Elie rap- 
pelait le type de la jeune femme de son roman par 
la fenètre. Peut-ètre n'eùt-il pas été impossible de 
Tengagerdans un amour en gondole, avec séré- 
nades , régals et confitures à l'ancienne mode véni- 
tienne. Mais le voyageur est un oiseau de passage 
qui n'a pas le temps d'aimer; 
Sur la face libre de la place, du coté du débar- 



206 ITALIA. 

cadére v s'abat un poni de marbré Mane d'une 
seule arche, qui enjambe le canal et met le campo 
en communication avec la ruelle de la rive opposée 
conduisant à la place de Saint-Maurice. 

Le canal s'enfonce par un bout dans une de ces 
perspectives que les vues de Yenise ont rendues 
présentes à tout le monde : hautes maisons, roses 
par en haut, vertes par en bas, la tète dans leso- 
leil et le pied dans l'eau, fenètres à ogives cou- 
doyantlabaie carrée moderne, cheminées arron- 
dies en pots de fleurs , longues bannes rayées 
pendant des balcons, tuilcs vermeiUes ou bistrées, 
faites couronnés de statues, se détachant en blanc 
sur l'azur du ciel , poteaux d'amarre enluminés de 
couleurs vives , eaux miroitantes dans l'ombre, 
barques stationnaires ou rasant de leurs flancs 
noirs le marbré des escaliers avec des effets d'om- 
bre ou de lumière imprévus. 

Gette aquarelle, grande comme nature, était ac- 
crochée en dehors de notre fenétre du coté de 
l'eau. 

Par l'autre bout, le canal» encore barre d'un 
poni, se dégorgeait dans le canalazao et laissait 
voìr une portion du mur d'entrée de la Douane òe 
iner et la Fortune de bronze virant au vent sur sa 
boule d'or , ainsi que les agrès des embarcatioos 
trop Cortes pour pénétrer dans les étroites rues 
d'eau. 



ITALIA. 207 

Vis-à-vis de nous se troavait l'auberge de YÉtoile 
Far, qui n'a rien de remarquable qu'une terrasse 
estonnée de vigne» et dont nous ne parlerions pas 
ans un détail caractéristique de son enseigue, 
crite primitivement en trois langues : en italien , 
o fraagais, en allemand; Jes lettres tudesques, ef- 
acées sans doute pendant le siége de Venise , se 
levinent vaguement sous la couleur et n'ont pas 
ite rétahlies par patriotisme. Cette muette protesta- 
ion contre le joug étranger se retrouve partout. 

Assis sur notre balcon et poussant devant nous 
le légères bouffées de tabac du Levant, nous 
illons crayonner une esquisse de la vie veni- 
ienne. 

Il est matin encore ; te coup de canon de la fre- 
gate qui ouvre le port vient de ferire crever sa fu- 
mèe bianche sur la lagune ; la salutation angélique 
iibre aux mille clochers de la ville. La Venise pa- 
ricienne et bourgeoise dort encore profondément; 
mais les pauvres diables qui couchent sur les mar- 
*hes des escaliers, sur les perrons des palais ou le 
Kit des colonnes, (Hit déjà quitte leur lit et secoué 
teurs guenilles humides de la rosee nocturne. 

Les. barcarols du traguet lavent les flancs de leur 
gondole, brossent le drap de la felce, polissent le 
ter de leur prò uè, secouent le tapis de Perse qui 
ganiit le fond du bateau , font boufier les coussins 
de cuir noir et mettent tout en ordre dans leur 



208 ITALIA. 

embarcation pour ètre prèts à Fappel de la pra- 
tìque. 

Les lourds bateaux qui apportent les provisions à 
la ville commencent à arriver de Mestre, de Fusine, 
de la Giudecca, espèce de faubourg mariti me bordé 
d'édifices d'un còlè et de jardins de Tautre, de 
Chioggia, de Torcello et d'autres endroits de la 
terre ferme ou des iles. 

Ces barques, encombrées de légumes verte, de 
raisins , de pèches , laissent derrière elles une suave 
odeur de végétation qui contraste avec la senteur 
acre des embarcations chargées de thons, de rou- 
gets, de poulpes, d'huitres, de pidocchi, de crabes, 
de coquillages et autres fruits de mer, selon la pit- 
toresque expression vénitienne. 

D'autres portent le bois et le charbon, s'arrètent 
aux portes d'eau pour livrer leur marchandise et 
reprennent leur course paisible. Le vin arrive non 
dans des tonneaux, comme chez nous, non dans 
des outres de peau de bouc, comme en Espagne 
mais dans de grandes cuves ouvertes qu'il teint de 
sa pourpre plus sombre que du jus de mùres. L'è- 
pithète de noir, qu'Homère ne manque jamais d'ap- 
pliquer au vin, conviendrait parfaitement à ces pro- 
duits des crus duFrioul et de Tlstrie. 

On amène de Ijt méme manière Teau pour rem- 
plir les citernes ; car Venise , malgré sa situata 
aquatique, mourrait de soif comme Taratale, ne 



ITALIA. 209 

possédant pas une seule source. Autrefois l'on allait 
chercher cette eau à Fusine dans le canal de la 
Brenta. Haintenant les puits artésiens, creusés 
ivec bonheur parM. Degouséc, fournissent la più- 
part des citernes. Il n'est guère de campo qui n'en 
possedè une. L'orifice de ces réservoirs, entouré 
l'une uiargelle coinme celle d'un puits, a fourni 
les plus délicieux motifs aux fant&isies des archi- 
tecles et des sculpteurs vénitìens : tantòt ils en 
font un chapiteau corintliien , évidé au milieu; 
tantòt une gueule de monstre ; d'autres fois ils en- 
roulent autour de ce tambour de bronze , de mar- 
bré ou de pierre, des bacchanales d'enfants, des 
guirlandes de fleurs ou de fruits, par malheur trop 
souvent usées par le frottement des cordes et des 
seaux de cuivre. Ces citernes remplies de sable, où 
l'eau se maintient fraiche, donnent un caractère 
particulier aux places ; elles s'ouvrent à certaines 
heures, et les femmes viennent y puiser, comme 
les esclavés grecques aux fontaines antiques. 

Bon ! voilà une gondole qui en accroche une au- 
tre. On dirait , à les voir se mordre par lcur fer de 
hache , deux cygnes méchants se plumant à coups 
de bec ; l'un des gondoliers n'a pas entendu , ou 
entendu trop tard le cri d'avertissement, espèce 
de piaulement en jargon inconnu. La dispute s'en- 
gage et les deux champions s'engueulent comme 
des héros homériques avant la bataille ; debout sur 
199 n 



210 ITALIA. 

la poupe, ils brandissent leur rame. Oncroirait 
qu'ils vont s'assoinmer. N*ayez pas peur, Hy aura 
plus de bruit que de mal. Les corps de Bacchus,\& 
song de Diane voltigent d'un bord à lautre; mais 
bienlòt les jurons mytholagiques ne suffisent plos.i 
Les injures et les blasphèmes se croisent en ang- 
mentant toujours d'intensité : canard manqué, 
grenouille de vase, crabe boiteux, poo de mer, 
chien fils de vache, àne fils de tmie, assassin, rat- 
fian, mouchard, tedesco, telles sont Ics aimables! 
qualifications qu'ils se prodiguent. Àssociant te ciel 
à leur querelle, ils injurient leurs saints respectifc: 
« La madone de ton traguet est une coureuse qni ne 
vaut pasdeux chandelles,» dit l'un. «Ton samtcstl 
un bélttre qui ne sait pas faire un miracle présen- 
table, » répond Fautre. Nousadoucissonslestermes. 

Il est à remarquer que les vociférations sont 
d'autant plus outrageuses que les barques s'éloi- 
gnent davantage et que les interlocuteurs de ce 
dialogue furibond se sentent hors de portée. 

Bientòt on n'entend plus que les croassementi 
enroués qui se perdent dans le lointain. 

Voici passer une gondole officielle avec le papil- 
lon autrichien à Panière, menant à quelque in- 
spection un fonctionnaire roide et froid, la poilrine 
chamarrée de décorations ; cette autre promènc 
des Anglais, touristes flegmatiques; cellula, mince 
comme un patin , file , mystérieuse et discrète, dfl 



ITALIA. Sii 

coté du large. Sa felce rabattue, ses jalousies rde- 
vée, abritent deuxamants qui vont déjeuner en 
partie fine à la pointe de Quinavalle; celle-là, plus 
lourde et plus large, emporte sous 6on teodelet 
rayé de blanc et de bleu une honnéte famille allant 
prendre les bains de mer au Lido, sur cette plage 
dont le sable fin garde encore la trace du-pied des 
chevaux de lord Byron. 

Mais Féglise s'ouvre. Il en sort un cortége rou&e 
portant une bière rouge -qu'on depose dans une 
gondole rouge. On porte ici le deuil en pourpre. 
C'est un mort qu'on embarque pour le cimetière, 
situé dans une Ile sur le chemin de Murano. Les 
prétres , les porteurs , les ehandeliers et les onpe<- 
ments d'église occupent la barque qui précède. Va 
dormir, pauvre mort, sous le sable imprégné de 
sei marin, à l'ombre d'une croix de fer qu'effleu- 
rera Faide du goéland. Pour les os d'un Vénilien, 
la terre ferme serait un manteau trop lourd. 

Puisque nous en sommes sur ce sujet funebre, 
disons qu'à Venise , lorsqu'il meurt quelqu'uii , on 
colle sur sa maison et dans celles des rues a voi si - 
nantes, en manière de billels de faire part, une 
pancarte imprimée qui dit son nom , son àge, son 
lieu de naissance, la maladie àlaquelle il a ««€• 
combé, af firme qu'il a re<ju les sacrements, qu'ii 
est mort en bon chrétien, et demando pour lui les 
prìères des fldèles. 



ti 2 ITALIA. 

Laìssons là ces idées mélancolìques; le sillon de 
la barque rouge s'esl refermé, n*y pensomplos. 
Soyons oublieux comme le Hot, qui ne gardela 
marque de rien ; c'est à la vie, et non à la morì. 
qu*il faut songer! 



XIII. 

Délails familiers. 

Sur le pont vont et viennent des jeunes filles 
ouvrières, grisettes ou servantes, en chemise et 
jupon sous leur long chàle; sur leurs nuquess'en- 
roulent, comme des càbles, de longues torsades 
de ces cheveux blonds roux, si chers au peintre 
vénitien. Je salue de ma fenétre ces modèles de 
Paul Veronése, qui passent sans se souvenir qu'iJs 
ont pose, il y a trois cents ans, pour les Noces è 
Cuna. De vieilles femmes, encapuchonnées de la 
haute nationale , se hàtent pour arriver à temps à 
la messe , dont le dernier coup tinte à San-Mosè. 

Des soldats bongrois, aux pantalons bleus, aux 
bottines noires, à la casaque de coutil gris, font 
résonner le pont sous leur pas pesant et régulier, 
portant à quelque caserne le bois pour faire cui/? 
la soupe ou les victuailles de la gamelle. 

Des illustrissimi, anciens nobles ruinés, ayan( 



ITALIA. 213 

encore grand air sous leurs vètements propres et 
ràpés, s'en vont prendre à Florian, le lieu de réu- 
nion de l'aristocratie, cet excellent café dont Con- 
stantìnople a transmis la recette à Venise, et que 
nulle part on ne boit meilleur. Ailleurs, peut-étre, 
ces apparitions da temps passe exciteraient le sou- 
rire; mais le peuple de Venise aime sa vieille no- 
blesse, qui a toujours été bonne et familière avec 
lui. 

Rien ne se fait à la facon ordinaire dans cette 
ville fantastique. Les musiques des rues, au lieu 
de cheminer sur la hanche du tourneur de mani- 
velie, sont trimballées par eau : l'orgue va en 
gondole. 

11 en passe justement un sous notre balcon; c'est 
une de ces grandes mécaniques que l'on fabrique 
à Crémone, la patrie des bons violons. Rien ne 
ressemble moins à ces boltes à fausses notes dont le 
rouleau édenté ne soulève plus qu'une partie des 
touches sonores, et qui, chez nous, font hurlcr d'an- 
goisse les chiens au coin des carrefours; des jeux 
de Irompettes, de triangle et de tambour de basque 
en font un orchestre complet, au son duquel danse 
un bai de marionnettes mécaniques renfermées 
dans un cartouche. On dirait une ouverture d'opera 
qui se promène. 

Plus d'une barque se détourne de son chemin 
pour jouir plus longtemps de la melodie, et la 



ti 4 ITALIA. 

gondole musicale s'avance suivie d'une petite flou 
tille dilettante qui parcourt les canaux après elle. 

Quel est donc ce bateau qui passe ayant amarre 
k son (lane une espèce de monstre bleuàtre quìi 
barbote, clapote et fait voler Feau en écume?Ce| 
sont des pècheurs qui montrent un dauphin, cu- 
riosile marine capturée dans leurs fìlets, et qui ten- 
dent leurs bonnets aux fenètres et aux gondole*! 
pour recueillir quelque monnaie. De fortes cortes, 
nouées adroitement, maintiennent l'animai moitié 
dans son élément, moitié dans l'air, afin qu'on 
puisse le voir. Il ne ressemble guère à ces mons- 
tres fantastiques auxquels le blason donne le nom| 
de dauphin , chimère qui tient le milieu entre le 
poisson et l'ornement. Nous n'avons pas retrouve| 
dans cette grosse tète tombée , terminée par un 
bec, les fosses héraldiques et les déchiquetures 
lambrequinées des armoiries. Arion, avecsaljre, 
ne ferait pas trop bonne figure enfourché sur une 
monture de cette espèce» 

Maintenant , regardons du coté de la place. Le 
tableau n'est pas moins anime. La boutique do 
marchand de Triture, dont la baraque de planches 
et de toiles est établie au bas du pont, est ouverte; 
les fourneaux sont en pleine activité et mélent dans 
l'air l'odeur de la fumèe et les parfums un pei) 
àcres de rimile bouillante : la friture tient une 
grande place dans la vie italienne. La sobriété est 



ITALIA. ti 5 

une verta meridionale qui se complique aisément 
de paresse» et il se fai! peu de cuisine dans les 
maisons. On envoie chercher à ces officines en 
plein vent des pàtes, des beignets, des bras de 
poulpe, des poissons frits, que d'aulres, moins cé- 
rénionieux, consomment sur place. 

Le frhurier, qu'on nous pardonne ce néologisnie 
nécessaire dans un voyage en Italie, est un grand 
et gros gaillard pansu , joufflu , espèce d'Hercule 
obése, type de Palforio, aux joues écarlates, au 
nezde perroquet, aux oreilles ornées de boucles, 
aux luisants cheveux noirs frisés par petites mè- 
ches, corame de la peau d'agneau d'Astracan. Il 
tròne corame un roi sur son tròne, ayant derrière 
lui trois ou quatre rangées de grands plats de cui- 
vre estampés et brillants, pareils à des boucliers 
antiques pendus au rebord des trirèmes. 

Le marchand de citrouilles , mets dont les Véni- 
tiens sont friands, étale aussi sa denrée par masses 
qui ressemblent à des pains de ciré jaune et qu'il 
débite en tranches. Une jeune lille, à la fenètre, 
fait signe au marchand et descend, au bout d'une 
ficelle, un panier avec lequel elle remonte un mor- 
ceau de citrouille proportionné à l'argent quelle a 
descendu. Celte manière commode de s'approvi- 
sionner convient à la nonchalance véniticnne. 

Un groupe s'est forme au milieu du campo, 
groupe bientfrt épaissi de tous les passante et de 



516 ITALIA. 

tous Ics flàneurs dégorgés par le pont et qui se 
rendent, par la ruelle le long de l'église, à la 
Frezzaria ou à la place Saint-Marc , les deux en~ 
droits les plus fréquentés de Venise. ! 

Un cercle laissé libre au cenlre du rassemble- 
ment nous permet de voir un pauvre diable fort 
dolabre, coiffé d'un chapeau élégiaque, vètu d'un 
habit piteux et d'un pantalon effrangé ; il a près de 
lui une vieille , affreuse compagnonne, Parque mé- 
lée de sorcière, en aussi piètre équipage que le 
bonhomme. Un panier couvert est place à terre 
devant eux. 

Un chien hérissé, sordide, maigre, mais ayani 
Fair intelligent d'un animai académique dressé à 
toutes sortes d'exercices , regarde le vieux couple 
avec cet oeii humain que prend le chien devant son 
maitre : il semble attendre un signe , un ordre. 

Est ce à une représentation du chien savant que 
nous allons assister? Cependant il n'y a pas de 
musique , et la pauvre bète n'est pas habìllée en 
marquis. 

Le vieux a fait un geste de commandement. Le 
chien attentif-s'est precipite sur le panier, dont il a 
soulevé avec les dents un des couvercles ; il y reste 
quelquessecondes, puis, poussant l'aatre couvercle 
de son nez, il ressort triomphant, tenant dans la 
gueule un petit morceau de papier plié, qu'il de- 
pose aux pieds de la vieille ; il recommence ce ma- 



ITALIA. 217 

tége plusicurs fois, et les assistants s'arrachent les 
tóllets ainsi exlraits du panier. 
i Ce chien tire des numéros pour la loterie. Ceux 
ipi'il amène dans certaines conditions doivent ga- 
jner infailliblement : les joueurs et les joueuses , 
qui sont en grand nombre à Venise, comme dans 
tous les pays malheureux, où Fespérance d'une 
fortune subite, gagnée sans travail, agit énergique- 
ment sur les imaginations , ont grande confìance 
aux numéros ainsi pèchés par le chien. 

En voyant la misere profonde et la mine famé- 
lique du couple, l'anatomie efflanquée du chien 
dont les numéros devaient faire gagner tant d'écus, 
nous nous demandions pourquoi ces pauvres dia- 
bles ne profitaient pas davantage des moyens de 
faire fortune qu'ils distribuaient si généreusement 
aux autres pour quelques sous. 

Cette réflexion si simple ne venait à personne. 
Peut-ètre les devins de numéros sont-ils comme les 
sorcières, qui ne peuvent prévoir Tavcnir pour 
elles-mèmes ; clairvoyantes pour les autres , elles 
deviennent aveugles quand il s'agit d'elles; autre- 
ment, ces deux malheureux eussent été bien fautifs 
de n'ètre pas millionnaires pour le moins. 

Venise est pleine de bureaux de loterie. Les nu- 
méros gagnants, inscrits sur des cartels encadrés 
de fleurs et de rubans, en chiffres fantastiques 
d'azur, de vermillon et d'or, excitent la cupidité des 



ti 8 ITALIA. 

passante. Le soir, ils sont brillamment illuminés de 
bougies et de lampes : les numéros favoris, les nu- 
méros qui doivent infailliblement sortir, d'après 
ees calculs de probabilité chers aux joueurs de lo- 
terie, anssi forts sur cette malière que M. Poisson , 
de l'Inslitut, sont aussi exposés en grande pompe. 
Certains joueurs, qui suivent optniàtrément ces mar- 
tingales imaginaires , les acbètent à tout prix, et 
recommeDcent, malgré de nombreuses déceptions, 
leurs mises doublées ou triplées d'après des pro- 
gressions malhématiques. 

En France, on a supprimé laloterie corame im- 
morale. Peut-ètre est-ii plus hnmain de ne pas 
òter l'espérance au malheur : pourquoi donner à 
de pauvres diables la certitude qu'ils n'auront ja- 
mais le sou? Cette chimère du gros lot, ce paradis 
du quaterne et du quine, a fait patienter jusqu'à la 
fin bien des désespoirs. 

Notre gondole doit venir à trois heures. Antonio 
heurte à la porle d'eau : nous avons remercié les 
barcarols de l'hotel d'Europe et pris une gondole 
au mois , ce qui est peu coùteux et plus commode. 
Antonio est un jeune dròle de quinze ou seize ans, 
très-alerte, très-fùté, maniant passablement l'avi- 
ron , faisant fort bon effet sur la poupe de la bar- 
que , avec son bonnet chioggiote et sa veste d'in- 
dienne à dessins perses. Il n'a qu'un défaut : c'est 
de se préoccuper trop vivement de la jambe des 



ITALIA. 219 

jolies femmes qui entrent en gondole ou qui en 
sortent; l'autre jour, une petite pantoufle d'or 
chaussant un bas de soie brode, qui descendait troia 
marches de marbré rose, faillit nous faire cbavi- 
rer par notre trop inflammable gondolier. A cela 
près , il était fort gentil ; l'amour le présenrait de 
Fìvroguerie. Cupidon le sauvait de Bacchus, dirait 
un classique. 

Il y a, tout ari bout de la rive des Esclavons , au 
delàdes jardins publics, à la pointe de Quinta valle, 
dans l'ile de San-Pietro , la maison d'un vieux pè- 
cheur nommé Ser-Zuane , célèbre pour les dlners 
de poisson , cornine l'hotel de Trafalgar ou la ta- 
verne du Vaisseau, à Greenwich, près de Londres, 
ou corame la Ràpée à Paris. 

Nous avions forme la partie d'y alle? dtner , et 
faisant tenir la gondole un peu au large, nous 
jouissions nonchalamment de ce spectacle dont 
TobìI ne peut se lasser, le vit-il tous les jours, tant 
il est admirable , féerique et perpétuellement neuf. 
Nous voyions défiler devantnous, comme sur une 
bande panoramique, entre le ciel etl'eau, la Zecca, 
l'ancienne bibliothèque de Sansovino, les colonnes 
de la Piazetla, le palais ducal, le pont des Soupirs, 
l'hotel Danieli , le quai des Esclavons , tout bordé 
de boutiques et d'embarcalions de Feffet le plus 
pittoresque ; les fondamenta Cà di Dio qui prolon- 
gent la ligne du quai et les jardins publics, dont la 



220 ITALIA. 

verdure et la fratcheur démentent cette idée qu'il 
n'y a dans Venise que de l'eau, du marbré et de 
la brique. 

Ayant tourné les jardins, notis abordàmes, par 
le canal de San-Pietro de Castello, à la demeure de 
Ser-Zuane ; des barques tirées sur le sable et pit- 
toresquement échouées, des filets étcndus au soleil, 
des poutrelles et des planches , forment un traguet 
ruslique devant son logis , fort simple d'ailleurs, 
et fourniraient un molif piquant de croquis mari- 
time à Eugène Isabey. 

On nous avait préparé la plus belle chambre de 
la maison. Nous fìmes transporter notre couvert 
au fond du jardin , sous une tonnelle ombragée de 
pampres, de feuilles de fìguier, et d'où pendaient 
les fruits de quelques courges qu'on avait fait grim- 
per. Le jardin, obstrué de plantes potagères, de 
fleurs et de mauvaises herbes, était assez mal peigné 
pour ètre charmant. Cette végétation libre et touf- 
fue nous plait plus qu'une culture trop ornée. 

Ser-Zuane, quoiqu'un peu contrarie de cette fan- 
taisie toujours incompréhensible pour des gens du 
peuple, de préférer un banc de bois, une table à 
tréteaux sous un massif de verdure, à une chaise 
de crin devant une table d'acajou, dans une cham- 
bre à glaces et à estampes de la me Saint-Jacques, 
ne s'en montra pas moins envers nous de la plus 
joviale cordialité. 



ITALIA. 2*1 

La femme de Ser-Zuane , qui parait jouir au logis 
d'une autori té despotique, est une grosse commère 
réjouie , haute en couleur, bastionnée d'appas for- 
midables. Elle aime à dire des gaillardises aux- 
quelles son vieux époux donne la réplique. Nous 
ne savons si ce Philémon et cette Baucis de la fri- 
ture ont été heureux , mais ils ont eu beaucoup 
d'enfants, comme les princes et les princesses des 
contes de fées. Le Zuane prétend méme qu'il est 
assez vert pour augmenter celte nombreuse lignee, 
mais sa femme dit que c'est une pure fatuité. 

Chaque pays a ses mets locaux , son plat parti- 
culier. Marseille vante sa bouille-à-baisse, son aioli 
et ses clovisses; Venise a la soupe aux pidocchi, qui 
vaut mieux que son nom peu ragoùtant. Les pi- 
docchi (poux de mer) sont des espèccs de moules 
qui se recueillent dans les lagunes et les canaux 
méme. Les meilleurs sont ceux de FArsenal. 

La soupe aux pidocchi est classique chez Ser- 
Zuane, et tout voyageur épris de la couleur locale 
doit à sa conscience d'en manger une accommodée 
de la main du vieux pècheur de l'Adriatique. Nous 
déclarons, la main sur l'estomac, préférer le po- 
tage à la bisque et le turlle-soup; mais cependant, 
le bouillonde moules, convenablement relevé d'é- 
pices et d'herbes aroma ti ques, a bien son charme, 
surtout sous une treille de Quinta valle. 

Le reste du dlner, qu'un supérieur de chartreux 



tt* ITALIA. 

n'eùt pas désavoué , se composait d'huìtres de 
l'Arsenal aux fines herbes, d'écrevisses de mer 
d'un blanc rosàtre, de soles et de muges de Chiog- 
gia au court-bouillon , de rougets et de sardine* 
frites, le tout arrosé de vin du vai Policella et de 
Piccolit de Conegliano, avec un dessert de c« 
beaux fruits vermeils et dorés qui se cuisent au 
soleil sur les collines d'Està, de Monselice et de 
Montagnana. 

Au dessert, pendant que nous buvions unebou- 
teille de vin de Samos, cuit et miellé cornine un 
vin homérique , la vieille vint causer avec nous, 
gaiement et familièrement, à la facon d'une hò- 
tesse antique ; elle offrit un gros bouquet, arca- 
die à la hàte dans son jardin et noué d'un brin 
de jonc , à la femme de l'ami qui partageait notre 
repas, charmante personne à la physionomie es- 
pagnole, dont le bras rond et blanc sortait du 
sabot de dentelles noires qui terminait sa manche. 

La vieille se réeria sur la blancheur et la beauté 
de ce bras, qu'elle baisa à plusieurs reprises atee 
certe gràce familière du bas peuple de Venise, dont 
la courtoisie respectueuse n'a rien de servile. 

L'addition nous fut apportée , écrite sur le iodi 
d'une assiette. Elle montait assez baut , mais nous 
avions fait un dtner délicat et curieux, et, en qudilc 
d'étranger, nous devrons payer un tiers de pto* 
qu'un riaturel du pays, pour les frais de traduc- 



ITALIA. 2*3 

tion; il n'y avait rìen à dire : aussi ne ftmes-nous 
pas la moindre observation, et le pècheur nous re- 
conduisit jusqu'au traguet où nos gondolcs nous 
attendaient. 

Nous allàmes faire un tour aux jardins publies, 
tout voisins de là : c'est une grande promenade 
plantée d'arbres , dessinant un triangle obtus sur la 
mer, et terminée à sa pointe par un monlieule 
surmonté d'un café frequente des buveurs et des 
musiciens ambulants. Les enfants et les jeunes 
fllles s'amusent à dévaler sur cetle pente douce , 
tapissée de gazon fin. 

La vue s'étend au loin sur la lagune : Fon aper- 
$oit de là Murano, l'Ile où se fait le verre, San- 
Servolo, où est l'hòpital des fous, et la ligne basse 
du Lido , avec ses dunes, ses cabarets et ses arbres 
écimés ; des rangées de pieux , indiquant la pro- 
fondeur de l'eau, forment des espèces d'allées dans 
cette mer peu profonde , où flottent des bancs de 
varechs et de fucus. La perspective est égayée par 
un va-et-vient perpétuel de voiles et d'embarca- 
tions. 

Les jardins publies, les jours de féte, renferment 
la plus charmante collection de beautés vénitiennes. 
C'est là qu'on peut étudier à son aise ce type ca- 
ractérisé par Gozzi , biondo , bianco et gra$soto. 

La présence des Autrichiens a dù nécessairement 
modifier le type vénitien, quoique cependant les 



£24 ITALIA. 

unions soient rares, à cause de l'aversion naturelle 
des deux raccs; mais Fon relrouve encore dansla 
réalité les modèles de Jean Bellin, de Giorgione, 
de Titien et de Veronése. 

Les jeunes filles se promènent par groupes de 
deux ou trois, la più pari tòte nue et coiffées avec 
beaucoup de goùt de leurs opulents cheveux blonds 
ou chàtains. Le type brun meridional est assez rare 
à Venise panni les femmes, quoique fréquent chez 
les hoinmes. Nous avions déjà remarqué cette bi- 
zarrerie en Espagne, à Valence, où la population 
male a le poil noir, le teint olivàtre, l'aspect bave 
et brulé d'une tribù de bédouins d'Afrique, tandis 
que les femmes soni blondes, blanches et fi-alche? 
cornine des fermières du Lancashire. Du reste, 
cette distribution de nuances est très-bonne, — Adam 
était couleur de briques, Ève couleur de lait, — el 
elle fournit aux peintres d'heureuses opposi tions. 

Nous avons vu là de bien charmantes iètes, dont 
le souvenir très-distinct pour nous serait difficile à 
reproduire sans crayon. Nous essayerons d'esquisser 
quelques traits généraux. Les lignes de la figure, 
sans arriver à avoir la régularité grecque, régula- 
rité presque architecturale et qui est comme le 
poncis de la beaulé, ont néanmoins un rhythme 
qui manque aux visages du Nord , plus lourmentés 
par la pensée et les multiples inquiétudes de la civi- 
lisation. Les nez sont plus purs, plus francs d'aréte 



ITALIA. 225 

que les nez septentrionaux , toujours pleins d'im- 
prévu et de caprice. Les yeux ont aussi cette placi- 
dité brillante inconnue chez nous et qui rappelle le 
regard clair et tranquille de l'animai : ils sont noirs 
très-souvént , malgré la teinte blonde des cheveux; 
la bouche a cette smorfia , espèce de sourire dé- 
daigneux plein de provocation et de charme , qui 
donne tant de caractère aux tétes des maìtres ita- 
liens. 

Ce qu'il y a de charmant surtout chez les Véni- 
tiennes , c'est la nuque , l'attaché du col et la nais- 
sance des épaules. On ne saurait rien imaginer de 
plus svelte, de plus élégant, de plus fin et de plus 
rond. Il y a du cygne et de la colombe dans ces 
cols qui ondulent, se penchent et se rengorgent; 
sur les nuques se tordent toutes sortes de petits 
cheveux follets , de petites boucles rebelles , échap- 
pées aux morsures du peigne , avec des jeux de lu- 
mière, des pctillements de soleil, des éclairs 
d'ombre à ravir un coloriste. Après une prome- 
nade aux jardins publics, on ne s'étonne plus de la 
splendeur dorée de Fècole vénitienne; ce qu'on 
croyait un rève de l'art n'est que la traduction 
quelquefois inférieure de la réalité. Nous avons 
suivi bien souvent quelques-unes de ces nuques 
sans mème essayer de voir la tète qu'elles por- 
taient, nous enivrant de ces lignes si pures et de 
cette chaude blancheur. 

199 o 



£26 ITALIA. 

Une fois méiiie , nous fìmes à travers l'écheveau 
des ruelles de Venise la promenade la plus em- 
brouillée à la suite d'une belle nuque qui n'y com- 
prenait rien et nous prenait pour un galantin opi- 
niàtre et imbécile. 

C'était une grande lille, brune par extraordinaire, 
ayant beaucoup de ressemblance avec Mlle Rachel 
pour l'élégance longue et fine de son corps et les 
attaches antiques de son col. Elle avait une dignité 
si parfaite de inouvements que son grand chèle 
rouge de barége semblait sur elle le manteau de 
pourpre d'une reine. Jamais la grande tragédienne 
n'a fait prendre à ses pèplum et à ses tuniques des 
plis plus heaux et plus nobles. Elle marcbait vite, 
faisant écumer aulour d'elle te volant de sa robe 
bleue, comme les vagues aux pieds de Thétis, avec 
une aisance et une fierté d'allure dont ime grande 
coquette eùt été jalouse. Nous la perdkwis souvent 
à travers les raasses de promeneurs; mais là rouge 
étincelle de son chàle nous guidai! comme l'éclat 
d'un phare, et nous la retrouvions toujours. 

Ce pourchas avait commencé sur la place Saint- 
Marc. Près du poni de la Pàille, la belle s'arrèta 
et causa quehpies instants avec un vieil homme 
basane, gris de barbe et de cheveux, gondolier ou 
pècheur, qui semblait étre son pére. Le vieifiard lui 
donna quelque argent, puis elle s'enfonga dans une 
de ces petites ruelles qui déboucheirt sur le quai 



ITALIA. 227 

des Esclavons. Àprès beaucoup de détours dans ce 
dèdale de ruelles, de sotto portici, de canaux, de 
ponts qui égarent si souvent l'étranger à Venise, 
elle fit halle , sans doute pour se débarrasscr de 
l'ombre qui la suivait à distance, deyant urne de 
ces boutiques de poissons en plein vent, où le thon 
se débite par rouges tranches ; elle marchanda lon- 
giicment un morceau qu'elle ne prit pas. Elle se 
remit en marche , tournant imperceptiblement la 
téle sur Tépaule et roulant sa prunelle dans le coin 
de Tceil pour voir si elle était débarrassée de son 
attentif. Quand elle s'aper^ut du contraire , elle fit 
un geste de m^uvaise humeur qui la rendit encore 
plus charmante, et continua sa route par les rues, 
les places, les ruelles, les passages, les ponts à es- 
caliers, de manière à nous désorienter compiete- 
mene Elle nous mena ainsi, de son pas agile et 
toujours plus presse, du coté de FÀrsenal, dans un 
quartier désert , jusqu'à une place où s'élève une 
fagade d'église non achevée , et là se jeta comme 
une biche effiarée contre une porte qui s'ouvrit et 
se referma aussitòt. 

Entre toutes les snppositions que put faire cette 
pauvre enfant, attaque galante , séduction, enlève- 
ment, elle ne s'imagina certainement pas qu'elle 
était suivie par un poéte plastique qui donnait 
une féte à ses yeux et cherchait à graver dans son 
souvenir, comme une belle strophe ou un beau ta- 



228 ITALIA. 

bleau , cette nuque charmante qu'il ne devait plus 
revoir. 

XIV, 

Le début du Yicaire, gondoles, coucher du soleil. 

Au sortir des jardins publics, on se trouve sur un 
ancien canal comblé et transformé en rue. Cette 
rue présentait l'aspect le plus anime ; eu dehors de 
toutes les fenètres et de tous les balcons pendaient 
des pièces de damas, des lés de brocatelle, des tapis 
de Perse ou faits de pièces de couleur en facon 
d'habit d'arlequin, corame on en fabrique à Venise, 
des nappes de guipure, des morceaux de soie flam- 
bée , et aux maisons plus pauvres des rideaux ou 
des draps de Ut : il n'y avait pas une fa^ade qui ne 
fùt point pavoisée. Nous nous serions cru en France 
un jour de Fète-Dieu, au temps où la procession 
pouvait sortir, si l'étrangeté des costumes et des 
types ne nous eùt rappelé le contraire; les fenètres 
encadraient des groupes de trois ou qualre jeunes 
filles ou jeunes femmes en robes blanches ou bleues, 
avec des chàles de couleurs vives , l'air anime et 
joyeux, amicalement enlacées, se penchant vers la 
rue, se tournant pour répondre aux hommes placés 
derrière elles. 

La rue était encombrée de boutiques de friture , 
de marchands de pastèques, de citrouilles et de 



* ITALIA. £29 

raisins. Les acquajoli jetaient dans l'eau ces quel- 
ques gouttes de kirch qui lui donnent la froideur 
de la giace et la teinte de l'opale. Les cafetiers im- 
provisés débitaient leur brune liqueur avec le mare; 
d'autres vendaient des glaces grossièrement colo- 
riées. Les cabarets regorgeaient de buveurs, fétant 
le vin noir d'Italie et le vin jaune de Grece ; une 
foule incroyable fourmillait dans un gai tumulte 
sur cet espace étroit. 

L'église devant laquelle nous passàmes laissait 
voir , par ses portes ouvertes , un embrasement de 
cierges. Le maìtre-autel éblouissait, et, dans cette 
chaude atmosphère rouge, scintillaient comme des 
étoiles des milliers de lumières ; l'église était tendue 
de daraas galonnés d'or, festonnée de guirlandes 
en papier, et Fassistance était si compacte qu'il 
nous fut impossible de faire trois pas au delà du 
seuil. 

Un ouragan de musique, basses, flùtes et violons, 
se déchaìnait sous la voùte enflammée , puis les 
voix reprenaient leur psalmodie. Un office en mu- 
sique n'est pas rare à Venise ; mais cet office était 
écouté avec une curiosité attentive qui n'esl guère 
le fait de la dévotion italienne, un peu sensuelle et 
distraite. 

Un prètre de la paroisse débutait comme cure ou 
comme vicaire, nous ne savons plus lequel, et c'é- 
tait là le motif de cette fète. Des sonnets et des 



230 ITALIA. 

odes à la louange de ses vertus évamgéliques et de 
sa charité chrétienne placardaient toutes les mu- 
railles : en Italie , tout est occasioix de sonnet ; on 
en fait sur les mariages, sur les naissaiices, sur^fcs 
anniversaires, sur les guérisoas, sur les morte;: <m 
en crible les canta trices; le sonnet est en Italie ce 
que la reclame est chez nous, reclame innocente 
et poétique, désintéressée sur tout, épaachement' 
naif de cette admir^tion enfantine que les peuples 
du Midi , plus passionnés que ceux du Nord , seatent 
le besoin d'épancher à propos de tout. Dans ces 
sonnets, il se fait une effiroyable consommation de 
métaphores et de concetti ; on y décroche les étoiles 
à tout instant; les planètes y dansent des saraban- 
des, et Fon y fait des omelettes de lunes et de so- 
ieils- V Adone du cavalier Marin n'est pas si oublié 
qu'on pense. 

En longeant les fondamenta Cà di Dio pour re- 
lourner à la Piazzetta , nous vìmes des jeunes gens 
de la ville, amateurs de prouesses aquatiques 
comme nos canotiers parisiens, qui langaient à 
toutes rames leur gondole oontre la berge du quai, 
et, à quelques pouces du revètement de pierre, au 
plus fort de l'élan , par un brusque coup d'aviron, 
arrètaient la barque net. Ce jeu est effrayantet gra- 
cieux : on croit, quand on la voit venir de celle 
vitesse, que Fembarcation va se briser en mille 
morceaux , mais il n'en est rien; Ton prend du 



ITALIA. 23i 

champ et l'on recommence. C'est ainsi que les ca- 
valiere arabes ou turcs poussent leurs chevaux à 
fond de tram contre un mur , et les retiennent sur 
leurs quatre jambes, faisant soudain succèder Tinì- 
mobilité du repos à la violence de la course. Les 
anciens Yénitiens ont pu voir jadis ces fantasias 
équestres dans l'Atmeidan de Constantinople, et 
les ont traduites à l'usage de leur patrie, où le che- 
Tal est pour ainsi dire un ètre chimérique. 

Plus d'un jeune praticien revét encore la veste, 
le bonnet et la ceinture traditionnels , et dirige lui- 
méme sa gondole avec beaucoup d'aisance. Les 
étrangers aussi y prennent goùt, les Anglais prin- 
cipalement , en leur qualité de peuple nautique. 
Plusieurs d'entre eux payent des maltres de gondole 
et s'exercent dans l'art difficile de nager à la veni- 
tienne. 

Tous les malins, sous notre balcon, passait un 
jeune gentleman du plus grand air,, qui travaillak 
sa legon de rame avec conscience et transpiration ; 
il faisait des progrès visibles , et doit ètre en état 
maintenant d'ètre regu dans la corporation des Ni- 
colotti ou des Castellani; s'il continue, il pourra 
peut-ètre aspirer au baptème d'encre de sépia, qui 
se confère encore en secret, lorsqu'il s'agit de sacrer 
un chef à ces factions en gondole. 

Il y a de bien beaux couchers de soleil à Paris. 
Lorsqu'on sort des Tuileries par la place de la Con- 



232 ITALIA. 

corde et qu'on tourne la figure du coté des Champs- 
Élysées, il est difficile de ne pas ètre ébloui du ma- 
gnifique spectacle qui se présente : les masses 
d'arbres , l'obélisque égyptien , la perspeclive ma- 
gique de la grande allée , la porte triomphale de 
rArc-de-1'Étoile , ouverte sur le vide , font un ad- 
mirable encadrement à l'astre qui s'éteint dans des 
splendeurs plus éclatantes pour nos yeux que celles 
du jour. 

Mais il y a quelque chose de plus beau encore , 
c'est un coucher de soleil à Venise, lorsqu'on vient 
du Lido , de Quintavalle ou des jardins publics. 

La ligne de maisons de la Giudecca, qu'inter- 
rompt le dòme de l'église du Rédempteur ; la pointe 
de la Douane de iner élevant sa tour carrée , sur- 
montée de deux Hercules soutenant une Fortune ; 
les deu* coupoles de Santa-Maria della Salute ar- 
rondies comme des seins pleins de lait, forment 
une découpure raerveilleusement accidentée, qui se 
détache en vigueur sur le ciel et fait le fond du 
tableau. 

L'ile de Saint-Georges-Majeur, placée plus avant, 
sert de repoussoir, avec son église, son dòme et 
son clocher de briques , diminutif du Campanile, 
qu'on apergoit à droite, au-dessus de l'ancienne 
Bibliothèque et du palais ducal. 

Tous ces édifices baignés d'ombre , puisque la 
lumière est derrière eux, ont des tons azurés, lilas, 



ITALIA. 233 

violets, sur lesquels se dessinent en noir les agrès 
des bàtiments à Fancre ; au-dessus d'eux éclate un 
incendie de splendeurs, un feu d'arlifice de rayons; 
le soleil s'abaisse dans des amoncellements de to- 
pazes, de rubis, d'améthystes que le vent fait cou- 
ler à chaque minute , en changeant la forme des 
nuages; des fusées éblouissantes jaillissent entre 
les deux coupoles de la Salute, et quelquefois, se- 
lon le point où Fon est place, la flèche de Palladio 
coupé en deux le disque de Fastre. 

Cela sans doute est fori beau. Mais ce qui doublé 
la magie du spectacle, c'est qu'il est répété par Feau. 
Ce coucher de soleil, plus magnifique que celui 
d'aucun roi , a la lagune pour miroir : toutes ces 
lueurs, tous ces rayons, tous ces feux, toutes ces 
phosphorescences ruissellent sur le clapotis des 
vagues en étincelles , en paillettes , en prismes, en 
traìnées de fiamme. Cela reluit, cela scintille, cela 
flamboie, cela s'agite dans un fourmillement lumi- 
neux perpétue!. Le clocher de Saint-Georges-Ma- 
jeur, avec son ombre opaque qui s'allonge au loin, 
tranche en noir sur cet embrasement aquatique, 
ce qui le grandit d'une facon démesurée et lui 
donne Fair d'avoir sa base au fond de Fabìrne. La 
découpure des édifices semble nager entre deux 
ciels ou entre deux mers. Est-ce Feau qui reflète le 
ciel ou le ciel qui reflète Feau? L'cdìI hésite et tout 
se confond dans un éblouissement general. 



234 ITALIA. | 

Ce spectacle splendide nous rappela ce passage 
du Magicien prodigieux de Calderon , où le poetai 
décrìvant un eoucber de soleil par la bouche m 
l'étudiant Cyprien, peìnt les nuées et les vagues q^ 
font 

Une tombe d'argent au grand cadavre d'or ! 

Mais laissons là cette peinture impossìble et 
grettons que Ziem , qui a fait un si joli lever 
soleil (Tazur , d'argent et de rose , au large de 
Piazzetta , ne lui ait pas donne pour pendant 
coucher pris de San-Servolo ou de la riva dei Schia-, 1 
voni ; cela nous dispenserait de notre description. 

On nous débarqua au traguet de la Piazzetta, en- 
eombré d'une émeute de gondoles , et nous nous 
dirigeàmes vers la Piazza par les arcades de Fan- 
cienne Bibliothèque du Sansovino^ aujourdliui 
palais du vice-roi. Notons en passant un détail ca- 
ractéristique : aux endroils propices où Fon élève- 
rait chez nous une colonne Rambuteau , on trace 
une grande croix noire avec ce mot, rispetto, re- 
commandation qui n'est pas très-pieusement ob- 
servée. C'est faire un singulier usage du signe de 
notre rédemption, que de l'employer à protéger 
les angles suspects. N'y a-t-il pas là quelque ré- 
miniscence du paganisme, une traduction à la 
mode italienne du vers d'Horace : 

Enfants, allez plus loin ; cet endroit est sacre. 



ITALIA. 235 

Nous demandons pardon aux lecteurs et surtout 
aux lectrices de cette remarque un peu familiare, 
mais c'est un trait de mceurs qu'on peut et qu'oa 
doit noter. Il peint l'Italie tnieux peut-étre qu'uue 
grande dissertation generale. 

C'est sur la Piazza , vers les huit heures du soir, 
que la vie de Venise arrive à son maximum d'in- 
tensiié. On ne saurait rien imaginer de plus gai, 
de plus vif, de plus amusant. Le soleil couehant 
illumine du rose le plus vif la fagade de Saint-Marc, 
qui semble rougir de plaisir et scintille ardemmenl 
dans ce dernier rayon. Quelques pigeons retarda- 
taires regagnent le pignon ou la comiche où ils 
doivent dormir jusqu'au matin , la tète sous leur 
aile. 

La Piazza est toute bordée de cafés, cornine le 
Palais-Royal de Paris , avec lequel elle offre plus 
d'une ressemblance; le plus célèbre de tous est le 
café Florian, rendez-vous de l'aristocratie. Puis 
viennent les cafés Suttil, Quadri, Costanza, fré- 
quentés par les Grecs, l'Empereur d'Autriche, où 
se réunissent les Allemands et les Levantins. 

Ces cafés n'ont rien de remarquable comme or- 
nementation, surtout si on les compare aux su- 
perbes établissements surchargés d'or, de pein- 
tures et de glaces, que Paris possedè en ce genre : 
ils consistent en quelques pièces fort simples, as- 
sez basses de plafond, où Fon ne se tient jamais< 



236 ITALIA. 

à moins que ce ne soit dans les plus mauvais jours 
de Thiver ; la seule décoration caractéristique que 
nous puissions noter, ce sont quelques panneam 
de filigrane de verre colorié formant vitre dans Je> 
portes intérieures du café Florian. 

L'ancien propriétaire du café Florian était tris- 
bien vu de la vieille noblesse vénitienne, à laquelk 
il rendait toutes sortes de petits services officiem. 
Il fut aussi l'ami de Canova , qui modela la jamLe 
du cafetier, atteint de la goulte, pour que le cor- 
donnier pùt lui faire des chaussures qui ne le gè- 
nassent point. Ce trait de bonhomie est tou- 
chant de la part de l'illustre artiste devant qui la 
belle Pauline Borghése ne dédaigna pas de po- 
ser nue. 

Le café, nous l'avons déjà dit, est excellentà 
Venise; on le sert sur des plateaux de cuivre, ac- 
compagné d'un verre dont la dégustation occupc 
des heures entières les loisirs des Vénitiens. Les 
glaces et les granits n'ont de remarquable que leur 
bas prix ; il y a loin de là aux raffinements exquis 
des boissons glacées espagnoles. Nous n'avons rieu 
trouvé de special qu'un certain sorbet au raisin ou 
vert-jus, très-frais, très-savoureux. 

Les consommateurs se placent sous les arcade* 
ou sur la Piazza mème, où sont installés devanl 
chaque café des chaises, des baccs de bois et des 
tables. Autrefois Fon dressait au milieu de la place 



ITALIA. 237 

des tentes et des bannes rayées d'un joli effet ; cette 
coutume pittoresquea disparii. Les stores bariolés 
commencent aussi à devenir rares; ils sont trop 
souvent remplacés par d'affreux lambeaux de toile 
bleue, semblables à des labliers de cuisinières. 
C'est moins voyant et de meilleur goùt, disent les 
civilisés. 

Des marchandes de bouquets très-accortes, très- 
délurées, mais néanmoins d'une verlu farouche, 
s'il faut en croire les chroniques qui font des ré- 
cits d'Anglais éperdus d'amour et jetant à poignées 
les bank-notes dans leur corbeille sans le moindre 
succès, papillonnent sur la place et égayent les 
passants et les consommateurs de leurs gentilles* 
obsessions : quand on les refuse, elles vous don- 
nent en riant un petit bouquet et s'enfuient. Il n'est 
pas d'habitude de les payer sur-le-champ ; cela 
serait grossier , mais on leur donne de temps en 
temps un petit écu en guise de cadeau et de bonne 
manche. 

Aux marchandes de bouquets succèdent les ven- 
deurs de fruils glacés , qui s'en vont criant : « Ca- 
mmei ! caramel ! >» d'une facon étourdissante ; leur 
magasin consiste en un panier contenant des rai- 
sins, des figues, des poires, des prunes, enve- 
loppés dans une croùte brillante de sucre candì. 
L'un d'eux , petit bonhomme d'une douzaine 
d'années, nous amusait par la prodigieuse volu- 



238 ITALIA. 

bilité avec laqueile il faisait son cri. Nous lui don- 
nions cpielques pièces de monnaie , et il s'arrè- 
tait toujours pour causer avec nous ; ses relations 
avec des étrangers de tous pays Tavaient rendo 
polyglotte, et il n'était guère d'idiome doni il ne 
sùt quelques mots. Ce gamin de Paris sur le pare 
de Venise était plein de dispositions et d'Intelli- 
gence. Il parait mème que le vice-roi avait accordé 
une petite pension pou^ le faire élever; mais le 
jeune vendeur de caramel s' était compromis sous 
le gouvernement de Manin : il avait été tambour de 
la république, et ses prouesses de héros lui avaient 
fait perdre sa position de rentier de FÉtat. Un soir, 
un merveilleux à qui il offrait sa marchandise avec 
trop d'importunité peut-ètre lui asséna un terrible 
coup de canne sur sa pauvre petite épaule maigre ; 
il ne dit rien et ne pleura pas , mais il lariga à ce 
brutal un coup d'oeil qui signifiait : « Bon pour une 
coltellata dans quelques années d'ici. » Nous espé- 
rons que ce compte sera réglé comme celui de 
Lorédano. Dans un mouvement d'indignation bien 
naturel, nous avions déjà soulevé un escabeau 
pour en fendre le cràne à ce misérable endiman- 
ché ; mais un respect humain , auquel nous nous 
reprochons d'avoir cède , nous arrèta. Nous recu- 
làmes devant un tumulte et une explication dans 
un dialecte qui ne nous est pas.familier. 
Nous avions aussi pour amis une collection de 



ITALIA. 239 

petits mendiants, gar^ons et filles, très-ébouriffés , 
très-déguenillés, très-blonds et très-roses sous leur 
hàle et leur crasse, et auxquels il n'eùt fallu qu'un 
bain de trois ou quatre seaux d'eau pour les faire 
nager dans Toutre-mer des cìels de Veronése. I/un 
d'eux avait un pantalon fait de lisières de drap 
cousues ensemble, ce qui procfcusait le plus sin- 
gulier bariolage. Sur Fune de ces bandes on li- 
sait : « Manufacture de draps d'Elbeuf , » en lettres 
jaunes sur fond bleu. Cet arlequin compose de 
rognures formail le vètement le plus picaresque 
du monde. 

Nous doimions quelquefois une zwantzig à une 
fillette de dix à douze ans, la plus raisonnable de 
la bande, à la condition de la partager avec les 
autres ; et c'était fort dróle de la voir aller cher- 
cher de la monnaie chez le changeur pour faire la 
répartition , ou les petits dróles tirer de leurs hail- 
lons de quoi faire l'appoint. 

XV. 

Les Yénìtiennes , Guillaume Teli, Girolamo. 

S'il y a au monde quelque chose d'indolent et de 
paresseux avec délices, ce sont les Vénitiennes de 
la haute classe. L'usage de la gondole les a désha- 
bituées de la marche. Elles savent à peme faire un 



240 ITALIA. 

pas. Il faut, pour qu'elles se risquent au dehors 
une conjoncture de circonstances atinosphériques 
rares mème dans ce beau et doux climat. Le si- 
rocco, le soleil, un nuage qui menace pluie, irne 
brise de mer trop fralche sont des raisons suffi- 
santes pour les retenir au logis ; un rien les abat, 
un rien les fatigue, et leur plus grand exercice ed 
d'aller de leur canapé à leur balcon respirer une 
de ces larges fleurs qui s'épanouissent si bien dans 
l'air humide et tiède de Venise. Cette vie noncha- 
lante.et retirée leur donne une blancheur mate et 
pure, une délicalesse de teint incroyable. 

Lorsque , par hasard , il fait un de ces temps pri- 
vilégiés qu'on appelle chez nous temps de deraoi- 
selle, quelques-unes font deux ou trois tours sur 
la place Saint-Marc , à l'heure où la bande mili- 
taire exécute sa symphonie du soir, et se reposent 
longuement devant le café Florian , en face d'un 
verre d'eau opalisée par une goutte d'anis, en 
compagnie de leurs maris , frères ou cavaliere ser- 
vants; mais cela est rare, surtout dans les mois 
caniculaires, pendant lesquels les familles patri- 
ciennes ou riches se réfugient en terre ferme dans 
leurs viilas, au bord de la Brenta, ou dans leurs 
lerres du Frioul , à cause des exhalaisons des la- 
gunes , qu'on dit malsaines et qui causent quelque* 
fièvres. 

Autrefois, les Levantins abondaient à Venise; 



ITALIA. 241 

leurs pelisses, leurs dolman s, leurs amples habits 
aux couleurs éclatantes, variaient pittoresquement 
la foule, qu'ils traversaient impassibles et graves. Ils 
sont plus rares aujourd'hui que le commerce se 
détourne et prend la route de Trieste , mais l'on 
rencontre fréquemment des Grecs, à la calotte 
inondée d'une vaste houppe de soie, espèce de 
chevelure bleue qui se répand sur les épaules , aux 
tempes rasées, aux cheveux flottantspar derrière, 
à la physionomie caractéristique , dont le beau vé- 
tement national trancile sur le bideux costume mo- 
derne. Ces Grecs , qui , la plupart , ne sont que des 
marchands ou des patrons de barques de Zante, de 
Corfou, de Chypre ou de Syra, ont une majesté de 
tournure singulière, et la noblesse de leur race an- 
tique est écrite sur leurs traits comme sur un livre 
d'or ; ils se rendent, par groupes de trois ou qua- 
tre, à l'angle de la Piazza, au café de la Costanza, 
qui jouit du monopole d'offrir le moka et la pipe 
aux enfants du Levant. 

Autour des cafés circulent des musiciens ambu- 
lants qui exécutent des morceaux d'opéras, des 
ténors chantant la Lucia ou tout autre air de Do- 
nizetti avec cet organe souple et cette admirable 
facilité italienne, où l'instinct singe le talent à s'y 
tromper ; des ombres chinoises différentes des nó- 
tres, en ce que le fond du tableau est noir et que 
les figures sont blanches, se dérouleut rapidement, 

199 v 



242 ITALIA, 

encadrées dans une baraque de toile. Le dèmon- 
strateur , espèce de gracioso vètu d'un frac à l'an- 
tique, coiffé d'une espèce de chapeau à cornes 
comme le marquis que chacun se rappeUe avoir 
vu courir les rues de Paris secouant sa perruqi» 
de filasse et raclant un ihauvais violon, expliqiw 
qu'il était autrefois impresario d'Opera , mais que, 
par suite de la cherté des ténors et de Phumeurca- 
pricieuse des prime donne, il aété réduit à la misere 
et ne dirige plus que des ombres chinoises, com- 
pagnie docile s'il en fot et peu coùteuse. 

Mais un groupe se forme au milieu de la place, 
l'on ne prète plus au ténor qu'une attention dis- 
trai te, les ombres chinoises voient se romprete 
cercle de leurs spectateurs ; les vendeurs de cara- 
mels cessent leurs cris monotones; les chaiseseié- 
cutent un quart de conversion, tout se tait. 

On a dispose les pupitres, place la musique;la 
bande militaire arrive, on prelude, l'on coromence. 
C'est l'ouverture de Guillaume Teli. 

De mème que les Italiens ont l'instinct de la mu- 
sique vocale , de mème les Allemands ont l'instinct 
de la musique instrumentale; l'ouverture est joué* 
avec une justesse, un ensemble admirables; ce- 
pendant il y manque cette energie, cet entrain, 
cette ardeur sauvage que demande impérieusement 
cette musique révolutionnaire, Tout ce qui reni 
l'amour, les délices de la vie pastorale, les neiges 



. ITALIA. 243 

de la montagne, l'émeraude de la prairie, l'azur du 
lac, les bruits de clochettes, les frais parfuros al- 
pestres, est exprimé avec un sentiment poétique et 
profond ; mais les accents de révolte et de liberté , 
l'indignaiion d'une àme fière opprimée par fai ty- 
rannie, toute la partie tumultueuse, bouillonuante 
de l'oeuvre, est rendue d'une fagon molle, timorée, 
evasive en quelque sorte , comme si une censirne 
mystérieuse avait ordonné d'éteindre dans une har- 
monie efféminée ces bruits de clairons, ces siffle- 
ments de flèches, ces grandemente sourds d'un peu- 
ple qui secoue ses chatnes. 

Il semblerait qu'on veut ainsi empècber les Veni- 
tiens de penser que le bonnet de Gessier, le aigne 
de la domination autrichienne devant lequel il faut 
courber la tète, est toujours implanté au haut 
de son màt. Les trois màts de Saint-Marc, avec leur 
bannière jaune et noire, sont là pour rendre le rap- 
prochement facile, et l'ouverture jouée avec plus 
de Yigueur pourrait donner l'idée de renvcrser 
l'insigne lyrannique. 

L'ouverture terminée, la foule se retire lente- 
ment II ne reste bientót plus que de rares pro- 
meneurs, que les berricàini, espèces de ruffians, 
dont le plus honnète commerce est Ja vente de ci- 
gares de contrebande, qui vous poursuivent de 
leurs propositions suspectes; car, bien qu'on lise 
encore dans les récits de voyageurs moderne^ que 



244 ITALIA. 

Fon fait du jour la nuit à Venise, il n'en est pas 
raoins vrai qu*à minuit la Piazza est deserte, et 
certainement plus solitaire que le boulevard de 
Gand à la mème heure; ce qui n'empéchera pas 
les touristes, sur la foi d'antiennes relations qui 
s'appliquent à des usages lombés en désuétude de- 
puis la chute de la république, de dire pendant 
cinquante ans encore que la place Saint-Marc four- 
mille de monde jusqu'au matin. 

Cela était vrai quand les appartements qui s'élè- 
vent sur les arcades des Procuraties vieilles et neu- 
ves étaient occupés par des banques de pliaraon, 
des redoutes et des casinos, où s'agitai t tout ce 
monde nocturne de nobles, de chevaliers d'indus- 
trie et de courtisanes, carnaval perpétuel auqucl 
rien ne manquait , pas mème le masque , et doni 
Casanova de Seingalt a laissé dans ses Mémoires de 
si curieuses peintures. 

Les offlces des courtiers de commerce , les bou- 
tiques où se vendent les verreries de Murano , les 
colliers de coquillages et de corail et les modèles 
de gondoles, les magasinsd'estampes, de cartes et 
de vues de Venise à l'usage des élrangers , s'étaient 
fermés les uns après les autres. Il n'y avait plus 
d'ouvert que les cafés et les bureaux de tabac. 

Il éiait temps de regagner notre gondole, qui 
nous attendait au débarcadère de la Piazzetta , pròs 
de la lanterne de la dufhesse de Berry. La lune 



ITALIA. 245 

s'était levée, et rien n'est plus charmant qu'une 
promenade au clair de lune, le long du grand canal 
ou de la Giudecca. C'est une satisfaclion roman- 
tique dont il n'est guère permis à un voyageur en- 
thousiaste de la classe spécifìée par Hoffmann de 
se priver dans une belle et claire nuit d'aoùt. Nons 
avions encore une autre raison pour errer sur la 
lagune , à une heure od il eùt été plus sage d'aller 
nous envelopper dans notre moustiquaire. Qui n'a 
entendu parler des gondoliers, qui chantent des 
octaves du Tasse et des barcaroles dans -ce patois 
vénitien si doux , si brisé , si zézeyant qu'il semble 
un balbutiement enfantin? C'est un de ces lieux 
communs de voyage qu'il est plus manière peut- 
ètre d'éviter que d'accepter. Les gondoliers ne 
chantent plus depuis longtemps. Cependant la tra- 
dition n'est pas encore perdue; les anciens des 
traguets gardent au fond de leur mémoire quelque 
épisode de la Jérusalem délivrée, dont ils ne de- 
mandent pas mieux que de se souvenir moyen- 
nant une bonne manche et quelques pots de Chy- 
pre. Gomme les fìlles d'Ischia, qui ne revètent 
leurs beaux costumes grecs que pour les Anglais , 
ils ne déploient leurs mélodies qu'à bon escient 
et avec accompagnement de guinées : 

Aussi , lorsque le soir un chant raélancolique, 
Un beau chant alterne comme une flùte antique, 
S'en yient saisir votre ànje et vous élève aux cieux , 



246 ITALIA. 

Vous pensez que ce chant , cet air mélodieux, 

Est le reflet naif de quelque àme plaintive, 

Qui , ne pouvant, le jour, dans la ville craintive r 

Épancher à loisir le flot de ses ennuis , 

Par la doticear de l 1 air et la beauté des nuits, 

S'abandonne sana petne à la musique folle , 

Et, la rame à la main , doucement se console. 

Alors , pencbant la téle et pour mieux écouter , 

Vous regardez les flots qui viennent de chanter; 

Et la gondole passe, et sur les vagues brunes 

Son flambeau luit et meurt au milieu des lagunes ; 

Et vous, toujours tourné vers lo point lumineux , 

Le coeur toujours rempli de ces cbants savoureux 

Qui surnagent encor sur la vaglie aplanie, 

Vous demandez quelle est cette lente harmonie 

Et vers quels bords lointains fuit ce concert charmant. 

Alors quelque passant vous répond tristement : 

e Ce sont des habitants des lieux froids de l'Europe, 

De palei ótrangers que la brume enveloppe, 

Qui , sans amour chez eux , à grands frais viennent voir 

Si Venise en répand sur ses ondes le soir. 

Or, ces bommes sans coeur comme gens sans famille 

Ont acheté le corps d'une humble et belle fìlle , 

Et pour combler l'orgie avec quelques deniers , 

Ils font chanter le Tasse aux pauvrei gondoliers. » 

Malgré ces beaux vers d'Auguste Barbier, et 
dussions-nous passer aux yeux du bilieux poéte 
pour « de pàles étrangers enveloppés de brume, » 
nous n'avons pas craint de donner quelques écus 
au vieux Girolamo, raccolé par Antonio, pour 
qu'il nous jouàt entre le ciel et Teau cette comédie 



ITALIA. 247 

isica-pittoresque, dont nous ne demaudions pas 
ieux que d'ètre dupe, tout prèt à nous laisser 
er à l'enchantement préparé par Dòus-mème. 
faut dire aussi , pour cìrcoustance attenuante , 
le nous n'axioBS aeheté le cprps de persoiine , et 
ìe nous étions étendu dans une chaste solitude , 
ir le \iexxx tapis de Perse de notre gondole. 

Girolamo était un dróle cuivré par le soleil , le 
Uè de la mer et les nombreuses libations qu'il se 
ermettait pour entretenir la souplesse de son go- 
er ; ayant te chant sale , il était obligé , disait-il , 
e boire beaucoup ; chaqtie stance lui faisait l'effet 
e jambon, de caviar et de boutargue, comme à un 
hantre rabelaisien. 

Quand nous fùmes un peu au large dans ce vaste 
anal de la Giudecca , qui est presque un bras de 
uer , à peu près à la hauteur. de l'église des Jé- 
uites, dont la lune argentait la bianche fagade, 
Girolamo , après s'ètre lubréfìé les bronches d'une 
;rande rasade, nouschanta d'une voix gutturale, 
profonde et un peu enrouée, mais qui s'étendait 
;rès-loin sur l'eau , avec des portements et des ca- 
iences prolongées, à la manière des chanteurs 
tyroliens , la Biondina in gondoletta , Pronta la gon- 
doletta, et l'épisode d'Herminie chea les Berners. 

La première de ces barcaroles est charmante; 
Rossini n'a pas dédaigné d'en piacer un ou deux 
couplets dans la legon de chant du Barbier de Sé- 



248 ITALIA. 

ville; elle peut ótre considérée à peu près comme 
le type du gerire, air et paroles; les autres ne 
sont guère que des variations de ce thème. Il serail 
difficile, pour ne pas dire impossible, de traduire 
dans une langue formée toutes les mignardises et 
les charmants diminutifs du diàlèète vénitien. f! 
s'agit d'une promenade amoureuse sur Feau. 

« Une jolie blonde , dRt la chanson , est montée 
en gondole , et de plaisir la pauvrette s'est endor- 
mie dans le bateau, sur le bras du gondolter, qui 
Téveille de temps à autre ; mais le bercement de la 
barque a bientót rendormì la belle enfant. La lune 
est à moitié cachée dans les nuages, la lagune cal- 
mit et le vent est en bonace ; seulement , une pe- 
tite brisc évente les cheveux de la belle et soulève 
le voile qui couvre son sein ; en contemplant f\\e- 
ment les perfections^de son bien, ce beau visage 
uni, cette bouche et ce sein charmant,, le gondo- 
lier se sent dans le coeur une folie , un remue-mé- 
nage, une espèce de contentement qu'il ne sait 
comment dire; il respecte et supporte d'abord un 
peu de temps ce beau sommeil, quoique l'amour 
le tente et lui conseille de le troubler. Et douce- 
ment , bien doucement , il se laisse couler à coté 
de la blonde , au fond de la barque; mais qui pour- 
rait trouver le repos avec le feu pour voisin ? A la 
fin, ennuyé de ce sommeil trop prolongé, il fait 
de Vinsolenty et n'a certes pas à s'en repentir. « Oh ! 



ITALIA. 249 

« mon Dieu, s'écrie-t-il dans sa faluité nalve, qu'elle 
« a dit et que j'ai fait de belles choses ! Non , jamais 
» de ma vie ni de mes jours je n'ai été aussi heu- 
« reux. » 

Nous avions fait la faute d'emmencr notre chan- 
teur avec nous, au lieu de le mettre dans une bar- 
que éloignée ou de l'écouter de la rive , car cette 
musiqpie est plus agréable de loin que de près; 
mais, plus poéte que musicien, nous tenions à en- 
tendre les vers. 

Dans les octaves du Tasse , Girolamo prenait sa 

respiration juste au milieu du vers, et finissait par 

une espèce de trille bizarre destinée sans doute à 

soutenir la rime et à la faire porter. A distance , ce 

chant rude et fortement accentué prend de l'har- 

monie , et par sa singularité mème vous fait plus 

de plaisir qu'un air d'opera chanté par Mario ou 

Rubini. 11 y a des moments de silence, de lan- 

gueur et d'obscurité , où l'àme semble attendre 

qu'une melodie jaillisse du fond de tout ce calme , 

et la première voix humaine qui s'élève du sein 

des eaux, Je moindre accord de piano qui filtre 

par les trous d'un balcon, sont accueillis comme 

des bienfaits. 

En débitant son répertoire, Girolamo avait 
donne de si fréquentes accolades à la bouteille, 
que nous fùmes obligé de descendre, pour nous 
ravitailler, à un cabaret sur les Fondamente delle 



250 ITALIA. 

Zattere. Son pot rempli lui redonna tonte sa 
verve. 

Mis en gaieté par l'ingurgitation d'une demi- 
eruche de vin de Val-Polieella, il se prit-à imiter 
le bruit que font les canards lorsque, surpris dans 
les marais , ils s'envolent en rasant Feau et pous- 
sent ces kouan kouan qu'Aristophane ne craindrait 
pas de traduire en un choeur d'onomatopées dans 
quelque folle comédie de grenouilles ou d'oiseaux. 

A vrai dire , c'était le plus beau morceau de son 
répertoire; il faisait le canard à s'y tromper, et 
Antonio laissait flotter sa rame et riait à se tonfare. 
Girolamo semblait très-iìer de ce taleat et y tenir 
plus qu'à tout le reste. Il imita aussi le sifflemeot 
des bombes , qu'il avait eu Foccasion d'étudier sur 
nature pendant le siége. Comme il simulait avec 
sa bouche le trajectoire des projectiks et leur chute 
dans Feau, ses yeux brillaient singulièrement, et 
il se redressait avec une certaine fierté. Quoiqu'il 
n'eùt pas dit un mot qui eùt trait aux événements, 
car la prudence n'abandonne jamais un Vénitien, 
il n'était pas diffìcile de comprendre qu'il y avait 
pris une part active et passe plus d'une fois dans 
sa gondole de la poudre et des munitions sous le 
feu des batteries. Ces bombes qu'il parodiait si 
bien, il avait dù en voir tomber plus d'une près 
de lui. 

Du reste, le gouvernement n'a pas cherché à 



ITALIA. 251 

faire silence sur ces faits accomplis. D'assez nora- 
brenses affiches d'ouvrages ayant trait au siége de 
Venise tapissent les arcades des Procuraties. Il y 
a méme une espèce de diorama qui représente les 
piìncipaux événemente de Fattaque et de la dé- 
fense. Celle tolérance, nousFavouons, nous a pas- 
sablement surpris; mais elle tient, dit-on, à une 
rouerie politique qui veut faire trouver la domina- 
tion autrichienne plus douce que le regime absolu 
des États pontificaux et du royaume de Naples. 

Quand on ne connati pas Venise , et qu'on a lu 
dans les journaux Fhistoire de cette héroique el 
longue défense , on s'attend à trouver une ville ra- 
vagée, écrasée sous les bombes, avec des tas de 
décombres et des toits effondrés. A part quelques 
pierres emporlées au palais Labbia et quelques 
écorchures de projectiles au dòme et à la fagade de 
San- Geremia, au bout du grand canal, on ne se 
douterait de rien. Pour voir les ravages du siége , 
il faut aller dans les iles , autour des fortins et des 
ouvrages avancés qui protégent cette ville presquc 
imprénable h cause de sa situation au milieu de 
vastes lagunes peu profondes, qui rendent Tap- 
proche de la grosse arlillerie impossible. Les Au- 
trichiens avaient imaginé des bombes aérostati- 
ques; mais le vent les faisait dévier, ou elles 
s'élevaient trop haut , ou éclataient en Fair et ne 
faisaient de mal à personne ; ces bombes k ballon 



252 ITALIA, 

perdu étaient méme devenues un objet d'amuse- 
raent pour la population , qui les regardait crever 
dans le ciel cornine des pièces d'artifice. 

Venise, devant qui a reculé Attila, est rcstée 
vierge pendant quatorze cents ans de toute inva- 
sion; jusqu'en 1797, elle a conserve la forme de 
républiquc. Frappée de cette terreur senile qui pre- 
cipite à leur ruine les États caducs , elle se rendit 
sans combat à un vainqueur qui , meilleur appré- 
ciateur qu'elle de ses ressources et de sa position, 
ne croyait pas qu'elle pùt ètre prise et allait pas- 
ser son chcrain. Et depuis , nul doge monte sur le 
Bucentaure n'a pu célébrer ses fiangailles avec la 
mer. L'Adriatique ne porte plus à son doigt d'azur 
la bague d'or de Tépouse, et l'aigle d'Autriche 
fouille de son bec crochu le flanc du lion ailé de 
Saint-Marc. 

Mais laissons là ces considérations poliliques qui 
sortent de notre cadre, et retournons au Campo- 
San-Mosè. 

La grande affaire, avant de se coucher , c'est la 
chasse aux zinzares, atroces moustiques qui tour- 
raentent particulièrement les étrangers, sur les- 
quels ils se jettent avec la volupté qu'un gourmet 
prend à savourer un mets exotique et curieux. On 
vcnd chez les épiciers et les pharmaciens une pou- 
dre fumigatoire qu'on fait brùler sur un réchaud , 
toutes fenètres fermées, et qui chasse ou étouffe 



ITALIA. 233 

es terribles insectes. Nous croyons cette poudre 

>lus désagréable aux hommes qu'aux cousins , et 

ie nombreuses cloches sur les mains et le visage 

nous témoignaient chaque matin de l'inefficacité 

du remède. Le plus sage est de ne pas mettre de 

lumière près de son lit et de s'envelopper bien 

hermétiquemcnt dans la gaze du moustiquaire. 

Heureusement nous avons une peau meridionale, 

tannée par Fair, hàléc par les voyages, qui rebute 

les trompes et les scies de ces buveurs de sang 

nocturnes ; mais il y a des gens à épidermes plus 

délicats, à qui ils font subir de véritables supplices. 

La peau rougit, se couvre de pustules; le visage 

enfle sous ces pustules Yenimeuses, qui causent 

d'insupportables démangeaisons que les ongles et 

l'alcali n'apaisent pas toujours. Nous avons vu cbez 

certaines personnes la flèvre suivre ces nuits infer- 

nales ; il suffit, pour ne pas fermer Foeil de la nuit, 

d'enfermer avec soi un de ces monstres bourdon- 

nants; mais nous étions déjà acclimaté. 

L'on parie beaucoup du silence de Venise ; mais 
ce n'est pas près d'un traguet qu'il faut se loger 
pour trouver cette assertion vraie. C'étaient , sous 
notre fenètre , des chuchotements , des rires , des 
éclats de voix , des chants , un remue-ménage per- 
pétuel qui ne s'arrètaient qu r à deux heures du ma- 
tin. Les gondoliers, qui dorment le jour en atten- 
dant la prati que, sont la nuit éveillés cornine des 



256 ITALIA. 

portrait le plus resscmblant qu'on ait jamais fait dq 
lord Byron. Celte portraiture par anticipalion, el 
pour ainsi dire prophétique, nous a frappé vive- 
ment. On ne saurait d'ailleurs rien voir de plui 
élégant, de plus dédaigneusement aristocratique 
de plus anglais, en un mot, que cette lète de saint 
grec , dont la lèvre est contractée par le sneer da! 
poéte de don Juan. 

Nous ne savons si le noblc lord, qui a longtemps 
habité Venise et qui a dù nécessairement visiler 
l'église de Saint-Georges-Majeur, a remarqué comme 
nous celte ressemblance vraiment unique , et qui 
sans doule Taurait flatté. 

Derrière l'église , bàtie à la pointe de l'ile qui re- 
garde la Piazzetta et où les Autrichiens ont établi 
une batterie de canons, s'étendent les bàtiments de 
l'Entrepòt et les bassinsdu port Frane. On traverse, 
après qu'on a franchi une porte gardée par des 
douaniers, des cours entourées d'arcades assez élé- 
gantes et remplies de cultures négligées, et Fon 
arrive àune espèce de cabaret et d'osteria, rendez- 
vous des marins et des gondoliers, qui savourent là 
les douceurs de boire du vin exempt de droils, à peu 
près comme les ouvriers de Paris vont s'enivrer 
hors barrière. Le cabaret est toujours encombré de 
monde, et lesconsommateurs serépandenl au dehors 
sur des bancs, autour de tables de bois à qui l'om- 
bre de l'église seri de lonnelle. Des faquins poussant 



ITALIA. 257 

des brouettes chargées de ballots circulent au 
milieu des buveurs, qu'ils lorgnent d'un air d'envie 
et près desquels ils viendront s'asseoir lorsqu'ils 
auront gagné les quelques sous nécessaires à ces 
frugales orgies. 

En face du cabaret, un grand magasin vide, 
yoùté en casemate et bianchi àia chaux, dont ìes 
fenétres grillées donnent sur une ruelle deserte, 
sert de refuge aux gens que fatiguerait la gaieté un 
peu turbulente du dehors et aux coupies d'amants 
qui recherchent la solitude. 

On vous sert là des rougetsde YAdridiiUiue (trigli) 9 
si appétissants, si vermeils, d'une nuance si fraiche 
et si vivace, qu'on les mangerait rien que pour le 
plaisir de la couleur, ne fussent-ils pas, comme ils 
sont en effet, les meilleurs du monde ; des péches, 
du raisin, un pot de vin de Chypre et du café com- 
posent un déjeuner exquis dans sa simplicité, et, si 
le hasard vous fait mettre la main sur un bon cigare 
de la Havane, que vous frimez au fond de votre 
gondole en revenant vers la rive dei Schiavoni, nous 
ne voyons pas trop ce qui peut manquer à votre 
bonheur, pour peu que vous ayez regu la veille de 
bonnes leltres de France. 

Il est de bonne heure, et, avant d'aller à Fusine, 

nous aurons le temps de visiter l'Arsenal, non pas 

à Tintérieur, curiosité défendue maintenant ; mais 

nous pourrons, ce qui nous interesse plus que de 

199 q 



238 ITALIA. 

voir des faisceaux de fusils qt des navires en con- 
struction, admirer à l'extérieur les lions du Pirée, 
trophées conquis par Morosini dans la guerre du 
Péloponèse. 

Les deux colosses en marbré pentélique sont dé- 
nués de cette vérité zoologique que Barye leur eùt 
donnée sans doute ; mais ils ont quelque cbose dt 
si fier, de si grandiose, de si divin, si ce mot peut 
s'appliquer à des animaux, qu'ils produisent une 
impression profonde. Leur blancheur dorée se dé- 
tache admirablement sur la ragade rouge de l'Ar- 
senal, composée d'un portique peuplé de statues de 
mérite pourtant, que ce terrible voisinage fait res- 
sembler à des poupées, et de deux tourelles de bri- 
ques rouges crénelées et ourlées de pierres, coinnit 
les maisons de la place Royale de Paris . Trophées 
d'une défaite, mais gardant toujoursleor minehau- 
tainfe et superbe, ces Hons ont l'air de se souvenir, 
dans la ville de Saint-Marc, de la Minerve attique ; 
elle grand Goethe les a célébrés paruneépigramine 
que nous traduisons ici, en demandant pardon de 
substituer nos vers chétifs aux rhythmes olympien> 
du Jupiter de Weimar. 

Deux grands lions rapportés de l'Àttique , 
Font sentinelle aux murs de i'Arsenal , 
Paisiblement , et près du couple antique r 
Tout est petit , porte , tour et canal. 

Ih semblent faits pour le char de Cybète r 



ITALIA. 259 

Tant ils sojit fìers , et la mère des dieux 
Youdrait au joug ployer leur cou rebelle, 
Si pour la terre elle quittait les cieux. 

Mais maintenant ils garden t la poterne, 
Tris les , sans gioire , et Fon entend ici 
Miauler partout le chat ailé moderne , 
Que pour patron Venise s'est choisi ! 

Cet Arsenal avec ses immenses bassins, ses chan- 
iers couverts, dans lesquels une galère pouvait, 
lit-on, ètre construite, gréée, équipée et lancée a 
a raer en un jour, nous a rappelé, pour le mornc 
ìbandon, celui de Carthagène en Espagne, si actif 
mi temps de Tinvincible Annada. C'était de là que 
parta ient les flottes qui ailaient conquérir Corfou, 
Zante, Chypre, Athènes, toutes ces riches et belles 
ìles de l'Archipel ; mais alors Venise était Venise, 
et le lion de Saint-Marc, aujourd'hui ìuorne et dif- 
famé, avait ongles et dents comme ies plus farou- 
ches monstres héraldiques, et, malgré l'épigrammt 
de Goethe, faisait sur les blasons une figure superbe 

et triomphante. 
Notre excursion à Fusine exigeait deux ramenrs ; 

un compagnon d'Antonio s'adjoignit à lui. On em- 

porta mème un bout de voile pour s'aider du vent, 

qui était favorable. 
Nous passàmes entre Saint-Georges et la pointe 

de la Giudecca, que nous longeàmes extérieure- 

ment, rasant ses courtils et ses jardins pleins de 



260 ITALIA. 

vignes et d'arbres fruitiers, et nous entràmes dans 
la lagune proprement dite. 

Le del était parfaitement pur, et la lumière si 
vìve, que Feau resplendissait comme une nappe 
d'argent et que Fon ne pou vait distinguer les limita 
de Thorizon du coté de la mer. Les tles apparais- 
saient comme de.petites taches brunes, etlcsbar- 
ques éloignées semblaient voguer en plein del 11 
fallait réellement la puissance du raisonnemenl 
pour se persuader qu'elles ne flottaient pas en l'air. 
L'ceil seul s'y serait trompé à coup sur. Le viaduc 
du chemin de fer, gigantesque ouvrage qui rejoint 
Venise à la terre ferme et que nous découvrionsde 
loin sur la droite, offrait un singulier effet de miragc. 
Ses nombreuses arcades, répélées par Feau bleuc et 
calme, avec l'exactitude de la giace la plus pure, 
formaient des cercles parfaits et ressemblaicnt àces 
bizarres portes chinoises entièrementrondes,quon 
voit sur les paravents ; en sorte que la fantaisie ar- 1 
chitecturale de Pékin paraissait avoir bàti cette chi- ^ 
mérique aveiiue pour la ville des doges, dont la 
silhouette, dentelée de nombreux clochers et domi- ( 
née par le Campanile surmonté de son ange d'or 
se présentait par le flanc d'une facon imprévue et 
pittoresque. 

Après avoir dépassé un Hot fortifìé ayant à sa i 
pointe une charmante statue de madone et un fac 
tionnaire autrichien fori laid, nous suivtmes un d f 



ITALIA. 261 

es canaux tracés dans la lagune par une doublé 
llée de pieux qui indiquent les passages où l'eau 
st suffisamment profonde ; car la lagune est une 
spèce de marais salin que le flux et le reflux em- 
)èchent de stagner, mais qui n'a guère plus de trois 
m quatre pieds d'eau, excepté dans certaines lignes 
;reusées par la nature ou par l'homme, et que dé- 
rignent les poteaux dont nous avons parie. Quel- 
jues-un» de ces poteaux portent à leur sommet de 
petites chapelles en miniature, des diptyques gros- 
siere fabriqués par la piété des matelots et qui ren- 
ferment des images ou des statuettes de h madone. 
La gracieuse protectrice que la litanie appelle Stella 
Maris, l'étoile de la mer, est là au milieu de son 
èlément. Ces madones dans l'eau ont quelque chose 
de touchant. Assurément la divinile est présente 
partout, et sa,protection descend du ciel aussi vite 
qu'elle s'élève de la mer ; mais cette pieuse crédu- 
tole d'un secours plus immédiat, la protectrice étant 
transportéeau milieu du perii, a quelque chose d'en- 
fantin , de charmant et de poétique. Nous aimons beau- 
coup les madones vénitiennes rongées parla vapeur 
saline et fouettéesparl'aile du goéland qui passe, et 
nous leur disons volontiers : Ave, Maria, gratta piena. 
La ligne bleue des montagnes Euganéennes se 
dessinait vaguement devant nous sur le bleu tendre 
du ciel, plutòt comme une veine d'un azur plus 
foncé que comme une réalité terrestre. 



262 ITALIA. 

Les arbres et les maisons de la rive, que Fon aper- 
cevait déjà, sèmblaient, à cause de la déclivité de 
lamer, plonger dans l'eau jusqu'aux genoux, et 
les clochers rouges des ilots, diminutifs du Campa- 
nile, qui a l'air du burgrave de cette generation de 
clochers, paraissaient jaillir immédialement du flot 
comme de grandes branches de corail. ■ 

Une terre basse, couverte de végétations confu- 
ses, était devant nous. Nous sautàmes hors de la 
gondole. Nous étions arrivés à Fusine. 

CTest à Fusine qu'aboutissent les canaux de la 
Brenta, où Venise venait chercher sa provision d'eau 
avant que les puits artésiens, forés par M. Degousée 
avec un rare bonheur, lui fournissent abondam- 
inent, pour remplir ses citernes, une eau claire, 
limpide et quelquefois gazeuse, comme celle dont 
nous biìmes un verre près du couvent des pères 
Capucins, à la Giudecca. 

Les ravages de la guerre ne sont pas encore ré- 
parés à Fusine : quelques maisons éventrées par 
les boulets, effondrées par les bombes, tachent de 
leurs pans de murs blancs la végétation luxuriante, 
comme des ossements oubliés sur un champ de ba- 
taille. Une petite chapelle rustique est intacte, soit 
qu'on l'ait respectée dans la lutte, soit que la de- 
meure de Dieu ait été remise en état avant celle 
des hommes. 

Cette terre grasse , humide , imprégnée de sei 



ITALIA. 263 

Daria, épaissie par les détritus végétaux, chauffée 
>ar un soleil vivifiant, fait pulluler dans l'abandon 
't la solitude tout une flore inculte de ces char- 
nantes plantes qu'on appelle mauvaises herbes, 
parce qu'elles sont libres. C'est en petit une forèt 
rierge ; la folle avoine balance au bord des fossés 
son épi harbelé, la eigué agite au-dessus d'une 
louffe d'orties ses orabelles d'un blanc verdàtre, la 
inauve sauvage étale ses feuilles frisées et ses fleurs 
d'un rose pale , le liseron accroche aux branches 
des ronces sa ciochette argentee ; au milieu du ga- 
zon qui vous monte aux genoux scintillent comme 
des étincelles mille fleurettes innommées, paillettes 
d'or, d'azur ou de pourpre jetées là par le grand 
coloriste pour rompre la feeinte uniforme du vert. 
Sur le bord des canaux, le nénuphar déploie ses 
larges cceurs visqueux et soulève ses fleurs jaunes, 
la sagittaire fait trembler son fer de lance au vent, 
la salicaire aux feuilles de saule incline ses épis 
pourprés, l'iris brandit ses poignards glauques, les 
roseaux rubannés, les Jones fleuris s'enchevètrent 
dans un désordre touffu et pittoresque. Des sureaux, 
des coudriers, des arbustes et des arbres que per- 
sonne n'élague jettent leur ombre criblée de soleil 
sur ce plantureux fouilliSu 

Des lézards, vifs, alertes, frétillant de la queue, 
traversent comme la fiòche l'étroit sentier où la rai- 
■nette se tapit dans l'ornièrc pleine d'eau de pluie. 



264 ITALIA. 

Des choeurs de grenouilles font le plongeon à votre 
passage, d'un saut simultané, sous les herbes de la 
Brenta. Une belle couleuvre d'eau, pendant que 
nous longions le canal, s^y livrait sans frayeur aux 
plus gracieuses évolutjons. Elle nageait rapide- 
ment, la téle haute, faisant onduler son corps 
souple , éclair de saphir traversant l'eau argentee ; 
elle semblait une reine se jouant dans son domaine 
et s'inquiétant fort peu de notre présence. A peine 
jeta-t-elle sur nous un regard distrait de ses yeux 
de pierrerie , et ce regard signifiait : « Que vient 
faire ici cet intrus? » (Test la première fois de 
notre vie qu'un reptile nous ait semblé joli. Peut- 
ètre cette charmante couleuvre descendait-ellc en 
ligne courbe du serpent qui séduisit Ève par la 
gràce de ses spirales , l'éclat de ses couleurs et l'é- 
loquence de ses discours. En repassant , nous la re- 
trouvàmes à la méme place , paradant cornine une 
coquette et faisant des mines de Celimene le long 
du rivage pour mendier un regard, ou, ce qui est 
plus probable, pour attirer un amoureux timide 
tapi sous le cresson ou dans les roseaux. . 

Des écluses et des barrages, motifs d'accidente 
pittoresques , retiennent les eaux de distance en 
distance. De légers arcs de brique, qui servent à la 
fois de contre-forts et de ponts, traversent fréquem- 
ment le canal, mais tout cela.chancelanl, à demi 
ruiné, envahi par la végétation qui se glisse à la 



ITALIA. 265 

pla.ce de la pierre ou de la brique qui tombe, déjà 
5l moitié repris par la nature, si prompte à effacer 
Les ouvrages de l'homme, qu'elle supporte plutót 
ipz*elle ne l'acceple. Cet abandon est regrettable 
au point de vue de l'ingénieur, mais à cclui du 
poete et du peintre il ne l'est pas du tout; si les 
mousses rongent les revétements, si les plantes 
pariétaires disjoignent les murs, si les joncs finis- 
sent par encombrer les canaux, cela feit bien dans 
le paysage. 

Ce coin inculte de Fusine nous fit un extrème 

piai si r et nous est reste grave dans la tète beau- 

coup plus nettement que des sites qui le méritent 

davantage. En fermant les yeux , nous voyons en- 

core, dans la chambre noire du souvenir, quoi- 

queun an déjà nous séparé de cette impression, les 

xiervures des feuilles, les ombres des arbres por- 

tées sur le chemin , les mouches à miei se roulant 

dans le calice des althaeas, mille petits détails insi- 

gnifiants, d'une nelteté parfaite. 

Probablement cet effet agréable de fralcheur et 
de solitude tenait à notre séjour de quelques se- 
maines à Venise, où Fon ne voit, comme nous l'a- 
vons déjà dit, que du marbré, du ciel et de l'eau. 
Las peut-ètre sans nous en apercevoir de glisser en 
gondole sur l'eau, ou, à pied, sur les dalles polies 
de la place Saint-Marc, nous éprouvions une joie 
secrète à fouler le séin nu de la mère de Cybèle. 



266 ITALIA. 

Sature d'art, de statues, de tableaux, de palais, 
ivre du genie de l'homme, nous étions porte, par 
un mouvement de réaction en faveur de la nature, 
à trouver charmant ce bout de terre abandonné à 
la luxuriance d'une végétation folle ; nous qui res- 
pectons la vie à ce point de ne pas cueillir une 
fleur, nous avions arraché des masses de feuillage 
et d'énormes bouquets pourles rapporter au campo 
San-Mosè. 

En revenant, le gondolier nous fit passer par des 
rues d'eau que nous ne connaissions pas encore. 
Les villes en décadence sont comme les corps qui 
fneurent : la vie, réfugiée au coeur, abandonné peu 
h peu les extrémités; des rues se dépeuplent, des 
quartiere deviennent solitaires, le sang n'a plus la 
force d'aller jusqu'au bout des veines. L'entrée de 
Venise, en venant de Fusine, est d'une mélancolie 
navrante. Quelques rares bateaux, apportant des 
denrées de terre ferme, glissent silencieusement 
sur l'eau endormie le long des maisons désertes. 
Des palais d'une architecture charmante n'ont plus 
de fenètres , et les baies en sont fermées par des 
planches grossièrement posées en travers ; le crepi 
des maisons abandonnées s'écaille , la mousse étend 
ses tapis verts sur les assises inférieures , les coquil- 
lages et les plantes marines s'incrustent aux esca- 
Jiers d'eau, que le crabe monte seul aujourd'hui. 

Aux fenèlres des rares maisons habitées pen- 



ITALIA. 2<i7 

Lent des loques, des guenilles, des linges à sécher, 
ndiquant seuls la vie des pauvres ménages ré- 
ugiés là. 

Qk et là une grille magnifiquement travaillée, un 
)alcon à rinceaux compliqués, un blason fruste, 
les colonuettes de marbré, un mascaron, une 
comiche à sculpture dans une muraille lézardée, 
noircie , ravinée par la pluie , dégradée par l'incu- 
rie , révèlent une ancienne splendeur, le palais 
d'une famille patricienne éteinte ou tombée dans 
la misere. 

A mesure qu'on avance, cette impression fà- 
cheuse se dissipe , la vie renait peu à peu , et Fon 
se retrouve avec plaisir dans Tanimation du grand 
canal ou de la place Sainl-Marc. 

Le temps nous avait semblé court à Fusine; il 
était déjà l'heure de diner. Les crabes, qui pullulent 
dans les canaux, commen^aient à élever au-dessus 
de la ligne tracée par l'eau au pied des maisons 
leurs corps hideux et leurs pinces crochues, ma- 
nceuvre qu'ils exécutent tous les jours, à six heures 
du soir, avec une ponctualité de chronomètre. 

Nous.allàmes dtner ce jour-là au campo San- 
Gallo, place située derrière la Piazza, dans un 
gasthoff allemand, où nous nous reposions des 
vini nostrani, noirs comme du jus de mure, par 
une choppe de bière de Munich. 
Nous prenions là notre réfection en plein air, 



268 ITALIA. 

sous une tente rayée de bandes blanches et sa- 
franées, còte à còte avec des peintres francate, 
des artistes allemands et des officiers autrichiens, 
petits jeunes gens blonds, minces, bien sanglés 
dans d'élégants uniformes, très -polis, très-bien 
élevés, à physionomie de Werther, et n'ayant nul- 
lement les manières soldatesques ; la conversation 
était généralement esthétique, interrompue gà et 
là par une de ces plaisanteries compliquées et la- 
borieuses , souvenirs d'Ièna , de Bonn ou d'Heidel- 
berg. La casquette penchée de la maison-moussne 
reparaissait sous le shako du militaire. 

Au milieu du campo s'élevait une margeile de 
citerne, où les femmes du voisinage et les por- 
teuses d'eau styriennes venaient puiser à de cer- 
taines heures ; au fond , il y avait une petite église 
blasonnée aux armes du patriarche de Venise , et 
dont la porte, fermée par un rideau rouge, melai! 
de vagues parfums d'encens aux fumées de la cui- 
sine du gaslhoff, et des rumeurs de prióre et d'or- 
gue aux discussions d'art et de philosophie. De 
temps à autre, quelqués vieilles, la tète ensevelie 
dans une baule noire , comme des chauves-souris 
encapuchonnées de leurs ailes, s'y engouffraient en 
soulevant la portière. 

De jeunes filles coiffées en cheveux , drapées de 
chàles à bariolage éclatant, passaient, Féventail à 
la main , le sourire aux lèvres, repoussant genti- 



ITALIA. 269 

ment du pied les volants festonnés de leur jupe , 
et , au lieu d'entrer dans l'église , prenaient la 
petite ruelle qui conduit du campo San -Gallo à 
la Piazza. Elles entreront à Péglise plus lard, lors- 
qu'il ne leur resterà plus que Dieu à aimer, Dieu , 
cette dernière passion des femmes. 

Il passait aussi de bons gros ecclésiastiques à li- 
gure honnète et réjouie , se rendant au salut ou à 
quelque office du soir. Ils portaient des bas violets 
comme des évèques et des ceinlures rouges cornine 
des cardinaux, ce qui est, dit-on, un privilége du 
clergé de Saint-Marc, métropole patriarcale. 

En face du gasthoff , une maison de modeste ap- 

parence se faisait remarquer par une plaque de 

marbré chargée d'une inscription latine. C'est dans 

cette maison qu'est mort Canova. L'inscription est 

belle et touchante , et nous ne pouvons resister au 

piaisir de la rapporter ici : Has xdes Francesconio- 

rum, quas lautioribus hospitiis ob veteris amicitix 

candorem prxtulerat , Canova, sculpturx facile prin- 

ceps, supremo halitu consecravit. Ce qui peut se 

traduire ainsi en faveur des femmes qui ne savent 

pas le latin et des hommes qui Font oublié : « Cette 

maison des Francesconi, qu'il avait préférée a des 

hospilalités plus somptueuses, à cause de la can- 

deur d'Une ancienne amitié, Canova, facilement 

prince de la sculpture , Fa consacrée par son der- 

nier soupir. » 



270 ITALIA. 

Pardon de ce fran$ais un peu barbare, mais qui 
du moins rend avec exactitude la forme lapidaire 
de Tinscription. Ce n'est pas ici le lieu de parler 
j)ius au long de Canova, qui debuta à Venise par 
l'exposition de son groupe de Dèdale et d'Icare à 
la Sensa (féte de l'Ascension), élève encore obscur 
du sculpteur Toretti. Nous aurons occasion de re- 
venir sur ses ouvrages à Rome et à Florence. 

A cette maison Francesconi, si noblement pré- 
férée à des palais , se rattache pour nous un sou- 
venir puéril; dans la vie vraie, le comique còtoie 
le touchanL Le petit chien du logis, qui allait 
prendre ses ébats sur le campo*' ou dans les ruelles 
voisines, revenait à cette heure, celle du repas pro- 
bablement , et trouvait souvent la porte fermée. H 
aboyait piteusement sur le seuil , mais parfois on 
ne lui ouvrait pas, soit que les servantes, distrai- 
tes , ne l'entendissent pas , soit qu'on voulùt ainsi 
le ineltre en pénitence. Un jour, touché de sa 
peine , nous allàmes tirer pour lui le corddn de la 
sonnette, et nous nous rasslmes à notre table. Une 
fìlle parut fort étonnée de ne voir personne, et le 
chien rentra, la queue basse, rampant à demi sur 
le ventre , comme un chien en faute qu'il étaiL 

Il n'oublia pas ce service, et, chaque fois qu'il se 
trouvait dans le mème cas, il nous regardait d'un 
air mélancolique et suppliant^ auquel il n'était pas 
possible de resister. Un accord tacite s'établit en- 



ITALIA. 271 

fere le quadrupede et le bipede. Il nous gratifiait 

«Tuii regard aimable et d'un frétillement de queue, 

xnoyennant une redevance d'un coup de sonnette. 

d'est ainsi que nous nous trouvàmes lié avec l'hon- 

nète chien de la maison Francesconi , et que son 

souvenir s'embrouille dans notre téte avec celui de 

Canova. 

Après avoir dépéché notre modeste repas , com- 
pose d'une soupe aux poux de mer, d'un bif- 
teck de veau y l'on n'en mange pas d'autres en 
Italie, d'un pasticcio de polenta et de zucchette 
farcies , pris notre tasse de café à Florian et lu le 
Journal des Débats , le seul journal franglais per- 
mis dans les États despotiques, ne voyant rien 
d'intéressant sur les affiches de théàtre qui tapis- 
sent les arcades des Procuraties, nous nous mlmes 
à courir les rues au hasard , ce qui est la meilleure 
manière d'entrer dans la vie familière des peuples ; 
car les livres ne parlent guère que des monumento 
et des choses remarquables , laissant de coté tous les 
détails caractéristiques et ces mille et une diffé- 
rences presque irnperceptibles % mais qui vous 
avertissent à chaque instant qu'on a changé de 
pays. 

Une grande pancarte placardée au fond de la 
place Saint-Marc et sur l'angle du palais duca!, 
près du pont cte la Paille, où tout Venise passe 
pour s'aller promener sur la rive des Esclavons, 



472 ITALIA. 

promettait aveè des lettres gigantesques et des en- 
luminures féroces un spectacle incroyable et miri- 
fique. L'affiche seule affriandait! C'était un grand 
mimodrame dans le gerire de eeux que Fon joue 
chez rious au Cirque-Olympique, et que composent 
ces illustres annalistes Laloue et Labrousse, les 
historiographes à poudre et à canon de l'epopèe 
imperiale : Napoléon en Égypte! Mais le prodigieui 
da • spectacle consistait en une danse pyrrhique 
dansée par toute l'armée frangaise aulour du pre- 
mier consul. Voyez-vous d'ici l'armée frangaiseet 
rinslilut dansant une pyrrhique autour du Bona- 
parte d'Auguste Barbier ! 

Corse à cheveux plats.... 

Un dessin d'un goùt barbare accompagnait raffi- 
che. Bonaparte, dans le rigide costume des guides, 
recevaii les ulémas du Caire , humblement proster- 
nés dans leurs cafetans, et des Turcs en pelisses si- 
bériennes lui offraient , selon l'usage antique , les 
clef du Caire sur des plats à barbe ; un état-major, 
culotté de pantalons soutachés d'agréments en or 
fin et chaussé de bottes à la Souvarow, se tenait 
deridere le general en chef. Entre les créneaux des 
tours, on voyait passer des nègres faisant senti- 
nelles , l'oeil hagard. Cette enluminure rappelait va- 
guement , par la sauvagerie du dessin et la erudite 
gothique de la couleur, les imageries d'Épinal et les 



ITALIA. 273 

planches des quatre fils Aymon dans les éditions 
io la bibliothèque bleue. 

Nous ne manquàmes pas, bien entendu, de nous 
rendre à ce spectacle. A huit heures du soir, heure 
\nnoncée pour la représentation , nous prìmes no- 
tre gondole. La gondole est, on le sait, la voiture 
de Venise, où Fon marche non à pied, mais à pau. 
La chose se jouait au Théàtre-Malibran. Étendu 
sur les coussins de cuir noir frisé de notre gondole, 
nous étions emporio sur les canaux par deux ra- 
mes vigoureuses, agréable fagon de voyager. Le 
soleil était couché, nous allions sur une eau noire 
corame une eau de Léthé. De temps à autre , au 
passage des ponts, des lanternes à gaz langaient 
de brusques éclairs qui moiraient le canal de lu- 
mières; puis, lejmssage tourné, le noir recommen- 
cait et nous nous replongions dans l'ombre, ombre 
de la nuit, ombre de l'éau, fròlant les palais d'où 
tant de sombres histoires se sont envolées, d'où les 
grandes familles inscrites sur le livre d'or de la se- 
renissime république sont parties pour Féternel ot 
dernier voyage de la tombe. 

Enfili notre gondole aborda. Les barcarols le- 
vèrent la rame , et on nous amarra à un anneau 
scellé dans la berge. Une longue file de gondoles , 
processionnellement rangées, attendait les specta- 
téurs. Nous sortlmes et traversàmes le pont qui 
conduit au Théàtre-Malibran. Ces voitures d'eau 
199 r 



274 ITALIA. 

remisées sous un pont font un singulier effet, car 
ce n'est pas Fhabitude que nous allions à l'Opera 
ou au Cirque en bateau. 

On pénètre au théàtre par un long corridor 
voùté, qui ressemble, pour la splendeur, au passage 
Radziwill. Des quinquets naifs acerochés à la mu- 
raille donnent quelque jour à cet étroit boyau. 
Nous primes une entrée et Fon nous renvoya à un 
autre bureau ; car prendre sa place est une longue 
opération , et Fon passe par plusieurs étamines de 
bureaux avant d'entrer dans sa loge. Le premier 
bureau donne un droit brut, le second bureau 
fournit la désignation speciale. Munì du suprème 
et sacramentel billet, nous entràmes dans notre 
loge. En Italie , la disposition des loges est aulre 
que chez nous. Les banquettes , %u lieu d'ètre en 
face, sont de coté, à peu près comme dans les 
omnibus, la gauche réservée aux femmes ou aux 
gens considérables à qui Fon veut faire honneur 
ou politesse. 

La salle était fori obscure , et nous voyions s'a- 
giter au-dessous de nous, au parterre et à l'or- 
chestre, un tumulte de tètes dont on discemait 
vaguement la silhouette. Une chambre noire avec 
son microcosme bizarre en peut donner l'idée. 
Cette obscurité provenait de Fabsence de lustre , le 
plafond étant vide et le parterre voyant la pièce à 
la pure lueur des étoiles et sub Jove crudo. Nous 



ITALIA. 275 

ìvons déjà raconté cette disposition à propos du 
théàtre de Milan , et nous n'y reviendrons pas. La 
rampe suffit pour éclairer les acteurs , et de fait , 
pourvu que la scène soit éclairée , c'est assez. Une 
salle obscure a en soi quelque chose de plus mys- 
lérieux et de plus fantastique, et empèche Tat* 
tention de s'égarer sur les femmes, sur lestoilettes 
et sur les incidenis de la salle. Moins on voit dans 
la salle , plus on est spectateur de la scène. 

Un oftìcier frangais est tombe au pouvoir des 

gens de Mourad-Bey et enfermé dans le sérail; mais 

comme il est Francis , qu'il est officier et qu'il a 

vingt ans , il a bientót mis à la brochette le cceur 

de toutes les femmes. Les Zoraide et les Zulmé le 

protégent. Cependant la discorde est au camp 

d'Agramant : les uns veulenl vendre la ville, les 

autres veulent guerroyer. Grande dispute au sérail.* 

Des dròles coiffés de turbans, et quisemblent avoir 

plongé leurs tètes dans des moules à pàtisserie, 

paradent et jurent de venger Mahomet. Les muftis, 

les bras croisés sur la poitrine , viennenl prècher 

la guerre sainte. La perte du general en chef de 

Tarmèe francaise est arrètée : e' est un musulman 

de la plus belle espèce , la ceinture chargée de ya- 

tagans et de candjiars, qui prend sur lui la sinistre 

besogne. Un idiot d'eunuque, goinfre, voluptueux 

et poltron , traverse l'action. 

A l'acte suivant, nous sommes dans le camp 



27$ ITALIA. 

francate. Bonaparte paraìt avec un formidable état- 
major. C'est le premier condii déguisé en empe- 
reur, par un anachronisme permis à Venise. Il est 
encadré dans de hautes bottes , les mains derrière 
le dos , le gilet transformé en tabatière bistorique. 
Il donne des ordres, déploie des carles et pince fa- 
milièrement l'oreille des véliles. Là-dessus àrrive 
le musulman* avec sa longue barbe pour lui re- 
mettre un placet ; mais voilà qu'il lève sur le gene- 
ral un couteau de trois pieds pour l'assassiner, 
cornine on fit au vainqueur de Ptolémais, à Kléber. 
Heureusement qu'on arrète l'assassin. Bonaparte 
lui pardonne et se l'attaché par une longue ha- 
rangue en charabia, débitée d'un ton pindarique. 
Le musulman moustachu et barbu jure de mourir 
pour le general en chef, et la bataille commence. 
Les faubourgs brùlent , la ville brulé , le sérail 
brulé , jamais on ne vit un tei incendio. Les muftis 
pleurent les bras toujours croisés , et les soldats 
quittant les armes pleurent sous leurs moules à 
pàtisserie. Il n'y a que les femmes vètues d'écharpes 
légères qui ne pleurent pas. En Égypte, ce sont les 
femmes qui sont les hommes. L'officier frangais 
sort d'une malie où l'amour l'avait cache , et il 
prend le sérail, il combat le sullan Mourad-Bey, et 
il triomphe sur toute la ligne à tranchant et à 
pointe et dans la grande lutte du drapeau. Enfìn , 
Bonaparte arrive , suivi de l'inévitable état-major , 



ITALIA. 277 

il pardonne à tout le monde, lève lesyeux au ciel et 
prendune prise de tabac, pensant au grand Frédéric 
qui n'est plus et au 18 brumaire qui n' est pas encore. 
Là-dessus , Farmée frangaise ne se sent pas de 
joie, et danse, ainsi que le dit le programme, une 
pyrrhique flamboyante autour de son general. Le 
tambour bat la diane, les fusils se fleurissent de 
bouquets, et tout le monde exulte de joie. Pour 
terminer la fète , des tambours goguenards chan- 
tent un refrain patriotique que l'enthousiasme de 
la salle fait bissef , et la toile tombe. 

Nous avons oublié de dire que ce sont les soldats 
hongrois , en veste bianche et en pantalon bleu , 
qui figurent l'armée frangaise , pour plus de fidé- 
lité historique. 

Nous regagnàmes notre gondole et nous allàmes 
faire un tour sur la Piazzetta au clair de lune. 

Le théàtre San-Benetlo ou San- Gallo promeltait 
une troupe lyrique pour la saison d'automne , 
mais nous étions parti de Venise avant rarrivée de 
la troupe. La Fenice était fermée comme la Scala 
de Milan. v 

XVIL 

v Les Beaux-Arts. 

A l'entrée du grand canal, à coté de la bianche 
église de la Salute et en face des maisons rouges 



278 ITALIA. 

du campo de Saint-Vita! , point de vue illustre par 
le chef-d'oeuvre de Canaletto, s'élève rAcadémie 
des Beaux-Arts, où r par les soins du feu comte 
Léopold Cicognara, ont été réunis un grand noni- 
hre de trésors de Técole vénitienne* 

I/architecture de la fagade est de Giorgio Mas- 
sari , et le statuaire Giacarelli a sculpté la Minerre 
assise sur un liòn qui décore Tattique. Ce morceau 
nous ptatt médiocrement. La Minerve est une 
grosse fille plastronnée d'appas robustes, qui ne 
ressemble nullement à l'ideale figure sortie tout 
armée du cerveau de Jupiter. Sa monture, trai tèe 
dans le style bonasse des lions en perruques à la 
Loufs XIV et tenant une boule sous la patte , qu'on 
voit sur la terrasse des Tuileries, a l'air un peu 
caniche parmi cette foule de lions lampassés, on- 
glés, ailés, armés, nimbés, de tournure farouche 
et de prestance héraldique, qui accompagnent 
saint Marc sur tous les édifices de Venise. Peut- 
ètre cet honnète lion ne veut-il pas effrayer les vi- 
siteurs par une mine trop truculente et se fait-ii 
bénin de parti pris. 

Quand on pense à L'école vénitienne , trois noms 
se présentent invinciblement à l'esprit : Titien, 
Paul Veronése, Tintoret. Ils semblent ètre éclos 
subitement de l'azur des mers sous un chaud rayon 
de soleil , comme des fleurs spontanées. À còlè 
d'eux viennent se piacer Jean Bellin et Giorgione ^ 



ITALIA. 279 

et e'est tout. Nous parlons ici du public et des 
amateurs ordinaires qui n'ont point vu l'Italie et 
fait une elude speciale des peintures de Venise. Il 
existe pourtant toute une sèrie d'artistes presque 
inconnus , mais admirables , qui ont précède les 
grands noms que nous avons cités , comme l'au- 
rore devance le jour , moins brillante , mais plus 
tendre, plus fratche. Ces gothiques Vénitiens, à 
toute la finesse nai've , à toute l'onction , à toute la 
suavité de Giotto , de ^erugin ou d'Hemling % joi- 
gnent une élégance, une beauté et une richesse de 
couleur que ceux-ci n'atteignirent jamais. Chose 
singulière , les tableaux des coloristes ont presque 
tous poussé au noir, Pharmonie des teintes s'est 
perdue sous des vernis fumeux; les glacis se sont 
envolés , les préparations de Tébauche ont passe à 
travers les couches supérieures, tandis que les 
ceuvres des dessinateurs , avec leur faire timide et 
minutieux , leur absence d'empàtement , leur ton 
locai tout simple , gardent un éclat et une jeunesse 
incomparables. Ces panneaux et ces toiles, anté- 
rieurs , souvent de plus de cent ans , aux cadres 
célèbres, semblent, n'était leur style qui les date, 
achevés d'bier ; ils ont encore toute la fleur de la 
nouveauté : les siècles y ont passe sans laisser de 
traces. Pas une seule retouche, pas un repeint. 
Cela vient-il de ce que les couleurs employées 
étaient plus pures, la chimie n'étant pas assez 



280 ITALIA. 

avancée pour les sophisliquer ou en inventer de 
nouvelles d'un effet incertain et d'une durée pro- 
blématique ? ou bien les tons, laissés presque vier- 
ges comme dans l'enluminure, ont-ils gardé la 
mème valeur que sur la palette ? C'est ce que nous 
ne déciderons pas; mais cette remarque, plus sen- 
sible ici, peut s'appliquer à toutes les écoles qui 
ont précède ce qu'on appelle la renaissance de l'art. 
Plus le tableau est ancien , mieux il est conserve : 
un Van Eyck èst plus frais qu'un Van Dyck , un 
André Mantegna qu'un Raphael , et un Antoine de 
Murano qu'un Tintoret. La mème différence a lieu 
aussi pour les fresques : les plus modernes sont les 
plus délabrées. 

Nous étions préparé , en quelque sorte , par les 
chefs-d'oeuvre répandus dans les galeries de France, 
d'Espagne, d'Angleterre, de Belgique et de Hol- 
landc, aux merveilles de Titien, de Paul Veronése 
et de Tintoret. Ces grands hommes ne nous ont 
pas trompé. Ils ont tenu fidèlement toutes les prò- 
messes de leur genie, mais nous nous y atten- 
dions ; au lieu que nous avons éprouvé une sur- 
prise délicieuse en voyant les oeuvres, peu connues 
hors de Venise , de Jean et de Gentil Bellin , de Ba- 
salti , de Marco Boccone , de Mansueti , de Car- 
paccio et d'autres dont la liste dégénérerait en ca- 
talogne. C'était tout un monde nouveau : trouver 
l'éclat vénitien dans la naivelé gothique, la beauté 



ITALIA. 281 

du Midi dans la forme un peu roide du Nord, des 
Holbein aussi colorés que des Giorgione, des Lucas 
Cranach aussi elegante que des Raphael, c'est une 
bonne fortune rare , et nous y avons été plus sen- 
sible peut-ètre qu'il ne le fallait ; car , dans le pre- 
mier feu de l'enthousiasme, nous n'étions pas éloi- 
gné de regarder les maltres illustres, gioire 
éternelle de Fècole vénitienne , comme des corrup- 
teurs du goùt et des grands hommes de déca- 
dence, à peu près corame ces Allemands néo- 
chrétiens qui proscrivent Raphael du paradis des 
peintres calholiques , corame trop sensuel et trop 
paien. 

Pendant quelques jours , nous n'avons eu que 
ces noms à la bouche ; car , lorsqu'on a fait en art 
quelque découverte, on ne peut s'empècher d'imi- 
ter La Fontaine et d'arrèter les gens dans la ruc 
en leur demandant : « Avez-vous lu Baruch ? » 

Si nous écrivions une histoire de la peinture vé- 
nitienne, et non un voyage, nous comraencerions 
par Nicolas Semitecolo , le plus ancien de la col- 
lection, qui remonte à 1370, et nous descendrions 
chronotogiquement jusqu'à Francesco Zucharelli, 
le dernier en date, mort en 1790 ; mais la galerie 
ri est pas disposée ainsi, et cet arrangement, qui 
devrait ètre suivi partout, ne concorderait pas avec 
les places réelles qu'occupent les tablcaux, accro- 
chés d'après les seules conyenances de dimension. 



282 ITALIA. 

Nous procéderons salle par salle, et les yeux pour- 
ront suiyre nos descriptious sur la muraille comme 
sur la page. 

L'Académie des Beaux-Arts , comme on sait. 
occupe l'ancicmie Scuola de la Charité. Il reste, de 
la décoration primitive, un très-beau plafond dans 
la première salle. Ce plafond , partagé en caissorc 
éloilés de chérubins faisant la roue au milieu de 
leurs ailes , a sa petite legende : un membre de la 
confrérie s'était chargé de le faire dorer à ses 
frais, demandant pour récompense que son doto 
fùt inserì t commè donateur.- Cette satisfaction lui 
fut refusée. Le confrère Chérubin Ottalc n'en ac- 
complit pas moins sa promesse ; mais il eut soin 
de signer sa donation par un ingénieux rèbus or- 
nemental. Ottale , en vénitien , veut dire huit ailes. 
Une tète de chérubin, cravatée de huit ailes, repré- 
sentait donc hiéroglyphiquement le prénom et le 
nom du vaniteux bourgeois qui a réussi à se faire 
connattre de la postérité , gloriole bien pardon- 
nable, car le plafond est très-riche, d'un goùt 
exquis , et a dù faire sortir de la bourse du con- 
frère une notable quantité de sequins d'or. . 

Cette salle est le salon carré , la tribune de l'Àca- 
démie des Beaux-Arts ; c'est l'écrin où sont dispo- 
sés , sous le jour le plus favorable -, les plus purs 
diamante , les Kohinoor, les Grand-Mogol, les Ré- 
gent et les Sancy de cette riche mine vénitienne , 



ITALIA. 283 

doni les veines ont fourni tant de précieox joyaux 
pittoresques. 

Chaque grand maitre de Venise a là un échantil- 
lon supérieur de son talent , le chef-d'oeuvre de ses 
chefs-d'eeuvre , une de ces pages suprémes où le 
genie et le talent, l'inspiration et l'habileté, se fon- 
dentdans une proportióndifflcilementretrouvable; 
conjonction rare, raéme dans la vie des artistes 
souverains. Ce jour-là, la main a pu tout ce que la 
tète a voulu , comme dans cet endroit dont paije 
Dante : « Où Fon peut ce qu'on veut. » 

La Vocation à fapostolat des fils de Zébédée, par 
Marco Basalti, se rapproche beaucoup de Fècole 
allemande pour la nalveté des détails , la douceur 
un peu triste du ton et une certaine mélancolie peu 
habituelle à Fècole italienne. La maitre de Nurem- 
berg ne désavouerait pas ce paysage , à la fois fan- 
tastique et réel, ces chàteaux gothiques à tourelles 
en poivrières, avec pont-levis et barbacanes sur le 
bord du lac de Tibériade , et un pécheur de Chiog- 
gia ou des Murazzi ne trouverait rien à redire à 
cette Péote et à ces fllets, humblement et fidèle- 
ment étudiés ; le Christ a de Tonction et de la sua- 
vité; les fìgures des deux futurs apótres, qui quit- 
tent la péche des poissons pour la pèche des hommes, 
respirent la foi la plus vive. 

Il faut s'arrèter aussi devant le saint Francois re- 
cevant les stigmates, de Francesco Beccarucci de 



284 ITALIA. 






Conegliano. C'est une fort belle chose. La compof 
sition se divise en deux zones : la zone supérieun 
où Fon yoit le saint tendant les mains anx diròM 
empreintes, glorieuse ressemblance avec le Sauvei 
que lui a valu sa dévotion ; et la zone inférieur 
peuplée de saints et de bienheureux , la plupa 
faisant partie de l'ordre et paraissant se réjouir 
miracle. Il y a là de belles tètesascétiques, un pi 
fond sentiment religieux et une exécution parfaite, 
qjioiqu'un peu sèche. Quand on les regarde atten- 
livement , ces tableaux gothiques d'un aspect froid 
et gène , ils s'aninient peu à peu et finissent par 
prendre une puissance de vie extraordinaire ; ils 
n'offrent cependant ni grande science anatomique 
ni rédondance de muscles et de chair. Leurs per- 
sonnages, embarrassés, ont l'air de gens timide? 
qui voudraient bien vous parler, mais qui n'osati, 
et rèvent au moyen de dire ce qu'ils ont sur le 
coeur : leurs gestes, souvent, sont gauches; mais 
leur physionomie est si bienveillante, si douceel 
si enfantinement sincère, qu'on les comprenda 
demi-mot et qu'ils vous restent kivinciblement dans 
le souvenir. C'est que , sous leur allure maladroite, 
ils possèdent une petite chose qui manque à des 
chefs-d'oeuvre d'habilejé : l'àme. 

Nous avouons avec simplicité avoir horreur des 
Bassans grands et pctits. Les éternels tableau* 
d'animaux sortis de leur manufacture et répandus 



ITALIA. 285 

dans toute l'Europe , ennuyeuse peinture de paco- 
tille, reproduite machinalement, légitiment et au 
delà cette aversion. Cependant, nous devons con- 
venir que la Résurrection de Lazare, de Léandre 
Bassan, vaut mieux que les entrées et les sorties 
de F Arche, les bergeries et les parcs rustiques, 
avec le chaudron , la croupe de brebis et la femme 
penchée en jupon rouge , qui font le désespoir de 
tous les visiteurs de galerie. 

Mentionnons aussi les Noces de Cana, du Pa- 
douan, grande et belle ordonnance, exécution 
large et sage, toile louable de tous points et qui, 
partout ailleurs , paraltrait un chef-d'oeuvre, et ar- 
rivons à un tableau singulier de Paris Bordone , 
dont tout le monde a pu admirer le magnifique 
portrait d'homme vètu de noir dans la galerie du 
Louvre , non loin de l'homme à barbe rousse et à 
gant de bufile , qui , après avoir été attribué à plu- 
sieurs grands maìtres , serable devoir revenir défi- 
nitivement à Calchar. 

Ce tableau, qui représente un barcarol rendant 
Tanneau de saint Marc au doge , a trait à une le- 
gende dont Giorgione, comme nous le verrons 
dans la salle suivante, a peint assez bizarrement un 
épisode. Voici Fhistoire en peu de mots : Une nuit 
que le barcarol dormait dans sa barque , attendant 
pralique le long du traghetto de Saint-Georges- 
Majeur, trois individus mystérieux sautèrent dans 



286 ITALIA. 

sa gondole en lui commandant de les'eonduire au 
Lido; l'un des trois personnages, autant qu'on pou- 1 
vait le distinguer à travers l'ombre, avait une barbe 
d'apótre et une tournure de haut dignitaire de VÉ- 
glise; les deux autres, à un certain chaplis d'ar- 
mures froissées sous leur manteau, se révélaient 
hommes d'épée. Le barcarol tourna le fer de sa gon- 
dole du coté du Lido et commenda à ramer; mais 
la lagune tranquille au départ se mit à clapoter et 
à houler étrangement : les vagues brillaient de 
lueurs sinistres, des apparitions monstrueuses se 
dessinaient menagantes autour de la barque, au 
grand effroi du gondolier ; des larves hideuses, des 
diables moitié bommes moitié poissons , semblaìent 
nager du Lido vers Venise , faisant jaillir des flots 
des milliers d'étincelles , excitant la tempéte , sif- 
flant et ricanant dans Porage; mais l'aspect de 
l'épée flamboyante des deux chevaliers et de la main 
étendue du saint personnage les faisait reculer et 
s'évanouir en explosions sulfureuses. 

Cette bataille dura longtemps ; de nouveaux dé- 
mons succédaient toùjours aux premiere ; . cepen- 
dant la victoire resta aux personnages du bateau, 
qui se firent reconduire au débarcadère de la Piaz- 
zetta. Le gondolier ne savait trop que penser de ses 
étranges pratiques, lorsque, au moment de se sepa- 
rar , le plus vieux de la bande , faisant reluire tout 
à coup son nimbe d'or , dit au barcarol : « Je suis 



ITALIA. «87 

saint Marc , le patron de Venise. fai appris cette 
nuit que les diables , rassernblés en conciliabule au 
Lido , dans le cimetière des Juifs , avaient forme la 
résolution d'exciter une effroyable tempète et de 
renverser ma ville bien-aimée , sous prétexte qu'il 
s'y commet beaucoup de dissolutions qui donnent 
pouvoir aux malins esprits sur ses babitants ; mais, 
cornine Venise est bonne catholique et se confes- 
serà de ses péchés dans la belle cathédrale qu'elle 
m'a éleyée , j'ai résolu de la défendre de ce perii 
qu'elle ignorait, avec Faide deces deux braves com- 
pagnons, saint Georges et saint Théodore, et je fai 
emprunté ta barque; or, comme toute peine mérite 
salaire et que tu as passe une rude nuit, voici 
mon anneau ; porte-le au doge et raconte-lui ce que 
tu as vu. Il te donnera des sequins d'or plein ton 
bonnet. » 

Cela dit, le saint reprit sa place sur la pointe du 
porche de Saint-Marc , saint Théodore grimpa au 
haut de sa colonne, où grommelait son crocodile de 
mauvaise humeur, et saint Georges alla se blottir 
au fond de sa niche à colonnettes, dans la grande 
fenétre du palais ducal. 

Le barcarol , passablement étonné , et il y avait 
de quoi, aurait cru qu'il avait rèvé après avoir bu 
le soir qnelques coups de trop de vin de Samos , si 
le gros et lourd anneau d'or , constellé de pierre- 
ries, qu'il tenait à la main, ne l'eùt empèché 



288 ITALIA. 

de douter de la réalité des événements de la 

nuit. 

Il alla donc trouver le doge, qui, sa come sur la 
tète , présidait le sénat , et , s'agenouillant respec- 
tueusement , il raconla l'histoire de la bataille des 
diables el des p&trons de Venise. Celte histoire parut 
d'abord incroyable; mais la remise de Fanneau, 
qui étail bien Yéritablement celui de saint Marc , et 
dont l'absence au trésor de l'église fut consta tèe. 
prouvait la véracité du barcarol. Cet anneau , en- 
fermé sous triples clefs dans uu trésor soigneuse- 
ment gardé , et dont les serrures ne présentaieul 
aucune trace d'effraction , ne pouvait en avoir été 
tire que par un pouvoir supérieur. On remplit de 
pièces d'or le bonnet du gondolier, et Fon celebra 
une messe d'action de gràcespourle perii évité. Ce 
qui n'empécha pas les Vénitiens de continuer leur 
Irain de vie dissolu , de passer les nuits dans les re- 
doutes à jouer,"à souper, à faire l'amour, de se 
masquer pour les intrigues et de prolonger pendant 
six mois de l'année la longue orgie de leur carna- 
val. Les Vénitiens comptent sur la protection de 
saint Marc pour aller en paradis et ne s'occupent 
pas autrement de leur salut. La chose regarde saint 
Marc ; ils lui ont élevé une assez belle église pour 
cela , et le saint est encore leur obligé. 

Le moment choisi par Paris Bordone est celui où 
le barcarol s'agenouille dcvant le doge. La compo- 



ITALIA. 289 

ition de la scène est très-pittoresque ; on voit en 
erspeclive une longue file de tètes de sénateurs 
umnes ou chenues, du caractère le plus magistral. 
)es curieux s'étagent sur les marches et forment 
les groupes habilcment contrastés; le beau costume 
'énitien s'étale là dans tonte sa splendeur. Comme 
lans presque toutes les toiles de cette école, Farclii- 
ecture tient ici une grande place. De beaux porti- 
jues dans le style de Palladio, animés de person- 
ìages qui vont et viennent, remplissent les derniers 
ilans. 

Ce tableau a le mérite , assez rare dans Fècole 
italienne , presque exclusivement occnpée à repro- 
ti uire des sujets religieux ou mythologiques , de re- 
présenter une legende populaire, une scène de 
moeurs, un sujet romantique enfin, tei que Dela- 
croix ou Louis Boulanger l'auraient pu choisir et 
l'auraient traité dans la nuance de leur talent ; et 
cela lui donne une physionomie à part et un attrait 
tout particulier. 

Un jeune peintre frangais, M. Garcin, était cu 
train de faire de cette belle loile une copie que nons 
espérons bientót voir à Paris. 

Il nous semble qu'un musée compose de copies 
bien faites des chefs-d'oeuvre de toutes les écoles 
serait une chose très-intéressante et fort profitable 
pour l'art. Il doit esister déjà beaucoup d'éléments 
d'une telle galene. On consacrerait une salle à cha- 

199 s 



*90 ITALIA, 

que grand maitre dont od oopierait l'oeuvre toot 
entier éparpillé dans les musées et les églises 
d'Europe; on ferait un cboix parali les maitres de 
second ordre , si originaux , si spirituels et , à dé- 
faut de genie , si pleins de taleoL £t Fon réunirait 
dans ce seul palais ce qui est dissecarne sur toute 1? 
terre et exige, pour ètre vu, de iongs et coùteux 
voyages, souvent impossibles. Le palais des Beaux- 
Arts ou les galeries d'achèvement du Louvre pour- 
raient donner asile à cette collection , qui , outre 
l'enseigriement qu'elle offrirai! aux artistcs , aurait 
l'avantage de prolonger de quelques siècles la vie 
ou du moins la mémoire des chels-d'&uvre près de 
di^mraltre. 

XVIIL 

Les Be&ux-Arts. 

La perle du Musée de Madrid est un Raphael; 
celle de Venise est un Titien , merveilleuse toile 
oubliée, puis retrouvée, qui a aussi sa legende. 
Pendant de longues années Venise a possedè ce 
chef-d'oeuvre sans le savoir. Relégaé dans une 
vieille église peu fréquentée , il avait disparu sous 
une lente couche de poussière et derrière un ré- 
seau de toiles d'araignées. A peine si le sujet pou- 
vait vaguement se discerner. Un jour, le corate 



ITALIA. Ì9I 

Cioognara^ fin connaisseur, trouvant un certain 
air à ces figrares encrassées et flairant le maitre 
sous cette livrèe d'abandon et de misere, mouilla 
de salive une place de la toile et la frotta avec le 
doigt , action qui n'est pas d'une propreté exquise , 
mais qu'un amateur de tableaux ne peut s'empé- 
cher de faire lorsqu'il est face à face d'une croùte 
enfumée, fftt-il Tingi fois comte et mille fois dandy. 
La noble toile, conservée intacte sous cette couche 
de poudre , comme Pompéia sous son manteau de 
cendre, apparut si jeune et si fraiche, que le comte 
ne douta pas qu'il n'eùt retrouvé une toile de 
grand maitre, un chef-d'aeuvre inconnu. il eut la 
force de maitriser son émotion et proposa au cure 
d'échanger cette grande peinture délabrée contre 
un beau tableau tout neuf , bien proprc, bien lui- 
sant, bien encadré, qui ferait honneur à l'église 
et plaisir aux fidèles. Le cure accepta avec joie , 
souriant en lui-mème de la bizarrerie du comte , 
qui doimait du neuf pour du vieux et ne deraan- 
dait pas de retour. 

Débarbouiltée de la arasse qui la souillait , Y As- 
sunta du Titien apparut radieuse comme le soleil 
▼ainqueur des nuages. Les lecteurs parisiens peu- 
vent se faire une idée de l'itnportance de cette 
découverte en allant voir aux Beaux-Arts la belle 
copie de Serrar, récemment exécutée et placée. 
L'Assunta est une des plus grandes machines du 



292 ITALIA. 

Titien , et celle où il s'est élevé à la plus grande 
hauteur : la composition est équilibrée et distri- 
buée avec un art infini. La portion supérieure, 
qui est cintrée, représente le paradis, la gioire , 
pour parler comme les Espagnols dans leur lan- 
gage ascétique : des collerettes d'anges , noyés et 
perdus dans un flot de lumière à d'incalculables 
profondeurs, étoiles scintillantes sur la flamine, 
pétillements plus vifs du jour éternel , forment l'au- 
rèole du Pére , qui arrive du fond de Finfini avec 
un mouvement d'aigle planant , accompagno d'un 
archange et d'un séraphìn dont les mains soulien- 
nent la couronne et le nimbe. 

Ce Jéhovah, pareil à un oiseau divin , se pre- 
sentai par la tète et le corps fuyant en raccourci 
horizontal sous un flot de draperies volantes ou- 
vertes comme des ailes , éionne par sa sublime 
hardiesse ; s'il est possible au pinceau humam de 
donner une figure à la Divinité , certes Titien y a 
réussi. Une puissance sans bornes , une jeunesse 
impérissable font rayonner cette face à barbo 
bianche, qui n'a qu'à se secouer pour en faire 
tomber la neige des éternités : depuis le Jupiter 
Olympien de Phidias , jamais le mattre du ciel el 
de la terre n'a été représente plus dignement. 

Le milieu du tableau est occupé par la vierge 
Marie, que soulève, ou plutòt qu'entoure une 
guirlande d'anges et d'àmes bienheureuses : car 



ITALIA. 293 

elle n'a pas besoin d'aides pour monter au del; 
elle s'enlève par le jaillissement de sa foi robuste , 
par la pureté de son àme , plus légère que l'éther 
le plus lumineux. Il y a vraiment dans celle figure 
une force d'ascension inouie , et , pour ohtenir cet 
effet, Titien n'a pas eu recours à des formes 
grèles, à des draperies fuselées, à des couleurs 
transparentes. Sa madone est une femme très- 
vraie, très-vivante , très-réelle, d'une bcauté solide 
comme la Vénus de Milo ou la Femme couchée de la 
Tribune de Florence. Une draperie ampie, étoflée, 
voltige autour d'elle à plis nombreux; ses larges 
flancs ont pu contenir un Dieu, et, si elle n'était 
pas sur un nuage , le marquis du Guast pourrait 
porter la main sur son beau sein , cornine dans le 
tableau de notre Musée. Et pourtant rien n'est plus 
célestement beau que cette grande et forte figure 
dans sa tunique rose et son manteau d'azur; mal- 
gré la volupté puissante du corps , le regard étin- 
celle de la plus pure virginité. 

Dans le bas du tableau , les apòtres se groupent 
en diverses attitudes de ravissement et de surprise 
habilement contrastées. Deux ou trois petits anges, 
qui les relient à la zone intermédiaire de la com- 
position, semblent leur expliquer le miracle qui se 
passe. Les tètes d'apótres , d'àges et de caractères 
variés, sont peintes avec une force de vie et une 
réalité surprenantes. Les draperies ont cette lar- 



»4 ITALIA» 

geur et ce jet abondant qui caractérìse en Titten 
le peintre à la fois le plus rìche et le plus sirnple. 

En regardant cette vierge et en la comparant 
en idée à d'autres vierges de maftres différents , 
nons songions combien Fart est une ehose merveil- 
leuse et toujours nouvelle. Ce que la peinture ca- 
tholique a brode de variafions sur ce thème de la 
Madone , sans l'épuiser jamais , étonne et confond 
Timagination ; mais en réfléchissant , Fon com- 
prend que, sous le type convenu, chaque pentire 
glisse à la fois son rève d'amour et la personnifi- 
cation de son talent. 

La Madone d'Albert Durer, dans sa gràee don- 
loureuse et un peu contrainte, a?ec ses traits fatì- 
gués, plus intéressants que beaux, son air de 
matrone plutòt que de vierge , sa eandeur alle- 
mande et bourgeoise , ses vètemente serrés et ses 
plis à cassure symétrique, presque toujours accom- 
pagnéc d'un lapin , d'un hibou ou d'un singe , par 
un vaglie ressou venir du panthéisme germani que, 
ne devait-elle pas ótre la femme qu'il eùt aimée et 
préférée, et ne représente-t-elle pas très-bien le 
genie méme de l'artiste ? Comme elle est sa ma- 
done , elle serait aisément sa muse. 

La méme rcssemblance existe pour Raphael. Le 
type de sa Madone, où, mòlés à des souvenirs anti- 
ques , se retrouvent toujours les traits de la For- 
narine, tanlòt pressentis, tantòt copiés, le phis 



ITALIA. *0S 

soiiYent idéalisés, n'est-il pas la symbolisation fa 
plus exacte de son talcnt élégant f gracieux et tout 
pénétré d'une volupté chaste ? Le chrétien nourri 
de Platon et d'art grec, l'ami de Leon X le pape 
dilettante , l'artiste qui mourut d'amour en pei- 
gnant la Transfiguration, ne vit-il pas tout enfier 
dans ces Vénus modestes, tenant sur leursgenoux 
un enfant qui ri'est pas l'Amour ? Si l'on voukit, 
dans un tableau allégorique, symboliser le géme èe 
cbaque peintre, Ggurerait-on autrement celuà da 
l'ange d'ISrbin ? 

La Vierge de Y Assunta , grande , torte , colorée , 
avec sa gràce robuste et saine* son beau p«rt, sa 
beauté simple et naturelle , n'est-elle pas la pela- 
ture da Titien ayec toutes ses qualités ? On pour- 
*rait pousser les reeherches plus loin ; mais mas 
en avons dit assez pour indiquer la nuance. 

Gràce au linceul poudreux qui l'a recouverta 
pendant si longtemps, Y Assunta brille d'un écki 
•tout jeune T les siècles n'ont pas coulé pour elle, et 
nous jouissons de ce suprème plaisir de yoir un 
tableau de Titien tei qu'il sortit de sa palette. 

En face de Y Assunta du Titien , cornine le te»» 
bleau le plus robuste et le plus capable d'affronter 
un chef-d'umvre si splendide, on a mis le Sam4 
Mare délivrant un esclave, de Tintore!. 

Tintoret est le roi des violenta. 11 a une fougue 
•de composilion , une furie de hrosse , une audace 



296 ITALIA. 

de raccourcis incroyables, et le Saint Marc peut 
passer pour une de ses toiles les plus hardies et 
les plus féroces. 

Ce tableau a pour sujet le saint patron de Venise 
venant à Faide d'un pauvre esclave qu'un maitre 
barbare faisait tourmenter et géhenner a cause de 
l'obstinée dévotion que ce pauvre diable avait à ce 
saint. L'esclave est étendu à terre sur une croix 
entourée de bourreaux affairés , qui font de vains 
efforts pour l'atlacher au bois infame. Les clous 
rebroussent , les maillets se rompent , les haches 
volent en % éclats ; plus miséricordieux que les 
hommes , les instruments de supplice s'émoussent 
aux mains des tortionnaires : les curieux se regar- 
dent et chuchotent étonnés , le juge se penche du 
haut du tribunal pour voir pourquoi l'on n'exécute 
pas ses ordres , tandis que saint Marc , dans un des 
raccourcis les plus violciqment strapassés que la 
peinture ait jamais risqués, piqué une tète du ciel 
et fait un plongeon sur la terre, sans nuages, sans 
ailes, sans chérubins , * sans aucun des moyens 
aérostatiques employés ordinairement dans les ta- 
bleaux de sainteté, et vient délivrer celui qui a eu 
foi en lui. Cette figure vigoureuse, athlétiquement 
musclée , de proportion colossale , fendant l'air 
comrae le rocher lance par une catapulte , produit 
Teffet le plus singulier. Le dessin a une Ielle puis- 
sance de jet , que le saint massif se soutient à I'cbìI 



ITALIA. 297 

t ne tombe pas; c'est un vrai tour de force. 
kjoutez à cela que la peinture est si montée de 
on , si brusque dans ses oppositions de noir et de 
Jair , si vigoureuse dans ses localilés , si apre et 
urbulente de touche , que les Caravage et les Es- 
^agnolet les plus farouches, rais à coté, serable- 
raient de Feau de rose , et vous aurez une idée de 
se tableau qui, malgré ses barbaries, conserve 
tojujours , par ses accessoires , cet aspect architec- 
tural , abondant et somptueux , particulier à Fècole 
vénitienne. 

Il y a aussi, dans celle mòme salle, un Adam et 
Ève, un Abel et Catn du mème peinlre, deux raa- 
gnifiques toiles traitées en étude, et peut-étre ce 
que le peinlre a produit de plus accompli au point 
de vue de l'exécution. Sur un fond d'un vert étouffé 
et mystérieux , le lointain feuillage de l'Èden , ou 
plulòt le mur de l'atelier , se détachent deux corps 
superbes, d'un éclat Mane et chaud, d'une carna- 
tion vivace, d'une réalité puissante : il est probable 
qu'Ève tend à Adam cette pomme fatale qui lui est 
restée à la gorge, ce qui légitime suffisamment 
deux personnages nus en plein air; mais cela n'y 
fait rien. Croyez que jamais plus beau torse , chair 
plus bianche et plus souple ne sont sortis de la 
brosse d'un coloriste. Le Tintoret, qui avait écrit 
sur ce mur : « Le dessin de Michel-Ange et la cou- 
leur de Tilien, » a, dans ce tableau, rempfì au 



«98 ITAUA. 

moire la moitié de son programma Le tableau 
d'Abel et Cain, qui fait pendant» respire tonte li 
fureur sauvage qu'on pouvait attendre d'an tei 
*ujct et d'un tei peintre. La mort, conséquence de 
la fautc de nos premiers parents , fait son entrée 
sur le jeune globe, dans une ombre formidable, 
où se roulent l'assassin et la victime. Au coin de la 
toile , détail borrible , saigne une tète de mouton 
coupée. Est-ce Fhostie offerte par Abel ou uà sjm- 
bole signifiant que les animaux innocente doiveni 
aussi porter la peine de la curiosité_d'Ève ? c'est ee 
que uous n'oserions affirmer ; Tintoret n'y a prò- 
bablemeat pas pensé. H avait bien d'autres affair* 
que de songer à ces finesses, lui, le plus grand 
remueur de machines , le plus intrèpide brosseur 
qui ah jamais existé , et qui eùt gagné de dilesse 
Luca fa Presto. 

Le Bonifazio , doni notre musée ne possedè 
qu'un échantillon insuffisant, est un admirable ar- 
tiste. Son Mauvais fiche , de I'Académie des Beaui- 
Arts , très-intelligemment copie par M. Serrur, * 
qui Fon doit déjà le beau fac-simile de Y Assunto* 
est un tableau profondément vénitien. 11 n'y n** 
que ni les belles femmes aux tresses enrovìées, 
aux fils de perles , aux robes de velours et de 
brocart, ni les seigneurs magnifiques aux puses 
galantes et courtoises, ni les musiciens, ni lcs 
pagès, ni les nègres , ni La nappe dainassée ricte* 



ITALIA. Ì99 

ment cou verte de vaisselle d'or et d'argent, ni les 
chiens s'ébattant sur les pavés de mosaique, et 
cette fois flairant les haillons da Lazare avec la dé- 
fiance de chiens bien élevés ; ni les terrasses à ba- 
lustres , où le vin rafralchit dans des cratères ant- 
tiques; ni les bianche* colonnades entre lesqueUes 
le ciel fait voir son blea pommelé. Seulemeiit, le 
gris argenté de Paul Veronése prend ici une teinte 
d'ambre, Fargent se dorè et devient ver me il. Bo- 
nifazio , qui peignait le portrait, a donne à sea tétes 
quelque chose de plus intime que ne le faisait L'atir 
teur des quatre grands festins et des plafonds: du 
palais ducal, habitué de regarder les choses au 
point de vue de la décoration. Les physionomies. da 
Bonifazio, étudiées et individuellement earactéris- 
tiqiies, rappellent avec fidelità les types patrkiens 
de Veni se, qui ont si souvent pose de vani l'artiste. 
L'anachronisme du costume fait voir que le Lazare 
n'est qu'un prétexte et que le véritable sujet du 
tableau est un repas de seigneurs avec des courti- 
sanes, lcurs maìtresses, au fond d'un de ces beaux 
palais qui baignent leurs pieds de marbré dans 
L'eau verte du grand canal. 

Ne passez pas trop vite devant ces apótres d'une 
si belle tournure , d'une couleur si riche et d'une 
gravite religieuse que n'a pas toujours l'école véni- 
tienne, surtout à partir de la moitié du xvr siècle, 
lorsque les idées paiennes de la Renaissance se 



300 ITALIA. , 

sont introduites dans l'art et ont encore augmentt 
les tendances sensualistes de ces inattres fastueux. 
L'Académie des Beaux-Arts possedè un grand nom- 
bre d'ouvrages du Bonifazio. Cette seuie salle, ou- 
tre le Mauvais riche et les apòtres , dont nous ve- 
nons de parler, contient une Adoration des Mages. 
le Christ et la femme adultere , Saint Jerome t\ j 
sainte Catherine, Saint Marc, Jesus sur le tróneen-ì 
touré de saints personnages, toiles du plus grand 
inerite et qui supportcnt vaillamment le wisi ' 
nage de Titien , de Tintoret et de Paul Veronése. 

Un grand peintre, peu connu en France, c'esl | 
Rocco Marcone, artiste d'un style pur et d'un sen- 
timent profond, espèce d'Albert Durer italien, 
moins fantasque et moins chimérique que Vaile- 
mand, mais ayaht une espèce de tranquillité ar- 
chaique dans sa manière, qui le fait parafare pluf 
ancien que ses contemporains, comme un Ingres 
parmi des Delacroix, des Decamps, des Couture, 
dea Muller et des Diaz. Son Christ entre saint Jea* 
et saint Paul rappelle un sujet analogue du peintre 
du plafond d'Homère, qui était autrefois dans Té* 
glise de la Trinité-du-Mont, à Rome, et qu'onpeul 
voir maintenant à la galerie du Luxembourg. L# 
tètes ont beancoup de caractère et de noblesse, te 
draperies sont plissées dans un grand goùt, et ie 
groupe , fermement colore , se détache sur un petit 
ciel floconné de nuages moutonneux. Nous avom 



ITALIA. 301 

parie tout à l'heure, à propos de Rocco Marcone, 
d'Albert Diirer et d'Ingres : une Iroisième ressem- 
blance, plus cxacte encore, nous vient en mé- 
moire, celle du peintre espagnol Juan de Juanes, 
dans son admirable Vie de saint Etienne; c'est 
la méme pureté, la mètne couleur tranquille et 
sobre. 

Voici , sur un pan de muraille , toute une bande 
de ces gothiques Vénitiens dont nous avons dil 
quelques mols en entrant à l'Académie des Beaux- 
Arts, si suaves, si purs, si ingénus, si doux et si 
charmants. 

Jean Bellin , Cima da Conegliano et Vittore Car- 
paccio se préscntent à nous tous trois avec le mémc 
sujet, sujct qui a suffi à tout le moyen àge et a fait 
produire des milliers de ehefs-d'oeuvre : la Madone 
et l'Enfant sur un tróne enlourés de saint? , ordi- 
nairement les patrons du donataire, usage qui fait 
crier les pédauts à l'anactaronisme , sous le pre- 
teste qu'il n'est pas naturel que saint Francois 
d'Assise, saint Sébastien et sainte Catherine ou 
toute aulre sainte se trouvent dans le mème cadre 
que la sainte Vierge, mèlant les costumes du moyen 
àge aux draperies antiques. 

Ces critiques n'ont pas compris que pour une 
foi vive il n'existe ni temps ni lieu, et qu'il n'y a 
rien de plus touchant que ce rapprochement de 
Tidole et du dévot, rapprochement réel, car la Ma- 



3M ITALIA. 

done était alors un ótre vivant, contemporain, at- 
torci; elle pronai t part à l'existence de cbacun; elle 
a servi d'idéal à tous les amoureux timidcs et de 
mère à tous les aftligés. On ne la reléguait pas an 
fin fond du ciel, comme on fait des dicux dans 1« 
àges incrédules, sous prétexle de respect; onvi- 
vait familièrement avec elle, on lui confiait ses 
chagrins, ses espoirs, et Fon n'eùt pas été surpri> 
de la voir parattre dans la rue en la compagnie 
d'un moine, d'un cardinal, d'une rcligieusc ou de 
tout autre saint personnage. A plus forte raison on 
admettait sans peine, dans un tableau, ce mé- 
lange qui choque les purisles et qui est profon- 
dément catholique. 

Pour noire part, nous aimons infìniment ces 
trónes et ces baldaquins d'une ornementation prè- 
cieuse et delicate, ces Madones tenant leur fils sur 
leurs genoux et naivement nimbées d'or, comme si 
la conleur n'éiait pas assez brillante pour elles. 
ces petits anges jouant de la viole d'amour, da fe- 
bee ou de l'angélique. 

Oui , malgré tout notre penchant pour Fart 
palen, nous les aimons, ces naifs tableaux golhi- 
ques, ces pères de l'Église portant de grands mis- 
sds sous le bras et coiffés de leur barrette de cardi- 
nal, ces saints Georges en armure de chevalier, 
ces saints Sébasfien ebastement nus, espèce d'A- 
pollons chrétiens qui, au lieu de lancer des flè- 



ITALIA. 303 

ches, en regoivent; ces prètres, ces saints et ces raoi- 
nes dans leurs belles dalmatiques à ramages et leurs 
frocs blancs et noirs, aux plis minulieux et flns; ces 
jeunes saintess'appuyant sur une roue et tenant une 
palme , dames d'honneur de la Beine celeste ; tout 
cet amoureux et dévot cortége qui se groupe hum- 
blement au bas de l'apothéose de la Vierge mère. 
Nous trouvons que cet arrangement, en quclque 
sorte hiératique, satisfai! bien plus aux exigences 
du tableau d'église, tei qu'il doit ótre compris, que 
les composi tions savantes et codqucs au point de 
vue de la réalité- Il y a, dans cette disposition , un 
rhythme sacre qui doit saisir l'oeil du fidèle. L'às- 
pect de l'image, si nécessaire à notre sens dans les 
sujets de dévotion, est conserve, et l'art n'y perd 
rien : car, limitée d*un coté, l'individualité reprend 
ses droits de l'autre ; chaque artiste signe son ori- 
ginante dans i'exécution, et ces tableaux, taits des 
mèwes éléments, sont peut-ètre les plus person- 
nels. Les musiciens emplumés de Carpaccio ne res- 
semblent pas k ceux de Jean Bellin, quoiqu'ils ac- 
cordent leurs guitares aux pieds de la Vierge sur 
les marches d'un baldaquin presque pareil. Les vir- 
tuoses ailés de Carpaccio sont plus élégants, d'une 
gràce plus adolescente, ils ont l'air de pages de 
bornie maison ; ceux de Jean Bellin sont plus naifs, 
plus enfanlins, plus poupons ; ils exécutent leur 
musique avec le zèle d'enfants de choeur de cam- 



304 ITALIA. 

pagne sous Foeilde leurcuré. Tous sontcharmants, 
mais d'une gràce diverse, empreinte du cardctèrc 
du peintre. 

XIX. 

Les Beaui-Arts. 

La Sainte famille, de Paul Veronése , est compo- 
sée dans le goùt abondant et fastueux familier au 
peintre. Certes, les amateurs de la vérilé vraie ne 
retrouveront pas là Fhumble intérieur du pauvre | 
charpentier. Cette colonne en brocatelle rose de 
Verone, cet opulent rideau ramagé, dont les plisà I 
riche cassure forment le fond du tableau, annou- I 
cent une habitation princière; mais la sainte fa- 1 
mille est plutót une apothéose que la représen- | 
tation exacte du pauvre ménage de Joseph, h 
présence de ce saint Francois portant une palme, 
de ce prétre à camail et de cette sainte sur la nu- i 
que de laquelle s'enroule, comme une come d'Ani- 
mon , une brillante torsade de cheveux d'or à la 
mode vénitienne, l'estrade quasi royale où tròne 
la Mère divine , présentant son bambin à l'adora- 
tion , le prouvent surabondamment. 

Dans la seconde salle se déploie, sur une toik 
immense, le Repas chez Levi, Tun des quatre gran* 
festins de Paul Veronése. Notre Musée en possedè 
deux : les Noces de Gina et le Souper chez MaAt- 



ITALIA. 305 

teine, de mèrae dimension que le repas de Venise. 
C'est la mème ordonnance, ampie, riche et facile; 
le mème éclat argentò, le mème air de festin et de 
joie. Ce sont toujours ces hommes basanés dansleurs 
opulentes dalmatiques de damas ou de brocart, ces 
femmes blondes ruisselantes de perles, ces esclaves 
oègres portant des piate et des aiguières, ces en- 
fants jouant sur les marches des rampes à balus- 
tres avec de grands lévriers blancs, ces colonnes 
et ces statues de marbré, ce beau ciel léger d'un 
bleu de turquoise, qui fait illusion lorsqu'en se re- 
culant on le regarde cncadré par la porte de la 
salle voisine, comme une vue de diorama. Paul 
Veronése, sans en excepter Titien, Rubens et Rem- 
brandt, est peut-étre le plus grand coloriste qui 
ait jamais existé. Il n'est ni jaune comme Titien , 
ni rouge comme Rubens , ni bitumineux comme 
Rembrandt. Il peint dans le clair avec une étonnante 
justesse de localité ; nul n'a connu mieux que lui 
le rapport des tons et leur valeur relative ; il en 
sait là-dessus plus que M. Chevreul et obtient, par 
juxtaposition, des nuances d'une fratcheur ex- 
quise qui, séparées, sembleraient grises et terreu- 
ses. Personne ne possedè au mème degré ce ve- 
louté, cette fleur de lumière. 

La composition de YAnnoneialion, du mème 
peintre, est singulière. La vierge Marie, agenouil- 
lée dans le coin d'une longue toile transversale, 
199 t 



306 ITALIA. 

dont le vide est occupé par une elegante architet- 
ture , attend d'un air modeste l'arrivée de l'auge re- 
légué à l'autre bout da tableau et qui,, les ailes on- 
vertes, semble glisser vers elle pour lui faire k 
salutation angélique. Cette disposition , contraire à 
la loi , qui place au centre de la toile le groupe 
sur lequel on veut attirer les yeux , est un briDant 
caprice qui n'aurait pas été si heureux, exécaté par 
un autre que Paul Veronése. 

Les Vénitiens remportant la victoire sur les 
Turcs, gràce à Fintervenlion de sainte Justine, sont 
un de ccs sujets qui plaisaient à l'amour-propre 
national et que Fon trouve souyent répétés* Nous 
avons déjà dù décrire une composition sembUMe 
dans le palais ducal ; ce mélange d'armures et de 
costumes, de casques et de turhans, de chrétienset 
d'infidèles, était un heureux thènte pour l'artiste, 
et il en a use habilement Nous ne pouwns dé- 
crire particulièrement tous les Paul Veronése que 
ronferai* l'Àcadémie dcs Beaux-Arts. Il faudrait 
un volume special ; car tous ces graads géjùes od! 
été d'une fécondité prodigieuse. 

Les Beaux * Arts renferment le dernier tableau 
de Titien , trésor inestimable ! Les années , si pe- 
santes pour tous , glissèrent sans appuyer sur ce 
patriarche de la peinture, qui traversa tout un 
siècle et que la peste surprit à quatre-vingtH&x- 
neuf ans travaillant encore. 



ITALIA. 3*7 

Ce tableau, grave et mélancolique d'aspeci, dMt 
le sujet funebre semble un pressentiment,repré- 
scnte un Ghrist depose de la croix; le del est 
sombre, un jour livide éelaire le cadavre pieuat- 
ment solitemi par Joseph d'Arimatiiie et sainte 
Harie-Madeleine. Tous deux sont tristes , sombres, 
et paraissent, à leur morne attitude, désespérer de 
la résurrection de leur maitre. On voit qu'ils se 
demandent avec une anxiété secrète si ce corps, 
oint de baumes, qu'ils vont confier au sépufcre, 
en pouf ra jamais sortir ; en effet , jamais Titien 
n'a fait de cadavre si mort. Sous cette peau verte 
et dans ces veines bleuàtres il n'y a plus une gooUe 
de sang, la pourpre de la vie s'en est retirée polir 
toujours. Le Christ aux Oiiviers, de Saint-Pani, la 
Pietà de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, d'Eugène 
Delacroix, peuvent seuls donner une idée de cette 
peinture sinistre et douloureuse où, pour la pre- 
mière fois, le grand Yénitien a été abandonné par 
son antique et inaltérable sérénité. L'ombre de la 
mort prochaine semble lutter avec la lumière dti 
peintre qui eut toujours le soleil sur sa palette» et 
enveloppe le tableau d'un froid crépuscule. La 
niain de l'artiste se glaga avant d'avoir achevé sa 
tàche, corame le témoigne l'inscription en lettre* 
aoires tracée dans le coin de la toile : Quod Tizia 
nus inchocUurn reliquit Palma reverenter absolvit 
Deogue dicavit opys. « L'oeuvre que Titien laissa ina- 



308 ITALIA. 

chevée , Palma l'acheva respectueusement et l'offrii 
à Dieu, » Cette noble, touchanle et religi euse in- 
scription fait de ce tableau un monument. Certes, 
Palma, grand peintre lui-mème, ne dut approcher 
qu'avec tremblement de l'oeuvre du maitre, et son 
pinceau, quelque habile qu'il fùt, hésita et vacilla 
sans don te plus d'une fois en se posant sur les 
touches du Titien. 

Si Fon trouve au.x Beaux-Àrts Y omèga de la vie 
pittoresque du Titien, Y alpha s'y rencontre aussi 
sousla forme d'un grand tableau dont le*sujet est 
la Vrèscntation de Marie au Tempie. Cette toile a 
été pein!e par Titien presque enfant. La tradition 
dit à quatorze ans, ce qui nous semble un peu bien 
precoce, vu la beauté de l'oeuvre. En réduisant la 
cbose à de justes proportions, la Présentation de 
Marie remonte assurément à l'extrème jeunesse 
dn peintre. On peut donc juger de l'immense in- 
tervalle parcouru. Toutes les qualités de l'artiste 
sont en germe dans cette oeuvre juvénile. Elles se 
sont développées plus richement par la suite, mais 
elles y existent déjà d'une fagon visible. Le faste de 
l'architecture, la tournure grandiose des vieillai-ds, 
le jet abondant et fier des drapcries, les grande* 
localités de ton, la simplicité male du faire , tout 
révèle le maitre dans l'enfant. Le coloris lumineux 
et clair, que le soleil haut monte de l'àge viril do- 
rerà d'un reflet plus chaud, a déjà cette solidité 



ITALIA. 309 

nàie, cette consistance robuste, caractères distinc- 
ifs de Tauteur de Y Amour sacre et V Amour profane , 
lu Palais Borghése, de la Femme couchée de la Tri- 
)ime de Florence et de la Maitresse cFAlphonse tfA- 
wlos, marquis de Guast, du Musée du Louvre. 

Titien est, à notre avis, le seul artiste entière- 

ment sain qui ait paru depuis l'antiquité. Il a la 

serenile puissante et forte de Phidias. Chez lui rien 

de fiévreux, rien de tourmenté, rien d'inquiet. La 

maladie moderne ne Fa pas touché. Il est beau, 

robuste et tranquille cornine un artiste palen du 

meilleur temps. Sa superbe nature s'épanouit k 

l'aise dans un tiède azur , sous un chaud soleil, et 

son coloris fait penser à ces beaux marbres anti- 

ques dorés par la blonde lumière de la Grece; 

nul tàtonnement, nul effort, nulle violence. Il atteint 

l'idéal du premier coup sans y songer. Une joie 

calme et vivace éclaire son oeuvre immense. Seul il 

semble ne pas se douter de la mort , excepté peut- 

ètre dans son dernier tableau. Sans ardeur sen- 

suelle, sans enivrement voluptueux, il étale au\ 

regards, dans la pourpre et dans l'or, la beauté, 

la jeunesse, toutes les amoureuses poésies du corps 

féminin avec Timpassibilité de Dieu montrant Ève 

toute nue à Adam. Il sanctifie la nudité par cetle 

expression de repos suprème, de beauté à jamais 

fixée, d'absolu réalisé qui fait la chasteté des oeu- 

vres antiques les plus libres. Lui seul a fait une 



310 ITfcLfiU 

femme qui poarrait, sans paratlrc mièvre et che- 
tile, s'allonger à coté de la femme couchée da 
Parthénon. 

En parlant du pècheur rapportant au doge ran- 
neau de saint Marc, nous avons raconté ia legende 
qui s'y rattache. Gtorgione a trafté un autre épisode 
de cette histoire merveilleuse : c'èst le combat de 
sainl Georges et de saint Théodore contre les de- 
inons. Quelque admiration que nous ayons pour 
le Gtorgione, chaud, vivace et colore, du Concert 
champétre, nous avouons aimer très-médiocremenl 
le tableau des Beaux-Àrts de Venise. €es athléli- 
ques démons rougeàtres, gambadant au milieu de 
l'eau verte, ce fautastique arrèté et musculeux, ce 
mélange des formes de Thomme et de cclles da 
poisson, soudées sans myslère , ne répondent en 
aucune fa$on à l'idée chimérique qu'on se fait 
d'un pareil combat. Le ciel clair de l'art vénitien 
n'a pas assez de brume pour que les monstrueuses 
imaginations- des rèves légendaires puissent y 
grouiller à l'aise. Le jour gène ces créatures bis- 
cornues et ces larves informes qui ont besoiiv 
pour se cacher, de l'ombre du poéle de Faust, de 
l'escalier en spirale de Rembrandt ou de la caverne 
des tentations, de Téniers ; un pcintre vénitien du 
xvr siècle est fantasque, mais non fautastique. 

La Descente àe Croix de Rocco Marcone a toutes 
les quaslités sérieuscs, toute l'onction des gothiques- 



ITALIA. SU 

t Jeur tranquille symétrie, avec une richesse de 
>n et une fleur de coloris quc n'éteignent pas de 
angereux yoisinages. Le Ghrist mort, et rappe- 
int par sa chair exsanguc la pàleur mate de l'hos- 
e, glisse doucement sur le sein de la Vierge, 
Dutenue par une Madeleine d'une beante tenóre et 
élicatc, dont les immensescheveuxblondsdescen- 
ent comme des cascades d'or sur une mngnifìque 
ohe de damas ramagé d'une pourpre opulente et 
ombre comme le rubis. Est -ce dans le sang du 
Jauveur adorò que cette robe est trempée, ò Made- 
eine! ou dans les gouttes tombant de ton cceur? 

Le Padouan a une Vierge en gioire à la manière 
espagnole. Le Saint-Esprit descend dans un tor- 
rent de lumière. Un chaud brouillard dorè remplit 
cette toile qui rappelle les apothéoses ou plulòt les 
ascensions de Murillo, pour ne pas employer un 
mot profane en parlant du plus catbolique de tous 
les peintres. 

Nous ne sommes pas très-émerveillé, malgré le 
grand talent qu'il y a déployé, de la vaste toile 
apocalyptique de Palma, le Jeune, le Triomplie de la 
Mort. Saint Jean, assis sur un rocher de Patbmos, 
regarde, la piume levée et prèt à la fixer sur son 
rouleau, la formidable vision qui défilé devant lui: 
la Justice et la Guerre cbevaucbent de sombres 
coursiers, et la Mort, montce sur son grand cbeval 
pale, faucbe dans la moisson bumaine des épis 



312 ITALIA. 

qui relombent en gerbes de cadavres sur les bords 
du chemin. 

Excepté Tintoret qui, par sa couleur fauve et sa 
violence de brosse , peut arriver à la terreur el à 
la tragèdie, ces sujets lugubres conviennent en ge- 
neral très - peu aux peintres vénitieus , nature 
heureuses à qui reviennent l'azur du cicl et de la 
raer, la blancheur des marbres et des chairs, l'or 
des cheveux et des brocarts, les ramages eclatante 
des fleurs et des étoffes. Us ne peuvent garder lem 
sérieux longtemps, et, derrière le masque effrayanl 
dont ils tàchent de couvrir leurs joues vermeilles, 
on entend leur peinture rire d'un rire étouffé. 

Un très-curieux tableau de Gentil Bellin, c'est la 
procession sur la place Saint-Marc des reliques 
gardées dans la confrérie de Saint-Jean au moment 
où Jacopo Salis fait son voeu à la croix. On ne sau- 
rait imaginer une collection plus complète des cos- 
tumes de l'epoque; le faire patient et minufieux 
de l'artiste ne laisse perdre aucun détail. Rien D'est 
sacrifié, tout est rendu avec la conscience golhique. 
Chaque tète doit ètre un porèrait, et un portrait res- 
semblant comme un daguerréotype, plus la couleur. 
L'aspect de la place Saint-Marc Ielle qu'ellc élait 
alors a rexactitude d'un pian architectural. Les an- 
ciennes mosaiques byzanlines, refaites plus tòflf, 
ornent encore les portails de la vieille basilique, 
et, singularité remarquable, les clochetons soni 



ITALIA. 313 

mtièrement dorés, ce qui n'a jamais eu lieu dans 
la réalité. Mais un peintre cornine Gentil Bellin 
n'aurait pas pris cette fantaisie sous son bonnet. 
Les clochetons durent ètre dorés, en effet ; mais 
le doge Loredano eut besoin pour une guerre des 
sequins destinés à la dorure, et le projet ne s'ac- 
complit pas ; il n'cn reste de trace que dans le ta- 
bleau de Gentil Bellin, qui avait dorè son Saint- 
Marc par provision. 

Un certain miracle d'une croix tombée dans Teau 

du haut d'un pont de Venise, le pont de Saint-Leon 

ou de Saint-Laurent, nous ne savons pas trop le- 

quel, a beaucoup occupé les peintres de cette pé- 

riode ; les Beaux-Arts ne renferment pas moins de 

trois tableaux importants sur ce sujet bizarre : un 

de Lazzaro Sebastiani, un de Gentil Bellin, un 

autre de Giovanne Mansueti. Ces toiles sont du plus 

haut intérèt ; elles sortent des types habituels de la 

peinture italienne, qui tourne dans un cercle étroit 

de sujets de dévotion ou de mylhologie, et se mèle 

rarement aux familiarités de la Yie réelle. Ces 

moines de toute robe, ces patriciens, ces gens du 

peuple se jetant à l'eau , nageant et plongeant , 

Urani leur coupé pour retrouver le saint crucifix 

tombe au fond du canal, présentent la physiono- 

mie la plus bizarre. Sur les berges se tient la foule 

en prióre, attendant le résultat des recherches. Il 

y a surtout une file de dames agenouillées, les 



SI 4 ITALIA, 

naais jointes, toutes couvertes de joyaui et de 
perle*, en robes à iaille courte , corame sous l'Em- 
pire, qui présente une suite de profils se détachant 
te* uns sur les autres avec une bonhomie gothique; 
d'une finesse , d'une beautó , d'une délicatesse et 
d'une yariété extraordinaires : c'est étrange et 
charmant. 

On voit dans ces toiles les anciennes maisons de 
Venise avec leurs murs rouges , leurs fenètres aui 
trèfles lombards, leurs terrasses surmontées de 
piquets, leurs cheminées évasées, les vieux ponte 
suspendus par des chalncs, et les gondoles d'autre- 
fois, qui n'ontpasla forme qu'clles affectent aujour- 
d'hui : il n'y a pas de felce, mais un drap tenda sur 
des cerceaux, comrae aux galiotes de Saint-Cloud; 
aucune ne porte cette espècc de manche de violon 
en fer poli qui sert de conlre-poids au ramcur place 
à la poupe ; elles sont aussi beaucoup moins effilées. 

Rien n'est plus élégant, plus juvémlemcnt gra- 
cieux que la suite de peintures où Vittore Carpac- 
cio a représenté la vie de saintc Ursule. Ce Carpac- 
cio a le charme idéal , la svellesse adolescente de 
Raphael dans le Mariage de la Vierge, un de ses 
preiniers et peut-ètre le plus charmant de sesfa- 
bleaux ; on ne saurait imaginer des airs de tétepte 
naìvement adorables, des tournures d'une plus an- 
gélique coquetterie. Il y a surtout un jeunc homme 
à tongs cheveux vu de dos , laissant glisser à demi 



ITALIA. 9M 

sur son épaule sa cape aucollet de velours, qui est 
d'une beatile si fière, si jeunc et si séduisante, 
qu'on croirait roir le Cupidon de Praxitèle vétu 
d'un costume moyen ige, ou plutòt un auge qui 
aurait eu la fantaisic de se travestir en magni fave 
de Venise. 

Nous sommes étonné que le noni de Carpaccio 
ne soit pas plus généralement connu ; il a toute la 
parete adolescente, toute la séduction gracieuse du 
peintre d'Urbin dans sa première manière, et de 
plus cet admirable coloris vénitien qu'aucune école 
n'a pu atteindre. 

La Pinacoteca Contarmi, legs de ce patrkien 
amateur des arts, qui a donne au Musóc sa galene 
avec des armes, des statues, des vases, des meu- 
bles sculptés et autres objets précieux, contieni des 
morceaux de choix de l'école vénitienne et d'au- 
tres écoles. Nous citerò ns les Pèlerins d'Emmaus, 
de Marco Marziale, toile traitée avec une sécheresse 
minutieuse presque allemande, où l'on remarque 
un negre bizarre drapé d'un manteau rayé de cou- 
leurs vives comme une capa de muestra valen- 
cienne; la Madone, V Enfant Jesus, Saint Jean, 
Sainte Catherine, d'Andrea Cordegliaghi, dont les 
tètes blondes se détachent sur un fond vert de 
paysage entrevu par la fenètre ; une Vierge , avec 
legroupe enfantin de Jesus et de saint Jean, de Ca- 
tena; un sujet identique de Giovanne Battista Cima, 



316 ITALIA, 

un peu sec et tranchant trop durement sur une 
perspectivc de montagnes d'outremer; un Mariagt 
de sainte Catherine, auquel assistenl comme lé- 
moins saint Pierre et saint Jean, de Boccacino Gre- 
monense ; la sainte fiancée a les cheveux de cet or 
roux si cher aux anciens maìtres, et sa belle robe 
historiée et ramagée reluit au milieu d'un paysage 
de montagnes et de mer d'une douceur azurée ; la 
Madonna col Bambino , de Francisco Bissolo, très- 
doux, très-joli, très-frais, d'une morbidesse ete- 
rnante, e te, etc. 

La Fortune triptyque, de Jean Bellini, se distingue 
par de singulières inventions allégoriques. Dans le 
panneau du milieu, une femme nue se tientde- 
bout sur un autel, accompagnée d'anges ou de 
Cupidons jouant du tambour. Sur les volets, un 
jeune homme nu, couronne en lète, manteau sur 
l'épaule, offre des présents à un guerrier qui fuit; 
une femme tenant une boule, et les cheveux natte* 
en forme de casque, vogue sur une nef, tandis que 
de petits Amours jouent parmi les vagues comme 
des Tritons. 

Les caux-fortes de Callot nous plaisent plus que 
ses peintures d'une authenticité plus ou moins 
douteuse. Il y a à la Pinacothèque Contarmi un 
Champ de foire du graveur de Nancy, fourinillant 
de bohémiens, de charlatans, de gueux, de lans- 
quenets, volani, faisant des tours, mendiant, bu- 



ITALIA. 317: 

vant , jouant aux cartes ou aux dés , un raccourci 
de ce monde picaresque qu'il connait si bien; 
mais le pinceau ne sert pas si heurcusement l'ar- 
tiste que la pointe. 

Terminons par le joyau , la perle , l'étoile de ce 
musée : une Madone avec Venfant Jesus, de Jean 
Bell in. Voilà un sujet bien use, bien rebattu, traité 
mille fois, et qui refleurit d'une jeunesse éternelle 
sous le pinceau du vieux maitre! Qu'y a-t-il? Une 
femme qui tient un enfant sur ses genoux, mais 
quelle femme ! Cetle téte vous poursuit comme un 
rève, et qui Fa vue une fois la voit toujours ; c'est 
une beauté impossible , et cependant d'une vérité 
étrange, d'une virginité immaculée et d'une vo- 
lupté penetrante; un dédain suprème dans une 
douceur infinie. Il nous semblait, devant cette toilé, 
contempler le portrait de notre rève inavoué, sur- 
pris dans notre àme par l'artiste. Chaque jour, nous 
allions passer une heure de muette adoration aux 
pieds de cette celeste idole , et nous n'aurions ja- 
mais pu partir de Venise, si un jeune peintré fran- 
cais , nous prenant en pitie , ne nous avait fait une 
copie de cette tète si chère. 



518 ITALIA. 

XX. 

Lcs rues. — La fète de 1' 



On parie rarement des rues de Venise. Il y en a 
cependant el beaucoup, mais ks canali* etles gon- 
dole* absorbent les descriptions par leur étrangetó. 
L'absence de chevaux et de voitures donne auxrues 
Ténitiennes une pbysionomie particulière. Leur 
étroiiesse les rapproche de cella des villes orieu- 
tales. Comme le terrain des ilots est limite, les mai- 
sons, en general très-hautes, et les minces coupure 
qui les séparent ont Fair de traits de scie dans 
d'énormes blocs de pierre. Certaines calles de Gre- 
nade , certains alleys de Londres , peuvent en don- 
ner une idée assez juste. 

La Frezzarìa est une des rues les plus animéesde 
la ville; elle a bien six ou buit pieds de large: ce 
qui représentela rue de la Paix 9 à Paris, proportion 
gardée. (Test principalement dans cette rue quese 
tiennent les orfévres qui fabriquent ces impercep- 
tibles petites chainettes d'or , ténues comme des 
cheveux, qu'on appelle jaseron, et qui sont une des 
curiosités caraetéristiques de Venise. A l'exception 
de ces chatnes et de quelques grossiers bijoui en 
argent à l'usage des gens de la campagne, et qu'un 
artiste peut trouver pittoresques , ces boutiques ne 



ITALIA. 319 

:ontiennent rien de remarquable. Cclles des ftrri- 
iers offrent les plus splendides étalages ; rien n'est 
)lus frais, mieux groupé, plus appétissant que ces 
?ntassements de pèches vermeilles rangées corame 
les boulets dans des parcs d'artillerie , que ces 
masses de raisins dorés, ambrés, transparents, colo- 
riés des plus riches couleurs, ardents corame des 
pierres précieuses, et dont les grains, enfilés en 
colliers et en bracelets , pareraient admirablement 
le col et Ics bras de quelque jeune Mènade antique. 
Les tomates viennent mòlcr leur rouge violent à, 
ces teintes blondissantes , et la paslèque , fendant 
son corset vert , laisse voir sa blessure rose. Tous 
ces beaux fruits, vivement éclairés par le gaz, rea- 
sortent merveilleusement sur leurs couches de 
feuilles de vigne. On ne peut pas régaler les yeux 
plus agréabiemcnt, et souvent, sans la moindre 
faim, il nous est arri ve d'acheter de ces pèches et de 
ces raisins par pur amour du coloris. Nous nous 
souvenons aussi de certains étalages de poissonncrie 
couverts de petits poissons si blancs, si argentina, si 
nacrés, que nous aurions voulu les avaler crus, àk 
manière des ichthyophages de la mer du Sud , de 
peur de gàter leurs nuances , et qui nous faisaieftt 
comprendre cette barbarie des festins antiques, qui 
<ttnsistait à voir mourir des murènes dans des vases 
de cristal, pour jouir des teintes opalines doni l'ago- 
nie les diaprait. 



320 ITALIA. 

Le soir, le spectacle de ces rues est extrèmement 
anime et brillant. Les étalages sont illumìnés à 
giorno, et le peu de largeur de la voie fait quela 
clarté ne se dissipe pas. Les boutiques de Triture et 
de pàtisserie , les osteries , les cabarets , les cafés 
très-nombreux, flamboient et fourniillent. C'estui» 
va-et-vient perpétuel. 

Chaque boutique, sans exceplion, a sa cbapelle en 
miniature, ornée d'une madone devant laquelle 
brùlent des lampes ou des bougies et sont plaaS 
des pots de fleurs artificielles ou vraies. Tantòt c'cst 
une statuette en plàtre colorié, tantòt une peinttm 
enfumée ; quelquefois une image grecque au foni! 
d'orbyzantin, ou bien une simple gravure moderne. 
Cette madone remplace pour la devote Italie les 
dieux lares antiques. Ce eulte de la Vierge , eulte 
touebant et poétique , a bien peu de schismatùjues 
à Venise, s'il en a, et les voltairiens seraient sousce 
rapport peu satisfaits « du progrès des lumières » 
dans l'ancienne ville des doges. Presque à tous les 
angles de rue, presque à toutes les descentes de poni 
se présente dans une niche, derrière un grillage ou 
une verrière , une madone sur un àutel , enjolivée 
de couronnes en moelle de roseau , de colliers de 
verroterie, de fleurs en papier, de robes en denteile 
d'argent et de tous ces pieux oripeaux dont la nafte 
foi meridionale surcharge avec une coquetterìe en- 
fantine les objets de son adoration. Des cierges et 



ITALIA. 321 

des lampes éclairent perpétuellement ces reposoirs 
encombrés d'ex-voto , de cocurs d'argent , de jam- 
bes de ciré, de seins de femme, de tableaux de nau- 
frages tójlonnés par la foudre , de maisons brùlées 
et autrès catastrophes où intervieni à propos la 
Vierge miraculeuse. Autour de ces chapelles il y a 
toujours quelque vieille femme en prióre , quelque 
jeune fille agenouillée , quelque marin qui fait un 
voeu óu l'accomplit, et aussi parfois des gens que 
leur mise annonce appartenir à une classe qui, chez 
nous, n'a pas cette simplicité dans la foi, et laisse 
la religion du Christ au peuple et aux domestiques. 
Nous avons trouvé, contrairemeht à l'idée précon- 
cue, l'Italie plus devote que l'Espagne. 

Une de ces chapelles près du pont de la Paille, 
sur le quai des Esclavons, a toujours de nombreux 
fldèles, soit parce qu'elle se trouve sur' une voie fré- 
quentée, soit parce qu'elle possedè quelque privi- 
lége et quelque immunité que nous ignorons. Il y a 
aussi gà et là des troncs pour les àmes du purga- 
tole. Les menues pièces de monnaie qu'on y jette 
servent à faire dire des messes pour les pauvres 
morts oubliés. 

Après la Frezzaria , la rue qui méne du campo 
San-Mosè à la place de Santa-Maria-Zobenigo est 
une de cellcs qui offrent à l'étranger le plus de su- 
jets d'observation ; beaucoup de ruelles s'y dégor- 
gent comme dans uncartère,car elle met les bords 
199 u 



3*t ITALIA. 

da grand Canal en communication aree la piace 
Saint-Marc; les boutiques y restent plus longtemps 
ouvertes qu'ailleurs, et, comme elle est à peu près 
droite, les forestieri la parcourent sans cratodre de 
se perire, ce qui est très-facile à Venise, où le trace 
des rues, compliqué de canaux et d'impasses, est si 
embrouillé qu'on a été obligé de marquer par une 
ligne de pierre, qu'accompagnent de distanceen 
distarne des flèches indiquant la direction, le che- 
min de la Piazza au débarcadère du railway , sitila 
à Tautre bout de la ville, près de Féglise des Scalzi. 

Que de fois nous nous sommes dorme la nui( 
l'amusement de nous égarer dans ce dèdale inex- 
tricable pour tout autre qu'un Vénitien ! Après avoir 
suivi vingt rues, parararu trente ruelles, passe dix 
canaux , monte et descendu autant de ponts, nous 
ètre enfoncé àu hasard dans les sotto-portici, il nous 
est arme souvent de nous retrouver à notre pomi 
de départ. Ces courses, pour lesquelles noos choisis- 
sioas les nuits de lune , nous faisaient surprendre 
Venise dans ses secrètes attitudes, sous une foule de 
p&mts de vue inattendus et pittoresques. 

Tantót c'était un grand palais à moitìé en mine*. 
éhauché dans l'ombre par un rayon argenté, et 
laisant briller subitement comme des écailles ou 
des miroirs les vitres qui restaient k ses fenétres tf- 
fondrées ; tantót un pont tragant son are noir sor 
une perspective d'eau bjeuàtre légèrenwnt embru- 



ITJULU. 323 

mée; plus loin une tratnée de feu rouge torabant 
d'une maison édairée sur rimile soinbre d'un canal 
endorini; d'autres fois un campo désert où se dé- 
coupait bizarrement un fatte d'église peuplé de sta- 
tues qui , dans l'obscurité , prenaient des airs de 
spectres, ou bien une taverne où gesticulaient, 
comme des démoniaques, des gondoliers et des 
faqoins projetés contre la vitre en onibres chinoi- 
ses , ou encore une porte d'eau entr'ouverte , par 
laqueUe sauiaient dans une gondole des fìgures mys- 
térieuses. 

Une iois , nous arrivàmes ainsi derrière le grand 
Canal, dans une ruelle vraiment sinistre. Seshautes 
maisons, primitivement crépies de ce rouge qui co- 
lore ordinairement les vieilles bàtisses vénitiennes, 
avaient un aspect feroce et tniculent. La pluie, I'hu- 
midité , l'abaudon et l'absence de lumière au fond 
de cette étroite coupure, avaient peu à peu fait dé- 
teindre lesfagades et couler le badigeon; une vague 
teinte rougeàtre teignait encore les murailles et res- 
semblait à du sang mal lave après un crime, L'ennui, 
le froid, la terreur suintaient de ces parois sanguino- 
lentes ; une fade^odeur de salpétre et d'eau de puits, 
un relent de moisissure rappelant la prison, le cloìtre 
et le caveau, vous y prenaient au nez, Du reste, aux 
fenètres aveugles, nul rayon, nulle apparencede vie; 
Les porte» basses, étoilées de clous rouiliés et gamie* 
de marteaux ée fer rongés par letemps, semblaient 



324 ITALIA. | 

ne s'ouvrir jamais; les orlies et les herbes parie-] 
taires poussaient sur les seuils et ne paraissaieri 
pas avoir été foulées de longtemps par un piedini- 
raain. Un maigre chien noir, qui jaillil subitementde 
l'ombre comme un diable d'un joujouàsurprise,a 
mit en nous voyant à pousser des aboiemenls fu- 
rieux et plaintifs, cornine déshabitué de l'aspect de 
l'hornme. 11 nous suivit quelque temps, trapani au- 
tour de nous des lacets à la fagon du barbet dan? 
la promenade de Faust et de Wagner. Mais le re- 
gardant fixement, nous lui dimes comme Goethe : 
« Animai immonde, tu as beau brailler et ouvrirt. 
gueule, tu n'ayaleras jamais notre monade. » ti 
discours parut l'étonner, et, se voyant découverl. 
il disparut en poussant un hurlement douloureuv 
Était-ce un Ghien, était-ce une larve ? C'est unpoint 
que nous aimons mieux laisser dans un vagii' 
prudcnt. 

Nous regrettons beaucoup de n'avoir pas le tv 
lent d'Hoffmann pour faire de celle rue sinistre V 
théàlre d'un de ces contes effrayants et bizams. 
comme YHomme ausable, la Maison déserte,\àW 
de Saint-Sylvestre , où des alchimistes se disputerò 
le corps d'un mannequin et se battent à coups A 
microscopes dans un tourbillon de visions mon- 
strueuscs. Les tètes chauves, ridées, grimagantesc: 
décomposées par une perpétuelle métaraorpbose. 
de maitre Tabracchio , de Spallanzani , de Leuven- 



ITALIA. 325 

>ék, de Swammerdam, du conseiller Tusman, de 
rchiviste Lindhorst , s'encadreraient à merveille 
us' ces noires fenèlres. 

Si Gozzi, l'auteur des Contratempi, qui se croyait 
i butte à la rancune des enchanteurs et des farfa- 
ìts, dontil avait découvert les manigances et trahi 
s secrets dans ses pièces féeriques , a jamais tra- 
xsé cette ruelle solitaire , il a dù lui arriver là 
jelques-unes de ces mésaventures inconcevables 
ui semblaient réservées pour le poéte de Turandot, 
e r Amour des trois oranges et du Monstre bleu. Mais 
ozzi, qui avait le sentiment du monde invisible, a 
)ujours dù éviter la rue des Avocats à l'heure du 
répuscule. 

En rentrant d'une de ces tournées fantastiques , 
iendant laquelle la ville nous avait paru plus dé- 
erle que de coutume, nous nous couchùmes mé- 
ancoliquement, après avoir soutenu contre un zin- 
'are monstrueux, bourdonnant comme une guèpe, 
^gitant ses aigrettcs de tambour-major, déroulant 
sa trompe comme le dieu Ganesa , faisant grincer 
sa scie avcc la plus audacieuse férocité, un combat 
terrible où nous eùmes le dessous , et d'où nous 
sortlmes criblés de blessures empoisonnées. 

Nous commencions a nous enfoncer dans ce noir 
océan du sommeil, si semblable à la mort dont les 
anciens Tavaient fait le frère, quand, à travers l'é- 
paisseur de notre engourdissement , nous entendl- 



( 



3S6 ITALIA. 

mes bruire des rumeurs sourdes, gronder des ton- ) 

nerres lointains , grommeler des voix effirayantes. | 

Était-ce une tcmpète, une bataille, un cataelysme de 

la nature , une lutte de démons et d'àmes? Tefle 

était la question que se posait notre esprit % demi 

éveillé. 

Bientót une clameur étourdissante déehira le 
crèpe de notre sommeil, corame le zigzag d'un 
éclair qui fend une nuée noire. Les cymbales firois- 
saient leurs disques decuivre et résonnaient comme 
des armures entre-choquées ; les tam-tams et les 
gongs vibraient caverneusement sous des percos- 
sions forcenées ; la grosse caisse raugissait comme 
une mèlée de cent taureaux ; les ophicléides et les 
trombones déchainaient des ouragans métalliques; 
les cornets à piston piaulaient désespérément ; la pe- 
tite flftte faisait, pour escalader ce brnit et le domi- 
ner, des efforts désespérés; tous les instruments 
luttaient de vacarme et de tintamarre. On aurait dit 
un festival d'Hector Berlioz flottant à la derive , la 
nuit, sur l'eau. Lorsque la trombe musicale passa 
sous notre balcon, nous crùmes entendre sonner à 
la fois les clairons de Jéricho et les trompettes du 
jugement dernier. Une tempète de clochcs à toutes 
volées formait Taccompagnement. 

Ce tumulte se dirigeait vers le grand Canal, à la 
lueur rouge de beaucoup de torches. Nous trou- 
vàmes la sérénade un peu violente, et nous piai- 



ITALIA. 3*7 

gnimes de toul notre coeur la belle à qui cet enorme 
tapage nocturne, ce cbarivari eolossal était destine. 
« L'amant n'est guère discret, pensions-nous, et il ne 
craint pas de comproraettre sa beauté. Quelque 
guitare, quelque violon, quelque téorbe anrait 
suffi, ce nous semble. » Puis, le bruit s'élaignani, 
nous commencions à nous rendormir, lorsqu'une 
lueur bianche, aveuglante, penetra sous nos pan- 
pières fermées, comrae un de ces éclairs blaferds 
pour qui les nuits les plus opaques n'ont pas de té- 
nèb*es, et une détonation épouvantable , qui fìi 
danser les vitres et trembler la maison de fond en 
comble, éclata au milieu du silence. Nous en. tinaes 
un saut de carpe de trois pieds sur notre Ut : était- 
ce le tonnerre qui tombait au milieu de la cham- 
bre? le siége de Venise recommengait-il sans dire 
gare, et une bombe crevant tous les planchers ar- 
rivai&^lle sur nous au milieu de notre sommeil ? 

Ces assourdissantes détonations se répétèrent de 
quart d'heure en quart d'heure, jusqu'au matin, 
au grand dam de nos vitres et de nos nerfs. Elles 
semblaient partir d'un point très-voisin, et chaque 
fois un éblouissement livide nous les annon^ait ; 
entre les décharges, un silence profond, un silence 
de mort, aucun de ces bruits nocturnes qui sont 
comme lìì'espiration des vtlles endormies. Àu mi- 
lieu de ce vacarme, ^anise, muette, semblait s'ètre 
abìmée et noyée dans les lagunes. Toutes les fe- 



328 ITALIA. 

nètres étaient éteintcs; pas un falot de gondole 
n'étoilait la mate obscurilé. 

Le matin , le mot de l'énigme nous fut révélé. 
C'était la fète de Tempereur d'Autriche. Tout ce 
bacchanal avait lieu en l'honneur du Cesar alle- 
mand. Los batteries de la Giudecca et de Saint- 
Georges nous envoyaicnt en plein leurs volées, et 
bien des vitres avaient été brisées dans le voisinage. 
Avec le jour le tapage recommenca de plus belle. 
Les frégates tiraient et alternaient avec les bat- 
teries ; les cloches tintaient dans les mille clochers 
de la ville ; des feux de file et des feux de peloton 
crépitaient sur le tout à intervalles réguliers. Cette 
poudre brùlée, montant de toutes parts en grò* 
nuages, était l'encens destine à réjouir le nez du 
maitre, si du haut de son tróne de Vienne il tour- 
nait la tète du coté de PAdriatique. Il nous Ambia 
que, dans ces hommages à Fempercur, H^Jprcait 
ime certame ostentation d'arlillerie, un ccrlain luxe 
de fusillades à doublé eniente. Ce compliment de 
fète à coups de canon était à degx fins, et il ne 
fallait pas grande malice pour le ccumprendre. 

Nous courùmes à la Piazza. On chantait un Te 
Deum dans la calhédrale. La garnison, en grande 
tenue, formait le carré sur la place, s'aamouillanl 
et se relevant au signe des ofiìciers, ^vant les 
phases de l'office divin. Un l^lant état-major, tout 
chamarré de dorures et de décorations, occupai! le 



ITALIA. 329 

centra et scintillait orgueilleusement $u slfreìì; 
puis, à de certains moments, Ics fusils s'élcvaient 
avec ensemble, et un feu de file admirablement 
nourri faisait cnvoler dans l'azur de blancs tour- 
billons de colombes effarées. Les pauvres pigeons 
de Saint-Marc, épouvantés de ce tumulte, et croyant 
qu'au mépris de leurs immunités il s'agissait pour 
eux d'une immense crapaudine, ne savaient où se 
fourrer; ils se beurtaient dans l'air, fous de ter- 
rcur, se cognaient aux corniches, et fuyaient t tire- 
d aite à travers les dòmcs et les cbeminées ; puis, le 
silence se rétablissant, ils revcnaient becqucter fami- 
Uèrement à leurs places ordinaires, *ux pieds mèmes 
des soldats, tant est grande la force de l'habitué. 
Tout cela se passait dans la solitude la plus com- 
plète. La Piazza, toujours si fourmillante, ótail de- 
serte. A peine quelqucs étrangers gHssaient «par 
pelits groupes isolés sous Ics arcades des Procu- 
raties. Les rares spectateurs qui n'étaient pas étran- 
gers trahissaicnt par leur chevelure blonde, lenr 
figure carrée, leur origine tudesque. Aucun visage 
de femme ne paraissait aux fenèlres, et cependant 
le spectacle des beaux uniformes porlés par de 
jolis officiers est apprécié dans tous les pays du 
monde par la portion la plus gracieuse du genre 
humain. Venise, dépeuplée subitemeli t, ressem- 
blait à ces villes orientales des contes arabes ra- 
vagées par la colere d'un magìcien. 



330 ITALIA, -- 

• 

. Ce ocarine dans ce siknee, cette agkation dans 
ee vide, cet immense déplotement de fo*ees dans 
cet isotement avaient qi+dque chose d'étrange, de 
pénible, d'atanppit, de suraiureL Ce penple qui 
faisait le mortfefndis que ses oppressemi exuUaienfc 
de joie, cette ville qui se supftìmait polir ne pas 
assister à ce triomphe, nous firent une impression 
profonde et singulièare. Le neri-ótre élevé à l'ètet de 
manifestation , le mutisme chattgj&en menace, 
l'absence ayant significfttion de révolte, sonj ime 
de ces ressourees du désespoir où le despotisme 
pousse Fesclavafe. Àesurément une hvée ilflfoer- 
selie, un cri gémerai de malédiction contrefcl'em- 
pereur d'Autriche n'eùt pas été phis energiche. 

Ne pouvant protester autrement, Venise avait 
fait le vide antour de la féte et place* jte s&lfennité 
séu%une machine pneumallque. 

tes décharges d'artillerìe continuèrea* toute la 
journée, et les régiments firent des évoiutioBs sur 
la Piazza et la Piazzetta, nous ayant poùr specta* 
teur presque uiriijue. Lasse de ce divertissement 
monotone, nous alMmes faire notre proraanade 
favorite à la riva dei Scbiavoni, sur laqueile flà- 
naienl qiielqucs Grecs et quelques Arméniens. Là, 
nous eùmes encore le tynipan déchiré par le ca- 
non de la fregato de guerre ancrée dans le port. 
Un pauvre petit chien attaché a une corde appèsale 
jnàt d'un argosil de Zante on de Corfou, à chaque 



ITALIA. 331 

détonation, s'élancaii ivre de peur et se sauvait en 
décrivant un cercle aussi loin que le cordage le lui 
permettait, protestant de son mieux contre ce bruit 
stupide et glapissant, cornine s'il avait étó blessé par 
le son. Nous étions de Favis da chien, et, cornine 
nous n'étions pas attaché par une ficelle, nous 
nous sauvàmes à Quintavalle, où nous dinàmes 
sous la tonnelle chez Ser-Zuane, à une distance 
supportatile de cet odieux fracas militaire. 

Le soir, il n'y avait personne au café Florian! 
Ceux qui ont habité Venise peuvent seuls 'se' fai$e 
. une idée de la signification immense de ce petit 
fait. Les marchandes de bouquets, les vendeurs de 
, caramel , les tenore, les montreurs d'ombres ehi- 
noises et mème les ruffians avaient disparu. Per- 
sonne sur les chaises, personne sur les bancs, per- 
sonne sous les galeries; personne mème à Féglise, 
cornine s*il élait inutile de prier un Dieu qui laisse 
un peuple dans Foppression. Nous ne savons ■ 
mème pas si ce soir-là 011 alluma les petìts cierges 
aux madones des carrefours. 

La musique de la retraite joua in deserto une 
magnifìque ouverture, une musique allemande 
pourtant! et une ouverture de Weber, s'il nous en 
souvient bien ! 

Ne sachant que faire de la fin de cetie lugubre 
soirée, nous entràmes au théàtre Apollo ; la salle 
avait Fair de Fintérieur d'un columbarium. Le» 



33i ITALIA. 

loges vides ci noires semblaieat les nìches dont on 
avait retiré les cercueils ; quelques escouades de 
Hongrois garoissaient à demi les banquettes nues. 
Une douzaine de fonctionnaires allemands, flan- 
qués de leurs femmcs et de leurs petits, tàchaient 
de se mulliplier et de simuler le public absent; 
mais, les soldats défalqués, l'enorme salle ne con- 
tenait pas cinquante spectateurs. Une pauvre 
troupe jouait tristement el à conlre-coeur une in- 
sipide traduction de pièce frangaisè devant une 
rampe fùmeuse. Une tristesse froide, un ennui 
mortel vous tombait de la voùle sur les épaules, 
comme un manteau humkie et glacé. Cette salle 
sombre, à la barbe des Autrichiens, portait le deuil 
de la liberto de Venise. 

Le lendemain, la brisé de la mer avait emporté 
l'odeur de la poudre. Les colombes, rassurées, 
nejgeaient par vols sur le place Saint-Marc, et tous 
les Vénitiens se bour^aieót de glaces avec affecta- 
tion au café Flor&n. 

XXJ. 

L'hòpital des fous. 

L'ile de San-Servolo se trouve au delà de Saint- 
Georges, sur la grande lagune,* en allant au Lido. 
Cette He a peu d'étendue, comme presque toutes 



ITALIA. 333 

celles qui entotyrent Venise, perles détachées de cct 
écrin "des mers. Elle est presque entièrement cou- 
verte de bàtisses, et son ancien couvent, où se sont 
succède plusieurs ordres de moines, est devenu un 
hòpital de fous sous ladireclion des frères.de SaiHt- 
Jeaii-de-Dieu, qui se consacrent particulièrcmenl à 
soigner les malades. 

Quand nous partìmes du traghetto de la place 

Saint-Marc, le vent était contraire ; l'eau ordinaire- 

ment si calme de la lagune se donnait des airs- 

d'océan, et ses petites rides tàchaient de se gonfler 

en lames ; Vécume jaillissait sous le bec denticulé 

de la gondole, et les vagues clapolaient assez 

bruyamment contre le bordage de Tembarcation, 

poussée cependant par deux vigoureux raraeurs; 

car notre petit Antonio n'aurait pas suffi pour lut- 

ter seul contre le temps. Nous dansions assez pour 

qu'un estomac pcu aguerri sentìt les nausées du 

mal de mer ; heureusement, un grand nombre de 

traversées nous ont rendu moins sensible à cet 

endroit, et nous admirions tranquillement l'adresse 

avec laquelle nos gondoliers se tenaient debout à 

la proue et à la poupe, en équilibre sur leur plan- 

cher chancelant. 

Nous aurions sans doute pu remettre notre vi- 
site à une autre fois, mais nous n'avions cncore vu 
Venise que sous son aspect rose et bleu, avec sa 
mer piane scintillant en petils carreaux verts, 



334 ITALIA. 

comiiic dans les tableaux de Canaletto, et nous ne 
vaulions pas perdre cette occasion de la vek par 
un effet d'orage. Certes, l'azur est le fond naturai 
sur lequel doivent s'arrondir les coupoles laiteuses 
de Santa-Maria-della-Salute et les casques d'argent 
de Saint-Marc; cependant de grandes massa de 
nuages grisàtres déchirées par quelques coupure* 
de lumière, une mer d'un ton glauque et festonnée 
d'écumc encadrant des édìfices glacés de teintes 
froides, prbduisent une grande aquarelle anglaise 
dans le goùt de Bonnington, de Callow ou de Wil- 
liams Wyld, qui n'est nullement à dédaigner. 

Tel était le spectacle que nous voyions en nous 
retournant; en face nous avions San -Servolo, am* 
son clocher rougeàtre et ses bàtiments à toits de 
tuiles à demi cachés par le moutonnement des 
vagues; plus loin la ligne noire et basse du Lido, 
séparant la lagune de la haute mer. 

Auprès de nous filaient rapidement, comme de 
noires hirondelles rasant les flots, des gondoles qui 
reuhraient à la ville, fuyant devant le temps et 
chassées par le vent qui nous était contraire. 

Enfin nous arrivàmes au traghetto de San-Servolo, 
et la mer faisait tellement vaciller notre frèle 
barque que nous eùmes quelque peine à prendre 
terre. 

L'intérieur du couvent-hospice n'a rien de bien 
curieux : ce sont de longs corridore blanchis à la 



IttUà. I$& 

haiix, des saJles d'une propreté troide et d'une 
•égularité monotone, comme dans Wus. les ^difices 
le ce genre.il a'a pasAIlu grand travail pour con- 
vertir les cellules des moines e« cabanons de fou&. 
Oans la chapélle , un retable dorè , quelques toile» 
snfumées et nqiràtres que rien n'empèctie d'ètre 
des Tintoret , et c'est tout. Aussi n'était-ce pas 
un prétexte à descriptions d'art et d'architecture 
que nous venions chercher dans ce Itedlam veni- 
rteli. 

La folie nom a toujours ét^&ngement préoccupé. 

Qu'un organe matèrni souffre, s'altère et se dé- 

truise, cela se congoit aisément; mais que l'idée, 

une abstractìon impaipable, soit atteinte dans son 

essence , cela ne se comprend guère. Les lesiona 

du cerveau n'expliquent pas la folie. Par quel point 

la pensée touche-t-elle à cette pulpe enflammée ou 

ramollie contenue par la boite osseuse? Dans les 

cas ordinaires, le corps meurt et l'àme s'envole; 

mais ici l'àme meurt et le corps subsìste. Rien 

n'est plus sinistre et plus mystérieux. Le vaisscau 

va sans boussole, la fiamme a quitte la lampe, 

et la vie n'a plus de tnoi. L'àme obscurcie du fou 

reprend-elle sa lucidité après la mort, ou bien 

y a-t-il des àmes folles pendant toute Téternité ? 

L'àme né sertò-elle ni immatérielle ni immortelle, 

puisqu'elle peut ètre malade et mourir? Doutes 

terribles, abìraes profonds sur lesquels on se pen- 



ITALIA. ^ 

che eri tremblant, mais qui vouitaUirent jcoomie 
tous leg abìmes. " J 

Aussi est-ce avec une cutìosité anxieuse mèlée 
d'une secrète terreur que nous regardpgs ces ca- 
da vres, chez qui ce qui leur reste d'àme sert seu- 
lement à einpècher la pulréfaclion, se proaaener . 
le long dcs murailles, l'ceil morne, les joues af-J 
faissées, la lèvre tombante, traìnant des pieds 
auxquels la volonté n'envoie plus son fluide , fai- 
sant des gestes sans cause ,' conine des animain 
ou cornine des magbines détrsqjpes, insensibles 
au soleil brùlant, à la plui<»Klacée , n'ayaut plus 
la notion d'eux-mèmes ou se croyant d'autres, 
n'apercevant plus les objets sous leurs a p pareri ces 
réelles, et entourés d'un monde d'hallucinations bi- 
zarres. Que de fois nous avòns visite Charenton, 
Bicétre et les différentes maisons d'aliénés , inquiet 
de ce grand problème insoluble, et cause, comme 
Hamlet, avec le cràne vide d'Yorick, cherchant 
la fèlure par où l'àme avait fui comme l'eau d'uu 
vase. Mais là, chose plus horrible, le cràne élait 
vivant ! Que de fois nous nous sommes arrèté rè- 
veur devant la superbe granire psychologique de 
Kaulbach , ce saisissant et douloureux poéme de la 
démence ! 

Dans les corridors rampaient confusément, sous 
des capotes grisàtres et comme des larves informes 
qui se trainent sur les murs àprès la pluie, les fous 



ITALIA. 337 

paisibles qu'on pouvait laisser vaguer sans danger 
pour eux ni pour les aulres. Ils nous regardaient 
d'un oeil hébété, ricanaient et essayaicnt une sorte 
de salut machina]. 

La folie , qui creuse de si énormes lacunes , 
ne suspend pas toujours toutes les facultés. Des 
fous ont fait des vers et des peintures où le sou- 
venir de certaines lois de l'art avait survécu au 
naufrage de la raison. La quantité est sòuvent fort 
bien observée dans des poésies d'une dónience com- 
plète. Domenico Theotocopuli, le peintre grec qu'on 
admire dans les églises et les musées d'Espagne, a 
fait des chefs-d'ceuvre fous. Nous avons vu en An- 
gleterre descombats delions et d'étalons enfureur, 
exécutés par un aliène sur une planche qu'il brùlait 
avec une pointe de fer rougie au feu, et qui avaient 
l'air d'une esquisse de Géricault frottée au bitume. 

Un des aliénés de San-Servolo, quoiqu'il ne fùt 
pas artiste de profession, avait la manie de peindre, 
et les bons frères de Saint-Jean-de-Dieu , qui ont 
pour principe de ne pas contrarier leurs malades 
lorsque cela est possible, avaient livré à ses fantai- 
sies une grande muraille qu'il s'étail più à bar- 
bouiller des plus étranges chimères. 

Cette fresque insensée représentait une espèce de 
iagade de briques, divisée en arcades, dont les vides 
formaient des Joges où se démenait une ménagerìe 
de l'extravagance la plus effrénée. 



338 ITALIA, 

Les loHes les plus sauvages des baraques foraines 
que les pitres frappent de leur baguette derant la 
foule ébahie , les aniraaux héraldiques le plus chi- 
mériqucment en dehors du possiMe, les monstres 
chinois ou japonais le plus bizarrenient difformes, 
sont des étres d'une plausibilité piate et bourgeoise 
en comparaison des créations de cet esprit délirant. 
La fantaisie des songes drólatiques de Rabelais ap- 
pliquée au règne animai , l'Apocalypse transportée 
dans la ménagerie, peuveut seuls en éoitner use 
idée. Ajoutez à cela une exécution d'une ignorarne 
feroce et d'une barbarie truculente; il y avait là 
des aigles à quatre tètes qui auraient déchiré d'un 
coup de bec l'aigle à deux cous de l'Autriche ; des 
lions couronnés, lampassés de gueules et endentés 
cornine des requins , si farouches d'aspect , qu'ils 
eussent fait recider d'effroi le lion de Saint-Marc et 
le lion de Northumberland ; des pythons si coin- 
pliqués dans leurs replis et dardant des langues si 
fourchues, que toutes les flèches de l'Apollon du 
plafond d'Eugène Delacroix n'eussent pas snffi à 
les percer ; des bètes sans forme et sans noni, dont 
l'équivalent ne se trouve guère que dans le monde 
microscopique ou les cavernes desdépòls diluvìens. 

L'artiste de cette fresque en démence croyait 
fermement à l'existence de ces chimères difformes 
et prétendait les avoir peintes d'après nature. 

San-Servolo renfermait un autre fou singulier. 



ITALIA. 33* 

Tétait un hoffime da peuple qui avait perdu la 
*aison à la suite d'excès de rage jalouse. Sa femme 
Hait eourtisée par un gondolier, et il les avair, dit- 
ali , surpris ensemble. Toutes les fois que ce son- 
venir lui revenaìt , il poussait des cris affreux , se 
roulait par terre ou se dévorait les bras à befles 
dents, croyant dévorer son rivai, sans ètre averti 
par la douleur qu'il s'ensanglantait la bouche de 
son sang et màchait sa propre cbair. 

L T ne seule chose avait pu le distraire de cette ma- 
nie enragéc : le percement d'un puits artésien que 
M. Dégousée pratiquait dans File qui manque d'eau et 
où Ton en apporte de Fusine, du canal de la Brenta. 
Il s'intéressait aux progròs de Topération et se 
joignait aux travailleurs avec beaucoup d'adresse et 
d'energie. Quand il était content de lui , il se ré- 
compensait de sesservices par des croix d'honneur, 
des plaques en papier d'or ou d'argent, des cordons 
de couleurs différentes, qu'il portait de l'air le plus 
digne et le plus majestueux , cornine un diplomate 
sabrochette de croix dans un salon d'ambassadeur. 
S'il avait été paresseux, distrait ou maladroit, il se 
degradali lui-mème, s'ótait ses insignes et s'adres- 
sait des reprocbes , prenant tour à tour un tou 
humble ou irrite , selon rinterlocuteur qu'il figu- 
rai!. Les moines nous dìrent que ses jugements 
étaient très-justes, et qu'il était vis-àrvis de lui 
d'une severità rigoureuse. Une seule fois il s'était 



340 ITALIA. 

fait gràce , ne pouvant resister à l'éioquence des 

supplications qu'il s'adressait. 

D'autres fous jouaient tranquillement aux boules 
dans une espèce de jardin aride , entouré de murs 
formant la come de File , du còlè da Lido ; deu\ 
outrois se promenaient a pas précipités, poursuivis 
par quelquc hallucinalion effrayante. Un autre, 
maigre, sec , la lète nue au veni , restai t immobile 
cornine un héron au bord d'un marais, se croyant 
sans doute l'oiseau dont il imitait l'altitude. 

Mais ce qui nous impressionna le plus vivemeot, 
ce fut un jeune moine qui, adossé conlre un mur, 
surveiilait de loin leur promenade. Jamais cette fi- 
gure ne sortirà de notre mémoire , où elle est res- 
tée comme l'idéal de l'ascélisme. Tout à Theure 
nous nous étonnions de ces corps qui vivent sans 
àme; nous avions devant les yeux une àme qui 
vivait sans corps. lei l'esprit brillait seul, la morti- 
fication avait supprimé la matière ; Tètre humain 
était anéanti. 

Son cràne, entouré d'une couronne de cheveux 
et rase à sa partie supérieure , semblait verdi de 
teintes cadaveri ques. On eùt dit que la moisissure 
du sépulcrc l'avait déjà recouvert de son duvet 
bleuàtre ; ses yeux ivres de for brillaienl au lond 
d'une large meurtrissure bistrée, et ses joues ava- 
lées se rejoignaient à son menlon par deux lignes 
aussi droites que celles d'un triangle ; quand il 



ITALIA. 341 

baissait la tète , entre sa inique et le capuchon de 
son froc saillait uà cordon de vertèbres sur lequel 
le maigre esprit des cloitres eùt pu dire son cha- 
pelet. Ses inaius fluettes , couleur de ciré jaune , 
n'étaient qu'un lacis de veines , de nerfs et d'osse- 
lels. Le jeùne les avait disséquées toutes vives sul- 
la froide table de la cellule. La manche flottait sur 
le bras décharné, corame un drapeau sur un bà- 
ton. Son froc tombait de ses épaules à ses talons, 
tout droit, d'un seul pli, aussi roide qu'une dra- 
perie de Cimabué ou d'Orcagna, ne faisant deviner 
les formes par aucune inflexion, comme tomberait 
le linceul d'un mort ou d'un spectre. Notre regard 
effrayé cherchait à trouver un homme sous ce 
suaire brun ; il n'y avait qu'une ombre. Les cada- 
vres agenouillés de Zurbaran , avec leurs bouches 
violettes, leur teint piombe et leurs yeux noyés 
sous l'ombre de la cagoule, les pàles fantòmes de 
Lesueur dans leurs linges blafards , eussent pani 
des Silènes et des Falstaff à coté de ce moine de 
San-Servolo ; jamais l'élique émaciation de l'art du 
moyen àge, jamais le feroce ascétisme de la pein- 
ture espagnole, n'ont osé aller aussi loin. Le Saint 
Bonaventure de Murillo , revenant achever ses mé- 
moires après sa mort , peut seul donner une idée 
de cette effrayante figure; encore est-il moins hàve, 
moins creusé , moins vert et plus vivant , (Juoique 
interré depuis quinze jours. 



UÈ ITALIA. 

Nous n'avons jamais aimé les moines rabelaisiens T 
gros, courts, ventrus, mangeant bien, buvant 
mieux; et frère Jean des Entouimeures ne nous 
platt que dans Gargantua et dans PantagrueL Aussi 
celui^à nous ravit-il ; et nous ne savoaas irop quelle 
aimable pìaisanterie de goguette et de fiflettes les 
Yoltairiens eussent pu hasarder sur son compie. 

Ce pauvre moine était le confesseur des fous. 
Uuel eraploi terrible et sinistre! écouler les aveux 
iucobérents de ces àmes troublées, élucider les cas 
de conscience du delire , receyoir les confidences 
de rhallucinatìon , voir grimacer à IraTers la grille 
de bois des masques convulsés, au rire idiot, au 
Jannoiement imbécile, confesser la ménagerie! 
Nous ne nous étonnàmes plus alors de son air 
étrange , de sa maigreur de squelette et de sa pà- 
leur morte. 

Cofnment s'y prenait-il pour introduire l'idée de 
Dieu dans ces rabàcheries de la démence, dans ces 
garrulations de Tidiotisme? que pouvait-il dire à 
ces malheureux qui n'ont plus d'àme , plus de li- 
berto , qui ne peuvent pas pécher et chez qui le 
crime mème est innocent? 

Fait-il flamboyer devant ces pauvres imagiiiations 
détraqirées les brasiers rouges de Fenfer, pour en 
contenir par la terreur les fantaisies dépravées ? ou 
bien OKvre-t-il à leurs espérances quelque paradis 
enfantin aux loinJains d'outremer, aux pelouse* 



ITALIA. 343 

émaitlées de fleurettes, où paissent des bicbes Man- 
ches, où les paons tratnent leurs queues étoilées, 
où des rutsseaux de crème coulent de rocailles de 
meringues ; un ciel de pàtisserie et de contitures? 

Pendant notre visite le temps s'était calme, en 
sorte que nous résolùmes de profiter de ce qui 
restart de jour pour aller au Lido. Il y a au Lido 
qualques guinguettes où le menu peuple va dlner 
et danser ies jours de fète. Ce n'est pas la terre 
ferme ; cependant il y pousse quelques arbres , de 
maigrestouffes d'herbe y font des essais mal réussis 
de gazon; mais la bonne intention est réputée pour 
le fait, et le pied qui a glissò toute la semaine sur 
les dalles de Venise n'est pas fàché de s'y enfoncer 
jusqu'à la cheville dans les sables mouvants que la 
mer amoncelle. On peut s'imaginer ainsi qu'on 
marche sur un véritable sol. 

Gomme nous étions dans la semaine, le Lido 
était désert et d'un aspect peu gai. Mais le tumulte 
d'une joie populaire nous eùt importune en ce 
moment, et la solitude de cette grève aride conve- 
nait à la nature sérieuse de notre pensée. Noras 
marchions le long de cette plage où le grand Byron 
faisait galoper ses chevaux, et où les Vénitiens 
viennent se baigner par bandes. Les belles compa- 
triotes de Tilien et de Paul Veronése s'abritent , 
pour se déshabiller, derrière de frèles toiles saùte- 
nues par des bàtons; car la cabine roulante de 



344 ITALIA. 

Dieppe et de Biarilz n'a heureusement pas pénétré 
jusque-là. 

Gomme le temps était affreux, nous ne fimes 
aucune rencontre anacréontique , et remontant en 
gondole, nous revlnmes à la place Samt-Marc , où, 
après avoir entendu la retraite cn musique , nous 
rentràmes à notre caiftpo San-Mosò, ponr nous 
endormir d'up sommeil agite, où le moine de San- 
Servolo , les figures des fous et les monslres fan- 
tastiques de la fresque se combinaient dans un cau- 
chemar extravagant et sombre comme un roman 
de Lewis ou de Malhurin. 

XXII. 

Saint- Blaise , les Capucins. 

Il n'est personne qui au moins une fois en sa vie 
n'ait été obsédé par un molif musical, un fragment 
de poesie , un lambeau de conversation , entendu 
par hasard et qui vous poursuit partout aver, une 
invisible opiniàtreté de spectre. Une voix monotone 
chuchote à votre oreille le Ihème maudit, un or- 
chestre muet le joue au fond de votre cervelle, 
votre oreillcr vous le répète, vos réves vous le mur- 
murent , une puissance invincible vous force à le 
marmolter imbécilement du ipatin au soir, cornine 
un dévot sa litanie somnolente. 



ITALIA. 345 

Depuis huit jours, une chanson d'Alfred de Mus- 
set, imitée sans doute de quelque vieille poesie 
populaire vénilienne, nous voltigeait follement sur 
les lèvres eri pépiant comme un oiseau , sans que 
nous pussions le faire envoler. Malgré nous , nous 
fredonnions à mi-voix dans les situa tions les plus 
disparates : 

A Saint-Blaise , à la Zuecca 
Vous étiez, vous étiez bien aise 
A Saint-Blaise. 
A Saint-Blaise , à la Zuecca , 
Nous étions bien là. 

Mais de vous en souvenir 

Prendrez-vous la peine? 
Mais de vous en souvenir 

Et d'y re venir 

A Saint-Blaise, à la Zuecca 
Dans les prés fleuris cueillir la verveine ; 
A Saint-Blaise, à la Zuecca, 
Vivre et mourir là. 

La Zuecca (abréviation de la Giudecca) était dc- 
vant nous, séparée seulement par la largeur dìi 
canal, et rijn n'était plus facile que d'aller à ce 
Saint-Blaise dont la chanson fait une espèce d'ile de 
Cythère, d'Eldorado langoureux, de paradis ter- 
restre de l'amour , où il serait doux de vivre et de 
mourir. Quelques coups de rames nous y auraient 
conduit; mais uqus résistions à la tentation, sa- 




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ITALIA. 347 

wrinte àe l'ile était occupée par des terrains ragues, 
lont l'herbe fraidbe s'émaillait de fleurettes au 
printemps , et où les coupìes amoureux allaient se 
premetter la main dans la main , en regardant la 
Lune. Un ancien Guide vénitien quaiifie la Zuecca 
d'endroit plein de jardins, de vergere, et de lieu de 
délioes. 

Au Jieu d'une flemr mignoline, aux tendres cou- 
lcurs, aux parfums pénétrants, s'épanouissant 
sous le vert gazon, rencontrer des cucurbitacées 
ventrues jaunissant sous de larges feuilles, cela 
calme Penthousiasme poélique, et, à dater de ce 
moment , nous ne chantàmes plus : 

À Saint-Blaise , à la Zuecca. 

Pour utiliser notre course, nous allàmes, e» 
longeacft l'ile, jusqu'à l'église Au Rédemptear, si- 
tuée près d'un couvent de capucins. 

Cette église a une fle ces belles fagades grecques 
de style élégant et de proportions liaffiioniensesL, 
cornine savait lee tracer Palladio. Ges sortès d'ar- 
chitectores «plaisent fort aux gens de goftt. C'est 
sabre*, par et classique. Dùt-on nous taxer* de bar- 
barie^ nous avouons qu'elles nous charuient mé- 
diocrement. Noi* ne connaissons guère , pour les 
églises catìiolicpies , que le style byzantin, roman 
ou gothrque. L'art grec était téBement appropriò 
au polythéisme, qu'il se plie très-difficilement k 



348 ITALIA. 

exprimer une autre pensée. Aussi les églises bà- 
li es d'après ses données n'ont-elles aucunement le 
cachet religieux, dans le sens que nous attachons à 
ce mot; la lumineuse sérénité antique, avec son 
rhylhme parfait et sa logique de formes , ne peut 
rendre les sens vagues, inflnis, profonds, mysté- 
rieux du christianisme. L'inaltérable gaieté du pa- 
ganisme ne comprend pas l'incurable mélancolie 
ehrélienne, et Tarchitecture grecque ne produit, 
en fait de tcmples, que des palais, des bourses, 
des salles de bai et des galeries plus ou moins or- 
nées, où Jupiter se trouverait à l'aise, mais où 1? 
Christ a de la peine à se loger. 

Une fois le genre admis, l'église du Rédempteur 
fait assez belle figure au bord du canal, où elle se 
mire avec son grand escalier monumentai de dix- 
sept marchcs de marbré , son fronton triangulaire, 
ses colonnes corinthienncs , sa porte et ses slatues 
de bronze, ses deux pyrantfdions et sa coupole 
bianche , qui fait un si bel effet dans les couchers 
de soleil, quand on se promène au large en gon- 
dole entre les jardins publics et Saint-Georges. 

Cettè église fui bàtie pour accomplir le vcfcu fcil 
par le sénat pour conjurer la peste de 157S, qui 
causa une effroyable mortalité dans la ville, et em- 
porta, entre aulres personrrtiges illuslres, le Ti- 
tien , ce patriarche de la peinture, chargé d'ans et 
de gioire. 



ITALIA. 349 

L'inJ^rieur est très-simple et mème un peu nu. 
>oit que Targent ait manqué, soit toute autre 
ause, les statues qui paraissent garnir les niches 
)ratiquées le long de la nef ne sont que des 
rompe-roeil habilement exécutés en grisaille par 
e P. Piazza, capucin. Les niches sont réelles; 
mais les statues peintes sur des planches de bois 
découpées trahissent leur secret par le manque 
iTépaisseur lorsqu'on les voit de profll, car de 
face elles font une illusion complète. Ce mème 
Piazza a peint dans le réfectoire du couvent une 
scène qu'il eut le caprice de signer de la lettre 
P., répétée six fois, qu'on interprete de la sorte, 
Pietro Paolo Piazza Per Poco Prezzo (Pierre-Paul 
Piazza pour petit prix) : il avait sans doute été mai- 
grement récompensé de son labeur, et s'en ven- 
geait. 

Pour les tableaux, il faudrait recommencer la 
litanie ordinaire , Tintoret , BaSsan , Paul Veronése, 
et nous n'avons pas la prétention de vous les dé- 
crire les uns après les autres. 11 y a dans Venise 
une telle abondance de bonnes peintures que Fon 
finit presque par s'en rebuter et croire qu'en ce 
Vemps-là il n'était pas plus difficile de brosser un 
superbe tableau d'église qu'aujourd'hui de griffon- 
ner un feuilleton au courant de la piume. Mais ce- 
pendant nous recommandons au Voyageur un Jean 
Bellin de première beauté , qui orne la sacristie. 



330 ,'#À11A. 

Le sujet est fai sainte Yierge et l'enfaiigJésus 
entre saint Jerome et saint Francois : la' divine 
Mère regarde avec un air d'adoration profondete 
bambin endormi dans son giron. De petks anges 
souriants voltigent sur un fond d'outremer en 
jouant de la guitare. On sait avec quelle déKca- 
tesse, quelle fleur de sentimenti quelle vtrginité 
d'àme, Jean Bellin traile ces scènes farailières à 
son pinceau; mais ici , outre le charme naif de la 
composilion, la fidélité gothique du dessin, la fi- 
nesse un peu sòche du modelé , il y a un éclat de 
coloris, une blonde chaleur de ton qui fait pres- 
sentir le Giorgion. Àussi quelques connaisseurs at- 
tribuent ce tableau à Palma le Vìeux. Nous le 
croyons de Jean Bellin ; Féclat inusité de la couleur 
vient seulement de la plus parfaite conservation de 
la peinture. Venise est si naturellement coloriste, 
que le gris y est impossible , mème pour les dessi- 
nateurs, et que les gothiques les plus sévères y do- 
rent leur ascétisme de l'ambre giorgionesque. 

Deux ou trois capucins en prière auraient donne 
à cette église , si elle eùt été éclairée d'une lumière 
plus avare, Fair d'un de ces tableau* de Grane! 
admirés il y a quelque vingt ans; les bons pères 
étaient parfaitement posés , et il ne leur manquait 
que la touche de rouge vif dans les oreilles. fan 
d'eux balayait humblement le choeur, et nous lui 
demandàraes à visiter le monastère; il accèda avec 



ITALIA. 354 

>eaucoup de politesse à notre requète ei nous fit 
ìiilrer par une petite porte laterale de l'églisc dans 
e clottre. 

Il y avait longtemps que nous nourrissiòlis ce 
iésir de voir un intérieur de couvent habité. 

En Espagne , nous n'avions pu nous passer cette 
envie religieuse et pittoresque. Les moines venaient 
d'ètre sécularisés, et les qouvents, corame en 
France après la Revolution, étaient devenus des 
propriétés nationales. Nous nous étions promené 
mélancoliquement dans la Chartreuse de Miraflo- 
rès, près de Burgos, où nous n'avions trouvé qu'un 
pauvre vieux, accoutré de vètements noiràtres te- 
nant le milieu entre le costume de paysan et celui 
du prètre, qui fuinait sa cigarette auprès d'un bra- 
serò , et qui nous guida le long des couloirs de- 
serta et des cloitres abandonnés , sur lesquels s'ou- 
vraient les cellules vides. A Tolède r le couvent de 
Saint-Jean des Rois, admirable édifìce effondré, ne 
contenait que quelques lézards peureux et quelques 
couleuvres furtives , que le bruit de nos pas faisait 
disparattre sous les orties et sous les décombres. 
Le réfectoire était encore presque entier , et , au- 
dessus de la porte, une effroyable peinture mon- 
trait. un cadavre en putréfaction , dont le ventre 
vert laissait échapper, parrai la sanie, les hòtes 
immondes du sépulcre ; ce morceau avait pour bui 
de mater la sensualité du repas , servi cependani 



352 ITALIA. 

avec une austérilé érémitique. La Chartreuse de 
Grenade ne contenait plus que des tortues qui sau- 
taient pesamment à l'eau du bord des viviers à 
l'approche du visiteur, et le magnifique couvent de 
San-Domingo, sur le versaut de Y Ante-Querula, 
écoutail, dans la solitude la plus profonde, le babil 
de ses fontaines et le bruissement de ses bois de 
lauriers. 

La eapucinière de la Zuecca ne ressemblait guère 
à ces admirables édifices, avec lcurs longs cloìtres 
de marbré blanc , leurs arcades élégamment décou- 
pées, merveilles du moyen àge ou de la Renais- 
sance, leurs cours planlées de jasmins, de myrtes 
et de lauriers-roses, lcufs fontaines jaillissantes , 
leurs cellules laissant apercevoir par leur fenétre 
le velours bleu glacé d'argent de la Sierra-Nevada. 
Ce n'était pas un de ces splendides asiles où l'aus- 
térité n'est qu'un charme de plus pour l'àme et 
dont le philosophe s'accommoderait aussi bien que 
le chrétien. Le cloltre n'était relevé d'aucun orne- 
ment architectural : des arcades basses , des piliers 
courts, un préau de prison plutòt qu'un prome- 
noir pour la rèverie. Un vilain toit de tuiles d'un 
rouge criard couvrait le tout. Pas méme cette nu- 
di té sevère et triste, ces tons gris et froids, cette 
sobriété de jour favorables à la pensée ; une lu- 
mière dure, papillotante , éclairait cr&ment ces 
pauvres détails et en faisait ressortir la prosaìque 



ITALIA. 353 

t triviale misere. Dans le jardin qu'on entrevoyait 
e là , des lignes de choux et de légumes d'un vert 
pre. Pas un arbuste, pas une fleur : tout était sa- 
rifié à la stride utilité. 

Nous pénétràmes ensuite dans Tintérieur du cou- 
ent, traverse de couloirs se coupant à angles 
Iroits ; au bout de ces corridore , il y avait de pe- 
ites chapelles pratiquées dans le mtir et coloriées 
le fresques grossières en Thonneur de la Madone 
>u de quelque saint de Tordre. 

Lcs fenètres à vitrages maillés de plomb leur 
lonnaient du jour, mais sans produire de ces effcls 
d'ombre et de lumière dont les peintres savent ti- 
rer si bon parti. On eùt dil que dans celte construc- 
tion tout était calculé pour produire le plus de lai- 
deur possible dans le moindre espace. Qà et là 
étaient pendues des gravures collées sur toile, re- 
présentant, dans une infinite de petits médaillons, 
tous les saints , tous les cardinaux , tous les prélats , 
tous les personnages illustres fournis par l'ordre , 
espèce d'arbre généalogique de cette famille im- 
personnelle et sans cesse renouvelée. 

Des portes basses tachaient à intervalles régu- 
licrs les longues lignes blanches des murailles. Sur 
chacune d'elles on lisait une pensée religieuse, une 
prióre, une de cesbrèves maximes latines qui ren- 
ferment un monde d'idées. A Tinscription se joi- 
gnait une image de la Vierge, ou le portrait d'un 

199 si 



33* ITALIA. 

saint ou d'une sainte, objet d'une dévotion parti- 
culière pour l'habilant de la cellule. 

Un vaste toit de tuiles , supporta par une char- 
pente visible , recouvrait, sans les toucher, les al- 
véoles de ces abeilles monastiques , comme un 
couvercle pose sur des rangées de boites. 

Un son de cloche se fìt entendre, indiquant soit 
le repas , soit la prière , ou tout autre exercice as- 
cétique; les portes des cellules s'ouvrirent, et les 
couloirs, tout à Theure déserts, se remplirent d'un 
essaim de moines qui se mirent en marche deux à 
deux , la tète baissée, leur large barbe s'étalant sur 
leur poitrine, leurs mains croisées dans leurs 
manches , vers la partie du couvent où le tintement 
les appelait. Quand ils levaient le pied, la sandale, 
en quittant leur talon , faisait une espèce de clap- 
pement très-monastique et très-lugubre, qui rhyth- 
mait tristement leur démarche de speclre. 

11 en passa bien devant nous une quarantaine, et 
nous ne vìmes que des tétes lourdes, hébétées, 
abruties, sans caractère, malgré la barbe et le cràne 
rase. Ah ! quelle différence avec le moine de San- 
Servolo , si consumè d'ardeur , si calcine de foi , si 
ravagé de macé^ations , et dont Tceil fiévreux bril- 
lali déjà de la lumière de Tautre vie , extase con- 
fessant le delire ! Daniel au milieu des lions ! 

Certes , nous étions entré dans ce couvent avec 
des dispositions sinon pieuses, du moins respec- 



ITALIA. 355 

tueuses. Si nous n'avons pas la foi, nous l'admirons 
chez les autres , et si nous ne pouvons croire , au 
moinsnous pouvons comprendre. Nous nous étions 
préparé à sentir toutes les austères poésies du 
clottre, et nous fiùmes assez cruellement désap- 
pointé. 

Le couvent nous flt l'effet d'une maladrerie , 
d'un hópital de fous ou d'une caserne. Une fauve 
odeur de raénagerie humaìne nous prenait au nez 
et nous écoeurait. Si Fon a pu dire de quelques 
saints personnages qu'ils avaicnt la folie de la croix, 
stultitiam crucis, il nous semblait que ces moines 
en avaient ridiotisme ; et , malgré nous , notre es- 
prit se rebellait, et nous rougissions pour Dieu 
d'une pareille dégradation de la créature faite à son 
image. Nous étions honteux qu'une centaine d'hom- 
mes se réunlt dans un semblable bouge , pour ètre 
sales et puer d'après certaines règles en l'honneur 
de celui qui a créé quatre-vingt mille espèces de 
fleurs. Cet encens nauséabond nous révollait, et 
nous éprouvions, pour ces pauvres pères capucins, 
une horreur involontaire et scerete. 

Nous avions beau nous regarder nous-mème, 
nous appeler ancien abonné du Cmstilutionnel , 
possesseur des bustes de J. J. Rousseau et de Vol- 
taire en biscuit, porteur d'une tabatière Touquet, 
liberal de la Restauration , tout ce queTon peut ima- 
giner de plus humiliant; nous faisions à part nous 



3S6 ITALIA. 

des raisonnemenls imbéciles, dans le genre de ce- 
lui-ci : « Ne vaudrait-il pas mieux que ces robustes 
gaillards, fails pour la charrue, jetassent le froc 
aux orties, renlrassent dans la vie huraaine et fis- 
scnt leur salut en travaillant , au lieu de ne pas 
porter de chemise et de trainer leurs sandales le 
long du cloitre, dans l'oisiveté et Tabrutissement?* 

Quand nous sorlimes du couvent , deux des pè- 
res qui avaient affaire à Venise nous prièrent de 
les prendre dans notre gondole pour leur faire tra- 
verser le canal de la Giudecca. Par humilité , ils 
ne voulurent pas accepter la place d'honneur sous 
la felce que nous leur offrions, et ils se tinrent de- 
bout près de la proue; ils avaient assez bonne fa- 
con ainsi : leurs frocs de bure brune formatali 
deux ou Irois grands plis que n'aurait pas dédai- 
gnés fra Bartolomé pour la robe de saint Francois 
d'Assise. Leurs pieds nus dans leurs sandales 
étaient tròs-beaux; Torteil séparé, les doigts long»- 
cornine aux pieds de statues antiques. J 

Nous leur donnàmes quelques zwantzigs pour i 
dire des messes à notre inlention. Les idées vollai-j 
riennes qui nous avaient travailló lout le temps de 
notre visite méritaient bien cette souraission chré-i 
ticnne de notre part, et si c'élait le diable qui lesj 
avait suscitées, il dut ètre attrapé et se mordre h 
queue comme un singe en colere. 

Les bons prètres prirent Targcnt, le glissèrfirt 



ITALIA. 357 

dans le pli de leur manche, et, ìious voyant si bon 
catholique, nous donuèrent quelques petites iinages 
en taille-douce que nous avons précieusement con- 
servées : saint Moise, prophète, saint Francois, 
quelques autres saints barbus et une certame Ve- 
ronica Giuliani, abbesse capucine (abadessa cappuc- 
cina) dont la téte se renverse et dont les yeux na- 
gent dans l'extase comme ceux de sainte Thérèse 
TEspagnole, qui plaignait le diable de ne pouvoir 
aimer, et n'a pas élé mise à l'index comme nous 
pour une idée de mème nature. 

Nous déposàmes les bons pères au traghet de 
San-Mosé, et ils eurent bientót disparu dans les 
ruelles étroites. 

La journée n'avait pas été favorable aux illusions : 
à Saint-Blaise , à la Zuecca , la citrouille remplagait 
la verveine, et où nous comptions trouver un clol- 
tre feroce avec des moines livides à la manière 
de Zurbaran , nous avions rencontré une capuci- 
nière ignoble , avec des frocards pareils à ceux des 
lithographies coloriées de Schlesinger. Cette décep- 
lion nous fut particulièrement cruelle ; car depuis 
longtemps nous caressions le rève d'alter finir nos 
jours sous le froc de moine dans quelque beau 
couvent d'Italie ou de Portugal, au Mont-Cassin ou 
k Maffra , et maintenant nous n'en avons plus en- 
vie du tout. 



358 ITALIA. 

XXIII. 

LtS £gli*69. 

A l'exceptioji de Saint-Marc , raerveille qui n a 
d'analogue que la mosquée de Constantinople et la 
mosquée de Cordoue , les églises de Venise ne soni 
pas très-remarquables d'architecture , ou du raoins 
n'ont rien qui puisse étonner le voyageur qui a vi- 
sité les cathédrales de France, d'Espagne et de 
Belgique. Sauf quelques-uues de peu d'intérèt qui 
remontent plus haut , elles apparlieunent toutes à 
la Renaissance et au genre rococò, qui a suivi 
très-vite en Italie le retour aux tradilions classi- 
ques. Les premières sont dans le style palladien ; 
les dernières, dans un goùt parliculier que nous ap- 
pellerons le goùt jésuile. Presque toutes les vieilles 
églises de la ville ont été malbeureusement refaites 
sous Fune ou Tautre de ces influences. Certes, Pal- 
ladio, comuie le prouvent tant de nobles édifices, 
est un architecte d'un mérite supérieur ; mais il n'a 
aucunement le scns catholique , et il est plus prò* 
pre à rebàtir le tempie de la Diane d'Éphòse et du 
JupiterPanhellénien qu'à élever la basilique du Na- 
zaréen ou d'un martyr quelconque de la legende 
dorée. 11 a picoré comme une abeille le miei de 
l'Hymette et laissé de coté dans son voi les fleurs 



ITALIA. 389 

de la Passion. Quant au goùt jésuite, avcc ses 

dòmes gibbeux , ses colonnes oedématiques , ses 

balustres pansus, ses volutes contournées cornine le 

parafe de Joseph Prudhomme, ses chérubins bouf- 

fis, ses anges eastrats, ses cartouches à serviettes 

qui semblent attendre qu'on leur fasse la barbe, 

ses cbicorées grosses comme des choux, ses affé- 

teries malsaines et son ornementation fougueuse, 

qu'on prendrait pour des excroissances de la pierre 

malade , nous professons pour lui une horreur in- 

surmontable. Ilfait plus que nous déplaire, il nous 

dégoùte. Rien selon nous n'est plus oppose à l'idée 

chrétienne que cet immonde fatras de bimbelote- 

ries dévotes , que ce luxe sans beauté, sans gràce, 

surchargé et lourd comme un luxe de traitant , qui 

fait ressembler la chapelle de la très-sainte Vierge 

à un boudoir de Alle d'Opera. L'église des Scalzi 

est de ce genre, un mod èie de richesse extrava* 

gante; les murailles, incrustées de marbré de cou- 

leur, représentent une immense tenture de lampag 

ramagé de blanc et de vert; les plafonds à fresque, 

de Tiepoletto et de Lazzarini, d'un ton gai, léger, 

clair, où dominent le rose et Tazur, conviendraient 

merveilleusement à une salle de bai ou de théàtre. 

Cela devait ètre charmant, plein de petits abbég 

poudrés et de belles dames, au temps de Casanova 

et du cardinal de Bernis , pendant une messe en 

musique de Porpora, avec les violons et les chceurs 



360 ITALIA. 

de la Fenice. En effet, rien de plus naturel dansun 
pareil lieu que de célébrer l'Éternel sur un air de 
gavotte. Mais coinbien nous préférons les basses 
arcades romanes, les courls piliers de porpliyre 
aux chapiteaux antiques, les images barbares qui 
se détachent sur le miroitement d'or des mosaiques 
byzanlines, ou bien encore les longues nervures, 
les colonnes fuselées et les trèfles découpés à l'em- 
porte-pièce des cathédrales gothiques ! 

Ces défauts d'architecture , auxquels il faut se ré- 
signer en Italie, car presque toutes les églises sont 
bàties plus ou moins dans ce goùt, sont compensés 
par le nombre et la beauté des objets d'art que ces 
édifices renferment. Si Fon n'admire pas Fécrin , il 
faut admirer les joyaux. Ce ne sont que Titien, 
que Paul Veronése, que Tintoret, que Palma jeuiie 
et vieux, que Jean Bellin, que Padouan, que Boni- 
fazio et autres maitres merveilleux. Ghaque cha- 
pelle a son musée, dont un roi se ferait honneur. 
Cette église mèine des Scalzi, une fois le goùt 
admis , offre de remarquables détails : son large 
escalier en brocatelle de Verone , ses belles colon- 
nes torses en marbré rouge de Francé, ses pro- 
phètes gigantesques , ses balustrades en pierre de 
touche, ses portes de mosatque ont un certain style 
et ne manquent pas de grandeur. Elle renferme 
un très-beau tableau de Jean Bellin : la Vierge et 
l'Enfant; un magnifique bas-relìef en bronze de 



ITALIA. 361 

->* insevino, représentant des traits de la vie de saint 
?Sc3bastien, et un groupe d'un art moins sevère, 
mais charmant, de Toretti, le maitre de Canova, 
urie sainte Famille, saint Joseph, la Vierge et l'En- 
fant Jesus. La Vierge a une figure fine , grassouil- 
lette, un port de tè te coquet et des extrémités d'une 
clélicatesse tout aristocratique. Elle a l'air d'une 
duchesse de la cour de Louis XV, et l'on ne se 
ligure pas autrement Mme de Pompadour. Des an- 
ges de ballet, élèves de Marcel, accompagnent ce 
joli groupe mondain. Ce n'est pas religieux, à 
coup sur; mais cette gràce inaniérée et spirituelle 
a bien du charme , et ce sculpteur de la décadence 
est encore un grand artiste. 

L'église de Saint-Sébastien , batic par S. Serlio, 

est en quelque sorte la pinacothèque et le panthéon 

de Paul Veronése. Il y a travaillé pendant des an- 

nées, il y repose éternellement dans l'aurèole de 

ses chefs-d'oeuvre. Sa pierre tumulaire est là sur- 

montée de son buste , écussonnée de ses armes , 

trois- trèfles sur un champ que nous n'avons pu 

distinguer ; admirons ce saint Sébastien de Titien. : 

quelle belle tète de vieillard , quel port superbe et 

magistral, et comme l'enfant qui tient la mitre dù 

saint évéque est d'un mouvement joli et naif! mais 

passons vite pour arriver au maitre du lieu , au 

grand Paolo Caliari. Les trois Maries au pied de la 

croix se font remarquer par cette magnifique or- 



362 ITALIA, 

donnanca, catte ampleur étoffée, familiare au pein- 
tre que nul n'a égalé dans l'art de meubler les vi- 
des de ces grandes macbines. Les brocarts, les 
damas se cassent en plis opulents , ondoient en ra- 
mages splendides, et le Christ, du baut de Farbre 
de douleurs, ne peut retenir un vague demi-sourire; 
la joie d'ètre si bien peint le console de sa souf- 
france. La Nadeleine est adorablement belle, ses 
grande yeux sont noyés de lumière et de pleurs; 
une larme encore suspendue tremble è coté de sa 
bouche purpurine , comme une goutte de pluie sor 
une rose. Le fond du paysage est malheureuse- 
jnent un peu trop brossó en décoration de tbéàtre, 
et ses plans mal assis jouent et chancellent à l'oril; 
la Présentation de Jésus-Chrisi au Tempie est aussi 
une toile très-remarquable , inalgré l'exagération 
membrue des personnages placés sur le devant de 
la coniposition ; mais la tète du saint Siméon est 
d'une onction divine et d'une exécution merveil- 
leuse, et l'Enfant Jesus se présente aree une au- 
dace de raccourci étonnante. 

Dans le coin du tableau, un cbien, le museau 
mélancoliquement leve en l'air, semble aboyer à la 
lune. Rien ne justifie la présence de cet animai 
isole ; mais i'on sait la prédilection de Paul Vero- 
nése pour les chiens, surtout pour les levriere; il 
en a place dans tous ses tableaux , et l'église Saint- 
Sébastien contieni préeisément la seule toile où il 



ITALIA. 363 

aen ait pas mis, ce que Fon fait remarquer comme 

une curiosité unique dans l'cBuvre du maitre. Nous 

n'avons pas pu vérifier par nous-mème l'exactitude 

de cette assertion ; mais en y pensant il nous sem- 

ble en effet qu'un tableau de Paul Veronese se 

présente toujours à la mémoire accompagné d'un 

léyrier Mane, de méme qu'une toils de Garofalo 

apparali Anurie et signée de son invariable qeillet 

Quelque amateur libre de son temps devrait bien 

s'assurer de ce détail caraetéristique. 

J^e plus pur de ces diamante pittoresque*, c'esfc 
le Martyre de suini Marc et de saint Marcellin en~ 
couragés par saint Sébastien. L'art ne peut guère 
aller plus loin, et ce tableau doit prendre place 
parmi les sept merveilles du genie humain. 

Quelle couleur et quel dessin dans ce group? 

d'une femme et d'un enfant, que I'cbìI rencontre 

d'abord en pénétrant dans la toile! Quelle ineffa* 

ble onction, quelle résignation celeste répandues 

sur les visages des deux sainls déjà lumineux de 

l'aurèole future, et comme elle est charmante cette 

lète de femme qui apparait de trois quarts au- 

dessus de l'épaule de saint Sébastien, jeune,- 

blonde , animée par l'émotion , I'cbìI plein de tris- 

tesse et de sollicitude! Cette tè te, qui est tout ce 

qu'on voit du personnage, est d'un mouvement 

si juste, d'un dessin si parfait, que le reste du 

corps se devine sans peine derrière le groupe in- 



364 ITALIA. 

terposé qui le cache ; on en suit jusqu'au bout le* 
lignes iqvisibles , tant l'anatomie est exacte. 

Le saint Sébastien est, dit-on, le portrait de 
Paul Veronése, cornine celte jeune fille est celui 
de sa femme. lls étaient alors tous deux à la fleur 
de Fàge, et elle n'avait pas encore acquìs cette 
beaulé de matrone ampie et lourde qui la caracté- 
rise dans les portrails qui restent d'elle, entre au- 
tres dans celui de la galene du palais Pitti, à Flo- 
rence. Étoffes, détails, accessoires, tout est achevé 
avec ce soin extrème, ce fini consciencieux des 
premières oeuvres, lorsque l'artiste ne travaille que 
pour contenter son genie et son coeur. C'est pres- 
que au bas de cette toile qu'est enterré le peintre. 
Jamais lampe plus eclatante n'illumina l'ombre 
d'un tombeau, et le chef-d'oeuvre rayonne au- 
dessus du cercueil comme le flamboiement d'une 
apothéose. 

Le Couronnement de Marie au del se passe au 
milieu des irradiations , des effluves et des scin- 
tillations d'une lumière qui n'a jamais existé que 
sur la palette de Paul Veronése. Dans cette atmo- 
sphère d'or et d'argent en fusion qui traverse les 
cheveux du Christ, nage aériennement une Marie 
d'une beauté si célestement humaine, qu'elle vous 
fait battre le coeur tout en vous faisant courber la 
tète. Le Couronnement d'Esther par Assuérus est 
d'une grandeur et d'une opulence de ton sans pa- 



ITALIA. 365 

•eilles. lei Paul Veronése a pu déployer à l'aise sa 
raanière fastueuse; les perles, les satins, les ve- 
lours, les brocarts d'or scintillent, frissonnent, 
miroitent et se coupent cn cassures lumineuses. 
Quelle male et fière allure a le guerrier du pre- 
mie* pian, sous l'insouciant anachronisme de son 
armure! Et comme le grand chien sacramentel 
est campé crànement, corame il sent sa race, et 
comme il comprend l'honneur d'ètre peint par 
Paul Veronése! Pends-toi, Godefroy Jadin! 

Dans le haut de l'église, à un, endroit presque 
invisible d'en bas, il y a, de la main du maitre, de 
grandes grisailles très-légèrement faites et d'une 
belle tournure; l'humidité et le temps, le manque 
de soins commencent à les allérer; une bombe 
autrichienne, arrivée jusque-là en pendant la votìte, 
les a sillonnées d'une longue cicatrice. 

La sacristie renferme encore des peinlures de lui, 
mais qui remontent à sa première jeunesse et où 
son genie encore timide cherche sa voie. Pour ex- 
pliquer cette prodigieuse abondance de Paul Vero- 
nése dans cette église, la legende a plusieurs ver- 
sions : d'abord une dévotion particulière de l'artiste 
& Saint-Sébastien ; ensuile, ce qui est plus roma- 
nesque, le meurtre d'un rivai qui l'aurait obligé à 
ebercher un refuge dans ce lieu d'asile embelli par 
ses loisirs reconnaissants. Selon d'autres, ce serait 
pour éviter la yengeance d'un sénateur dont il au- 



366 ITALIA. 

rait exposé la caricature sur la place de Saint-Marc, 
que le peintre se serait temi cache deux ans à Saint- 
Sébastien. Nous donnons ces bistoires de sacristain 
pour ce qu'elles valent, sans prendre la peine de 
les critiquer. 

Avant de sortir de cette radieuse église, dont nous 
sommes loin d'avoir indiqué toutes les richesses, 
si vous abaissez sur le pavé grisàtre votre oeil ébloui 
des phosphorescences des plafonds, vous découvri- 
rez à vos pieds une humble pietre qui ferme le ca- 
veau d'une dynastie de gondoliere. Le premier nom 
inserii est Zorzi de Cataro, du traghet de Barnaba, 
sous la date de 1503. Le dernier porte le chiffre de 
1785. La république n'a pas survécu de beaucoup 
aux Zorzi. 

Santamaria dei Frali n'est pas dans l'aflreux godi 
classique oujésuite dont nous parlions tout àl'heure; 
ses ogives, ses lancettes, sa tour romane, ses grandes 
murailles de briques rouges lui donnent un aspect 
plus religieux. Il y a au-dessus de la porte une statue 
de Vittoria, représentant le Sauveur. L'église dei 
Frari, construite par Nicolas Pisano, remonte à 
1250. 

(Test là que se trouve le tombeau de Canova : ce 
monument que l'artiste avait dessiné pour Titien, 
modiflé en quelques parties, a servi à lui-méme. 
Nous Tadmirons très-médiocrement ; c'est préten- 
tieux, théàtral et froid. A la base d'une pyramMe 



ITALIA. 367 

; marbré vert appliquée à la muraille d'une dia- 
rie, bàille la porte noire d'un caveau, vers laquelle 
; dirìge une procession de statues étagées sur les 
larches du momiment : en tète marche une figure 
mèbre portant une urne sépulcrale; deridere vien- 
ent des génies et des allégories tènant des flam- 
eaux et des guirlandes de fleurs. Pour contre- 
alancer cette partie de la composition, une grande 
igure une, qui, sans doute, symbolise la fragilité 
le la vìe, s'appuie sur une torche qu'elle éteint, et 
e lioti aite de Saint-Marc abaisse tristement son 
ramile sur ses pattes, dans une pose analogue au 
fameux lion de Thonvaldsen. Àu-dessus de la porte, 
deux génies soutiennent le médaillon de Canova. 

Ce tombeau paraìt d'autant plus pauvre et plus 
mesquin d'idée et d'exécution, quel'église deiFrari 
est pleine de monumenta anciens du plus beau style, 
du plus bel effet. Là reposent Alvise Pascaligo, Marzo 
Zeno, Jacopo Barbaro, Jacopo Marcello, Benedetto 
Pesaro, dans des sarcophages ornés de statues d'une 
tournure et d'une fierté merveilleuses. 

Ony admire un triptyque de Vivarini qui remotile 
à 1482, et une Vierge de Titierl drapée d'un voile 
blanc d'un charmant effet. 

La statue equestre du general Colleoni, qui a une 
grande prestance sur sa monture de bronze, arrète 
d'abord les yeux lorsqiì'on arrivo par le canal à la 
petite place au fond de laquelle s'élève l'église de 



368 ITALIA. 

Sai nt-Jean-et- Paul. Quoique sa construction remonte 
au xui* ou au xiv a siede, elle n'a été consacrée qu'en 
1430. Le tympan de la fagade est joli, l'arcade cir- 
culaire qui le surplombe est merveilleusement 
sculplée de fleurs et de fruits. On va à Sai nt- Jean - 
et-Paul principalement pour voir la Mari de saini 
Pierre, de Titien ; tableau si précieux qu'ii est dé- 
fendu de le vendre, sous peine de mort. Nous ai- 
mons cette férocité artistique, et c'est le seul casoù 
la peine capitale nous paraisse devoir ètre conser- 
vée. Cependant d'autres tableaux de Titien nous 
semblent aussi dignes que celui-là, malgré toute sa 
beauté, d'une pareille jalousie de la part de Venise, 
et nous nous en faisions, au delà des copies et de* 
gravures, une idée differente et supérieure à la 
réalité. La scène se passe dans un bois ; saint Pierre 
est renversé, le bourreau le tient par le bras et Iòtc 
déjà l'épée ; un prètre s'enfuit épouvanté, et dans 
le ciel deux anges apparaissent, prèts à recueillir 
Tàme du martyr. Le bourreau est parfaitement 
campé ; il menace et injurie bien. Une expression 
bestialement furieuse contraete ses traits. Ses yeux 
luisent sous son front bas cornine ceux d'un tigre. 
Sa narine se dilate et flaire le sang. Mais il y apeul- 
ètre trop d'effroi et pas assez de résignation dans 
la tète du saint. Il ne voit que le glaive dont la 
froide lame va lui passer entre les vertèbres, et il 
oublie quelà-haut, dans l'azur, planent des messa- 



ITALIA. 369 

g-ers célestcs avec des palmes et des couronnes. 
G'est trop un vulgaire condamné à qui Fon va cou- 
per le cou et que cela chagrine. Le moine, lui, est 
bien effrayé, bien crispé de terreur, mais il se sauve 
mal. Son corps, strapassé par les raccourcis, se 
dégingande. Ses jambes sont rejetées en arrièrc 
par la course. Ses bras vont d'un c6té et sa tète de 
Tautre. 

Si la composition donne prise à la critique, on 
ne j)eutadmirer qu'à genouxcemagnifique paysage, 
si grand, si sevère, si plein de style, ce coloris sim- 
ple, male et robuste, ce faire large et grandiose, 
cette impassible souveraineté de touche, cette hau- 
taine maestria qui révèle le dieu de la peinture. 
Titien, nous l'avons déjà dit, est la seule organisa- 
tion d'artiste que le monde moderne puissc opposer 
au monde antique pourla force calme, lasplendeur 
tranquille et l'éternelle sérénité. 

Nous pourrions encore vous parler des monu- 
ments funèbres qui tapissent les murs, de Tautel 
Saint-Dominique, où l'bistoire de ce saint est mo- 
dclée tìans une suite de bas-reliefs de bronze, par 
Joseph Mazza, de Bologne, du Christ en croix, de 
Tintoret, des magnifiques sculptures de la chapelle 
de Sainte-Marie-des-Roses, et du Couronnement de 
la Vierge, par Palma le Vieux ; mais, dans une église 
où il y a un Titien, on ne voit que Titien. Ce soleil 
éteint toutes les étoiles. 

199 y 



370 ITAUA. 

XXIV. 

ÉglUes, scuole et palais. 

Saint-Francois-des-Vignes, avec son clocher blanc 
et rouge, mérite aussi d'ètre visite. Il y a près de 
Féglise un cloltre bizarre, ferme de grilles de bois 
uoir, qui entoure une espèce de préau encombré 
de raauves sauvages, d'orties, de cigués, d'aspho- 
dèles, de bardanes et autres plantes de ruines et de 
cimetières, au milieu desquelles s'élève une grotte 
en rocailles et en madrépores , assez semblable à 
ces petits rochers de coquillages que Fon vend au 
Havre et à Dieppe. Cette grotte ajbrite une effìgie de 
saint Frangois en bois ou en piètre colorié, un jou- 
jou de dévotion, une cbinoiserie jésuitique. Sous 
les arcades humidesetverdies du cloìtre, au milieu 
de tombes usées par le frottement et d'inscriptions 
déjà illisibles, nous avons remarqué sur une dalle 
de pierre une gondole sculptée d'un relief un peu 
fruste, mais très-visible encore. Elle recouvrait un 
caveau de gondoliere, comme la tombe des Zorzide 
Cataro à Féglise de Saint-Sébastien ; chaque traghet 
avail ainsi son lieu de sépulture. 

A Saint-FranQois-4es-V|gnes, nous avons va un 
tableau de Negroponte, d'une beauté et d'une eoo- 
servation remarquables. (Test le seul que nousayoos 



ITALIA. 371 

rencontré de ce peintre, dont nous n'avons jamaia 
entendu prononcerlenom, qui pourtant meriterai* 
d'ètre connu. 

Nous allons en donner une description un peu 

détaillée : La Vierge, assise sur un tròne, revétue 

d'une robe de brocart d'or et d'un manteau ramagé 

du fini le plus précieux, dont une petite fille sou* 

tient le pan d'un air de dévotion ingènue, regarde 

araoureusement l'enfant Jesus pose en travers sur 

ses genoux.-La téte de cette Vierge, d'une délicatesse 

exquise, ferait honneur à Jean Bellin, à Carpaccio, 

àPerugin, à Durer, aux raaitres gothiques les plus 

suaves et les plus purs. Elle est blonde, et l'or de 

ses cheveux traités un à un se confond dans la 

splendeur d'un nirobe trilobé, incrusté de pierres 

précieuses a la facon byzantine ; en haut, du fond 

de Voutremer d'un naif paradis, le Pére éternel re* 

garde le groupe sacre dans une pose majestueuse 

et satisfaite; deux beaux anges tiennent des guir- 

landes de fleurs, et derrière le tròne, couvert d'or- 

févreries et d'émaux comme celui d'une impératrice 

du Bas-Empire, s'épanouit une floraison de roses et 

de lis arrangés en cabinet et qui rappellent Ics fiat- 

ches appellations de la litanie. 

Tout cela est traité avec cette religieuse ininulie, 
cette patience infinie qui ne semblent pas tenir 
compte dutemps et qui accusent les longsloisirsdu 
cloìtre. En effet, Negroponte était moine, comme 



372 ITALIA. 

le dit rinscription tracée sur letableau : Pater Anto- 
nina Negroponte pinxit. Mais ce soin extrème n'òte 
rien à la grandeur de l'aspecl, à l'imposant de l'effet, 
et la richesse du coloris lutte victorieusement contre 
l'éclat des ors et des ornements gaufrés. C'est à fa 
fois une image et un joyau, cornute doivenl Tètre 
à notre sens les tableau* exposés à Fadoration 
des fidèles. L'art, dans ces circonstances , gagne 
à revètir le luxe hiératique et niystérieux de Ti- 
dole. La madone du P. Antoine de Negroponte à 
Saint-Frangois-des-Vignes remplit admirablement 
ees conditions et soutient avec honneur le voisi- 
nage du Christ ressuscìté de Paul Veronése, du 
Martyre de Saint-Laurent de Santa-Croce, et de la 
Madone de Jean Bellin, un de ses meilleurs ouvra- 
ges, malheureusement place dans une cha pelle 
obscure. 

Il ne faut pas negliger d'aller à Saint-Pantaléon, 
ne fùt-ce que pour le gigantesque plafond de Fu- 
iniani, représentant différents épisodes de la vie du 
saint, son martyre et son apothéose. Depuis la roi- 
deur monastique et la naiveté denluminure de mis- 
sel du P. Antoine de Negroponte, il s'est écoulé 
bien des années , et l'art a fait bien du chemin. 
D'où vient cependant que ce plafond, qui égale eu 
facilitò hardie le salon d'Hercule, de Lemoine, et 
les fresques de l'Escurial, de Luca Giordano, vous 
laisse froid malgré son art de raccourci, sestrompe- 



ITALIA. 373 

roeil, toutes ses ressources et ses roueries d'ejécu- 
lion ? C'est que là le moyen est tout, que la main 
y devance la tète, et qu'il n'y a pas d'àme dans cette 
immense composition suspendue au-dessus de votre 
tète cornine une Gioire d'opera, par des ficelles vi- 
sibles. Le gothique le plus sec, le plus contraine le 
* plus maladroit, a un charme qui manque à tous 
ces grands maniéristes si savants, si prestes, si ha» 
biles, et d'une pratique si expéditive. 

Dans l'églisedeSanta-Maria-della-Salute, illustrée 
par la magnifique vue extérieure qu'en a tirée Ca- 
naletto et que tout le monde a pu voir à la galerie 
du Louvre, on admire un superbe plafond du Titien, 
le meurtre d'Abel par Caln, exécuté avec une ro- 
hustesse et une furie magistrales : c'est calme et 
violent comme toutes les ceuvres bien réussies de 
ce peintre sans rivai. L'architecture est de Baltha- 
sar Longhena; les coupoles blanches sont d'une 
courbe très-gracieuse et s'arrondissent dans l'azur 
comB&e des seins pleins de lait ; cent trente statues 
aux draperies volantes, aux poses élégamment ma- 
niérées, en peuplent la comiche; une Ève fortjolie, 
en costume du teinps, nous souriail tous les matins 
de cette cornicile, lorsque nous demeurions à l'ho- 
tel de l'Europe, sous.unrayon de soleil rose qui 
teignait son marbré d'une rougeur pudique. La re- 
ligion n'est pas farouche en Italie, et elle accepte 
volontiers la nudité sanctifiée par l'art. Nous avons 



374 ITALIA. 

déjà raconté, si notre mémoire ne notis trompe, la 
surprise que nous flt éprouver la rencontre d'une 
Ève semblable, ancore moins vétue si c'est possible, 
sur la piate-forme du dòme de Milan. 

Nous pourrions continuer indéfiniment ce pèle- 
rinage d'église en église, car toutes retìferment des 
trésors qui nous entralneraient à d'interminables 
descriptions ; mais ce n'est pas un Guide que nous 
avons la prétention d'écrire ; nous voulons seule- 
ment peindre, en quelques chapitres familiare, la 
vie à Yenise d'un voyageur sans parti pris, curieux 
detout, très-flàneur, capable d'abandonner unvieux 
monument pour une jeune femme qui passe, pre- 
nant le basard pour cicerone, et ne parlant, sauf à 
ètre incomplet, que de ce qu'il a vu. Ce soni des 
croquis faits d'après nature, des plaques de daguer- 
réotype, de petits morceaux de ffiósalque recueillis 
sur place, que nous juxtaposons sans trop nous 
soucier d'une correction et d'une régularité qu'il 
n'est peut-ètre pas possible d'obtenir dans une 
chose aussi diffuse que le vagabondfige k fried ou 
en gondole d'un feuilletoniste en vacance dans une 
ville inconnue pour lui, et où tant d'objets lirent la 
curiosité de tous cótés. 

Aussi , sans chercher une transition laborieuse , 
nous allons vous conduire tout droit à la Scuola 
de San-Rocco, élégant édifìce compose de deux 
ordres de colonnes corinthiennes superposées, ei 



ITALIA. 378 

i)Ui Sotìl nouèes, ali tiers de leur hatiteur, d'un 
entrelacs du plus joli effet. 

Saint Roch , comme on sait , jouit du privilége 
de guérir la peste : aussi est-il en grande vénéra- 
tion à Venise , particulièrement exposée aux con- 
tagions par ses rapports avec Constantinople et les 
Échelles du Levant. Sa statue montre sur sa cuisse 
découverte un affreux bubon charbonné , car les 
saints sont homoeopathes , et ne guérissent que les 
maladies dont ils sónt aflfcctés. La peste est traitée 
par un saint pestifere , rophthalmie par une mar- 
tyre à qui Fon a arraché les yeux, et ainsi de sulte. 
C'est le cas de dire : Similia similibus. Médecine à 
part , on pense sans doute que ces bieftheuréux 
pcrsonnages compatissent plus tetìdrement aux 
maux qu'ils ont soufferts. 

A la Scuola de Saint-Roch, on trouve une salle 
basse entièrement peinte par le Tintoret , ce ter- 
rible abatteur de besogne, et, en montant un ma- 
gnifique escalier monumentai du Scarpagnino, 
Ton a à sa droite et à sa gauche , comme pour jus- 
tifier le nom et le patronage du saint pestifere, 
différents épisodes de la grande epidemie véni- 
tienne , qui pourraient servir aux lllustrations du 
choléra parisien. Ces peintures cadavéreuses sont, 
celles de droite , d'Antonio Zanchi , celles de 
gauche, de Pietro Negri. 
Dans le premier de ces tableaux , on voit Tar- 



376 ITALIA, 

rivée de la peste à Venise. Le fléau, personnifié 
sous la figure d'un squelette, traverse l'air épais 
et malsain, porte par une femme aux mamelles 
flélries, hàve, décharnée et verte comme la putré- 
faction . qui vole à tire-d'aile, dans la pose de la 
Mort d'Orcagna. Sur le dcvant, une femme do 
trois quarts perdu court en fuyant ; elle est blonde 
et potelée comme toute Vénitienne de race , et ce 
serait vraiment dommage que le spectre hideux 
l'atteignit , car elle est charmante dans sa frayeur 
et parfaitement dessinée. 

De l'autre coté, un gondolier très-solidement 
campé, d'une proportion gigantesque et d'une 
musculature exagérée, démarre, avec un mouve- 
ment superbe , une barque deslinée au transporl 
des cadavres. Une femme morte, aux ombres 
noires, aux chairs livides, mais dont les bras 
charnus et la gorge puissante montrent qu'elle a 
été foudroyée pleine de vie par le fléau, se pré- 
sente, la tète la première, en raccourci, d'une 
facon violente et dramatique ; près d'elle un 
homme (détail nalvement horrible) se bouche le 
nez , ne pouvant supporter la puanteur de ce beau 
corps a peine refroidi et déjà decompose. 

Ce lugubre poéme se termine par la Fin de la 
peste. L'air se rassérène. Une femme développe au 
premier pian de fort belles épaules , d'une blan- 
cbeur vivace; plus de ces tèinles bleuàtres, de ces 



ITALIA. 377 

tfiairs livides qui appellerà le chlore et la chaux 
ave. La sante publique est revenue. On peut res- 
ìirer sans crainle d'avaler du poison, presser une 
nain amie sans emporter un germe de mort. 
La république, par la puissante inlercession de 
saint Roch , a obtenu du ciel la cessation du fléau. 
Tout ce groupe supérieur est d'une gràce ado- 
rable. Le saint , penché aux pieds de Jésus-Christ 
et de la Vierge, supplie avec une ineffable ardeur, 
et l'on comprend que la bonté celeste n'a rien à 
refuser à une prióre si fervente. La régublique , 
symbolisée par une belle femme, dans le goùt de 
Paul Veronése, a une pose très-noble et d'une 
grande tournure ; il est fàcheux que ses mains ne 
répondent pas à la beauté de sa téle. 

C'est à la Scuola de Saint-Rocli que se trouve le 
chef-d'oeuvre de Tintoret , cet artiste si fécond et si 
inégal, qui va du sublime au détestable avec une 
facilité prodigieuse. Ce tableau immense représente 
dans un grand développement tout le drame san- 
glant du Calvaire. Il occupe à lui seul le fond 
d'une grande salle. 

Le ciel, peint sansdoute avec cette cendre bleue 
d'Égypte qui a joué de si mauvais tours aux ar- 
tistes de ce temps-là , a des tons faux et louches 
désagréables à l'oeil, qu'il ne devait pas offrir avant 
la carbonisation de cette couleur trompeuse , qui 
a si bizarrement noirci les fonds des Pèlerins 



378 ITALIA. 

d'Emmaus, de Paul Veronése; mais cette impcr- 
fection est bien vite oubliée, tantles groupésdes 
premiere plans s'emparent victorieusement du 
spectateur au bout de quelques minutes de con- 
templation. Les sainles femmes forment auprès de 
la croix le trio le plus profondément désespèré 
que puisse rèver la douleur humaine; l'une d'elles, 
entièrement couvertc de son manteau , git à terre 
et sanglote dans une prostration désolée de l'effet 
le plus pathétique. 

Un negre , pour dresser la croix d'un des lar- 
rons , se tient debout sur la pointe du pied , avec 
un mouvement contourné et strapassé qui manque 
de naturel ; mais il est peint , comme tout le reste 
du tableau, d'une brosse si véhémente et sì fii- 
rieuse, qu'on ne peut s'empècher de l'admirer. Ja- 
mais Rubens, jamais Rembrandt, jamais Géri- 
cault, jamais Delacroix, dans leurs plus fiévreuses 
et leurs plus turbttlentes esquisses, ne sont arrivés 
à cet emportement, à cette rage, à cette férocité. 
Cette fois , Tintoret a justiflé pleinement son nom 
de Robusti; la vigueur ne saurait aller plus loin; 
cela est violent, exagéré, mélodramatique , mais 
revètu d'une qualité suprème : la force. 

Cette toile , rayonnante d'un art souverain , doit 

faire pardonner à l'artiste bien des arpents de ces 

^croùtes enfumées et noiràtres qu'on rencontreà 

cbaque pas dans les palais , les églises et les gale- 



ITALIA. 379 

ries , et qui sont plutftt d'un teitituriei* que d'un 
peintre. Le Calvaire porte la date de 1565. 

Àvant de quitter la Scuola de San-Rocco , il flint 
regarder un très-beau Christ du Titien , d'une ex- 
pression douloureuse et profonde, et de char- 
mantes portes d'autel , fouillées en 1765 par Phili- 
berti, avec une délicatesse exquise et une éton- 
nante perfeclion de détail. Ces sculptures, pré- 
eieuses malgré letir date moderne , représenlent 
différents traits de la vie de saint Roch , le patron 
du lieu. Les menuiseries de la salle supérieure 
sont aussi très-remarquables. Mais, si Fon voulait 
tout admirer, on n'en flnirait pas. 

En àuivant cette méthode vagabonde, regagnons 

le grand canal et donnons quelques détails sur le 

palais Vandramin Calergi , occupé maintenant par 

la duchesse de Berry. Il est d'une riche et noble 

arcbitecture, de Pierre Lombard probablement ; 

de petits génies soutiennent, dans l'entablement et 

au-dessus des fenèlrcs , des écussons historiés d'or- 

nements d'un goùt exquis , et donnent beaucoup 

d'élégance à cette facjade ; un jardin de mediocre 

étendue fait verdoyer quelques arbres à coté de ce 

palais, que rien ne distinguerait des autres si les 

grands poteaux d'amarre blancs et bleus n'indi- 

quaient, par les fleurs de lis dont ils sont semés, 

une demeure princière et quasi royale. 

Quand on a obtenu la permission de visiter le 



380 ITALIA. { 

palais , des valets en livrèe verte vous accueillent j 
très-poliment au bas de l'escalier , dont l'eau bai- I 
gne les marches , attachent votre gondole aux pò- ) 
leanx et vous introduisent dans un vestibuJe où I 
Fon altend que les formalités d'admission soient ( 
remplies. \ 

Ce vestibule est aussi long que le palais; il ' 
aboutit à une sorte de cour semblable aux cours 
de nos hótels; on a besoin de songer qu'on est à 
Venise, pour ne pas s'attendre à y voir une voiture 
déteJée et des chevaux de selle revenant du bois. 

Deux gondoles remisées et quelques pots di 1 
terre garnis de sapinettes et autres pauvres plantes 
mourant de soif meublent seuls la nudité de cette 
vaste salle d'attente qu'on retrouve dans tous les 
palais vénitiens , antichambre qui est à la fois un 
débarcadère. 

Au milieu de ce vestibule, à gauche, se pré- 
sente un grand escalier entre deux murs , où pen- 
dent deux càbles de soie rouge , et où règne la 
méme décoration de malheureuses plantes vivace*. 
Un étroit tapis garnit les marches et conduit à une 
salle immense, pareille au veslibule, sans mobilier 
et sans ornement. De là on entre dans la salle h 
manger, dont les murs sònt couverts de portrail? 
de famille. 

Cette pièce forme un carré long. Elle est très- 
bien éclairée par deux grandes fenètres-balcon. 



ITALIA. 381 

Une lable ovale occupe le milieu, et un para veni 
ache la porte d'entrée. Sur la muraille de droite 
n remarque le portrait de la duchesse de Bour- 
;ogne, en robe de velours bleu, et ceux du comte 
TArtois et de Mme la princesse de Lamballe et 
Itielques petits cadres. Sur la muraille de gauche , 
5ii face, le portrait de Louis XV, également en 
pied , et de chaque coté , ceux de ses filles , Mes- 
iames de France. 

Dans cette salle à manger , une porte masquée 

ouvre sur une chapelle obscure, et si petite que 

six personnes auraient peine à y tenir. On y 

compte quatre prie-Dieu. A droite, une grande 

porte donne accès dans un salon tout moderne, 

encoinbré de tableaux et d'une infinite de pelits 

meubles : tables anglaises , coffrets parisiens , rien 

n'y manque de ce charmant luxe inutile qui rap- 

pelle la patrie par ses chères futilités; deux por- 

traits de Son Altesse Royale sont placés en regard : 

celui de Lawrence , en robe de satin blanc , avec 

une rose au coté, montre le plus ravissant petit 

pied qu'il soit possible d'admirer dans un soulier 

de satin. Tout le fond de cette pièce est couvert de 

ces tableaux que tout le monde a vus aux exposi- 

tions de l'epoque, et qui représenlaient, pour la 

plupart, des héros de la Vendée. 

En retraversant la salle à manger, on entre, par 
une porte à gauche, dans un salon qui parati 



382 ITALIA. 

petit relativement aux pièces précédente* , et peut- 
ètre écrasé par le somptueux mobilier qu'il rene 
ferme. Là sont placés trente tableaux d'elite; 
c'estuile espèce de Tribune, de Salon carré, où ne 
manque peut-étre pas un des seuls grands noms 
de la peinture. Au milieu de ces chefs-d'oeuvre 
rayonne une Vierge d'André del Sarto, d'une 
beauté à donner des frissons au bourgeois le moins 
connaisseur, au philistin le plus cuirassé de pro- 
saismo. 

Ce salon, éclairé par un jour dpux et ménage, 
nous a paru la pièce préférée , le coeur memo de 
rédifice , et nous l'avons quitte à regret pour aller 
visiter le fameux salon où se trouvent ces deux co* 
lonnes de porphyre , dont la valeur est si grande 
qu elle stirpasse celle du palais tout entier. Elles 
sont placées devant une porte, et font aussi peu 
d'effet que les lapis-lazuli du salon Serra à Gènes, 
qu'on croirait volontiers peints et verni» , et qui 
ressemblent, à faire peur, à du moiré métalliquc 
bleu. Elles paraissent fausses, quoique de la vérilé 
la plus incontestable. 

Ce qui ajoute encore à cette malencontreuse 
pensée, e' est qu'on a place vis-a-vis de ces co- 
lonnes, dans une de ces hautes cheminées dont 
l'architecture va rejoindre la voùte t un poète qui 
peutètre confortatale, mais n'a rien d'élégant, et 
dont la faience voisiue mal avec le porphyre, ) 



ITALIA. 383 

a cncore un dernier salon qui n'a rien de remar- 
quable. Aux quatre angles , quatre piédouches 
supportent quatre bustes , ceux du due de Berry , 
de Charles X et autres personnages de la famille 
royale. De là, on communique dans les apparte- 
ments du comte Lucchesi-Palli, et rinspection est 
faite. 

Ce serait tomber dans les lieux communs philo- 
sophiques que de transcrire ici les pensées que fait 
naitre nécessaireraent sur la fragilité des gran- 
deurs humaines cette visite au palais Vendramin- 
Calergi, modeste asile d'une si haute infortuno. 
Mais ce n'est pas la première fois que Venise a le 
privilége d'abriter les royautés déchues ; Candide 
y soupa à Tauberge avec quatre monarques sans 
ouvrage, qui n'avaient pas le moyen de payer 
leur écot. 

Nous saluàmes aussi, en allant à l'hotel des 
postes chercher nos lettres de France, l'humble 
demeure d'une autre grandeur déchue , de Manin , 
ce héros sans emphase, égal aux plus grands de 
l'antiquité. Sur le modeste balcon de son apparte^ 
ment, à l'angle de la rue Paternian, se fanaient 
daps l'abandon quelqyes pots de jaciuthe défleurie, 
et les fenétres ternes avaient cet aspect mélancoli- 
que que prepnent les maisons dont Fame est p^rtie 
pour l'exil on la naort , cet exil eterne!. 



334 ITALIA. 

XXV. 

Le Ghetto , Murano et Vicenza. 

Un jour, nous errions à Faventure dans les re- 
coins perdus de Venise , car nous aimons connaitre 
dcs villes autre chose que la physionomie officielle, 
dessinée , décrile , raconlée partout , et nous som- 
mes curieux, le légitime tribut d'admiration pavé, 
de soulever ce masque monumentai que chaque 
ci le se pose sur le visage pour dissimuler ses lai- 
deurs et ses misères. De ruelle en ruelle, à force 
de passer des ponts et de nous tromper de chemiii, 
nous étions arrivé au delà de Canarregio , dans une 
Venise qui ne ressemble guère à la Venise coquette 
des aqùarelles. Des maisons à demi écroulées , aui 
fenètres fermées par des planches, des places dé- 
sertes, des espaces vides où séchaient des linges 
sur des cordes et jouaient quelques enfants dégue- 
nillés , des plages arides sur lesquelles des calfals 
radoubaient des barques dans d'épais nuages de 
fumèe , des églises abandonnées et fracassées par 
les bombes autrichiennes , dont quelques - unes 
étaient venues éclater sur cette limite extrème, 
des canaux à Teau verte et lourde , où surnageaient 
des paillasses vidées et des détritus de légumes, 
formaient un ensemble de misere , de solitude et 



ITALIA. 385 

cTabandon d'une impression pénible. Les villes fac : 
Lìces et conquises sur la mer, cornine Venise , oxit 
besoin de riehesse et de splendeur ; il faut tout le 
luxe des arts , loutes les magnificences de l'archi- 
tecture, pour consoler de la nature absente. Si un 
palais de Scamozzi ou de Sammicbeli a belle mine 
au bord du grand canal avec ses balcons , ses co- 
lonnes et ses escaliers de marbré , rien n'est plus 
triste qu'une masure qui s'effondre entre le ciel et 
Teau, et qui voit sur ses pieds moisis courir les 
cloportes et grimper les crabes. 

Nous marchions depuis quelque temps à travers 

un dèdale de ruelles qui souvent nous ramenaient 

à notre point de départ. Nous remarquions avec 

surprise Tabsence de tout emblème religieux au 

coin des rues ; plus de chapelles , plus de madones 

ornées $ ex-voto, plus de croix sculptées sur les 

places , plus d'effigies de saints , aucun de ces si- 

gnes de dévotion extérieure si multipliés dans les 

autres quartiers de la ville. Tout avait l'air étrange, 

farouche et mystérieux. Des figures bizarres et fur- 

tives glissaient silencieusement le long des mu- 

railles avec un air craintif. Ces figures n'avaient 

pas le type vénitien. Des nez recourbés, des yeux 

de charbon dans une pàleur verdàtre, des joues ef- 

filées, des mentons pointus, tout accusait une race 

differente. Les haillons qui les couvraient, étriqués, 

piteux, lustrés de crasse, avaient une sordidité par- 

199 % 



386 ITALIA, 

ticulière et dénotaient encore plus la cupidi le que 
la pauvreté , une misere avare et plutòt voulue que 
subie, faite pour inspirar le mépris et non la pitie. 
Les ruelles se rétrécissaient de plus en plus; les 
maisons se haussaient comme des Babels de taudis 
superposés, pour chercher un peu d'air respirabic 
et de lumière au-dessus de l'ombre et de la fange 
où rampaieut des ètres difformes. Plusieurs de e» 
maisons comptaient neuf étages, neuf zones delo- 
ques, d'ordures et d'industries immondes. Toutes 
les maladies oubliées des léproseries d'Orient sem- 
blaient ronger ces murailles galeuses ; Fhumidité 
les tachetait de plaques noires comme celles de la 
gangrène; les efflorescences du salpètre y simu- 
laient dans le plàtre des rugosités, des verrues et 
des bubons de peste; le crepi, s'effritant comme 
une peau dartreuse , se détachait en pellicules fur- 
furacées. Aucune ligne ne gardait la perpendica- 
laire; tout chevauchait hors de l'aplomb; un èiage 
rentrait et l'autre faisait ventre ; les fenètres chas- 
sieuses, borgnes ou louches, n'avaient pas un car- 
reau entier. Des emplàtres de papier y pansaient, 
tant bien que mal , les blessures des vitres ; des 
bàtons , pareils à des bras décharnés, secouaient au- 
dessus du passant d'indescriptibles guenilles; des 
matelas hideusement souillés.tàchaient fle sécher 
tu soleil sur le rebord des croisées béantes et 
noires. 



i 



ITALIA. 387 

Par places , un reste d'enduit de briques et de 
plàtre pilés donnait à quelques-unes de ces fa* 
gades, moins décrépites que les autres, une rou- 
geur malsaine comme celle qui plaque les pom- 
mettes d'une poitrinaire ou d'une courtisane de bas 
étage enluminée de fard. Ce n'étaient pas les moins 
laides et les moins repoussantes ; on eùt dit la sante 
sur la mort, le vice sur la misere. Lequel est le 
moins horrible, d'un cadavre dans toute sa lividité, 
ou d'un -cadavre dont on a frotte la face de ciré 
jaune avec du vermillon ? 

Des ponts en mine, pliant leur dos voùté comme 

des vieillards écrasés d'ans, et près de laisser choir 

leur arche dans l'eau, reliaient entre elles ces mas- 

ses de masures informes, séparées par des canaux 

stagnants, fangeux, noirs comme de Tenere, verts 

comme de la sanie , obstrués d'immondices et de 

détritus de toutes sortes , que la marèe n'a pas la 

force d'emmener, impuissante qu'elle est à remuer 

cette eau endormie , opaque et lourde , semblable 

celle d'un marais stygien ou d'un fleuve d'enfer. 

Enfìn, nous débouchàmes sur un campo assez 

vaste , passablement dalle , et au milieu duquel bàil- 

lait la gueule de pierre d'une citerne. A l'un des 

angles s'élevait un édiflce d'un aspect architectural 

plus humain , dont la porte était surmontée d'une 

inscription sculptée en lettres orientales, que nous 

reconnùmes pour des caractères juifs. Le mystère 



388 ITALIA. 

s'expliquait. Ce quartier fètide et purulent, cette 
Cour des Miracles aquatique était tout bonnement 
le Ghetto, la juiverie de Venise, qui a conserve la 
sordidité caractéristique du moyen àge. 

Probableuient, si Fon pénétrait dans ces maisons . 
pourries, lézardécs, rayées de suintements im- 
mondes, on y trouverait, ainsi que dans les an- 
ciennes juiveries , des Rebecca et des Rachel d'une 
beauté orientalement radieuse, roides d'or et de 
pierreries comme des idoleshindoues, assises sur 
les plus précieux tapis de Smyrne, au milieu de 
vaisselles d'or et de richesses inappréciables en- 
tassées par l'avarice paternelle; car la pauvreté du 
juif n'est qu'extérieure. Si le chrétien a le faux 
luxe , l'israélite a la fausse misere. Comme certains 
msectes , pour échapper à ses persécuteurs , il se 
roule dans l'ordure et se fait couleur de fange. 
Cette habitude prise au moyen àge, où elle était 
nécessaire, il ne l'a pas encore perdue, quoique 
rien ne la justitìe à présent, et il la continue avec 
l'opiniàtreté indelèbile de sa race. 

Cet édifice historié d'une inscription hébraiqué 
était la synagogue. Nous y entràmes. Un assez bel 
escalier nous conduisit dans une grande sallc 
oblongue boisée de menuiseries bien travaillées, 
tapissée d'un splendide damas rouge des Indes. Le 
Thalmud , de mème que le Coran , défend à ses 
sectaires la reproduction de la figure humaine , et 



ITALIA. 389 

traite l'art de pratique idolatre. La synagogue est 
forcément nue comme une mosquée ou comme un 
tempie protestant , et ne peut atteindre aux magni- 
ficences des cathédrales catholiques, quelle que soit 
la richesse de ses fidèles. Ce culte , tout abstrait, est 
pauvre à l'oeil : une chaire pour le rabbin qui com- 
mente la Bible , une tribune pour les musiciens qui 
chantent les psaumes , un tabernacle où sont ren- 
fermées les tables de la loi , et c'est tout. 

Nous remarquàmes, dans cette synagogue, un 
grand nombre de lustres en cuivre jaune avec des 
boules et des bras tortillés d'un goùt hollandais , 
comme on en vott souvent dans les tableaux de 
Gérard-Dow ou de Mieris, notamment dans le ta- 
bleau de la Paralytique, que la gravure a rendu 
populaire. Ces lustres viennent probablement d'Am- 
sterdam, cette Venise septentrionale, qui renferme 
aussi beaucoup de juifs. Cette abondance de lumi- 
naires ne-doit pas surprendre ; car les chandeliers à 
sept branches, les lampes et les flambeaux revien- 
nent à tout propos dans la Bible. 

Le cimetière des juifs est au Lido ; le sable le 
recouvre, la végétation l'envabit, et les enfanis ne 
se font nul scrupule de piétiner et de danser sur 
les tombes renversées ou fendues. Quand on letir 
reproche leur irrévérence , ils Jtépoiident tout nal* 
vement : « Ce sont des juifs. » Un juif, un chien, 
c'est la méme chose à leurs yeux. Ces tombes, 



3*0 ITALIA. 

pour eux, recouvrent, non pas des cadavres, mais 
des charognes. Ce champ funebre n'est pas un ci- 
metière , c'est une voirie. En Espagne , à Puerto de 
Santa-Maria, nous entendimes un propos analo- 
gue; un negre, servant de place, venait (Tètre tue 
par un taureau dans une course ; on l'emportait et 
nous étions toul ému : « Calmez-vous , nous dit un 
voisin, ce n'est rien ; c'est un negre.» Juif ou negre, 
ce sont des hommes, pourtant! Combien de temps 
faudra-t-il encore pour l'apprendre aux enfants et 
aux barbares? 

Rien n'est plus triste, plus morne et plus navrant 
que ce terrain sablonneux tout bosselé de pierres 
tumulaires. Ces inscriptions à demi effacées, en 
caractères qu'on ne peut lire , ajoutcnt encore au 
mystère, à l'oubli, à l'abandon; on ne peut donner 
au mori couché là-dessous la satisfaction d'enten- 
dre épeler son nom et son épltaphe. Le cimetière 
nous a rappelé un cimetière arabe près d'Oran , sur 
une colline pulvérulente et pierreuse, d'une ari- 
dité effroyable, balayée du vent de mer, brùlée du 
soleil et à travers lequel on passait sans faire plus 
d'attenlion aux tombes effondrées qu'aux cailloux 
du chemin. Au moins les morts arabes ne sont-ils 
pas troublés par le bruit des chansons et des salta- 
relles ; car le Lido est à la fois guinguette et cime- 
tière : on y enterre et on y danse. 

Les chrétiens, eux, vont dormir plus en pah 



ITALIA. 391 

dans la petite ile de San-Michieje , sur le chemin 
de Murano; on les couche sous le sable amer qui 
doit ètre doux aux os d'un Vénitien , et les gon- 
dotes saluent leur croix en passant. 

Murano est bien déchu de son antique splendeur ; 
ee n'est plus , comme autrefois , la magicienne des 
fausses perles, des glaces et des verroteries. La 
chimie a éventé ses secrets ; elle n'a plus le privi- 
lége de ces beaux miroirs à biseaux , de ees grands 
verres au pied de filigrane, de ces buires ruban- 
nées de spirales laiteuses, de ces boules de cristal 
qui semblent une larme de la mer figée sur les 
délicates vegetati ons océaniques; de. ces rassades 
Uni bruissaient sur le pagne des noires Afrìcaines. 
La Bohème fait aussi beau, Choisy-le-Roi fait 
mieux. L'art, à Murano, est reste stationnaire dans 
le progrès universel. 

Nous visitàmes une de ses verreries, où l'on fa- 
briquait de petites perles de couleur. De longs fìis 
creux, de nuances différentes, les uns transpa- 
rents , les autres opaques , sont hachés par petits 
fragments, puis roulés dans des boltes, jusqu'à ce 
que le frottcment les ait arrondis; on les polit, puis 
on enfile ces perles avec du crin et on les réunit 
en écheveaux. 

On souffla pour nous une bouteille tramée d'un 
rubah de filigrane blanc et rose. Rien n'est plus 
simple et plus expéditif que le procède. L'ouvrier 



392 ITALIA. 

verrier était un grand et beau gargon , à cheveux 
noirs et frisés, dont la mine verraeille ne s'accor- 
dait guère avec les préjugés que Fon avait autre- 
fois sur cette profession réputée mortelle, et que les 
gentilshommes pauvres pouvaient à cause de cela 
exercer sans déroger. Il prit un peu de verre en 
fiiaion au bout de son tube , y amalgama le filet de 
couleur qu'il voulait tourner en mème temps, et 
d'une seule baleine souffla sa pièce, qui s'eaflait 
frèle et légère comme une bulle de savon. Il nous 
fit de méme un verre qu'il nous abandonna pour 
quelques zwantzigs. 

Murano renferme une autre curiosile qu'on nous 
fit voir avec un certain orgueil, un cheval, ani- 
mal plus chimérique à Venise que la licorne, le 
grìffon , les coquecigrues , les boucs volante et les 
cauchemars. Richard HI y crierait en vain : « Mon 
royaume pour un cheval. » Cela nous flt un cer- 
tain plaisir de voir cet honnète quadrupede, don) 
nous commencions à oublier l'existence. 

La rencoutre de ce cheval nous donna une es- 
pèce de nostalgie de terre ferme , et nous revinmes 
à Venise tout rèveur. Il nous sembla qu'il y avait 
bien longtemps déjà que nous n'avions vu de plai- 
nes, de montagnes, de champs cultivés, de roules 
bordées d'arbres, de rues sillonnées de voitures, 
et nous songeèmes que rien n'ótait plus agréable 
que le tapage de fouets et de grelots. d'une voiture 



ITALIA. 393 

de poste. Mais une visite cyclique au Muséè-Correr, 
où Fon garde , parmi cent autres raretés, la pian- 
elle du merveilleux pian de Venise grave sur bois 
par Albert Durer; au palais Manfrini , qui renferme 
ime riche collection de inattres vénitiens, et chez 
différents marchands de bric-à-brac , ossuaires où 
se sont déposées par couches les anciennes raagni- 
ficences de la république, eut bientòt chassé ces 
idées continentales et champètres. 

Un petit incident retarda encore de quelques 
jours ces velléités de départ. Un matin que nous 
marchandions, dans une boutique d'orfévre de la 
Frezzaria, une de ces petites chaines d'or flnes 
corame des cheveux, et que nous voulions rap- 
porter comme souvenir de voyage à Fune de nos 
amies parisiennes, nous vlmes entrer une belle 
Alle , négligemment drapée d'un grand chàle rayé 
de couleurs éclatantes , qui était , à vrai (\ive , la 
seule pièce de son vétement; car elle n'avjut des- 
sous que sa chemise et un jupon blanc, tenue 4jui, 
du reste , n'a rien d'exlraordinaire à Venise. Si sa 
toilette était succincte, ses beaux cheveux noirs 
lustrés , peignés avec soin , et dont les nattes opu- 
lentes se repliaient plusieurs fois sur sa nuque do- 
rée , lui faisaient une charmante coiffure de bai à 
laquelle ne manquait mème pas la fleur placée à 
propos sur le coin de l'oreille ; elle s'approcha de 
la montre et chofcit une bague d'argent qu'elle 



394 ITALIA. 

conyoitait sans doute depuis plusieurs jours. Le 
marchand lui en fìt un prix qui lui parut exorbi- 
tanfet l'était en eflfet, vu le peu de valeur du bi- 
jou , ce qui la fìt enirer dans la plus divertisene 
colere du monde. Toute rose de dépit, elle se nul 
à invectiver le marchand dans ce doux et zézayani 
patois vénitien que nous commencions à coni' 
prendre, et qui ne peut perdre sa gràce, mème 
dans les querelles. Elle appelait l'honnète orfévre 
juif, scélérat, faussaire et grand chien de la Ma- 
done , une grosse injure italienne. 

Le marchand riait et maintenait son prix, san* 
s'émouvoir de ce joli débordement d'in vectives quii 
provoquait pour nous amuser, et que nous arrttó- 
mes en faisant mettre la bague sur notre compie, 
àia condition que Vicenza, c'était le nom deb 
jeune fille , nous laisserait faire un dessin d'après 
elle. 

Les belles filles à Venise , quoique cela soit ki- 
zarre dans une ville si peuplée de peintres , con- 
sentent plutót à ètre votre maitresse que votre mo- 
dèle : elles comprennent mieux l'amour que l'art, 
et se croient assez jolies pour qu'on laisse tornar 
crayons et palettes en les regardant. Selon elles, 
les laides seules devraient poser. Singulière thóorie 
et qui s'expllque pourtant avec leurs imaginations 
naives et fougueuses. Elles ne supposent pas qu'un 
homme jeune puisse copier froidement leur beaulé, 



ITALIA. 395 

jeter sur elle ce regard analytique et scrutateur 
zi métamorphose en marbré la chair virante. 
ss idées donneraient peut-ètre la raison du type 
nique de femme employé par chaque maitre 
alien. 

La Vicenza , qui , en toute autre occurrence , se 
erait montrée , à coup sur , moins farouche , flt 
•eaucoup de difflcultés , et se decida enfin à venir 
>oser , accompagnée d'une de ses amies, ancienne 
igurante de danse à la Fenice. 

A vrai dire , elle croyait peu à notre dessin et se 
lattait d'un rendez-vous plus galant ; son incrédu- 
ité ne cessa que lorsqu'elle nous vit ouvrir notre 
botte à pastel , piacer notre papier et disposer nos 
crayons. 

Vicenza offrait une variété brune de la beauté 
vénitienne qu'on ne rencontre pas dans les ta- 
bleaux des anciens mattres , préoccupés outre ine- 
sure du type blond, le seul qu'ils aient représenlé. 
Elle avait une peau d'une finesse incroyable, 
d'une pàleur ambrée, les yeux noirs, nocturnes et 
veloutés, la lèvre rouge et vivace, quelque chose de 
donx et de sauvage à la fois. 

Tout en posant, elle mordait et màchait des roses 
qu'elle arrachait de son bouquet, ótait et remettait 
sa bague , faisait danser sa pantoufle au bout de 
son pied et se levait à chaque minute, pour venir 
regarder par-dessus notre épaule où en était l'ou- 



396 ITALIA. 

vrage. Nous avions beaucoup de peine à la faire < 
retourner à sa place et se remettre en pose. 

Enfili le portrait se termina tant bien que mal; 
elle en fut satisfaite et le prit pour le donner à son 
amoureux. Mais nous en avons gardé une copie 
qui sufflt à prouver, en dépit de Paul Veronése, de 
Giorgione, de Titien et de leurs femmes à cheveux 
d'or, qu'il y a au moins une beile brune à Venise. 

XXVL 

Détaìls de moeurs. 

La saisonr s'avangait. Notre séjour à Venise s'était 
prolongé au delà des limites que nous lui avions 
fixées dans le pian general de notre voyage. Nous 
retardions notre départ de semaine en semaine, de 
jour en jour , et nous trouvions toujours quelque 
bonne raison pour rester. En vain de légères 
brumes commengaient à voltiger le matin sur la 
lagune ; en vain une averse subite nous forfait à 
nous réfugier sous les arcades des Procuraties ou 
le porche d'une église ; en vain, lorsque nous noos 
promenions au clair de lune sur le grand canal, 
Fair frais de la nuit nous obligeait-il quelquefois 
à remonter la giace de la gondole et à rabattre le 
drap noir de la felce : nous faisions la sourde oreille 
*ux avertissemenls de l'automne. 



ITALIA. 397 

Nous nous souvenions toujours d'un palais, 
d'une église ou d'un tableau que nous n'avions pas 
vu. Il fallait, en effet, avant de quitter Venise, visi- 
ter cette bianche église de Santa-Maria-Formosa, 
illustrée par la fameuse sainte Barbe, si superbe- 
ment campée, si héroiquemenl belle, de Palme le 
Vieux ; ce palais de Bianca-Capello, auquel se rat- 
tachent les souvenirs d'une legende amoureuse 
toute vénitienne et pleine d'un charme romanesque 
qu'a peine à détruire l'enseigne d'une modiste 
franoaise , Mme Adele Torchère , qui vend des ca- 
potes et des bibis dans la chambre où rèvait , 
accoudée au balcon , la belle et nonchalante créa- 
ture ; et cette bizarre et superbe église de San-Zac- 
caria, où se trouvent un merveilleux tableau d'aiv- 
tei, tout reluisant d'or , d'Antoine Vivarini , donne 
par Hélène Foscari et Marina Donato, et le tom- 
beau de ce grand sculpteur Alexandre Vittoria, 

Qui vivens vìvos duxit de marmore vullus. 

Magniflque concetto d'épitaphe justifié, cette fois, 
par un peuple de statues. 

Tantót c'était autre chose, une Ile oubliée, Ma- 
zorbo ou Torcello, où il y a une curieuse basilique 
byzantine et des antiquités romaines; tantót une 
fagade pittoresque sur un canal peu frequente, dont 
il fallait prendre un croquis; mille motifs de ce 
genre, tous raisonnables, tous excellents, mais qui 



398 ITALIA. 

n'étaient point les véritables, quoique nous fìssions 
semblant de les croire vrais. Nous cédions, malgré 
nous, à cette mélancolie qui prend au coeur le 
voyageur le plus détenniné, au moment de s'éloi- 
gner, peut-ètre pour jamais, d'un pays longtemps 
désiré , d'un endroit où il a passe de beaux jours 
et de plus belles nuits. 

Il est certaines villes dont on se séparé commi 1 
d'une maitresse aimée , la poitrine gonflée et des 
larmes dans les yeux, espèces de patries électives 
où l'on est plus facilement heureux qu'aiUeurs, où 
Fon réve de retourner et d'aller mourir, et qui vous 
apparaissent au milieu des tristesses et des compli- 
cations de la vie comme une oasis, un Eldorado, 
une cité divine où les ennuis n'ont pas d'accès, el 
où reviennent les souvenirs d'une aile obstinée. 
Grenade a été pour nous Fune de ces Jérusaleras 
célestes qui brillent sous un soleil d'or dans les 
lointains azurés du mirage. Nous y pensions depuis 
notre enfance ; nous l'avons quiltée avec pleurs, el 
noiis la regrettons bien souvent. Venise sera pour 
nous une autre Grenade , plus regrettée peut-ètre. 

Vous est-il arrivé de n'avoir plus que quelques 
jours à rester avec un étre chéri ? On le regarde 
longtemps, fixement, douloureusement, pour bien 
se graver ses traits dans la mémoire; on se sature 
de ses aspects , on l'étudie sous tous ses jours, on 
remarque ses petits signes partkuliers, le grain de 



ITALIA. 399 

oieauté près de la bouche , la fossette de la joue òu 

ie la main ; on note les inflexions et les mélodies 

de sa voix , on tàche de garder le plus possible de 

cette image adorée que Fabsence va vous ravir, et 

que vous ne pourrez plus revoir que dans votre 

eoeur ; on ne se quitte pas, on veut profiter jusqu'au 

bout de la dentière minute; le sommeil mème 

vous parait un voi fait à ces héures précieuses , et 

les causeries interminables se prolongent la main 

dans la main , sans qu'on s'apergoive que les lam- 

pes pàlissent et que la lueur bleue du matin Altre 

à travers les rideaux. 

Nous éprouvions cette impression à Fendroit de 

Venise. A mesure que Finstant du départ s'appro- 

chait , elle nous devenait plus chère. Son prix se 

révélait au moment de la perdre. Nous nous re- 

prochions d'avoir mal profité de notre séjour, et 

nous regrettions amèrement quelques heures de 

paresse, quelques làches concessions aux éner- 

vantes influences du sirocco. Il nous semblait que 

nous aurions pu voir davantage , prendre plus de 

notes, faire plus de croquis, nous fier moins à 

notre mémoire : et cependant Dieu sait si nous 

avions fait en conscience notre métier de voyageur; 

on ne rencontrait que nous dans les églises , dans 

les galeries , à FÀcadémie des beaux-arts , sur la 

place Saint-Marc, au palais du doge, à la Bibliothè- 

que. Nos gondoliers éreintés demandaient gràce; à 



400 ITALIA. 

peine prenions-nous le teraps d'avaler une giace 
au café Florian, une soupe de poux de mer et un 
pasticcio de polenta au Gastoff San-Gallo ou à la 
taverne du Chapeau-Noir. En six seniaines , nous 
avions use trois lorgnons, abimé une jumellc, perdo 
une longue-vue. Jamais personne ne se livra à une 
pareille débauché d'oeil. Nous regardions quatorze 
heures par jour sans nous arrèter. Si nous avions 
osé , nous aurions continue iiotre inspection ara 
torches. 

Les derniers jours, cela devint une véritable fiè- 
vre. Nous flmes une tournée generale de récapitu- 
lation au pas de course , avec ce coup d'oeil net et 
prompt de l'homme qui connalt la chose qu'il re- 
garde et va droit aux objets qu'il recherche. Gomme 
ces peintres qui repassent à Tenere les dessins à la 
mine de plomb qu'ils craignent de voir s'effacer, 
nous assuràmes d'un trait plus appuyé les mille 
linéaments crayonnés dans notre mémoire. Nous 
revimes ce beau palais dtical fait exprès pour une 
décoration de drame ou d'opera, avec ses grandes 
murailles roses , ses dentelures blancbes, ses deux 
étages de colonnettes, ses trèfles arabes ; ce prodi- 
gieux Saint-Marc, Sainte-Sophie de l'Occident, co- 
lossal reliquaire des civilisations disparues, caverne 
d'or dìaprée de mosalque, immense entassement 
de jaspe, de porphyre, d'albàtre, de fragments an- 
tiques, cathédrale de pirates enrichie des dépouilles 



ITALIA. 401 

de Punivers ; ce Campanile qui porte si haut dans 
Tazur l'ange d'or protecleur de Venise et garde à 
ses pieds la logette de Sansovino , sculptée comme 
un joyau; cetle tour de l'Horloge, toute d'or et 
d'outremer, où, sur un large cadran, se promènent 
les heures noires et blanches ; cette Bibliothèque 
d'une élégance tout athénienne, couronnée de svel- 
tes slatues mythologiques , riant souvenir de la 
Grece voisine ; et ce grand canal bordé d'une dou- 
blé rangée de palais gothiques, moresques, Renais- 
sance, rococò, dont les fagades toutes diverses 
émerveillent par l'inépuisable fantaisie et la perpé- 
tuelle invention de leurs détails qu'une existence 
d'homme ne suffirait pas à étudier, splendide ga- 
lene où se déploie le genie de Sansovino, de 
Scamozzi, de Pierre Lombard, de Palladio, de 
Longhena, de Bergamasco, de Rossi, de Tremignan 
et d'autres architectes merveilleux, sans compter 
les inconnus, les humbles ouvriers du moyen àge, 
qui ne sont pas les moins admirables. 

Nous nous faisions promener en gondole , de la 
pointe de la Dogana à la pointe de Quinavalle, 
pour flxer à jamais dans nolre esprit ce spectacle 
féerique, que la peinture comme la parole est im- 
puissante à rendre, et nous dévorions, avec une 
attenlion désespérée , ce mirage de Fata-Morgana , 
près de s'évanouir à tout jamais pour nous. 
Maintenant, au moment de termi ner ces recits 

199 aa 



402 ITALIA. 

peut-ètre déjà trop longs, et dont le lecteur impa- 
rtente aura fait lourner rapidement les feuillets, il 
nous semble que nous n'avons rien dit, que nous 
avons bien faiblement exprimé nolre enthousiasme 
et mal copie nòs superbes modèles. Chaque monu- 
ment, chaque église, chaque galerie aurait de- 
mandò un volume, là où nous pouvions disposer à 
peine d'un chapitre, et pourtant nous n'avons parie 
que de ce qui est visible; nous nous sommes gardé 
de sccouer la poussière des vieilles chroniques, de 
raviver les souvenirs éteints, de repeupler de leurs 
anciens habitants les palais déserls : car c'était alors 
l'ouvrage de toute une vie , et il a fallu nous con- 
tenler de tirer sur notre papier de simples épreuves 
photographiques qui n'ont d'autre inerite que leur 
sincérité. 

Souvent cette tentalion nous a pris, de détacher 
de leurs toiles les patriciens et les magnifiques de 
Titien» de Bonifazzio, de Paris Bordone, et de faire 
descendre de leurs cadres sculptés les belle9 femmes 
de Ciorgione , de Paul Veronése , avec leurs robes 
de brocart , leurs cheveux d'or roussi , pour en 
animer celte décoration restée intacte et à laquelle 
il ne manque que les acleurs. Les noms magiquesde 
Dandolo, de Foscari, de Loredan, de Marino Faliero, 
de la reine Cornaro, ont plus d'une fois excité nolre 
imagination. Mais nous y avóns sagement resistè. 
A quoi bon refaire en prode d'admirables poémes? 



ITALIA. 403 

Notre tàche était plus humble. En lisant les récits 

des voyageurs, il nous est arrivé de'souhaiter des 

détails plus précis, plus familiers, plus tracés sur 

le vit , des remarques plus circonstanciées sur ces 

mille petites diffiérences qui avertissent qu'on a 

changé de pays. Des considera tions générales en 

style pompeux, des apergus historiques plus ou 

moins jusies nous apprennent ce que nous savons 

déjà et nous rcnseignent fort mal sur la forme des 

chapeaux, la coupé des robes, la qualité et le nom 

des mete dans telle ou telle ville. Nous ayons fait 

notre butin de tout cela, et décrit des maisons, 

des cabarels , des rues , des tragnets , des affiches 

de théàlre, des martonnettes , des ombres chi- 

noises, des cafés, des musiciens ambulante, des en- 

fants, des vieillards et des jeunes filles, tout ce que 

Fon dédaigne ordinairement. 

Cela n'est-il pas aussi intéressant, de savoir com- 
ment se coiffe une grisette vénitienne et quels 
plis fait son chàle sur les épaules, que d'entendre 
raconter pour la cenlième fois la décapilation du 
doge Marino Faliero sur Tescalier des Géants , qui 
ne fut bàti , par parenthèse , qu'un siècle ou deux 
après sa mort ? Croyez-vous donc qu'il soit indif- 
férent d*apprendre si le café se Altre ou se fait 
bouillir avec le mare , à la mode orientale , à Flo- 
rlan et à la Constanza ? Ce petit fait du café trouble 
à la turque ne dit-il pas tout le passe de Venise ? 



404 ITALIA. 

Et si nous vous rccopions ici tout stupidement une 
liste de noms recueillis sur les enseignes et sur tes 
raurailles, et dont la physionomie particulière an- 
nonce qu'on n'est ni à Paris ni à Londres, des 
noms tels qu'Ermagora , Zamora Fagozzo , Zano- 
bvio , Dario , Paternian , Farsetti , Erizzo , Mangile 
Valmarana, Zorzi, Condulmer, Valcamonica, Corner 
Zaguri , etc. , ne serez-vous pas amusé et réjoui 
de Teiiphonie et de la configuration de ces ap- 
pellations si locales , si romanesques , si fluides ei 
si douces à l'oreille ? Cette litanie ne vous appor- 
tera-t-elle pas un écho de l'harmonie vénitienne ? 

Nous sommes loin encore d'avoir rempli ce pro- 
gramme, quelque restreint qu'il soit L'architee- 
ture nous a souvent entralné , et nous avons sou- 
vent abusé , en dépii du précepte de Boileau , du 
feslon et de l'astrag&le. La rue et son spectacle tou- 
jours renouvelé nous a bien des Ibis empéché 
d'entrer dans les maisons , ce qui n'est pas toujours 
facile au voyageur , cette hirondelle légère qui ar- 
rive avec la belle saison et s'envole avec elle. Les 
moeurs de la société vénitienue ne tiennent peut- 
ètre pas assez de place dans ces esquisses , et le 
tableau y a souvent le pas sur l'homoie. Mais, en 
ce siècle d'hypocrisie et de cani, on n'a pas la 
joyeuse et male liberté du président des Brosses, 
et il est difficile de parler des moeurs sans étre 
immoral. 



ITALIA. 405 

Raconter ses aventures , c'est de la fatuità ; ra- 

sonter celles des autres, c'est de l'indiscrétion. 

Peut-on , d'ailleurs , trahir le secret des intimités 

où Von vous a cordialement,admis, et répéter dans 

un livre ce qu'on vous dit à l'oreille ! Les formes 

extérieures de la vie sont aujourd'hui presque par- 

tout les mèmes , surtout dans la bornie soeiété. 

Est -il bien nécessaire de dire que les sigisbés 

n'existent plus , et que les Vénitiennes ont des 

amante comme les femmes de Paris , de Londres 

ou de tout autre endroil? Si l'on veut une ofiserva- 

lion plus locale, ajoutons qu'elles en ont squvent 

\m, mais rarement deux, trait de moeurs qui peut 

s'étendre à toute l'Italie ; en outre , il n'est pas 

de bon goùt que cet amant soit Autrichien : c'est 

une manière de resister à l'oppression et d'isoler 

l'ennemi. 

Les anciennes familles ruinées vivent dans la re- 
traite et pauvrement , et le propriétaire d'un palais 
dine, dans une salle à manger tapissée de tableaux 
de grands maltres, d'un plat de polente, de friture, 
ou de coquillages qu'un valet unique est alle cher- 
cher à la taverne. 

L'été, on va passer la villégiature dans des mai- 
sons de campagne festonnées de vignes , au bord 
de la Brenta , ou dans de petites fermes agrestes 
du Frioul. On ne revient à Venise que l'biver* C'est 
une élégance qu'on pratique également à Paris. Les 



406 ITALIA. 

patriciens qui n'ont plus de maisons 4e campagne 
et ne peuvent i faute de ressources , voy ager en 
terre ferme , se cloitrent pendant toute la saison et 
ne reparaissent qu'à l'epoque où il est permis de 
fréquenter la place Saint-Marc. Tout ceti , natu- 
rellement, souffre des exceptions : il y a des Vé- 
nitiennes sans amant et des Yénitiens rkfa.es. Le 
contraire de ce que nous avons dit est tout aussi 
vrai. Les fètes , les bals , les diners sont rares. La 
crainte des espions et des délateurs rend toute cette 
société fort réservée. On ne s'amuse qu'à huis dos 
et entre gens sùrs. Le luxe se cache et la gaieté met 
des sourdines : cela rend diffidles les observations 
de moeurs à voi d'oiseau. 

Peut-étre ceux qui ont eu la bonté de nous lire 
nous auront-iis reproché des myriades de noms 
d'artistes entassés comme à plaisir. Certes , ee 
n'était point pour faire parade d'une vaine éradi- 
tion ; l'école vénitienne est d'une richesse si fabu- 
leuse , que notre prolixité nous semble encore du 
laconisme et de Tingratitude. L'arbre généalogique 
de l'art a des rameaux si toufTus, si luxuriants, si 
chargés de fruits dans cette ville feconde, qu'on a 
autant de peine à en suivre les ramiiications que 
celles de l'arbre généalogique de la Vierge à la ca- 
thédrale de Saint-Marc : ce ne sont que rois, saints, 
patriarches et prophètes. 

Au de$à et au delà des quatre grands noms qui 



ITALIA. 407 

personniiient l'art vénitien, Giorgione, Titien, Paul 
Veronése, Tintoret, il y a des familles entières de 
peinires admirables. Depuis Antoine de Murano 
jusqu'à Tiepolo , en qui s'éteignit la race , il fau- 
drait un livre d'or à mille feuillets pour écrire ces 
noras inconnus qui mériteraient d'ètre glorieux. Le 
moindre de ces artistes serait réputé aujourd'hui un 
grand genie, et tei qui s'en targue ferait fort piètre 
figure parmi cette populace de talents. 

En rendant compte de l'Académie des beaux- 
arts , nous avons exprimé toute notre admiralion 
pour cette merveilleuse école gothique des Vivarini, 
desBasaiti, des Carpaccio, des Jean et Gentil Beilin, 
qui, à tout le sentiment d'André Mantegna, de 
Perugin et d'Albert Durer> joint un coloris où déjà 
se pressent Giorgione. Mais parmi les peintres de 
la décadence, qui se déclare dès la mort du Titien, 
quelle fecondile, quelle facilitò, quelle dépense 
d'invention , d'esprit et de couleur ! 

Écrire leurs noms ici ne réveillerait aucune idée ; 
il faudrait y joindre l'analyse de leur oeuvre im- 
mense , innombrable , caractériser leurs manières 
diverses, reconstruire leur biographie , les recom- 
poser de toutes pièces. C'est un travail que nous 
ferons peut-ètre et qui nous a souvent tenté ; mais 
pour cela il faudrait dix ans de séjour à Venise : 
c'est ce qui nous determinerai à l'entreprendre. 
Églises , palais , ils ont tout couvert de fresques et 



408 ITALIA. 

de peintures ; ils ont profité de la moindre place 
laissée vide par Tintoret. 

Ce qu'on ne sait pas assez , c'est que Venise re- 
gorge de sculptures , de bas-reliefs , de flgures de 
marbré et de broiize du plus rare inerite , oeuvres 
de statuaires égaux à ses peintres , et dont on ne 
parie jamais, nous ignorons pourquoi. Nous avons 
nommé quclques-uns de ces artistes; mais qui vou- 
drait la liste complète aurait à lire une litanie fu- 
rieusement longue. Que la gioire humaine est ca- 
pricieuse ! 

Qui parie maintenant de Vittoria, d'Aspetti, de Leo- 
pardo, de Sansovino et de tant d'autres sculpteurs ? 

A présent , quoique cela nous coùte , il feut 
partir. Padoue, la ville d'Ezzelin et d'Angelo, nous 
appelle. Adieu, cher campo San-Mosè, où nous 
avons passe de si douces heures ; adieu les cou- 
chers du soleil derrière la Salute , les effets de 
lune sur le grand canal , les belles filles blondes 
des jardins publics, les gais dlners sous les pam- 
pres de Quintavalle; adieu le bel art et la splendide 
peinture , les palais romantiques du moyen àge et 
les fagades grecques de Palladio ; adieu les tourte- 
relles de Saint-Marc ; adieu les goélands de la la- 
gune , les bains de mer sur la plage du Lido , les 
promenades à deux dans les gondoles; adieu Venise, 
et si c'est pour'toujours, adieu ! comme disait lord 
Byron du haut de sa lèvre dédaigneuse. 



ITALIA. 409 

Le chemin de fer nous èmporte, et déjà la Vénus 
de TAdriatique a replongé son corps rose et blanc 
sous Tazur de la mer. 

XXVIL 

Padoue. 

Sortir de gondole pour monter en chemin de 

fer est une action discordante. Ces deux mots ne 

semblent pas faits pour se trouver ensemble. L'un 

exprime le romantisme des souvenirs , Fautre le 

prosaisme de la réalité. Zorzi de Cataro vous livre 

brusquement à Stephenson. Vous étiez à Venise et 

vous voilà en Angleterre ou en Amérique. Ti- 

tien ! 6 Paul Veronése ! qui vous eùt dit que votré 

ciel de turquoise serait un jour souillé par la fumèa 

de la houille britannique , et que Tazur de vos la- 

gunes refléterait les arcades d'un viaduc ? AiusJ 

va le monde ; mais ici le contraste est plus sensi-» 

ble, car les formes des àges disparus sont res- 

tées intactes , et le présent vit dans la peau du 

passe. 

Nous avions déjà parcouru cette route , mais en 
sens inverse , en venant de Verone à Veuise. Un 
orage , éclatant sur nous avec éclairs , tonnerre et 
pluie, nous montra sous un caractère particulière- 

ment farouche et fantastique ce pays qui, vu par 



410 ITALIA* 

un temps ordinalre, offre une suite de campagues 
bien culti vées, coupées de canaux, guirlandées de 
pampres courant joyeusement d'un arbre à l'autre, 
de jolis loinlains dentelés de collines bleues , par- 
semés de villas dont la blancheur se détache sur 
le vert des jardins ; un aspect gras , plantureux el 
fertile. 

Nous avions avec nous dans le wagon deux ou 
trois moines d'une assez bonne touche, et quelques 
jeunes abbés longs , minces ,j d'une gracilité toute 
juvénile, avec des tètes ovales et béales, de cetle 
pèleur unie , de ce ton mort chéri des mailres ita- 
liens , et qui ressemblaient à des anges gothiques 
du Fiesole, plumés et ayant remplacé leur nimbe 
d'or par un tricorne ou un chapeau de Basile. 

L'un d'eux rappelait exactement le portrait de 
Raphael; mais lceil hébélé n'avait pas l'étincelle, 
et la bouche s'ouvrait vaguement en un sourire 
niais ; sans cela , il eùt été d'une beauté parfaitc. 
La Yue de ces séminarìstes nous fit penser qu'en 
France l'adolescent n'existait pas. Cette transilion 
cbaruiante de l'enfance à la jeunesse manque to- 
talement chez nous. Entre le hideux gamin de col- 
lège à grosses mains rouges, à lournure dégin- 
gandée , et le gaillard qui se rase ou porte une 
barbe , il n'y a rien. L'éphèbe grec, le yaloulcd 
algérien, le ragazzo italien, le mucbacho espagnol, 
comblent de leur gràce jeune et de leur beauté 



ITMJÀ. 441 

encore indecise entre les deux sexes la lacune qui 
séparé l'enfant de Thomme. Il serait curieux de 
rechercher pourquoi nous somuies privés de cette 
nuance : car il y a quelques beaux adolescente an- 
glais, un peu dadais peut-ètre, à cause de la veste 
et du pantalon à la matelote qu'on les condainne 
à porter. 

Tout en révant à ce problème de physiologie , 
nous arrivàmes au débarcadère : dix lieues sont 
bientót dévorées , méme sur un railway italien. Là 
une foule de faquins et de cochers nous attendaient 
à la descente avec des cris et des gesticulations 
féroces ; Us se disputaient les voyageurs et les ba- 
gages , comme jadìs les cochers de coucou sur la 
place de ia Concorde , ou les robelroou d'Avignon 
sur le quai du Rhóne. L'un vous prend un bras , 
l'autre une jambe ; on vous soulève de terre, et, si 
vous n'ètes pas assez robuste pour calmer cette ar- 
deur par quelques bonnes gourmades, vous courez 
risque d'ètre écartelé comme un regicide et tire à 
quatre portefaix. 

Une vingtaine de calèches, cabriolets, berlingots 
et autres véhicules, stationnaient à la porte du débar- 
cadère. Cela nous surprit et nous réjouit de voir des 
chevaux et des voitures. Il y avait près de deux 
mois, si Fon excepte le chevai de Murano, que cela 
ne nous était arrivé. 

Nous louàmes une calèche pour nous porter, 



412 ITALIA. 

nous et notre malie , jusqu'à Padoue, qui est à une 
petite distance du chemin de fer. Déshabitué que 
nous étions de tout vacarme de ce genre par la lo- 
comotion silencieuse de Venise , le fracas des roues 
et le piétinement des chevaux nous assourdissaient 
et nous étaient insupportables ; il nous fallut più- 
sieurs jours pour nous y refaire. 

Padoue est une ville anòienne et qui fait assez 
fière mine à Thorizon avec ses clochers, ses ddmes 
et ses vieilles murailles sur lesquelles courent et 
frétillent au soleil des myriades de lézards. Place 
trop près d'un centre qui tire la vie à soi , Padoue 
est une ville morte et qui a Fair presque désert. 
Ses rues , bordées de deux rangées d'arcades basses, 
sont tristes , et rien n'y rappelle l'architecture 
elegante et gracieuse de Venise. Les constructions 
lourdes , massives , ont un sérieux un peu rechi- 
gné , et ces porches sombres au bas des maisons 
ressemblent à des bouches noires qui bàillent 
d'ennui. 

On nous conduisit à une vaste auberge, établie 
probablement dans quelque ancien palais, et doni 
les grandes salles, déshonorées par de vulgaires 
usages, avaient dù voir jadis meilleure compagnie. 
C'était un vrai voyage que d'aller du veslibule à 
notre chambre par une foule d'escaliers et de cor- 
ridore ; il aurait fallu une carte ou un fil d'Ariane 
pour s'y retrouver. 



ITALIA. 443 

Nos fenètres s'ouvraient sur une vue assez agréa- 
"tole : une rivière coulait au pied de la muraille, la 
Brenta ou le Bacchiglione, nous ne savons lequel, 
car tous les deux arrosent Padoue. Les bords de 
ce cours d'eau étaient garnis de vieilles maisons et 
de longs murs par-dessus lesquels se projetaient 
des arbres ; des estacades assez pittoresques , d'où 
des pécheurs jetaient la ligne avec cette'patience 
qui les caractérise en tous pays, des baraques avec 
des filets et des linges pendii s aux fenètres pour 
sécher, formaient, sous un rayon de lumière égra- 
tignée, un joli motif d'aquarelle. 

Après le dìner, nous allàmes au café Pedrocchi, 
célèbre dans toute l'Italie par sa magnificence. 
Rien n'est plus monumentaleraent classique. Ce ne 
sont que piliers, que colonnes, qu'oves et que pal- 
raettes, dans le genre Percier et Fontaine, le tout 
très-grand et très en marbré. Ce qu'il y a de plus 
curieux, ce sont d'immenses cartes géographiques 
formant tapisserie, et représentant les diverses par- 
ties du monde sur une enorme échelle. Cette déco- 
ration un peu pédantesque donne à la salle un air 
académique, et Fon s'étonne de ne pas voir une 
chaire à la place du comploir, avec un professeur 
en robe au lieu d'un maitre limonadier. Après 
cela, comme Padoue est une ville universitaire, il 
n'est pa3 mauvais que les- étudiants puissent conti- 
nuer leurs cours en prenant leur café ou leur giace. 



414 IT ALT A. 

L'Université de Padoue a été célèbre autrefois. 
Àu xiu € siede , dix-huit mille jeunes gens , tout 
un peuple d'écoliers , suivaient les lecons de ses 
savants professeurs, au nombre desquels figura 
plus tard Galilée, dont on y conserve une vertebre 
comme une relique, relique d'un marlyr qui a 
souffert pour la vérité. La facade de l'Université est 
fort belle; qualre colonnes doriques lui donnent 
l'air sevère et monumentai; mais la solitude s'est 
fatte dans les classes, où l'on compte aujourd'hui 
mille étudiants à peìne. 

L'afflche du théàtre annoncjait le Barbier de Se- 
ville, de Rossini, et un ballet du cru : Pemploi de 
notre soirée était trouvé. La salle était fort simple ; 
les décorations semblaient peintes par un vitrier en 
goguette, et rappelaient ces comédies de carton 
dont s'amusent les enfants. Mais les acteurs avaient 
des voix fralches et ce goùt naturel qui caractérise 
les moindres chanteurs ilaliens. La Rosine était 
jeune et charmante , et le Basile rappelait Tambu- 
rini par la profondeur de sa basse-taille. 

L'air de la calomnie fut aussi bien chanté qu'il 
etìt pu Tètre sur un théàtre de premier ordre. 

Mais ce qui était vraiment étrange, c'était le bal- 
let, compose dans un genre fossile et antédiluvien 
le" plus diverlissant du monde ; nous nous vimes 
reporté, comme par magie, aux beaux temps du 
mélodrame classique, à la pure école de Guilbert 



ITALIA. 415 

de Pixérécourt et de Caigniez; le scenario rappelait 

Itz&Aqueducs de Cosenza, Roberti, chef de brigands, 

le Pont du Torrent, et autres chefè-d'oeuvre oubliés ' 

de la generation actuelle. C'était une histoire de 

voyageur égaré dans les bois, d'auberge # coupe- 

gorge, de jeune fille sensible et de bandits habillés 

en cosaques , avec d'immense» pantalons rouges , 

des barbes formidables, et un arsenal de coutelas et 

de pistolets dans la ceinture, le tout entremélé de 

danses et de combats réglés, au briquet et à la 

liache , comme aux temps les plus glorieux des 

Funambules , avant que Champfleury eùt importé 

la littérature sur ce tréteau naif. 

Un bel officier traversait ces aventures terribles 
avec l'hérolsme obligé de tout jeune premier, suivi 
du Jocrisse sacramentel. Mais, singulière imagina- 
tion, ce Jocrisse était un soldat de la vieille garde, 
revétu d'un uniforme en haillons, grimé comme un 
macaque , orné d'un nez rouge sortant d'une 
broussaille de moustaches et de favoris gris, et 
percé d'un oeil enfoui dans une patte d'oie de rides 
tracées au charbon. Le comique de la chose portai t 
sur les transes perpétuelles au moindre brait de 
feuilles, les coliques et les claquements de dents du 
soldat de la vieille garde , fou de terreur et de la- 
chete. Fairé de ce type de bravoure un idéal de 
poltronnerie, représenter un grognard de la grande 
armée avec les anxietés du Pierrot des pantomimes, 



H6 ITALIA. 

nous parut une fantaisie hasardée et d'un goùt.dé- 
testahle. Notre chauvinisme en fut exaspéré, et il 
nous fallut penser au róle que le cirque Olympique 
fait jouer aux Prussiens pour nous calmer. 

Le lendemain nous allàmes visiter la cathédrale 
dédiée à saint Antoine , qui jouit à Padoue chi 
raème crédit que saint Janvier à Naples. C'est le 
Genius loci, le saint vènere par-dessus tous. Il ne 
faisait pas moins de trente miracles par jour, s'ii 
fout en croire Casanova. C'était bien mériter son 
surnom de thaumaturge; mais ce zèle prodigieux 
s'est beaucoup ralenti. Pourtant le crédit du saint 
n'en est pas diminué, et Fon commande tant de 
messes à son autel, que les prètres de la cathédrale 
et les joars de l'année n'y peuvent sufflre. Poùr 1F- 
quider les comptes , le pape a permis , au bout de 
l'an, de dire des messes dont chacune en vaut 
mille; de cette facon, saint Antoine ne fait pas ban- 
queroute à ses fidèles. 

Sur la place qui avoisine la cathédrale, s'elevo 
une belle statue equestre de Donatello, en bronze, 
la première qu'on ait fondue depuis l'antiquité et 
qui représente un chef de condottieri, Gattamelata, 
un brigand qui à coup sòr ne méritait pas cet 
honneur. Mais l'artiste lui a donne une superbe 
prestance et une fière tournure avec son bàlon 
d'empereur romain, et cela sufflt pleinement. 

L'église de Saint-Antoine se compose d'une agre- 



ITALIA. 417 

^ation de coupoles et de clochetons et d'une 
grande fagade en briques, à fronton triangulaire, 
aix-dessous duquel règne une galerie à ogives et à 
coloimes ; trois petites portes, percées dans de hau- 
tes arcades, répondent aux trois nefs. L'intérieur 
est excessivement riche, encombré de chapelles et 
de tombeaux de différents styles. On y voit des 
échantillons de l'art de toutes les époques, depuis 
l'art naif, religieux et délicat du moyen àge, jus- 
qu'aux fantaisies les plus chiffonnées de l'art ro- 
cocò. Nous avons remarqué une chapelle pompa- 
dour des plus galantes ; des anges en perruque y 
jouent de la pochette comme des maitres à danser, 
et font un avant-deux sur des nuages. Il ne leur 
manque que du rouge et des mouches. Ce qu'il y 
a de plus curieux , c'est un tombeau en marbré 
noir et blanc, dans le méme goùt évaporé et fo- 
làtre. La Mort y fait la coquette , et , de ses dents 
déchaussées , sourit comme la Guimard après _ 
une pirouette. Elle se démanche amoureusement et 
avance avec gràce ses tibias décharnés. Nous 
n'aurions jamais imaginé qu'un squelette fùt si 
badia. 

Heureusement, la genealogie -de Jésus-Christ de 
Giotto, et la Madone du mèuie peintre , donnée par 
Pétrarque, corrigent un peu cette gaielé intempes- 
tive, et le sérieux catholique reprend ses droits 
dans des tombes du xiv et du xv e siècle, sur 

199 1>& 



418 ITALIA. 

lesquelles s'allongent gravement de roides statues 
aux raains jointes. 

Le cloìtre qui altient à l'église est pavé de daltes 
funèbres, et ses murs disparaissent sous les monu- 
ments sépulcraux dont ils sont plaqués ; nous 
lùmes un certairi nombre de ces épitaphes, qui 
étaient fort belles. Les Italiens ont gardé , de leurs 
ancètres, le secret du latin lapidaire. 

Sainte-Justine est une enorme église avec une 
facade nue et une architecture intérieure d'une 
sobriété ennuyeuse et pauvre. Il faut du bon goùt, 
mais pas trop, et nous préférons encore à ce néant 
rexubérance folle et les contournements excessifs 
du rococò. Un beau tableau d'autel, de Paul Vero- 
nése, relève cette misere. 

Si l'église est piate et sans caractère , on n'en 
peut dire autant des deux monstres gigantesques 
qui la gardent, couchés sur son escalier comme 
des dogues fidèles. Jamais Chimère japonaise n'eut 
un aspect plus effrayant et plus terrible que ces 
animaux fantastiques, espèces de griffons bideux, 
à la croupe de liori, aux ailes d'aigle, à la tète stu- 
pide et feroce , terminée par un bec mousse percé 
d'obliques narines comme celili de la tortue. Ces 
bètes monstrueuses tiennent serre contre leur poi- 
trine, entre leurs pattes griffues, un guerrier à 
che vai, caparagonné d'une ararare du moyen àge, 
qu'elies écrasent avec une pression lente, tout en 



ITALIA. 419 

regardant vaguement quelque part , comme la 
vache dont parie Victor Hugo, et sans s'inquiéter 
autrement des efforts convulsifs du myrmidon ainsi a 
broyé. 

Que signifie ce chevalier pris avec sa monture 
dans les serres inéluctables de ces monstres accrou- 
pis? Quel mythe est cache sous cette sombre fan- 
taisie sculpturale? Ces groupes illustrent-ils quel- 
que legende ou sont-ils tout simplement de 
sinistres hiéroglyphes de la fatali té? C'est ce que 
nous n'avons pas pu deviner, et c'est ce que per- 
somie n'a su ou n'a voulu nous dire. L'autre jour, 
«n feuilletant l'album que le prince Soltykoff a 
rapporté de l'Inde, nous avons trouvé dans les 
propylées d'une pagode hindoue des monstre» 
identiques, étouflant aussi un homnie arme contre 
ieur poitrail. 

Quel que soit le sens de ces groupes effrayants, 
on y devine confusément de vagues souvenirs d'au- 
tagonismes cosmogoniques et de luttes entre les 
deux principes du bien et du mal : c'est Arimane 
vainqueur d'Oromaze, ou Shiva terrassant Wish- 
nou. Plus tard, sous le porche de la cathédrale de 
Ferrare, nous avons vu deux de ces Chimères, qui 
cette fois écrasaienf des lions. 

Une chose qu'il ne faut pas negliger quand on 
passe à Padoue, c'est d'aller visiter l'ancienne 
église de l'Arena, située au fond d'un jardin d'une 



4S0 ITALIA. 

vègeta tion touffue et luxurianie, où cerles on ne 

la devinerait pas si Fon n'était averti. 

Cette église est enlièrement peinte à l'intérieur 
par Giotto. Aucune colonne, aucune nervure, au- 
cune division architecturale n'interrompt cette 
vaste tapisserie de fresques : l'aspect general est 
doux, azuré, étoilé cornine un beau ciel calme; 
l'outremer domine et fait le ton locai ; trente com- 
partiments de grande dimension, indiqués par de 
simples traits, contiennent la vie de la Vierge et 
celle de son divin fìls dans tous leurs détails : on 
dirait les illustrations en miniature d'un missel gi- 
gantesque. Les personnages, par de na*fs anacbro- 
nismes bien précieux pour l'histoire , sont habiUés 
à la mode du temps où peignait Giotto. 

Au-dessous de ces compositions d'une suavité 
charmante et du sentiment religieux le plus pur, 
une plinthe peinte montre les sept péchés capitaux 
symbolisés d'une manière ingénieuse, et d'autres 
figures allégoriques d'un fort bon style ; un paradis 
et un enfer, sujets qui préoccupaient beaucoup les 
artistes de cette epoque, complètent cet ensemble 
merveilleux. Il y a dans ces peintures des détails 
bizarres et touchants : des enfants sortent de leurs 
petits cercueils pour monter àu paradis avec un 
empressement joyeux, et s'élancent pour aller jouer 
sur les gazons fleuris du jardin celeste; d'autres 
tendent les mains à leurs mères à demi ressus- 



ITALIA. Ili 

cilées. On peut faire aussi la remarque que tous 
les diables et les vices sont obèses , tandis que les 
anges et les vertus sont fluets, élancés. Le peintre 
marque ainsi la prépondérance de la matière chez 
les uns et de l'esprit chez les autres. 

Nous devons consigner ici une remarque pitto- 
resque él physiologique. Le type des Padouanes 
diffère beaucoup de celui des Vénitiennes , malgré 
le voisinage des deux villes ; leur beauté est plus 
sevère et plus classique : d'épais cheveux bruns , 
des sourcils marqués, un regard sérieux et noir, 
un teìnt d'une pàleur olivàtre, un ovale un peu 
empàté rappellent les grands traits de la race lom- 
barde ; la baute noire dont ces belles fllles s'enca- 
drent le visage, leur donne, lorsqu'elles filent en si- 
lence le long des arcades déserles, un air superbe 
et farouche qui contraste avec le vague sourire et 
la facile gràce vénitienne. 

Voyez encore sur la piazza Salone le Palais de 

Justice, vaste édifice dans un style moresque, avec 

des galeries, des colonnettes, des créneàux denti- 

culés, qui contient la plus grande salle qui soit 

^peut-ètre au monde, et rappelle l'architecture du 

palais ducal de Venise; et à la Scuola del Santo, de 

glorieuses fresques de Titien , les seules que Fon 

connaisse de ce grand peintre, et vous n'aurez pas 

grand regret de quitter Padoue. 

On y montre encore les instruments de torture, 



422 ITALIA. 

ehevalets, estrapades, pinces, tenailles, brodequins T 
roues dentelées, scies, couperets, dont faisait usage 
sur ses victimes Ezzelin , le plus fameux tyran qui 
ait existé, et auprès de qui Angelo n'est qu'un ange 
de douceur. Nous avions une lettre pour l'amateur 
qui conserve cette bizarre collection, faite pour un 
musée de bourreau. Nous ne le trouvàmes pas, à 
notre grand regret, et nous partimes le mème soir 
pour Rovigo, nous arrachant avec peine à ce doux 
royaume Lombardo- Vénitien, à qui rien ne man- 
que, hélas! sinon la liberto.... 

xxvin. 

Ferrare. 

Un omnibus conduit en quelques heures de Pa- 
doue à Rovigo , où Fon arrive le soir. En alten- 
dant notre souper, nous erràmes à travers les rues 
de la ville, éclairées par un clair de lune argenté 
qui permettait de discerner la silhouette des monu- 
ments ; des arcades basses comme celles de Fan- 
cienne place Royale à Paris règnent le long des 
rues, et avec leurs alternatives de clair et d'ombre 
fonnent de longs cloìtres qui rappelaient ce soir-là 
l'effet de la décoration de l'acte des nonnes de 
Robert le Diable. De rares passants filaient silen* 
cieux comme des ombres ; quelques chiens plain- 



ITALIA. 423 

tifs aboyaient à la lune, et la ville paraissait déjà 

endormie : toutes les fenètres étaient éteintes, à 

l'exception de quelques cafés éclairés, où des habi- 

tués, l'air ennuyé etsomnolent, consommalent une 

giace, une demi-tasse ou un verre d'eau à petites 

cuillerées, à lentes gorgées, sagement, méthodi- 

quement, se reprenant souvent pour lire un insi- 

gnifiant article de diario censure, comme des gens 

qui ont beaucoup d'heures à dépenser et tàchent 

cTatteindre l'instant d'aller se coucher. 

Le matin on nous fit grimper dès l'aurore dans 

une espèce de guimbarde qui tient le milieu entre 

la patache frangaise et la tartane valencienne. Des 

voyageurs délicats placeraient ici une elegie pathé- 

tique sur l'inconfortabilité de ces sortes de véhicu- 

les; mais la galère espagnole et la poste eourue en 

charrette par les plus abominables chemins du 

monde nous ont rendu très-philosophe à Fendroit 

da ces petits inconvénienls. D'ailleurs, ceuxqui veu- 

leni avoir toutes leurs aises n'ont qu'à rester chez 

eux. Un coupé d'Erler roulant sur le macadam des 

Champs-Élysées est infìniment plus moelleux , et il 

est incontestable qu'on dine mieux chez les frères 

Provengaux que dans les hótelleries de grande route. 

Le trajet de Rovigo à Ferrare n'a rien de bien 

pittoresque : des terres plates, des champs cultivés, 

des arbres du Nord ; on pourrait se croire dans un 

département de France. 



424 ITALIA. 

L'on traverse le Pò, qui roule des eaux jaunàtres 
et dont les rives basses et dépouillées rappellent 
vaguement celles du Guadalquivir au-dessous de 
Sévifle. Le fougueux Éridan, prive du tribut des 
fontes de neige, avait l'air assez calme et débon- 
naire pour ìe moment. 

Le Pò séparé la Romagne des États lombardo- 
vénitiens, et la douane vous attend à la sortie du 
bac. 

On se plaint en general beaucoup des douanes 
italiennes et de leurs interminables vexations. Nous 
avouerons qu'elles ont toujours feuilleté notre 
mince bagage avec moins de méticulosité, certes, 
que ne l'eussent fait des douanes frangaises en pa- 
reille occasion; il est vrai que nous avons toujours 
livré nos clefs d'un air insouciamment gracieux et 
déployé notre passe-port, toutes les fois que nous en 
avons été requis, avec la célérlté et la polilesse du 
singe Pacolet. 

La douane romagnole, après avoir négligemment 
tracassé nos chemises et nos chaussettes, voyant 
que nous ne transportions pas d'autre littérature 
qu'un guide-Richard, livre superlativement benin 
et peu subversif, referma notre malie avec magna- 
nimité et nous permit de la facon la plus clemente 
de continuer notre voyage. 

Nous avions dans la voiture deux prètres assez 
àgés, gros, gras, courts, avec des teints huileux et 



ITALIA. 425 

jstiznes, des barbes rasées dont les tons bleuàtres 
montaient jusqu'aux pommettes, et qui portaient 
saris le savoir le costume du Basile de Beaumar- 
chais, aussi exagéré que les grimes croient le cari- 
caturer sur le théàtre. Chez nous, le costume ecclé- 
siaslique a presque disparu. Les prètres en France 
se sécularisent tant qu'ilspeuvent; bien peu, depuig 
la revolution de juillet et de février, portent fran- 
chement la soutane dans la rue. Un chapeau à lar- 
ges bords, deshabits noirs de coupé antique, des 
redingotes longues, un manteau de couleur som- 
bre, leur composent un costume mixte entre la re- 
ligion et le siede, qui ressemble assez à celui d'un 
quaker ou d'un homme sérieux revenu des élégan- 
ces de la toilette. Ils ne sont prètres que furti- 
vement , et ce n'est qu'à l'église qu'ils revétent les 
insignes sacerdotaux. En Italie, au contraire, ils se 
carrent et se prélassent dans leur caractère, pren- 
nent le haut du pavé, sont partout comme chez 
eux, développent leurs mouchoirs avec ampleur, se 
mouchent et toussent bruyamment, en personnes à 
qui tous égards sont dus et qui ne se doivent point 
gèner. 

Ceux-ci avaient pris les meilleures places de la 
voiture, que nous leur eussions cédées avec la dé- 
férence que méritaient leur Age et leur état, et ils 
s'y étalaient largement, bien qu'ils les eussent usur- 
pées sans le moindre mot d'excuse et le plus léger 



426 ITALIA. 

souci de nos aises et de notre confort. Il est vra 
que nous étions sur les États du pape, où le prétre 
règue en maitre absolu, ayant à la ibis le ciel et la 
terre, les clefs de l'autre monde et de celui-ci, pou- 
vant vous damner et vous faire pendre, tuer votre 
àme et votre corps. La conscience de-cet enorme 
pouvoir, le plus grand qui fut jamais, donne aux 
prétres de ce pays . une sécurité, un aplomb, une 
aisance magistrale et souveraine dont on n'a au- 
cune idée dans les pays du Nord. 

Nos deux curés, car tei était probablement leur 
grade dans la hiérarchie ecclésiastique , échan- 
geaient entre eux de rares et mystérieuses paroles 
avec cette réserve et cette prudence qui n'aban- 
donnent jamais leprètre devantles laiques, oubien 
ils dormaient ou marmottaient le latin de leur bré- 
viaire dans des volumes à couvertures brunes, à 
tranches rouges divisées par des signets ; nous ne 
croyons pas que dans toute la route il leur soit ar- 
riva de regarder une fois le paysage parla portière; 
était- ce qu ils le connaissaient ou craignaient les 
distractions du monde extérieur, le charme de cette 
nature éternelle derrière laquelle se cache le grand 
Pan de Tantiquité , que le moyen àge catholique 
s'est obstiné à prendre pour le diable? 

Cette compagnie, respectable assurément, mais 
dont la froideur morne nous glagait, nous quitta à 
Ferrare. Ces flgures blafardes dans ces vètements 



ITALIA. 427 

Hoirs foisaient ressembler] un peu notre carrosse à 
une voiture d'enterrement, et nous les vìmes par- 
tir avec plaisir. 

Ferrare s'élève solitairement au milieu d'un pays 
plat plus riche que pittoresque. Quand on y pénètre 
par la grande rue qui conduit à la place, l'aspect 
de la ville est imposant et monumentai. Un palais 
avec* un grand escalier occupe l'angle de ce vaste 
terrain ; il doit servir de palais de justice ou de mai- 
son de ville, car des gens de toutes class^s entraient 
et sortaient par ses larges portes. 

Pendant que nous errions dans la rue, satisfai- 
sant notre curiosile aux dépens de notre appétit et 
dérobant à l'heure accordée pour notre déjeuner 
quarante minutes pour régaler nos yeux et remplir 
nos devoirs de voyageur, une apparition étrange se 
dressa subitement devant nous, aussi inattendue 
que pjeut l'ètre un fantòme en plein midi : c'était 
une espèce de spectre masqué de noir, la téle en- 
gloutie dans une cagoule noire, le corps drapé d'un 
froc ou plutót d'un domino violet liséré de rouge, 
ayant une croix rouge sur l'épaule, un crucifix de 
cuivre jaune perfdu au col, une ceinture rouge, et 
secouant silencieusement un petit coffre de bois, un 
tronc portatif qui rendait un bruissement de billon. 
Cet épouvantail, qui n'avait de vivant que les 
yeux qu'on voyait briller par les trous du masque, 
hocha deux ou trois fois devant nous sa tirelire 



4*8 ITALIA. 

où, (out épouvanté, nous laissàmes couler une poi- 
gnée de bajoques, sans savoir pour quelle oeuvre 
de charité mendiait ce lugubre quèteur. Il reprit 
son chemin sans mot dire , avec un froissement de 
ferraille et de monnaie très-sinistre et très-funèbre, 
tendant sa botte où chacun s'empressait d'enfouir 
une menue pièce. 

Nous demandàmes à quel ordre appartenak ce 
iantòme plus effrayant que les moines et les ascètes 
de Zurbaran, qui promenait ainsi Feffroi des vi- 
sions nocturnes à la pure lumière du soleil et rèa- 
Msait dans la rue le cauchemar des sommeils péni- 
bles. On nous dit que c'était un pénitent de la 
confrérie de la Mort, quètant pour acheter des 
bières et dire des messes à de pauvres diables 
qu'on aliait fusiller le jour méme, des brigands ou 
des républicains, nous ne savons plus lequel. Ces 
pénitents se donnent la triste et cbaritable mission 
d'accompagner les condamnés à mori au lieu du 
supplice, de les soutenir dans leurs suprèmes an- 
goisses, d'enlever de l'échafaud le corps mutile, de 
le coucher au cercueii et de lui procurer une sépul- 
ture chrétienne. Ce sont des gerife de la ville qui 
se dévouent par pitie à ces pénibles fonctions et 
mèlent ainsi un élément tendre, quoique voile et 
masqué, aux implacables et froides immolations de 
la justice. Ces spectres empéchent un peu le patient 
de voir le bourreau. C'est la timide protestation de 



ITALIA. 429 

l'Humanité. Souvent ces soeurs de charité de l'é- 
cliafaud se trouvent mal et soni plus troublées que 
le supplicié lui-mème. 

Ce n'est pas ici le lieu de discuter le plus ou 
moins de légitimité de la peine de mort; des voix 
plus écoutées que la nòtre ont développé avec 
beaucoup d'éloquence et de logique les raisons pour 
et contre. Mais, puisque cette horrible tragèdie ju- 
diciaire est maintenue, il nous semble que la mise 
en scène (qu'on nous passe ce mot) doit en ètre 
aussi effrayante que possible. Il ne s'agit pas d'es- 
camoter lestement sa téte au ctftipable , opération 
qui ne l'améliore en rien, mais de donner un 
exemple terrible qui agisse sur les imaginations et 
les retienne au penchant du crime. Tout le specta- 
cle lugubre qui peut augmenter Fimpression de ce 
drame sanglant et le dessiner au fond de la mé- 
moire des spectateurs en silhouettes redoutables, 
doit, selon nous, ètre mis en oeuvre. Il faut que la 
terreur plastique se combine avec la terreur mo- 
rale. Figurez-vous ces Claudes Frollos violets teiiant 
à la main des cires flambantes et marchant sur 
deux files à coté du condamné livide ! C'est de 
l'Anne Radtcliff et du mélodrame, diront les esprits 
exacts : c'est possible. Mais alors à quoi sert de 
couper des tètes, si cela n'effraye personne? On 
doit éviter, si Fon veut qu'elles produisent leur 
effet, d'òter leur figure aux choses; le supplice 



430 ITALIA, 

francbement terrible est moins hideux que le sup- 
plice doucereusement bourgeois et prive par la 
mécanique et la philanthropie de sa poesie affreuse. 

Mais en yoilà assez sor ce vilain sujet ; revenons à 
des idées moins sorabres. 

L'Italie a conserve en grande partie la méthode 
du docteur Sangrado, et la race de ces médecins 
dont le système est développé en latin de cuisine 
dans la cérémonie du Malade itnaginaire n'y est pas 
encore éteinte; ceci soit dit sans porter atteinte 
aux talents de premier ordre. Il y a dans la Pénin- 
sule des exemplaires assez nombreux de MM. Pur- 
gon, Diafoirus, Macrolon, Desfonandrès et autres 
docteurs de là facon de Molière; on y saigne à blanc 
pour la moindre indisposition ; cette opération est 
faite par les barbiers; aussi voit-on sur les botiti - 
ques des fraters des tableaux de la plus réjouis- 
sante fantaisie chirurgicale : ici e est un bras nu 
dont la Teine ouverte lance un jet pourpre, arrondi 
cornine ces fusées que darde la bière de mars dans 
les verres des hussards et des fillettes, aux enseignes 
des bouchons de village; là des Amours joufilus, 
traversant un ciel bleu de perruquier, apportent la 
palette qui doit recevoir le sang d'une jeune femme 
dans une position intéressante, et à laquelie sourìt 
tendrement un époux en costume du Directoire. 
Dans ces sujets sanguinolents, la verve des peintres- 
vitriers, Apelles de ces tableaux, ne recide devant 



ITALIA. 431 

Btucune violence de ton et imagine des contrastes à 
étonner les coloristes. 

C'était jour de marche, et cela produisait un 

peu d'animation dans cette ville ordinairement si 

morne. Nous ne vlmes rien de caractéristique 

commè costume ; l'uniformité envahit tout. Les 

paysans des environs de Ferrare ressemblaient as- 

sez aux nòtres, sauf l'éclat meridional de leurs yeux 

noirs et une certaine flerté dans la tournure qui 

rappelle qu'on est sur une terre classique; les den- 

récs d'automne, raisins, citrouilles, piments, toma- 

tes, mèlées à des poteries grossières et à des usten- 

siles de ménage rustique, s'entassaient sur la place, 

où stationnaient des groupes de causeurs et d'ache- 

teurs, quelques chars à boeufs, bien moins prinii- 

tifs que ceux d'Espagne; quelques ànes au bàt de 

bois attendaient avec une patiente mélancolie que 

leurs maìtres eussent fini leurs affaires et s'en re- 

tournassent : les boeufs couchés sur leurs genoux en 

ruminant paisiblement, les ànes tirant du bout de 

leur lèvre grise un brin d'herbe jailli d'une fissure 

du pavé. 

Un délail parliculier à l'Italie, ce soni les chan- 
geurs de monnaie en plein vent. Leur installation 
est des plus simples et consiste en un tabouret et 
une petite table où sont rangées des piles de scudi 
et de bajoques et d'autres pièces. Le changeur, ac- 
croupi cornine un dragon, regarde son petit trésor 



433 ITALIA. 

d'un oeil inquiet et jaune où se peint la crainte in- 

cessante des fìlous, que n'écarte aucun grillaie. 

Notons encore un détail tout italien : un sonnet 
à la louange d'un médecin qui l'avait guéri d'une 
maladie hépatique était affiché par un convales- 
cent plein de reconnaissance à l'une des murailles 
les plus apparentes de la place. Ce sonnet, très- 
fleuri et très-mythologique, expliquait comme quoi 
les Parques avaient voulu couper le fìl des jours 
du maladft, mais que le docteur, accompagné d'Es- 
culape, le dieu de la médecine, et d'Hygie, la 
déesse de la sante, était descendu aux enfers pour 
arrèler les ciseaux d'Atropos et remettre de l'étoupe 
aux fuseaux de Clotho, étoupc que Lachésis filait de- 
puis avec beaucoupd'égalité. Nous aimons assezcette 
manière antique et naive d'exprimer sa gratitude. 

La cathédrale, dout la fa^ade donne sur cette 
placiky est dans ce style gothique italien si inférieur 
pour nous au gothique du Nord. Le porche offre 
de curieux détails. Les colonnes, au lieu de repo- 
ser sur des socles comme des colonnes ordinaires. 
portent sur des Chimères dans le goùt de celles du 
portailde Sainte-Justine à Padoue, qu'elles écrasent 
à demi , et qui se vengent de cette douleur en dé- 
chirant des lions de style ninivite emprisonnés dans 
leurs pattes. Ces monstres cariatides se tordent 
affreusement sous l'enorme pression et font de la 
eine aux yeux. 



ITALIA. 433 

Le chàteau des anciens ducs de Ferrare , qu'on 
trouye un peu plus loin , a une belle tournure féo- 
dale. C'est une vaste botte de tours réuiiies entre 
elles par de hautes murailles couronnées d'un mou- 
charabi faisant comiche, émergeant d'un grand 
fosse plein d'eau où Fon pénètre par un pont de- 
fendu. 

Sur les mots que nous venons de dire, qu'on ne 

se figure nullement un burg comme ceux qui hé- 

rissent les rochers du Rhin. Quelques décorations 

du théàlre italien dans Corrado d'Altamura, Tan- 

erède ou autres opéras chevaleresques, en donne- 

raient une idée assez juste. Le gothique en Italie 

n'a nullement la mème physionomie que chez nous. 

Point de pierres verdies, de sculptures moussues, de 

manteaux de lierre tombant des vieux balcons bri- 

sés; nulle trace de cette rouille du temps, insépa- 

rable pour nous d'un monument du moyen àge : 

c'est* un gothique qui, malgré sa date, semble tout 

- neuf; un gothique blanc et rose, plus joli que 

sérieux, un peu troubadour, pour tout dire, et 

rappelant les pendules féodales de la Restaura- 

tion. Le chàteau des ducs de Ferrare, tout en 

briques ou en pierres rougies par le soleil , a une 

teinte vermeille de jeunesse qui lui óte de son 

effet imposant. 11 ressemble trop à un décor de 

mélodrame. 

C'est dans ce chàteau qu'habitait cette fameusc 

199 ce 



434 ITALIA. 

Lucrèce Borgia, que Victor Hugo nous a faite si 
monstrueuse, et que l'Arioste dépeint comme un 
modèle de chasteté, de gràce et de vertu; cettc 
blonde Lucrèce, qui écrivait des lettres respirant 
l'amour le plus pur, et dont Byron pòssédait quel- 
ques cheveux fins comme la soie et brillants comme 
l'or. C'est là que se jouèrent les drames du Tasse, 
de l'Arioste et de Guarini; là qu'eurent lieu ces 
orgies étincelantes , mèlées de poison et d'assassi- 
na ts, qui caractérisent cette période de l'Italie sa- 
Tante et artiste , raffinée et scélérate. 

U est d'usage d'aller visiter pieusement le eachot 
probléoiatique où le Tasse, fou d'amour et de dou- 
leur, passa tant d'années, d'après la legende poé- 
tique formée autour de son infortirne. Nous n'en 
avions pas le temps, et nous le regrettàmes peu. 
Ce eachot, dont nous avons sous les yeux un dessin 
fort exact, n'a que les qua tre murs : une voùte 
basse le plafonne. Au fond l'on voit une fenétre 
grillée d'épais barreaux et une porte ferree avec de 
gros verrous- 11 est assez invraisemblable que, dans 
ce trou obscur tapissé de toiles d'araignées, le Tasse 
ait pu travailler et remanier son poéme, composer 
des sonnets et s'occuper de petits détails de toi- 
lette , tels que la qualité du velours de sa barrette 
et de la soie de ses chausses , et de cuisine , tels 
que l'espèce de sucre dont il voulait saupoudrer sa 
salade , cekii qu'il avait n'étant pas assez fin à son 



ITALIA. 435 

gre ; nous ne vimes pas non plus la maison de 

TArioste, autre pèlerinage obligé. Outre le peu de 

foi qu'il faut ajouter à ces traditions sans authenti- 

citó, à ces reliques sans caractère, nous aimons 

cYiercher l'Arioste flans Y Orlando furioso, le Tasse 

dans la Jérusalem délivrèe ou dans le beau dràme 

de Gcethe. 

Le mouvement de Ferrare est concentré sur la 

Place-Neuve % devant l'église et autour du chàteau. 

L»a vie n'a pas encore abandonné ce coeur de la 

cité ; mais, à mesure qu'on s'éloigne, les pulsations 

s'affaiblissent, la paralysie commence, la mort 

gagne ; le silence , la solitude et l'herbe envahis- 

seni les rues ; on sent qu'on erre dans une Thè- 

balde peuplée des ombres du passe et d'où les vi- 

vanls se sont écoulés comme une eau qui tarit. 

Rien n'est plus triste que de voir le cadavre d'une 

ville tomber lentement en poudre au soleil et à 

la pluie. Au moins l'on enterre les cadavres hu- 

mains. 

Après quelques bouchées avalées à la hàte , nous 
remontàmes dans notre berline et nous nous diri- 
geàmes vers Bologne d'un pas modéré que ralen- 
tissaient encore d'immenses tas de joncs coupés 
jetés sur des chafs à boeufs qui obstruaient la 
route : on eùt dit des meules se promenant la 
canne à la main ; une muratile verte se reculaiit 
devant nous, car les boeufs disparaissaient entiè- 



436 ITALIA. 

rement sous cette jonchée. Il fallait attendre que le 
chemin s'élargit pour les devancer. 

On s'arrota dans une vaste auberge en arcade 
ouverte à tous les vents, dans un endroit dont nous 
ne nous rappelons pas le noni d'une manière cer- 
tame, mais qui, selon toute probabilité, doit ètre 
Cento, détail insignifiant du reste, et nous fimes là 
un modeste goùter, car nous ne devions arriver à 
Bologne qu'assez avant dans la soirée. 

Notre mémoire ne nous rappelle guère de ce 
morceau de route que de vastes horizons de cul- 
tures et d'arbres sans le moindre intérèt. Peut-étre 
l'ombre du.soir, qui nous poussait à la somnolence 
et ne laissait briller que l'étincelle de notre rigare, 
nous a-t-elle dérobé quelque beau site ; mais 
cela est peu probable, d'après la configuration 
du sol. 

Bologne est une ville avec des rues en arcades , 
cornine la plupart des villes de cette partie de 
l'Italie. Ces portiques sont commodes pour abriter 
de la pluie et du soleil ; mais ils transforment les 
rues en de longs cloitres, absorbent la lumière et 
donnent aux villes un aspect froid et monacai. L*on 
peut juger par la rue de Rivoli à Paris de la gaieté 
de ce sy stèrne. 

Nous descendìmes à une auberge quelconque, 
où par uno pantomime touchante nous obtlnmes 
un souper où figura it avec avantage un salame de 



ITALIA. 437 

mortadelle , de bondayolle et de saucisson de Bo- 
logne, ainsi que l'exigeait la eouleur locale. 

Après le souper, nous sorttmes; une espèce de 

dròle à face blafarde et grasse, avec une mous- 

tache en brosse à dents , des breloques en similor 

et une redingote à brandebourgs, rappelant à s'y 

raéprendre le type du pére Cavalcanti dans le ro- 

man d'Alexandre Dumas, se init à emboiter notre 

pas et nous suivit, bien que nous changeassions 

d'allure et de direction à chaque instant pour le 

dépisler. Ennuyé de ce raanége, nous lui dimes 

qu'il choisìt un autre chemin , et ceci d'une facon 

assez brutale, le prenant pour un mouchard; mais 

il déclara qu'il ne nous quitterait pas, sa prétention 

et son droit étant de servir de guide aux voyageurs. 

Or, en cette qualité nous lui appartenions , et il 

nous trouvait indélicats de nous soustraire à la re- 

devance qu'il prélevait sur eux. Nous élions des 

voleurs qui le frustrions de sa chose , qui lui reti- 

rions le pain de la bouche et lui prenions son ar- 

gent dans sa poche. Il avait compté sur nous pour 

se régaler d'une fiasque de Piccolit ou d'Aleatico , 

pour acheter un fichu à sa femme et une bague à 

sa maitresse. Nous étions d'infàmes canailles de 

déranger ses plans d'aisance et de bonheur domes- 

tique. Nous donnions un mauvais exemple aux 

voyageurs futurs, et il était résolu à ne pas recider 

d'une semelle. 11 voulait nous mener à la diligence* 



43* ITALIA. 

dont la lanterne brillai t à deux pas devant nous f 
et nous conduire à la me des Galeries, dans la- 
quelle nous étions. Nous n'avons jamais vu faquin 
plus obstiné et plus stupidement opini atre. Après 
les jurons les plus énergiques et les « Va-t'en à tous 
les diables » les mieux accentués de notre part, il 
recommen^ait ses propositions comme si nous n*a- 
vions rien dit, prétendant que nous nous égare- 
rions infailliblement , et qu'il ne le souffrirait pour 
rien au monde. 

Nous vtmes alors qu'il fallait employer les grands 
moyens. Nous nous reculàmes de quelques pas , et 
invoquant mentalement le souvenir de Lecour, 
notre professeur de bàton et de savate , nous nous 
mtmes à exécuter cette belle arabesque de canne 
qui ferait envie au caporal Trimm pour la compii- 
cation de ses noeuds et de ses volutes , et qu'on ap- 
pelle la rose converte en termes de l'art. 

Quand le gredin vit le jonc flamboyer comme un 
éclair et l'entendit siffler comme une couleuvre à 
trois pouces de son nez et de ses oreilles , il se re- 
cula en grommelant et en disant qu'il n'était pas 
naturel que des voyageurs convenables refusassent 
les services d'un guide instruit et prévenant, qui 
démontrait Bologne à la grande satisfaction des 
Anglais. 

Le remords de ne pas lui avoir fracassò le cràne 
nous revient quelquefois dans nos nuits sans som* 



ITALIA. 439 

neil ; mais peut-ètre nous eùt-on tracassé pour 

rette bornie action et fait payer cette citrouille 

'omme une tète. Nous demandons pardon aux 

7 oyageurs qu'il a pu ennuyer depuis de ne pas 

'avoir assommé. C'est une négligence que nous 

réparerons , si jamais nous repassons par Bologne. 

Nous avions une lettre de recommàhdation pour 

Rossini, qui, par malheur, était absent et ne devait 

revenir que dans quelques jours. Il est gènant de 

ne pas connaìtre la figure et le son de voix d*un 

grand genie contemporain. Autant qu'on le peut , 

il faut voir la forme extérieure de ces belles àmes , 

et quand nous entendons la Semiramide, le Barbier 

de Séville, Guillaume, il nous est pénible de ne 

pouvoir joindre k l'idée de Rossini que la gravure 

d'après Scheffer et la statue à sous-pieds de marbré 

qui encombre le bureau du contròleur sous le ves- 

tibule de l'Opera. v 

Une remarque puerile peut-étre , mais que nous 
avons déjà faite dans nos voyages, c'est que Fon 
. pourrait, d'après le nombre de barbiers que ren- 
ferme une ville ou un village , juger du plus ou 
moins d'avancement de la civilisalion. A Paris , il 
y en a très-peu; à Londres , il n'y en a pas du tout. 
Cette patrie des rasoirs se fait la barbe elle-mème. 
Sans vouloir accuser la Romagne de barbarie , il 
est juste de dire que nulle part nous n' avons vu 
une si grande quantité de barbiers qu'à Bologne; 



440 ITALIA. 

une seule me en contient plus d'une vingtaine 
dans une étendue très-rcstreinte , et, ce qui est 
plus dròle , e' est que tous les ciladins bolonais por- 
tent leur barbe. 

Ce sont les gens de la campagne qui forment la 
clientèle de cesfraters, qui ont la main très-légère, 
cornine nous l'expérimenl&mes sur notre peau , sans 
avoir cependant la dexlérité des Espagnols, les pre- 
miere barbiers du monde depuis Figaro. 

En sortant de chez le barbier , nous suivtmes au 
hasard une rue qui nous fìt déboucher subitement 
sur la place où chancellent depuis bien des siècles 
déjà, sans jamais tomber, la Torre degli Asinelli et 
la Garisenda , qui a eu Thonneur de fournir une 
image à Dante. Le grand poéte compare Antée se 
courbant vers la terre à la Garisenda, ce qui prouve 
que rinclinaison de la tour bolonaise remonte au 
delà du xur siècle. 

Ces tours , vues au clair de lune , avaient l'aspect 
le plus fantasque du monde ; leur étrange déviation , 
démentant toutes les lois de la statique et de la 
perspective , donne le vertige et fait paraltre hors 
d'aplomb tous les bàtimenls voisins. La Torre degli 
Asinelli a trois cents pieds de haut; son inclinaison 
est de trois pieds et demi. Cette extrème élévation 
la fait paraltre grèle, et nous ne saurions mieux la 
comparer qu'à une de ces iminenses cheminées 
d'usine de Manchester et de Birmingham. Elle s'è- 



ITALIA. 441 

ance d'une base crénelée et a deux étages crénelés 
bgalement , le second un peu en relraite ; du cloche- 
loii qui le s&rmonte descend une armature de fer 
se reliant à la base de l'édifice. 

La Garisenda, qui n'a guère que la moitié de la 
Torre degli Asinelli, penche effroyablement et fait 
paraitre sa voisine presque droite. Quoiqu'elle sur- 
plombe ainsi depuis plus de six cents ans, on 
n'aime pas à se trouver du coté vers lequel elle in- 
cline. Il yous semble que le moment de sa ruine 
est arrivé et qu'elle va vous écraser sous ses dé- 
combres. C'est un mouvement d'effroi enfantin 
auquel il est diffìcile de se soustraire. 

Une idée bizarre et grotesque, qui peintbien Fef- 
fet extravagant de ces tours, nous vint en les regar- 
dant, et nous la dimes à notre compagnon de 
voyage : ce sont deux monuments qui ont été 
boire hors barrière et qui rentrent soùls , s'épau- 
lant Tun contre l'autre. 

Si la lueur de la lune permettait de voir la tour 
des Asinelli et la Garisenda , elle ne suffisait pas 
pour pouvoir examiner au musée les peintures du 
Guide, des trois Carrache, du Dominiquin, de 
l'Albane et autres grands maitres de Fècole bolo- 
naise, et nous allàmes à notre grand regret nous 
coucher dans un de ces énormes lits italiens, où 
liendraient sans peine les sept frères du petit Pou- 
cet el les sept filles de FOgre, avec leurs pères et 



442 ITALIA. 

leors mères; on y peut dormir dans tous les sens, 
en long et en large, en diagonale, sans jamais 
tomber dans la ruelle. 

A quatre heures du matin nous nous dressàmes 
tout endormi pour gagner la diligence de Florence, 
el nous apergùmes un certain mouvement de 
troupes. C'était une exécution qui se préparait. 
On allait fusiller malinalement une vingtaine de 
personnes pour cause politique. Nous quittàmes 
Bologne sur cette impression pénible que nous avions 
déjà éprouvée à Verone, à Ferrare , et qui nous at- 
tendati encore à Rome : mais l'idée de traverser les 
Àpefinins par une belle journée de septembre eut 
bientót dissipé cette sensation lugubre! 



FIN. 



TABLE. 



I. Genere, Plein-Palais, l'Hercule acrobata.... Pages. 1 

II. Le Léman. — Brigg , les montagnes 16 

III. Le Simplon, Domo d'Ossola, Luciano Zane 33 

IV. Le lac Majeur. — Sesto-Calende , Milan 46 

V. Milan, le Dòme, le théàtre diurne 62 

VI. La Cène , Brescia, Verone 74 

VII. Venise 86 

VIII. Saint-Marc 117 

IX. Saint-Marc 134 

X. Le Palais ducal 159 

XI. Le grand canal 185 

XII. La vie à Venise 196 

XIII. Détails familiers 212 

XIV. Le début du Vicaire , gondoles , coucher du soleil. . . 228 

XV. Les Vénitiennes, Guillaume Teli, Girolamo 239 

XVI. L'arsenal, Fusine 265 

XVII. Les Beaux-Arts 277 

XVIII. Les Beaux-Arts 290 

XIX. Les Beaux-Arts 290 

XX. Les rues. — La fète de l'empereur 318 

XXI. L'hdpitaldes fous • 332 

: XXII. Saint-Blaise , les Gapucins 344 

\ 



444 TABLE. 

XXIII. Lea Églises 3àS 

XXIV. Églises, scuole et palais 310 

XXV. Le Ghetto , Murano, Vicenza 384 

XXVI. Détails de moeurs _ . 396 

XXVII. Padoue 409 

XXVIII. Ferrare 422 






F1EI M Là TÀBLB. 



Ch. Lahure , imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation 
(ancienne maison Crapelet), rue de Vauflrud, 9. 



*1