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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/jacquescasanovavOOsama
CHARLES SAMARAN
JACQUES CASANOVA
VÉNITIEN
UNE VIE D'AVENTURIER AU XVIIP SIÈCLE
^E-3
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
^ V/t/^io Av^i -t
JACQUES CASANOVA
VÉNITIEN
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MEME AUTEUR
Foi'mat grand iii-18,
d'artagnan 1 vol.
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright, 101], by C alm a n n-L év y .
18-28-13. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 3-14.
-po-
'^•
CHARLES SAMARAN
JACQUES CASANOVA
VENITIEN
UNE VIE D'AVENTURIER
AU XVin« SIÈCLE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
// a été tiré de cet ouvrage
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
tous numérotés.
TAGE E. BULL
DE COPENHAGUE
ce livre est dédié en témoignage d'affectueuse
reconnaissance.
Ch. s.
AVAXT-PROPOS
" Les lecteurs instruits devineront les
noms de toutes les femmes et des
hommes que je masque, dont tout le
monde ne connoit pas les scélératesses,
et, mon indiscrétion les blessant dans
Tàme, ils crieront tous contre moi'. »
Au moment où la Révolution bouleversait Paris et
la France, dispersant aux quatre vents du ciel toute
une société raffinée, élégante et légère, un vieil
homme, dans un château de Bohême, se souvenait avec
délices de sa jeunesse et de son âge mûr, écoulés dans
l'admiration de ce que Ion s'acharnait maintenant à
détruire. Parfois, en écrivant l'histoire de sa vie, il
grommelait des injures à l'adresse de Mirabeau, de
Robespierre et des « infâmes jacobins », puis il se remet-
tait à chanter en français, lui vénitien-, les louanges
du passé.
1. Correspondance Casanova-Opiz, I, 97.
2. « La langue française, disait-il dans une Préface, restée
manuscrite, de ses Mé/noircs, est la sœur bien-aimée de la
H AVANT-PROPOS.
Jacques Casanova, dit le chevalier de Seingalt, était
alors bibliothécaire d'un riche seigneur bohémien, le
comte de Waldstein, chambellan de Sa Majesté l'Empe-
reur autrichien, seigneur de Dux, Oberleulensdorf et
autres lieux. Quant aux feuillets de grand format, qu'il
couvrait infatigablement de sa belle et régulière écri-
ture, ils sont devenus ces fameux Mémoires, auxquels la
variété des aventures racontées, le nombre et l'impor-
tance des personnages mis en scène, la liberté des
récits, la personnalité enfin de l'auteur, d'abord mysté-
rieuse, puis d'autant plus attachante qu'elle était mieux
connue, ont assuré, auprès des gens de lettres et des
simples curieux, un succès qui dure encore, après un
siècle presque révolu.
C'est un fait, regrettable peut-être, mais c'est un fait
qu'une existence vertueuse, d'austère et noble tenue,
impressionne beaucoup moins le commun des hommes
mienne; je l'habille souvent à l'italienne; je la regarde, elle
me semble plus jolie, elle nie plaît davantage, et je me trouve
content. Sûr en grammaire, et certain qu'aucun lecteur ne me
trouvera obscur, j'ai défendu à mon éditeur d'adopter les correc-
tions que quelque puriste constipé s'aviserait d'introduire dans
mon manuscrit » {Livre, 1887, p. 44). Vaine défense! Jamais
texte littéraire n'est parvenu au public plus défiguré que les
Mémoires de Casanova, arrangés en français par Laforgue et en
allemand par W. von Schiitz, chacun utilisant à sa manière le
manuscrit original. Sans doute, le français aisé, coulant, gra-
cieux du professeur Laforgue a servi grandement la popularité
de l'ouvrage, mais combien celui de Casanova eût été plus
savoureux, dans sa maladresse et dans son incorrection mêmes !
Notre Vénitien, au demeurant, n'écrivait pas si mal le français :
on pourrait citer, soit dans ses autres ouvrages, soit dans ses
lettres, des pages irréprochables ou peu s'en faut.
AVAN'T-PKOPOS. III
que les exploits mouvementés des coquins. Serait-
ce que la vertu se présente trop souvent, et non
sans maladresse, sous les traits d'une duègne un peu
solennelle et revêche, vaquant sans fantaisie aux soins
d'une maison bien ordonnée, mais triste? Le vice,
lui, du moins le vice jeune, a quelque chose de pim-
pant et dingénu qui prévient en sa faveur. 11 évoque,
avec la charmante et perfide Manon, les boudoirs
coquets où, dans les meubles en bois des lies, les fan-
freluches vaporeuses gisent en un désordre parfumé,
avec Des Grieux, libertin et frivole, mais sympathique
encore, les folles nuits passées à filer la carte àTHôtel
de Transylvanie. De ce vice-là le lecteur se défend
comme il peut, mais il en voit sans déplaisir la pein-
ture, excusant même ses écarts avec d'autant plus d'in-
dulgence qu'il a moins à en souffrir.
N'y a-t-il donc, dans la curiosité, excessive aux yeux
de certains, qui entoure la vie et les Mémoires de Jacques
Casanova, que l'attrait du vice jeune et aimable? Il faut
le dire tout de suite : les récits galants du célèbre
aventurier semblent trop souvent porter la marque
d'une impureté en quelque sorte maladive, ou d'une
sénilité qui s'ingénie à corser, peut-être même à ima-
giner des scènes erotiques! Heureusement, il n'y a pas
dans la vie d'un homme — cet homme fùt-il Casanova
— que des histoires de femmes, et par d'autres côtés
notre héros justifie dans une certaine mesure l'engoue-
ment dont nombre de bons esprits, parmi les plus
rebelles à la magie des aventures et à l'attrait du scan-
dale, se sont pris pour sa personne et pour ses
œuvres.
Casanova offre en effet un mélange vraiment extraor-
dinaire des dons les plus précieux et des connaissances
IV AVANT-PROPOS.
les plus étendues. Nourri d'humanisme, il sait par
cœur Horace et traduit Homère. Les littératures ita-
lienne et française lui sont familières. 11 a fréquenté les
plus célèbres bibliothèques, écrit en français et en
italien, en prose et en vers, des ouvrages d'histoire,
des romans, des sonnets, des pièces de théâtre, des
essais de toute sorte, entretenu avec l'Europe savante
ou lettrée un commerce épistolaire assidu. Il est à son
aise chez les érudits comme chez les gens de lettres. Il
peut dire son mot sur les problèmes les plus ardus de
géométrie, d'astronomie, de physique et de chimie. Il
se pique de philosophie, et, quand il attaque Voltaire,
excelle à découvrir les défauts de la cuirasse. La théo^
logie, la morale, la politique ne lui sont pas indiffé-
rentes ; sur l'économie politique, il a ses idées ; les
sciences occultes, il les a pratiquées. Les artistes trou-
vent en lui à qui parler, car ses frères, tous deux pein-
tres, lui ont appris bien des choses, et presque aucun
des musées d'Europe ne lui est inconnu. Que ne sait-il
pas, bien ou mal? Que n'a-t-il pas vu, car il sait voir?
Que n'a-t-il pas retenu, car sa mémoire est prodigieuse?
Gomment lui résister, car sûr et maître de lui, magni-
fiquement vêtu, l'Eperon d'or en sautoir, il va la tète
haute, guettant les compliments, impatient quand on le
contredit, arrogant quand on le toise, insolent quand on
l'attaque, ne craignant rien, car il est sans scrupules et a
vu de près tous les dangers? Sa destinée enfin l'a con-
duit dans la plupart des pays de la vieille Europe et l'a.
mis en relations avec les hommes les plus illustres de
son temps, si bien que l'histoire de sa vie est une mine
véritable, où toutes les curiosités peuvent puiser, et où
nombre d'écrivains sont allés chercher des inspirations.
D'un personnage si divers qui, pendant cinquante
AVANT-PROPOS. V
années d'aventures, a coudoyé tant de gens, brassé
tant d'affaires, écrit sur tant de choses, il est iujpossible,
•croyons-nous, d'offrir au public une biographie com-
plète. Outre qu'il y faudrait de nombreux volumes, qui
seraient bien souvent la répétition de ses Mémoires, il y a
dans la vie de Casanova trop de points obscurs encore
pour que, même après les innom brables travaux de détail
publiés un peu partout, pareille entreprise ne soit pas
prématurée. Le texte même de ses Mémoires n'est pas
encore connu sous sa forme originale et authentique ;
certains de ses ouvrages imprimés sont introuvables ;
beaucoup de ses manuscrits dorment, inédits, dans la
bibliothèque de Dux, et on n"a publié jusqu'à ce jour
que des fragments de sa correspondance. Sans doute
Casanova philosophe, historien, moraliste, théologien,
malhéraaticien, poète, ne mérite-t-il pas d'être étudié
comme un maître. Encore faudrait-il, pour le juger
équitablement, en savoir plus que lui sur toutes ces
matières. De même, son style en français ne peut être
apprécié que par un français, son style en italien que
par un italien.
Notre ambition n'est donc pas d'écrire une vie de
Casanova, ni une étude psychologique ou littéraire»
mais bien d'apporter une contribution personnelle de
recherches à l'histoire de ses aventures et d appré-
cier la valeur du témoignage qu'il fournit sur lui-
même et sur son temps.
Chemin faisant, nous pénétrerons avec lui dans les
mondes les plus hétéroclites : comédiens ou comé-
diennes, gens de lettres et bas bleus, artistes, filles
a.
VI AVANT-PROPOS.
légères ayant depuis longtemps, comme on disait
alors, chanté leur première messe, coquettes suran-
nées, mais toujours désireuses de plaire, vieilles folles
à la recherche de la pierre philosophale, aventuriers
de race ou aigrefins vulgaires, grands seigneurs et gens
de rien, monde de cour, de salons, de coulisses ou de
mauvais lieux, que nous visiterons souvent à la suite
des commissaires, des inspecteurs de police, ou des
« mouches ». Nous essaierons aussi, grâce à l'étude
approfondie d'un assez grand nombre d'épisodes des
Mémoires, de faire saisir sur le vif ce qu'il faut entendre
par la véracité relative de Casanova.
C'est une question qui, depuis l'ouvrage de Bar-
thold, toujours à lire, bien qu'il soit vieux de plus de
soixante ans ', a fait couler beaucoup d'encre. Casa-
nova, on le sait, a dit et répété qu'il n'y avait dans ses
récits rien que de conforme à la vérité, et que son
histoire ne devant voir le jour, si jamais elle le voyait,
qu'après sa mort, il n'avait aucun intérêt à mentir/ Il
ne se doutait peut-être pas que sa mémoire serait l'objet
de tant de pèlerinages passionnés, ni que son ouvrage
susciterait une curiosité à ce point inquiète et scru-
puleuse, que toutes les pages en seraient un jour
examinées avec un soin minutieux. De fait, ils ne se
comptent plus, ceux qui, documents en mains, se sont
efforcés de redresser ou de confirmer ses dires, et,
comme il arrive en pareil cas, deux courants se sont
1. Die gcschiclitlichen Persunlichkeiten in G. Casanovas Meinoi-
ren, Berlin, 1846, 2 vol. in-8. Inutile de noter, autrement que
pour mémoire, l'opinion de P. Lacroix (le Bibliophile Jacob) se
disant « moralement certain » que les Mémoires de Casanova
n'avaient pas été écrits en français, et que Stendhal lai-même en
était l'habile metteur en œuvre.
AVANT-PROPOS. VII
formés. Certains critiques, surpris de voir Fauteur se
mettre lui-même, sans que rien l'y obligeât, en mauvaise
posture devant la postérité, frappés aussi de rencontrer
dans ses récits nombre de faits véridiques, en ont
conclu, un peu vite, que tout devait y être également
exact. D'autres, ayant découvert des erreurs, des con-
fusions, des omissions, des exagérations et même des
mensonges, en ont soupçonné partout et refusé à Casa-
nova la moindre créance.
Il faut se garder, croyons-nous, de cette sévérité
comme de cette indulgence. Les Mémoires de Casa-
nova ont de grands défauts. Le premier, c'est d'être
précisément des mémoires, donc d'appartenir à un
genre où l'amour-pro^ire de l'auteur joue forcément un
trop gi'and rôle (l'homme est menteur, constate mélan-
coliquement le Psalmiste). Le second, c'est qu'ils ont
été écrits, quelquefois à l'aide de notes ou de corres-
pondances, de souvenirs le plus souvent, à la fin de la
vie de leur auteur, vingt ans après les derniers événe-
ments racontés, cinquante après les premiers. Le
troisième enfin, le plus grave peut-être, c'est qu'ils
sont l'œuvre de Casanova, dont le moins qu'on puisse
dire, c'est qu'il ne possédait ni l'honnêteté foncière, ni
la rectitude d'esprit, ni l'équilibre moral qui font l'auto-
rité de l'homme, et par conséquent de l'écrivain. Tout
lecteur des Mémoires ne peut manquer de remarquer
l'évident parti pris de Casanova de « romancer » parfois
sa vie, soit pour se donner un rôle plus important ou
plus piquant que dans la réalité, soit pour esquiver ou
travestir certaines de ses aventures, soit pour enjo-
liver des histoires galantes ', peut-être même pour faire
1. Il y a dans un manuscrit inédit de Casanova, antérieur
VIII AVANT-PROPOS.
J)ayer lâchement à des femmes innocentes ses décep-
tions amoureuses. Lorenzo Da Ponte, le librettiste de
"Mozart, qui connaissait bien son compatriote et son
ami, nous paraît avoir résumé assez heureusement ce
qu'il faut penser de son dernier ouvrage : <> Casanova
disse tutto, forse troppo, e qualche volte il non vero ^ »
(Casanova a tout dit, peut-être trop, et quelquefois ce
qui n'est pas vrai.)
Les Mémoires n'en restent pas moins une source
extrêmement curieuse sur la société du xviii" siècle. 11
importe seulement, si Ton veut y chercher des faits et
des dates, de n'accepter qu'avec prudence le témoi-
gnage de Casanova, de contrôler ses renseignements par
d'autres renseignements, de démêler autant que possi-
ble le vrai du faux, de faire en un mot, pour toutes les
parties de ce livre célèbre, ce que nous avons tenté de
faire pour quelque-unes.
Nous devons maintenant nous expliquer sur le plan
et sur la composition de ce livre, ou plutôt sur quel-
ques-uns de ses défauts. C'est une faiblesse des bio-
graphes de s'intéresser également à tout ce qui touche
leur héros, et de s'imaginer que les lecteurs s'y intéres-
sent de même. Quand ce héros est un Casanova, que
son livre est attachant et mystérieux comme les xlfemoiVev,
aux Mémoires, un passage bien suggestif : « Il ne me serait pas
dilficile de m'employer à donner au public des obscénités, dont
l'édition disparaîtrait avec la plus grande rapidité; mais je ne
me soucie pas de briller dans un pareil genre » (Arch. de Dux,
Confutatioii... de la Gazette (Tlcna).
1. Lettre à Pananti, New-York, 28 nov. 1828, dans Scritti di
Pananti, publiés par L. Andreani, Florence, 1897.
AVANT-PROPOS. IX
la joie de la découverte leur donne aisément le change
sur l'importance de ce qu'ils ont trouvé. Sans doute,
ceux qui, comme nous, ont lu les Mémoires avec le
désir impatient de savoir la vérité, nous suivront avec
indulgence. D'autres nous reprocheront peut-être
d'avoir trop souvent éveillé leur curiosité sans la
satisfaire, et d'avoir donné à nombre de chapitres un
développement excessif, au détriment de ceux où sont
contées rapidement, selon l'ordre des faits, certaines
parties, fort longues, delà vie de Casanova. Mais, d'une
part, il a fallu, pour des motifs faciles à deviner, consi-
dérer comme connus beaucoup d'épisodes, ou se con-
tenter d'y faire des allusions discrètes ; de l'autre, si
notre effort a porté presque exclusivement sur les
aventures françaises, pouvions-nous nous dispenser de
présenter un résumé succinct, mais appuyé sur les
publications les plus récentes, de la carrière et de
l'activité de Casanova tout entières? En réalité, nous
avons laissé de côté quantité de renseignements propres
à éclairer, à corriger, à compléter les récits de Casa-
nova. Un commentaire plus abondant ne serait de mise,
en effet, que dans une édition critique des Mémoires, et
nous souhaitons vivement que l'occasion nous soit
donnée quelque jour de contribuer, pour notre modeste
part, au succès de cette entreprise ^ En attendant,
il fallait se borner et rester lisible ^.
1. On comprend que la célèbre maison Brockliaus, de Leipzig",
propriétaire du manuscrit original, ait toujours éprouvé et
éprouve encore des scrupules à laisser publier dans son inté'
gralité une œuvre aussi blessante pour les mœurs. Mais le
moment ne serait-il pas venu de publier tout ce qui peut l'être
«ans choquer les lecteurs, et au grand bénéfice des historiens?
2. Il a paru que ce serait charger inutilement les pages de ce
livre que de renvoyer minutieusement aux Mémoires. Le lecteur
X AVANT-PROPOS.
Quel beau livre on ferait sur ce drôle, disait de
notre héros, sous la plume du maître Henri de
Régnier, le personnage principal d'un roman exquis,
le Passé vk'ant! Nous avons voulu simplement — c'est
Tunique ambition qui nous convienne — présenter le
fruit de patientes recherches, bien loin d'ailleurs
d'épuiser un sujet aussi vaste, sur un homme dont
l'existence extraordinaire tient à la fois de celle de
Beaumarchais et de celle de Gagliostro, et que l'on
aime à se représenter avec la mine hardie, spirituelle
et cynique d'un Gil Blas ou d'un Figaro.
Nous regrettons de ne pouvoir nommer ici, la liste
en étant trop longue, tous ceux à qui ce livre doit
quelque chose. Du moins nous efforcerons-nous
d'avertir le lecteur, chaque fois que nous aurons fait
appel à l'obligeance d'un correspondant ou d'un ami.
Deux noms cependant doivent avoir ici une place
spéciale. M. Bernhard Marr, de Dux, pour qui les
papiers inédits de Casanova n'ont plus de mystères,
nous a libéralement fait part de tous les documents qui
pouvaient servir à l'histoire des séjours ou des rela-
tions de l'aventurier en France. Nous le prions d'agréer
ici l'hommage de notre reconnaissance. Enfin M. Tage
E. Bull, diplomate doublé d'un cui'ieux, qui connaît
mieux que personne tout ce qui touche à Casanova et
peut ôtre assuré de retrouver le passage visé clans les 8 volumes
de l'édition Garnier, confrontée parfois avec l'édition Roaez,
dans la pla[)art des cas à peu près négligeable, ou dans les
12 volumes de l'édition allemande Wilhelm von Schillz. Cette
dernière sera toujours citée exactement, quand elle fournira des
indications importantes manquant aux éditions françaises.
AVAXT-PROPOS. XI
aux aventuriers du xyiii*= siècle, a mis à notre disposi-
tion sa collection d'articles introuvables sur Casanova
et d'ouvrages rarissimes de Casanova lui-même '. Xon
seulement il a suivi avec sollicitude les progrès de ce
livre, mais encore il nous a permis d'user jusqu'à
l'indiscrétion de son érudition, trop riche pour n'être
pas généreuse. Le souvenir des longues causeries
dont Casanova fut le sujet ou le prétexte nous restera
toujours particulièrement cher.
1. M. Tage E. Bull prépare avec M. Aldo Ravà une Bibliogra-
phie casanorienne, où seront étudiés non seulement toutes les
publications de Casanova, mais encore tous les livres, brochures
et articles consacrés aux ouvrages ou à la vie du célèbre aven-
turier.
JACQUES CASANOVA
VÉNITIEN
CHAPITRE PREMIER
LA JEUNESSE DE CASANOVA.
Jacques Casanova naquit à Venise le 2 avril 1723 '.
Il était le premier tVuit d'amours romanesques, mais
légitimes. Son père, Gaétan-Joseph, avait quitté sa
famille et Parme, sa ville natale, pour suivre une
comédienne, plus âgée que lui, belle encore cepen-
dant, et que poétisait le joli surnom de Fragoletta.
Pour l'amour d'elle, il apprit le métier d'acteur, et
1. L'acte de baptême do Casanova (5 avril), extrait des regis-
tres de la paroisse Saiat-Samuel, a été publié pour la première
fois par Mulinelli {Memorie storiche dcgll uUimi cinquania anni
délia Rcpubblica di Vcnezia, ISôi), puis par E. Mola {Rifista
Enropea, 1881), Cli. Henry (Revue historique, XLI, 18S9), Carletta,
pseudonyme d'Antonio Yalcri [Fanfiilla delta Donienica, juin-
juillet 1899), etc. Dans le Précis de ma lùc, publié par J. Gund-
ling (Lucian Herbert) dans l'Introduction de son roman alle-
mand sur Casanova, et par G. Kahn ( Vogue, 1886, p. 106-108),
Casanova dit qu'il naquit le jour de Pâques. C'est presque
exact : Pâques, cette année-là, tombait le l'"' avril.
1
2 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
monta sur les planches au théâtre Saint-Samuel de
Venise. Mais il était d'humeur volage. Bientôt, délais-
sant la Fragoletta, il se mit à courtiser Zanetta, fille
du cordonnier Farusi, son voisin, et ne tarda pas à
l'épouser, le 27 février 1724'. « De ce mariage je
naquis neuf mois après », affirme Casanova avec plus
d'assurance que d'exactitude. Il fallait dire plus de
treize mois. C'est la première erreur, sans consé-
quence celle-là, que l'on puisse relever dans ses
Mémoires.
Casanova eut plusieurs frères et sœurs : François,
qui devint un hon peintre de batailles ; Jean-Alvise,
peintre lui aussi et archéologue, élève de Mengs et
de Winckelmann, qu'une condamnation pour faux
encourue à Rome n'empêcha pas d'être nommé
directeur de l'Académie des Beaux-Arts à Dresde, où
il mourut; Faustine-Madeleine, morte très jeune en
1736; Marie-Madeleine, mariée à Pierre August,
maître de clavecin à Dresde, dont les enfants héri-
tèrent de leur oncle le manuscrit des Mémoires;
enfin Gaétan-Alvise, enfant posthume, qui paraît
avoir mené une vie lamentable, et dont son aîné
parle à maintes reprises en termes fort peu fraternels -.
Gaétan Casanova s'était fait comédien pour l'amour
de Fragoletta; pour l'amour de Gaétan, Zanella
1. Registres de la paroisse Saint-Samuel, cités par P. Mol-
menti [Archivio storico italiano. XLV, 1910, p. 15).
"1. Tous ces enfants, sauf François, naquirent à Venise : Jean-
Alvise le 4 novembre 1730, Faustine-Madeleine le 28 décembre
1731, Marie-Madeleine le 25 décembre 1732 (Carletta, FanfuUa
délia Domenica, 25 juin et 2 juillet 1899; Molmenti, loc. cit.)
LA JEUNESSE DE CASANOVA. 3
devint comédienne. Il semble qu'elle fit ses vnns
débuts à Londres, où, en 172G, son mari l'avait con-
duite et où, Vannée suivante, elle accoucha de son
second fds François. Jolie et spirituelle, elle apprit
vite ce métier si nouveau pour elle, et la disparition
de son mari, mort à trente-six ans à Venise le 18 décem-
bre 1733, ne la laissa pas désemparée. Goldoni, à ses
débuts, connut à Vérone cette « veuve très jolie et
très habile ». qu'on appelait Zanetta Casanova et
aussi la Buranella ; elle ne savait pas une note de
musique, mais elle avait du goût, l'oreille juste et
plaisait au public par un jeu parfait \ L'Electeur
de Saxe, amateur passionné de comédie italienne,
finit par l'engager à vie au théâtre de Dresde. Elle
mourut dans cette ville, le 29 novembre 1776, à
soixante -sept ans -.
Jacques Casanova eut une enfance assez étrange et
maladive. « Je fus imbécile jusqu'à huit ans et demi »,
dit-il dans le Précis de ma çie, que Ion a retrouvé à
Dux, parmi le fatras poussiéreux de ses paperasses.
Mais sa grand'mère maternelle, Marzia Farusi, trou-
va le remède qu'il fallait. Elle soumit hardiment son
petit-fils aux pratiques occultes de la magie popu-
laire, dont le souvenir ne fut peut-être pas étranger au
goût très vif que le jeune Casanova manifesta de
bonne heure pour la cabale. Toujours est-il qu'à par-
1. Mémoires de Goldoni, I, 1787, p. 276.
"2. F. -A. O'Byrn, Giocanna Casanova iind die Comici lialiani
am polnisc/i-sàc/isisc/icn Hofe, dans Neues Archiv fur sàclisische
Geschichte, 1880, p. 289. — L. Rasi, / Comici lialiani, p. (301,
4 JACQUES CASANOVA, VKNITIEN.
tir de ce moment la santé de l'enfant se raffermit,
et que son intelligence se montra vive et ouverte. Son
père avait assez vécu pour lui donner quelques notions
de calcul et de mécanique, et l'un de ses premiers
maîtres fut le poète Baffo, que ses ouvrages plus que
légers ne semblaient pas destiner au rôle de pré-
cepteur, A neuf ans, il commença ses études à
Padoue, dévorant avec un égal appétit les provisions
de bouche de son maître de pension et les auteurs
latins, de préférence, est -il besoin de le dire, ceux
qui n'auraient pas dû tomber entre ses mains. Très
vite il fut excellent latiniste, mais l'instruction la
plus étendue ne saurait tenir lieu d'éducation pre-
mière, et toute sa vie Casanova porta la peine des
mauvaises directions qu'on lui laissa prendre à ses
débuts.
Il aimait à se rappeler les années écoulées dans
la docte cité padouane. Avant de lui donner place
dans [&s Mémoires, il avait, en un hors-d'œuvre de la
Confniazione, conté une première fois l'histoire de
l'envoûtement prétendu de la jeune Elisabeth Gozzi
et tous les épisodes comiques qui s'en suivirent \ Il
avait aussi gardé le souvenir de l'évêquc Rezzonico,
le futur Clément XIII, qu'il vit plus tard à Rome.
De même il a parlé, soit dans la Confutazione, soit
dans les Mémoires, de plusieurs professeurs de l'Uni-
versité de Padoue : le comte Hercule-François Dan-
dini, de Césène, qui y occupa la chaire de Pandectes
1. Confulazioiic délia Storia ciel got>erno vcnetu cVAtnelot de
La Houssaye, II, p. 147 et suiv.
LA JEUNESSE DE CASANOVA. o
de 173G à 1747, date de sa mort, et s'acquit de la
répiilation par son esprit cultivé et sa science juri-
dique; l'abbé Jacques Giacometti, professeur de pbi-
losopliie morale de 1718 à 1737; labbé Doinenico
T^azzarini. de Macéra ta, auteur d'une tragédie italienne.
L'/isse ils;io(m/ie\ Lazzarini professait depuis 1710 les
liumanités latines à Padoue. Il mourut en 1736. A
celte époque. Casanova n'avait que onze ans. Mais
c'était un garçon précoce.
Si précoce même qu'il prétend avoir conquis à un
âge improbable le titre de docteur in iitroqite Jure.
dont il s'est paré quelquefois". Sur ce point, il a été
impossible jusqu'à présent de faire la lumière. En
vain les cliercbeurs les plus attentifs ont compulsé
les archives de ILniversilé de Padoue. Ils n'y ont
trouvé ni la trace do sa soutenance \ ni même la
preuve que le jeune A énitien ait jamais été inscrit sur
les registres matricules '. Faut-il penser qu'il fut,
comme Goldoni% et par faveur spéciale, dispensé
des formalités ordinaires, et admis à soutenir ses
1. C'est, paraît-il, Voltaire qui voulut savoir de Casanova s'il
avait connu Lazzarini : « Oui. répondit ce dernier, au temps où
je commençais à apprendre le latin. >> Sur Dandini, Giacometti
et Lazzarini, voir Jac. Facciolati, Fasii gijmnasii Patarinl,\l!i~ ,
I, p. I.XII-I.XIII. et II, p. 186-7 et 318-9.
2. En particulier dans la Lettre à Léonard SnctJage, publiée
en 1797, et dans les Rt-rcries sur la mesure moi/enne de notre
année ^inédites).
3. Casanova prétend avoir présenté deux thèses latines (leçons
orales sans doute) : De Testameniis, pour le droit civil; Utrum
Ilebraei possint consiniere noras si/nagogas, pour le droit canon.
'i. Le D' Maurice Potel a bien voulu refaire pour nous celte
petite recherche, mais toujours sans succès.
5. Mémoires de Go'.doni. I, 169-176.
6 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
llîèses sans avoir à fournir les certificats d'assiduité
exigés par les règlements? Doit-on, au contraire,
soupçonner une supercherie, dont Casanova aurait pris
l'idée précisément dans les Mémoires de son compa-
triote, parus de son vivant, et qu'il a dû lire?
Ses études terminées, Casanova revient à Venise,
avec ou sans bonnet doctoral, mais très vain de sa
science toute fraîche, et déjà décidé à jouir de la vie.
Il choisit, pour se pousser dans le monde, la carrière
ecclésiastique, reçoit la tonsure et les ordres mineurs,
et dès lors partage son temps entre les devoirs
d'église et les distractions profanes. « T.a mattina
una messctta, l'apodisnar una hassetta e la notte
una donnctta », telle élait la devise du bon vénitien.
Le jeune Casanova l'applique à la lettre. Il s'assied
volontiers aux tables de jeu en sortant des sermons
du Père Concina à Saint-Moïse \ ou des conférences
chez le curé de Saint-Samuel, et se trouve à l'aise
chez .luliette Cavarnacchi, la courtisane, comme chez
Nanellc et Marton ou Lucie de Paséan, filles sages,
mais non cruelles.
Il habite la belle maison de Saint-Samuel, que sa
mère, malgré son absence, entretient encore, et où
la vieille Marzia l'admire, le dorlote et lui pardonne
ses fredaines. Le vieux sénateur Malipiero et la
bonne madame Manzoni-, amie fidèle et clairvoyante,
le protègent et le regardent un peu comme leur
1. Confutazione, I, 135.
2. Sur madame Manzoni, femme d'un notaire, voir Carletta,
Caxanui'iana, cité plus haut.
LA JEUNESSE DE CASANOVA. ^
eiilaut. Il suit des cours de physique au couvent de la
Salute et prépare de beaux sermons, qu'il débite avec
assurance en l'église du Saint-Sacrement. Peut-être
serait-il devenu un prédicateur illustre, si un jour,
étant en chaire, le 19 mars 1741 — il a bien retenu
la date' — il ne se fût senti, pour avoir trop copieu-
sement diné, la langue pâteuse et le cerveau trouble,
accident qui l'obligea de s'arrêter court à l'endroit le
plus pathétique, et le dégoûta pour toujours du
métier d'orateur sacré !
Bientôt, sa grand'mère étant morte-, et Zanclta,
décidément fixée à Dresde, ayant dû se débarrasser
de la maison de Venise, Casanova, déjà coupable de
frasques un peu trop retentissantes, se vit forcé de
passer quelque temps au collège Saint-Cyprien de
Murano ^ et au Fort Saint-André. Enfui, une occa-
sion se présenta pour lui de tenter la fortune ailleurs
qu'à Venise, où, malgré son jeune âge, on com-
mençait à le connaître sous un jour assez fâcheux.
Sa mère avait rencontré à Varsovie un jeune et
savant moine minime. Bernardino de Bernardis,
qu'elle réussit par ses intrigues à faire nommer
1. Casanova, on le sait, attribue son malaise aux fumées d'un
festin offert pai" le comte de ilontréal à son futur gendre.
Vérification faite, le mariage de la comtesse Lucio, fille dii
comte Antonio Montereali, avec Francesco Barozzi, patricien,
eut lieu le 19 juin ITil (Carletta. loc. cit.).
2. Le 18 mars 17^3 (Carletta, loc. cit.).
3. En 1741, si l'on s'en rapporte à un passage des Mémoires,
où il parle, eu 1761, du jeune Bassi, qu'il avait connu dans cet
établissement vingt ans auparavant. Ailleurs, il nomme un autre
de ses condisciples, le vénitien Uccelli.
8 J ACQUITS CASANOVA, VEMTIF.X.
évêque de Marlorano, en Calabre'. Le prélat,
« évêque par la grâce cle Dieu, du Saint-Siège et de
ma mère », dit Casanova, s'engagea à l'aire la fortune
du fds de sa protectrice, et c'est pour rejoindre le
saint homme dans son lointain diocèse que le jeune
Vénitien s'embarqua, un jour de juillet 1743, à la
Piazzetta.
Avec ce voyage commencent véritablement les
aventures de Casanova, qui jusqu'alors n'était guère
sorti de Venise. Après un trajet, coupé de bonnes
et de mauvaises fortunes, fait en partie avec un
récollet pillard, effronté, sans scrupules, dont il a
tracé plus tard un portrait inoubliable, il arrive à
Rome, où. il ne s'arrête qu'un moment, part pour
Naples et parvient enfin à ^lartorano. C'était un
pauvre pays, où végétait une population misérable.
L'hôtel épiscopal était à peine meublé, et Casanova
comprit bien vite qu'il n'avait rien à gagner chez
l'évèque calabrais. Aussi, le troisième jour, repre-
nait-il le chemin de Naples, où il arrivait, s'il faut
l'en croire, le 16 septembre 1743, riche seulement
de sa jeunesse florissante-.
1. Sur Bernurdino de Bernardis, « paoloUo », c'est-à-dire
religieux de l'ordre des Minimes, fondé par saint François de
Paule, né à Fuscaldo le 27 mai 16't9, élu évêque en 17'i3 et niort
en 1758, voir Garletta, Casanova a Roma , dans la Rivista d'Italia,
1899, p. 31-2.
2. Toule la partie du récit de Casanova qui va de 1743 à
1746, et que tious résumons brièvement ici, demande à être con-
trôlée d'une façon particulièrement minutieuse. Voir là-dessus
l'excellent article de G. Gugitz, Uebcr chronologische Irrtiimcr
in Cnsanofas Mcmoircn {Duxcr Zeitiing, 29 octobre 1910).
LA JEUNESSE DE CASANOVA, 9
Dans celle ville, où, dit-il, la fortune ne cessa
jamais de lui sourire, il fut heureux quelques jours.
Mais Rome, qu'il n'a vue qu'en passant, le tente. Il y
va et, jeune abbé déluré, a vite fait de se faufiler chez
les personnages influents, gens d'église, nobles sei-
gneurs et belles dames. Au bout de quelques mois,
soupçonné d'avoir favorisé l'enlèvement d'une jeune
fdle, il part, tout plein du souvenir de la belle
Lucrezia Monti, après s'être fait donner par le car-
dinal Acquaviva une sorte de mission pour Constan-
tinople'.
Le voilà donc, à moins de dix-neuf ans. sur le
chemin de cette mystérieuse Porte, dont il a dû sou-
vent rêver en voyant passer, sur le quai des Esclavons
ou dans les ruelles de la Merceria, les négociants
levantins, richement vêtus de couleurs éclatantes.
De Rome à Ancône, son voyage s'agrémente de péri-
péties mouvementées. Obligé de traverser les armées
autrichienne et espagnole qui évoluent dans la
région, il prend goût au métier militaire, endosse un
bel uniforme d'officier — blanc, veste bleue, épau-
lette et dragonne d'or et d'argent — et se montre à
Venise dans cet équipage ". Il entre au service delà
République en qualité d'enseigne dans un régiment
1. Sur les personnages connus par Casanova à Rome à cette
époque, voir l'article précité de Carletta.
2. La rencontre, racontée par Casanova, du faux Bellino, qui
s'appelait en réalilé Teresa Lanti, à ce qu'il assure, a donné lieu
à des recherches sérieuses. Mais on n'a pu découvrir la véritable
identité de cette beauté mystérieuse (B. Croce, // falso Bellino,
dans la Lctleratura de Turin, V, n° 5, V mars 1890: réimprimé
dans le volume du même, / Teatri di NapoU, p. 697-700).
1.
JO JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
alors en garnison à Corfou. part avec le bailo
envoyé par Venise à Constantinople, et passe quel-
que temps clans cette ville, où le célèbre Bonneval-
Pacha lui l'ait accueil, et où un riche turc lui offre sa
fille en mariage. Il retourne ensuite à Corfou, où
l'attendent de nouvelles aventures galantes, car la
grande occupation de sa vie, c'est déjà, non pas
l'amour, mais le désir candidement cynique de
toutes les femmes ^
1. Ce n'est pas ici le lieu de disculer, quant à la chronologie,
cette partie de la jeunesse de Casanova, telle qu'il l'a contée
dans ses Mémoires. M. G. Gugitz (Casanova auf Corfii, dans le
Duxer Zeitung des 2, 6 et 9 septembre 1911) s'est acquitté arec
beaucoup de science et d'autorité de ce nécessaire travail de cri-
tique. Sa conclusion est que Casanova a dû séjourner à Corfou
en 1745 et au début de 1746, ce qui ne s'accorde pas du tout
avec le récit des Mcmoires. Pour ce qui est du voyage à Cons-
tantinople, M. Gujj;-itz n'est pas éloigné de penser qu'il n'a point
eu lieu. Il se peut que ses doutes soient fondés. Il faut remarquer
cependant que ce serait la première fois que Casanova serait
pris en défaut en semblable matière. II est certain que dans
cette partie des Mémoires les erreurs et les confusions sont nom-
breuses, mais l'auteur s'est excusé lui-même là-dessus, rejetant
la faute sur sa servante de Dux, qui l'obligea, par sa sottise, à
recommencer plusieurs cliapitres. Nous tenons donc les faits,
sinon pour vrais dans tous leurs détails, du moins pour exacts
dans leur ensemble, eu tenant compte, bien entendu, des exagé-
rations et des façons de voir très particulières qui sont le fait
de tout mémorialiste peu scrupuleux. Voir quelques détails du
séjour de Casanova à Corfou dans la Confittazione, III, 9.
Dans un extrait des « capitulaires «de Casanova, rapporté par
le prince de Ligne, on lit : « Hier, 2 juin 1741, Osman-Bacha
me parla ainsi », et dans une note conservée à Dux, Casanova
dit : " L'ambassadeur de France à Constantinople, dans mon
tem[)S, étoit M. de Villeneuve. Bonneval avoit été exilé en Asie,
et on l'avoit rappelé. » Or, la mission du marquis de Villeneuve
prit fin justement en 1741 ; le 19 mai, parurent devant Constan-
tinople deux vaisseaux du roi, qui portaient son successeur le
comte de Castellane et qui, sans doute le niois suivant, le rame-
LA JEUNESSE DE CASANOVA. H
De retour à Venise, Casanova, dégoûté du métier
militaire, troque son épée contre un archet. Au
théâtre Saint-Samuel, il tient, pour un é eu par jour,
sa partie de violon à l'orchestre, et, le reste du temps,
mène une vie de franc vaurien. De la Piazzetta au
Lido, du quai des Esclavons au Rialto, on le ren-
contre en compagnie de jeunes écervelés de son
espèce. Avec eux il fréquente les mauvais lieux et les
ridotti, démarre les gondoles, éveille les dormeurs
paisibles, s'introduit nuitamment dans les campaniles
pour sonner les cloches, envoie des médecins à des
bourgeois qui se portent à merveille et des matrones
à des dames que ne tourmente point le mal d'enfant.
Le hasard, son dieu, a mis sur sa route le sénateur
Bragadin, qu'il soigne en péril de mort et arrache
aux mains d'un dangereux esculape. Le vieillard a la
naïveté de lui attribuer sa guérison, et dès lors le
traite en père. Bragadin et ses deux amis, Barbaro et
Dandolo, ont un faible pour les sciences occultes.
Casanova flatte leur manie, et devient, comme il dit,
le hiérophante de ce trio sans malice, ^iais, non
content de capter la confiance des riches vieillards,
il débauche femmes et filles, et finit par se mettre
deux mauvaises affaires sur les bras.
Forcé de disparaître quelque temps, car à \enise,
dit-il, tout s'accommode quand le public a oublié, il
passe le plus joyeusement du monde deux années
hors de sa patrie. Vérone. Milan, Crémone, Man-
nèrent en France (A. Vandal, Une ambassade française en Orient,
p. 'i33).
12 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
toiie le voient successivement, bien équipé, muni
d'argent et de bijoux, joueur déterminé, coureur
fieffé de filles. A Manloue, il s'abouche avec la vieille
Fragoletta, pour qui son père a jadis fait des folies; à
Césène, il se révèle magicien consommé, autant que
comédien de race, aux dépens de bonnes gens qu'il
affole par l'indication d'un prétendu trésor.
C'est alors un gaillard vigoureux, bâti en athlète,
que notre Vénitien de vingt-cinq ans. 11 a le teint
bronzé, le nez busqué, la bouche ardente, des yeux
de flamme au regard inquiétant, chargés de passion
et d'assurance, une allure aisée et presque impo-
sante, un je ne sais quoi qui force l'attention et,
malgré l'apparente dureté, attire la bienveillance ^
Au moral, un tempérament fougueux, une inclination
irrésistible au plaisir, une imperturbable confiance en
soi, ou plutôt, car il est superstitieux, en son « génie »,
qui l'inspire et le conseille, de la volonté et de la
décision, de 1 esprit, de la répartie et point de scru-
pules. Pour le savoir, des connaissances sérieuses,
une curiosité toujours en éveil, un talent déjà
exercé de conteur, d'orateur et de poète, enfin une
sensibilité littéraire qui le rend capable de pleurer
1. Un portrait de Casanova jeune, peint, dit-on, par son frère
François, se trouvait, il y a quelques années, dans la collection
P.-J. Daclikov, à Saint-Pétersbourg. Il a été reproduit en gra-
vure au trait par Ch. Henry dans un article de Vlstoritcheshiï
Viestnih (Messager historique russe), t. XXI (1885), p. 224-5, et
donné de nouveau, d'après cette première reproduction, par Gar-
letta {Rifista iVItalia, 1899, p. 318), par Fr. Novati (Xatura ed
arie, 15 mai 1910), enfin, mais non sans fantaisie, par S. di Gia-
como, dans sa traduction italienne de l'Histoire de ma /'H«7e(1911).
LA JEUM:SSE de CASANOVA. 13
en lisant un chant de l'Arioste, ou en contemplant
les vestiges de la maison de Pétrarque.
Tel est Jacques Casanova, quand il revient à Venise
en. 1750, n'ayant plus dorénavant qu'un rêve : aller
en France et Aoir Paris. Déjà, l'année précédente, il a
rencontré à Césènc une jeune française, dont il s'est
fait aimer et qu'il a aimée, contera-t-il plus tard,
plus que toutes les autres femmes. Arrêtons-nous un
instant à cet épisode singulier.
CHAPITRE II
UNE « INCONNUE )) DE CASANOVA.
HENRIETTE LA PROVENÇALE.
Si ramoiir est un don complet de soi-même, une
correspondance mystérieuse et de tous les instants
entre deux êtres, Casanova n'avait pas la faculté
d'aimer. Sa définition de l'amour le. prouverait à
suffisance, si l'allure ordinaire de ses récits galants
pouvait laisser à cet égard le moindre doute. Ce
qu'il a connu seulement — et on peut l'en plaindre —
c'est la frénésie sensuelle, l'appétit véhément, mais
vite lassé, de toutes les femmes, la satisfaction bru-
tale des sens, avec ou sans l'amertume qu'elle laisse
aux lèvres du commun des hommes. Heureusement,
la plupart des pécheresses casanoviennes ont la même
faculté d'inconstance et d'oubli. Amantes dociles ou
fougueuses, mais d'avance résignées à l'abandon, elles
passent de bras en bras sans regret comme sans
IXE « INCONNUE » DE CASANOVA. 1 j
remords; elles ignorent le désespoir et ne meurent
pas de langueur quand on les délaisse, comme Sainte-
Beuve l'a dit, à propos de Casanova, dans une page
où le célibataire impénitent montre déjà le bout de
l'oreille'. Plusieurs fois cependant. Casanova passa
pi'ès de l'amour. On s'en aperçoit au ton comme
mouillé dont il parle de quelques-unes de ses passades,
aux regrets quelles lui inspirent, à l'insistance avec
laquelle, devenu vieux, il y revient. Au nombre de
ces amantes inoubliées est une jeune provençale, dont
l'histoire romanesque et l'incognito jamais percé ont
toujours intrigué particulièrement les lecteurs des
Mémoires.
Casanova n'avait pas vingt-cinq ans quand il la
rencontra, en 1749, à Gésène, voyageant en habit
masculin avec un vieil officier hongrois dépêché par
le cardinal Albani à Du Tillot, premier ministle de
rinfant duc de Parme-. Ce hongrois avait vu la belle
travestie à Civita-\ecchia, puis à Rome, oij un autre
oflicier. français celui-là, son beau père, la conduisait
pour la mettre dans un couvent. Gomme elle désirait
ardemment échapper à la réclusion, elle avait saisi la
première occasion de fausser compagnie à son mentor,
et s'était confiée délibérément à cet étrange com-
o
pagiion. Quant à son nom et aux détails de son
1. Prcmicis Lundis, II, 1875, p. 209.
2. Guillaume-Léon Du Tillot, plus tard marquis de Felino,
né en 1711 à Bayonne. mort à Paris en 1774. Ferdinand YI le
donna pour intendant à son frère Philippe, quand celui-ci prit
possession du duché de Parme.
10 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
histoire, le hongrois et l'italien n'en savaient pas plus
l'un que l'autre.
Casanova aimait en toutes choses le singulier et
l'imprévu. Mais il se trouvait, par surcroît, que la
jeune femme avait la plus piquante figure du monde et
de l'esprit. 11 lui l'ait donc une déclaration d'amour
et la décide à venir avec lui à Parme. Le hongrois
frisait la soixantaine, et, ne parlant que latin, devait se
contenter, quand il s'adressait à sa compagne, d'une
mimique incommode. Casanova, au contraire, était
jeune, séduisant, et faisait déjà étalage du français
qu'il avait appris à Rome. Comment la balance n'eût-
elle pas penché de son côté? Ils laissent donc à Reggio
d'Emilie le capitaine hongrois, et arrivent à Parme,
enchantés l'un de l'autre.
Don Philippe, Infant d'Espagne, à qui le traité
d'Aix-la-Chapelle (18 octobre 1748) avait attribué les
duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla,
venait d'arriver à Parme. Le 7 mars 1749, il avait
pris possession de ses Etats ', et attendait la duchesse,
Louise-Elisabeth de France, fille de Louis XY. Au
milieu des fêtes données en l'honneur du couple
princier, Casanova et son amie coulèrent quatre mois
délicieux, lui aux petits soins pour sa belle, celle-ci
rendant en tendresse à son amant ses attentions déli-
cates. « Je fus heureux, dit-il, avec Henriette, autant
que cette femme adorable le fut avec moi : nous nous
aimions de toute la force de nos facultés; nous nous
1. Dussieux, Gi'néalogie de la Maison de Doitrbon, p. 226-7,
UNE « INCONNUE » DE CASANOVA. 17
siiUlsions parfaitement l'un à l'autre, nous vivions
entièrement l'un clans l'autre. Elle me répétait sou-
vent ces jolis vers du bon La Fontaine :
■I Soyez-vous l'un à Tauli'e un monde toujours beau,
Toujoui's divers, toujours nouveau;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. »
Un jour pourtant, ils acceptèrent d'aller à un
concert que Dubois-Chàtellereau, directeur de la
Monnaie du duc de Parme ', donnait à sa maison des
champs, et la con)pagne de Casanova crut pouvoir
se permettre l'innocent plaisir d'étonner son ami et
toute la société en exécutant avec virtuosité un con-
certo de violoncelle. Cette imprudence les perdit. On
devint curieux de la belle musicienne, et, comme elle
se promenait un soir avec son amant dans les jardins
de Colorno, la merveilleuse résidence ducale, un
cavalier vint à passer, qui la considéra avec insistance.
C'était M. d'Antoine, noble provençal, premier
écuyer de la duchesse et favori de l'Infant^. Bientôt,
1. Michel Dubois-GIiàtellerault, né en 1711 à Valence en
Dauphiné, fut longtemps, en efl'et, « Directeur général des
Monnoyes de Parme ». Chargé, en 1755, d'introduire à Venise
l'art de fabriquer les monnaies au balancier, il publia à ce
sujet une curieuse Notice, accompagnée de gravures représen-
tant les machines, en partie fabriquées par lui (Parme, 1757,
petit in-folio). Voir, sur ce personnage, Brun-Durand, Dict.
biogr. de la Drame, I, 1900, p. 26'i-265. Casanova resta fort long-
temps en relations avec lui. Le « baron Du Bois-Chàtellereau »
figure, en effet, parmi les souscripteurs de la 2° partie de la Tra-
duction de l'I/iaJc. parue en 1777.
2. François-.\ntoine d'Antoine avait été capitaine au régiment
de Richelieu (Artefeuil, IJisl. de la noblesse de Prorcnce, I, 1776,
p. 'l'i ; La Chenaye-Desbois, Dict. de la noblesse, I, col. 62'i).
18 JACQUES CASANOVA, VEXITIEX.
il trouva le moyen de parler à la jeune femme, et lui
découvrit qu'il était son parent, connaissait son
secret et avait une lettre cachetée à lui remettre. Ce
pli contenait sans doute le pardon des parents de la
fugitive. Elle ne se sentit pas le courage de les
abandonner pour toujours, et d'ailleurs M. d'Antoine
était là pour lui rappeler son devoir. La folle aven-
ture était finie.
Henriette et Casanova quittèrent Parme la mort
dans l'âme, et par Turin se dirigèrent vers les Alpes.
Ils escaladèrent le Mont-Cenis en chaise à porteurs,
descendirent à Novalaise. Le cinquième jour, ils
arrivaient à Genève, à l'hôtel des Balances, où ils se
séparèrent en pleurant. Casanova suivit des yeux,
aussi longtemps qu'il put l'apercevoir, la voiture qui
emportait son amour perdu. Quand il revint dans la
chambre où il avait passé avec son amie les dernières
heures, il vit qu'elle avait tracé sur une vitre, avec
la pointe d'un diamant qu'il lui avait donné, ces
simples mots : « Tu oublieras aussi Henriette. »
Il ne l'oublia pas, bien au contraire, et d'ailleurs
en eût-il été tenté, que le hasard se serait chargé de la
lui remettre en mémoire. Dix ans plus tard, passant
à Genève le 20 août 1760, il revit, toujours intacte,
l'inscription des Balances, et trois ans après, la
circonstance la plus imprévue mettait de nouveau
en présence les amants d'autrefois.
C'était en 1763. Casanova, se dirigeant vers Paris
et l'Angleterre, avait quitté Marseille en compagnie
de sa jeune compatriote Marcoline, qu'il avait
UNE « INCONNUE » DE CASANOVA. 19
aiTachcc à ?on frère, l'indigne abbé. Les voyageurs
comptaient gagner Avignon tout d'une traite, mais,
avant d'arriAcr à Aix, un accident de voiture les força
de chercher iin gîte dans un petit château voisin de
la route. La maîtresse du logis, qui, pendant le court
séjour de ses hôtes, s'était soigneusement cachée du
Vénitien qu'elle avait reconnu, lui fit remettre après
son départ par sa compagne ce Ijillet : « Au plus
honnête homme que j'aie connu de ma vie. Hen-
riette ^ . »
Ce ne devait pas être leur dernière rencontre.
A son retour d'Espagne, en effet, comme Casanova,
se rendant en Italie, traversait le Midi de la France, il
vécut de noiivt au quelque temps à Aix, au début de
l'année 17G9, et il ne se passait point de jour qu'il
ne pensât aux temps heureux de Parme et à celle qu'il
y avait aimée. Sur ces entrefaites, il tomba grave-
ment malade et fut soigné par une inconnue, que son
ancienne amie — il le sut un peu plus tard — lui avait
envoyée en cachette. Henriette, en efl'et. n'ignorait
pas sa présence à Aix ; il aurait pu la reconnaître dans
les maisons de la bonne société qu'il fréquentait, si un
embonpoint précoce n'avait empâté son visage.
Après une visite inutile à la maison de campagne, il
se détermina à lui écrire à Aix, oii elle se trouvait
alors; elle lui répondit, et un commerce épistolaire
s'établit entre eux. c( Elle me raconta, dit-il, dans
1. « Au plus loyal des hommes », d'après l'édilion Rosez. —
" Au plus honnête homme que j'aie rencontré dans le inonde »
(Schûtz, YIII, 427).
20 JACQUES CASANOVA, VEiNITIEX.
une quarantaine de lettres, toute l'histoire de sa vie.
Si elle meurt avant moi, j'ajouterai ces lettres à ces
Mémoires; mais aujourd'hui elle vit encore, et tou-
jours heureuse, quoique vieille. »
Ces lettres, on a cru un moment les avoir retrouvées
à Dux, où la curiosité de nombreux casanovistes a
recherché depuis un demi-siècle les reliques du
célèbre aventurier ^ En réalité, la belle Henriette de
Parme n a rien de commun avec la signataire des
j)ages, que M. Aldo Ravà a récemment publiées, et
tout fait supposer que nous devons faire notre deuil
d'une correspondance, qui aurait été curieuse à plus
d'un titre -.
Mais alors, qui était cette Provençale? La discrétion
de Casanova n est-elle qu'apparente, et, tout en
taisant le nom de son « inconnue », a-t-il pris soin
de fournir lui-même, comme il l'a fait en des cas
analogues, les éléments d'une solution difficile, mais
non pas impossible à découvrir? Ou bien s'est-il joué
de ses lecteurs, non pas peut-être en imaginant
entièrement l'aventure, mais en embrouillant volon-
tairement les fils de l'intrigue, et en entraînant les
curieux sur une fausse pis le?
Essayons de dégager et de rapprocher les rensei-
gnements qu'il a donnés, de-ci de-là, sur la person-
nalité mystérieuse de sa fugitive maîtresse.
Née vers 1730, elle prétend s'appeler Henriette
1. A. Symons, Mercure de France, octobre 1903.
2. A. Havà, Lettere di donne a Giacomo Casanova, 1912, p. 257,
268 (lettres d'Henriette de Schukmann).
INF, c< INC ON -NUE «DE CASANOVA. 21
cl s'inscrit sur un registre cl hôtel sous le nom
d'Anne d'Arci. De sa vie, que croyons-nous savoir?
Avant l'àgo de vingt ans. elle encourt, pour une
frasque inconnue, la colère de sa famille, qui veut
l'enfermer à Rome dans un couvent. Elle est
mariée; son heau-père est un vieil officier. ^I. d'An-
toine, premier écuyer de la duchesse de Parme, d'une
nohle famille de Provence, est son parent; du moins,
il connaîl sa famille ou celle de son mari. En 17G3.
elle est comtesse et veuve, et habite une belle maison,
que Casanova appelle aussi château, à gauche de la
route d'Aix à Marseille, au Ijout d'une allée de beaux
arbres, à peu de distance de la Croix-d'Or'. Elle
paraît être la maîtresse du logis, dont deux autres
dames et deux messieurs « du meilleur ton » font
avec elle les honneurs. L'un de ceux-ci est appelé
AI. le Chevalier. En 1769, la comtesse, toujours
veuve — je veux dire non remariée — habite tantôt
Aix. tantôt sa maison de campagne. Elle passe pour
riche. Enfin, en 1797, au moment où le bibliothé-
caire du comte de \Aaldstein achevait l'histoire de sa
vie et y ajoutait vraisemblablement les dernières
indications chronologic|ues, elle vivait encore.
Pour qui a pratiqué Casanova, tous ces détails ne
sont pas également dignes d'attention. Ai le prénom
d'Henriette, qu'il est permis de croire supposé, ni son
Age — l'aventurier est coutumicr sur ce chapitre do
l. Le texte varie malheureusement suivant les éditions sur ce
point important (une lieue ou une lieue et demie, éd. Garnier, VI,
2'i'j et VIII, 19; une demi-lieue, éd. Schiitz, VJII, 414).
22 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
beaiicou]) de fantaisie — , ni le titre de comtesse —
il avait la bonne grâce de ne pas refuser aux autres
les titres dont il se parait volontiers — ne doivent
nous arrêter. Seul, le renseignement topographicjue
est assez jn'écis ])Our inciter à chercher le mot de
l'énigme. C'est de lui qu'il faut partir. Si Casanova
nous a trompés sur ce point, nous serons fourvoyés
irrémédiablement.
Le carrefour do la Croix-d'Or est au croisement de
la route d'Aix à Marseille et du chemin de Bouc ^ Il
semble donc que la belle maison soit le château de
Luvnes, situé à trois kilomètres et demi environ.
Dans les parages du torrent de Luynes, à la distance
indiquée et à proximité de la route, il ne paraît pas
y avoir eu à cette époque d'autre habitation pouvant
mériter, même avec beaucoup d'indulgence, la quali-
fication de château-.
Luynes appartenait au wni'' siècle aune famille de
Margalet, qui portait d'azur à trois croissants mon-
tants posés en pal l'un sur l'autre, d'argent. Joseph-
François-Jules-Augustc de Margalet, seigneur de
Luynes, avait résigné en 1738 son office de conseiller
à la Cour des comptes de Provence; il était mort en
1755. En 1728, il avait épousé en deuxièmes noces
1. La Croix-d'Or est mentionnée dans la carte de Provence de
Chevalier (début du xvin« siècle) et dans celle du Ministère de
1 Intérieur. Il'y a encore à cet endroit une auberge que l'on croit
ancienne.
2. La position du château et du domaine d'Albertas au carre-
four même de la Croix-d'Or interdit de penser qu'il puisse s'agir
de ce château et de cette famille.
rXE « INCONNUE )) DE CASANOVA. 23
Aladeleine-Suzanne de Lombard. Deux garçons au
moins et trois filles étaient nés de cette union.
L'aîné des garçons, Gabrici-Michel-Antoine-Henri.
vint au monde en 1732; il mourut jeune. Le second,
Joseph-Constance, né à Aix le l"^"" décembre 1737,
devint chevalier de Malte. C'était assurément le seul
survivant mâle en 1763, et il avait, à n'en pas douter,
hérité de son père la seigneurie de Luynes. Serait-ce
le chevalier dont parle l'aventurier^? Quant aux
filles, l'une. Madeleine-Dorothée-Suzanne, née le
(j février 1731, était mariée depuis 17o7 à Joseph-
Ignace d'Augier, d'Avianon. Une autre, Madeleine-
Baptistine ou Baptistine-Henriette, née le 20 sep-
tembre 1739, épousa en 17t32 un provençal, Bonaud de
la Galinière. Elle mourut à Aix le 18 août 1780, à
VÀge de quarante ans., La troisième enfin, Jeanne-
Marie-Henriette, vint au monde le 10 décembre 1743,
et mourut, sans avoir été mariée semble-t-il, le
29 janvier 1795^.
1. Joseph-Constance de Margalet, ex-chevalier de Malte, mourut
à Aix en 1800 (le 11 germinal an NUI), laissant pour héritière
Jeaniie-.\délaïde Boiiaud, fille d'une de ses sœurs.
-. Une sœur du seigneur de Luynes, Jeanne-Marie de Margalet.
avait eu de son mariage avec un gentilhomme provençal,
Michel dWlbert-Saint-Hippolyle, douze enfants, parmi lesquels
huit filles, dont en IIVJ, c'est-à-dire à l'époque où Casanova
aurait pu rencontrer l'une d'elles à Céséne, les âges s'éche-
lonnaient de trente et un à treize ans. L'une de ces cousines
germaines du chevalier de Margalet pouvait fort bien vivre avec
lui au château de Luynes en 1763, et y remplir le rôle de
maîtresse de maison. Mais comment connaître leur histoire?
De l'une d'elles seulement, Thérèse-Gabrielle, nous savons
quelque chose : elle épousa en l'église de Venelles, non loin
d'Aix, le 2.5 septembre 176i, Jean-André-Félix Spinelli, seigneur
24 JACQUES CASANOVA, VKMTIKN.
Voilà donc deux Henriette de Margalet que
ravcnlurier a connues peut-être à Aix. Mais com-
ment, vu leur âge, l'une ou l'autre pourrait-elle
avoir été la belle provençale de Gésène, de Parme
et de Genève ' ?
de La Brigue au comté de Nice, et le 21 mai 1816, létat-civil
d'Aix eni-egistrait le décès de la comtesse Spinelli, veuve. Elle
avait alors quatre-vingt-deux ans et neuf mois.
1. Il n'a pas dépendu de notre excellent confrère et ami,
M. [\. Busquet, archiviste des Bouclies-du-Rhône, que le mystère
ne fût percé. Il n'y a épargné ni son temps ni sa peine. Qu'il
trouve ici l'expression de notre reconnaissance. Nous devons aussi
de vifs remerciements à M. J. Viguier, qui a bien voulu nous
communiquer sur les Margalet de nombreux renseignements tirés
de l'élat-civil d'Aix, et à notre vieil ami, M. le comte de Dienne,
qui a pris cojjie à notre intention de l'acte de mariage de la
comtesse Spinelli au greffe du tribunal civil d"Aix.
CHAPITRE m
PARIS, LE MENAGE BALLETTI ET [, A
C O M É D I E - I T A L I E N N E .
Casanova, décidé à chercher fortune à Paris, quitta
Venise le 1''" juin 1730 ^ Il avait fait la connais-
sance, à Milan, d'un jeune comédien et danseur,
nommé Antoine-Etienne Ballctti, qui, après avoir
débuté en 1742 comme jeune premier à la Comédie-
Italienne sous la direction de son père, le célèbre
Mario, voyao-eait alors en Italie. Comme il se disposait
1. Il dit que vers cette époque avait lieu à Turin le maiiage
du duc de Savoie (Victor-Amédée) avec une infante (Marie-Antoi-
iietle-Ferdinande de Bourbon). Ce mariage fut célébré en effet
à Oulx, le(31 mai. Mais il ajoute qu on préparait alors à Paris
de grandes fêtes, parce que la Dauphine était grosse et qu'on
attendait sa délivrance. Or le premier enfant (Louis-Joseph-
Xavier), né du second mariage du Dauphin avec Marie-Josèplic
de Saxe, ne vint au monde que le 31 sejitembre 1751. Il s'agirait
donc d'une grossesse malheureuse. N'est-ce pas plutôt une de ces
confusions, dont Casanova est coutuniier?
26 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
à rentrer en France, Casanova s'offrit à l'accompa-
gner, et lui agréé avec plaisir.
Il n'a pas dit pourquoi Balletti et lui étaient si
vite devenus amis intimes. Un passage des Mémoires
de Golduni va nous le faire deviner. Le glorieux véni-
tien — c'est de Goldoni que je parle — raconte
qu'étant à Mantoue en avril 1747, son ami le direc-
teur de théâtre Medebac l'envoya loger chez madame
Balletti. C'était, dit-il, une ancienne comédienne,
qui, sous le nom de Fravoletta, avait excellé jadis
dans les emplois de soubrette. Elle jouissait dans sa
retraite d'une honnête aisance, et conservait encore,
à quatre-vingt-cinq ans, des restes de beauté et « une
lueur assez vive et piquante de son esprit » '. La Fra-
goletla - ! ^lais c'est elle qu'avait aimée le père de
Casanova, et elle était la propre grand'mère du jeune
Balletti M
Casanova musa un peu le long de la route, à Fer-
rare, à Reggio d'Emilie, à Turin, où Balletti vint le
rejoindre, à Lyon enfin, où il passa une huitaine de
jours, le temps de se rappeler au souvenir de la belle
courtisane Ancilla, comme lui vénitienne, et de
prendre langue avec les francs-maçons du lieu. Puis,
les deux amis s'installèrent dans la « gondole » ou
1. Mémoires de Goldoni, I, 422-3.
2. FravoIeUa et Frag-oletta sont le même mot (fravola voulant
dire fraise aussi bien que fragola).
3. Giovanna Galdercni, la Fragoletla, avait épousé Francesco
Balletti et en avait eu Hélène- Virginie (Flaminia) et Joseph
(Mario). Voir Carletla, Casanoiùana, dans FanfuUa délia Dome-
nica, juin-juillet 1899.
LES BALLETTl. LA COMEDIE-ITALIENNE. 27
diligence, qui les mena, non sans cahots, vers la
capitale.
Déjà ils avaient dépasse Fontainebleau, quand ils
virent arriver au-devant d'eux, dans une berline, une
femme élégrante, et jeune encore d'aspect. C'était
Silvia. la prima donna du Théâtre-Italien, qui, dans
son impatience maternelle, venait à la rencontre de
son llls. Bien vite, la présentation fut faite, et quand,
quelques jours après, Silvia et Mario donnèrent un
souper splendide pour fêter le retour de leur fils
aîné', Casanova ne manqua pas d'être au nombre
des convives. Il s'établit à l'hôtel de Bourgogne,
maison meublée de la rue Mauconseil". à deux pas
de la Comédie-Italienne et des Balletti, et entra ainsi
de plain-pied dans une des sociétés les plus joyeuses
et les plus spirituelles de ce Paris qu'il avait tant
souhaité de connaître.
Le ménage Balletti était alors un vieux ménage,
devenu ])aisible avec les années. Trente ans aupara-
vant, Joseph Balletti. Afario de son nom de théâtre,
avait épousé une jeune comédienne, italienne comme
lui, fdle d'acteurs qui couraient la campagne avec des
troupes foraines : Jeanne-Rose-Guy onne Benozzi.
c[ui devait s'illustrer sous le nom de Silvia^. Assortis
1. Antoine-Etienne Balletti rentra en efl'et à la Comédie-Ita-
lienne en 17.50. Il figure dans la troupe à la fois parmi les
acteurs et parmi les danseurs (Calendrier Iiist. des Spectacles,
p. 71-73).
2. De Jèze, Etat de Paris, 1757, p. 17.
■i. Le mariag-e avait eu lieu en juin 172it à Drancy-le-Grand
(Jal, Dict. critique). Voir dans Campardon, Comédie-Italienne,
I, p. 17-18, un extrait du contrai, passé le 20 juin.
28 JACQUES CASANOVA, VÉiNITIEN.
quciiit au talent, moins bien peut-èlrc quant au
caractère, les deux époux eurent à se faire parfois
des concessions importantes, à échanger même quel-
ques mutuels pardons. « La pauvre Silvia a pensé
mourir, écrivait Mademoiselle Aïssé à madame Calan-
drini en 172G; on prétend qu'elle a un petit amant
qu'elle aime beaucoup, que son mari, de jalousie, l'a
battue oulrément, et qu'elle a fait une fausse couche de
deux enfants à trois mois ^ » Pourtant, ^lario, lui
aussi, avait des torts. S'il s'était toujours conduit comme
le modèle des époux et des pères de famille, sa femme
aurait-elle, après plus de treize ans de vie conjugale,
renoncé à la communauté et sollicité la séparation de
biens? Une sentence du Chàtelet lui donna gain de
cause -, Mario fut condamné à rembourser à sa
femme les 15000 livres, intérêts en sus, qu'elle lui
avait apportées par contrat, et l'enquête du commis-
saire ne fut pas à l'honneur de l'époux volage et pro-
digue. Plusieurs témoins attestèrent que le vin et le
jeu l'occupaient plus que de raison, et que ses dettes,
nombreuses et criardes, mettaient en péril le patri-
moine de sa femme et l'avenir de ses enfants ^ Ces
démêlés n'empêchèrent d'ailleurs pas les deux époux
de continuer à vivre sous le même toit, et en assez
bonne intelligence.
Les Ballelti, installés auparavant rue Montorgueil,
1. Lettres de niademoiscUe Aïssc, éd. Asse, 1873, p. 185; éd.
Piédagnel, 1878, p. 0.
2. Arch. nat., Y 9 025 (23 septembre 1733).
3. Ibid., Y 12 027, commissaire Camuset (lU septembre 1733).
LES BALLETTI, LA COMEDIE-ITALIENNE. 29
puis rue ïireboudin, puis rue Françoise, parfois avec
des meul)les loués au tapissier', demeuraient rue
des Deux-Portes-Saint-Sauveur (aujourd'hui rue
Dussoubs), dans la maison d'une riche veuve :
Jeanne Camus de Pontcarré, marquise d'Urfé^
Lu rue des Deux-Portes faisait partie de ce vieux
quartier de Paris, alors fort sombre, mais original et
pittoresque, où les larges percées des rues Réaumur
et Etienne-Marcel ont fait pénétrer depuis l'air et la
lumière : rues étroites, mal pavées, mal éclairées,
maisons basses et inégales. Mario et Silvia vivaient
là avec leurs enfants : Antoine-Etienne, l'aîné, qui
avait vingt-six ans, un an de plus que Casanova;
les deux suivants, Louis-Joseph et Guillaume-Louis,
âgés de vingt et de quatorze ans; enfin la petite
Marie-Madeleine, toute jeune encore, — dix ans à
peine — , et qui certes ne prévoyait pas dans quelle
étrange aventm-o l'entraînerait, quelques années plus
tard, son bel ami ".
En 1680, les Comédiens Italiens s'étaient installés
à l'Hôtol de Bourgogne, illustré par Molière \ Con-
i. Campardon, Comcdic-Ualiennc, I, lS-19 (saisie du 2'i août
1747 .
2. Etude Poisson, bail du 18 mars 1747 (loyer annuel de
1 700 livres), prorogé pour trois ans le 5 mars 1750 (loyer annuel
de 1 900 livres). Je tiens de mon excellent confrère, le comte
Delaborde, professeur à TEcole des Chartes, la grosse en par-
chemin du bail de 1747, qu'il a découverte dans un lot de vieux
papiers.
3. Aîitoine-Etienne avait été baptisé le 14 mai 1724; Louis-
Joseph le 10 avril 1730; Guillaume-Louis le 23 octobre 1736:
Marie-Madeleine le 4 avril 1740 (Jal, Dict. critique).
4, On peut voir, au n" 29 de la rue Élieiine-Marcel, une inscrip-
2,
30 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
gédiés à la fin du siècle, ils furent rappelés
en 17JH par le duc d'Orléans, qui chargea Louis-
\ndré liiccoboni, alors célèbre en Italie sous le nom
de Lelio, de recruter une nouvelle troupe. Lelio
ramena bientôt une compagnie d'excellents artistes.
Lui-même et Mario Balletli, son beau-frère, tenaient
les rôles de premier et de second amoureux; Flaminia,
sa femme, et la femme de Mario, Silvia, se i>arta-
geaient les emplois d'amoureuse. En 1723, ils obtin-
rent le titre de comédiens ordinaires du roi, et, en
1750, au moment où Casanova arrivait à Paris, le
Théâtre-Italien était en pleine vogue, avec, outre les
couples Riccoboni et Balletti, des acteurs comme
Carlin, qui avait remplacé depuis plus de dix ans le
célèbre Thomassin, Rocbard de Bouillac, ancien
magistrat devenu comédien, qui brillait dans les pièces
françaises, Dehesse, qui jouait les valets de comédie
et réglait les divertissements, les deux sœurs Aslrodi,
Rosalie et Marguerite ', \éronèse, auteur aussi fécond
que bon comédien, et ses deux filles, Coraline et
Camille, enfin la belle et spirituelle madame Favart".
Par des transitions insensibles, les acteurs, qui
avaient joué d'abord exclusivement des ouvrages ita-
tion rappelant que là se trouvait la partie de l'hôtel qui servait
de théâtre.
1. Sur les sœurs Astrodi. voir Parfaict, Dictionnaire (1rs
théâtres, I, 319-320; Deshoulmiers, Histoire du Thrdtrc-Italic//,
VI, 225 ; un rapport de l'inspecteur de police Meusnicr, publié
par C. Piton, Paris sous Louis AT, 4° série; Dufort de Che-
vcrny. Mémoires, I, 59.
2. Elle avait débuté le 5 août 17'i9 dans le rôle de Marianne
de VEprcuifC.
LES BALLETTI. LA COMEDIE-ITALIENNE. 31
liens, en étaient venus à intercaler des scènes entières
en français, et môme à ne donner parfois que des
pièces françaises. Tragédies, comédies, drames,
opéras, parodies, pièces à ariettes, pantomimes,
divertissements et même parades, ori, sur des canevas
de trame extensible, leur fantaisie et leurs dons d'im-
provisation se donnaient libre cours, tout leur
paraissait propre à intéresser ou à divertir le public.
Aussi les honnêtes gens de Paris venaient-ils en foule
à ces spectacles gais, spirituels, un peu pimentés
parfois. Non certes que les abords du théâtre fussent
aisés, ni le théâtre lui-même fastueux. De la rue
Mauconseil, où les carrosses se croisaient avec peine,
on accédait directement au parterre, et la rue reten-
tissait souvent des cris des cochers acharnés à rompre
la file, et faisant sonner à pleine gorge le nom des
nobles seigneurs qu ils avaient l'honneur de trans-
porter. La salle, étroite et enfumée, n'était pas moins
bruyante, tant à cause des jeunes gens en bordée qui
s'y livraient à leurs farces favorites, que par la faute
des acteurs eux-mêmes, dont les vivacités allaient
parfois si loin qu'il fallait, pour les calmer, les
envoyer au For-lEvêque, la Bastille des comédiens.
Le jeudi surtout, jour brillant à la Comédie-Italienne,
comme le samedi à la Comédie-Française et le
vendredi à l'Opéra, la foule était si compacte, que les
vide-goussets s'y approvisionnaient, sans peine et sans
dano'er, d'une multitude de montres et de tabatières.
C'est là pourtant que Carlin, à force de naturel et de
coinmunicative gaieté, savait attirer la société la plus
32 JAGQUl'^S CASANOVA, VENITIEN.
éléganle. et que les pièces de Marivaux, jouées par
Silvia, virent le l'eu de la rampe'.
En 17o0, Louis Riccoboni (Lclio), le créateur et
le doyen de la troupe, était fort vieux. Né à Modènc
en 1675. il avait écrit, outre de nombreuses pièces',
une curieuse Histoire du lliédLre Italien en deux
volumes ^ C'était, dit Casanova, un bominc de
mérite, qui avait été fort bel homme, et qui jouissait
de l'estime publique, tant pour son talent d'auteur
et d'acteur, que pour la pureté de ses mœurs*.
Sa femme, Hélène-Virginie Balletli (Flaminia), était
une singulière personne. Malgré ses soixante-cinq ou
soixante-six ans% la lille de la Fragolelta, qui. s'il
faut en croire l'abbé de Yoisenon, avait toujours eu
beaucoup d'amants sans être belle ni aimable'', jouait
encore à la Comédie-Italienne, mais elle s'occupait
surtout à soigner une renommée, fort bien établie,
de femme savante. Goldoni, nouveau venu à Paris
quelques années plus tard, logea dans sa maison, et se
déclare fort heureux d'avoir rencontré une si « char-
1. Eni. Gampardon, Conu'die-IlalleJine^ P. d'Estrée, La Police
à la Comédie-llalienne d'après les Arcliii'cs de la Basiille [Ménes-
trel, 1893). Sur la troupe et sur les spectacles, Toir les Spec-
tacles de Paris, les comptes rendus du Mercure, etc.
2. Parfaict, Dictionnaire des tlicâtres, IV, 471.
3. Le t. I paru chez Gliaubert, sans date, le t. II chez Cail-
leau en 1731.
'i. Lelio mourut 1-^ (i décembre 1753, rue Françoise. Il avait
fait son testament le 1G août de la même année (Arch. de la
Seine, Insinuations, vol. 237, fol. 133).
5. Ademollo (Una fanii:^lia di comici italiani) assure qu'elle
naquit à Ferrare en 168.") ou 1686.
6. Anecdotes litL, dans Œut'res compl., IV, 1781, p. 149.
LES BALLi-.TÏI. LA C U M ED lE-IT AL I ENX E . 33
mante voisine ». Madame Riccoboni, dit-il, « ayant
renoncé au théâtre, faisait les délices de Paris par des
romans, dont la pureté du style, la délicatesse des
images, la vérité des passions et l'art d'intéresser et
d'amuser en même temps, la mettaient au pair avec
tout ce qu'il y a d'estimable dans la littérature
française' ». Casanova fut moins sensible aux mérites
de Flaminia. Mais, au ton dont il parle d'elle, il est
aisé de comprendre que les airs de supériorité de
madame Riccoboni blessèrent vivement l'amour-propre
du jeune « candidat à la République des lettres ».
L'on croit saisir aussi — ce qui expliquerait mieux
encore la rancune de l'aventurier — qu'il ne parvint
pas à lui inspirer confiance-.
Les Balietti au contraire, père, mère et enfants,
devinrent tout de suite des amis de Casanova et le
restèrent. Silvia plut beaucoup à notre \énitien. Il a
tracé d'elle un joli portrait : « Elle avait environ
cinquante ans, la taille élégante, l'air noble, les
manières aisées, affable, riante, fine dans ses propos,
obligeante pour tout le monde, remplie d'esprit et
sans le moindre air de prétention. Sa figure était une
énigme, car elle inspirait un intérêt très vif, plaisait
à tout le monde, et, malgré cela, à l'examen, elle
n'avait pas un seul beau trait marqué ; on ne pouvait
pas dire qu'elle fût belle; mais personne sans doute
1. Mémoires de Goldoni. III, 1787, p. 12.
2. Flaminia vécut long-temps encore; elle mourut rue Saint-
Sauveur, le 29 décembre 1771 (Arch. nat., Y 15 378, commissaire
Serreau, scellé après décès).
34 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
ne s'était avisé de la trouver laide... Elle aA'ait un
certain je ne sais quoi d'intéressant, qui sautait aux
yeux et qui captivait. » De ses qualités de théâtre il
fait le même brillant tableau : « Action, voix, esprit,
physionomie, maintien, et une grande connaissance
du cœur humain. Tout en elle était en nature, et l'art
qui la perfectionnait était toujours caché. » Quant à
la vertu, peu de femmes ont obtenu de Casanova un
éloge pareil à celui qu'il lui décerne, et, au demeurant,
la plupart ne s'en souciaient guère : « Sa conduite
fut toujours sans tache. Elle voulut des amis, jamais
des amants. » Mademoiselle Aïssé, il est vrai, en jugeait
autrement, et aussi les inspecteurs de police, chargés
de scruter la vie privée des comédiennes. En regard
de ce certificat de vertu, délivré par le moins vertueux
des hommes, n'est-il pas piquant de placer ce fragment
d'un rapport de l'inspecteur Meusnier : « Casanova,
italien, vit présentement sur le compte de la demoiselle
Silvia, de la Comédie-Italienne ». et cet autre :
« Mademoiselle Silvia vit avec Casanova, italien,
qu'on dit fils d'une comédienne. C'est elle qui l'en-
tretient ' » ?
Par les Balletti, Casanova put pénétrer dans les
coulisses de la Comédie-Italienne. C'était comme une
province du royaume de Cythère, et il ne pouvait
y avoir pour lui de plus agréable séjour. Carlin,
l'idole de Paris, que Zanetta, la mère de notre aventu-
1. Arch. de la Bastille, 10 243, fol. 187-9 (17 juillet 1753), et
10 235, fol. 362 t" (G. Capon, Casanova à Paris. Ses séjours
racontes par lui-même, Paris, 1913, p. 11).
LKS BALLETÏI. LA C O.M E D I E-I T A L I EXX E . 33
lier, avait connu, le reçut chez madame de la Cailleiie,
sa maîtresse ^ Peu de temps avant sa mort, Casanova
se rappelait encore les saillies toutes personnelles
et les trouvailles drolaticpies dont il avait entendu
l'irrésistible comédien émaillcr ses rôles-. Il alla aussi
ciiez Carlo-Antonio ^ éronèse, le plus riche, dit-il, des
acteurs de la troupe italienne, et qui, au mérite d'avoir
fait représenter nomhrc de pièces divertissantes,
joignait celui de posséder deux fdles, certainement
son meilleur ouvrage : deux enfants de la balle,
aimables et rieuses, admirablement douées pour la
comédie et la danse, jolies à ravir^ tètes folles et
« cœurs de moineau », que tout Paris choya au
théâtre et à la ville au milieu du xviii'' siècle, la belle
Coraline et la charmante Camille, ainsi c[ue les appe-
lait Goldoni".
Avant de tenir à Paris les rôles de Pantalon, Yéro-
nèse avait couru l'Italie en compagnie de sa femme,
Perina-Lucia Sperotti, qui lui donna un fds et quatre
mies. Puis, le duc de Gesvres, intendant des Menus-
Plaisirs, l'ayant engagé dans la troupe italienne, il
empocha paisiblement l'argent du contrat, et resta à
i. Madame de la Cailleric a donné au Théâtre-Italien, en
lociété avec l'acteur Gandini, un canevas français, représenté
en Italie:!, le 13 octobre 1751, sous le titre de : Le Songe l'érifie
(Il Sogno averafo). en ciiitj actes d'abord, puis en un seul. Les
frères Parfaict (DicL des l/técUrcs, V, 200-8; YII, 423) disent
tenir ceUe note précisément de Carlin.
2. A Léonard Snetlagc, docteur en droit de l'Université de
Gœttingue, Jacques Casanova, docteur en droit de l' Unii'crsité de
Padotie, 1797, p. 14-15 de la reproduction donnée par le D' Guède.
3. Mémoires de Goldoni, I. 255.
36 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Venise, d'où Jean-Jacques Rousseau, alors secrétaire
de l'ambassadeur de France, fut chargé de le faire
partir. Une autre fois, le môme duc de Gesvres dut
l'envoyer au For-l'Evêque, pour le punir d'avoir fait
contracter un engagement en Prusse à sa fdle cadette,
sans avoir demandé au préalable l'agrément des
gentilshommes de la Chambre et des intendants des
Menus-Plaisirs'. De plus, Yéronèse aimait le jeu
avec passion, et sa réputation sur ce point n'était pas
absolument intacte, filais c'était un comédien de
talent, un auteur plein d'esprit et de verve, et ses
qualités lui faisaient pardonner ses défauts.
Anne-Marine, sa fille ainée, connue sous le nom de
Goraline, naquit à Bassano vers 1730. Elle n'avait
pas quinze ans quand, venue en France avec son
père, elle débuta, le 6 mai 1744, dans la salle de
l'Hôtel de Bourgogne', où bientôt sa physionomie
charmante et la vivacité de son jeu lui valurent, en
public, des applaudissements chaleureux, et, dans le
particulier, des hommages plus empressés encore.
Elle agréa les uns et les autres, également flattée dans
son amour-propre de comédienne et de femme, et
s'arrangea de façon à faire beaucoup d'heureux.
Parmi les adorateurs que lui prêta la chronique scan-
daleuse, il faut citer le joyeux Carlin, puis un don
juan de profession, M. de Létorière, officier aux
gardes, et plusieurs grands seigneurs : le duc des
Deux-Ponts, le prince Louis- Eugène de Wurtemberg,
1. Arch. de la Bastille, 11 626, I" déc, 1747.
2. Desboulmiers, llist. du Th. italien, V, 195-198.
LES BALLETTI, LA CO MED I E-I T AL I E N XE. 37
le prince de Monaco \ enfin le comte de la Marche,
depuis prince de Conti. A ce dernier elle donna un
lîls, qui entra dans l'ordre de Malte sous le nom de
chevalier de Vauréal". Coraline \éronèse porta
le litre de marquise de Silly, qu'elle devait à la
générosité de son amant. « Belle, aimable, fort gaie,
t'onnue de tout Paris ». elle était recherchée dans la
meilleure société, et tel jour elle dînait chez La Pou-
plinière aux côtés de Jean-Jacques et de Tronchin^.
Comme la plupart do ses camarades, elle habitait
aux abords du Théâtre-Italien, rue Françoise* ou
rue Sainte-Apolline, mais on connaissait bien, et
Casanova comme les autres, sa petite maison de la
Barrière-Blanche, où. sur les pentes de Montmartre,
alors semées de villas de plaisance, elle conviait ses
amis à des parties fines. Coraline Véronèse mourut
le () février 1782 ^
1. En 1748, il y eut un ordre du roi, non exécuté, pour mettre
à la Bastille le prince de Monaco, éperdument amoureux de
Coraline (Arch. de la Bastille, 11653).
2. Elle eut aussi une fille, baptisée le 2S juillet 1755 à Saint-
Eustache sous le nom d'Anne Véronèse. née de père inconnu
{ib., 10 235, fol. 476 et suiv., rapport de Meusnier).
3. ÎS'otes de Le Riche de Ctieveigné, citées par G. Cucuel,
La Pou/tlinière et la musique de chambre au A'VIIP siècle, 19l3,
p. 19i.
i. En 1756, une nuit d'été, quelques jeunes gens, ayant peut-
être un peu trop fêté la dive bouteille, s'en vinrent aux environs
de minuit « donner du cor » sous ses fenêtres (Arch. nat.,
Y 13 515, comm. Guyot). C'était alors une habitude que ces séré-
nades à l'espagnole. Dufort de Cheverny, dans ses Mémoires
(I, 59), en conte une, qui fut donnée en 1751 à mademoiselle
Astraudi.
5. Ibi.i., Y 11596, com:u. Chenu, scellé après décès de la
demoiselle Véronèse de Silly. Sur Coraline, voir en particulier
3
38 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Plus encore que sa sœur, Gamille-Antoinettc-Jac-
quelinc, née à Venise en 1735, aimait à « la faire
courte et bonne ». Aussi mourut-elle à trente-trois ans,
c( des suites, assure Bachaumont, d'une vie trop
voluptueuse ». Faite à peindre, ayant les plus beaux
yeux du monde, et dansant avec des grâces infmies,
elle jouait aussi avec tant de vérité et de force, qu'un
jour, dans le Fils d'Ai-lequiii perdu et ?-etroin>é de
Goldoni, elle fit verser des larmes à l'auteur lui-
même ^
De lui avoir procuré cette émotion rare et cette vive
jouissance, il garda à son interprète un souvenir recon-
naissant : « Il n'est pas possible, écrivit-il plus tard
dans ses Mémoires, d'être plus gaie et plus aimable
que mademoiselle Camille ne l'était. Elle jouait les
soubrettes dans les comédies italiennes; elle faisait les
délices de Paris sur la scène et celles de la société
partout où l'on avait le bonheur de la rencontrer-. »
Quand elle dansa au Théâtre-Italien le rôle de la statue
s'animant par degrés dans le ballet de Pi/gnialio/i de
Billioni, c'est d'une seule voix que Paris célébra ses
louanges. « On peut dire, écrivit Favart, qu'elle
danse jusqu'à la pensée ^ »
Ainsi comblée de toutes les grâces féminines cl
les ouvrages déjà cités des frères Purfaict et de Desboulmiers,
Caoïpardon, ConicJie-Iialienne, H, p. 188 et suiv. ; Journal des
inspecteurs de M. de Sariinrs, p. 100; Piton, Paris sous Louis XV,
vol. I et If, passint.
1. Desboulmiers, op. cit., VII, 216.
2. Mémoires de Goldoni, III, 1787, p. lO.
3. Œuvres de monsieur et madame Favarl, 1853, p. 205 (lettre
du 1" août 17G0).
LES BALLETTI. LA COMED I E-IT AL lEiNNE. 39
parée de tous les succès, la jeune comédienne lut
recherchée et courtisée autant que femme peut l'être.
Lors du premier séjour parisien de Casanova, c'était
une enfant encore, mais en 1757, rien ne manquait
à sa gloire. Elle avait été, disait-on, amoureuse de
Louis Drummond, comte de Melfort, favori de la
duchesse de Chartres, dont on sait, par les indiscré-
tions de ses amis, que, fait comme Apollon, et,
malgré sa petite taille, vigoureux comme Hercule, il
rencontrait peu de cruelles'. Casanova ne fut pas le
dernier à tourner autour de Camille. Et, quoiqu'il
n'en ait rien dit dans ses Mémoires, il accorda sa
lyre en son honneur. Aoici en effet les vers italiens,
où « M. de Casanova » chanta en termes pompeux le
pouvoir amoureux de sa charmante compatriote :
Camilla Veronese. Anagramma : VAinove se la vincc.
Madriscal.
Quel dio che il cor t'accende,
Quel si potente e yago dio d'amore,
Per se stesso ti prende,
E schiava sua ti rende;
Ond' liai si pien di tenerezze il core.
Tu sei d'amore ancella,
E il tuo principe Amore
Ti rende a noi cosi cortese e bella.
Donne che amor vincete,
A Camilla cedete ;
Amor, prigioner vostro, in voi non brilla ,
Ma vezzosa Camilla
Dair ardenti d'Amer dolci pupille
Amorosa sfavilla
1. Dufort de Ghevernj-, Mémoires, I, 127-8.
40 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
D'Amor a mille a mille
Le infuocate scintille.
Ella del dio che sopra d'essa régna
La vittoriosa insegna
Porta fastosa; e o parli, o danzi, o rida,
I cori incanta, e l'incostanza sfida i.
Inspiration bien pauvre, mythologie bien plate,
langue bien contournée! On admira pourtant, de
confiance. Même, une plume inconnue crut devoir
composer aussitôt une courte Réponse de C Amour
aux « vers charmans d'une Muse d'Italie » :
Nous soussigné, Dieu des amans,
Par qui tout l'Univers à l'Univers se lie,
Reconnoissons pour vers charmans
Ceux qu'une Muse d'Italie
A faits d'après nos sentimens
Pour l'un des plus chers ornemens
De Terpsichore et de Thalie.
Nous cédons sans rougir à ses attraits vainqueurs.
Mais pourquoi dans son nom consulter nos oracles?
N'avons-nous pas écrit son pouvoir, ses miracles
Dans ses yeux et dans tous les cœurs?
Signé par Sa Divinité
Et plus bas paraphé par la Sincérité.
Une autre, plus prolixe, rima une cinquantaine de
vers : Sur le portrait de mademoiselle Camille, fait
en i'ers italiens.
Pour orner les sacrés lambris
Du fameux temple de Cythère,
L'autre jour, l'enfant de Gypris
Voulut, à l'insu de sa mère.
Faire peindre Camille, à qui dans l'art de plaire
Nulle belle jamais ne disputa le prix
1. Mcrcuic, avril 1757, II, p. 171-2. Il a fallu corriger quelques
fautes d'impression malheureuses.
LES BALLETTI. LA COMEDIE-ITALIENNE.
Sans avoir eu le sort contraire.
Mais, pour remplir ce beau projet.
Il lui fallait un peintre habile.
Dont le pinceau tendre et facile
Après bien des efforts pût rendre trait pour trait
Les charmes séduisans de l'aimable Camille.
Où le trouver? A cet effei,
Le petit Dieu se mit en quête;
Mais nul rimeur François ne reçut sa requête,
La difficulté les arrête.
Cherchons ailleurs, dit-il, et ne nous lassons pas.
De ces auteurs l'excuse est bonne :
Pour peindre la beauté que vit naître Vérone,
C'est peu d'avoir des pinceaux délicats,
Il faut brûler pour elle et soupirer tout bas.
Après ces mots, il part, il s informe, il furète.
Il cherche partout ce poète :
Il chercha tant qu'à la fin il trouva
L'ingénieux Casanova,
Cet heureux rival de Pétrarque,
Dont les écrits et le sçavoir
Du Temps qui détruit tout braveront le pouvoir,
Lorsque l'auteur aura passé la barque.
L'Amour l'aborde et lui dit : Ami cher,
Prends tes crayons, trace-moi la peinture
De cet objet, dont la figure
D'un de mes dards t'a fait sentir le fer.
Casanove obéit et se met à l'ouvrage.
L'espoir de plaire l'encourage.
Des conleurs les Grâces font choi^.
Le Goût conduit ses pinceaux et ses doigts;
Le Dieu qui présiiie au Permesse,
Quoique jaloux, l'inspire et le caresse.
Et l'enfant même de Cypris
Forme l'éclat du coloris.
Tant cet ouvrage l'intéresse.
Ce tableau fait, Cupidon enchanté
Ordonne à la Typographie
D'en multiplier la copie.
Avant que ce chef-d'œuvre à P;iris enfanté
Parte pour décorer le Temple d'Idalic.
Ainsi qu'il l'ordonna, tout fut exécuté '.
1. Mercure, avril 1757, II, p. 171-175.
42 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
L' « ingénieux » Casanova — l'auteur peut-être ne
croyait pas si bien dire — dut lire comme on boit
du lait ces vers, où il était mis sur le même rang que
le célèbre amant de Laure. Il les lut même si bien
qu'il les retint toute sa vie. A Dux, longtemps plus
tard, il composa, en l 'honneur d'une de ses belles et
nobles amies, des couplets de circonstance, où l'on en
retrouve plus que le souvenir :
Dux, dans Ion parc un temple solitaire
Me montre un dieu qui défend le fracas.
Je Tois Harpocrate sévère,
Qui de son doigt m'ordonne de me taire.
Il faut brûler pour elle et soupirer tout bas 1.
La poésie de l'Anonyme du Mercure n'avait pas été
perdue pour tout le monde.
Casanova fut des amoureux, non des amants,
semble-t-il, de Camille Yéronèse. Parmi ces derniers,
il faut citer le jeune comte d'Égreville, de qui Casa-
nova parle précisément. Elle vécut avec lui très sage-
ment durant plusieurs années, puis le remplaça par
l'opulent Bertin de Blagny. Cefinancier savait Camille
amusante et spirituelle ; il ne prêta point l'oreille aux
1. Alli^emeine Litteratur (VAii<rsbouri>\ Boilage du 2G juin 1875
{Domischc Wandeiungen), et Herbert dans Tlntroduction de son
roman sur Casanova. Plusieurs fois encore, l'aventurier a
emjîloyé ce vers, pour lequel décidément il avait un faible : en
tèlo de l'épître dédicatoire d'un de ses ouvrages, les Aneddoti
Viriiziani, dans un impromptu dont il fit part en 1783 à l'auteur
des Essais poétiques d'un ancien militaire, A. de Parlurnau
(cf. Gugilz, Casanofa und Josef Frciherr v. Linden, Duxer Zci-
iun^r, 19 juillet 1913), dans Le Polénioscope (acte II, scène v). Il
n'est pas jusqu'à la prose des Mémoires, où on ne le retrouve
à l'état de vers blanc (éd. Garnier, VII, 387).
LES RALLETTI, LA COMEDIE-ITALIENNE. 43
médisants qui lui attribuaient deux pitoyables
défauts, celui de sentir mauvais et celui d'être
sourde '. Enfin, elle donna sans partage les dernières
années de sa courte vie à un homme de grand mérite,
un des laborieux sybarites de ce temps, Jules-David
Cromot, baron du Bourg, premier commis des
finances, puis surintendant du comte de Provence et
son gouverneur de Brunoy-. C'était l'homme « le
plus vif, le plus séduisant, le plus voluptueux, avec
la santé la plus frêle ». Marmontel vante son com-
merce agréable et sa « prestesse » de tra^aiP.
En 1766, Camille Yéronèse acquit, rue Royale,
non loin de la Barrière-Blanche, vers le milieu de la
rue de La Rochefoucauld actuelle % une petite maison
de campagne, où elle se plut à passer les deux
dernières années de sa vie, dans sa chambre du pre-
mier étage, qui, par deux grandes croisées, s'ouvrait
à la fraîcheur du jardin. Sur le marbre de la
cheminée elle avait placé trois magots, deux chinois
et un sauvage, dont les grimaces contrastaient avec
le noble et imposant visage de Louis XV, dont un
médaillon en plâtre était fixé à la muraille. C'est là
que la jeune comédienne mourut le 20 juillet 1768%
entre les bras de son fidèle ami, désespéré de la
1. Journal des inspecteurs de M. de Sartines, p. 28-9.
2. R. Dubois-Corneau, Le comte de Provence à Brunoy. p. 5 et
suiv. Cromot mourut le 13 octobre 1786 Arch. nat., Y 15 096,
comm. Ninnin, scellé après décès).
3. Mémoires de Marmontel, éd. Tourneux, p. 10-11.
4. Arch. nat., Z2 2 460 (contrat du 11 avril 176j). Cf. Capon,
Petites maisons galantes, p. 70-72.
.5. Arch. nat., Z^ 2 452, scellé après décès.
44 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
perdre. Et un cortège magnifique conduisit au petit
cimetière de Montmartre les restes de celle qui avait
été, durant sa courte vie, la plus délicieuse, mais la
plus imprévoyante des cigales'.
1 . Sur Camille, voir Bachaumont, Journal, 23 et 30 juillet 1768 ;
l'unck-Brentano, For-VEvêque. p. 169-171; Goldoni. Mémoires,
m, p. 10-11; Gampardon, Comédie-Italienne, I, 27; II, 197-201;
Journal des inspecteurs de M. de Snrtines, p. 28-lt; Marmontel,
Mémoires, I, 277 et suiv. ; J. Mauzin, Bull, du Vieux Montmartre,
7*" fasc, 1888, p. 1-12; G. Capon, l'ciites maisons galantes, Casa-
nova à Paris, etc. Charles-Antoine Véronèse, le père de Coraline
et de Camille, que nous retrouverons en compagnie des joueurs
que fréquentait Casanova, mourut rue Françoise, le 26 jan-
vier 1762, à soixante ans, retiré depuis quelques années du théâtre
(Jal, Dict. crit., p. 1259-68). Pierre-Antoine-François, son fils
aîné, né à A'enise le 2.5 mars 1732, fut comédien médiocre. Il fut
marié deux fois, d'abord à Jeanne Meslre, morte en 1766, puis
à Jeanne-Marie Grandgeont, dont il avait eu déjà un fils, et
qu'il épousa en 1770, après lui avoir promis par-devant notaire
de ne plus paraître au théâtre. Il mourut le 6 avril 1776 (Arcli.
nat., Y 15 3Sî'.) et sa femme le 29 mars. 1780 [ibid., T USO^). Camille
et Coraline eurent aussi une sœur, Marine-Lucie, née à Modène le
\'^' décembre 1739. Elle figura quelque temps dans les Ijallels
de la Comédie-Italienne, puis, le 16 juin 1759, épousa à l'église
Saint-Sauveur le banquier Jean-Marie-Gaspard Busoni, qui
demeurait rue des Deux-Portes. Elle mourut jeune comme ses
sœurs, le 3 août 1782, la même année que Coraline.
CHAPITRE n
p n o M E >: A n F. s et visites
La première occupation de Casanova, après avoir
accepté de dîner chaque jour à la iable des Balletti et
pris un domestique, l'ut d'aller au Palais-Royal, dont
on lui avait dit merveille. Un assez beau jardin
entre des maisons, des allées bordées d'arbres, des
bassins, des promeneurs en grand nombre, des bouti-
ques volantes, où de petits marchands vendent bro-
chures, eaux de senteur, cure-dents, colifichets de
toute sorte, des chaises de paille en tas qu'on loue
pour un sou, des garçons de café qui montent et
descendent rapidement de petits escaliers cachés par
des charmilles, tel est le spectacle, bien vu et preste-
ment brossé. Il s'amuse de la badauderie — déjà
proverbiale — des Parisiens, pour qui le méridien du
Palais-Royal est le seul bon. de même qu'il n'est de
3.
46 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
tabac que celui de la Civette'. Enfin, le hasard met
sur son chemin un jeune homme nommé Patu, dont
il fait le plus vif éloge, assurant que, s'il avait vécu,
il aurait surpassé Voltaire.
Ce n'est pas tout à fait un inconnu dans l'histoire
littéraire que Claude-Pierre Patu, avocat, auteur en
particulier d'un acte en vers représenté à la Comédie-
Française sous ce titre, les Adieux du goût. Le
« petit Patu » n'avait guère que vingt et un ans —
il était né à Paris en octobre 1729 — quand Casa-
nova fit sa connaissance, mais il savait déjà, s'il faut
en croire Voltaire, son Paris par cœur, depuis les
salons jusqu'aux bouges. C'était, c'eût été plus tard
aussi sans doute un parfait compagnon pour Casa-
nova; mais il mourut en pleine jeunesse-.
Au regard de ce jouvenceau, le vieux Crébillon,
que notre Vénitien rencontra chez Silvia, était un
ancêtre ^ et un ancêtre glorieux. Ses œuvres venaient
d'être réunies en deux volumes in-quarto par les
soins de l'Imprimerie Royale, honneur dont aucun
autre poète français n'avait bénéficié avant lui. Il
1. La célèbre boutique, dont l'enssigne existe toujours, occu-
pait alors une maison démolie en 1860 pour faire place au
terre-plein qui dégage les abords du Théâtre-Français (R. Hénard,
La rue Saini-Bonoré, I, p. 428).
2. Le 20 août 1757, à Saint-Jean-de-Mauriennc, où il était allé
pour se soigner (Quérard, France li/téraire, YI, 034). Chose
curieuse, l'indication de la mort de Patu à Saint-Jean-de-Mau-
rienne se trouve dans l'édition Schutz, III, 322, et non dans
l'édition Garnier.
■i. II avait alors soixante-seize ans, étant né à Dijon le 13 jan-
vier 1674. Il mourut le 17 juin 1762.
PROMENADES ET VISITES. 47
vivait alors, vieux et pauvre, dans sa maison de la
rue des Douze-Portes, au Marais, avec dix chats et
vingt-deux chiens, travaillant à bâtons rompus à son
interminable Catilina, et se faisant lire par sa gouver-
nante les ouvrages qu'il était obligé de viser en qualité
de censeur royal V Casanova sut le flatter en lui réci-
tant une traduction de son cru, en vers blancs italiens,
de la plus belle tirade de Zénobie et Rhadamisle-. En
retour, Crébillon lui conseilla vivement d'apprendre
au plus vite le français, et, mettant le comble à ses
bontés, se chargea de donner des leçons à cet élève
« interrogateur, curieux, importun, insatiable ». Le
Vénitien n'était pas absolument novice, mais il
ignorait la plupart des finesses qui déroutent les
étrangers, et surtout les expressions, les tournures
spéciales dont on usait à Paris. Hâtons-nous de le
dire : en dépit des efforts de Crébillon et de longs
séjours en France, Casanova ne put jamais se défaire
des habitudes latines et italiennes; il contait assez
bien en français, avec originalité, agrément, mais
quant à écrire purement, il n'y parvint jamais. Cela
ne l'empêchait pas de soumettre à Crébillon des
essais de prose ou de poésie, de discuter avec lui des
passages de ^A^ioste^ et de lui faire conter des
1. ^[armontel, Mémoires, éd. Tourneux, I, 283; Œin'res de
monsieur et madame Favart, p. 239 et suiv., 242; M. Dutrait,
Étude sur Crébillon, 1895.
2. A cela se borna sans doute le travail de Casanova. Il avait
biea paru en 1724, à Bologne, une traduction italienne, mais
l'auteur se nommait Frugoni.
3. Casanova a noté aussi ces souvenirs dans deux autres de
48 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
anecdotes sur la cour de Louis XI\ , dont on s'entre-
tenait beaucoup alors à cause du livre de Voltaire.
Casanova a parlé précisément de cet événement
littéraire ailleurs que dans les Mémoires^ et il se
vante d'avoir deviné sons hésitation qui était en
réalité l'auteur de l'ouvrage, que le titre attribuait,
dit-il, à M. de Longueville ou Francbevillc, acadé-
micien de Berlin. Le Siècle de Louis XI V parut en
effet à Berlin, en 1731, sous le nom de M. de Fran-
cheville, conseiller aulique de sa Majesté et membre
de l'Académie des sciences et Belles-Lettres de
Prusse, en deux volumes in-i2, et Dufresne de
Francbeville existait paria itement'. Quant à la
personnalité du véritable auteur, c'était le secret de
Polichinelle^.
Parmi les autres écrivains célèbres que Casanova se
fait gloire d'avoir rencontrés, de 1730 à 1752, dans
les salons parisiens, il faut citer d'Alembert, dont il
vante la modestie, Fontenelle, alors nonagénaire, et
qui pouvait dire : « J'étais chez madame de La Fayette
quand je vois entrer madame de Sévigné^ », Galiani,
ses ouvrages : la Confuiazione, lîl, 30, et 1» Traduction de
V Iliade, I, 21.
1. Confuiazione, III, 22.
2. Beugesco, Bibliographie i'oltairienne.
.3. En ce qui concerne Casanova et Crébillon, on peut remarquer
une certaine ressemblance entre le récit de l'aventurier et celui
de Sébastien Mercier, Tauteur du Tableau de Paris, qui visita
Crébillon en 1762. Mais ce qui sérail plus suspect encore, eu
égard aux originalités du poète de Zcnobie, c est qu'il n'y eût
pus de traits communs entre les deux relaiions.
4. Dans sa LeKre à Snellage (1797), Casanova rappelle aus-si
ses conversations avec Fontenelle.
PROMENADES ET VISITES. 49
secrétaire d'ambassade sous le comte Cantillana-
Montdragon, envoyé du roi des Deux-Siciles, madame
du Bocage, la poétesse, que Patu lui présenta aux
Tuileries. Il parle aussi d'une femme, dont le public
avait accueilli avec une grande faveur les essais dra-
matiques, madame d'Happoncourt de Graiigny, l'au-
teur de Cénie et des Lettres péruviennes, que \oi-
senon qualifiait de « noires et brûlantes » ^
C'était une femme de beaucoup d'esprit, et qui le
savait. « Croiriez-vous bien, disait-elle, en parlant du
livre de son neveu Helvétius, qu'une grande partie de
y Esprit et toutes les notes ne sont que les ibalayures
de mon appartement? L'auteur a recueilli ce qu'il y
a de bon dans mes conversations, et il a empnmté à
mes gens une douzaine de bons mots^. » En 1750.
GasanoA^a assista, semble-t-il. le 23 juin, à la première
de Cénie, pièce en cinq actes et en prose % qui valut
à son heureux auteur un déluge de dithyrambes.
« Cénie, écrivit un courriériste, sera pour la postérité
un monument éternel érigé à la gloire de son nom,
comme elle est pour nous un sujet intarissable d'ap-
plaudissements et de louanges*. » Ingrate postérité, qui
ne sait plus ni le nom de l'auteur, ni celui de son
héroïne! Du moins Goldoni, ayant entendu un jour
Cénie à Parme, trouva l'œuvre charmante et, de son
1. G. Koë], Madame de Grafigny, Paris, 1913.
2. Ibid., p. 288. d'après les souvenirs de l'abLé Saverio Betti-
nelli.
3. Au Théâtre-Français, et non, comme le dit Casanova, à In
Comédie-Italienne.
'-i. Calendrier hist. des théâtres, 1751, p. GO.
50 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
propre aveu, l'imita dans 11 padre per amore '. Mais
madame de Grafigiiy connut de son vivant la
fragilité de la gloire, et Casanova, qui lui avait été
présenté par madame du Rumain-, eut encore à
dire son mot. « Je fus, dit-il, vers le même temps,
— c'est de son second séjour parisien qu'il parle —
témoin de la chute d'une comédie française intitulée
la FiVe d'Aristide ^ ; elle était de madame de GraQgny,
femme de mérite, qui mourut de chagrin cinq jours
après la chute de sa pièce. » Il est bien vrai que « le
public mourut d'ennui et l'auteur de chagrin^ », mais
il faut se méfier de ces douleurs capables de donner si
promptement la mort. Si madame de Grafigny ne
tarda pas à se sentir gravement atteinte, car elle fit
son testament moins de deux mois après l'insuccès
de son ouvrage, le 23 juin 1738, elle mourut le
13 décembre seulement, dans la maison qu'elle habi-
tait rue d'Enfer, sur les jardins du Luxembourg''.
Casanova allait donc souvent au Théâtre-Français,
pour lequel il professait, d'ailleurs, une admiration
1. Mémoires de Gohloni, II, 25(3.
2. Arcli. de Diix, lettre non datée du comte d'Egreville à Casa-
nova.
3. Pièce en cinq actes, en prose, jouée le 2y avril 1758. et qui
eut trois représentations [Spectacles de Paris, 1759, p. 127).
4. Voisenon, Anecdotes lilléraires (Œuvres, 1781, t. IV, p. 86).
5. Arch. nat., Y 12 967, comm. Merlin (scellé après décès).
Casanova n'est pas le seul d'ailleurs, à avoir commis sur ce
point une inexactitude. Un chroniqueur contemporain n'a-t-il
pas écrit qu'après la chute de la Fille d'Aristide, madame de
Grafigny fut attaquée d'une apoph xie et languit deux ans?
(Mémoires de la Lune, dans Aouvctle Heinie rélrospectioe, J.\, 1899,
p. 53).
PROMENADES ET VISITES. ol
sans bornes. « C'est là véritablement, dit-il, que les
Français sont dans leur élément; ils jouent en
maîtres, et les autres peuples ne doivent point leur
disputer la palme que l'esprit et le bon goût sont forcés
de leur décerner. » Il connaît tous les grands premiers
rôles de la troupe, Sarrasin, Préville, la Dangeville,
la Clairon, la Gaussin. et, parmi les actrices retirées
du théâtre, la ^ asseur.
L'ambassadeur de la Sérénissime République à
Paris était alors François -Laurent ^lorosini, homme
cultivé et fort jeune encore. Casanova s'empressa
d'aller lui faire sa cour en son hôtel de la rue Saint-
Maur, vis-à-vis des Incurables*. Et plus tard, la
protection de l'ambassadeur ne lui fut pas inutile :
en 1774, Morosini, devenu procurateur de Saint-
Marc, fut un de ceux qui s'employèrent le plus acti-
vement à obtenir pour leur compatriote la grâce des
Inquisiteurs d'État -. Casanova s'efforça d'entrer aussi
en relations avec d'autres ministres étrangers; c était
un bon moyen de se ménager l'accès de toutes les
cours de l'Europe. Il vit donc, s'il n'a point menti,
niylord Keith, maréchal d'Ecosse, envoyé du roi de
Prusse ; le marquis de Saint-Georges, prince d'Ardore,
ambassadeur du roi de tapies et musicien de grand
1. AlmanacJi royal, 1750, p. 116.
2. Ravà, Lettere di donne, p. 162, n. 1. Casanova avait connu
Morosini chez la duchesse (?) de Fulvy. S'agit-il d'Hélène-
Louise-Henriette Delapierre de Bouziers, femme de messire
Jean-Henry-Louis Orry de Fulvy, conseiller d'État et intendant
des finances, morte en 1768? (Arch. nat., Y 13 777, comm. Thiot.
scellé après décès).
o2 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
talenf •, le comte de Loos^ envoyé du roi de Pologne,
lord Albemarle, aml)assadeur d'Angleterre, homme
aimant, noble, sensible et bon, celui-là même qui
disait un soir à Lolotte Gaucher, son amie', plongée
dans la contemplation d'une étoile, ce mot charmant :
« Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne puis pas
vous la donner. » Il rencontra le cardinal Branca-
fortc, depuis archevêque de Bologne, envoyé à Paris
par le pape Benoît XIV pour porter les langes bénits
au duc de Bourgogne nouveau-né. « Le petit prince
(depuis Louis XVI) -, dit-il, reçut ainsi la bénédiction
des deux plus grands paillards de l'univers, l'un son
aïeul, et l'autre mon bon cardinal Brancaforte, qui ne
sortait pas des mauvais lieux... Nous avions été
ensemble en loge de IVancs-maçons, et nous avions
fait des soupers fins avec de jolies pécheresses, en
compagnie de don Francesco Sensale et du comte
Ranucci ^ » Hâbleries de libertin! Peut-être. Mais
il est bon de remarquer que ces deux italiens se trou-
vaient à Paris en même temps que Casanova, et
que l'un d'eux tout au moins avait de sérieuses raisons
de fréquenter chez le représentant du pape.
François, comte de Sersalles, était un napolitain
de trente-six ans, authentique gentilhomme. Jérôme,
1. Casanova l'appelle Gaussin, par une confusion excusable
chez un étranger. Sur Lolotte Gaucher, qui devint plus tard
comtesse d'Hérouville, voir les Mémoires de Marmontel, I, 26'-7;
Gapon, Petites maisons galantes, p. 138, etc.
2. Erreur : il s'agit de Louis-Joseph-Xavier, duc de Bour-
g-ogne, né à Versailles le 13 septembre 1751, mortle 22 mars 17G1.
3. Éd. Garnier, VIII, 301; éd. Eosez, VI, 333 (différences de
rédaction assez importantes).
l'IlOMKNADES ET VISITES. 53
comlc de Ranuzzi, avait huit ans de moins que son
compagnon; il appartenait à l'une des meilleures
maisons de Bologne. Tous deux, arrivés de La Haye
en avril 1732, demeuraient à l'hôtel de Bourbon,
rue du Colombier. Ils aimaient le jeu passionnément,
et taillaient au pharaon chez divers particuliers, tels
que le comte de Sade, le duc de Villars, la marquise
de Lambert, le duc d'Estouteville. la duchesse de
Modène. Ils furent même, en dépit de la protection
du maréchal de Richelieu, enfermés quelques jours
au For-1 Evèque, et ne durent leur élargissement
qu'aux pressantes interventions du prince d'Ardore
et du légat du pape '.
Alors comme aujourd'hui, un étranger se serait
cru déshonoré, s'il n'eût visité les lieux de plaisir les
plus célèbres. Il y en avait un au Faubourg du
Roule, près la barrière de Chaillot, qui jouissait de
la plus grande réputation. Madame Paris, dite Bonne-
maman, gouvernait celte abbaye de ïhélème. Il
n'était, dit un nouvelliste, fils de maison qui ne s'y
fit présenter, cercle de bonne compagnie ovi l'on
n'en parlât, étranger désireux de suivre la mode qui
n'y allât acheter à beaux deniers comptants des ce dis-
penses de soupirer ». On chantait :
1. Arch. nat,. Y 15 802, comm. Rochebrune (arrestation du
30 juin 1752, en vertu d'un ordre du roi du 27). Arcb. de la
Bastille, 11805 (rapport de police). Les deux jeunes gens furent
mis en liberté le 3 juillet 1752. Sersale connut aussi à Paris son
compatriote Gaiiani, qui Tappelle dans une de ses lettres « son
ressouveneur de Paris ». Il mourut à Najiles le 'J janyier 1772
(Gaiiani, Corresp., éd. Perey et Maugras, II, 156).
54 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Le couvent le plus doux de Paris
Est celiiy de madame Paris ',
et Ja maîtresse du logis, étalant un luxe cynique, ne
craignait pas de s'afficher avec ses « demoiselles »
dans les promenades publiques. Ne la vit-on pas se
prélasser un jour au Palais-Royal avec le comte de
Gharolais et deux de ses pensionnaires? Sur l'une de
ces « filles du monde », Casanova ne tarit pas d'éloges.
Son nom de guerre était Saint-Hilaire, mais elle s'ap-
pelait en réalité Gabrielle Siberre. et la police la con-
naissait bien pour avoir fait partie, sous le nom de
Fatime, de la troupe de l'Hôtel du Roule-. Dix ans
plus tard, elle exerçait toujours son métier, mais pour
son compte. On la nommait alors mademoiselle
La Boissière.
On n'en finirait pas, si l'on voulait suivre toutes
les allées et venues de Casanova dans Paris, Fontai-
nebleau ou Versailles, conter ses fredaines chez M. de
Beauchamp, receveur général des finances, chez
Juliette Cavamacchi en compagnie de l'abbé Guasco,
1. BiL)l. nat., fr, 10 478, fol. 412.
•2. Arch. de la Bastille, 10 241, fol. 255-283, rapports de Meus-
nier. Elle avait une sœur, Rosette, avec qui elle a pu être con-
fondue. L'édition Schiltz (III, 341 et suiv.) contient, sur l'hôtel
du Roule, un assez long' passage qui ne se trouve pas dans l'édi-
tion Garnier. Il y est question, en particulier, de l'inscription
empruntée à Virgile :
Sunt milii bis eeptem prœstanti corpoïc uympliae,
que madame Paris voulait faire mettre nu-dessus de la porte de
sa maison, et d'une demoiselle Richemont, qui était en effet
pensionnaire de l'hôtel du Roule à celle époque (Arch. de la Bas-
tille, 10 239, n" 125), et à qui, paraît-il, M. de Voltaire fit l'hon-
neur d'une visite.
PROMENADES ET VISITES. 55
chez l'abbé Bertelli, toscan, chassé de Paris à celte
époque', ses leçons d'italien à madame Préaudeau-, ses
visites au vieux Nattier', à la duchesse de Chartres,
qu'il intéresse à la cabale et guérit de rougeurs au
visage*, la belle conversation de la reine de France
avec le vainqueur de Berg-op-Zoom au sujet dune
fricassée de poulet' et, en toutes circonstances, rire
de ses étonnements, de ses naïvetés, de ses bévues,
de son outrecuidance. C'est dans les Mémoires qu'il
en fout lire l'amusant et instructif récit.
1. On trouve le nom de l'abbé Bertelli dans les notes de Casa-
nova conservées à Dux. Voir, sur ce personnage, le dossier 11 737
des Arch. de la Bastille.
2. S'ag-it-il de Jennne-Marie Bouret, femme de Claude Préau-
deau, ou de Catherine-Etiennette-Charlotte Gaulard, mariée, par
contrat des 18 et 19 janvier 1751 (élude Crémery), à Claude-
Jean-Baptiste Préaudeau, fermier général?
3. P. de Nolliac, Casanova chez Saitier {Journal des Débats.
P'' décembre 1909).
4. De cet épisode Casanova a fait un autre récit, mais sans
se mettre en scène, dans ses Réflexions sui- la Révolution fran-
çaise (publiées dans le Livre, 1887, p. 232-233). >>ous nous con-
tentons d'y renvoyer le lecteur.
5. On trouvera un récit, plus détaillé que dans les Mémoires,
de cet épisode, dans un petit ouvrage, resté longtemps inconnu,
de Casanova, // Duello, ovrero saggio dcUa lita di G. C. Veniziano
(Venise, 1780), dont M. J. PoUio vient de publier le texte.
CHAPITRE V
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES
Casanova ne serait point Casanova si sa curiosité
ne l'avait conduit partout où il avait chance do
rencontrer, soit des tendrons, dont le fempérameut
vicieux ou l'éducation négligée devaient faire des
proies faciles pour un libertin de sa trempe, soit de
vieilles coquettes, qui, ne pouvant oublier leurs succès
passés, se plaisaient plus que de raison dans la société
des jeunes hommes.
Pour ses débuts, il s'attaque à la fdle de son
hôtesse, Mimi Quinson, âgée de quinze ou seize ans.
Qu'il soit parvenu à la séduire, ou plutôt, comme il
l'assure sans galanterie, qu'il ait été séduit par elle,
et que l'imprudente soit devenue grosse, la chose est
fort croyable. Qu'il ait du s'expliquer de ce méfait
devant un commissaire, rien de plus vraisemblable.
Mais il ajoute qu'après enquête, le lieutenant de police
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. 57
le renvoya blanc comme linge et condamna la mère à
paver les frais : cela passe un peu les bornes.
Il y a pourtant du vrai dans cette histoire. La mère
de Mimi Quinson, veuve d'un violon de la Comédie-
Italienne, tenait des chambres garnies rue ?\îauconseil,
dans une maison qui prit un peu plus tard le nom
d'hôtel d'Arp-iitaine, et joignait à ce méfier celui de
revendeuse et de prêteuse sur gages. Elle avait trois
filles, l'aînée, laide et sotte, sans avenir par consé-
quent dans la galanterie, la seconde, infiniment plus
délurée — c'est la Mimi de Casanova — , la troisième
enfin, une enfant encore, mais qui déjà « promettait
quelque chose ». Mimi Quinson était petite, bien faite,
les cheveux châtains, mais point jolie, avec une
grande bouche et des marques de petite vérole. Ces
défauts ne l'empêchèrent pas d'entrer comme danseuse
à l'Opéra-Comique, oii, sous le chaperonnage de sa
digne maman, qui payait d'exemple, elle faisait tout
imiment commerce de ses charmes. Le prince de
Monaco, disait-on, ne dédaignait pas de lui demander
parfois quelques faveurs payantes. Quant à ses débuts
avec Casanova, la police ne les ignorait pas, car, dans
un de ses rapports, l'inspecteur ^leusnier assurait que
la petite Quinson avait été débauchée dès l'âge de
treize ans — l'indication de Casanova paraît cette
fois plus exacte — par une nommée ïhiébault pour
le sieur de Cazanove. Mais « on doute, ajoutait-il,
qu'il en ait eu les gants ' ».
1. Arch. de la Bastille, 10 237, rapport da 2't avril 1754;
cf. Gapon, Casanova à Paris, p. 78. Nul doute qu"il ne s'agisse
58 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Mimi Quinson, ayant accouché d'un garçon qui fut
envoyé à l'Hôtel-Dieu, monta sur les tréteaux à la
Foire Saint-Laurent, où se trouvait alors la salle de
rOpéra-Comique — et disparut.
Camille-Louise Vézian, une autre jeune fille dont
Casanova conte l'histoire, brilla plus longtemps dans
la galanterie parisienne. Aussi est-il plus aisé de
contrôler l'exactitude du récit de l'aventurier.
La première partie de la vie de mademoiselle
Yézian échappe aux recherches. Qu'était-ce que son
père, ancien officier au service de la France, mort à
Parme? Où et quand naquit-elle? Mystère. En 1739,
elle avouait vingt-deux ans '. Au moment où se place le
récit de Casanova, entre 1730 et 1732, elle en aurait
eu quinze tout au plus. Elle était venue, parait-il,
accompagnée de son frère, solliciter du roi une petite
pension, que justifiaient les services paternels. Elle
descendit à l'hôtel de Bourgogne, où demeurait, on
le sait, Casanova, et, de Vénitien à Parmesanc, la
dans ce passage de ■■ la nommée Thibault, ancienne fille de
débauche, qui a vécu avec le sieur de Saint-Germain, ci-devant
danseur de l'Opéra, se disant aujourd'hui sa gouvernante », el
qui, de concert avec la Simon, dont il sera question à propos
de mademoiselle Morphy, s'occupait à procurer des filles (Arch.
de la Bastille, 11726, dossier Simon, rapport de Meusnier du
22 octobre 1750). Meusnier s'est d'ailleurs trompé en écrivant du
sieur de Cazanove : « C'est le même qui devait épouser la
demoiselle Beauchamps ». Ce Gazanove-là était un certain Fer-
iiandez Cazanove, lieutenant de port à l'IIe-Bourbon, qui, par
acte notarié du 22 juillet 1753, avait en cfTct promis le mariage
H cette jeune personne (Arch. de la Bastille, 10 235, fol. 154,
rapport du 6 septembre 1753).
1. Arch. nat., Y 15 638, comm. Sirebeau, information du 25 avril
175'J, au sujet d'un vol commis au préjudice de son frère.
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. 59
connaissance fut bientôt faite. Mademoiselle \ézian
était « une brune de seize ans, intéressante dans toute
la force de l'expression, parlant bien français et
italien, ayant des formes, des manières très gracieuses,
et un ton de noblesse qui lui donnait beaucoup de
dignité ». Naturellement, "notre liéros se mit en
quatre pour venir en aide aux deux jeunes solliciteurs,
un peu parce qu'ils étaient ses compatriotes, beaucoup
dans le secret espoir d'obtenir les faveurs de la jeune
fdle, pour laquelle il brûlait de désirs. Mais il lui
restait encore quelque délicatesse. Le grand air de
mademoiselle \ézian lui imposa, comme jadis la
confiance ingénue de Lucie de Paséan, et, cette fois
encore, la proie alla à des mains moins scrupuleuses *.
Puis, comme elle revient repentante à Casanova, il la
confie àBalletti, qui la fait entrera l'Opéra, lui donne
des instructions marquées au coin d'une philosophie
sans préjugés, et ne la quitte que lorsqu'il a obtenu
la preuve personnelle qu'elle a déjà fait son profit de
ses conseils intéressés.
« Elle accueillit à la lin, dit Casanova, un seigneur
différent de tous les autres, puisqu'il commença par
lui faire quitter le théâtre, ce qu'aucun autre n'aurait
fait, car ce n'était pas le bon ton du temps : M. le
comte de ïressan ou Tréan, car je ne me rappelle pas
bien son nom. Elle se comporta fort bien, et resta avec
1. Casanova donne le nom du ravisseur, un certain comte de
Narbonne. On peut penser qu'il s'agit de Jean, comte de Nar-
bonne, né à Aubiac en 1718, maréchal de camp et g-entilhomme
de la Chambre de l'Infant duc de Parme (Mercure, cet. 1752,
p. 187; Gapon, Casanova à Paris, p. 95).
60 JACQUES CASANOVA, VK.XITIEN.
lui jusqu'à sa mort. Il n'est plus question d'elle, quoi-
qu'elle vive fort à son aise ; mais elle a cinquante-six ans,
et, à cet âge, une femme est à Paris comme si elle
n'existait pas. Dès l'instant où elle sortit de l'hôtel de
Bourgogne, je ne la vis plus. Quand je la rencontrais
couverte de diamants, nos âmes se saluaient avec
joie, mais j'aimais trop son bonheur pour hasarder
de lui porter atteinte. Son frère fut placé, mais je la
perdis de vue. »
Mademoiselle Véziau figura d'abord à la Comédie-
Italienne sous le nom de Camille Gabriac, de 17o3 à
1755, puis elle débuta à l'Opéra en janvier 1756,
sous son nom véritable'. Nous ne saurions dire au
juste quand elle quitta le théâtre, mais, tout le temps
qu'elle fut jeune et belle, les soupirants ne lui man-
quèrent point. Elle les découragea le moins possible.
Ayant un jour à déposer devant un commissaire,
Camille-Louise Vézian — elle signait Vezzian —
déclara qu'elle demeurait rue de Richelieu, vis-à-vis
de la fontaine, et qu'elle vivait de son bien-. Alléga-
tion irréfutable, car sa beauté, sa jeunesse, son corps
souple et charmant étaient assurément son bien, et
elle en vivait. Jacques-Rol^srt d'Héricy, marquis
d'Étrchan, lieutenant-général des armées du roi,
dont madame de Genlis disait qu'il était le directeur
des femmes galantes ^ la couvrait d'or, mais les
1. Almaiiach des Spectacles. Cf. Gapon, p. lO.J.
2. Arch. nat., Y 15 638, documeat cité plus haut. Cf. Arch. de
la Bastille, 10 234, 26 janvier 1756 et 10 236, fol. 59 y°.
3. Mémoires de madame de Genlis, 1, p. iOi.
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. 61
mauvaises langues aflQrmaient que tout l'arj^rent du
monde n aurait pu lui assurer la fidélité de sa maîtresse,
dont la tète folle tournait au vent de tous les caprices.
La Yézian eut plusieurs enfants, dont le baron de
Wrangen, Tabbé d'Arty, d'autres encore, pouvaient,
non sans motifs plausibles, revendiquer la paternité.
Il y eut dans ces ménages d'occasion des brouilles et des
raccommodements, qui durèrent dix années entières.
Aux dernières nouvelles, en 1767, M. d'Etréhan, à
bout de patience, avait pris des arrangements avec
mademoiselle Barbarou, et mademoiselle A ézian pas-
sait pour faire les délices du marquis de Courten-
vaux. On lui pardonnait beaucoup, parce qu'elle
avait « de l'esprit comme un ange » '.
Son frère, Antoine-François Yézian. dit Sollavie,
commis aux Fermes générales, comptait quatre ans de
plus qu'elle-. Il était, si l'on en croit la cbronique,
d'une jolie figure, et fort avantageux de sa petite
personne. Très répandu parmi les jolies femmes de
mœurs légères et les « tliéàtreuses » de son temps, il
en était fort recherché et choyé. La Deschamps, la
sublime Deschamps, la Phryné du siècle % fut une de
ses passades. Il fit une fin. en I7(J2, en épousant
Anne Piccinelli, de la Comédie-Italienne, au grand
dépit, disaient les inspecteurs de M. de Sartines,
1. Journal (les inspcclcujs de M. de Sartines, p. lO, 36, 46, lô'J,
160, 201-3; Piton, Paris sous Louis XV, I, p. 181, 230, 341; II,
p. 164; m, p. 92, 219, 239-240.
2. Il avait vingt-six ans en 1759, et demeui-ait rue de Riche-
lieu, à côté du café de Foy (.\rcli. nat., Y 15 638, document cité).
3. Œuvres de monsieur ei madame Fa fart, 185 3, p. 243.
62 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
de la demoiselle Deville, son ancienne maîtresse,
qui avait fait tous les frais de sa naturalisation, et le
désirait fort pour mari. Les noces Vézian-Piccinelli
furent roccasion d'incidents ridicules, que Favart
rapporte dans ses Mémoires, et dont on fit des
gorges chaudes dans Paris*.
En 1752. demeurait rue des Deux-Portes-Saint-
Sauveur, vis-à-vis de la maison de Silvia'^, Victoire
Morphy ou Murphy, jeune actrice de l'Opéra-
Comique, où, malgré sa voix un peu faible, elle
avait joué, avec beaucoup de naturel et de grâce, le
rôle de la statue animée dans le Pyginalion de Pan-
nard et Laffichard, représenté le 12 septembre ^
Rien de surprenant donc que Casanova, vivant pour
ainsi dire chez les Balletti, et d'ailleurs demeurant
dans le quartier, ait connu Victoire Morphy et
aussi sa sœur Louison, celle-là même qui allait deve-
nir une des petites-maîtresses de Louis XV et l'une
des premières pensionnaires du célèbre Parc-aux-Gerfs .
Les cinq sœurs Morphy, Marguerite, Brigitte,
Madeleine, Victoire et Louison, à qui ses amours
royales valurent le surnom de Sirette, étaient, comme
1. Journal des inspecteurs de M. de Sariincs, p. 185; Œuvres
de monsieur et madame Favart, p. 250; Gampardon, Comédie-Ita-
lienne, II, p. 42-4i; Piton, Paris sous Louis XV, I, p. 181 ; Gapon,
Mademoiselle Deschamps, p. 178-9.
2. Cette adresse, indiquée par les rapports de police, ne se
trouve pas dans l'édition Garnier, mais l'édition Schûtz (III,
421) mentionne fort exactement que la maison de la Morphy se
trouvait rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur, vis-à-vis du ban-
quier génois Verzura.
3. Arch. de la Bastille, 10 234; Mercure de France, septembre
1752, p. 173; A. Heulhard, Jean Monnet, 1884, p. 85 et suiv.
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. 63
leur nom l'indique, d'origine irlandaise \ Elles avaient
de qui tenir. Leur père, Daniel Morphy, secrétaire
de cet O'Brien qui vivait dans l'entourage de Charles-
Edouard, prétendant au trône d'Angleterre, avait été
enfermé à la Bastille, puis exilé à Nogent-le-Rotrou,
sous l'accusation d'avoir ouvert les tiroirs de son
maître et abusé du secret de ses négociations -. Quant
à leur mère, Marguerite Iquy, il est bien difficile de ne
pas la reconnaître dans une personne de ce nom, dite
l'Anglaise, arrêtée un jour pour inconduitc notoire"'.
Marie-Louise Morphy était née le 21 octobre 1737,
à Rouen *. Elle n'avait pas plus de quatorze ou quinze
ans, quand Casanova put la connaître. Elle était
extrêmement belle, si l'on en juge à la fois par le
récit de Casanova, et par une petite toile attribuée à
Boucher, d'une exécution délicate et d'un coloris
charmant. Sur un lit de repos couvert de soie bleue,
une jeune femme à demi nue est étendue de trois
quarts à droite. La tête est relevée, les deux bras
accoudés, sur des coussins, les cheveux, légèrement
poudrés, sont ornés d'un ruban rose. Un grand voile
de gaze drapé autour du corps potelé laisse à décou-
vert les formes les plus voluptueuses, sur lesquelles
le pinceau de l'artiste a promené sa caresse avec une
1. Arcli. de la Bastille, 10 251, fol. 8-13, rapp. de Meusnier.
2. Arch. de la Bastille, 10 293 (23 février et 10 octobre 1735).
3. Ibid., 11050, dossier Galier (10 et IG mai 1729).
4. Acte de baptême publié par M. E. Welvert, Revue /lisL,
t. XXXV, 1887, p. 29J. Voir quelques pages fort intéressantes
sur la Morphy, dans l'ouvrage du comte Fleury, Louis XV et les
petiles-maii/ esses, 1899. Les rapports de l'inspecteur Meusnier y
sont utilisés.
64 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
prédilection évidente'. Gomment ne pas rapprocher
de cette description le passage suivant de Casanova,
qui rend compte avec une fidélité scrupuleuse du pré-
tendu tableau de Boucher? « J'eus envie d'avoir ce
magnifique corps en peinture, et un peintre allemand
mêla peignit divinement Lien pour six louis. La posi-
tion qu'il lui fit prendre était ravissante. Elle était
couchée sur le ventre, s'appuyant du bras et du sein
^ur un oreiller, et tenant la lèle tournée, comme si elle
avait été couchée aux trois quarts sur le dos. L'artiste
habile et plein de goût avait dessiné sa partie inférieure
avec tant d'art et de vérité qu'on ne pouvait rien dési-
rer de plus beau, .Je fus ravi de ce portrait; il était
parlant. »
Que Casanova ait joué, comme il le prétend, le
rôle, que les mœurs du temps tenaient pour glorieux,
de pourvoyeur de Louis XV, c'est une affirmation
qu'on ne peut ni appuyer ni contredire, La version
de la police était qvie l'afl'aire avait été brocantée par
une nommée Fleuret, couturière, son amie la demoi-
selle Simon-, et Lebel, attaché, comme on sait, aux
plaisirs du roi ! Mais Casanova n'a-t-il pas pu, lui
aussi, parler de Louise Morphy à l'un de ces per-
1, Toile de 36 cent. X 45 cent., vendue à Paris en mai l'Jl3
9 100 francs (vente Eujjcène Krœmcr). On en connaît plusieurs
répliques.
2. « C'est par le canal de la Fleuret que la demoiselle Simon,
maîtresse du sieur Mollet, inspecteur des bâtiments du roi, a
rais la petite .Morpliis sur le trottoir » (Arcli. de la Bastille.
10 242. fol. 1.57-t). 6 juin 1753 et 8 avril 1754). Sur Françoise
Simon, maîtresse du sieur Maréchal, voir ibid., 11 S'iô et 11 726,
années 1750-1753.
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. G5
sonnagcs ? L'inspecteur Meusnier, qui nous renseigne
sur cette vilaine aflaire, rapporte, il est vrai, l'opi-
nion d'après laquelle ce fut en voyant « la copie que
Boucher avait faite pour M. de \andière » que
Louis X\ devint curieux de la comparer avec l'ori-
ginal, mais il n'y attache pas d'importance'.
On a dit que Casanova, ayant quitté Paris en
août 1752, et la première mention des amours de
Louis XV avec la Morphy se trouvant dans le
Journal de M. d'Argenson à la date du 30 mars 1733,
le récit de l'aventurier perdait de sa vraisemblance-.
Mais, d'après Meusnier, la petite-maîtresse était « abso-
lument répudiée » en avril 1754 % après une liaison
qui, suivant d'autres témoignages, avait duré plus de
trois ans. On a fait remarquer aussi que certains
auteurs attribuaient à une autre pclite-maitresse,
mademoiselle de Yaumartel, le propos malencontreux
qui valut sa disgrâce à la Morphy. Mais sur la suite
de l'histoire, et sur ce détail en particulier, Casanova
cite ses sources : l'abbé de Bernis, à Venise, et
madame du Barail, femme du commandant de Dun-
kerque. qu'il eut l'occasion de voir en 1757 '.
1. D'Argenson parle de ma demoiselle Morpliy comme d'un
modèle de Boucher, et une tradition retrouve son souvenir dans
la figure de saint Jean prêchant dan» le désert du tableau de
Boucher à Saint-Louis de Versailles.
2. B. .Malfatti, Délie Mcmorie di G. Casanova, a pioposito di
un récente Jibro sulla Du Darry (Prcludio, 7* année, n" 2, 30 jan-
vier 1883, p. 13-19).
o. Arch. de la Bastille, 10 234. La Morphy accoucha d'un fils
en mai ITS'i.
4. « J'ai appris la chose en 1757 à Dunkerque, de madaiiic
66 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Louison Morphy S mademoiselle Morphy de Bois-
f'ailly, comme elle s'appelle à cette époque, épousa,
par contrat du 2o novembre 17oo ", un officier, non
pas breton, comme le dit Casanova, mais auvergnat :
Jacques de Beaufranchet, comte d'Ayat, du diocèse
de Glermont-Ferrand. Il fut tué à Rosbach moins de
deux ans après son mariage, laissant sa femme
enceinte d'un fds, qui naquit le 22 novembre 1757 ^
La comtesse d'Ayat eut encore deux maris :
François-Nicolas Lenormand, seigneur de Flaghac,
maître d'hôtel du comte d'Artois, qui lui donna une
fdle, et le conventionnel Dumont, d'avec qui elle
divorça le 26 frimaire an VII. Elle mourut à Paris, le
12 décembre 1814^, ayant assez vécu pour traverser
la Révolution et l'Empire, après avoir fait un instant
les délices de Louis le Bien-Aimé.
Pour scandaleuse que soit l'histoire de mademoi-
selle Morphy, il n'est rien de plus impossible à
raconter, dans un livre comme celui-ci, que l'épisode
où Casanova met en scène une dame de haut parage,
du Barail, à qui la Omorphi elle-même l'avait racontée » (éd.
Schtltz, III, 429). Ce passage manque dans l'édition Garnier.
1. Casanova lui donne, on ne sait pourquoi, le prénom
d'Hélène.
■2. E. Welvert, Rei'ue liislorique. XXXV, 1887, p. 2îi6. La Morpliy
apportait en ménage une dot de 200 000 livres, un magnifique
trousseau et de nombreux diamants. La même année, deux de
ses sœurs s'étaient également mariées : Victoire à .M. de La Vabre
(Arch. de la Bastille, 11 914, dossier Saulnicr, 28 avril 1755), et
Marie-Madeleine à Simon Baurlier, intéressé dans les fermes du
roi (Arcli. nat., Y 387, fol. 112, contrat du 15 juillet 1755).
.'{. Mémoires de la Lune, dans Nouv. Rci>ue rétrospective, X,
1899, p. 199; Intermédiaire, 30 avril 1912, col. 562.
4. Ch. Nauroy, Le Curieux, II, 188G, p. 178-181.
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. 67
la duchesse de « Ruffé ». Il serait d'ailleurs, ce
semble, à tout le moins imprudent d'en croire là-
dessus Casanova sur parole, et de conclure avec lui
que Gatherine-Cliarlotte-Thérèse de Gramont, veuve
en premières noces de Pliilippe-x\.lexandre, prince de
Bournon ville, et, depuis 1746, de son second mari,
Jacques-Louis de Saint-Simon, duc de Ruffec, fût une
vieille et lubrique mégère. Elle n'avait guère alors
plus de quarante ans, et demeurait, soit dans un
hôtel de la rue des Saints-Pères ', soit dans un appar-
tement de la rue de Beaune, où elle mourut le
21 mars 1755". Casanova aurait été introduit auprès
d'elle par le prince de Monaco, et, à la vérité, rien
n'est plus plausible. Charles-Maurice Grimaldi de
Monaco, comte de Yalentinois, était en effet le propre
gendre de la duchesse de Ruffec % et le prince de
Monaco (Honoré-Camille-Léonor), dont veut parler
Casanova, était le frère aîné du comte de Valentinois.
Est-ce chez la duchesse de Ruffec que notre héros
1. Appartenant à ^IM. de Pleure et de Mauroy (Arcli. nat.,
T 2571, papiers Mauroy, bail du 18 avril 1747).
2. Arch. nat., Y 12 380, comm. Grimperai, scellé après décès.
Voir son testament, du 11 mars, aux Arch.de la Seine, Insinua-
tions, vol. 238, fol. 10.
3. Il avait épousé Marie-Christine-Chrétienne de Saint-Simon
de Ruffec. Il ne serait pas absolument impossible que la
duchesse de Ruffec de Casanova fût Marie-Jeanne-Louise Bauyn
d'Angervilliers, femme, et veuve en 1752, d'Armand-Jean de
Saint-Simon, duc de Ruffec. Cette dame passait pour légère
(Arch. de la Bastille, 10 252, 1" juillet 1752, et 10 239, fol. 747,
11 juin 1756), mais elle était alors relativement très jeune. Sa
belle bibliothèque, vendue en 17G2, contenait un certain nombre
d'ouvrages fort libres {Catalogue des lit'res de feue madame la
duchesse de Ruffec, Paris, 1762).
08 JACQUES GAPAXOVA, VENITIEN.
connut la Bonlcmps, célèbre diseuse de bonne
aventure ' ?
Aux environs de l'année 1740, il y avait, rue de la
Plaine, près la barrière de Yaugirard, une femme
nommée Jeanne -Marguerite Leblanc, épouse de
François Deshayes, dit Bontemps, grenadier aux gardes
françaises, qui n'avait pas sa pareille pour deviner le
passé, le présent et l'avenir. Quand des dames
venaient la voir, ce cpii arrivait souvent, car on voyait
de nombreux carrosses à sa porte, elle commençait
par s'assurer, au moyen des plus minutieuses précau-
tions, la discrétion et le silence, puis elle prenait sur
une planche une tasse à demi-pleine de marc de café,
en versait la moitié dans une soucoupe, faisait
tourner trois fois la lasse sur la pointe d'un couteau,
et débitait à ses visiteuses des choses surprenantes.
La police s était émue de ces sortilèges et de la vogue
qui s'attachait à la devineresse. Aussi, malgré les
protestations de son époux jurant ses grands dieux
qu'ils avaient toujours vécu en gens d'honneur, et
que leur ménage était chargé de « cinq pauvres
petits enfants », la Bontemps fut mise à la Salpe-
trière le 18 août 1743, puis reléguée à Senlis, enfin
rappelée à Paris le 30 novembre 1745'.
Qui a dit la bonne aventure la dira, quoi qu'il
arrive, jusqu'à la fm de ses jours. La Bontemps avait
eu déjà des clients illustres : le cardinal de Bernis,
!. « La fameuse Bontemps à Paris m'avait tenu à peu piv'S le
même langage » (édition Garnier, YI, p. 25).
2. Aich. de la Bastille, il 527.
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES. 69
à qui elle avait prédit sa fortune, le duc de Choiseul.
Sut-elle jamais que madame dePompadour elle-même
lui fit un jour visite, soigneusement déguisée, avec
sa fidèle dame d'honneur, madame du Hausset?
Celle-ci a laissé dans ses Mémoires le récit de celte
équipée chez la femme du soldat aux gardes, qui
avait, dit-elle, un certain esprit, mais le défaut de
s'enivrer.
Que cette visite ail eu lieu réellement, il est, comme
on pense, difficile de l'affirmer, mais les circonstances
en sont d'une parfaite exactitude. « Je fis parler,
écrit madame du Hausset. à une femme de chambre
de la duchesse de Ruffec, pour qu'elle obtint un
rendez-vous de la sorcière... Il y a quatre ou cinq ans
que la Bontemps s'est emparée de l'esprit de madame
la duchesse de RufTec, à qui elle a persuadé qu'elle
lui procurerait un élixir de beauté pour la remettre
comme elle était à 23 ans. Les drogues nécessaires
pour le composer coûtent fort cher à la duchesse;
et tantôt elles sont mal choisies, tantôt le soleil
auquel elles ont été exposées n'clait pas assez fort,
tantôt il fallait une certaine constellation qui n'a pas
eu lieu. Quelquefois aussi, elle prétend démontrer à
la duchesse qu'elle est embellie; elle se laisse porter
à le croire. Mais ce qu'il y a de plus singulier, c'est
l'histoire de la fille de la sorcière, qui était belle comme
un ange, et que la duchesse a élevée chez elle ^ »
Gomment douter de la vérité de ces détails, quand
1. Mém. de madame du Hausset, éd. Fournier, 1891, p. 148-54.
70 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
on voit que, le jour même du décès de la duchesse,
le commissaire chargé d'apposer les scellés écrit les
lignes suivantes : « Avons ensuite été conduit dans
un appartement composé de six pièces au deuxième
étage, dont la plus grande partie occupée par François
Dcshayes, dit Bontemps, officier de milice, se disant
écuyer de madite deffunte dame duchesse, et par
Jeanne-Marguerite Leblanc, épouse du dit sieur
Bontemps, femme de chambre de ladite deffunte, et
Marie-Anne Deshayes, dite Rosalie, leur fdle, aussi
femme de chambre de la dite dame » '?
1. Arch. nat.. Y 13 380, comm. Grimperel, avec les signatures
de la mère et de la fille : Jane-Marguerite Leblanc-Deshesl, et
Marian-Rosalie Deshest.
CHAPITRE YI
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA
Au moment où Casanova arrivait à Paris pour la
première fois, l'opéra de Zoroastre, représenté à
l'Académie de Musique le o décembre 1749, conti-
nuait d'attirer la foule. Les vers sonores de Cahusac,
la musique émouvante de Rameau, l'heureux arrange-
ment des décors, des ballets et des machines, tout avait
concouru à assurer le succès. Le premier et le qua-
triè^ie actes surtout avaient paru inimitables, l'un par
sa précision, sa clarté, sa noblesse, l'autre par sa force
sublime et continue. Aussi tout Paris allait-il entendre
Jélyotte chanter, dans le fracas du tonnerre :
Ciel! Thémire expire dans mes bras '.
1. Calendrier hist. des Spectacles, 1751, p. 11"; Mercure de
France, mai 1752, p. 164-172; Duforl de Gheverny, .Mémoires,
I, p. 98.
72 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
« M. le comte de Looz', ambassadeur du roi de
Pologne et Electeur de Saxe à la cour de Versailles,
dit Casanova, m'invita en l7ol à traduire en italien
un opéra français susceptible de grandes transforma-
tions et de grands ballets annexés au sujet même de
l'opéra, et je fis cboix de Zoroastve. »
Il y a bien des cbances pour que la mère de l'aven-
turier, fort connue à Dresde, et bien placée pour faire
recommander son fils à ^I. do Loos, n'ait pas été
étrangère à cette flatteuse invite. Depuis 1738, après
deux engagements à Londres et à Saint-Pétersbourg,
Zanetta Farusi, veuve de Gaétan Casanova, faisait
partie d'une troupe de comédiens et de chanteurs
italiens attachée à la cour de Saxe. La compagnie,
recrutée principalement à Venise, comprenait, outre
Zanetta les couples Isabella et Bernardo Vulcani,
Gerolima et Antonio Franceschini, et Paolo Carexana.
Zanetta, jouait en qualité de « Rosaura » les rôles
d'amoureuses, et ne dédaignait pas de se produire
également dans l'opérette, tandis qu'une autre véni-
tienne, beaucoup plus illustre. Faustina Bordoni,
femme du kapcUmeister Hasse, chantait à l'Opéra,
où elle faisait triompher, avec la musique de son
mari, les œuvres de Métastase et de Pallavicini. Ainsi
Dresde, depuis longtemps vantée pour son goût et son
luxe, se trouvait être un centre presque unique en
Europe pour les amateurs de chant, de musique et
1. Jean-Adolphe, comte de Loos, envoyé extraordinaire du roi
de Pologne, demsurait à Paris, rue de la Planche {Alnianack
royal, 1750, p. 116).
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 73
de comédie. Zanetta n'était plus alors de la première
jeunesse. C'était une grande et forte femme, à la voix
un peu enrouée, trop avancée peut-être dans la qua-
rantaine pour jouer les jeunes amoureuses. Elle se
piquait d'écrire pour le théâtre. Une pièce, le con-
lese di Mestre e Malg/iera per il trono, représentée
à Varsovie en novembre 1748, était d'elle, paraît-il,
pour l'i/n'enlion, et de Salvatore Apollini pour la
composition : simple bouffonnerie d'ailleurs, peu spi-
rituelle, mais qui n'était pas dépourvue d'une certaine
force comique ' .
Casanova aimait aller vite en besogne. Aussitôt
pressenti pour Zoroastre, il se mit à l'œuvre et
acheva assez promptement son travail pour que sa
traduction, ou plutôt son adaptation, pût être repré-
sentée au Théâtre Royal de Dresde les 7, 8 et
10 février 1752, avec Adriano in Siria de Métastase
et Hasse. Elle eut même les honneurs de l'impres-
sion : un exemplaire, probablement unique et portant
le nom de Casanova, est conservé à la bibliothèque
de Dresde. Pour les décors, le vénitien Pietro Algeri,
architecte et décorateur, qui à Paris s'était occupé de
Zoroasti-e, dont il avait établi le temple souterrain -,
1. Sur les acteurs italiens à Dresde à cette époque, voir
Beytiàs;c znr llisloric und Aufnahnie des Theaters (Stuttgart,
1750); M. ¥ixvsiensi\x, Zur Geschichte der Musik und des Theaters am
Hofc dcr Kurfursten von Sachsen und Kôni^e von Polen (Dresde,
1861-2); Friedr.-Aug-. Freiherr O' Byrn, Giovanna Casanova und
die Comici itallani ani polnisch-sàchsischen Hofe (JVeues Archiv
fiii sàchsische Geschichte, 1880, p. 289-314).
2. Algeri, dont Casanova oublia de parlei dans ses Mémoires,
était aussi l'auteur des décors des Fées rivales, une pièce de
5
74 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
vint tout exprès à Dresde. Johann Adam, composi-
teur du roi de Pologne, avait écrit la musique des
danses, des ariettes et du dernier chœur. Quant aux
ballets, ils avaient été réglés par un ami de Casanova,
Pitrot, premier danseur et compositeur des ballets
du Théâtre de Dresde. La distribution n'était pas
indigne des soins donnés à la mise en scène. Ber-
nardo Vulcani remplissait le rôle de Zoroastre,
Marta Bastona Focher celui d'Amelita, Isabella \ul-
cani celui de Zelisa; Zanetta Casanova jouait Erinice,
princesse de Bactre. Au nombre des figurantes du
ballet, on remarquait la « signora Casanova », pro-
bablement Marie-Madeleine, sœur cadette du tra-
ducteur, qui n'avait guère alors plus de vingt ans^
Dans une curieuse prolesta, imprimée en tête du
livret, l'orthodoxe Casanova s'excusait de présenter au
public une tragédie contraire à tous les dogmes du
christianisme, assurant qu'il avait voulu seulement
donner un spectacle dont les machines, les décors et
les ballets faisaient le principal attrait.
A Paris, la représentation de Zoroastre aw Théâtre
de Dresde ne passa pas inaperçue. Dans un assez
long article, le Mercure rendit compte de cet événe-
ment, fort glorieux, assurait le chroniqueur anonyme,
pour le poète, Cahusac, et pour le musicien, Ra-
Véronèsc, donnée au Théâtre-Italien le 18 sept. 1748 (Parfaict,
Dict., II, 505-1-3). Les mêmes auteurs citent comme un de ses
])lus beaux ouvrages « un grand escalier peint à l'iiuile sur
l'effet de la nature, tenant à des colonnes et figures naturelles »,
en l'hôtel du baron de Tiers, place Vendôme (VII, 3'i7).
1. 0' Byrn, op. cit., p. 309-310.
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 7o
meau ^ Quant à la traduction elle-même, l'auteur fai-
sait un vif éloge de sa fidélité et de son élégance. « L'es-
prit de l'ouvrage original, disait-il, y est partout rendu
avec un coloris ou fort ou aimable, et ^I. de Casa-
nuova, qui en est l'auteur, fait assez voir qu'il est
capable de produire par lui-même des ouvrages
dignes d'être lus. » Et il citait comme un modèle
l'adaptation du beau chœur : Tremble, tremble,
fuis nos pas. du premier acte, irréprochable quant
au chant et au « dessein ». De cette traduction les
extraits donnés par le Mercure permettent de se faire
une idée assez juste. Moins ferme que le texte
français, parfois même un peu délayée, elle ne
manque assurément ni d'habileté ni d'élégance, et
fait honneur, en somme, au jeune poète de vingt-
sept ans. La jugeant froidement à quarante années
de distance, Casanova fit preuve d'une louable
modestie. « Je dus, dit-il, adapter les paroles à la
musique des chœurs, chose difBcilc. Aussi la
musique resta belle, mais la poésie italienne ne brillait
pas. ^lalgré cela, le monarque généreux me fit remettre
une belle tabatière d'or, et je réussis à faire un grand
plaisir à ma mère. » Sa joie ne fut-elle pas un peu
gâtée, quand il vit de combien de fautes d'impression,
fort grossières, le Mercure, qui se piquait pourtant
de littérature italienne, avait émaillé ses vers-?
1. Zoloasire et Castor et Pollux sont, croit-on, les seuls opéras
de Rameau qui aient été représentés en Allemagne au xviii' siècle
(Ch. Malherbe, Notice biographique, au t. I (1895), p. 22, des
CJEiwres musicales de Rameau).
2. Mercure de France, mai 1752, p. 164-172.
76 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Zoroasti-ewQ paraît pas avoir été le seul ouvrage de
théâtre que Casanova ait écrit pour se faire bien
venir du roi de Pologne. Il dit quelque part qu'il
composa une parodie des Frères ennemis de Racine,
dont Auguste III prit connaissance. Personne n'a
signalé cette production; on sait seulement que Casa-
nova reçut de l'Electeur au moins deux gratifications
en argent, l'une de cent thalors en février 1732, l'autre
de quatre-vingts en mars'. Etait-ce pour le récom-
penser de sa parodie ou de son Zoroastre'l
Peu de mois après que Casanova faisait ainsi
parler de lui honorablement à Paris et à Dresde, il
débutait comme auteur à la Comédie-Italienne. Il
n'y a pas un mot dans ses Mémoires sur cet événe-
ment, dont cependant il aurait pu tirer vanité. A vrai
dire, la pièce dont nous allons parler n'eut pas un
éclatant succès, et Casanova s'était adjoint un colla-
borateur, ce qui plus tard lui parut peut-être indigne
de lui. Mais il aurail pu, ici comme ailleurs, pré-
senter les choses à son avantage, et l'on s'étonnera
sans doute qu'il ne l'ait pas fait.
Ce sont les frères Parfaict, compilateurs conscien-
cieux et minutieusement informés d'un Dictionnaire
des Théâtres paru en 1756, qui nous permettent
d'ajouter cet ouvrage, parfaitement inconnu, et
d'ailleurs jamais imprimé, à la bibliographie casanp-
vienne : les Tliessaliennes ou Arlecjuin au Sabbat,
comédie française, trois actes en prose avec spcc-
1. 0' Byrn, op. cil.
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 77
tacle et trois divertissements, par MM. Prévost et
Cazanauve, jouée quatre fois à partir du lundi
24 juillet 1752, par les meilleurs acteurs de la
troupe italienne \
A vrai dire, les frères Parfaict sont fort embarras-
sées d'indiquer la part de chacun des deux auteurs,
comme d'ailleurs de donner sur leurs personnes des
renseignements précis. « A l'égard de M. Prévost.
il nous est, disent-ils, totalement inconnu ; on nous
a seulement appris que c'est un homme d'esprit et
de mérite, ce que la lecture de l'extrait détaillé de sa
pièce ne peut inanquer de faire présumer. » En réa-
lité, Prévost n'était autre que François Le Prévost
d'Exmes, jeune auteur, dont les Tliessalienncs
étaient le premier ouvrage". Quant à Casanova, on
nous pardonnera de placer ici, sans y rien retran-
cher, la note fort piquante et savoureuse que les bons
compilateurs écrivirent à son sujet : « Plusieurs
acteurs de la Comédie-Italienne nous ont assuré que
M. Cazanauve" n'avoit d'autre part à cet ouvrage que
1. Dict.dcs rhédtres, Y. 1756, p. 421-423; cf. t. VII, additions
et corrections, p. 430-431. — Cf. de Léris, Dict. portatif des
théâtres, 17G3: Chamforl et La Porte, Dictionnaire drama-
tique, 1776: d'Origny. Annales du Th. italien, I, 1788; G. Gucuel,
Xotes sur la \Comédie-ItaHenne (Saiitnielbànde der internatio-
nalen Miisiligesellschaft, 1913, p. 158-',n.
2. Sur Le Prévost d'Exmes, publiciste et auteur dramatique
fécond (1729-1793), voir Desessarts, Les siècles littéraires de la
France. V, 1801, p. 269-71, et Quérard, France littéraire, V.
194-5.
3. Aux Additions et corrections du t. VII (p. 'i30-l), les frères
Parfaict ont remarqué qu'on devait écrire Cazanove et non
Cazanauve, et qu'ils croyaient cet auteur actuellement vivant.
78 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
de l'avoir présenté à leur assemblée, pour rendre ser-
vice à M. Prévost son ami, et que lui-même n'en
taisait pas mystère. D'autres nous ont dit qu'ils y
avaient travaillé en société. Quoi qu'il en soit,
M. Gazanauve est italien, fils d'un comédien italien
qui n'a jamais paru sur le théâtre de Paris; il jouit
d'une fortune honnête, qui lui donne les moyens de
contenter son goût pour la littérature et les voyages ;
nous le croyons retourné en Italie. Nous devons la
meilleure partie de cette note à M. Bailctti (Mario). »
La fortune honnête de Casanova ! L'aventurier dut
bien rire, si jamais le Dictionnaire des TliètUres lui
tomba entre les mains. « Nous le croyons retourné
en Italie. » Oui, certes! A ce moment même, Casa-
nova était à Venise, sous les Plombs. Mario ne le
savait-il pas, ou n'avait-il pas voulu le dire?
Au milieu de décors assez luxueux, représentant
tantôt un paysage riant et ombragé, avec un hameau
dans le fond_, tantôt un palais enchanté, tantôt le
sabbat, tantôt enfin le Temple de Diane, les trois
actes des Thessaliennes s'efforçaient d'intéresser le
public aux faits et aux gestes de Dorinde et de
Corinne, deux bergères de Thessalie, quelque peu
magiciennes, de Lindor, amant de Dorinde, d'Arle-
quin, serviteur de Lindor, amoureux de Goraline,
jeune bergère ingénue, maîtresse de Scapin. La donnée
de la pièce, c'était en somme l'histoire de deux
amants qui, trompés par un fourbe, s'imaginent, cha-
cun de leur côté, avoir été ensorcelés l'un par l'autre.
Tous les enchantements étaient, en fin de compte, dis-
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 79
sipés pai' le grand-prêtre de Diane, Alcandre, et les
deux amants se mariaient parmi les réjouissances
populaires, objet du divertissement et du ballet qui
terminaient le spectacle dans l'allégresse générale :
Vole en ces lieux, l'Amour fappelle.
Hymen, viens combler nos désirs:
Voire union fait nos plus doux plaisirs ;
Hymen, Amour, vous n'êtes rien sans elle '.
La critique, s'il est permis d'employer ici cette
expression très moderne, ne fut pas tendre pour les
deux auteurs, aussi inconnus d'ailleurs l'un que
l'autre du public parisien. Et d'abord, l'originalité
du sujet parut très contestable. Les amateurs se sou-
venaient que Romagnesi avait fait jouer autrefois à
la foire une pièce intitulée, elle aussi, Arlequin an
sabbat, comportant, comme celle de Prévost et Casa-
nova, trois actes et trois divertissements, et que tout
récemment, en février 1732, les marionnettes du
sieur Bienfait avaient exécuté en pantomime Arlerjuin
an sabbat, ou l'Ane d'or d' Apulée-. Des gens
mieux informés encore pensaient que les deux auteurs
s'étaient fortement inspirés d'une pastorale en vers de
Jacques Autreau, intitulée /a Magie de PAmour^,
renchérissant sur cet ouvrage et sur le roman des
Veillées de Thessalie. de mademoiselle de Lussan,
1. Les frères Parfaict (VU, 423-450) ont donné une très longue
analyse de la pièce.
2. Ibid., VII, .359.
3. Jouée en 1735. La scène se pasï:ait également en Thessalie,
dans un bosquet consacré à Diane, dont on voyait le temple
dans le lointain.
80 JACQUES CASANOVA. VÉNITIEN.
qui en était la source. Ils remarquaient, au surplus,
une grande ressemblance, qui pouvait bien n'être
pas fortuite, entre les Thessalieiines et la principale
scène d'une autre comédie de M. Autreau, les Amans
ignora/is. Dans le jugement qu'ils portent svu'la pièce,
les frères Parfaict sont justes, mais sévères. « Ajoutez,
disent-ils, à ces ressemblances un mélange de tra-
gique déplacé, c'est-à-dire de ce tragique à la mode
qui fait prendre presque toutes les tragédies modernes
pour des tragédies de collège, de ces coups de théâtre
qu'on accuserait à tort de ne faire aucun effet, puis-
qu'ils finissent ordinairement par faire rire, de tout
ce remue-ménac^e. si nous osons nous servir de ce
terme, que les traductions du fameux Métastase ont
mis en crédit, que la stérilité de nos poètes tragiques
prend pour de l'action et de la chaleur, et qu'elle
copie à la lettre, parce qu'on ne copie que les fautes
des grands hommes... Joignez-y l'incohérence d'un
dialogue allongé, dont nous nous ferions scrupule de
mettre plus de huit ou neuf lignes sous les yeux du
lecteur, et l'on ne s'étonnera pas du peu de succès
de cette pièce. Quoique écrite en français d'un bout à
l'autre, on doit l'envisager comme un vrai canevas
italien, oii l'on trouve de l'imagination, des scènes de
bon comique et des jeux de théâtre heureux et nou-
veaux; il y a apparence qu'elle aurait réussi, si elle
eût été jouée à l'impromptu, et dans la langue qui est
propre à ce genre. La vivacité du dialogue italien et
du jeu des acteurs, qui auraient été plus à leur aise
dans leur langue naturelle, aurait remplacé avantageu-
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 81
semenl la prose languissante qui en fait le principal
défaut '. »
Les Tliessaliennes sont, à notre connaissance, la
seule pièce de théâtre représentée à Paris, à laquelle
Casanova ait mis la main, s'il est bien vrai qu'il l'ait
t'crite « en société » avec Le Prévost d'Exmes.
A l'en croire cependant, il travailla aussi, lors de
son second séjour, aux paroles d'un motet, les
Israélites sur la montagne cCOreb, donné à ce Con-
cert spirituel que François Philidor, musicien de la
chapelle du roi, avait fondé en 1723 aux Tuileries, à
la salle des Cent Suisses. « Ce fut de moi, écrit-il,
que l'abbé de \oisenon conçut l'idée de faire des ora-
torios en vers; ils furent chantés pour la première
fois aux Tuileries, les jours oîiles théâtres sont fermés
pour cause de religion. » Et une note trouvée à Dux
précise mieux encore : ce Je l'ai écrit en vers lyriques
italiens, et l'abbé mon ami l'écrivit en vers français,
non pas en me traduisant, mais en m'imitant, et en
embellissant mes idées par l'alliance des siennes. Il
l'a donné au Concert spirituel, dans le carême de l'an
1738. » Il est exact que cette sorte d'oratorio fran-
çais, dont les vers étaient bien de \oisenon et la
musique de Mondonville, fut joué pour la première
fois au Concert spirituel, le mardi 14 mars 1738, et
1. Le Mercure ne donna pas de compte rendu des Tliessaliennes,
et je n'en ai rencontré aucune mention dans îe Calendrier histo-
rique des Spectacles. Le Dictionnaire dramatique de Chamt'ort et
La Porte (III, 1776, p. 270) réédite, en la résumant, la critique
des frères Parfaict.
82 .lACni'ES CASANOVA, VÉNITIKN.
repris avec le plus grand succès les années sui-
vantes'.
Toute sa vie, Casanova garda le goût d'écrire des
pièces de théâtre, etaussi, quand l'occasion s'en présen-
tait, deles jouer lui-même. Il avait, fort jeune encore,
mis en alexandrins italiens le Rhadnmiste de Crébillon.
Un peu plus tard, ayant traduit l'Écossaise de Voltaire,
ce qui même paraît avoir été un des principaux motifs
de sa brouille avec le grand homme, il la fit représenter
à Gênes en 1760, au théâtre Sant'Âgostino'. Ces
travaux de Casanova, exercices littéraires plutôt
qu'ouvrages sérieux, ont-ils été imprimés? C'est fort
douteux. En tout cas, on ne possède aucun rensei-
gnement sur leur compte. On n'est pas mieux fixé
sur une autre pièce, opéra ou tragédie lyrique, que
1. Le Mercure de 1T58, t. I, p. 171-177, en donne le texte
complet et fait le plus grand éloge du poème, « essai et modèle
tout à la fois », qui « mérite d'être consacré dans les fastes des
spectacles français ». — « Les Israélites dans- le désert et les
Fureurs de Saut ont fait encore plus de plaisir que dans leur
nouveauté. Voisenon a renouvelé ce genre en France», écrivait
Favart dans une lettre du i" mai 1761 {Œuvres de monsieur et
madame Favarl, l'^53. p. 209). Voir aussi Lettres de Voltaire,
dans Œui'res, LX, p. 345, et Mercure, avril 1759, 11, p. 204,
mai 1759, p. 188 et décembre, p. 193. Le livret des Israélites
parut chez Estienne en 1758 (cf. Œuvres de Voisenon, III, 1781,
p. 208 et suiv.). Quant à la musique de Mondonville, restée
manuscrite, elle semble avoir disparu (G. Cucuel, La Musique
et les musiciens dans les Mémoires de Casanova, dans Revue du
XVIII' siècle, 1913, p. 5(1).
2. Belgrano, Aneddotti Casanoviani , p. 14-19, commentant le
passage où Casanova raconte la représentation, a donné, d'après
Bartoli, Motizie storiche (/<■' Comici ifaliani, I, 121, II, 133, quel-
ques renseignements sur le chef de la troupe, Pietro Rossi, mais
il n'a trouvé aucun document ni sur la représentation, ni sur la
ti'aductiou elle-même, restée vraisemblablement inédite.
LKS i:.SSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 83
Casanova se vante d'avoir écrite en quinze jours à
Madrid, et que l'imprésario bolonais Marescalclii fit
jouer, avec la musique d'un maestro italien, au
palais de M. de Mocenigo, ambassadeur de Venise. La
représentation aurait eu lieu en mai 17()8, et Casanova
nomme deux de ses protagonistes, les sœurs Pelliccia,
romaines.
Et ce ne fut pas, en matière de théâtre, le dernier
mot de notre aventurier. Pendant le séjour qu'il fit
à Trieste en 1774, ne s'improvisa-t-il pas « directeur
et régulateur général pour la comédie française »?
A Venise, un peu plus tard, ne joignit- il pas à ses
fonctions de confident des Inquisiteurs d'Etat celles,
plus avouables, d'imprésario et de critique drama-
tique? Son Messai^er de Tlialic^ fournit la preuve
de l'activité qu'il y déploya.
A Dux enfin, Casanova employa quelques-uns de
ses loisirs à écrire au moins une petite pièce, intitulée
le Polénioscope ou la Calomnie démaaquée par la
présence d'esprit -, où la princesse Clari, née de Ligne,
devait remplir le rôle de la comtesse, et le prince son
époux celui de Gisors. Pour écrire cette tragi-
comédie en trois actes — c'est le titre que lui donne
son auteur — l'aventurier vieilli était remonté par la
1. Signalé et décrit par Aldo Ravà, dans le Gioraalc storico
délia letteratura italiana {Contrihuto alla» bibliografia di Gia-
como Casanoi'a), t. LV, 1910, p. 357-370.
2, Publié en français (texte original) par G. Kahn dans la
Vogue, 1886, et par Ottmann (Jakob Casanova von Seingalt, 1900),
en allemand. Sur d'autres pièces de théâtre, dont des fragments
manuscrits se trouvent à Dux, voir notre dernier chapitre.
84 JACQUES CASANOVA, VENITIEN,
pensée à plus de quarante ans en arrière, et avait mis
en scène un épisode dont il avait été témoin à
Crémone en 1747 ou 1748, et qu'il a, du reste, conté
dans ses Mémoires. « L'argument, disait-il dans son
avertissement au lecteur, est vrai à la lettre, et il est
très connu de tous les officiers français qui servirent
alors en Italie, dont plusieurs vivent encore. J'ai
connu moi-même, dans l'année 1748. la charmante
comtesse à Crémone, oii, très respectée, elle jouissait
de la réputation la plus pure. La seule fiction que je
me suis permise est la présence de M. le duc de
Richelieu, qui commandait alors à Gênes. J'ai aussi
arhitré (sic) en donnant le nom de Gisors à l'officier
qui a perdu la gageure, et celui de ïalvis ' à l'autre
qui fut assassiné, pour augmenter l'intérêt de l'action.
Ce dernier fut tué trois jours après son crime, et non
pas trois ou quatre heures, comme il est dit dans la
pièce. Tout ce qui regarde la lorgnette menteuse est
vrai aussi, mais historiquement ce fait ne pourrait
pas être enfermé dans les trente-six heures que la
pièce occupe. Ces petits arbitres (sic) feront moins de
tort à ma pièce que ne lui ferait l'observation
négligée des trois unités, auxquelles j'ai cru deA^oir
m'assujettir scrupuleusement. »
Mais il ne suffisait pas, assurément, que le sujet eût
été, comme nous dirions aujourd'hui, vécu, moins
1. Ces deux noms sont bien réellement ceux de personnages
connus par Casanova. Le gouverneur de Metz, Fouquet, à qui
madame d'Urfé recommanda raventurier, était comte de Gisors.
Sur Talvis ou Taillevis, voir plus loin, p. lOl.
LES ESSAIS DE THEATRE DE CASANOVA. 85
encore que l'auteur se fût conformé à toutes les
règles, car, somme toute, la pièce est ennuyeuse, et.
si elle fut jouée au théâtre de société du château de
ïcplitz, il est douteux qu'elle y ait été accueillie
autrement qu'avec politesse.
CHAPITRE VII
DANSEURS ET DANSEUSES
Casanova aima toujours la danse ; c'était un bon
fils du xviii^ siècle. A Venise, au temps de sa folle
jeunesse, nul ne dansait avec autant de grâce et de
vigueur l'épuisante forlane, et, dans nombre de
passages de ses Mémoires, il raconte avec complai-
sance les succès qu'elle lui procura. Déjà vieux ou
presque, il vit le fandango en Espagne, l'apprit et y
passa maître. Son goût n'était pas moins vif pour les
danseurs et les danseuses, soit qu'il les admirât de
pratiquer, mieux encore que lui-même, un art qui lui
était cher, soit qu'il les trouvât gens agréables à vivre,
soit plutôt que le personnel féminin des corps de
ballets, de vertu généralement peu sévère, lui fournît
en abondance les occasions de satisfaire ses caprices
amoureux.
Dès avant de venir en France, entre la vingtième
DANSEURS ET DANSEUSES. 87
et la vingL-cinquième année, nombreux sont les disci-
ples de Terpsichore, hommes ou femmes, à qui l'atta-
chent des liens d'amitié. A Venise, il connaît la Gar-
dela, fille d'un barcarol, qui épousa plus tard le dan-
seur Michel DeU'Agata, et devint maîtresse en titre
du duc de Wurtemberg*; la Roman, elle aussi fille
d'un barcarol, qu'il aida, dit-il, à monter sur les
planches l'année même où madame de Yalmarana la
maria à un danseur français nommé Binet, d'où le
nom, quelle porta depuis, de Binetti. A Parme, il
noue connaissance avec la Soavi, de Bologne, qui,
danseuse plus tard à l'Opéra de Paris, entretenue par
un grand seigneur russe, puis à Venise par M. de
Marcello, finit sa carrière dans sa ville natale, où elle
vint s'établir en 1772 avec une fille âgée de onze ans,
dont les mauvaises langues attribuaient la paternité k
un mousquetaire-, M. de Marigny. En 1750, Casa-
nova voit danser à Turin la Geofroi, qu'un chorégraphe
nommé Bodin épousa vers la même époque, et qu il
retrouva pour la dernière fois à Orléans dix-sept ans
plus tard, au moment où, chassé de Paris, il se diri-
geait vers l'Espagne. C'est enfin, comme on l'a vu,
avec le jeune Balletti, danseur de mérite lui aussi,
que Casanova vint en France.
En 1750, on reprenait à l'Opéra de Paris un ballet
vieux de quarante ans, qui s'appelait les Fêtes Véni-
1. Mée le 3 juillet 1728 (Carletta, loc. cit.). Sur elle et sur son
mari, voir A. Ravà, C'/t imprésario sfortitnato, dans le Mondo
artisUco, année 45, n*" 52, sans date.
2, Détail qui ne se trouve, je crois, que dans l'édition Schiilz
(XII, 2i2).
88 JACQUES CASANOVA, VÉNITIKN.
tiennes^ et où se Irouvaient de jolis vers d'amour,
tels que ceux-ci, bien faits pour lui plaire :
Tendre Amour, dans la nuit c'est toi seul qui nous guides,
Tu la fais préférer aux jours les plus charmants,
Tu rends dans ces moments
Les amants plus hardis, les beautés moins timides.
Il s'y rendit avec son ami Patu, curieux de savoir
quelle idée les Parisiens se faisaient de Venise et de
ses spcclacles, mais plus encore de voir à l'œuvre les
grands « sujets » de l'Académie Royale, oii régnait en
sultan, assurait la malignité publique, Jean-Barthé-
lemy Lany, maître des ballets ^ Il s'étonna du
récitatif, de la manière française de battre la mesure^
du silence des spectateurs, s'amusa de quelques
lourdes fautes du décorateur qui, voulant représenter
par exemple la petite place Saint-Marc vue de l'île
Saint-Georges, mettait le Palais Ducal à gauclie et
le campanile à droite, et ne put garder son sérieux
quand il vit le doge et douze conseillers danser, en
costume inattendu, ce qu'il appelle « la grande pas-
secaille ^ ». Mais voici qu'un personnage seul entre
en scène : « Tout à coup, dit-il, j'entends le parterre
qui claque des mains à l'apparition d'un grand et beau
1. De Dancliet et Campra, représenté en 1710.
2. Lany, né à Paris Je 24 mars 1718, ne quitta l'Opéra qu'en
1770 (Campardon, Académie royale, II, p. 59 et suiv.; Piton,
Paris sons Louis A'V, II, 125, etc.).
3. Il n'y a pas de passacaille dans les Fêtes Vénitiennes. Casa-
nova a donc commis une petite erreur. Quant à la bévue du
décorateur, les Archives de l'Opéra ne permettent pas de pré-
ciser (G. Cucuel, La Musique et les musiciens dans /es Mémoires
de Casanova, dans la Ilevuc du XVIII" siècle, 1013).
DANSEURS ET DANSEUSES. 89
danseur masqué et afFublé d'une énorme perruque
noire qui lui descendait jusqu'à la moitié de la taille,
et vêtu d'une robe ouverte par-devant qui lui descen-
dait jusqu'aux talons... Je vois cette belle figure qui
s'avance à pas cadencés, et, parvenue sur le devant de
la scène, élever lentement ses bras arrondis, les mou-
voir avec grâce, les étendre, les resserrer, remuer ses
pieds avec précision et légèreté, faire des petits pas,
des battements à mi-jambe, une pirouette, ensuite
disparaître comme un zéphyr. » C'était Dupré,
Dupré l'inimitable, dont le poète Dorât, exagérant à
peine, chantait ainsi la gloire incontestée :
Lorsque le grand Dupré, d'une marche hautaine,
Orné de son panache, avançoit sur la scène,
On croyoit voir un dieu demander des autels
Et venir se mêler aux danses des mortels i.
« A la fin du second acte, poursuit Casanova,
voilà de nouveau Dupré, le visage couvert d'un
masque... Il s'avance tout au bord de la scène, il
s'arrête un instant dans une position parfaitement
bien dessinée. Palu veut c[ue je l'admire; j'en con-
viens. Tout à coup, j'entends cent voix qui disent
dans le parterre : « Ah! mon dieu! il se développe,
il se développe! » Effectivement, il paraissait un
corps élastique qui. en se développant, devenait plus
grand. » Cette impression, les Parisiens, férus de
leur idole, l'exprimaient aussi en vers :
1. Poème de la Déclamation.
90 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Ah! je vois Dupré qui s'avance!
Comme il développe ses bras!
Que de grâces dans tous ses pas!
C'est, ma foi, le dieu de la danse '.
Le célèbre danseur avait alors près de cinquante-
cinq ans. et il se disposait à quitter cette année même
l'Opéra, où il triomphait depuis 1715 -.
Une autre gloire parisienne que Casanova eut
le loisir de voir et de juger au cours de cette
soirée, c'est la Camargo. « Je vois, dit-il, une dan-
seuse qui, comme une furie, parcourt l'espace en
faisant des entrechats, à droite, à gauche, dans
tous les sens, mais s'élevant peu, et cependant
applaudie avec une sorte de fureur. — C'est, me
dit Patu, la fameuse Camargo. Je le félicite, mon
ami, d'être arrivé à Paris assez à temps pour la
voir, car elle a accompli son douzième lustre. —
J'avouai alors que sa danse était merveilleuse. —
C'est, ajouta mon ami, la première danseuse qui
ait osé sauter sur notre théâtre ; car, avant elle, les
danseuses ne sautaient pas, et ce qu'il y a d'admirable,
c'est qu'elle ne porte point de caleçon. — Pardon,
j'ai vu... — Qu'as-tu vu? C'est sa peau, qui, à
la vérité, n'est ni de lis ni de rose. — La Camargo,
lui dis-je d'un air pénitent, ne me plaît pas, j'aime
mieux Dupré! — Un vieil admirateur qui se trouvait
à ma gauche me dit que dans sa jeunesse elle faisait
le saut de basque et même la gargouillade, et qu'on
1. Anonyme, dans le Calendrier hist. des spectacles, 1751,
p. 106. Cf. Campardon, Acad. roi/a/e, I, 2So et suiv.
2. Il mourut en décembre 1774.
DANSEURS ET DANSEUSES. 91
n'avait jamais vu ses cuisses, quoiqu'elle dansât à
nu. — Mais si vous n'avez jamais vu ses cuisses,
comment pouvez-vous savoir (ju'elle ne portait point
de tricot? — Oh ! ce sont des choses qu'on peut
savoir. Je vois que monsieur est étranger. — Oh!
pour ça, très étranger \ »
Au Théâtre-Italien, Casanova était, nous lavonsvu,
beaucoup moins novice qu'à l'Académie de Musique.
Pourquoi donc n'a-t-il pas soufflé mot des liens de très
grande intimité qui l'attachèrent tout un hiver à une
danseuse de ce théâtre? Une bonne fortune dont
Casanova ne s'est point vanté! Quelle merveille!
C'est l'inspecteur Meusnier, le policier homme de
lettres, bien connu de ceux qui s'occupent de l'époque
de Louis XV, ^leusnier, professionnel de l'indiscré-
tion galante, qui nous révèle cette liaison inconnue de
Casanova. La ballerine Rabon, femme du danseur
Pitrot, en fut l'héroïne. Elle était, dit Meusnier, reve-
nue à Paris en 1732, mais « il ne lui a point pris
envie de retourner en Saxe avec Pitrot ; au contraire,
pour s'accoutumer plus facilement au veuvage, elle
a passé l'hiver dernier avec Casa-Nova, italien, qui
vit présentement sur le compte de la demoiselle Sil-
via - ».
1. Sur Marie-Anne de Cupis de Camargo, voir Campardon,
op. cit., I, 85 et suiv. : Lelaiuturier-Fi'adin, La Camargo, 1908.
— Tous les sottisiers du temps, dit Cousin (Comte de Clermont,
I, p. 134:-5), assurent que la Camargo, assez mal faite et médio-
crement jolie, cherchait à montrer aux amateurs tout autre chose
que sa taille et son visage.
2. Arch. de la Bastille, 10 243, rapport du 17 juillet 1753,
fol. 1S7-"J. Cf. Capon, Casanova à Paris, p. lU.
92 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Conquête apparemment facile, car Anne-Madeleine
Rabon passait pour légère et de mince vertu. Elle
avait été, de beaucoup de façons, extrêmement précoce.
Danseuse à lOpéra-Gomique à douze ans, elle y con-
luit particulièrement son camarade Leclerc le cadet,
qui la tira de la « crapule ». Ce fut son premier
amant. Depuis, passant de mains en mains, elle
arriva jusqu'à un grand seigneur, le prince de Gari-
gnan, tout puissant à l'Opéra, dont elle fut jusqu'à
sa mort la sultane favorite. Le marquis de Crussol,
capitaine au Royal-Dragons, lui succéda, et la chro-
nique scandaleuse raconte que l'excès des plaisirs
coûta la vie à ce malheureux gentilhomme. En 1749,
vint à Paris un joli danseur de vingt-deux ans,
Antoine-Bonaventure Pitrot; elle s'amouracha de lui
et fit la sottise de l'épouser, pour le suivre à Dresde,
oii il était premier danseur et maître des ballets du
roi de Pologne. Pendant les séjours quelle lit à Paris
les années suivantes, Casanova connut madame Pitrot.
Déjà lasse de son jeune époux, qui lui c< fricassait »
toutes ses économies, elle l'écouta et devint sa maî-
tresse. C'était alors, au dire de Meusnier, une femme
de trente-cinq ans, grande, assez bien faite, mais très
sèche. Quand elle mourut peu d'années après, en 1738\
Pitrot ne lui était plus de rien. ?s' avait-il pas, en
mars 1734, enlevé la jeune Mimi Favier, une de ses
camarades du théâtre de Dresde"?
1. Arch. nat., Y 13 384, comm. Gi-iiiiperel, scellé du 4 septembre.
2. Arch. de la Bastille, 10 249 et 11861 (rapport de police da
23 mars; ordre du roi du 30 mars), Arch. nat., Y 11 570 (pro-
DANSEURS ET DANSEUSES. 93
Pitrot n'en convola pas moins une seconde fois en
justes noces. C'était, à\arsovie, en 1761. Sa nouvelle
victime fut Louise Reix, une danseuse aussi, qui
avait débuté à la Comédie-Italienne en 1750, et qui
depuis avait paru dans divers théâtres, à l'Opéra, à la
Comédie-Française, sans préjudice de plusieurs tour-
nées à l'étranger. En 1763, on la vit de nouveau sur
les planches du Ïhéàtre-Italien, en compagnie de son
époux, que l'âge n'assagissait pas et qu'elle dut aban-
donner sur ces entrefaites ^ Pitrot était une tète bouil-
lante et il passait pour brutal et mauvais sujet. La
police croyait savoir qu'il avait été arrêté à Paris, à
la sollicitation de l'ambassadeur de Pologne, pour
avoir parlé sans ménagements du roi et de son prin-
cipal ministre. On contait aussi qu'ayant manqué de
la même manière au roi de Prusse, un ordre de ce
monarque l'avait forcé de partir dans les vingt-quatre
heures, et que, pour comble d'insolence, il avait fait
au capitaine des gardes chargé de le prévenir une
réponse impertinente, en refusant une bourse pleine
de ducats que Sa Majesté lui envoyait en guise de
dédomma2:ement. Il avait dû éo:alement se sauver de
Parme et de \enise pour de fâcheuses affaires. En
1766, à Paris, il eut une nouvelle dispute avec
Razetti, musicien du roi, et, le duc de Richelieu
s'étant plaint vivement, dans une lettre autographe,
cès-verbal du commissaire Chenu, du 31j. La petite Favier,
ayant refusé de réintégrer le domicile de ses parents, fut mise
à Saiute-Pélagie, aux frais de sa famille.
1. tjm. Campardon {Comédie-Italienne, II, 49 et suiv.) a publié
des documents fort curieux sur ces démêlés conjugaux.
94 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
de Pitrot, coupable, à ce qu'il disait, de toutes sortes
d'insolences, le danseur fut mis quinze jours au
For-l'Évêque et sévèrement réprimandé*. Après cette
frasque, Pitrot vécut encore en France. Le 15 septem-
bre 1767. il demeurait rue du Jour, paroisse Saint-
Eustache, et chargeait un procureur de recouvrer ses
créances^. Quelques années plus tard, il était en
Italie, se querellant, suivant sa vieille habitude, avec
un autre aventurier, bien connu, lui aussi, de Casa-
nova, Ange Goudar, l'auteur de \ Histoire des gj-ecs
et de V Espion chinois^.
Il n'est pas aisé de savoir qui était au juste la belle
Ancilla, fdle de barcarol comme la Gardela et la
Roman. Courtisane et danseuse en renom à Venise,
elle inspira, d'après notre aventurier, les sentiments
les plus tendres à John Murray, le résident anglais, et
à lui-même. Le président de Brosses l'avait vue toute
jeune à \enlse; il disait d'elle et de la Giulietta que ni
les fées ni les anges ensemble ne pourraient, de leurs
dix doigts, former deux créatures aussi belles*.
1. Arcli. de la Bastille, 12 291, lettre du duc de Richelieu, du
8 juillet 1766; rapport de l'inspecteur Bourgoin; ordres du roi
des 14 et 30 juillet. Cf. Campardon, loc. cit.
2. Provenant, soit de le^-s portés au testament du feu duc de
Montmorency, soit de billets signés par ce grand seigneur à
Louise Reix, sa femme (étude Breuillaud). Cette année-là, les
Spectacles de Paris (p. 67) mentionnent Pitrot comme maître des
ballets de la Comédie-Italienne, mais l'année suivante, c'est
Dehesse qui remplit ces fonctions.
3. Voir le pamphlet anonyme publié contre Goudar et intitulé
Discorsa ail' orecchio (AdemoUo, Un at^çerituricre francese in
Ita/ia, p. 107-8).
4. Lettre du président de Brosses à M. de Blancey, 29 août
1739, dans les Lettres familières, éd. Babou, 1858, I, p. 146.
DANSEURS ET DANSEUSES. 9b
Ancilla, tout en exerçant son métier de danseuse,
tenait en même temps, dit Casanova, une maison où le
jeu était en honneur, et où il était permis, à condition
qu'on évitât de se laisser prendre sur le fait, de
« corriger la fortune ». Elle se fit épouser par le
danseur Campioni, et alla avec lui à Londres, où,
d'après l'auteur des Mémoires, elle dansa avec succès
au théâtre de Hay-Market, et causa la mort d un très
aimable anglais'. Casanova, on s'en souvient, ren-
contra à Lyon, en 1730, Yincenzo Campioni et sa
femme. Ancilla. dit-il, mourut jeune, des excès dune
vie trop exclusivement consacrée aux plaisirs.
C'est elle, je crois, que visait Meusnier, dans un
de ses rapports du 3 juin 1749, où il parlait d'une
italienne de vingt-six ans, extrêmement jolie, qui,
depuis quatre ou cinq mois, demeurait au petit hôtel
du Maine, rue des Bons-Enfants, près le Palais-Royal.
Entretenue d'abord par un seigneur polonais, elle
était entrée ensuite dans les bonnes grâces de
^L Rollin. fils du fermier général, et de M. de La
Cerda, neveu de l'ambassadeur de Portugal. Le duc
de Yillars lui faisait aussi de fréquentes visites, favori-
sées par un nommé Langelo, son valet de chambre,
qui passait pour cousin de la Campioni et finit
d'ailleurs par partir avec elle. « Lue espèce d'intri-
gant, ajoutait Meusnier, dans une autre note du
y février 17ol, qui a paru sur les derniers temps et
1. Sur la Campioni à Londres, H. Bleackley {\oles and Que-
ries, 11" série, V, p. 361-2) a donné de curieux détails d'après
T/ie tosvn and country Magazine.
96 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
qui fait aujourd'hui une figure brillante à Paris, se
disait le mari de la demoiselle Campioni » : notre
beau danseur sans doute * ,
Celui-ci était depuis longtemps connu à Paris
comme un personnage peu recommandable. L'aven-
ture d'une certaine madame de Prunelay, à laquelle
il fut mêlé, et où un fils de famille perdit beaucoup
d'argent, avait fait du bruit-. Pendant l'été de 1742,
il parut à la Comédie-Italienne, avec la demoiselle
Campioni, dont les uns disaient qu'elle était sa
sœur et les autres sa femme. Un ordre du roi, dont
on ignorait la cause, les avait, dès le second jour,
empêchés de s'exhiber, mais, le mois suivant, l'in-
terdiction étant levée, le public put les applaudir
à rOpéra-Comique et à la Comédie-Italienne^.
Dix ans plus tard, Campioni était chassé de Paris
et partait pour Londres, ce qui ne l'empêcha pas
de revenir à Paris en l7o8 et d'y lier partie avec
la fameuse Lambertini des Mémoires pour attirer les
étourdis autour d'une table de pharaon. Il se faisait
passer alors pour un seigneur italien. Casanova,
bien qu'il n'en ait rien dit, le rencontra vraisembla-
blement à cette époque. Depuis, il le trouva plu-
sieurs fois sur son chemin, en particulier en 1766,
1. Arch. de la Bastille, 10 242, fol. '!'>. Cf. Capon, p. 174-5.
2. Il avait fallu, en 1737, mettre un frein à la passion un
peu trop vive que cette dame témoignait pour le pharaon, le
hiribi et autres jeux défendus (Arcli. de la Bastille, 11 369).
3. Les frères Parfaict, dans leur Dicliomiaire des Thedires (VII,
add. et corr., p. 42'i-5), tiennent pour la sœur, contre le Mer-
cure d'août 1742, p. 1858, et de sept. -octobre, p. 2080.
DAXSEL'US ET DANSEUSES. 97
à Varsovie, où, au moment de se battre avec Bra-
nicki, il confia à son « vero amico » ses papiers les
plus importants '. En 1776, il semble bien que
Gampioni dansait encore avec succès sur les scènes
italiennes. Pendant le carnaval de cette année, il
figurait à Florence en qualité de premier danseur
dans lo ballet de Sémiramis, avec la « signora »
Thérèse Gampioni comme première danseuse, et les
gazettes n'avaient pas assez d'éloges pour vanter ses
talents. Il « rendait », disaient-elles, Soliman avec
toute la majesté ottomane, et seul le grand Pitrot
pouvait lui disputer la palme. Les Gampioni. comme
Pitrot lui-même, employaient alors leurs loisirs à
batailler avec l'irascible Goudar -.
Il faudrait un volume pour narrer l'existence,
presque toujours romanesque, de tous les danseurs
et danseuses, dont les noms appai'aissent dans les
Mémoires de notre héros ^ Aussi bien ne devons-nous
parler ici que de ceux qui ont été plus ou moins
mêlés à ses aventures françaises. A ce titre, les deux
fdles de madame Rivière méritent quelques lignes.
Au cours du voyage qu'il lit de Munich à Paris
après son évasion des Plombs de \enise. Gasanova
rencontra l'aînée, que sa mère conduisait à Paris, où
1. // Ducllo. p. 35 (éd. J. Pollio).
2. AdemoUo, o/;. cit., p. lOG-7. Cf. p. 173, n, 3, où il est ques-
tion d'Antonio Gampioni et de Giustina Bianchi, née Gam-
pioni.
3. Beaucoup étaient italiens, et le lecteur curieux de les con-
naître trouvera des renseignements sur nombre d'entre eux
dans les ouvrages où Gorrado Ricci et Benedetto Croce ont
6
98 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
elle devait épouser un comédien*. Les demoiselles
Rivière, nées en Saxe de parents français, apparte-
naient en qualité de danseuses à la Comédie du roi
de Pologne, mais à plusieurs reprises elles firent
admirer leur talent dans le genre gracieux au Théâtre-
Français ainsi qu'à la Comédie-Italienne. L'aînée
vint en France toute jeune encore — elle avait
dix ans à peine, — en 1750, pour se perfectionner
dans son art. Au cours de la saison d'été, elle parut
avec succès sur la scène de la Comédie-Française,
puis s'en retourna à Dresde. Au début de 1732,
elle revint avec un nouveau congé et joua, au mois
d'août de l'année suivante, le personnage dansant
de l'Amour dans ï Amour pique par une abeille et
ffiiéri pn?' iiji baiser de Vénus. Mademoiselle Rivière
quitta Paris en septembre. « Elle fait actuellement,
disaient en 17oG les frères Parfaict, dans leur excel-
lent Dictionnaire des Théâtres, le plaisir de la cour
(de Saxe), à laquelle elle est attachée. » Sa sœur,
ajoutaient les mêmes auteurs, petite danseuse comme
son aînée, a paru également au Théâtre-Italien et,
comme elle, s'en est retournée en Saxe. Dans un
passage de V Histoire de ma fuite, Casanova a parlé
du frère des demoiselles Rivière, qui vivait à Paris
peu avant la Révolution, « chargé de famille et
d'affaires de la maison de Saxe ». Beau-frère de
Carlin, par son mariage avec une actrice de la
étudié, les Mémoires de Casanova en main, le personnel des
théâtres de Bologne et de Naples.
1. Ou un danseur (Schiltz, V, 21-22).
DANSEURS ET DANSEUSES. 99
Comédie-Italienne, Catheiine-x\ntoinette Foulquier,
dite Catinon, belle-sœur du célèbre acteur, il fut aussi
l'ami de Goldoni, qui parle de lui dans ses Mémoires^
I. Parfaict. Dictionnaire des Théâtres, VII, 700-1: Desboul-
mievs,. Hist. du Théâtre italien, VI, 129; VII, il6; Jal, Dictionnaire
critique, p. 315; Campardon, Comédie-Italienne, I, 50; Calen-
drier hist. des Spectacles, 1751, p. 25-6; Mercure, juin 1751, II,
160; Histoire de ma fuite, p. 256; Mémoires de Goldoni, III, 284;
Bibl. nat., n. a. f. 19i7, notice sur Carlin et sa famille.
CHAPITRE VIII
LAVIE A AEMSE, LES PLOMBS ET
L !■ Il E T O U n E N FRANCE.
Le premier séjour parisien de Casanova avait
duré deux années entières \ à moins que dès cette
époque il n'ait fait en Angleterre un voyage, dont les
Mémoires ne parlent point-. Il partit de Paris, dit-il,
en août 1752, à cause d'une querelle avec un che-
valier de ïalvis. gascon, qu'il devait retrouver plus
tard en Hollande et à Vienne. Mais, bien souvent,
1. Deux ans et deux mois (Scliiitz, III, 452). Le rapport de
Meusnier, cité ù propos de mademoiselle Rabon, pourrait faire
croire que CasanoTa se trouvait encore à Paris en juillet 1753.
Il y a là quelque chose d'assez difficile à expliquer.
2. Lui-même, dans VHistoire de ma fuite, a dit qu'il avait
connu à Londres le secrétaire Businello. Mais dans les Mémoires,
il s'agit de Paris, et non de Londres. Nous verrons aussi qu'avant
d'emprisonner Casanova, on lui reprocha de ne prôner que
Londres et Paris et de se vanter à tout propos de ses voyages
en France et en Angleterre. Cf. E. Mola, Un auventara di Casa-
nova. Sara de Mm ait {Fanfulla délia Domenica, 22 sept. 1912).
VENISE. LES PLOMBS. 101
c'était pour ck-s motifs inoins avouables que Casanova
quittait les villes, où il avait demeuré assez long-
temps pour donner aux gens de police le loisir de
le connaître. Mieux vaut donc peut-être, pour sa
mémoire, l'ombre discrète que la lumière éclatante.
En tout cas, son adversaire s'appelait très authen-
tiquement messire Michel-Louis-Gatien, vicomte de
Talvis (Tailvis ou Taillevis) de la Perrine '. Il tut lieu-
tenant au Royal-Infanterie, puis mousquetaire à la
première compagnie. Il n'y resta pas longtemps.
Coureur de tripots, joueur déterminé. Talvis avait
l'épée impatiente, et ce spadassin grêlé, comme l'ap-
pelle Casanova, fut un jour, avec quelques écervelés
de son espèce, le héros d'une échauffourée où, en
plein jour et sous les fenêtres d'un commissaire, les
archers et les soldats du guet furent étrangement
malmenés ^. C'en est assez pour rendre vraisemblable
la querelle dont parle Casanova, et pour faire com-
prendre l'inimitié de ces deux hommes : ils se res-
semblaient trop pour pouvoir s'aimera
De Paris. Casanova et son frère François, le peintre,
1. .\rcli. nat., Y 3S7, fol. 19 \-°, donation du 15 mars 1757 à
son domestique d'une rente viagère de 150 livres.
2. Ibld., Y 12 162. procès-verbal de la rixe, dressé par le com-
missaire Cadot (2 avril 1759», cl plainte du sieur Dumoulin,
négociant, contre Talvis (7 juillet). Cf. un rapport de Meusnier,
du 1"' février 1757, où il est question de M. de la Perrine, joueur
de profession (Arch. de la Bast., 10 234).
3. Les documents de l'époque parlent bien d'un autre Talvis,
Alexandre-Jean-François Taillevisse, seigneur de la Perrine en
Dunois. Il avait épousé à Londres, en 1754, une française.
Jeanne Tlioros, qu'il battait comme plâtre (Arch. nat., Y 15 267,
comm. Duchesne, 10 août et 8 sept. 1759).
6.
102 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
qui cherchait encore sa voie, s'en allèrent à Dresde,
où ils retrouvèrent leur mère. Giacomo y resta quel-
que temps, puis, par Prague, Presbourg, Vienne et
Trieste, se dirigea vers Venise. L'avant-veille de
l'Asccnsa (Ascension), jour mémorable où le doge
s'en allait au Lido sur le Baccntaure épouser la mer,
il rentra, « après trois ans d'absence », dans sa ville
natale. Il s'y trouvait seul maintenant de sa famille,
mère, frère, sœur s'étant établis sans esprit de retour
dans la capitale de la Saxe.
Si l'on en croit les récits des voyageurs ou des
Vénitiens eux-mêmes, c'était une ville joyeuse que
la ville des doges au milieu du xviii'' siècle. Le fond
du caractère de la nation, dit Goldoni, est la gaieté,
et le fond du langage vénitien est la plaisanterie.
« On chante dans les places, dans les rues et sur les
canaux. Les marchands chantent en débitant leurs
marchandises, les ouvriers en quittant leur travail,
les gondoliers en attendant leurs maîtres ^ » Sans
doute, l'abbé de Bernis, nouveau venu à Venise, se
plaint du climat trop chaud ou trop humide, des
rues étroites, des ponts continuels à passer, glissants,
dangereux, sans garde-fous, du masque [bouta)
étouffant à porter-. Mais ces inconvénients n'altèrent
pas l'humeur des Vénitiens. Ils n'est pas jusqu'aux
couvents, où l'on ne trouve l'écho de leurs mœurs
joviales. Les parloirs sont de véritables salons, où les
nonnes, magnifiquement vêtues, reçoivent la bonne
1. Mémoires de Gnldoni, I, 280-1, 305.
2. Corrcsp. Beiiiis et l'uris-Darei ney , I, p. 90-'Jl.
i
VENISE, LES PLOMBS. 103
société. On jonc beaucoup dans les ridoLii; il y a
foule aux théâtres de Saint-Samuel et de Saint-Moïse ;
les jours de fête, des milliers de personnes se pres-
sent devant Saint-Marc ; dans les rues passagères de
la Merceria, entre la Piazzetta et le Rialto, les cafés
s'emplissent d'une foule animée, qui commente les
nouvelles et prend parti pour ou contre tel auteur.
Car, dans cet étrange pays, les gondoliers eux-
mêmes ont des lettres : ils savent par cœur des
passages entiers de l'Ariosle et se bercent de leur
musique '.
Quel milieu plus favorable à l'épanouissement
d'un jeune homme tel que Casanova? « J'étais, dit-
il, retourné dans ma patrie assez instruit, plein de
moi-même, étourdi, aimant le plaisir, ennemi de
prévoir, parlant de tout à tort et à travers, gai,
hardi, vigoureux, et me moquant, au milieu d'une
bande d'amis de ma clique dont j'étais le gonfalo-
nier, de tout ce qui me paraissait sottise, soit sacrée
soit profane, appelant préjugé tout ce qui n'était pas
connu aux sauvages, jouant gros jeu, trouvant égal
le temps de la nuit à celui du jour, et ne respectant
que l'honneur, dont j'avais toujours le nom sur les
lèvres N'ayant besoin, pour vivre, ni d'emploi ni
d'office, qui aurait pu gêner pour quelques heures ma
liberté, ou m'obliger à en imposer au public avec
1. Mémoires de Goldoni, I, 305. Sur Venise au xviii° siècle,
on lira avec profit le troisième volume du bel ouvrage, abon-
damment illustré, de P. Molmenti, Venezia ne/la vita piivata,
et le livre très vivant de Ph. Monnier, Venise au XVIIP siècle.
104 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
une conduite régulière et édifiante, je me félicitais et
j'allais mon train \ »
Casanova était en veine de sincérité quand il écri-
vit ce passage, où il s est jieint au naturel tel qu'il
était à vingt-cinq ans. Ceux qui l'ont connu alors le
représentent, en effet, comme le plus insupportable
garnement et le plus extravagant des hommes.
« D'où sort-il, ce fils de la Buranella, confiait l'espion
Manuzzi aux Inquisiteurs d'Etat, et quelle singulière
carrière est la sienne? Prêtre défroqué, violoniste au
théâtre du noble Grimani, avocat attaché au cabinet
de Marco Leze, il a fait tous les métiers. Maintenant,
on ne lui connaît aucun moyen d'existence, et pour-
tant il ne manque point d'argent. On ne peut lui
refuser de l'instruction; d'aucuns même prétendent
que c'est « una gran testa ». Il a voyagé comme
homme de lettres en France et en Angleterre, il écrit
en prose et en vers. On le rencontre à la Merceria,
dans les « botteghc d'acque », conversant avec Marc-
Antoine Zorzi, Bernard Memmo, Antoine Braida, dont
la principale occupation est de siffler les comédies de
l'abbé Ghiari. Même une pièce de lui sur ce sujet
court sous le manteau. G'est un habile homme; il
s'introduit partout. Plébéien, il fréquente chez des
patriciens et excite les jeunes gens au libertinage.
Vénitien, il a des accointances suspectes avec les
ministres étrangers. Il abuse de la crédulité des bonnes
gens, dont il tourne la tête avec des histoires de cabale
1. Ilisloirc de ma fuite, p. 12-13.
VENISE, LES PLOMBS. lOS
et de rose-croix; il leur persuade qu'ils ne mourront
pas, mais qu'ils passeront par le chemin de la Voie
lactée dans la région des adeptes. Ainsi parvient-il à
vivre aux dépens d'autrui, et en particulier de Zuan
Bragadin, à Santa-Marina. C'est un épicurien et un
voluptueux, qui s'attaque indifféremment aux femmes
mariées et aux jeunes fdles. Enfin, c'est un athée,
qui bat en brèche la religion et se moque ouverte-
ment de ceux qui la pratiquent. Il a chez lui beau-
coup de mauvais livres et, au fond d'une armoire,
des objets étranges, dont une sorte de tablier de cuir,
comme en portent des gens c[ui se disent maçons
dans ce qu'ils appellent leurs loges'. »
En 173o, l'abbé Chiari se vengea des attaques du
jeune homme, en publiant un roman intitulé La
Commediante in fortuna, oii Casanova n'eut pas de
peine à se reconnaître sous le nom de M. Yanesio. Et
sa haine contre le rival de Goldoni en devint encore
plus violente. Ce portrait satirique l'aurait-il à ce
point piqué au vif, s'il ne s'y était trouvé, mêlées à
quelques insinuations venimeuses, des vérités incon-
testables? « On ne connaît pas, écrivait l'abbé,
l'origine de M. Vanesio, mais on le dit bâtard. Il est
bien fait de sa personne, de teint olivâtre, affecté dans
ses manières, et d'une assurance incroyable. C'est un
de ces astres qui brillent dans la société, sans qu'on
sache d'où leur vient leur splendeur, ni comment ils
1. Les rapports secrets du confident Manuzzi (années i75'i et
1755) ont été publiés pour la première fois par E. Mola, dans
la Rivista Eiiropca. t. XXIII, 1881, p. 856-860.
lOG JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
l'ont pour vivre, et pour vivre sans rien l'aire, n'ayant
ni biens au soleil, ni emplois, ni capacités... Infatué
jusqu'à la manie de tout ce qui vient d'outre-monts, il
n'a jamais à la bouche que Londres et Paris, comme
si, hors ces fameuses capitales, il n'y avait plus rien
au monde. De fait, il y a demeuré quelque temps, je
ne sais sous quel habit, ni avec quel succès. Il faut
que Londres et Paris entrent dans tout ce qu'il dit.
Londres et Paris lui servent de modèle pour son
genre de vie, pour ses vêtements, pour ses études, en
un mot pour ses sottises. Toujours soigné comme un
Narcisse, il se rengorge; un ballon n'est pas plus
gonflé d'air que lui de vanité; un moulin n'est pas
plus agité. Il n'a de cesse qu'il ne se faufile partout,
qu'il ne fasse la cour à toutes les femmes, qu'il ne
saisisse toutes les occasions favorables, ou de se
procurer de l'argent, ou de se servir de ses succès
amoureux pour se pousser. Avec les avares il fait
l'alchimiste, avec les belles le poète, avec les grands
le politique, avec tous tout ^ »
De fait, les allégations précises de l'espion
Manuzzi, comme les allusions plus vagues de Chiari,
se retrouvent dans les Mémoires de Casanova, et il
1. Conimediantc in fortuna, II. 130, cité par R. Fuliii, Casa-
nova e gC Jn(]uisitori di Stato, p. 13, et Atti delP Istituto Vcncto,
1877, p. 551, n. 3. Sur les démêlés de Casanova avec l'abbé
Chiari, voir surtout A. Ravà, G. Casanova e l'abate Chiari,
Venise, 1911 (extr. du Nuovo Archivio Vcncto, nouvelle série,
t. XXI, 1" partie). Ravà y publie, d'après le ins. de Dux,
VEpistola di G. C, Viniziano, indiritta ail' abatc Chiari, Dres-
ciano, 1755, en vers martelliens, avec, naturellement, une épi-
graphe tirée d'Horace.
VENISE, LES PLOMBS. 107
semble bien que l'aventurier nous a donné un récit à
peu près exact de sa vie vénitienne entre lloS et
1733. Tout au plus a-t-il pu passer sous silence ou
se contenter d'indiquer légèrement quelques détails,
particulièrement pénibles à son amour-propre.
Il a conté ses relations avec les trois patriciens
Barbaro, Dandolo et Bragadin, — ce dernier nommé
Serenus en langue de cabale — bons vieillards
ingénus, dont le « cher Giacometto » avait capté la
confiance', avec les frères Memmo, André, Bernard
et Laurent, que leur mère s'efforçait en vain de sous-
traire à sa pernicieuse influence, et dont l'un tout ou
moins resta en relations avec lui jusqu'à sa mort-,
avec Marc-Antoine Zorzi et sa jeune femme, Marie-
Thérèse Dolfin, dont il passait pour être l'ami très
intime ^
Sur ses aventures d'amour, il a. bien entendu,
insisté avec complaisance, en particulier sur l'histoire
de la belle religieuse M. M., dont il partageait les
faveurs, s'il faut l'en croire, dans un ménage à trois
parfaitement scandaleux, avec l'abbé de Bernis,
ambassadeur de France. Qui pourrait dire ce qu'il y
a de vrai dans ce récit, que les historiens de Bernis
1. Jean-Baptiste Barbara, né en 1695; André Dandolo, né en
1697; Mathieu-Jean Bragadin, né en 1689 (noies Toderini, citées
par A. d'Ancona, Viaggiatori e at>i>enturierL, 1912).
2. André Memmo, l'aîné, était né en 1729: Bernard et Laurent
en 1730 et 1733. Ils étaient donc tous plus jeunes de plusieurs
années que Casanova (notes Toderini). P. Molraenti a publié
dans son Carteggio Casanoviano diverses lettres d'André Memmo
à Casanova.
3. Le mariage Zorzi-Dolfin avait eu lieu en 1748(Notes Toderini).
108 JACQUES CASANOVA. VENITIEN.
ont repoussé du pied comme une calomnie abomi-
nable'? Les documents ne fournissent là-dessus nul
indice, et ce serait solliciter les textes que de voir une
allusion dans le passage où Manuzzi fait un crime à
son jeune compatriote de ses accointances avec les
ministres étrangers '. On sait que l'abbé menait à
Venise, dans sa belle maison de la Madonna dell'Orto,
une vi.e de grand seigneur. Il y avait cliez lui des
tapisseries magnifiques, des lustres de cristal de
toute beauté, un cuisinier éméritc" — dont Casa-
nova parle, au demeurant — , mais les gondoles
attacliées, au bout du jardin, à des pieux fleurde-
lisés, le conduisaient-elles vraiment aux orgies
casanoviennes du casin de Murano ^? Quant à la belle
l\I. M., on a cru que ce pouvait être ime certaine Anna
Micheli, dont madame du Bocage, la poétesse fran-
çaise, passant à Venise en 1757, raconte que sa
grande beauté attirait au parloir de son couvent une
foule d'adorateurs^. Cependant Barthold, qui avait vu
1. « Il (Bernis) a le droit d'être cru, quand d'un mot il raye
tout ce qu'a écrit Casanova. Aussi bien ce qui est écrit et lu
sous le manteau ne A-aut pas la peine qu'on le réfute » (Fr. Mas-
son, Mémoires et lettres de Bernis, I, p. XLv).
2. Sur John Murra_y, le résident anglais, dont le nom tient une
assez grande place dans le récit des Mémoires, voir F. Steuart,
Notes and Queries, 11° série, t, V, p. 315, et H. Bleackley,
ibid., p. 207-8, et t. YI, p. 53.
3. " Je le verrais (Bernis) encore plus souvent, écrivait, en
1754, Algarotti à Frédéric II, s'il n'avait un si bon cuisinier »
{Œuvres de Frédéric II, éd. de Berlin, XVIII, «2).
4. Sur la maison de Bernis à Venise, voir Fr. Masson, op. cit.,
p. 419-420.
5. A. d'Ancona, Viaggiatori e ai>i>cniuricri, p. 399-400, citant
les Œuvres de madame du Bocage, III, 156-7. E. Mola (Fan-
VEMSE, LES PLOMRS. 109
à Leipzig ]e manuscrit original des Mémoires,
affirme que, malgré le grattage, on y lit nettement
Marie-Madeleine, et Hermann von Loehner, dépouil-
lant les registres des religieuses de Murano, y a
tlécouvert une Maria-Maddalena, dont, par discrétion
rétrospective, il tait le nom de famille, se bornant à
donner la date de sa naissance ^ Ce pourrait bien
être l'héroïne de Casanova. Mais paix soit à ses
cendres !
De son aftiliation à la maçonnerie, de ses prétentions
à l'alchimie et à la cabale, Casanova n'a pas craint non
plus de parler sans détours. Dans la Clavicule de
Saloinon, les Talismans^ la Cabale, Zecor-Ben,
Picatrix et autres livres de magie, il puisait la
science avec laquelle il abusait les âmes candides,
n'étant pas fâché, dit-il, qu'on le crut un peu sorcier
et capable de se procurer à toute heure, par la vertu
de leurs infaillibles formules, des colloques avec les
démons. Il a parlé aussi du petit roman de l'abbé
Chiari, où il était si vertement malmené, et du
dénonciateur à gages, qui en secret préparait sa perte.
En mars 1735, pour être plus près, dit-il, d'une
fdlc qu'il aimait, Casanova avait loué un appartement
fdlla dt'lla Domenica, 29 septembre 1912) n'est pas loin d'adopter
cette manière de voir. Casanova cependant, en un passage où il
est impossible de voir une allusion à M. M., avait parlé de la
■< jeune et charmante sœur Micheli, qui avait pris le voile pour
prouver à sa mère qu'elle avait plus d'esprit qu'elle ».
1. Le 8 janvier 1731, ce qui confirmerait le dire de Casanova,
qui donne à ]\L M. vingt-deux ans en 1753 ou 1754, et trente
en 1760 (exemplaire des Mémoires annoté par von Lœhner, à la
Stadt-Bibliothek de Vienne).
110 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
aux Fondamente-Nuove, ou Quai-Neuf. Il se sentait sur-
veillé, mais ne s'inquiétait pas outre mesure. Pourtant,
l'heure de rendre des comptes approchait. Le 25 juil-
let, Matteo Yaruti, messor-grande, délégué par les
Inquisiteurs, se mit en campagne, muni d'un mandat
d'arrêt et de perquisition en bonne forme. Arrivé avec
ses sbires derrière la Gavallerizza, « in calle di
Mezzo ». il frappa à la quatrième porte à droite. La
bonne femme d'hôtesse le conduisit à la chambre de
Casanova, qui, revenant de l'Erbaria, s'était couché.
Messer-grande l'arrêta, saisit ses papiers, et, le jour
même, adressa son rapport aux illustrissimes et excel-
lentissimes seigneurs, les Inquisiteurs d'Etat : « Pour
obéir aux ordres vénérés de Vos Excellences, j'ai
arrêté et conduit dans les prisons Giacomo Casanova,
et, ayant fait une attentive perquisition dans son
habitation, j'ai retrouvé tous les papiers que je remets
humblement à Vos Excellences ' . Avec la même
humilité je vous en réfère, et avec la plus entière
soumission je m'incline devant vous. Mattio Varuti,
capitaine-grand-. »
1. II y avait, parmi ces livres, outre les ouvrages de magie
cités plus haut, Pétrarque, l'Arioste, Horace, le Portier des Char-
treux, l'Arétin, et « le Philosophe nii/ilaire, manuscrit que
Mathilde m'avait donné ». Dans une note de Dux on lit : <■ Le
Mi/itaire philosophe n'existait pas imprimé lorsque je connais-
sais Mathilde. Il était de Voltaire, et vingt ans après Voltaire
dit en vain que c'était de Saint-Hyacinthe. ■■ Le Militaire philo-
sophe, on difficultés sur la religion, proposées au P. Malebranche,
par un ancien officier, refait plus tard par Naigeon, ne se trou-
vait en effet alors qu'en manuscrit dans les cabinets des curieux.
2. A. Baschet, Livre, 1881, p. 19. Les renseignements sur la
I
VENISE, LES PLOMBS. IH
Mépris public pour la sainte religion, telle était la
raison oflicielle de cette mesure rigoureuse. Il v en
avait assurément bien d'autres. Faut-il compter
parmi les plus importantes le fait d'être membre, et
peut-être d'avoir donné l'idée de la première loge
vénitienne, car on avait alors grand peur en Italie des
sociétés secrètes? « Non contonî, disait ^lanuzzi,
d'escroquer, même au jeu, ce hâbleur veut nous créer
des ditlicultés avec ses bavardages, dangereux pour la
tranquillité publique. » Peut-être aussi l'un des
Inquisiteurs, Antonio Condulmer, qui, tout en proté-
geant l'abbé Chiari, adversaire de Casanova, avait un
faible pour l'amie de ce dernier, la belle madame Zorzi,
n'était-il pas fâché de se débarrasser d'un rival impor-
tun. Dans une de ses productions inédites, Casanova
lui-même s'est expliqué là-dessus avec une discrétion
qui n'exclut pas forcément la bonne foi : « Etant
jeune dans Venise, ma patrie, étourdi et libertin,
messieurs les Inquisiteurs d'Etat, maîtres souverains
de la police, trouvèrent à propos de mettre un frein
à ma conduite... Je n'avais commis aucun crime;
il est cependant vrai qu'ils pouvaient s'y attendre.
Ils me firent enfermer pour précaution et pour me
faire du bien, comme les amoureux pères font quel-
quefois vis-à-vis de leurs enfants \ »
Quoi qu'il en soit, Casanova, condamné peu de
maison de Casanova et sur le mobilier de sa chambre avaient
été fournis par le « confident » Manuzzi.
1. Confutation de deux articles... de la Gazette d'h'na, ms. de
Dus.
112 JAnOUES CASANOVA, VÉNLTIEN.
jours après à cinq années d'emprisonnement sous les
Plombs, entrait dans une des cellules pratiquées
dans les combles du Palais Ducal, et dont le moindre
désagrément était de laisser pénétrer, l'hiver, un froid
très vit", l'été, une chaleur excessive. C'est de là qu'il
parvint à s'échapper dans la nuit du 31 octobre 1756.
L'emprisonnement et l'évasion de Casanova, dont
il publia lui-même le récit de son vivant à Prague
en 1788', et qu'il reprit, avec quelques variantes
peu importantes, dans ses Mémoires, sont certaine-
ment l'épisode le plus connu de cette extraordinaire
existence. Si vives et si nettes sont les descriptions,
si émouvantes les situations, si terribles les périls
courus, que le lecteur suit avec un intérêt croissant
les péripéties de ce drame, où les effets sont ménagés
avec la plus grande habileté. La peintmx de la
prison, les souffrances du prisonnier, le portrait du
geôlier Laurent (Lorenzo Basadonna) et des cama-
rades de captivité, les projets d'évasion lentement
mûris, la fabrication des instruments nécessaires,
le changement de cachot au moment où le but
semble atteint, les ruses pour endormir la surveil-
lance, pour correspondre avec le détenu voisin,
hébéter le compagnon de cellule, percer au plafond, à
l'insu de tous, le trou libérateur, la fuite enfin avec le
Père Balbi sur les toits du Palais Ducal, rendus
glissants par le brouillard, éclairés par la lune, rien
1. Histoire de ma fuite des prisons de la Re'piibli'jiie de Venise
qic'on appelle les Plombs, écrite à Dux en Bohême Vannée 1781.
[Prague], 1788, in-8, réinipr. en 188'i à Bordeaux par M. B. do F.
VENISE, LES PLOMBS. 113
de plus attachant ni même de plus émouvant à
suivre. Il faut en lire les détails dans les Mémoires,
ou, mieux encore, dans YHistoire de ma fuite, qui
présente dans son texte original, en un français mala-
droit, mais savoureux, la rédaction de Casanova lui-
même.
La réalité de cette évasion, attestée par de multiples
témoignages, n'a jamais été niée par personne. Une
gazette vénitienne ne l'a-t-elle pas annoncée le len-
demain même, et la note des réparations effectuées
au Palais Ducal, trouvée dans les Archives de \enise,
ne se réjère-t-elle pas de toute évidence aux dégâts
causés par le passage des deux fugitifs? Mais on a
contesté la vraisemblance de certains détails et émis
l'hypothèse que Casanova fut aidé par son vieux pro-
tecteur Bragadin, peut-être par les Inquisiteurs eux-
mêmes. De son vivant, alors qu'il contait sa fuite à
peu près partout où il passait, il rencontra des
incrédules. Même un gazetier allemand, rendant
compte de YHistoire de ma fuite, éleva quelques
doutes dans la Gazette d'Ièna. La question a fait
couler beaucoup d'encre ; elle en fera peut-être couler
beaucoup encore, et Casanova n'est plus là pour
répondre à ses contradicteurs. ?Nous ne pouvons, cela
va sans dire, entreprendre ici l'examen de toutes les
théories, la discussion de tous les documents. Nous
pensons seulement que les détails de l'évasion casa-
novienne. tels qu'on les trouve dans YHistoire de
ma fuite, c'est-à-dire dans le seul texte dont il soit
actuellement permis de faire état, n'ont rien qui
114 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
choque la vraisemblance, et que le passage du prince
de Ligne, où ce grand seigneur, d'ailleurs favorable
à Casanova — il faut le reconnaître — dit que la
vérité du récit lui a été attestée par nombre de véni-
tiens, ne manque pas d'un certain poids. Il est bien
étrange, en tout cas. qu'aucun vénitien ne se soit élevé
contre V Histoire de ma fuite, dont des exemplaires
ont certainement circulé à Venise; bien au contraire,
André Memmo eut l'occasion — il le dit dans une
lettre — de faire remarquer sur les lieux mêmes
à l'aventurier le grand danger qu'il avait courue
1. ■> Mi dispiaque clie non abbiate falta memoria del momento
in cui io vi condussi ad osservare, dopo 20 anni, il vostro
pericolo, che siil falîo non avete potuto per intiero conoscere
corne dappoi « (lettre du 22 sept. 17S8. publ. par Molrnenti.
Archii'io slorico ilaliano, XLVII, p. 334). Cf. une lettre de Pietro
Zaguri, autre patricien de Venise, à Casanova, du 25 jan-
vier 1789 (P. Molrnenti, Lettere di P. Zaguri a Giacomo Casa-
iiorq, p. 33-34). 11 y a bien des articles à lire sur l'emprisonne-
ment et l'évasion de Casanova. Le lecteur nous saura peut-être
gré de lui indiquer les principaux : R. Fulin; Casanova c ^T
InquLsitori di Sfnti), dans Atli delT Istitiiio l'eneto, 1877 : A. Bas-
cliet, Preuves de t'authcnticifé des Mémoires de Casanova, dans
le Livre, partie rétrospective, 1881; A. d'Ancona, dans la Nuova
.ini()/(>s;ia, 1882, rej)ris et complété dans l'ouvrage intitulé :
Viaggiatori e avvenluricri, Florence, 1912, in-S. où Tillustre bis-
torien delà littérature italienne a parfaitement exposé les diverses
théories et donné les meilleures raisons d'accorder, sur le plus
grand nombre de points, créance à Casanova; E. Mola, Giacomo
Casanova e ta Repubbtica di Venezia, dans la Rivisia Europea,
.\.\III, 1881, p. 85G-69; G. Dolcetti, La fiiga di G. C. dai piombi
di Venezia. dans IVuovo Arc/t. veneio, nouvelle série, VII, 1904,
p. 161-173; G. Gugitz, Casanova un ter de ti Bleidàctiern, dans
Duxer Zeitung, 14, 18 et 21 janvier 1911 ; D' Guède, Casanova et
son évasion des l^lombs, dans Mercure de France, l"' et 16 jan-
vier 1912; ,].-F.-H. Adnesse, Casanova et son évasion des Ptonibs.
Réponse à M. le D'' Guède {ibid., \" sept. 1912, p. 89-99);
D' Guède. Casanova. Réponse, à M. Adnesse (ibid., l"janv. 1913);
VENISE, LES PLOMBS. 115
Heureusement sorti des Plombs, Casanova parvint
avec le même bonheur à franchir les frontières de la
République. Il arrive à Munich, où il rencontre à
l'oauberge des Trois-Mores les deux Contarini et le
comte Pompei S laisse à Augsbourg son encombrant
compagnon de fuite, le Père Marino Balbi", rejoint à
Strasbourg madame Rivière et son « intéressante
famille », et arrive à Paris, « mal en harnois^ », le
5 janvier 1737, « jour à jamais odieux à tous les
bons français, disaient les nouvellistes, oii le nommé
Damiens, du pays d'Artois, porta sa main parricide
sur le meilleur des rois"*^ ».
Ici commence le deuxième séjour parisien de
Casanova, le plus long de tous, puisqu'il dura près
de trois ans. Ce n'est plus un débutant, s'attaquant
à un pays nouveau dont il rêve la conquête. Il a
laissé à Paris des amis, et aussi des gens en place,
auprès de qui il peut se faire recommander. Le bruit
de son évasion l'a précédé ; tout le monde va chercher
à connaître le héros de cette équipée extraordinaire.
Salvatore di Giacomo, Sto/ia délia mia fuga, 1911 (trad. ita-
lienne et réimpression de la plupart des documents); A. Ravà,
La prima edizionc italiana délia Histoire de ma fuite di G. C.
(Mnrzoceo, 15 oct. l'.Ul).
1. (i. Gugitz, Casanova nnter den Bleidiicliern (d'après le
registre des étrang-ers). Aux Trois-Mores, et non pas au Cerf.
"2. Il dit avoir quitté Munich après le 18 décembre 1756, tandis
que les petites affiches de la Gazette d' Augsbourg mentionnent
déjà à la date du 16 décembre : ■• Herr Jacob Casanova, Ita-
liener. kommt aus Italien, logiert in 3 Mohren » {ibid.).
3. Conftttation... de la Gazette d'Iéna, ms. de Dux.
4. Mémoires de la Litne, dans Nouvelle Rei'ue rétrospective,
X, 18'J9, p. 78.
116 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
L'avenir s'annonce donc sous les meilleurs auspices.
Comme sept années auparavant. Casanova s'installe
dans le voisinage de ses bons et fidèles amis Balletti,
et tout de suite s'évertue à pénétrer dans les cabinets
des ministres, Bernis, maintenant ministre des
Affaires Etrangères, d'Argenson, lieutenant de police
et ministre de la Guerre, et dans ceux des ambassa-
deurs, Canlillana, ministre de ■Naples, Stahrenberg,
envoyé de Vienne, à défaut de l'ambassadeur vénitien,
peu disposé sans doute à le recevoir ' . Les fonds
publics sont précisément en baisse, le trésor presque
à sec, les questions financières à l'ordre du jour :
bonne occasion pour 1' « ingénieux Casanova » de
montrer son savoir-faire.
1. Leltre de Casanova à d'Agrlié 1763), publiée pai- Ravà-
Giigitz, au t. XV (1913) de l'édition Conrad, p. 6-7.
CHAPITRE IX
LES FRERES CALZAGIGI ET LA LOTERIE
DE l'École militaire.
L'École Militaire avait été fondée par un édit de
janvier 1751. et un magnifîc[ue hôtel, construit sur
les plans de l'architecte Gabriel, s'élevait lentement
dans la plaine de Grenelle, pour recevoir cinq
cents jeunes gentilhommes, destinés à devenir la fleur
de l'armée française. Le surintendant de l'Ecole était
le maréchal de Bellisle, ministi'e de la Guerre, le
lieutenant de roi commandant en chef M. de Crois-
mare, l'intendant Pàris-Duverney, financier célèbre,
qui, ayant eu la première idée de cet établissement,
en avait préparc et poursuivi l'exécution, comme
d'un monument élevé à la gloire de Louis XV et de
madame de Pompadour.
Malheureusement, au début de l'année 1737, la
situation financière de lllôtel — comme on disait —
118 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
était loin d'être brillante. L'examen des comptes avait
montré que l'Ecole était endettée de 2 200 000 livres,
et que les déj^enses annuelles excédaient les revenus
de 78 000 livres. Gomment prévenir une catastrophe,
que le triste état du trésor ne permettait pas d'empê-
clier ou même d ajourner à longue échéance? On
pensa au moyen de fortune qu'emploient dans des
cas analogues les gouvernements besogneux : la lote-
rie, revenu certain pour l'Etat, occupation pour les
désœuvrés, espérance pour les malhevu-eux^ Le
5 janvier 1757, le jour même de l'arrivée de Casa-
nova et de l'attentat de Damiens, on avait parlé au
Conseil de l'Hôtel de l'urgente nécessité qui s'impo-
sait de trouver un expédient financier, et l'on y avait
disculé les moyens d'obtenir une lotei'ie « à l'instar
de celle d'Italie ».
Il y avait alors à Paris deux frères, natifs de
Livourne. Ranieri. ou Régnier, et Jean-Antoine Cal-
zabigi, dont l'esprit fertile en ressources cherchait
à se pousser vers la fortune par la littérature et les
affaires. L'aîné, Ranieri, alors âgé de quarante-
trois ans, s'était déjà fait connaître à Madrid et à
Naples par des ouvrages dramatiques. En France, il
continuait à s'occuper de littérature; il avait, en
1752, composé une cantate, mise en musique par
Bambini, en l'honneur d'une danseuse de l'Opéra,
1. Mémoires tic Goldonl, I, 31(j. Les documents officiels sur
l'Ecole militaire pour la période qui nous intéresse, et en par-
ticulier les procès-verbaux de son Conseil, se trouvent aux Arch.
nat. (M 253, MM 658, 659, 6G4, 66r,, 078, 682).
LES FRÈRES CALZABIGI. 119
la belle Élise Le Duc, et commencé en 1755 la publi-
cation, dédiée à madame de Pompadour, des
œuvres complètes de Métastase. Il vivait très retiré, à
cause d'une maladie de peau qui l'empêchait de se
montrer en public, écrivant ou ruminant des projets
de toute sorte. Son frère cadet, Jean-Antoine, chargé
(lafTaires du roi des Deux-Siciles à la cour de France,
ou plus simplement secrétaire de l'ambassadeur
prince d'Ardore ', avait épousé en 1750, l'année
même de son arrivée à Paris, une veuve, la générale
Lamothe, dont Casanova a prononcé le nom, sans
expliquer cette appellation assez imprévue. Elle se
nommait Simone Dorcet, et avait épousé en premières
noces Antoine Duru de Lamothe, chevalier de l'ordre
du roi de Pologne, ancien officier général de ses
troupes, et ancien gouverneur de Cracovie. Le nom
de Lamothe lui était resté de ce premier mari, mort
en 1735, après cinq ans de ménage-. Casanova dit
qu'elle était célèbre par son ancienne beauté et par ses
gouttes, ce qui a paru sans doute énigmatique à la
plupart de ses lecteurs. Il est bien vrai cependant
qu'elle tenait de feu son mari le privilège exclusif, et
jalousement défendu \ de débiter des « gouttes d'or»,
dont la vertu curative n'était peut-être pas un
mythe. En tout cas, les gazettes publiaient souvent le
récit de leurs guérisons miraculeuses, et le grand
1. Arch. de la Bastille, 10 293 (Gapon, p. 157).
2. Arch. nat., Y 11 655, comm. Daminois, scellé après décès
du 18 décembre 1735.
3. Ibid., Y 15 'i48. comm. Lan^lois, et Y 15 799, comm. [loche-
brune.
120 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Métastase lui-même faisait usage du « précieux élixir » .
La générale Lamothe avait chez elle, rue de Richelieu,
dans un cabinet communiquant avec sa chambre à
coucher, un laboratoire muni des fourneaux et alam-
bics, 011 elle dosait et cuisait ses mixtures ^ Elle pos-
sédait aussi à Passy, rue Basse, une maison et un
jardin, où elle découvrit, en 1754, des eaux miné-
rales, dont la vente, autorisée deux ans après par un
arrêt du Conseil d'Etat, lui procura bientôt de jolis
bénéfices. Habilement lancées et soutenues par la
réclame, les Noin>elles Ean.v firent concurrence aux
anciennes, et attirèrent de nombreux buveurs sous les
ombrages de Passy.
Les frères Calzabigi étaient, l'ahié surtout, très
au fait dos procédés employés dans leur pays pour
engraisser les trésors publics en exploitant l'amour
du jeu, si profondément ancré chez leurs compa-
triotes. AUa-t-on les consulter, ou offrirent-ils d'eux-
mêmes le secours de leurs lumières? Le fait est que
leur plan parut digne d'attention, que madame de
Pompadour fut sollicitée d'y intéresser le roi, et que
finalement deux arrêts du Conseil d'Etat, l'un du
Ld août, l'autre du iooctobi-e 1737, autorisaient pour
trente ans le Conseil de l'Ecole Militaire à monter
1, Quand elle mourut, en 1767, les hommes de loi constatè-
rent que ces appareils étaient la propriété de son beau-frère
el exécuteur testamentaire, Pierre-Louis Phiesme-Paulian, ancien
officier au service d'Espagne, et chevalier de l'ordre du Christ
(Ârcli. nat., Y 15 654, comm. Sirebeau, scellé après décès). Sur les
gouttes d'or de la générale Lamothe, voir A. Franklin, La vie
prit'ée, les mddieaments, p. 225.
LES FRERES CALZABIGI. 121
une loterie sur les mêmes bases que celles cfui fonc-
tionnaient déjà, certaines depuis longtemps, à. Gênes,
Rome, Naples, Venise, et, hors d'Italie, à Vienne. Pra-
gue, Berlin, Mannhcim et Bruxelles.
Le banco lotto, si en faveur aujourd'hui encore
auprès des populations italiennes, peut donner une
idée de ce qu'était cette loterie de l'Ecole Militaire,
qui allait rencontrer un véritable succès jusqu'au
moment où, en 177(3, elle fut supprimée et rempla-
cée par la loterie royale de France*.
Dans une « roue de Fortune » on plaçait quatre-
vingt-dix boules de mêmes dimension et couleur,
contenant chacune un numéro. Le jour du tirage
public, qui eut lieu d'abord dans une des salles de
l'Arsenal, dite le Magasin générai, puis dans la grande
salle de l'Hôtel de Ville-, en présence des membres
du Conseil de l'Ecole Militaire, les numéros, avant
d'être placés dans les boules, étaient exposés succes-
sivement aux yeux des assistants, précaution utile
pour empêcher les joueurs malheureux de crier à la
fraude. On mêlait ensuite les boules, et un enfant
était chargé, selon l'usage, de jouer le rôle du dieu
hasard. Le public était libre de miser, sur chacun
des quatre-vingt-dix numéros au choix, soit douze,
soit vingt-quatre, soit trente-six sous, en augmen-
tant toujours de douze. Il était libre aussi de placer
I . Arrêt du Conseil du 30 juin 177G. Le derniei- tirage de la
loterie de l'Ecole Militaire eut lieu le 5 août (Bibl. nat., fr. 22 115,
fol. 278 et suiv.).
2. En vertu d'un arrêt du Conseil du 21 décembre 1758.
122 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
sa mise de Irois manières différentes : sur un seul
numéro (mettre à la loterie par cxtrail), sur deux,
(par ambe). sur trois (par terne). Les joueurs qui se
rencontraient avoir un, deux, trois, quatre ou cinq
numéros, louchaient des lots proportionnés au degré
de 0 rencontre » et au montant de leurs mises.
Les billets étaient délivrés par extraits, jusqu'à con-
currence de 6 000 livres au total sur chaque numéro,
de 300 livres sur chaque amhe, de 150 livres sur
chaque terne. On payait 15 fois la mise pour un
seul numéro (extrait simple), 270 l'ois pour deux
numéros liés (ambe simple) et 5 200 fois pour trois
numéros liés (terne simple). Bien entendu, il était
loisible à chacun de courir sa chance par extrait,
ambe ou torne sur six, sept, huit, neuf numéros et
plus, les risques augmentant ainsi à proportion, mais
aussi les espérances. Les organisateurs se flattaient de
donner aux joueurs des avantages sensiblement plus
forls que les loteries similaires d'Italie et d'Autri-
che.
Bientôt la loterie de l'Ecole Militaire fonctionna,
pour la grande joie du populaire. Le premier tirage
eut lieu le 18 avril 1758. Les numéros 83, 4, 51. 27
et 15 sortirent. 11 y eut plusieurs ternes. Un heureux
homme, qui avait acheté au bureau du sieur Labille,
rue A euve-des-Pe lits-Champs, un billet de six nom-
bres, eut quatre ternes pour son compte et gagna
près de 30 000 livres. Les autres ternes sortis étaient
chacun de L5 600 livres. Le public fut généralement
satisfait . et la loterie passa — à torl ou à raison —
LES FRERES CALZABIGI. 123
pour avoir déboursé plus qu'elle n'avait reçu'. 11 y
eut en 1758 quatre autres tirages, dix en 1759, tous
les mois, sauf mars et septembre. Le lendemain de
chacun d'eux, une feuille imprimée, qui portait les
cinq numéros sortis de la roue de Fortune, se répan-
dait dans la ville. Trois jours après, les gagnants
assiégeaient le Bureau général, où les lots étaient payés.
Tant pis pour les étourdis qui laissaient passer six
mois, car. ce délai expiré, les billets étaient sans
valeur. Une véritable trouvaille avait été d'assigner à
chacun des quatre-vingt-dix numéros le nom d'ime
jeune fdle. choisie parmi les plus méritantes, et
d'attribuer à celles dont le numéro sortait une petite
dot de 200 livres. Tant il est vrai que la finance bien
comprise peut trouver son compte à flatter ces deux
sentiments bien français, la galanterie et l'esprit de
charité.
Pour la direction de l'aflaire, le Conseil de l'Hôtel
jugea prudent de s'en remettre à une seule personne,
qui joignît à la connaissance des usages pratiqués en
Italie l'ordre et la science des calculs si essentiels
dans cette entreprise. Aussi, par délibération du
27 janvier, confirmée par une autre du 16 février 1758,
l'aîné des Galzabigi, Ranieri, fut-il nommé seul
administrateur général. Celte mesure avait été prise
à la suite d'une lettre, où Calzabigi faisait part à
Pâris-Duverney des bruits d'après lesquels il aurait
1. Gazette de France, 1758, p. 211-2. On trouvera des billets
de la loterie de l'École Alilitaire aux Arch. nat., V^ 90, scellé
après décès du sieur Boullet.
124 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
été queslioii de le remercier, après s'être servi de ses
connaissances, et de faire remplir sa place par le sieur
Rame.
Les Calzabigi n'avaient pas attendu jusque-là
pour prendre dans l'organisation de la loterie une
place prépondérante. Dès le 27 septembre 1737,
Régnier, sa belle-sœur Simone Dorcet. femme de
Jean-Antoine, et cet Abraham Rame, dont il vient
d'être question, s'étaient rendus possesseurs, par un
bail en forme passé devant notaire, des locaux où
devait être installé, à partir du 1"" octobre, le Bureau
général. C'était rue Montmartre, vis-à-vis de la rue
du Croissant, une maison à porte cochère compre-
nant deux corps de logis à trois étages, l'un sur la
rue, l'autre sur la cour. C'était aussi, dans l'im-
meuble voisin, dont l'odorante boutique d'un rôtis-
seur occupait le rez-de-chaussée, un appartement de
quatre chambres, qu'une porte percée dans le mur
devait mettre en communication avec les bureaux.
Les deux loyers s'élevaient à 5 120 livres'.
Dès le début, tout alla bien. Pâris-Duverney avait
avancé les 500 000 livres nécessaires au ])ayement
des lots des premiers tirages. Pour plus de sûreté, on
jeta les bases d'une compagnie d'assurance par le
dépôt d'un million chez quatre notaires différents.
D'autre part, la loterie était populaire, si bien que.
dès le mois de juin 1738, Pàris-Duvernoy présentait
à la Cour un mémoire satisfaisant sur la situation
1. Etude Bertrand-Taillet. Le bail fut renouvelé le 31 décem-
bre 1759 et le 30 octobre 1766 (étude Brissct).
LF.S FRERES CALZARIGI. 123
pécuniaire de l'Hôtel, et lui faisait part des espé-
rances que Ion pouvait concevoir, sans l'opposition
que semblaient faire les loteries étrangères auto-
risées à Paris, celles des Deux-Ponts et de Bouillon
par exemple. Comme le succès enhardit les plus
timorés, on s'était avisé d'étendre la loterie jusqu'en
Allemagne, où le cadet Calzabigi avait été chargé
d'installer des bureaux dans les principales villes.
Alais avec les Calzabigi les choses ne tardèrent pas
à se gâter, soit que, comme ils le prétendaient, le
Conseil de l'Ecole Militaire ne leur témoignât pas
une reconnaissance suffisante, reconnaissance en
espèces, s'entend, soit que, d'après le même Conseil,
leurs prétentions fussent hors de proportion avec
leurs services. Au mois d'août 1738, l'aîné, dans un
long mémoire, exposa ses doléances. Il réclamait une
gratification pour les dépenses qu'il avait dû faire
depuis le 1"" janvier 1737, trois pour cent sur les
revenus nets, une gratification à chaque tirage, enfin
l'assurance d'une pensiiin viagère, dans le cas où
il serait remercié. Le 20 de ce mois, le Conseil lui
alloua quatre pour cent en tout et pour tout, et une
pension viagère de 4 000 livres, dans le cas où on se
priverait de ses services.
Pour le cadet, le Conseil croyait avoir de bonnes
raisons de se plaindre, non seulement d'inexplicables
retards apportés à son voyage d'Allemagne, mais
aussi de la façon dont il avait répondu à sa confiance.
On finit par savoir qu'il avait employé des personnages
fort suspects, comme un certain Pagani, et un filou
126 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
de profession, nommé Sanlis, que nons retrouverons
parmi les compagnons habituels de Casanova. Lui-
même n'était pas exempt de reproche; il donnait à
jouer, jouait lui-même. Encore s'il eût joué honnê-
tement !
Il n'est pas très surprenant que, dans ces conditions.
Pàris-Duverney et ses collègues du Conseil aient eu
l'œil ouvert sur les agissements des deux frères, et se
soient promis de ne pas laisser échapper l'occasion
de se débarrasser d'eux. Cette occasion ne tarda pas
à se présenter. Calzabigi aîné tomba malade le
10 décembre 1758. Pour prévenir les conséquences
fâcheuses de cette maladie, Calzabigi cadet fut
installé à sa place le 15, mais, quand son frère fut
rétabli, il continua à prendre connaissance des
affaires de la loterie. D'où mécontentement du
Conseil, traduit dans une délibération du 29 jan-
vier 175U. D'autre part, Calzabigi aîné s'obstinait à
regarder le secret de son castelet comme un patri-
moine personnel, et en renfermait avec un soin jaloux
les opérations, qu'il tenait séparées des autres parties
du travail de l'administration. A grand'peine avait-il,
durant sa maladie, admis son frère dans la confi-
dence. Le Conseil jugeait ces procédés inadmissibles.
Le 21 juin 1759. il décida qu'il convenait de sévir
contre les deux frères. Il les révoqua séance tenante
et, quelque temps après, nomma trois administrateurs
nouveaux : MM. Leriche, Thon de Mayer et Paulée
de Prévillcrs. Suivant les conventions de l'année pré-
cédente, une pension viagère de 4 000 livres était
LES FRÈRES CALZABIGI. 127
allouée à Galzabigi aîné. Avec le cadet le conllil n'est
pas moins in<iu. Le 27 septembre, après échange de
nombreuses lettres, il assigne au Parc civil du Chà-
telel MM. de Croismare, Pàris-Duverney et Paris de
Meyzieu en paiement de 34 969 livres, « indécences »
dont s'émeut la « sensibilité » de M. Duverney. Le
ministre de la Guerre, M. de Crémille, et madame
de Pompadour sont mis au courant. Ln arrêt du
Conseil d'Etat, du 17 novembre, interdit à Galzabigi
de continuer ses audacieuses procédures, et le renvoie
purement et simplement devant le Gonseil de l'Hôtel.
Il quitte enfin la France, laissant à sa femme,
Simone Dorcet. une procuration en règle 'pour sou-
tenir ses revendications. Les femmes passent pour
être des plaideuses obstinées et des solliciteuses
habiles. La générale Lamothe ne faillit pas à la répu-
tation de son sexe. Elle exposa de nouveau tous les
griefs de son mari, écrivit lettres sur lettres, deman-
dant tout au moins à être indemnisée de son loyer,
ses meubles ayant été gâtés, à ce qu'elle prétendait,
au cours des nombreuses assemblées qui s'étaient
tenues à son domicile. « De cette loterie, dont mon
beau-frère m'avait promis monts et merveilles, écri-
vait-elle le 6 février 1760. il ne me reste que des
regrets, des procès, des frais, des tracasseries domes-
tiques et des refus de justice. » Mais rien ne put
vaincre l'obstination du Gonseil, qui crut faire plus
que son devoir en allouant à Galzabigi cadet
3 897 livres une fois payées.
Les deux frères laissaient à Paris d'assez mauvaises
i28 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
affaires. Une association montée par eux avec le
sieur Falquet d'abord, le sieur Gerbault ensuite pour
exploiter le privilège d'une nouvelle édition du
Boccace italien et français avec figures, n'avait pas
réussi selon leurs espérances ^ Une manufacture
de savon sans feu, fondée à Livourne, leur patrie',
n'avait pas laissé de leur procurer quelques tracas,
l'administrateur, un français nommé Guvon, s'étant
plaint de malversations et de fraudes*, et un commis,
le sieur Glavery, leur ayant joué de vilains tours '\
Enfin, plusieurs procès aux Juges consuls, aux
Requêtes de l'Hôtel, au Parlement leur avaient donné
bien du fd à retordre. Galzabigi cadet obtint de
l'Impératrice le privilège d'établir à Bruxelles une
loterie analogue à celle de l'Ecole Militaire, qu'il
s'efforçait de battre en brèche en débauchant ses
employés et en ruinant, autant qu'il était en son
pouvoir, sa bonne réputation. Son frère aîné, malgré
la pension do 4 000 livres qu'il continuait de toucher
sur la caisse de l'Hôtel, l'aidait de son crédit et de
l. Contrat du 16 novembre 17.59 (étude Ditte). Lp 19 février 1762,
l'inspecteur d'Hémery, chargé de la police de la librairie, écrivait
à M. de Sartines : « La souscription ci-jointe du Bocace, qui a
été délivrée à M. le mar(juis d'Hautefort par les sieurs Gerbault
et Galzabigi fait un bien mauvais elî'ct, puisque ces deux gens
ont fait banqueroute. Il est vrai que, n'ayant pu fournir dans le
tems cet ouvrage, ils promirent aux souscripteurs, pour les
amuser, de leur donner en place l'Arioste, mais en décampant
ils ont abandonné et vendu cet ouvrage au sieur Simon et
société... .. (Bihl. nat., n. a. f. 121^1, f. 363).
-. -Acte de société du 28 avril 1758 (étude Aron).
3. Arcli. nat., Y 15 188, comm. Desnoyers, 30 juin 1759.
'i. IbiiL, Y 15 G39, comm,. Sirebeau, G décembre 1759.
LES FRERES CALZABIGI. 1-20
ses lumières, ce que voyant, le 11 septembre 1760.
le Conseil supprima sa pension à compter du P' août.
Ln peu plus tard, Jean-Antoine passa en Prusse,
s'occupant toujours de loteries et autres questions de
finances. Quant à Ranieri, libertin, intrigant, ver-
satile, mais étonnant d'intelligence, d'audace, d'acti-
vité, de savoir, de sens des affaires — bref un autre
Casanova — il parvint à se faire dans les lettres un
nom presque glorieux. En 1761, il était à A ienne,
protégé par Kaunitz. avec le titre de conseiller à la
Chambre des Comptes, puis de conseiller de Sa Alajesté
Impériale et Royale, aux appointements de 2 000 flo-
rins. Rientôt, librettiste applaudi d'Orphée et d'.4/-
ceste, il partageait la gloire du chevalier Gluck. En
1774, il quitta \ienne, alla s'installer à Pise, et de là
à Naples, six ans plus tard. Il y mourut en juillet 178J .
à quatre-vingt-un ans. après une vie prodigieusement
diverse et féconde \
Le lecteur a pu remarquer que les documents
utilisés dans les pages qui précèdent sur la loterie de
l'Ecole Militaire ne contiennent aucune mention du
nom de Casanova. A l'en croire cependant, il aurait
joué un rôle important dans cette affaire.
Pàris-Duverney, avec qui le contrôleur général
de Roullongne l'avait mis en relations à la demande
de Remis, l'invita dans son magnifique château de
Plaisance près Vincennes". Là. il fit la connaissance
1. Ghino Lazzeri, La cita c t opéra letteraria di Ranieri Calza-
bigi, 1907, in-8.
-. Les indications chronologiques données à ce propos par
130 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
(le Galzabigi cadet, dont le plan de loterie était,
a(Tirma-t-il avec assurance, analogue à celui qu'il
avait conçu. Sa souplesse d'esprit naturelle et ses
connaissances mathématiques lui permirent de
donner à sa supercherie la couleur de la vraisem-
blance. Il parla d'abondance du calcul des proba-
bilités, de l'utilité du casielletto, de la nécessité de
donner à l'entreprise l'estampille royale, de ternes,
de quatcrnes et de quines. Bref, il éblouit Galzabigi
lui-même, sous les yeux de qui il sut mettre fort à
propos un billet de Bernis le priant de se rendre à
Versailles pour le présenter à madame de Pompa-
dour. Galzabigi cadet le mena auprès de son frère,
véritable auteur du plan, avec qui Gasanova consentit
à s'associer pour l'exploitation de leur commun
secret. Puis, dans une conférence de trois heures
tenue à l'Ecole Militaire sous la présidence de Pàris-
Duverney et en présence de l'illustre d'Alembert, il
exposa, au nom de Galzabigi et en son nom personnel,
les règles qui devaient assurer le succès de l'entre-
prise. Il eut le honheur de convaincre ses auditeurs.
Dès lors, sa fortune est faite. On lui attribue six
bureaux de recette, et 4 000 francs de pension annuelle
sur le produit de la loterie. Des six bureaux il en
vend cinq sur-le-champ, au prix de 2 000 francs
Casanova sont parfaitement exactes. II y est question de la
Seine alors glacée (début de 1757), de la mort récente de Fon-
tenelle (9 janvier), de Damiens qui ne voulait rien confesser
(entre le 5 janvier et le 28 mars), de Soubise choisi pour
commander l'armée (Soubise, désigné le 1''^ janvier, reçut le
5 février sa lettre de service).
LES F II È II E S C A L Z A B I G 1 . 131
chacun, et, ne s'en réservant qu'un seul rue Saint-
Denis, il l'ouvre avec luxe. Pour attirer la foule, il
annonce que tous les billets gagnants signés par lui
seront payés à son bureau vingt-quatre heures après
le tirage. On fait queue à son guichet, et, comme
il a six pour cent sur la recette, il emplit sa bourse.
La recette générale du premier tirage, dit-il, fut de
deux millions; la régie gagna GOO 000 livres, et lui-
même encaissa 20 000 livres, un joli denier. Il n'en
fallait pas plus pour faire du ^éniticn un des rois
de la finance parisienne. Les poches pleines de billets,
il en distribue dans les théâtres, dans les lieux à la
mode, chez les grands oii il a accès, « sorte de pri-
vilège, dit-il, dont je jouissais seul, car les autres
receveurs n'étaient pas des gens de la bonne compa-
gnie et ne roulaient point carrosse (^omme moi ;
avantage immense dans les grandes villes^ où l'on
juge trop généralement le mérite de l'individu par le
brillant qui l'entoure : mon luxe me donnait entrée
partout, et partout aussi j'avais un crédit ouvert ».
En l'absence d'une allusion quelconque dans les
procès-verbaux du Conseil de l'Ecole Militaire, il est
assez difficile d'admettre que les choses se soient
réellement passées comme le dit l'aventurier. Certes,
il était familier avec le mécanisme des loteries ita-
liennes, et assez bon calculateur pour établir un projet
qui ne dut rien à personne, mais il n'aura pas résisté
au plaisir de se donner la belle part, peut-être, qui
sait, de se mettre dans la peau de Calzabigi lui-
même.
132 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Ce qui est certain, en tout cas, c'est que Casanova
fut bien, comme il le dit, l'un des receveurs de la
loterie. A partir du 15 septembre 1758, et pendant
toute l'année 1759, de nombreux documents judi-
ciaires, qui seront utilisés dans d'autres chapitres de
ce livre, mentionnent sa qualité de bien des manières
différentes. Casanova y est désigné comme buraliste ^
ou ayant un bureau", ou directeur ^ ou — c'est le
cas le plus fréquent — l'un des directeurs de la loterie
de l'École royale Militaire ^, titre bien ronflant pour
un emploi modeste, quoique lucratif. Une fois même,
il est question de son bureau de la rue Saint-Martin''.
Il y a rue Saint-Denis dans les Mémoires. Est-ce un
souvenir erroné de Casanova, ou un lapsus du greffier
du Consulat?
Plus tard, au cours de ses voyages à travers
l'Europe, Casanova retrouva les deux frères Calzabigi.
Il vit le cadet à Berlin, en 17G4. Le mari de la géné-
rale Lamothe v était venu, après la banqueroute de
sa loterie de Bruxelles, en diriger une autre au profit
de Frédéric II. Le monarque, à qui on l'avait recom-
1. Arch. nat., Y lô 656, 27 sept. 1758.
2. Ibid., Y 10 772, comm. Leblanc, 15 sept. 1758; Y 13 519,
comm. Guyot, 25 sept. 1758.
3. Arch. de la Seine, sentences des consuls des 3, 6, 13, 20,
22 août 1759. — Citations des consuls, 3 août 1759.
4. Arch. nat., Y 13 519, comm. Guyot, 26-30 septembre 1758 ;
.\»A 4 285, 6 octobre: X'-^ 7 854, 27 novembre; X'-^ 4 287, 20 dé-
cembre; Xi'^ 7 802, 16 mars 1759: étude Ditte, 21 mai 1759;
X'-^ 4 301, 30 mai 1759. Dans deux autres cas, Casanova est qua-
lifié : intéressé, ou se disant intéressé en l'ii/cole royale Mili-
taire (X''^ 7 884, 10 déc. 1759; X'a 4 325, 15 février 1760).
5. Arch. de la Seine, sentence des consuls du 4 octobre 1758.
Li:S FRERES CALZABIGI. 133
mandé comme une a tète singulièrement forte poul-
ies calculs les plus compliqués, et très féconde en toute
sorte de combinaisons », lui assurait, avec le titre
de conseiller secret de finances, un traitement de
3 000 thalers el une part sur les bénéfices'. Quanta
laîné, Casanova resta en fort bons termes avec lui.
comme le montre une lettre fort curieuse, que
Ranieri, resté à Paris après son frère, écrivit à
Casanova, alors en Suisse, et désireux de cacher sa
retraite :
« Très cher ami, j'ai reçu avec plaisir votre lettre,
que ma remise l'ami Balletti. J'y ai lu de bonnes
nouvelles de votre santé, grâce au fameux médecin
antidartreux. qui, d'après ce que vous m'assurez, fait
des merveilles. Je me réjouis donc sincèrement avec
vous de vous savoir débarrassé à si bon compte
d'un mal aussi fâcheux. JNul plus que moi n'est à
même d'apprécier cet avantage. Vous êtes délivré
de la maladie la plus cruelle qu'on puisse imaginer.
L'effet qu'elle produit sur moi est surprenant; elle
m oblige à garder la chambre, se transforme en
rhumatisme, attaque tous mes muscles extérieurs de
douleurs violentes, me harcèle de démangeaisons et
ne cède à aucun remède. L'empirique m'a trompé,
mais je lui suis obligé de ne m'avoir pas fait de mal,
puisqu'il n'était pas capable de me faire du bien.
Comme je ne pouvais rester en cet état sans chercher
le soulagement d'autres remèdes, médecins et amis
1. Barthold, GeschichtUchen Personlickkciten, II. 233-4.
8
134 JACQUES CASANOVA, VEXIÏIEX.
m'ont conseillé de suivre celui de Keyser, accompagné
de bains, de lait et de rafraîchissants. Voilà trois
semaines que j'ai commencé. Il faudra le prendre
longuement et lentement, et j'y consacre tout l'été où
nous entrons pour en voir le résultat, étant absolu-
ment certain que d'autres en pareil cas ont été guéris.
Le remède ne me donne aucune incommodité, et il
me semble qu'après en avoir absorbé 14 pincées, ma
jambe droite va mieux. Il est vrai que je ne puis
bien me rendre compte de l'amélioration, ni faire
aucun pronostic, car en tout ce temps je n'ai pris
que 80 pastilles, contenant chacune un grain de mer-
cure, et il n'est pas possible d'espérer un résultat
bien démontré avec 80 grains de ce métal, puisque,
vous le savez, un seul onguent en contient davantage,
et qu'on en prend parfois Irenle et quarante.
» Je vous suis extrêmement obligé de votre amical
empressement, de la très importante nouvelle que
vous me donnez, du détail dont vous me faites part,
de l'invite que vous m'adressez d'aller vous rejoindre.
Le voudrais-je en ce moment que je ne le pourrais
pas. Je suis ici sans mon frère; mes aiT;iires sont
de conséquence, je ne puis m'éloigner pour le
moment; il faut que je ronge mon frein et que je
suive ma destinée. En attendant, j'aurai des nouvelles
décisives de madame de La Saône, mes liens se
desserreront, je verrai le résultat de Keyser, après quoi
j'ai décidé de mettre à profit votre conseil et la rare
science de votre médecin. S'il voulait m'envoyer ici
son élixir, avec la manière de m'en servir, je pourrais,
LES FRERES CALZABIGI. ISIi
avec l'aide de mon ami M. Petit, premier médecin du
duc d'Orléans, faire ma cure en France, en compo-
sant les bains avec les minéraux qui forment la base
de ceux que vous m'indiquez dans la Yalteline. Ce
n'est pas la première fois que ce monsieur a envoyé
son remède; à Lyon, le médecin Pcslalozzi en a eu, et
en a fait part à Avignon à M. Parelly, autre Galien.
Si vous pouviez l'y engager, vous me feriez le plus
grand plaisir, et je payerais une somme bonnête et
raisonnable, parce que j'aimerais mieux faire ma cure
ici en suivant ses instructions, pour des raisons par-
ticulières que je ne puis vous communiquer aujour-
d'hui, mais que je vous dirai bientôt, j'espère.
Employez-vous à cela, mon ami, et faites-moi
réponse. Vous me recommandez le secret sur votre
séjour actuel, mais sachez qu'on n'ignore pas ici que
vous êtes, sinon à Berne, du moins en Suisse. C'est
Gerbault', que vous connaissez, qui me l'a écrit il y
a huit jours, et il m'a dit que la nouvelle en était
venue de Hollande. J'ai fait de mon mieux pour
qu'on ne le croie pas; soyez sûr que je n'abuserai
certes pas de votre confidence, et que je suis et serai
toujours, en toute circonstance et en tout lieu, votre
vrai ami et serviteur^. »
1. François Gerbault, interprète pour les langues italienne et
espagnole, avait le bureau 45, sis rue de la Vieille-Boucherie,
de la loterie de l'Ecole Militaire. Il portait aussi le titre d'ins-
pecteur général de la loterie (Arcli. nat., Y 15 187, comm. Des-
noyers, 24 mai, 2.5-26 juillet, 9 août 1758; V^ 77, 20 décem-
bre 17.58).
2. Arch. de Dux, original italien, signé D. C. (De Calzabigi).
136 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Casanova retrouva Ranieri Galzabigi en 1767 à
Vienne, Le corps toujours pustuleux, il travaillait,
sans presque sortir de son lit, pour le prince de
Kaunitz, dont il était le bras droit, et qui le couvrait
de sa protection personnelle et particulière'.
En Russie, une des conversations de l'aventurier
avec la grande Catherine roula sur la loterie de
Gènes, que la souveraine avait été sollicitée d'établir
dans ses Etats. Mais il est à croire qu'à partir de son
séjour en Pologne, l'année suivante, il ne mit plus
volontiers ce sujet sur le tapis. De mauvaises langues
ii'avaient-elles pas fait courir le bruit, auquel le roi
Stanislas lui-même n'était pas loin de prêter l'oreille,
que Casanova avait été pendu en effigie à Paris, pour
s'être enfui avec une grosse somme appartenant à la
caisse de la loterie?
II existe à la Bibliothèque Riccardienne de Florence des lettres
autographes de Ranieri Galzabigi (Lazzeri, op. cit., p. 181 et
suiv.). La comparaison des écritures, que M. Jean Alazard a bien
voulu faire à notre intention, montre clairement que la lettre
de Dux est bien de Galzabigi.
1. Arch. nat., MM 682, fol. 41 v° (lettre du 3 juin 1765, adressée
à Ghoiseul par le marquis du Chàtelet, ambassadeur de France
à Vienne).
CHAPITRE X
FRANÇOIS CASANOVA, PEINTRE DE
BATAILLE S .
François Casanova naquit à Londres le l^'juin 1727',
un peu plus de deux ans, par conséquent, api^s son
frère Jacques, pendant un séjour que ses parents,
engagés dans une troupe de comédiens, faisaient en
Angleterre. De son enfance à Venise, de ses premiers
travaux dans les ateliers des peintres Guardi, Joli,
Simonini, on ne sait que ce que son frère a bien
voulu nous en dire, et les détails n'en sont sans doute
ni complets ni scrupuleusement exacts. L'auteur des
Mémoires a également raconté que François vint à
Paris en i7ol, et que tous deux quittèrent ensemble
la France pour aller à Dresde.
Lors du second séjour de notre héros en France,
1. Il fut baptisé du moins ce jour-là (Jal, Dictionnaire cri-
tique, d'après l'acte du premier mariage de François Casanova,
2a juin 1762).
138 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
François Casanova arrive à Paris vers le début de
Tannée 1758, et s'installe, lui aussi, dans le quartier
de la Comédie-Italienne, rue Comtesse-d'Artois'.
Désormais, il est assez connu pour qu'on ne perde
plus sa trace. A vrai dire, son succès est foudroyant.
« Casanova, écrivait Favart, à propos de ses pre-
mières œuvres, exposées au salon de 1761, est comme
un de ces météores qui surprennent d'autant plus
qu'on ne les attend point ^. » Et Diderot renchérissait
encore : « En vérité, cet homme a bien du feu, bien
de la hardiesse, une belle et vigoureuse couleur... On
dit que Salvator Rosa n'est pas plus beau que cela,
quand il est beau... Ce Casanova est dès à présent
un homme à imagination, un grand coloriste, une
tète chaude et hardie, un bon poète, un grand
peintre '. » Agréé par l'Académie de peinture le
22 août 1761, François Casanova y fut reçu le
28 mai 1763 \ C'était, à trente-six ans, la gloire. Il
est vrai que, par compensation. Diderot tournait
casaque et menait contre le pauvre peintre une charge
à fond de train : «Ah! M. Casanove, qu'est devenu
votre talent? Votre touche n'est plus fière comme elle
était, votre coloris est moins vigoureux, votre dessin
devenu tout à fait incorrect. Combien vous avez perdu,
depuis que le jeune Loutherbourg vous a quitté! »
1. Arch. de la Seine, Plumitif des Consuls, 11 et 21 mai 1759.
2. Œucrcs de monsieur et madame Favart, 1853, p. 219, lettre,
du 25 sept. 1761, au comte de Duiazzo.
3. Œùtvres complètes, éd. Assézat, X, 1876, p. 149-150.
4. Procès-i'crbaii.r, publ. par A. de Montaiglon, YII, p. 173,
174, 214, 220.
FliANÇOIS CASANOVA, PEINTRE. 139
Insinuation venimeuse, par laquelle le fougueux et
parfois injuste critique laissait entendre que dans une
maison de campagne, loin des regards indiscrets,
Casanova avait chambré un jeune peintre, admira-
blement doué, qui lui finissait ses tableaux. Ainsi
beaucoup disaient, avec Diderot, des nouvelles pro-
ductions de l'artiste : « Le pouce de Loutherbourg y
manque ^ »
Assurément, François Casanova n'a pas toujours
fait preuve d'une honnêteté scrupuleuse, pas plus
dans l'exercice de son art que dans la conduite de la
vie. Grimm affirmait, et sans doute il n'était pas
le seul, que les érudits en peinture reconnaissaient
dans ses tableaux des groupes entiers pillés, en un
mot des larcins de toute espèce '\ Mais l'artiste avait
regagné la faveur de Diderot, qui décidément le
déclarait grand peintre.
Pendant le second séjour de J accrues Casanova à
Paris, François côtoya d'assez près l'existence de
son frère. Il ne paraît guère y avoir gagné que des
dettes, des saisies, de mauvaises afiiiires et un amour
malheureux pour Coraline Yéronèse. Bientôt, il fit
un singulier mariage. Marie-Jeanne Jolivet, dite
mademoiselle d'Alaucour, figurante des ballets de la
Comédie-Italienne, la berrichonne qu'il épousa en
1. Œuiies complètes, X. 219. Diderot, d'abord admirateur
enthousiaste de Loutherbourg, comme il l'avait été de Casanova,
chang-ea également d'avis à son sujet. En 1767, il l'attaqua violem-
ment, et se permit même à l'égard de la femme du peintre les allu-
sions les plus fâcheuses (Jal, Dict. critique, art. Loutherbourg).
2. Note à Diderot, X, p. 32G.
140 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
l'église Saint-Laurent, le 20 juin 1762, était à peu
près illettrée, ainsi qu'il appert de la gauche signa-
ture qu'elle apposa au bas de son acte de mariage'.
Mais l'auteur des Mémoires lui décerne un brevet
de belle et honnête fille, ignorant sans doute que
quelques années auparavant, M. de Locmaria. mous-
quetaire noir, avait abandonné la pauvre fille enceinte
de SCS œuvres et alors âgée de dix-neuf ans'. S'il
faut en croire Casanova, Marie-Jeanne Jolivet était
protégée par un riche amateur d'art et de plaisirs,
M. de Saincy, trésorier des économats du clergé, qui
(it les frais de la noce, et l'inventaire dressé plus tard
des biens de la communauté fournit la preuve que
des relations d'argent tout au moins unissaient le
ménage Gasauova à ce personnage ^
François demeurait alors Carré de la Porte Saint-
Denis, et c'est bien en effet l'adresse que donne son
frère dans les Mémoires. Mais le couple ne tarda
pas à se transporter hors des murs, rue des Aman-
diers-Popincourt, au Faubourg Saint-Antoine, dans
une maison louée à Guillaume Dalby, avocat en
Parlement.
1. Jal, Diclion/iaire critique, p. 329-330.
2. Ai'cli. nat., Y 10 871, comm, ïhiérion, plainte de Jeanne
Jolivet-Dallaucourt, du 14 août 1758. Mademoiselle « D'Alau-
coui" » figure comme danseuse du corps de ballet de l'Opéra-
Comique en 1755 (Heulhard. Jean Mojinet. p. 85 et suiv.), et de
la Comédie-Italienne en 1759 (Spectacles de Paris).
'■'>. Louis-Pierre-Sebastien Marchai de Saincy, écuyer, était
en cfrot l'un des économes gi-néraux du clergé de France. Il
vivait sur un grand pied rue des Fossés-.VIontinartre et dans sa
maison de camjjagne de Bagneux. Pajou a fait de cet épicurien un
beau buste, reproduit par H. Stein, Augustin Pajou. 1912, p. 155.
FRANÇOIS CASANOVA, PEINTRE, 141
G'élail une fort agréable habitation, presque campa-
Sfnarde, où n'arrivaient ni les bruits ni les relents de
la ville. Dans le jardin fleurissaient, en des vases de
faïence cerclés de dés en pierre de liais, des orangers
et des lauriers-roses. On avait pratiqué au milieu de
la verdure, pour mieux jouir, à la belle saison, de la
fraîcheur du soir, un petit pavillon disposé en bou-
doir, qu'ornaient une tapisserie à fleurs et guirlande,
une ottomane favorable à la sieste, des tables de bois
de rose, des encoignures et une statue d'Hébé. Un
cabriolet découvert, une « désobligeante » transpor-
taient à Paris le maitre et la maîtresse de la maison,
quand ils ne cherchaient pas de distractions dans la
musique ou dans la chasse, car il y avait au logis
une quinte, deux violons, une basse de viole, trois
fusils, et tout un attirail de chasseurs. Le salon don-
nait de plain-pied sur le jardin. Le mobilier de cette
pièce, composé de six fauteuils de bois sculpté, d'une
petite pendule à cadran émaillé, d'un métier à tapis-
serie, de quatre flambeaux à la grecque, de deux urnes
de porcelaine du Japon, de huit grands tableaux ébau-
chés, enfin de deux bustes en terre cuite représentant
le peintre' et sa femme, ne laissait pas d'être assez
disparate. Au premier sur la rue, se trouvait l'atelier.
Dans cette pièce, ainsi que dans une autre y attenant.
1. Ce buste de François Casanova serait-il le buste en terre
cuite du musée municipal de Vienne, que M. Uzanne a public
en 188'4 dans le Licre comme étant celui de Jacques Casanova,
et dont M. Ravà (Appunti di iconogra[ia Casanoi>iana, dans
Satura cd Arte, 15 avril 1911) croit, au contraire, qu'il représente
François?
142 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
de nombreux tableaux, les uns finis, les autres ébau-
chés seulement, étaient accrochés aux murs, placés
sur des chevalets, ou gisaient à terre, parmi des
palettes d'ébène et de noyer, des pinceaux et des
boîtes de couleurs broyées venant de chez le bon
marchand, Bellat, place des Trois-Maries'.
Jeanne Jolivet ne donna pas d'enfants à François
Casanova. « Le ciel, assure l'auteur des Mémoires,
avait refusé à son époux la faculté de prouver qu'il
était homme, et elle avait le malheur d'en être amou-
reuse. Je dis le malheur, car son amour la rendait
fidèle; sans cela, son mari la traitant fort bien, et la
laissant parfaitement libre, elle aurait pu facilement
trouver remède à son malheur... Le chagrin lui occa-
sionna une consomption, dont elle mourut cinq ou
six ans plus tard. »
D'après ces derniers mots, il semble bien que ce
passage se rapporte au séjour, abrégé par ordre du
roi. que Casanova fit à Paris en 1767. Il ne peut être
question, en effet, de l'année 1761, pour la raison
suffisante que François ne se maria que l'année sui-
vante, et, d'autre part, Jeanne Jolivet mourut bien en
effet « cinq ou six an? » après 1767. C'est à Bor-
deaux, au retour des eaux de Barèges, qu'elle rendit
le dernier soupir, le 10 juillet 1773, laissant son époux
perdu de dettes-.
Deux ans après, François Casanova, peintre du roi
1. Inventaire après le décès de Jeonne Jolivet, 12 août 1773
(étude Huguenot).
2. Ibid.
FUANÇOIS CASANOVA, PEINTRE. 143
et de son Académie, veuf sans enfants, épousait en
secondes noces Jeanne-Catherine Delachaux, née à
Bruxelles le 4 mai 1748, alors âgée par conséquent
de vingt-sept ans', fille majeure de Joseph et de
Marie-Anne Jeandebien, demeurant Place du Petit-
Carrousel. Le contrat, qui stipulait l'absence de
communauté de biens, fut signé le 20 juillet 1775
par-devant Duclos-Dufresnoy, notaire -. Les meubles
de la première madame Casanova lurent évalués à
plus de 1760 livres, et son argenterie à 6 340 livres
environ. Quant aux apports de la nouvelle épouse,
ils consistaient en un legs de 30 000 livres du comte
de Maugiron, en plusieurs rentes viagères (plus de
4 000 livres en tout), dont deux (de 1200 et de
tiOO livres) lui avaient été constituées par le comte
de Montbarey, enfin en une créance de 12000 livres
sur le mème^
Quelle place tenait donc, dans la vie de Jeanne
Delachaux, le comte de Montbarey, grand seigneur
franc-comtois, prince du Saint-Empire depuis l'année
précédente, capitaine-colonel des Suisses de la Maison
militaire du comte de Provence, et futur ministre de
la Guerre? Une page de ses Mchnoircs va nous
l'apprendre. « La personne, écrit Montbarey, qui était
depuis huit ans l'objet de mon affection, et dont je
1. L'extrait de baptême se trouve dans son dossier de pension
(Arch. nat., Qi 671). Il a été publié par J. Guiffrey, dans le
RiiU. (le la Soc. de l'art français, année 1876, p. 55.
2. L'acte de mariage, indiqué par Jal {Dictionnaire critique)
est du 26 juillet.
3. Étude Dufour.
144 JACQUES CASANOVA, YENITIKX.
ne pourrai jamais penser et dire trop de bien, accou-
tumée dans les premiers momens de notre liaison à
toutes les assiduités d'un sentiment réciproque et non
gêné, s'était prêtée à toutes les privations que, suc-
cessivement, les différentes circonstances de ma vie
m'avaient imposées. Elle avait toujours senti ce que
devait exiger de moi l'honnêteté, la décence et ma
façon de penser à l'égard de madame de Montbarey.
et je n'avais jamais eu qu'à me louer d'elle et de son
attachement. Mais, si elle avait fermé les yeux sur les
infidélités assez répétées que je lui avais faites, elle
supporta plus impatiemment, quoique en silence, les
privations nouvelles que mon nouveau métier de cour-
tisan et mes vues d'ambition lui firent éprouver. Ce
sentiment de peine sensible, qu'elle chercha à me
cacher, la rendit plus accessible aux attentions et à la
passion qu'elle inspira à un homme d'un âge à peu
près égal au mien, même plus vieux, mais fait
comme Hercule, et dont la tête, extrêmement exaltée,
ne connaissait rien qui la maîtrisât.
» Cet homme vraiment distingué, célèbre dans
son art, où il portait tout le feu de son génie, et qui
était compté au nombre des premiers peintres de
l'Europe, était italien. Il devint amoureux d'elle avec
toute la chaleur qu'il mettait dans toutes ses actions.
Elle résista quelque temps, mais enfin elle se laissa
entraîner, moins par son cœur que par la proposition
qu'il lui fit de l'épouser et de se charger de l'éduca-
tion de deux enfans qu'elle avait. Ses amies, d'ailleurs,
ne manquèrent pas de lui faire entrevoir tous les
FRANÇOIS CASANOVA, PEINTRE. 145
avantages dun établissement qui, une fois manqué,
ne se l'etrouverait plus. A travers la bonne réception
qu'elle me fit à mon arrivée, il me fut impossible de
ne pas démêler un embarras que je n'avais jamais
remarqué en elle. La franchise de son caractère ne
put pas se démentir, lorsque je la pressai de s'expli-
quer, d'après les notions que j'avais acquises, et son
mariage se lit à la fin de 1775.
» Je me tromperais moi-même, si je me dissimulais
la peine réelle que cette séparation me causa. Dans
mon dépit, je lui rendais justice, et je sentais que,
dans la classe oii elle avait vécu à son entrée dans le
monde, elle était peut-être la seule femme qui eût pu
soutenir aussi longtemps l'attachement, la constance
et la discrétion qu'elle m'avait toujours marqués. Le
sentiment d'affection qui m'unit à elle pour toujours,
mais dont pendant longtemps je m'imposai la loi de
ne lui point donner des marques, ne finira qu'avec
nos deux existences ^ . »
François Casanova épousait donc la maîtresse
déclarée de Montbarey, et ne rougissait pas de faire
constater par-devant notaire les libéralités dont sa
femme était redevable à son puissant protecteur. Il
n'eut d'ailleurs aucun scrupule à profiter, quand l'oc-
casion s'en présenta, de l'empire que sa femme avait su
garder sur Montbarey, devenu ministre. C'est, en effet,
sur les instances de ce dernier qu'il finit par obtenir au
Vieux-Louvre le logement occupé précédemment par
1. Mémoires du prince de Montbareij, II, 1826, p. 131-133.
9
146 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Jeaiirat, logement qui, lui écrivait le directeur général
des Bâtiments, avait les inconvénients de tous les
appartements d'artistes au Louvre, mais aussi l'avan-
tage d'être gratuit et de se trouver « au centre des
arts ». « Vos talents bien reconnus, ajoutait la lettre
officielle, doivent contribuer à votre fortune, quand
on vous A'erra vous y livrer tout entier, et c'est avec
beaucoup de plaisir que je verrai vos succès ' . »
Sous la forme la plus aimable et la plus mesurée,
ces lignes contenaient une critique discrète. Evidem-
ment, François Casanova, contre le gré de ses admi-
rateurs et de ses amis, sinon de ses rivaux, ne se
livrait pas tout entier à son art. Il n'avait de goût ni
pour la vie retirée et paisible, ni pour le travail régu-
lier. L'ordre et l'économie n'étaient point son fait. Il
dépensait follement et vivait en grand seigneur, sans
se soucier du lendemain. C'est ainsi qu'ayant emprunté
par petites sommes un peu plus de 5 000 livres à un
usurier, les intérêts accumulés finirent par grossir
sa dette de plus du double. Le prix de ses tableaux
et des cartons qu'il avait accepté de peindre pour la
manufacture de tapisseries de Beauvais était loin de
suffire à ses prodigalités, et de jour en jour l'état de
ses affaires empirait". Lui-même s'est, dit-on, repré-
1. Arch. nat., 0' 1 6731 c, lettres du 27 mars et du 30 avril 1780.
La lettre de remerciement de Casanova est du 6 mai (0' 1 915,
année 1780, n" 161). Cf. Xouv. Arch. de l'art français, II, 1873,
p. 100, 192-19i.
2. Plainte de François Casanova contre un sieur Porlier,
3 avril 1779 (Arch. nat.. Y 11 596, comm. Chenu). Cf. Gapon,
p. 496. Il y a dans les papiers de Dux une note de Jacques Casa-
nova, ainsi conçue : « Preuves d'usure à M. Chenu, commissaire.
FRANÇOIS CASANOVA, PEINTRK. 147
sente avec bonne humeur, au moment où, descendu
de voiture, il échange ses tableaux contre des victuailles
qu'une vieille femme vend sur le trottoir. Cela s'ap-
pelait : le Dîner du peintre Casanoi>a^ .
Sa seconde femme était-elle pour quelque chose
dans cette ruine financière ? Jacques Casanova —
mince autorité assurément — affirme que son frère
avait trouvé en elle plus de passion que de vertu, et
quelle le réduisit à quitter Paris et à lui tout aban-
donner. Il aurait sans doute conté cette affaire avec
quelque détail dans les Mémoires. Malheureusement,
nous n'avons plus cette partie. On sait seulement,
par ce qu'il en a dit ailleurs, et par quelques notes
conservées à Dux, qu'étant venu faire un dernier
séjour à Paris en 1783 avec l'intention de s'y établir,
il y trouva son frère « obéré et au moment d'aller au
Temple », qu'il s'employa activement à tâcher de
lui obtenir des commandes, à calmer l'impatience de
ses créanciers, à le délivrer enfin des mains de sa
femme pour le mener à Menne-. François Casanova
avait reçu dans ce temps-là de l'impératrice Cathe-
rine la commande de peindre les victoires des Russes
rue Mazarine, lequel lui a dit qu'aussitôt que les héritiers de
M. Pûirlier... ».
1. Dict. of national biographij, vol. IX, 1887, art. Casanova.
2. Précis de ma vie, publié par Gustave Kahn dans la Vogue,
1886, p. 106-108, et par Octave Lzanne dans VErmiiage, 1906,
2* vol., p. 163. Il existe, aux Arcliives de Dux, un reçu de
M. Margue, contrôleur de la maison du prince de Conti, pour
quatorze tableaux ou ébauches de François Casanova, qu'il
s'engage à lui restituer contre remboursement de 3 000 livres
(12 novembre 1783. de la main de Jacques Casanova).
148 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
sur les Turcs pour le Palais de Pétersbourg ' ; il ne
semble pas qu'il ait pu remplir ses engagements.
Voici comment un mémoire officiel, daté du
20 février 1785, et soumis au roi par le directeur des
Bâtiments, explique le départ du peintre : « Le sieur
Gazanove, peintre distingué par des talents, mais
aussi par de l'inconduite, avait été admis par Sa
Majesté, il y a cinq à six ans, à la jouissance dans le
Louvre d'un de ces logements consacrés aux artistes.
Le local en était désavantageux et ne fournissait que
l'habitation la plus incommode. Il y a suppléé par
beaucoup de dépenses, qui ont considérablement altéré
la médiocre fortune de sa femme, et qui, l'ayant lui-
même jeté dans le plus grand détroit, l'ont conduit
à s'expatrier, en laissant à sa femme infiniment
moins de ressource et des dettes du plus grand
poids". » En échange du logement, le roi accorda à
madame Casanova une pension viagère de 1 200 livres,
et tout fut dit^
Le peintre avait envoyé de « charmants paysages »
à l'Exposition de 1783 '', mais, depuis quelque temps
déjà, il s'abstenait de paraître aux séances de l'Aca-
démie, où il allait jusqu'alors plusieurs fois par an".
1. Dlcf. (if national biogiaphy, lue. cit.
2. Arcli. nat., 0' 1 674, dossier 5.
3. Ibid., lettre autographe de madame Casanova au comte
d'Angivilliers, 22 avril 1785. Madame Casanova mourut à Paris,
le 4 mai 1818 (Jal, Dlct. critique, p. 330).
4. Mercure de France, sept. 1783, p. 129.
5. La dernière séance à laquelle Casanova ait assisté est,
sauf erreur, celle du 2 mars 1782 [Procès-t'erbau.r de l Académie
royale de peinture et de sculpture, IX, 1780-88, Paris, 1889).
FRANÇOIS CASANOVA. PEINTUl!:. 149
En novembre, après avoir vendu ceux de ses ouvrages
qui restaient dans son atelier, il prit avec son frère le
chemin de Aienne. Il y gagna bientôt les bonnes
grâces de Kaunilz, dont il finit par tenir la maison,
« lui jetant, paraît-il, la flatterie à la tête d'une
manière dégoûtante ». 11 mourut à Brûhl, non loin
de la capitale autrichienne, le 8 juillet 1802', lais-
sant la réputation d'un homme de talent et d'esprit".
François Casanova n'eut point d'enfants, les actes
notariés en font foi, de Jeanne Jolivet, sa première
femme. Pour la seconde, Jeanne Delachaux, les bio-
graphes, Jal en particulier, ont été fort embarrassés.
Ce dernier, en effet, rencontra un jour, dans les
registres paroissiaux de Saint-Germain-l'Auxerrois.
l'acte de baptême d'Adèle-Catherine, fille de François
Casanova, peintre du roi et de son Académie, absent,
et de Jeanne-Catherine Delachaux, son épouse. Com-
ment expliquer cela, pensait-il, sinon par un séjour
que Casanova aurait fait à Paris à la fin de 1787
ou au commencement de 1788? Mais ce voyage est
invraisemblable; François avait certainement quitté
Paris sans esprit de retour. Que supposer donc, sinon
que, le mariage n'ayant pas été officiellement rompu,
l'épouse abandonnée ne s'était point fait scrupule
1. Acte de décès publié par Jal (p. 330). Cf. "Wurzbach, Bio-
grap/iiscfics Lexihon des Kaisej-thums Œsterreicli. II, 1857,
p. 301-2.
2. Quelqu'un ayant dit chez Kaunitz que Rubens était un
diplomate qui s'amusait à. peindre : « Non, monsieur, aurait
répondu Casanova, dites plutôt un peintre qui jouait au diplo-
mate. »
150 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
d'attribuer à celui qui n'avait jamais cessé d'être son
mari, peut-être d'ailleurs avec son consentement, la
paternité d'un enfant qui gardait ainsi une apparence
de légitimité.
Il y a plus. Le livret du salon de 1808 mentionne
un Casanova, peintre, élève de son père et de David,
qui exposait cette année-là au Musée Napoléon le
portrait en pied d'un colonel de la Garde impériale.
Le même exposa, en 1810. une vue de la gorge de
Brûhl et un portrait du maréchal ^lacdonald; et,
en 1812, un tableau représentant le banquet donné
par l'Empereur aux Tuileries deux ans auparavant, à
l'occasion de son mariage avec Marie-Louise \ Le
bon Jal, qui prenait parfois un plaisir innocent à
égayer de quelques souvenirs personnels les colonnes
toufPues de son Dictionnaire, se rappelait fort bien
qu'un de ses amis, Justin Ouvrié, avait connu un
Casanova, qui était allé au Bengale et en avait rap-
porté, avec de curieux dessins, le titre de peintre
du roi d'Oude, dont il aimait à se parer. Il avait,
paraît-il, émigré, puis, après avoir servi dans l'armée
des Princes, était revenu en France -.
1. Lucien Gillet, Nomenclature des ouirages de peinture, etc.,
se rapportant à Vhistoire de Paris, Paris, 1911, p. 288 et 313.
2. Un Alexandre Dufay (ou Dufays)-Casanova fut en effet porté
sur la liste des émigrés, et n'obtint qu'à grand'peine sa radia-
tion. Né à Paris, il était allé à Rome en janvier 1787, pour se
perfectionner dans la peinture, ainsi que l'attestait un certi-
ficat sig-né de Pajou père et fils. En l'an VII, il se plaignait de
ne pouvoir, à cause des lenteurs qu'on mettait à lui rendre jus-
tice, « se livrer à l'art de la peinture, ni profiter des avis de son
maître David » (Arch. nat., F' 5 627). Casanova figure dans les
listes des élèves de David publiées par Delécluze et par Jules
FRANÇOIS CASANOVA, PEINTRE. 151
Ce dernier détail, s'il est exact, ne permet guère de
croire que ce Casanova ait pu naître après 1775,
comme ce serait le cas, s'il eût été le fils de François
Casanova et de Jeanne Delachaux. Mais le prince de
Montbarey, dans ses Mémoires, ne dit-il pas que
madame Casanova apporta dans sa corbeille de noces
deux enfants, dont son mari accepta de faire l'édu-
cation?
Le prince de Ligne, le brillant écrivain grand
seigneur, connut également bien Jacques Casanova et
son frère. « Il était singulier aussi », écrit-il de ce
dernier. « Je lui demandai, en riant, pourquoi dans un
de ses beaux tableaux du Palais Bourbon (la bataille
de Lens, actuellement au Louvre), il avait mis mon
bisaïeul sur un cheval gris, se sauvant de toutes ses
forces, du temps qu'il fut fait prisonnier à la tête de
l'infanterie, après avoir fait des merveilles à celle de
la cavalerie, à la bataille de Lens. Trente ans après, il
fait un grand tableau qui fut envoyé à l'Impératrice
de Russie. C'était le jDortrait de l'empereur Joseph,
entouré de ses grands généraux... Quel fut mon
étonnement, lorsque, exposé chez le prince de Kaunitz,
je m'y trouvai aussi, fort ressemblant. Cela fit le mal-
heur de tous mes camarades. Pourquoi, dis-je à Casa-
nova, leur faire cette peine? — Pour réparer, dit-il,
le tort que je fis à un prince de Ligne en 1648 '. »
Ce n'est pas ici le lieu de rechercher et de décrire les
David, mais on ne sait rien de précis sur sa vie et sur ses
œuvres.
I. Mémoires el Mélanges historiques, IV, 1828, p. 28-29.
152 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
nombreux ouvrages de Casanova — batailles, marches
d'armée, paysages, portraits et scènes de genre, —
qui se trouvent encore dans les musées et dans
les collections particulières, à Bordeaux, Dulwich,
Lille, Paris, Rouen, Saint-Pétersbourg, et Vienne'.
Le prince de Ligne, qui professait pour le peintre
une admiration réelle, ne lui en reprochait pas moins
de se dispenser volontiers de finir ses toiles, en intro-
duisant dans la plupart la fumée, opaque à souhait,
d'un coup de canon ou de pistolet. Quant à son frère,
il n'a pas manqué de nous laisser, lui aussi, son avis
sur le talent de son cadet. « \'êtes-vous pas le frère
du peintre? lui demanda un jour Catherine de Russie.
— Oui, Madame, comment Votre Majesté le sait-elle,
et connaît-elle ce barbouilleur? — Il a du génie,
monsieur, j'en fais cas. — Oui, Madame, du feu
plutôt, du coloris, de l'effet et quelque belle ordon-
nance. Mais le dessin, Tachevé n'est- pas son fait. »
1. Thieme, AUgemeines Lexikon der bildenden Kïinstler. VI,
1912; J. Guiffrey et P. Marcel, Inventaire général des dessins du
Louvre, III, n"*' 25 147 à 25 150. Voir dans la Table du Mercure,
par E. Deville, d'assez nombreuses mentions sur Fr. Casanova.
Il y a, au Louvre, le premier des trois combats de Fribourg, et
la bataille de Lens, exposés en 1771, et deux paysages. Les deux
tableaux de bataille proviennent de la galerie du Petit-Palais
Bourbon, où le prince de Gondé (f 1818) avait réuni une suite
de tableaux rappelant les exploits du grand Condé (F. Villot,
Notice des salles du Louvre, 1883, p. 55-57).
CHAPITRE XI
LA FAUTE DE J U S T I N I E N X E -SV Y X N E .
Au mois de mars 'l7o9, Casanova, revenu depuis
peu à Paris de son premier voyage de Hollande, eut
vent qu'il se tramait quelque chose contre lui. Sans
doute, il ne se sentait pas la conscience absolument
tranquille. Fidèle pourtant à sa tactique de faire face
au danger et de payer d'audace, il s'en alla un beau
jour trouver un commissaire et lui conta comment, à
ce qu'il avait appris, des quidams s'étaient mis en
tête de le perdre d'honneur, à force de calomnies. On
l'accusait, lui que sa qualité de 1' « un des directeurs
de la loterie de l'École royale Militaire » aurait dû
mettre au-dessus de tout soupçon, d'avoir conduit
chez une sage-femme, avec des intentions criminelles,
une jeune fdle, que le désir de cacher sa faute avait
mis dans la nécessité de se coniier à lui. Bien plus.
9.
154 JACQUES CASANOVA. VÉNITIEN.
l'inconnu, assez audacieux pour alléguer des faits
aussi graves, laissait entendre que depuis quelque
temps le Vénitien le cherchait pour l'assassinera
C'était bien, en effet, ce qu'avaient déclaré par
écrit les auteurs de ce noir complot, dont l'un était
la sage-femme elle-même, Reine Demay. et l'autre
Louis marquis de Castelbajac. ci-devant capitaine au
régiment de Gambis, demeurant ordinairement en sa
terre de Pommaret, à six lieues de Toulouse, et pour
le présent promenant d'hôtel garni en hôtel garni une
humeur fort vagabonde.
« Un jour de février dernier, le 8 ou le 10, si j'ai
bonne mémoire, avait dit à peu près Reine Demay,
une personne de ma connaissance, Angélique Gérard,
marchande de dentelles rue Plàtrière, m'envoya
quérir, de la part de quelqu'un qui voulait me proposer
une affaire. Après plusieurs rendez-vous manques, je
vis enfin arriver chez moi, une nuit, vers trois heures
du matin, un homme magnifiquement vêtu, âgé de
quarante ans environ, en compagnie d'une jeune fille
qui n'en paraissait pas plus de dix-sept. La jolie
personne que c'était! Mince et de taille moyenne,
elle avait la peau du visage très blanche, les cheveux
et les sourcils noirs; une pelisse de soie grise doublée
de martre l'enveloppait et dissimulait à merveille une
grossesse déjà avancée. L'homme me dit, avec un
1. Arch. nat., Y 13 520, comm. Guyot, plainte du 5 avril 1759,
signalée par Gh. Henry {Revue /listoriffue. XLI, 1889, p. 311),
d'après les indications de M. Em. Ganipardon, et publiée par
G. Capon, Casanora à Paris, p. 391-2.
LA FAUTE DE JUSTINIENNE WYNNE. 155
accent étranger, qu'en effet la jeune fille était enceinte,
que sa mère était d'un caractère violent, qu'un parti
très avantageux se présentait pour elle, et qu'elle serait
très heureuse de pouvoir taire ses couches à l'insu de
sa mère. Il ajouta que celle-ci passait la nuit dans
une chambre contiguë. Je répondis que, dans ces
conditions, c'était impossible, et l'entretien en resta
là. Le lendemain, l'étranger revint seul, et cette fois
me promit cinquante louis d'arrhes et bien davantage
ensuite, si je voulais me charger d'administrer à son
amie un breuvage destiné à faire périr l'enfant.
Personne, dit-il, n'en saura rien.
» — Mais ce serait tuer l'enfant et la mère.
» — Faites toujours!
» Et comme je refusais d'entendre à des proposi-
tions pareilles, il me montra des pistolets à secret et à
ressort, dont chacun tirait trois coups, et qu'il avait
pris, disait-Il, pour prévenir les mauvaises ren-
contres. »
Castelbajac, lui, conta comment, vers le 20 février,
il fit la connaissance, à la Foire Saint-Germain, de
Reine Demay, qui le mit au courant de l'histoire. Au
portrait quelle lui traça du mystérieux étranger, il
reconnut « Cazenove », mais, pour plus de sûreté, il
s'en alla faire une enquête discrète au domicile de ce
dernier, chez un perruquier, au deuxième, rue du
Petit-Lion-Saint-Sauveur'. Puis, curieux de savoir le
nom de la jeune fille, il se mit en campagne et
1. Et non, par conséquent, rue Comtesse-d'Artois, comme le
dit Casanova (Schiitz, Y, 253).
156 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
découvrit que trois jeunes vénitiennes, demeurant
avec leur mère rue Saint-André-des-Arcs, au premier
grand hôtel à main gauche en venant de la rue
Dauphine, pouvaient bien n'être pas étrangères à
l'affaire. Il n'ignorait pas que ^I. de La Pouplinière,
le riche fermier général, les venait visiter. Peut-être
celui-ci aurait-il intérêt à être mis au courant. Aussi
Caslelbajac, puis la sage-femme lallèrent trouver en
son Hôtel de la rue Richelieu, celui-là même où
madame de La Pouplinière, alors défunte, avait fait
établir la fameuse cheminée mobile, par laquelle le
duc de Richelieu venait l'assurer nuitamment de
ses tendres sentiments. La Pouplinière — il en déposa
quelques jours plus tard — accueillit avec indigna-
tion le récit des deux compères, protestant qu'il se
garderait bien de rapporter de semblables horreurs à
la mère de la jeune fdle dont on essayait de salir la
réputation. Son intendant, et en même temps le
confident secret de ses plaisirs. Gazon de Maison-
neuve, qui assistait à l'un des entretiens, se porta
garant qu'il ne pouvait s'agir d'aucune de ces demoi-
selles, attendu qu'elles étaient à Paris depuis trois
mois seulement. Peut-être voulait-on parler d'une
autre, assez imprudente pour aller chez Casanova, et
dont il avait prévenu le père. Gastelbajac ajouta que
Casanova avait été sans doute averti; c'était lui, appa-
remment, qui plaçait sur le chemin du marquis des
gens de sac et de corde, pour lui faire un mauvais
parti. Cet italien, disait-il, est un homme dangereux.
Il porle toujours des pistolets sur lui, et dimanche
LA FALTE DE J U STIN I ENX E WYNNF. 157
dernier, aux Tuileries, il m'a regardé dun air qui ne
signifiait rien qui vaille'.
Malgré l'ancienneté de sa famille et l'honorabilité
de son nom, l'authentique marquis gascon qu'était
M. de Castelbajac. -^ un grand diable maigre et
noir, marqué de petite vérole — . jouissait à Paris
d'une réputation détestable. Il n'y avait pas long-
temps qu'une pauvre femme au service de madame
de Brouville, dont il était le voisin et sans doute
l'ami à l'hôtel de Besançon, rue Sainte-Anne, l'avait
accusé de lui aAoir arraché, en la rouant de coups, un
billet à ordre de 220 livres et une quittance de gages'.
Il ne craignait pas de s'abaisser jusqu'à plaider aux
Juges consuls avec des fournisseurs, un compagnon-
orfèvre et une revendeuse à la toilette', Aoire même
jusqu'à se colleter avec des cochers de fiacre*. Bref,
ce gentilhomme était un « fainéant et un oisif, ne se
plaisant qu'à mener mal les femmes », assurait la
demoiselle Colombe Boilleau d'Ossonville, qui n'avait
pas eu à se louer de sa conduite '.
i. Arch. nat., Y 10 873, comm. Thiérion, déclaration de Cas-
telbajac, du 7 mars, et dépositions du 16 mars 1759, signalées
[)ar Ch. Henry, d'après les indications de M. Em. Campardon.
dans Vlstoritcheshiï Viestnik, XXI, 1885, p. 308. publiées par
lui (Revue hist.. t. XLI, 1889, p. 312-16), et de nouveau par
G. Capon, Casanova à Paris, p. 387-9.
2. Arch. nat.. Y 13 518, comm. Guyot, plainte de Marguerite
Tinterlin contre madame veuve de Brouville et le marquis de
Cnstelbajac (15 juin 1758).
3. Arch. de la Seine, sentence des consuls du 10 juillet 1758.
'i. Arch. nat.. Y 11 174. comm. Carlier, rapport du guet du
16 juin 1757.
5. Ibid., Y 10 878, comm. Thiérion. plainte du 18 mai 1760.
Cf. Y 15 642, comm. Sirebeau. plainte de Marguerite Cassin, du
158 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN",
Reine Demay, native de Munich en Bavière, n'était
pas moins suspecte. Ce n'était pas sans motif, selon
toute vraisemblance, qu'elle avait passé quelque
temps à la Salpêtrière, asile de correction destiné alors
aux femmes de mauvaise vie. Fille de Jean Demay,
maître sellier et carrossier rue du Temple, et d'une
bavaroise, Marie-Anne Cliifftel, elle épousa Louis-
Jean-Baptiste Castesse (ou Castes, ou Decastesse), dont
le père était officier. Plus tard, Castesse l'ayant
quittée, elle vécut avec un perruquier, rue de Seine,
puis, rue de Jussienne, avec un officier du duc
d'Orléans '.
Il y avait pourtant du vrai dans ce que le marquis
de Castelbajac et Reine Demay avaient conté au com-
missaire Guyot. Mais voyons ce que Casanova lui-
même en dit dans ses Mémoires.
Au début de 1759 ^ deux jours après son retour de
La Haye, il rencontre à la Comédie-Italienne une
dame accompagnée de toute sa famille: Il ne la dési-
gnera plus, comme d'ailleurs l'héroïne de l'étrange
aventure, que sous les initiales de madame et made-
moiselle X. C. Y. Cinq ans auparavant, se trouvant
à Padoue. il avait fait à la fdle aînée une cour assi-
due, que la maman avait dû interrompre. Un coup
li novembre 1760. Cette dame, qui vivait depuis six mois avec
Castelbajac, disait avoir souffert de ses violences.
1. Arch. nat., Y 11.567, comm. Clienu. plainte Decastès contre
sa femme, 21 sept. 1751; Arch. de la Bastille, 11818. années
17.54 et 1755.
2. Il a écrit, ou l'on a imprimé 17-58. ce qui est une erreur
d'un an.
LA FAUTE DE JUSTINIENNE WYXNE. 159
d'œil, un mot de la jeune fille à sa mère, un signe de
l'évenlail de celle-ci, il n'en fallut pas plus pour que
la connaissance fût reprise et le vieil amour réveillé.
On parla de la fuite des Plombs, dont ces dames
n'ignoraient aucun détail, grâce à une longue lettre de
Venise, des succès que Casanova venait de remporter
en Hollande, et dont M. de La Pouplinièrc les avait
informées. L'aventurier promit de les visiter le plus
souvent possible à l'hôtel de Bretagne, rue Saint-
André-des-Arcs, oii elles demeuraient'. Bientôt, il
apprit, de la bouche du cardinal de Bernis, que, si
M. de La Pouplinière était aux petits soins pour elles,
c'est qu'il pensait à faire de l'ainée des X. C. \. sa
seconde femme.
Quelques jours après, notre aventurier passa l'eau
pour aller voir, ainsi qu'il l'avait promis, les dames
X. C. A . à Ihôfel de Bretagne. Il y trouva toute la
famille, composée de la mère, de trois fdles et de
deux fds, et le chevalier Farsetti, noble vénitien,
homme de lettres-, qu'il connaissait de longue date,
et qui, lui aussi, se flattait de toucher le cœur de
l'amie de Casanova. A cette époque de l'année, la
1. On y trouvait des cliainbrcs pour des prix variant entre
douze et quarante livres par mois (De Jèze. Etat de Paris, 1757.
p. 28).
'2. Joseph-Thomas Farsetti (1723-1793). Casanova dit qu'il resta
son ennemi irréconciliable, ce qui ne l'empêcha pas de faire de
lui un pompeux éloge dans la Confutazione (I, G8). « Vous avez
connu à Paiùs. écrivait en 1757. de Venise, madame du Bocage,
Joseph Farceti, noble vénitien, homme de lettres. Son cousin,
du même nom, du même goût, nous donna hier à diner avec
Goldoni, célèbre auteur comique. » {(XEuvres de madame du
Bocage, III, 159, 1" juin 1757). Cf. Goldoni, Mémoires, II, p. 276.
160 JACQUES CASANOVA, VENITIi:X.
saison battait son plein dans les théâtres, et le gousset
de Casanova était bien garni. Aussi son ardeur au
plaisir ne connaissait-elle pas la fatigue. Un soir
qu'il se trouvait en partie fine au bal de l'Opéra, avec
la belle Camille, de la Comédie-Italienne, et quelques-
unes de ses amies, chaperonnées par leurs amants,
il se vit en butte aux agaceries d'un domino noir.
C'était mademoiselle X. C. V., qui, venue avec son
frère aîné, l'une de ses sœurs et Farsetti, les avait
quittés pour changer de masque et se dérober ainsi à
leur surveillance. La pauvre fdle confia à Casanova
qu'elle ne consentirait jamais à éjîouser M. de La
Pouplinière, qu'elle délestait le chevalier Farsetti,
que d'ailleurs elle avait laissé son cœur à Venise et
que l'amitié de Casanova lui serait précieuse. Après
cet entretien prometteur, celui-ci retourna à sa mai-
son de la Petite-Pologne.
Le jour même, malgré la neige qui tombait en
abondance, il sortit en redingote et à pied, et s'en
alla goûter à l'hôtel de Bretagne la marée fournie
par M. de La Pouplinière. Mademoiselle X. C. Y.,
se prétendant soutirante, resta au lit, oii elle entretint
Casanova avant et après le dîner, lui rappelant la
poésie intitulée le Phénix, qu'il avait composée jadis
pour elle, et lui contant ses amours. Le lendemain,
un billet désespéré complétait ces confidences : « Il
est deu\ heures après minuit; j'ai besoin de repos,
mais un fardeau qui m'accable m'empècbe de trouver
le sommeil. Le .secret que ji' vais vous confier, mon
ami, ccs.scra d'être un fardeau pour moi ilès que je
LA FAITE Di: J U ST I NI KNN F. WYNNE. 161
l'aurai dcposu dans volic sein... Je suis enceinte, et
ma situation me met au désespoir. Je me suis déter-
minée à vous l'écrire, parce que je sens qu'il me
serait impossible de vous le dire de vive voix. Accor-
dez-moi im mot de réponse. » Pétrifié, Casanova
répondit : « Je serai chez vous demain, à onze
heures. »
Il n'était pas sans inquiétude, mais, imprudent
comme un amoureux, il fut exact au rendez-vous.
Bientôt, une nouvelle conversation au cloître des
Augustins acheva de lui montrer l'étendue du malheur
de son amie, et aussi les extrémités où le désespoir
peut pousser une fille honnête. Elle lui demanda de
l'aider à la tirer de peine, assurant qu'elle s'empoi-
sonnerait, si elle ne pouvait éviter le déshonneur. Il
lui promit de l'assister de tout son pouvoir et con-
sentit, malheureusement pour lui, à l'accompagner
chez une femme, célèbre par ses exploits de faiseuse
d'anges.
INous retrouvons ici le fil des documents judiciaires
résumés tout à l'heure. Mais le récit des Mémoires
n'est pas absolument conforme à celui de Reine
Demay et du marquis de Castelbajac. La matrone,
dont Casanova avait oublié le nom, demeurait, non
pas au Marais, comme il le dit, mais rue des Cor-
deliers, c'est-à-dire sur la rive gauche de la Seine,
non loin de Saint-Sulpice. Elle n'avait pas une cin-
quantaine d'années, mais une trentaine seulement.
La grossesse aurait été de quatre mois, d'après Casa-
nova, de sept, d'après Reine Demay. D'autres détails.
162 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
en revanche, concordent très suffisamment : l'époque
de l'année où se place l'aventure, l'hôtel de la rue
Saint-André-des-Arcs, les projets de M. de La Pou-
plinière, l'intervention de Castclbajac, l'heure tardive
de la visite à la sage-femme, les cinquante louis
promis, les deux louis laissés pour acompte.
Si l'on en croit Casanova, une visite à la Petite-
Pologne suivit l'expédition nocLurne chez la sage-
femme, puis les deux amis retournèrent au bal de
l'Opéra, 011 mademoiselle X. C. V. dansa comme une
folle tout le reste de la nuit. L'aventurier pensait qu'en
échange de ses bons offices la jeune fille se donnerait
à lui, et l'événement confirma ses espérances. Mais
la suite de l'aventure, telle qu'on peut la lire dans les
Mémoires, ne saurait être contée ici. La grossesse
de mademoiselle X. G. V. avance. La marquise
d'Urfé indique à Casanova un moyen, aussi sûr que
cabalistique, « d'éviter un affront à une jeune personne
qui a poussé trop avant la licence d'avoir un amant ».
Il en fait part à mademoiselle X. C. V., invoque
gravement Paracelse et Boerhave, et, la jeune fille
convaincue ou faisant semblant de l'être, se met en
devoir d'administrer le remède absurde, qui lui
donna bientôt, assure-t-il, tous les droits d'un amant
payé de retour.
En dépit de ces intermèdes boulTons, sur la réalité
desquels il est permis, d'ailleurs, d'avoir des doutes,
l'affaire menaçait de tourner au tragique. La Poupli-
nière et madame X. C. V. insistaient pour que le
mariage projeté ne subît point do retard. La justice,
LA FAITE DE JUSTIXIENNE WYNXE. 1G3
de son côté, avertie, nous l'avons vu, par Reine
Demay et Castelbajac, se mettait en branle.
La déclaration du marquis avait été déposée au
greffe criminel du Chàtelct, le 11 mars 1759. Le len-
demain, le procureur du roi Moreau écrivit au lieute-
nant de police : « Yoicy, Monsieur, une déclaration
qui a été déposée hier au greffe et m'a été communi-
quée aujourd'huy . Comme elle me paraît mériter atten-
tion, et que vous serés peut-être bien aise d'en rai-
sonner avec ^I. le comte de Saint-Florentin, auquel
j'en parlerai lundi à son audience, j'ai l'honneur de
vous l'envoier. Le dénonciateur et la sage-femme me
paraissent bien suspects'. » Effectivement, M. Bertin
en parla au ministre -, et trois inspecteurs de police,
de la \illegaudin, Roulier et Reculé, furent chargés
de faire une enquête.
Ils y trouvèrent, dirent-ils dans leur rapport du
12 mars, « bien de la fausseté ». M. de la Poupli-
nière s'était assuré qu'aucune des trois demoiselles
n'était enceinte, puis il s'était souvenu que peu de
temps auparavant il avait reçu une lettre, oii on le
menaçait s'il n'apportait pas 200 louis au Palais-
Royal. Castelbajac n'aurait-il pas écrit cette lettre,
et ne serait-il pas venu lui faire cette histoire
pour avoir l'occasion de lui parler seul dans son
cabinet? Contrairement aux dires de Castelbajac,
M. de Maisonneuve, l'intendant de La Pouplinière,
1. Arch. de la Bastille, 10 050.
2. « J'en ay parlé au ministre, en le prévenant que M. le pro-
cui'eur du roy luy en parlcroit •> fnote de la main de M. Bertin),
164 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
ne connaissait ni Casanova ni aucune fille avec qui
cet italien pût avoir des relations. Puis, comment
admettre qu'une sage-femme fût allée reA-éler à Gas-
telbnjac, qu'elle ne connaissait ])as, un secret de cette
sorte, et cela dans un lieu public? D'ailleurs, quel
intérêt pouvait avoir Castelbajac à découvrir le nom
du particulier et de la demoiselle? Tout d'un coup, il
soupçonne Casanova, sur un simple signalement, sans
avoir pris la précaution de le faire reconnaître par la
sage-femme. Aussi les inspecteurs pensaient-ils que
Castelbajac, ou une autre personne dont il n'était
que l'instrument, avait voulu tirer quelque argent
de M. de La Pouplinière '.
On s'étonne de ne trouver dans ce rapport aucun
renseignement sur Casanova lui-même, et peut-être
y sent-on moins le désir de faire la lumière que celui
de débarrasser le fermier général des soucis d'une
ennuyeuse affaire. Mais il faut reconnaître que l'idée
de chantage devait venir naturellement à l'esprit de
gens qui, par devoir professionnel, savaient ce qui se
passait dans les entours du financier sexagénaire.
La Pouplinière était veuf depuis quelques années
déjà, et la question de savoir s'il convolerait de nou-
veau tenait autour de lui les appétits en éveil. Dans
sa (( ménagerie » de Passy — ainsi nommait-on sa
maison de la rue Basse — se pressait la société la plus
hétéroclite de gens du monde, de financiers, de comé-
diens, de musiciens et de filles, en quête de quelque
1. Arch. de la Bastille, 10 050, publié par Gapon, Casanova à
Paris, p. 385-387.
LA FAUTE DE JUSTINIENNE WYNNE. 165
aubaine. Mais les héritiers naturels veillaient âprement
au grain. Jusque-là, M. de Safîrai avait réussi, paraît-il,
à occuper son oncle avec la femme du chevalier de
Courcelles, heau-frère de La Pouplinière. Quand on
s'aperçut que le vieillard considérait avec intérêt les
jeunes demoiselles de l'hôtel de Bretagne, et paraissait
vouloir jeter son dévolu sur l'une d'elles, beaucoup de
têtes s'échaufTèrent. Ce qu'il fallait à tout prix, c'était
éviter un mariage. Or, le fermier général s occupait
déjà de faire naturaliser mademoiselle X. C. Y., des-
sein que Casanova lui-même encourageait peut-être,
si ce n'est pas se fourvoyer que de voir dans les petits
vers suivants, retrouvés à Dux, une allusion détour-
née et une flatterie relativement discrète :
De ces jeunes beautez que je vois chaque jour
Les grâces, les talens ont enchanté mon âme,
Et mon cœur, autrefois insensible à l'amour,
Brûle en secret de la plus vive flamme.
Mais, pour la déclarer, une Muse étrangère
Ignore (?) cet art enchanteur
De tout persuader et de parler au cœur
Et ne peut, sans mourir, se résoudre à se taire.
Grand chancellier d'Amour, s'il est permis d'oser
Emprunter du françois le langage si tendre,
Prète-lui tes accens, ou, si c'est trop prétendre,
Pour bien peindre ses feux et mieux se faire entendre,
Fais-la donc naturaliser.
Mais voici venir un fripon bien connu de Casa-
nova, l'abbé de La Coste. « yV la fm du mois de
février (1759), écrit l'abbé dans un mémoire rédigé
l'année suivante pour sa défense, M. de La Poupli-
nière m'ayant confié l'aventure de Castelbajac, que
M. de Maisonncuvc lui montra comme fomentée par
166 JACQUES CASANOVA, VENITIEN,
MM. de Courcelles et Saffrai, le froid que M. de La
Poiiplinière leur témoigna et la confiance dont ils
s'aperçurent qu'il m'honorait firent qu'ils me
regardèrent comme l'auteur des désagrémens qu'ils
essuyèrent. » Et La Coste ajoute que le samedi, veille
des Rameaux, La Pouplinière le pria au concert de
lui faire un mémoire de toute l'affaire, voulant l'en-
voyer le lendemain à M. l'abbé de La Ville, ce qui fut
fait*.
La Coste était alors un des favoris de La Poupli-
nière, chez qui le curé de Passy l'avait introduit,
11 n'est pas facile de saisir exactement, tant ses expli-
cations sont confuses, le rôle qu'il joua dans ce
milieu d'intrigues et de jalousies. Secondait-il par
tous les moyens les vues de La Pouplinière, dont il
lirait ainsi des ressources considérables? Castelbajac
fut-il, comme Maisonneuve et les inspecteurs de
police le laissaient entendre, le comparse choisi pour
faire manquer le mariage projeté? Est-ce par hasard
que Casanova, qui lui aussi connaissait La Poupli-
nière depuis son premier séjour à Paris, se trouva mêlé
à l'affaire? Le sûr, c'est que La Pouplinière rompit
avec la jeune fille, sans renoncer d'ailleurs à ses idées
matrimoniales. Celte année même, il épousait, sous
les auspices du chanteur Jélyotte et du musicien
Mondonville, et par l'entremise de l'indispensable
abbé de La Gosle, une jeune toulousaine, Marie-
Thérèse de Mondran, d'une famille de drapiers, que
1. Arch. de la Bastille, 12 099 (mémoire de l'abbé de La Coste).
LA FAUTE DE JUSTINIENNE WYNNE. 167
le capitoulat, conféré à son grand-père, avait élevée
à la noblesse. Il avait soixante-six ans, elle vingt et un,
un visage charmant et une voix merveilleuse ' .
Les résultats de l'enquête menée par les trois
inspecteurs de police étaient de nature à rassurer
Casanova. Pourtant l'aventurier, de son propre aveu,
avait péché au moins par imprudence. Aussi, malgré
la contreplainle déposée par lui le 5 avril J759,
n'était-il pas très sur de lui, quand il dut s'expliquer
devant le lieutenant-criminel, alors M. de Sartines.
Cet interrogatoire, dont le texte serait bien curieux à
connaître, eut lieu le lU avril". Sur les questions qui
1. « Trois ans après, dit Casanova, La Popelinière se maria
par procuration avec une fort jolie demoiselle, fille d'un capitoul
de Bordeaux. Il mourut deux ans après, laissant sa veuve
enceinte d'un fils, qui vint au monde six mois après la mort de
son père. A la requête de l'héritière de ce richard, le Parlement
déclara l'enfant illégitime. » Il faut mettre au point ces rensei-
gnements, d'une exactitude un peu approximative. Mademoiselle
de Mondran était née à Toulouse (paroisse Saint-Elienno) le
18 novembre 1737, de Louis de Mondran et de Jeanne-Rose de
Boé. Louis de Mondran. son grand-père, avait été capitoul en
1716. La Pouplinière l'épousa par contrat du 15 juillet 1759, et
la cérémonie eut lieu à Passy le 31. Les 6 et 9 du même mois,
l'abbé de La Geste avait reçu de lui de curieuses procurations,
aux termes desquelles l'abbé devait aller chercher la jeune fille
à Toulouse et régler les conditions du mariage. Le financier
étant mort le 5 décembre 1762, sa femme accoucha, le 28 mai 1763,
d'un fils, Alexandre-Louis-Gabriel, né par conséquent cinq mois
et vingt-trois jours après la mort de son père. Là-dessus, un
procès s'engagea, non pas sur la légitimité de l'enfant qui, aux
yeux de la loi. n'était pas en cause, mais sur sa légitime.
Madame de La Pouplinière, dont on connaît un portrait par
J.-B. Deshayes et un buste en terre cuite par Lemoyne, mourut
à Evreux le 12 août 1824, à l'âge de quatre-vingt-six ans
(G. Gucuel, La Poiiplinicrc et la musique de chambre an
XVIir siècle, 1913).
2. « De l'ordonnance rendue par M. le lieutenant criminel, le
168 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
lui furent posées, sur les réponses qu'il y fit, rien
d'autre que le récit clés Mémoires. Pressé de ques-
tions, dit-il, et convaincu, ou à peu près, de l'accu-
sation portée contre lui, il comprit qu'il valait mieux
confier au magistrat une partie tout au moins de la
vérité, ce qu'il fit bientôt après par 1 intermédiaire
de la comtesse du Rumain.
Le lendemain même de l'interrop^atoire, sur les
conclusions du procureur du roi. et en vertu de
l'ordonnance du lieutenant-criminel, la sage-femme
fut arrêtée dans son appartement de la rue des Corde-
liers, et emprisonnée au Grand-Ghàtelet. Le 28, le
commissaire Thiérion vint apposer les scellés à son
domicile et opérer dans ses papiers une perquisition,
d'ailleurs infructueuse. Elle fut mise en liberté le
4 mai, à la charge de se représenter en ajournement
personnel'. Quant à Castelbajac et à l'avocat Vau-
versin, qui avait soutenu les intérêts de la sage-
femme, Casanova assure que l'un fut envoyé à
Bicêtre et l'autre rayé du tableau.
Restaient les poursuites intentées par madame
X. C. V. au Vénitien, comme auteur ou complice de
20 avril 1759, sui" les conclusions de M, le procureur du roy
élant au bas de V interrogatoire subi par le sieur Cazanova le
jour d'hyer sur l'informalion faite par le commissaire Tliierrioi).
le 16 mars dernier et jours suivans, au sujet d'un avortement
proposé à une sage-femnie, appert, etc.. (Arch. nat., Y 10 874,
comm. Thiérion, en tète du procès-verbal d'apposition des
scellés au domicile de Reine Demay).
1. Arch. nat., Y 10 87'i, commissaire Thiérion. Cf. le registre
d'écrou du Grand-Chàtelet à la Préfjscture de police, sous les dates
du 21 et du 28 avril et du 4 mai 1759.
LA FAUTE dp: JUSTIMENNE WY.XNE. 169
la disparition de sa fdle. car il avait bien fallu faire
faire ses couches à cette malheureuse. La retraite
cju'on lui trouva (le couvent de C... où l'on se ren-
dait par la porte Saint-Antoine, et dont l'abbesse était
une princesse, amie de madame du Rumain), pour-
rait bien avoir été le couvent des Bénédictines de
ïraisne!. maison à la fois dévote et galante, où
madame du Deffand fut élevée, et dont l'abbesse
était la jeune princesse de Bourbon-Condé ' . Made-
moiselle X. C. V. y fut conduite la veille du
dimanche de Ouasimodo, c'est-à-dire le samedi
28 avril; elle en sortit à la fin du mois d'août,
heureusement délivrée. Madame X. G. Y. retrouvait
sa fille. Tout le monde était content, sauf peut-être
Casanova, qui, en butte à d'autres poursuites civiles
et criminelles, commençait à trouver que Paris n'était
plus, pour lui du moins, le paradis des étrangers.
Les lecteurs des Mémoires se sont sans doute
demandé bien des fois — car la curiosité, même
rétrospective, est le propre des hommes — qui pou-
vait bien être la mystérieuse mademoiselle X. G. V.,
et ce qu'elle était devenue dans la suite. Le nom de
l'inconnue se trouve, à vrai dire, dans les papiers de
l'abbé de La Goste conservés aux Archives de la Bas-
tille. Il est aussi dans les Mémoires de Casanova eux-
mêmes, mais il fallait le chercher au bon endroit et
faire les rapprochements nécessaires-.
1. On pourrait aussi penser à Tun des établissements religieux
de Charonne, qui comptait au moins quatre couvents.
2. C'est M. G. Gugitz, un des chercheurs le mieux informés
10
170 JACQUKS CASANOVA, VENITIEN.
C'est à propos de son premier séjour à Paris que
Casanova — il ne s'en est point souvenu plus tard,
ou n'a point pris garde qu'il se trahissait — a parlé
de mademoiselle X. C. V. et donné son véritable
nom. « J'eus également l'occasion, dit-il, de faire la
connoissance, chez M. de Mocenigo, d'une dame véni-
tienne, veuve du chevalier Winne, anglais. Elle venait
de Londres avec ses enfants, et elle avait dû y aller
pour leur assurer l'héritage de feu son époux, auquel
ils auraient perdu leurs droits, s'ils ne s'étaient déclarés
de la religion anglicane. Elle retournait à Venise,
contente de son voyage. Elle avait avec elle sa fille
aînée, jeune personne de douze ans, qui, malgré sa
jeunesse, portait sur son beau visage tous les carac-
tères de la perfection. » Il est facile de vérifier que ces
renseignements concordent à merveille avec ceux
qu'il donne avant de commencer le récit de l'aventure
de 1739. Il ajoutait : « Elle vit aujourd'hui à Venise,
veuve du comte de Rosemberg, mort à Vienne
ambassadeur de l'impératrice-reine Marie-Thérèse.
Elle y brille par sa sage conduite, et par toutes les
vertus sociales dont elle est ornée. Personne ne lui
trouve que le seul défaut de n'être pas assez riche;
mais elle ne s'en aperçoit que par la nécessité où elle
des questions casanovieniies, qui s'en est avisé le i^remier. Il a
publié à ce sujet un intéressant article (Eine Geliebte Casa-
nofa's), dans le Zeitsclirlft fiir Buclicrfreundc, n"' 5 et 0,
2' année, 1910-1911, p. 151-171. M. Gug'ilz n'avait malheureuse-
ment pas eu connaissance des documents publiés en 1889 par
M. Ch. Henry, dans la liecue /lisiurufue, d'après les indications
de M. Gampardon. Voir aussi G. Cucuel, La Pouplinière.
LÀ FAUTE DE J U ST I X I EN N F. WYNXE. 171
se trouve de ne point faire tout le bien qu'elle vou-
drait. »
Vers 1735, vivait à Venise un anglais, Richard
W ynne, d'une noble et vieille famille du Lincolnshire.
Il fit la connaissance d'une grecque très belle, fille du
« signore Filippo Gazini, nobile di San Maura' ».
et s'éprit d'elle. De leurs amours secrètes naquit
bientôt, le 21 janvier 1736, « in rio délia Sensa »
(canal de l'Ascension), une fille, qui reçut au
baptême, célébré à San-Marcuola, les noms de Giu>ti-
niana-Franca-Antonia. C'est l'héroïne casanovienne.
Elle avait donc en 1751 non pas douze ans, mais
seize, et en 1739 vingt-quatre. Trois ans seulement
après la naissance de son enfant, le chevalier Wynne
épousa sa maîtresse, qui lui donna dès lors trois
autres filles, Marie-Elisabeth, Anne-Amélie et Thérèse-
Suzanne, et deux garçons, Richard et William. La
petite Justinienne ne fut légitimée officiellement que
le 10 septembre 1743.
Après la mort de son mari, survenue en 1731.
Anne Gazini-Wynne s'en alla avec ses enfants en
Angleterre, et au retour s'arrêta à Paris. Sa fille aînée
elle-même a parlé plus tard de ce voyage dans ses
Pièces morales. Il n'est donc pas surprenant que,
précisément en cette année 1731, Casanova ait ren-
contré la mère et la fille aux réceptions de l'ambas-
sadeur vénitien. C'est elle aussi qui a conté le retour
à Venise à la fin de 1732, et le séjour dans cette ville
1. Ile située au sud de Corfou, au nord de Céplialonie. non
loin de la côte d'Acarnanie.
172 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
jusqu'à 1758, les relations avec le vieux S. (le consul
anglais Joseph Smith), qui brûla d'amour pour elle,
enfin sa passion pour André Memmo, passion dont
les conséquences devaient lui être une si terrible leçon.
« La passion, dit-elle, qui me fut inspirée par un jeune
cavalier, présenté dans la maison par ce même S.,
engloutit toutes les autres. Je l'aimai éperdùment; et
les contradictions que j'éprouvai de la part de ma
mère et celle de la famille du jeune homme à la fois
ne firent pendant quatre ans que m'obstiner; effecti-
vement, je rejetai plusieurs partis, et, entre autres, ce
même S., qui, à l'âge de soixante-dix ans, s'était avisé
de devenir amoureux de moi. Je fus par là exposée à
des persécutions sans nombre. Ma passion n'avait
d'autre distraction que la lecture la plus Avariée, ni
d'autre nourriture que d'écrire sans fm. ne pouvant
voir mon amant que rarement et à l'espagnole. Ma
maison lui était défendue; j'y vivais donc très isolée,
et toujours au milieu de 500 volumes. Mais comme
toute passion a un terme, et que j'étais inquiétée de
toute part, la vivacité de la mienne se ralentit, dès que
ces obstacles parurent céder à notre fermeté. J'eus
la force de l'avouer à mon amant et de lui refuser ma
main, qui n'était plus suivie de mon cœur. Vers ce
temps, notre famille fut rappelée en Angleterre, et
ce rappel me détermina bien davantage. Mon esprit
était assez formé, ma figure avait acquis tout son
brillant, j'étais romanesque, ce qui arrive toujours
aux jeunes personnes, lorsqu'elles cherchent à s'ins-
truire elles-mêmes. Je rêvais volontiers aux aventures.
LA FAUTE DE JUSTINIENXE WYXNE. 173
et jamais peut-être on n'a été plus coquette avec plus
de sensibilité et de franchise. Revoir la France,
l'Angleterre! La perspective était propre à me faire
tourner la tête. La demoiselle anglaise (sa gouver-
nante) me promettait quelque grand parti à Londres.
Mes adieux à M. M., qui de mon amant était devenu
mon ami. se ressentirent un peu de la dureté que
minspirait ma vanité naissante, et je montai dans le
"carrosse avec une joie que j'eus bien de la peine à
cacher à mes parens, et surtout à ce tendre ami. qui
ne put s'empêcher de suivre sa maîtresse volage jus-
qu'à Milan à Linsu de ma mère'. »
L'amant de Justinienne Wynne était un jeune
homme de vingt-neuf à trente ans, de grande famille
patricienne, cet André Memmo. que Casanova avait
été accusé de débaucher quelques années auparavant,
en même temps que ses deux frères. Sans doute parce
qu'il avait à se reprocher quelques péchés do jeunesse,
Memmo fut un de ceux qui, au fond de leur cœur,
gardèrent pour l'aventurier une véritable indulgence.
A la lin de leur vie, ils s'écrivaient encore en toute
communauté de îroùts et liberté de langage. Memmo
s'assagit cependant plus vite que Casanova, du moins
en apparence; il mourut, chargé d'honneurs, en 1793.
C'est le 1" octobre 1738 que la famille Wvnne
quitta \enise pour se rendre à Paris, puis à Londres.
Il y a, sur ce départ, de curieux détails dans une
lettre qu'une intrépide Aoyageuse de ce temps,
1. Pièces morales, Londres, 1785, p. 36-7.
10.
174 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
lady Montagu, écrivait de Venise à sa fille le 3 du
même mois : « Trois belles dames, quatre avec la
mère, sont parties de Venise pour Londres il y a deux
jours. Je ne les ai vues que dans les lieux publics et
chez notre résident (John ^lurray), qui, comme un
de leurs admirateurs passionnés, obligeait sa femme
à les recevoir. Le père s'appelait Wyne. Les uns
disent qu'il avait 1 200 livres de revenu, les autres
2 000. Il vint à Venise chercher des distractions
après la mort de sa femme. Son gondolier lui fît
connaître une grecque, qui devait être très jolie, car
elle conserve de grands restes de beauté. Elle lui
plut; il eut trois filles d'elle. Elle se fit épouser et
lui donna encore deux fils. Wyne mourut à Venise,
ses enfants étant encore tout petits. Il laissa à chaque
fille 1 500 livres. La mère les mena tous en Angle-
terre, sans doute parce qu'on lui avait dit qu'elle
devait fournir la preuve de son mariage. Elle y resta
un an, puis revint à Venise. Tous les jeunes gens lui
font la cour. L'aînée des filles parle anglais. Tu ne
dois pas te laisser circonvenir par elles. » Le o dé-
cembre, la mère écrivait de nouveau à sa fille : « Les
belles dames sont, paraît-il, à Paris, et auront peut-
être leurs raisons de s'y arrêter '. »
Justinienne Wynne a décrit aussi ce voyage.
Milan, Turin, Lyon n'arrêtèrent que peu de jours la
belle famille : quelques dîners, quelques spectacles,
beaucoup de déclarations les menèrent jusqu'à Paris,
1. Lady Wortley Montagu, Lelters and Works, éd. WharnclifTe,
II, 1893," p. 339, 351, cité par Gugitz, op. cit., p. 155-156.
LA FAUTE DE JUSTINIENNE WYNXE. 175
OÙ elles devaient « tenir bon » six mois. Justinienne
était grande, de proportions justes ; sa mère lui
donna un excellent maître de danse, qui lui apprit
l'aisance et l'élégance du maintien ; elle aviva son teint
mat d'une petite teinte de rouge. « J'étais charmante,
écrit-elle, il m'est permis de le dire à présent, parce
que je survis à ma beauté, et qu'il n'est pas plus
ridicule de se louer sur ce que l'on a été que de
composer soi-même son épitaphe... Mes sœurs et
moi, nous ne nous montrions jamais dans les pro-
menades ou dans les théâtres, sans attirer les regards
de tout le monde. On nous suivait, on nous admirait;
un murmure agréable de louanges exagérées reten-
tissait à nos oreilles. Ma bonne mère, séduite elle-
même, se permit des facilités qui lui procurèrent
souvent un plaisir flatteur, dont elle n était pas
capable de prévoir le danger. » ^lais sur la grande
aventure, on chercherait en vain des précisions dans
ce chapitre des Premiers voyai^es, tant il est vrai que
chez les auteurs de Mémoires, fussent-ils plus cyni-
ques encore que Casanova, le plus forme propos
d'entière franchise échoue toujours devant la honte
de certains aveux. Quelques allusions seulement sont
claires pour les avertis : « Je fis des passions; trop
dissipée pour en sentir le prix, je laissai échapper un
établissement des plus avantageux, et ma mère, qui
m'idolâtrait, ne vit dans mon caprice que la répu-
gnance d'une jeune personne qu'on voulut contraindre.
Tout me fut pardonné'. » Ou cet autre passage :
1. Pièces morales, p. 39-43.
176 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
« Aux accidens près qui me tracassèrent clans ce
voyage, et qui ne sont pas des plus communs, on
pourra voir aisément le peu d'utilité que les jeunes
femmes sont dans le cas de tirer de leurs voyages *. »
Et si l'on ouvre les Pièces morales au chapitre des
Réputations, on y lit ces lignes : « C'est par le choix
surtout de ses premiers amis qu'une femme annonce
sa réputation dans le monde. Que de difficultés pour
réparer le faux pas de notre jeunesse! Au contraire,
combien de fausses démarches n'ont pas été pardon-
nées, lorsque des amis respectables et solides se sont
prêtés à les défendre ou à les faire oublier dans une
iemme qu'ils ont cru digne de leur estime? » N'y
a-t-il pas là comme un vague remords et le fruit d'une
expérience chèrement acquise?
Après les tribulations parisiennes, la famille
^'\'ynne se rendit à Bruxelles, d'après Casanova, en
Angleterre, d'après les Pièces morales. Le tuteur de
Justinienne, milord Ilolderness, qui avait été jusqu'en
1746 résident d'Angleterre à Venise, reçut avec joie sa
pupille et ses sœurs. Elles rentrèrent à Venise vers la fin
de 1760. « Rien de plus beau alors que notre famille;
j'étais l'aînée et la moins belle des trois sœurs, quoi-
que je fusse la plus jolie. Les frères étaient deux enfants
charmants. Ma mère avait une beauté superbe ^. »
Les demoiselles Wynne furent toutes également
recherchées, et Justinienne n'eut pas à se repentir
d'avoir cédé à la force des passions qui lui avaient fait
1. Pièces mo l'a les. p. 'il.
2, Ibid., p. 39.
LA FAUTE DE JUSTINIEXXE WY.NNE. 177
une jeunesse un peu tumultueuse. Aussi bien, les qua-
lités de son esprit pouvaient lui faire pardonner certains
désordres, à supposer que le bruit en fût venu jusque
dans les boudoirs vénitiens. Elle fit grande impres-
sion sur un vieux diplomate veuf, que ses soixante et
onze ans n'empêchaient pas de penser encore à la
bagatelle. C'est ainsi qu'à Venise la fille légitimée de
l'anglais Richard ^A ynne et de la grecque Anne
Gazini, anglaise et française, au demeurant, de cœur
et de littérature, devint, en 1761, comtesse autri-
chienne Orsini-Rosemberg.
Avant de venir à Venise en 1754, le comte Philippe,
son époux, avait déjà exercé des fonctions de diplomatie
en Prusse, en Portugal et en Russie. Comme il appar-
tenait à une très vieille famille autrichienne, et que
sa première femme, morte en 1756. était la comtesse
Kaunitz, son union avec « Giustiniane \'\ ynne »,
que les bonnes langues disaient fille d'un simple
négociant anglais, pouvait passer pour une mésal-
liance. Il dut donc faire faire en Angleterre des
recherches sur la noblesse des Wynne, et c'est d'un
ton assez piteux qu'il informa son ministre, alléguant
— le détail est piquant — qu'André Memmo, noble
vénitien, avait voulu épouser mademoiselle ^^ ynne. Il
assurait, d'ailleurs, que la chose resterait secrète
tout le temps qu'il serait revêtu du caractère d'am-
bassadeur. ^'empêche que ce pas de clerc fut pour lui
une source de tracas et de chagrins cuisants. La mort
vint l'en délivrer bientôt à Vienne, le 7 février 1765.
Dès lors, la comtesse Rosemberg, libre de son
178 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
temps et pourvue d'un beau titre, se livra tout entière
au monde et à la littérature. A Venise. et à Padoue,
dont elle fit sa résidence habituelle, elle tint bureau
d'esprit, et son salon fut le rendez-vous des gens de
lettres et des artistes. Elle se plaisait surtout au
milieu des jardins à la française, sorte de verger
mythologique et philosophique, que le sénateur
Angelo Querini, l'un de ses adorateurs, avait fait
dessiner et planter à sa villa d'Altichiero sur la
Brenta. En véritable fdle du xviii" siècle, la comtesse
Rosemberg avait un faible pour la conversation élé-
gante et un peu superficielle, et ses ouvrages sont
animés d'un esprit nettement antireligieux. Son
roman historique, les Morlaqnes, que Gœthc
estimait, rend assez bien ce qu'il y a de fruste et de
sauvagement poétique dans les mœurs de la littéra-
ture de ce peuple, et fait penser à la Gnzla de
Mérimée. « Je connais, a dit Nodier, peu de livres
plus neufs, plus piquants et plus curieux. C'est un
tableau très vrai des mœurs les plus originales de
l'Europe'. » Quant aux Pièces morales, parues à
Londres en 1785, outre les confidences qui s'y
trouvent sur la vie et les sentiments de l'auteur, elles
peuvent plaire encore, surtout parce qu'elles présen-
tent un intéressant tableau de Venise dans la deuxième
moitié du xviii" siècle.
1. Mt'langcs tires d'une petite bibliothèque, 1829, p. 187-194;
Ch. Nodier, ancien directeur du télégraphe illyrien, se piquait
de littérature <■ esclavonne » ; cf. baron Ernouf, Aotice sur la
vie et les écrits de Justine Wynnc, dans Bull, du Jlibliop/iile,
1858, p. 997-1012.
LA FAUTE DE .1 U ? TI X T ENN E \VY.\XE. 179
Casanova revit en 1774, à \enisc, la comtesse
douairière des Ursins de Rosemberg. Elle était, dit-
il, assez heureuse et jouissait d'une honorable con-
sidération « par rapport à son rang, à son esprit et
à ses vertus sociales ». Mais, ajoute-t-il, « je n'ai
plus eu avec elle aucune espèce de liaison ». Pour-
tant, quelques années plus tard, quand elle eut publié,
avec grand succès, un opuscule intitulé : Du séjour
des comtes du Nord^ à Venise en janvier 17 8S,
lettre... à M. Richard Wynne, son frère, l'aven-
turier lui adressa une lettre de félicitations avec un
exemplaire d'un de ses ouvrages, et la comtesse lui
répondit le 18 mars'. Il n'y a d'ailleurs rien que de
très banal dans cet échange de compliments cérémo-
nieux, où l'on chercherait vainement l'écho des aven-
tures scandaleuses, sur lesquelles plus de vingt ans
déjà avaient passé.
Justinienne Wynne, bien que plus jeune de onze
ans que Casanova, mourut longtemps avant lui, à
Padoue, le 21 août 1791 \ Elle fut enterrée dans
l'église du couvent des Bénédictines, et tous ceux
1. Nom sous lequel voyageaient incognito le grand-duc de
Russie Paul Pétrovich et sa femme Maria-Teodorovna.
2. A. Ravà. Lettere di donne, p. 227-8.
3. Casanova était alors à Dux, où l'on a trouvé dans ses
papiers la curieuse note suivante, intitulée Souvenir, et datée
du 2 septembre 1791 : « Le prince de Rosemberg me dit en des-
cendant Tescalier que madame de Rosemberg étoit morte, et me
demande si le comte de Waldstein avoit dans la bibliothèque
VlUustration de la Villa d'Altichicro, que l'Empereur avoit
demandée en vain au bibliothécaire de la ville de Prague, et
lorsque je lui ai répondu qu'oui, il fit un rire équivoque »
(A. Symons, Mercure de France, octobre 1903, p. 74-75).
180 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
qui l'avaient connue chantèrent les louanges de « la
più intéressante, amabile e pregevole donna dei
nostri tempi e paesi^ ». Au commencement du siècle
dernier, la haute société de Milan et de Venise
gardait encore le souvenir de son esprit, de son
savoir et de son charme.
1. Rapport de Benincasa, cité par A. Bazzoni, Un confidente
degH Inqidsitori di Staio, daus VArchirio stoi ico iialiano, 3" série,
t. XVIII. p. 42,
CHAPITRE XII
LES AMOURS MALHEUREUSES
DE MANON D A L L E T T I .
On dit qu'un aventurier, contemporain de Casa-
nova, mais celui-là de grande race, se voyant en
danger de mort pendant une bataille, pria ses amis
de le jeter tout habillé à la mer, s'il était tué, afin
qu'on ne trouvât pas sur lui les lettres et le portrait
d'ime de ses maîtresses. Casanova ne s'embarrassai!
pas de pareils scrupules. Non seulement il a raconté
par le menu beaucoup de ses bonnes fortunes, vraies
ou supposées, en donnant, le plus souvent, soit le
nom de ses victimes, soit le moyen de le deviner,
mais encore il a gardé les lettres de quelques-unes,
comme s'il voulait pouvoir respirer encore sur ses
vieux jours le parfum de sa jeunesse. Ainsi a-t-on
retrouvé dans ses papiers celles d'une toute jeune
fille, presque une enfant, dont l'inexpérience se
11
182 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
laissa prendre à ses pièges. Elle l'aima follement. Il
voulut bien condescendre à se laisser aimer. Durant
trois ans, il fut question entre eux de mariage, et de
véritables fiançailles les unirent un moment. C'est un
épisode fort curieux de la vie sentimentale et pari-
sienne de Casanova. Il ne sera peut-être pas sans
intérêt de le conter, à l'aide de documents qui per-
mettent de le reconstituer avec plus d'exactitude que
Casanova lui-même n'a pu ou voulu le faire.
En 1757, le Vénitien n'avait pas perdu le souvenir
du bon accueil qu'il avait reçu jadis chez Mario Bal-
letti, sa femme Silvia et leurs enfants. Les Balletti
n'habitaient plus alors rue des Deux-Portes, mais bien
rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, dans le même quar-
tier au demeurant, non loin de la Comédie-Italienne.
Cette fois encore, Casanova s'installa, sinon chez eux.
en tout cas dans leur voisinage, de manière à les voir
souvent ^ Silvia, qui, sept ans auparavant, passait, à
tort ou à raison, pour avoir brûlé d'un feu d'arrière-
saison pour le jeune Casanova, Silvia frisait alors la
soixantaine. Pourtant, la maladie qui devait l'em-
porter n'avait pu encore faire disparaître ce qu'il y
avait à la fois de noble et de riant dans son fin
visage. Vieillie, amaigrie, presque à bout de forces.
1. " L'abbé de La Coste demeurait me dos Bons-Enfants, cl
moi chez Silvia, rue du Petit-Lyon » (ScbUtz, V, 57). Dans les
documents utilisés au cours de ce livre, l'adresse de Casanova
est en efFet, du moins pour cette époque, rue du Pctit-Lion-
Saint-Sauveur. Le 22 janvier 1759, les Simons, banquiers
d'Amsterdam, écrivent à Casanova, chez M. Mario, dans la « rue
du Petit-Lyon » (Arch. de Dux).
LF.S AMOURS DE MANOX BALLETTI. 183
elle avait du moins la joie de se voir revivre en la
personne d'une fille bien-aimée.
Marie-Madeleine — on l'appelait en famille
Manon — dont Casanova avait à peine remarqué la
présence quelques années auparavant, arrivait main-
tenant au plein épanouissement d'une adolescence
précoce. « Je fus vraiment frappé, dit-il, à la vue de
leur fille, que j'avais laissée enfant, et que je retrou-
vais grande et bien formée. Mademoiselle Balletli
avait quinze ans, elle était devenue belle, et sa mère
Tayant élevée avec soin, lui avait fait donner les
meilleurs maîtres, et tout ce qu'une mère pleine
desprit, de grâces et de talents peut donner à une
fdle chérie et douée de dispositions excellentes'. »
Manon, baptisée le 4 avril 1740-, était alors âgée,
non point de quinze ans, mais de dix-sept environ.
Elevée comme une fille de qualité au couvent des
Lrsulines de Saint-Denis % elle avait déjà de la lecture
et du style, savait le chant, la danse, la comédie et
jouait du clavecin à ravir. Quant aux grâces de sa
personne, le beau portrait que Nattier fit d'elle pour
le salon de cette année 17o7 en rend compte de la
plus séduisante manière. Le peintre l'avait représentée
avec les attributs de Thalie, assise, enveloppée de
draperies harmonieuses, tenant un masque de la
main gauche et soulevant au-dessus de sa tête cou-
1. Cf. ce que dit Chevrier, dans son Almanach des gens d'esprit,
d'Antoine-Etienne Ballelti, frère aîné de Manon : « Il a été très
bien élevé et a fait de très bonnes études. »
2. Jal, Dictionnaire critique.
3. Voir le testament de Silvia, dont il sei-a question plus loin.
184 JACQUES CASANOVA, VÉNITIK.N.
ronnéc de lierre, clans un mouvement de la main et
du bras droits plein de naturel et d'aisance, le rideau
du Théâtre-Italien. Le visage est de l'ovale le plus
délicat, les yeux sont bien fendus, brillants et lan-
goureux, les joues fraîches, la bouche mignonne et
charnue, les sourcils parfaitement dessinés, le sein
jeune, pur et ferme. En vérité, si Nattier n'a pas
menti, c'était une belle et gracieuse jeune fdle que
Manon Balletti en 1757 ^
Casanova la trouvait charmante. Pour elle, la pau-
vrette, elle fut éblouie par ce jeune homme de fière allure,
au visage intelligent et énergique, aux yeux de feu, qui
avait, à trente-deux ans, vécu plusieurs existences, et
qui narrait ses aventures avec tant de vivacité et de
verve. L'histoire de sa fameuse évasion l'entourait
comme d'une auréole. Et puis, comment n'être pas
émue et flattée de sentir se poser sur soi les regards
d'un homme qui parlait d'un air détaché de ses visites
chez les grands, et faisait à Paris aussi bien figure
de financier que d'homme de lettres? A écouter le
beau parleur, les grands yeux de Manon s'élargissaient
encore et, sans qu'elle y prît garde, l'amour se
glissait dans son cœur.
L'aventurier voyait sans émoi, mais non sans
1. Ce portrait, catalogué la Comédie, a étô aclieté 15 000 francs
h la vente Kraemer, en mai 1913. II a orné une des pièces du
petit Hôtel de Rachel, rue Trudon (Catalogue de la vente après
décès, 1857). Cf. P. de Nolhac, J.-M. y allier, peintre de la cour de
Louis XV, Paris, Goupil, 1905, et l'édition in-8 du même ouvrage,
parue en 1910 chez le même éditeur. A. Ravà (Lcltere di donne)
a donné une reproduction phototypique.
Li:S AMOURS DE MANON BALLF.TT!. Igo
plaisir, celte âme toute neuve s'ouvrir et s'offrir à
lui. Sa fatuité naturelle en était agréablement clia-
touilléc, d'autant que Manon était alors promise à
un musicien, Charles-François Clément', et qu'il ne
lui déplaisait pas d'éprouver, en une circonstance
aussi décisive, son pouvoir de séduction. La jeune
fille avait donné son consentement à l'union préparée
pour elle. Elle le relira avec joie, dès que Casanova
eut fait mine de répondre à son amour, et affirmé sa
volonté de le couronner un jour par le mariage.
Dès lors ils s'écrivent souvent"-. Les lettres de
flamme de Casanova achèvent de jeter le trouble dans
ce fragile cœur, déjà bouleversé, a Je crois votre
amour sincère, lui répond-elle, il me flatte et je ne
désire autre chose que de le voir durer toujours. »
A peine ce désir se voile-t-il d'une ombre de crainte,
à la pensée fugitive que cet amour pourrait n'être pas
éternel. ^lais on croit, d'habitude, être aimée comme
on aime. Et Manon aime maintenant avec d'autant
plus de force qu'elle a essayé plus longtemps de
résister à son invincible penchant.
1. Cliarles-François Cli.'ment, maître et compositeur de musi-
que, né en Provence en 1720, fort connu par des trios pour
clavecin et violon, par des pièces de clavecin, par un Essai sur
la composition et sur Vacconipnonemcnt du clavecin {Mercure,
avril 1752. p. 152; avril 1758, I, p. 160; Tablettes rie la renommée
des musiciens. 1785). Cf. Capon, Casanova à Paris, p. 217-218.
2. Les lettres, écrites en français, de Manon Balletti à Casa-
nova, au nombre de quarante et une, ont été publiées en 1012, à
Milan, avec d'autres lettres de femmes adressées à l'aventurier
(Aldo Ravà, Lettere di d,>i>nc a Giacomo Casanvi'a). Une traduc-
tion de cet ouvrage a para à Paris, en l'Jl3, par les soins de
M. Edouard Mavnial.
186 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
En ce printemps de 1737, Casanova, arrivé depuis
quelques mois seulement, ne songe pas aux voyages.
Chaque soir, Manon l'attend avec impatience. Quand,
par hasard, il manque de venir, elle est « toute triste
et inquiète ». Elle l'est presque autant, quand le
souci des convenances, d'une conversation à soutenir,
la peur de se trahir, la présence de fâcheux empêchent
leurs lèvres et leurs yeux de se parler, de se com-
prendre, et font naître parfois dans le cœur de Manon
l'horrible soupçon d'aimer en pure perte. Alors, elle
se retire dans sa petite chambre, et, pour calmer
sa peine, aj^aiser ses craintes, elle jette sur le papier,
toutes brûlantes, les pensées de tristesse ou d'espoir
qui tour à tour se partagent son àme : « Pendant que
vous êtes là à jaser, mon cher ami, je vais vous
écrire, moi. Je suis très aise que vous ne doutiez plus
de mon amitié pour vous (vous auriez grand tort, au
moins, si c'était autrement), mais je voudrais que
cette persuasion-là ne vous servît qu'à mai mer davan-
tage... M. Rodrigo ne s'en va pos. A la fin, c'est
horrible! Il ne lui manque plus que la guitare!
Dépèchez-vous donc, mon cher ami, si vous voulez
me voir. Oh, mon Dieu, vous ne m'aimez guère,
puisque vous ne vous pressez pas plus. Oh, non,
je ne sais ce que je dis. Vous m'aimez bien, mon
cher, mais je suis imjiatientc... Mais j'entends
remuer. Eh bien! Oh, ce n'est encore lien. Je
m'impatiente... Ils partent, ils partent, j'en suis ravie,
car je vais vous voir bientôt. Mais quoi, madame .Iules
ne s'en va pas? Ah, si fait! La voilà partie! Ah!
LKS AMOURS DE MANON BALLETTI. 187
Dieu soU béni! Je vous attends à présent, vous. Ah,
si vous lambinez, vous devez sentir, mon cher ami,
autant d'impatience que moi. Si vous m'aimez,
arrivez donc! Je quitte la plume à chaque moment
pour vous attendre. Ah! vous voilà! »
Il y a comme cela neuf lettres, non datées, mais
vraisendîlablement écrites à la fin du printemps et
pendant l'été de 1737 : de jolies lettres vives, sincères,
impatientes, où l'on sent ce petit cœur d'oiseau pal-
piter sous la main qui le serre, parfois à le briser. Des
réponses de Casanova l'on n'a pas une seule ligne,
rien qui permette de mesurer sa tendresse et de
prendre, si l'on peut dire, sa température sentimen-
tale. Sûrement, il a promis le mariage, peut-être par
vil calcul, pour obtenir plus qu'on ne veut lui accorder
et gagner du temps pour se reprendre, peut-être aussi
— car avec lui rien n est impossible — en toute sin-
cérité, dans un élan spontané de sa nature ardente.
A en juger par les billets de Manon, ses lettres sont
inégales, tantôt tendres et affectueuses, tantôt froides,
tatillonnes ou injustes. Est-ce pour éprouver son amie
qu il lui écrit : « Dans un mois, vous ne penserez plus
à moi? » Dit-il le fond de sa pensée, quand il lui
reproche des sautes d humeur, des inégalités de
caractère, des jalousies déplacées? Manon n'a que
tro|i de motifs d'être parfois irritable. Elle doit se
cacher de sa mère, à qui le moment ne lui semble
pas encore venu de tout confier; son frère aine est
susceptible et ombrageux; des amis officieux de sa
famille s'emploient, avec une déplorable ténacité, à
188 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
lui chercher des maris, à elle qui n'en souhaite qu'un
au monde. Gomme il est dur d'aimer, en-gardantau
fond de soi-mùme le secret de son cœur! Elle envie,
sans se sentir la force de les imiter, ceux qui peuvent,
comme son Casanova, envisager les événements, quels
qu'ils soient, d'une humeur égale. Bref, elle finit par
se découvrir des torts et demande pardon : « Ha,
mon cher ami, que je me trouve coupable de vous
avoir causé du chagrin! Votre lettre, que je relis
encore, me fait voir tous mes torts et éclipse ceux que
j'imaginais que vous aviez. Je suis seule blâmable,
mon cher ami. M'excuserez- vous? Je n'aime que vous,
et je veux toujours vous aimer. Si j'ai de l'humeur
vis-à-vis de vous, c'est parce que je me figure sotte-
ment que vous n'avez plus pour moi cette même
tendresse qui fait mon bonheur et qui est la seule
chose que je désire. » — « Vous ne pouvez vivre
sans ma tendresse, dites-vous. Eh bien, mon cher
cœur, vivez, car vous la possédez tout entière : elle
n'est point partagée, elle est toute à vous. »
Cependant Casanova, qui assure ne pouvoir se
passer de la tendresse de Manon, s'accommode très
bien de n'être pas auprès de son amie. En août 1757,
il quitte Paris pour se rendre à Dunkerque, où le
gouvernement l'a chargé d'une mission secrète'.
1. La réalité de ce voyage, dont parlent les Mémoires, ne peut
faire de doute. « Je vous écrirai mercredi à Diinquerque », dit
Manon dans une de ses lellres [Leitere di donne, p. 18-20). Quant
à la date, celle de mai, donnée par Casanova lui-même, est
erronée. Il y a une lettre de Manon, du 9 septembre au plus
tôt, où elle dit que Casanova est parti « voilà 15 longs jours »,
LES AMOURS DE MANON BALLETTI. 189
Manon l'a vu s'éloigner avec une grande peine. « Je
vous ai vu ])arlir avec le chagrin que ressent un cœur
lorsqu'il est au moment de perdre ce qu'il aime. 11 a
fallu contraindre ma douleur, ne la pas montrer à un
tas de gens curieux, qui semlslaicnt m'examiner avec
une pénétration barbare. Ha, quel terrible moment!
que la nuit est veiiuc à propos! Je me suis couchée,
moins pour dormir que pour penser à vous tout à
mon aise, et donner un libre cours à mes pleurs, que
je n'avais que trop longtemps retenus. Ils n'ont pas
tari. J'ai lu et relu votre chère lettre. Vous m'y
recommandez de la gaieté! Eh ! Puis-je en avoir, vous
sachant loin de moi? »
C'est à peine si sa pensée peut se détacher du cher
absent. En passant et comme à regret, elle lui jette
quelques nouvelles : elle a vu son frère (François
Casanova), il, se porte bien; on a joué aux Italiens
une pièce nouvelle,, qui a réussi '; son pauvre Cadet -
est parti. Elle oublie même de lui conter la belle fête
que madame de Mauconseil a donnée en l'honneur
de Stanislas Leczinski. roi de Pologne. Là, sous les
ombrages de Bagatelle, après avoir achalandé par
c"est-ù-dire d;ins la deuxième moitié du mois d'août. Sur Jacques-
Charles Prévôt, marquis du Barail, commandant de Dunkerque,
dont (Jasanova cite le nom dans ce passage, voir Pinard, Clua-
nolo^ie mUi/alre. V, Ct2'o-'j.
1. Les Ensorcelés ou Jcannot et Jeannette, par madame
Favart, Harny et Guérin. parodie en un acte, mêlée de vaude-
villes et d'ariettes, des SiirjD-ises de CAmour. i-eprésentée pour
la première fois le l'"' septembre 1757.
2. Son plus jeune frère. Louis-Guillaume, qui allait jouer à
Stuttgart, où Casanova le retrouvera quelques années plus
tard.
11.
190 JACQUES CASANOVA, VENITIEN,
son minoisjeuneet souriant les deux petites boutiques
«le livres, où des courtisans bien avisés ont débité les
ouvrages de Stanislas et d'autres princes, elle a chanté,
en s'accompagnant sur la guitare, des couplets très
applaudis et même redemandés '. Mais que lui importe
tout cela? C'est à son amour qu'elle pense. « Adieu,
moucher ami, adieu! Souvenez-vous bien que vous
devez m'aimer toujours. Au moins vous me l'avez
promis, et je compte mériter votre amour par la
tendre amitié que je conserverai toujours pour vous.
Adieu, je suis toute à vous. »
Casanova revient à Paris, et y passe les derniers
mois de 1757 et une bonne partie de 1758, quoiqu'il
en ait dit dans ses Mémoires, où la chronologie
est un peu brouillée. Il fréquente beaucoup le quartier
du Théâtre-Italien, où se presse tout un monde, par-
fois un peu bruyant et frondeur, de comédiens et de
comédiennes. Par une curieuse coïncidence, le couple
Balletti et le couple Favart habitaient rue du Petit-
Lion sous le même toit, dans une maison dont
Charles-Simon Favart, le créateur de l'Opéra-Comique
en France, était principal locataire. Quelques années
auparavant, le 20 juillet 1753, Mario et Silvia avaient
signé avec lui un bail de neuf ans, moyennant la
1. Voir Ducîiesne, Bagatelle, p. 61-63, d'après un compte
rendu détaillé conservé à la Bibl. de l'Arsenal. « Mia figlia, dit
Silvia (lettre du 9 septembre à Casanova) ne ha avuti la sua parte
[d'applausi], cioè per il suo canto con la gittarra, che c stato
accessorio a ciù che a fatlo nella fesla, che era pochissima cosa,
ma, doppo il pranso, tutta la compagnia, che era molto brillante,
l'a fatta cantare più d'un' ora, e con tutto l'applauso possibile »
(f.cttere di donne, p. 88).
LES AMOURS DE .MANON BALLETTI. 191
coquette somme de 2 350 livres de loyer annuel'.
Les sous-locataires disposaient du rez-de-chaussée,
sauf une pièce servant de logement au portier, du
premier étage tout entier, de diverses pièces au troi-
sième et au quatrième, eniin d'un grenier et de trois
caves. Monsieur et madame Favart avaient donc,
semble-t-il, leur principal appartement au second
étage, au-dessus des Balletti, Maison — comme on
voit — d'auteurs et d'artistes. Favart et sa femme y
écrivirent quelques-unes de leurs charmantes fantaisies ;
Voisenon, le spirituel magot, en connaissait bien le
chemin, et Marivaux sans doute venait y régler le jeu
de Silvia dans les feux de r Amour et du Hasard, où
triomphaient à la fois l'esprit de l'auteur et l'habileté
de son interprète.
Rue du Petit-Lion, Casanova vient chercher les
lettres que lui envoient de Venise son amie Marie-
Thérèse Dolfm-Zorzi et son mari. Elles sont adressées
à M. de Paralis, nom cabalistique dont il s'affublait
déjà au temps où il grugeait les illustres, mais peu
méhants patriciens Dandolo. Batl)aro et Bragadin.
Souvent, il partage le dîner de famille des Balletti,
dans la salle à manger ornée d'estampes, où se dressent
deux buffets chargés de vaisselle d'argent. Le repas
fini, les convives passent dans la salle de compagnie,
éclairée, le jour, par la lumière discrète qui vient de
la rue étroite, le soir, par les feux d'un lustre de cristal
de roche. Aux murs sont accrochés les portraits de
1. Etude Poisson.
192 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Mario, de Silvia (par \anloo), de Manon (par Nattier),
et un tableau représentant un cavalier, peint peut-être
par le frère de Casanova. Il y a aussi une Léda,
pâmée sous la caresse du cygne, et un Christ en bois
dV'bcne, un peu surpris de ce voisinage mytholo-
gique. On s'installe sur les fauteuils aux robes diverses,
sur les chaises recouvertes de soie bleue. Favart des-
cend parfois fumer sa pipe avec Balletti, aussi enragé
pétuneur que lui. On joue, on cause, on fait de la
musique, violon ou guitare, que Manon accompagne
au clavecin. Puis, quand l'heure a sonné au cartel,
on se sépare, on échange des adieux sous la lanterne
du palier. Silvia et Pepe — c'est le nom d'amitié de
Mario — regagnent leurs lits respectifs, car ils font
chambre à part. Manon rentre dans la pièce qu'elle
partage avec la bonne « talon » Benozzi. Après un
coup d'œil jeté sur le miroir de sa toilette, elle
s'assied à sa table de merisier pour écrire à son cher
Giacomo. Puis, lasse, elle se couche dans son lit à
baldaquin, et s'endort en regardant les formes étranges
que dessinent sur le mur les ramages de la tapisserie
d'Abbeville^
Pendant celte période, qui va de l'hiver de 1757 à
l'été de 1758, les lettres de Manon débordent de ten-
dresse. On y trouve toute la gamme des sentiments
que peut faire naître, dans une âme qui se donne
pour la première fois, une passion irrésistible et
malheureuse. A certains moments, on sent que
1. Scellé après le décès de Silvia (Arch. nat., Y 13 38'i, comm.
Grimperel) et inventaire (étude Poisson).
LES AMOURS DE .MAXOX BALLETTI. 193
Casanova, peu attentif, le cœur sec, se fait une joie
cruelle d'alToler la pauvrette. A peine le voit-elle un
instant le soir, et il a l'air occupé de tout autre chose
que d'elle qui l'aime tant : c( J'aime, je le dis, je le
prouve même. L'on m'aimait, l'on me le disait, et à
présent l'on ne me le dit plus, l'on me donne pour
ainsi dire des preuves du contraire, et l'on joint à
cela des soupçons qui offensent et ma délicatesse et
mon amour. Ha, mon cher, que dois-je penser? Que
dois-je espérer? Que dois-je craindre? 0 Dieu, quel
état est le mien? Je sais parfaitement que vous
allez dire en lisant cette lettre : J'ai mes affaires,
moi, ma présence y est nécessaire, etc., etc.
Gela est vrai. Puissent ces affaires vous être avanta-
geuses ! »
Evidemment, Casanova ne manque ni d'atTaircs ni
de plaisirs. A-t-il le loisir de penser à celte petite
fdle, quand il lui faut s'occuper de son bureau de
loterie, tailler aux banques de pharaon, préparer,
pour des marquise d'Urfé, des comtesse du Rumain
et autres, des sornettes cabalistiques, faire sa cour
aux grands, suivre le fd de mille intrigues, pour
tout dire enfin, chercher et trouver des dupes? Com-
ment surtout, quand on a son âme, arriver à com-
prendre ce qu'il y a d'amour vrai dans cette Manon
qu'il fait souffrir, et dont le seul tort sans doute est
de n'avoir pas cédé tout de suite au caprice de ses
sens. « Dans le cœur d'un libertin, l'amour sans
nourriture positive s'éteint par une espèce d'inanition;
et les femmes qui ont un peu d'expérience le savent
194 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
bien. î^a jeune Balletti était toute neuve et n'en pou-
vait rien savoir. »
Ce malentendu profond rend plus navrantes encore
les lettres de Manon, ces lettres qu'elle signe « la
pauvre petite Balletti », et où elle s'efforce de ramener
le volage, qu'épouvante un amour honnête et sincère.
Un rien, d'ailleurs, lui rend l'espoir; elle se raccroche
à une phrase, à un mot. Gomme son ton change alors,
et comme son style, toujours vif et naturel, reflète la
joie de son âme!
Bientôt cependant, les « mépris » de Casanova font
déborder d'amertume le cœur de l'amoureuse. Que
lui a-t-elle fait? Il n'y a pas quinze jours, elle se
croyait sûre de sa tendresse. Et maintenant ! « Je ne
peux guère comprendre, écrit-elle, comment quel-
qu'un qui a aimé puisse trouver du plaisir à faire et à
voir souffrir quelqu'un pour qui il a eu la plus tendre
affection. Car vous vous en apercevez bien que je
souffre ! » Naïvement, elle lui demande ce qu'il dira
à Silvia, maintenant au courant de tout, pour jus-
tilicr son étrange changement, et elle le prie de lui
rendre ses lettres, « comme une dernière preuve
d'amitié ». La rupture semble définitive : « Adieu,
monsieur, il y a assez longtemps que vous vous
ennuyez à lire ma triste lettre (si vous avez eu la
patience de la lire). Adieu, vous ne vous souviendrez
bieiitôt plus si vous m'avez aimée, et moi je m'en
souviendrai toujours. »
Ici se ])lace le premier voyage de Casanova en
Hollande, voyage qui eut lieu, non pas, comme il le
LKS AMOURS DE MAXON BALLETTI. i9d
dit dans ses Mémoires, entre l'automne de 1757 et le
10 février 1758. mais bien entre octobre 1758 et les
premiers jours de janvier 1759'. Gomment donc,
dans ces conditions, expliquer le passage suivant, où
Casanova raconte qu'à son retour il combla de pré-
sents tous les Balietti, sans oublier Silvia qui, on va
le voir, était morte avant son départ? « Au sortir du
spectacle, je me rendis cliez Silvia, et j'y fus ièté
comme l'enfant de la maison; mais à mon tour je
leur donnai des preuves que je voulais être considéré
comme tel. Il me semblait que c'était à l'influence
de leur constante amitié que je devais toute ma ior-
tune. J'engageai le père, la mère, la fille et les deux
lîls à recevoir les présents que je leur avais destinés.
Ayant le plus riche dans ma poche, je l'offris à la
mère, qui le donna de suite à sa iille. C'était une
paire de boucles d'oreilles en diamants de la plus
grande beauté; je les avais payées quinze mille
francs. Trois jours après, je lui remis une cassette
remplie de superbe calencas de toile de Hollande et
de Unes dentelles de îMalines et de point d'Alençon.
Mario, qui aimait à fumer, reçut une belle pipe d'or.
Je donnai une belle- tabatière d'or émaillé à mon
I. Aldo Ravà (p. 35-36) a Lien expliqué pourquoi il faut cor-
riger sur ce point les Mémoires de Casanova. On peut invoquer
un autre témoignage : le passeport à « M. de Casanova. Veni-
tian, allant en Hollande », daté du 13 octobre 1758 (A. Symons,
Casanova à Dux, dans Mercure de France, oct. 1903, p. 70). Il
y a aussi, dans les papiers de Dux, une lettre de recommanda-
tion, datée de Paris le 15 août 1758. d'un sieur Couché à Son
Altesse... à Bruxelles, pour « M. de Casanova, homme d'esprit
et de lettres ». Cette lettre ne fut pas remise.
19G JACniES CASANOVA, VÉNITIEN.
ami (Antoine-Eliennc Balletti), et une montre à répé-
tition au cadet, que j'aimais à la folie. » .
La pauvre Silvia était morte le samedi 16 septem-
bre 1758. un peu après midi, « de la maladie dont
elle était attaquée depuis longtemps ». Quinze jours
auparavant, elle avait dicté, puis signé d'une main
tremblante son testament. C'est une chose touchante
de la voir penser à tous ceux qu'elle aime ou qui lui
ont rendu des soins : son laquais, sa femme de
chambre, son cuisinier, les Ursulines de Saint-Denis
qui ont élevé sa fdle, sa sœur qui vivait à son foyer
(celle que Manon appelle sa talon . enlin les pauvres
honteux de sa paroisse. Elle fait à sa ii!lc un legs
particulier ou « prélegs », pour contribuer à son
établissement, et aussi parce qu'elle a déjà dépensé
pour l'éducation de ses fils beaucoup plus que ce
qu'elle donne maintenant à sa hile. Quant au surplus
de ses biens, elle le lègue à ses quatre enfants, à
parts égales, priant « monsieur Balletty », son mari,
d'accepter la charge d'exécuteur testamentaire. Elle
exprime enfin, en toute simplicité, un désir qui peint
bien son âme frêle de femme et de comédienne : « Je
prie mon mari et mes enfants de me laisser deux
fois vingt-quatre heures avant de me faire enterrer,
et que pendant ce temps l'on ne me prive pas de la
respiration. On trouvera cela bien puéril, mais c'est
une faiblesse humaine qu'on voudra bien me par-
donner'. »
1. Testament du 1'=' septembre 1758 (élude Poisson).
LES AMOURS DE MANON BALLETTI. 197
Elle ne se rcvcilhi point, et on la porta au petit
cimetière de Saint-Sauveur, où le vieux curé,
M. Jacquin, récita les dernières prières pour le repos
de son àme ' .
Casanova assista, dit-il, aux derniers moments de
Silvia et resta trois jours dans la famille, partageant
la douleur de ses amis. Dix minutes avant d'expirer,
la moribonde lui recommanda sa fille, et il promit
sincèrement de l'épouser. Mais il s'était gardé de
fixer la date du mariage.
Les derniers jours de septembre 1738, Casanova
est encore à Paris, en proie aux gens de justice, dont
ses amis les joueurs de profession, les prêteurs sur
gages et les courtiers marrons lui ont procuré la con-
naissance. N'importe! Il n'a pas rompu avec Manon
Balletti. 11 semble même, au moment de son départ,
l'avoir laissée sur une impression meilleure. A Ams-
terdam, à la Haye, les lettres de Manon le suivent.
Elle se considère maintenant comme sa fiancée, et
scelle ses missives d'un cachet portant pour devise :
« Amour trouve moyen ».
La mort de sa mère, le départ de son « tendre
ami » ont laissé ^lanon toute triste et désemparée.
« Ha, mon clier ami. lui écrit-elle, que le temps me
paraît long, je ne puis plus résister à l'envie que j'ai
de vous écrire, quoique je sache bien que vous
1. Les comédiens italiens jouissaient du privilège de pouvoir
être inhumés en terre sainte. Sur l'église Saint-Sauveur, depuis
longtemps détruite, voir H. Lyonnet, La paroisse des comédiens
aux XVII' et XVIW siècles {Bidl. de la Soc. de l'IIist. du Théâtre,
1907-8, p. 113-139).
198 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
n'aurez ma lettre que lorsque j'en aurai reçu une de
vous. Tout mon bonheur est de vous voir et de vous
parler. Comment renoncer à l'un et à l'autre?... Si
vous saviez combien j'ai pleuré, mon cher ami! Je
n'ai pas cessé depuis votre départ. J'ai bien peur qu'à
votre retour vous ne me trouviez si enlaidie que vous
ne m'aimiez plus. » Au moins lui reste-t-il la conso-
lation de pouvoir pleurer à son aise. Les mauvaises
langues devront bien attribuer à la douleur filiale ces
larmes, que cause surtout l'absence du fiancé très
cher. Lorsqu'il était à Paris, elle vivait tout le jour
avec l'espérance de le voir le soir. Maintenant, il est
parti. Lui sera-t-il fidèle? Elle songe à faire une
retraite dans un couvent. Sera-ce au couvent de
Bellechasse? Mais, malgré la protection de madame
de Mauconseil, on ne veut pas d'elle. A celui de
Saint-Denis, où, petite fille, elle a passé quelques
années? 11 est bien loin, qui viendra l'y voir? Peu à
peu, elle en vient à s'étonner d'avoir conçu un tel
projet. Elle s'imagine, « toute cloîtrée », parmi des
nonnes moroses. Et quelle terrible perspective de ne
plus voir librement son ami, son fiancé, qui doit
bientôt revenir! Très sincèrement, très loyalement,
elle fait son examen do conscience et avoue sa fai-
blesse. D'abord, dit-elle, « j'ai trouvé le projet beau,
héroïque; mais alors j'en voyais l'exécution de loin;
la douleur dont j'étais possédée dans le temps que je
formais cette résolution m'empêchait de penser à
mon amitié pour vous. Je n'y voyais que l'estime et
la considération que je m'attirerais. Mais, ajoute-t-
LES AMOURS DE MANON BALLETTI. 199
elle ingénument, qu'il est douloureux de se sacrifier
pour devenir estimable! »
Au désarroi du cœur et de la volonté dont elle
souffre viennent s ajouter des tracas matériels, prove-
nant de l'ouverture de la succession de Silvia et des
l'ormalités qui doivent précéder le partage. Tout de
suite après le décès, le commissaire Grimperei est
venu apposer les scellés rue du Petit-Lion'. Puis il a
fallu convoquer les amis et les parents pour donner
un tuteur à la jeune fille. Antoine-Etienne Balletti,
l'rère aîné de ^lanon, Antoine-François Riccoboni,
fils du vieux Lelio et de Flaminia, son cousin
germain, des amis, ^IM. Fournier. contrôleur des
rentes de rilôtel-de-\ille, Daclié, agent de change,
Linffuet, caissier de la Comédie-Italienne, enfin
Rabon de Sainte-Sabine se réunissent et d'un
commun accord désignent Mario. Le lieutenant-civil
homologue lavis de parents et Mario prête serment-.
Puis, en l'absence des deux plus jeunes frères, l'un
Louis- Joseph à Vienne, l'autre Louis-Guillaume à
Stuttgart, on procède à l'inventaire, les 11 octobre et
jours suivants. La tristesse au cœur, l'esprit absent,
Manon doit guider les gens de loi cjui détaillent le
mobilier, comptent les robes et les « bijoux faux » de
Silvia, palpent le dos deslivres (Corneille, Molière, Dan-
court, La Bruyère, l'Arioste, cher à Casanova), com-
pulsent les papiers de famille et les contrats de rente ^
!. Arch. nat., Y 13 384, comin. Grimperei.
-'. Ibid., Y 4 796 (23 et 27 septembre 1758).
;. Etude Poisson.
200 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
« On a fini aujourd'hui la levée du scellé, écrit-
elle le 18 octobre ^ et j'ai encore eu la mortifi-
cation d'apprendre qu'un contrat de rente, que papa
croyait sur ma tête, n'y est pas cfTectivement, et qu'un
autre doit être à la succession. Je vous avoue que je
suis ravie que cela soit fini, car je crois que si les
liens de justice venaient deux jours de plus, je ne me
îrouverais plus rion du tout. A chaque vacation, ils
m'annonçaient toujours quelque chose de fâcheux.
Àlais je ne sache rien qui le soit tant que votre
al)sence. Bonsoir, mon cher ami, mon tendre ami,
que j'aime uniquement. Pensez et repensez que mon
amour durera toujours. Bonsoir! »
Cet espoir d'être bientôt unie à Casanova ne la
quitte plus. Les projets de mariage, que des amis
officieux manigancent à son intention, ne font plus
que la réjouir, tant ils lui paraissent ridicules. Elle
tranquillise son fiancé, qui sans doute n'en a cure,
sur tous ces partis qu'on lui propose. « Je saurai
répondre, dit-elle, de façon à gagner du temps, et
au bout du temps pouvoir dire : Cela ne me con-
vient pas. » Il s'est présenté un épouseur de pro-
vince. Il faut voir de quel air la dédaigneuse l'ac-
cueille, d'accord au demeurant avec sa protectrice,
madame de Mauconseil : « D'abord, pour celui de
province, elle a hausse les épaules, et c'est réellement
1. Celte lettre ne porte pas de date, et M. Ravù. à qui l'on en
doit le texte, n'a pu lui assigner qu'un classement approxi-
matif. Le scellé et linvcntaire permettent d'affirmer qu'elle a
été écrite le 18 octobre.
LES A MO LU S DE MANON BALLETTI. 201
la seule réponse que l'on puisse faire à une semblable
proposition. Jugez donc, mon cher! L'on enverrail
votre pauvre petite dans un ballot par la douane, avec
mon clavecin, ma guitare (car cela entre dans le
marché). J'arriverais, ou plutôt je déballerais, et l'on
dirait à cet homme : Voilà une femme que l'on vous
envoie. » Casanova peut donc être rassuré sur celle
qui se garde toute à lui. et qui déjà se nomme elle-
même « sa petite femme, oui, sa petite femme ».
Pendant ce temps, que fait Casanova? Il parcourt
la Hollande, visite les grandes maisons de banque et
les loges maçonniques, conduit des négociations
fmancières et utilise ses talents de cabalisle. Chemin
faisant, il trouve à son goût la jeune Esther. lille d'un
banquier d'Amsterdam, et lui fait imc cour en règle'.
Et il reste des huit jours sans écrire à Manon, que
ces oublis continuels désolent. Elle ne conçoit pas
que l'on puisse aimer avec cette désinvolture. « Com-
ment voulez-vous que je sois sûre de votre cœur? »
Quand il lui répond, c'est trop souvent avec des
paroles blessantes, comme s'il s'ingéniait à rompre.
Il l'appelle nui demoiselle. Son retour est sans cesse
ajourné. « \ous me dites de ne point user de repré-
sailles et de vous écrire au long! \ous le mériteriez
pourtant bien, et d'ailleurs cela m'irait, à moi qui ai
mal aux yeux. Mais vous voyez comme je me venge,
et je n'aurai jamais pour vous d'autre vengeance que
I. Mais le banquier O... (Hope, d'après le nis. original des
Mémoires) ne parait pas avoir eu de fille du non» d'Esther (Johan
E. Elias, De Di'radschap ran Amsterdam, II, 1905, p. 933 et suiv.).
202 .(ACQLlîS CASANOVA, VÉNITIEN.
celle que ma lendresse m'inspirera. » — c( Peut-on
rester près de trois mois avec des gens qui sentent
le fromage, des fumeurs, des buveurs de thé, sans
chaise, sans lit, ou du moins fort mauvais? Ho, mon
cher ami. enfin, revenez, je vous ai déjà dit que c'est
là ma devise. Voyez ce que c'est. Lorsque j'ai com-
mencé ma lettre, j'étais de mauvaise humeur, j'avais
mal aux veux, je voulais vous gT"onder, et à présent
je suis quasi gaie, je ne sens plus de mal, et je suis
votre femme, qui vous aime tendrement. »
Casanova revint à Paris vraisemblablement dans les
premiers jours de 1759. Ce ne fut pas, il le confessa
plus tard, l'amour de Manon Balletti qui lui fit quitter
la Hollande, mais une sotte et ridicule vanité d'aller
briller dans ce somptueux Paris. 11 voulait y respirer
l'encens des félicitations que ne pouvait manquer de
lui valoir son grand succès diplomatique et financier.
11 tenait aussi à jouir d'une fortune acquise en peu de
temps. Et dans quelle ville pouvait-il, plus agréable-
ment qu'à Paris, jeter son or par les fenêtres?
Mais l'année 1751) lui réservait de désagréables
surprises. La tournure périlleuse que ne tarda pas à
prendre son alfaire avec Castelbajac, à propos de
mademoiselle Wynne, faillit tout d'abord le punir
cruellement d'avoir délaissé Manon pour cette belle
Anglaise. A grand'peine il évita la prison préventive
et les risques de débats scandaleux. D'autre part, le
lecteur verra, dans les chapitres suivants, à quels
expédients malhonnêtes Casanova, à bout de res-
sources, se vit réduit. 11 a expliqué dans ses Mémoires
LES AMOURS DE MANON HALLETTI. 203
SOU deuxième voyage en Hollande par lintcntion où
il était d'y gagner de l'argent pour le placer sur la
lète de ^lauon, qu'il aurait épousée ensuite. En réa-
lité, c'est sous la menace d'un arrêt infamant et d'un
emprisonnement certain qu'il passa de nouveau Ja
frontière. Et il ne partit pas, comme il dit, le 1" dé-
cembre 1739, mais dès le mois de septembre. Les
lettres de Manon, à défaut d'autres témoignages,
suffiraient à le prouver.
Celle-ci ignorait-elle les indélicatesses dont Casa-
nova s'était rendu coupable? Les excusait-elle, parce
que son père et son frère y avaient peut-être légère-
ment trempé? Quoi qu'il en soit, l'aventurier la laissa,
dit-il, toute « baignée de larmes », et ses lettres vont
nous la montrer, en effet, plus amoureuse que jamais.
Elles sont parmi les plus tendrement passionnées,
ces dernières lettres de 3lanon à son cber Giacometto \
On y respire comme une sorte d'ivresse. D'abord la
jeune fille est à la Petite-Pologne, dans cette petite
maison, louée par Casanova, où elle a eu l'impru-
dence d'aller s'installer après son départ. Elle s'y
trouve heureuse. ^ladame Saint-Jean lui fait sa cui-
sine mieux qu'un cuisinier de prélat. Elle va à Paris
et en revient à pied; c'est une bonne promenade,
dont elle se trouve à merveille. « Papa Balletti ne dit
mot absolument de me voir votre première corres-
pondante. » Son frère, blessé accidentellement le
mois précédent au théâtre, va aussi bien que pos-
1. Elles Tont du V octobre 1759 au 7 février 1760.
204 JACQUES CASANOVA, VÉXITIE.N.
sible'. Les lettres de Hollande lui sont rendues exac-
tement. Elle a le loisir de penser à Casanova et de
lui répondre. Bref, elle fait tout ce qu'il faut pour
redevenir grassouillette, comme il le désire. « Je me
flatte, dit-elle, de rester ici quinze jours au moins,
car j'y suis si bien, que je ne saurais trop prolonger
ma petite satisfaction. »
C'était compter sans les bonnes langues. Dans une
lettre datée « de la Petite-Pologne, 23 octobre 1751),
pour la dernière fois », elle explique le mal que les
commérages lui ont fait : « Je suis, mon cher ami,
dans une colère, une indignation, un chagrin qui ne
peut se décrire (mais pas contre vous, soyez sans
crainte). Je viens de Paris, oi^i j'ai eu la douleur
d'entendre dire que l'on publie dans le monde que je
suis ici avec vous, et que vous vous y tenez caché.
Cela n'est-il pas indigne, affreux, et la plus horrible
calomnie?... Que le monde est mauvais, et que je suis
malheureuse!. . Je n'en puis plus, et je pars demain
de la Petite-Pologne, étant encore obligée de regretter
les plaisirs solitaires que j'y ai goûtés. Adieu, mon
cher ami, pensez à votre Nena, qui a le cœur plein de
tendresse et de douleur... Rendez-moi heureuse, en
vous unissant pour toujours à voire tendre et affligée
Nena. »
Elle revient à Paris, sa douleur finit par s'adoucir,
1. Le 13 septembre 1759, Antoine-Etienne Balletti avait été
blessé au cours d'une représentation de Camille tna^icicnne par
la déûagration d'un coup de feu. Voir les documents judiciaires
publics par Em. Gampardon, Comédie-Italienne, I, p. 22-8.
LES AMOURS DE MANOX BALLETTI. 205
puis par disparaître. Quelques lettres de Giacomo
suffisent à ce miracle. Bientôt, elle est si sûre qu'il
l'épousera dès son retour, que déjà elle l'appelle,
presque dans toutes ses lettres, son mari. Elle trouve
seulement que l'absence se prolonge indéfiniment, et
que sa patience est mise à une épreuve bien rude.
Mais « l'espérance prend toujours le dessus ». —
« Votre lettre d'hier l'a fortifiée beaucoup. J'ai passé
une nuit délicieuse, et j'ai fait mille rêves. Ho! mon
cher ami, je vous les conterai, lorsque vous serez de
retour, mais revenez bien vite, au moins, car je pour-
rais les oublier. »
C'est ainsi chaque soir, quand elle se couche.
L'image de celui qui doit être son époux est sans
cesse devant ses yeux. « Bonsoir, bonsoir, écrit-elle.
Je vais m 'endormir, remplie de votre idée, vous
caressant, vous donnant les noms les plus tendres,
m'imaginant, pour flatter ma tendresse, que vous les
entendez et que vous y êtes sensible. Adieu, mon
seul ami. je vous embrasse de tout mon cœur...
Bona sera, Jiacomo. stè savio e vole sempre un poco
de ben a quella povera Nena » (bonsoir, mon Jacques,
soyez sage et aimez toujours un peu la pauvre Manon).
Il y a bien, de loin en loin, quelques petits malen-
tendus, quelques fâcheries passagères, mais le ton se
maintient, en général, à ce diapason de tendresse
presque fougueuse. Quand le français parait trop sec.
l'italien câlin ajoute sa mignardise : « Addio, viscère
mie, corè, corè, corè! (adieu, mon cœur, accourez,
accourez, accourez!) iSena, Nenotola Ballettina. »
12
20G JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Et quel élan, quelle éloquence même dans ce pas-
sage : « Mon cher Casanova, mon cher Giacomo.
amant, mari, ami, ce qu'il vous plaira, croyez donc
une bonne fois que je vous aime de toute mon àme.
que vous êtes tout mon bien, que je ne veux vivre
que pour vous; que la calomnie, la médisance,
l'envie ne pourront parvenir à diminuer le moins du
monde les tendres sentiments que je vous ai voués,
que j'attends le moment de vous être imie avec une
impatience qui ne peut être égalée que par mon
amour même. » Un moment, le bruit est venu jus-
qu'à Casanova que Manon allait épouser un conseiller.
Quelle sottise ! « La pauvre Balletti ne cessera de
porter ce nom que pour prendre celui de son cher
Casanova. »
La dernière lettre connue de Manon est du 7 fé-
vrier 1700. Le 20 juillet, cinq mois plus tard environ,
elle signait son contrat de mariage et devenait...
madame Blondel. Que s'était-il donc passé?
Casanova l'explique à sa manière : a C'était, dit-il,
le jour de Noël (à Amsterdam). Je m'étais levé
d'assez bonne heure et avec une humeur plus gaie
que de coutume. Dans les idées de vieille femme,
cela présage toujours quelque chose de triste; mais,
peu accessible à ces préjugés, j'étais loin de tirer de
ma gaieté aucun augure funeste. Pour cette fois pour-
tant, le hasard justifia la croyance. Je reçus de Paris
une lettre et un gros paquet; elle était de Manon.
Je l'ouvre et je crus mourir de douleur quand je lus
ceci : « Soyez sage et recevez de sang-froitl la nouvelle
LKS AMOURS DE MA:iON BALLETTI. 207
que je VOUS donne. Ce paquet contient toutes vos lettres
et votre portrait. Renvoyez-moi le mien et. si vous
avez conservé mes lettres, faites-moi la grâce de les
brûler. Je compte sur votre honnêteté. Ne pensez
plus à moi. De mon côté, le devoir va m'imposer
l'obligation de l'aire tout mon possible pour vous
oublier, car demain à cette heure je serai l'épouse
de monsieur Blondel, architecte du roi et membre de
son Académie. Vous m'obligerez beaucoup si. à votre
retour à Paris, vous avez la bonté de faire semblant de
ne point me connaître, dans le cas où le hasard vous
ferait me rencontrer. »
A cette lecture, il entre dans une violente colère
contre son ancienne ilancée, contre son rival qu'il
veut tuer, contre les Balletti père et fds qui l'ont
laissé dans l'ignorance. Mais la charmante Esther le
console, l'empêche de se livrer à diverses extrava-
gances indignes d'un galant homme, se délecte à lire
les lettres de Manon que Casanova livre par dépit à sa
curiosité, admire de bonne grâce la beauté de lin-
fidèle! D'abord, « je crus sentir que. loin d'aimer
Manon, je la haïssais. Mais aujourd'hui, analysant
les sentiments que j'éprouvais alors, je crois recon-
naître que Manon, en acceptant très sagement la
main de Blondel, avait blessé mon amour-propre plus
que mon amour ».
C'est la note juste, mais si Casanova a bien rendu
compte de ses sentiments, il se trompe d'une façon
assez grave sur la date du mariage de Manon. Avait-il
oublié qu'une quarantaine de lettres de sa fiancée, sur
208 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
les doux cents, d'au moins quatre pages cliacune,
qu'il dit avoir reçues d'elles, dormaient dans ses
tiroirs à Dux, où on les a retrouvées. S'il avait pris
soin de les relire au moment où il rédigeait cette
partie de ses Mémoires, il aurait vu que Manon, lui
écrivant encore de la façon la plus tendre le 7 fé-
vrier 1760, ne pouvait pas l'avoir abandonné aux
environs de la Noël 1759. Il aurait évité aussi d'autres
confusions de dates, en particulier pour ses deux
voyages de Hollande. Quant aux motifs de la rupture,
on a peine à croire que Manon Balletti soit restée en
relations avec un homme que la chambre criminelle
du Parlement venait de poursuivre pour faux. Mais
Casanova avait ses raisons pour oublier ces fâcheuses
circonstances, ou du moins pour les laisser dans
l'ombre. Le seul détail tout à fait exact de cette
partie des Mémoires, c'est le nom du mari de Manon.
François- Jacques Blondel, architecte du roi et
membre de l'Académie d'Architecture'^ avait, en 1760,
cinquante-cinq ans environ, étant né à Rouen en 1703.
Aisément il eût pu être grand-père, car son fds
Georges-François, issu d'un premier mariage, por-
tait déjà les titres d'architecte de l'Académie de
Marseille et de professeur à l'École des Arts. Mais
M. Blondel père était un homme de savoir et de
talent. Les cours publics qu'il avait institués rue
de la Harpe, à l'École des Arts, étaient très suivis.
Moyennant 1 500 livres de pension, l'auteur, fort
1. Depuis novembre 1755.
LES AMOURS DE MANON BALLETTI. 209
connu et apprécié, de VArchilecture française, le
collaborateur de V Encyclopédie, s'efforçait d'y incul-
quer à ses élèves les principes du goût, de l'ordon-
nance et de l'harmonie '.
M 'était-ce pas folie, de la part de cet homme
grave, que de prendre pour femme et, qui plus
est, en secondes noces, une jeune fdle dont il était
l'aîné de plus de trente ans? Blondel franchit pour-
tant le pas en juillet 1760. Manon Balletti lui appor-
tait, outre 24 000 livres d'argent comptant, environ
l oOO livres de rente, dont 300 de pension viagère,
qu'elle touchait sur la cassette du roi, et 300, dont elle
était redevable à la générosité de la marquise de
Pompadour. Le frère aîné de Manon, sa « taton »
Benozzi, son autre « taton » la vieille Flaminia,
enfm la veuve de Pantalon, voulurent assister en
cette circonstance leur sœur, nièce et amie. Du côté
des Blondel, les amis furent représentés par un cer-
tain Louis Lambert, employé du Bureau des Postes,
qui pourrait bien avoir été l'artisan de ce mariage -.
Dans sa dernière lettre à Casanova, en effet, Manon
parle de ce « commis de la Poste » ; sa fille se
mêlait déjouer la comédie de salon avec elle, d'une
façon d'ailleurs « détestable », et elle avait connu
1. Le programme de l'Ecole des Arts de Blcndel a été donné
par de Jèze, dans son État de Paris de 1757, p. 479-483. Voir
surtout une brochure d'Aug. Prost. /.-/■'. Blondel et son œuvre,
Metz. 1860, in-8.
2. Contrat du 20 juillet 1760 (étude Duhau). J'ai communiqué
le résumé du contrat et d'un état y annexé des effets apparte-
nant à Manon, à M. Aldo Ravà, qui a publié le tout dans son
volume, Lettere de donne a Giacomo Casanova, 1912.
12.
210 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
madame Lambert chez M. Janel. Or ce M. Janel, ne
serait-ce pas Robert Janel, précisément intendant
général des Postes', vieux garçon fort bien en cour,
qui ne cessait — Manon le dit à plusieurs reprises
— de lui chercher un mari.
M. Blondel eut de Manon Balletti deux fds : le
premier naquit le 19 novembre 1761, et mourut le
lendemain - ; le second, Jean-Bapliste, né en décem-
bre 17(34^ fut ingénieur des Ponts et Chaussées % et
l'un des architectes de la Ville de Paris '. N'empêche
qu'au témoignage de Casanova, c'aurait été un singu-
lier ménage que celui de ces deux époux si peu
assortis. En 1761, l'aventurier, de retour à Paris après
de nouvelles pérégrinations à travers l'Europe, alla
faire visite à madame Vanloo, qui le pria de rester à
dîner. Il accepta, mais quand il sut que madame
Blondel était au nombre des convives, il se retira,
1. Mort en fonctions le 5 mars 1770 (Arch, uat., Y 13 544,
comm. Guyot, scellé après décès).
2. Arch. de la Seine, notes Bégis. d'après les registres de la
f)aroisse Saint-Côme. Les Blondel habitaient alors rue de la
Harpe {Œuri-es de monsieur ci madar/ic Fai'arf. 1853, p. 237-8,
lettre du 15 juin 1762).
3. Arch. nat., Y 4 985. Acte de tutelle de Jean-Baptiste Blondel,
du 11 janvier 1774. II est fait allusion à son acte de baptême, du
24 décembre 1764.
4. Mentionné comme tel dans le scelle après décès d'Antoine-
Étienne Balletti, son oncle, le 9 mars 1789 (Arch. nat., Y 12 079,
comm. Defresne).
5. Jean-Baptisle Blondel, « dernier rejeton d'une famille
illustre depuis deux siècles par ses talens », travailla avec
Delannoy à la reconstruction du Palais du Temple. On lui doit
aussi le Marché Saint-Germain. Il mourut à Paris en février 1825
(Moniteur du 2 mars; Mahul, Annuaire nécrologique, 1825,
p. 35; Bauchal, Nouveau Dictionnaire des architectes).
LES AMOURS DE MANON BALLETTI. 211
disant bien haut qu'en homme tlhonncur il croyait
ne devoir jamais se trouver volontairement dans un
endroit où elle serait. « Le lendemain, ajoute-t-il,
j'allai voir madame \anloo, qui me dit que madame
Blondel l'avait chargée de me remercier de ce que je
n'étais pas resté, mais que son mari l'avait priée de
me dire qu'il était bien lâché de ne m'avoir pas vu
pour m'expliquer toute son obligation.
— Il a apparemment trouvé sa femme toute neuve,
mais ce n'est pas ma faute, et il n'en doit d'obliga-
tion qu'à Manon Balletti. On m'a dit qu'il a un joli
poupon, qu'il demeure au Louvre et qu'elle habite
dans une autre maison, rue des Petits-Champs.
— C'est vrai, mais il soupe tous les soirs avec
elle.
— C'est un drôle de ménage.
— Très bon, je vous assure. Blondel ne veut avoir
.sa femme qu'en bonne fortune. 11 dit que cela entre-
tient l'amour, et que, n'ayant jamais eu une maîtresse
digne d'être sa femme, il est bien aise d'avoir trouvé
une femme digne d'être sa maîtresse. »
En 1761. Blondel n'avait pas de logement au
Louvre. En 1767 seulement, sur ses demandes ins-
tantes, il lui fut accordé un rez-de-chaussée, sur la
cour, qu'il habita, durant six années, jusqu'à sa mort,
survenue le 9 janvier 1774'. Manon alors adressa au
ministre un mémoire, recommandé par le prince
de Conti, où elle demandait à conserver son logement
1. Arch. de la Seine, notes Bégis, d'après les registres de la
paroisse Saint-Germain-lWuxerrois.
212 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
au Louvre. On ne put accueillir sa demande; elle dul
passer la main à l'horloger Leroy et se contenter d'une
pension de 800 livres \
Pendant les dernières années de sa vie, des femmes
de mérite, comme la belle madame Carie Vanloo,
des architectes, des artistes, des écrivains, tels que
Julien-David Leroy, le peintre allemand Mannlich",
le bon Sedaine, entourèrent madame Blondel d'affec-
tion et de sympathie. Elle mourut en décembre 1776,
n'ayant guère plus de trente-cinq ans^
1. Arch. nat., 0' i 67312, 1 911, 1 012, 1 914 (Nouf. arc/i. de fart
français, II, 1873, p. 96).
2. E. Seillière, La mclancolique arenture de niadame de Sainl-
Gcrniier (Revue de Paris, V juillet 1912), d'après les Souvenirs
de Johan-Ghristian von Manniich, publiés à Berlin en 1910 par
Stollreither.
3. Arch. nat., Y 5 024, acte de tutelle de Jean-Baptiste Blondel,
son fils, du 18 décembre. Manon Balletti y est donnée comme
décédée. L'acte n'ayant d'autre but que de la remplacer comme
tutrice, on en peut conclure, à peu près à coup sûr, qu'elle était
morte quelques jours auparavant.
CHAPITRE XIII
LA MARQUISE D U R F E ,
Quand on lit. dans la petite édition de circon-
stance, parue en lan A I, la correspondance saisie chez
le malheureux Cazotte lors de son arrestation, on
rencontre, à la date du 8 mai 1792, de bien curieux
souvenirs sur la vieille marquise d'Urfé, « doyenne
des Médées françaises ». L'auteur àw. Diable amou-
reux se reporte à vingt années en arrière, au temps
où, l'une des premières, madame d'Urfé, dont la
maison « regorgeait d'empiriques et de gens qui
galopaient après les sciences occultes », fit courir
après lui, quand il eut, comme il dit, fait prendre
l'air à son scientifique ouvrage. « Elle avait été toute
sa vie en commerce avec les esprits; moi, je les pei-
gnois de main de maître, et nous nous trouvâmes
214 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
aussi savans l'un que l'autre, c'est-à-dire fort téné-
breux'. »
Il n'est guère, clans les Mémoires de Casanova, de
pages plus singulières que celles où il met précisé-
ment en scène cette femme, qui appartenait, directe-
ment ou par alliance, aux plus grandes familles d'épée
ou de robe de l'ancienne France, et dont, malgré
son faible pour les sornettes cabalistiques, la réputa-
tion d'esprit ne laissait rien à désirer. Outre qu'elle
fut longtemps le « grand trésorier » du Vénitien —
façon élégante de dire qu'il réussit à lui extorquer
des sommes importantes, — elle l'accrédita auprès
de nombreuses personnes, M. de RochebaronàLyon^,
M. de Valenglard à Grenoble, ^I. de Lastic à Cologne,
le gouverneur Fouquet à Metz, M. de Chavigny à
Soleure, madame de La Saône à Berne, d'autres
encore.
A l'en croire, Casanova aurait été introduit auprès
de la marquise d'Urfé par son neveu, le comte de
La Tour d'Auvergne, bien connu, lui aussi, pour la
fai;ilité avec laquelle il tombait dans les plus grossiers
panneaux ". L'aventurier aurait commencé par se battre
1. Correspondance mystique de Cazutte. Paris, an VI, p. 98-
100. Le Diable amoureux avait paru en 1772.
2. François de La Rochefoucauld, marquis de Rochebaron,
commandant pour le roi à Lyon et en Lyonnais.
''i. Nicolas-François-Julie de La Tour dWpchier, comte de La
Tour d'Auvergne, colonel du régiment Boulonnais. Cette der-
nière indication concorde avec le passage où Casanova dit que
le comte s'en alla rejoindre son régiment Boulonnais, alors en
garnison en Bretagne. Il y a de curieux détails, sur le comte
de La Tour d'Auvergne, dans le clossier d'un nommé De L»
Fosse, receveur des tailles de l'Election de La Rochelle, qui fut
LA MARQUISE d'uPxFÉ. -215
en duel avec ce gentilhomme, quitte à le guérir
ensuite cabalistiqucment d'une douloureuse sciatique
et à devenir son ami. On peut se demander si le
hasard, en l'occurrence, ne fut pas aidé par un per-
sonnage qui se prétendait chef des Lascaris-Chàteau-
neuf, et qui sut longtemps tirer un merveilleux parti
auprès de madame d'Urfé de cette parenté, peut-être
véritable'. « Madame la marquise d'Urfé, dit-il,
remplie du désir de voir porter mon nom avec éclat,
employa tous les moyens dans beaucoup d'occasions.
C'est alors que, vivant très régulièrement chez elle,
et M. le comte de La Tour d'Auvergne y venant
comme chez madame sa tante, et moi comme chez
l'héritière de la branche aînée de ma maison, nous
formâmes un engagement, de l'aveu de madame la
marquise d'Urfé. de passer ensemble à Malthe. Mon
but était de jouir des honneurs que le grand maître
Jean-Paul Lascaris avait accordés à mon grand-oncle,
mort dans son gouvernement en Roussillon-. » On
peut se demander également si Casanova n'avait pas
mis à la Bastille en 1751, pour avoir, avec quelques compa-
gnons, cherché des trésors, fréquenté de faux sorciers, et couru
les champs la nuit pour voir le diable. Le duc d'Olonne, le
comte de Bissy. le comte de La Tour d'Auvergne étaient, paraît-il,
de ces « parties de diable » (Arcli. de la Bastille, 11 751, dossier
de La Fosse).
1. Il se faisait appeler Jean-Paul Lascaris, des comtes sou-
verains de Vintimille et de Tende, des empereurs d'Orient, etc..
et se disait âgé de trente-quatre ans, natif de Pamiers.
2. Cet « échappé des emjiereurs d'Orient >> passa plusieurs
années au For-l'Evèque, sous l'inculpation d'escroquerie et
d'imposture. On trouvera de nombreux renseignements sur lui
aux Arch. de la Bastille (12 225) et aux Arch. nat., Y 11353,
comm. Chénon (divers interrogatoires de mai et juin 1764).
216 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
eu, dès son premier séjour parisien, l'occasion de con-
naître madame d'Urfé par l(\s Balletli, à qui elle louait
alors sa maison de la rue des Deux- Portes.
A l'époque où Casanova fréquenta chez la riche et
vieille marquise, elle demeurait, dit-il, quai des
ïhéatins, près de l'Hôtel de Bouillon. Telle était en
effet son adresse'. C'est là qu'il la trouva, l'esprit
chaviré par les rêveries pseudo-scientifiques, alors
fort à la mode, dont elle se nourrissait. Tantôt feuil-
letant manuscrits précieux et livres rares, elle cher-
chait le fm du fin dans Arnaud de Villeneuve, Ray-
mond LuUe, Paracelse, ou Boerhave, tantôt manipu-
lant cornues et alambics, elle calcinait le mercure ou
obtenait l'arbre de Diane en cristallisant l'argent, le
mercure et l'esprit de nitrc. Sur de pareils sujets
Casanova possédait une érudition toute prête. Une
hypothèse hardie, un auteur cité à propos, et, mieux
encore, un coup d'œil jeté à la dérobée sur les manu-
scrits de son hôtesse, il n'en fallait pas pi as pour
qu'il parût aux yeux de madame d'Urfé le plus savant
des hommes. Aussi fut-il bientôt de la maison, où
il rencontra, entre autres, parmi les proches parents,
M. de Viarmes et sa femme-, et le chevalier d'Ar-
zigny. vieux courtisan de quatre-vingts ans, qui avait
1. Arcli. de Dux, quittance de C.isanova aux banquiers Sinions,
d'Amsterdam (7 décembre 1758). Cf. Arch. nat., Y 14 083, comni.
Grespy, scellé après décès de la duchesse d'Estouleville, l''' juil-
let 1756, et Y 4 830, à la date du 7 juillet 1701 (procuration du
24 juin, où madame d'Urfé est dite demeurer en son Hôtel, rue
des Saints-Pères).
2. Jean-Baptiste-Elie Camus de Pontcarré de Viarmes, marie
à Françoise-Louise Raoul de La Guibourgère.
LA MARQUISE d'uRFÉ. 217
connu la vie de cour sous Louis XIV et qui, une
Heur à la boutonnière, la perruque pommadée, con-
tait avec tranquillité des anecdotes du temps de sa
jeunesse'; parmi les étrangers, un certain M. Gérin
et sa nièce, un physicien irlandais nommé JVIacartney,
M. Charon, conseiller en la Grand' Chambre du Parle-
ment, et rapporteur d'un procès que madame d'Urfc
avait avec madame du Châtelet sa fdle, madame de
Gergi -, enfin le fameux aventurier qui se faisait
appeler alors comte de Saint-Germain. Cet homme
extraordinaire prétendait avoir trois cents ans, pos-
séder la panacée universelle et le secret de fondre les
diamants. Mais il y avait dans le sac de Casanova au
moins autant de tours que dans celui de son rival,
et la marotte de madame d'Urfé était de croire fer-
mement à la possibilité d'entrer en conversation avec
les génies ou esprits élémentaires. Aussi notre Véni-
tien subtil s'empara-t-il sans peine « de son âme, de
son cœur, de son esprit et de tout ce qui lui restait
de bon sens^ ».
1. Joseph-Gliarles-Luc-Gostin Camus, comte d'Arginy, meslre
de camp de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, mort le 26 jan-
vier 1769 (Arch. nat., Y 13 962, comm. Joron, scellé après décès).
2. Anne Henry, veuve de Jacques-Vincent Laiiguet, chevalier,
comte de Gevgj, qui avait été ambassadeur de France à Venise
de 1723 à 1734, date de sa mort.
3. Les Mémoires de la marr/iiise de Crc'yiu' parlent de Casanova
à propos de madame d'Urfé, mais on sait que cet ouvrage est
apocryphe. L')auteur cependant, Pierre-Marie-Jean Cousin de
Courchanips, né en 1783, a utilisé les conversations et les sou-
venirs de deux personnes qui avaient bien connu l'époque de
Louis XV et de Louis XVI : la vieille marquise de Mesmes, fille
de l'ancien garde des sceaux Feydeau de Brou, et la comtesse
13
218 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
On s'en aperçoit aisément, à lire dans les Mémoires
les histoires fantasmagoriques, dont le récit remplit de
nombreuses pages, à vrai dire fort divertissantes. On
ne sait ce qu'il y faut le plus admirer, du cynisme
et du génie inventif de Casanova, ou de la candeur,
véritablement paradoxale, de sa victime. Ne s'était-
elle pas imaginé qu'il pouvait, moyennant une opé-
ration de lui connue, la faire passer en àme dans le
corps d'un enfant mâle, né de l'union philosophique
d'un immortel avec une mortelle, ou d'un homme
ordinaire avec une femme d'une nature divine? « Si
j'avais cru, dit-il, pouvoir la désabuser et la ramener
à l'état raisonnable de ses connaissances et de son
esprit, je crois que je l'aurais entrepris, et cette
œuvre aurait été méritoire ; mais j'étais persuadé que
son infatualion était incurable, et je crus n'avoir rien
de mieux à faire que de seconder sa folie et d'en
profiter. »
Il serait trop long de conter ici comment, avec
l'aide du jeune garçon qu'il avait eu de la Pompeati,
et qu'il ramena de Hollande au début de 1759, de
la Gorticelli, autre aventurière rencontrée en Italie
de Faucigny-Lucinge, sa nièce, qui ont bien pu lui raconter, s'il
ne les a prises dans les Mémoires de Casanova lui-même, les
histoires qui avaient couru sur madame d'Urfé dans les salons
de Paris (voir A. Marquiset, Romieii et Courthamps, l'Jl3). Sur
la « cabale » de Casanova, voir Éd. Maynial, Casnnoi'a cl son
temps, et l'article où Bernhard Marr (Casanova als KabalUt, au
t. XV, p. 389-396, de l'édition Conrad) en a expliqué le méca-
nisme, d'après les indications fournies par l'aventurier lui-
même dans une lettre à Eva Frank, du 23 septembre 1793
(publiée par Ravà-Gugitz, dans ce même volume, p. 330-334).
LA MARQUIS!-: D URFE. 219
et qu'il alla chercher à Metz en janvier 17()2, el du
génois Giacomo Passano, Casanova monta la ridicule
comédie de ses opérations magiques, qui commencè-
rent au château de Pontcarré' et finirent à Marseille.
Mais les preuves ne manquent pas qu'entre la mar-
quise d'Urfé et Casanova les choses se passèrent à peu
près comme il les raconte. Des lettres adressées par
un banquier d'Amsterdam à Casanova le 22 janvier
et le 5 mars 1759, il ressort en effet que l'aventurier
avait négocié des titres en Hollande pour sa protec-
trice'^ De plus, dans la missive, très secrète et des-
tinée à être brûlée, qu'il écrivit quelques années plus
tard à Charles-Ernest, prince de Courlande, il assure
qu'il avait exécuté le fameux arbre de projection à
Paris chez la « marquise de Pontcarré », détail que
Joseph Bono, le banquier lyonnais, ami crédule ou
demi-complice, confirme fort à propos, en écrivant
au sujet de madame d'Urfé : « L'arbre végétatif d'or
s'est gâté, et il a perdu sa vertu ^ » Enfin, dans la
correspondance du même Bono avec Casanova, il est
1. Le château de Pontcai-ré, non loin de Tournan (Seine-et-
Marne), était flanqué de tours et entouré de fossés à fond de
cuTe, de jardins et d'un parc ou bois de haute futaie (BibL
nat., Carrés d'Hozier, l'i8, p. 202). Il fut vendu comme bien
national à Fouché, duc d'Otrante, dont le fils le céda au baron
Alphonse de Rothschild. Le château a été complètement rasé, et
le domaine réuni à la magnifique propriété de Ferrières.
2. Arch. de Dux. Cf. une quittance, du 7 décembre 1758, par
laquelle Casanova reconnaît avoir reçu des mêmes banquiers,
Benjamin et Samuel Simons, à Amsterdam, 18 000 livres pour
compte de la marquise d'Urfé, argent à lui avancé d'ordre de
Tourton et Baur, banquiers à Paris.
.3. Ibid. Lettre de Bono à Casanova (Lyon, 10 nov. 1763).
220 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN'.
question, à chaque instant, sinon de la Corticelli, du
moins de Passano (nommé aussi, comme dans les
Mémoires, Pogomas), de sa Chiaréide, des services
qu'il avait rendus à l'aventurier en faisant le « Mel-
chissadec » auprès de la vieille marquise, des pré-
tendus cadeaux que celle-ci lui avait faits, de sa brouille
avec Casanova, de sa maladie, vraie ou simulée, toutes
choses qui sont comme le canevas de cette partie des
Mémoires^ .
Il y a plus. Qui croirait qu'au fond d'une biblio-
thèque de province, en Forez justement, le pays des
d'Urfé, se sont conservées plusieurs lettres du fameux
Passano et de la marquise elle-même, où les faits et
gestes de Goulenoire (Casanova), alors brouillé avec
son complice et sa victime, sont contés sans sym-
pathie?
« Ma adorable patronne-, écrivait Passano de Lyon
le 3 juillet 1763, ne sachan trop faire de compli-
ment, ni connoissant l'ortografe françoise, je vien-
drai avec la pureté de mon stile à vous faire part
d'avoir reçu une lettre da Chamberi datée le l^jullet,
dans laquelle me donne avis du rosecroix. Il s'apelle
le chevalier de Libusuo, lequel a fait la confiance
d'avoir dégià vécu deux cents année. Il es droit comme
1. Arcli. de Dux, six lettres datées de Lyon les 3 décembre 1762.
28 janvier, 18 mars, 7 juillet, 28 septembre, 10 novembre 17(i3,
et une septième sans date.
2. Ces lettres se trouvent à la Bibl. municipale de Montbrison;
le très crudit et très obligeant conservateur, M. Tli. Rochigneux,
a bien voulu nous les signaler. Nous respectons leur style et
leur orthographe, également divertissants.
LA MARQUISE d'UIîFÉ. 221
une albarde. maigre comme un esquelette, beaucoup
instruit de l'antiquité, sobre à toute preuve, jamais il
lait semblant de rire. Pour moi, je croi qu'il soit
Polaque, selon le nom susigné. J'ai de nouveau écrit
all'ami pour faire en sorte de mieu découvrir
l'affaire, é je suis persuade qu'il ne soit un coquin
comme il est Goulcnoire. La probité de meurs sont
opposée. L'un est portée à la sobriété, l'autre à la
débauche; l'un tien son sérieus, l'autre donne dans le
ridicule; l'une vive du sien, l'autre vole cel des autres.
Voilà ce que j'en pense.
» J'ai veu un manuscrit dan lé main d'une persone.
que son tiltre è : Snncluin rei^ium Clavicule Salo-
monis, ou Clavicule Salomonis genuina, facilis
delucidaque declaratio. Jo Aui-e Caramiel. L'Arbs
magique, science angelique expliqué sincèrement et
sans énigme, requeillie de livre d'Agrippé, Arbatel
et Pierre d'Apone ed Jamblic, é de plusieur autres,
avec différents secrets. La même personne tiene un
talisman, que da un côté il y a le carré que je vous
pouré lire le nombre qui li son '.
)) J'attend de vos nouvelle, é je vous souaitc un
oureuse séjours où vous ète. attendan votre désirable
retour pour pouvoir par toujour vous donner des
marques de ma fidélité et de mon obéissance.
» \otre très unble et très obéisant serviteur, le
comte GiACOMo passano, peintre-. »
1. Dans la marge est en efTet collé une sorte de damier, dans
les casiers duquel sont inscrits 49 chiffres.
2. Adresse : A Madame, Madame la marquise d'Urfé, à Mont-
222 JACQUES CASANOVA. VÉNITIEN.
Quatre jours après, le 7 juillet, nouvelle épître :
« Madame, je vien de recevoir une lettre datée de
Londre le 28 juin 1763. Je ne vous envoie l'original,
pace que, étant écrite en gros et gran papié, vous
cousteré trop, é je crois qu'un l'ayc faite esprès pour
mortifier ma pclite bourse. Vous connoitrez mieu que
moi de que il s'agit, surtout dans le dernier article,
auquel vous pouriez répondre en françois. Goule-
noire s'è plainte de moi auprez de monsieur Bono,
banquier, concluand toujour que je morrai de rage.
Avant de mourir, je voudrai avoir l'onneur de vous
baiser la main é laisser mes os à ma patrie, et avec
tout le respect je suis etc. Comte de giacomo
PAssANO , peintre. »
Suivait copie de la lettre annoncée, lettre extrême-
ment curieuse, parce que l'auteur n'en est autre que la
fameuse Thérèse Imer, alors madame Cornelis, et
qu'elle confirme une bonne partie de ce que, dans ses
Mémoires, Casanova rapporte d'elle et de son
enfant, le petit Pompeati :
« Monsieur, j'ai reçu deux lettre de vous adressée
à madame Gornelys, une en datte le 6 juin et l'autre
le 15, lesquelles mériten plus le silence que la
réponce, mais j'aime à voir la lin et le but des
personnes qui sont dans les deux extrémité, c'est-à-
dire extrêmement bon ou extrêmement méchant. Je
veux donc, avec votre permission, carlegé' avec vous
brison en Forest. Le mot peintre a été gratté, comme dans les
autres lettres où il se trouve.
1. De l'italien carleggiarc, correspondre.
LA MARQUISE d'uRFÉ. 223
pour dccouM-ir Tune ou l'autre qualité que je crois
est en vous. Il faut véritablement, monsieur, que
vous soiez très mal informé de la position de madame
Cornelys, comme assurément vous ne la connaissez
pas, car. si vous la saviez, vous ne feriez pas mention
d'un mariage entre elle et M. de Seingalt. Par
conséquant, comme vous m'avez promis un détail de
son charactère, je vai là dessus donner matière de
tout ce que je connois de lui. Sachez donc que
M. de Casanova a été connu dans ma famille avant
que je suis venu au monde, el par elle très bien
reçu et chéri ; sa naissance aussi très bien connue de
mon père. A l'âge de 4 à o ans, j ai parvenu insensi-
blement à le connoitre, à l'âge de 10 à J l ans, je l'ai
perdu de vue, m'étant mis à voyager. Dans l'année
45, je me suis mariée à Vienne, dans 1 église de
St-C. (déc/nrure). Dans l'année 34, je l'ai revu chez
mon père, où je m'étois rendu pour faire voir mes
enfants qui étoient dans leurs plus tendre jeunesse.
En 59, je l'ai rencontré en Hollande, où il me lit
l'honneur de mille offres d'amitiez et de service.
J'étois justement sur le point d'envoyer mon fils à
Paris, et trouvant un tel occasion, il eut la bonté de
l'emmener avec lui à Paris pour le mettre au collège
que je l'avais destiné, le priant de tems en tems de
me donner des nouvelles de son comportement,
lequel M. de Casanova très gracieusement m'a fait
part selon mon désir et selon sa généreuse promesse.
» Mon fils ne m'écrivant pas si souvant comme je
desirois. je me suis apperçu qu'il perdoit la tendresse
224 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
qu'il clevoit avoir pour sa mère, par conséquant j'ai
cru qu'il étoit tcms qu'il vinscnt la reconnoîlre et lui
payer ses justes devoir. Par cette même raison, j'ai
priez M. de Seingalt, comme il venoit à Londres, de
me l'amener avec lui. L'ayant reposé à son soin, j'ai
cru qu'il étoit juste qu'il me le remit tel comme il
l'avoit reçu, ce qu'il a par sa grande bonté fait, et qui
me donne bien du contentement d'être encore en
tems de corriger ses grands defautez, et de lui donner
connoissance de tout ce qu'il lui appartient, tant ici
comme ailleurs.
» Vous voiez donc. Monsieur, que je ne connois
autre chose de M. de Casanova que des bontez, des
politesses et des amitiez, lesquelles sont due à une si
longue connaissance, et je répète que je ne connois
de lui que honneur et probité, et vis à vis de moi des
actions (comme je ne doute à tout le monde)
d'honnête homme.
» Il est vrai que tous les hommes font des légèreté
dans leurs vie, et cens qui ne les font pas dans leur
jeunesse lé font dans leur vieillesse, avec le malheur
que quand on est vieux on les traite de sottise avec
malice, mais quand en la jeunesse ont le les nomment
dé tours selon l'âge.
» Je vous remercie de tous les avertissements que
vous avez prétendeu me donner, mais croiez que je ne
les prens pas comme adressée à moi.
» Il me reste à vous dire que la lettre qui a été
écrite à mon fds donne des })rcuves assez authentiques
que l'auteur est un homme qui a le malheur d'avoir
LA MARQUISE D URFE. 22".
un espril rempli de malice et ennemi commun du
bon sens.
» N.-B. Voilà de quoi me donner réponce. Ma
demeure est toujours Garlisle House. »
Cette défense en règle de Casanova ne désarme pas
le génois, devenu l'irréconciliable ennemi de son
ancien compagon. Il la commente ainsi :
« Pardonné-moi, Madame, — c'est à la marquise
d'Lrfé qu'il s'adresse — é soiez contente de faire la
réponcc en français à la susdite lettre, envoie le moi
et je la copierai, é je l'adresserai à la coquine. Faite
moi cette grâce, vous savez le nom é les endroit é
coman convaincre l'enfant, que assurément a nié de
vous connoître. é le pendart de Seingalt lui a ensegné
à mentir. Je vai, en attendan, à écrire en italien
alla femme et à le chevalier d'industrie. Je voudrai
savoir le jour de votre retour. Je sui à vos ordres.
» P. -S. Je avois oublié de vous dire que Goulenoire
a écrit à M. Bono que ne reviendra plus, é che paiera
la calesse é se dette avec une lettre de change '. »
Pendant ce temps, madame d'Urfé erre dans la
province, de La Bâtie à Montbrison. de ^lontbrison
à Chazelles, de Ghazelles à Souvigny. C'est à Chazelles
que la rejoint une autre lettre du soi-disant comte de
Passano. non moins singulière que les précédentes :
1. Adresse : A Madame. Madame la marquise d'Urfé, à Mont-
brison en Forest. Les détails donnés dans le post-scriptuni sont
confirmés par une lettre de Bono à Casanova, du 7 juillet (Arch.
de Dux).
13.
226 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
« Madame, écrivait-il le 11 juillet, monsieur le
Docteur Alfieri, de Milan, me fait savoir che le coquin
de Seingalt a écrit que je me suis empoisonné, e que
je suis mort.
» De Turin on me fait savoir que il y ha un rabin
fort savant, mais qu'il crain de être trompée, ne
voulan s'exposer à dir mot, par appor à la Inquisition.
rSous avons fait deux découverte de ce côté, é j'espère
réussir.
» Monsieur Maglyana, de Chambéri, vien de me
faire offre de sa maison et me donne bonne expe-
rance dan Rosecroix. Il expère me voir aux bain
d'Aix proche de luy. Il a une très comode maison de
campagne.
» Mon estomac recomence encore à se boulverser,
é je n'ai plus de votre contrepoison. Je suive à
prandre ce que me envoie le chirurgien. Peut-être que
sera quelque résidu du poisson. L'apéli me serve, é je
ne crain rien; avec tout ça, je suis dan le danger.
» Monsieur Bono doive envoler la note de combien
d'argent a donné à Seingalt à compte dé billet
d'Artois. Je serai d'avis de lui fer séquestrer, affîn
d'en tirer quelque partie. Que en dites-vous? Le
frère de cette banquier que se trouve à Milan tiene
en ses main en gage la plus gran partie des byjou de
Goulenoire, je pourrai aussi en aprolilter, si Madame
l'estime bon; com sa, je me rendre maître un autre
foi de la bague que vous m'aves donné '.
1. La plupart de ces détails sont confirmés par une lettre de
Bono il Casanova, du 7 juillet (Arch. de Dux).
LA MARQUISE DURFE. 227
» Je jugerai à propô d'écrire à M. Louis de
Murait à Londres de votre main, o faire écrire à votre
nom por luy faire entendre l'aiTaire de l'enfant
d'Altorphe, é comsa démentir le trompeur Goulenoire,
que assurément a fait croire à sa coquine tout ce que
luv a plu. Il vous répondra, é comsà nous averon
quelque notion de l'enfant enghieusé^
» Je voudrai avoir l'honneur de vous baiser la
main avant que de mûrir, o de être en besoin de
quiter Lyon. Mon adorable patronne, vous pouvez
me rendre heureux; mais peut-être que mé crimes
surpassent au point de me haïr au lieu de me rendre
service.
» Mille et mille excuses pour toujour je vous
demanderai don passé. Je suis coupable innosamment.
Châtié moi avec la privation de votre aimable per-
sonne. Je le mérite. Goulenoire, dans une de ses lettres
à M. Bono, m'apelle monstre. Il n'a pas raison de
me donner un tel epitète. \ous, madame, que vous
trouvez trompé da un misérable trompé, aves plus de
raison de m'apeler monstre. E bien, je mérite la
mort, et votre assassin a été mon borrù. Je quitterai
le monde, é je le quitterai avec toute la rassignation é
contenteman, ayan in partie coopéré à ne pa vu
laisser sacrifié de ce monstre qui m'apele un monstre.
» Je voudrai vous demander en grâce en me écri-
vant de me faire le gracions cadau dé billets que vous
1. S'agit-il de ce petit-fils de madame d'Urfé, qui avait,
paraît-il, un ergot au lieu d'ongle au petit doigt de chaque pied?
Voir plus loin, p. 240, n. 5.
-228 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
m'avez donnez l'année passée. Avec cette votre appio-
Ijalion, j'orai quelchc espérance de nie rendre maître
un autre ibis de le bague che m'aves donnée. J'irai en
Italie, je séquestrerai tout lé Lijou du coquin, é je
profitterai dou mien avec votre permission. Je vousay
toujours expérimentée généreuse, ne me abandonnez
sur le point o de mourir o de me rendre chez moi.
» Ici et ailleur je ferai tout mon possible pour vous
donner des marques de ma repentance et de mon
devuuer. J'attend la sentence, ma divine patrone, é le
moien de pouvoir à jammais me dire, madame, votre
très umblc et très obéissant serviteur,
» Comte DE GiAcoMo PASSA NO, peintre ^ »
Le 18 juillet eniin, 1' « innocent coupable ».
toujours à Lyon, recevait de Londres et envoyait à
la marquise d'Urfé la lettre suivante, datée du
3 juillet 1763, et signée Louis de Murait. Elle éclaire
les relations de Casanova avec le père de la gentille
Sara et nous fait connaître comme amateur de sciences
occultes ce représentant officiel des cantons suisses :
« Monsieur de Seingalt m'est venu rendre visite à
la campagne. C'est par lui que jai apris larivée du
jeune Cornelis chez sa mère. 11 m'a dit qu'il l'avoit
fait élever à Basle, chez mon ami Bernouli, et qu'il
vouloit me le présenter. Mais comme je ne crois pas
que nous nous voyons beaucoup, il y aura de la
difiGulté à cela. 11 ne me convient pas de voir tous le
1, Adresse : A Madame, Madame la mar(|uise d'Urfé, de pré-
sent à Chazelle en Forets.
LA MARQUISE d'uRFÉ. 229
monde dans le poste que je remplis icy, et je vous
assure que ce n'est que par la considération que j'ai
pour madame la marquise d'Urfé, que je connois de
réputation pour une dame qui, par son cœur et par
son goût pour les sciences, mérite tous les homages
des honettes gens, que je mesuisportéà la démarche
hazardeuse de faire remettre la lettre à M. d'Altorf.
» Si madame la marquise a des ordres à me donner,
elle peut m'écrirc en toute sûreté, en adressant sa
letre pour moi à M. le chevalier d'Eon, ministre de
France icy, qui est de mes amis. Il est dangereux de
faire passer nos le très par une autre voye.
» Je vous dis cela, parce que je serai charmé
d'entrer en corespondance et de faire connoisance avec
madame la marquise, et si elle est toujours dans le
même goût, je pourai peut-être lui faire part de plu-
sieurs choses curieuses, ayant à ma disposition icy le
manuscrit original du célèbre Roger Bacon le moine,
le primier inventeur de la poudre à canon, et le pri-
mier qui ait écrit, que je sache, sur l'art de prolonger
la vie, et donne la clef du Cantique des cantiques'. »
Et Passano d'ajouter les réflexions suivantes :
« Madame, permetté-moi que, sur l'article de pro-
longer la vie, je vu dise qu'il y a délia imposture.
L'auteur d'un tel secret il seroit encore au monde.
1. Le lu novembre 17i!3, Bono écrivait à Casanova : « M. Mu-
rait avoit écrit à la marquise qu'il y avoit à Londres un manu-
scrit prétieux, où il y avoit le secret de vivre longtems, qu'il se
proposoit de luy eu faire un cadeau, mais qu'il la prioit de luy
fournir une lettre de crédit de 12 000 livres: elle n'a pas étoit
(sic) si bonne de l'écouter » (Arch. de Dux).
230 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Peut-être qu'il y sera, ayant changé do nom. Je vicn
de recevoir la votre, é celon que vous me dite d'être
icy mercredy au soir, je ne copieré toute la susdite
lettre. Nous la liron à votre arrivée, et avec tuot le
respect que je vous doive je vous baise la main.
» Comte DE PASSA no'. »
On peut voir, d'après ces lettres, à quel degré
d'extravagance était parvenue la pauvre marquise.
Elle n'avait échappé à Casanova que pour tomber entre
les grillés de Passano. Une lettre qu'elle adressait
gravement à cette époque à M. d'Urfé (l'auteur de
VAstrée), mort en 1625, en dira plus long encore sur
son état d'esprit :
« Je suis donc enfin assurée aujourd'huy, Mon-
sieur, que toutes mes recherches n'ont point été inu-
tiles, puisque j'ay le plaisir d apprendre que vous
este encore au nombre des vivans. Que ne ferois-je
pas pour obtenir le bonheur de vous voir, et pour
tâcher de mériter votre amitié, qui m'est bien plus
préticuse que la vie. Les monuments que vous avés
laissés en Forest m'ont toujours fait espérer que
j'aurois peut-estrc un jour l'avantage de revoir l'illustre
1. Adresse : A Madame, Madame la marquise d'Urfé, à Sou-
vigny. Giacomo Passano, « guéri de sa rage » contre Casa-
nova, abandonné d'ailleurs par la marquise d'Urfé, s'embarqua
en 176Î à Marseille, pour Livourne (lettre de Bono à Casanova,
du 10 novembre, aux Arch. de Dux). Il reparut quelques années
plus tard dans la vie de Casanova, et fut la cause de son empri-
sonnement à Barcelone à la fin de l'année 1768. <■ Vous êtes dans
l'erreur, écrivait encore Bono à son ami, d'attribuer à tout autre
qu'à Passano le désastre qui vous est arrivé à Barcelone; j'en ay
des preuves plus que suffi-santes » (Arch. de Dux, 10 janvier 1769).
LA MARQUISE d'uRFÉ. 231
fondateur du Bonlieu et le créateur du château de La
Bâtie, ou l'autheur du célèbre roman d'Aslrée. Vous
savés scruter le fond des cœurs. Que je serois heureuse
sy vous trouviés dans le mien les dispositions requises
pour entrer dans la sublime société des sages, après
laquelle je soupire depuis sy longtemps. \ous
n'ignorés pas tous mes malheurs. Yous saA"és que
l'attachement et le respect que j'ay toujours eu pour
votre illustre sang en a causé la plus grande partie, en
perdant en eux tout ce qui devoit m'attacher la vie.
^enés, Monsieur, réparer toutes mes pertes en me
tenant lieu de père (qu'il me soit permis de vous
appeller de ce doux nom), et daignés éclairer quel-
qu'un qui sacrifieroit tout au bonheur de passer ses
jours auprès de vous. Recevés moy comme l'enfant
prodigue. Oubliés tous mes égaremens, qui n'ont
esté causés que par le désir d'aprendre la véritable
science. Vous savés la situation critique où je me
trouve aujourd'huy. Daignés m'honorer de vos con-
seils et ne soufrés pas que celle qui a l'honneur de
porter votre nom soit trompée et prenne le noir pour
le blanc, et que ce qui doit conduire à la félicité
supresme en nous raprochant du Tout-Puissant soit
un eceuil funeste à la vertu. J'ose espérer que vous
ne me refuscrés pas cette grâce et celle de m'adopter
pour votre fdle et de me regarder comme la plus
soumise de vos esclaves.
» .lEAxxE, marquise d'Urfé '. »
1. Bibl. municipale de Montbrison, sans date. Il y a aussi
dans la même bibliothèque un papier portant la même signa-
232 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Jeanne Camus de PontcaiTé, née en 1703, était lillc
de Pierre -iNicolas, premier président du Parlement
de l\ouen, et do Marie-Françoise de Bragelonne, sa
seconde femme, à qui ses couches furent fatales'.
Quand elle eut dix-neuf ans, on lui donna pour
mari Louis-Christophe de La Rochefoucauld de Las-
caris d'Urfé^. La famille forézienne d'Urfé, jadis
illustrée par l'auteur de VAstrée, venait de s'éteindre
en la personne de Joseph-Marie de Lascaris d'Urfé,
marquis du lieu et de Bagé, comte de Sommerive,
bailli de Forez ^ et c'est comme petit-fils d'une
d'Urfé que Louis-Christophe de La Rochefoucauld,
marquis de Langeac, recueillit l'héritage du défunt,
releva le nom et les armes de sa maison et fut à
son tour bailli de la province. Jeanne Camus devint
lure et daté de La Bâtie le 5 mai 1769. La marquise y apparaît
également comme une adepte convaincue : " Jeanne te demande
s'il y a encoie quelqu'un de la maison d'Urfé au monde, où il
demeure, son nom, et cornent je puis faire pour le voir. — Qu'est
devenu la poudre de projection qui estoit à Urfé, et coment
puis-je faire pour l'avoir en ma possession? — Y en a-t-il à
La Bâtie, et en quel esidroit? Coment faire pour l'avoir? —
Comment pouvoir se garantir de ces ennemis, notament de
Marie-Catherine-p]ufrasie? — Quel est le vray nom de l'homme
qui a demeuré clies moy sous le nom de Grenier? A-t-il une
Ame, ou est-ce un corps animé? — Comment puis-je faire pour
savoir la caballe et avoir la connoissance des langues et de
toutes les siences? — Quel est le nom de mon bon génie? —
Gomment puis-je faire pour avoir l'intelligence du Raziel? —
Qui est-ce qui pourra remonter mon miroir magique? »
1. Mariée en mars 1703, elle mourut en juin 1705. Pontcarré
se maria deux fois encore et mourut en 173i.
2. Contrat du 2 septembre 172(i,de Savigny, notaire (Arcli. nat.,
T 479 23).
3. Mort à soixante et onze ans, en 1724, sans avoir eu d'enfants
de sa femme, Louise de Gontaut-Biron.
LA MARQUISE D LflFE. 233
veuve assez vite, son mari étant mort à trente ans, le
7 janvier 1734, de la petite vérole, au camp de Tor-
tone en Milanais'. Mais elle avait eu le temps de lui
donner trois enfants, deux filles, Adélaïde-Marie-
Thérèse et Agnès-Marie, et un fils, Jean-Antoine-
François.
En 1763, Casanova, se trouvant à Londres, pré-
tend avoir appris, par une lettre de madame du
Rumain, que la marquise d'Url'é n'était plus de ce
monde. « Le premier d'août, écrit-il, fut un jour
fatal pour moi. Je reçus une lettre de Paris, qui m'an-
nonçait la mort de madame d'Urfé. Madame du
Humain m'écrivait que, sur le témoignage de la femme
de chambre, les médecins avaient déclaré que la mar-
quise s'était donnée la mort en prenant une trop forte
dose dune liqueur qu elle appelait la panacée. Elle
m'annonçait qu'on avait trouvé un testament qui
sentait les Petites-Maisons, car elle laissait tout son
bien au premier fils ou lîUe qui naîtrait d'elle et
dont elle se déclarait enceinte. Elle m'avait institué
tuteur du nouveau-né, ce qui me navrait de douleur,
car cette histoire était de nature à faire rire tout Paris
pendant une semaine. La comtesse du Ghàtelet, sa
fille, s'était emparée de tous les immeubles et de son
portefeuille, où, à mon grand étonnement, on avait
1. Mercure de France, janvier 17.34, p. 189. Sur les d'Urfé,
voir Aug. Bernard, Les d'Urfé. Souvenirs liist. et lift, du Fore:-
au AT/" et au XVIF siècle, Paris, 1839, in-8 ; comte de Soultrait
et F. ThioUier, Le château de la Bastie, 1886, et David (de
Saint-Georges), Biographies foréziennes, Achille-Françoin de
Lascaris d'i'r/c, marquis du Chaslcllet, 1896.
234 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
trouvé 400 000 francs. Les bras m'en tombèrent'. »
En réalité, madame d'Urfé vivait encore douze ans
après Tannée 17(53, et elle mourut, exactement, le
13 novembre 1773, un peu avant minuit.
Les dernières années de sa vie s'étaient écoulées
dans sa maison de la rue des Deux-Portes, située entre
les rues Beaurepaire et du Renard d'une part, la rue
Saint-Sauveur de l'autre, à gauche en venant de cette
dernière, celle-là même qu'elle avait louée un temps
aux ménages Favart et Balletti". Un assez nombreux
domestique l'y servait. A la belle saison, la berline
de famille, dont l'intérieur était tendu de velours
d'Utrecht rouge et la caisse peinte en jaune, la trans-
portait à sa maison de la Nouvelle-France, au bas
de la Butte ^lontmartre, oii des statues de marbre et
de bronze alternaient dans le jardin avec des grena-
diers et des lauriers-roses.
Le 2 février 1774, comme elle allait sur ses
soixante-dix ans, elle fit son testament. Après quel-
ques legs pieux aux dames de Bonlieu et aux Cla-
risses de Montbrison. elle s'occupe de ses gens, et
en particulier de sa femme de chambre de confiance,
Marguerite Regnaud-Sainte-Brune, qu'elle gratifie
d'une pension de 600 livres. Le comte de Lastic
reçoit toutes ses porcelaines et aussi le tableau du
1. L'année suivante, à Tournai, il dit avoir reçu de Saint-Ger-
main la confirmation de la mort de la marquise.
2. On en peut voir l'emplacement dans la feuille 26" de
Y.itlas de la Censire de l Arehevêehê, publié par M. Brette.
Elle appartenait alors (1786) au marquis du Cli;Uelet, petit-fils
de madame d'Urfé.
LA MARQUISE D URFE. 235
« Prêtre grec » qui orne sa chambre ; trois autres
tableaux vont au comte de Brizay. Elle déshérite
absolument la marquise du Chàtelet, sa fille, au profit
du jeune marquis du Chàtelet, son petit-fils, qui
vivait avec elle, et qu'elle institue son légataire uni-
versel. S'il meurt en minorité, la maison de la rue
des Deux-Portes, celle de la Nouvelle-France et tous
les biens provenant de la succession de sa mère iront
au chevalier de Lastic, son filleul, l'usufruit en étant
réservé au comte de Lastic, père du chevalier. Si ce
dernier meurt lui-même avant sa majorité, ou s'il
entre dans l'ordre de Malte, elle désire que ces biens
passent à sa sœur, mademoiselle de Lastic, l'usufruit
restant toujours au comte ^
Il n'y a donc rien de vrai, ou à peu près, dans le
passage, cité plus haut, où Casanova parle de la mort
de la marquise. A-t-elle voulu, en se faisant passer
pour morte, se débarrasser de l'aventurier? Mais Casa-
nova savait fort bien qu'à cette époque madame d'Urfé
se portait à merveille, son ami Bono lui en donnant
1. Ce testament fut déposé le 14 novembre au rang des minutes
de M" Chavet, notaire, et insinué au Domaine (Areh. de la Seine.
Insinuations, vol. 267-2GS extrait du testament; Arch. nat.,
Y 12 186, comm. Delaporte. scellé après décès du 13 no-
vembre 1775 ; cf. Capon, Casanova à Paris, p. 492). Ni la minute
du testament ni celle de l'inventaire n'ont pu être retrouvées
chez le successeur de JP Chavet. Parmi les papiers de la mar-
quise, il y avait deux paquets cachetés portant : « Je prie mon
exécuteur testamentaire de brûler ce paquet au feu sans l'ouvrir.
J'en ai donné ma parole, et je le supplie de vouloir bien la
dég-ager. Il ne renferme aucuns papiers qui aient rapport à
moi ni aux miens. » Le 19 décembre, ces paquets furent ouverts
par le lieutenant civil, en présence du comte de Lastic, et
aussitôt jetés au feu.
236 JACQUES CASANOVA. VENITIEN.
fort exactement des nouvelles dans les derniers mois
de celte môme année 1763 '. Est-ce lui qui, au con-
traire, ayant à se reprocher bien des choses à l'endroit
de madame d'Urfé, a cru dépister les curiosités en
la donnant pour morte? Une histoire de bijoux volés
pourrait justifier cette dernière hypothèse. La voici,
telle non pas que la conte Casanova, qui s'y donne
le rôle de victime, mais telle qu'on peut la lire, avec
plus de détails, dans les mémoires de Lorenzo
Da Ponte, le librettiste des Noces de Figaro et de
Don Juaii.
Casanova, ayant toujours besoin d'argent, fut pré-
senté un jour à une dame richissime, qui passait pour
aimer les beaux garçons. Cette dame était vieille et
tort chagrine de vieillir. Il lui persuade qu'il lui ren-
dra sans peine l'éclat de ses quinze ans. Il achète la
complicité d'une jeune courtisane, la grime en femme
de soixante-dix ans, l'étend sur un sofa, la recouvre
d'un voile noir, sous lequel elle se débarrasse de son
déguisement et apparaît aux yeux ébahis de la vieille
dame dans le simple appareil d'une beauté peu vêtue.
\otre homme alors renouvelle sur sa candide victime
les préparatifs du miracle, la couvre du même drap,
lui administre en plus un bon narcotique, court
à l'armoire qu'il fracture, et s'empare de la cassette
aux bijoux, qu'il confie en sortant à son valet, en lui
fixant un rendez-vous à dix ou douze milles de Paris.
1. Bono écrivait, en particulier, dans unu lettre du 10 novein-
hrc 1763 : « Madame la marquise est dans ses terrerf » (Arcli.
de Dux).
LA MARQUISE d'lRFÉ. 237
^ïais à voleur voleur et demi ! Pendant que Casanova
s'en va porter à sa complice la récompense de
ses bons offices, le maître-Jacques disparait avec
le trésor ^
A vrai dire, il ne s'est rien trouvé, dans les docu-
ments judiciaires de l'époque, qui soit venu confir-
mer l'histoire racontée par Da Ponte. Mais les lettres
de Bono laissent entendre que la marquise et certains
membres de sa famille avaient grandement à se plaindre
de Casanova, et qu'ils se séparèrent en fort mauvais
termes. Un autre détail parait de nature à donner
aux soupçons quelque consistance.
L'aventurier avait choisi, pour l'aider dans l'opéra-
tion cabalistique, où madame d'Urfé devait retrouver
sa jeunesse, une danseuse italienne, originaire de
Bologne, la Corticelli-. Et il assure que la Corticelli.
attaquée d'un mal honteux, succomba elle aussi en
iTlJo, ce qu'il apprit par le vieux médecin qui la
soignait. Or, pas pins que la marquise d'Urfé, la
Corticeîli ne mourut à cette époque, et Casanova ne
pouvait pas l'ignorer. ?sée vers 1747, et attachée suc-
cessivement aux théâtres de Florence, de Prague et
de Turin, !Marie-Anne Corticelli ne vint à Paris qu'en
août 1765 avec son compatriote Bazctti, violon à la
Comédie-Italienne. Après avoir demeuré chez lui
une quinzaine de jours, elle entra bientôt dans le
1. Sur cet épisode, Toir Ed. Maynial, Casanova et son temps,
p. 202 et suiv. : Les bijoux volés.
2. L'édition Schiltz (Y, 527, 528-.531, 544) contient sur la Cor-
ticelli beaucoup plus de détails que les autres éditions. Il n'y a
pas d'utilité à les rapporter ici.
238 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
corps de ballet de ce théâtre. Elle y était tout au
moins en 1767 S dansant avec talent, et menant la
vie la moins édifiante. Un certain Masson de Pressi-
gny, jeune débauché, en avait fait sa maîtresse,
mais, au bout de trois mois, les choses avaient pris
une tournure telle que la Corticelli quitta la place,
accusant de toutes les turpitudes son ex-amant, qui la
paya d'ailleurs, et avec usure, de la même monnaie-.
Il est bien vrai que la Corticelli mourut, comme le
dit Casanova, des suites de ses débauches, mais ce
lut en 1768, à r Hôtel-Dieu \
A l'époque où Casanova connut la marquise d'Urfé,
elle avait perdu, depuis longtemps déjà, son fils, et,
peu de temps auparavant, sa seconde fille, Agnès-
Marie, femme de Paul-Edouard Colbert, comte de
Creuilly, duc d'Estouteville. Ce mariage de « made-
moiselle d'Urfé la cadette », conclu en 1754, avait
fait jaser :
1. Les Spectacles de Paris ne font mention d'elle que pour
l'année 1767.
2. Arch. nat., Y 10 894, comm. Thiérion, plainte du 10 juillet
1767, rendue par Jean-François-Louis Masson de Pressigny.
écuyer, demeurant rue de Bellefond, contre Marie-Anne Corti-
celli, italienne; Y 11 584, comm. Chenu, contreplainte de la
Corticelli (13 juillet). C'est évidemment la Corticelli de Casa-
nova que cette demoiselle Certicelly [sic] de Cherilly, danseuse
à la Comédie-Italienne, qui fut victime, ceUe même année, d'un
vol d'argent pendant le spectacle (Arch. de la Bastille, 10 108,
dossier Lefèvre, 6 avril 1767). 11 y a bien eu une autre Corti-
celli, Maddalena, qui dansait déjà à Modène en 1756, mais sa
présence n'a jamais été, que nous sachions, signalée en France
(Corrado Ricci, Durnetj, Casanova e Farinelli in Bologna, p. 32-
42, et Vila barocca, 1904, p. 223-236).
3. Campardon, Comédie-Ilaîienne, I, p. 144 et suiv.
LA MARQUISE D LRFE. 239
Monsieui" le Duc à barbe grise
Sur la montagne va monter,
Mais à coup sûr il peut compter
D'en descendre comme Moïse '.
La duchesse d'Estoutcvillc mourut deux ans après,
le 1"' juillet 175G. laissant la vaine gloire d'avoir
passé pour une des plus belles femmes de Paris.
Sa vie du moins avait été courte. Mais que dire de
la navrante destinée de sa sœur aînée, sur qui tous
les malheurs s'appesantirent? La jeunesse d'Adélaïde-
Marie-Tliérèse fut orageuse; elle avait contracté, à
vingt-cinq ans, de si nombreuses dettes, qu'un ordre
du roi, obtenu par sa famille, l'enferma, vers la fin de
décembre 1753, au couvent des dames de Sainte-
Marie, à Saint-Denis. On apposa les scellés à son
domicile, rue d'Anjou, et à sa maison de Gournav,
cependant que ses créanciers prenaient leurs disposi-
tions pour sauvegarder leurs intérêts'. Elle s'enten-
dait si peu avec sa mère que le mariage lui appa-
raissait comme une délivrance et qu'elle se déclarait
prête à accepter le premier époux venu, ftît-ce le
diable. Quelque temps après, elle épousait, en effet,
sans le consentement de sa mère et sans lui faire de
sommations respectueuses, un veuf, âgé de plus de
soixante ans, Alexis-Jean marquis du Chàtelet-Fré-
nières, gouverneur de Bray-sur-Somme, qui porta
depuis cette époque le nom et les armes des Lascaris
d'Urfé, en vertu de la substitution établie par Anne
1. Bibl. nat., fr. 10 479, fol. 361.
2. Arch. nat., T 479 23.
•240 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
de Lascaris, femme de René de Savoie, comte de
Tende * ,
Rien de plus étrange, dès lors, que la vie du
ménage. Il n'y a pas longtemps, les vieux Foré/.iens
racontaient encore les malheurs du marquis et de la
marquise du Chàtelet : l'impitoyable poursuite des
créanciers, le pauvre logis à Paris, dans une rue
écartée, où deux sœurs Colettes du couvent de Mont-
brison les reconnaissaient, enfin la folie de la
marquise -. Ce tableau n'est point poussé au noir.
Les dettes des deux époux étaient en effet immenses,
s'élevant à plus d'vm million ^ Dix-sept saisies
réelles les empêchaient de toucher les revenus de
leurs terres. Ils plaidaient contre la marquise d'Urfé,
qu'ils accusaient d'avoir retenu indûment de fortes
sommes appartenant à sa fille \ Quant à leurs mésa-
ventures parisiennes, elles sont innombrables, et
montrent chez la marquise un évident dérangement
d'esprit^.
Elle avait eu déjà deux enfants, morts en bas-age",
1. La Ghenaye-Desbois. V, col. 309-310; Xf, col. 565.
2. Soulti-ait-TliioUier, op. cit., p. 9.
3. Bibl. nat., Facturas, n° 10 564 (année 1765).
'k. Arch. nat., Xi^ 8 758, fol. 230, 356 (1759); Bibl. nat., Clai-
rambault, 1090, fol. 88; Arch. nat., T 479 2n.
5. Que penser de ce document du 31 juillet 1758, où la mar-
qwise, parlant de son second enfant, raconte qu'il avait au petit
doigt de chaque pied un ergot au lieu d'ongle, et autres bille-
vesées du même genre? (Arch. nat., Y 11 337, comm. Chénon).
Voir aussi Y 11 570, comm. Chenu, 28 juillet, 3 août et 20 dé-
cembre 1754 ; Y 11 573, comm. Chenu, 15 avril 1757 ; Y 1 1 338, comm.
Chénon, 9 février 1759; Y 9 654, 15 avril 1760; Y 11678, comm.
Titoux, 2 mai 1760; Y 11 577, comm. Chenu, nombreuses pièces.
6. Alexis-Jean-Camille, ne le 19 avril 1755, mort le 'Uà novem-
LA MARQUISE D LRFE. 241
et se trouvait enceinte pour la troisième fois, lorsque,
soit disposition naturelle, soit tristesses domestiques,
soit « lait répandu dans la tête », sa raison se trouva
gravement troublée. Comme la fortune du ménage
était alors fort compromise, le marquis introduisit au
Chàteletune instance en séparation et en interdiction.
Ce parti coûtait, disait-il, à sa délicatesse, car il
vénérait sa femme et professait pour elle le plus
tendre attachement; pourtant, il ajoutait dans sa
requête que ce serait « aimer trop dangereusement
que de faire céder l'intérêt aux impressions du
cœur ». Il espérait, au demeurant, que la marquise
ne serait pas privée éternellement « du bon sens et
de l'esprit, qu'elle avait eus si heureusement en
partage », et que l'accident, cause de tout le mal,
serait emporté lors de sa délivrance prochaine. Le
lieutenant-civil, M. d'Argouges, procéda à l'examen
de la marquise du Châtelet, prononça l'interdiction
demandée', et, l'année suivante, le Parlement homo-
loguait deux contrats, par lesquels le marquis et la
marquise faisaient abandon de tous leurs biens à
leurs créanciers-. Siu- ces entrefaites, le marquis
mourut, le (5 mai 1761 ^ tandis que la marquise
véo-était. retirée du monde, au couvent de Conflans^.
bre 1758, et Arnulphe-Robert-Honoré, né le 26 août 1756, mort
le 2 janvier 1757.
1. Arch. nat., Y 4 819, requête du 11 juillet, procès- verbal
d'audition, du 21, et sentence d'interdiction, du lo août 1760.
2. Ibid., T 479 2^.
3. Chastellux, É(a(-cifil de Paris, p. 365.
4. La Glienaye-Desbois, XI, col. 565.
14
242 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Quinze ans plus tard, elle vivait encore, déshéritée
par madame d'Urfé, sa mère, et toujours interdite.
Dans les premières années de leur mariage, le
marquis et la marquise du Châtelet avaient habité à
plusieurs reprises le château de La Bâtie en Forez,
véritable bijou de la Renaissance. C'est là que vint au
monde, le 3 novembre 1739 S leur troisième enfant,
Achille-François-Félicien, dont la destinée ne devait
être ni moins mouvementée ni moins tragique que
celle de ses parents. Son père mort et sa mère inter-
dite, un avocat en Parlement, François Rabâche, lui
fut donné comme tuteur, la marquise d'Urfé, déjà
curatrice de sa fille, n'ayant pas voulu assumer cette
charge nouvelle -. Il passa toute son enfance en
Forez, où ses parents l'avaient laissé, et fut élevé par
les cisterciennes de Bonliou, couvent du voisinage.
Quand il fut grand, la marquise d'Urfé. sa grand'-
mèrc, le prit avec elle. Dans la lettre citée au début
de ce chapitre, Gazotte donne de curieux renseigne-
ments sur le « vilain petit du Châtelet » et sur la
singuHcrc éducation qu'il avait reçue : « La marquise
d'Urfé, dit-il, faisait élever ce manchot, qu'on desti-
nait à la carrière des Affaires Etrangères, à cause de
son défaut corporel; on ne pouvait se fournir dans sa
1. Acte de baptême du 4 novembre, publié par le comte de
Soultrait et F. Thiollier, op. cit., p. 9.
2. Arch. nat., Y 4 830, avis de parents du 7 juillet 1761. Plus
tard. Rabâche passa la main à un de ses confrères, André-
Georges Lefebvre, et madame d'Urfé fut tutrice honoraire
(Y 41)28, avis de parents du 14 juin 1769). Lefebvre fut lui-même
remplacé par Antoine Yial (Y 4 986, avis de parents du 7 fé-
vrier 177'j).
LA MARQUISE D URFE. 243
maison que de fort mauvaise politique, et le jeune
homme y était exposé aux plus dangereuses commu-
nications. Je ne suis pas surpris qu'au sortir de celte
étrange éducation il ait été disposé à donner dans les
travers du temps. C'est un initié pour ainsi dire dès
le berceau. Il n'a pu faire jusqu'ici que des sottises :
le voici en place pour de plus grandes. Il ne manque
cependant pas d'esprit, et comment cela pourrait-il
être, puisqu'il y a chez lui garnison? C'est un héri-
tage de famille. »
Le petit orphelin, si l'on en croit la légende, fort
exacte sur d'autres points, qui s'est formée à son
sujet sur les bords du Lignon, avait eu un bras démis
par sa nourrice'. Mal soigné, il était resté estropié.
Cet accident ne l'empêcha d'ailleurs pas d'embrasser
l'état militaire. Sous-lieutenant surnuméraire au régi-
ment du roi en 1777, capitaine à vingt ans en 1779,
il obtint, cette année-là, l'emploi d'aide de camp du
marquis de Bouille, et fit en cette qualité la campagne
d'Amérique. De retour en France, le marquis du
Châtelet prit part au mouvement révolutionnaire, au
grand scandale de Cazolte, royaliste impénitent, et
qui devait d'ailleurs sacrifier noblement sa vie à ses
convictions. Maréchal de camp en mars 1792, il fut
1. Estropié du bras droit dès son enfance, dit une noie jointe
à une lettre de son parent, le marquis de Lugeac, août 1779
(Arch. adm. de la Guerrc^i. Le bruit courut aussi — car aucun
détail romanesque ne manque à son histoire — qu'il était mort,
et qu'un autre enfant lui avait été substitué (Arch. nat., Y 11 577,
comm. Chenu, plainte du marquis du Châtelet du 3 décem-
bre 17fJ0).
244 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
employé aux armées du Midi, du Rhin, du Nord,
du Centre, eut à Courtrai le mollet de la jambe
gauche emporté par un boulet \ Le 7 septembre 1792,
il était fait lieutenant-général, quelques jours avant
Valmy, recevant ainsi la récompense des « principes,
du zèle et des talents » que signalait son chefLuckner.
Mais ses ambitions étaient plus hautes. Dès le mois de
mai 1792. époque à laquelle Fauteur du Diable
amoureux faisait à son ami Pouteau ses dangereuses
confidences, on parlait déjà de lui pour le portefeuille
de la Guerre, et, le 5 février de l'année suivante,
quand la Convention, par 356 voix, chargea de ce
lourd fardeau les épaules de Beurnonville, 216 suf-
frages se portèrent sur Achille du Chàtelet -. Il n'avait
guère que trente-deux ans.
C était le temps des vies bien remplies, mais
courtes. Le petit-fils de la niarquise d'Urfé avait failli
être ministre; il eût pu, s'il l'eût voulu, commander
le camp de Paris. Mais déjà, il se sentait suspect,
à cause de ses amitiés Girondines. Le 12 sep-
tembre 1793, il donnait — en trois lignes — sa
démission, et deux jours après, il était arrêté à Aire
en Artois et jeté à la Forcée Souffrant encore de sa
blessure mal fermée, privé de soins dans une pièce
où s'entassaient dix autres prisonniers', Du Chàtelet
1. Etats de services aux Archives de la Guerre.
2. Procès-verbaux de. la Convention, février 1703, p. 56.
3. Registre d'écrou de la Force à la Préfecture de police, à la
date du 30 septembre 1793.
4. Arch. nat., F' 4 68i, lettre du ministre Bouchotte à la Con-
vention, 1""^ octobre 1793.
LA MARQUISE DLRFE. 245
pùtit mort et passion, et son énergie ne put triompher
de tant de misères. Aussitôt après son arrestation, il
avait écrit à la Convention une lettre, véritablement
lière et belle : « Citoyens représentans. lorsque le ro\
était puissant, j'ay osé faire afficher qu'il fallait
abolir la royauté \ et lorsqu'il m'a offert des faveurs,
je les ay repoussées avec dédain. Au commencement
de la guerre, mon sang a coulé pour la patrie. Après
treize mois de souffrances, et avec une playe encore
ouverte, j'ay demandé à venir reprendre mon poste à
l'armée, et je n'ay demandé ma retraite que lorsque
j'ay vu par expérience que j'étais trop estropié pour
pouvoir remplir mes devoirs, et que ma playe s'em-
pirait de la manière la plus dangereuse. Après cette
conduite, j'ay quelque lieu d'être surpris de me
trouver mis en état d'arrestation par le comité de
surveillance de la ville d'Aire, sans qu'il m'ait été
possible de savoir ses motifs. J'aurais peut-être droit
à quelque faveur sous le gouvernement républicain.
Je n'en demande aucune, mais je réclame justice. Je
vous prie donc de vouloir bien prendre connaissance
des motifs de ma détention, de me faire punir
promptement si je suis coupable, et, si je ne le suis
pas, de permettre que je puisse être transporté chez
1. Allusion à une Adresse aux Français, rédigée, a-t-on pré-
tendu, par l'américain Thomas Paine, signée en tout cas par
Du Ghàtelet seul, et qui n'était autre chose qu'un appel au
peuple pour l'abolition de la royauté. Cette adresse, affichée le
l"' juillet 1791 à la porte et dans les corridors de l'Assemblée
Constituante, y provoqua le même jour des discussions pas-
sionnées.
14.
246 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
moi. à Auteuil, pour recevoir les secours de l'art,
dont j'ay le plus grand et le plus pressant besoin.
Salut et fraternité, a. dlchastellet '. »
La mort ne laissa pas au petit-fils de la marquise
d'Urfé le temps de comparaître devant Fouquier-
Tinville. Elle le surprit — d'aucuns disent qu'il la
hâta par le poison — à la Force, le 21 ou le 22 ger-
minal an 11- (10 ou 11 avril 1794). « Ce siècle,
écrivit, non sans grandiloquence, l'un de ses compa-
gnons de captivité, n'était pas digne de lui; ses
lumières, ses talents, ses vertus eussent honoré les
plus beaux jours d'Athènes et de Rome. ^ »
1. Arch. nat., F^ 4 6S4. Cette lettre a été reproduite en fac-
similé par A. David (de Saint-Georges) dans son ouvrage pré-
cité sur Achille Du Cliasiellci.
'1. Le registre de la Force porte le 21 germinal.
3. Souvenirs de Cliampagneux [Mémoires de madame Roland,
éd.Berville et Barrière. 1820, II, 347).
CHAPITRE XIY
LA C O JI r E S S E DU R U M A I N .
Le 28 avril 174G, M" Dclamanche, notaire, s'était
mis en frais d'élégance pour porter à \ersallles un
contrat de mariage, amoureusement grossoyé par le
plus habile de ses clercs. Il avait, pour la circonstance,
joliment broché les feuillets au moyen d'une faveur
bleu tendre, car il ne s'agissait de rien de moins que
de présenter l'acte à l'auguste signature des membres
de la famille royale, qui voulaient ainsi donner aux
futurs époux une marque de leur particulière estime.
Constance-Simone-Florc-Gabrielle Rouault de Ga-
maches. autrement dit mademoiselle de Cayeu, tel
était le nom de la jeune fdle qui se disposait à convoler
en justes noces. Elle appartenait à une illustre famille
qui, depuis plusieurs siècles, avait donné au roi
nombre de bons serviteurs. Fille de Jean-Joachim
248 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Rouault. marquis de Gamaches, maréchal de camp,
gouverneur de Saint- Valéry, et de feu Catherine-
Constance-Emilie Arnault de Pomponne, elle avait
demeuré jusque-là avec son père en leur hôtel de la
place des Quatre-Nations. Le futur époux, soldat
comme son beau-père, était brigadier des armées du
roi et gouverneur de Morlaix'. Charles-! ves Le
Vicomte, chevalier, comte du Rumain, marquis de
Coëtanfao, breton, comme son nom et ses titres
l'indiquent, demeurait ordinairement en son châ-
teau de Coëtanfao, paroisse de Seglien, diocèse de
Vannes ^.
L'union était peu assortie quant à l'âge. Mademoi-
selle de Cayeu n'avait guère alors que vingt ans ' ;
elle épousait un homme déjà veuf, ayant au moins
un enfant de son premier mariage '*, et retenu souvent
sans doute dans une province lointaine par le soin de
Ses domaines et de son gouvernement. 11 eût fallu un
grand amour ou un profond sentiment du devoir
pour remplir le vide des absences trop fréquentes.
Mais la jeune femme était légère dans le choix de
ses amis, trop disposée à n'attacher de prix qu'aux
distractions et aux plaisirs du monde. Pour comble
de malheur, elle avait, comme beaucoup de grandes
I. 11 devint maréchal de camp en 1748 (Piaard, Clironulogic
militaire, VII, 30.3).
'2. Arch. nat., Y 68, fol. 141-144.
3. Elle était née le 22 mars 1725 (Ghastellux, jYo/ca prises aux
Arch. de PÉtat-civil de Paris, 1875, p. 535).
4. Veuf ayant entant de Marie-Reine Butant de Marsan, dit le
contrat. Ce premier mariage datait du 20 mai 1739 (La Che-
naye-Desbois).
LA COMTESSE DU RUMAIN. 249
clames de son temps, un faible pour la cabale. Aussi
ne tarda-t-elle pas à glisser sur la pente dangereuse,
au bas de laquelle l'attendaient des aventuriers comme
Casanova ou des spéculateurs comme Beaumar-
chais '.
« Plus belle que jolie, dit le premier, elle se faisait
surtout aimer par sa douceur, par la bonté de son
caractère, par sa franchise et son empressement à
servir ses amis. D'une taille superbe, c'était une sol-
hciteuse dont la présence imposait à tous les magis-
trats de Paris. » Un de ses frères, Nicolas- Al ophe-
Félicité Rouault, comte d'Egreville, cornette aux
chevau-légers d'Orléans, qui menait depuis longtemps
une vie fort joyeuse, et dont une histoire de chapeau
trouvé sur le lit d'une dame avait fait le tour de
Paris, présenta notre Vénitien à la comtesse, et l'enjô-
leur eut tôt fait d entrer dans les bonnes grâces de
toute la famille -.
Dès lors, Casanova vient souveut à l'Hôtel du Ru-
1. Lettre de Beaumarcliais, du 1"^ mars 1766, dans Xouif. revue
retrosp., V, 1896, p. 188.
2 Le jeune comte ou marquis d'EgreTille, dont une lettre à
Casanova s'est conservée à Dux, depuis marquis de Rouault à
la mort de son aîné Gharles-Joachim, était né le 16 janvier 1731
(Ghastellux, op. cit., p. 535). Sur sa vie dissipée, voir Dufort de
Clieverny, Mémoires, I, 90; Piton, Paris sous Louis XV, II,
32, 126; Capon, Petites maisons galantes, p. 78. Il avait eu,
en 1754, une fille d'une danseuse de la Comédie-Italienne,
Louise Régis, « vulgairement appelée Rey », qui devint plus
tard la femme du danseur Pitrot (Arch. nat., Y 387, fol. 12,
2i mai 1757). Madame du Rumain avait un troisième frère,
Anne-Émilie-Jean-Baptiste. vicomte de Gamaches. Il était
en 1756 capitaine de cavalerie au Royal-Piémont (Xi-^ 7 878,
fol. 353).
250 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
main, rue des Saints-Pères, à l'angle de la rue de Ycr-
ncuil. La comtesse l'invite à dîner, ils échangent des
livres, et résolvent ensemble des problèmes de cabale'.
Elle lui fait connaître le célèbre médecin Herren-
schwand, et plusieurs dames qui « faisaient les délices
de ce qu'on nommait alors à Paris la bonne compa-
gnie ». Ce sont la princesse de Chimai; Marguerite-
Delilne de Yalbelle, qui, en dépit de ses cinquante-
quatre ans, se consolait de son mieux de la mort du
marquis de \albelle. son époux, enseigne des gen-
darmes de la Garde- ; Louise-Françoise-Gabrielle
Rouault, femme de François marquis de Ronche-
rolles, qu'une terrible affaire avec son mari allait
bientôt après mener devant la Chambre criminelle
du Gliàtelet de Paris.
Madame du Rumain avait deux filles, alors âgées
de huit à dix ans^. Casanova tira leur horoscope, et
le mariage de mademoiselle de « Cotenfau » avec
M. de Polignac. arrivé « cinq ou six ans plus tard »,
fut, assure-t-il avec aplomb, la conséquence de ses
calculs cabalistiques. Quand, en 1767, la jeune fille
épousa, en effet, Louis-Alexandre marquis de Poli-
gnac, capitaine de cavalerie au régiment de Clermont-
Prince, se souvint-elle des prédictions de Casanova?
En tout cas, elles ne lui portèrent pas bonheur, car
1. Lettre non datée de madame du Rumain à Casanova (Ravà,
Lettere di donne, p. 98-9).
2. Arch. nat., Y 1.5 638. comm. Sirebeau.
3. Constance-Paule-Flore-Emilie-Gabrielle, née le 1"' décem-
bre 1749, depuis marquise d'Usson; Constance-Gabrielle-Bonne,
née le 11 juillet 1751, depuis marquise de Polignac.
I
LA COMTESSE DU RL.MAIX. 251
M. de Polignac mourut l'année suivante, et elle-
même le K) janvier 1T83. à trente-six ans'.
Madame du Rumain, dit Casanova, était serviable
pour ses amis. S'il est vrai qu'elle 1 aida de tout son
pouvoir à se tirer des griffes de la justice au moment
de la très louche affaire de mademoiselle Wynne,
il fallait en effet qu'elle fût l'obligeance ou l'aveugle-
ment mêmes. Les deux sans doute, car la même
année, quand Casanova fut mis pour quelques jours
au For-l'Evèque. aucun soupçon n'effleura cette âme
ingénue. Elle lui dépêcha son avocat et lui écrivit
pour lui dire que, s'il avait besoin de 500 louis, elle
les lui enverrait le lendemain. Aussi, dès son élargis-
sement. Casanova s'empresse-t-il d'aller chez elle.
« Je passai toute la journée suivante chez madame du
Rumain. Je sentais tout ce que je lui devais, tandis
que son excellent cœur lui faisait croire que rien ne
pouvait assez me récompenser des oracles qui lui
persuadaient que, par leur moyen, elle ne pouvait
jamais faire de démarche hasardée. Je ne concevais
pas qu'avec beaucoup d'esprit et, sous tous les autres
rapports, avec un jugement très sain, elle put donner
dans un pareil travers. J'étais fâché de ne pouvoir
pas la désabuser, et j'étais heureux quand je réflé-
chissais qu'il fallait que je la trompasse, et que ce
n'était en grande partie qu'à cette tromperie que je
devais les égards qu'elle me témoignait. »
Des égards, certainement la comtesse en eut pour
1. Chastellux, op. cit., p. 61G: Arcli. nat.. Y 13 806, comm.
Thiot, scellé après décès.
252 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
l'aventurier, beaucoup plus qu'il ne méritait. Quand,
au mois de septembre 1759, il dut quitter la France,
elle lui procura, car elle avait des relations très
hautes, une lettre de M. de Choiseul, qui l'accréditait
auprès de M. d'iVffri, ambassadeur de France en
Hollande. Elle se félicitait d'avoir pu obliger l'aven-
turier, l'assurant que personne ne se réjouirait plus
sincèrement quelle de ses succès. « Je serai ravie, lui
disait-elle, quand je verrai à Paris votre niche à
demeurer, et que vous y serez heureux ; je profiterai
alors de votre bonne volonté pour moi '. »
Avant son départ, Casanova s'était bien gardé sans
doute de la mettre au courant des escroqueries qui
avaient rendu impossible son séjour à Paris. Il lui
avait dit, comme à Manon Balletti, qu'il ne tarderait
pas à revenir, et elle s'étonnait de son absence pro-
longée. Cependant, disait-elle, « l'intérêt que je prends
à ce qui vous regarde et l'espoir que vos projets
auront réussi m'engagent un peu à la supporter
patiemment. Je suis infiniment sensible, monsieur,
aux souhaits heureux que vous faites en ma faA'eur;
vous me promettez du bonheur; je suis si accoutu-
mée à croire ce que vous me dites, que cette promesse
me flatte. Que nepuis-je, en revanche, vous procurer
tous les biens que vous méritez, vous ne douteriez
pas alors de tout celui que je vous désire. Je vou-
drais bien, monsieur, que vos alTaires vous permissent
de reprendre prompte ment le chemin de cette ville;
1. Lettre du 23 octobre 1759, adressée à M. Casanova, à l'au-
berge du Parlement d'Angleterre, à La Haye (Ravii, p. 100-101).
LA COMTESSE DU RUMAIN. 253
je VOUS attends avec impatience et m'en fais une fête,
je vous assure'. »
Mais les jours s'écoulaient, sans que Casanova
revînt faire la cabale à l'Hôtel du Rumain.
Elle s'en étonnait moins, car l'aventurier, qui lui
faisait porter par Balletti des nouvelles et des lettres,
avait dû se décider à lui dire quelque chose des
procès épineux qu'il avait sur les bras, et que. même
absent, il était obligé de soutenir. Tout cela n'avait
point troublé l'imperturbable confiance de madame
du Rumain. Gomment pouvait-il se trouver sur la
terre des fripons assez audacieux pour douter de la
probité d'un Casanova et lui « nier » une lettre de
change? li était bien fâcheux qu'il n'eût pas de
preuve pour confondre son adversaire. Ne pouA^ait-il,
lui qui avait tant de débiteurs à Paris, trouver
100 louis pour en finir, puisque son avocat jugeait
cette somme suffisante? Il pourrait ensuite revenir
sans crainte, car la perquisition faite dans ses
papiers avait démontré son innocence, et on ne l'eût
pas laissé libre, « si la rumeur que l'on a faite n'eût
pas été à son avantage ». En tout cas, elle allait faire
tout ce qui serait en son pouvoir pour le tirer
d'embarras, persuadée d'ailleurs que c'était bien
inutile, puisque Casanova, l'heureux mortel, n'avait
qu'à consulter son oracle pour savoir mieux que
personne ce qu'il pouvait espérer-.
1. Lettre du 8 janvier 1760, adressée à Amsterdam, Poste res-
tante (Ravà, p. 101-102).
2. Lettre du 8 juin 17G0, sans adresse (Ravà, p. 102-103).
15
2o4 JACQUES CASANOVA, VEXITIEX.
Casanova revint pourtant, mais près de deux ans
plus tard, au début de 1762, s'il faut en croire la
chronologie, assez souvent fantaisiste, de ses Mémoires.
L'aventurier donna une journée entière à madame du
Rumain, qui fut, dit-il, très contente de lui. Ils s'occu-
pèrent ensemble de « questions fort épineuses » et,
ce jour-là, la cabale ne chôma pas.
Puis ce fut de nouveau l'absence. Madame du Rumain
lui écrit le 29 avril 1 7(52 : « Je vous avoue que, malgré
le plaisir que j'ai eu à vous voir ici un moment, j'ai
été bien triste de vous savoir parti; vous m'aviez com-
muniqué vos inquiétudes : j'attends le mois d'août
avec une impatience que vous ne pouvez vous ima-
giner. J'ai la plus grande confiance que pour lors
vos malheurs seront finis. Ce qui augmente celte
confiance, c'est l'expérience que je fais souvent de la
vérité de l'O. (l'oracle); mon frère a gagné le procès,
il me l'avait promis. »
Madame du Rumain adorait la musique et le chant.
Aussi, quand l'aventurier retovuna chez elle, en 1763,
la trouva-t-il fort déconfite d'un enrouement qu'aucun
remède n'avait pu vaincre depuis trois mois, et qui
l'empêchait de déployer la force et l'étendue de sa
voix. Heureusement, Casanova avait des remèdes
pour tous les maux. Sa médication était très simple,
mais pour madame du Rumain il était indispensable,
non seulement qu'elle fût dictée par l'infaillible
oracle, mais qu'elle eût l'alhn'e la plus étrange et la
plus mystérieuse. « En conséquence, l'oracle déclara
qu'elle recouvrerait la voix en vingt et un jours, à
LA COMTESSE DU RUMAIN. 25o
commencer par celui de la nouvelle lune, en faisant
chaque jour un culte au soleil levant dans une
chambre qui eût au moins une fenêtre donnant sur
l'orient. Un second oracle lui imposa l'obligation de
ne faire le culte qu'après avoir dormi sept heures de
suite, nombre égal aux sept planètes, et, avant de se
mettre au lit, elle devait faire un bain à la lune, en
tenant ses jambes clans de l'eau tiède jusqu'aux
genoux. Je lui indiquai ensuite les psaumes de la
liturgie qu'elle devait réciter pour se rendre la lune
favorable, et ceux qu'elle réciterait à la naissance du
soleil, derrière une fenêtre fermée. » La comtesse
admira, comme il convenait, cette dernière prescrip-
tion, car son aveuglement ne l'empêchait pas de
comprendre que l'air du matin aurait pu lui pro-
curer un bon rhume. Quant au régime, il était à
tout le moins inoffensif; elle qui aimait les plaisirs
et courait les grands soupers * ne pouvait que s'en
bien trouver. Madame du Rumain guérit, et n'en crut
que plus fermement encore à la magie.
On le vit bien, quelque temps après, à la manière
dont elle accueillit une « aventurière célèbre et
grande menteuse » — ainsi la définit le lieutenant
de police — que les hasards d'une existence pleine
d'imprévu ramenèrent à Paris dans les premiers jours
de janvier 1764. Marie -Barbe -Elisabeth- Gharlotte-
l. Un passage du Journal des inspecteurs de M. de Sartines
avance, à la date du 18 février 1763, que « madame la duchesse (?)
du Rumain, de la maison de Gamaches, demeurant rue des Saints-
Pères, a pour M. de Roquelaure, évoque de Senlis, l'attacliement
le plus tendre >- (p. 24'4).
256 JACQUES CASANOVA. VENITIEN.
Valérie de Brùls, dite Du Tilleul, dite Milady Mantz.
dite comtesse Lobkowitz, se donnait alors trente-
neuf ans, prétendait être née à Yienne (Autriche),
être veuve de Joachim Wasser, et avoir épousé à
Londres, en juin 1762, Daniel Bencdictus lord ^lanlz.
On avait dû la mettre une première fois à la Bastille,
en 1701, et on ne l'avait élargie que sur sa promesse
tonnelle de quitter Paris sans esprit de retour. Mais
elle oublia vite son engagement et, un beau jour,
débarqua à Paris, venant de Boulogne et de Londres,
où était resté son soi-disant mari. Pendant deux
mois, soit que la police ignorât sa présence, soit
qu'elle sût gagner du temps, on ne l'inquiéta point.
Puis, quand on l'eut arrêtée à Versailles, le 17 mars,
et qu'on eut perquisitionné dans ses papiers à l'hôtel
de rimpératrice-Beine, rue Jacob, elle reconnut sans
peine que la comtesse du Rumain, dont elle avait fait
jadis la connaissance, et avec qui elle avait renou(''
tout récemment, était sa plus intime amie, et qu'il
ne se passait guère de jour quelles n'allassent l'une
chez l'autre. Madame du Rumain l'avait accom-
pagnée à la Bastille, un jour qu'elle désirait parler
au gouverneur; sur sa recommandation, un joail-
lier lui avait confié des diamants, que la néces-
sité l'avait forcée de mettre en gage. Elle avoua
aussi, sans embarras, qu'elle avait copié chez la
comtesse, et à son usage, des receltes pour diffé-
rentes malailies et quelques petites sorcelleries, invo-
cations, chiffres et caractères de magie, parce
que, répondit-elle au commissaire qui l'interrogeait,
LA COMTESSE DU RLMAIN. 257
« ladite dame regarde ces pièces comme une chose
sainte ».
On s'étonnait que la pauvre comtesse, qui, pour-
tant, dit l'inspecteur de police chargé de l'affaire, « a
beaucoup d'esprit », se livrât ainsi à une inconnue,
sans se soucier du ridicule, et sans même se douter
des périls que courait sa bourse, mais aux représen-
tations de ses amis et de ses proches, l'incorrigible
dupe répondait qu'elle savait qui était cette étrangère,
qu'avant peu elle se déclarerait et paraîtrait dans
toute la grandeur et la dignité de son rang *.
Casanova errait alors en Allemagne, en Russie et
en Pologne, il avait fait en Angleterre un voyage
malheureux, et le bruit des déconvenues de toute
sorte qu'il y avait essuyées était arrivé, par l'intermé-
diaire de 1 ami Balletti, à madame du Rumain. C'est
alors qu'elle lui écrivit la dernière lettre que nous
ayons d'elle. Elle fait des vœux pour le rétablissement
de sa santé et lui envoie des questions cabalistiques,
auxquelles elle le prie de répondre promptement.
« Donnez -moi de vos nouvelles, instruisez-moi de ce
qui vous touche, j'ai lieu de me plaindre de votre
silence, qui annoncerait que vous ne sentez plus autant
l'amour que vous le devriez faire. » Pour qui connaît
Casanova, cette petite phrase donne à penser.
Casanova revit encore madame du Rumain en 1767.
Le comte, dont il avait annoncé quelques années
1. Arch. de la Bastille. 12 139 (cf. Ravaisson, Archives de la
Bastille. XVIII, p. 140-161); Arch. nat., Y 13.533, comm. Guyot,
interrogatoires des 20-26 mars 176.5 à la Bastille.
258 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
auparavant la mort prochaine, vivait toujours. Même,
il ne mourut que trois ans plus tard, le 13 novem-
bre 1770 ^ Mais l'aventurier trouva certainement le
moyen d'expliquer cette petite défîiillance de son
oracle. « Madame du Rumain, dit-il, me vit dans
toute la joie de son cœur... Elle se portait bien,
mais, tourmentée par des chagrins de famille, elle
disait que la Providence m'envoyait pour les dissiper
par ma cabale. Elle me trouva complaisant à toutes
les heures qu'elle m'assigna. C'était le moins que je
pusse faire pour une femme de son caractère. »
Quand, un peu plus tard, fut signifiée à Casanova la
lettre de cachet qui lui enjoignait de sortir du
royaume, elle voulut courir à Ycrsailles, se faisant
forte d'obtenir la révocation de cet ordre injuste, mais
Casanova, qui avait sans doute ses raisons, aima
mieux modérer un zèle qui pouvait être imprudent.
Puis, il quitta sa protectrice, non sans avoir à se
re[)rocher à son endroit une petite indélicatesse-.
Dès lors, il ne la revit plus, car elle était déjà morte
lors de son dernier séjour à Paris, et vraisembla-
blement n'entendit plus parler d'elle.
Cependant, il n'y avait pas encore un an que
madame du Rumain était veuve, qu'elle se sentit en
velléité de chercher un deuxième époux, et que Jean-
1. Arch. nat., Y 13 781, comm. Thiot, scellé après décès.
2. Dans un passage de ses Mémoires, il dit qu'elle mourut
avant qu'il eût pu lui rembourser la lettre de change do 600 flo-
rins qu'elle lui avait fait parvenir à Wesel vers mars 1764;
dans un autre au contraire, il affirme qu'il lui remit en 1767
l'argent quelle avait eu la bonté de lui avancer dans sa détresse.
LA COMTESSI-: DT HUMAIN. 259
Jacques Gilbert de Fraigne, chevalier, marquis du
lieu, consentit à la prendre pour femme'. 11
n'ignorait pas, certainement, ce que tout Paris savait
des défauts et des manies de la comtesse, mais... elle
était riche. Lui-même, d'ailleurs, avait eu une exis-
tence mouvementée. Envoyé en 1757 à la cour de
Zerbst en mission diplomatique, il avait été le héros
d'une aventure retentissante. Enlevé par ordre du roi
de Prusse et conduit dans la forteresse de Magde-
bourg, il avait réussi à s'évader, grâce à la princesse
d'Anhalt-Zerbst, dont il était l'amant, et qui même,
disait-on, l'avait épousé en secret. Une pension de
4 000 livres, portée à 5 000 quelques jours avant son
mariage, lui était servie depuis 1763, ce qui ne
l'empêcha pas de se plaindre à tous les ministres de
l'injustice de leurs prédécesseurs -.
La marquise de Fraigne, ex-comtesse du liumain,
vécut dix ans encore après son second mariage, pas-
sant l'été dans sa maison de campagne d'Epinay et
l'hiver en son hôtel de la rue des Saints-Pères, où
elle mourut le 1"» avril 1781, à cinquante-six ans^
1. Contrai de mariage du 18 septembre 1771 (étude Crémery).
2. Le marquis de Fraigne, né à Toulon le 24 septembre 1726,
d'une ancienne famille bourbonnaise, était donc un peu plus
âgé que la comtesse du Rumain. Sur l'affaire de Zerbst, voir
Fr. Masson, Ménuiircs et lellrc!; du cardinal de Demis, II,
p. 1-7, 375-406.
3. Arch. nat., Y 13 802, comm. Tliiot, scellé après décès. Cf.
Capon, Casanova à Paris, p. 480. Elle laissait, de son premier
mariage, deux filles, la comtesse de Polignac, morte, nous
l'avons vu, en 1783, et la marquise d'Usson, morte le 8 fé-
vrier 1790 (Arch. nat., Y 14 584, comm. Leseigneur, scellé
aprè.s décès).
CHAPITRE XV
GRANDES DAMES ET PECHERESSES,
Au temps où Casanova séjournait pour la deuxième
fois à Paris, vivait rue d'Enfer, derrière le Luxem-
bourg, à l'Hôtel de Vendôme, une étrangère du rang
le plus illustre, et qui ne manquait, au dire de ceux
qui l'avaient approchée, ni d'esprit, ni d'intrigue, ni
de galanterie. Son Altesse Sérénissime Jeanne-
Elisabeth d'Holstein, veuve de Christian-Auguste,
prince d'Anhalt-Zerbst, n'était rien de moins que
la sœur du roi de Suède et la mère de Catherine
de Russie. Chassée de son pays à la suite de trou])les
politiques, elle était arrivée en France à l'automne
de 17o8, précédée par une réputation assez extraordi-
naire. On contait qu'elle avait été fort belle, et que,
malgré son âge — elle avait alors plus de quarante-
cinq ans, — elle ne se trouvait pas encore indigne
d'attirer et de retenir les hommages mascuUns. Un
GRANDES DAMES ET PECHERESSES. 261
jeune français, le marquis de Fraigne, passait, on l'a
vu, pour en savoir quelque chose*.
Malgré cette réputation, vraie ou fausse, ou peut-
être à cause d'elle, madame d'Anhalt-Zerbst vit
accourir dans son salon toute sorte de visiteurs. La
bonne madame Geoffrin, un brin glorieuse, ne résista
pas à la séduction de ce grand nom -. Saint-Germain,
le rival de Casanova, fréquenta aussi chez elle, s'il
faut en croire Maximilien de Lamberg, l'auteur du
Mémorial d'//n mondaine Quant à notre héros, sa
place était marquée près d'une dame qui se piquait
aussi bien de belles-lettres que de sciences occultes.
De fait, il se vante d'avoir exécuté chez elle, comme
chez la marquise d'Urfé, l'arbre de Diane et autres
tours de physique '. Parvint-il à tirer de la princesse
des ressources appréciables? C'est bien possible,
car, fort occupée de ses plaisirs, la vieille coquette
surveillait si mal sa bourse qu'à sa mort, survenue
le 30 mai 1760. elle ne laissait guère moins de
300 000 livres de dettes ^
1. Bilbasof, Histoire de Catlterinc If, a publié la correspon-
dance de la princesse avec M. de Pouilly, un autre de ses amants.
2. Marquis de Ségur. Le rotjaumc de la rue Saint-IIonoré,
p. 203-'j.
3. « Il allait souvent chez madame la princesse d'Anhalt... Il
faut que j'aime bien, lui dit-il, de me trouver avec vous, Prin-
cesse, pour oublier, comme j'ai fait, que ma voiture m'attend
depuis deux heures pour me conduire à Versailles » (I, 119).
'». Voir sa lettre au prince de Courlandc. Cf. Mémoires, V,
kOô : « Le comte de Lœvenhaupt, suédois, que j'avais connu
chez la princesse d'Anhalt-Zerbst, mère de l'impératrice de
Russie, qui vivait à Paris. »
5. Scellé après décès aux Arch. nat., Y 13 5'23, comm. Guyot
lo.
262 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Dans les papiers de Casanova, conservés à Dux, il
y a de nombreuses correspondances, mais qui datent
surtout de la dernière période de sa vie. Parmi les
lettres de femme se rapportant aux séjours en France,
on n'en rencontre pas de la princesse d'Anhalt, mais
seulement de Manon Balletti, de madame du
Rumain et d'une autre grande dame, la comtesse
de Montmartel.
Marie-Armande de Béthune, née le 24 juillet 1709,
avait épousé, le 17 février 1746, Jean Paris de Mont-
martel, dont elle devint ainsi la troisième femme. On
sait de quelle influence l'opulent Montmartel. ban-
quier de la Cour, frère de Pàris-Duverney et de Paris
de Meyzieu, jouit auprès de Louis XV. Casanova,
dans ses Mémoires, ne s'est pas expliqué sur les
relations d'affaires ou de société qu'il entretint avec
le ménage Montmartel. Au moins conscrva-t-il de la
femme du banquier une lettre, de forme bien étrange
car l'orthograpbe en est d'une fantaisie qui passe
toutes les bornes, mais de fond plus singulier
encore. La comtesse se plaint de ce que « monsieur
le comte », ami de Casanova, ait donné à ce dernier
mauvaise opinion d'elle. Elle (^st innocente : « Je
vous connés, monsieur, l'amc bien fette. Ge ne croies
pas que vous est coutié lé medizan. » Si elle pensait
lui avoir manqué, elle serait prèle à lui faire des
« czesquzc ». — « Le dezespoir ou je sui manpaische
de vous dire des soge que ge ne puis vous dire que
(en vertu d'ordre du roi), et Y 13 952, comm. Loclair. — Cf.
Gazette de France, 1760, p. 276.
GIIANDES DAMES ET PÉCHERESSES. 263
de bouche... Pardonné, s'il vous pies, mou gri-
bouliage, la jjlumc me tombe dé mon'. » Qu'est-
ce à dire, et quelle est cette mystérieuse affaire,
où « l'àme honnête » de Casanova pouvait aAoir à
souffrir -.
Comme la marquise dUrfé et la comtesse du
Rumain, la princesse d'Anhalt et la comtesse de
Montmarlel sont les modèles accomplis de ces dames
riches et vieilles, que le subtil \énitien savait faire
tomber dans ses panneaux. Trop coquettes ou trop
confiantes, elles se laissaient éblouir par des qua-
lités de façade et se commettaient imprudemment
avec des gens qu'elles auraient dû se garder de fré-
quenter. C'est grâce à cette facilité, très frappante au
xviii^ siècle, que pouvaient évoluer dans la haute
société parisienne, où Casanova les rencontra ou les
retrouva, des comtesses de Lismore, des baronnes
Blanche, des Thérèse Pompeati.
Bien qu'au siècle précédent, sa iamillc eût compté
une sainte, morte à douze ans après la vie la plus
1. Ravù. Leit'Tc di donne, p. 96-97.
2. Madame de Montmartel survécut quelques années à son
époux, mort le 10 septembre 1766 en son magnifique château
de Brunoy (Aicii. nat., Y 10 879, comm. Thiéiion, . Bachaumont,
dans ses Mcmoires secrets (IV, 59-60, 23 juin 1768), parle d'un
monument que Pigalle devait élever à M. de Montmartel. et où
sa femme devait figurer sous la figure de la Piété. Elle-même
mourut le 14 mai 1772. rue de Grenelle-Suint-Germain, à l'hôtel
de Puisieux (Arch. nat., Y 13 965, comm. Joron). Montmartel et
sa femme furent inhumés dans les caveaux de l'église de
Brunoy (R. Dubois-Corneau, Le comte de Provence à Dnuioy,
p. IV, note h). Ils laissaient un fils, le marquis de Brunoy, que
ses extravagances et ses prodigalités devaient rendre célèbre.
264 JACQUES CASANOVA, VÉiNITIEN.
édifiantes Elisabeth O'Brien, plus connue à Paris
sous le nom de comtesse de Lismore, ne passait
pas pour avoir fait vœu de chasteté. Elle vivait, dit
Casanova, séparée de son mari, que le prétendant
Charles-Edouard, dit le chevalier de Saint-Georges,
avait chargé de ses intérêts à la cour de France. Elle
était, ajoute-t-il, entretenue par monseigneur de
Saint-Albin, archevêque de Cambrai, bâtard du duc
d'Orléans et d'une danseuse de l'Opéra, nommée
Florance,
Cambrai, ce prêtre méprisé,
La honte de l'Eg-lise 2,
et un rapport de police, oii il est dit que ce prélat
visitait à Orléans la « comtesse de Lissemaure »,
montre que l'aventurier puisait parfois ses renseigne-
ments à bonne source. C'était, dit l'inspecteur Mcus-
nier, une femme de trente-sept ou trente-huit ans,
point jolie, maigre, mais grande et brune ^ A quel-
ques années de là, elle vint s'établir à Paris, mais uu
ordre du roi la força de s'exiler à Caen, pour des
motifs inconnus'.
1. Bibl. nat., fr. 14 654, vie de Marie-Hélène, fille de Morogh
O'Brien, comte d'Insiquin en Irlande.
2. Lettres de la Palatine, 111, 51-2; Jourrtal des inspecteurs de
M. de Sartines, p. 258-9.
3. Arch. de la Bastille, 10 24.3, rapports du 22 janvier et dn
24 juillet 1749. Le prince Constantin (de la maison de Rohan)
succéda, paraît-il, à l'archevêque de Cambrai dans le cœnr de
madame de Lismore {Journal des inspecteurs de M. de Sartines,
p. 258-9, 18 mars 1763).
4. Arch. de la Bastille. 11 967, 24 et 27 avril 1757.
GRANDES DAMES ET PÉCHERESSES. 265
La comtesse de Lismore avait un fils, lord Tallow S
qui devint comte de Lismore après la mort de son
père-. Casanova connut beaucoup ce joli garçon, non
dépourvu d'esprit et de talent, mais, s'il faut en croire
le récit d'un des séjours de l'aventurier à Rome, où
le jeune irlandais figure dans une ignoble partie de
débauche, non moins perdu de vices que de dettes.
Lismore, entre autres goûts artistiques, avait celui de
la musique, et des compositeurs lui avaient dédié leurs
ouvrages comme à un amateur éclairée II avait
ramené de Rome une demoiselle Fontaine, dont il
avait fait sa maîtresse et que, paraît-il, il épousa avec
le consentement de sa mère*.
l'eut-ètre les lecteurs des Mémoires se sont-ils
demandé ce que pouvait être une certaine baronne
Rlanclie, dont parle Casanova. Son nom est singulier,
ïl ne parut pas moins bizarre aux contemporains qui
la rencontrèrent. On pensait qu'elle se faisait appeler
ainsi, parce quelle affectait d'être toujours vêtue de
blanc. En réalité, elle tenait ce nom d'un jeune
1. ïaloii dans l'édition Garnier, mais certainement Talov dans
le manuscrit (cf. Schiltz, VII, 251).
2. Mort le 20 novembre 1759 (Gapon, Cnsanoi>a à Paris, p. 456).
3. <• Sei Sinfonie... dedicate ail' ill™" ed ecc'"° Mylordo viceconte
di Jallow {sic), colonello d'infanteria irlandese al servizio délia
S. M. Chr"'"', composte da Antonio Bailleux « (Mercure, mars 1758,
]). 153). Rien de surprenant donc que, au dire de Casanova,
l'Electeur de Cologne, enthousiasmé par la manière dont
Tallow avait joué à Bonn un concerto de Tartini, lui ait conféré
le cordon de son ordre de Saint-Michel.
4. G. Piton, Paris sous Louis XT, 3" série, p. 103, rapport de
l'inspecteur Marais, 4 avril 1766; Notes and Guéries, 11" série,
IV, 1011, p. 462.
266 JACQUES CASANOVA, VENITIEN,
hollandais, né de parents réi'ugiés, qui l'avait épou-
sée à Rome.
D où venait-elle? Les plus fins policiers cherchaient
apercer son passé et s'embrouillaient dans un véritable
écheveau d'aventures. On croyait savoir qu'elle s'ap-
pelait Boisnard, qu'elle était née dans un petit bourg
voisin de Prague, où son père tenait une auberge.
A quinze ans, ayant suivi un cerlain Menzel, officier
au service de la reine de Hongrie, elle était passée à
Munich, à Turin, à \enisc, à Rome, à \ienne, où elle
avait eu une fille du comte Esterhazy. En 1743, elle
était arrivée à Paris, où sa figure avenante, ses beaux
yeux, ses allures de grande dame lui valurent de
nombreux succès. Après un voyage en Angleterre, elle
reparut en 174G, et devint la maîtresse de M. de Bcr-
nage, prévôt des marchands. On disait aussi que
M. de La Pouplinièrc faisait souvent des parties avec
elle dans sa maison de Passy^ Elle demeurait quai
Malaquais, près de l'Hôtel Conti, passait pour avoir
de trente-cinq à quarante ans, de l'esprit et savoir
plusieurs langues-.
A vrai dire, son état-civil véritable resta toujours
mystérieux. Quand elle mourut, le l"' février 1763,
rue du Colombier, le commissaire chargé d'apposer
les scellés l'inscrivit sous le nom de Anne-Marie-
Tliérèse de Cau^sa, veuve de Jean baron Blanche,
1. Arch. de la Bastille, 10 235, fol. 220-239, rapports du
12 nov. 1748, du 16 janv. 1740, des 30 nov. et 15 déc. 1752, de
sept. 1753, et du 11 janv. 1754 (Piton, Paris sous Louis .\V, IV,
1912, p. 143 et suiv.).
2. Ibid., 10 252, rapport de Meusnicr.
GRANDES DAMES ET PECHERESSES. 267
élrangère de nation. Gomme elle était décédée « clans
un étal inconnu et sans héritiers apparents », sa suc-
cession échut au roi par droit d'aubaine'.
Casanova dit iin mot seulement de la baronne
Blanche. Au contraire, il abonde en détails sur une"
autre aventurière de marque, hi vénitienne Thérèse
Imer.
Il l'avait connue à Venise, toute petite. En 1753
ou 1754, il lavait rencontrée dans la même ville,
venant de Baireuth, où le margrave avait fait sa
fortune. Elle avait un fils de 8 ans. de son mari, le
danseur Pompeati. Cinq ans plus tard, 1 aventurier
retrouvait Thérèse Imer, chantant à Amsterdam sous
le nom de madame Trenti. Le margrave l'avait
chassée, après l'avoir convaincue d'infidélité. Séparée
de son mari, qui depuis s'était tué à Vienne, elle
avait suivi un nouvel amant à Bruxelles, y avait fait
un moment le caprice du prince Charles de Lor-
raine, qui lui avait procuré la charge de directrice des
théâtres dans les Pays-Bas autrichiens. Forcée de
passer en Hollande pour éviter la prison, elle n'y fut
guère plus heureuse, et dut même, chose incroyable,
laisser son fils en gage à Rotterdam. Casanova se
charge alors du jeune Joseph Pompeati, l'emmène
à Paris et le confie à madame d'Lrfé, laissant Thé-
rèse à Cornélius Rigierbos, fils du bourgmestre de
Rotterdam, c[u'elle ruine de son mieux, pour aller
ensuite s installer à Londres, où Casanova la retrouve,
1. Arch. nat., Y 14 32G. coinm. Léger. Cf. Capon, p. 159.
268 .JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
SOUS le nom de Cornelis, en 17(;>3, menant grand
train, mais de plus en plus accablée de dettes '.
11 est bien vrai que Thérèse Imer naquit à Venise
vers 1723 — Casanova dit qu'elle avait deux ans de
plus que lui — d'un père génois, qui fut directeur du
théâtre Saint-Samuel, et à qui Goldoni dut beaucoup
au commencement de sa carrière -. Elle se produisit
pour la première ibis comme chanteuse à la foire de
la Sensa en 1742 ^ et ses désordres ne furent pas
étrangers à la ruine de son père*. Il est difficile de
suivre, documents en main, toutes les étapes de son
existence vagabonde, mais on la connaissait à Paris
comme une aventurière dévote et hypocrite, dont il
y avait grandement à se méfier.
Vers la fin de 1754, elle avait demeuré rue de
Tournon, à l'hôtel d'Entraigue, faisant grande figure.
Puis, elle s'était transportée rue Saint-Marc, en
chambre garnie, où elle avait donné des concerts fort
recherchés. Attachée pendant quelque temps à la
musique de La Pouplinière, à qui d'ailleurs on prêtait
à son endroit de galantes intentions, elle disait venir
d'Allemagne, où elle prétendait posséder un château;
peu de personnes savaient qu'elle avait fait dans diffé-
rents pays une banqueroute de plus de 200 000 livres,
et M. Van Eyck, ministre de Liège, qui, vraisembla-
1. On a vu que la plupart de ces détails sont confirmés par
une lettre que madame Cornelis écrivit de Londres le 28 juin
1763 à Passano. Voir plus haut, p. 223-2'i4.
2. Mcmoirex de (îoldoni, éd. von Lœhner, cliap. xxxv, p. 270.
3. Ibid.
4. L.-T. Belgrano, Aneddvti e ritratti casanoi'iaiii.
GRANDES DAMES ET PECHERESSES. 269
blement était au courant de bien des choses, faisait
semblant de les ignorer. En 1756, la demoiselle Pom-
peati logeait rue Saint-André-des-Arcs, à l'hôtel de
Hollande. C'est là qu'elle fut arrêtée pour dettes, le
21 mai 1736, et mise au For-l'Evêque. Elle en sortit
le 3 juin suivant, et quitta Paris, abandonnant trois
jeunes enfants (deux filles, l'une âgée de cinq ans,
l'autre en nourrice, et un garçon d'environ quatre ans)
et au moins 50 000 livres de dettes. Ainsi du moins
l'assurait la femme Poteau, revendeuse à la toilette,
qui disait savoir à quoi s'en tenir sur cette vénitienne
d'environ trente-six ans, petite, et qui chantait bien ^
Le 2 février 1 767. l'illustre milanais Alexandre Verri ,
écrivant de Londres à son frère Pierre, parlait d'un
bal donné dans les magnifiques salons d'une italienne,
la dame Pompeati -. Mais c'est surtout sous le nom de
madame Gornelis. rapporté de Hollande, que Thé-
rèse Imer défraya la chronique londonienne, et que
les recueils biographiques anglais font l'éloge de ses
talents, content son existence et mentionnent qu'elle
mourut en prison, oubliée de tous, en 1797. Ils sont
bien loin, comme nous du reste, de connaître tous les
mystérieux dessous de cette vie d'aventurière et de
courtisane.
1. Arch. de la Bastille, 10 242, f. 445-6. A la fin, de la main de
Meusnier : « M. de Lesseps, ministre à Bruxelles, demande des
renseignements à M. Berryer au sujet de la dame Pompeati, qui
réclame là-bas sa jjrotection pour qu'on surceoye icy à la vente
do ses prétendus meubles. »
2. Casati, Letteie di Alcssandro e Pietro Vcrri, Milan, 1879,
II, p. 1»8.
CHAPITRE \VI
LA FAMILLE
DE MADEMOISELLE CIIARPILLON
La Charpillon ! Ce nom évoque l'épisode le plus
romanesque peut-être des Mémoires, si romanesque
qu'à en suivre les péripéties, de plus en plus étour-
dissantes, le lecteur est pris de doute et se demande
si vraiment Casanova n'a pas ici passé la mesure.
C'est, en deux mots — car, pour le récit complet, on
ne peut que renvoyer aux Mémoires eux-mêmes — ,
l'aventure d'un homme éperdu de désir, à qui une
femme belle, mais perfide, s'offre, puis se refuse tour
à tour avec d'exaspérants raffinements de coquetterie
et de cruauté'.
L'histoire se passe à Londres, mais c'est à Paris,
1. Dans son livre sui' Casanoua et son temps, M. Edouard
Maynial parait avoir montré que M. Pierre Louys a pris dans
la lecture de l'épisode de la Charpillon la première idée de son
roman : la Femme et le Pantin.
LA FAMILLE CHARPILLOX. 271
au Palais Marchand, que l'aventurier avait d'abord
rencontré l'héroïne, fillette de treize ans déjà pro-
vocante, à qui, dans la boutique d'un orfèvre, il avait
offert une paire de boucles d'oreilles de trois louis.
Elle s'aj)pelait alors, du nom de son père probable,
mademoiselle de Boulalnvilliers.
Plus tard, lors de son second séjour en France,
Casanova eut de nouveau l'occasion d'entendre parler
de la jeune personne et de sa digne famille. Un certain
Bolomé, « intrigant genevois », courtier à ses heures,
lui acheta des bijoux pour une dame \ Le marché
conclu, Casanova reçut en paiement deux lettres de
change, souscrites par la dame et par ses sœurs.
Mais avant l'éclu^'ance le genevois fit banqueroute, et
les trois signataires des billets disparurent. Quel ne
fut pas son étonnement de les retrouver en 1763 à
Londres ! C'étaient la grand mère et les grand'tantes
de mademoiselle Charpillon.
Le chevalier Goudar, qui les connaissait, se chargea
de renseigner son ami sur leur compte. La grand'mère,
Catherine Brunner, était une bernoise, qui avait pris
le nom d'un certain Augspurgher -, dont elle avait
été la maîtresse. La mère de la Charpillon était la
1. David Bolomay. horloger de son état, était en réalité ori-
ginaire de Lausanne. Il eut, en 1763-64, avec un bijoutier pari-
sien nommé Diodet, des démêlés assez graves. .\u cours d'un
voyage commercial en Russie, il fut emprisonné à Lubeck, à la
requête de son adversaire (Arch. nat., Y l'i 327. comm. Léger,
3 mars 1764).
2. Cette forme que donne l'édition SchfUz (IX, p. 238-40), doit
être la bonne. Anspergcr, qu'on trouve dans l'édition Garnier.
est une faute de lecture
272 JACQUK.S CASANOVA, VENITIEN.
cadette des quatre filles que cet honnête citoyen lui
avait données. Comme elle était jolie et libertine, elle
se conduisit de telle sorte que le gouvernement l'exila,
ainsi que sa mère et ses tantes. Elles s'établirent d'abord
en Franche-Comté, où elles vécurent quelque temps de
la vente du baume de vie, et où celle qui devait être la
Charpillon vint au monde. La petite grandit, devint
aguichante. Aussi toute la famille, jugeant que la for-
tune l'attendait à Paris, alla s'y établir. Mais les choses
ne tournèrent pas aussi bien qu'on l'espérait : la fillette
était encore trop jeune, le baume de vie trouvait peu
de chalands, les dettes s'ajoutaient aux dettes. C'est
alors que madame Augspurgher, sur le conseil de son
ami Kostaing, décida de transporter son commerce à
Londres. \A, un compagnon de Rostaing, le langue-
docien Caumon, attirait chez elle des jeunes gens
sans expérience pour les duper au jeu, tandis que la
Charpillon, maintenant en âge de voler de ses propres
ailes, cherchait fortune dans les maisons de thé \
Casanova connaissait Berne. Il savait même le
chemin de ces bains de La Mate-, où des filles délu-
rées offraient aux visiteurs, moyennant une rétribu-
tion modeste, des divertissements variés. Peut-être
Uose-Élisabeth Bruimer-Augspurgher, la mère de
mademoiselle Charpillon, avait-elle commencé son
éducation dans l'un de ces établissements dont, chose
1. L'édition Scliutz (IX, 238-240) donne sur tout cela des ren-
seignements plus complets qui sont utilisés ici.
2. Aujourd'hui An der Matle. dans la partie basse de la ville,
sur les bords de l'Aar.
LA FAMILLE CHARPILLON. 273
curieuse, un français, le comte d'Espinchal, donne
dans son Journnl d'émii^ration une description en
tout point semblable à celle de Casanova ^ De fait,
et depuis longtemps, les mœurs bernoises étaient fort
libres, et comme la ville regorgeait de cabarets, qui
étaient autant de lieux de débauche, le dévergondage
précoce y était fort répandu. Du reste, un rapport de
1. Voici ce j^^'ssage, qui confirme si curieusement une page
des Mémoires : « 25 août 1789... Je ne puis me dispenser de
parler des bains publics établis sur la rivière. Il y a plusieurs
de ces maisons, voisines les unes des autres. Ces bains sont
servis par des femmes. Lorsque vous faites préparer votre bain.
les filles de la maison arrivent successivement, cbacune appor-
tant quelque chose, l'une du vin, l'autre du pain, l'autre du fro-
mage. Celle qui parait vous plaire reste avec vous, et, ne met-
tant point de borne à sa complaisance, se met sur-le-champ
dans le bain avec vous. Il s'en trouve quelquefois de très jolies.
Cet endroit s'appelle Lammat. Il y a quelques années, M. le duc
d'Orléans, accompagné du comte de Geiilis et du marquis de
Fénelon, ses dignes acolytes, fit un tour en Suisse. Il vint à
Berne. Les magnifiques seigneurs le reçurent avec distinction.
On le promena par la ville. Toute la bonne compagnie s'était
rassemblée sur la plate-forme pour le voir : il s'informe tout
haut et sans pudeur où est Lammat et laisse effrontément tout
le monde pour se rendre publiquement dans ce mauvais lieu.
Lorsque je fus en Suisse en 1783. on me montra celle qui avait
servi aux plaisirs du prince, et qu'on n'appelait pas autrement
que la duchesse de Chartres » (comte d'Espinchal, Journal d't'mi-
iiration. publié par E. d'Hauterive, Paris, 1913, p. 35-36).
M. d'Hauterive cite aussi le passage suivant d'une lettre du
25 août 1783 de M. d'Espinchal à sa femme, où, à propos de son
pi'emier voyage en Suisse, il parle aussi de ces fameux bains :
<' le bain, le déjeuner et le pourboire du baigneur (une jolie
bernoise) payés avec un gros écu qui m'a valu les plus grands
remerciements ». Sait-on que deux grands humanistes du
Xv" siècle, Poggio Bracciolini et Aeneas Sylvius Piccolomini
(lu futur pape Pie II) ont parlé, en des épîtres très connues, de
cette liberté dont on usait de leur temps dans les bains suisses?
(Cf. G. Gugitz, Casanova in der Schweiz, dans Die Schweiz,
1904, 9 octobre, p. 215).
274 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
police circonstancié, daté du 16 avril 1730, c'est-à-
dire de l'année même oij notre Vénitien arrivait à
Paris avec son ami Balletti, va nous renseigner sur
la conduite édifiante que menait depuis quinze ou
vingt ans, à Berne et à Paris, la mère de l'héroïne
casanovienne. Ce rapport, qui ne nous a point paru
souffrir de coupure, est de l'inspecteur Meusnier,
que l'on interroge rarement en vain sur les femmes
galantes de son temps, et qui, au mérite d'une infor-
mation parfaite, joignait le talent de savoir conter,
non sans esprit et agrément, les pires turpitudes ^
« Il y a environ dix à douze ans que Cathe-
rine Brunner, ses trois sœurs - et sa fille vinrent
demeurer à Paris. Elles sont originaires de la ville de
Berne en Suisse, de pauvre famille, puisqu'elles ont
été élevées aux dépens des ahbayes de ce pais, qui
sont à peu près ce que sont icy les Enfants trouvés
ou les Enfants bleux ^
» Catherine Brunner fut jolie et peu. cruelle, elle
eut d'un nommé Auspourger, bourgeois de ce paï's \
une fille qui fut nommée Rose-Elisabeth Auspourger.
Si sa mère eût été sage, elle eût fait sa fortune, car,
1. P. d'Estrée, Un policier homnir de lettres {Revue rétrospec-
tii'e, XVII, 1892, p. 217-276).
2. Dans un autre rapport, non daté, où Thistoire de la damo
Augspourger et des demoiselles de Berne est reprise en termes
un peu diflérents, Catherine Brunner est donnée comme l'aînée.
3. Le nom Auspourger a été corrigé dans l'interligne, en
Augsbourg. En marge : « La demoiselle Augsbourg a eu pour
amant le nommé Fontauban, qui a été pendu ou rompu en
Flandres. M. de Morliange les connaît toutes cinq très particu-
lièrement. »
4. Bailli de Tlsle Saint-Jean, d'après le second rapport.
LA FAMILLE CHARPILLON. 211}
Je trieur Auspourger étant devenu veuf peu de temps
après, il l'auroit indubitablement épousée et légitimé
sa fille, puisqu'il l'avoit fait baptiser sous son nom,
mais son libertinage empêcha ce mariage. Elle éleva
sa fille dans le même train de vie, et on pourroit dire
d'elle ce que Cilbcridc dit en commençant son his-
toire qu'elle ne sest jamais connue p
» En effet, à peine pouvait-elle bégayer qu'elle fut
corrompue. Les cabarets de l'Ours, de l'Etoile, du
Sauvage et de la Clef d'or à Berne et des environs
furent les temples oii les prémices de cette jeune vic-
îime furent immolés à \énus. Sous les yeux de sa
mère et sous sa conduite, elle fit de sy grans progrès
et choisissoit sv peu son monde, qu'elle était à qua-
torze ans le reste des palfreniers et des laquais de la
ville.
» Le gouvernement helvétique ayant appris qu'on
ne les qualifioit plus que du titre de chounen, en
françois p , leur ordonna de sortir de la ville et
offrit de payer les frais de leur voyage \ Ce fut un
M. Artaud, ponr lors commis du sieur Planchaud,
banquier de la régence de Berne, qui païa de poste
en poste ce qu'il en coûta pour leur voyage. Cet
Artaud est maintenant banquier à Paris, rue Plâtrière.
» Quoique Catherine Brunner, mère de notre
héroïne, eut eu soin de répandre dans Berne qu'elle
n'alloit à Paris que pour recueillir une succession
d'un docteur Brunner, fort connu dans cette ville,
1. Le conseil de la Régence donna 100 écus pour le voyage
jusqu'à Besançon (second rapport).
27 6 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
dont le fils, surnommé le médecin Suisse, demeure
encore à la Grange-Batelière, tout le monde scait qu elle
ne lui est point alliée, et qu'elle vint demeurer chez une
certaine dame de Colignj, rue Pagevin. dans la mai-
son d'un cordonnier, en chambres garnies, où elle
mit en étalage les charmes de sa fdle et le reste des
siens, qui commençoient dès lors à être grandement
surannés. C'étoit Julie Brunner, tante de la demoi-
selle Auspourger, qui cherchoit les chalans. Ln des
plus considérables fut le prince de Lichtenstein, alors
ambassadeur de l'Empereur, qui devint amoureux
de la demoiselle Augsbourg. On lui fit valoir la
chose, et il paya en ambassadeur le reste des palfre-
niers de Berne sur le pied d'un p tout neuf. Les
choses furent cependant mises sur le bon ton. Appa-
remment qu'il ne s'aperçut pas de la fraude, car il la
mit dans ses meubles et luy ht une pension hon-
nête. Mais, s'étant apperçu qu'elle ne se contentoit
pas d'un ordinaire, et qu'elle luydonnoit des adjoints,
il l'abandonna. Comme elles n'avoient rien économisé,
elles furent bientôt obligées de se plier à la nécessité,
et tout, sans distinction de qualité ny de pais, fut
admis chés elles.
» La mère, de son côté, née laborieuse, faisait son
possible pour seconder Rose-Élisabeth Augsbourg. sa
fille. Un certain juif, dont on ne dit pas le nom.
croyant sans doute être dans le païs de Canaan, fou-
ragea comme en terre ennemie et grossoya la mère
et la fille, qui accouchèrent dans la même chambre,
et à quinze jours près l'une de l'autre.
LA FAMILLE CHARl'lLLON. 277
)) Il serait difficile de nombrer icy ceux à qui elles
distribuèrent leurs faveurs, mais comme il en est de
difierens genres, plusieurs s'en plaignirent par la
suitte. M. d'Erlac, officier suisse, est un de ceux qui
a le plus de droit de se plaindre, car il est, dit-on,
dans un état à ne pouvoir jamais espérer de guérison.
Il y a quelque temps qu'elles eurent une afîaire avec
le chevalier Destonts, capitaine dans le régiment de
Conty. Indépendamment des menus frais qu'il avoit
fait chés elles, il leur prêta manuellement 500 livres,
dont il retira cedulle. Sa passion éteinte, il redemanda
les 500 livres. On voulut éluder, mais comme il
était nanti et plus que satisfait, il les traduisit en
justice. Ce fut pour se garantir de ses poursuites, ou
plutôt pour se venger, qu'elles l'accusèrent d'avoir
mal parlé du roy, de ses ministres et du gouverne-
ment. Leurs raisons ne furent cependant point
écoutées. Il fallut payer. C'est ce qui les fâcha le
plus.
» M. de Berchiny les a fréquentées pendant quel-
que tems, ainsi que les sieurs d'Haï vil. officier aux
gardes suisses, PhifFer, Pelitbois et Blammer, maitre
de mathématiques, mais tout cela est disparu. Elles
donnent maintenant dans l'avanture.
» Elles demeurent toutes cinq ensemble rue et
Porte Saint-IIonoré. dans la maison du sieur de
Plancy. La demoiselle Auspoiirger est âgée de 28 à
30 ans, grande^ bien faite, brune, de beaux yeux
noirs bien fendus, et, à l'exception du rouge et du blanc
qu'elle met en quantité et des boutons et tumeurs qui
16
278 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
ornent son visage, elle seroit assez ragoûtante. Ses
tantes et sa mère sont à peu près, à quelques années
de différence, âgées de quarante à quarante-huit ans.
» Soit par jalousie de métier ou pour se rendre
nécessaires, elles présentèrent à M. Laurent, pour
remettre à M. Berryer, une liste de plusieurs femmes,
qu'elles accusoient de mal vivre. Voicy à peu près
les noms des principales : la princesse de Montbé-
liard, la comtesse de Mégrigny, les demoiselles Gau-
thier, Pichard, Legrand, Pelissier, Le More, Ville-
neuve, Vitry, Dubreuil et Vareine, dont elles ont
fait les portraits avec des couleurs qui ne leur sont
point favorables ^ »
Ln autre rapport, non daté celui-là et rédigé
sous une forme un peu différente, ajoute quelques
traits à ce tableau peu flatteur. Ces femmes, disait
l'auteur, « se donnent des airs de duchesse. Elles
curent l'impudence de se dire de la famille du
prince de Nassau d'Orange, stathouder de Hollande ;
elles ont attrapé quantité de personnes sous cet air de
noblesse ». — « Dangereuses femelles, ajoutait-il,
tissu abominable de calomnie et de mensonge-. »
Il y a enfin dans le petit, mais édifiant dossier
des Archives de la Bastille, une lettre, dont l'auteur
paraît être un M. de Thormann, compatriote de
mademoiselle Augspurgher. Il avait fait sa connais-
1. Arch. de la Bastille, 10 238, fol. 306-309, rapp. de Mcusnier,
du 16 avril 1750. En t("'te de ce rapport, et en marge, on lit :
<i Etrangers (barre). La demoiselle Auspourger (barré ci remplacé
par Auffsbourg), rue et Porte Saint-Honoré. »
2. Ibid., fol. 312-315.
LA FAMILLE CHARPILLON. 279
sauce à Paris en février 17S0, et s'était pris pour
elle d'une passion folle, si bien que, faisant litière
des préjugés et des scrupules, il la mit dans la con-
fidence de bien singuliers projets. Il s'agissait, d'abord
de se procurer quelque argent par des billets ou par
le jeu, puis l'on s'en irait ensemble. « Si j'ai mon
brevet de colonel, je quitterai à la fin de cet hiver
le service, car, avec l'argent que nous aurons et qui
ne nous manquera pas, si nous nous sommes fidèles
et discrets, nous pourrons quelquefois, vous, une de
vos tantes, madame et moi, faire de temps en temps
d'agréables parties dans toutes les cours d'Europe...
Vous aurez des esclaves qui vous payeront tribut
sans qu'ils y pensent... et nous rirons aux dépens
d'autrui... La bonne mère, avec l'autre tante, joui-
ront paisiblement des douceurs que leur procurera
notre industrie. Je parle toutes les langues des pays où
nous pourrions aller de temps à autre, et suis quasi
connu à foules les cours. Votre esprit, beauté, agré-
ment, l'air doux et innocent de l'autre inspireront con-
fiance. Et quand il devrait coûter la dernière chemise,
il ne la faut jamais estimer pour faire fortune '. »
Gabriel de Thormann avait trente ans environ et
se donnait pour capitaine suisse au service de la
République de Hollande, C'était un jeune écervelé,
fort adonné aux plaisirs. Il avait fait, quelques années
auparavant, un petit séjour à la Bastille. Pour le
moment, il était libre, mais surveillé, et changeait
1. Arch. de la Bastille, 10 238, fol. 310-311, Au dos on lit :
M. Thormann, madame Colig-ny.
280 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
souvent de logis pour échapper aux visites nocturnes
de la police ^
Il ne semble pas que, pour cette fois, la belle ber-
noise se soit laisse convaincre de lier son sort à celui
du jeune et entreprenant Thormann. Aussi, c'était être
bien naïf que de s'imaginer apprendre quelque chose
à mademoiselle Augspurgher, à sa bonne mère et à
ses honnêtes tantes. Ce beau programme, elles
l'avaient déjà parfaitement rempli, à Paris comme à
Berne. Et quand, en 1763, Casanova les retrouva en
Angleterre, elles n'en avaient point changé. Peut-être
seulement avaient-elles acquis un peu plus d'expé-
rience.
On sait la suite : la rencontre à Londres, la passion
de Casanova pour la dernière venue de la famille,
belle fille aux longs et abondants cheveux châtain
clair, aux yeux bleus, aux formes parfaites, les roueries
de la coquine, les bassesses et les fureurs de l'amou-
reux berné et bafoué : émotions si violentes pour
l'aventurier, dates si caractéristiques, que plus tard,
en écrivant ses Mémoires, il fera commencer à cette
époque la mauvaise période de sa vie.
A Dux, parmi les papiers de Casanova, il y a une
sorte de mémoire en français, oîi notre héros, mis
en prison à Londres à la requête de Rostaing, le
prétendu père de la Charpillon, sous l'inculpation de
1. Arcli. de la Bastille, 10 293, 9 mars 1750, dossier ïhormond.
Cf. une lettre de M. d'Argenson à M. de Marville, d'août 1745. Le
sieur Thormann, père, ayant envoyé à son fils une lettre de
change de 300 livres pour faciliter son retour à Berne, le sieur
Thormann fils fut élargi le 23 août {ibid., 11 579).
LA FAMILLE CHARPILLOX. 281
menaces de mort proférées par lui contre toute la
famille, explique leurs « manèges d'infamies ». La
demoiselle « Ausberg», dit-il, a dix-sept ans, elle n'a
à Londres aucun caractère; elle est la maîtresse,
tantôt de l'un, tantôt de l'autre, et gagne ainsi de
quoi entretenir sa mère, sa grand'mère et son soi-
disant père^ Il y a aussi deux courts billets de
« Mariane de Charpillon » à « monsieur de Seingal »,
à Londres-. Le français et l'orthographe en sont éga-
lement pitoyables, mais Casanova a bien fait de ne les
point jeter au feu, car ils permettent d'affirmer que le
récit, probablement enjolivé cependant, àe?, Mémoires,
repose sur un fond de vérité. De plus, ils sont de
même écriture et de même style qu'une centaine de
lettres adressées de 1773 à 1777 par Marie-Anne-
Geneviève Charpillon, ou Gharpillion, à son amant,
le célèbre polémiste et homme d'Etat John Wilkes^.
Celui-ci justement connaissait notre aventurier,
comme le prouve la lettre suivante, adressée par
Wilkes, en octobre 1767, à François Casanova, le
peintre :
1. Publié par Ravà, Letterc di chmnc, p. 110-111. Ce mémoire
fut écrit six mois après l'arrivée de Casanova à Londres, par
conséquent, semble-t-il, en décembre 1763. Il y parle des lettres
de change, de l'avocat Withead. qui, sur sa plainte, fit mettre
la bande sous les verrous, du procès qui s'ensuivit et de son
propre emprisonnement. Il y a là les éléments d'une curieuse
recherche d'archives qui, je crois, n'a pas été faite.
2. Publiés par A. Ravà, Letterc di donne, p. 112.
3. H. Bleackley, Casanova in England. La Charpillon {Notes
and Queries, IP série, t. V, p. 484-5). M. Bleackley prépare un
ouvrage, qui paraîtra prochainement, sur John Wilkes.
16.
282 JACQUES CASANOVA, VENITIKX.
« A Longchanip, ce vendredi i5 octobre.
)) Je suis très sensible, mon cher compatriote, à
toute la politesse et l'amitié de votre lettre et aux
sentimens favorables dont monsieur votre frère veut
bien m'honorer. Je serai charmé de faire sa connais-
sance sous vos auspices. Si vous n'avez pas pris
d'engagement pour aujourd'hui en huit, le 23, ni
votre aimable femme, nous comptons, mademoiselle
Wilkes et moi, de nous retirer ce jour là dans nos
quartiers d'hyver, et nous commencerons bien l'hyver
en vous faisant notre cour et en mangeant votre soupe.
» Mademoiselle Wilkes embrasse madame Casa-
nova, et je vous prie de l'assurer de beaucoup de
respect de ma part. Je vous prie de me faire un petit
mot de réponse à la rue des Saints-Pères.
» Bonjour, mon cher ami*. »
N'est-il pas singulier de voir Jacques Casanova et
John Wilkes, ces deux hommes également extraor-
dinaires par l'originalité de leur esprit et l'agitation
de leur vie, pris au même piège?
1. Arch. de Dux, adresse : Monsieur, Monsieur Casanova,
rue des Amandiers, Fauxbourg Saint-Antoine. C'est là, comme
on l'a vu, qu'habitait François Casanova à celte époque. La
date du 15 est un petit lapsus; le 23 octobre 1767 était bien
un vendredi; le vendredi précédent était donc le 1(5. John
Wilkes demeurait bien rue des Saints-Pères (lettre à M. Almon,
dans Vie de John Wilkes, par J. Almon, III. 170); il regagna
l'Angleterre le mois suivant. Mademoiselle Wilkes était miss
Mary, fille unique du proscrit. Quant à l'écriture de cette lettre,
M. II. Blcackley a bien voulu m'assurer, sur le vu d'une photo-
graphie, que c'était celle de John Wilkes.
CHAPITRE XMI
ANGELIQUE L A JI B E R T I M El I. E TRIPOT
DE LA RUE CHRISTINE,
C'était un drôle de corps que le jeune comte
Tiretta, de ïrévise, l'un des plus joyeux compagnons
de la riche galerie casanovienne. Jovial et vigoureux
garçon, capable avec les femmes de toutes les audaces
et de toutes les complaisances, il traverse les
Mémoires en page effronté, et son histoire fait
songer aux contes les plus gaillards de Boccace.
Ayant dû quitter son pays à la suite d'assez graves
fredaines, il vécut sans doute obscurément à Paris, se
contentant de la gloire d'alcôve; aussi ne savons-
nous rien de lui pour l'époque où Casanova le ren-
contra'. Mais sur la dernière partie de son errante
carrière on est beaucoup mieux fixé, et la vocation
1. Dans une note conservée à Dux, Casanova dit que Tiretta
fut obligé de partir de Paris à cause d'un duel.
284 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
qui le prit un beau jour d'aller tenter fortune au
Bengale n'est pas une invention de son compatriote.
A Calcutta, où — qui le croirait? — un « bazar »
porte encore son nom, Edoardo Tiretta remplit fort
longtemps, avec succès et profit, les fonctions d'ar-
chitecte et d'inspecteur des bâtiments \ En 1793,
étant déjà sur le retour, il s'éprit d'une jeune orphe-
line, fille d'un officier français, le comte de Carrion,
et l'épousa, bien qu'elle eût dix-sept ans à peine.
Mais madame Tiretta mourut en couches l'année sui-
vante. En 1802, Tiretta sollicita sa mise à la retraite,
et une pension lui fut allouée. Il retourna dans sa
patrie, et mourut vraisemblablement à Trévise. vers
le mois de mars 1809 -.
A Paris, en 17o8, la société d'honnêtes italiens,
dont Casanova et le comte Tiretta faisaient partie, se
réunissait volontiers chez une de leurs compatriotes,
1. P. Zagiu'i écrivait de Venise, le 12 mai 1792, à Casanova :
'I 11 Tiretta di Treviso è ancora nelle Indie, ed è molto ricco;
promette di tornare, ma non si risolve » (P. Molmenti, Letterc
di I'. Zaguri a G. Casanova, 1911, p. 74).
2. Busteed, Eclwes from old Calcuila, 4" édition, p. 93, 212,
341 ; Blechynden, Calcutta : pasl and ///esent, p. 176; Derozario.
The complète monumental register, 1815, p. 148; H.-E.-A. Cotton,
Calcutta, old an «en', 1907, p. 349-50, 566; archives des Indes, à
Londres, documents des 29 nov. 1780, 3 août 1802, 28 février 1803,
obligeamment communiqués par miss F.-E. Graves. Voici le
texte de l'épitaphe de la femme d'Edoardo Tiretta, telle qu'elle
est donnée par Derozario : « Hic jacet Angelica de Carrion.
Edwardi Tiretta Tarvisini uxor dilectissima, quam tertio die
post pignus amoris datuni mors eripuit xv junii MDCCXCVI et
a;tatis suae W'III. Hoc niarmor mcmoria; sacrum posuit conjux
niserens. » La famille Tiretta, originaire do Trcijaseleghe, était
de vieille noblesse, ainsi qu'a bien voulu nous le faire savoir
M. \, Marchesan.
LE TRIPOT DE LA RIE CHRISTINE. 283
qui donnait à jouer dans une maison de la rue Chris-
tine, madame de Laml)crtini. Franche aventurière,
dit Casanova. Ce n'est pas une calomnie.
Angélique Lamberti, ou Lambertini, qui, à la faveur
de son nom. se disait nièce du pape Benoît XI\ S —
détail qui se retrouve aussi dans les Mémoires —
était née à Montefiori, au duché de Alodène. Elle
avait été mariée à Mcolas Gouvenel, dit aussi le mar-
quis de Gouvenel, lorrain, officier du grand-duc de
Toscane, puis, semble-t-il, capitaine au service de
l'Empereur dans le régiment Pallavicini. C'était une
locataire peu tranquille. Chez elle on entendait sou-
vent, dit un témoin, des disputes violentes; des visi-
teurs mal embouchés y échangeaient les invectives
les plus crues. Bref, — c'est Antoine-Gaspard-Jacques
Tranquillin Nardony de Romanis, gentilhomme
romain, ancien officier des troupes de la reine de
Hongrie, qui parle — , « les honnêtes gens ne
venaient pas dans un mauvais lieu comme celui-là- ».
Depuis quand la Lambertini se trouvait-elle à
Paris? Nul ne le savait au juste. S'il faut en croire
les inspecteurs de police qui avaient l'œil sur l'ita-
lienne, cette femme, dont on s'expliquait mal les
succès galants, car elle était petite, maigre, noiraude,
laide et sèche, roulait à Paris depuis douze ans. Elle
n'était point en odeur de sainteté auprès du curé de
1. Prosper Lambertini, élu pape le 17 août 1740.
'1. Arch. nat., Y 12 154, comm. Cadot, plainte et information
des 24 et 25 mars 1751: Y 14 973 et 14 974, comm. Duruisseau,
plainte et information des 5 et 6 décembre 1757 et du 24 jan-
vier 1758. Angélique Lambertini se donnait alors trente ans.
286 JACQUES CASANOVA, VENITIEN,
Saint-André-des-Arcs, qui s'alarmait de voir sa liber-
tine de paroissienne attirer chez elle — le diable savait
pourquoi — tous les jeunes gens de Paris. M. Gaze,
fermier général, M. Dumay le fils, président à la
Chambre des Comptes, M. Bergeret, fils du fermier
général, tous gens de finance opulents ou bourgeois
fort à leur aise, passaient pour s'être fait gruger par
elle, et un riche anglais, M. Dormer de Richmond,
qui couchait souvent rue Christine, y laissait beaucoup
d'argent. Un bon ami de Casanova, le danseur Vin-
cent Campioni, qui se donnait pour un seigneur ita-
lien, mais qui en réalité tirait du jeu, où il s'enteadait
à corriger la fortune, le plus clair de ses ressources,
lui servait à la fois de rabatteur et de protecteur.
Tous deux cherchaient des dupes pour la nuit. Le
comte de Beaurepos, mousquetaire du roi et gentil-
homme du prince de Condé, eut un jour l'impru-
dence d'y aller dîner et jouer au pharaon. Il perdit
près de cent louis, empochés par le soi-disant comte
italien. Le lieutenant de police, mis au courant,
sollicita contre Campioni un ordre du roi, et, le
7 jviin 1751, l'inspecteur des jeux Chassaigne lui
intimait l'ordre de sortir au plus tôt du royaume.
Dans son rapport, le policier jugeait sans ménage-
ments les deux complices : l'un, disait-il, est fait
pour Bicêtre. et l'autre pour l'IlùpitaP.
A l'époque où Casanova connut la Lambertini, sous
les auspices de l'abbé de La Goste, il vit chez elle
1. Arch. de la Bastille, 11 740.
LE TRIPOT DE LA RUE CHRISTINE. 287
un nommé Lenoir, son amant en titre. Et en effet,
M. Lenoir, payeur des rentes de l'Hôtel de Ville,
demeurant rue Tiquetonne, entretenait, non sans géné-
rosité, paraît-il, la prétendue nièce du pape, tandis
que le sieur de la Fargue ou des Fargues, mousque-
taire, remplissait auprès d'elle l'emploi de greluchon ^
Parmi les gens qu'on rencontrait, sinon chez la
Lambertini, du moins chez ses amies, Casanova
nomme aussi l'abbé Desforges. C'était un singulier
songe-creux que ce chanoine d'Etampes, et qui n'eût
pas déparé la collection des hôtes habituels de ce
logis. Pour avoir publié un ouvrage hardi sur les
Avanta"es du inariaiie, et combien il est nèces-
saire et salutaire aux prêtres et aux èvêques de ce
temps-ci d'épouser une fille chrétienne, il fut mis
à la Bastille, le 26 septembre 1738. Il en sortit peu
de mois après, le 9 mai 1739, mal guéri des idées
aventureuses qui continuaient à bouillonner dans sa
cervelle, ^e prétendit-il pas, en 1772, avoir trouvé
une machine pour « voyager dans les airs » ? C'était
une gondole d'osier, enduite de plumes, et surmontée
d'un parasol de plumes, poétique et fragile appareil
dans lequel Jacques Desforges prit place un jour,
armé de deux longues rames empennées. Faut-il
ajouter que les expériences s'arrêtèrent au premier
essai, dont, par bonheur, l'abbé se tira sans trop grand
dommage-?
1. Arch. de la Bastille, 10 242, fol. 23-37 (rapports du 22 octo-
bre 1749, du 23 janvier 1750, des 8 février, 3 mars 1751, des 14
et 15 avril 1752 et du 14 juin 1753). Cf. Capon, p. 174-175.
2. Arch. de la Bastille, 11 993; Corresp. de Grimm et Diderot,
288 JACQUES CASAN(3VA, VENITIEN.
Mais voici que Casanova lui-même entre en scène.
Un jour — c'était en 1757 — un petit boutiquier de
la rue Contrescarpe, au coin de la rue Dauphine, se
vit dérober quelques objets, vêtements, galons d'or et
d argent, pièces de mousseline. \ite il prévint la
police, et le voleur fut pincé. C'était un italien,
Raymond Régnier, ou Reynier, trente-sept ans, de
Mantoue, fils unique, à ce qu'il dit, d'un père fort à
son aise. Il se trouva que Régnier et sa femme, ou sa
maîtresse, Matliidc Berterzoni. connaissaient la Lam-
bertini, et que celle-ci leur avait acbeté quelques-unes
des marchandises dérobées. La dame de la rue Chris-
tine fut donc priée de s'expliquer, et quand le com-
missaire lui demanda comment elle était entrée en
relations avec un couple aussi peu recommandable,
elle répondit que c'était par l'intermédiaire du sieur
Dessentis — le Santis des Mémoires. — Quant au
Mantouan, interrogé sur ses relations parisiennes, il
dit qu'il connaissait les sieurs Ca/enove et de Santis.
Régnier, convaincu de vol par l'enquête et par la
perquisition faite à son domicile, soupçonné en outre
de filouter au jeu, fut envoyé au Grand-Chàtelet.
« Cazenove » ne paraît pas avoir été inquiété, et sans
doute n'était-il coupable, en l'espèce, que de mal
choisir ses amis\
Tout cela n'était pas fort glorieux pour la prétendue
éd. Tourneux, IV, p. 60, X, p. GO; Intermcdiaire, XII, 1879,
passim; Funck-Brentano, Lettres de Cachet; Capon, Casanora
à Paris, p. 205-206.
1. Arch. nat., Y 10 771, comm. Leblanc, pièces des 28, 29,
30 juillet et 3 août 1757. Cf. Arch. de la Bastille, 11 974.
LE TRIPOT DE LA RUE CHRISTINE. 289
nièce du pape. Au temps où Casanova terminait son
second séjour à Paris, elle fut mêlée pourtant à une
autre fâcheuse histoire, dont il se peut que l'aven-
tui'ier, alors fort occupé lui-même avec la police,
n'ait pas eu connaissance, dont en tout cas il n'a pas
soufflé mot. Ln soir du mois d'août 1759, on
trouva sur la Butte Montparnasse un jeune homme
nommé Royer, avocat, fils d'un receveur des tailles
d'Amboise, gisant à terre, la poitrine percée d'un
coup d'épée, et respirant à peine. Le pauvre diable
en mourut. L'enquête montra qu'il fréquentait assi-
dûment rue Christine et passait pour avoir le dessein
d'épouser la Lambertini. Un sieur Claude Leblef,
de Metz, marchait sur ses brisées, d'où haine mor-
telle, suivie de duel, entre les deux étourdis. Le
28 août, la Lambertini fut arrêtée rue Christine et con-
duite au Grand-Châtelet. Elle allégua pour sa défense
qu'elle ne pouvait prévoir les funestes conséquences
d'une passion, dont elle était l'objet bien innocent, et
Bergeret. receveur des finances, se porta garant de la
conduite de son amie depuis dix ans. Leblef, le
meurtrier, fut mis en prison, d'où, en juillet 17G1,
des lettres de rémission le délivrèrent ^ Une vingtaine
de jours après l'aventure, Angélique Lambertini avait
été mise en liberté -.
1. Arch. nat., X^i^ 1 026, 16 juillet 1761.
2. Arcli. de la Préfecture de police, registre d'écrou du Grand-
Châtelet. Sur cette afifaire, voir Arch. nat., Y 11 .576, comm.
Chenu, pièces des 27, 28, 29 août 1759. Cf. Arch. de la Bastille,
12 041. En août et en septembre, le commissaire Roland fit plu-
sieurs enquêtes sur la mort de Royer, mais ces documents
17
290 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
On voit quelle femme était cette italienne et quelle
société de fripons ou de naïfs évoluait autour d'elle.
Quand, après cela, Casanova vient conter qu'il
rencontra dans son tripot une chaste et pure colombe,
fraîche émoulue de son couvent, appartenant à la plus
honorable noblesse de robe, on ne peut s'empêcher
de soupçonner, ou qu'il a voulu nous en imposer, ou
qu'on lui en a fait accroire.
La belle mademoiselle de La Meure, qu'il appelle
aussi Thérèse — est-ce pour elle qu'il composa ce
poème en prose, intitulé Pour les beaux cheifeiij: de
Thérèse, que l'on a retrouvé dans les papiers de Dux'?
— était, dit-il. la fdle d'un conseiller au Parlement
de Rouen, qui avait joui en son vivant d'une grande
réputation. Malheureusement, l'examen des listes,
fort consciencieuses, que l'on possède des membres
du Parlement de Normandie ne permet pas de penser
que cette affirmation soit exacte^. Ce n'est pas assez,
certainement, pour taxer sur ce point Casanova de
mensonge, car il a pu se tromper, sans penser à mal,
soit sur le nom de la ville, soit sur celui de la cour
de justice où siégeait le père de son amie, soit sur la
qualité de ce dernier. Il faut remarquer aussi qu'il ne
donne pas le nom de la tante de cette jeune per-
n'ont pu être reti'ouvés. Trois ans plus tard, Angélique Lam-
bertini habitait rue des Vieux-Augustins (Arch. nat., Y 401,
fol. 158 Y').
1. Publié par M. G. Kalin dans la Vogue, 188G.
2. Stéphane de Merval, Catalogue et armoriai des présidents,
conseillers, etc., du l'arlement de Rouen, i^vreux, 1867, et Bibl.
nat., fr. .32141, catalogue des membres de ce Parlement jus-
qu'à 1730.
LE TRIPOT DE LA RUE CHRISTINE. 291
sonne', et sans cloute la nature des rapports de cette
respectable dame avec le jeune et ardent Tiretta
justifiait la discrétion la plus complète. Mais pour-
quoi, dans ces conditions, le nom de la jeune fille,
qui aurait pu faire découvrir celui de sa tante, ne
serait-il pas supposé? La Meure n'a rien de normand.
Quant aux renseignements complémentaires donnés
par les Mémoires sur le mariage, conclu sous les
auspices du banquier Kornmann. entre mademoiselle
de La fleure et un négociant Dunkerquois, nommé
tantôt P... et tantôt S...-, ils ne sont pas pour
faciliter la solution de cette petite énigme. Il y a
donc bien des chances pour que mademoiselle de
La Meure reste longtemps encore au nombre des
« inconnues » de Casanova.
1. Madame de... (éd. Garnier), madame M... (éd. Scliûtz, V,
69, el Rosezl.
2. Toujours S... dans l'édition Scliûtz.
CHAPITRE XVIII
LA MAISON DE LA PETITE-POLOGNE
Dans les premiers mois de 1759, Casanova, enrichi
par le revenu de son bureau de loterie, et peut-être
aussi par des spéculations moins avouables, éprouva
le désir de se payer, tout comme un grand seigneur,
le luxe d'une « petite maison » aux environs de
Paris. Il la choisit — c'est lui qui parle — à la Petite-
Pologne, à cent pas de la barrière de la Madeleine,
sur une légère éminence, près de la Chasse royale,
derrière le jardin du duc de Grammont. Elle se
nommait Varsovie en Bel-Air, et avait trois appar-
tements de maître, de vastes écuries, des remises,
des bains, une bonne cave et une superbe cuisine.
Deux jardins, dont l'un était au niveau du premier
étage, complétaient ce luxueux ensemble, que le
propriétaire, surnommé le Roi de Beurre, parce que
I^ouis XV, s'étant arrêté un jour chez lui, avait
trouvé son beurre excellent, louait à Casanova cent
LA MAISON DE LA PETITE-POLOGNE, 293
louis par an. Le Roy fournit à son locataire une par-
faite cuisinière, la Perle, et prit l'engagement de lui
céder, aux prix les plus avantageux, tous les vins
qu'il lui faudrait. De son côté, Casanova se procura
en moins de huit jours un bon cocher, deux belles
voitures, cinq chevaux, un palefrenier et deux laquais
à petite livrée. Bientôt, il se trouva en mesure d'in-
viter madame d'Urfé à sa maison de campagne et de
lui offrir un dîner fastueux.
Les Parisiens appelaient alors et ont appelé long-
temps encore Petite-Pologne la région suburbaine
qui, hors des remparts de la capitale, et dans la
direction de Clichy- la-Garenne, s'étendait entre les
Porcherons et le Roule, au bas et le long de la pente
qui montait au village de Mousseaux. C'était, aux
environs de 1830, un ramassis de masures infectes,
dont les promeneurs, assez braves pour s'y hasarder,
gardaient le souvenir le plus étrange et le plus
romantique. « Qu'on imagine, dit l'un d'eux, aux
alentours du Parc Monceau, alors clos de murs,
coupé de fossés, caché par d'énormes marronniers, et
y faisant face, un quartier étrange, un escalier, des
ruelles, un mystérieux et sombre labyrinthe de taudis,
de tapis francs, de bouges sans nom, servant, disait-
on. de refuge à d'horribles femmes et aux pires repris
de justice... Eugène Sue, déguisé en viveur de bas
étage, s'y serait engagé une nuit pour y étudier les
mœurs de l'endroit, et c'aurait été le point de départ
des Mystères de Paris '. »
1. Ph. Audebrand, Intcrnu'diaire. t. XL, 1899, col. .502-504.
294 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Au milieu du xviii"^ siècle, la Petite-Pologne
n'avait pas, à beaucoup jirès, le même caractère.
Jardiniers, maraîchers, nourrisseurs de bestiaux y
vivaient paisiblement dans des fermes d'aspect cam-
pagnard, aux cours plantées d'ormeaux et de tilleuls.
Des champs, des pâturages, des carrés de légumes,
avec, au bord des chemins, de nombreuses guin-
guettes — la Chasse royale était sans doute l'en-
seigne de l'une d'elles — quelques maisons, très
clairsemées, louées en général à de riches oisifs ou à
des dames de mœurs légères, deux ou trois moulins
à vent, nommés Boute-à-Foin, de la Marmite, des
Prunes, des buissons, que le gibier n'avait pas encore
entièrement désertés, c'était à peu près tout ce que
l'on voyait dans l'espace aujourd'hui compris entre
les rues Saint-Lazare et de la Pépinière au sud, le bou-
levard Malesherbes à l'ouest, les boulevards de Cour-
celles et des Batignolles au nord, la rue de Clichy à
l'est '. Ce qu'on appelait Place de la Pologne ou de la
Petite-Pologne, au bout de la rue de l'Arcade, est
devenu le carrefour où aboutissent les rues Saint-
Lazare, de la Pépinière, de Home et du Rocher. Là
se trouvait la barrière de la Pologne, qu'on désignait
peut-être aussi — le passage des Mémoi/es semble
l'indiquer — sous le nom de barrière de la Made-
leine'^.
1. Entre les rues Saint-Lazare cl de Clichy sétendaient,
comme le dit Casanova, les jardins de la maison de campag-ne
que le duc de Grammont y avait fait construire.
2. Celte barrière avait été établie en 1720; elle resta en cet
endroit jusqu'en 1787, daté de la construction de la nouvelle
LA MAISON DE LA PETITE-POLOGNE. 295
Casanova a menti tant de fois sans raison appa-
rente qu'on pouvait se demander s'il avait dit vrai à
propos de la maison du sieur Le Roy. Reconnaissons
tout de suite qu'il n'y a rien de plus exact dans les
Mémoires. Si, pendant le cours de Tannée 1739, le
domicile de Casanova est souvent indiqué simple-
ment : à la Petite-Pologne, et toujours : paroisse
de Clichy-la-Garcnne^ ^ d'autres fois, en revanche,
les documents en désignent l'emplacement avec une
précision très suffisante : faubourg de la Petite-
Pologne, à la Petite-Pologne près la Chasse royale,
lue et chemin de Mousseaux, barrière de la maison
du Belair, maison du sieur Le Roy, bourgeois de
Paris-. Faubourg de la Petite-Pologne, signifie que
l'habitation se trouvait de l'autre côté de la barrière,
quasi-certitude que vient confirmer la mention de la
rue de ^lousseaux (actuellement rue du Rocher).
Quant à Belair, c'était un petit château du voisi-
nage, acquis en 1746 par le fermier général Grimod
de La Reynière, et un peu plus haut, au carrefour
de Mousseaux, un calvaire s'appelait la Croix-Belair*.
Reste à trouver la maison du sieur Le Roy, dési-
enceinte, dite des lermiers généraux (Éd. Mareuse, Bull, de la
Soc. du VIJP arrondissement, V, 1903, p. 11-13). Sur la Petite-
Pologne, voir G. Narbey, Histoire de l'ancien Clichy et de ses
dépendances, 1908, in-8.
1. Arch. de la Seine, sentences des consuls des 11. 21, 28 mai,
3 et 13 août 1759. ,
2. Ibid., sentences des 11 mai (affaires Saunier et Yein),
21 mai (afifairo Saunier), 19 octobre (affaire Ballexserd).
3. F. Bournon, Additions à VUistoire du diocèse de Paris,
par l'abbé Lebeuf, I, 428: cf. Arch. nat., N"' Seine 26, plan
de 1732.
296 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
^née parfois sous le nom de Gracovie, et non pas,
semble-t-il, de Varsovie en Belair.
Dans son commerce de fruitier-oranger et de mar-
chand de beurre, qu'il avait longtemps exercé au
coin de la rue d'Antin et de la rue Neuvc-des-Petits-
Champs, Marin Le Roy, bourgeois de Paris, avait
gagné une honnête aisance. Il possédait, dans le bas
de la rue ou chemin de Mousseaux, à droite sur la
paroisse de Glichy, et à gauche sur celle de Saint-
Philippe du Roule, tout un lot de terrains et d'habi-
tations, qu'il utilisait pour son usage ou qu'il louait à
des particuliers : un cabaret avec ses caves, une bou-
tique d'épicier et ses dépendances, deux glacières et
trois maisons bourgeoises au milieu d'assez beaux
jardins.
L'une de ces maisons, la première à droite en mon-
tant, est la maison de Casanova.
Du chemin pavé, dit de Mousseaux, on y accédait,
après avoir franchi la porte cochère à guichet, par
une avenue d'une trentaine de toises de longueur,
pavée elle aussi en son milieu, et bordée de jeunes
cerisiers. Une seconde porte donnait sur la cour, oii
l'on voyait un puits, recouvert d'un petit comble,
une écurie à droite, et une remise à gauche. La mai-
son elle-même se présentait sous la forme de deux
bâtiments en équerre. Au rez-de-chaussée de celui du
nord (ou bâtiment en aile), qui comportait deux
étages sur une partie tout au moins de son étendue,
il y avait, à gauche de l'escalier à rampe de fer, deux
pièces sans destination, indépendantes l'une de l'autre
LA MAISON DE LA PETITE-POLOGNE. 297
et prenant vue sur la cour. Au rez-de-chaussée du
bâtiment de face, contre lequel le précédent venait
s'accoler par une extrémité, on trouvait la salle à
manger et la vaste cuisine, avec sa cheminée en
hotte et son four ; ces deux pièces communiquaient
entre elles et prenaient vue, la première sur le jardin
d'en bas, la seconde sur la cour et le même jardin.
Au premier, disposées de la même manière, deux
chambres, éclairées cette fois au midi sur la cour, au
nord sur la partie haute du jardin, dans lequel on
descendait de l'une d'elles par un perron de quatre
marches, une autre chambre au-dessus de la salle à
manger, et une salle de compagnie assez vaste au-
dessus de la cuisine. Ces deux dernières pièces don-
naient, soit sur les parties haute et basse du jardin,
soit sur la cour et sur la partie basse. Le bâtiment où
se trouvaient la cuisine, la salle à manger, la princi-
pale chambre à coucher et le salon n'avait qu'un
étage de combles, où trois chambres de domestiques
avaient été pratiquées. Mais l'autre corps d'habita-
tion, surélevé « en attique », comportait deux autres
chambres au deuxième étage. Yoilà bien les trois
appartements de maître dont parle Casanova.
Tout cela était loué meublé par Le Roy, mais
meublé de façon sommaire. Des trumeaux ornés de
glaces faisaient toute la décoration des pièces les plus
importantes. Seul, le salon, avec ses deux canapés
de bois doré, ses six chaises, dont quatre « à la
reine », ses tapisseries, son encoignure à dessus de
marbre, avait été un peu soigné.
il.
298 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Ce qui rendait la maison particulièrement agréable,
c'était, avec le voisinage de la campagne, l'abon-
dance d'air et de lumière. C'était aussi, et surtout, la
jouissance de deux jardins, dont l'un, en terrasse —
admirons ici la précision des souvenirs de Casanova
— arrivait au niveau du premier étage.
De la salle à manger du rez-de-chaussée, on péné-
trait de plain-pied par une porte vitrée dans le jardin
d'en bas, divisé en six allées droites, que bordaient
de jeunes arbres à plein vent, des abricotiers pour
la plupart. Contre le mur formant terrasse qui le
séparait du jardin d'en haut, d'autres arbres fruitiers
étalaient leurs branches en espalier, et, à chaque
extrémité, deux petits cabinets de verdure offraient
un refuge agréable pendant les chaleurs de l'été. Au
midi, un escalier de pierre mettait ce jardin en com-
munication avec une ruelle menant directement à la
Barrière, le cul-de-sac d'Argenteuil, selon toute vrai-
semblance.
Le jardin d'en haut, auquel le précédent était relié
par une rampe droite de quinze marches, compre-
nait un parterre, orné en son miheu d'une corbeille
de fleurs, et en son pourtour de plates-bandes bordées
de buis et d'ifs. Il y avait, en outre, un potager, des
arbres fruitiers en grand nombre, même des figuiers,
et, contre les murs, des pêchers, des abricotiers, des
ceps de vigne ; au fond, un petit pavillon couvert
d'ardoise *.
1. C'est à tort, on le voit, que l'on a cru pouvoir situer la
maison habitée par Casanova en deçà de la Barrièi'e, au coin
LA MAISON DE LA PETITE-POLOGNE. 299
Est-ce dans cette maison, habitée par Casanova
une bonne partie de Tannée 17o9, quun grand sei-
gneur, le comte de Clermont, s'ébaudissait quelques
années auparavant, en compagnie des deux sœurs
Le Duc (Thérèse et Elise), danseuses à l'Opéra'?
En 175o, le marquis de Conflans et sa maîtresse, la
demoiselle Duval, dite Beaujeu, y remplacèrent la
des rues de l'Arcade et de la Pépinièi'e (G. Gapon, op. cit.,
p. 309-310). Il n'y avait là qu'une maison de fort mince impor-
tance, habitée d'ailleurs en 1759 par Louis Vincent, jardinier,
qui y mourut en 1765 (étude Berlrand-Taillet, inventaire du
5 juin 1765). Quant à la maison de Marin Le Roy, il faut en
chercher l'emplacement vers l'intersection des rues du Rocher
et de Rome. Un plan fort détaillé de cette maison et des jar-
dins, dessiné en 1764, se trouve aux Arch. nat. (ï 514''); dans
le plan cadastral de 1849 (Arch. nat., F 117 377, immeuble por-
tant alors le n" 2 bis de la rue du Rocher), on croit reconnaître
encore l'avenue, jadis plantée de cerisiers, et la configuration
générale du terrain, mais déjà les anciens locaux d'habitation
n'existaient plus. Pour la description intérieure et extérieure,
nous avons utilisé l'inventaire après décès de Marin Le Roy,
rédigé le 31 janvier 1764 et jours suivants (étude Courcier), et
le procès-verbal de visite et d'estimation dressé le 23 mai et
jours suivants (Arch. nat., Z" 886). La maison était louée à cette
époque 1 200 livres à M. de Vegras. Elle fut estimée 15 000. La
valeur totale des terrains et maisons que Marin Le Roy possé-
dait à la Petite-Pologne, et dont on fit cinq lots pour ses cinq
enfants, montait à 64 000 livres.
1. « Maison sans numéro, située à la Petite-Potugne, derrière
l'église de la Madeleine, apjjartenant au nommé Le Roy, mar-
chand de beurre au coin de la rue d'Antin, louée au terme de
Noël dernier 1 200 livres par an à M. le comte de Clermont,
qui y a fait faire des augmentations et embellissemens. Il y
vient assez souvent avec les deux demoiselles Le Duc >• (Arch.
de la Bastille, 10 252, rapport de Meusnier, du P"' juillet 1752,
public par J. Cousin, Le comte de Clermont, II, p. 152-3; cf.
Capon, Petites maisons galantes, p. 114). Voir aussi, dans /'aris,
Vcrsai//es et les provinces au XVIII" siècle, de Dugast de Bois
Saint-Just, I, 1809, p. 300, la plaisante anecdote de mademoi-
selle Le Duc et d'une bouteille d'encre.
300 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Mazarelly et le marquis de Saint-Ghamans. Il y eut
équipage, chevaux, gens, bonne chère et nombreuse
compagnie'. L'année suivante, M. de La Yierville,
gentilhomme de la Chambre, en prit possession, et il
y allait toujours des filles-. Enfin, on lit, à la date du
1'^'' janvier 1762, dans le Journal des inspecteurs de
M. de Sartines : « M. le marquis de Duras est enterré
à la Petite-Pologne, dans une petite maison qu'il
loue au nommé Leroy, marchand de beurre, avec la
demoiselle Montansier. Le sieur Du Barry a soin de
s'y trouver avec la demoiselle Beauvoisin, sa maî-
tresse. On m'a assuré qu'on y jouait souvent^. » La
Montansier, le mari de madame Du Barry, Casanova,
quelle évocation du temps de Louis XV !
Casanova resta à la Petite-Pologne tant que durè-
rent les fâcheux procès, dont il sera question plus
loin, et qui abrégèrent son second séjour parisien.
C'est là, s'il faut l'en croire, qu'il goûta des heures
exquises en compagnie de la petite madame Baret, la
marchande de bas de la rue des Prouvaires, et que
Justinienne Wynne alla le visiter. C'est là sûrement
que l'imprudente Manon Balletti vint s'installer en
octobre 1739. alors que son ami, dont elle escomp-
tait le prompt retour, avait déjà mis la frontière
entre lui et ses dupes. Avant le 19 de ce mois, un
nommé Ballexserd envoyait un huissier à la Petite-
1. Arch. de la Bastille, 10 239, fol. 75; cf. Capon, Casanova à
Paris, p. 309-310.
2. Ibid., 10 234; cf. Capon, /ac. cit.
3. Journal des inspecteurs de M. de Sardnes, p. 84-85.
►
LA MAISON DE LA PETITE-POLOGNE. 301
Pologne, « dernier domicile connu » de Casanova \
et deux mois plus tard s'y présentèrent, en vertu d'un
arrêt du Parlement criminel du 22 décembre, les
exécuteurs de justice, pour prendre au corps « Caza-
nova l'aisné. italien » et l'amener prisonnier à la
Concier'ïerie du Palais-. Mais le nid était vide^
I. Arch. de la Seine, sentence des consuls du 19 octobre 1759.
■2. Arch. nat., X2B 1 022.
3. Le 8 octobre 1759, les Affiches, annonces, avis divers
publiaient les lignes suivantes : « Jolie maison toute meublée
à la barrière de la Petite-Pologne, faubourg Saint-Honoré, près
de la Madeleine, à louer présentement. II y a cour, écurie, remise
et jardin potager planté d'arbres fruitiers. On s'adressera au
jardinier, ou chez M. Leroy, au coin de la rue d'Antin et de la
place Vendôme » [cité par Gapon, Casanova à Paris, p. 432).
Nul doute qu'il ne s'agisse de la maison que Casanova, menacé
de prison, venait de laisser vacante.
CHAPITRE XIX
L ENCLOS DU TEMPLE
Casanova était ce qu'on appelait au xvin" siècle un
homme à projets. A cette époque où tout le monde
se passionnait pour l'économie politique, et où les
princes se piquaient d'être éclairés, un de ses moyens
d'existence consistait à présenter aux ministres les
plans d'entreprises, qui devaient immanquablement
enrichir les trésors d'Etat, tout en procurant gloire et
profit à leur ingénieux auteur. C'est ainsi qu'à Paris
il se concerte avec Calzabigi pour la loterie de l'Ecole
Militaire et propose au contrôleur général abbé
de Boullongne un impôt sur les successions colla-
térales et les donations entre vifs ' ; qu'un peu plus
1. A vrai dire, ce projet de Casanova ne se retrouve pas clans
le portefeuille oiz M. de Boullongne classait, après les avoir l'ait
examiner par un ami, les nombreuses jjroposilions de ce genre
qui lui étaient soumises par des j)articulier8, probalilenient
L ENCLOS DU TEMPLE. 303
tard, il inspecte gravement les mines du duché de
Courlande, et donne au duc sur leur exploitation
des conseils bien rémunérés; qu'à Madrid, il dit son
mot sur la pohlacion de la Sierra Morena, pour
citer quelques-unes seulement de ses combinaisons
ou de ses rêveries.
Rien d'étonnant, après cela, que Casanova ait songé
à fonder à Paris la manufacture d'impression sur
soie, dont il parle longuement dans ses Mémoires.
Ce qu'il dit quelque part de son rival Saint-Germain,
que Louis X\ protégeait pour qu'il pût librement
travailler aux teintures qui devaient assurer la supé-
riorité des fabriques françaises de draps, montre
qu'il s'intéressait à la question, et la visite qu'il fit
un jour à la belle manufacture des Vanrobais à
Abbeville, la plus florissante peut-être du royaume,
prouve qu'il cherchait les occasions de s'instruire
sur la fabrication des étoffes. Sans doute aussi,
curieux comme il l'était, n'ignorait-il pas que la
question des toiles peintes et imprimées était alors
à l'ordre du jour et donnait lieu à quantité de
mémoires et rapports divers, dont les gazettes s'occu-
paient ^ Quant aux notions de chimie nécessaires.
aussi besogneux que passionnés pour la chose publique, 11 y a
trace seulement, à la date d'août 1758, du projet d'un sieur
Bellacla de lever au profit du roi le cinquième sur toutes les
successions collatérales au-dessus de 3 000 livres, idée basée,
écrit l'ami, sur des calculs arbitraires et chimériques, et dont
il était honteux qu'elle fût née dans la tète d'un français (Bibl,
nat., fr. 14 098, fol, 193), Les derniers projets examinés sont de
janvier 1759.
1. C'est ainsi que le Mercure d'octobre 1758 (I, p. 107-8), h.
304 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
il les possédait certainement, lui qui avait suivi les
cours du couvent de la Salute, fait lui-même à Venise
des leçons de chimie, et pratiqué assidûment les
ouvrages des alchimistes. N'écrira-t-il pas un jour
de Londres à la Sérénissime République, pour mettre
à la disposition de son pays le secret de teindre en
rouge le coton beaucoup mieux qu'en Orient et à des
prix beaucoup plus modérés, offrant d'emmener avec
lui des ouvriers français et anglais, capables d'en
instruire d'autres ^?
A Paris, ce n'est pas de teindre les cotons qu'il
s'agit, mais de produire sur la soie, au moyen de
l'impression, les beaux dessins que l'on exécutait à
Lyon par le procédé lent et difficile du tissage. Pour
cela, Casanova s'abouche avec un peintre dessinateur,
homme Instruit, et lui confie la direction de son
entreprise. Encouragé par le prince de Gonti, il loue
dans l'enceinte du Temple une maison, y installe un
magasin de vente, une salle pour les ouvrières, qu'il
choisit — est-il besoin de le dire — parmi les plus
jolies, des chambres pour ses collaborateurs et em-
propos d'un mémoire de M. Paradis, envoyé de Pondichéry par
le P. Gœurdoux sur les trois façons de teindre les toiles dans
les Indes, écrivait : « Si le mémoire et les notes qui l'accom-
pagnent ne nous donnent pas précisément la teinture en rouge
des Indiens, ils mettent nos manufacturiers sur la voie, et je ne
doute pas que nos botanistes et nos chymistes ne perfectionnent
aisément la recette indiquée par le diligent observateur. »
1. Cette lettre, datée du 18 novembre 17(33, a été publiée par
R. Fulin, dans une petite brocbure très rare intitulée : Cinque
sciitturc de Giacomo Casanova, Venise, 1859 (Per nozze Parolari-
Garzoni). A. Bascliet, dans le Livre, partie rétrospective, 1881,
p. 43-'i4, en a donné la traduction française.
l'enclos du temple. 305
ployés, se réservant pour lui-même un apparlement
confortable. Il s'adjoint un garde-magasin, quatre
domestiques, un portier. Au bout de trois semaines,
tout est prêt, et la maison Casanova ouvre ses portes.
Malheureusement, la guerre bat son plein et les
affaires ne vont pas. Le banquier Hope, d'Am-
sterdam, le père ou soi-disant père d'Esther. l'engage
à transporter son entreprise en Hollande. Il refuse.
Peu à peu les marchandises restent en magasin, les
fonds manquent, la déconfiture approche. Elle se
produit bientôt. Voici comment Casanova l'explique.
Il avait vendu à un nommé Garnier, de la rue du
Mail, 50 000 francs d'actions de sa société en lui
cédant le tiers des étoffes prêtes pour la vente, accep-
tant un contrôleur choisi par lui et payé par la
société. Trois jours après la signature du contrat, il
touche l'argent, mais dans la nuit le garde-magasin
vide le coffre et s'enfuit, sans doute de connivence
avec le peintre-directeur. Garnier somme Casanova
de lui restituer les 50 000 francs. Le Vénitien n'en
veut rien faire. Garnier l'accuse d'avoir détourné la
somme, d'où procès, saisie des marchandises et des
effets de la Petite-Pologne, suivie de l'arrestation de
Casanova, aussitôt emprisonné au For-l'Evêquc.
L'affaire se termine enfin, grâce à l'entremise de
madame d'Urfé, par un accommodement avec Gar-
nier, que notre homme va trouver dans sa terre de
Rueil, sur les conseils de l'abbé de La Ville, ami de
ce personnage.
L'Enclos du Temple, asile bien connu des débi-
306 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
leurs insolvables qui s'y réfugiaient, et où, sous
certaines conditions, la justice les laissait tranquilles,
était aussi ce qu'on appelait un lieu privilégié. Les
marchands, exempts de toute redevance à payer aux
corporations, comme de tout contrôle de la part des
maîtres de métiers, y affluaient et se pressaient dans
des boutiques de fortune, adossées à la grosse tour
du Temple et aux bâtiments du Grand-Prieuré de
Malte. Tout Paris venait à eux, pour profiter des
prix avantageux que permettaient les franchises, et
aussi parce que les acheteurs y trouvaient des mar-
chandises dont la vente n'était tolérée que là. Un
auteur, né dans l'Enclos, et qui, sur la fm de sa vie,
a écrit ses souvenirs d'enfance, raconte que lorsque
la vente des indiennes fut défendue dans Paris, la
foule envahit les nombreux magasins qui s'installèrent
au Temple pour en débiter \ Comment, avec sa popu-
lation flottante de faillis, de prêteurs à la petite
semaine, de marchands de bric-à-brac, l'Enclos du
Temple n'aurait-il pas été un des coins, sinon les plus
recommandablcs, du moins les plus pittoresques de
Paris?
Louis-François de Bourbon, prince de Conti, qui
résidait là en sa qualité de Grand-Prieur de France,
était le seigneur justicier de ces sujets équivoques.
Bon vivant, aimant le plaisir, il tenait une cour spiri-
tuelle et joyeuse. L'aventurier avait bien pu s'y
faufiler, ne fût-ce que sur la recommandation de la
1. A. Barillet, Rec/icrches hist. sur le Temple, Paris, 1809, in-8.
L ENCLOS DU TEMPLE. 307
marquise dL rfé, qui précisément avait vécu long-
temps au Temple, où son père, le président de Pont-
carré, possédait un hôtels
Quant au sieur Garnicr. ce n'est point un person-
nage imaginaire. « M. Garnier, dit une note do
l'époque, qui confirme deux détails des Mémoires.
M. Garnicr, domestique de M. d'Argenson, garde dos
sceaux, homme d affaires, achète la terre de Pouancy
du comte d'Argenson en 1746 pour 60 000 li-v^res. Il
a une maison de campagne à Ruel -. » Jean Garnier,
maître d'hôtel de la reine depuis le 15 mar& 17-49^,
était bien connu aussi do tous ceux qui fréquentaient,
à des titres divers, chez M. de La Pouplinière*.
Que Garnier, donc, ait rencontré Casanova, il n'y a
là rien qui doive surprendre. Mais qu'ils aient eu
maille à partir à propos de la fameuse manufacture,
c'est ce qu'aucun document authentique ne con-
firme^. Et on verra, d'autre part, que l'alïaire do
1. H. de Curzon. Le Temple, p. 270.
2. BibL nat., Dossiers bleus, 305, n" 7 724, cité par G. Cucuel.
La PoupUnière et la musique de chambre au XVIIP siècle, p. 23!(.
3. Arcli. nat., 0' 3 717, fol. lo8 (provisions de maître d'hôtol
de la reine servant par quartier).
4. « Je le remerciai (M. de la Pouplinière), devant aller ù
Ruel, où M. Garnier m'attendait » (mémoire de l'abbé de La
Goste aux Arch. de la Bastille. 12 099). Cf. Arch. nat.. XiA 4280,
fol. 132, l'' sept. 1758, et Xi-^ 4 356, 22 déc. 17G0 (procès entre
Charles Breanson. jardinier et meunier du moulin de la Mal-
maison, et Jean Garnier, maître d"hôtel de la reine).
5. Les papiers des diverses juridictions qui auraient pu con-
naître de TafTaire (Juges consuls, Châtelet. Bailliage du Temple.
Requêtes de l'Hôtel, Parlement) sont muets là-dessus. Il est vrai
que les archives de la justice de Rueil, où habitait Garaier, el
du bailliage de Clichy-la-Garenne, où demeurait Casanova, ne
jiaraissent pas s'être conservées.
308 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
l'Enclos du Temple ne fut pour rien dans la détention
de Casanova au For-l'Evêque, A moins de supposer
qu'il ait été emprisonné à deux reprises, on est donc
fondé à concevoir des doutes, que suffiraient d'ailleurs
à faire naître les confusions chronologiques commises
dans tout ce passage par Casanova'.
Il semble cependant y avoir eu dans l'Enclos du
Temple, précisément à l'époque où se place, vrai-
semblablement, le récit de Casanova, tout au moins
une tentative pour fonder une manufacture sur les
plans dont l'aventurier revendique la paternité. Et
les documents présentent l'affaire de telle sorte que
l'on éprouve une véritable surprise de n'y point
trouver son nom-.
L'instigateur de l'entreprise était un certain
Etienne Scotti, étranger, ancien officier, qui préten-
dait avoir découvert le secret d'imprimer sur satin —
autrement dit sur soie — des couleurs indélébiles.
Quant au capitaliste, fournisseur des fonds, il s'appe-
1. Il assure qu'au mois de novembre d'une année, que le con-
texte ne permet pas de préciser, il traita avec Garnier pour les
actions de la société. De quelle année peut-il s'agir? Pas de
1758 assurément, puisque au mois de novembre, d après les
lettres de Manon Balletti, Casanova était en Hollande. De 1759"?
pas davantag-e; nous verrons que, dès septembre, il avait quitté
Paris. Reste 1757. Mais Casanova n'habita qu'en 1759 la maison
de la Petite-Pologne. Autre confusion : Casanova, aussitôt après
son emprisonnement au For-l'Evêque, prétend avoir écrit à son
frère, qui venait, dit-il, de se marier. Or, François Casanova
n'épousa sa première femme que le 26 juin 1762.
2. Faut-il penser qu'une note, conservée à Dux, où l'aventu-
rier parle de filles, de domestiques, de loyer, de meubles, d'un
métier et à^étoffes, se rapporte à l'entreprise de l'Enclos du
Temple ?
L ENCLOS DU TEMPLE. 309
lait Nicolas-Séraphique FayoUe, écuyer, de nationa-
lité française, comme son nom l'indique. Scotti avait
fabriqué des échantillons, que Fayolle avait montrés
au ministre pour obtenir l'autorisation d'exploiter le
secret, se chargeant au surplus d'annoncer dans un
mémoire imprimé, destiné aux autorités et au public,
les mérites de la découverte, ainsi que son intention
de la faire entrer dans le domaine pratique. Et une
société fut montée, par actes des 1" avril et 28 sep-
tembre 1738.
Que se passa-t-il ensuite? Fayolle eut-il des doutes
sur la qualité des échantillons qu'il avait par devers
lui ? Les acheteurs se plaignirent-ils des premières
livraisons? Le fait est que les choses se gâtèrent vite,
et que, dès le mois de février 1739, un procès était
engagé devant le bailli du Temple entre l'inventeur,
ou prétendu tel, et le trop crédule commanditaire. Le
différend suivit sou cours en l'absence de Scotti^ parti,
paraît-il, pour la campagne, un certain Sigismond.
baron de Malnich ou Malniche, répondant en son
lieu et place aux assignations, et défendant ses
intérêts. Fayolle demanda une expertise. Malnich,
après quelques ergotages, y consentit, et deux peintres
de l'Académie de Saint-Luc, Slodtz et Moulin, furent
désignés '. Yoici le rapport qu'ils déposèrent, l'un des
premiers peut-être que l'on puisse citer sur des essais
d'impression sur soie en France :
1. L'un d'eux pouvait être, le cas échéant, remplacé par
Nattier qui, justement à cette époque, demeurait au Temple,
chez le prince de Gonti (H. de Gurzon, Le Temple, p. 268-9).
310 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
« L'an mil sept cent cinquante-neuf, le 23'' mars,
nous Jean-Baptiste Slocltz et Jacques- Louis Moulin,
tous deux peintres de l'Académie de Saint-Luc,
nommés pour vérifier s'il y a secret ou non dans
l'impression et peinture de trois échantillons à nous
remis conformément et en exécution de la sentence
rendue par M. le baillif du Grand Prieuré du Temple
du vingt six février dernier, après avoir preste le
serment en tel cas requis, pris lecture de la sentence
du Baillage du Temple, ensemble du procès verbal
fait au greiîe du Baillage des cinq et huit du présent
mois de mars, contenant les dire des sieurs Fayolleet
du fondé de procuration du sieur Scotty, et de
l'ordonnance de M. le baillif du Temple étant en
suitte dudit procès verbal du même jour, et après
avoir entendu ledit sieur Favolle et le sieur baron de
Malcniche, qui nous a dit estre fondé de procuration
du sieur Scotty, avons nous experts susdits examiné,
éprouvé et fait l'analyse desdits trois échantillons à
nous remis par le greffier dudit baillage du Temple
en la manière qui suit.
» Premièrement^ avons pris l'échantillon de satin
fond blanc à fleurs rouges, branchages, feuilles et
tiges jaunes et verd, et un oiseau dans ledit échan-
tillon, lequel est celui remis au greffe en exécution
de l'ordre de M. le baillif du huit dudit présent mois
de mars, avons versé de l'eau chaude dans un vase au
degré d'y mettre les mains et suj)orter la chaleur,
nous y avons trempé ledit échantillon du côté où est
l'oiseau. A l'instant que l'eau a mouillé l'étoffe, la
L ENCLOS DU TEMPLE. 3H
couleur s'est séparée; il n'a resté que le noir demi
alterré et un soupçon des couleurs. Ensuitte, avons
passé du savon blanc superficiellement sur une partie
de ce qui était déjà mouillé, avons légèrement agité
l'étoffe, comme lorsqu'on netoye avec précaution,
ensuite trempé dans l'eau tiède, dans laquelle eau la
couleur a resté. Le noir de l'impression s'est
déchargé, il n'en reste que pour annoncer l'ensemble,
dont les parties sont effiacées plus ou moins, le fond
de l'étolTe taclié ou sali généralement, enfin un
ensemble très désagréable et qui ne peut estre de nul
usage.
» Quant à la façon, c'est une impression ordinaire
de planches gravées comme pour estampes en papier,
un emploi de couleurs au peinceau, comme enlumi-
nures, ou à la planche nommée par les peintres un
pochoir, comme se font les cartes à jouer. Ces façons
de travail étant usitées, très publiques et connues de
tous les ouvriers ou artisans de diverses professions,
et les couleurs n'ayant point l'existence et les bonnes
qualitez qui constatent un secret, nous avons estimé,
assurons et estimons que tout ce qui concerne et
constitue cette sorte d'étofTe peinte est de mauvais
usage et n'est nulement un secret,
» Ensuitte, les deux autres échantillons, dont l'un à
fleurs, ramages et chinois, l'autre à fleurs, ramages,
sans figures, ont été par nous essayez à l'eau tiède
seulement et sans savon, et nous avons trouvé que
les couleurs s'eflaçoient à l'instant, de sorte qu'il n'en
restoit qu'un soupçon, pourquoi nous avons estimé,
312 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
assurons et estimons que, puisque l'eau simple efface
les couleurs à l'instant, de sorte qu'il n'en reste qu'un
soupçon qu'on auroit entièrement effacé, n'étoit que
nous avons ménagé la foiblesse de l'étoffe, touttes
ces choses nous prouvent que le local de ces deux
échantillons est encorplus défectueux que le premier,
conséquemment il n'y a point de secret dans l'impres-
sion et peinture de ces deux échantillons, non plus
que dans le premier dont nous venons de parler cy
dessus.
» Nous certiffions que tout ce que dessus est véri-
table, en foi de quoi nous signons le présent rapport,
pour servir et valoir ce que de raison aux sieurs
Fayolle et Scotty. à Paris le 23'= mars 1759.
» (Signé) : j. b. slodtz, j.-l. moulin'. »
C'était pour Scotti un témoignage accablant, dont
le bailli fit état aussitôt pour annuler les actes de
société et condamner Scotti à rembourser à Fayolle
4025 livres, que ce dernier lui avait avancées depuis
l'année précédente".
Banale affaire d'escroquerie, en somme, mais qui
sent furieusement son Casanova. Scotti, un de ses
compatriotes sans doute, lui ressemble comme un
frère ^ Quant au baron de Malnich, « ancien com-
mandant des Croates de France » et suborneur de
1. Arch. nat., Z^ 3 792, dossier de 1759.
2. Arch. nat., Z2 3 769, 3 770 et 3 792 (Bailliage du Temple),
aux dates des 7, 12, 19, 26 février, 5, 8, 21, 27 mars, 2 avril 1759.
3. Casanova avait à Parme des parents nommés Scotti. Simple
coïncidence, probablement.
L EX CLOS DU TEMPLE. 313
filles \ il eût fait bonne figure parmi les compagnons
de l'aventurier. Bien que Casanova ne soit jamais
nommé dans cette aflfaire, aurait-il donc pris part aux
essais malheureux de Scotti? Ou bien, ayant eu con-
naissance de ce que nous venons de raconter, aurait-il
eu l'idée de bâtir, sur une trame analogue, un récit
destiné à expliquer- ses propres mésaventures judi-
ciaires et les diflicullés qui l'obligèrent à quitter Paris?
Mieux vaut peut-être ne pas taxer gratuitement Casa-
nova de mensonge et avouer que nos recherches se
sont trouvées en défaut -.
Il n'en reste pas moins que le récit des Mémoires
est fort curieux pour l'histoire d'un procédé de fabri-
cation qui donne aujourd'hui à l'industrie soyeuse
ses plus beaux bénéfices. Quand Casanova parle
d' « impression », et aussi d'ouvriers qu'il employait
pour « peindre » les taffetas, gros de Tours, etc., on
doit supposer que ce travail consistait à colorier au pin-
ceau des dessins, dont la forme générale, la silhouette,
pouvait avoir été tracée au préalable, en noir proba-
blement, soit avec des planches de bois gravées, soit
avec des patrons découpés ^ L'impression sur soie
1. Arch. nat.,Y 15 'i56,comm. Delafleutrie, plainte du 18 mai 1758
contre Malnich.
2. Il est probable que la clef de ce petit problème se trouve
dans l'une des études des notaires parisiens. Ces études sont
malheureusement trop nombreuses, pour que des dépouillements
complets puissent raisonnablement y être entrepris.
3. H. Algoud, Grammaire des arts de la soie, 1912, in-4. Edg. De-
pitre, dans son ouvrage : La Toile peinte en France, 1912, in-8,
p. 150 et suiv., parle de diverses tentatives faites de 1722 à
1759 pour obtenir l'autorisation d'imprimer sur soie. Ajoutons
18
314 .lAGQUES CASANOVA, VENITIEN.
n'est guère entrée clans l'industrie que vers 1816,
mais, depuis longtemps, des esprits ingénieux cher-
chaient le moyen de résoudre ce délicat prohlèmc.
Dès 1759, l'année même des démêlés entre Scotîi et
Fayolle. il y avait dans l'Enclos du Temple, à l'Hôtel
de Guise, une autre manufacture, qui parait bien
avoir eu pour objet d'imprimer sur soie. Les docu-
ments qui la signalent ne la désignent, il est vrai,
que sous les noms de manufacture de pékin ou des
étofl'es de soie peinte, mais ils parlent aussi de
V imprimerie de la manufacture, et donnent les noms
de deux graveurs, Louis Bonnet et Pierre Chenu,
travaillant, semble-t-il, pour la société, ce qui per-
mettrait d'affirmer qu'il ne s'agissait pas de soies
peintes à la gouache ou à l'huile, mais bien de soies
imprimées à l'aide de bois en relief. Il faut ajouter
qu'à la fin de 1759, et au début de 1760, la société
était en procès avec un nommé Jean-Louis Guillon-
Bellegarde, garde-magasin de la manufacture, dont
la gestion avait pris fin le 11 octobre 1759 ^ Sans
doute, ne faut-il pas s'attacher à cette apparente
coïncidence, seul détail, au demeurant, qui fasse son-
ger au récit de Casanova.
A supposer. d'ailleurs — ce qui est probable, —
que MM. Depitre et Henri Glouzot ont bien voulu prendre con-
naissance du présent chapitre et nous faire profiter de leurs avis.
1. Sur ce procès et divers autres, voir Arch. nal., Z- 3 76'.i
et 3 770 (Bailliage du Temple), sentences des 12, 11», 26 février,
12 mars, 21 mai, 25 juin, 13 août, 24 sept., 1" octobre 1751!,
17 mars 1760. Cf. Capon, Casanova à Paris, p. 373. Les associés,
nommés dans ces documents, étaient les sieurs Rogé, Delafosse,
Deleau, de Sery, de Richecourt, Fouve (?). Dumas et d'Esparos.
L ENCLOS DU TEMPLE. 315
qu'il y ait du vrai dans ce que l'aventurier nous a
confié de sa manufacture, et que l'entreprise eût pros-
péré, on peut être sûr que les Lyonnais auraient tout
lait pour l'anéantir. ]N 'empêche qu'à cette époque, où
les fabricants de soie gémissaient de la concurrence
croissante que les toiles imprimées faisaient à leur
industrie, l'idée était ingénieuse, voire même à peu
près nouvelle, de leur proposer d'employer les mêmes
armes pour obtenir le même succès. C'est une ques-
tion de savoir si Casanova doit être rangé parmi
les précurseurs d'une de nos industries les plus flo-
rissantes.
CHAPITRE XX
LES C OM PAGNONS DE CASANOVA.
GRECS ET FILOUS.
Point n'est besoin de lire entre les lignes pour
voir, en parcourant les Mémoires, dans quel monde
interlope d'aigrefins, de tout âge et de tout pays,
Casanova se complaisait. Lui-même a fait bien sou-
vent des allusions, plus ou moins discrètes, à quelques-
uns de ces personnages, escrocs avérés, fripons de
jeu, chevaliers d'industrie, qu'il connut ou qu'il
retrouva dans les salons ou les tripots parisiens.
Mauvaise assurément, mais divertissante compagnie.
L'abbé de La Coste faisait partie, comme Casanova
du reste, de la catégorie des agents secrets. M. de La
Ville, premier commis des Aflaires Etrangères, et M. de
Clioiseul l'avaient employé dans des affaires délicates.
C'est précisément chez l'abbé de La Ville, à Versailles,
que Casanova le vit pour la première fois, au prin-
temps de 1757, « prcstolet » de bonne mine, aimable,
GRECS ET FILOUS. 317
quoique un peu indiscret. Ce jour-là. ils revinrent
ensemble à Paris, puis se quittèrent. L'année suivante,
ce fut le même petit abbé qui conduisit Casanova et
son ami Tiretta chez madame de Lambertini. Plus
tard, il essaya, paraît-il, de lui nuire dans l'esprit
de Pàris-Duverney, en l'accusant de distribuer pour
son propre compte des billets de la loterie de
l'Ecole Militaire, et cela pour se venger de ce que le
Vénitien avait refusé de lui en délivrer en cachette.
« Je n'ai plus vu cet abbé, soit qu il ait eu vent de
ma découverte, soit qu'un heureux hasard lui ait fait
éviter ma rencontre; mais j'ai su que trois ans après
il fut condamné aux galères, oîi il est mort, pour
avoir vendu à Paris des billets d'une loterie de Tré-
voux, qui n'a jamais existé. » Et cela, sauf une petite
erreur, qui n'est pas imputable à Casanova, est d'une
exactitude parfaite.
La jeunesse de Jean-Emmanuel de La Goste, né à
Versailles, où son père tenait un emploi dans la
maison de la reine, avait été des plus agitées. Son
père, dont toute l'afiFection s'était concentrée sur sa
fille, morte depuis, exigea qu'il embrassât l'état
ecclésiastique. Pour obéir, il se fit célestin. Mais
bientôt, jetant le froc aux orties, il s'enfuit en Hol-
lande avec une jeune fille, qu'il abandonna en 174(3 à
Amsterdam, et qui mourut en 17ol, dans un cou-
vent de Liège. Comme La Coste vivait en Hollande
du commerce des actions de la Compagnie des
Indes Anglaises, un ordre du roi vint le surprendre,
et il fut arrêté. Relâché sur l'intervention de l'abbé
18.
318 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
de La \iile, alors chargé d'affaires du roi à La Haye,
il épousa à Liège, vers 1750, Anne-Françoise Vanc-
quetin; il avait été en effet relevé de ses vœux à
Bruxelles, grâce qu'un peu plus tard le nonce résidant
à Dresde lui confirma, tout en le faisant chevalier de
l'Eperon d'Or, ni plus ni moins que Casanova lui-
même.
En 1754, La Coste revint à Paris. Il y menait, s'il
faut l'en croire, la vie la plus calme et la plus retirée,
ne se montrant presque jamais ni aux cafés ni aux
promenades publiques, lorsque, trois ans plus tard,
M. Beau, archiviste du duc de Penthicvre, son ami,
lui donna une letlre pour le curé de Passy, qui le
présenta à M. de La Pouplinière. Le fermier général
lui fit le meilleur accueil, puis, prévenu en sa faveur
par le comte de Vitzthum, ambassadeur de Saxe,
que La Coste avait connu à Dresde, il redoubla de
politesse à son égard, l'engageant à fréquenter libre-
ment sa maison. Ce fut l'origine des malheurs de
l'abbé de La Coste.
Il était, en effet, aussi dangereux qu'agréable de
vivre chez M. de La Pouplinière. On y jouissait d'une
chère exquise, de spectacles rares et voluptueux, de
musique délicate. Mais que d'épines sous ces roses!
Il fallait une adresse souveraine à qui voulait évoluer
sans dommage dans ce milieu d intrigue. La Coste,
bientôt confident du vieux fermier général, se flatta
d'être habile et ne réussit qu'à être imprudent. Dans
l'affaire de mademoiselle Wynne, son rôle parut assez
louche; dans celle de madame de Saint- Aubin,
GRECS ET FILOUS. 319
maîtresse de La Pouplinière, avec laquelle il semble
avoir lui-même entretenu des relations fort intimes,
malgré qu'il eût cinquante ans, qu'il fût gros, court
et de figure repoussante, sa conduite ne fut pas moins
suspecte. Il écrivit à son protecteur des lettres ano-
nymes, et fit imprimer un libelle diffamatoire intitulé :
Lettre de M. de V. de Paris à M. B. à Béziers,
dont on n'eut pas beaucoup de peine à soupçonner
qu'il était l'auteur. Si bien que La Pouplinière,
marié en secondes noces par La Coste, qu'il comblait
de bienfaits, devint son plus irréconciliable ennemi'.
Quand, le 5 janvier 1760, un ordre du roi envoya
à la Bastille l'abbé de La Coste, depuis quelque
temps déjà filé par la police -, et son beau-frère, le
Dunkerquois Louis \ancquetin, on put croire que le
crédit de M. de La Pouplinière n'était pas étranger à
cette mesure. En réalité, il y avait bien autre chose,
et, pendant que l'inspecteur d'Hémery, assisté du
commissaire Rochebrune, retournait les poches de
labbé et s'emparait de ses papiers, Vancquetin, pressé
de questions, finit par tout avouer.
Le pauvre diable gagnait chichement sa vie en
enseignant à lire et à écrire aux jeunes élèves du sieur
1. Arch. de la Bastille, 12 099, interrogatoire de La Coste, du
18 janvier 1760, et mémoire rédigé par lui-même pour sa
défense. Cf. G. Cucuel, La Pouplinière et la musique de c/iambre
au XVIIP siècle. 1913,
2. Ibid., 10 2.52, novembre 17.59. Déjà, l'année précédente, le
commissaire Sirebeau l'avait surpris en flagrant délit de
débauche, et en avait dressé constat. L'abbé demeurait alors
rue des Bons-Enfants, à l'hôtel de Candie (Arch, do la Bast.,
10 2«3, 29 septembre 17.58).
320 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Boivin, maître d'école et de pension rue Michel-le-
Gomte. Sollicité par son beau-frère de l'aider dans une
escroquerie lucrative, il n'avait pas su résister à la
tentation. Il savait parfaitement que les billets de la
loterie de Gémont (Gemund en Souabe), que La
Goste distribuait, étaient faux, et qu'il les faisait
imprimer tout bonnement à Paris et à Vannes. On
trouva chez lui un cachet, aux armes, fantaisistes et
« de pure idée », de la seigneurie de Gemund. Il
portait en exergue la légende : Sis^ill. domin. Gemont.,
et La Goste s'en servait pour cacheter les lettres qu'il
s'écrivait à lui-même comme venant d'Allemagne, et
qu'il s'arrangeait, en réalité, pour faire partir de
Maëstricht. Gomme Vancquetin avait une belle main,
La Goste l'employait à contrefaire sur les prétendus
billets la signature : A. Broedbeck et coinp.^ et
l'affaire, habilement montée, aurait pu durer encore
si, à la longue, le public ne se fût aperçu qu'à cette
loterie peu avantageuse les petits lots sortaient tou-
jours, et les gros jamais. Vancquetin avoua aussi qu'il
avait écrit, pour le compte de l'abbé de La Goste,
plusieurs lettres anonymes imitant l'impression. Les
unes avaient été envoyées à M. de La Pouplinière;
l'abbé s'était fait adresser les autres. Quant au libelle
diffamatoire, rédigé par La Goste et imprimé par ses
soins, cent lignes manuscrites, qui se trouvaient à la
fin de chaque exemplaire, étaient de l'écriture de
Vancquetin '.
1, Arcli. nat., Y 15 820, comm. Rochebrune, déclarations, per-
quisitions et interrogatoires de janvier-avril 1760.
GRECS ET FILOUS, 321
Après quelques mois de détention à la Bastille,
l'abbé de La Goste fut transféré au Grand-Chàtelet,
et condamné le 28 août 1760, par une commission
spéciale, que présidait le lieutenant de police, au
carcan, au fouet et aux galères à perpétuité. Vanc-
quetin s'en tirait avec neuf ans de galères. Le 3 sep-
tembre, La Coste subit la peine du carcan Place du
Palais-Royal, où il fut marqué d'un fer chaud, après
quoi on l'expédia à Toulon ramer sur les vaisseaux
du roi. Il y mourut, comme l'assure Casanova, et à
cette occasion, les petits vers suivants coururent :
La Goste est mort! Il vaque dans Toulon
Par cette mort un emploi d'importance.
Le bénéfice exige résidence,
Et tout Paris y nomme Jean Fréron.
Ce quatrain n'ajoute rien à la gloire de \ol taire, à
qui, sans hésiter, le public l'attribuai
Un autre escroc, italien celui-là, paraît dans les
Mémoires sous le nom de chevalier de Santis. Sa
profession était de faire « jouer de malheur »,
comme on disait alors, les étourdis qui lui tom-
baient entre les mains, et de vivre aussi largement
que possible à leurs dépens.
Après s'être fait la main dans son pays, en parti-
culier à Alilan, Joseph de Santis, né à Spolète vers
1. Ârch. de la Bastille, 12 503, fol. 50, 60, 77, 79, 81, 94;
Journal de Barbier, IV, 362-.3; Mémoii-es de la Lune, dans la
Nouv. Revue retrospectife, II, 1895, p. 137; Bachaumont,
Mémoires secrets, I, 24; Ravaisson, Arch. de la Bastille, XVIII,
1-20; Funck-Brentano, Lettres de cachet, p. 348-9, n"' 4 450
et 4 451.
322 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
1724, était venu à Paris chercher fortune. C'était un
homme de taille ordinaire, mais bien fait et d'une
physionomie très avenante, fripon fieffé au demeurant
et connu pour tel à Rome, où il avait laissé de fâcheux
souvenirs. En 1756, il avait eu déjà maille à partir
avec la police parisienne pour certaines friponneries
commises à Lille en compagnie d'un prétendu comte
O'Kelly. Il se disait chevalier romain, et passait son
temps en parties fines avec de jolies femmes; il
savait jouer et ne perdre que quand il voulait \
Comme Casanova, Santis connaissait les frères Calza-
bigi, qui même l'avaient envoyé dans diverses villes,
lorsqu'ils avaient eu l'intention d'établir en Allemagne
la loterie de l'École Militaire. En 1759, il vivait en
garni rue du Bouloi, à l'hôtel de la Reine, avec
d'autres mauvais sujets, de nationalité française ou
italienne. Casanova venait parfois chez lui, car l'on
y jouait. Mais des pigeons trop bien plumés criè-
rent, si bien qu'un jour l'inspecteur Chassaigne s'en
vint, porteur d'un ordre du roi, arrêter Santis et
un certain Jean-Baptiste Demonchy, 27 ans, natif
d'Amiens, que les rapports de police désignaient
comme son complice. La perquisition opérée chez
Santis ne fit découvrir rien de suspect, mais chez
Demonchy le commissaire s'empara de plusieurs
jeux de cartes. Les deux prévenus furent envoyés au
For-l'Évêque. Casanova faillit bien être compromis
dans cette affaire, car il avait, la veille même de l'ar-
1. Arcli. de la Bastille, 11944, rapports de Meusnier des
20 février, 5 et 21 mars 1750.
GRECS ET FILOUS. 323
restation de Santis. dîné à Montmartre avec lui et
l'ancienne maîtresse d'un autre italien, nommé
Marini. Heureusement pour lui, la police avait contre
Santis des griefs beaucoup plus graves. N'était-ce pas
celui-ci qui, plusieurs années auparavant, avait fait
au Port-à-l'Anglais. avec Touzet, officier invalide, et
Bonneval, garde du roi, une partie, à la suite de
laquelle les plaintes avaient afflué? N'avait-il pas joué
chez madame de Trémerga', chez Marini, rue de la
Comédie-Française, au pharaon et autres jeux défen-
dus? N'avait -il pas joué à Nancy avec le major Saby,
à Francfort chez Galzabigi, à Strasbourg, à Amiens,
à Abbe ville? Ses compères ne se nommaient-ils pas
Bary, Groissy, Destorières, Xavier, enfin Demonchy?
Autant de questions qui furent posées à Santis dans
le premier interrogatoire du 21 avril. A toutes il
opposa le démenti le plus catégorique. Il avait joué,
mais à des jeux innocents, et toujours perdu.
Malheureusement, Demonchy fit une défense moins
ferme. Il reconnut avoir ouï dire que Santis marquait
les cartes. Fort de ce demi-aveu, l'inspecteur prévint
Santis que. s'il ne changeait pas de système, il serait
enfermé à Bicètre. On l'interrogea de nouveau, profi-
tant de ce qu'il ne pouvait se concerter avec son cama-
rade. Mais dans ce second interrogatoire, pourtant
serré et précis, la langue de l'italien ne se délia guère.
1. Sans doute Marie-Anne de Varennes, veuve depuis 1734 de
Gervais Geslin, sieur de Trémargat, président au Parlement de
Bretagne. Elle demeurait à Paris, où elle mourut en 1779 (Saul-
nier, Parlement de Bretagne, 1, 426).
324 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
— Vous avez, disait le commissaire, gagné chez
Véronèse 5 000 louis au sieur Blazin, avec Orsi, qui a
gardé la moitié de cette somme.
— Non.
— Vous avez préparé des cartes et seî-vi au pha-
raon, à la dupe, au piquet, au trente et quarante.
— J'ai toujours joué en honnête homme.
— Calzabigi ne vous a-t-il pas proposé quinze
louis, si vous vouliez tailler au pharaon pour lui et
le baron de VS'avre ^ ? N'avez-vous pas opéré chez Calza-
bigi, pour permettre au baron d'apprécier vos talents
et votre adresse à fder la carte?
— Non.
— Vous avez taillé au pharaon rue Poupée.
— Oui, mais parce que le banquier qu'on atten-
dait n'était pas venu, et qu'on m'avait prié instam-
ment de prendre sa place. J'ai joué aussi chez
madame de Berville, avec monsieur de Malval.
— N'avez-vous pas été à Nancy et en Allemagne?
— Oui, avec le sieur Sormany'. A Nancy, nous
1. Sans doute Chai'les-Jean-Baptiste de Yavre ou de Wavre,
baron de Gorbeck, dont il est question dans deux documents du
Châtelet à cette époque (Arch. nat , Y 12 160, comm. Cadot,
7 décembre 1757, et Y 14 974, comm. Duruisseau, 9 août 1758).
2. Jacques de Sormany ou Surmany, ancien colonel au ser-
vice d'Espagne, compromis vers la même époque, lors d'une
perquisition opérée chez une dame Descb (Arch. de la Bast.,
12 035, dossier Desch, lettre de Sormany du 12 juin 1759. Cf.
Arch. nat., Y 11 570, comm. Chenu, 19 avril 1759; Y 13 517,
comm. Guyot, 8 octobre 1757; Y 15 637, comm. Sirebeau,
7 sept. 1758), Voir aussi une curieuse déclaration de Madeleine
Masnati, veuve de Jacques Tosi, où il est question de « Sul-
mani, banquier de jeu », qui n'est autre certainement que Sor-
many (Arch. nat., Y 15 815, comm. Rochebrune, 7 mai 1758).
GRECS ET FILOUS. 325
avons rencontré M. Calzabigi. qui nous a proposé de
voyager en Allemagne pour sa loterie et pour sa
manufacture de savon. C'est ainsi que j'ai été à Stutt-
gart, à Plombières et à Francfort. J'ai entendu dire
qu'un marchand de Francfort a joué chez Calzabigi
contre Saby, major polonais, Calzabigi et un baron
allemand.
Santis avait dit à Demonchy qu'il resterait à Bicêtre
toute sa vie plutôt que d'avouer, et que, d'ailleurs, on
ne pouvait le condamner, s'il n'avouait pas. Seul,
peut-être eùt-il réussi à se tirer de l'aventure. Mais
son complice, déjà ébranlé par la découverte des
cartes truquées, ne se sentit pas la force d'aller jus-
qu'au bout du mensonge. Il déclara donc que, pour
mériter les bontés du « Magistrat », il allait faire
1 aveu sincère de ses fautes.
Les cartes saisies chez lui, Santis les lui avait
apportées, un jour qu'il avait taillé au pharaon contre
un portugais, nommé Mural, et le chevalier de Saint-
Sulpice. Celui-ci, d'ailleurs, était de connivence : il ne
pontait contre Santis que pour amorcer le portugais
et l'inciter à mettre le plus d'argent possible sur la
table, (^aant à lui. Demonchy, il avait joué avec un
nommé De Bouzet. intéressé dans la Ferme des
Réfugiés protestants, qui lui servait de compère.
Suivant les couleurs qu'il fallait écarter ou jouer, ils
se prévenaient en se poussant les genoux ou les pieds,
et en frappant un ou plusieurs coups sous ou contre
leurs chaussures. Rien de plus simple, au surplus,
que de trouver des dupes. Un chevalier s'en allait
19
326 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
aux coches et aux hôtels garnis prendre la liste des
nouveaux arrivés. Il se liait avec ceux qui lui parais-
saient avoir la bourse bien garnie et les menait chez
les plus jolies femmes de Paris. Là, les cartes tru-
quées ne manquaient pas, non plus que les joueurs
habiles. Pour gagner, il n'était pas indispensable de
jouer soi-même. Il suffisait de parier « du bon
côté ».
Demonchy regrettait les égarements de sa folle jeu-
nesse. Arrivé d'Amiens à Paris depuis dix-sept mois,
il en avait passé huit en Brabant, en Hollande et à la
suite de l'armée, où il faisait le commerce des four-
nitures. Pendant l'été de 17S8, il était revenu à
Paris pour proposer au maréchal de Bellisle, ministre
de la Guerre, les moyens de faire subsister l'armée
à crédit. C'est alors qu'il avait connu, pour son mal-
heur, Santis et autres grecs de son espèce. Il fut
d'abord leur dupe, puis ceux-ci, pensant qu'il pour-
rait les mettre en rapport avec des négociants et
d'autres personnes qui avaient l'habitude de se
réunir chez la comtesse de Chastenay ', lui proposèrent
de réparer ses pertes. Il accepta, non sans remords.
1. Marie-Thérèse de Belfond, femme de Gabriel comte de
Chastenay- Lanty, fine mouche qui tenait un jeu de pharaon et
prenait de grandes précautions pour empêcher les intrus de
se glisser chez elle (Arch. de la Bastille, 10100, mars-mai 1759,
et 12 066, mars 1760). L'inspecteur Chassaigne avait arrêté à
son domicile, et non sans esclandre, le jeune Demonchy, répan-
dant même le bruit qu'il l'avait trouvé « couché dans les draps »
de cette dame « vieille et laide », qui se plaignit amèrement du
procédé du policier et l'attaqua en diffamation (Arch. nat.,
Y 14 975, comm. Duruisseau, 16 mai 1759).
GRECS ET FILOUS. 327
mais avec la ferme résblution de repartir pour
l'armée, dès qu'il aurait regagné ce qu'il avait perdu.
La police ne lui en avait pas laissé le temps ^
Ces aveux attirèrent-ils sur Demonchy la clémence
du « Magistrat »? Je ne sais, mais ils ne laissaient
aucun doute sur la culpabilité de Santis. Aussi l'ita-
lien, incarcéré au Grand-Chàtelet le 13 aovit, fut-il
envoyé le 29 décembre à Bicètre, où il resta jusqu'à
l'été de l'année suivante".
Cependant, le procureur du roi recevait tous les
jours de nouvelles plaintes contre des escrocs de jeu
et des usuriers, qui s'engraissaient aux dépens des
joueurs décavés : « mauvais sujets, écrivait ce magis-
trat, d'autant plus pernicieux à la société qu'ils parais-
sent à l'extérieur jouir d'une réputation entière, étant
les uns reçus dans les meilleures compagnies, et
quelques-uns des autres étant avantageusement établis
dans le commerce ». De cette « clique », Santis était
peut-être le plus compromis, mais certainement il
n'était pas le seul coupable.
Le 17 mai 1759, un certain François-Pierre Blazin.
ancien officier d'infanterie, demeurant rue Françoise,
déposait une plainte en escroquerie contre le nommé
Beauvallon, Santis et autres. Il avait eu l'imprudence
de jouer au piquet avec eux, et avait perdu vingt-
cinq ou trente louis. Un sieur Lebrun, fripier usurier,
1. Arch. nat., Y 10 874, comm. Thiérion, procès-verbaux de
capture et interrogatoires au For-rÉvêque (21, 24 et 25 avril 1759)-
2. Ibid., Y 10 875, comm. Thiérion (juillet 1759); Arch. de la
Préfecture de police, écrou du Grand-Chàtelet (15 août 1759) ;
Piton, Paris sous Louis XV, I, 209 (5 septembre 1760).
328 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
le remit un peu en fonds, 'en échange de divers objets
qu'il prit en gage. Mais quelle ne fut pas ensuite la
surprise de Blazin de retrouver ces objets entre les
mains de Beauvallon et de quelques-uns de ses amis !
Un décret de prise de corps fut décerné contre Santis
— ce qui était d'ailleurs superflu, puisqu'il était
déjà à Bicètre, — contre Beauvallon et ses complices,
le marseillais Bourguignon de Camas, le parisien
Lebrun et le montpelliérain Fabre de Massilian. On
perquisitionna chez Lebrun, banqueroutier fraudu-
leux, convaincu, au surplus, d'avoir fait de nom-
breuses victimes parmi des officiers et des fils de
famille. Blazin fit saisir plusieurs lettres de change
chez Demonchy, qui répliqua en portant plainte
contre l'ex-ofticler. Finalement, la justice dut s'aper-
cevoir que Blazin n'avait pas non plus les mains
très nettes, car. à quelque temps de là, le 16 novem-
bre 1759, il fut arrêté, en vertu d'une sentence des
Juges consuls, et enfermé au Grand-Châtelct*.
Santis, les lecteurs des Mémoires s'en souviennent,
est cet aventurier qui, dînant un jour à Choisy avec
1. Arch. nat., Y 10 874, comm. Thiérion, déclaration Blazin
contre Beauvallon (17 mai); Y 10 875, information (14 juillet),
décret de prise de corps contre Beauvallon et autres; scellé
chez Ch. Le Brun (17 juillet), continuation d'information
(22 juillet), saisie-revendication des lettres de change et ouver-
ture' de portes chez Demonchy (14 août); Y 14 G79, comm. Du-
doigt, plainte Demonchy contre Blazin (1.") août); Y 13 522,
comm. Guyot, plainte Blazin contre Lecœur et autres (17 no-
vembre), information à la requèle du même, prisonnier au
Petit-Chàtelet (18 décembre). Moins de deux ans plus tard,
Blazin était emprisonné de nouveau, sur un ordre de M. de Sar-
tines (Y 10 941, comin. Thiérion, 17 avril 17(31).
GRECS ET FILOUS. 329
Casanova, en compagnie de la Dangenancoui". figu-
rante à l'Opéra', et d'une autre « grivoise ». trouva,
paraît-il, le moyen de lui subtiliser une magnifique
bague. Une dispute s'ensuivit, et Santis, provoqué,
fut laissé pour mort sur la place derrière le château,
tandis que Casanova, ce beau coup fait, s'empressait
de quitter Paris. Ce jour-là, le compagnon de Santis
était le portugais Xavier, dont on a rencontré le nom
dans les pages qui précèdent. Quant à Blazin, n'est-
ce pas le mari, ou l'amant de cette soi-disant com-
tesse Blazin, que séduisit Castelbajac, et que notre
Vénitien retrouva plus tard à Montpellier, mariée à
un apothicaire? Blazin était précisément le fils d'un
apothicaire de Paris, et son ami Gamas l'avait connu
à Montpellier, à une époque où son régiment, celui
de Soissonnais, y était en garnison-. Même monde,
mêmes gens !
Le chevalier de Saby, ou prétendu tel, qui vivait
alors à Paris, où il se donnait en 1739 pour officier
au service du roi de Pologne, employé à l'armée du
Bas-Rhin ^ était lui aussi des amis de Casanova. Il
avait un passé déjà fort bien rempli.
Il se nommait, de son vrai nom, Antoine Saby et
était né à Montauban, vers 1716, d'une famille
obscure. 11 quitta sa ville natale pour s'engager dans
1. Voir un rapport de Meusnier, du 12 nov. 1756 (Arcli. de la
Bastille. 10 236).
2. Arch. de la Bastille. 12 033, dossier Camas, classé par erreur
à Comns : cf. 12 046, dossier Lebrun, et 12 048, dossier Massilian.
3. Arch. do la Seine, sentence des consuls du 12 mars 1759
(affaii-e Calzabigi-Saby).
330 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
divers régiments, déserta, passa dans les troupes de
rimpératrice-Reine, déserta de nouveau pour re-
tourner en France. A Marseille, il trouva le moyen
de séduire une jeune héritière, Madeleine Bezaudin,
dont le père, courtier royal, avait réalisé une fortune
honnête ^ Le temps de dissiper la dot, et la femme
fut abandonnée pour le jeu, le vin et la débauche.
En 1749, sentant que M. Berryer, le lieutenant de
police de Paris, le faisait surveiller, il quitta la
France, passa en Pologne, où il se donna pour un
homme de condition et prit le titre de chevalier.
En 1753, Saby fit une nouvelle apparition à Paris,
dépensant sans compter, et faisant généreusement
passer à sa femme quelques bijoux et une lettre de
change, provenant de ses escroqueries. Il parcourut
ensuite la province, et revint au début de 1758.
Il eut l'audace de se présenter à M. Fontenay,
ministre de Saxe, un peu interloqué de le voir à Paris
sans congé. Le cardinal de Bernis s'informa du
j)ersonnage, et, ayant appris ses aventures, chargea
M. Bertin de s'enquérir de sa conduite et de ses
fréquentations. On apprit ainsi que Saby tirait du jeu
toutes ses ressources, et qu'il avait pour intime ami
le trop fameux Santis. Sur ce, le ministre lui fit
enjoindre, par ordre du roi du 18 mars 1758, d'avoir
à s'éloigner de Paris à la distance d'au moins cin-
1. Acte de mariage du 14 mai 1743, à Saint-Martin de Mar-
seille, communiqué par M. J. Viguier. Voir dans les Mémoires
et lettres du marquis d'Argei/s, 1748, p. 133 et suiv., la curieuse
histoire d'une mademoiselle de Besaudin, fille d'un négociant
de Marseille, qui avait fait une banqueroute de 200 000 écus.
GRECS ET FILOUS. 331
quante lieues. Saby déclara qu'il allait obéir et partir
pour Varsovie. En réalité, il resta à Paris. Bernis
prévint le duc de Choiseul, qui décida de l'arrêter
le 13 mai 1759. Mais sur ces entrefaites, l'habile
homme disparut, et il fut impossible de le joindre.
Saby n'en conserva pas moins un vigoureux ressenti-
ment contre les deux ministres : « Saby est un bougre
fort rusé, disait Valérie de Brûls, l'amie de madame
du Rumain, il se vengera de la lettre de cachet, que
Choiseul lui a fait avoir '. »
De Paris, Saby s'en alla en Hollande. Casanova
le rencontra à Amsterdam, au milieu d'une bande de
coupe-jarrets qui se réunissaient à l'hôtel de la Ville-
de-Lyon. En 1763, il le trouva de nouveau à Var-
sovie, où il « tenait maison » en compagnie d'une assez
jolie saxonne. Comme toujours, Saby, qui se faisait
appeler aussi Sabiski, cherchait des dupes. Paul
Darragon, chambellan de S. A. R. le grand-duc de
Russie et de Holstein, ci-devant colonel au service
de l'Impératrice de Russie, l'aAait, prétend-il, comblé
de bienfaits, en récompense de quoi Saby, l'ayant
engagé à jouer chez le prince Gaspard Lubomirski,
dans une maison de campagne près de Varsovie, lui
gagna des sommes fabuleuses : 10 000 ducats d'or,
huit tabatières d'or, deux montres à répétition, des
brillants, des bagues, une collection considérable de
médailles d'or, le tout allant à 400 000 livres -. Il est
1. Arch. de la Bastille, 12 139 (dossier de Valérie de Brûls).
2. Arch. nat., Y 11584, comm. Chenu (plainte du 12 fé-
vrier 1767), confirmée par la déclaration de François-Henri baron
332 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
curieux de remarquer que le « marquis d'Aragon »
figure lui aussi, à litre de comparse, dans les souvenirs
casanoviens. L'aventurier le vit à Riga, où il admira
son adresse au fleuret, qui était, paraît-il, « diabo-
lique », puis, quelques années plus tard, à^Iarseille,
chez le duc de Villars, tenant la banque. « Ce fut,
dit-il, à cet heureux vaurien que je n'eus pas honte
d'emprunter cinquante louis, avec la presque certi-
tude de ne jamais les lui rendre. »
On verra, par les pièces saisies sur le prince de
Gourlande, que Saby s'attacha, comme Casanova, à
la fortune de cet escroc princier, qu'il suivit en Alle-
magne et jusqu'à Venise en mai 1767 \ Mais les
Mémoires sont muets sur ces louches épisodes. Casa-
nova n'avoue pas davantage qu'un jour à Dresde, en
octobre 1766, il se fit prêter j)ar Saby cent ducats,
remboursables en décembre à son ordre, et que,
douze ans plus tard, Madeleine Bezaudin, 1' « infor-
tunée épouxe » du soi-disant chevalier, qui, depuis
longtemps, vivait à Paris dans la plus profonde
misère-, réclamait encore le payement de cette dette.
On peut être assuré qu'il ne l'acquitta jamais ^
de Rosezki, lieutenant-colonel au service du roi de Pologne (/<!>.,
28 juillet 1767).
1. Arch. de la Bastille, 12 3'i7, fol. 198 t" en particulier.
2. Plainte du 22 janvier 17.57 par Madeleine Bezaudin, femme
d'Antoine de Saby, chevalier de Saint-Louis, contre une boulan-
gère qui lui avait prêté, sur divers effets, un louis de 24 livres
(Y 12 160, comm. Gadot).
3. Ravà, Lettere di donne, p. 133-137. On a pu voir par les
pages précédentes que Ravà, suivi par Caiion (p. 222-223), s'est
trompé en identifiant le prétendu chevalier Saby avec Saby de
Chalabre, fils de madame Amelin, deux joueurs déterminés
GRECS ET FILOUS. 333
« Une très jolie et très honnête fille de Bruxelles,
raconte Casanova, s'était mariée sous mes auspices à
un italien, nommé Gaétan, qui faisait le métier de
brocanteur. Ce brutal, jaloux, la maltraitait sans
rime ni raison, et de là les plaintes que la charmante
malheureuse venait m'apporter à tout bout de
champ. » Le jour même où il faisait ses préparatifs
de départ pour son premier voyage de Hollande, aux
environs du 1"" octobre 1758, le couple vint lui
demander à dîner. Il mena ses convives chez Lan-
delle, à l'hôtel de Bussy \ où ils firent un copieux
repas. François Casanova était de la fête, avec le
comte Tiretta. La partie, bien commencée, finit
mal. Tiretta, coquetant avec la belle flamande,
exaspère le mari, qui change de couleur dix fois par
minute et lance à sa femme des œillades foudroyantes.
Une huître tombe par hasard sur la gorge découverte
de madame Gaétan, et Tiretta, alerte et adroit,
l'enlève avec ses lèvres « aussi vite qu'un éclair ».
Furieux, Gaétan se lève et applique à sa femme un
vigoureux soufflet, qui, par contre-coup, atteint
Tiretta. Celui-ci saisit le jaloux à bras-le-corps et le
jette à terre. Coups de pied, coups de poing, saigne-
ments de nez, vacarme; le garçon accourt, juste à
aussi, que Casanova avait connus à Paris, et dont il dit quelques
mots dans ses Mémoires.
1. L'étude des diverses éditions des Mémoires réserve parfois
de singulières surprises. Dans l'édition Garnier (II, 363) on lit :
•< Je suis Garnier, fils unique de Garnier, marchand de vin rue
de Seine », et dans l'édition Scliiitz (III, 435) : « Je m'appelle
Landel, fils unique du marchand de vin de l'hôtel de Bussi, rue
de Bussi. » Landelle et son restaurant sont bien connus.
19.
334 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
temps pour assister à l'expulsion du mari trouble-fête.
On comprend qu'après cet esclandre madame Gaétan
ne se soit pas sentie d'humeur à retourner auprès de
son époux. Casanova la conduit quai de Gesvres, chez
un vieux procureur, son parent, et, toujours géné-
reux, donne cent écus à cet homme de loi pour les
frais du procès. Il se dérobe ensuite à la reconnais-
sance de sa protégée.
A son retour de Hollande, vers le mois de
février 1759, Casanova apprit du vieux procureur
que sa nièce avait dû se réfugier dans un couvent,
d'oii elle plaidait contre son mari, avec l'assistance
d'un conseiller au Parlement. Son affaire était en
bonne voie, mais il fallait, pour en assurer le succès,
que Casanova, le comte Tiretta et les domestiques de
Landelle voulussent bien apporter leur témoignage.
c( Je fis. dit Casanova, tout ce qui était nécessaire,
et quatre mois après, Gaétan mit fin à l'affaire par
une banqueroute frauduleuse, qui l'obligea à quitter
la France. »
Il est bien vrai que Gaétan fit une banqueroute
frauduleuse, mais à une époque oii Casanova avait
quitté la France depuis beaucoup plus de quatre
mois. Vers la fin du mois d'octobre de l'année 1760,
plusieurs horlogers et orfèvres vinrent se plaindre au
lieutenant de police que le nommé Gaétan, italien,
s'était enfui en leur emportant des effets considérables.
Le 1" novembre, M. de Sartines écrivit au commis-
saire Dudoigt, du quartier Saint-Martin, pour le
prier de recevoir leurs déclarations. Pour qu'il n'y
GRECS ET FILOUS. 333
eût pas de temps perdu, le commissaire devait
envoyer chercher le sieur Roulier, inspecteur de
police, ou un des deux autres qui étaient chargés de
la partie de la sûreté, afin de commencer aussitôt les
perquisitions. « On m'a parlé, ajoutait le magistrat,
de la femme dudit Gaétan et de son commission-
naire. Il serait à propos de les interroger, pour savoir
s'ils ne sont pas instruits de l'endroit où ce fripon
s'est retiré, et s'ils ne participent pas directement ou
indirectement à ses friponneries. »
Gaétan était un homme de trente-cinq à qua-
rante ans, connu à Paris, ainsi que l'assure Casanova,
pour faire le commerce de courtier en horlogerie,
joaillerie et bijouterie. Les plaignants n'avaient aperçu
jusque-là aucun dérangement dans ses affaires, car il
leur payait exactement les marchandises qu'ils lui
confiaient pour les vendre. Honorablement connu
comme il l'était, rien ne l'avait empêché d'amasser
chez lui, sans faire naître aucun soupçon, une grande
quantité d'objets précieux, montres, mouvements de
montres, chaînes, boîtes d'or, etc. Le lundi 27 octobre,
il avait fait chez les négociants une tournée particu-
lièrement fructueuse, car certains lui avaient remis,
sur billets ou de bonne foi, des marchandises pour
2 ou 3 000 livres. L'un d'eux même s'était découvert,
à son estimation il est vrai, pour 4 368 livres. Tous
ces objets étaient malheureusement de petites dimen-
sions et très faciles à emporter au fond des poches.
Aussi ne les revirent-ils jamais.
Gaétan demeurait au Faubourg Saint-Germain, rue
336 JACQUES CASANOVA, VÉXITIEX,
Sainte-Marguerite, chez un apothicaire. Il s'en alla
rue du Four faire emplette, sous un faux nom, d'une
chaise en cabriolet sur deux roues, chez le nommé
Hallais, sellier. Le mardi 28 octobre, il en vint
prendre livraison avec un cheval de louage, dit qu'il
partait à la chasse, laissa chez le sellier de la poudre
et du plomb, et mit des fusils dans la chaise. Le
lendemain mercredi, il revint chercher la poudre et
le plomb, puis les passants qui s'en venaient à Paris
du côté du Faubourg Saint-Marceau croisèrent une
voiture dont la caisse cerise s'ornait, aux panneaux,
de bouquets coloriés. A l'intérieur, ils purent voir, sur
le fond de velours jaune, un homme à la peau basanée
et marquée de petite vérole, aux yeux bruns ren-
foncés, aux sourcils noirs très épais, aux cheveux
bruns, en bourse, avancés sur le front et qui lui déga-
geaient extrêmement les tempes. C'était l'ex-ami de
Casanova, qui s'enfuyait aussi vite qu'il pouvait par
la route d'Espagne.
On ne put savoir autre chose. Le commissionnaire
Aimé Riontlet, jeune savoyard de dix-neuf ans. con-
naissait Gaétan pour avoir fait ses commissions
depuis un an et demi; il le croyait marié avec ime
« particulière » qu'il avait toujours vue chez lui,
mais il ignorait si cette femme était renseignée sur la
retraite du courtier ^
1. Le dossier de l'affaire Gaétan (lettres de M. de Sartines,
plaintes, déclarations, information, interrogatoire) se trouve
aux Arch. nat., Y 14 G80, commissaire Dudoigt, et Y 9 6G5 (Petit-
Criminel du Châtelel).
GRECS ET FILOUS. 337
Dix ans plus tard, en 1770, Casanova se trouvait à
jNaples. Étant allé un jour à la prison de la Yicaria
voir un pensionnaire, on lui dit qu'un certain Gaétan,
son parent, désirait lui parler. L'aventurier crut que
ce pouvait être son frère l'abbé, qu'il n'était pas
autrement surpris de rencontrer en pareil lieu. Il
monte au second étage et y trouve une vingtaine de
malheureux. L'un d'eux s'avance vers lui, le nomme
son compère et fait mine de l'embrasser. Casanova
recule. Le prisonnier se nomme. C'était Gaétan,
logé là pour crime de faux, et qui n'avait échappé à
la potence que pour se voir condamner à la prison
perpétuelle.
« — Je suis fâché de vous voir ici, lui dit-il, mais
en quoi puis-je vous être utile?
« — En me payant cent écus, à peu près, que vous
me devez pour plusieurs marchandises que je vous ai
vendues à Paris. »
Ce pouvait bien être vrai, et Gaétan, à l'appui de
son dire, fit exhiber par un avocat un gros livre de
commerce, où le nom de Casanova se trouvait sur
divers feuillets. L'aventurier chargea de l'affaire un
homme de loi de ses amis. Il ne dit pas quel en fut
le résultat.
Quant à lajeune et jolie madame Gaétan, elle paya,
s'il faut l'en croire, en monnaie d'amour le conseiller
au Parlement qui la protégeait, et s'établit avec lui.
« Elle se trouvait heureuse; elle lest peut-être encore,
mais je l'ai entièrement perdue de vue. »
La Coste, Santis, Saby, Gaétan — pour citer
338 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
quelques-uns seulement de ces filous d'occasion ou
d'habitude, dont les papiers de justice nous ont permis
d'esquisser la singulière existence — , tels étaient
donc à Paris les compagnons habituels de Casanova.
Comment s'étonner que, dans un pareil milieu, il ait
suivi les mauvais exemples et se soit trouvé bientôt
dans la nécessité de payer cher ses incartades ou de
quitter la place ?
CHAPITRE XXI
VNE AFFAIRE DE JEU
Le jeu, on le sait de reste, fut une des passions de
Casanova. Tout jeune, dans les ridotti de Venise, il
s'était assis autour des tables, où tintaient les sequins
d'or. Le trictrac, le quinze, le pharaon, la bassette,
n'avaient pas de secrets pour lui. Comme son ami
Goudar, il aurait pu écrire V Histoire des grecs; il
s'est contenté de composer une histoire des cartes
françaises. On ne s'attendrait guère à la trouver dans
sa Réfutalion de V Histoire du gouvernement de
Venise. Elle y est pourtant, et fort copieuse'.
Casanova homme de lettres n'a voulu laisser à per-
sonne le soin de tracer le portrait de Casanova
joueur : « Cette passion, dit-il. était enracinée en
moi; vivre et jouer étaient deux choses identiques. »
1. Confutazione, II, p. 226 et suiv.
340 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Gomme tous les joueurs, ii n'aimait point perdre :
« Personne n'a été plus que moi sensible aux pertes
faites au jeu..,; le cœur me saignait quand j'étais
obligé de dépenser d'autre argent que celui que j'avais
gagné au jeu. » Mais, tant qu'il jouait, il restait
impassible, et c'était là son grand secret. « Toujours
maître de mol-même, personne n'a jamais pu s'aper-
cevoir de mon chagrin, précisément parce que ma
gaieté naturelle, excitée par l'art, semblait se doubler
pour masquer tout autre sentiment. Cela m'a toujours
valu les suffrages de toutes les sociétés où je me
suis trouvé, et m'a rendu les ressources plus faciles. »
Joueur forcené, au point de pouvoir soutenir deux
jours entiers, sans manger, un véritable duel au piquet,
beau joueur — ce que, le connaissant, l'on n'a pas
de peine à croire — Casanova fut au surplus un
joueur heureux. Si heureux même que beaucoup le
soupçonnaient de pousser parfois dun doigt discret
la roue de Dame Fortune. Il savait sa réputation et
niait, à son habitude. « ilien n'a jamais pu démon-
trer aux joueurs davenlure que je fusse de leur infer-
nale clique, et cependant ils se sont obstinés à me
croire grec. » Mais lui-même, au cours de ses
Mémoires, n'a-t-il pas laissé échapper quelques
phrases malheureuses, celle-ci par exemple : « Les
dames avaient gagné, parce que Desarmoises avait la
consigne de ne jamais corriger leur jeu, à moins
qu'elles n'abusassent de ma facilité. » Ce jour-là,
Casanova tenait la banque, et Dcsarmoiscs était son
compère.
UNE AFFAIRE DE ItU. 341
Bioiî plus, il n'a point fait confidence de toutes ses
aventures de jeu, ni prononcé le nom de tous les
joueurs de profession qu'il a fréquentés en France.
C'est ainsi qu'il n'a pas jugé à propos de conter
ce qu'il allait faire chez un italien qui donnait à
jouer à Paris, ni de faire allusion aux conséquences,
fort désagréables pour lui, de cette fréquentation dou-
teuse. Ce petit chapitre manque aux Mémoires de
Casanova. Nous allons essayer de l'écrire à sa
place.
Dans les premiers mois de l'année 1758, le chevalier
de Santis et Casanova, tous deux fort experts dans
l'art de faire sauter les banques, se réunissaient sou-
vent, avec d'autres compagnons, à l'hôtel de la Reine,
rue du Bouloi, autour de tables clandestines de pha-
raon et de prime, et ne dédaignaient pas d'exercer
leurs talents aux dépens les uns des autres, car les
loups, quoiqu'on en dise, se mangent parfois entre
eux. Parmi leurs amis ou compères, français ou ita-
liens, il y avait François Orsi, qui exerçait au Fau-
bourg Saint-Lazare la singulière profession de fabri-
cant de vers à soie ^ ; Benoît Deslions, sans profes-
sion; Jérôme-Mathieu Déjardini, professeur « en
langue italienne et espagnole » ; Carlo Genovini,
artificier du roi et du prince de Condé ; François-Ber-
nard Caillau, compagnon artificier au service du
précédent; Léopold Micheli, musicien; enfin le prin-
cipal héros de cette histoire, Generoso Marini, cour-
1. « Orsi, coquin ». — « Orsi, Ténitieu, marchand, qui s"cst
marié et que j'ai trouvé en prison à Naples » (Arch. de Dux).
342 JACQUES CASANOVA, VENITIEN,
tier et brocanteur, qui donnait à jouer en son logis,
rue de la Comédie-Française'.
Generoso Marini était natif de Rome. Il se donnait
hardiment, se croyant sûr de n'être démenti par per-
sonne, pour le lils de Lorenzo Marini, avocat alors
en renom dans la ville des papes. Cette imposture
eût bien fait rire ceux qui l'avaient vu, quelques
années auparavant, arrachant des dents et débitant
des drogues sur les places publiques d'Italie. Dans
ses pérégrinations à travers la Lombardie, il avait
rencontré Angela Stazzini, veuve d'un nommé Aguzzi
qui, lui aussi sans doute charlatan de foire, se
parait en son vivant du titre glorieux, mais sans
doute usurpé, de docteur en chirurgie de l'Université
de Pavie. Marini l'avait incitée à le suivre, l'autori-
sant à emmener avec elle ses deux fillettes, alors âgées
de huit et de quatre ans, et s'engageant à l'épouser
dès qu'ils seraient établis à Turin. Angela devait
apporter à la communauté les secrets d'Aguzzi, le
savant docteur.
Le marché conclu, quelques années s'écoulèrent.
Le couple erra dans les villes du Piémont, puis s'en
\int à Paris, où il s'installa d'abord rue de l'Arbre-
Sec, puis rue des Fossés-Saint-Germain, ou de la
Comédie-Française. Marini, abandonnant son premier
état, entreprit la brocante des bijoux. Generoso et
1. <> Generoso Marini, sa fille » (Arch. de Dux). Sur le monde
interlope qui se réunissait à l'hôtel du Bouloi, voir une plainte
de Carlo (Jenovini contre « Léopol et de Santi » (Arch. nat., Y
10 772, comm. Leblanc, 28 août 1758).
UNE AFFAIRE DE JEU. 343
Angela vivaient toujours comme s'ils avaient étémariés ;
ils firent même enterrer à Saint-Sulpice, comme leur
enfant légitime, une fille qui leur était née au cours
de leurs voyages. Mais bientôt, la conduite de Marini
se dérangea jusqu'au scandale. Bien loin de mettre à
exécution sa promesse de mariage, il abreuvait sa
malheureuse compagne d'injures et de brutalités. Ses
fréquentations devenaient de plus en plus suspectes,
et les fdles d'Angela, Marie-Anne et Marie-Elisabeth,
devenues grandes, avaient bien de la peine à consi-
dérer comme leur père un homme qui ne les respec-
tait point. Tant et si bien qu'en septembre 1757, An-
gela Stazzini, à bout de patience, s'enfuit une nuit avec
ses enfants et se réfugia, en piteux état, rue du Jour, à
l'hôtel de Lambcsc. Une plainte déposée par elle
aboutit à une ordonnance du lieutenant criminel,
décrétant qu'il serait procédé à une ouverture de
portes chez Marini. ainsi qu'à un inventaire de ses
effets et marchandises. Une information suivit, au
cours de laquelle de nombreux témoins, en particu-
lier Déjardini et les deux petites Aguzzi, âgées alors
de treize ans et demi et de huit ans et demi, firent
des confidences peu favorables à l'honneur de
Marini '. Il semblait difficile que, malgré la contre-
plainte adressée par lui au lieutenant-criminel le
12 septembre, le brocanteur pût échapper à la rigueur
des lois, lorsque, quelques jours plus tard, une
transaction à l'amiable fut signée entre les parties.
1, Arch. nat., Y I4 08i, conim. Gresf)y (5, 7, 9 et 10 septem-
bre 1757).
344 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Aux termes de cet acte, passé devant notaire, Marini
consentait à restituer deux malles et deux cassettes
pleines de drogues, un grand sac d'imprimés où
étaient prônées leurs vertus, 300 francs en écus de
six livres, enfin un lit garni et diverses hardes qu'An-
gela avait fait transporter à l'hôtel de Lambesc. lllui
remboursait, en outre, le montant de tous les frais
qu'elle avait dû faire contre lui '.
Marini n'en continua pas moins sa vie de déver-
gondage. Une pauvre fille de vingt et un ans, Anne
Augras-Livernay, apprit bientôt à ses dépens ce qu'il
en coûtait de se fier aux promesses du misérable. Non
sans avoir hésité longtemps, elle avait fini par aller
demeurer avec lui. Et maintenant, elle était enceinte
de trois mois, ce qui n'empêchait pas le brutal d'en agir
Tort mal avec elle-. 11 la faisait, bien entendu, passer
pour sa femme légilime, poussant même l'audace ou
l'inconscience jusqu'à demander aux Juges consuls
de la désigner en cette qualité comme sa caution pour
une dette assez importante''.
Tel était le triste personnage dont Casanova était
devenu l'ami, par l'intermédiaire de Marie-Anne
Aguzzi, qui, malgré sa jeunesse, dansait déjà à la
Comédie-l'Vançaise*. Poussée par celui que tout le
1. Transaction du 15 septembre 1757 (étude Brisset).
2. Arch. nat.. Y l'i^lS, comm. Bouqiiigni, [ilainte du 25 fû-
vrier 1758.
■i. Arch. de la Scini!, sentence des consuls du 23 août 1758.
'i. Les figurantes des ballets changeaient souvent pendant la
saison tliéâtralc. Aussi les Spectacles de Paris s'excusent-ils de
n'en pouvoir donner la liste complète. Cependant l'almanach de
UNE AFFAIRE DE .lEU. 345
monde croyait son père, elle avait dû monter sur les
planches, et Marini ne cachait pas son intention do
céder au plus ofTrant cette jeune fleur, avant même
qu'elle fût épanouie. Connaissance une fois faite,
Casanova fréquenta assidûment chez Marini, qui
occupait à deux pas de la Comédie, au-dessus du
Café Baptiste, un appartement décoré non sans luxe,
en partie avec les objets que les orfèvres et bijoutiers
confiaient au maître du logis pour les revendre. Il est
permis de penser que le joli minois de la petite
Aguzzi ne l'y attirait pas moins que la passion du jeu.
Marini lui rendait ses visites, ainsi que ses fripons
d'amis. Santis surtout et le musicien Micheli. que
le brocanteur faisait passer pour son neveu.
Un jour d'avril ou de mai 1758, Generoso Marini
s'en vint de bon matin, vers neuf heures, chez
Casanova, rue du Pctit-Lion-Saint-Sauveur. Il avait
sur lui, comme par hasard, une douzaine de dés. Le
^énitien, sans défiance, engagea une partie de passe-
dix. S'il avait connu son homme, il ne s'y fût pas
aventuré, mais comment soupçonner que le fils du
célèbre avocat romain n'était autre, en réalité,
qu' « un méchant brocanteur à Rome, d'où il étoit
sorti parce qu'il y étoit trop connu' »? Les dés étant
truqués. Casanova perdait sans cesse. Il perdit sans
1/62 donne le nom de mademoiselle Agoutey, faute d'impression
évidente pour Agontcy (Aguzzi).
1. Dans une plainte du 18 août 1758, Genovini complétait ces
renseignements, disant que Marini avait été banni de Rome et
envoyé aux galères à Givita-Vecchia, d'où il s'était enfui (.\rcli.
nat., Y 11 57'», comm. Chenu).
346 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
désemparer plus de vingt louis d'or, puis deux
éventails de quatre louis chacun, un couteau à
manche et lame d'or valant bien dix louis, quantité
d'autres effets qu'il ne put désigner dans sa plainte,
enfin, sur parole, cinquante-trois louis d'or. Il se
trouva que Marini avait précisément dans sa poche
une lettre de change toute prête pour cette somme,
au nom de son ami Léopold ou à son ordre,
Casanova l'endossa, payable au 21 septembre. Il
pensait bien que son lieureux partenaire n'exigerait
pas le payement d'une dette de jeu. Mais le billet fit
son chemin. Au jour de l'échéance, il était entre les
mains de Jean Lempérière, marchand d'étoffes de
soie, tenant boutique rue Jean-de-Beauvais, au coin
de la rue Froid manteau, et ce négociant intraitable
entendait se faire payer coûte que coûte '.
Pour qui connaît Casanova, cette histoire paraît
bien peu vraisemblable. On ne voit guère notre
aventurier jouer en semblable occasion le rôle de
dupe. Il essaya pourtant d'expliquer sa malencontreuse
aventure. Convaincu de l'honnêteté de Marini, il
n'avait pas songé à examiner les dés, ni à s'étonner
de le voir tirer de sa poche une lettre de change portant
la somme exacte qui venait de lui être gagnée sur
I. Arch. nat., Y 10 772, comm. Leblanc, plainte de Casanova
contre Marini, 15 septembre 1758; Y 13 519, comm. Guyot,
plainte du même contre le même, 25 sept. 1758. Les documents
du Ghâtelet contenus dans cette dernière liasse ont été signalés
en 1885 par M. Ch. Henry, d'après les indications de M. Gam-
pardon (Messager hist. russe, XXI, 528), et publiés récemment
par G. Capon {Casanofa à Paris, p. 461-473).
UNE AFFAIRE DE JEU. 347
parole. Depuis, il avait appris que Marini n'était
qu'un vulgaire fripon. Avant de venir chez lui, le
brocanteur s'était fait faire par le sieur Deslions le
« plein » de sa lettre de change, sur qu'il était de
gagner ce qu'il voudrait avec ses dés pipés; le tireur
n'existait pas, sa signature était un faux; Léopold
était un associé de filouterie de ^larini ; d'ailleurs,
son ordre était probablement faux, puisqu'il y avait
longtemps qu'il était absent de Paris; quant à Lem-
périère, il était d'autant plus suspect qu'il connaissait
Marini et ne pouvait ignorer la provenance illicite
de l'effet. Bref, concluait-il. des chevaliers d indus-
trie « s'étaient entendus ensemble pour le faire
tomber dans le complot, qu'ils avaient concerté entre
eux, de le faire jouer de malheur, pour partager
ensuite ses dépouilles... La cause de la lettre de
change et la façon dont elle est faite méritent toute
l'animadversion de la justice contre ceux qui en sont
les auteurs » .
Mais, s'étonnait le commissaire, pourquoi n'avoir
pas porté plainte tout de suite? — C'est bien simple,
répondait Casanova. J'ignorais alors que Marini
m'eût trompé et volé. Dès que je l'ai su, il n'y a pas
longtemps, j'ai menacé le fripon de me pourvoir en
justice, s'il ne me rendait pas tout ce qu'il m'avait
gagné frauduleusement, et, en particulier, la lettre de
change. Mais l'impudent m'a répondu que non
seulement il ne me rendrait rien, mais qu'il avait
donné la lettre de change en payement à Lempérière,
et qu'il faudrait bien qu'elle fut payée à son échéance.
348 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
— Casanova ajoutait qu'il n'était pas la seule vic-
time de cet escroc, connu pour tel à la police, et
qui, ayant tout récemment déménagé furtivement,
s'était réfugié dans l'Enclos du Temple, à la barbe
de ses nombreux créanciers.
Le lendemain du dépôt de la plainte, le lieutenant-
criminel signa le permis d'informer. L'enquête,
rapidement menée, provoqua quelques dépositions
intéressantes. Benoît Deslions ne fit aucune difficulté
de reconnaître qu'à la prière de Marini il avait rédigé
le modèle d'une lettre de change de cinquante ou de
cinquante-trois louis, le brocanteur lui ayant dit qu'il
allait chez Casanova, et qu'il comptait lui gagner cette
somme. Les autres témoins, Déjardini, qui avait
montré à lire et à écrire à l'une des petites Aguzzi et
s'était trouvé mêlé, bien malgré lui, aux affaires du
ménage Marini, et l'artificier Gaillau, en particulier,
avouèrent que Marini avait l'habitude de faire jouer
de malheur. Pour ce qui était de Casanova, ils assu-
raient qu'il avait joué souvent chez Marini, mais
qu'ils l'avaient toujours considéré comme un galant
homme '. Restait à retrouver l'original de la lettre de
change, dont le procureur du roi avait requis et le
lieutenant criminel ordonné la saisie-revendication et
le dépôt au greffe criminel du Châtelet-.
Sur ces entrefaites, le 30 septembre, Lempérière
1. Arch. nat., Y 13 519, comm. Chenu, information des 26 et
27 septembre 1758, signalée par Gii. Henry et publiée par Capon,
p. 405-170.
2. Ibid., déclaration de Casanova, du 30 septembre, signalée
par Ch. Henry et publiée par Capon, p. 470-472.
UNE AFFAIRE DE JEU. 349
arriva chez Casanova, sur les dix heures du matin,
pour lui demander le payement des cinquante-trois
louis d'or, soit 1 272 livres. Après des pourparlers
infructueux, comme un huissier s'était présenté, se
disant porteur de l'eiret, et avait dressé protêt, Casa-
nova requit le commissaire de se transporter au plus
vite au domicile de cet homme de loi. pour y saisir la
lettre de change. Malheureusement, la perquisition
opérée au quatrième étage dune maison de la rue
Saint-Martin, sous l'œil narquois d'un cocher et d'une
fille de service appelés comme témoins, ne donna
aucun résultat '.
Le 2 octohre, Casanova se voyait assigner devant
le tribunal des Juges consuls — notre tribunal de
commerce — pour s'entendre condamner à payer à
Lempérière les 1 272 livres contenues dans la lettre
de change protestée. Il eut beau alléguer qu'il avait
porté plainte contre Marini et ses complices, et
demander qu'en conséquence l'afifaire fût reuA^oyée au
Clîàtelet, les consuls, sur la question de compétence,
décidèrent que, pour une lettre de change tirée de
place en place, ils étaient les seuls juges réguliers,
et jugeant au fond, que Lempérière devait être con-
sidéré comme sérieux bénéQciaire. Casanova était bel
et bien condamné, par défaut, à s'exécuter-.
Il n'était pas homme à se tenir pour battu dès la
1. Arch. nat., Y 13 519, comm. Chenu, procès-verbal d'ouver-
ture de portes et de perquisition, du 30 septembre, signalé par
Ch. Henrj- et publié par Capon, p. 472-473.
-. Arch. de la Seine, sentence des consuls du 4 octobre 1758.
20
350 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
première escarmouche. Aussi fit-il immédiatement
appel au Parlement de la sentence de « déni de ren-
voi ». Mais les nouveaux juges ne se rangèrent pas à
son avis, car, après avoir déclaré son appel recevable
en la forme S ils confirmèrent purement et simple-
ment, le 12 octobre, la sentence des Juges consuls.
Fidèle à sa tactique, Casanova se laissa condamner
par défaut '.
Un moyen dilatoire classique s'offrait à lui :
l'opposition. Il n'eut garde de le négliger. A cette
époque, les vacances judiciaires prenant fin, l'affaire
passe de la Chambre des vacations à la Grand'-
Chambre. De plus belle, les procureurs grossoient
des requêtes, les avocats plaident, Viel pour Lempé-
rière, Jouhannin pour Casanova, et les parties s'obser-
vent ^ Le 20 décembre, Casanova, dont l'opposition
a été déclarée recevable, demande la nullité de la pro-
cédure suivie contre lui par Lempérière, subsidiaire-
ment le renvoi devant la Chambre de la ïournelle
qui connaît de l'appel Marini, plus subsidiairement
un sursis jusqu'à ce que la procédure extraordinaire
soit close; plus subsidiairement encore le dépôt de
la lettre de change au greffe criminel de la cour*.
Par arrêt du 7 février 1759, le Parlement fait droit à
1. Arch. nat., X^^ 4 285, fol. 107. Chose curieuse, Casanova
conserva toute sa vie une expédition en parchemin de cet arrêt
du Parlement du 6 octobre 1758. Elle se trouve encore à Dux,
dans ses papiers.
2. Ibid., Xi« 8 113, à la date.
3. Ibid., XiA 7 853, fol. 279 (27 octobre) et 7 854, fol. 11 v"
(27 novembre).
k.lbid., Xi'^4 287, fol. 135.
UNE AFFAIRE DE JEU. 351
cette dernière requête. Il ordonne que l'effet sera
tiré du « sac » de Lempérière et joint à la procédure
extraordinaire *.
Quelle tournure prenait, pendant ce temps, le pro-
cès criminel intenté par Casanova à Generoso Marini?
Le 27 septembre, à la suite de la plainte, celui-ci avait
été décrété de prise de corps par ordonnance du lieu-
tenant criminel. Mais il s'était réfugié dans l'Enclos
du Temple et, du reste, avait fait appel devant le
Parlement, qui l'avait déclaré recevable". Bientôt,
Casanova revint de son premier voyage de Hollande,
n'ayant suivi que de loin la marche de ses deux
affaires. Au moment où, de retour à Paris, il allait
pouvoir y prendre une part personnelle, il tom-
ba lui-même sous le coup de poursuites criminelles
au sujet de cette mademoiselle Wynne, dont nous
avons conté l'étrange aventure. Il faut croire que ses
adversaires ne manquèrent pas de mettre à profit
les difficultés au milieu desquelles il se débattait,
car la balance judiciaire pencha du côté de Marini.
Le 14 mars 1759, en effet, sous la présidence de
Lefebvre d'Ormesson, Séguier occupant le siège
d'avocat-général , la Tournelle déchargeait le brocan-
teur de l'accusation portée contre lui, et condamnait
Casanova, toujours par défaut, aux dommages-intérêts
et aux dépens « des causes principales, d'appel et
demandes »^
1. Arch. nat., Xi-^ 7 859. fol. 42.
2. Ibid., X^B 1 020, 26 octobre 1758.
.3. Ibid., X2B 1 021 et 1 155, à la date.
352 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Restait à régler l'affaire civile, que le procès cri-
minel avait pendant ce temps tenue en état, pour
employer le langage des juristes. Lempérière était
aux aguets. A peine l'arrêt criminel fut-il rendu,
qui! présenta requête pour revenir devant la chambre
civile. Ainsi fut fait. Deux jours plus tard, l'exécu-
tion de la sentence des Juges consuls était ordonnée,
et l'appelant condamné à tous les frais \ La décon-
fiture de Casanova ne pouvait être plus complète.
Que se passa-t-il ensuite? Lempérière parvint-il à
loucher ses 1272 livres, poursuivies contre vents et
marées, avec d'autant plus d'acharnement que
Mariai était évidemment un de ses débiteurs les plus
insolvables? Ce que l'on peut dire, c'est que, le
21 mai 1739, par-devant notaire, « le sieur Jacques
Cazanova, l'un des directeurs de la loterie de
l'Ecole royale Militaire, demeurant à la Petite
Pologne, paroisse de Clichy-la-Garenne », se désista
purement et simplement, à la réquisition du sieur
Generoso Marini, demeurant Enclos du Temple, de
sa plainte du mois de septembre précédent et de
l'effet du décret décerné à la suite de cette plainte
contre son adversaire. Marini s'engageait formelle-
ment à n'exercer contre Casanova ni action, ni
recours, et à ne lui réclamer ni indemnité, ni dom-
mages-intérêts. Il reconnaissait aussi que Casanova
n'avait consenti son désistement qu à celte condition
expresse. Les deux adversaires ne se rencontrèrent
1. Arch. nat., -X'-^ 7 8G2, fol. 127 v", 16 mars 1759.
UNE AFFAIRE DE JEU. 353
pas à l'occasion de cet acte, que Casanova signa « en
l'étude », et Marini « en sa demeure » \
Ainsi finit la malencontreuse histoire de jeu, qui
avait mis aux prises, pendant plusieurs mois, notre
imprudent voyageur, un courtier véreux et un négo-
ciant suspect. Ni les uns ni les autres n'étaient au
bout de leurs peines. Marini, attaqué non seulement
par Casanova, mais aussi par un de leurs amis
communs, l'artificier Carlo Genovini^, et sans doute
par beaucoup d'autres, avait déposé son bilan en
décembre 1758 au greffe des Juges consuls. Son
passif était de 8 000 livres, et son actif n'allait pas,
tout bien compté, à 8 400 livres. Maigre butin à
partager^. Marini reconnut de bonne grâce l'impossi-
bilité où il se trouvait de désintéresser ses créanciers
ou ses dupes. Pour faire preuve de bonne volonté et
couper court aux frais considérables que certains
avaient engagés en poursuites, il leur exposa sans
ambages sa situation financière. La vente de ses
meubles avait produit environ 2 300 livres; 1100
étaient revenues aux créanciers privilégiés; les autres
feraient bien, pour le moment, de se contenter du
reste. Un contrat d'atermoiement du 16 juin 1759
1. Etude Ditte.
2. Arch. nat., Y 11 336, comm. Ghénon, 25 avril et 26 mai 1758,
plainte et information Marini contre Genovini, Y 11 574, comm.
Chenu, plainte Genovini contre Marini, 18 août 1758, et Y il 576,
information des 12 et 19 avril. Le 7 octobre 1758, Marini avait
été décrété de prise de corps. Il avait fait, bien entendu, appel
au Parlement (Arch. nat., X-^ 1 020, 14 octobre).
3. Arch. de la Seine, Bilans, carton 18, 7 décembre 1758.
20.
354 .lACOLKS CASANOVA, VKNITIEX.
arrangea ainsi les choses'. Jean Lempérière, le mar-
chand d'étoffes de soie de la rue Jean-de-Beauvais,
continua à plaider de-ci, de-là, soutenant tant hien
que mal ses affiiires, jusqu'au jour de juillet 1760,
où il passa dans une vie meilleure-.
Quant à Casanova, son affaire de jeu n'était qu'un
avant-goût des embarras qui l'attendaient, et des
déboires, beaucoup plus vifs, qu'allait lui procurer
la justice parisienne.
1. Étude Fleury et Arch. de la Seine, sentence des consuls du
2 juillet 1759.
2. Le scellé après décès de Jean Lempérière (juillet ou août
1760) n'a pu être retrouvé aux Arch. nat., dans les minutes du
commissaire Rousselot. Mais son testament, déposé le 5 août et
son inventaire, du 28 août et jours suivants, sont en l'étude
Plocque. Il laissait une situation peu brillante, car son frère
Richard dut renoncer à sa succession (6 novembre 1700).
CHAPITRE XXII
CASANOVA ESC» OC
Ce titre assurément ne surprendra personne. Il est
trop clair que l'escroquerie fut un des moyens
d'existence de Casanova et le véritable secret de ses
continuels voyages, car il lui fallait chercher sans
cesseun théâtre nouveau pour ses opérations délicates ^
Parfois, quand il lui advient malheur, il se dit, dans
ses Mémoires, la victime de fatales circonstances
1. La preuve a déjà été faite pour l'un des séjours de Casa-
nova à Bologne. Umberto Dallari (Z^'«a truffa del Casanova, dans
Folclicllo, Z' année, n" 307, 0 novembre 1893) a conté l'histoire
de ce Giovanni-Batti.sta d'Antonio Frinzi, rentier de Vérone,
qui, à Rome, avait eu l'imprudence de prêter cent sequins à
Casanova. L'aventurier lui fit une lettre de change adressée à
un nommé Martiniani de Venise, que le rentier ne trouva jamais,
et pour cause. Nul doute que des recherches analogues exécu-
tées dans beaucoup d'autres villes n'aboutissent aux mêmes
résultats.
356 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
OU de machinations odieuses. Parfois, il passe sous
silence l'épisode qui le gène. C'est ainsi qu'il n'a
pas dit un mot des poursuites judiciaires qui l'obli-
gèrent à quitter Paris.
Son principal adversaire se nommait Charles-
Henry Oberli, Auberti ou Doberti, baron de La Mo-
renne ou La Moraine. Originaire de Fossano en
Piémont, il avait au moins deux frères, dont l'un
fut officier du régiment de la Clarine au service du
roi de Sardaigne, et une sœur, qui resta dans sa
ville natale, où elle se maria. Un de ses neveux était
notaire à Fossano, un autre habitait Turin. Venu
en France à une date qu'il est impossible d'indiquer,
Charles-Henry Oberti épousa une française, Marie-
Anne Cosme, veuve de Guilfiume Potevin de
Mourgues, ingénieur du roi et des Etats de Provence.
De l'un et de l'autre nous ne savons pas grand'chose,
sinon qu'ils demeuraient à la fin de leur vie rue d'Enfer,
non loin du Luxembourg, et qu'ils avaient acquis,
près de Gisors, le petit château d'Hébécourt, oii Us
réunirent un assez grand nombre d'œuvres d'art, en
particulier des tableaux de batailles, qui pourraient
bien provenir des démêlés avec les deux Casanova,
et où Oberti mourut le 24 janvier 1789 ^
Trente ans auparavant, à l'époque où nous allons le
trouver plaidant contre Casanova, Oberti demeurait
à Paris, rue des Égouts-Saint-Martin. On lui donne,
dans les documents judiciaires, tantôt le litre de négo-
1. Aich. nat., Y 13 098, commissaire Hiltobrnndt de Villiers,
scellé après décès.
CASANOVA ESCROC. 357
ciant, tantôt celui d'avocat. Mais un arrêt du Parle-
ment, du 31 mars 1700, sans rapport avec l'affaire
Casanova, précise : « Henry Oberty de la Morenne.
natif de Turin, avocat au Sénat de Rome* ». Il vivait
certainement dans le cercle d italiens qui s'était
formé autour de la Comédie-Italienne, et s'occupait
sans doute, comme tant de ses compatriotes,
d'affaires de courtage et de banque. Quand il fit son
testament à Hébécourt, quelques jours avant sa mort,
il désigna pour exécuteurs testamentaires Jean-Marie-
Gaspard et Pierre-Charles Busoni, banquiers rue
Thévenot, paroisse Saint-Sauveur-, l'un mari, l'autre
fils de Marine-Lucie Yéronèse, sœur de Camille et de
Coraline*.
C'est au mois de mai IToU que Casanova se
trouva en compétition avec Oberti au sujet d'une
lettre de change de 2 400 livres, payable au 20 avril,
tirée sur lui de Rouen le 14 avril par son frère
François, au profit de Carlo Genovini. Le billet trouva
rapidement deux endosseurs en la personne d'Oberti
d'abord, à qui Genovini en passa l'ordre, puis d'un
ecclésiastique nommé Saulnier. curé de la \arenne-
Saint-Maur. Mais le jour de l'échéance, Saulnier
n'ayant pu obtenir payement, assigna, devant les
Juges consuls Oberti, Genovini et les deux Casa-
nova, exerrant ainsi son recours, comme en pareil
1. Arch. nat., X'-^ 7 892, fol. 3-27 v".
2. Testament du 18 janvier I78'J, indiqué dans le scellé cité
ci-dessus.
•3. Arch. nat., Z- 2 452, scellé après décès de Camille Véronèze.
358 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
cas la loi lui en donnait le droit, contre tous les signa-
taires, endosseurs, tireur et tiré.
Le 11 mai, il obtenait une condamnation par
défaut, et le 21, sur opposition des défendeurs, une
nouvelle sentence confirmant purement et simplement
la première'. Puis, suivant la voie ordinaire, l'affaire
passa en appel au Parlement. Dans les deux premiers
arrêts, des 23 et 25 mai, l'un déclarant l'appel rece-
vable-, l'autre portant défaut contre l'abbé Saulnier^,
Oberti ne paraît pas. Mais, dès le lendemain, il agit
tant en son nom personnel que comme « ayant les
droits retrouvés de Saulnier » ^. Peut-être a-t-il conclu
un arrangement avec Saulnier, qui, ne se sentant
pas les reins assez solides pour entamer un procès
coûteux, lui a cédé sa créance. En tout cas, à par-
tir de ce moment, c'est Oberti qui devient le dernier
bénéficiaire de la lettre de change, et c'est à lui que
Genovini et les Casanova vont avoir affaire.
Cependant, en vertu des sentences des consuls,
exécutoires par prot'ision, c'est-à-dire nonobstant
opposition ou appel, une saisie-exécution avait eu
lieu, le 18 mai, contre Casanova et consorts, dont on
se disposait à vendre les meubles. Oberti demanda
au Parlement de passer outre aux poursuites, et, par
arrêt du 28 juin — c'est le premier arrêt important
de l'affaire — la cour accueillait sa requête, et refu-
1. Arch. de la Seine, plumitif des Juges consuls.
2. Arch. nat., X'» 3 713.
3. Ibicl., XiA 7 8G8, fol. 380.
'i. Ibid., Xi'^ 7 8G8, fol. 'i63 v°-''iG4 (opposition d'Oberti contre
le défaut du 25 mai).
CASANOVA ESCROC. 339
sait d'entendre les arguments des défendeurs. Un
sursis d'un mois était accordé à Casanova et consorts,
à dater de la signification de l'arrêt, pour s'exécuter'.
Le 2 août, le sursis arrivait à expiration, et Casa-
nova ne donnait toujours pas signe de vie, lorsque,
le 3, Oberti reçut une visite inattendue. C'était un
huissier qui, de la part de Jacques Casanova, « direc-
teur de la loterie de l'Ecole royale Militaire », venait
lui présenter le papier suivant : « Rouen, le 23 mars
1739. Bon pour 3 000 livres. Monsieur, au 23 juillet
prochain, il vous plaira payer, par cette seule de
change, à l'ordre de M. Casanova, la somme de trois
mille livres tournois, valeur que vous avez reçue comp-
tant, que vous passerez sans autre avis de votre très
humble serviteur. (Signé) : Moren l'aîné Chàtellereau.
(Adresse) : A. M. Oberti, négociant, rue desEgouts-
Saint-Marlin. (Au-dessous était écrit) : Accepté
(Signé) Oberti". » Et l'huissier assignait Oberti à
comparoir le jour même à l'audience du consulat,
pour s'y voir condamner à payer à Casanova la
somme de 3 000 livres, contenue dans cette lettre de
change.
Un moment interloqué, Oberti, bien sûr de n'avoir
jamais apposé sa signature au bas de ce billet, courut
conter l'affaire au commissaire Hugues. Il ne con-
naissait ni directement ni indirectement Morel ou
Moren-Chàtellereau, et n'avait jamais traité d'afifaire
1. Arch. nat., Xi^ 3 714.
2. Arch. de la Seine, consulat, Liasse 007 des citations,
l"-8 août 1759.
360 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
avec une personne de ce nom. Si son acceptation et
sa signature figuraient au bas de cette lettre de change,
il fallait que Casanova ou d'autres eussent imité son
écriture, ce qu'il était d'autant plus fondé à croire
que jamais, au cours des contestations qui les divi-
saient, Casanova n'avait parlé de cette prétendue
créance ^ Puis, sa déclaration faite, Oberti accepta
le rendez-vous que lui offrait son adversaire devant
les Juges consuls.
Le 3 août, il y fit soutenir par son procureur qu'il
n'était point négociant, et obtint que la lettre de
change lui sei^ait communiquée. Le 6, après examen
du titre, il reprit et développa les arguments indiqués
dans sa plainte, et requit la « vérification ». Son
adversaire lui fit présenter une lettre qu'il avait
écrite à M. de Vauversin, avocat. Il reconnut qu'elle
était bien de lui. Finalement, le tribunal ordonna que
la lettre de change et la lettre missive seraient déposées
au greffe, aux fins d'expertise. Le 13 août, les experts
prêtèrent serment, et les juges décidèrent d'attendre,
pour se prononcer, d'avoir pris connaissance du rap-
port clos et cacheté, qui devait être remis au greffe ^.
Entre temps, Oberti avait introduit au Parlement
une demande d'évocation, à laquelle la cour fit droit
1. Arch. liât., Y 11000, cornm. Hugues. Cette plainte, commu-
niquée par M. Ém. Campardon à M. Gk. Henry, a été signalée
par ce dernier dans son article du Messager liisUnlque russe,
t. XXI, 1885, p. 528.
2. Arch. de la Seine, plumitif des consuls, volume d'août
1759, aux trois dates indiquées. Capon (p. 427) a tenté de donner
le texte de la sentence du 3 août.
CASANOVA ESCUOG. 361
le 13 août'. Le 22, elle ordonna que la lettre de
change arguée de faux serait déposée au greffe cri-
minel'. Aux ennuis d'un procès civil s'ajoutait donc,
pour Casanova, le danger d'une affaire criminelle et
d'une condamnation infamante.
Il en était là de ses démêlés judiciaires, lorsqu'un
coup plus rude encore vint le frapper. Le lendemain
même de l'arrêt de mauvais augure rendu par le Par-
lement, c'est-à-dire le jeudi 23 août, au soir, un
autre débiteur, moins patient, ou mieux informé,
Louis Petitain, mercier de son état et banquier à ses
heures, rue Bertin-Poirée*. le faisait arrêter et mettre
au For-l'Evêque.
Casanova, on sen souvient, a parlé de cette arres-
tation dans ses Mémoires, mais il la met sur le
compte des mésaventures que lui avait attirées la
manufacture de l'Enclos du Temple. En réalité, les
motifs en étaient bien différents. Une lettre de change
était encore cause de tout le mal. Ce billet, de
2 400 livres, payable au 30 juin 1759, à l'ordre de
Genovini, avait été soi-disant tiré de Lyon le 20 no-
vembre 1758 par un sieur Henry de La Haye sur
Casanova, qui l'avait accepté. Genovini l'avait endossé
au profit des sieurs ^lercier et Sandrin, qui, à l'éché-
ance, l'avaient fait dûment protester, cédant ensuite à
Petitain la qualité de dernier bénéficiaire, dont celui-ci
1. Arch. nat., X'^ 4 309, fol. 75.
■2. Ibid., X2B 1022, à la date.
3. Ibid., Y 15 81'J, cotnm. Rochebi-une, procès-vei-hal de saisie
de bas sur Petitain, à la réquisition des gardes du corps de la
bonneterie (13 août 1759).
21
362 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
s'empressa de faire état pour attaquer le \énitien.
Le 30 juillet, les Juges consuls prononçaient, par
défaut, condamnation contre Casanova', et celui-ci
pour sortir de For-l'Evèque, dut acquitter entre les
mains de son créancier impitoyable 3 500 livres, plus
dix louis pour les frais de capture, de procédure, de
greffe, etc. Il s'en plaignit amèrement, avec bien
d'autres choses, quand il alla, le 23 août, c'est-à-dire
le jour môme de son élargissement, confier sa mésa-
venture au commissaire Guyot. Petltain, assurait-il,
savait fort bien que la lettre de change, objet du litige,
n'avait pas été véritablement signée par le plaignant;
de plus, ce négociant lui avait promis de ne faire aucun
usage de la sentence des consuls, et cette promesse
seule avait déterminé Casanova à ne pas se pourvoir
contre elle. Il protestait donc de la violence dont il
se disait victime, et donnait à entendre qu'il comptait
bien poursuivre les auteurs et complices du billet faux
qui l'avait fait condamner, et Petitain lui-même, en
réparation d'insulte et en dommages-intérêts. Toutes
choses dont le commissaire ne put que lui donner acte -.
Petitain attendait de pied ferme l'etïet des menaces
de l'aventurier, lorsque, un jour qu'ayant pris
médecine il se gardait chaud et coi à son domicile,
un huissier vint lui présenter un billet de 1 1 890 livres,
au bas duquel il ne fut pas peu stupéfait de voir sa
signature contrefaite. Bien entendu, il refusa de
1. Arch. de la Seine, |ilumitif des consuls, à lu date.
2. Arch. liât., Y 13 521, comm. Guyol, public par Gapon,
p. 428-'i29.
CASANOVA ESCROC. 363
payer, porta plainte contre inconnu, et obtint de
M. de Sartines un permis d'informer. Au cours de
l'enquête, son domestique déposa que son maître,
ayant demandé à l'huissier de qui il tenait la lettre de
change, ajouta « qu'il ne pouvoit la tenir que d'un
sieur Casanova, lequel le déposant sçait que ledit
sieur Petitain a fait arrêter et emprisonner pour de
l'argent qu'il lui devoit ^ ». Et Casanova était fort
capable de ce que Petitain supposait.
Nous avons laissé Casanova au For-lEvéque, et fort
marri d'y être. Dès qu'Oberti eut connaissance de
l'incarcération de son adversaire, il s'empressa de le
recommander, comme on disait alors en termes de
Palais, au greffier de la prison, c'est-à-dire de remplir
les formalités nécessaires pour que l'écrou ne put
être levé sans son consentement. En vain Casanova
regimba, protestant, dans une plainte qu'il déposa le
24 août, à une heure du matin, entre les mains de
Laumônier, l'un des commissaires du quartier Sainte-
Opportune-, à la fois contre cette recommandation et
contre les commandements à lui présentés par
l'huissier d'Oberti, tous actes qu'il estimait « inju-
rieux, tortionnaires et déraisonnables ».
Cependant l'affaire, ou plutôt les affaires — car le
procès criminel marchait dès alors parallèlement avec
le procès civil — prenaient la tournure la plus
1. Arch. nat., Y 1157G, comm. Chenu (plainte et information
des 4 et 18 septembre 17.59).
2. Cette plainte, visée dans l'arrêt du 7 septembre, est malheu-
reusement demeurée introuvable, les papiers du commissaire
Laumônier ayant en très grande partie disparu.
364 .lAGQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
défavorable à Casanova. Pour les 2 400 livres, le
Parlement refusait d'admettre la compensation invo-
quée par lui à la faveur de la prétendue créance de
3 000, el il confirmait purement et simplement sa
décision du 28 juin'. Pour obtenir sa liberté, Casa-
nova dut consigner le montant de sa condamnation
entre les mains du greffier du For-l'Evôque, tandis que
son frère François était l'objet d'une saisie-exécution
pour le payement des frais de justice. Par son arrêt
du 7 septembre, la cour ordonna d'abord que Casa-
nova le jeune devrait acquitter les frais de justice,
faute de quoi la saisie-exécution suivrait son cours,
ensuite que la somme consignée au For-l'Evèque par
Casanova l'aîné serait délivrée à Oberti, à condition que
celui-ci fournît caution-. ^lais, en janvier 1760, un
sieur Cheval, marchand, soi-disant créancier de Casa-
nova, fil opposition à la délivrance de ces 2 427 livres,
et, en mai, Oberti n'avait pu encore fournir cautions
Pourquoi? C'est ce qu'on ne saurait dire. Comment
l'affaire finit-elle? Les documents ne le disent pas.
Le procès criminel, intenté pour faux et usage
de faux par Oberti à Casanova, suivait son cours.
Des experts avaient été nommés, et l'on instruisait la
plainte'. Enfin, le 22 décembre, un arrêt criminel
ordonnait l'arrestation de Casanova et son incarcération
1. Arcli. nat., XiA 4310, fol. /|4.3 \''-Viô (21 août 17.V.)^.
2.X1A 4 313^ fol. 8 v''-9 (28 août); 7 879, fol. 1 v" et 'il v°-'i2
(211 août); 4 317, fol. 289 v''-294 (7 septembre).
:i. XiA 4 323, fol. 387 v°-388 (29 janvier 1700); 7 892, fol. 36
(2») mars); 4 332, fol. 4.30 v"-431 t° (.5 mai 1760).
4. X2U 1022 (13 sept., 18 sept., 23 octobre 1759).
CASANOVA ESCROC. 365
à la Conciergerie du Palais, pour être entendu sur les
charges relevées contre lui'. C'était s'y prendre un
peu tard, car, sentant venir l'orage, il avait quitté la
France depuis plus de deux mois.
Dès lors, les archives du Parlement sont muettes
sur les deux affaires. Elles n'étaient pas terminées
cependant. Le 8 juin 1760, la comtesse du Rumain,
amie confiante et protectrice fidèle, écrivait là-dessus
à Casanova une lettre bien curieuse. Elle était lâchée
qu'il ne pût revenir à Paris à cause des friponneries
qu'il y avait essuyées, à cause surtout de la malheu-
reuse affaire de la lettre de change qu'on lui avait
« niée ». \ous avez, lui disait-elle, affaire à un fripon,
et vous n'avez rien pour le convaincre en justice.
Votre avocat, qui a beaucoup d'esprit et de connais-
sance, assure qu'il faudrait seulement 100 louis pour
anéantir cette affaire. Je ne puis vous les donner,
mais est-il donc impossible de les trouver chez vos
débiteurs? Il n'y a pas eu la moindre preuve contre
vous, et vous avez été persécuté assez longtemps pour
que l'on ne vous eût pas laissé libre, si la rumeur que
l'on a faite n'eût pas été à votre avantage. Revenez
donc. La perquisition que l'on a faite de vos papiers,
qui a constaté votre innocence, doit vous rendre
tranquille, et d'ailleurs on est toujours plus à portée
de la justice présent qu'absent -.
1. Arch. nat., X-B 1022, à la date. Le 19 avril 1760. un autre
arrêt ordonnait encore la communication de toute la procédure
criminelle dans l'instance civile engagée à propos de la lettre
de chango de 2 400 livres (X-B 1023, à la date,.
2. Publiée par Aldo Ravà, Lettere di donne, p. 102-103.
366 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Ce n'était peut-être pas tout à fait l'avis de Casa-
nova, qui avait sur la conscience bien d'autres pecca-
dilles. Pour se procurer du crédit, il avait, à plu-
sieurs reprises, lancé dans le commerce, avec l'aide
d'amis complaisants, du papier ne reposant que sur
des opérations fictives, et comme il voulait, à tout
prix, vivre en grand seigneur, il avait fait de nom-
breuses dettes. Aussi est-ce à chaque pas que, dans
les archives des Juges consuls ou dans celles du
Parlement, on trouve Casanova, tantôt poursuivi par
des créanciers impatients', tantôt mis en cause par
de pauvres diables, qui avaient eu l'imprudence d'ac-
cepter des lettres de change tirées ou acceptées par
lui'^ On nest pas surpris de retrouver en sa compa-
gnie ses compères habituels, l'artificier Genovini,
Casanova le peintre, les Balletti père et fils, et de
noter au passage des noms qui ont un air de famille
1. Aflaire Casanova-Del Castillo (Arch. de la Seine, consuls, 14
et 21 mai 1759; Arch. nat., Xi^ 4 301, fol. 112, X'^ 7 871, fol. 123
vM24 (30 mai et 23 juin 1759). — Affaire Casanova-Vein (Arch.
de la Seine, consuls, 11 et 28 mai 1759; Arch. nat., X'-^ '1302,
fol. 47 (12 juin 1759).
2. Affaire Crescent de Bernaud-Casanova-Genovini (Arcli.
de la Seine, consuls, 13, 20 et 22 août 1759; Arch. nat.,XiA 4 313,
fol. 145; Xi'^ 7 879, fol. 413, 30 août et 3 sept. 1759). — Affaire
Ballexscrd-Casanova-Balletti(Arch. de la Seine, consuls, 19 octo-
bre 1759). — Affaire Regnault-Casanova-Balletti-Beaudeduit-
Pradine (Arch. de la Seine, consuls, 24 déc. 1759; Arch. nat.,
X'-'^ 4 322, fol. G v"; Xi-^ 7 880, fol. 16; X'-"^ 4 325, fol. 333, 5 et
10 janvier, 15 février 17G0). — Affaire Bartholoni-Casanova-Bal-
letti père et fils (Arch. de la Seine, consuls, 20 août 1759). Il
y a aussi, dans l'un des registres d'audience de la Prévôté de
l'Hôtel (Arch. nat., V^ 178, fol. 125), à la date du 20 décembre
1758, mention de deux affaires de Lattre-Gazanova et Gombaut-
Cazanova.
CASANOVA ESCROC. 367
avec ceux de divers personnages des Mémoires. Morel-
Châtelleraut, par exemple, fait penser à ce directeur
de la Monnaie de Parme que l'aventurier avait connu
dans cette ville, et Henri de La Haye à cet ex-jésuite,
qui lui avait laissé de si mauvais souvenirs.
Il est certain, comme nous le verrons par la suite,
que Casanova revint à Paris peu d'années après ces
événements, il est vrai pour de courts séjours. Avait-
il trouvé le moyen de désintéresser ses adversaires, ou
ceux-ci avaient-ils renoncé à le poursuivre? La
marquise d'Urfé ou la comtesse du Rumain avaient-
elles payé pour lui? Une conclusion en tout cas s'im-
pose, c'est que, s'il eût prolongé à cette époque son
séjour à Paris, il eût été, selon toute vraisemblance,
condamné pour faux '.
A la fm de sa vie, Casanova, entre autres écrits
d'économie politique, rédigea et adressa à l'empe-
reur Joseph II des Réflexions sii/^ V Usure, oh il
préconisait la proscription rigoureuse des lettres
de change, des billets à ordre et au porteur, et la
mise en liberté immédiate de toutes les personnes
que 1 usage de ces maudits papiers avait conduites
en prison. C'était parler en connaissance de cause.
De plus, on a publié récemment- le brouillon dune
1. Chez les Casanova d'ailleurs, pareils procédés étaient mon-
naie courante. Garlelta (Antonio Valeri) a conté dans la Domc-
nica fîorentina (i. 11 et 18 août 1895) l'histoire du frère cadet
de notre héros, Jean Casanova, condamné par contumace à
Rome, le 16 mars 1767. à dix ans de galères. II s'agissait d'une
lettre de change fausse de 3 850 écus.
•2. Éd. Conrad, par Rnvà-Gugitz, XV, 1913, p. 87.
:î08 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
lettre, que laventurier écrivait de Barcelone, le
20 novembre 1768, au comte de Kicla, gouverneur
de cette ville, cl où il était dit ceci : « Si on trouve
à Gênes, Livourne, Rome, Naplcs, Turin, Genève,
Vienne, en Pologne, en Russie, en Allemagne et en
Espagne un banquier qui puisse m'accuser de l'avoir
trompé au moyen d'une lettre de change fausse, je
veux mourir sur l'échafaud. » L énumération paraîtra
moins impressionnante, et le serment moins pathé-
tique, si l'on remarque que Casanova oubliait de
mentionner Paris, Londres et quelques autres villes,
d'où il est certain, au contraire, qu'il fut chassé pour
lie pareils « tours de gentillesse », comme les appelait,
par manière d'euphémisme, un plaisant escroc de ce
temps *.
1. Arch. de la Bastille, 12 017, dossier Thévenot.
CHAPITRE XXIII
MADEMOISELLE DE ROMANS.
« Les amours royales ont leur fortune. Il en est
de publiques, de retentissantes, d'éclatantes, qui occu-
pent le monde, triomphent du temps et marchent à
la postérité dans la lumière, dans le bruit, dans le
scandale de leur gloire. Il en est de modestes, de
dérobées, de voilées, pareilles à ces heures du soir,
qui s'envolent un doigt sur la bouche. Celles-ci sont
entourées de silence, respectées du bruit même que
lait un roi quand il sort. L'histoire ne cèle rien de
celles-là. Elles sont sa proie. Elle les suit baiser à
baiser ; elle les poursuit dans l'alcôve : elle les désha-
bille des pieds au cœur ; elle confesse leur vie et leur
mort... Les autres, une trace, un mot, quelque page
perdue d'un livre oublié, c'est toute leur part. Un
murmure est tout leur nom. L'art les abandonne à
leur rien, la poésie les dédaigne, l'histoire les tait...
21.
370 JACQIES CASANOVA, VENITIEN.
Il est des madame de Pompadour, Il est des made-
moiselle de Romans ^ »
Depuis plus de cinquante ans que cette page bril-
lante a été écrite, on s'est beaucoup occupé de la
petite-maîtresse, dont les Concourt opposaient la
renommée discrète à la gloire souveraine de la Pom-
padour. On a cherché et trouvé des renseignements
sur sa fîimille, sur elle-même, sur ses mélancoliques
amours, sur son triste mariage, sur les tribulations
de sa vieillesse, et sur la banalité de sa mort'.
Comment cependant, quand on parle des séjours de
Casanova en France, ne pas consacrer quelques pages
à celle qu'il prétend avoir connue, et dont il veut
avoir pronostiqué l'étonnante fortune?
En 17(30, venant d'Annecy et d'Aix, Casanova
arrivait à Grenoble. Recommandé par madame d'Urfé
au marquis de Yalenglard^ se réclamant au demeu-
rant, et non sans impudence, d'imaginaires liens
d'amitié qui auraient existé entre son père et Bour-
1. Ed. et J. de Goncourt, Portraits Intiines, I, 1857, p. 2G3-4.
2. E. Welvert, Le frai nom de mademoiselle de Romans
{Rente historique, X.\XII, 1886, p. 102-106); Le mariage de made-
moiselle de Romans {Archives historiques, II, 1801, p. 299-305 et
Kn feuilletant de l'ieux papiers, 1913, p. 23-35); Gh. Nauroy, Le
Curieux, II, 1886, p. 19.3-19'i; Comte Fleury, Louis Al' et les
petitcs-maftresses, 1899.
3. S'agit-il de François-Léonard Le Roy, marquis de « Valan-
glarl », qui était à cette époque capitaine au régiment Dauphin
dragons, et qui devint en 1778 mestre de camp attaché à la cava-
lerie? (états de service aux Arch. de la Guerre; cf. Belleval,
Souvenirs d'un chevau-léger, p. 84). Un autre Le Roy, Jean-Antoine,
vicomte de « Vallenglart », marié à Elisabeth de La Porte, était
aussi officier à cette époque (Arch. nat., Y 12 162, comm. Cadot,
2 août 1759).
mademoisi-:lle de romans. 371
chenu de Valbonnais, l'historien du Dauphiné. mort
alors depuis trente ans', il reçut le meilleur accueil
dans la bonne société de la ville. Au concert, où le
mena M. de ^alenglard, il remarqua « une belle
brune, à l'air modeste, très bien faite et mise avec
simplicité ». Piqué par son air de douceur et de timi-
dité, et plus encore intéressé par « les belles propor-r
tions de son profil et de ses formes », il désira vive-
ment faire sa connaissance. Une certaine madame
florin, femme d'un avocat et tante de la jeune fille,
la lui présenta sous le nom de mademoiselle Roman-
Coupier, la plus belle et la plus sage personne de
Grenoble, et qui n'avait qu'un défaut, celui de n'être
pas assez riche. Casanova donne à dîner à mademoi-
selle Roman-Coupier et à sa famille. Il lui fait une
cour pressante, danse au bal avec elle, tire son horo-
scope, et lui prédit que la fortune l'attend à Paris, où
elle deviendra maîtresse du roi, à condition que celui-
ci la voie avant ses dix-huit ans accomplis. Tout le
monde s'enthousiasme, et madame Morin parle de
madame \arnier, tante de la jeune fille, qui demeure
à Paris, rue de Richelieu près du Café de Foy-, et
connaît toute la capitale. Casanova s'offre à payer le
prix du voyage. On refuse. Il quitte enfin Grenoble,
non sans avoir obtenu quelques complaisances de la
1. Jean-Piei'ic Morct de Bourchenu, marquis de Valbonnais
(1651-1730), conseiller au Parlement de Grenoble, président de
la Chambre des Comptes de cette ville, conseiller d"Etat,
membre de l'Académie des Inscriptions.
2. Les mois près du Café de Foy ne figurent, je crois, que dans
l'édition Schutz (VI, 442).
372 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
belle Roman. Dans le cours de la même année 1760,
il apprend à Florence et à Chambéry que la piquante
dauphinoise s'est rendue à Paris, qu'elle est devenue
la maîtresse de Louis XV, qu'elle habite une belle
maison à Passj, et qu'étant grosse de cinq mois, elle
est sur le chemin de devenir reine de France, ainsi
que l'horoscope le lui a prédit. Sur ces entrefaites, il
retourne à Paris, va voir chez madame Varnier made-
moiselle de Romans, la trouve en embonpoint et à
l'état de sultane féconde, mais mélancolique, éprise
de son royal amant, et malheureuse de ne pouvoir
l'aimer comme un autre homme, persuadée d'ailleurs
que la prédiction de Casanova se réalisera pleinement,
qu'il lui naîtra un fils, et que Louis XV le reconnaîtra
pour prince du sang.
Mise à part la question de savoir s'il est bien vrai
que l'aventurier a connu mademoiselle de Romans à
Grenoble — car comment, sur ce point, contrôler
ses dires ? — il ne sera peut-être pas saïis intérêt de
comparer son récit avec ce que l'on sait d'elle.
En disant que mademoiselle Roman-Coupier avait
dix-sept ans en 176U, Casanova obéit sans doute à la
manie qui lui a fait rajeunir presque toutes les jeunes
filles ou jeunes femmes qu'il a connues. En réalité,
Anne Coupier ou Coppier avait à cette époque vingt-
Irois ans, étant née à Grenoble le 19 juin 1737 de
.Tean-Joseph-Roman Coppier, grelfier des insinuations
ecclésiastiques, et de Madeleine Armand, sa femme'.
1. Acte de baptême du 20 juin, au grefi'e du Tribunal de Gre-
noble. L'acte de la paroisse a été gratté, surchargé, défiguré,
MADEMOISELLE DE ROMANS. 373
De mademoiselle de Romans, telle qu il prétend
l'avoir vue à Grenoble, Casanova fait un portrait
souvent cité : « Sa peau de satin était d'une blan-
cheur éblouissante, que relevait encore une magni-
lique chevelure noire. Les traits de son visage étaient
d'une régularité parfaite, son teint était légère-
ment coloré ; ses yeux noirs bien fendus avaient à la
fois le plus vif éclat et la plus grande douceur; elle
avait les sourcils bien arqués, la bouche petite, les
dents régulières et bien placées, avec un éclat de
perle, et les lèvres d'un rose tendre, sur lesquelles
reposait le sourire de la grâce et de la pudeur... Sa
gorge était bien formée et n'excédait en rien les belles
proportions. La mode et l'éducation l'avaient habi-
tuée à la laisser voir à moitié avec la mémo innocence
qu'elle laissait voir à tout le monde sa main blanche
et potelée ou ses joues, où l'incarnat de la rose se
mariait à la blancheur des lis. » Cette impression de
beauté régulière, mais que l'on aimerait plus expres-
sive et plus animée, on la retrouve à miracle dans
une toile que Drouais le fils signa en 17(»1. et où l'on
voudrait reconnaître mademoiselle de Romans, alors
dans tout l'éclat de ses amours royales, coupant aAec
des ciseaux le bout des ailes de l'Amour endormi.
Bien que l'inconnue soit enveloppée dans les drape-
ries les plus somptueuses, et qu'elle ait le genou
ployé, on devine qu'elle est grande et forte'. Le visage
pour faire croire à la noblesse des Coppier (E. Welvert, Iici>uc
liistorique, XXXII, 1886, p. 102-106).
1. Sophie Arnould parle dans ses papiers inédits de la « per-
374 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
est d'un ovale parfait, les cheveux noirs, les yeux
bruns noisette, les sourcils de ligne très pure, le
nez bien fait, la bouche petite, la gorge superbe : les
traits les plus réguliers en somme et le maintien le
plus noble, mais sans le pétillement des yeux et le
rayonnement de l'intelligence ^ Un buste en terre
cuite, que l'on croit pouvoir attribuer en toute cer-
titude à Pajou, offre avec le portrait de Drouais une
frappante ressemblance-. C'est bien la même dame,
mais — il ne peut y avoir là-dessus le moindre doute,
— ce n'est pas mademoiselle de Romans.
Madame Morin, tante d'Anne Coupler, est une
inconnue, mais madame Varnier, que Casanova
donne pour la tante et qui était la propre sœur de
la jeune fdle, a toute une histoire. Elle s'appelait
Marie-Madeleine et avait épousé Antoine Varnier,
conseiller auditeur à la Chambre des Comptes de
Grenoble ^ Maigre, le nez long, les yeux ronds et
la peau bise, elle n'était point jolie, mais grande et
bien faite. Au moral, elle avait une ferme volonté
de parvenir et peu de scrupules. ^ enue à Paris
dès 1749, elle se disait femme d'un président
au Parlement de Grenoble. On la remarqua bientôt
ieclion colossale » de mademoiselle de Romans (Goncourt, Por-
traits intimes, I, 266), et Louis XV l'appelait : ma grande.
1. Ce portrait a été acheté 125 000 francs à la vente Kriemer,
en 1913. Voir aussi l'article de H. Roujon (Temps, 26 avril 1909).
Cf. une note de M. Cyr. Gabillot dans le /?«//. de la Soc. de
l'/tist. de VArt français, 1909, p. 12.5-7.
2. Collection Wildenstein, à Paris. Ce buste a été reproduit
par M. H. Slein dans son livre sur Pajou (1912, p. 1^9).
3. Nommé le 16 février 1739, il résigna sa charge en mai 1759
MADEMOISELLE DE ROMANS. 37b
pour sa conduite plus que légère. De 1750 à 1753,
un fermier général, le gouverneur de Fontainebleau
et un gentilhomme du duc d'Orléans passèrent, suc-
cessivement ou à la fois, pour s'intéresser fort à elle '.
Plus tard, elle donnait à jouer dans sa maison de la
rue de Richelieu, et il serait bien surprenant que
Casanova, coureur de tripots, n'eût pas fréquenté
celui-là.
Est-ce par l'intermédiaire de madame \arnier
qu'Anne Coupler eut la chance, le bonheur, comme
on disait alors, d'attirer l'attention de Louis XV?
C'était l'opinion des contemporains, dont aucun,
d'ailleurs , n'a prononcé le nom de Casanova.
« Madame Yarnier, de Grenoble, fille d'un avocat de
cette ville, nommé Roman Coupler, femme intrigante
et vivant absolument de ressources, avait une sœur
extrêmement jolie, élevée avec décence et dans les
principes les plus honnêtes, demeurant alternative-
ment dans la capitale de la province et dans un
petit château situé à Villard-Ronnot, à trois lieues
de la ville. Sous prétexte du veuvage de son père,
dont les affaires ne lui permettaient pas de veiller
sur la conduite d'une jeune fille, madame Yarnier
obtint facilement la permission d'emmener sa sœur
à Paris, où elle était domiciliée, et oii elle espérait,
disait- elle, lui procurer un établissement avantageux :
mais son projet réel était de profiter de son innocence
1. Arch. de la Bastille, 10 2'i'i, rapports de l'inspecteur Meus-
nier des 17 juillet 1750, 31 août 17.52, 17 janvier et 19 fé-
vrier 1753.
376 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
et de sa beauté pour la faire connaître à Louis XV et
de parvenir à en faire sa maîtresse'. »
Sur les circonstances de la présentation au roi,
on ne possède que des données imprécises. Il y a
là-dessus une page romanesque de madame Gampan - ;
on l'accepte généralement, sans remarquer que les
détails en sont vraisemblablement empruntés à un
livre justement suspect : les Mémoires de la Cour
de France, publiés en 1802 par Soulavie^ Mademoi-
selle de Romans a bien laissé quelques pages d'auto-
biographie, mais elle y parle seulement d'un piège
tendu à son innocence. Ces pages sont curieuses
cependant, parce qu'elles expriment, à peu près de
la même manière que Casanova, la mélancolie de
cette jeune fille, dont le cœur souiïre de ne pouvoir
s'ouvrir tout grand à l'amant, trop haut, qu'elle
adore '.
C'est bien en 1761, comme le dit Casanova, qu'à
la grande inquiétude de madame de Pompadour et
du duc de Choiseul, des relations s'établirent entre
Louis XV et celle que l'histoire connaît sous le nom
de mademoiselle de Romans. Elle obtint d'abord de
ne pas être confondue avec les petites-maîtresses,
que le valet de chambre Lebel recrutait pour le Parc-
\. Paris, Versailles et les provinces au AVIIP siècle, par un
ancien officier aux gardes françaises, III, 1823, p. 151.
2. Mémoires, éd. Barrière, 1849, p. 8>)0-382.
:i. Mémoires de la Cour de France, 1802, p. 248. Dans ce pas-
sajj^e, Soulavie parle d'ailleurs de mademoiselle Tiercelin, une
autre inaitresse du roi. Cf. Welvert, lier, hist., t. XXXV, p. 2'JG-29i).
4. Ces pages, datées du 8 avril 1775, ont été publiées par
Ch. Yatel, Madame Du Barry, I, p. L-LIII.
MADEMOISELLE DE ROMANS. 377
aux-Cerls. Elle vivait à Passy, dans une maison de
la Grande-Rue '. Bientôt, le roi lui fit don de la terre
de Milly-Goulonge et du titre de baronne. Mais sa
grande victoire, ce fut de décider Louis XV à per-
mettre que l'enfant qu'elle portait fût présenté au
b'aptême sous le nom de Louis-Aimé ou de Louise-
Aimée de Bourbon -. Et c'est en effet sous le nom
de Louis-Aimé que fut baptisé à Ghaillot, le 14 jan-
vier 1762 — il était né la veille, — ce bâtard, en
quelque sorte officiel, du Bien-Aimé ■'.
Les fantaisies des rois ont toujours coûté cber à
leurs sujets. Pour une seule année, le Livre Rouge
mentionne que près de 300 000 livres furent délivrées
par ordre du roi à mademoiselle de Romans'. Les
temps étaient bien changés pour la petite bourgeoise
de Grenoble. Le 19 décembre 1766, elle gratifiait
généreusement de 2 000 livres de rente une de ses
nièces Varnier, la jeune Marie-Madeleine, qui épousait
un gentilliomme gascon, Louis-Ignace de Berrac de
i. Au coin de la rue de Passy et de la rue Gavarni actuelle.
Cette maison, habitée au xix" siècle par Jules Janin, a été
démolie en 1890 (L. Marr, L'ancien Hôtel de la Folie, dans le
Bull, de la Soc. hist. d'Anteuil et d^ /'assi/, II, 1895-1897, p. 65).
2. Billet de Louis XV à mademoiselle de Romans (8 décem-
bre 1761), publié par MM. de Concourt, Portraits intimes du
XVIIP siècle, I, p. 264-265. Voir un autre billet publié dans
\' Iso^raphie des /tommes célèbres, II, Louis XV. Mademoiselle de
Romans a écrit elle-même que le roi lui envoya ses ordres à ce
sujet le jour même de sa délivrance (Gh. Vatel, op. cit.).
3. L'acte de baptême a été publié par Ch. Nauroy, Le Curieux,
II, 1886, p. 193-194, et par Dussieux, Maison de Bourbon, 2° édi-
tion, p. 109.
4. Gh. Vatel. Madame Du Barrij, p. L-LIV; E. Welvert, En
feuilletant de vieux papiers, p. 23-35.
378 JACQUES CASANOVA, VÉNITIKN.
Gadreils. chevalier de Saint-Louis, demeurant ordi-
nairement au château de Berrac, près Lcctoure*.
Mais déjà à cette époque mademoiselle de Romans
avait perdu, par ses maladresses, la faveur royale.
Elle avait cru. dit madame du Hausset, fixer les
yeux de toute la France, et voyait dans son fds,
qu'elle promenait pompeusement au Bois de Boulogne,
un autre duc du Maine. « Ses indiscrétions, ses jac-
tances la perdirent dans l'esprit du roi. Il y eut
même des violences exercées contre elle, dont madame
(de Pompadour) est fort innocente. On fit des per-
quisitions chez elle, on prit ses papiers; mais les plus
importants, ceux qui constataient la paternité du roi,
avaient été soustraits-. » Bref, mademoiselle de Romans
fut exilée aux Ursulines de Saint-Denis ^ Le bruit
courut que les imprudents conseils d'un abbé de
Lustrac n'étaient pas étrangers à cette mésaventure.
Jean- Antoine du Fossat de Lustrac, natif de Malause
en Quercy, et docteur en théologie, paya cher d'ail-
leurs son intervention maladroite. Le 18 juillet 1765,
il fut mis à la Bastille, relâché, mais surveillé, et sa
santé souffrit gravement des soucis et des remords
que lui procura cette affaire. Il avait, en effet, la
délicatesse de regarder comme un déshonneur d'avoir
« déplu en apparence au meilleur des roys *^ ».
1. Arch. nat., Y 'il3, fol. 188; T 1123".
2. Mémoires ilc Madame du Ilausset, éd. Fouriiier, ISSU,
p. 160-163.
3. Elle s'y trouvait le li» décembre 1766, jour où fut signé le
contrat de mariage de sa nièce.
k. Arch. de la jjastille, 12 248. On voit, d'après les lettres de
MADEMOISELLE DE ROMANS. 370
Anne Goupier, définitivement évincée du rôle de
favorite, n'en restait pas moins, grtàce aux libéralités
de Louis X\ . un fort bon parti pour un épouseur
conciliant. En 1772, cet épouseur se rencontra en
la personne d'un languedocien, Gabriel de Siran,
marquis de Cavanac, qui joignait aux litres de
maréclial de camp de dragons et de brigadier des
armées du roi celui de chambellan du duc des Deux-
Ponts'. Elle avait trente-cinq ans, son mari qua-
rante-quatre. Cette union fut loin d'être heureuse.
Malgré la naissance de deux enfants-, la mésintelli-
gence ne tarda pas à s'introduire entre les deux époux.
Le marquis était brutal, la marquise légère peut-
être. Bref, un procès en séparation de biens suivait
son course lorsque, dans la nuit du 13 au 16 jan-
vier 1781, M. de Cavanac trouva sa femme en conver-
sation équivoque avec l'abbé de Boisgelin^. Il s'ensuivit
une scène violente, dont le lendemain les détails
couraient dans Paris ^
Lustrac, qu'il avait prêté de l'argent à une famille dont il n'était
ni le compatriote ni l'allié, et qu'il promit de ne plus fréquenter,
dût-il perdre son argent.
1. Contrat de mariage du 30 mai 1772 (E. Welvert, En feuil-
Jcfant de vieux papiers, p. 23-35).
2. Anne-Françoise-Henriette, née à Passy en 1773, et Louis-
Aimé-Marie-Stanislas, né le 6 janvier 1775 (Gh. Nauroy, Le
Curieux, II, p. 193-194).
3. Arch. nat., Y 12 802, comm. Dupuv, enquête des 28 et
30 août 1780.
4. Ibid., Y 14 569, comm. Leseigneur, 19 et 2(5 janvier, 9 et
10 aTril 17S1 ; cf. Capon, Casanoia à Paris, p. 447-8.
5. « Madame de Cavanac, ci-devant la fameuse demoiselle
Romance, surprise par son mari en flagrant délit avec l'abbé de
B... Le mari saisit les pincettes, l'abbé prit la voie de la pelle
380 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Dès lors, la marquise de Gavanac vécut, soit dans
l'un de ses hôtels, rue Notre-Dame-de-Nazareth, de
Grenelle ou boulevard du Nord, soit dans le château
qu'elle avait acquis et aménagé à grands frais à
Suresne. Tandis que son fils, M. de Siran, fait ses
études à l'Académie de Juilly, et que sa fille apprend
la musique, elle mène une existence de luxe, achète
des bijoux, lit les romans de la Bihliotlièque univer-
selle, a son quart de loge aux Italiens côté du roi, et
à l'Opéra côté de la reine. La Toilette de Vénus, rue
du Bac. et la célèbre mademoiselle Bertin, au Grand
Mogol. n'ont pas de cliente plus assidue ni plus
exacte dans ses achats et dans ses paiemeuts. En
même temps que sa fortune personnelle, elle gère les
biens du fils de Louis XY, encore fort jeune. Elle
voit toujours ses parents Varnier, à qui elle doit sa
fortune, et entretient des relations d'amitié avec
la veuve de La Pouplinière qui, dans ses lettres,
l'appelle sa belle amie et la baise sur ses beaux yeux.
Bonne d'ailleurs et compatissante, elle fait tout le
bien qu'elle peut à ses parents et à ceux de son mari.
Elle répond avec exactitude aux lettres complimen-
teuses de tous ces besogneux, qui, longtemps après
la mort de Louis XV, l'appellent encore, par une flat-
terie qui retarde un peu : « Madame et chère reine ^)) .
])oui' se venger. On se donna quelques estafilades de part et
d'autre. Le mari en est pour la honte; le plus à plaindre est
l'abbé de Bourbon, que les écarts de sa mère affectent beaucoup.
11 s'est retiré au séminaire >• (Métra, Correspoiuiancc sectclc, XI,
p. 69-70 à la date du h février 1781.)
1. Arch, nat., T 42 et 1 123 ^s.
MADEMOISELLE DE ROMANS, 381
Mais la Révolution éclate. Plus que toute autre,
lex-maîtresse du tyran doit en redouter les consé-
quences. La citoyenne Coupier émigré donc. Le
8 prairial an II (27 mai 1794), une perquisition est
opérée à son domicile, rue Sébastien, n° 9, section
Popincourt. On saisit dans ses papiers des lettres sus-
pectes, où les français étaient traités, paraît-il, de
« bourreaux qui pendront leurs pères ^ ». Pendant ce
temps, la marquise de Cavanac parcourait le midi
de la France et le nord de l'Espagne, de Toulouse à
Rayonne, de Saint-Sébastien à Vittoria, à Rilbao, à
Madrid'. Le danger passé, elle rentra en France, et
mourut à Versailles, dans un profond oubli, le
27 décembre 1808 ^
Le fds de Louis XV et de mademoiselle de Romans,
connu sous le nom d'abbé de Bourbon, était venu au
monde avec les qualités les plus aimables. Il avait,
avec un caractère fort doux, la plus belle figure du
monde. Ses études faites au collège de Pontlevoy et
au séminaire Saint-Magloire, et ses grades pris à
l'Université de Reims, le roi son père prit soin de
lui assurer dans l'état ecclésiastique une carrière
rapide et brillante. Reçu le 10 mars 1783 chanoine
d'honneur de l'église de Paris, il dit sa première
messe le 20 avril, jour de Pâques, en l'église du
séminaire Saint-Magloire au Faubourg Saint- Jacques.
1. Arch. nat., T l (ilO.
2. Ibid., F' 5 618 et 5 621 (anciens 5 714 et .5 716); cf. Ch. Nau-
roy, Le Curieux, II. 1886, p. 193-4.
3. Son acte de décès a été public par E. Welvert, Rct'ue his-
torique, XXXII, 1886, p. 102-106.
382 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Ce jour-là, les assistants crurent remarquer son
extrême pâleur et l'air de tristesse répandu sur son
visage : on disait qu'il lui était échappé quelque
propos indiscret sur sa prochaine majorité, et sur la
violence qu'on lui avait faite pour le forcer d'entrer
dans les ordres'. Purs racontars sans doute, car
l'abbé avait tout pour être heureux. 11 recevait une
pension de 75 000 livres, sans compter les revenus
de deux abbayes, celle de Signy dans la forêt des
Vrdennes et celle de Saint-Yinccnt de Metz, d'où lui
venaient en abondance, si l'on en juge par les lettres
de ses fermiers, chevreuils, sangliers et bécasses. Le
15 juin 1783, il avait été présenté officiellement au
roi, à la reine et à la famille royale-. Le roi lui
avait fait meubler dans le cloître \otre-Dame, une
superbe maison, la plus belle de celles qui avaient
vue sur la rivière. Il s'y installa avec un secrétaire et
un « instituteur », Claude-François Turlot, ancien
vicaire-général d'Auch. Le portrait de Louis XY y
était bien en vue, et dans la bibliothèque, riche de
plus de 500 volumes choisis, Métastase, Young, la
Bibliothèque des Romans, Y Année Uitèraire, Vol-
taire et V Encyclopédie voisinaient fraternellement
avec les ouvrages de piété.
L'abbé de Bourbon vivait sans soucis — comme un
chanoine — lorsqu'en 1785, l'envie lui étant venue de
voir l'Italie, il partit à la lin de l'été avec son pré-
cepteur. Le voyage se passa d'abord le mieux du
1. Hibl. nat., fr. 6 68'i, Journal de Hardy, fol. 2H:), 2%.
i. Ibld., fol. 323.
MADEMOISELLE DE ROMANS. 383
monde. A Rome, le « joli enfant » lut paternellement
accueilli par le vieux cardinal de Bernis, alors
ambassadeur de France, à qui Madame Louise l'avait
chaudement recommandé. L'abbé parcourait la
Péninsule, un peu impatient peut-être de la tutelle
qu'on lui avait imposée, un peu à court d'argent
parfois, lorsque, au début de 1787. il tomba malade
à Naples. Il y mourut le 28 février, de la petite
vérole'. Il n'avait que vingt-cinq ans.
1. Arch. nat., T 1 123 *^, Y 14 578 et 7J 3 133, scellé et inven-
taire après décès de l'abbé de Bourbon (17-27 mars 1787). Voir,
sur ses dernières années, l'ouvrage déjà cité du comte Fleurv :
Louis XV infime et tes petites-inai'tresses.
CHAPITRE XXIV
CASANOVA ET LE P li I N C E DE COURLANDE.
Le 20 décembre 1767, un étranger de belle mine,
escorté de deux gentilshommes à l'allure militaire, se
présentait rue Guénégaud, à l'hôtel d'Espagne, et y
louait, pour lui et pour une jeune femme qui l'accom-
pagnait, un appartement confortable. Celle ci était une
romaine de vingt-deux ans, Catherine Pulcinclli, dite
Vizenza. Son ami, inscrit sur le registre de l'hôtel
sous le nom de général comte de Brahinsky, était en
réalité un seigneur de haut parage, dont le nom
revient maintes fois dans les Mémoires de Casanova,
Charles-Ernest de Biren, fds puîné du duc régnant de
Courlande.
Trois ans auparavant, en 1764, Casanova, présenté,
à Mittau, à la duchesse de Courlande, et par celle-ci
à son époux, ancien favori de l'impératrice Aima
Iwanowna, régent de Russie après la mort de cette
LE PRINCE DE COURLANDE. 385
souveraine, puis condamné à vingt ans de Sibérie,
avait fait la connaissance du jeune prince, général de
l'infanterie russe, alors en garnison à Riga. Charles-
Ernest avait trente-six ans. Parlant à merveille le
français, aimant le jeu, les femmes, la folle dépense.
il se reconnut du premier coup d'œil pour être de
la même race que l'aventurier, et s'empressa de lui
oflrir sa table, ses plaisirs, ses chevaux, ses conseils
et sa bourse. De concert avec le danseur Campioni,
le baron de Sainte-Hélène et ce marquis d'Aragon
que nous avons vu en lutte avec le fameux Saby, il
tirait du jeu de grandes ressources. Casanova obtint
d'être intéressé pour un dixième dans les revenus de
la banque, et les deux mois de son séjour à Riga
s'écoulèrent en joyeux propos, en parties fines et en
stations fructueuses autour des tables de pharaon \
Au cours des années suivantes, le « cbevalier
Seingalt de Farussi » entretint avec « son cher
prince de Courlande » une correspondance assidue,
ou vécut en sa compagnie à Saint-Pétersbourg et à
Varsovie-. Quand Charles-Ernest partit pour Venise,
Casanova le recommanda à ses puissants amis les séna-
teurs \ Au mois de mai 4767, le prince étant toujours
1. Il y a de curieux détails sur le prince de Courlande, « lo
plus grand fripon du monde », mort en 1801, dans les Dc7ik\\'ii/-
digkeiten ans dem Leben des k. k. Hofraihcs Ilcinrich Gottfried
von Bretsclmeider (1739-1810). publ. par Karl-Fr. Ling^er, 1892.
2. Plusieurs lettres du prince de Courlande à Casanova se
sont conservées à Dux. L'une, datée de Riga le 10 mai 176.5, est
adressée à M. le chevalier Singalt de Farussi à Pétersbourg,
une autre, de Varsovie le 21 octobre 1766, à Casanova à Dresde.
3. Casanova rapporte que le prince de Courlande l'assura par
22
386 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
à Venise et Casanova à Augsbourg, un peu à court
d'argent, celui-ci écrivit à son ancien compagnon de
jeu et de plaisirs une lettre, dont il ne soupçonnait
certes pas qu'elle deviendrait un jour publique... et
célèbre. Sans doute ne pensait-il pas davantage que
le prince, réduit aux pires expédients, tomberait
bientôt, tout grand seigneur qu'il fût, aux mains de
la justice parisienne, et que sa correspondance, à lui
Jacques Casanova, arriverait ainsi entre les mains
de lecteurs peu disposés à l'indulgence.
C'est quelques jours après son arrivée à Paris que
ce malheur advint au prince de Courlande. Les 8 et
Il janvier 1768, le commissaire Rochebrune et l'ins-
pecteur Buhot, chargé de la surveillance des étran-
gers, se présentaient à l'hôtel d'Espagne et fouillaient
les papiers du prétendu général comte de Brabinsky
et de sa maîtresse. Le jour même de la seconde per-
quisition, son identité délinilivcment établie, Charles-
Ernest, [)rince de Courlande. àg('; de trente-neuf ans,
ollicier commandant les troupes de l'Impératrice de
Russie, était envoyé à la Bastille, sous la prévention
d'avoir fabriqué des lettres de change et contrefait
la signature de divers banquiers '.
Dans l'interrogatoire (pic M. de Sartines lui lit
loltrn ([u'il lui serait reconnaissant toute sa vie de ce service. Il
faisait allusion sans doute à une lettre de Jean-Heni'v Dannen-
berger (au nom du prince), à lui adressée de Venise le
27 mars 1707 (Arch. de Dux).
1. 11 en sortit le2'4 avril 17(j8. Sa maîtresse avait été relâchée
dès le lO février, et était partie pour TAllemagne (Arch. de la
Uaslillc, 12 ;i'iO).
LE PKINGE DE COURLANDE. 387
subir, le prince reconnut que depuis deux ons il avait
quitté son pays pour parcourir la Pologne, la Hol-
lande, l'Allemagne et l'Italie. Mais il essaya d'égarer
les recherches sur un escroc, nommé, disait-il,
Treiden, qui se faisait passer en Italie pour fds du
duc de Courlande'. Malheureusement pour lui,
l'examen des papiers qu'il avait eu l'imprudence
de ne pas faire disj^araître fut loin d'être à son
avantage. Lettres d'amantes abandonnées^ de parents
furieux, de créanciers impatients, de fournisseurs
grugés, d'amis compromettants, il ne manquait
point dans ce fatras d'indications intéressantes. Un
correspondant de \arsovie donnait au prince des
conseils pour nettoyer, quand il se noircit, lor
sophistique. La loge de l'Heureuse Union de Saint-
Pétersbourg écrivait au vénérable frère maître élu.
Dans d'autres lettres, il était question de gens fort
suspects ou de fripons notoires : le colonel Alïlissio,
italien vivant à \iennc et qui devait finir aux galères
dans son pays natal -, le chevalier Saby, français
celui-là. dont nous avons conté les étranges équipées.
Casanova enfin, dont le nom devait frapper d'autant
1. Le texte porte Tandenh, ce qui est une erreur certaine et
facile à corriger. Casanova lui-même a parlé à 2)lusieurs
reprises du véritable baron de Treiden. Quant à l'imposteur,
c'était sans doute le soi-disant IwanofT, qui prétendait èlre
Charles, second fils du iluc de Courlande, et que Casanova ren-
contra aussi.
2. Personnage dont M. G. Gugitz a étudié la vie et précisé les
rapports avec Casanova (Giuseppe Afflizio. Ein lloftlicatci-
dircktor a/s Galeerensfia/li/ii^, dans Wissen fur aile, iS et 22 oc-
tobre et ."> novembre 1911).
388 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN,
plus les magistrats français qu'il avait eu affaire tout
récemment à la police parisienne ^
Il y avait précisément, dans les papi<irs d\\ prince
de Courlande, plusieurs lettres du \énitien. Ce
n'étaient pas les moins curieuses. Elles ne se sont
malheureusement pas conservées dans le dossier,
mais le lieutenant de police eut soin d'en faire faire
des analyses et des extraits, trop succincts à notre
gré, mais fort intéressants tout de même.
])ans l'une de ces missives, datée de l'extrémité
de l'Empire de Russie, le 23 février d'une année qui
ne peut être que 1765, Casanova se récriait sur ce
que le prince fût arrivé sans le lui avoir fait savoir,
et abondait en protestations d'attachement. Lue
autre était datée de Saint-Pétersbourg, le 4 mars-. Il
se félicitait des bienfaits déjà reçus du prince et en
demandait de nouveaux. « Actuellement je réclame,
monseigneur, vos sentimens bienfaisans et votre
ancienne façon de penser à mon sujet. J'ai besoin
d'argent, parce que je dois ici, et parce que je voudrais
aller chercher fortune en Espagne, oiî je suis tout à
fait nouveau, si l'on peut l'être à mon âge. »
Quatre lettres, qui s'échelonnent de marsà juin 1767,
fournissent sur Casanova de curieux renseignements
et viennent, tout au moins pour son ilinéraire, con-
lirmer le récit des Mémoires. Ce sont toujours des
1. Arcli. de la Bastille, 12 347. Dans les Anh. de la Bastille,
\IX, p. 38'i-39'J. Ravaisson-Mollieii a donné un résumé et publié
«{uelques pièces du dossier du prince de Courlande. Mais le
nom de Casanova n'y est même pas prononcé.
2, L'analyse porte 17(i7 ; il faut lire sans doute l/ft.").
LE PRINCE DE COURLANDE. 389
demandes de secours, sur le ton tantôt du désespoir,
tantôt du badinage : « Envoyez-moi sinon tout ce
que vous m'avez promis, du moins la moitié, sans
quoi il vaut tout autant que je me tue. » (Augsbourg,
18 mars.) Le 10 juin, nouvelles jérémiades. Il est
dans le plus grand embarras; il avait l'intenlion de se
rendre à Mannhein, mais le prince est « éclairé », et
ses courtisans « diaboliques ». Heureusement, son
lioroscope porte qu'il doit faire en Espagne une for-
tune brillante. Que Ciiarles-Ernest trouve seulement
moyen de l'y envoyer. Celui-ci est alors en Italie, mais
Casanova ne peut aller le rejoindre à Brescia ou à
Vérone. « Il fait trop chaud, dit-il, dans ces païs-là. »
Et les policiers d'inscrire dans la marge : « On con-
noit la force de cette dernière phrase, par rapport
aux mauvaises affaires que Casanova a en Italie'. »
Il y a mieux et plus fort. Parmi les papiers du
prince de Courlande se rencontra aussi une lettre,
sans date ni signature, mais sur l'auteur de laquelle
il n'était pas possible de se tromper. « Le contenu,
disait la personne chargée d'examiner les papiers
saisis, en est si intéressant qu'elle ne peut-être sus-
ceptiijle d'extrait. Elle est de Casanova, italien. Il
indique au prince la manière de faire de l'or, et,
suivant ce que dit l'auteur, il paroit qu'il a fait usage
de son procédé à Paris avec les personnes de distinc-
1. Uae lettre, datée d'Augsbourg le 27 mai 1767, détail qui
empêche, semble-t-il, de la confondre avec celle, non datée
dont nous allons donner le texte, était très longue et contenait
des détails très importants sur notre héros. C'est malheureuse-
ment tout ce que l'on en sait.
22.
390 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
lion qu'il nomme. » Ces pages de haute saveur sont
trop curieuses, elles peignent trop bien notre héros,
elles sont enfin d'une authenticité trop indiscutable,
pour que nous ne nous croyions pas tenu de les
reproduire :
« Monseigneur,
» Il faut que Votre Altesse brûle cette lettre après
l'avoir lue, ou il faut qu'elle la tienne dans son porte-
feuille avec tout le zèle imaginable. Mais à mon avis
il vaut mieux la brûler, et si vous voulez, monsei-
gneur, retenir la recette unique que je vous envoyé,
copiez-la sous la marque d'un chiffre ; de sorte que,
quand même vous la perdriez, ou qu'on vous la vole-
roit, on n'y puisse rien comprendre.
» L'attachement, monseigneur, que vous m'avez
inspiré, n'est pas le seul ressort qui m'a fait agir, je
vous avoue sincèrement que mon intérêt a autant de
part. Permettez-moi actuellement l'antithèse.
» Si Votre Altesse se sent portée à m'aimer, à me
protéger par rapport aux médiocres qualités de ma per-
sonne, cette raison, qui me flatte infiniment, ne peut
pas me garantir de l'inconstance, si naturelle aux
princes. Pardon, monseigneur, si mes remontrances
vous paroissent trop hardies. Votre Altesse doit se
conserver inviolablement tout à moi, eu égard et
faisant attention que je suis le seul qui possède le
moyen d'augmenter la matière dont vous ne pouvez
pas vous passer. Si vous étiez né avare, monseigneur,
vous seriez riche, vous ne l'êtes pas à cause que
LE PRIXCK DE CO URL AN DE. 391
VOUS êtes né généreux ; il faut donc trouver le moyen
d'être riche, pour avoir de quoi nourrir une vertu
que Dieu vous a donnée, et que c'est pour le bonheur
de l'humanité, lorsqu'elle tombe en partage à vos
pareils.
» Hier, ^ot^e llaulesse me dit qu'avant mon
départ elle voudroit avoir l'essai du métal en ques-
tion. Pour toute réponse, je m'en vais clairement et
loyalement aous détailler l'opération. \ous verrez,
monseig-ncur, que nous pouvons bien avoir les
matières; mais nous n'avons ici ni le tems, ni l'en-
droit, ni le fourneau qui sont indispensables dans ce
procédé, qui est scrupuleusement délicat, et où la
moindre faute tire à conséquence.
» L'opération du cuivre est aisée et mécanique;
mais celle-ci est toute philosophique, et je puis vous
assurer, monseigneur, que lorsque votre or sera
gradué, il sera aussi parfait que celui dont on fait les
sequins de Venise.
» Songez, monseigneur, que je vous mets dans le
cas de pouvoir vous passer de moi, et que. ce qui est
plus, je mets ma vie et ma liberté en votre plein
pouvoir; l'action généreuse que je m'en vais faire à
présent doit me gagner à perpétuité la bienveillance
de \otre Altesse et doit vaincre le préjugé qu'on a sur
la façon d'agir des chymistes. Mon amour-propre est
blessé, si Votre Altesse ne me distingue pas de la
foule. Cependant, j'ai une grâce à vous demander,
c'est de ne pas faire cette opération avant mon retour.
Vous ne pouvez pas travailler seul, monseigneur. A
392 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
qui VOUS firiez-vous donc? Hélas, au nom de Dieu,
ne soyez pas tenté de travailler sans moi ; car quand
môme l'opération réussiroit, celui qui vous aidera
découvrira notre secret. Je dirai, par parenthèse, à
Votre Altesse que c'est avec ces ingrédiens, et ajoutant
du mercure et du nitre, que j'ai fait le fameux arbre
de projection à Paris chez la marquise de Pontcarré;
cette végétation-là est prodigieuse; c'étoit le charme
de madame la princesse d'Anhalt-Zerhzt.
» Ma fortune seroit actuellement dans le plus haut
degré, pour ce qui regarde les richesses, si j'avois pu
disposer ou me fier à un prince, maître d'une mon-
noie„ Ce bonheur ne m'arrive qu'aujourd'hui, et je
suis au comble de mes voeux, car votre bonté, mon-
seigneur, me rassure sur les justes craintes que je dois
avoir pour ce qui concerne ma vie et ma liberté.
» Il faut prendre quatre onces de bon argent, et le
dissoudre dans l'eau-forte, et le précipiter avec une
lame de cuivre (selon l'art) et le laver bien après avec
l'eau tiède pour séparer de lui tous les acides, et il
faut le bien sécher. Quand il est bien sec, il faut le
mêler avec une demi-once de sel araoniaque et le
mettre dans une tortue. Cette tortue doit devenir un
récipient.
» Après cette préparation, il faut prendre une livre
d'alun de plume, une livre de crystal ungarique,
quatre onces de verd de cuivre, quatre onces de
cinabre natif et deux onces de soufre vif.
» Il faut pulvériser et bien mêler ensemble tout?
ces ingrédiens, et les mettre dans une cucurbite de
LE PRINCE DE COURLANDE. 393
telle mesure que, lorsqu'ils sont dedans, elle ne soit
remplie que jusqu'à la moitié. Cette cucurbite doit
être placée sur un fourneau à quatre vents, car il faut
pousser le feu jusques au i" degré.
» Il faut commencer par un feu lent, qui ne doit
extraire que les flegmes, ou parties hydropiques; et
lorsque les esprits commencent à paroître, il faut y
soumettre le récipient où se trouve la lune avec le sel
amoniaque. Il faut lutter les jointures avec le lutte
sapience, et à mesure que les esprits passent, il faut
régler le feu jusqu'au troisième degré, et quand on
voit que la sublimation commence, il faut hardiment
ouvrir le quatrième vent sans rien craindre, mais il
faut prendre garde que le sublimé ne passe point dans
le récipient ou tortue où est la lune. Après ceci, il
faut laisser refroidir le tout.
» Le tout refroidi, il faut prendre le récipient où
est la lune et lui fermer le bec avec une vessie pliée à
trois doubles, et la mettre dans un fourneau de
circulation avec son bec tourné vers le ciel : ce feu
lent de circulation, il faut le lui donner l'espace de
24 heures, et lui ôter après cela la vessie, tournant la
tortue vers le centre, pour qu'elle puisse distiller.
» Il faut augmenter le feu pour faire passer les
esprits qui peuvent être dans la masse jusqu'à l'entière
dessiccation. Après avoir fait cette opération trois
fois, on verra l'or dans la tortue.
» Il faut alors le tirer dehors et le fondre avec
addition de corps parfait. Le fondant avec deux onces
d'or, et mis après dans l'eau à partir, on trouvera
394 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
quatre onces d'or résistant à toute épreuve, parfait en
poids et malléable, mais pâle. Voilà, monseigneur,
une mine d'or pour votre monnoie, moyennant
laquelle un directeur, servi par quatre hommes, peut
vous donner un revenu de mille ducats par semaine,
et le double et le quadruple, si Votre Altesse veut
multiplier et ouvriers et fourneaux
» Je vous demande cette direction pour moi, et je
vous assure, monseigneur, que je ne veux, pour mon
compte, que la matière qu'il plaira à Votre Altesse de
me destiner, cl la faisant frapper au coin que j'aurai
l'honneur de vous indiquer.
» Souvenez-vous, monseigneur, que ce doit être le
secret de l'Etat. Vous êtes Prince, c'est tout dire, vous
devez comprendre toute la force de ce mot-là. Donnez
cette lettre aux flammes, et si Votre Altesse veut me
donner une récompense anticipée, je ne lui demande
qu'un tendre attachement pour ma personne qui
vous adore. Je suis heureux, si je puis me flatter que
mon maître sera mon ami. Ma vie, monseigneur, que
je mets en votre puissance avec cette lettre, je serai
prêt à la prodiguer pour votre service, et je saurai me
tuer, s'il arrive jamais que je doive me repentir de ce
que j'ai confié à Voire Altesse Sérénissime, duquel
j'ai l'iionneur d'être le serviteur inviolablement
attaché, et jusqu'à la fin de mes jours. »
En marge de l'analyse de cette lettre, qui figurait
au dossier du prince de Courlande, un subordonné
du lieutenant de police écrivit ces lignes suggestives :
« Casanova est un illustre fripon, exilé du royaume
LE PRINCE DE COI" Il LAN DE. 395
le 6 novembre 17G7. La pièce mentionnée ci-contre et
plusieurs lettres dont il sera parlé plus bas constatent
une partie des faits qui le concernent. Il ne serait pas
indifférent de voir le dossier de ce particulier, » Là-
dessus, on fit des recherches, et Duval, secrétaire du
lieutenant de police et garde des Archives de la Bas-
tille, ajouta au-dessous de la première mention : « Je
ne crois rien avoir de Cazanova. C'est apparemment
^L Rossignol, puisqu'il y a un exil. » M. Rossignol
était un autre secrétaire de la lieulcnance '. ïrouva-t-
il le dossier de Casanova? C'est probable; mais il ne
paraît pas en être resté trace, à la Bastille ni ailleurs,
et c'est grand dommage'.
Vingt ans plus tard, la célèbre prison d'Etat était
livrée au pillage. Il se trouva que, parmi les pape-
rasses, dispersées dans les fossés du château, des mains
indiscrètes découvrirent, avec beaucoup d'autres
documents dignes d être livrés en pâture à la curio-
sité publique, cette lettre extraordinaire, que Carra
publia tout aussitôt au tome III d'un ouvrage inti-
tulé : Mémoires liistoriques et aulhenlitjues sur la
Bastille^. Il n'eut garde d'oublier la petite note con-
cernant lexil. Il remplaça seulement l'épithète de
fripon par celle à^ aventurier, ajoutant, il est vrai, ce
qui ne ressort pas du dossier dans son état actuel,
mais ce qui s'y trouvait certainement à cette époque,
1. Secrétaire des ordres du roi (Arcli. de la Bastille, 12026,
dossier André et consorts).
2. Le dossier Courlande mentionne — sans plus — une autre
lettre, qui serait la suite de celle-là.
3. P. 215-223.
396 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
que « le prince de Courlande avolt appris d'un ita-
lien, nommé Cazenove, le secret d'une composition
d'encre, qui disparoissoit sur le papier, de façon à ne
pas imaginer qu'il y ait jamais eu aucune écriture ».
Tout ce qui touchait la Bastille était alors fort à la
mode. Le livre de Carra eut grand succès. Bien plus.
le Journal de Paris crut devoir entretenir ses lecteurs
de l'affaire du prince de Courlande et de la part que
Casanova y avait prise'. Pour comble de malchance,
le Journal avait des lecteurs jusqu'en Bohême,
oïl l'aventurier se trouvait alors, et ses amis furent
vite informés de la nouvelle. Opiz, l'inspecteur des
finances de Czaslau, l'apprit de l'évêque de Konig-
griitz et en écrivit au comte de Lamberg. Celui-ci
était un ferme ami du bibliothécaire de Dux. Il le
défendit vigoureusement par des arguments qui, à
vrai dire, paraissent un peu faibles. Pour lui, l'expres-
sion fameux açentitrier — il ignorait que dans le
dossier de la Bastille il y avait en réalité fripon —
n'était pas une injure, mais plutôtun titre honorifique
pour les gens d'une intelligence au-dessus du com-
mun. Quant au secret pour faire de l'or, il l'avait
soumis à un chimiste habile, qui n'y avait trouvé rien
à redire^.
Dans ses Mémoires, Casanova lui-même vit bien
qu'il ne pouvait guère faire autrement que de s'expli-
1. Ce détail se trouve dans une lettre d'Opiz du 28 nov. 1790.
Il est vrai que j'en ai cherché vainement la confirmation dans
le Journal de Paris depuis le 14 juillet 1789.
2. G. Gugitz, Ans Casanoi/as letztcn Lebensjahrcn, dans Zeil-
schrift filr Bilcherfreundc, 1911-12, p. 268-269.
LE PRINCE DE COURLANDE. 397
qiicr sur sa fameuse lettre au prince de Couilandc et
sur les bruits, fâcheux pour son honneur, que ses
bons amis de Dux ne se faisaient pas faute de pro-
pager. Il reconnut donc qu'en mai 1767, se trouvant
à Augsbourg, il avait songé à demander une centaine
de ducats au prince, qui était alor sa Venise. « Pour
l'engager à me les faire passer de suite, écrit-il, je
lui adressai un procédé infaillible pour faire la pierre
philosophale. Comme ma lettre, qui contenait un si
grand secret, n'était pas chiffrée, je lui recommandai
de la brûler, en l'assurant que j'en avais la copie
exacte. Il n'en fit rien, et elle lui fut prise à Paris,
avec ses autres papiers, quand on le mit à la Bas-
tille. » Depuis, ajoute-t-il, «elle|a vu le jour, traduite
en allemand et en anglais, et les stupides bohèmes
me reprochent de l'avoir écrite. Pour moi, je m'en
fais un honneur immortel. » Et il en donne le texte,
au demeurant fort exact.
Toute la cynique impudence de Casanova éclate
dans ce passage.
23
CHAPITRE XXV
I) K H N 1 E R E s AVENTURES
En racontant, dans les deux chapitres qui précèdent,
l'histoire de mademoiselle de Romans et celle du
prince de Courlande, nous avons devance légèrement
l'ordre des événements. Il faut maintenant, avant de
retracer à grands traits les dernières aventures de
Casanova et de parler de ses deux derniers séjours en
France, revenir un peu en arrière, jusqu'au moment
où notre Vénitien, traqué par les gens de loi, quitta
Paris en toute hâte, très préoccupé de tenir ses péré-
grinations secrètes'.
C'étaitau mois de septembre 1739, et non, comme
il l'a dit, au mois de décembre. Une lettre du duc
de Choiseul à M. d'AlTri, ministre de France à
La Haye, annonçait « M. de Casanova » comme un
1. Lettre de Ranieri Calzabig-i à Casanova, Paris, 22 mai 1760.
Voir plus haut, p. 135.
DERNIERES AVENTURES. 399
homme de lettres, qui, pour la seconde fois, s'en
allait en Hollande, afin de perfectionner ses connais-
sances, « surtout dans la partie du commerce' ».
Ainsi devancé par une recommandation otricielle, et
lisant V Esprit d Helvétius pour charmer les loisirs de
la roule, il toucha Gand -, puis Bruxelles et parvint à
La Haye.
Malheureusement pour lui, M. d'Affri était mieux
renseigné que son ministre. W se souvenait d'avoir
vu. quinze ou dix-huit mois auparavant, « cet
homme », que ^I. de Kauderbach, prévenu lui-même
par le jeune comte de Brùhl, neveu du premier
ministre de Saxe, lui avait présenté. Il avait entendu
de sa bouche une partie de ses aventures, en particu-
lier son évasion des Plombs de \enise; et même,
comme le narrateur ne tenait pas assez sa langue, il
avait dû le rappeler à plus de discrétion. Depuis,
Casanova avait beaucoup perdu au jeu à Amsterdam,
et, d'après les propos de deux autres vénitiens, ce fils
de comédienne passait pour avoir joué à Paris « un
rôle assez peu décent » .
^I. d'AfYri crut de son devoir de mettre Choiseul
au courant. Il lui rapporta en même temps l'entretien
qu'il venait d'avoir avec le voyageur suspect. « Je lui
ai demandé quel est l'objet de son voyage. Il m'a dit
qu'il venait ici pour des affaires d'intérêt et pour y
1. Baschet, dans le Licre. partie rétrospective, 1881, p. 21-22
(29 septembre 1759}.
2. Le !"■ octobre, Manon Balletti avait déjà reçu une lettre de
lui, datée de cette ville.
400 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
négocier des papiers, puisqu'on perdait trop à vou-
loir se défaire des nôtres. Je lui ai répondu que
j'espérais qu'il ne venait pas en Hollande pour leur
donner du discrédit, et que, s'il connaissait les
manèges de notre place, comme il disait, il devait
savoir que la baisse de nos papiers n'était qu'un arti-
fice d'usuriers, qui ne les discréditaient que pour les
acheter à bas prix et en tirer de gros intérêts. Il est
convenu que cela était vrai, et il m'a dit que l'objet
principal de son voyage était de voir à Amsterdam
s'il ne pouvait pas tirer de Suède des cuivres pour du
papier qu'il aurait à y envoyer. Il m'a paru en tout
fort léger en ses projets, ou fort adroit à me cacher
celui qui l'a déterminé à venir ici '. »
Après cet entretien, Casanova dut sentir qu'il était
« brûlé » à La Haye, mais il pouvait dire qu'il avait
été reçu par le représentant du roi de France, et il ne
lui en fallait pas plus. Il se garda bien d'attendre
que M. d'Affri lui fermât définitivement sa porte-,
et il partit pour Amsterdam vers le milieu d'octobre ^
En janvier 1760, il y était encore, vivant, à son
habitude, parmi les aventuriers et les filous, lors-
qu'une affaire de lettre de change, sur laquelle il juge
prudent de ne pas s'étendre, l'oblige à quitter la
1. Baschet, loc. cit. (lettre de d'Airri à Choiseul, La Haye,
15 octobre \1')'.)).
2. Choiseul répondit qu'il ne connaissait pas personnellement
Casanova et qu'il laissait les mains libres à M. d'Affri.
3. Le 23 oclobre, madame du Ruiaain lui écrit encore à La
Haye, au Parlement d'.\ngleterre, mais dés le 28, Manon Balletti
lui adresse un» lettre à Amsterdam, poste restante.
DERNIÈRES AVENTURES. 401
Hollande et à se diriger, par Ulrecht, vers Cologne et
Bonn.
Il y dépense sans compter, fait étalage de diamants
et joue gros jeu. On croit qu'il est établi à Paris, où
il va retourner bientôt, et où il possède une maison
de campagne et un équipage. Un banquier de Cologne
répond de lui. M. de ïorci, commandant de la ville,
l'accueille, sur une lettre de madame du Rumain.
Mais un certain baron de Wiedau, bohémien, se pré-
tend son créancier pour 5 000 florins et le fait
arrêter. Casanova nie la dette, mais, pour éviter la
prison, consigne de l'argent, des bijoux, et une lettre
de change. Il porte plainte à l'Electeur, saisit le
conseil aulique, et, grâce à la protection d'un con-
seiller, garde toute son assurance. Cependant, ^1. de
Bausset. ministre titulaire de France à Cologne,
alors en congé à Paris, s'entretient de lui chez
M. Yan Eyck, ministre de Bavière, avec M. de Kett-
1er, général-major au service de leurs Majestés Impé-
riales. Kettler nest pas rassuré. Casanova, dit-il, est
un homme dangereux, qu'il surveille depuis long-
temps; et il y a dans sa cassette des papiers qui
parlent d'un « complot effrayant ». Les juges de
Cologne sont fort embarrassés, mais Casanova leur
fausse compagnie. Le 13 avril, il n'est plus à Bonn,
d'où il est parti sans laisser son adresse ^
1. Lettres de Bonn (mars et avril 1760) publiées par Baschet,
toc. cit. Sur le sojour de CasanoYa à Cologne et à Bonn, et sur
les personnages qu'il dit y avoir connus, voirie très intéressant
article de G. Gugitz {Casanora in Kijln, dans le Duxcr Xeitung,
3, 7 et 10 février 1912). — A noter, dans l'édition Schiltz (V,
402 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Il passe à Stuttgart, où. dit-il, il est arrêté, et d'où
il s'échappe le 2 avril — n'y a-t-il pas là une confu-
sion, volontaire peut-être, avec l'histoire de Cologne?
— et descend vers la Suisse, qu'il visite en détail.
Il voit à Roche, non loin de Lausanne, le célèbre
Haller', et fait à Voltaire, aux Délices, la mémorable
visite, dont on a mis parfois en doute la réalité, mais
qui est cependant fort vraisemblable dans la plupart
de ses détails -.
Par la Savoie, le Dauphiné, la Provence et le
comté de Nice% Casanova regagne l'Italie et, séjour-
516-7), trois strophes italiennes fort curieuses en l'honneur des
bellczze d'OlimpIa, la femme du bourgmestre.
1. Lettre de Casanova à Louis de Murait (Lausanne,
25 juin 1760), publiée par H. von Lœhner' {A rc/iii'io Veneto, XXIV,
1882, p. 185-188), et de nouveau par MM. Ravà et Gugitz (t. XV
de l'édition Conrad, 1913, p. 1-4).
2. Sur la visite à Voltaire, à laquelle Casanova tait allusion
dans d'autres ouvrages, comme la Confutazione et le Scnitinio,
il faut lire, outre le cliapitre d'É. Maynial dans Casanova et so/i
temps, l'article de Gugitz, Casanova in der Sclnveiz, dans Die
Sc/n\-eiz, 1904, 9 octobre (on y verra de curieuses confirmations
de faits allégués par Casanova) et celui d'A. Ravà, dans leMar-
zocco du 18 septembre 1910, où se trouve la note, fort piquante,
de Casanova lui-même: « Dans le volume 60, p. 81 des (Eui'ies
de Voltaire, on lit la réponse que Voltaire me donna, lorsque je
lui ai dit qu'Haller ne le regardait pas comme un grand homme.
\0n ne me nomme pas : on me désigne pour un étranger. Cela
m'a fait plaisir ». D'autre part, A. Ravà a pu identifier Tinconnue
de Soleure avec la femme du baron Viltorio Roll (Casanofa a
Lugano e ^ La Sfida andata a fiimo », dans le Bollcttino storico
délia Soizzeia italiana, 1911). Pour les bains de La Mate, voir
ce qui a été dit plus haut (p. 272-273) à propos de la Charpillon,
et l'article précité de G. Gugitz.
3. Dans une lettre, récemment publiée d'après le brouillon de
Dux, Casanova prétend être passé à Avignon en août 1760
(lettre du 7 février 1769 à Odiffret, banquier de cette ville,
publiée par Ravà-Gugitz, t. XV de l'édition Conrad, p. 90). Sur
DERNIÈRES AVENTURES. 403
nant successivement à Gênes S à Pise- et à Florence,
d'où il est chassé par ordre supérieur, arrive à Rome,
où il s'arrête de décembre 1760 au 5 février
176P.
Créé par son compatriote, le pape Rezzonico,
chevalier de l'ordre de l'Eperon d'or, dont il portera
dorénavant les insignes attachés à son cou par un
ruban vermeil, « en sautoir, comme les Monsignori
portent la croix* », Casanova s'en va quelque temps
à \aples, puis, passant de nouveau par Rome et par
Florence, remonte vers Rologne, Modène et Turin,
traverse Chambéry et Lyon, et fait une courte appari-
tion à Paris, où aucun document, d'ailleurs, ne permet
de suivre sa trace. Puis les allées et venues conti-
nuent, interminables, de Paris à Strasbourg % de
Strasbourg à Augsbourg, d'Augsbourg à Munich,
où, le 22 juillet 1761, les gazettes annoncent l'arrivée
du chevalier Saint-Gall, avec un compagnon et trois
James Paterson. gouverneur de Nice, dont Casanova dit un
mot, voir A. F. Steuart, Casanora : sortie charactei s identi/ïed,
dans iXotes and Qucries. 11° série, t. IV, 1911, p. 462.
1. T. Belgrano a étudié le séjour de Casanova à Gènes, dans
sa brochure intitulée Aneddoti e ritratti Casanoriani, à laquelle
force nous est de renvoyer le lecteur.
2. Ademollo, Coiilla Olimpica, p. 75-76 (sur la rencontre de
Casanova avec la fameuse poétesse de Pise\
3. Les séjours de Casanova à Rome, et celui-ci en particulier,
ont été l'objet de curieuses recherches dues à Carlelta (Antonio
Valeri) : Casanova a Rama [Rivista d'Italia, 1899); Figurine
Casanot'iane (La Niioi'a Rasscgna, I, n" 7, 5 mars 1893, article
consacré à Thérèse Rolland.
't. IlDuello, éd. J. Pollio, p. 6.
5. Carletta, Figurine Casanoi'iane : La Shasburg/iese, dans la
Nuora Rassegna, II, n° 13, 1" avril 1894.
404 JACQUES CASANOVA, VÉiNITIEN.
domestiques'. Et l'année 1761 s'achève, s'il faut l'en
croire, par un nouveau petit séjour à Paris, sur
lequel nous ne sommes pas plus renseignés que sur
le précédent.
Impossible d'indiquer, fût-ce en passant, les aven-
tures de Casanova ; impossible même de mentionner,
sous peine d'énumérations fastidieuses, les innom-
brables étapes de ce voyageur éternel. Au cours de
l'année 1762, il parcourt la Lorraine, la Belgique,
l'Alsace, la Suisse, le Piémont. En 1763, après
d'assez longues haltes à Turin^ à Milan, à Gênes ^,
il retourne en France, passe à Marseille, à Arles^, et
s'arrête un instant à Paris, avant de passer en Angle-
terre".
A raconter ce séjour de plusieurs mois à Londres,
traversé d'épisodes comiques ou tragiques, en tenant
compte des recherches par lesquelles plusieurs auteurs
anglais ont pu serrer de près, sur bien des points,
le récit, comme toujours un peu fantaisiste, des
1. MUnchener Zeitung, citée par Gugitz, Giuseppe Afflizio,
dans Wissen fiir aile, 22 octobre 1911.
2. Lettre de Casanova [au grand vicaire d'Aglié], publiée par
Ravà-Gugitz au t. XV, p. 4-12 de l'édition Conrad. L'édition
Schûtz (VII, 567) donne la date indiquée par Casanova pour son
arrivée à Turin : l'^'' décembre 1762.
3. Belgrano, Aneddoti casanovianl, p. 28-32.
k. Dans la Confutazione, III, 268-9, il raconte avoir vu à Arles,
le 25 avril 1763, la mâchoire inférieure de saint Marc, patron
de Venise.
5. Une lettre de Casanova, écrite vers 1760 à Francesco II
Morosini, nous apprend qu'il était à Paris en juin 1763, et qu'il
orriva à Londres le 14 de ce mois (Ravà-Gugitz, t. XV de l'éd.
Conrad, p. 97).
DERNIÈRES AVENTURES. 405
Mémoires, il faudrait de longues pages, qui ne pour-
raient trouver place ici'.
C'est au début de 1764 que Casanova quitta
TAngleterre. Il toucha Calais et Dunkerque-, tra-
versa la Belgique et l'Allemagne et parvint à Saint-
Pétersbourg à la fin de la même année^ La Russie
et la Pologne le retinrent toute l'année suivante, et
même quelques mois de plus, puisque le fameux
duel, qui mit aux prises, à Varsovie, Casanova et le
comte Branicki, eut lieu le 5 mars 17(5(j, et qu'il y
revint après un petit voyage, au moment où madame
Geoffrin faisait visite au roi, son fils adoptif \
1. Consulter les nombreux articles de R. Edgcumbe, Prideaux,
Steuart, H. Bleackley dans Suies and Oucrics (voir les tables).
Voir aussi E. Mola, Un' acrentura di Casanova. Sara de Murait
(Fanfulla délia Domenica, 22 septembre 1912), où l'auteur a fait la
preuve de plusieurs confusions de Casanova. Du moins le reprocbe
qu'il lui adresse d'avoir appelé M. de F. le chargé d'affaires
du canton de Berne. Louis de Murait, est-il sans consistance.
L'édition Schûtz, en effet, porte M. de M., et nous avons vu (p. 228)
Murait lui-même témoigner de ses relations avec Casanova.
2. Ch. Henry, se référant à un document des .\rcb. nat., a cru
que Casanova fit à ce moment un autre séjour à Paris (ies connais-
sances math, de Casanova, dans le Bulletin Doncompagni, XV,
1882, p. 645. — Messager historique russe, XXI, 1885, p. 527. —
Revue hist., 188λ. p. 317). Mais ce document parle d'un certain
Cazenore. qui parait bien n'avoir aucun rapport avec notre
Casanova (Arch. nat., Y 10 005, comm. Hugues, plainte de Ber-
nard Crausser, tailleur, contre le sieur Cazenore, pour non
paiement et coups).
3. Ch. Henry, Casanava et Catherine II, dans le Messager his-
torique russe, .\XI, 1885, p. 298-308, 510-540. Voir aussi de nom-
breux souvenirs personnels dans l'ouvrage de Casanova : Istoria
drlle turbolenze delta l'olania, qui devait avoir sept volumes, et
dont trois seulement ont paru. Cf. aussi les lettres dont nous
avons parlé à propos du prince de Courlande, et celles que Ravà
et Gugitz ont publiées au t. XV de l'édition Conrad.
4. On sait que Casanova parle de ce duel — son plus beau
23.
406 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
De Varsovie l'aventurier partit pour Dresde se
remettre un peu en famille de ses fortes émotions.
Puis il laissa la Saxe pour la Bohême, vit Prague et
Vienne ', fit un nouveau crochet en Allemagne, à
Cologne -, à Aix-la-Chapelle, à Spa, puis revint à
Paris vers la fin de l'été de 1767.
C'est l'avant-dernier séjour de Casanova en France,
où il ne devait plus retourner qu'en 1783. Mais, cette
fois, l'aventurier n'est plus, comme jadis, à la joie de la
conquête. Paris lui semble changé, devenu, pour lui
du moins, un véritable labyrinthe. Il s'y reconnaît
avec peine, et un jour, voulant aller de Saint-Eus-
tache à la rue Saint-Honoré — un court trajet cepen-
dant — il ne trouve plus l'Hôtel de Soissons, et
s'égare tout de bon". Son frère, le peintre, est allé
se loger fort loin du centre de la ville, rue des Aman-
titre de gloire avec l'évasion des Plombs — non seulement dans
les Mémoires, mais aussi dans Vistoria délie turbolejizc (t. I,
2« partie, p. 255). Mais on ignorait qu'en 1780, à Venise, il en
publia un récit italien, fort long et fort curieux, sous le titre de :
Il Diiello, oi>i>ero Saggio délia vila dl G. C. Vcneziano. Ce récit
vient d'être publié, d'après l'exemplaire, pi'obablement unique,
de la bibliothèque Querini-Stampalia de Venise, par M. J. PoUio,
qui avait bien voulu nous permettre d'en prendre connaissance.
Cf. la curieuse lettre du V^ mars 17G6, i-crite par l'abbé Taruffi
au marquis Albergati (Masi, La l'ita, i tempi e gli amiei di
F.Albergati, 1878, p. 202).
1. G. Gugitz, Casanoi'a in l]'ien {Frankfurter Zeitung, 11 juil-
let 1901).
2. Sur le gazetier Jacquet (en réalité Giacomotli), voir Gar-
letta, Quel clic non c'è nellc Memorie di Giacomo Casanot'U {Vita
Italiana, 10 août 1800, p. 523), et G. Gugitz, Casanova in KOln,
loc. cit.
3. Edition Schiltz, X, 407. Ce détail ne se trouve pas dans
l'édition Garnier.
DERNIÈRES AVENTURES. 407
diers, au laubourg Saint-Antoine'. Madame du Ru-
main est tourmentée par des chagrins de famille,
mise en garde peut-être, et non sans motifs, contre
son ancien ami ; madame d'Urfé \it toujours, mais
Casanova la croit ou fait semblant de la croire morte.
Encore une maison du bon Dieu qui ne s'ouvrira
plus pour l'accueillir ! Il a des soucis avec la maî-
tresse de son ami Croce, la jeune Charlotte Lamothe.
Il l'a emmenée avec lui de Belgique, enceinte, aux
derniers mois de sa grossesse, et l'a mise en pension
chez une sage-femme, madame Lamarre, au Faubourg
Saint-Denis. Le 17 octobre, elle accouche d'un
garçon, aussitôt envoyé aux Enfants Trouvés, et
meurt à dix-sept ans, le 27 du même mois-. Un
1. L'indication de la rue des Amandiers ne se trouve que dans
l'édition Schûlz, X, 409. Elle est parfaiteaient exacte. Voir plus
haut, p. 140-142.
2. Casanova donne dans ses Mi'moires un extrait de l'acte de
décès tiré du registre de bi paroisse Saint-Laurent et signé de
Besombes, prêtre, le 27 octobre (édition Schiitz, X, 414). Il
donne aussi le certificat du commissaire Dorival (18 octobre)
pour le dépôt de l'enfant aux Enfants Trouvés. Le D'' Guède a
découvert ces deux pièces aux Arch. de l'Assistance publique et
les a publiées dans Vlntenm'diaire (XXX, 1894, col. 548-.551), et
dans le Mercure de France (16 avril 1912). Plus aisément, il eût
pu — ceci n'est pas pour diminuer son mérite — vérifier l'exac-
titude rigoureuse de ce passage de Casanova, en demandant
communication aux Arch. nat. du registre du commissaire
Dorival (Y 12 514). Voici ce qu'il y aurait lu : " Dudit jour
(18 octobre 1767;, sept heures du soir. Envoyé un petit garçon
âgé d'un jour, qui nous a été aporté de la rue du Faubourg
Saint-Denis par madame Lamarre, maîtresse sage-femme, vêtu
de ses langes et couches, dans lesquels s'est trouvé un certifficat
joint à notre ordonnance, portant que ledit enfant a été baptisé
en la paroisse Saint-Laurent ce jour d'huy, et se nomme Jacques-
Charles, fils de Antoine La Crosse et de Charlotte Lamotte,
laissé à ladite dame. »
408 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
malheur ne vient jamais seul. Sur ces entrefaites,
Casanova reçut de Venise la nouvelle de la mort de
son vieux protecteur Bragadin. Bien plus, une
semaine à peine s'était écoulée depuis l'enterrement
de la jeune Charlotte, lorsque Buhot, inspecteur de
police « pour la partie des étrangers », s'en vint pré-
senter à l'aventurier une lettre de cachet, qui lui inti-
mait l'ordre d'avoir à sortir du royaume.
« J'ai eu l'honneur, écrira plus tard Casanova dans
une lettre à son persécuteur Feltkirchner, de recevoir
du roi de France une lettre, signée de sa propre main,
lettre que je conserve et que je montre à mes amis, et
dans laquelle Sa Majesté m'ordonne, pour des raisons
à elle connues, de sortir du royaume. Le messager
était un chevalier de Saint-Louis, qui me dit que je
partirais à ma convenance; bien entendu qu'avant
mon départ, je n'irais pas à l'hôtel d'Elbeuf, oiî j'avais
eu l'étourdcrie d'appeler en duel le marquis de Lille,
qui n'avait pas encore vingt ans. » Piquant commen-
taire, que complète celui-ci, non moins savoureux :
« Il faut pardonner à Gerron s'il a cru d'humilier le
bibliothécaire, lorsqu'il lui a fait écrire par l'ignorant
S}ndic qu'il ne le connaissait que pour un homme
qui avait été chassé de Paris par une lettre de cachet
du 6 novembre 1767, car le misérable Gerron ignore
que, bien loin de l'humilier, la lettre de cachet en
question l'honore beaucoup plus qu'il ne l'est lui-
même par le vil emploi qu'il exerce dans un château
seigneurial qu'il déshonore. La lettre de cachet que
le bibliothécaire reçut à Paris est du 6 novembre, et
Dl::ilNIÈRES AVENTLRES. 409
le passeport qu'il reçut du duc de Choiseul, qu'il
peut montrer, est du lo du même mois; et la revision
du passeport aux confins est du 30 : ce qui démontre
que le bibliothécaire resta en France vingt-quatre
jours après avoir reçu la lettre de cachet, et qu'il n'a
quitté Paris qu'à son aise, et avec des chevaux de
poste. On ne traite pas ainsi un homme qu'on chasse.
Le pauvre Gerron ignore... que la lettre n'est sortie
qu'à la réquisition de la mère d'un jeune seigneur
que le bibliothécaire avait appelé en duel'. »
Quoi qu'il en soit du vrai motif de ce départ, il est
bien exact que la lettre de cachet était du (3 novem-
bre 1767-, et le passeport du 13'. Il est exact aussi
qu'en sortant de Paris, Casanova prit la route d'Es-
pagne. Par Pampeluiie, Alcala-de-Hénarès, il arrive à
Madrid, y fait un assez long séjour, visite Tolède.
Valence, Saragossc. Barcelone et fait connaissance
avec la prison du Buen Retiro à Madrid, et avec une
autre à Barcelone, profitant de cette dernière captivité
pour écrire d'un seul jet sa Confatazione délia Storia
del governo ^>eneto d'Amelot de La Houssaye^.
1. Les quinze pardons du bibliothécaire, ms. de Dux, public
par M. 0. Uzanne dans YErmitage, 1906, 2^= vol., p. 212.
2. Voir plus haut. p. 3îlô.
3. Archives de Dux; ce passeport a été publié, avec la date
erronée du 15 septembre, par Gundling (L. Herbert) dans l'intro-
duction de son roman allemand sur Casanova.
4. On a peu étudié le séjour de Casanova en Espagne. Le
D' Guède [Mercure de France, 16 avril 1012) a essayé de retrouver
sa trace à Barcelone, sans aucun succès. C'est une exploration
à refaire. Seul, M. Morel-Fatio, dans ses Etudes sur VEspagne
(II, 2"= édition, 190G, passim), a confronté divers passages des
Mémoires avec les documents authentiques ; Casanova se tire
avec honneur de cette chaude alerte. Tout récemment cepen-
410 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
Il rentre ensuite en France par le Roussillon', et,
dani, MM. Ravù et Gugitz ont publié, au tome XV de l'édition
Conrad, d'après les brouillons conserves à Dux, trois lettres
adressées, l'une à un inconnu, l'autre à D. Pedro Rodriguez
Campomanès, la troisième au comte de Ricla, qui sont, pour les
relations avec Mengs et Marazzani, l'emprisonnement de Madrid,
la poblaciôn de la Sierra Morena, les aventures de Barcelone,
comme une première esquisse, infiniment curieuse, des Mémoires.
Sur le danseur Schizza, mari de la trop fameuse Nina, sur la
Picciona, sur les sœurs Pellicia (Clementina et Maria-Teresa), il
y a aussi des renseignements dans les ouvrages de B. Croce,
/ Tcafridi Xapoli, p. 700-1 ; Cotarello y Mori, Ramôn de La Cruz y
sus obras, à l'article Palomina ; D. Luis Carmena y Millan, Crùnica
de la opéra italiana en Madrid, p. lG-17. Mais la confirmation la
plus curieuse des pages où Casanova raconte les scandaleuses ji
amours de la danseuse Nina Bergonzi avec le comte de Ricla, fl
capitaine-général de Catalogne, se trouve dans les Lettres écrites
de Barcclonne à un zélateur de la liberté qui votjngc en Allemagne,
de Pierre-Nicolas Chantreau (Paris, 1792, p. 171-3, lettre XI).
L'auteur y narre une mascarade qu'il avait vue sur la Rambla
de Barcelone, vingt ans auparavant, un jour de mardi-gras :
« Je m'en souviendrai toujours, c'était un groupe de masques
qui parodiait une aventure qui venait d'arriver au comte de
Ricla, alors capitaine-général de la Catalogne. Contre la cou-
tume de son pays et les prétendues bonnes moeurs qui y régnent,
il avait osé entretenir publiquement une très jolie cantatrice
italienne; l'évéque de Barcelonnc, cagot comme le sont tous les
mitres hibériens, s'en était scandalisé, et lui avait ordonné très
durement de renvoyer cette courtisane. Le comte, qui avait vécu
à Paris, et s'était accoutumé à entretenir des filles, sans que les
évèques y trouvassent à redire, ne tint point compte de la mer-
curiale ni de l'avis de son pasteur. Celui-ci en écrivit au confes-
seur du roi, qui était le Grand Inquisiteur, et en réponse de la
lettre, la cantatrice fut enlevée à minuit des bras de Son Excel-
lence le capitaine-général, et conduite en terre étrangère, avant
même qu'elle eût eu le temps de se reconnaître. C'était ce rapt
inquisitorial que les masques figuroient avec une vérité, une
audace qui n'étaient pas de leur climat: les prêtres, témoins de
cette farce, au lieu de s'en formaliser, riaient aux larmes,
parce que les masques sembloient approuver la démarche de
l'Inquisiteur et faire l'apologie de la Sainte Ilermandad. »
1. Il quitte Barcelone le 31 décembre 1768 et arrive à Perpi-
gnan le 3 janvier 1769.
DKRNIERES AVENTURES. 4U
traversant le Languedoc et la Provence, se dirige
vers l'Italie. 11 visite Perpignan, ^arbonne, Béziers,
Pézenas, Montpellier, « pays de Cocagne ». .\ Nîmes,
fidèle à son habitude de lier connaissance avec les
gens de lettres, il se rend chez Jean-François Séguier,
naturaliste et antiquaire, ami du célèbre comte Mafîei
de Vérone ^ A Aix, il coudoie Cagliostro. revoit sa
chère Henriette, admire la procession de la Fête-Dieu,
fréquente le marquis d'Argcns, le protégé de Fré-
déric II, auteur des Lettres juives, et l'abbé d'Eymar,
jeune lettré de grand avenir-. Il franchit ensuite les
Alpes au col de Tende et va faire imprimer à Lugano
sa Confutazione, pour mériter la grâce des Inqui-
siteurs, car, dit-il, « le besoin de revoir ma patrie
devenait si violent, que je ne pouvais plus vivre sans
ce bonheur y)^.
Il en fut alors pour ses frais, car leur ayant fait
tenir un exemplaire, par l'intermédaire de Giovanni
Berlendis, résident de la République à Turin, ils se
contentèrent de lui en accuser réception, chargeant
au surplus le résident de surveiller l'auteur et d éviter
1. Gaston Boissier a consacré, dans \a. Revue des Deux Mondes
du lô avril 1871, un article à ce grand savant de province. Les
papiers de Séguier ont été transportés en partie à la Biblio-
thèque nationale dans le cours du dernier siècle à la suite d'une
mission bibliographique de Chardon de La Rochette et de Pru-
nelle dans le Midi.
2. « L'abbate d"Aimar, giovane letterato che da di se perfetta
aspettativa... mi disse nel principio di quest anno [1769] nella
capitale délia Provenza... » (Confutazione, III, 224-225).
3. Sur le séjour à Lugano, voir l'article d'A. Ravà, Casanoi-a
a Lugano, déjà cité.
412 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
tout ce qui pourrait faire croire qu'il lui témoignait
quelque condescendance '.
Au moins l'infatigable écrivain avait-il profité de
l'occasion pour déverser dans sa Confutazione l'éru-
dition qu'il avait amassée sur toute sorte de sujets.
Un Dialomie de l'hoinnie et de la raison, une
Réfutation de la Description historique et critique
de ritalie, un Discours sur le suicide trouvèrent
place dans ce pot-pourri. Son grand ennemi d'alors
est Voltaire. Il ne manque pas une occasion de lui
décocher les traits d'une satire impitoyable, mais
souvent juste, et jusqu'à un sonnet, qui ne brille
malheureusement ni par la profondeur de la pensée,
ni par l'élégance de la forme-.
Parme, Bologne, Florence, Pise, Livourne, Sienne,
Piome le voient successivement, entretenant des
amitiés littéraires, écrivant de nouveaux ouvrages, en
surveillant l'impression, contant à qui veut l'entendre
l'histoire de sa fuite des Plombs avec une éloquence
naturelle, une force de passion, une vraisemblance
qui frappent vivement ses auditeurs ^ Il fait les
1. Lettre des laquisiteurs du 27 janvier 1770, publiée par Bas-
chet, Arcli. de Venise, p. (3'iO, n. 4. Cf. le même, dans le Lirre,
p. 45-4fi,
2. C'est le cas de citer ici l'opinion d'un bon juge : <• Comme
l'auteur des fameux Mémoires ne manquait pas de talent, dit
M. E. Bouvy {Va/taire et PJfalie, p. 314), il se trouve que ses
deux opuscules, d'ailleurs à peu près inconnus, sont peut-être
ce que l'Italie a produit de plus saillant comme réfutation sys-
tématique du voltairianisme. »
3. Lettre d'A, Verri du 30 mai 1770 (Rome) dans le Carteggio
di P.-A. Verri, Milan 1911, III, p. 338; A. Ademollo, La marclicsa
Chigi {Fanfulla délia Domenica, 1883, n° 40; La principessa
DERNIERES AVENTURES. 413
honneurs de son pays à deux voyageurs courlandais,
le conseiller ^^ eigel et le baron de Behr. qu'il recom-
mande à la marquise Vitelli, à la poétesse Laura
Bassi-Yerati, à ral3l)é Joacliim Pizzi, garde général
de l'Académie des x\rcades, dont lui-même fait partie*.
Il reste de longs mois à Rome, où il renoue con-
naissance avec le cardinal de Bernis, ambassadeur du
roi de France, et se livre, seul cette fois, à toutes les
débauches -.
Le 28 décembre 1771, un ordre du Granc-Duc lui
enjoint d'avoir à quitter Florence sous trois jours, et
la Toscane dans le délai d'une semaine, puis il reprend
ses courses errantes, se rapprochant toujours davan-
tage de ^ enise, qui n'a pas cessé d'être pour hai la
chère patrie, et où il rêve de revenir un jour.
Santa Croce {ibid., 24 février 1884); F. Novati, Ec/ii CasanovianI
nel carteggio dei Verri {Ratura ed artc, 15 mai 1910); Carletta.
Diclotto giorni a Firenze : una rettifica nella Gazzetta Toscana
(Vita italiana). On a pour cette époque (1770-1771) sept lettres
de Gian-Domenico Stratico à Casanova. Les allusions galantes
y voisinent avec les discussions littéraires (Molmenti, dans
Y Archivio storico itallano, XLVI, p. 247-259).
1. Billet de la marquise Yitelli (Rome, 14 déc. 1771) à Casa-
nova, à Florence (Ravà, p. 122-123}. — Billet de Laura Bassi-
Verati (Bologne, 7 mai 1772) à Casanova, alors dans cette ville
{ibid.. p. 124-125). — Lettre de Casanova lui-même à X..., sans
lieu ni date {Amateur d'aiitogr., 1863, p. 255, n" du 16 août 1863,
aujourd'hui dans la collection de M. Gaston Calmann-Lévy).
2. A. Ademollo, Giacomo Casanova in Campidog/io (Fanfulla
délia Domenica, 22 février 1885); i'na pagina incdita dclle
Memorie Casanoiùane {ibid., 15 mars 1885); La crono/ogia délie
Memorie Casanorianc {ibid., 2 novembre 1890). Ici se place
r <■ Extrait des chajiitres 4 et 5 », qui se rapporte à ce séjour à
Rome, et que M. Uzanne a publié dans l'Ermitage (II, 1900,
p. 151-168).
414 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Par Bologne', Modène, Pesaio, Ancône, il s'en
rapproche de plus en plus, cherchant à se mettre en
rapport avec les personnes qui peuvent lui en ouvrir
le chemin. Les Inquisiteurs suivent ses allées et
venues; le consul de la République à Ancône, Ban-
diera, leur signale son passage et en profite pour
tracer de lui un curieux portrait. Il l'a bien
reconnu, sans l'avoir jamais va auparavant, d'après
les indications qu'on lui a fournies. On le voit partout,
en bon équipage, d'allures dégagées et hardies. Il
fréquente plusieurs maisons, et raconte que dans
quelques semaines il doit partir pour Trieste, et de
là pour l'Allemagne. C'est un homme de quarante ans
au plus (en réalité quarante-sept), grand, de belle et
vigoureuse apparence, le teint olivâtre, l'œil vif, la
perruque courte à poils châtains. Il est. à ce qu'on
dit, hautain et méprisant, et parle de toutes choses
avec faconde, esprit et érudition -.
Casanova passe à Bologne la plus grande partie de
1. G. Ricci, Burney, Casanova e Farinclli a Bologna, 1890
L. Frati,/,rt«a caprina di Giacomo Casanova (Letferatura, 1890)
B. Croce, / Tcatri di JS'apoli, p. 701-702 (sur la Viscioletta). Yoici
le litre exact de la brochure assez amusante de Casanova
Lana caprina, cpisiofa di un licantropo, indiritta a S. A. la
signora principcssa J. L. n. P. C. Ultima edizione. la nessun
luogo, l'anno 1 000 700 702, avec l'épigraphe : Aller rixatur de lana
saepe caprina. Hor. 1. I. ep. 18 (en réponse à deux autres bro-
chures, l'une italienne : Di geniali dvlla dialctlica délie donne
ridiitta al suo vero pi-incipio; l'autre française : Lettres de
Madame Cuncgonde écrites de B. à Madame Paquettc à F.
2. Lettre du 12 octobre ou novembre 1772, publiée par
Baschet, Les Archives de Venise, p. 640, n. 4; cf. Livre, 1881,
p. 'i7-'i8, où Baschet a donné la traduction.
DERNIÈRES AVENTURES. 415
l'année 1772 '. Le 15 novembre, il arrive à Trieste,
où il va travailler, ainsi qu'à Goritz, à son Histoire
des troubles de Pologne-, et préparer de son mieux
son retour à \enise. Le consul vénitien, résidant à
Trieste, Marco Monti, avait la réputation d'un joyeux
vivant. Casanova s'attache à lui. Les lettres qu'il
écrit aux Inquisiteurs, en qualité d'agent officieux
dans une affaire oii l'intérêt de la République était
en cause, passent par le canal du consul. Bref, notre
homme s'efforce de se rendre utile. Il règle, à la
satisfaction des Inquisiteurs, une difliculté depuis
longtemps pendante, et rédige un mémoire pour
exposer les moyens de ruiner le commerce de Trieste
au profit de celui de Venise ^
Tant de zèle méritait récompense. Aussi, le 10 sep-
tembre 1774, le consul Monti annonçait-il à Casanova
que grâce lui était faite. L'aventurier reçut la bonne
1. Sur un incident de ce séjour de Casanova à Bologne, voir
l'article d'Umberto Dallari {L'na truffa del Casanoca. dans Fol-
clietio, 3' année, n" 307, 6 novembre 1893). Il s'agit d'une lettre
de change, tirée par l'aventurier sur un personnage imaginaire.
Le document utilisé confirme la chronologie des Mémoires.
'l.Isturia dette turbotenzedetta Polonia, datlamorte diEtisabetta
Petrowna fino alla pace fra la Russia e ta Porta ottomana, in
ciii si trovano tutti gti acvenimenti cagioni detla rivoluzione di
quel regno. Gorizia, 1774, 3 vol. seuls parus. L'ouvrage devait
en avoir sept. Cf. Bilbasof. Katharina II, I, 1897, p. "231, et
P. Molmenti, L'na controrersia di Casanova eoll'cditore detla sua
« Istoria... (Atti detP Islituto Veneto, L.MX, 1909-1910).
3. Sur ce séjour de Casanova à Trieste, sur le consul Monti,
Piltoni et les autres personnages mentionnés dans les Mémoires,
voir deux importants articles anonymes publiés dans le Piccoto
de Triesle des 30 juin et 4 novembre 1911. Plusieurs lettres de
Casanova, sûrement ou vraisemblablement écrites à Trieste,
ont été publiées par Ravà-Gugitz, au t. XV de l'édition Conrad.
416 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
nouvelle les larmes aux yeux. Le comte Maximilien
de Lamberg notait justement alors, dans son Mémo-
rial d'un mondain, sa surprise « qu'un homme connu
dans les lettres, homme à connaissances profondes
et que ses malheurs éloignaient de sa patrie, M. Casa-
nova de Saint-Galt, ne trouvât pas moyen de rentrer
dans l'Etat, par le nombre de protections qu'il y a
parmi les nobles ». Casanova s'empressa de rassurer
son ami en lui écrivant, le 24 septembre : « Je suis
fou de joie... Jamais le Tribunal redoutable des
Inquisiteurs d'Etat n'a fait à un citoyen une grâce
plus ample que celle dont on m'a comblée »
La rentrée de Casanova fut la nouvelle du jour à
Venise. Et quelle joie pour lui de se montrer sur la
place Saint-Marc et à la Merceria, de retrouver ses
amis, les Mcmmo, les Mocenigo, les Morosini, même
son compagnon de fuite^ le Père Balbi, misérable
alors-, d'être enfin, comme il dit, « accueilli, fêté et
applaudi par les citoyens de tous les ordres* »! Il
va faire visite au secrétaire du Tribunal, le circo-
spelLo Businello, frère de celui qui remplissait cette
fonction en 1753. Il va aussi, s'il faut l'en croire,
dîner chez les Inquisiteurs, désireux d'entendre de sa
bouche le récit de son évasion, remercier ses pro-
tecteurs, le vieux Dandolo, Grimani, Zaguri, le pro-
curateur Morosini.
Il y aurait de curieuses pages à écrire sur la vie
1. Histoire de mu fuite, p. Hj;i-1G4.
2. Conftitation... de la Gazette d^lrna, ms de Dux.
3. Histoire de ma fuite, p. 259.
DERNIERES AVENTURES. 417
qu'il mena dès lors clans sa ville natale, sur ses tra-
vaux littéraires, sur sa traduction de l'Iliade S sur
la haine dont il continue à poursuivre Voltaire-,
sur son livre des Aneddoti vinizianP et sa brochure :
// Duello^ ovvei'o Saggio délia vita di G. C. ve/ie-
ziano^. sur les relations épistolaires qu'il entretient
avec Simon Stratico, un des plus grands savants de
son époque, avec Sébastien Foscarini, ambassadeur
de la République à Vienne, sur le Messager de
Tha/ie, qu'il publie pour annoncer et louer les
pièces jouées au Théâtre Sant'Angelo par une troupe
française ^ Contentons-nous de noter l'étrange fonc-
tion qui fut alors le gagne-pain de Casanova, celle
d'espion aux gages de ce Tribunal des Inquisiteurs,
qui jadis lui avait fait sentir si vigoureusement le
poids de son expéditive justice.
Durant plusieurs années, l'ancien prisonnier des
Plombs adresse, tantôt sous son nom, tantôt sous
1. Le V' volume (1775^ est dédié au marquis Carlo Spinola,
le second (1777) à lord Tilney, pair d'Irlande, le troisième (1778)
à Gian-Domenico Stratico, évêque de Capodistria. Cf. Teza,
G. Casanofci traduttore delV Iliade (Atti delV Academia di
Padoi'a, XXVI, 1910, p. 45-62).
2. Scrutiniu del libro : Eloges de M. de Voltaire par différens
auteurs, paru en 1779.
3. Di Aneddoti riniziani del secolo decimoi/uarfo, sotto idogadi
di Giovanni Gradenigo e di Giovanni Dolfm. Libro unico. Venise,
1782.
4. Voir plus haut, p. 405, n. 4.
5. A. Ravà, Contributo alla bibliografia di Giacomo Casanova
(Giornale storico délia letteratura italiana, LV, 1910, p. 357 et
suiv.). Dans le Messager de Thalie, paru du 7 octobre à la fin
de décembre 1780, Casanova discute longuement sur des pièces
de 'N oltaire, Lesage, Destouches et Dancourt.
418 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
celui d'Antonio Pratolini, des rapports secrets à la
(( vénérable vigilance » et à « la profonde pénétra-
tion » des excellentissimes seigneurs Inquisiteurs.
Rien n'échappe à la sollicitude de ce soutien de l'ordre
public. Les mauvais livres, qu'ils soient de Voltaire,
de Rousseau, d'Helvélius, de Marmontel ou de son
père spirituel, Baffo, il les signale et dénonce leurs
possesseurs, dont plusieurs sont ses amis. Dans les
théâtres, les cafés, les petites maisons, tous les lieux
publics, il recueille les nouvelles et tonne contre
l'excès du luxe, la liberté des spectacles, le dévergon-
dage des femmes, la corruption toujours croissante,
les facilités que procure pour les divorces 'le for
ecclésiastique. Son programme, qu'il a cra devoir
adresser au tribunal, embrasse la religion, les mœurs,
la sûreté publique, le commerce et les manufactures.
Mais le plus souvent, ce n'est que basse délation,
commérage et plate littérature.
Le 28 octobre 1780, « Giacomo Casanova, sujet
vénitien », avait remercié le Tribunal de l'honneur
qu'il lui faisait en l'adinellaiit à « servir de ses faibles
lumières la secrète Inquisition ». Trois mois après,
les gages fixes qu'il avait d'abord obtenus sont sup-
primés. Il ne percevra plus désormais que des indem-
nités proportionnées à ses services. Son dernier rapport
est du 31 octobre 1782'.
1. Ces rapports, ou liferte, au nombre d'une vingtaine, ont été
publiés, en tout ou en partie, par A. 13:izzoni, Giacomo Casanova
confidente deg/'Injuisitori di Stato di Venczia (Nnoi'o Air/iifio
Vcneto, nouT. série, t. VU, 1894, p. 287-320).
DEr.NlÈRES AVENTURES. 419
Dans rexcrcice de son vil métier, Casanova se
trouvait-il heureux? En tout cas, il songeait encore à
Paris, si l'on s'en rapporte à une lettre du 1 1 septem-
bre 1780, où Simon Stratico, ayant appris que Casa-
nova avait l'intention de retourner en France, lui
souhaitait bon succès, se réjouissait qu'il pût y
retrouver le vieux Goldoni, et le chargeait de se
procurer à Paris, source de toute science, des rensei-
gnements sur les chemins royaux et les expériences
électriques'. Mais Casanova ne devait revoir Paris
que quelques années plus tard, après avoir été chassé
de sa patrie, pour toujours cette fois, dans les circon-
stances suivantes.
Une querelle s'élant élevée un jour, chez le patri-
cien Grimani, entre Casanova et un nommé Carletti,
Grimani donna raison à ce dernier. De ce jour Casa-
nova voua à son protecteur une haine mortelle, et
voici quelle basse et odieuse vengeance il en tira.
En 1782, paraissait aux devantures des libraires véni-
tiens un petit ouvrage anonyme intitulé : Aè amori
ne donne, oi'cero la stalla d'Auiila ripulita. D'abord
inaperçu, le livre s'enleva, quand on sut que c'était
une sorte de roman mythologique à clef, plein de
révélations scandaleuses. Alcide n'était autre que
Grimani, reconnaissable à nombre de détails de sa vie,
à ses manies, à ses tics et à ses façons de parler. Casa-
nova lui-même s'était mis en scène, sous le nom,
assez clair, d'Econeone. Quel autre, au surplus, aurait
1. Molmenli, Arc/tiii<> storico itatiano, XLVI, p. 283-28't.
420 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
eu l'âme assez basse pour attaquer, comme le faisait
l'auteur, l'honneur de sa propre mère?
Il a conté plus tard, à sa manière, cet épisode, un
des plus dégradants de sa vie, et expliqué ainsi, les
motifs de son brusque départ : « Ou je ne suis pas
fait pour Venise, me suis-je dit, ou Venise n'est pas
faite pour moi, ou l'un et l'autre. Dans cette ambi-
guïté, un fort désagrément est venu à mon secours
et m'a donné l'essor. Je me suis déterminé à quitter
ma patrie, comme l'on quitte une maison qui plaît,
mais où il faut souffrir un mauvais voisin, qui incom-
mode et qu'on ne peut pas faire délogera »
Vers la mi-janvier 1783 -, Casanova reprenait donc,
à cinquante-huit ans, le iilde ses aventures. Il se ren-
dit à Vienne, y passa quatre mois, puis, gagné par le
mal du pays, voulut revoir une dernière fois Venise. Le
10 juin, il arriva dans sa ville natale, se fit conduire
à sa maison, et, sans même descendre de gondole,
repartit pour le Tyrol, l'Autriche, la Hollande, la Bel-
gique^ et la France. A la mi-septembre % il était à Paris.
Son frère François le peintre et sa femme étaient
alors logés au Louvre. Ils lui offrirent Ihospilalilé".
1. Hist. de ma fuite, p. 270.
2. A. Ravà, // fallimento di un console i>eiielo a Trieste e una
lettera di Casanoi'a {Ateneo Veneto, XXXIII, mars-avril 1910).
3. II était à Anvers le 6 septembre (lettre de Casanova à son
ami l'abbé Eusebio Délia Lena, publiée pour la première fois
dans les Biografie di illustri ita/iatii, Venise, II, 1835, p. 397.
4. « Son arrivato da Spa questa notte » (billet de Casanova
à son frère François, au Louvre, du vendredi [19 septembre 1783]
(Arch. de Dux).
."). A partir du 6 septembre, Francesca Buschini adresse ses
DERNIERES AVENTURES, 421
Malheureusement, l'aventurier n'avait plus guère
d'amis à Paris, et c'était déjà une belle audace que de
reparaître ainsi dans la ville, d'où un arrêt du Parle-
ment et un ordre du roi l'avaient chassé successive-
ment. Il n'avait plus le bel entrain de la jeunesse, et
le temps de ses succès au jeu, en amour, en diplo-
matie, en cabale, était passé. Madame d'Urfé, madame
du Rumain n'étaient plus de ce monde. D'Alembert,
si tant est que cet homme illustre lui eût jamais
accordé son amitié, était sur le point de succombera
A la Comédie-Italienne, transportée salle Favart, que
de changements, que de figures nouvelles! Coraline,
Camille, Manon Balletti, mortes depuis des années.
Carlin depuis quelques jours - ! Antoine-Etienne Balletti
vivait encore, mais il avait sans doute oublié son
ami d autrefois ^ L'air de Paris lui-même était changé,
et le vertueux et placide Louis XYI avait succédé au
monarque facile et ami du vice des beaux temps de
Casanova.
Durant les deux ou trois mois de son séjour '" Casa-
nova chercha, sinon à faire fortune, du moins à gagner
sa vie. Il tenta de lancer une gazette, médita un
lettres de Venise à M. Casanova, cliez M. Casanova, peintre du
roi, au Louvre (lettres publiées par Ravà).
1. Le 29 octobre 1783.
2. Le G septembre 1783.
3. Balletti avait épousé, par contrat du 28 mai 170(3, Jeanne-
Marie Le François Piedumont (étude Poisson). Il mourut le
'J mars 1789 (Arch. nat., Y 12 079, comm. Defresne, scellé après
décès).
4. En 1783, j'ai de nouveau passé trois mois à Paris et, qui
plus est, huit jours à Fontainebleau » (20* lettre à Feltkirchner,
dans l'éd. Garnier, YIII, p. 302).
24
422 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
voyage à Madagascar, jeta sur le papier les plans d'un
grand canal de Narbonne à Rayonne*, fréquenta les
Académies.
C'était l'époque où, sous les yeux émerveillés des
Parisiens, les frères Montgolfier, Pilàtre du Rozier,
puis les frères Robert et M. Charles se confiaient
courageusement à leurs « machines aérostatiques »
et s'enlevaient dans les airs. Des foules énormes se
pressaient aux Tuileries et à la Muette pour admirer
ces nouveaux Icares, et le succès de leurs périlleuses
expériences exerçait l'imagination des spéculatifs. Ce
« globe ascendant », disaient-ils. ne sera vraiment
utile que quand on aura trouvé le moyen de le diriger
à volonté, et beaucoup cherchaient déjà ce moyen
passionnément. L'esprit curieux de Casanova ne
pouvait se désintéresser de ce problème. « Je me
suis trouvé, dit-il dans l'un de ses ouvrages, le mois
de novembre de l'an 1783, au Vieux Louvre, dans la
salle où l'Académie des Inscriptions et Relies-Lettres
tenait une séance, peu de jours après la mort de
l'illustre D'Alembert. Etant assis à côté du savant
Franklin, je fus un peu surpris d'entendre Condorcet
lui demander s'il croyait qu'on parviendrait à donner
plusieurs autres directions au ballon aérostatique.
Voici sa réponse : La chose est encore dans l'enfance,
ainsi il faut attendre-. » Tl est à présumer que Casa-
1. Arch. de Dux.
2. Lettre à Léonard Snetlage, p. 35. Il se pourrait que Casa-
nova eût arrangé à sa manière, pour se donner le plaisir de jouer
un rôle, le passage suivant qu'il avait pu lire dans le Mercure :
it M. Franklin a fait une excellente réponse à ceux qui ne ces-
DERNIÈRES AVENTURES. 423
nova a voulu parler de rAcadémie des Sciences et
de sa séance du 22 novembre, à laquelle en effet
assistait Condorcet, et où la compagnie entendit le
rapport d'un de ses membres, le marquis d'Ar-
landes, qui la veille, s'était enlevé le premier avec
Pilàtre du Rozier dans le ballon des Montgolfier \ Si
l'on possédait les deux derniers volumes, vraisem-
blablement écrits, des Mémoires, peut-être y trouve-
rait-on de curieux détails sur ces événements et peut-
être aussi, ce qui n'eût pas laissé d'être piquant,
l'opinion personnelle de Casanova sur l'avenir de
l'aéronautique.
Bref, Casanova ne réussit nullement dans ses
entreprises. D'autre part, François songeait à quitter
sa femme et sans doute aussi les innombrables créan-
ciers qui hurlaient après ses chausses. Tous deux
eurent vite fait leur plan. Le 13 novembre, l'ambas-
sadeur vénitien Dolfin remit à Giacomo un passeport
signé par le ministre Vergennes, puis les deux frères
s'en allèrent vers l'Allemagne.
A la fin du mois, ils arrivaient à Francfort, un peu
plus tard ils étaient à Dresde, hésitant dès lors entre
sent de répéter : à quoi cela sera-t-il bon? Quelle utilité en
retirera-t-on? Messieurs, répondit le profond penseur, c'est un
enfant qui vient de naître; peut-être fera-t-il un imbécile ou un
homme de beaucoup d'esprit. Attendons, pour le juger, que
son éducation soit achevée » (Mercure, septembre 1783, p. 178).
1. Bibliolli. de l'Institut. Procès verbaux manuscrits de l'Aca-
démie. (In fol. Z 201). Cf. le rapport de plusieurs académiciens
sur la machine aérostatique, dans ViJisi. de l'Ac. des Se., année
1783, p. .5-23. Franklin avait signé le procès-verbal de cette
expérience mémorable {Mercure, nov. 1783, p. 232).
424 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
Berlin, Saint-Pétersbourg et Vienne. Finalement,
leur choix se porta sur la capitale autrichienne, oii ils
pénétraient tous les deux le 15 décembre. François,
vite entré dans la laveur du prince Kaunitz, s'y fixa.
Quant à Jacques, il en repartit aussitôt pour Prague,
repassa à Dresde, peut-être à Berlin. De retour à
Vienne vers la mi-février 1784, il entra comme secré-
taire au service de l'ambassadeur Foscarini. Il y avait
plus d'un an qu'il menait une vie relativement pai-
sible, fréquentant la société, publiant un petit livre S
s'enflammant pour une jeune personne, qu'il faillit
même épouser, lorsque Foscarini vint à mourir 2, et
tout fut à recommencer.
Désemparé, il demanda en vain au général Fabris,
un des compagnons de sa jeunesse, d'entrer à son
service, puis il songea à se faire moine. Eniin, il se
dirigeait vers Berlin, espérant y trouver une place à
l'Académie, quand un grand seigneur bohém.ien. un
peu extravagant et qui donnait dans les sciences
occultes, l'arrêta à Teplitz et le conduisit à Dux, pour
lui confier sa belle bibliothèque^.
Les aventures de Casanova étaient finies.
1. Lettre hislorico-critique sur un fait connu dépendant d'une
cause peu connue, adressée au duc de..., Hambourg (Vienne),
178'4, à propos de l'aTenturier Zannovich (voir A. Ravà, Le opère
pubblicate da Giacomo Casanova, Marzocco, 9 octobre 1910).
2. Le 2.3 avril 1785.
3. Sur tout cela, voir la correspondance Lamberg-Opiz, con-
servée à la Bibliothèque de Prague, et citée par Ravà, Lettere di
donne. Voir aussi G. Casanova. Correspondance avec J.-F. Opiz,
publ. par Khôl et Pick, Leipzig, 1913, 2 vol. in-8.
CHAPITRE XXVI
LE DIABLE ERMITE. LA VIEILLESSE
ET LA MORT EN BOHEME.
Au milieu du massif montagneux de l'Erzgebirge,
au nord de la Bohême, et non loin de Teplitz, où
déjà de nombreux baigneurs venaient à la belle saison,
la demeure seigneuriale de Dux dominait de sa masse
imposante les maisons du bourg, s'ouvrant d'un
côte sur la place, de l'autre sur les allées d'un parc
peuplé de grands arbres.
Le seigneur de Dux, Joseph-Charles-Emmanuel de
A'N aldstein-Wartenberg, chambellan de Sa Majesté
Impériale et Royale, écuyer tranchant du royaume de
Bohême et descendant du grand Wallenstein, était
l'aîné des onze enfants d'Emmanuel-Philiberl, comte
de Waldstein, mort en 1775, et de Marie-Thérèse,
princesse de Liechtenstein. Très personnel et très
volontaire dès sa jeunesse, désordonné dans ses
24.
420 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
affaires, joueur imprudent, amateur passionné de
chevaux et de courses, il n'était pas encore devenu,
à trente ans, un homme raisonnable. Sa mère, qui
avait été heureuse à Dux, et qui, vivant maintenant à
Vienne, se souvenait tristement de ses bonnes années,
se désolait que son fds, « avec sa belle àme », ne sût
pas se détacher d'occupations « si peu analogues,
écrivait-elle dans un français hésitant, aussi à son
esprit qu'à sa naissance ». Que ce « feudatario
tedesco » pût s'intéresser aux sciences et protéger les
gens de lettres, cela paraissait miraculeux aux amis
italiens de Casanova. De fait, les fonctions de biblio-
thécaire du château de Dux ressemblaient fort à une
sinécure; ainsi sans doute le comte de AA aldstein
avait-il entendu déguiser l'aumône que, dans sa géné-
rosité junévile, il avait cru devoir faire au vieux
coureur d'aventures, dont la verve toujours prompte
et les connaissances bizarres l'avait séduit. C'est une
justice à rendre à Casanova qu'il n'a pas été ingrat
pour son maître. Il vante ses belles qualités, l'appelle
son Mécène, écrit pour lui, dans les grandes circons-
tances, de belles lettres en français, lui dédie plusieurs
de ses ouvrages, et cherche des débouchés pour les
draps de ses fabriques.
Lorsque Waldstein était à Dux, la vie était belle
pour Casanova. Il s'asseyait chaque jour à la table
seigneuriale, ce qui flattait infiniment son orgueil,
tout en lui permettant de satisfaire un appétit,
demeuré robuste, et une gourmandise invétérée. Il
était de toutes les fêtes, et se frottait voluptueuse-
LE DIABLE ERMITE. 427
ment à ce luxe princier, à ces manières de la bonne
compagnie, où il retrouvait comme le parfum des
élégances françaises, dont le souvenir lui était cher.
L'esprit naturel, qui ne l'avait point abandonné, la
sûreté de sa merveilleuse mémoire, le charme irrésis-
tible qu'il mettait à conter d'innombrables anecdotes
en faisaient le héros de ces réunions mondaines. Il
avait besoin de briller pour trouver encore du goût à
l'existence. Il brillait, il était heureux.
Mais une fois les lustres éteints, les salons fermés,
le maître reparti pour ses continuels voyages, et le
château retombé dans sa froide solitude, tout chan-
geait. Adieu les hommages flatteurs, les propos spiri-
tuels, les causeries familières, les souvenirs retrouvés,
le sourire et le parfum des femmes! Casanova savait
à peine l'allemand, le tchèque bien moins encore, et
sa méfiance naturelle, son amour-propre toujours sous
les armes s'exaspéraient dans un milieu hostile. On
ne l'aimait pas. Ses airs de hauteur déplaisaient, ses
succès n'étaient pas compris ou étaient tournés en
ridicule. « Il a parlé allemand, disait le prince
de Ligne, on ne la pas entendu; il s'est fâché, on a
ri. Il a montré de ses vers français, on a ri. Il a ges-
ticulé en déclamant de ses vers italiens, on a ri. Il a
fait la révérence en entrant, comme Marcel, le fameux
maître de danse le lui avait appris il y a soixante ans,
on a ri. Il a fait le pas grave dans son menuet à
chaque bal, on a ri. 11 a mis son plumet blanc, son
droguet de soie doré, sa veste de velours noir et ses
jarretières à boucles de strass sur des bas de soie à
428 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
rouleau, on a ri. Cospetio, disait-il, canaille que vous
êtes! Vous êtes tous des Jacobins! ' »
Casanova sentait partout des ennemis et ne se
trompait guère. Le syndic Loser, le médecin O'Reilly,
l'intendant Feltkircliner, le courrier Wiederholt,
Caroline la lingère, le cuisinier, le portier, les
paysans, autant d'êtres grossiers, méchants, ignares,
dont le seul but — il se l'imaginait du moins —
était de l'espionner, de le baiouer, de lui tendre des
pièges, de lui nuire enfin de toutes les manières
auprès du comte de Waldstein. Un jour, « la sotte
fille qui lo sert » met le désordre dans ses papiers et
en brûle un certain nombre, sous prétexte qu'ils sont
usés, grilTonnés, plein de ratures, et que le papier
blanc, bien propre, doit lui être autrement précieux.
L'intendant Feltkirchner a intrigué contre lui auprès
du comte; il lui a fait des ennemis de l'inspecteur et
des autres employés du château; si l'infâme Wieder-
holt a eu l'audace d'arracher le portrait de Casanova
de l'un de ses ouvrages pour le placarder ignominieu-
sement aux cabinets avec une légende ordurière,
c'est à l'instigation de Feltkirchner; si le même
Wiederholt l'a bousculé violemment au coin dune
rue, qui donc l'a conseillé, sinon Feltkirchner? Et
Casanova de se répandre en plaintes amères et en
invectives enllammées. « Exilé, isolé parmi les
barbares de Dux », il écrit ses malheurs à la mère de
son maître et se venge en jetant sur le papier tout ce
1. Prince de U^ac, Mém. el Mrl. historiques, IV, 1828, p. 291-4.
LE DIABLE ERMITE. 429
que lui inspire la colère. De là ces lettres à Fellkir-
chner. jamais envoyées sans doute, « par son meilleur
ami Jacques Casanova de Seingalt », mélange
singulier de grossièreté, d'emportement et de comique
involontaire'. De là aussi ce dialogue avec O'Reilly,
médecin à Oberleutensdorf, de qui l'ignorance,
l'avarice, la stupidité sont pour notre Vénitien un
abondant sujet de sarcasmes -.
Mais les vrais ennemis de Casanova dans ce qu'il
appelle quelque part le Chantilly bohémien, ce sont
la vieillesse et la solitude. De temps en temps, il
cherche à s'évader de lui-même et de l'entourage,
un peu trop béotien, qui lui pèse. Il va à Prague,
à Vienne, à Dresde, à Leipzig, s'efForçant de retrou-
ver d'anciens amis, de renouer des relations avec sa
famille. Il ne tarde pas à revenir au bercail, avec la
conviction, chaque fois plus décevante, que les temps
sont accomplis, et cette comparaison dont il se
donne à lui-même le spectacle, de ce qu'il a été et de
ce que la vieillesse a fait de lui, n'est pas la moindre
de ses tristesses. Parfois cependant, quelques visites
lui rendent un peu d'espoir et de confiance. C'est le
prince de Ligne, parent du comte de Waldstein, qui,
venant presque chaque année prendre les eaux de
Teplitz, en profite pour mettre Casanova sur ses
sujets favoris et passe avec lui, à causer librement,
1. Publiées au tome VIII de Féditioii Garnier. Faulhircher est,
bien entendu, une mauvaise lecture.
2. Passe-temps de Jacques Casa/iot-a de Seingalt pour le car-
naval de Van 1702 dans le bourg d' Oberleutensdorf, ms. de Dux,
publié par G. Kahn dans la Vogue, 1886.
430 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
des heures trop vite écoulées. C'est Lorenzo Da
Ponte, le librettiste de Mozart S habile, comme Casa-
nova, aux jeux littéraires, qui arrive avec sa femme,
aussitôt ébaubie par la verve et la faconde de l'éton-
nant vieillard. Rares moments de joie et d'expansion
dans une existence, dont l'actuelle monotonie ne
s'accentue que trop par la comparaison avec le passé!
Heureusement, au cours de ses voyages à travers
l'Europe, Casanova avait lié un grand nombre de
relations scientifiques et littéraires. A les entretenir,
il passa de longues et charmantes heures. D'un peu
partout, d'Italie, de France, d'Angleterre, de Russie,
d'Autriche et d'Allemagne lui arrivaient des lettres
d'écrivains, de savants, d'hommes d'Etat, d'aventu-
riers et de bas-bleus; il y répondait en conscience et
les conservait précieusement. Il ne faut point songer
à énumérer ces nombreux correspondants, dont les
uns, comme le comte Lamberg, André Memmo,
l'ami de jeunesse de Casanova, devenu l'un des plus
hauts personnages de la République de Venise,
Da Ponte, qui, avant d'aller mourir à New-York en
1838, promenait à travers l'Europe son humeur
aventureuse, étaient pour notre héros des amis de
longue date, plus ou moins sûrs et fidèles, dont les
autres, attirés par sa réputation de savoir et d'esprit,
1. Sur Da Ponte, né à Ceneda en 1749, mort à New-Yoric en
1838, auteur du Mariage de Figaro (178G) et de Don Juan (1787),
et dont les Mcmoires, parus à îS'ew-York, ont été traduits, ou
plutôt adaptés en français par D. de La Chavanne, voir Angelo
Marcbesan, Délia vila c délie opère dl Lorenzo Da Ponte, Trévise,
1900, in-S».
LE DIABLE FRMITE. 431
lui adressaient des hommages ou lui réclamaient des
conseils. Tous ou presque tous sont des hommes de
mérite. Tel lui soumet des essais littéraires, tel autre
le consulte sur des problèmes scientifiques ou philo-
sophiques, tel autre encore lui envoie des nouvelles
de la grande Révolution de France ou de la marche
en Lombardie et en \énétie de l'armée de « Buona-
parte ^ » .
Répondre à tous ces correspondants, dont il avait
la confiance et l'estime, était donc pour Casanova
une joie et une consolation véritables. Mais il voulait,
et surtout, être imprimé. « Gardez-vous des libraires,
lui avait dit Voltaire, lors de la fameuse entrevue de
1760 : ce sont des forbans plus redoutables que ceux
du Maroc. — Je n'aurai affaire à eux, avait-il répondu,
que quand je serai vieux. — Alors, ils seront la
plaie de votre vieillesse. » Jamais prophétie ne s'est
mieux réalisée.
Le premier ouvrage dont Casanova paraît s'être
1. Pompeo Molmenti, Carieggio Casanoriano, dans l Arc/iicio
storico italiano, cinquième série, tomes 45 à 48, années 1910-
1911 (publication de nombreuses lettres adressées par divers
correspondants à Casanova). — Aldo Ravà, Letterc di donne,
Venise, 1912, traduit en allemand et complété par G. Gugitz
(tome XIV de l'édition Gonradj. — Aldo Ravà et G. Gugitz, Gia-
como Casanni-a, Briefwechsel, Munich et Leipzig. 1913 (tome XV
de l'édition Conrad), publication en allemand de 128 lettres ou
brouillons de lettres, françaises ou italiennes, écrites par Casa-
nova. — Octave Uzanne, publication dans le Livre, 1889, de
lettres adressées à Casanova par le prince de Ligne et par le
comte Kœnig. — P. Molmenti, Letterc inédite dcl patrizio
P. Zaguri a Giacomo Casanova, Venise, 1912, in-S'\ — F. Khôl
cl 0. Pick, Giacomo Casanova. Correspondance avec J.-F. Oipz,
Leipzig, 1913, 2 vol. in-8°.
432 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEiN.
occupé en Bohême, et grâce auquel il se croyait sûr
d'élever à son nom un monument impérissable, est
une sorte de roman scientificjue, dans le genre de
ceux que devait publier un siècle plus tard notre
Jvdes Verne, mais avec beaucoup plus de prétentions
scientifiques et philosophiques. L' Icosaméron, ou
Histoire cVEdoiiard et d'ElisabetJi, qui passèrent
quatre-vingt-un ans chez les Mégamicres, habi-
tans aborigènes du Protocosme dans Cintérieur de
notre globe, fut imprimé à Prague en 1788 aux frais
de l'auteur ^ Casanova était parvenu à recueillir
335 souscriptions, mais il comptait aussi sur la
vente. Malheureusement, le libraire de Leipzig,
chargé d'écouler l'édition de cette rapsodie à peu près
illisible, se désintéressa complètement d'une tâche,
d'ailleurs ingrate, et notre auteur en fut pour ses
récriminations.
Les questions mathématiques préoccupaient aussi
beaucoup Casanova. Il avait poussé fort loin ses
études de ce côté. Les rares lecteurs de trois introu-
vables brochures et feuilles volantes, imprimées à
Dresde en 1790, la Solution du problème déliaque
et ses deux Corollaires -, s'accordent à dire que l'au-
teur a su introduire dans l'examen de ces problèmes
1. Voir un article de Lorédan Larcliey dans le Bibliophile
f/ançois, III, 186G, p. 314. Il n'y a qu'un très vague rapport
entre l'ouvrage de Casanova et le Voyage au Centre de la terre.
Jules Verne n'avait certainement pas lu Vicosnmcron, comme l'a
cru P. Molmcnti (Arcliiino storico italiaiw). Cf. L. Dépret {Illus-
tration, 3 mars 1877).
2. Démonstration géométrique de la duplication du cube et
Corollaire à la duplication de l'hexaèdre.
LE DIABLE ERMITE. 433
ardus une vivacité et un esprit qui en rendent l'exposé
agréable à lire, même pour les profanes. Lui-même
assure quelque part que la Solution du problème
dèliaque lui valut l'applaudissement de plusieurs
académies et une montre d'or, cadeau de l'Electeur
de Saxe. Mais les spécialistes se contentent, je crois,
de lui accorder l'hommage, dû au courage malheu-
reux ' .
Quant aux travaux manuscrits de Casanova, ils
sont légion, et il faut se contenter d'en donner ici
un aperçu extrêmement sommaire. Notre homme
avait la fureur d'écrire. Prose et poésie, philosophie
et morale, religion et politique, il dit son mot sur
toutes choses, et souvent sans sobriété. Dans V Esprit
de ricosamé?-on, il explique longuement le but de
son ouvrage : « instruire sans pédanterie, plaire
sans médire et sans exciter les passions qui égarent
la vertu; me faire connaître au monde mon contem_
porain, qui bientôt deviendra ma postérité, pour un
homme qui aime les bonnes mœurs ». Une Confuta-
tion (sic) de deux articles diffamatoires publiés
dans les gazettes littéraires allemandes de léna lui
sert de prétexte à défendre le même Icosamèron et
\ Histoire de ma fuite, maltraités par un critique,
ainsi qu'à faire étalage d'innombrables lectures et à
1. Ch. Henry, Les connaissances matitt'matiques de Jacques
Casanova, p. 26-27. Comme autres ouvrages de Casanova,
imprimés pendant le séjour à Dux, il faut citer, outre l'Histoire
de ma fuite, dont il sera question plus loin, le Soliloque d'un
penseur, imprimé à Prague, en 1786, où Casanova parle en
termes fort curieux de Saint-Germain et de Cagliostro.
434 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
rappeler d'intéressants souvenirs personnels. De quoi
n'est-il pas question dans Y Essai de critique sur les
mœurs, sur les sciences et sur les arts, où, dans le
cours de vingt- neuf chapitres, la morale, l'histoire
naturelle, la politique, la logique, la chimie, la méca-
nique, l'astronomie, la théologie, la poésie, l'art, les
belles-lettres sont mis tour à tour sur le chantier? Il
n'est pas jusqu'à l'abolition de la peine de mort qui
ne passionne Casanova, et sur laquelle il ne se croie
tenu de dire son sentiment. Dans les Rêveries sur la
mesure moyenne de notre année selon la ré forma-
tion grégorienne, il revient sur des questions dont il
avait, longtemps auparavant, entretenu la grande
Catherine. Enfin, il adresse à l'empereur Joseph II,
sous forme de lettre, une Lucubration (sic) sur
V usure, oii se fait jour vine expérience personnelle,
sur laquelle, il faut bien le dire, l'auteur se gardait
de donner des éclaircissements complets.
Le mathématicien et le philosophe ne faisaient tort
ni au poète ni à l'auteur dramatique. Dans la ferveur
de sa reconnaissance pour le châtelain de Dux, il
avait commencé V Albertiade, « poème épico-tragique
en italien, en octave rime, dans le style du Tasse »,
où il comptait célébrer en douze chants la gloire
d'Albert, comte de Waldstein, tué à Egra le 15 fé-
vrier 1634 par deux capitaines écossais du régiment
de Buttler. Eupolcmo Pantasscna — c'est le nom
arcadien de Casanova — méditait aussi // Plébiscita
fatale, drame héroï-comique, Il collerico, comédie
en musique, Tetide e Peleo, tragédie, Ulisse e Ci/ce,
LE DIABLE ERMITE. 435
ballet mimé, mais il semble bien n'avoir écrit que des
fragments de ces ouvrages. La seule pièce qu'il ait
achevée à Dux, c'est le Polémoscope, dédié à la
princesse Glary, et dont la lecture est fort ennuyeuse.
S'il faut en croire une lettre de Da Ponle à Casa-
nova, le jeune comte de W'aldstein aurait joué un rôle
dans deux épisodes tragiques de la Révolution fran-
çaise, en essayant d'abord de favoriser la fuite de
Louis XVI, puis de sauver la princesse de Lamballe.
Quoi qu'il en soit, Casanova suivit passionnément tous
les événements qui se déroulèrent en France à partir
de 1789, lui fournissant une abondante matière de
réflexions historico-liltéraires.
11 avait admiré jadis ce que Jules Janin appelle la
France élégante et croulante de madame de Pompa-
dour, et fait dans ses écrits l'éloge d'Antoinette
Poisson, la « dame la plus avenante du royaume »,
et de Choiseul, qui réunissait à ses yeux tous les
talents de l'homme d'Etat. 11 avait été frappé en
France de la décence du clergé, de la probité des
avocats, du génie des cuisiniers; aux gens de police
seulement il avait gardé rancune, et pour cause. Les
français, gais, aimables, polis, courageux, il les avait
aimés, malgré leur pétulance, leur légèreté, leur
amour de l'argent, leur vanité. Ses attaques passion-
nées contre Voltaire et Rousseau ne l'empêchaient
pas de s'incliner, dans son for intérieur, devant le
rayonnement de la littérature française, qu'il connais-
sait infiniment mieux que la plupart de ses compa-
triotes. Mais la Révolution le jeta dans une véritable
436 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
fureur contre les choses et les gens de France. S il
n'avait que pitié pour le malheureux Louis XVI,
mort, dit-il, « par sottise », il professait un mépris
profond pour les émigrés, pusillanimes et pervers,
« qui sont venus promener leur orgueil et leur honte
chez l'étranger ». — « Que deviendra la France? Je
ne puis le dire; mais ce que je sais, c'est qu'un corps
acéphale ne peut avoir qu'une durée éphémère, car
c'est dans la tête qu'est logée la raison. » A Mirabeau,
à Robespierre, à 1' « infâme » Convention il avait
voué une haine vigoureuse, et même au peuple fran-
çais tout entier, qu'il appelle maintenant « le peuple
le plus ingrat, le plus frivole et le plus cruel », Ces
sentiments se retrouvent dans ses Relierions sur la
Révolution française, offertes par lui à la princesse
Clary, dans une foule d'autres petits écrits conservés
à Dux, dans ses lettres de cette époque (en janvier 1790,
il se réjouit d'apprendre la nouvelle, erronée du
reste, de la mort de Mirabeau, écrivain infâme, chef
des rebelles assassins qui ont détrôné le roi très
chrétien, et regrette de n'avoir pu le tuer de sa
propre main), enfin dans sa Lettre à Léonard Snet-
lage\ son dernier ouvrage, réponse à un docteur
prussien, auteur d'une sorte de recueil des néolo-
gismes introduits par la Révolution dans la langue
française". ÏN'avait-il pas écrit, au surplus, en cent
1. La Lettre à Snctlagc a ctt; réimprimée, d'après l'exemplaire
de Dresde, par les soins du D' Guède.
2. Y. Oltmann, Jakob Casanova von Seingalt, 1899 (éiiuméra-
tion très incomplète des ouvrages imprimés et manuscrits de
Casanova). — Mahler, Catalogue des ntaniiscrlls de Casanora
LE DIABLE ERMITE. 437
vingt pages iii-folio, une Lettre à Robespierre, qui
s'est malheureusement perdue'?
Si les travaux littéraires et le désir de se tenir au
courant de toutes les nouveautés européennes ne
suffisaient pas à occuper l'activité intellectuelle du
vieil homme et sa curiosité toujours en éveil, il lui
restait une ressource inépuisable, qui était de revivre
par la pensée son existence si remplie d'aventures.
Quand il passait dans les rues de la petite ville,
grommelant à demi -voix, suivant son habitude, les
gens de Dux ne voyaient en lui qu'un vieillard bâti
en hercule, à la longue figure osseuse, au front haut
et légèrement fuyant, à la bouche amère, au teint
africain, aux grands yeux, dont le regard avait un
éclat et une fixité inquiétants-. Ils ne pouvaient pas
conservés à Dux en Bohême. Revue des Blbliotlièques, XV, l'JO.j,
p. 4-3-54 (erreurs sur les noms propres). — G. Kahn, publication
fie divers travaux de Casanova, et en particulier du Polémoscopc,
dans la Vogue, 1886 et années suivantes — 0. Uzanne, Casanova
inédit, dans le Livre, 1887. — Aldo Ravà, Studi casanoviani a
Dux, Il Casanova poeta. Le opère pubblicate da Giacomo Casanova
(Marzocco, 18 sept., 9 et 23 octobre 1910); La Musa dialettale
di Giacomo Casanova, Venise, 1911 (extr. de VAteneo Veneto,
ann. XXXIV, fasc. 3, mai-juin 1905). — Charles Henry, Les
connaissances malliématiques de Jacques Casanova de Seingali.
— B. Marr, Catalogue inédit des papiers de Casanova à Dux,
obligeamnient communiqué par M. Uzanne.
1. G. Casanova. Corresp. avec Opiz, II, p. 24.
2. Voir le portrait de Casanova à soixante-trois ans, en tête
de VIcosaméron : JACOB : HIERON : CHASSAN.-EVS :
VENETUS : ANNO : .ET : SV.E : LXIII, avec la légende :
Altéra nunc rerum faciès, me quero, nec adsum.
Non sum qui fueram, non putor esse : fui.
« Ce serait un bien bel homme, s'il n'était pas laid », écrivait
le prince de Ligne dans une page souvent citée fportrait à\-iveji-
turos).
438 JACQUES CASANOVA, VENITIEN.
comprendre à quoi pensait cet homme, et avec quels
interlocuteurs invisibles il conversait avec tant de
feu. Sa mise était si étrange, son visage si ténébreux
et chagrin, sa réputation de coureur de filles si fâcheu-
sement établie, ses monologues si insolites, que les pas-
sants s'écartaient de son chemin, et que les enfants,
effrayés, s'enfuyaient à toutes jambes. Lui, comme
absent, ruminait son passé, auprès duquel le présent
ne lui paraissait que mélancolie et tristesse. Vieux
et cassé, il ne se décidait pas à oublier l'âge brillant
011 tout lui semblait facile, oii chaque jour lui
apportait des jouissances nouvelles, qui venaient
s'ajouter à celles de la veille et annoncer celles du
lendemain. Les regrets cuisants de ceux qui ne savent
pas vieillir, il les ressentait avec une intensité mala-
dive, et ne se déclarait heureux que par le souvenir.
Au cours de sa vie errante, on lui avait demandé
bien souvent de raconter l'épisode le plus saillant de
ses aventures, l'extraordinaire fuite des Plombs, et
jamais il ne s'était fait prier, sachant que le succès
récompensait immanquablement sa complaisance '.
Mais l'intérêt de cette histoire résidait surtout dans
les détails, dont le récit n'exigeait pas moins de deux
heures d'horloge. Vieux, édenté, court de souffle,
Casanova dut renoncer bientôt à braver la fatigue
physique d'un tel efifort. C'est ainsi qu'il fut amené
1. « Tout le monde fut affamé de l'entendre narrer par moi-
même pendant trente-deux ans, dit-il dans un manuscrit encore
inédit de Dux [Cou filiation de la Gazette d'Icna), dans lesquels
je l'ai peut-être récitée à mes amis curieux au moins nulle fois. »
LE DIABLE ERMITE. 439
à faire imprimer à Prague, à un nombre assez res-
treint d'exemplaires, cette Histoire de ma fuite ^ qui,
reprise presque sans changements clans les Mémoires,
était destinée à prendre place parmi les plus curieux
récits d'évasions, et à rendre ainsi presque populaire
le nom de son auteur'.
Il semble bien que le succès de ce petit ouvrage
n'ait pas été étranger au projet formé par Casanova
d'écrire par le menu V Histoire de sa vie. Ce projet,
d'ailleurs, le hantait de longue date. Il avait certaine-
ment écrit pour lui, au jour le jour, le récit de quel-
ques-unes de ses aventures — son séjour à Constan-
tinople, son entrevue avec Voltaire, par exemple - — ,
gardé beaucoup de lettres, noté surtout des dates, qui
lui permettaient de se retrouver dans le dédale de sa
vie. C'est aussi avec un plaisir visible qu'il avait
inséré dans la Confntazione, avec l'histoire de Bet-
tine Gozzi, sœur de son maître de pension de Padoue,
un grand nombre de souvenirs et d'observations, rap-
portés de ses divers séjours en France, émaillé
VJstoria délie turholenze délia Polonia de ses sou-
venirs de voyage en Pologne et en Russie, imprimé
1. Histoire de ma fuite des prisons de la République de Veiiise
au'on appelle les Plombs, écrite à Diix en Bohème Vannée 1787. A
Leipzig [en réalité à Prague] chez le noble de Schonfeld, 1788,
in-S", avec 2 figures gravées par Berka. • — Une autre édition,
avec le sous-titre : Histoire intéressante et instructive pour les
jeunes personnes a paru à Halle, 1797, 2° éd., in-8°. — h'/fistoire
de ma fuite a été réimprimée textuellement par M. de B[ordes]
de F[ortages], Bordeaux, 1884, et traduite en italien par Salva-
tore di Giacomo, 1912.
2. E. Mola, Fanfulla delta Domeniea. k août 1912, cite aussi
d'autres exemples. On en pourrait allonger la liste.
440 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
en 1780 à Venise un long et curieux récit de son
fameux duel de \arsovie, parlé dans le Scrudnio de
sa mémorable visite à Voltaire, enrichi V Icosaméron
du portrait do divers personnages rencontrés dans
les casins de Venise, les cercles de Paris et de
Londres, les assemblées allemandes ou les tertulias
de Madrid. Autant de raisons pour qu'il se mît d'un
cœur léger à l'ouvrage, heureux de combattre
ainsi l'ennui, lourde maladie qui, dit-il, le tuait en
Bohême.
Cette formidable rédaction, Casanova paraît avoir
songé tout d'abord à l'arrêter à l'époque de son
retour à \enise en 1774. « \ous jugés à propos, lui
écrivait son ami Opiz le 26 juillet 1793, de ne les
pousser (vos Mémoires) qu'à la cinquantième année do
votre Age, puisque, depuis cette époque, la période de
votre vie est remplie des événements tristes. Je ne
saurais désapprouver cette conduite \ » Il paraît bien
cependant que l'aventurier changea d'opinion, et que
le titre inscrit par lui en tête de son manuscrit :
Histoire de ma vie jusqu'à lan 1797 n'est point
trompeur-. Casanova eut aussi l'intention de brûler
ses Mémoires, mais, à supposer que ce projet fût bien
arrêté chez lui, des interventions amicales l'en détour-
1. G. Casanova. Corresp. avec Opiz, I, p. 130.
2. G. Gugitz, .Casanova und Joscf Freilicrr v. Linden (Duxer
Zeitung, 19 juillet 1913). Deux cahiers du ms., le 1(3° et le 17',
se seraient perdus. Le 27 juillet 1792, Casanova écrivait à Opiz :
« Je suis à la fin de mon douzième tome, à l'âge de quarante-
sept ans, c'est-à-dire à l'année 72 de ce siècle ■• {Corresp, avec
Opiz, I, p. 95).
LE DIABLE ERMITE. 441
nèrent. « Dites que vous les avez brûlés, lui écrivait
plaisamment le prince de Ligne ; mettez-vous au lit ;
faites venir un capucin, et qu'il jette quelques rames
de papier au feu, en disant que vous sacrifiez vos
ouvrages à la \ierge Marie. »
Cependant, au fur et à mesure que les pages
succédaient aux pages, les cahiers aux cahiers, Casa-
nova les faisait lire à des amis privilégiés, Jean
de Waldstein, évêque de Seckau, parent de son
maître, Opiz. inspecteur des finances à Czazlau. le
prince de Ligne enfin, tout heureux d'y rencontrer
« du dramatique, de la rapidité, du comique, de la
philosophie, des choses neuves, sublimes et inimita-
bles ». Son ouvrage, il le savait, était « d'une nature
qui fait passer la nuit au lecteur », mais le ce cynisme »
y était « outré », passant les bornes que la conve-
nance a mises à l'indiscrétion. Il rougissait de n'en
point rougir, et se contentait de cette « érubescence
secondaire ». Néanmoins, on lui conseillait de publier
son ouvrage, Opiz non sans l'engager aie « nettoyer »,
le prince de Ligne avec plus de hardiesse (gazez vos
plaisirs, mais ne les voilez pas). En 1797, Casanova
était si décidé à passer outre, qu'il envoya au comte
Marcolini, de Dresde, le manuscrit de son premier
tome, à condition qu'il voulut bien s'en faire l'éditeur,
« La publication de ce premier tome, lui écrivait-il,
vous fera connaître la destinée des suivants, et vous
déterminera à les faire vivre ou à les brûler. » La pré-
face était écrite, prête à être remise à l'imprimeur.
Mais le comte Marcolini était un grave et officiel per-
' 25.
442 JACQUES CASANOVA, VÉNITIEN.
sonnage'. Ses hautes fonctions de premier ministre
(lu roi de Saxe lui imposaient prudence et réserve. Il
dut être effrayé par la crudité des récits casanoviens
et par la liberté qu'avait prise l'auteur d'y mettre en
scène nombre de personnages encore vivants. 11 ne
marqua donc que peu d'enthousiasme à les ])atronner
de son nom^.
Sur ces entrefaites, Casanova tomba malade. Peu
à peu, la vieillesse avait insinué son poison dans son
admirable organisme. A regret, il dut quitter sa
table de travail et ses papiers, vrai trésor qui, disait-
il, « me rattache à la vie et me rend la mort plus
haïssable ». Pendant sa dernière maladie, il trouva
une consolatrice en la personne d'Elise von der Recke,
curieux type de femme, intelligente, mais exaltée et
fortement entachée de basbleuisme. En lui annonçant
la visite du comte de Montboissier et de sa femme,
fille du célèbre Malesherbes '', elle lui procura une
dernière joie. Il mourut enfin, le 4 juin 1798, à
soixante-treize ans '% après avoir prononcé, s'il faut
1. O'Byrn, Graf Marcolini, 1877, in-8".
2. Casanova, on s'en souvient, avait de la famille à Dresde. Sa
sœur, Marie-Madeleine, y avait épousé Peter August, maître de
clavecin. Elle eut une fille, qui épousa Carlo Angiolini. C'est ce
dernier, qui vendit en 1821 le manuscrit des Mémoires de son
oncle par alliance à la maison Brockhaus, de Leipzig (F. -A.
IJrockhaus, sa vie et ses actes, II, p. 336 et suiv. ; P. Molmenti,
Arch. storico ital., XLVIII, p. 39, 41; Fanfulla délia Domenica,
22 mai et 23 octobre 1910; A. Ravà, Corne fiuono pubblicate le
Memorie di Giacomo Casanova, Marzocco, 13 novembre 1910).
3. Charles-Philippe-Simon de Montboissier-Beaufort Canillac,
et Françoise-Pauline de Lamoignon-Malesherbes.
k. M. Bernhard Marr a publié pour la première fois en 1895
l'acte de décès de Jahob Cassaneus, Vcneziancr {Inlenncdiaire,
LE DIABLE ERMITE. 443
en croire le prince de Ligne, ces paroles théâtrales :
« J'ai vécu en philosophe et je meurs en chrétien. »
Dans le petit cimetière de Dux, on peut voir
aujourd'hui, enchâssée dans le mur de la chapelle
Sainte-Barbe, une modeste pierre, sur laquelle de
pieux et charitables fidèles ont fait graver, il n'y a
guère plus de quinze ans, ces simples mots :
JAKOB CASANOVA
Venedig 1725
Dux 1798.
Du tombeau primitif, qui consistait, au dire de quel-
ques vieillards, en un socle surmonté d'une petite
croix de fer, plus de tracée Mais on conte — c'est
une belle légende — qu'au bout de quelques années
la croix gisait à terre et que, par les soirs sans lune
où le vent geignait dans les arbres du cimetière, les
crocs de fer, à demi cachés dans les folles herbes,
agrippaient au passage les jupes des dévotes terri-
fiées. C'était le mystérieux étranger qui sortait de sa
tombe et tentait de renouveler ses exploits amoureux.
XXXI, 20 juin 1895, col. 655-658). Ottmann a reproduit en fac-
similé (p. 98-99), la page entière du registre des décès.
1. B. Marr a cherché vainement la pierre portant le nom de
Casanova, qu'on prétendait avoir existé dans le cimetière.
.•Vucun indice ne permet de retrouver l'emplacement exact de la
sépulture {Intermédiaire, loc. cit.).
INDEX
Acquaviva (Cardinal), 9.
Adam (Johann), 74.
Afflissio (Giuseppe), 387.
AfFri (D'), 252, 398, 399, 400.
Aglié (Abbé d'), 116, n. 1, 404,
n. 2.
Aguzzi, 342.
— (Marie-Anne), 343, 344, 345.
— (Marie-Élisabeth), 343.
Aïssé (Mademoiselle), 28, 34.
Alaucour (Mademoiselle d').
Voir Jolivet.
Albani (Cardinal), 15.
Albemarle (Lord), 52.
Albergati, 405, n. 4.
Albert-Saint-Hippoly te (Michel
d'), 23, n. 2.
— (Thérèse-Gabrielle d'), 23,
n. 2.
Alborghetti (Veuve), 209.
Alembert (D"), 48, 130, 421, 422.
Alfieri (Docteur), 226.
Algarotti, 108, n. 3.
Algeri (Pietro), 73.
Altorphe (L'enfant d"), 227.
Amelin (Madame), 332, n. 3.
Ancilla. Voir Campioni (La).
Angervilliers. Voir Bauyn .
Angiolini (Carlo), 442, n. 2.
Angivilliers (Comte d'), 148, n. 3.
Anhalt-Zerbst (Christian- Au-
guste, prince d'), 260.
— (Princesse d'). Voir Hol-
stein.
Anna Iwanowna, impératrice
de Russie, 384.
Ansperger. Voir Augspurgher.
Antoine (François-Antoine d'),
17, 18.
Apollini (Salvatore), 73.
Aragon (Marquis d'). Voir Dar-
ragon.
Ardore (Prince d'), 51, 53, 119.
Argens (Marquis d'), 411.
Argenson (D'), 116, 307.
Arginy. Voir Arzigny.
Argouges (D'), 241.
Arioste (L'), 103, 128, n. 1.
Arlandes (Marquis d'), 423.
Armand (Madeleine), 372.
446
INDEX,
Arnault de Pomponne (Cathe-
rine-Constance-Erailie), 248.
Artaud, 275.
Arty (Abbé d'), 61.
Arzigny (Joseph- Cbarles-Luc-
Gostin Camus, comte d'), 216,
217.
Astrodi (Marguerite), 30, 37,
n. 4.
— (Rosalie), 30, 37, n. k.
Auberti. Voir Oberti.
Augier (Joseph-Ignace d'), 23.
Augras-Livernay (Anne), 344.
Augsbourg. Voir Augspurgher.
Augspurgher, 274, 275.
— (Marie-Anne-Geneviève),
dite mademoiselle de Boulain-
villiers, dite la Gharpillon,
270, 271, 280-282.
— (Rose-Élisabeth), 272, 274-
280.
August (Pierre), 2, 442, n. 2.
Auguste III, roi de Pologne, 76.
Ausberg. Voir Augspurgher.
Autreau (Jacques), 79, 80.
Ayat (Comte d'). Voir Beau-
franchet.
— (Comtesse d'). Voir Morphy
(.Vlarie-Louise).
B
Bacon (Roger), 229.
Baffo, 4, 418.
Bailleux (Antoine), 265, n. 3.
Baireuth (Margrave de), 267.
Balbi (Père Marino), 112, 115,
416.
Balletti (Antoine-Etienne), 2.5-27,
29, .59, 87, 1.33, 183, n. 1, 189,
196, 199, 203, 204, 209, 210,
n. 4, 2.53,257, 366, 421.
— (Francesco), 26, n. 3.
Balletti (Guillaume-Loups), 29,
189, 199.
— (Hélène-Virginie), dite Fla-
minia, 26, n. 3, 30, 32, 33,
209.
— (Joseph), dit Mario, 25-30,
78, 182, 190, 195, 196, 199,
203, 366.
— (Louis-Joseph), 29, 199.
— (Marie-Madeleine, dite Ma-
non), 29, 183-212, 421.
Ballexserd, 366, n. 2.
Bambini, 118.
Bandiera. 414.
Barail (Marquis du). Voir Pré-
vôt.
— (Madame du). 65.
Barbare (Jean-Baptisle), 11, 107.
Barbarou (Mademoiselle), 61.
Barozzi (Francesco), 7, n. 1.
Bartholoni, 366, n. 2.
Bary, 323.
Basadonna (Lorenzo), 112.
Bassi, 7, n. 3.
Bassi-Verati (Laura), 413.
Baur, 219, n. 2.
Baurlier (Simon), 66, n. 2.
Bausset (De), 401.
Bauyn d'Angervilliers (Maric-
Jeanne-L»uise), 67, n. 3.
Beau, 318.
Beauchamp (De), 54.
Beauchamps (Mademoiselle),
57, n. 1.
Beaudeduit, 366, n. 2.
Beaufranchet (Jacques de),
comte d'Ayat, 66.
Beaujeu (Mademoiselle). Voir
Duval.
Beaumarchais, 249.
Beaurepos (Comte de), 286.
Beauvallon, 327, 328.
Beauvoisin (Mademoiselle), 300.
Behr (Baron de), 413.
INDEX.
447
Belfond (Marie-Thérèse de),
comtesse de Chastenay, 326.
Bellacla, 302, n. I.
Bellat, 142.
Bellino (Le faux). 9, n. 2.
Bellisle (Maréchal de), 117, 326.
Benoit XIV, 52, 285.
Benozzi (Jeanne-Rose- Guyonne),
dite Silvia, 27-34, 46, 91, 182,
190, 194-196, 199.
— (Marie). 192, 190.
Berchiny (De), 277.
Bergeret, 286. 289.
Bergonzi (Nina), 409, n. 4.
Berlendis (Giovanni), 411.
Bernage (De), 266.
Bernardis(Bernardino de), 7, 8.
Bernis (Abbé, puis cardinal
de), 65, 69, 102, 107, 108,
116, 129, 130, 159, 330, 331,
383, 413.
BernouilJi, 228.
Berrac de Cadreils (Louis-
Ignace de), 337, 378.
Berryer, 269, n, 1, 278, 330.
Bertelli (Abbé), 55.
Berterzoni (Mathilde), 288.
Berlin, 163. 330.
Bertin de Blagny, 42.
Bertinazzi (Carlo), dit Carlin,
30, 31, .34, 35, 36, 98, 99,
421.
Berville (Madame de), 324.
Besombes, 407, n. 2.
Bettinelli (Saverio), 49, n. 2.
Beurnonville, 244.
Bezaudin (Madeleine), 330, 332.
Blanchi (Giustina), 97.
Billioni, 38.
Binet, 87.
Binetti (La), 87.
Biren (Charles-Ernest de). Voir
Courlande.
Bissy (Comte de), 214, n. 3.
Blammer, 277.
Blanche (Jean, baron), 266, 267.
— (Baronne). Voir Caussa.
Blazin (François-Pierre), 324,
327, 328, 329.
— (Comtesse), 329.
Blondel (François-Jacques),
206-211.
— (Georges-François), 208.
— (Jean-Baptiste)" 210, 211,
212, n. 3.
Bocage (Madame du), 49, 108,
159, n. 2.
Boccace, 128.
Bodin, 87.
Boé (Jeanne-Rose de). 167.
Boerhave, 162, 216.
Boilleau d'Ossonville (Colom-
be), 157.
Boisfailly (Marie-Louise de).
Voir Morphy.
Boisgelin (Abbé de), 379.
Boivin, 320.
Bolomay (David), 271, n. 1.
Bonaud (Jeanne-Adélaïde), 23,
n. 1.
Bonaud de la Galinière, 23.
Bonnet (Louis), 314.
Bonneval, 323.
Bonneval-Pacha, 10.
Bono (Joseph), 219, 222, 225-
227, 230, n. 1. 235, 236, n. 1,
237.
Bontemps. Voir Deshayes.
— (La). Voir Leblanc.
Bordoni (Faustina), 72.
Boucher (François), 63, 64,
65.
Bouchotte, 244, n. 4.
Bouille (Marquis de), 243.
Boulainvilliers (Mademoiselle
de). Voir Augspurglier.
BouUet, 123.
Boullongne (Abbé de), 129, 302.
INDEX.
Bourbon (Louis-Aimé, abbé de),
377, 379, n. 5, 381-383.
— (Louis-Joseph-Xavier de),
25, n. 1.
Bourbon-Condé (Princesse de),
169.
Bouret (Jeanne-Marie), 55, n, 2.
Bourgogne (Louis-Joseph-Xa-
vier, duc de), 52, n. 2.
Bourguignon de Camas. 328,
329.
Bournonville (Philippe-Alexan-
dre, prince de), 67.
Bouzet (De), 325.
Brabinsky (Comte de), 384.
Bragadin (Mathieu-Jean), 11,
105, 107, 113, 408.
Bragelonne (Marie- Françoise
de), 232.
Braida (Antoine), 104.
Brancaforte (Cardinal). 52.
Branicki (Comte), 97, 405.
Breanson (Charles), 307, n. 4.
Brizay (Comte de), 235.
Brosses (Président de), 94.
Brouville (Madame de). 157.
Briihl (Comte de), 399.
Brùls ( Marie-Barbe-Elisabetli-
Charlotte-Yalérie de), 255,
256. 331.
Brunner (Catherine), 271, 274-
276.
— (Julie), 276.
— (DO, 276, 277.
Brunoy (Marquis de), 263, n. 2.
Buhot, 386. 4u8.
Buranella (La). Voir Farusi.
Buschini (Francesca), 420, n. 5.
Businello, 100, n. 2, 416.
Busoni (Jean-Marie-Gaspard),
44, n. 1, 357.
— (Pierre-Charles), 357.
Butant de Marsan (Marie-
Reine). 248.
Cagliostro, 433.
Cahusac, 71, 74.
Caillau( François-Bernard). 341,
348.
Galandrini (Madame), 28.
Calderoni (Giovanna), dite la
Fragoletta, 26, 32.
Calzabigi (Jean-Antoine), 118-
120, 124-132, 322, 325.
— (Ranieri), 118-120, 123-130.
133-136, 322-325.
Gamargo (Marie-Anne de Cupis
de), 90, 91.
Camas. Voir Bourguignon.
Camille. Voir Véronèse.
Campioni (Antonio), 97, n. 2.
— (Thérèse), 97.
— (Yincenzo), 95, 96, 97. 289,
385.
— (La), 26, 94-97.
Campomanès (D. Pedro Rodri-
guez), 409, n. 4.
Camus d'Arzigny. Voir Arzigny,
Camus de Pontcarré (Jeanne).
Voir Urfé.
— (Pierre-Nicolas), 232.
— de Viarmes. Voir Viarmes.
Cantillana-Montdragon (Comte
de), 49, 116.
Carexana (Paolo), 72.
Carignan (Prince de), 92.
Carletti. 419.
Carlin. Voir Bertinazzi.
Carrion (Angélique de), 284.
Casanova (Adèle- Catherine),
149.
— (Alexandre), 150.
— (Faustine-Madeleine), 2.
— (François), 2, 3, 12, n. 1,
101, 102, 137-152, 281, 282,
INDEX.
i49
;i33, 356, 357, 364. 406, 420,
423, 424.
Casanova (Gaélan-Alvise), 2.
— (Gaétan-Joseph), 1, 2, 3.
— (Jean-Alvise), 2, 367, n. 1.
— (Marie-Madeleine), 2, 74,
442, n. 2.
— (Zanetlal. Voir Farusi.
Cassin (Marguerite), 157, n. 5.
{;astelbajac(Louis, marquis de).
154-158, 161-166, 168, 329.
Castellane (Comte de), 10, n. 1.
Castesse (Louis-Jean-Baptisle),
158.
Catherine II, 136, 147, 152.
Catinon (Mademoiselle). Voir
Foulquier.
Caumon, 272.
Caussa ( Anne -Marie -Thérèse
de), baronne Blanche, 265,
266, 267.
Cavamacchi (Juliette), 6, 54, 94.
Cavanac (Marquis de). Voir
Siran.
— (Marquise de). Voir Coupler
(Anne).
Cayeu (Mademoiselle de). Voir
Rumain (Comtesse du).
Cazanove (Fernandez), 57, n. 1.
Caze, 282.
Cazenore, 405, n. 2.
Cazotte, 213, 243, 244.
Certicelly de Cherilly. Voir
Corticelli.
Charles, 422.
Charles-Edouard (Le préten-
dant), 6^, 264.
Charolais (Comte de), 54.
Charon, 217.
Gharpillon (Mademoiselle) Voir
.\ugspurgher (Marie-Anne-
Geneviève).
Chartres (Duchesse de), 55.
Chassaigne, 286, 322, 326, n. 1.
Chastenay (Comtesse de). Voir
Belfond.
Chas tenay-Lanty (Gabriel, comte
de), 326*.
Châtelet (Achille-François-Féli-
cien, marquis du), 234, n. 2,
242-246.
— (.A.lexis-Jean, marquis du).
239. 240, 241. 242.
— (.A.lexis-Jean-Camille du),
240, n. 6.
— ( Arnulphe-Robert-Honoré
du), 240, n. 6.
— (Marquise du). Voir Urfé.
Chavigny (De), 214.
Chenu (Pieire), 314.
Cheval, 364.
Chiari (Abbé), 104, 105, 106.
109, 111.
Chifftel (Marie-Anne), 158.
Chimai (Princesse de), 250.
Choiseul (Duc de), 69, 252,316.
331, 376, 398, 399, 400. 409,
435.
Clairon (Mademoiselle), 51.
Clary (Princesse), 83, 435, 436.
Clavery, 128.
Clément .\III, 4, 403.
Clément (Charles-François),
185.
Clermont (Comte de), 299, 299,
n. 1.
Coëtanfao (Mademoiselle de),
250.
— (Marquis de). Voir Rumain
(Comte du).
Cœurdoux (Père), 303, n. 1.
Colbert d'Estouteville. Voir
Estouteville.
Coiigny (Madame de), 276, 279,
n. 1.'
Cologne (Électeur de), 265, n. 3.
Concina (Pèret, 6.
Condorcet, 422, 423.
450
INDEX.
Condulmer (Antonio), 111.
Conflans (Marquis de), 299.
Contarini, 11.5.
Conti (Louis-François de Bour-
bon, prince de), 37, 211, 30't,
309, n. 1.
Coppier. Voir Coupier.
Coraline. Voir Véronèse.
Corbeck ( Baron de). Voir Wavre.
Gorilla Olimpica, 403, n. 2.
Cornelis (Le petit). Voir Pom-
peati.
— (Madame). Voir Inier (Thé-
rèse).
Corticelli (Madeleine), 238, n. 2.
— (Marie-Anne), 218, 219,
237, 238.
Cosme (Marie-Anne), 3.')6.
Couché, 195, n. 1.
Coupier (Anne), marquise de
Cavanac, dite mademoiselle
de Romans, 369-381.
— (Jean-Joseph-Roman), 372.
— (Marie-Madeleine), 371, 374,
375.
Courcelles (De), 166.
Courchamps (Pierre-Marie-Jean
Cousin de), 217, n. 3.
Courlande (Charles de), 387,
n. 1.
— (Charles-Ernest de Biren,
prince de), 332, 384-397.
— (Duc de), 384.
— (Duchesse de), 384.
Cousin de Courchamps. Voir
Courchamps.
Crausser (Bernard), 405, n. 2.
Crébillon, 46, 47, 48, 82.
Crémille (De), 127.
Crescent de Bernaud, 366, n. 2.
Croce (Antonio), 407.
Croismare (De), 117, 127.
Croissy, 323.
Cromot (Jules-David), 3'!.
Crussol (Marquis de), 92.
Daché, 199.
Dalby (Guillaume). 140.
Damiens, 115, 129, n. 2.
Dancourt, 417, n. 5.
Dandini (Hercule-François), 4.
Dandolo (André), 11, 107, 416.
Dangenancour (La), 329.
Dangeville (Mademoiselle), 51.
Dannenberger (Jean- Henry ) ,
385, n. 3.
Da Ponte (Lorenzo), 236, 237,
430.
Darragon (Paul), 331, 332, 385.
David, 150.
Decastesse. Voir Castesse.
Dehesse (J.-B. -François), 30,
94, n. 2.
Déjardini (Jérôme -Mathieu ) ,
341, 343, 348.
Delachaux (Jeanne-Catherine),
143-145, 147-151.
— (Joseph), 143.
Delafosse, 314, n. 1.
Delapierre de Bouziers (Hélène-
Louise-Henriette). 51, n. 1.
Del Castillo, 366, n. 1.
Deleau, 314, n. 1.
Dell' Agata (Michel). 87.
Délia Lena (Eusebio), 420, n. 3.
Demay (Jean), 158.
— (Reine), 1.54-1.56, 158, 161,
163, 168.
Demonchy (Jean-Bai)tiste), 322,
323, 325-328.
Desarmoises, .340.
Desch (Madame), 32'i, n. 2.
Deschamps (Mademoiselle), 61.
Des Forgues. Voir Laforgue.
Desfonts (Chevalier), 277.
INDEX,
4ol
Desforges (Jacques), 287.
Deshayes (François), dit Bon-
temps, 68, 70.
— (J.-B.), 167, n. 1.
— (Marie-Anne), dite Rosalie,
70.
Deslions (Benoît), 341.3'i7, 3'i8.
Dessentis. Voir Santis.
Destorières, 323.
Destouches, 417, n. 5.
Deux-Ponls (Duc des), 36.
Deville (Mademoiselle), 62.
Dliiesme-Pau]ian(Pierre-Louis)
120, n. 1.
Diderot, 138, 139.
Diodet. 271. n. 1.
Doberti. Voir Oberti.
Dolfin, .'.23.
— (Marie-Thérèse), l07, 111,
191.
Dorcet (Simone), dite la Géné-
rale Lamothe, 119, 120, 12't,
127.
Dormer de Richmond, 286.
Drouais, le fils, 373, 374.
Du Barry, .300.
Dubois-Châtellerault (Michel),
17, 367.
Dubreuil (Mademoiselle), 278.
Du Deifand (Madame), 169.
Dufay-Casanova. Voir Casanova
(Alexandre).
Du Fossat (Jean-Antoine). Voir
Lustrac.
Dufresne de Francheville, 48.
Dumas, 314, n. 1.
Dumay, le fils, 286.
Dûment, 66.
Dumoulin, 101, n. 2.
Dupré, 88, 89, 90.
Duras (Marquis de), 300.
Dura de Lamothe (Antoine), 119.
Du Tillot (Guillaume-Léon), 1.5.
Du val, .39.5.
Duval (Mademoiselle), dite
Beaujeu, 299.
Egreville (Comte d'). Voir
Rouault.
Eon (Chevalier d'), 229.
Erlach (D'), 277.
Esparos (D'), 314, n. 1.
Esterhazy (Comte). 266.
Estouteville Paul-Edouard Col-
bert, duc d'), .53. 238, 239.
— (Duchesse d"). Voir Urfé.
Etréhan (Jacques-Robert d'Hé-
ricy, marquis d'), 59, 60, 61.
Eymar (Abbé d'), 411.
Fabre de Massilian, 328.
Fabris (Général), 424.
Farsetti (Joseph-Thomas), 159,
160.
Farusi (Marzia), 3, 6, 7.
— (Zanetta), dite la Bura-
nella, 2, 3, 7, 34, 72-75.
Faucigny-Lucinge (Comtesse
de), 217, n. 3.
Favart (Charles-Simon). 38,
138, 190, 191.
— (Madame), 30, 190, 191.
Favier (Mimi). 92.
Fay olle (Nicolas - Sérapbique),
3*09, 310, 312.
Feltkirchner, 408, 428.
Fénelon (Marquis de), 273, n. 1.
Feydeau de Brou, 217, n. 3.
Flaghac (Seigneur de). Voir
Lenormand.
Flaminia. Voir Balletti.
Fleuret (La), 64.
452
INDEX,
Florance (Mademoiselle), 26'i.
Focher (Marta-Bastona), T'i.
Fontauban. 27'i, n. 3.
Fonteiiay, 330.
Fonteneîle, 48, 129, n. 2.
F'oscarini (Sébastien), 417, 42i.
F'ouclié. duc d'Otrante, 219,
n. 1, 214.
Foulquier (Catherine- An toi -
nette), dite Gatinon, 99.
F'ouquet, comte de Gisors, 84,
n. 1, 214.
Fournier, 199.
Fouve ('?), 314, n. 1.
Frag-oletta (La). Voir Galderoni.
Fraigne (Jean-Jacques-Gilbert,
marquis de), 259, 261.
F'raigne (Marquise de). Voir
Rumain (Comtesse du).
F^ranceschini (Antonio), 72.
— (Gerolima), 72.
Frank (Eva), 217, n. 3.
Franklin, 422.
Frédéric II, 108, n. 3, 132.
Frinzi (Giovanni-Battista d'An-
tonio), 35.3, n. 1.
F^rugoni, 47, n. 2.
F'ulvy (Jean-Henry-Louis Or-
ryde), 51, n. 2.
— (Madame de), 51, n. 2.
Gabriac (Camille). Voir Vé-
zian.
Gabriel, 117.
Gaétan, 333-337.
— (Madame), 333-337.
Galiani, 48, 53, n. 1.
Gandini, 35, n. 1.
Gardela (La), 87.
Garnier (Jean), 305, 307.
Gaucher (Lolotte), 52.
Gaulard (Catherine-Étiennette-
Charlotte), 55, n. 2.
Gaussin (Mademoiselle), 51.
Gauthier (Mademoiselle), 278.
Gazini (.Vnne), 158, 162, 168,
169, 171, 176.
— (Filippo), 171.
Gazon de Maisonneuve, 156,
163, 165, 166.
Genlis (Comte de), 273, n. 1.
— (Madame de), 60.
Genovini (Carlo), 341, 342, n. 1,
345, n. 1, 353, 357, 358, 361,
366.
Geoffrin (Madame), 261, 405.
Geofroi (La), 87.
Gérard (Angélique), 154.
Gerbault (François), 128, 135.
Gergi (Anne Henry, comtesse
de), 217.
Gergi (Jacques-Vincent Lan-
guel, comte de), 217, n. 2.
Gérin, 217.
Geslin {Gervais), sieur de Tré-
margat, 323, n. 1.
Gesvres (Duc de), 35, 36.
Giacometti (Abbé Jacques), 5.
Giacomotti, 406, n. 2.
Gisors (Comte de). Voir Fou-
quet.
Gluck, 129.
Goldoni, 3, 5, 26, 32, 35, 38,
49, 99, 102, 159, n. 2, 268, 419.
Gombault, 366, n. 2.
Gontaut-Biron (Louise de),
232, n. 3.
Goudar (Ange), 94, 97, 271, 339.
Goulenoire, surnom de Casa-
nova, 220-222, 225-227.
Gouvenel (Nicolas), 285.
Gozzi (Elisabeth), 4, 439.
Grafigny (Madame de), 49, 50.
Grammont (Duc de), 292, 294,
n. 1.
INDEX.
453
Gramont (Catherine-Charlotte-
Tliérèse de). Voir Ruffec.
Grandgeont (Jeanne-Marie), 44,
n. 1.
Grimaldi. Voir Valentinois.
Grimani, 104, 416, 419.
Grimni, 139.
Griinod de la Reynière, 295.
Guardi, 137.
Guasco (Abbé), .54.
Guillon-Bellegarde( Jean-Louis)^
314.
Guyon, 128.
H
Hallais, 336.
Haller, 402.
Halvil (D'), 277.
liasse, 72, 73.
Hausset (Madame du), 69.
Hautefort (Marquis d'), 128,
n. 1.
Helvétius, 49, 418.
Hémery (D'), 128, n. 1, 319.
Henriette la Provençale, 14-24.
Henry (.A.nne). Voir Gergi.
Héricy (Jacques-Robert d').
Voir Etréhan.
Hérouville (Comtesse d'). Voy.
Gaucher.
Herrenschwand, 250.
Holderness (Milord), 176.
Holstein (Jeanne-Elisabeth d'),
princesse d'Anhalt-Zerbst,
259-261, 392.
Hope, 201, 305.
— (Esther), 201, 207.
Imer (Thérèse), dite madame
Cornelis, madame Pompeati,
madame Trenti, 218, 222-224,
267-269.
Imer, le père, 268.
Iquy (Marguerite), 63.
Iwa'noff, 387, n. 1.
J acquêt. Voir Giacomotti.
Jacquin, 197.
Janel (Robert). 210.
Jeandebien (Marie-Anne), 143.
Jeaurat, 146.
Jélyotte, 71, 166.
Joli, 137.
Jolivet (Marie-Jeanne), dite
mademoiselle d'.Vlaucour,
139-142, 149, 282.
Joseph II, empereur, 367, 434.
Jouhannin, 350.
Kauderbach (De), 399.
Kaunilz, 129, 136, 149, 151,424.
— (Comtesse), 177.
Keith (Mylord), 51.
Kettler (De), 401.
Keyser, 134.
Kœnig (Comte), 431, n. 1.
Kôniggriitz (Evêque de), 396.
Kornmann, 291.
Labille, 122.
La Boissière (Mademoiselle),
54.
La Caillerie (Madame de), 35.
La Cerda (De), 95.
La Goste (Jean - Emmanuel ,
abbé de), 165, 166, 169, 182,
n. 1, 316, 321.
45^
INDEX.
261,
28'j
La Crosse. Voir Groce.
La Fargue, 287.
La Fosse (De), 214, n. 3.
La Haye (Henry de), 361, 367.
Lamarre (Madame), 407.
Lamballe (Princesse de), 435.
Lamberg (Maximilien de)
396, 416, 430.
Lambert (Louis), 209.
— (Marquise de), 53.
Lambertini (Angélique),
290.
— (Prosper). Voir Benoit XIV.
La Meure (Mademoiselle de),
290, 291.
Lamoignon-Malesherbes (Fran-
çoise-Pauline de), 442, n. 3.
La Morenne (Baron de). Voir
Oberti.
Lamothe (Antoine Duru de).
Voir Duru.
— (Charlotte^ 407, 408.
— (Générale). Voir Dorcet.
Landelle, 333, 334.
Langeac (Louis-Christophe de
La Rochefoucauld, marquis
de), 232.
Langelo, 95.
Languet. Voir Gergi.
Lanli (Teresa), 9, n. 2.
Lany (Jean-Bartliélemy), 88.
La Perrine. Voir Talvis.
La Pouplinière (Alexandre-
Joseph Leriche de), 37, 156,
159, 160, 162-166, 266, 268,
307, 318-320.
— ( Alexandre - Louis - Gabriel
Leriche de), 167, n. 1.
— (Madame de). Voir Mondran
(Marie-Thérèse de).
La Rochefoucauld (François
de), marquis de Rochebaron,
214.
— -Langeuc. Voir Langeac.
La Rochefoucauld d'Urfé. Voir
Urfé.
La Saône (Madame de), 134,214.
Lascaris (Anne de), 239, 240.
— (Jean-Paul), 215.
— d'Urfé. Voir Urfé.
Lastic (Comte de), 214, 234, 235.
— (Chevalier de), 235.
— (Mademoiselle de), 235.
La Tour-d'Auvergne (Nicolas-
François-Julie de La Tour
d'Apehier, comte de), 214,
215.
Lattre (De), 366, n. 2.
Laurent. 278.
La Vabre (De), 66, n. 2.
La Vier ville, 300.
La Ville (Abbé de). 166, 305,
316, 318.
La Villegaudin (De), 163.
Lazzarini (Abbé Domenico), 5.
I.ebel, 376.
Leblanc (Jeanne -Marguerite),
dite Bontemps, 68-70.
Leblef (Claude), 289.
Lebrun (Charles), 327, 328.
Leclerc, le cadet, 92.
Lecœur, 328, n. 1.
Leczinski (Stanislas), 136, 189.
Le Duc (Élise), 119, 299.
— (Thérèse), 299.
Lefebvre (André-Georges), 242.
Le François-Piedumont( Jeanne-
Marie), 421, n. 3.
Legrand (Mademoiselle), 278.
Lelio. Voir Riccoboni.
Le More (Mademoiselle), 278.
Lemoyne (J.-B.), 167, n. 1.
Lnmpérière (Jean), 346, 347,
349-352, 354.
— (Richard), 354, n. 2.
Lenoir, 286, 287.
Lenormand (François-Nicolas),
66.
INDEX.
Le Prévost d'Exmes (François),
77, 78, 81.
Leriche, 126.
Le Roy (François-Léonard),
marquis de Valenglard, 370.
.371.
— (Jean-Antoine), vicomte de
Valenglard, 370, n. 3.
Leroy (Julien-David), 212.
— (Marin). 29.5-297, 299-301.
— (Pierre), 212.
Lesage, 417, n. h.
Lesseps (De), 269.
Létorière (De), 36.
Le Vicomte (Charles-Yves).
comte du Rumain, 248.
Leze (Marco), 104.
Liechtenstein (Prince de). 276.
— (Marie-Thérèse, princesse
de), 425.
Ligne (Prince de), 114, 1.51, 427,
429, 431, n. 1, 437, n. 2, 441.
443.
Lille (Marquis de), 408.
Linguet. 199.
Lismore (Elisabeth O'Brien.
comtesse de), 264, 265.
— (Comte de), 265.
Lobkowitz (Comtesse), 256.
Locmaria (De), 140.
Lœvenhaupt (Comte de , 261,
n. 4.
Lombard (Madeleine -Suzanne
de), 23.
Loos (Jean-Adolphe, comte de),
52, 72.
Lorraine (Prince Charles de).
267.
Lôser, 428.
Louis XV, 372, 375-379.
Louis XVI, 435, 436.
Louise (Madame), 383.
Loutherbourg, 138, 139.
Lowendal (Maréchal de), 55.
Lubomirski (Prince Gaspard).
331.
Luckner, 244.
Lucie de Paséan, 6.
LuUe (Raymond), 216.
Lussan (Mademoiselle de). 79.
Lusti-ac (Jean-Antoine du Fos-
sat, abbé de), 378.
M
M. M. Voir Marie-Madeleine.
Macartney, 217.
Maffei (Comte), 411.
Maglyana. 226.
Maisonneuve. Voir Gazon.
Malesherbes, Voir Lamoignon.
Malipiero, 6.
Malnich (Sigismond. baron de),
309, 310. 312, 313.
Malval (De), 324.
Mannlich (Johann -Christian
von), 212.
Mantz (Daniel Benedictus, lord),
256.
— (Milady), 256.
.Manuzzi. 104. 105 n. 1, 108,
110, n. 2, 111.
Manzoni (Madame), 6.
Marazzani. 409, n. 4.
Marcel. 427.
Marcello (De). 87.
Marchai de Saincy. Voir Saincy.
Marche (Comte de la). 37.
Marcoline, 18, 19.
Marcolini (Comte), 441, 442.
Maréchal, 64. n. 2.
Marescalchi, 83.
Margalet (Gobriel-Michel-.\.n-
toine-Henri de). 23.
— (Jeanne-Marie de), 23, n. 2.
— (Jeanne-Marie-Henriette de)^
23.
456
INDEX.
Margalet ( Joseph - Constance
de), 23.
— (Joseph-François-Jules- Au-
guste de), 22.
— (Madeleine -Baptistine, ou
Baplistine-Henriette de), 23.
— ( Madeleine -Dorothée -Su -
zanne de), 23.
Margue, 147.
Marie-Madeleine, religieuse de
Venise, 107-109.
Marigny (de), 87.
Marini (Generoso), 323, 341-
353.
— (Lorenzo), 342.
Mario. Voir Balletti.
Marivaux, 32, 191.
Marmontel, 43, 418.
Martiniani, 355, n. 1.
Marton, 6.
Martorano (Évèque de). Voir
Bernardis.
Masnati (Madeleine), 324, n. 2.
Massilian. Voir Fabre.
Masson de Pressigny. Voir
Pressigny.
Mathilde, îlO, n. 1.
Mauconseil (Madame de), 189,
198, 200.
Maugiron (Comte de), 143.
Mauroy (De), 67, n. 1.
Mazarelly (Mademoiselle), 300.
Medebac, 26.
Melfort (Louis Drummond.
comte de), 39.
Memmo (André), 107, 114, 172,
173, 177, 416, 430.
— (Bernard), 104, 107.
— (Laurent), 107.
Mengs (Raphaël), 409, n. 4.
Menzel, 266.
Mercier, 361.
Mesmes (Marquise de), 217, n.3.
Mestre (Jeanne), 44, n. 1.
Métastase, 72. 73, 119, 120.
Meusnier (L'inspecteur), 34, .57,
65, 91, 92, 95, 274.
Meyzieu (M. de). Voir Paris.
Micheli (Anna), 108.
— (Léopold). 341, 342, n. 1,345-
347.
Mirabeau, 436.
Mocenigo, 83, 170, 416.
Modène (Duchesse de), 53.
Mollet, 64, n. 2.
Monaco (Charles-Maurice Gri-
maldi de), comte de Valenti-
uors, 07.
— ( Honoré -Camille- Léonor ,
prince de), 37, 57, 67.
MondonviUe. 81, 82. n. 1, 166.
Mondran (Louis de), 167, n. 1.
— (Marie-Thérèse de), 166,
167, 380.
Montagu (Lady). 174.
Montansier (Mademoiselle), 300.
Miintbarey (Comte de). 143, 144,
145. 151.
Montbéliard (Princesse de), 278.
Montboissier-Beaufort- Canillac
(Charles-Philippe-Simon de),
442.
Montereali (Antonio), 7, n. 1.
— (Lucia), 7, n. 1.
Montgolfier, 422, 423.
Monti (Lucrezia), 9.
— (Marco), 415.
Monlniarl-1 (Marie-Armande de
Béthune, comtesse de), 262,
263.
— (M. de). Voir Paris.
Montmorency (Duc de), 94, n. 2.
Moreau, 163.
Morol-Châtellercau, 359, 367.
Morliange (De), 274, n. 3.
Morin (Madame), 371. 374.
Morosini (François II), 404, n. 5,
416.
INDEX.
457
Morosini (François-Laurent), 51.
Morphy (Brigitte), (52.
— (Daniel), 63.
— (Madeleine), 62, (J6, n. 2.
— (Marguerite), 62.
— (Marie- Louise, dite Loui-
son), 57, n. 1, 62-66.
— (Victoire), 62, 66, n. 2.
Moulin (J.-L.), 309, 310, 312.
Mourgues (De). Voir Potevin.
Mural, 325.
Murait (Louis de), 227-229, 405,
n. 1.
Murait (Sara de), 228.
Murray (John), 94, 108, n. 2,
174.
N
Aanette, 6. .
Narbonne (Jean, comte de), 59,
n, 1.
Nardony de Romanis (Antoine-
Gaspard - Jacques-Tranquil -
lin), 285.
Nattier (Jean-Marc), 55, 183, 184,
309, n. 1.
Oberti (Charles-Henry), baron
de La Morenne, 356-360, 363,
364. .
O'Brien (Daniel), 63.
— (Elisabeth), comtesse de
Lismore, 204, 265.
— (Marie-Hélène), 264, n. 1.
— (Morogh). 264, n. 1.
Odiffret, 402, n. 3.
O'Kelly (Comte), 322.
Olonne (Duc d'), 215.
Opiz (Jean-Ferdinand), 396,
440, 441.
O'Reilly, 428, 429.
Orléans (Duc d"), 273, n. 1.
Orsi (François), 324, 341.
Ossonville. Voir Boilleau.
Pagani, 125.
Paine (Thomas), 245.
Pajou, 140, n. 3, 374.
Pallavicini, 72.
Pantassena (Eupolemo), nom
arcadien de Casanova, 434.
Paracelse, 162, 216.
Paradis, 303, n. 1.
Paralis (M. de), nom cabalis-
tique de Casanova, 191.
Parelly, 135.
Paris (Madame), 53, 54.
Paris de Meyzieu, 127, 262.
Paris de Montmartol (Jean),
262, 263, n. 2.
Pâris-Duverney, 117, 123, 124,
126, 129, 262. 317.
Parme (Louise-Elisabeth, du-
chesse de), 16.
— (Philippe, duc de), 15, 16.
Passano (Giacomo), dit Pogo-
mas, 219-230.
Paterson (James), 402, n. 3.
Putu (Claude-Pierre), 46, 49,
88-90.
Paulée de Prévillers, 126.
Pelissier (Mademoiselle), 278.
Pellicia (Clementina), 409, n. 4.
— (Maria-Teresa), 409, n. 4.
Pestalozzi, 135.
Petit, 135.
Petitain (Louis), 361-363.
Pelitbois, 277.
Phiffer, 277.
Philidor (François), 81.
Piccinelli (Anne), 61, 62.
Picciona (La), 409, n. 4.
26
458
INDEX,
Pichard (Mademoiselle), 278.
Pigalle, 263, n. 2.
Pilâtre du Rozier, 422, 423.
Pitrot (Antoine -Bonaven turc),
74, 91-94, 249, n. 2.
Pittoni, 415, n. 3.
Pizzi (Abbé Joachim), 413.
Planchaud, 275.
Plancy (De), 277.
Pleure (De), 67, n. 1.
Pogomas. Voir Passano.
Polignac (Comtesse de), 250,
251, 259, n. 3.
Polignac (Louis-Alexandre, mar-
quis de), 250.
Pologne (Roi de). Voir Au-
guste III, Leczinski.
Pompadour (Madame de), 69,
117,119,130,209,376,378,435.
Pompeati (Joseph), 218, 222,
223, 227, 267.
Pompeali (La). Voir Imer (Thé-
rèse).
Pompei (Comte), 115.
Pomponne. Voir Arnault.
Pontcarré (Jeanne-Camus de).
Voir Urfé.
Porlier, 146.
Poteau (Femme), 269.
Potevin de Mourgues (Guillau-
me), 356.
Pouilly (De), 261, n. 1.
Pouteau, 244.
Pratolini (Antonio), pseudonyme
de Casanova, 418.
Préaudeau (Claude), 55, n. 2.
Préaudeau (Claude-Jean-Bap-
tiste), 55, n. 2.
— (Madame), 55.
Pressigny (Jean-François- Louis
Masson de), 238.
Pré ville, 51.
Prévost. Voir Le Prévost
d'Exmes.
Prévôt (Jacques-Charles), mar-
quis du Barail, 188, n. 1.
Prunelay (Madame de), 96.
Pulcinelli (Catherine), dite Vî-
zenza, 384.
Querini (Angelo), 178.
Quinson (Mimi), 56-58.
Rabâche (François), 242.
Rabon (Anne-Madeleine), 91, 92.
— de Sainte-Sabine, 199.
Rachel, 184.
Rame (Abraham), 124.
Rameau, 71, 74, 75.
Ranuzzi (Jérôme, comte de).
52. 53.
Razetti, 93, 237.
Reculé, 163.
Régis (Louise), dite Reix ou
Rey, 93, 94, n. 2, 249, n. 2.
Regnaud- Sain te -Brune (Mar-
guerite), 234.
Regnault, 368, n. 2.
Régnier (Raymond), 288.
Reix (Louise). Voir Régis.
Rpy (Louise). Voir Régis.
Reynier. Voie Régnier.
Rezzonico. Voir Clément XIII.
Riccoboni (Antoine-François),
199.
— (Louis-André), dit Lelio, 30,
32.
— (Madame). Voir Balletti
(Hélène-Virginie).
Richecourt (De), 314, n. 1.
Richelieu (Maréchal de), 53,
84, 93, 156.
Richemont (Mademoiselle), 54,
n. 2.
INDEX.
459
Ricla (Comte de), 368, 409, n. 4.
Rigierbos (Cornélius), 267.
Riondet (Aimé), 336.
Rivière (Madame), 115.
— (Les sœurs), 97-99.
Robert (Les frères), 422.
Robespierre, 436, 437.
Rochard de Bouillac. 30.
Rochebaron (François de La
Rochefoucauld, marquis de),
214.
Rochebrune, 319.
Rodrigo, 186.
Rogé. 314, n. 1.
Rohan (Prince Constantin de),
264, n. 3.
Roi (Le) de beurre. Voir Leroy
(Marin).
Roll (Baron Yittorio), 402, n.2.
— (Baronne), 402, n. 2.
Rollin, 95.
Romagnesi. 79.
Roman (La), 87.
Roncherolles (Loiiise-Françoise-
Gabrielle Rouault de), 250.
Roquelaure (Mgr de), 255, n. 1.
Rosemberg (Comte de), 170,177.
— (Comtesse de). Voir Wynne
(Justiniennc).
— (Prince de), 179, n. 3.
Rosezki (François-Henri, baron
de), 331, n. 2.
Rossi (Pietro), 82, n. 2.
Rossignol, 395.
Rostaing, 272, 280.
Rothschild (Alphonse de), 219,
n. 1.
Rouault (Anne-Emilie-Jean-Bap-
tiste), vicomte de Gamaches.
249, n. 2.
— (Charles-Joacbim, marquis
de), 249, n. 2.
— (Jean-Joachim), marquis
de Gamaches, 247, 248.
Rouault (Nicolas- Alophe-Féli-
cité), comte d'Egreville, 42,
50, n. 2, 249.
— de Gamaches (Constance-
Si mone-Flore-Gabrielle).
Voir Rumain (comtesse du).
— Voir Roncherolles.
Roulier, 163, 335.
Rousseau (Jean-Jacques), 36,
37, 418, 435.
Rover, 289.
Ruffec (Armand-Jean de Saint-
Simon, duc de), 67, n. 3.
Ruffec(Gatherine-Charlotte-Thé-
rèsedeGramont, duchessede),
67-69.
— (Jacques-Louis de Saint-
Simon, duc de), 67.
Rumain (Charles-Yves Le Vi-
comte, comte du). 248, 258.
— (Constance-Simo n e-Flore-
Gabrielle Rouault de Gama-
ches, comtesse du), 50, 233,
247-259, 365, 401. 407, 421.
Sabiski. Voir Saby.
Saby (Antoine), 323, 325,
332, 387.
— de Ghalabre, 332, n. 3.
Sade (Comte de), 53.
SafiTrai (De), 165, 160.
Saincy (Louis-Pierre-Séba-
Marchai de), 140.
Saint-Albin (Mgr de), 264.
Saint-.\ubin (Madame de),
Saint-Chamans (Marquis
.300.
Saint-Florentin (Comte de).
Saint-Georges (Chevalier
264.
Saint-Germain (Comte de).
261, 302, 433.
329-
tien
318.
de),
163.
de),
217,
460
INDEX,
Sainte-Hélène (Baron de), 385.
Saint-Hilaire (La), 54,
Saint-Hj'acinthe, 110, n. î.
Saint-Jean (Madame), 203.
Saint-Simon (Jacques-Louis de).
Voir Ruffec.
Saint- Si mon- Ruffec ( Marie -
Ghristine-Cbrétienne de), 67,
n. 3.
Saint-Sulpice (Chevalier de),
325.
Sandrin, 361.
Santis (Joseph de), 126, 288,
322-329, 341, 342, n. 1, 345.
Sarrasin, 51.
Sartines (Dp), 167.
Saulnier (Abbé), 357, 358.
Savoie (Marie-An toinette-Ferdi-
nande de Bourbon, duchesse
de), 25, n. 1.
— (René de), comte de Tende,
240.
— (Victor-Amédée, duc de), 25,
n. 1.
Saxe (Electeur de). Voir Po-
logne (Roi de).
— (Marie-Josèphe de), 25, n. 1.
Sehizza, 409, n. 4.
Sehukmann (Henriette de), 20,
n. 2.
Scotti (Etienne), 308-310, 312,
313.
Seckau (Evêque de). Voir Wald-
stein (Jean de).
Séguier (Jean-François), 411.
Sersalles (François, comte de),
52, 53.
Sery (De), 314, n. 1.
Siberre (Gabrielle), 54.
— (Rosette), 54, n. 2.
Silly (Marquise de). Voir Véro-
nèse (Anne-Marine).
Silvia. Voir Benozzi.
Simon (Françoise), 57, n. 1, 6'i.
Simon, 128, n. 1.
Simonini, 137.
Simons (Benjamin), 182, n. 1,
219, n. 2.
— (Samuel), 182, n. 1,219, n. 2.
Siran (Anne- Françoise -Hen-
riette de), 379, n. 2.
— (Gabriel de), marquis de
Cavanac, 379.
— (Louis- Aimé-Marie-Stanis-
las de), 379, 380.
Slodtz (J.-B.), 309, 310, 312.
Smith (Josejjh), 172.
Soavi (La), 87.
Sormany (Jacques de), 324.
Soubise (Prince de), 129, n. 2.
Sperotti (Perina-Lucia), 35.
Spinelli (comtesse), 23, n. 2.
— (Jean-André-Félix), 23, n. 2.
Spinola (Carlo), 417, n. 1.
Stahrenberg, 116.
Stazzini (Angela), 342-3'i4.
Stratico (Gian-Domenico), 412,
n. 3, 417, n. 1.
— (Simon), 417, 419.
Taillevis ou Tailvis. Voir Tal-
vis.
Tallow (Lord), 265.
Talvis de la Perrine (Alexan-
dre-Jean-François), loi, n.3'.
— (Michel-Louis-Gatien, vi-
comte de), 84, 100, 101.
Tartini, 265, n. 3.
Taruffi (Abbé), 405, n. 4.
Tende (Comte de). Voir Savoie.
Thon de Mayer, 126.
Thormann (Gabriel de), 278-280.
Thoros (Jeanne), 101, n. 3.
Tiers (Baron de), 73, n. 2.
Thiébault (La), 57.
INDEX,
461
Tiercelin (Mademoiselle), 376,
n. 3.
Tilleul (Madame du), 256.
Tilney (Lord), 417, n. 1.
Tinterlin (Marguerite), 157, n. 2.
Tiretta (Edoardo), 283, 284, 333,
334.
Torci (De), 401.
ïosi (Jacques), 324, n. 2.
Tourton, 219, n. 2. .
Touzet, 323.
Treiden (Baron de), 387.
Trémargat (De). Voir Geslin.
— (Madame de). Voir Varen-
nes.
Trenti (Madame). Voir Imer
(Thérèse).
Tronchin, 37.
Turlot (Claude-François), 382.
U
Uccelli, 7, n. 3.
Urfé (Adélaïde-Marie-Thérèse
d'), marquise du Châtelet,
217, 233, 235, 239-242.
— (Agnès-Marie d], duchesse
d'EstoLiteville, 216, n. 1, 233.
238, 239.
— (Honoré d'), 230. 231.
• — (Jean-Antoine-François d'),
233.
— (Jeanne Camus de Pont-
carré, marquise d'), 29, 84,
n. 1, 162,213-222, 225-243, 267,
307, 370, 392, 407, 421.
— (Joseph-Marie de Lascaris
d'), 232.
— (Louis-Christophe de La
Rochefoucauld de Lascaris
d'), 232, 233.
Usson (Marquise d'), 250, n. 3,
259, n. 3.
Valbelle (Marguerite -Delfine
de), 250.
Valbonnais (Jean-Pierre Moret
de Bourchenu, marquis de),
371.
Valenglard (Comte et marquis
de). Voir Le Roy.
Valentinois (Charles -Maurice
Grimaldi de Monaco, comte
de), 67.
Valmarana (Madame de), 87"..
Vancquetin (Anne-Françoise),
318.
— (Louis), 319-321.
Vandière (De), 65.
Van Eyck, 268, 401.
Vanloo (Carie), 192.
— (Madame Carie), 210-21 2.
Vanrobais, 303.
Vareine (Mademoiselle), 278.
Varennes (Marie-Anne de), dame
de Trémargat, 323, n. 1.
Varnier (Antoine), 374.
— (Marie-Madeleine), 377.
— (Madame). Voir Coupler
(Marie-Madeleine).
Varuti (Matteo), 110.
Vasseur (Mademoiselle), 51.
Vaumartel(Mademoiselle de),65.
Vauréal (Chevalier de), 37.
Vauversin, 168, 360.
Vavre. Voir Wavre.
Vegras (De), 298, n. 1.
Vein, 366, n. 1.
\'ergennes, 423.
Verne (Jules), 432.
Véronèse (Anne), 37, n. 2.
— (Anne-Marine), dite Cora-
line, 30, 35-37, 139, 421.
— (Camille-Antoinette-Jacque-
26.
462
INDEX.
line), dite Camille, 30, 35, 38-
44, 160, 421.
Véronèse (Carlo-Antonio), 30, 35,
36-44, n. 1, 73, n. 2, 324.
— (Marine-Lucie), 44, n. 1,
357.
— (Pierre- Antoine -François),
44, u. 1.
Yerri (Alexandre), 269.
— (Pierre), 269.
Verzura, 62, n. 2.
Vézian (Antoine- François), 61-
— (Camille-Louise), 58-61.
Yial (Antoine), 242, n. 2.
Yiarmes ( Jean-Baptiste-Élie
Camus de Pontcarré de), 216.
Viel, 350.
Villars (Duc de), 53, 95, 332.
Villeneuve (Arnaud de), 216.
— (De), 10, n. 1.
— (Mademoiselle), 278.
Vincent (Louis), 298, n. 1.
Viscioletta (La), 414, n. 1.
Vitelli (Marquise), 413.
Vitry (Mademoiselle), 278.
Vitzthum (Comte de), 318.
Vizenza. Voir Pulcinelli.
Voisenon, 32, 81, 82, n. 1, 191.
Voltaire, 46, 48, 54, n. 2, 82,
110, n. 1, 402, 411, 417, 418,
431, 435, 439, 440.
Von der Recke (Élise), 442.
Vulcani (Bernardo), 72, 74.
— (Isabella), 72, 74.
W
Waldstein (Emmanuel-Phili-
bert, comte de), 425.
— (Jean de), 441.
— -Wartenberg (Josejih-Glinr-
les-Emmanuel de), 179, n. 3,
424, 425, 426, 429, 435.
Wallenstein, 434.
Wasser (Joachim), 256.
Wavre (Charles-Jean-Baptiste
de), baron de Corbcck ,
324.
Weigel, 413.
Whithead, 281, n. 1.
Wiedau (Baron de), 401.
Wiederholt, 428.
Wilkes (John), 281, 282.
— (Mary), 282.
Wrangen (Baron de), 61.
Wurtemberg (Prince Louis-
Eugène de), 36.
— (Duc de), 87.
Wynne (Anne-Amélie), 171.
— (Justinienne), comtesse Or-
sini-Rosemberg, 154-15(5, 158-
162, 105, 166, 169-180, 251.
— (Marie-Hilisabeth), 171.
— (Richard), 170. 171,174.
— (Richard), fils, 171.
— (Thérèse-Suzanne), 171.
— (William), 171.
— (Madame). Voir Gazini
(Anne).
Xavier, 323, 329,
X. C. V. (Madame et mademoi-
selle). Voir Wynne.
Zaguri (Pietro), 416.
Zannovich, 424, n. 1.
Zorzi (Marc-Antoine), 104, 107,
191.
TABLE
l'ages.
AVANT- PROPOS . . . I-XI
CHAPITRE I
LA JEUNESSE DE CASANOVA
La Fragoletta. — Gaétan-Joseph Casanova et Zaneita
Farusi. — Les frères et sœurs de Jacques Casanova. —
Son enfance maladive. — Ses éludes à Padoue. — Le
doctorat in utroque jure. — L'adolescence à Venise. —
Les premières fredaines. — Le sermon du Saint-Sacre-
ment. — Le voyage de Calabre. — Premières aventures
en Italie, à Corfou, à Constantinople. — Zuan Bragadin.
— Casanova en 1750 1
CHAPITRE II
UNE INCONNUE DE CASANOVA:
HENRIETTE LA PROVENÇALE
Une rencontre romanesque. — Césène et Parme. — Court
bonheur. — L'hôtel des Balances. — Nouvelles rencon-
tres. — Aix-en-Provence. — Le château près de la Croix-
d'Or. — Les Margalet, seigneurs de Luynes. — Deux
Henriette de Margalet 14
464 TABLE
CHAPITRE m
PARIS. LE MÉNAGE BALLETTI
ET LA COMÉDIE-ITALIENNE
Le petit-fils de la Fragoletta, — Mario, Silvia et leurs
enfants. — Le quartier de la Comédie-Italienne. — Les
acteurs. — Lelio. — Flaminia. — Coraline et Camille
Véronèse. — Un madrigal de Casanova 25
CHAPITRE IV
PROMENADES ET VISITES
Le Palais-Royal. — Patu. — Crébillon le père. — Madame
du Bocage. — D'Alembert, Fontenelle. — Galiani. —
Madame de Grafigny. — Le Théâtre-Français. — Les
ambassadeurs étrangers. — Sersalles et Rauucci. — Le
" couvent » de madame Paris. — Amis de passage . . 45
CHAPITRE V
CASANOVA ET QUELQUES FEMMES
Mimi Quinson; ses débuts avec le « sieur de Cazanove ».
— Mademoiselle Vézian et ses amants. — Louison Mor-
phy, dite Sirette. — La duchesse de Ruffec. — La Bon-
temps, devineresse , 56
CHAPITRE VI
LES ESSAIS DE THÉÂTRE DE CASANOVA
Zanetta Farusi à Dresde. — L'adaptation de Zoroastre. —
Les éloges du Mercure. — Les Thessalicnnes ou Arlequin
au Sabbat. — Critique sévère. — Voisenon, Casanova et
les Israélites sur la Montagne cVOreb. — VÉrossaise de
Voltaire. — Le Polémoscope '71
TABLE 465
CHAPITRE VII
DANSEURS ET DANSEUSES
Les l'êtes Vénitiennes. — Dupré et la Camargo. • — Antoine-
Bonavenlure Pitrot. — Une passade inconnue de Casa-
nova : Anne-Madeleine Rabon. — La belle Ancilla. —
Le ménage Campioni. — Les sœurs Rivière 86
CHAPITRE VIII
LA VIE A VENISE. LES PLOMBS. LE RETOUR EN FRANCE
Le chevalier de Talvis. — Venise au xviii° siècle. — Casa-
nova « mauvais garçon ». — Les rapports de l'espion
Manuzzi — L'abbé Chiari et la Commediante in fortuna.
— L'abbé de Bernis. — Marie-Madeleine X... — Casa-
nova franc-maçon el cabaliste. — La mission de Messer-
Grande. — Les Plombs. — La Fuite. — Le retour à Paris. 100
CHAPITRE IX
LES FRÈRES CALZABIGI
ET LA LOTERIE DE L'ÉCOLE MILITAIRE
Pâris-Duverney etTÉcoIe Militaire. — Embarras financiers.
— Ranicri et Jean-Antoine Calzabigi. — La générale
Lamothe et ses gouttes d'or. — La loterie. — Son méca-
nisme. — Rôle prépondérant des Calzabigi. — Leur
départ. — Casanova, « l'un des directeurs >■ de la loterie.
— Une lettre de Ranieri 117
CHAPITRE X
FRANÇOIS CASANOVA, PEINTRE DE BATAILLES
Ses premiers succès. — Son entrée à l'Académie de pein-
ture. — Le jeune Loutherbourg. — M. de Saincy et
Marie-Anne Jolivet. — La maison de la rue des Aman-
466 TABLE
diers. — Le prince de Montbarey et Jeanne-Gatlierine
Delachaux. — Le logementdu Yieux-Louvre. — L' « incon-
duite » du peintre. — Sa fuite à Vienne. — Ses enfants. 137
CHAPITRE XI
LA FAUTE DE JUSTINIENNE W V N N E
Reine Demay, sage-femme, et le marquis de Gastelbajac.
— Les demoiselles de l'hôtel de Bretagne. — Farsetti et
M. de La Pouplinière. — Les imprudences du sieur « Gaze-
nove ». — Enquête policière. — Interrogatoire de Casa-
nova. — La Pouplinière, l'abbé de La Coste. — « Gius-
tiniane » Wynne. — André Memmo. — La comtesse
Orsini-Rosemberg, femme de lettres 153
CHAPITRE XII
LES AMOURS MALHEUREUSES DE MANON BALLETTI
Marie-Madeleine Balletti. — La Thalie de Nattier au salon
de 1757. — Le musicien Clément. — La maison de la rue
du Petit-Lion. — Les Balletti et les Favart. — Corres-
pondance amoureuse. — Le voyage à Dunkerque. —
Madame de Mauconseil. — Bagatelle. — Le premier
voyage de Hollande. — La mort de Silvia. — Casanova
fiancé. — Le mariage de Manon. — François-Jacques
Blondel, architecte. — Son fils. — Mort prématurée de
Manon BaUetti 181
CHAPITRE XIII
LA MARQUISE d'uRFÉ
Cazotte et la doyenne des Médées françaises. — Le comte
de La Tour-d'Auvergne. — L'échappé des empereurs
d'Orient. — La maison de la rue des Deux-Portes. —
L'hôtel du Quai des Théatins. — Casanova chez madame
d'Urfé, — La correspondance de Joseph Bono. — L'arbre
végétatif d'or. — Lettres de Passano, dit Pogomas, de
TAiîLE 467
madame Cornelis, de Louis de Murait. — La marquise
écrit à l'auteur de VAstree. — Le testament et la mort
de la marquise. — Les bijoux volés, d'après Lorenzo Da
Ponte. — Marie-.\nne Corticelli. — La durhesse d'Estou-
tevillo. — Les malheurs du marquis et de la marquise
du Chàtelet. — Le crénéral Du Cbàlelet 213
CH.\ PITRE XIV
LA COMTESSE DU R U .M A I N
Mademoiselle de Caveu. — Le comte d'Egreville. — Made-
moiselle de Goëtanfao, marquise de Polignac. — Valérie
de Brùls, aventurière. — Les lettres de madame du
Rumain à Casanova. — La marquise de Fraigne, ex-
comtesse du Rumain 24"
CHAPITRE XV
GRANDES DAMES ET PÉCHERESSES
La princesse d'Anhalt-Zerbst. — Madame de Montmarlel.
— Une lettre originale. — La comtesse de Lismore et
son fils lord Tallow. — La baronne Blanche. — Les
avatars de Thérèse Imer : madame Pompeati, madame
Trenti, lady Cornelis 260
CHAPITRE XVI
LA FAMILLE DE MADEMOISELLE CHARPILLON
Mademoiselle de Boulainvilliers. — Berne et les bains de
La Mate. — Catherine Brunner, femme Augspurgher,
ses sœurs et sa fille. — Un rapport de l'inspecteur Meus-
nier. — Le jeune suisse Thormann. — La Charpillon à
Londres. — Casanova et John Wilkes 270
468 TABLE
CHAPITRE XYII
ANGÉLIQUE LAMBERTINI
ET LE TRIPOT DE LA RUE CHRISTINE
Edoardo Tiretta. — Sa vie aux Indes anglaises. — La Lam-
bertini et sa maison de jeu. — L'abbé Desforges. — Le
couple Reynier-Berterzoni. — Le meurtre du Mont-Par-
nasse. — Mademoiselle de La Meure 283
CHAPITRE XYIII
LA MAISON DE LA P ET I T E - P O L 0 GN E
La Petite-Pologne au xviil* siècle. — Marin Le Roy, mar-
chand de beurre. — L« chemin de Mousseaux, la
maison et les jardins de C.osanova. — Les successeurs
de Casanova 292
CHAPITRE XIX
l'enclos du temple
Casanova « homme à projets ». — La lettre à la Sérénis-
sime République. — La manufacture d'impression sur
soie. — Le prince de Conti. — Jean Garnier, maître
d'hôtel de la reine. — Etienne Scotti et le baron de
Malnich. — Un rapport d'experts. — Casanova précur-
seur? 302
CHAPITRE XX
LES COMPAGNONS DE CASANOVA : GRECS ET FILOUS
L'abbé de La Coste. — La ■< ménagerie » de Passy. — La
loterie de Gemund. — Josej)!! de Santis. — Les jeux clan-
destins. — Dupes et comjjlices. — Le chevalier de Saby
et Madeleine Bezaudin. — La banqueroute de Gaétan. . 316
TABLE 469
CHAPITRE XXI
UNE AFFAIRE DE JEU
Casanova joueur. — Ses façons de « corriger la fortune ».
— L'hôtel de la Reine. — Generoso Marini, Angela
Stazzini. — Les petites Aguzzi. — Une partie malheu-
reuse.— Une plainte de Casanova. — L'aQ'aire Casanova-
Marini. — L affaire Casanova-Lempérière. — Casanova
condamné. — Transaction 330
CHAPITRE XXII
CASANOVA ESCROC
Charles-Henry Oberti, baron de La Morenne. — Une lettre
de change taxée de faux. — Des Juges consuls au Parle-
ment. — L'affaire Casanova-Petitain. — Casanova au
For-l'Evéque. — Une lettre de madame du Rumain. —
Nouvelle condamnation de Casanova 35.">
CHAPITRE XXIII
MADEMOISELLE DE ROMANS
Casanova à Grenoble. — Les Roman-Coupier. — L'âge
d'Anne Coupier. — Un portrait de Drouais et un buste
de Pajou. — • Madame Yarnier. — • Mademoiselle de
Romans, maîtresse de Louis XV. — L'abbé de Lustrac.
— La disgrâce. — Le ménage Cavanac — « Madame et
chère reine ». — L'émigration et la mort de la marquise
de Cavanac. — L'abbé de Bourbon. — Sa maison du
cloître rs'otre-Dame. — Son voyage dTtalie. — Sa mort
à Xaples 369
27
470 TABLE
CHAPITRE XXIY
CASANOVA ET LE PRINCE DE COURLANDE
Charles-Ernest de Biren, prince de Courlande, — Le clie-
valier Singalt de Farussi. — Courlande à la Bastille. —
La correspondance de Casanova, » illustre fripon ». —
L'encre sympathique et l'or sophistique. Un livre de
Carra. — Le Journal de Paris. — Les " s-lupides
bohèmes » SSi
CHAPITRE XXY
DERNIÈRES AVENTURES
Hollande, Allemagne, Suisse. — ■ La visite à Voltaire. ■ —
Italie, France, Angleterre, Russie, Pologne. — Le duel
de Varsovie. — Le séjour à Paris en 1767. — Les aven-
tures espagnoles. — France et Italie. — Le retour à
Venise. — Casanova « confident » des Inquisiteurs
d'jitat. — Nouveau séjour à Paris en 1783. — Autriche
et Bohême 3'J8
CHAPITRE XXVI
LE DIABLE ER.MITE
L.\ VIEILLESSE ET LA MORT EN BOHÊME
Dux et les "Waldstein. — Succès et tristesses. — Corres-
pondance littéraire et scientifique. — Les ouvrages de
Casanova. — Casanova et la Révolution française. —
L'Jcosaméron, la Duplication du cube, etc. — \S Histoire
de ma fuite. — Les Mémoires, Opiz, et le prince de
Ligne. — La mort de Casanova. — Un belle légende .
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Juan
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Beauchamps
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Le Chemin de la Victoire.
GASTON RAGEOT
La Voix qui s'est tue
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Sépulcres Blanchis
MARCELLE TINAYRE
Madeleine au Miroir
COLETTE YVER
Les Sables mouvants