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Full text of "Jacques Casanova, Vénitien; une vie d'aventurier au 18 siècle"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/jacquescasanovavOOsama 


CHARLES    SAMARAN 


JACQUES  CASANOVA 

VÉNITIEN 

UNE    VIE    D'AVENTURIER    AU    XVIIP  SIÈCLE 


^E-3 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

3,    RUE    AUBER,    3 


^ V/t/^io  Av^i  -t 


JACQUES  CASANOVA 

VÉNITIEN 


CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 


DU   MEME   AUTEUR 

Foi'mat  grand  iii-18, 

d'artagnan 1  vol. 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 
pour  tous  les  pays. 


Copyright,  101],  by  C  alm  a  n  n-L  év  y  . 


18-28-13.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —  3-14. 


-po- 


'^• 


CHARLES   SAMARAN 


JACQUES  CASANOVA 


VENITIEN 


UNE   VIE   D'AVENTURIER 

AU   XVin«   SIÈCLE 


PARIS 

CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

3,    RUE    AUBER,    3 


//  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

DIX    EXEMPLAIRES    SUR    PAPIER    DE    HOLLANDE 

tous  numérotés. 


TAGE    E.    BULL 

DE      COPENHAGUE 

ce   livre  est  dédié  en  témoignage  d'affectueuse 
reconnaissance. 

Ch.  s. 


AVAXT-PROPOS 


"  Les  lecteurs  instruits  devineront  les 
noms  de  toutes  les  femmes  et  des 
hommes  que  je  masque,  dont  tout  le 
monde  ne  connoit  pas  les  scélératesses, 
et,  mon  indiscrétion  les  blessant  dans 
Tàme,  ils  crieront  tous  contre  moi'.  » 


Au  moment  où  la  Révolution  bouleversait  Paris  et 
la  France,  dispersant  aux  quatre  vents  du  ciel  toute 
une  société  raffinée,  élégante  et  légère,  un  vieil 
homme,  dans  un  château  de  Bohême,  se  souvenait  avec 
délices  de  sa  jeunesse  et  de  son  âge  mûr,  écoulés  dans 
l'admiration  de  ce  que  Ion  s'acharnait  maintenant  à 
détruire.  Parfois,  en  écrivant  l'histoire  de  sa  vie,  il 
grommelait  des  injures  à  l'adresse  de  Mirabeau,  de 
Robespierre  et  des  «  infâmes  jacobins  »,  puis  il  se  remet- 
tait à  chanter  en  français,  lui  vénitien-,  les  louanges 
du  passé. 

1.  Correspondance  Casanova-Opiz,  I,  97. 

2.  «  La  langue  française,  disait-il  dans  une  Préface,  restée 
manuscrite,   de    ses    Mé/noircs,    est   la    sœur   bien-aimée    de    la 


H  AVANT-PROPOS. 

Jacques  Casanova,  dit  le  chevalier  de  Seingalt,  était 
alors  bibliothécaire  d'un  riche  seigneur  bohémien,  le 
comte  de  Waldstein,  chambellan  de  Sa  Majesté  l'Empe- 
reur autrichien,  seigneur  de  Dux,  Oberleulensdorf  et 
autres  lieux.  Quant  aux  feuillets  de  grand  format,  qu'il 
couvrait  infatigablement  de  sa  belle  et  régulière  écri- 
ture, ils  sont  devenus  ces  fameux  Mémoires,  auxquels  la 
variété  des  aventures  racontées,  le  nombre  et  l'impor- 
tance des  personnages  mis  en  scène,  la  liberté  des 
récits,  la  personnalité  enfin  de  l'auteur,  d'abord  mysté- 
rieuse, puis  d'autant  plus  attachante  qu'elle  était  mieux 
connue,  ont  assuré,  auprès  des  gens  de  lettres  et  des 
simples  curieux,  un  succès  qui  dure  encore,  après  un 
siècle  presque  révolu. 


C'est  un  fait,  regrettable  peut-être,  mais  c'est  un  fait 
qu'une  existence  vertueuse,  d'austère  et  noble  tenue, 
impressionne  beaucoup  moins  le  commun  des  hommes 


mienne;  je  l'habille  souvent  à  l'italienne;  je  la  regarde,  elle 
me  semble  plus  jolie,  elle  nie  plaît  davantage,  et  je  me  trouve 
content.  Sûr  en  grammaire,  et  certain  qu'aucun  lecteur  ne  me 
trouvera  obscur,  j'ai  défendu  à  mon  éditeur  d'adopter  les  correc- 
tions que  quelque  puriste  constipé  s'aviserait  d'introduire  dans 
mon  manuscrit  »  {Livre,  1887,  p.  44).  Vaine  défense!  Jamais 
texte  littéraire  n'est  parvenu  au  public  plus  défiguré  que  les 
Mémoires  de  Casanova,  arrangés  en  français  par  Laforgue  et  en 
allemand  par  W.  von  Schiitz,  chacun  utilisant  à  sa  manière  le 
manuscrit  original.  Sans  doute,  le  français  aisé,  coulant,  gra- 
cieux du  professeur  Laforgue  a  servi  grandement  la  popularité 
de  l'ouvrage,  mais  combien  celui  de  Casanova  eût  été  plus 
savoureux,  dans  sa  maladresse  et  dans  son  incorrection  mêmes  ! 
Notre  Vénitien,  au  demeurant,  n'écrivait  pas  si  mal  le  français  : 
on  pourrait  citer,  soit  dans  ses  autres  ouvrages,  soit  dans  ses 
lettres,  des  pages  irréprochables  ou  peu  s'en  faut. 


AVAN'T-PKOPOS.  III 

que  les  exploits  mouvementés  des  coquins.  Serait- 
ce  que  la  vertu  se  présente  trop  souvent,  et  non 
sans  maladresse,  sous  les  traits  d'une  duègne  un  peu 
solennelle  et  revêche,  vaquant  sans  fantaisie  aux  soins 
d'une  maison  bien  ordonnée,  mais  triste?  Le  vice, 
lui,  du  moins  le  vice  jeune,  a  quelque  chose  de  pim- 
pant et  dingénu  qui  prévient  en  sa  faveur.  11  évoque, 
avec  la  charmante  et  perfide  Manon,  les  boudoirs 
coquets  où,  dans  les  meubles  en  bois  des  lies,  les  fan- 
freluches vaporeuses  gisent  en  un  désordre  parfumé, 
avec  Des  Grieux,  libertin  et  frivole,  mais  sympathique 
encore,  les  folles  nuits  passées  à  filer  la  carte  àTHôtel 
de  Transylvanie.  De  ce  vice-là  le  lecteur  se  défend 
comme  il  peut,  mais  il  en  voit  sans  déplaisir  la  pein- 
ture, excusant  même  ses  écarts  avec  d'autant  plus  d'in- 
dulgence qu'il  a  moins  à  en  souffrir. 

N'y  a-t-il  donc,  dans  la  curiosité,  excessive  aux  yeux 
de  certains,  qui  entoure  la  vie  et  les  Mémoires  de  Jacques 
Casanova,  que  l'attrait  du  vice  jeune  et  aimable?  Il  faut 
le  dire  tout  de  suite  :  les  récits  galants  du  célèbre 
aventurier  semblent  trop  souvent  porter  la  marque 
d'une  impureté  en  quelque  sorte  maladive,  ou  d'une 
sénilité  qui  s'ingénie  à  corser,  peut-être  même  à  ima- 
giner des  scènes  erotiques!  Heureusement,  il  n'y  a  pas 
dans  la  vie  d'un  homme  —  cet  homme  fùt-il  Casanova 
—  que  des  histoires  de  femmes,  et  par  d'autres  côtés 
notre  héros  justifie  dans  une  certaine  mesure  l'engoue- 
ment dont  nombre  de  bons  esprits,  parmi  les  plus 
rebelles  à  la  magie  des  aventures  et  à  l'attrait  du  scan- 
dale, se  sont  pris  pour  sa  personne  et  pour  ses 
œuvres. 

Casanova  offre  en  effet  un  mélange  vraiment  extraor- 
dinaire des  dons  les  plus  précieux  et  des  connaissances 


IV  AVANT-PROPOS. 

les  plus  étendues.  Nourri  d'humanisme,  il  sait  par 
cœur  Horace  et  traduit  Homère.  Les  littératures  ita- 
lienne et  française  lui  sont  familières.  11  a  fréquenté  les 
plus  célèbres  bibliothèques,  écrit  en  français  et  en 
italien,  en  prose  et  en  vers,  des  ouvrages  d'histoire, 
des  romans,  des  sonnets,  des  pièces  de  théâtre,  des 
essais  de  toute  sorte,  entretenu  avec  l'Europe  savante 
ou  lettrée  un  commerce  épistolaire  assidu.  Il  est  à  son 
aise  chez  les  érudits  comme  chez  les  gens  de  lettres.  Il 
peut  dire  son  mot  sur  les  problèmes  les  plus  ardus  de 
géométrie,  d'astronomie,  de  physique  et  de  chimie.  Il 
se  pique  de  philosophie,  et,  quand  il  attaque  Voltaire, 
excelle  à  découvrir  les  défauts  de  la  cuirasse.  La  théo^ 
logie,  la  morale,  la  politique  ne  lui  sont  pas  indiffé- 
rentes ;  sur  l'économie  politique,  il  a  ses  idées  ;  les 
sciences  occultes,  il  les  a  pratiquées.  Les  artistes  trou- 
vent en  lui  à  qui  parler,  car  ses  frères,  tous  deux  pein- 
tres, lui  ont  appris  bien  des  choses,  et  presque  aucun 
des  musées  d'Europe  ne  lui  est  inconnu.  Que  ne  sait-il 
pas,  bien  ou  mal?  Que  n'a-t-il  pas  vu,  car  il  sait  voir? 
Que  n'a-t-il  pas  retenu,  car  sa  mémoire  est  prodigieuse? 
Gomment  lui  résister,  car  sûr  et  maître  de  lui,  magni- 
fiquement vêtu,  l'Eperon  d'or  en  sautoir,  il  va  la  tète 
haute,  guettant  les  compliments,  impatient  quand  on  le 
contredit,  arrogant  quand  on  le  toise,  insolent  quand  on 
l'attaque,  ne  craignant  rien,  car  il  est  sans  scrupules  et  a 
vu  de  près  tous  les  dangers?  Sa  destinée  enfin  l'a  con- 
duit dans  la  plupart  des  pays  de  la  vieille  Europe  et  l'a. 
mis  en  relations  avec  les  hommes  les  plus  illustres  de 
son  temps,  si  bien  que  l'histoire  de  sa  vie  est  une  mine 
véritable,  où  toutes  les  curiosités  peuvent  puiser,  et  où 
nombre  d'écrivains  sont  allés  chercher  des  inspirations. 
D'un  personnage  si  divers  qui,  pendant  cinquante 


AVANT-PROPOS.  V 

années  d'aventures,  a  coudoyé  tant  de  gens,  brassé 
tant  d'affaires,  écrit  sur  tant  de  choses,  il  est  iujpossible, 
•croyons-nous,  d'offrir  au  public  une  biographie  com- 
plète. Outre  qu'il  y  faudrait  de  nombreux  volumes,  qui 
seraient  bien  souvent  la  répétition  de  ses  Mémoires,  il  y  a 
dans  la  vie  de  Casanova  trop  de  points  obscurs  encore 
pour  que,  même  après  les  innom  brables  travaux  de  détail 
publiés  un  peu  partout,  pareille  entreprise  ne  soit  pas 
prématurée.  Le  texte  même  de  ses  Mémoires  n'est  pas 
encore  connu  sous  sa  forme  originale  et  authentique  ; 
certains  de  ses  ouvrages  imprimés  sont  introuvables  ; 
beaucoup  de  ses  manuscrits  dorment,  inédits,  dans  la 
bibliothèque  de  Dux,  et  on  n"a  publié  jusqu'à  ce  jour 
que  des  fragments  de  sa  correspondance.  Sans  doute 
Casanova  philosophe,  historien,  moraliste,  théologien, 
malhéraaticien,  poète,  ne  mérite-t-il  pas  d'être  étudié 
comme  un  maître.  Encore  faudrait-il,  pour  le  juger 
équitablement,  en  savoir  plus  que  lui  sur  toutes  ces 
matières.  De  même,  son  style  en  français  ne  peut  être 
apprécié  que  par  un  français,  son  style  en  italien  que 
par  un  italien. 

Notre  ambition  n'est  donc  pas  d'écrire  une  vie  de 
Casanova,  ni  une  étude  psychologique  ou  littéraire» 
mais  bien  d'apporter  une  contribution  personnelle  de 
recherches  à  l'histoire  de  ses  aventures  et  d  appré- 
cier la  valeur  du  témoignage  qu'il  fournit  sur  lui- 
même  et  sur  son  temps. 


Chemin  faisant,  nous  pénétrerons  avec  lui  dans  les 
mondes  les  plus  hétéroclites  :  comédiens  ou  comé- 
diennes, gens  de  lettres  et  bas  bleus,  artistes,   filles 

a. 


VI  AVANT-PROPOS. 

légères  ayant  depuis  longtemps,  comme  on  disait 
alors,  chanté  leur  première  messe,  coquettes  suran- 
nées, mais  toujours  désireuses  de  plaire,  vieilles  folles 
à  la  recherche  de  la  pierre  philosophale,  aventuriers 
de  race  ou  aigrefins  vulgaires,  grands  seigneurs  et  gens 
de  rien,  monde  de  cour,  de  salons,  de  coulisses  ou  de 
mauvais  lieux,  que  nous  visiterons  souvent  à  la  suite 
des  commissaires,  des  inspecteurs  de  police,  ou  des 
«  mouches  ».  Nous  essaierons  aussi,  grâce  à  l'étude 
approfondie  d'un  assez  grand  nombre  d'épisodes  des 
Mémoires,  de  faire  saisir  sur  le  vif  ce  qu'il  faut  entendre 
par  la  véracité  relative  de  Casanova. 

C'est  une  question  qui,  depuis  l'ouvrage  de  Bar- 
thold,  toujours  à  lire,  bien  qu'il  soit  vieux  de  plus  de 
soixante  ans  ',  a  fait  couler  beaucoup  d'encre.  Casa- 
nova, on  le  sait,  a  dit  et  répété  qu'il  n'y  avait  dans  ses 
récits  rien  que  de  conforme  à  la  vérité,  et  que  son 
histoire  ne  devant  voir  le  jour,  si  jamais  elle  le  voyait, 
qu'après  sa  mort,  il  n'avait  aucun  intérêt  à  mentir/  Il 
ne  se  doutait  peut-être  pas  que  sa  mémoire  serait  l'objet 
de  tant  de  pèlerinages  passionnés,  ni  que  son  ouvrage 
susciterait  une  curiosité  à  ce  point  inquiète  et  scru- 
puleuse, que  toutes  les  pages  en  seraient  un  jour 
examinées  avec  un  soin  minutieux.  De  fait,  ils  ne  se 
comptent  plus,  ceux  qui,  documents  en  mains,  se  sont 
efforcés  de  redresser  ou  de  confirmer  ses  dires,  et, 
comme  il  arrive  en  pareil  cas,  deux  courants  se  sont 


1.  Die  gcschiclitlichen  Persunlichkeiten  in  G.  Casanovas  Meinoi- 
ren,  Berlin,  1846,  2  vol.  in-8.  Inutile  de  noter,  autrement  que 
pour  mémoire,  l'opinion  de  P.  Lacroix  (le  Bibliophile  Jacob)  se 
disant  «  moralement  certain  »  que  les  Mémoires  de  Casanova 
n'avaient  pas  été  écrits  en  français,  et  que  Stendhal  lai-même  en 
était  l'habile  metteur  en  œuvre. 


AVANT-PROPOS.  VII 

formés.  Certains  critiques,  surpris  de  voir  Fauteur  se 
mettre  lui-même,  sans  que  rien  l'y  obligeât,  en  mauvaise 
posture  devant  la  postérité,  frappés  aussi  de  rencontrer 
dans  ses  récits  nombre  de  faits  véridiques,  en  ont 
conclu,  un  peu  vite,  que  tout  devait  y  être  également 
exact.  D'autres,  ayant  découvert  des  erreurs,  des  con- 
fusions, des  omissions,  des  exagérations  et  même  des 
mensonges,  en  ont  soupçonné  partout  et  refusé  à  Casa- 
nova la  moindre  créance. 

Il  faut  se  garder,  croyons-nous,  de  cette  sévérité 
comme  de  cette  indulgence.  Les  Mémoires  de  Casa- 
nova ont  de  grands  défauts.  Le  premier,  c'est  d'être 
précisément  des  mémoires,  donc  d'appartenir  à  un 
genre  où  l'amour-pro^ire  de  l'auteur  joue  forcément  un 
trop  gi'and  rôle  (l'homme  est  menteur,  constate  mélan- 
coliquement le  Psalmiste).  Le  second,  c'est  qu'ils  ont 
été  écrits,  quelquefois  à  l'aide  de  notes  ou  de  corres- 
pondances, de  souvenirs  le  plus  souvent,  à  la  fin  de  la 
vie  de  leur  auteur,  vingt  ans  après  les  derniers  événe- 
ments racontés,  cinquante  après  les  premiers.  Le 
troisième  enfin,  le  plus  grave  peut-être,  c'est  qu'ils 
sont  l'œuvre  de  Casanova,  dont  le  moins  qu'on  puisse 
dire,  c'est  qu'il  ne  possédait  ni  l'honnêteté  foncière,  ni 
la  rectitude  d'esprit,  ni  l'équilibre  moral  qui  font  l'auto- 
rité de  l'homme,  et  par  conséquent  de  l'écrivain.  Tout 
lecteur  des  Mémoires  ne  peut  manquer  de  remarquer 
l'évident  parti  pris  de  Casanova  de  «  romancer  »  parfois 
sa  vie,  soit  pour  se  donner  un  rôle  plus  important  ou 
plus  piquant  que  dans  la  réalité,  soit  pour  esquiver  ou 
travestir  certaines  de  ses  aventures,  soit  pour  enjo- 
liver des  histoires  galantes  ',  peut-être  même  pour  faire 

1.    Il   y   a   dans    un    manuscrit  inédit  de   Casanova,  antérieur 


VIII  AVANT-PROPOS. 

J)ayer  lâchement  à  des  femmes  innocentes  ses  décep- 
tions amoureuses.  Lorenzo  Da  Ponte,  le  librettiste  de 
"Mozart,  qui  connaissait  bien  son  compatriote  et  son 
ami,  nous  paraît  avoir  résumé  assez  heureusement  ce 
qu'il  faut  penser  de  son  dernier  ouvrage  :  <>  Casanova 
disse  tutto,  forse  troppo,  e  qualche  volte  il  non  vero  ^  » 
(Casanova  a  tout  dit,  peut-être  trop,  et  quelquefois  ce 
qui  n'est  pas  vrai.) 

Les  Mémoires  n'en  restent  pas  moins  une  source 
extrêmement  curieuse  sur  la  société  du  xviii"  siècle.  11 
importe  seulement,  si  Ton  veut  y  chercher  des  faits  et 
des  dates,  de  n'accepter  qu'avec  prudence  le  témoi- 
gnage de  Casanova,  de  contrôler  ses  renseignements  par 
d'autres  renseignements,  de  démêler  autant  que  possi- 
ble le  vrai  du  faux,  de  faire  en  un  mot,  pour  toutes  les 
parties  de  ce  livre  célèbre,  ce  que  nous  avons  tenté  de 
faire  pour  quelque-unes. 


Nous  devons  maintenant  nous  expliquer  sur  le  plan 
et  sur  la  composition  de  ce  livre,  ou  plutôt  sur  quel- 
ques-uns de  ses  défauts.  C'est  une  faiblesse  des  bio- 
graphes de  s'intéresser  également  à  tout  ce  qui  touche 
leur  héros,  et  de  s'imaginer  que  les  lecteurs  s'y  intéres- 
sent de  même.  Quand  ce  héros  est  un  Casanova,  que 
son  livre  est  attachant  et  mystérieux  comme  les  xlfemoiVev, 

aux  Mémoires,  un  passage  bien  suggestif  :  «  Il  ne  me  serait  pas 
dilficile  de  m'employer  à  donner  au  public  des  obscénités,  dont 
l'édition  disparaîtrait  avec  la  plus  grande  rapidité;  mais  je  ne 
me  soucie  pas  de  briller  dans  un  pareil  genre  »  (Arch.  de  Dux, 
Confutatioii...  de  la  Gazette  (Tlcna). 

1.  Lettre  à  Pananti,  New-York,  28  nov.  1828,  dans  Scritti  di 
Pananti,  publiés  par  L.  Andreani,  Florence,  1897. 


AVANT-PROPOS.  IX 

la  joie  de  la  découverte  leur  donne  aisément  le  change 
sur  l'importance  de  ce  qu'ils  ont  trouvé.  Sans  doute, 
ceux  qui,  comme  nous,  ont  lu  les  Mémoires  avec  le 
désir  impatient  de  savoir  la  vérité,  nous  suivront  avec 
indulgence.  D'autres  nous  reprocheront  peut-être 
d'avoir  trop  souvent  éveillé  leur  curiosité  sans  la 
satisfaire,  et  d'avoir  donné  à  nombre  de  chapitres  un 
développement  excessif,  au  détriment  de  ceux  où  sont 
contées  rapidement,  selon  l'ordre  des  faits,  certaines 
parties,  fort  longues,  delà  vie  de  Casanova.  Mais,  d'une 
part,  il  a  fallu,  pour  des  motifs  faciles  à  deviner,  consi- 
dérer comme  connus  beaucoup  d'épisodes,  ou  se  con- 
tenter d'y  faire  des  allusions  discrètes  ;  de  l'autre,  si 
notre  effort  a  porté  presque  exclusivement  sur  les 
aventures  françaises,  pouvions-nous  nous  dispenser  de 
présenter  un  résumé  succinct,  mais  appuyé  sur  les 
publications  les  plus  récentes,  de  la  carrière  et  de 
l'activité  de  Casanova  tout  entières?  En  réalité,  nous 
avons  laissé  de  côté  quantité  de  renseignements  propres 
à  éclairer,  à  corriger,  à  compléter  les  récits  de  Casa- 
nova. Un  commentaire  plus  abondant  ne  serait  de  mise, 
en  effet,  que  dans  une  édition  critique  des  Mémoires,  et 
nous  souhaitons  vivement  que  l'occasion  nous  soit 
donnée  quelque  jour  de  contribuer,  pour  notre  modeste 
part,  au  succès  de  cette  entreprise  ^  En  attendant, 
il  fallait  se  borner  et  rester  lisible  ^. 

1.  On  comprend  que  la  célèbre  maison  Brockliaus,  de  Leipzig", 
propriétaire  du  manuscrit  original,  ait  toujours  éprouvé  et 
éprouve  encore  des  scrupules  à  laisser  publier  dans  son  inté' 
gralité  une  œuvre  aussi  blessante  pour  les  mœurs.  Mais  le 
moment  ne  serait-il  pas  venu  de  publier  tout  ce  qui  peut  l'être 
«ans  choquer  les  lecteurs,  et  au  grand  bénéfice  des  historiens? 

2.  Il  a  paru  que  ce  serait  charger  inutilement  les  pages  de  ce 
livre  que  de  renvoyer  minutieusement  aux  Mémoires.  Le  lecteur 


X  AVANT-PROPOS. 

Quel  beau  livre  on  ferait  sur  ce  drôle,  disait  de 
notre  héros,  sous  la  plume  du  maître  Henri  de 
Régnier,  le  personnage  principal  d'un  roman  exquis, 
le  Passé  vk'ant!  Nous  avons  voulu  simplement  —  c'est 
Tunique  ambition  qui  nous  convienne  —  présenter  le 
fruit  de  patientes  recherches,  bien  loin  d'ailleurs 
d'épuiser  un  sujet  aussi  vaste,  sur  un  homme  dont 
l'existence  extraordinaire  tient  à  la  fois  de  celle  de 
Beaumarchais  et  de  celle  de  Gagliostro,  et  que  l'on 
aime  à  se  représenter  avec  la  mine  hardie,  spirituelle 
et  cynique  d'un  Gil  Blas  ou  d'un  Figaro. 


Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  nommer  ici,  la  liste 
en  étant  trop  longue,  tous  ceux  à  qui  ce  livre  doit 
quelque  chose.  Du  moins  nous  efforcerons-nous 
d'avertir  le  lecteur,  chaque  fois  que  nous  aurons  fait 
appel  à  l'obligeance  d'un  correspondant  ou  d'un  ami. 
Deux  noms  cependant  doivent  avoir  ici  une  place 
spéciale.  M.  Bernhard  Marr,  de  Dux,  pour  qui  les 
papiers  inédits  de  Casanova  n'ont  plus  de  mystères, 
nous  a  libéralement  fait  part  de  tous  les  documents  qui 
pouvaient  servir  à  l'histoire  des  séjours  ou  des  rela- 
tions de  l'aventurier  en  France.  Nous  le  prions  d'agréer 
ici  l'hommage  de  notre  reconnaissance.  Enfin  M.  Tage 
E.  Bull,  diplomate  doublé  d'un  cui'ieux,  qui  connaît 
mieux  que  personne  tout  ce  qui  touche  à  Casanova  et 

peut  ôtre  assuré  de  retrouver  le  passage  visé  clans  les  8  volumes 
de  l'édition  Garnier,  confrontée  parfois  avec  l'édition  Roaez, 
dans  la  pla[)art  des  cas  à  peu  près  négligeable,  ou  dans  les 
12  volumes  de  l'édition  allemande  Wilhelm  von  Schillz.  Cette 
dernière  sera  toujours  citée  exactement,  quand  elle  fournira  des 
indications  importantes  manquant  aux  éditions  françaises. 


AVAXT-PROPOS.  XI 

aux  aventuriers  du  xyiii*=  siècle,  a  mis  à  notre  disposi- 
tion sa  collection  d'articles  introuvables  sur  Casanova 
et  d'ouvrages  rarissimes  de  Casanova  lui-même  '.  Xon 
seulement  il  a  suivi  avec  sollicitude  les  progrès  de  ce 
livre,  mais  encore  il  nous  a  permis  d'user  jusqu'à 
l'indiscrétion  de  son  érudition,  trop  riche  pour  n'être 
pas  généreuse.  Le  souvenir  des  longues  causeries 
dont  Casanova  fut  le  sujet  ou  le  prétexte  nous  restera 
toujours  particulièrement  cher. 

1.  M.  Tage  E.  Bull  prépare  avec  M.  Aldo  Ravà  une  Bibliogra- 
phie casanorienne,  où  seront  étudiés  non  seulement  toutes  les 
publications  de  Casanova,  mais  encore  tous  les  livres,  brochures 
et  articles  consacrés  aux  ouvrages  ou  à  la  vie  du  célèbre  aven- 
turier. 


JACQUES    CASANOVA 

VÉNITIEN 


CHAPITRE    PREMIER 


LA     JEUNESSE      DE      CASANOVA. 

Jacques  Casanova  naquit  à  Venise  le  2  avril  1723  '. 
Il  était  le  premier  tVuit  d'amours  romanesques,  mais 
légitimes.  Son  père,  Gaétan-Joseph,  avait  quitté  sa 
famille  et  Parme,  sa  ville  natale,  pour  suivre  une 
comédienne,  plus  âgée  que  lui,  belle  encore  cepen- 
dant, et  que  poétisait  le  joli  surnom  de  Fragoletta. 
Pour  l'amour  d'elle,  il  apprit  le  métier  d'acteur,  et 

1.  L'acte  de  baptême  do  Casanova  (5  avril),  extrait  des  regis- 
tres de  la  paroisse  Saiat-Samuel,  a  été  publié  pour  la  première 
fois  par  Mulinelli  {Memorie  storiche  dcgll  uUimi  cinquania  anni 
délia  Rcpubblica  di  Vcnezia,  ISôi),  puis  par  E.  Mola  {Rifista 
Enropea,  1881),  Cli.  Henry  (Revue  historique,  XLI,  18S9),  Carletta, 
pseudonyme  d'Antonio  Yalcri  [Fanfiilla  delta  Donienica,  juin- 
juillet  1899),  etc.  Dans  le  Précis  de  ma  lùc,  publié  par  J.  Gund- 
ling  (Lucian  Herbert)  dans  l'Introduction  de  son  roman  alle- 
mand sur  Casanova,  et  par  G.  Kahn  (  Vogue,  1886,  p.  106-108), 
Casanova  dit  qu'il  naquit  le  jour  de  Pâques.  C'est  presque 
exact  :  Pâques,  cette  année-là,  tombait    le    l'"'  avril. 

1 


2  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

monta  sur  les  planches  au  théâtre  Saint-Samuel  de 
Venise.  Mais  il  était  d'humeur  volage.  Bientôt,  délais- 
sant la  Fragoletta,  il  se  mit  à  courtiser  Zanetta,  fille 
du  cordonnier  Farusi,  son  voisin,  et  ne  tarda  pas  à 
l'épouser,  le  27  février  1724'.  «  De  ce  mariage  je 
naquis  neuf  mois  après  »,  affirme  Casanova  avec  plus 
d'assurance  que  d'exactitude.  Il  fallait  dire  plus  de 
treize  mois.  C'est  la  première  erreur,  sans  consé- 
quence celle-là,  que  l'on  puisse  relever  dans  ses 
Mémoires. 

Casanova  eut  plusieurs  frères  et  sœurs  :  François, 
qui  devint  un  hon  peintre  de  batailles  ;  Jean-Alvise, 
peintre  lui  aussi  et  archéologue,  élève  de  Mengs  et 
de  Winckelmann,  qu'une  condamnation  pour  faux 
encourue  à  Rome  n'empêcha  pas  d'être  nommé 
directeur  de  l'Académie  des  Beaux-Arts  à  Dresde,  où 
il  mourut;  Faustine-Madeleine,  morte  très  jeune  en 
1736;  Marie-Madeleine,  mariée  à  Pierre  August, 
maître  de  clavecin  à  Dresde,  dont  les  enfants  héri- 
tèrent de  leur  oncle  le  manuscrit  des  Mémoires; 
enfin  Gaétan-Alvise,  enfant  posthume,  qui  paraît 
avoir  mené  une  vie  lamentable,  et  dont  son  aîné 
parle  à  maintes  reprises  en  termes  fort  peu  fraternels  -. 

Gaétan  Casanova  s'était  fait  comédien  pour  l'amour 
de    Fragoletta;    pour    l'amour    de    Gaétan,    Zanella 

1.  Registres  de  la  paroisse  Saint-Samuel,  cités  par  P.  Mol- 
menti  [Archivio  storico  italiano.  XLV,  1910,  p.  15). 

"1.  Tous  ces  enfants,  sauf  François,  naquirent  à  Venise  :  Jean- 
Alvise  le  4  novembre  1730,  Faustine-Madeleine  le  28  décembre 
1731,  Marie-Madeleine  le  25  décembre  1732  (Carletta,  FanfuUa 
délia  Domenica,   25  juin  et  2  juillet  1899;  Molmenti,  loc.  cit.) 


LA    JEUNESSE    DE    CASANOVA.  3 

devint  comédienne.  Il  semble  qu'elle  fit  ses  vnns 
débuts  à  Londres,  où,  en  172G,  son  mari  l'avait  con- 
duite et  où,  Vannée  suivante,  elle  accoucha  de  son 
second  fds  François.  Jolie  et  spirituelle,  elle  apprit 
vite  ce  métier  si  nouveau  pour  elle,  et  la  disparition 
de  son  mari,  mort  à  trente-six  ans  à  Venise  le  18  décem- 
bre 1733,  ne  la  laissa  pas  désemparée.  Goldoni,  à  ses 
débuts,  connut  à  Vérone  cette  «  veuve  très  jolie  et 
très  habile  ».  qu'on  appelait  Zanetta  Casanova  et 
aussi  la  Buranella  ;  elle  ne  savait  pas  une  note  de 
musique,  mais  elle  avait  du  goût,  l'oreille  juste  et 
plaisait  au  public  par  un  jeu  parfait  \  L'Electeur 
de  Saxe,  amateur  passionné  de  comédie  italienne, 
finit  par  l'engager  à  vie  au  théâtre  de  Dresde.  Elle 
mourut  dans  cette  ville,  le  29  novembre  1776,  à 
soixante -sept  ans  -. 

Jacques  Casanova  eut  une  enfance  assez  étrange  et 
maladive.  «  Je  fus  imbécile  jusqu'à  huit  ans  et  demi  », 
dit-il  dans  le  Précis  de  ma  çie,  que  Ion  a  retrouvé  à 
Dux,  parmi  le  fatras  poussiéreux  de  ses  paperasses. 
Mais  sa  grand'mère  maternelle,  Marzia  Farusi,  trou- 
va le  remède  qu'il  fallait.  Elle  soumit  hardiment  son 
petit-fils  aux  pratiques  occultes  de  la  magie  popu- 
laire, dont  le  souvenir  ne  fut  peut-être  pas  étranger  au 
goût  très  vif  que  le  jeune  Casanova  manifesta  de 
bonne  heure  pour  la  cabale.  Toujours  est-il  qu'à  par- 


1.  Mémoires  de  Goldoni,  I,  1787,  p.  276. 

"2.  F. -A.  O'Byrn,  Giocanna  Casanova  iind  die  Comici  lialiani 
am  polnisc/i-sàc/isisc/icn  Hofe,  dans  Neues  Archiv  fur  sàclisische 
Geschichte,  1880,  p.  289.  —  L.  Rasi,  /  Comici  lialiani,  p.  (301, 


4        JACQUES  CASANOVA,  VKNITIEN. 

tir  de  ce  moment  la  santé  de  l'enfant  se  raffermit, 
et  que  son  intelligence  se  montra  vive  et  ouverte.  Son 
père  avait  assez  vécu  pour  lui  donner  quelques  notions 
de  calcul  et  de  mécanique,  et  l'un  de  ses  premiers 
maîtres  fut  le  poète  Baffo,  que  ses  ouvrages  plus  que 
légers  ne  semblaient  pas  destiner  au  rôle  de  pré- 
cepteur, A  neuf  ans,  il  commença  ses  études  à 
Padoue,  dévorant  avec  un  égal  appétit  les  provisions 
de  bouche  de  son  maître  de  pension  et  les  auteurs 
latins,  de  préférence,  est -il  besoin  de  le  dire,  ceux 
qui  n'auraient  pas  dû  tomber  entre  ses  mains.  Très 
vite  il  fut  excellent  latiniste,  mais  l'instruction  la 
plus  étendue  ne  saurait  tenir  lieu  d'éducation  pre- 
mière, et  toute  sa  vie  Casanova  porta  la  peine  des 
mauvaises  directions  qu'on  lui  laissa  prendre  à  ses 
débuts. 

Il  aimait  à  se  rappeler  les  années  écoulées  dans 
la  docte  cité  padouane.  Avant  de  lui  donner  place 
dans  [&s  Mémoires,  il  avait,  en  un  hors-d'œuvre  de  la 
Confniazione,  conté  une  première  fois  l'histoire  de 
l'envoûtement  prétendu  de  la  jeune  Elisabeth  Gozzi 
et  tous  les  épisodes  comiques  qui  s'en  suivirent  \  Il 
avait  aussi  gardé  le  souvenir  de  l'évêquc  Rezzonico, 
le  futur  Clément  XIII,  qu'il  vit  plus  tard  à  Rome. 
De  même  il  a  parlé,  soit  dans  la  Confutazione,  soit 
dans  les  Mémoires,  de  plusieurs  professeurs  de  l'Uni- 
versité de  Padoue  :  le  comte  Hercule-François  Dan- 
dini,  de  Césène,  qui  y  occupa  la  chaire  de  Pandectes 

1.  Confulazioiic  délia  Storia  ciel  got>erno  vcnetu  cVAtnelot  de 
La  Houssaye,  II,  p.  147  et  suiv. 


LA    JEUNESSE    DE    CASANOVA.  o 

de  173G  à  1747,  date  de  sa  mort,  et  s'acquit  de  la 
répiilation  par  son  esprit  cultivé  et  sa  science  juri- 
dique; l'abbé  Jacques  Giacometti,  professeur  de  pbi- 
losopliie  morale  de  1718  à  1737;  labbé  Doinenico 
T^azzarini.  de  Macéra  ta,  auteur  d'une  tragédie  italienne. 
L'/isse  ils;io(m/ie\  Lazzarini  professait  depuis  1710  les 
liumanités  latines  à  Padoue.  Il  mourut  en  1736.  A 
celte  époque.  Casanova  n'avait  que  onze  ans.  Mais 
c'était  un  garçon  précoce. 

Si  précoce  même  qu'il  prétend  avoir  conquis  à  un 
âge  improbable  le  titre  de  docteur  in  iitroqite  Jure. 
dont  il  s'est  paré  quelquefois".  Sur  ce  point,  il  a  été 
impossible  jusqu'à  présent  de  faire  la  lumière.  En 
vain  les  cliercbeurs  les  plus  attentifs  ont  compulsé 
les  archives  de  ILniversilé  de  Padoue.  Ils  n'y  ont 
trouvé  ni  la  trace  do  sa  soutenance  \  ni  même  la 
preuve  que  le  jeune  A  énitien  ait  jamais  été  inscrit  sur 
les  registres  matricules  '.  Faut-il  penser  qu'il  fut, 
comme  Goldoni%  et  par  faveur  spéciale,  dispensé 
des   formalités  ordinaires,   et   admis   à   soutenir   ses 

1.  C'est,  paraît-il,  Voltaire  qui  voulut  savoir  de  Casanova  s'il 
avait  connu  Lazzarini  :  «  Oui.  répondit  ce  dernier,  au  temps  où 
je  commençais  à  apprendre  le  latin.  >>  Sur  Dandini,  Giacometti 
et  Lazzarini,  voir  Jac.  Facciolati,  Fasii  gijmnasii  Patarinl,\l!i~ , 
I,   p.  I.XII-I.XIII.  et   II,  p.   186-7   et  318-9. 

2.  En  particulier  dans  la  Lettre  à  Léonard  SnctJage,  publiée 
en  1797,  et  dans  les  Rt-rcries  sur  la  mesure  moi/enne  de  notre 
année  ^inédites). 

3.  Casanova  prétend  avoir  présenté  deux  thèses  latines  (leçons 
orales  sans  doute)  :  De  Testameniis,  pour  le  droit  civil;  Utrum 
Ilebraei  possint  consiniere  noras  si/nagogas,  pour  le  droit  canon. 

'i.  Le  D'  Maurice  Potel  a  bien   voulu  refaire  pour  nous  celte 
petite  recherche,  mais  toujours  sans  succès. 
5.  Mémoires  de  Go'.doni.  I,   169-176. 


6        JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

llîèses  sans  avoir  à  fournir  les  certificats  d'assiduité 
exigés  par  les  règlements?  Doit-on,  au  contraire, 
soupçonner  une  supercherie,  dont  Casanova  aurait  pris 
l'idée  précisément  dans  les  Mémoires  de  son  compa- 
triote, parus  de  son  vivant,  et  qu'il  a  dû  lire? 

Ses  études  terminées,  Casanova  revient  à  Venise, 
avec  ou  sans  bonnet  doctoral,  mais  très  vain  de  sa 
science  toute  fraîche,  et  déjà  décidé  à  jouir  de  la  vie. 
Il  choisit,  pour  se  pousser  dans  le  monde,  la  carrière 
ecclésiastique,  reçoit  la  tonsure  et  les  ordres  mineurs, 
et  dès  lors  partage  son  temps  entre  les  devoirs 
d'église  et  les  distractions  profanes.  «  T.a  mattina 
una  messctta,  l'apodisnar  una  hassetta  e  la  notte 
una  donnctta  »,  telle  élait  la  devise  du  bon  vénitien. 
Le  jeune  Casanova  l'applique  à  la  lettre.  Il  s'assied 
volontiers  aux  tables  de  jeu  en  sortant  des  sermons 
du  Père  Concina  à  Saint-Moïse \  ou  des  conférences 
chez  le  curé  de  Saint-Samuel,  et  se  trouve  à  l'aise 
chez  .luliette  Cavarnacchi,  la  courtisane,  comme  chez 
Nanellc  et  Marton  ou  Lucie  de  Paséan,  filles  sages, 
mais  non  cruelles. 

Il  habite  la  belle  maison  de  Saint-Samuel,  que  sa 
mère,  malgré  son  absence,  entretient  encore,  et  où 
la  vieille  Marzia  l'admire,  le  dorlote  et  lui  pardonne 
ses  fredaines.  Le  vieux  sénateur  Malipiero  et  la 
bonne  madame  Manzoni-,  amie  fidèle  et  clairvoyante, 
le    protègent  et    le    regardent  un  peu  comme   leur 

1.  Confutazione,  I,  135. 

2.  Sur  madame  Manzoni,  femme  d'un  notaire,  voir  Carletta, 
Caxanui'iana,  cité  plus  haut. 


LA    JEUNESSE    DE    CASANOVA.  ^ 

eiilaut.  Il  suit  des  cours  de  physique  au  couvent  de  la 
Salute  et  prépare  de  beaux  sermons,  qu'il  débite  avec 
assurance  en  l'église  du  Saint-Sacrement.  Peut-être 
serait-il  devenu  un  prédicateur  illustre,  si  un  jour, 
étant  en  chaire,  le  19  mars  1741  —  il  a  bien  retenu 
la  date'  —  il  ne  se  fût  senti,  pour  avoir  trop  copieu- 
sement diné,  la  langue  pâteuse  et  le  cerveau  trouble, 
accident  qui  l'obligea  de  s'arrêter  court  à  l'endroit  le 
plus  pathétique,  et  le  dégoûta  pour  toujours  du 
métier  d'orateur  sacré  ! 

Bientôt,  sa  grand'mère  étant  morte-,  et  Zanclta, 
décidément  fixée  à  Dresde,  ayant  dû  se  débarrasser 
de  la  maison  de  Venise,  Casanova,  déjà  coupable  de 
frasques  un  peu  trop  retentissantes,  se  vit  forcé  de 
passer  quelque  temps  au  collège  Saint-Cyprien  de 
Murano  ^  et  au  Fort  Saint-André.  Enfui,  une  occa- 
sion se  présenta  pour  lui  de  tenter  la  fortune  ailleurs 
qu'à  Venise,  où,  malgré  son  jeune  âge,  on  com- 
mençait à  le  connaître  sous  un  jour  assez  fâcheux. 
Sa  mère  avait  rencontré  à  Varsovie  un  jeune  et 
savant  moine  minime.  Bernardino  de  Bernardis, 
qu'elle    réussit    par    ses   intrigues    à   faire    nommer 

1.  Casanova,  on  le  sait,  attribue  son  malaise  aux  fumées  d'un 
festin  offert  pai"  le  comte  de  ilontréal  à  son  futur  gendre. 
Vérification  faite,  le  mariage  de  la  comtesse  Lucio,  fille  dii 
comte  Antonio  Montereali,  avec  Francesco  Barozzi,  patricien, 
eut  lieu  le  19  juin  ITil   (Carletta.  loc.  cit.). 

2.  Le  18  mars  17^3  (Carletta,  loc.  cit.). 

3.  En  1741,  si  l'on  s'en  rapporte  à  un  passage  des  Mémoires, 
où  il  parle,  eu  1761,  du  jeune  Bassi,  qu'il  avait  connu  dans  cet 
établissement  vingt  ans  auparavant.  Ailleurs,  il  nomme  un  autre 
de  ses  condisciples,  le  vénitien  Uccelli. 


8  J  ACQUITS    CASANOVA,    VEMTIF.X. 

évêque  de  Marlorano,  en  Calabre'.  Le  prélat, 
«  évêque  par  la  grâce  cle  Dieu,  du  Saint-Siège  et  de 
ma  mère  »,  dit  Casanova,  s'engagea  à  l'aire  la  fortune 
du  fds  de  sa  protectrice,  et  c'est  pour  rejoindre  le 
saint  homme  dans  son  lointain  diocèse  que  le  jeune 
Vénitien  s'embarqua,  un  jour  de  juillet  1743,  à  la 
Piazzetta. 

Avec  ce  voyage  commencent  véritablement  les 
aventures  de  Casanova,  qui  jusqu'alors  n'était  guère 
sorti  de  Venise.  Après  un  trajet,  coupé  de  bonnes 
et  de  mauvaises  fortunes,  fait  en  partie  avec  un 
récollet  pillard,  effronté,  sans  scrupules,  dont  il  a 
tracé  plus  tard  un  portrait  inoubliable,  il  arrive  à 
Rome,  où.  il  ne  s'arrête  qu'un  moment,  part  pour 
Naples  et  parvient  enfin  à  ^lartorano.  C'était  un 
pauvre  pays,  où  végétait  une  population  misérable. 
L'hôtel  épiscopal  était  à  peine  meublé,  et  Casanova 
comprit  bien  vite  qu'il  n'avait  rien  à  gagner  chez 
l'évèque  calabrais.  Aussi,  le  troisième  jour,  repre- 
nait-il le  chemin  de  Naples,  où  il  arrivait,  s'il  faut 
l'en  croire,  le  16  septembre  1743,  riche  seulement 
de  sa  jeunesse  florissante-. 


1.  Sur  Bernurdino  de  Bernardis,  «  paoloUo  »,  c'est-à-dire 
religieux  de  l'ordre  des  Minimes,  fondé  par  saint  François  de 
Paule,  né  à  Fuscaldo  le  27  mai  16't9,  élu  évêque  en  17'i3  et  niort 
en  1758,  voir  Garletta,  Casanova  a  Roma ,  dans  la  Rivista  d'Italia, 
1899,  p.  31-2. 

2.  Toule  la  partie  du  récit  de  Casanova  qui  va  de  1743  à 
1746,  et  que  tious  résumons  brièvement  ici,  demande  à  être  con- 
trôlée d'une  façon  particulièrement  minutieuse.  Voir  là-dessus 
l'excellent  article  de  G.  Gugitz,  Uebcr  chronologische  Irrtiimcr 
in  Cnsanofas  Mcmoircn  {Duxcr  Zeitiing,  29  octobre  1910). 


LA    JEUNESSE    DE    CASANOVA,  9 

Dans  celle  ville,  où,  dit-il,  la  fortune  ne  cessa 
jamais  de  lui  sourire,  il  fut  heureux  quelques  jours. 
Mais  Rome,  qu'il  n'a  vue  qu'en  passant,  le  tente.  Il  y 
va  et,  jeune  abbé  déluré,  a  vite  fait  de  se  faufiler  chez 
les  personnages  influents,  gens  d'église,  nobles  sei- 
gneurs et  belles  dames.  Au  bout  de  quelques  mois, 
soupçonné  d'avoir  favorisé  l'enlèvement  d'une  jeune 
fdle,  il  part,  tout  plein  du  souvenir  de  la  belle 
Lucrezia  Monti,  après  s'être  fait  donner  par  le  car- 
dinal Acquaviva  une  sorte  de  mission  pour  Constan- 
tinople'. 

Le  voilà  donc,  à  moins  de  dix-neuf  ans.  sur  le 
chemin  de  cette  mystérieuse  Porte,  dont  il  a  dû  sou- 
vent rêver  en  voyant  passer,  sur  le  quai  des  Esclavons 
ou  dans  les  ruelles  de  la  Merceria,  les  négociants 
levantins,  richement  vêtus  de  couleurs  éclatantes. 
De  Rome  à  Ancône,  son  voyage  s'agrémente  de  péri- 
péties mouvementées.  Obligé  de  traverser  les  armées 
autrichienne  et  espagnole  qui  évoluent  dans  la 
région,  il  prend  goût  au  métier  militaire,  endosse  un 
bel  uniforme  d'officier  —  blanc,  veste  bleue,  épau- 
lette  et  dragonne  d'or  et  d'argent  —  et  se  montre  à 
Venise  dans  cet  équipage  ".  Il  entre  au  service  delà 
République  en  qualité  d'enseigne  dans  un  régiment 

1.  Sur  les  personnages  connus  par  Casanova  à  Rome  à  cette 
époque,  voir  l'article  précité  de  Carletta. 

2.  La  rencontre,  racontée  par  Casanova,  du  faux  Bellino,  qui 
s'appelait  en  réalilé  Teresa  Lanti,  à  ce  qu'il  assure,  a  donné  lieu 
à  des  recherches  sérieuses.  Mais  on  n'a  pu  découvrir  la  véritable 
identité  de  cette  beauté  mystérieuse  (B.  Croce,  //  falso  Bellino, 
dans  la  Lctleratura  de  Turin,  V,  n°  5,  V  mars  1890:  réimprimé 
dans  le  volume  du  même,  /  Teatri  di  NapoU,  p.  697-700). 

1. 


JO       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

alors  en  garnison  à  Corfou.  part  avec  le  bailo 
envoyé  par  Venise  à  Constantinople,  et  passe  quel- 
que temps  clans  cette  ville,  où  le  célèbre  Bonneval- 
Pacha  lui  l'ait  accueil,  et  où  un  riche  turc  lui  offre  sa 
fille  en  mariage.  Il  retourne  ensuite  à  Corfou,  où 
l'attendent  de  nouvelles  aventures  galantes,  car  la 
grande  occupation  de  sa  vie,  c'est  déjà,  non  pas 
l'amour,  mais  le  désir  candidement  cynique  de 
toutes  les  femmes  ^ 


1.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  disculer,  quant  à  la  chronologie, 
cette  partie  de  la  jeunesse  de  Casanova,  telle  qu'il  l'a  contée 
dans  ses  Mémoires.  M.  G.  Gugitz  (Casanova  auf  Corfii,  dans  le 
Duxer  Zeitung  des  2,  6  et  9  septembre  1911)  s'est  acquitté  arec 
beaucoup  de  science  et  d'autorité  de  ce  nécessaire  travail  de  cri- 
tique. Sa  conclusion  est  que  Casanova  a  dû  séjourner  à  Corfou 
en  1745  et  au  début  de  1746,  ce  qui  ne  s'accorde  pas  du  tout 
avec  le  récit  des  Mcmoires.  Pour  ce  qui  est  du  voyage  à  Cons- 
tantinople, M.  Gujj;-itz  n'est  pas  éloigné  de  penser  qu'il  n'a  point 
eu  lieu.  Il  se  peut  que  ses  doutes  soient  fondés.  Il  faut  remarquer 
cependant  que  ce  serait  la  première  fois  que  Casanova  serait 
pris  en  défaut  en  semblable  matière.  II  est  certain  que  dans 
cette  partie  des  Mémoires  les  erreurs  et  les  confusions  sont  nom- 
breuses, mais  l'auteur  s'est  excusé  lui-même  là-dessus,  rejetant 
la  faute  sur  sa  servante  de  Dux,  qui  l'obligea,  par  sa  sottise,  à 
recommencer  plusieurs  cliapitres.  Nous  tenons  donc  les  faits, 
sinon  pour  vrais  dans  tous  leurs  détails,  du  moins  pour  exacts 
dans  leur  ensemble,  eu  tenant  compte,  bien  entendu,  des  exagé- 
rations et  des  façons  de  voir  très  particulières  qui  sont  le  fait 
de  tout  mémorialiste  peu  scrupuleux.  Voir  quelques  détails  du 
séjour  de  Casanova  à  Corfou  dans  la  Confittazione,  III,  9. 

Dans  un  extrait  des  «  capitulaires  «de  Casanova,  rapporté  par 
le  prince  de  Ligne,  on  lit  :  «  Hier,  2  juin  1741,  Osman-Bacha 
me  parla  ainsi  »,  et  dans  une  note  conservée  à  Dux,  Casanova 
dit  :  "  L'ambassadeur  de  France  à  Constantinople,  dans  mon 
tem[)S,  étoit  M.  de  Villeneuve.  Bonneval  avoit  été  exilé  en  Asie, 
et  on  l'avoit  rappelé.  »  Or,  la  mission  du  marquis  de  Villeneuve 
prit  fin  justement  en  1741  ;  le  19  mai,  parurent  devant  Constan- 
tinople deux  vaisseaux  du  roi,  qui  portaient  son  successeur  le 
comte  de  Castellane  et  qui,  sans  doute  le  niois  suivant,  le  rame- 


LA    JEUNESSE    DE    CASANOVA.  H 

De  retour  à  Venise,  Casanova,  dégoûté  du  métier 
militaire,  troque  son  épée  contre  un  archet.  Au 
théâtre  Saint-Samuel,  il  tient,  pour  un  é eu  par  jour, 
sa  partie  de  violon  à  l'orchestre,  et,  le  reste  du  temps, 
mène  une  vie  de  franc  vaurien.  De  la  Piazzetta  au 
Lido,  du  quai  des  Esclavons  au  Rialto,  on  le  ren- 
contre en  compagnie  de  jeunes  écervelés  de  son 
espèce.  Avec  eux  il  fréquente  les  mauvais  lieux  et  les 
ridotti,  démarre  les  gondoles,  éveille  les  dormeurs 
paisibles,  s'introduit  nuitamment  dans  les  campaniles 
pour  sonner  les  cloches,  envoie  des  médecins  à  des 
bourgeois  qui  se  portent  à  merveille  et  des  matrones 
à  des  dames  que  ne  tourmente  point  le  mal  d'enfant. 

Le  hasard,  son  dieu,  a  mis  sur  sa  route  le  sénateur 
Bragadin,  qu'il  soigne  en  péril  de  mort  et  arrache 
aux  mains  d'un  dangereux  esculape.  Le  vieillard  a  la 
naïveté  de  lui  attribuer  sa  guérison,  et  dès  lors  le 
traite  en  père.  Bragadin  et  ses  deux  amis,  Barbaro  et 
Dandolo,  ont  un  faible  pour  les  sciences  occultes. 
Casanova  flatte  leur  manie,  et  devient,  comme  il  dit, 
le  hiérophante  de  ce  trio  sans  malice,  ^iais,  non 
content  de  capter  la  confiance  des  riches  vieillards, 
il  débauche  femmes  et  filles,  et  finit  par  se  mettre 
deux  mauvaises  affaires  sur  les  bras. 

Forcé  de  disparaître  quelque  temps,  car  à  \enise, 
dit-il,  tout  s'accommode  quand  le  public  a  oublié,  il 
passe  le  plus  joyeusement  du  monde  deux  années 
hors  de   sa    patrie.   Vérone.  Milan,   Crémone,  Man- 

nèrent  en  France  (A.  Vandal,  Une  ambassade  française  en  Orient, 
p.  'i33). 


12       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

toiie  le  voient  successivement,  bien  équipé,  muni 
d'argent  et  de  bijoux,  joueur  déterminé,  coureur 
fieffé  de  filles.  A  Manloue,  il  s'abouche  avec  la  vieille 
Fragoletta,  pour  qui  son  père  a  jadis  fait  des  folies;  à 
Césène,  il  se  révèle  magicien  consommé,  autant  que 
comédien  de  race,  aux  dépens  de  bonnes  gens  qu'il 
affole  par  l'indication  d'un  prétendu  trésor. 

C'est  alors  un  gaillard  vigoureux,  bâti  en  athlète, 
que  notre  Vénitien  de  vingt-cinq  ans.  11  a  le  teint 
bronzé,  le  nez  busqué,  la  bouche  ardente,  des  yeux 
de  flamme  au  regard  inquiétant,  chargés  de  passion 
et  d'assurance,  une  allure  aisée  et  presque  impo- 
sante, un  je  ne  sais  quoi  qui  force  l'attention  et, 
malgré  l'apparente  dureté,  attire  la  bienveillance ^ 
Au  moral,  un  tempérament  fougueux,  une  inclination 
irrésistible  au  plaisir,  une  imperturbable  confiance  en 
soi,  ou  plutôt,  car  il  est  superstitieux,  en  son  «  génie  », 
qui  l'inspire  et  le  conseille,  de  la  volonté  et  de  la 
décision,  de  1  esprit,  de  la  répartie  et  point  de  scru- 
pules. Pour  le  savoir,  des  connaissances  sérieuses, 
une  curiosité  toujours  en  éveil,  un  talent  déjà 
exercé  de  conteur,  d'orateur  et  de  poète,  enfin  une 
sensibilité  littéraire  qui   le  rend  capable   de  pleurer 

1.  Un  portrait  de  Casanova  jeune,  peint,  dit-on,  par  son  frère 
François,  se  trouvait,  il  y  a  quelques  années,  dans  la  collection 
P.-J.  Daclikov,  à  Saint-Pétersbourg.  Il  a  été  reproduit  en  gra- 
vure au  trait  par  Ch.  Henry  dans  un  article  de  Vlstoritcheshiï 
Viestnih  (Messager  historique  russe),  t.  XXI  (1885),  p.  224-5,  et 
donné  de  nouveau,  d'après  cette  première  reproduction,  par  Gar- 
letta  {Rifista  iVItalia,  1899,  p.  318),  par  Fr.  Novati  (Xatura  ed 
arie,  15  mai  1910),  enfin,  mais  non  sans  fantaisie,  par  S.  di  Gia- 
como,  dans  sa  traduction  italienne  de  l'Histoire  de  ma  /'H«7e(1911). 


LA  JEUM:SSE  de  CASANOVA.         13 

en  lisant  un  chant  de  l'Arioste,    ou  en  contemplant 
les  vestiges  de  la  maison  de  Pétrarque. 

Tel  est  Jacques  Casanova,  quand  il  revient  à  Venise 
en.  1750,  n'ayant  plus  dorénavant  qu'un  rêve  :  aller 
en  France  et  Aoir  Paris.  Déjà,  l'année  précédente,  il  a 
rencontré  à  Césènc  une  jeune  française,  dont  il  s'est 
fait  aimer  et  qu'il  a  aimée,  contera-t-il  plus  tard, 
plus  que  toutes  les  autres  femmes.  Arrêtons-nous  un 
instant  à  cet  épisode  singulier. 


CHAPITRE    II 


UNE     «     INCONNUE     ))     DE    CASANOVA. 
HENRIETTE     LA    PROVENÇALE. 


Si  ramoiir  est  un  don  complet  de  soi-même,  une 
correspondance  mystérieuse  et  de  tous  les  instants 
entre  deux  êtres,  Casanova  n'avait  pas  la  faculté 
d'aimer.  Sa  définition  de  l'amour  le.  prouverait  à 
suffisance,  si  l'allure  ordinaire  de  ses  récits  galants 
pouvait  laisser  à  cet  égard  le  moindre  doute.  Ce 
qu'il  a  connu  seulement  —  et  on  peut  l'en  plaindre  — 
c'est  la  frénésie  sensuelle,  l'appétit  véhément,  mais 
vite  lassé,  de  toutes  les  femmes,  la  satisfaction  bru- 
tale des  sens,  avec  ou  sans  l'amertume  qu'elle  laisse 
aux  lèvres  du  commun  des  hommes.  Heureusement, 
la  plupart  des  pécheresses  casanoviennes  ont  la  même 
faculté  d'inconstance  et  d'oubli.  Amantes  dociles  ou 
fougueuses,  mais  d'avance  résignées  à  l'abandon,  elles 
passent   de    bras   en  bras   sans    regret  comme  sans 


IXE  «  INCONNUE  »  DE  CASANOVA.       1  j 

remords;  elles  ignorent  le  désespoir  et  ne  meurent 
pas  de  langueur  quand  on  les  délaisse,  comme  Sainte- 
Beuve  l'a  dit,  à  propos  de  Casanova,  dans  une  page 
où  le  célibataire  impénitent  montre  déjà  le  bout  de 
l'oreille'.  Plusieurs  fois  cependant.  Casanova  passa 
pi'ès  de  l'amour.  On  s'en  aperçoit  au  ton  comme 
mouillé  dont  il  parle  de  quelques-unes  de  ses  passades, 
aux  regrets  quelles  lui  inspirent,  à  l'insistance  avec 
laquelle,  devenu  vieux,  il  y  revient.  Au  nombre  de 
ces  amantes  inoubliées  est  une  jeune  provençale,  dont 
l'histoire  romanesque  et  l'incognito  jamais  percé  ont 
toujours  intrigué  particulièrement  les  lecteurs  des 
Mémoires. 

Casanova  n'avait  pas  vingt-cinq  ans  quand  il  la 
rencontra,  en  1749,  à  Gésène,  voyageant  en  habit 
masculin  avec  un  vieil  officier  hongrois  dépêché  par 
le  cardinal  Albani  à  Du  Tillot,  premier  ministle  de 
rinfant  duc  de  Parme-.  Ce  hongrois  avait  vu  la  belle 
travestie  à  Civita-\ecchia,  puis  à  Rome,  oij  un  autre 
oflicier.  français  celui-là,  son  beau  père,  la  conduisait 
pour  la  mettre  dans  un  couvent.  Gomme  elle  désirait 
ardemment  échapper  à  la  réclusion,  elle  avait  saisi  la 
première  occasion  de  fausser  compagnie  à  son  mentor, 

et   s'était   confiée   délibérément  à   cet   étrange   com- 

o 

pagiion.    Quant   à   son   nom   et  aux  détails   de    son 


1.  Prcmicis  Lundis,  II,   1875,  p.  209. 

2.  Guillaume-Léon  Du  Tillot,  plus  tard  marquis  de  Felino, 
né  en  1711  à  Bayonne.  mort  à  Paris  en  1774.  Ferdinand  YI  le 
donna  pour  intendant  à  son  frère  Philippe,  quand  celui-ci  prit 
possession  du  duché  de  Parme. 


10       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

histoire,  le  hongrois  et  l'italien  n'en  savaient  pas  plus 
l'un  que  l'autre. 

Casanova  aimait  en  toutes  choses  le  singulier  et 
l'imprévu.  Mais  il  se  trouvait,  par  surcroît,  que  la 
jeune  femme  avait  la  plus  piquante  figure  du  monde  et 
de  l'esprit.  11  lui  l'ait  donc  une  déclaration  d'amour 
et  la  décide  à  venir  avec  lui  à  Parme.  Le  hongrois 
frisait  la  soixantaine,  et,  ne  parlant  que  latin,  devait  se 
contenter,  quand  il  s'adressait  à  sa  compagne,  d'une 
mimique  incommode.  Casanova,  au  contraire,  était 
jeune,  séduisant,  et  faisait  déjà  étalage  du  français 
qu'il  avait  appris  à  Rome.  Comment  la  balance  n'eût- 
elle  pas  penché  de  son  côté?  Ils  laissent  donc  à  Reggio 
d'Emilie  le  capitaine  hongrois,  et  arrivent  à  Parme, 
enchantés  l'un  de  l'autre. 

Don  Philippe,  Infant  d'Espagne,  à  qui  le  traité 
d'Aix-la-Chapelle  (18  octobre  1748)  avait  attribué  les 
duchés  de  Parme,  de  Plaisance  et  de  Guastalla, 
venait  d'arriver  à  Parme.  Le  7  mars  1749,  il  avait 
pris  possession  de  ses  Etats  ',  et  attendait  la  duchesse, 
Louise-Elisabeth  de  France,  fille  de  Louis  XY.  Au 
milieu  des  fêtes  données  en  l'honneur  du  couple 
princier,  Casanova  et  son  amie  coulèrent  quatre  mois 
délicieux,  lui  aux  petits  soins  pour  sa  belle,  celle-ci 
rendant  en  tendresse  à  son  amant  ses  attentions  déli- 
cates. «  Je  fus  heureux,  dit-il,  avec  Henriette,  autant 
que  cette  femme  adorable  le  fut  avec  moi  :  nous  nous 
aimions  de  toute  la  force  de  nos  facultés;  nous  nous 

1.  Dussieux,  Gi'néalogie  de  la  Maison  de  Doitrbon,  p.  226-7, 


UNE    «  INCONNUE  »    DE    CASANOVA.  17 

siiUlsions  parfaitement  l'un  à  l'autre,  nous  vivions 
entièrement  l'un  clans  l'autre.  Elle  me  répétait  sou- 
vent ces  jolis  vers  du  bon  La  Fontaine  : 

■I  Soyez-vous  l'un  à  Tauli'e  un  monde  toujours  beau, 

Toujoui's  divers,  toujours  nouveau; 
Tenez-vous  lieu  de  tout,  comptez  pour  rien  le  reste.   » 

Un  jour  pourtant,  ils  acceptèrent  d'aller  à  un 
concert  que  Dubois-Chàtellereau,  directeur  de  la 
Monnaie  du  duc  de  Parme  ',  donnait  à  sa  maison  des 
champs,  et  la  con)pagne  de  Casanova  crut  pouvoir 
se  permettre  l'innocent  plaisir  d'étonner  son  ami  et 
toute  la  société  en  exécutant  avec  virtuosité  un  con- 
certo de  violoncelle.  Cette  imprudence  les  perdit.  On 
devint  curieux  de  la  belle  musicienne,  et,  comme  elle 
se  promenait  un  soir  avec  son  amant  dans  les  jardins 
de  Colorno,  la  merveilleuse  résidence  ducale,  un 
cavalier  vint  à  passer,  qui  la  considéra  avec  insistance. 
C'était  M.  d'Antoine,  noble  provençal,  premier 
écuyer  de  la  duchesse  et  favori  de  l'Infant^.  Bientôt, 


1.  Michel  Dubois-GIiàtellerault,  né  en  1711  à  Valence  en 
Dauphiné,  fut  longtemps,  en  efl'et,  «  Directeur  général  des 
Monnoyes  de  Parme  ».  Chargé,  en  1755,  d'introduire  à  Venise 
l'art  de  fabriquer  les  monnaies  au  balancier,  il  publia  à  ce 
sujet  une  curieuse  Notice,  accompagnée  de  gravures  représen- 
tant les  machines,  en  partie  fabriquées  par  lui  (Parme,  1757, 
petit  in-folio).  Voir,  sur  ce  personnage,  Brun-Durand,  Dict. 
biogr.  de  la  Drame,  I,  1900,  p.  26'i-265.  Casanova  resta  fort  long- 
temps en  relations  avec  lui.  Le  «  baron  Du  Bois-Chàtellereau  » 
figure,  en  effet,  parmi  les  souscripteurs  de  la  2°  partie  de  la  Tra- 
duction de  l'I/iaJc.  parue  en  1777. 

2.  François-.\ntoine  d'Antoine  avait  été  capitaine  au  régiment 
de  Richelieu  (Artefeuil,  IJisl.  de  la  noblesse  de  Prorcnce,  I,  1776, 
p.  'l'i  ;  La  Chenaye-Desbois,  Dict.  de  la  noblesse,  I,  col.  62'i). 


18       JACQUES  CASANOVA,  VEXITIEX. 

il  trouva  le  moyen  de  parler  à  la  jeune  femme,  et  lui 
découvrit  qu'il  était  son  parent,  connaissait  son 
secret  et  avait  une  lettre  cachetée  à  lui  remettre.  Ce 
pli  contenait  sans  doute  le  pardon  des  parents  de  la 
fugitive.  Elle  ne  se  sentit  pas  le  courage  de  les 
abandonner  pour  toujours,  et  d'ailleurs  M.  d'Antoine 
était  là  pour  lui  rappeler  son  devoir.  La  folle  aven- 
ture était  finie. 

Henriette  et  Casanova  quittèrent  Parme  la  mort 
dans  l'âme,  et  par  Turin  se  dirigèrent  vers  les  Alpes. 
Ils  escaladèrent  le  Mont-Cenis  en  chaise  à  porteurs, 
descendirent  à  Novalaise.  Le  cinquième  jour,  ils 
arrivaient  à  Genève,  à  l'hôtel  des  Balances,  où  ils  se 
séparèrent  en  pleurant.  Casanova  suivit  des  yeux, 
aussi  longtemps  qu'il  put  l'apercevoir,  la  voiture  qui 
emportait  son  amour  perdu.  Quand  il  revint  dans  la 
chambre  où  il  avait  passé  avec  son  amie  les  dernières 
heures,  il  vit  qu'elle  avait  tracé  sur  une  vitre,  avec 
la  pointe  d'un  diamant  qu'il  lui  avait  donné,  ces 
simples  mots  :  «  Tu  oublieras  aussi  Henriette.  » 

Il  ne  l'oublia  pas,  bien  au  contraire,  et  d'ailleurs 
en  eût-il  été  tenté,  que  le  hasard  se  serait  chargé  de  la 
lui  remettre  en  mémoire.  Dix  ans  plus  tard,  passant 
à  Genève  le  20  août  1760,  il  revit,  toujours  intacte, 
l'inscription  des  Balances,  et  trois  ans  après,  la 
circonstance  la  plus  imprévue  mettait  de  nouveau 
en   présence  les  amants  d'autrefois. 

C'était  en  1763.  Casanova,  se  dirigeant  vers  Paris 
et  l'Angleterre,  avait  quitté  Marseille  en  compagnie 
de     sa    jeune     compatriote    Marcoline,    qu'il    avait 


UNE    «  INCONNUE  »    DE    CASANOVA.  19 

aiTachcc  à  ?on  frère,  l'indigne  abbé.  Les  voyageurs 
comptaient  gagner  Avignon  tout  d'une  traite,  mais, 
avant  d'arriAcr  à  Aix,  un  accident  de  voiture  les  força 
de  chercher  iin  gîte  dans  un  petit  château  voisin  de 
la  route.  La  maîtresse  du  logis,  qui,  pendant  le  court 
séjour  de  ses  hôtes,  s'était  soigneusement  cachée  du 
Vénitien  qu'elle  avait  reconnu,  lui  fit  remettre  après 
son  départ  par  sa  compagne  ce  Ijillet  :  «  Au  plus 
honnête  homme  que  j'aie  connu  de  ma  vie.  Hen- 
riette ^ .  » 

Ce  ne  devait  pas  être  leur  dernière  rencontre. 

A  son  retour  d'Espagne,  en  effet,  comme  Casanova, 
se  rendant  en  Italie,  traversait  le  Midi  de  la  France,  il 
vécut  de  noiivt  au  quelque  temps  à  Aix,  au  début  de 
l'année  17G9,  et  il  ne  se  passait  point  de  jour  qu'il 
ne  pensât  aux  temps  heureux  de  Parme  et  à  celle  qu'il 
y  avait  aimée.  Sur  ces  entrefaites,  il  tomba  grave- 
ment malade  et  fut  soigné  par  une  inconnue,  que  son 
ancienne  amie  —  il  le  sut  un  peu  plus  tard  —  lui  avait 
envoyée  en  cachette.  Henriette,  en  efl'et.  n'ignorait 
pas  sa  présence  à  Aix  ;  il  aurait  pu  la  reconnaître  dans 
les  maisons  de  la  bonne  société  qu'il  fréquentait,  si  un 
embonpoint  précoce  n'avait  empâté  son  visage. 
Après  une  visite  inutile  à  la  maison  de  campagne,  il 
se  détermina  à  lui  écrire  à  Aix,  oii  elle  se  trouvait 
alors;  elle  lui  répondit,  et  un  commerce  épistolaire 
s'établit  entre  eux.    c(   Elle  me  raconta,   dit-il,  dans 


1.  «  Au  plus  loyal  des  hommes  »,  d'après  l'édilion  Rosez.  — 
"  Au  plus  honnête  homme  que  j'aie  rencontré  dans  le  inonde  » 
(Schûtz,  YIII,  427). 


20  JACQUES    CASANOVA,    VEiNITIEX. 

une  quarantaine  de  lettres,  toute  l'histoire  de  sa  vie. 
Si  elle  meurt  avant  moi,  j'ajouterai  ces  lettres  à  ces 
Mémoires;  mais  aujourd'hui  elle  vit  encore,  et  tou- 
jours heureuse,  quoique  vieille.  » 

Ces  lettres,  on  a  cru  un  moment  les  avoir  retrouvées 
à  Dux,  où  la  curiosité  de  nombreux  casanovistes  a 
recherché  depuis  un  demi-siècle  les  reliques  du 
célèbre  aventurier  ^  En  réalité,  la  belle  Henriette  de 
Parme  n  a  rien  de  commun  avec  la  signataire  des 
j)ages,  que  M.  Aldo  Ravà  a  récemment  publiées,  et 
tout  fait  supposer  que  nous  devons  faire  notre  deuil 
d'une  correspondance,  qui  aurait  été  curieuse  à  plus 
d'un  titre  -. 

Mais  alors,  qui  était  cette  Provençale?  La  discrétion 
de  Casanova  n  est-elle  qu'apparente,  et,  tout  en 
taisant  le  nom  de  son  «  inconnue  »,  a-t-il  pris  soin 
de  fournir  lui-même,  comme  il  l'a  fait  en  des  cas 
analogues,  les  éléments  d'une  solution  difficile,  mais 
non  pas  impossible  à  découvrir?  Ou  bien  s'est-il  joué 
de  ses  lecteurs,  non  pas  peut-être  en  imaginant 
entièrement  l'aventure,  mais  en  embrouillant  volon- 
tairement les  fils  de  l'intrigue,  et  en  entraînant  les 
curieux  sur  une  fausse  pis  le? 

Essayons  de  dégager  et  de  rapprocher  les  rensei- 
gnements qu'il  a  donnés,  de-ci  de-là,  sur  la  person- 
nalité mystérieuse  de  sa  fugitive  maîtresse. 

Née    vers    1730,   elle   prétend  s'appeler  Henriette 

1.  A.  Symons,  Mercure  de  France,  octobre  1903. 

2.  A.  Havà,  Lettere  di  donne  a  Giacomo  Casanova,  1912,  p.  257, 
268  (lettres  d'Henriette  de  Schukmann). 


INF,    c<   INC  ON -NUE  «DE    CASANOVA.  21 

cl  s'inscrit  sur  un  registre  cl  hôtel  sous  le  nom 
d'Anne  d'Arci.  De  sa  vie,  que  croyons-nous  savoir? 
Avant  l'àgo  de  vingt  ans.  elle  encourt,  pour  une 
frasque  inconnue,  la  colère  de  sa  famille,  qui  veut 
l'enfermer  à  Rome  dans  un  couvent.  Elle  est 
mariée;  son  heau-père  est  un  vieil  officier.  ^I.  d'An- 
toine, premier  écuyer  de  la  duchesse  de  Parme,  d'une 
nohle  famille  de  Provence,  est  son  parent;  du  moins, 
il  connaîl  sa  famille  ou  celle  de  son  mari.  En  17G3. 
elle  est  comtesse  et  veuve,  et  habite  une  belle  maison, 
que  Casanova  appelle  aussi  château,  à  gauche  de  la 
route  d'Aix  à  Marseille,  au  Ijout  d'une  allée  de  beaux 
arbres,  à  peu  de  distance  de  la  Croix-d'Or'.  Elle 
paraît  être  la  maîtresse  du  logis,  dont  deux  autres 
dames  et  deux  messieurs  «  du  meilleur  ton  »  font 
avec  elle  les  honneurs.  L'un  de  ceux-ci  est  appelé 
AI.  le  Chevalier.  En  1769,  la  comtesse,  toujours 
veuve  —  je  veux  dire  non  remariée  —  habite  tantôt 
Aix.  tantôt  sa  maison  de  campagne.  Elle  passe  pour 
riche.  Enfin,  en  1797,  au  moment  où  le  bibliothé- 
caire du  comte  de  \Aaldstein  achevait  l'histoire  de  sa 
vie  et  y  ajoutait  vraisemblablement  les  dernières 
indications  chronologic|ues,  elle  vivait  encore. 

Pour  qui  a  pratiqué  Casanova,  tous  ces  détails  ne 
sont  pas  également  dignes  d'attention.  Ai  le  prénom 
d'Henriette,  qu'il  est  permis  de  croire  supposé,  ni  son 
Age  —  l'aventurier  est  coutumicr  sur  ce  chapitre  do 

l.  Le  texte  varie  malheureusement  suivant  les  éditions  sur  ce 
point  important  (une  lieue  ou  une  lieue  et  demie,  éd.  Garnier,  VI, 
2'i'j  et  VIII,  19;  une  demi-lieue,  éd.  Schiitz,  VJII,  414). 


22        JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

beaiicou])  de  fantaisie  — ,  ni  le  titre  de  comtesse  — 
il  avait  la  bonne  grâce  de  ne  pas  refuser  aux  autres 
les  titres  dont  il  se  parait  volontiers  —  ne  doivent 
nous  arrêter.  Seul,  le  renseignement  topographicjue 
est  assez  jn'écis  ])Our  inciter  à  chercher  le  mot  de 
l'énigme.  C'est  de  lui  qu'il  faut  partir.  Si  Casanova 
nous  a  trompés  sur  ce  point,  nous  serons  fourvoyés 
irrémédiablement. 

Le  carrefour  do  la  Croix-d'Or  est  au  croisement  de 
la  route  d'Aix  à  Marseille  et  du  chemin  de  Bouc  ^  Il 
semble  donc  que  la  belle  maison  soit  le  château  de 
Luvnes,  situé  à  trois  kilomètres  et  demi  environ. 
Dans  les  parages  du  torrent  de  Luynes,  à  la  distance 
indiquée  et  à  proximité  de  la  route,  il  ne  paraît  pas 
y  avoir  eu  à  cette  époque  d'autre  habitation  pouvant 
mériter,  même  avec  beaucoup  d'indulgence,  la  quali- 
fication de  château-. 

Luynes  appartenait  au  wni''  siècle  aune  famille  de 
Margalet,  qui  portait  d'azur  à  trois  croissants  mon- 
tants posés  en  pal  l'un  sur  l'autre,  d'argent.  Joseph- 
François-Jules-Augustc  de  Margalet,  seigneur  de 
Luynes,  avait  résigné  en  1738  son  office  de  conseiller 
à  la  Cour  des  comptes  de  Provence;  il  était  mort  en 
1755.  En  1728,  il  avait  épousé  en  deuxièmes  noces 


1.  La  Croix-d'Or  est  mentionnée  dans  la  carte  de  Provence  de 
Chevalier  (début  du  xvin«  siècle)  et  dans  celle  du  Ministère  de 
1  Intérieur.  Il'y  a  encore  à  cet  endroit  une  auberge  que  l'on  croit 
ancienne. 

2.  La  position  du  château  et  du  domaine  d'Albertas  au  carre- 
four même  de  la  Croix-d'Or  interdit  de  penser  qu'il  puisse  s'agir 
de  ce  château  et  de  cette  famille. 


rXE    «    INCONNUE   ))    DE    CASANOVA.  23 

Aladeleine-Suzanne  de  Lombard.  Deux  garçons  au 
moins  et  trois  filles  étaient  nés  de  cette  union. 
L'aîné  des  garçons,  Gabrici-Michel-Antoine-Henri. 
vint  au  monde  en  1732;  il  mourut  jeune.  Le  second, 
Joseph-Constance,  né  à  Aix  le  l"^""  décembre  1737, 
devint  chevalier  de  Malte.  C'était  assurément  le  seul 
survivant  mâle  en  1763,  et  il  avait,  à  n'en  pas  douter, 
hérité  de  son  père  la  seigneurie  de  Luynes.  Serait-ce 
le  chevalier  dont  parle  l'aventurier^?  Quant  aux 
filles,  l'une.  Madeleine-Dorothée-Suzanne,  née  le 
(j  février  1731,  était  mariée  depuis  17o7  à  Joseph- 
Ignace  d'Augier,  d'Avianon.  Une  autre,  Madeleine- 
Baptistine  ou  Baptistine-Henriette,  née  le  20  sep- 
tembre 1739,  épousa  en  17t32  un  provençal,  Bonaud  de 
la  Galinière.  Elle  mourut  à  Aix  le  18  août  1780,  à 
VÀge  de  quarante  ans.,  La  troisième  enfin,  Jeanne- 
Marie-Henriette,  vint  au  monde  le  10  décembre  1743, 
et  mourut,  sans  avoir  été  mariée  semble-t-il,  le 
29  janvier  1795^. 

1.  Joseph-Constance  de  Margalet,  ex-chevalier  de  Malte,  mourut 
à  Aix  en  1800  (le  11  germinal  an  NUI),  laissant  pour  héritière 
Jeaniie-.\délaïde  Boiiaud,  fille  d'une  de  ses  sœurs. 

-.  Une  sœur  du  seigneur  de  Luynes,  Jeanne-Marie  de  Margalet. 
avait  eu  de  son  mariage  avec  un  gentilhomme  provençal, 
Michel  dWlbert-Saint-Hippolyle,  douze  enfants,  parmi  lesquels 
huit  filles,  dont  en  IIVJ,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  Casanova 
aurait  pu  rencontrer  l'une  d'elles  à  Céséne,  les  âges  s'éche- 
lonnaient de  trente  et  un  à  treize  ans.  L'une  de  ces  cousines 
germaines  du  chevalier  de  Margalet  pouvait  fort  bien  vivre  avec 
lui  au  château  de  Luynes  en  1763,  et  y  remplir  le  rôle  de 
maîtresse  de  maison.  Mais  comment  connaître  leur  histoire? 
De  l'une  d'elles  seulement,  Thérèse-Gabrielle,  nous  savons 
quelque  chose  :  elle  épousa  en  l'église  de  Venelles,  non  loin 
d'Aix,  le  2.5  septembre  176i,  Jean-André-Félix  Spinelli,  seigneur 


24  JACQUES    CASANOVA,    VKMTIKN. 

Voilà  donc  deux  Henriette  de  Margalet  que 
ravcnlurier  a  connues  peut-être  à  Aix.  Mais  com- 
ment, vu  leur  âge,  l'une  ou  l'autre  pourrait-elle 
avoir  été  la  belle  provençale  de  Gésène,  de  Parme 
et  de  Genève  '  ? 


de  La  Brigue  au  comté  de  Nice,  et  le  21  mai  1816,  létat-civil 
d'Aix  eni-egistrait  le  décès  de  la  comtesse  Spinelli,  veuve.  Elle 
avait  alors  quatre-vingt-deux  ans  et  neuf  mois. 

1.  Il  n'a  pas  dépendu  de  notre  excellent  confrère  et  ami, 
M.  [\.  Busquet,  archiviste  des  Bouclies-du-Rhône,  que  le  mystère 
ne  fût  percé.  Il  n'y  a  épargné  ni  son  temps  ni  sa  peine.  Qu'il 
trouve  ici  l'expression  de  notre  reconnaissance.  Nous  devons  aussi 
de  vifs  remerciements  à  M.  J.  Viguier,  qui  a  bien  voulu  nous 
communiquer  sur  les  Margalet  de  nombreux  renseignements  tirés 
de  l'élat-civil  d'Aix,  et  à  notre  vieil  ami,  M.  le  comte  de  Dienne, 
qui  a  pris  cojjie  à  notre  intention  de  l'acte  de  mariage  de  la 
comtesse  Spinelli  au  greffe  du  tribunal  civil  d"Aix. 


CHAPITRE   m 


PARIS,    LE     MENAGE    BALLETTI     ET     [,  A 
C  O  M  É  D  I  E  -  I  T  A  L  I  E  N  N  E  . 


Casanova,  décidé  à  chercher  fortune  à  Paris,  quitta 
Venise  le  1''"  juin  1730  ^  Il  avait  fait  la  connais- 
sance, à  Milan,  d'un  jeune  comédien  et  danseur, 
nommé  Antoine-Etienne  Ballctti,  qui,  après  avoir 
débuté  en  1742  comme  jeune  premier  à  la  Comédie- 
Italienne  sous  la  direction  de  son  père,  le  célèbre 
Mario,  voyao-eait  alors  en  Italie.  Comme  il  se  disposait 


1.  Il  dit  que  vers  cette  époque  avait  lieu  à  Turin  le  maiiage 
du  duc  de  Savoie  (Victor-Amédée)  avec  une  infante  (Marie-Antoi- 
iietle-Ferdinande  de  Bourbon).  Ce  mariage  fut  célébré  en  effet 
à  Oulx,  le(31  mai.  Mais  il  ajoute  qu  on  préparait  alors  à  Paris 
de  grandes  fêtes,  parce  que  la  Dauphine  était  grosse  et  qu'on 
attendait  sa  délivrance.  Or  le  premier  enfant  (Louis-Joseph- 
Xavier),  né  du  second  mariage  du  Dauphin  avec  Marie-Josèplic 
de  Saxe,  ne  vint  au  monde  que  le  31  sejitembre  1751.  Il  s'agirait 
donc  d'une  grossesse  malheureuse.  N'est-ce  pas  plutôt  une  de  ces 
confusions,  dont  Casanova  est  coutuniier? 


26       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

à  rentrer  en  France,  Casanova  s'offrit  à  l'accompa- 
gner, et  lui  agréé  avec  plaisir. 

Il  n'a  pas  dit  pourquoi  Balletti  et  lui  étaient  si 
vite  devenus  amis  intimes.  Un  passage  des  Mémoires 
de  Golduni  va  nous  le  faire  deviner.  Le  glorieux  véni- 
tien —  c'est  de  Goldoni  que  je  parle  —  raconte 
qu'étant  à  Mantoue  en  avril  1747,  son  ami  le  direc- 
teur de  théâtre  Medebac  l'envoya  loger  chez  madame 
Balletti.  C'était,  dit-il,  une  ancienne  comédienne, 
qui,  sous  le  nom  de  Fravoletta,  avait  excellé  jadis 
dans  les  emplois  de  soubrette.  Elle  jouissait  dans  sa 
retraite  d'une  honnête  aisance,  et  conservait  encore, 
à  quatre-vingt-cinq  ans,  des  restes  de  beauté  et  «  une 
lueur  assez  vive  et  piquante  de  son  esprit  »  '.  La  Fra- 
goletla  -  !  ^lais  c'est  elle  qu'avait  aimée  le  père  de 
Casanova,  et  elle  était  la  propre  grand'mère  du  jeune 
Balletti  M 

Casanova  musa  un  peu  le  long  de  la  route,  à  Fer- 
rare,  à  Reggio  d'Emilie,  à  Turin,  où  Balletti  vint  le 
rejoindre,  à  Lyon  enfin,  où  il  passa  une  huitaine  de 
jours,  le  temps  de  se  rappeler  au  souvenir  de  la  belle 
courtisane  Ancilla,  comme  lui  vénitienne,  et  de 
prendre  langue  avec  les  francs-maçons  du  lieu.  Puis, 
les  deux  amis  s'installèrent  dans  la  «  gondole  »   ou 


1.  Mémoires  de  Goldoni,  I,  422-3. 

2.  FravoIeUa  et  Frag-oletta  sont  le  même  mot  (fravola  voulant 
dire  fraise  aussi  bien  que   fragola). 

3.  Giovanna  Galdercni,  la  Fragoletla,  avait  épousé  Francesco 
Balletti  et  en  avait  eu  Hélène- Virginie  (Flaminia)  et  Joseph 
(Mario).  Voir  Carletla,  Casanoiùana,  dans  FanfuUa  délia  Dome- 
nica,  juin-juillet  1899. 


LES    BALLETTl.    LA    COMEDIE-ITALIENNE.      27 

diligence,  qui  les  mena,  non  sans  cahots,  vers  la 
capitale. 

Déjà  ils  avaient  dépasse  Fontainebleau,  quand  ils 
virent  arriver  au-devant  d'eux,  dans  une  berline,  une 
femme  élégrante,  et  jeune  encore  d'aspect.  C'était 
Silvia.  la  prima  donna  du  Théâtre-Italien,  qui,  dans 
son  impatience  maternelle,  venait  à  la  rencontre  de 
son  llls.  Bien  vite,  la  présentation  fut  faite,  et  quand, 
quelques  jours  après,  Silvia  et  Mario  donnèrent  un 
souper  splendide  pour  fêter  le  retour  de  leur  fils 
aîné',  Casanova  ne  manqua  pas  d'être  au  nombre 
des  convives.  Il  s'établit  à  l'hôtel  de  Bourgogne, 
maison  meublée  de  la  rue  Mauconseil".  à  deux  pas 
de  la  Comédie-Italienne  et  des  Balletti,  et  entra  ainsi 
de  plain-pied  dans  une  des  sociétés  les  plus  joyeuses 
et  les  plus  spirituelles  de  ce  Paris  qu'il  avait  tant 
souhaité  de  connaître. 

Le  ménage  Balletti  était  alors  un  vieux  ménage, 
devenu  ])aisible  avec  les  années.  Trente  ans  aupara- 
vant, Joseph  Balletti.  Afario  de  son  nom  de  théâtre, 
avait  épousé  une  jeune  comédienne,  italienne  comme 
lui,  fdle  d'acteurs  qui  couraient  la  campagne  avec  des 
troupes  foraines  :  Jeanne-Rose-Guy onne  Benozzi. 
c[ui  devait  s'illustrer  sous  le  nom  de  Silvia^.  Assortis 

1.  Antoine-Etienne  Balletti  rentra  en  efl'et  à  la  Comédie-Ita- 
lienne en  17.50.  Il  figure  dans  la  troupe  à  la  fois  parmi  les 
acteurs  et  parmi  les  danseurs  (Calendrier  Iiist.  des  Spectacles, 
p.  71-73). 

2.  De  Jèze,  Etat  de  Paris,  1757,  p.  17. 

■i.  Le  mariag-e  avait  eu  lieu  en  juin  172it  à  Drancy-le-Grand 
(Jal,  Dict.  critique).  Voir  dans  Campardon,  Comédie-Italienne, 
I,  p.  17-18,  un  extrait  du  contrai,  passé  le  20  juin. 


28  JACQUES    CASANOVA,    VÉiNITIEN. 

quciiit  au  talent,  moins  bien  peut-èlrc  quant  au 
caractère,  les  deux  époux  eurent  à  se  faire  parfois 
des  concessions  importantes,  à  échanger  même  quel- 
ques mutuels  pardons.  «  La  pauvre  Silvia  a  pensé 
mourir,  écrivait  Mademoiselle  Aïssé  à  madame  Calan- 
drini  en  172G;  on  prétend  qu'elle  a  un  petit  amant 
qu'elle  aime  beaucoup,  que  son  mari,  de  jalousie,  l'a 
battue  oulrément,  et  qu'elle  a  fait  une  fausse  couche  de 
deux  enfants  à  trois  mois  ^  »  Pourtant,  ^lario,  lui 
aussi,  avait  des  torts.  S'il  s'était  toujours  conduit  comme 
le  modèle  des  époux  et  des  pères  de  famille,  sa  femme 
aurait-elle,  après  plus  de  treize  ans  de  vie  conjugale, 
renoncé  à  la  communauté  et  sollicité  la  séparation  de 
biens?  Une  sentence  du  Chàtelet  lui  donna  gain  de 
cause  -,  Mario  fut  condamné  à  rembourser  à  sa 
femme  les  15000  livres,  intérêts  en  sus,  qu'elle  lui 
avait  apportées  par  contrat,  et  l'enquête  du  commis- 
saire ne  fut  pas  à  l'honneur  de  l'époux  volage  et  pro- 
digue. Plusieurs  témoins  attestèrent  que  le  vin  et  le 
jeu  l'occupaient  plus  que  de  raison,  et  que  ses  dettes, 
nombreuses  et  criardes,  mettaient  en  péril  le  patri- 
moine de  sa  femme  et  l'avenir  de  ses  enfants  ^  Ces 
démêlés  n'empêchèrent  d'ailleurs  pas  les  deux  époux 
de  continuer  à  vivre  sous  le  même  toit,  et  en  assez 
bonne  intelligence. 

Les  Ballelti,  installés  auparavant  rue  Montorgueil, 


1.  Lettres  de  niademoiscUe    Aïssc,  éd.  Asse,  1873,  p.   185;  éd. 
Piédagnel,   1878,  p.  0. 

2.  Arch.  nat.,  Y  9  025  (23  septembre  1733). 

3.  Ibid.,  Y  12  027,  commissaire   Camuset  (lU  septembre  1733). 


LES    BALLETTI,    LA    COMEDIE-ITALIENNE.       29 

puis  rue  ïireboudin,  puis  rue  Françoise,  parfois  avec 
des  meul)les  loués  au  tapissier',  demeuraient  rue 
des  Deux-Portes-Saint-Sauveur  (aujourd'hui  rue 
Dussoubs),  dans  la  maison  d'une  riche  veuve  : 
Jeanne  Camus  de  Pontcarré,  marquise  d'Urfé^ 
Lu  rue  des  Deux-Portes  faisait  partie  de  ce  vieux 
quartier  de  Paris,  alors  fort  sombre,  mais  original  et 
pittoresque,  où  les  larges  percées  des  rues  Réaumur 
et  Etienne-Marcel  ont  fait  pénétrer  depuis  l'air  et  la 
lumière  :  rues  étroites,  mal  pavées,  mal  éclairées, 
maisons  basses  et  inégales.  Mario  et  Silvia  vivaient 
là  avec  leurs  enfants  :  Antoine-Etienne,  l'aîné,  qui 
avait  vingt-six  ans,  un  an  de  plus  que  Casanova; 
les  deux  suivants,  Louis-Joseph  et  Guillaume-Louis, 
âgés  de  vingt  et  de  quatorze  ans;  enfin  la  petite 
Marie-Madeleine,  toute  jeune  encore,  —  dix  ans  à 
peine  — ,  et  qui  certes  ne  prévoyait  pas  dans  quelle 
étrange  aventm-o  l'entraînerait,  quelques  années  plus 
tard,  son  bel  ami  ". 

En  1680,  les  Comédiens  Italiens  s'étaient  installés 
à  l'Hôtol  de  Bourgogne,  illustré  par  Molière  \  Con- 

i.  Campardon,  Comcdic-Ualiennc,  I,  lS-19  (saisie  du  2'i  août 
1747  . 

2.  Etude  Poisson,  bail  du  18  mars  1747  (loyer  annuel  de 
1  700  livres),  prorogé  pour  trois  ans  le  5  mars  1750  (loyer  annuel 
de  1  900  livres).  Je  tiens  de  mon  excellent  confrère,  le  comte 
Delaborde,  professeur  à  TEcole  des  Chartes,  la  grosse  en  par- 
chemin du  bail  de  1747,  qu'il  a  découverte  dans  un  lot  de  vieux 
papiers. 

3.  Aîitoine-Etienne  avait  été  baptisé  le  14  mai  1724;  Louis- 
Joseph  le  10  avril  1730;  Guillaume-Louis  le  23  octobre  1736: 
Marie-Madeleine  le  4  avril  1740  (Jal,  Dict.  critique). 

4,  On  peut  voir,  au  n"  29  de  la  rue  Élieiine-Marcel,  une  inscrip- 

2, 


30       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

gédiés  à  la  fin  du  siècle,  ils  furent  rappelés 
en  17JH  par  le  duc  d'Orléans,  qui  chargea  Louis- 
\ndré  liiccoboni,  alors  célèbre  en  Italie  sous  le  nom 
de  Lelio,  de  recruter  une  nouvelle  troupe.  Lelio 
ramena  bientôt  une  compagnie  d'excellents  artistes. 
Lui-même  et  Mario  Balletli,  son  beau-frère,  tenaient 
les  rôles  de  premier  et  de  second  amoureux;  Flaminia, 
sa  femme,  et  la  femme  de  Mario,  Silvia,  se  i>arta- 
geaient  les  emplois  d'amoureuse.  En  1723,  ils  obtin- 
rent le  titre  de  comédiens  ordinaires  du  roi,  et,  en 
1750,  au  moment  où  Casanova  arrivait  à  Paris,  le 
Théâtre-Italien  était  en  pleine  vogue,  avec,  outre  les 
couples  Riccoboni  et  Balletti,  des  acteurs  comme 
Carlin,  qui  avait  remplacé  depuis  plus  de  dix  ans  le 
célèbre  Thomassin,  Rocbard  de  Bouillac,  ancien 
magistrat  devenu  comédien,  qui  brillait  dans  les  pièces 
françaises,  Dehesse,  qui  jouait  les  valets  de  comédie 
et  réglait  les  divertissements,  les  deux  sœurs  Aslrodi, 
Rosalie  et  Marguerite  ',  \éronèse,  auteur  aussi  fécond 
que  bon  comédien,  et  ses  deux  filles,  Coraline  et 
Camille,  enfin  la  belle  et  spirituelle  madame  Favart". 
Par  des  transitions  insensibles,  les  acteurs,  qui 
avaient  joué  d'abord  exclusivement  des  ouvrages  ita- 

tion  rappelant  que  là  se  trouvait  la  partie  de  l'hôtel  qui  servait 
de  théâtre. 

1.  Sur  les  sœurs  Astrodi.  voir  Parfaict,  Dictionnaire  (1rs 
théâtres,  I,  319-320;  Deshoulmiers,  Histoire  du  Thrdtrc-Italic//, 
VI,  225  ;  un  rapport  de  l'inspecteur  de  police  Meusnicr,  publié 
par  C.  Piton,  Paris  sous  Louis  AT,  4°  série;  Dufort  de  Che- 
vcrny.  Mémoires,  I,  59. 

2.  Elle  avait  débuté  le  5  août  17'i9  dans  le  rôle  de  Marianne 
de  VEprcuifC. 


LES    BALLETTI.    LA    COMEDIE-ITALIENNE.      31 

liens,  en  étaient  venus  à  intercaler  des  scènes  entières 
en  français,  et  môme  à  ne  donner  parfois  que  des 
pièces  françaises.  Tragédies,  comédies,  drames, 
opéras,  parodies,  pièces  à  ariettes,  pantomimes, 
divertissements  et  même  parades,  ori,  sur  des  canevas 
de  trame  extensible,  leur  fantaisie  et  leurs  dons  d'im- 
provisation se  donnaient  libre  cours,  tout  leur 
paraissait  propre  à  intéresser  ou  à  divertir  le  public. 
Aussi  les  honnêtes  gens  de  Paris  venaient-ils  en  foule 
à  ces  spectacles  gais,  spirituels,  un  peu  pimentés 
parfois.  Non  certes  que  les  abords  du  théâtre  fussent 
aisés,  ni  le  théâtre  lui-même  fastueux.  De  la  rue 
Mauconseil,  où  les  carrosses  se  croisaient  avec  peine, 
on  accédait  directement  au  parterre,  et  la  rue  reten- 
tissait souvent  des  cris  des  cochers  acharnés  à  rompre 
la  file,  et  faisant  sonner  à  pleine  gorge  le  nom  des 
nobles  seigneurs  qu  ils  avaient  l'honneur  de  trans- 
porter. La  salle,  étroite  et  enfumée,  n'était  pas  moins 
bruyante,  tant  à  cause  des  jeunes  gens  en  bordée  qui 
s'y  livraient  à  leurs  farces  favorites,  que  par  la  faute 
des  acteurs  eux-mêmes,  dont  les  vivacités  allaient 
parfois  si  loin  qu'il  fallait,  pour  les  calmer,  les 
envoyer  au  For-lEvêque,  la  Bastille  des  comédiens. 
Le  jeudi  surtout,  jour  brillant  à  la  Comédie-Italienne, 
comme  le  samedi  à  la  Comédie-Française  et  le 
vendredi  à  l'Opéra,  la  foule  était  si  compacte,  que  les 
vide-goussets  s'y  approvisionnaient,  sans  peine  et  sans 
dano'er,  d'une  multitude  de  montres  et  de  tabatières. 
C'est  là  pourtant  que  Carlin,  à  force  de  naturel  et  de 
coinmunicative  gaieté,  savait  attirer  la  société  la  plus 


32  JAGQUl'^S    CASANOVA,    VENITIEN. 

éléganle.  et  que  les  pièces  de  Marivaux,  jouées  par 
Silvia,  virent  le  l'eu  de  la  rampe'. 

En  17o0,  Louis  Riccoboni  (Lclio),  le  créateur  et 
le  doyen  de  la  troupe,  était  fort  vieux.  Né  à  Modènc 
en  1675.  il  avait  écrit,  outre  de  nombreuses  pièces', 
une  curieuse  Histoire  du  lliédLre  Italien  en  deux 
volumes ^  C'était,  dit  Casanova,  un  bominc  de 
mérite,  qui  avait  été  fort  bel  homme,  et  qui  jouissait 
de  l'estime  publique,  tant  pour  son  talent  d'auteur 
et  d'acteur,  que  pour  la  pureté  de  ses  mœurs*. 

Sa  femme,  Hélène-Virginie  Balletli  (Flaminia),  était 
une  singulière  personne.  Malgré  ses  soixante-cinq  ou 
soixante-six  ans%  la  lille  de  la  Fragolelta,  qui.  s'il 
faut  en  croire  l'abbé  de  Yoisenon,  avait  toujours  eu 
beaucoup  d'amants  sans  être  belle  ni  aimable'',  jouait 
encore  à  la  Comédie-Italienne,  mais  elle  s'occupait 
surtout  à  soigner  une  renommée,  fort  bien  établie, 
de  femme  savante.  Goldoni,  nouveau  venu  à  Paris 
quelques  années  plus  tard,  logea  dans  sa  maison,  et  se 
déclare  fort  heureux  d'avoir  rencontré  une  si  «  char- 


1.  Eni.  Gampardon,  Conu'die-IlalleJine^  P.  d'Estrée,  La  Police 
à  la  Comédie-llalienne  d'après  les  Arcliii'cs  de  la  Basiille  [Ménes- 
trel, 1893).  Sur  la  troupe  et  sur  les  spectacles,  Toir  les  Spec- 
tacles de  Paris,  les  comptes  rendus  du  Mercure,  etc. 

2.  Parfaict,  Dictionnaire  des  tlicâtres,  IV,  471. 

3.  Le  t.  I  paru  chez  Gliaubert,  sans  date,  le  t.  II  chez  Cail- 
leau  en  1731. 

'i.  Lelio  mourut  1-^  (i  décembre  1753,  rue  Françoise.  Il  avait 
fait  son  testament  le  1G  août  de  la  même  année  (Arch.  de  la 
Seine,  Insinuations,  vol.  237,  fol.  133). 

5.  Ademollo  (Una  fanii:^lia  di  comici  italiani)  assure  qu'elle 
naquit  à  Ferrare  en  168.")  ou  1686. 

6.  Anecdotes  litL,  dans  Œut'res  compl.,  IV,  1781,  p.  149. 


LES    BALLi-.TÏI.    LA    C  U  M  ED  lE-IT  AL  I  ENX  E  .       33 

mante  voisine  ».  Madame  Riccoboni,  dit-il,  «  ayant 
renoncé  au  théâtre,  faisait  les  délices  de  Paris  par  des 
romans,  dont  la  pureté  du  style,  la  délicatesse  des 
images,  la  vérité  des  passions  et  l'art  d'intéresser  et 
d'amuser  en  même  temps,  la  mettaient  au  pair  avec 
tout  ce  qu'il  y  a  d'estimable  dans  la  littérature 
française'  ».  Casanova  fut  moins  sensible  aux  mérites 
de  Flaminia.  Mais,  au  ton  dont  il  parle  d'elle,  il  est 
aisé  de  comprendre  que  les  airs  de  supériorité  de 
madame  Riccoboni  blessèrent  vivement  l'amour-propre 
du  jeune  «  candidat  à  la  République  des  lettres  ». 
L'on  croit  saisir  aussi  —  ce  qui  expliquerait  mieux 
encore  la  rancune  de  l'aventurier  —  qu'il  ne  parvint 
pas  à  lui  inspirer  confiance-. 

Les  Balietti  au  contraire,  père,  mère  et  enfants, 
devinrent  tout  de  suite  des  amis  de  Casanova  et  le 
restèrent.  Silvia  plut  beaucoup  à  notre  \énitien.  Il  a 
tracé  d'elle  un  joli  portrait  :  «  Elle  avait  environ 
cinquante  ans,  la  taille  élégante,  l'air  noble,  les 
manières  aisées,  affable,  riante,  fine  dans  ses  propos, 
obligeante  pour  tout  le  monde,  remplie  d'esprit  et 
sans  le  moindre  air  de  prétention.  Sa  figure  était  une 
énigme,  car  elle  inspirait  un  intérêt  très  vif,  plaisait 
à  tout  le  monde,  et,  malgré  cela,  à  l'examen,  elle 
n'avait  pas  un  seul  beau  trait  marqué  ;  on  ne  pouvait 
pas  dire  qu'elle  fût  belle;  mais  personne  sans  doute 


1.  Mémoires  de  Goldoni.  III,  1787,  p.  12. 

2.  Flaminia  vécut  long-temps  encore;  elle  mourut  rue  Saint- 
Sauveur,  le  29  décembre  1771  (Arch.  nat.,  Y  15  378,  commissaire 
Serreau,  scellé  après  décès). 


34       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

ne  s'était  avisé  de  la  trouver   laide...  Elle  aA'ait  un 
certain  je  ne  sais  quoi  d'intéressant,  qui  sautait  aux 
yeux  et  qui  captivait.  »  De  ses  qualités  de  théâtre  il 
fait  le  même  brillant  tableau  :  «  Action,  voix,  esprit, 
physionomie,   maintien,  et  une  grande  connaissance 
du  cœur  humain.  Tout  en  elle  était  en  nature,  et  l'art 
qui  la  perfectionnait  était  toujours  caché.  »  Quant  à 
la  vertu,  peu  de  femmes  ont  obtenu  de  Casanova  un 
éloge  pareil  à  celui  qu'il  lui  décerne,  et,  au  demeurant, 
la  plupart  ne  s'en  souciaient  guère  :   «  Sa  conduite 
fut  toujours  sans  tache.  Elle  voulut  des  amis,  jamais 
des  amants.  »  Mademoiselle  Aïssé,  il  est  vrai,  en  jugeait 
autrement,  et  aussi  les  inspecteurs  de  police,  chargés 
de  scruter  la  vie  privée  des  comédiennes.  En  regard 
de  ce  certificat  de  vertu,  délivré  par  le  moins  vertueux 
des  hommes,  n'est-il  pas  piquant  de  placer  ce  fragment 
d'un  rapport  de  l'inspecteur  Meusnier  :  «  Casanova, 
italien,  vit  présentement  sur  le  compte  de  la  demoiselle 
Silvia,    de   la    Comédie-Italienne    ».    et   cet   autre    : 
«    Mademoiselle    Silvia    vit  avec    Casanova,    italien, 
qu'on  dit  fils  d'une  comédienne.   C'est  elle  qui  l'en- 
tretient '  »  ? 

Par  les  Balletti,  Casanova  put  pénétrer  dans  les 
coulisses  de  la  Comédie-Italienne.  C'était  comme  une 
province  du  royaume  de  Cythère,  et  il  ne  pouvait 
y  avoir  pour  lui  de  plus  agréable  séjour.  Carlin, 
l'idole  de  Paris,  que  Zanetta,  la  mère  de  notre  aventu- 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  243,  fol.  187-9  (17  juillet  1753),  et 
10  235,  fol.  362  t"  (G.  Capon,  Casanova  à  Paris.  Ses  séjours 
racontes  par  lui-même,  Paris,  1913,  p.  11). 


LKS    BALLETÏI.     LA    C  O.M  E  D  I  E-I  T  A  L  I  EXX  E  .       33 

lier,  avait  connu,  le  reçut  chez  madame  de  la  Cailleiie, 
sa  maîtresse  ^  Peu  de  temps  avant  sa  mort,  Casanova 
se  rappelait  encore  les  saillies  toutes  personnelles 
et  les  trouvailles  drolaticpies  dont  il  avait  entendu 
l'irrésistible  comédien  émaillcr  ses  rôles-.  Il  alla  aussi 
ciiez  Carlo-Antonio  ^  éronèse,  le  plus  riche,  dit-il,  des 
acteurs  de  la  troupe  italienne,  et  qui,  au  mérite  d'avoir 
fait  représenter  nomhrc  de  pièces  divertissantes, 
joignait  celui  de  posséder  deux  fdles,  certainement 
son  meilleur  ouvrage  :  deux  enfants  de  la  balle, 
aimables  et  rieuses,  admirablement  douées  pour  la 
comédie  et  la  danse,  jolies  à  ravir^  tètes  folles  et 
«  cœurs  de  moineau  »,  que  tout  Paris  choya  au 
théâtre  et  à  la  ville  au  milieu  du  xviii''  siècle,  la  belle 
Coraline  et  la  charmante  Camille,  ainsi  c[ue  les  appe- 
lait Goldoni". 

Avant  de  tenir  à  Paris  les  rôles  de  Pantalon,  Yéro- 
nèse  avait  couru  l'Italie  en  compagnie  de  sa  femme, 
Perina-Lucia  Sperotti,  qui  lui  donna  un  fds  et  quatre 
mies.  Puis,  le  duc  de  Gesvres,  intendant  des  Menus- 
Plaisirs,  l'ayant  engagé  dans  la  troupe  italienne,  il 
empocha  paisiblement  l'argent  du  contrat,  et  resta  à 

i.  Madame  de  la  Cailleric  a  donné  au  Théâtre-Italien,  en 
lociété  avec  l'acteur  Gandini,  un  canevas  français,  représenté 
en  Italie:!,  le  13  octobre  1751,  sous  le  titre  de  :  Le  Songe  l'érifie 
(Il  Sogno  averafo).  en  ciiitj  actes  d'abord,  puis  en  un  seul.  Les 
frères  Parfaict  (DicL  des  l/técUrcs,  V,  200-8;  YII,  423)  disent 
tenir  ceUe  note  précisément  de  Carlin. 

2.  A  Léonard  Snetlagc,  docteur  en  droit  de  l'Université  de 
Gœttingue,  Jacques  Casanova,  docteur  en  droit  de  l' Unii'crsité  de 
Padotie,  1797,  p.  14-15  de  la  reproduction  donnée  par  le  D'  Guède. 

3.  Mémoires  de  Goldoni,  I.  255. 


36       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Venise,  d'où  Jean-Jacques  Rousseau,  alors  secrétaire 
de  l'ambassadeur  de  France,  fut  chargé  de  le  faire 
partir.  Une  autre  fois,  le  môme  duc  de  Gesvres  dut 
l'envoyer  au  For-l'Evêque,  pour  le  punir  d'avoir  fait 
contracter  un  engagement  en  Prusse  à  sa  fdle  cadette, 
sans  avoir  demandé  au  préalable  l'agrément  des 
gentilshommes  de  la  Chambre  et  des  intendants  des 
Menus-Plaisirs'.  De  plus,  Yéronèse  aimait  le  jeu 
avec  passion,  et  sa  réputation  sur  ce  point  n'était  pas 
absolument  intacte,  filais  c'était  un  comédien  de 
talent,  un  auteur  plein  d'esprit  et  de  verve,  et  ses 
qualités  lui  faisaient  pardonner  ses  défauts. 

Anne-Marine,  sa  fille  ainée,  connue  sous  le  nom  de 
Goraline,  naquit  à  Bassano  vers  1730.  Elle  n'avait 
pas  quinze  ans  quand,  venue  en  France  avec  son 
père,  elle  débuta,  le  6  mai  1744,  dans  la  salle  de 
l'Hôtel  de  Bourgogne',  où  bientôt  sa  physionomie 
charmante  et  la  vivacité  de  son  jeu  lui  valurent,  en 
public,  des  applaudissements  chaleureux,  et,  dans  le 
particulier,  des  hommages  plus  empressés  encore. 
Elle  agréa  les  uns  et  les  autres,  également  flattée  dans 
son  amour-propre  de  comédienne  et  de  femme,  et 
s'arrangea  de  façon  à  faire  beaucoup  d'heureux. 
Parmi  les  adorateurs  que  lui  prêta  la  chronique  scan- 
daleuse, il  faut  citer  le  joyeux  Carlin,  puis  un  don 
juan  de  profession,  M.  de  Létorière,  officier  aux 
gardes,  et  plusieurs  grands  seigneurs  :  le  duc  des 
Deux-Ponts,  le  prince  Louis- Eugène  de  Wurtemberg, 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  11  626,   I"  déc,  1747. 

2.  Desboulmiers,  llist.  du  Th.  italien,  V,  195-198. 


LES    BALLETTI,    LA    CO  MED  I  E-I T  AL  I E  N  XE.      37 

le  prince  de  Monaco  \  enfin  le  comte  de  la  Marche, 
depuis  prince  de  Conti.  A  ce  dernier  elle  donna  un 
lîls,  qui  entra  dans  l'ordre  de  Malte  sous  le  nom  de 
chevalier  de  Vauréal".  Coraline  \éronèse  porta 
le  litre  de  marquise  de  Silly,  qu'elle  devait  à  la 
générosité  de  son  amant.  «  Belle,  aimable,  fort  gaie, 
t'onnue  de  tout  Paris  ».  elle  était  recherchée  dans  la 
meilleure  société,  et  tel  jour  elle  dînait  chez  La  Pou- 
plinière  aux  côtés  de  Jean-Jacques  et  de  Tronchin^. 
Comme  la  plupart  do  ses  camarades,  elle  habitait 
aux  abords  du  Théâtre-Italien,  rue  Françoise*  ou 
rue  Sainte-Apolline,  mais  on  connaissait  bien,  et 
Casanova  comme  les  autres,  sa  petite  maison  de  la 
Barrière-Blanche,  où.  sur  les  pentes  de  Montmartre, 
alors  semées  de  villas  de  plaisance,  elle  conviait  ses 
amis  à  des  parties  fines.  Coraline  Véronèse  mourut 
le  ()  février  1782  ^ 


1.  En  1748,  il  y  eut  un  ordre  du  roi,  non  exécuté,  pour  mettre 
à  la  Bastille  le  prince  de  Monaco,  éperdument  amoureux  de 
Coraline  (Arch.  de  la  Bastille,  11653). 

2.  Elle  eut  aussi  une  fille,  baptisée  le  2S  juillet  1755  à  Saint- 
Eustache  sous  le  nom  d'Anne  Véronèse.  née  de  père  inconnu 
{ib.,  10  235,  fol.  476  et  suiv.,  rapport  de  Meusnier). 

3.  ÎS'otes  de  Le  Riche  de  Ctieveigné,  citées  par  G.  Cucuel, 
La  Pou/tlinière  et  la  musique  de  chambre  au  A'VIIP  siècle,  19l3, 
p.  19i. 

i.  En  1756,  une  nuit  d'été,  quelques  jeunes  gens,  ayant  peut- 
être  un  peu  trop  fêté  la  dive  bouteille,  s'en  vinrent  aux  environs 
de  minuit  «  donner  du  cor  »  sous  ses  fenêtres  (Arch.  nat., 
Y  13  515,  comm.  Guyot).  C'était  alors  une  habitude  que  ces  séré- 
nades à  l'espagnole.  Dufort  de  Cheverny,  dans  ses  Mémoires 
(I,  59),  en  conte  une,  qui  fut  donnée  en  1751  à  mademoiselle 
Astraudi. 

5.  Ibi.i.,  Y  11596,  com:u.  Chenu,  scellé  après  décès  de  la 
demoiselle  Véronèse  de  Silly.  Sur  Coraline,  voir  en  particulier 

3 


38       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

Plus  encore  que  sa  sœur,  Gamille-Antoinettc-Jac- 
quelinc,  née  à  Venise  en  1735,  aimait  à  «  la  faire 
courte  et  bonne  ».  Aussi  mourut-elle  à  trente-trois  ans, 
c(  des  suites,  assure  Bachaumont,  d'une  vie  trop 
voluptueuse  ».  Faite  à  peindre,  ayant  les  plus  beaux 
yeux  du  monde,  et  dansant  avec  des  grâces  infmies, 
elle  jouait  aussi  avec  tant  de  vérité  et  de  force,  qu'un 
jour,  dans  le  Fils  d'Ai-lequiii  perdu  et  ?-etroin>é  de 
Goldoni,  elle  fit  verser  des  larmes  à  l'auteur  lui- 
même  ^ 

De  lui  avoir  procuré  cette  émotion  rare  et  cette  vive 
jouissance,  il  garda  à  son  interprète  un  souvenir  recon- 
naissant :  «  Il  n'est  pas  possible,  écrivit-il  plus  tard 
dans  ses  Mémoires,  d'être  plus  gaie  et  plus  aimable 
que  mademoiselle  Camille  ne  l'était.  Elle  jouait  les 
soubrettes  dans  les  comédies  italiennes;  elle  faisait  les 
délices  de  Paris  sur  la  scène  et  celles  de  la  société 
partout  où  l'on  avait  le  bonheur  de  la  rencontrer-.  » 
Quand  elle  dansa  au  Théâtre-Italien  le  rôle  de  la  statue 
s'animant  par  degrés  dans  le  ballet  de  Pi/gnialio/i  de 
Billioni,  c'est  d'une  seule  voix  que  Paris  célébra  ses 
louanges.  «  On  peut  dire,  écrivit  Favart,  qu'elle 
danse  jusqu'à  la  pensée  ^  » 

Ainsi  comblée  de   toutes   les   grâces  féminines  cl 

les  ouvrages  déjà  cités  des  frères  Purfaict  et  de  Desboulmiers, 
Caoïpardon,  ConicJie-Iialienne,  H,  p.  188  et  suiv.  ;  Journal  des 
inspecteurs  de  M.  de  Sariinrs,  p.  100;  Piton,  Paris  sous  Louis  XV, 
vol.  I  et  If,  passint. 

1.  Desboulmiers,  op.  cit.,  VII,  216. 

2.  Mémoires  de  Goldoni,  III,  1787,  p.  lO. 

3.  Œuvres  de  monsieur  et  madame  Favarl,  1853,  p.  205  (lettre 
du  1"  août  17G0). 


LES    BALLETTI.    LA    COMED  I  E-IT  AL  lEiNNE.      39 

parée  de  tous  les  succès,  la  jeune  comédienne  lut 
recherchée  et  courtisée  autant  que  femme  peut  l'être. 
Lors  du  premier  séjour  parisien  de  Casanova,  c'était 
une  enfant  encore,  mais  en  1757,  rien  ne  manquait 
à  sa  gloire.  Elle  avait  été,  disait-on,  amoureuse  de 
Louis  Drummond,  comte  de  Melfort,  favori  de  la 
duchesse  de  Chartres,  dont  on  sait,  par  les  indiscré- 
tions de  ses  amis,  que,  fait  comme  Apollon,  et, 
malgré  sa  petite  taille,  vigoureux  comme  Hercule,  il 
rencontrait  peu  de  cruelles'.  Casanova  ne  fut  pas  le 
dernier  à  tourner  autour  de  Camille.  Et,  quoiqu'il 
n'en  ait  rien  dit  dans  ses  Mémoires,  il  accorda  sa 
lyre  en  son  honneur.  Aoici  en  effet  les  vers  italiens, 
où  «  M.  de  Casanova  »  chanta  en  termes  pompeux  le 
pouvoir  amoureux  de  sa  charmante  compatriote  : 

Camilla   Veronese.  Anagramma  :  VAinove  se  la  vincc. 
Madriscal. 


Quel  dio  che  il  cor  t'accende, 
Quel  si  potente  e  yago  dio  d'amore, 

Per  se  stesso  ti  prende, 

E  schiava  sua  ti  rende; 
Ond'  liai  si  pien  di  tenerezze  il  core. 

Tu  sei  d'amore  ancella, 

E  il  tuo  principe  Amore 
Ti  rende  a  noi  cosi  cortese  e  bella. 

Donne  che  amor  vincete, 

A  Camilla  cedete  ; 
Amor,  prigioner  vostro,  in  voi  non  brilla  , 

Ma  vezzosa  Camilla 
Dair  ardenti  d'Amer  dolci  pupille 

Amorosa  sfavilla 


1.  Dufort  de  Ghevernj-,  Mémoires,  I,  127-8. 


40  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

D'Amor  a  mille  a  mille 

Le  infuocate  scintille. 
Ella  del  dio  che  sopra  d'essa  régna 

La  vittoriosa  insegna 
Porta  fastosa;  e  o  parli,  o  danzi,  o  rida, 
I  cori  incanta,  e  l'incostanza  sfida  i. 

Inspiration  bien  pauvre,  mythologie  bien  plate, 
langue  bien  contournée!  On  admira  pourtant,  de 
confiance.  Même,  une  plume  inconnue  crut  devoir 
composer  aussitôt  une  courte  Réponse  de  C Amour 
aux  «  vers  charmans  d'une  Muse  d'Italie  »  : 

Nous  soussigné,   Dieu  des  amans, 
Par  qui  tout  l'Univers  à  l'Univers  se  lie, 

Reconnoissons  pour  vers  charmans 

Ceux  qu'une  Muse  d'Italie 

A  faits  d'après  nos  sentimens 

Pour  l'un  des  plus  chers  ornemens 

De  Terpsichore  et  de  Thalie. 
Nous  cédons  sans  rougir  à  ses  attraits  vainqueurs. 
Mais  pourquoi  dans  son  nom  consulter  nos  oracles? 
N'avons-nous  pas  écrit  son  pouvoir,  ses  miracles 

Dans  ses  yeux  et  dans  tous  les  cœurs? 

Signé  par  Sa  Divinité 
Et  plus  bas  paraphé  par  la  Sincérité. 

Une  autre,  plus  prolixe,  rima  une  cinquantaine  de 
vers  :  Sur  le  portrait  de  mademoiselle  Camille,  fait 
en  i'ers  italiens. 

Pour  orner  les  sacrés  lambris 

Du  fameux  temple  de  Cythère, 

L'autre  jour,  l'enfant  de  Gypris 

Voulut,  à  l'insu  de  sa  mère. 
Faire  peindre  Camille,  à  qui  dans  l'art  de  plaire 
Nulle  belle  jamais  ne  disputa  le  prix 

1.  Mcrcuic,  avril  1757,  II,  p.  171-2.  Il  a  fallu  corriger  quelques 
fautes  d'impression  malheureuses. 


LES    BALLETTI.    LA    COMEDIE-ITALIENNE. 

Sans  avoir  eu  le  sort  contraire. 

Mais,  pour  remplir  ce  beau  projet. 

Il  lui  fallait  un  peintre  habile. 

Dont  le  pinceau  tendre  et  facile 
Après  bien  des  efforts  pût  rendre  trait  pour  trait 
Les  charmes  séduisans  de  l'aimable  Camille. 

Où  le  trouver?  A  cet  effei, 

Le  petit  Dieu  se  mit  en  quête; 
Mais  nul  rimeur  François  ne  reçut  sa  requête, 

La  difficulté  les  arrête. 
Cherchons  ailleurs,  dit-il,  et  ne  nous  lassons  pas. 

De  ces  auteurs  l'excuse  est  bonne  : 
Pour  peindre  la  beauté  que  vit  naître  Vérone, 

C'est  peu  d'avoir  des  pinceaux  délicats, 
Il  faut  brûler  pour  elle  et  soupirer  tout  bas. 
Après  ces  mots,  il  part,  il  s  informe,  il  furète. 

Il  cherche  partout  ce  poète  : 
Il  chercha  tant  qu'à  la  fin  il  trouva 

L'ingénieux  Casanova, 

Cet  heureux  rival  de  Pétrarque, 

Dont  les  écrits  et  le  sçavoir 
Du  Temps  qui  détruit  tout  braveront  le  pouvoir, 

Lorsque  l'auteur  aura  passé  la  barque. 
L'Amour  l'aborde  et  lui  dit  :  Ami  cher, 
Prends  tes  crayons,  trace-moi  la  peinture 

De  cet  objet,  dont  la  figure 
D'un  de  mes  dards  t'a  fait  sentir  le  fer. 
Casanove  obéit  et  se  met  à  l'ouvrage. 

L'espoir  de  plaire  l'encourage. 

Des  conleurs  les  Grâces  font  choi^. 
Le  Goût  conduit  ses  pinceaux  et  ses  doigts; 

Le  Dieu  qui  présiiie  au  Permesse, 
Quoique  jaloux,  l'inspire  et  le  caresse. 

Et  l'enfant  même  de  Cypris 

Forme  l'éclat  du  coloris. 

Tant  cet  ouvrage  l'intéresse. 
Ce  tableau  fait,  Cupidon  enchanté 

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D'en  multiplier  la  copie. 
Avant  que  ce  chef-d'œuvre  à  P;iris  enfanté 
Parte  pour  décorer  le  Temple  d'Idalic. 
Ainsi  qu'il  l'ordonna,  tout  fut  exécuté  '. 


1.  Mercure,  avril   1757,  II,  p.  171-175. 


42       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

L'  «  ingénieux  »  Casanova  —  l'auteur  peut-être  ne 
croyait  pas  si  bien  dire  —  dut  lire  comme  on  boit 
du  lait  ces  vers,  où  il  était  mis  sur  le  même  rang  que 
le  célèbre  amant  de  Laure.  Il  les  lut  même  si  bien 
qu'il  les  retint  toute  sa  vie.  A  Dux,  longtemps  plus 
tard,  il  composa,  en  l 'honneur  d'une  de  ses  belles  et 
nobles  amies,  des  couplets  de  circonstance,  où  l'on  en 
retrouve  plus  que  le  souvenir  : 

Dux,  dans  Ion  parc  un  temple  solitaire 
Me  montre  un  dieu  qui  défend  le  fracas. 

Je  Tois  Harpocrate  sévère, 
Qui  de  son  doigt  m'ordonne  de  me  taire. 
Il  faut  brûler  pour  elle  et  soupirer  tout  bas  1. 

La  poésie  de  l'Anonyme  du  Mercure  n'avait  pas  été 
perdue  pour  tout  le  monde. 

Casanova  fut  des  amoureux,  non  des  amants, 
semble-t-il,  de  Camille  Yéronèse.  Parmi  ces  derniers, 
il  faut  citer  le  jeune  comte  d'Égreville,  de  qui  Casa- 
nova parle  précisément.  Elle  vécut  avec  lui  très  sage- 
ment durant  plusieurs  années,  puis  le  remplaça  par 
l'opulent  Bertin  de  Blagny.  Cefinancier  savait  Camille 
amusante  et  spirituelle  ;  il  ne  prêta  point  l'oreille  aux 

1.  Alli^emeine  Litteratur  (VAii<rsbouri>\  Boilage  du  2G  juin  1875 
{Domischc  Wandeiungen),  et  Herbert  dans  Tlntroduction  de  son 
roman  sur  Casanova.  Plusieurs  fois  encore,  l'aventurier  a 
emjîloyé  ce  vers,  pour  lequel  décidément  il  avait  un  faible  :  en 
tèlo  de  l'épître  dédicatoire  d'un  de  ses  ouvrages,  les  Aneddoti 
Viriiziani,  dans  un  impromptu  dont  il  fit  part  en  1783  à  l'auteur 
des  Essais  poétiques  d'un  ancien  militaire,  A.  de  Parlurnau 
(cf.  Gugilz,  Casanofa  und  Josef  Frciherr  v.  Linden,  Duxer  Zci- 
iun^r,  19  juillet  1913),  dans  Le  Polénioscope  (acte  II,  scène  v).  Il 
n'est  pas  jusqu'à  la  prose  des  Mémoires,  où  on  ne  le  retrouve 
à  l'état  de  vers  blanc  (éd.  Garnier,  VII,  387). 


LES    RALLETTI,    LA    COMEDIE-ITALIENNE.      43 

médisants  qui  lui  attribuaient  deux  pitoyables 
défauts,  celui  de  sentir  mauvais  et  celui  d'être 
sourde  '.  Enfin,  elle  donna  sans  partage  les  dernières 
années  de  sa  courte  vie  à  un  homme  de  grand  mérite, 
un  des  laborieux  sybarites  de  ce  temps,  Jules-David 
Cromot,  baron  du  Bourg,  premier  commis  des 
finances,  puis  surintendant  du  comte  de  Provence  et 
son  gouverneur  de  Brunoy-.  C'était  l'homme  «  le 
plus  vif,  le  plus  séduisant,  le  plus  voluptueux,  avec 
la  santé  la  plus  frêle  ».  Marmontel  vante  son  com- 
merce agréable  et  sa  «  prestesse  »  de  tra^aiP. 

En  1766,  Camille  Yéronèse  acquit,  rue  Royale, 
non  loin  de  la  Barrière-Blanche,  vers  le  milieu  de  la 
rue  de  La  Rochefoucauld  actuelle  %  une  petite  maison 
de  campagne,  où  elle  se  plut  à  passer  les  deux 
dernières  années  de  sa  vie,  dans  sa  chambre  du  pre- 
mier étage,  qui,  par  deux  grandes  croisées,  s'ouvrait 
à  la  fraîcheur  du  jardin.  Sur  le  marbre  de  la 
cheminée  elle  avait  placé  trois  magots,  deux  chinois 
et  un  sauvage,  dont  les  grimaces  contrastaient  avec 
le  noble  et  imposant  visage  de  Louis  XV,  dont  un 
médaillon  en  plâtre  était  fixé  à  la  muraille.  C'est  là 
que  la  jeune  comédienne  mourut  le  20  juillet  1768% 
entre   les   bras   de   son   fidèle  ami,    désespéré   de   la 

1.  Journal  des  inspecteurs  de  M.  de  Sartines,  p.  28-9. 

2.  R.  Dubois-Corneau,  Le  comte  de  Provence  à  Brunoy.  p.  5  et 
suiv.  Cromot  mourut  le  13  octobre  1786  Arch.  nat.,  Y  15  096, 
comm.  Ninnin,  scellé  après  décès). 

3.  Mémoires  de  Marmontel,  éd.  Tourneux,  p.  10-11. 

4.  Arch.  nat.,  Z2  2  460  (contrat  du  11  avril  176j).  Cf.  Capon, 
Petites  maisons  galantes,  p.  70-72. 

.5.  Arch.  nat.,  Z^  2  452,  scellé  après  décès. 


44       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

perdre.  Et  un  cortège  magnifique  conduisit  au  petit 
cimetière  de  Montmartre  les  restes  de  celle  qui  avait 
été,  durant  sa  courte  vie,  la  plus  délicieuse,  mais  la 
plus  imprévoyante  des  cigales'. 


1 .  Sur  Camille,  voir  Bachaumont,  Journal,  23  et  30  juillet  1768  ; 
l'unck-Brentano,  For-VEvêque.  p.  169-171;  Goldoni.  Mémoires, 
m,  p.  10-11;  Gampardon,  Comédie-Italienne,  I,  27;  II,  197-201; 
Journal  des  inspecteurs  de  M.  de  Snrtines,  p.  28-lt;  Marmontel, 
Mémoires,  I,  277  et  suiv.  ;  J.  Mauzin,  Bull,  du  Vieux  Montmartre, 
7*"  fasc,  1888,  p.  1-12;  G.  Capon,  l'ciites  maisons  galantes,  Casa- 
nova à  Paris,  etc.  Charles-Antoine  Véronèse,  le  père  de  Coraline 
et  de  Camille,  que  nous  retrouverons  en  compagnie  des  joueurs 
que  fréquentait  Casanova,  mourut  rue  Françoise,  le  26  jan- 
vier 1762,  à  soixante  ans,  retiré  depuis  quelques  années  du  théâtre 
(Jal,  Dict.  crit.,  p.  1259-68).  Pierre-Antoine-François,  son  fils 
aîné,  né  à  A'enise  le  2.5  mars  1732,  fut  comédien  médiocre.  Il  fut 
marié  deux  fois,  d'abord  à  Jeanne  Meslre,  morte  en  1766,  puis 
à  Jeanne-Marie  Grandgeont,  dont  il  avait  eu  déjà  un  fils,  et 
qu'il  épousa  en  1770,  après  lui  avoir  promis  par-devant  notaire 
de  ne  plus  paraître  au  théâtre.  Il  mourut  le  6  avril  1776  (Arcli. 
nat.,  Y  15  3Sî'.)  et  sa  femme  le  29  mars.  1780  [ibid.,  T  USO^).  Camille 
et  Coraline  eurent  aussi  une  sœur,  Marine-Lucie,  née  à  Modène  le 
\'^'  décembre  1739.  Elle  figura  quelque  temps  dans  les  Ijallels 
de  la  Comédie-Italienne,  puis,  le  16  juin  1759,  épousa  à  l'église 
Saint-Sauveur  le  banquier  Jean-Marie-Gaspard  Busoni,  qui 
demeurait  rue  des  Deux-Portes.  Elle  mourut  jeune  comme  ses 
sœurs,  le  3  août  1782,  la  même  année  que  Coraline. 


CHAPITRE    n 


p n o M E >: A n F. s  et    visites 


La  première  occupation  de  Casanova,  après  avoir 
accepté  de  dîner  chaque  jour  à  la  iable  des  Balletti  et 
pris  un  domestique,  l'ut  d'aller  au  Palais-Royal,  dont 
on  lui  avait  dit  merveille.  Un  assez  beau  jardin 
entre  des  maisons,  des  allées  bordées  d'arbres,  des 
bassins,  des  promeneurs  en  grand  nombre,  des  bouti- 
ques volantes,  où  de  petits  marchands  vendent  bro- 
chures, eaux  de  senteur,  cure-dents,  colifichets  de 
toute  sorte,  des  chaises  de  paille  en  tas  qu'on  loue 
pour  un  sou,  des  garçons  de  café  qui  montent  et 
descendent  rapidement  de  petits  escaliers  cachés  par 
des  charmilles,  tel  est  le  spectacle,  bien  vu  et  preste- 
ment brossé.  Il  s'amuse  de  la  badauderie  —  déjà 
proverbiale  —  des  Parisiens,  pour  qui  le  méridien  du 
Palais-Royal  est  le  seul  bon.  de  même  qu'il  n'est  de 

3. 


46  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

tabac  que  celui  de  la  Civette'.  Enfin,  le  hasard  met 
sur  son  chemin  un  jeune  homme  nommé  Patu,  dont 
il  fait  le  plus  vif  éloge,  assurant  que,  s'il  avait  vécu, 
il  aurait  surpassé  Voltaire. 

Ce  n'est  pas  tout  à  fait  un  inconnu  dans  l'histoire 
littéraire  que  Claude-Pierre  Patu,  avocat,  auteur  en 
particulier  d'un  acte  en  vers  représenté  à  la  Comédie- 
Française  sous  ce  titre,  les  Adieux  du  goût.  Le 
«  petit  Patu  »  n'avait  guère  que  vingt  et  un  ans  — 
il  était  né  à  Paris  en  octobre  1729  —  quand  Casa- 
nova fit  sa  connaissance,  mais  il  savait  déjà,  s'il  faut 
en  croire  Voltaire,  son  Paris  par  cœur,  depuis  les 
salons  jusqu'aux  bouges.  C'était,  c'eût  été  plus  tard 
aussi  sans  doute  un  parfait  compagnon  pour  Casa- 
nova; mais  il  mourut  en  pleine  jeunesse-. 

Au  regard  de  ce  jouvenceau,  le  vieux  Crébillon, 
que  notre  Vénitien  rencontra  chez  Silvia,  était  un 
ancêtre ^  et  un  ancêtre  glorieux.  Ses  œuvres  venaient 
d'être  réunies  en  deux  volumes  in-quarto  par  les 
soins  de  l'Imprimerie  Royale,  honneur  dont  aucun 
autre   poète   français   n'avait  bénéficié  avant   lui.  Il 


1.  La  célèbre  boutique,  dont  l'enssigne  existe  toujours,  occu- 
pait alors  une  maison  démolie  en  1860  pour  faire  place  au 
terre-plein  qui  dégage  les  abords  du  Théâtre-Français  (R.  Hénard, 
La  rue  Saini-Bonoré,  I,  p.  428). 

2.  Le  20  août  1757,  à  Saint-Jean-de-Mauriennc,  où  il  était  allé 
pour  se  soigner  (Quérard,  France  li/téraire,  YI,  034).  Chose 
curieuse,  l'indication  de  la  mort  de  Patu  à  Saint-Jean-de-Mau- 
rienne  se  trouve  dans  l'édition  Schutz,  III,  322,  et  non  dans 
l'édition  Garnier. 

■i.  II  avait  alors  soixante-seize  ans,  étant  né  à  Dijon  le  13  jan- 
vier 1674.  Il  mourut  le  17  juin  1762. 


PROMENADES    ET    VISITES.  47 

vivait  alors,  vieux  et  pauvre,  dans  sa  maison  de  la 
rue  des  Douze-Portes,  au  Marais,  avec  dix  chats  et 
vingt-deux  chiens,  travaillant  à  bâtons  rompus  à  son 
interminable  Catilina,  et  se  faisant  lire  par  sa  gouver- 
nante les  ouvrages  qu'il  était  obligé  de  viser  en  qualité 
de  censeur  royal  V  Casanova  sut  le  flatter  en  lui  réci- 
tant une  traduction  de  son  cru,  en  vers  blancs  italiens, 
de  la  plus  belle  tirade  de  Zénobie  et  Rhadamisle-.  En 
retour,  Crébillon  lui  conseilla  vivement  d'apprendre 
au  plus  vite  le  français,  et,  mettant  le  comble  à  ses 
bontés,  se  chargea  de  donner  des  leçons  à  cet  élève 
«  interrogateur,  curieux,  importun,  insatiable  ».  Le 
Vénitien  n'était  pas  absolument  novice,  mais  il 
ignorait  la  plupart  des  finesses  qui  déroutent  les 
étrangers,  et  surtout  les  expressions,  les  tournures 
spéciales  dont  on  usait  à  Paris.  Hâtons-nous  de  le 
dire  :  en  dépit  des  efforts  de  Crébillon  et  de  longs 
séjours  en  France,  Casanova  ne  put  jamais  se  défaire 
des  habitudes  latines  et  italiennes;  il  contait  assez 
bien  en  français,  avec  originalité,  agrément,  mais 
quant  à  écrire  purement,  il  n'y  parvint  jamais.  Cela 
ne  l'empêchait  pas  de  soumettre  à  Crébillon  des 
essais  de  prose  ou  de  poésie,  de  discuter  avec  lui  des 
passages  de   ^A^ioste^    et   de    lui   faire  conter  des 


1.  ^[armontel,  Mémoires,  éd.  Tourneux,  I,  283;  Œin'res  de 
monsieur  et  madame  Favart,  p.  239  et  suiv.,  242;  M.  Dutrait, 
Étude  sur  Crébillon,  1895. 

2.  A  cela  se  borna  sans  doute  le  travail  de  Casanova.  Il  avait 
biea  paru  en  1724,  à  Bologne,  une  traduction  italienne,  mais 
l'auteur  se  nommait  Frugoni. 

3.  Casanova  a  noté  aussi   ces  souvenirs  dans  deux  autres  de 


48       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

anecdotes  sur  la  cour  de  Louis  XI\  ,  dont  on  s'entre- 
tenait beaucoup  alors  à  cause  du  livre  de  Voltaire. 
Casanova  a  parlé  précisément  de  cet  événement 
littéraire  ailleurs  que  dans  les  Mémoires^  et  il  se 
vante  d'avoir  deviné  sons  hésitation  qui  était  en 
réalité  l'auteur  de  l'ouvrage,  que  le  titre  attribuait, 
dit-il,  à  M.  de  Longueville  ou  Francbevillc,  acadé- 
micien de  Berlin.  Le  Siècle  de  Louis  XI  V  parut  en 
effet  à  Berlin,  en  1731,  sous  le  nom  de  M.  de  Fran- 
cheville,  conseiller  aulique  de  sa  Majesté  et  membre 
de  l'Académie  des  sciences  et  Belles-Lettres  de 
Prusse,  en  deux  volumes  in-i2,  et  Dufresne  de 
Francbeville  existait  paria itement'.  Quant  à  la 
personnalité  du  véritable  auteur,  c'était  le  secret  de 
Polichinelle^. 

Parmi  les  autres  écrivains  célèbres  que  Casanova  se 
fait  gloire  d'avoir  rencontrés,  de  1730  à  1752,  dans 
les  salons  parisiens,  il  faut  citer  d'Alembert,  dont  il 
vante  la  modestie,  Fontenelle,  alors  nonagénaire,  et 
qui  pouvait  dire  :  «  J'étais  chez  madame  de  La  Fayette 
quand  je  vois  entrer  madame  de  Sévigné^  »,  Galiani, 

ses  ouvrages   :   la    Confuiazione,    lîl,    30,   et   1»    Traduction    de 
V Iliade,  I,   21. 

1.  Confuiazione,  III,  22. 

2.  Beugesco,  Bibliographie  i'oltairienne. 

.3.  En  ce  qui  concerne  Casanova  et  Crébillon,  on  peut  remarquer 
une  certaine  ressemblance  entre  le  récit  de  l'aventurier  et  celui 
de  Sébastien  Mercier,  Tauteur  du  Tableau  de  Paris,  qui  visita 
Crébillon  en  1762.  Mais  ce  qui  sérail  plus  suspect  encore,  eu 
égard  aux  originalités  du  poète  de  Zcnobie,  c  est  qu'il  n'y  eût 
pus  de  traits  communs  entre  les  deux  relaiions. 

4.  Dans  sa  LeKre  à  Snellage  (1797),  Casanova  rappelle  aus-si 
ses  conversations  avec  Fontenelle. 


PROMENADES    ET    VISITES.  49 

secrétaire  d'ambassade  sous  le  comte  Cantillana- 
Montdragon,  envoyé  du  roi  des  Deux-Siciles,  madame 
du  Bocage,  la  poétesse,  que  Patu  lui  présenta  aux 
Tuileries.  Il  parle  aussi  d'une  femme,  dont  le  public 
avait  accueilli  avec  une  grande  faveur  les  essais  dra- 
matiques, madame  d'Happoncourt  de  Graiigny,  l'au- 
teur de  Cénie  et  des  Lettres  péruviennes,  que  \oi- 
senon  qualifiait  de  «  noires  et  brûlantes  »  ^ 

C'était  une  femme  de  beaucoup  d'esprit,  et  qui  le 
savait.  «  Croiriez-vous  bien,  disait-elle,  en  parlant  du 
livre  de  son  neveu  Helvétius,  qu'une  grande  partie  de 
y  Esprit  et  toutes  les  notes  ne  sont  que  les  ibalayures 
de  mon  appartement?  L'auteur  a  recueilli  ce  qu'il  y 
a  de  bon  dans  mes  conversations,  et  il  a  empnmté  à 
mes  gens  une  douzaine  de  bons  mots^.  »  En  1750. 
GasanoA^a  assista,  semble-t-il.  le  23  juin,  à  la  première 
de  Cénie,  pièce  en  cinq  actes  et  en  prose  %  qui  valut 
à  son  heureux  auteur  un  déluge  de  dithyrambes. 
«  Cénie,  écrivit  un  courriériste,  sera  pour  la  postérité 
un  monument  éternel  érigé  à  la  gloire  de  son  nom, 
comme  elle  est  pour  nous  un  sujet  intarissable  d'ap- 
plaudissements et  de  louanges*.  »  Ingrate  postérité,  qui 
ne  sait  plus  ni  le  nom  de  l'auteur,  ni  celui  de  son 
héroïne!  Du  moins  Goldoni,  ayant  entendu  un  jour 
Cénie  à  Parme,  trouva  l'œuvre  charmante  et,  de  son 

1.  G.  Koë],  Madame  de  Grafigny,  Paris,  1913. 

2.  Ibid.,  p.  288.  d'après  les  souvenirs  de  l'abLé  Saverio  Betti- 
nelli. 

3.  Au  Théâtre-Français,  et  non,  comme  le  dit  Casanova,  à  In 
Comédie-Italienne. 

'-i.  Calendrier  hist.  des  théâtres,  1751,  p.  GO. 


50       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

propre  aveu,  l'imita  dans  11  padre  per  amore  '.  Mais 
madame  de  Grafigiiy  connut  de  son  vivant  la 
fragilité  de  la  gloire,  et  Casanova,  qui  lui  avait  été 
présenté  par  madame  du  Rumain-,  eut  encore  à 
dire  son  mot.  «  Je  fus,  dit-il,  vers  le  même  temps, 
—  c'est  de  son  second  séjour  parisien  qu'il  parle  — 
témoin  de  la  chute  d'une  comédie  française  intitulée 
la  FiVe  d'Aristide  ^  ;  elle  était  de  madame  de  GraQgny, 
femme  de  mérite,  qui  mourut  de  chagrin  cinq  jours 
après  la  chute  de  sa  pièce.  »  Il  est  bien  vrai  que  «  le 
public  mourut  d'ennui  et  l'auteur  de  chagrin^  »,  mais 
il  faut  se  méfier  de  ces  douleurs  capables  de  donner  si 
promptement  la  mort.  Si  madame  de  Grafigny  ne 
tarda  pas  à  se  sentir  gravement  atteinte,  car  elle  fit 
son  testament  moins  de  deux  mois  après  l'insuccès 
de  son  ouvrage,  le  23  juin  1738,  elle  mourut  le 
13  décembre  seulement,  dans  la  maison  qu'elle  habi- 
tait rue  d'Enfer,  sur  les  jardins  du  Luxembourg''. 
Casanova  allait  donc  souvent  au  Théâtre-Français, 
pour  lequel  il  professait,  d'ailleurs,  une  admiration 


1.  Mémoires  de  Gohloni,  II,  25(3. 

2.  Arcli.  de  Diix,  lettre  non  datée  du  comte  d'Egreville  à  Casa- 
nova. 

3.  Pièce  en  cinq  actes,  en  prose,  jouée  le  2y  avril  1758.  et  qui 
eut  trois  représentations  [Spectacles  de  Paris,  1759,  p.  127). 

4.  Voisenon,  Anecdotes  lilléraires  (Œuvres,  1781,  t.  IV,  p.  86). 

5.  Arch.  nat.,  Y  12  967,  comm.  Merlin  (scellé  après  décès). 
Casanova  n'est  pas  le  seul  d'ailleurs,  à  avoir  commis  sur  ce 
point  une  inexactitude.  Un  chroniqueur  contemporain  n'a-t-il 
pas  écrit  qu'après  la  chute  de  la  Fille  d'Aristide,  madame  de 
Grafigny  fut  attaquée  d'une  apoph  xie  et  languit  deux  ans? 
(Mémoires  de  la  Lune,  dans  Aouvctle  Heinie  rélrospectioe,  J.\,  1899, 
p.  53). 


PROMENADES    ET    VISITES.  ol 

sans  bornes.  «  C'est  là  véritablement,  dit-il,  que  les 
Français  sont  dans  leur  élément;  ils  jouent  en 
maîtres,  et  les  autres  peuples  ne  doivent  point  leur 
disputer  la  palme  que  l'esprit  et  le  bon  goût  sont  forcés 
de  leur  décerner.  »  Il  connaît  tous  les  grands  premiers 
rôles  de  la  troupe,  Sarrasin,  Préville,  la  Dangeville, 
la  Clairon,  la  Gaussin.  et,  parmi  les  actrices  retirées 
du  théâtre,  la  ^  asseur. 

L'ambassadeur  de  la  Sérénissime  République  à 
Paris  était  alors  François -Laurent  ^lorosini,  homme 
cultivé  et  fort  jeune  encore.  Casanova  s'empressa 
d'aller  lui  faire  sa  cour  en  son  hôtel  de  la  rue  Saint- 
Maur,  vis-à-vis  des  Incurables*.  Et  plus  tard,  la 
protection  de  l'ambassadeur  ne  lui  fut  pas  inutile  : 
en  1774,  Morosini,  devenu  procurateur  de  Saint- 
Marc,  fut  un  de  ceux  qui  s'employèrent  le  plus  acti- 
vement à  obtenir  pour  leur  compatriote  la  grâce  des 
Inquisiteurs  d'État  -.  Casanova  s'efforça  d'entrer  aussi 
en  relations  avec  d'autres  ministres  étrangers;  c  était 
un  bon  moyen  de  se  ménager  l'accès  de  toutes  les 
cours  de  l'Europe.  Il  vit  donc,  s'il  n'a  point  menti, 
niylord  Keith,  maréchal  d'Ecosse,  envoyé  du  roi  de 
Prusse  ;  le  marquis  de  Saint-Georges,  prince  d'Ardore, 
ambassadeur  du  roi  de  tapies  et   musicien  de  grand 


1.  AlmanacJi  royal,  1750,  p.  116. 

2.  Ravà,  Lettere  di  donne,  p.  162,  n.  1.  Casanova  avait  connu 
Morosini  chez  la  duchesse  (?)  de  Fulvy.  S'agit-il  d'Hélène- 
Louise-Henriette  Delapierre  de  Bouziers,  femme  de  messire 
Jean-Henry-Louis  Orry  de  Fulvy,  conseiller  d'État  et  intendant 
des  finances,  morte  en  1768?  (Arch.  nat.,  Y  13  777,  comm.  Thiot. 
scellé  après  décès). 


o2       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

talenf  •,  le  comte  de  Loos^  envoyé  du  roi  de  Pologne, 
lord  Albemarle,  aml)assadeur  d'Angleterre,  homme 
aimant,  noble,  sensible  et  bon,  celui-là  même  qui 
disait  un  soir  à  Lolotte  Gaucher,  son  amie',  plongée 
dans  la  contemplation  d'une  étoile,  ce  mot  charmant  : 
«  Ne  la  regardez  pas  tant,  ma  chère,  je  ne  puis  pas 
vous  la  donner.  »  Il  rencontra  le  cardinal  Branca- 
fortc,  depuis  archevêque  de  Bologne,  envoyé  à  Paris 
par  le  pape  Benoît  XIV  pour  porter  les  langes  bénits 
au  duc  de  Bourgogne  nouveau-né.  «  Le  petit  prince 
(depuis  Louis  XVI)  -,  dit-il,  reçut  ainsi  la  bénédiction 
des  deux  plus  grands  paillards  de  l'univers,  l'un  son 
aïeul,  et  l'autre  mon  bon  cardinal  Brancaforte,  qui  ne 
sortait  pas  des  mauvais  lieux...  Nous  avions  été 
ensemble  en  loge  de  IVancs-maçons,  et  nous  avions 
fait  des  soupers  fins  avec  de  jolies  pécheresses,  en 
compagnie  de  don  Francesco  Sensale  et  du  comte 
Ranucci  ^  »  Hâbleries  de  libertin!  Peut-être.  Mais 
il  est  bon  de  remarquer  que  ces  deux  italiens  se  trou- 
vaient à  Paris  en  même  temps  que  Casanova,  et 
que  l'un  d'eux  tout  au  moins  avait  de  sérieuses  raisons 
de  fréquenter  chez  le  représentant  du  pape. 

François,  comte  de   Sersalles,  était  un  napolitain 
de  trente-six  ans,  authentique  gentilhomme.  Jérôme, 

1.  Casanova  l'appelle  Gaussin,  par  une  confusion  excusable 
chez  un  étranger.  Sur  Lolotte  Gaucher,  qui  devint  plus  tard 
comtesse  d'Hérouville,  voir  les  Mémoires  de  Marmontel,  I,  26'-7; 
Gapon,  Petites  maisons  galantes,  p.  138,  etc. 

2.  Erreur  :  il  s'agit  de  Louis-Joseph-Xavier,  duc  de  Bour- 
g-ogne,  né  à  Versailles  le  13  septembre  1751,  mortle  22  mars  17G1. 

3.  Éd.  Garnier,  VIII,  301;  éd.  Eosez,  VI,  333  (différences  de 
rédaction  assez  importantes). 


l'IlOMKNADES    ET    VISITES.  53 

comlc  de  Ranuzzi,  avait  huit  ans  de  moins  que  son 
compagnon;  il  appartenait  à  l'une  des  meilleures 
maisons  de  Bologne.  Tous  deux,  arrivés  de  La  Haye 
en  avril  1732,  demeuraient  à  l'hôtel  de  Bourbon, 
rue  du  Colombier.  Ils  aimaient  le  jeu  passionnément, 
et  taillaient  au  pharaon  chez  divers  particuliers,  tels 
que  le  comte  de  Sade,  le  duc  de  Villars,  la  marquise 
de  Lambert,  le  duc  d'Estouteville.  la  duchesse  de 
Modène.  Ils  furent  même,  en  dépit  de  la  protection 
du  maréchal  de  Richelieu,  enfermés  quelques  jours 
au  For-1  Evèque,  et  ne  durent  leur  élargissement 
qu'aux  pressantes  interventions  du  prince  d'Ardore 
et  du  légat  du  pape  '. 

Alors  comme  aujourd'hui,  un  étranger  se  serait 
cru  déshonoré,  s'il  n'eût  visité  les  lieux  de  plaisir  les 
plus  célèbres.  Il  y  en  avait  un  au  Faubourg  du 
Roule,  près  la  barrière  de  Chaillot,  qui  jouissait  de 
la  plus  grande  réputation.  Madame  Paris,  dite  Bonne- 
maman,  gouvernait  celte  abbaye  de  ïhélème.  Il 
n'était,  dit  un  nouvelliste,  fils  de  maison  qui  ne  s'y 
fit  présenter,  cercle  de  bonne  compagnie  ovi  l'on 
n'en  parlât,  étranger  désireux  de  suivre  la  mode  qui 
n'y  allât  acheter  à  beaux  deniers  comptants  des  ce  dis- 
penses de  soupirer  ».  On  chantait  : 


1.  Arch.  nat,.  Y  15  802,  comm.  Rochebrune  (arrestation  du 
30  juin  1752,  en  vertu  d'un  ordre  du  roi  du  27).  Arcb.  de  la 
Bastille,  11805  (rapport  de  police).  Les  deux  jeunes  gens  furent 
mis  en  liberté  le  3  juillet  1752.  Sersale  connut  aussi  à  Paris  son 
compatriote  Gaiiani,  qui  Tappelle  dans  une  de  ses  lettres  «  son 
ressouveneur  de  Paris  ».  Il  mourut  à  Najiles  le  'J  janyier  1772 
(Gaiiani,  Corresp.,  éd.  Perey  et  Maugras,  II,  156). 


54       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Le  couvent  le  plus  doux  de  Paris 
Est  celiiy  de  madame  Paris  ', 

et  Ja  maîtresse  du  logis,  étalant  un  luxe  cynique,  ne 
craignait  pas  de  s'afficher  avec  ses  «  demoiselles  » 
dans  les  promenades  publiques.  Ne  la  vit-on  pas  se 
prélasser  un  jour  au  Palais-Royal  avec  le  comte  de 
Gharolais  et  deux  de  ses  pensionnaires?  Sur  l'une  de 
ces  «  filles  du  monde  »,  Casanova  ne  tarit  pas  d'éloges. 
Son  nom  de  guerre  était  Saint-Hilaire,  mais  elle  s'ap- 
pelait en  réalité  Gabrielle  Siberre.  et  la  police  la  con- 
naissait bien  pour  avoir  fait  partie,  sous  le  nom  de 
Fatime,  de  la  troupe  de  l'Hôtel  du  Roule-.  Dix  ans 
plus  tard,  elle  exerçait  toujours  son  métier,  mais  pour 
son  compte.  On  la  nommait  alors  mademoiselle 
La  Boissière. 

On  n'en  finirait  pas,  si  l'on  voulait  suivre  toutes 
les  allées  et  venues  de  Casanova  dans  Paris,  Fontai- 
nebleau ou  Versailles,  conter  ses  fredaines  chez  M.  de 
Beauchamp,  receveur  général  des  finances,  chez 
Juliette  Cavamacchi  en  compagnie  de  l'abbé  Guasco, 

1.  BiL)l.   nat.,  fr,  10  478,  fol.  412. 

•2.  Arch.  de  la  Bastille,  10  241,  fol.  255-283,  rapports  de  Meus- 
nier.  Elle  avait  une  sœur,  Rosette,  avec  qui  elle  a  pu  être  con- 
fondue. L'édition  Schiltz  (III,  341  et  suiv.)  contient,  sur  l'hôtel 
du  Roule,  un  assez  long'  passage  qui  ne  se  trouve  pas  dans  l'édi- 
tion Garnier.  Il  y  est  question,  en  particulier,  de  l'inscription 
empruntée  à  Virgile  : 

Sunt  milii  bis  eeptem  prœstanti  corpoïc  uympliae, 

que  madame  Paris  voulait  faire  mettre  nu-dessus  de  la  porte  de 
sa  maison,  et  d'une  demoiselle  Richemont,  qui  était  en  effet 
pensionnaire  de  l'hôtel  du  Roule  à  celle  époque  (Arch.  de  la  Bas- 
tille, 10  239,  n"  125),  et  à  qui,  paraît-il,  M.  de  Voltaire  fit  l'hon- 
neur d'une  visite. 


PROMENADES    ET     VISITES.  55 

chez  l'abbé  Bertelli,  toscan,  chassé  de  Paris  à  celte 
époque',  ses  leçons  d'italien  à  madame  Préaudeau-,  ses 
visites  au  vieux  Nattier',  à  la  duchesse  de  Chartres, 
qu'il  intéresse  à  la  cabale  et  guérit  de  rougeurs  au 
visage*,  la  belle  conversation  de  la  reine  de  France 
avec  le  vainqueur  de  Berg-op-Zoom  au  sujet  dune 
fricassée  de  poulet'  et,  en  toutes  circonstances,  rire 
de  ses  étonnements,  de  ses  naïvetés,  de  ses  bévues, 
de  son  outrecuidance.  C'est  dans  les  Mémoires  qu'il 
en  fout  lire  l'amusant  et  instructif  récit. 


1.  On  trouve  le  nom  de  l'abbé  Bertelli  dans  les  notes  de  Casa- 
nova conservées  à  Dux.  Voir,  sur  ce  personnage,  le  dossier  11  737 
des  Arch.  de  la  Bastille. 

2.  S'ag-it-il  de  Jennne-Marie  Bouret,  femme  de  Claude  Préau- 
deau, ou  de  Catherine-Etiennette-Charlotte  Gaulard,  mariée,  par 
contrat  des  18  et  19  janvier  1751  (élude  Crémery),  à  Claude- 
Jean-Baptiste  Préaudeau,  fermier  général? 

3.  P.  de  Nolliac,  Casanova  chez  Saitier  {Journal  des  Débats. 
P''  décembre  1909). 

4.  De  cet  épisode  Casanova  a  fait  un  autre  récit,  mais  sans 
se  mettre  en  scène,  dans  ses  Réflexions  sui-  la  Révolution  fran- 
çaise (publiées  dans  le  Livre,  1887,  p.  232-233).  >>ous  nous  con- 
tentons d'y  renvoyer  le  lecteur. 

5.  On  trouvera  un  récit,  plus  détaillé  que  dans  les  Mémoires, 
de  cet  épisode,  dans  un  petit  ouvrage,  resté  longtemps  inconnu, 
de  Casanova,  //  Duello,  ovrero  saggio  dcUa  lita  di  G.  C.  Veniziano 
(Venise,  1780),  dont  M.  J.  PoUio  vient  de  publier  le  texte. 


CHAPITRE   V 


CASANOVA    ET    QUELQUES     FEMMES 


Casanova  ne  serait  point  Casanova  si  sa  curiosité 
ne  l'avait  conduit  partout  où  il  avait  chance  do 
rencontrer,  soit  des  tendrons,  dont  le  fempérameut 
vicieux  ou  l'éducation  négligée  devaient  faire  des 
proies  faciles  pour  un  libertin  de  sa  trempe,  soit  de 
vieilles  coquettes,  qui,  ne  pouvant  oublier  leurs  succès 
passés,  se  plaisaient  plus  que  de  raison  dans  la  société 
des  jeunes  hommes. 

Pour  ses  débuts,  il  s'attaque  à  la  fdle  de  son 
hôtesse,  Mimi  Quinson,  âgée  de  quinze  ou  seize  ans. 
Qu'il  soit  parvenu  à  la  séduire,  ou  plutôt,  comme  il 
l'assure  sans  galanterie,  qu'il  ait  été  séduit  par  elle, 
et  que  l'imprudente  soit  devenue  grosse,  la  chose  est 
fort  croyable.  Qu'il  ait  du  s'expliquer  de  ce  méfait 
devant  un  commissaire,  rien  de  plus  vraisemblable. 
Mais  il  ajoute  qu'après  enquête,  le  lieutenant  de  police 


CASANOVA    ET    QUELQUES    FEMMES.  57 

le  renvoya  blanc  comme  linge  et  condamna  la  mère  à 
paver  les  frais  :  cela  passe  un  peu  les  bornes. 

Il  y  a  pourtant  du  vrai  dans  cette  histoire.  La  mère 
de  Mimi  Quinson,  veuve  d'un  violon  de  la  Comédie- 
Italienne,  tenait  des  chambres  garnies  rue  ?\îauconseil, 
dans  une  maison  qui  prit  un  peu  plus  tard  le  nom 
d'hôtel  d'Arp-iitaine,  et  joignait  à  ce  méfier  celui  de 
revendeuse  et  de  prêteuse  sur  gages.  Elle  avait  trois 
filles,  l'aînée,  laide  et  sotte,  sans  avenir  par  consé- 
quent dans  la  galanterie,  la  seconde,  infiniment  plus 
délurée  —  c'est  la  Mimi  de  Casanova  — ,  la  troisième 
enfin,  une  enfant  encore,  mais  qui  déjà  «  promettait 
quelque  chose  ».  Mimi  Quinson  était  petite,  bien  faite, 
les  cheveux  châtains,  mais  point  jolie,  avec  une 
grande  bouche  et  des  marques  de  petite  vérole.  Ces 
défauts  ne  l'empêchèrent  pas  d'entrer  comme  danseuse 
à  l'Opéra-Comique,  oii,  sous  le  chaperonnage  de  sa 
digne  maman,  qui  payait  d'exemple,  elle  faisait  tout 
imiment  commerce  de  ses  charmes.  Le  prince  de 
Monaco,  disait-on,  ne  dédaignait  pas  de  lui  demander 
parfois  quelques  faveurs  payantes.  Quant  à  ses  débuts 
avec  Casanova,  la  police  ne  les  ignorait  pas,  car,  dans 
un  de  ses  rapports,  l'inspecteur  ^leusnier  assurait  que 
la  petite  Quinson  avait  été  débauchée  dès  l'âge  de 
treize  ans  —  l'indication  de  Casanova  paraît  cette 
fois  plus  exacte  —  par  une  nommée  ïhiébault  pour 
le  sieur  de  Cazanove.  Mais  «  on  doute,  ajoutait-il, 
qu'il  en  ait  eu  les  gants  '  ». 

1.   Arch.   de    la   Bastille,    10  237,   rapport    da    2't    avril    1754; 
cf.  Gapon,  Casanova  à  Paris,  p.  78.  Nul  doute  qu"il  ne  s'agisse 


58       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

Mimi  Quinson,  ayant  accouché  d'un  garçon  qui  fut 
envoyé  à  l'Hôtel-Dieu,  monta  sur  les  tréteaux  à  la 
Foire  Saint-Laurent,  où  se  trouvait  alors  la  salle  de 
rOpéra-Comique  —  et  disparut. 

Camille-Louise  Vézian,  une  autre  jeune  fille  dont 
Casanova  conte  l'histoire,  brilla  plus  longtemps  dans 
la  galanterie  parisienne.  Aussi  est-il  plus  aisé  de 
contrôler  l'exactitude  du  récit  de  l'aventurier. 

La  première  partie  de  la  vie  de  mademoiselle 
Yézian  échappe  aux  recherches.  Qu'était-ce  que  son 
père,  ancien  officier  au  service  de  la  France,  mort  à 
Parme?  Où  et  quand  naquit-elle?  Mystère.  En  1739, 
elle  avouait  vingt-deux  ans  '.  Au  moment  où  se  place  le 
récit  de  Casanova,  entre  1730  et  1732,  elle  en  aurait 
eu  quinze  tout  au  plus.  Elle  était  venue,  parait-il, 
accompagnée  de  son  frère,  solliciter  du  roi  une  petite 
pension,  que  justifiaient  les  services  paternels.  Elle 
descendit  à  l'hôtel  de  Bourgogne,  où  demeurait,  on 
le   sait,    Casanova,  et,  de  Vénitien  à  Parmesanc,   la 

dans  ce  passage  de  ■■  la  nommée  Thibault,  ancienne  fille  de 
débauche,  qui  a  vécu  avec  le  sieur  de  Saint-Germain,  ci-devant 
danseur  de  l'Opéra,  se  disant  aujourd'hui  sa  gouvernante  »,  el 
qui,  de  concert  avec  la  Simon,  dont  il  sera  question  à  propos 
de  mademoiselle  Morphy,  s'occupait  à  procurer  des  filles  (Arch. 
de  la  Bastille,  11726,  dossier  Simon,  rapport  de  Meusnier  du 
22  octobre  1750).  Meusnier  s'est  d'ailleurs  trompé  en  écrivant  du 
sieur  de  Cazanove  :  «  C'est  le  même  qui  devait  épouser  la 
demoiselle  Beauchamps  ».  Ce  Gazanove-là  était  un  certain  Fer- 
iiandez  Cazanove,  lieutenant  de  port  à  l'IIe-Bourbon,  qui,  par 
acte  notarié  du  22  juillet  1753,  avait  en  cfTct  promis  le  mariage 
H  cette  jeune  personne  (Arch.  de  la  Bastille,  10  235,  fol.  154, 
rapport  du  6  septembre  1753). 

1.  Arch.  nat.,  Y  15  638,  comm.  Sirebeau,  information  du  25  avril 
175'J,  au  sujet  d'un  vol  commis  au  préjudice  de  son  frère. 


CASANOVA    ET    QUELQUES    FEMMES.  59 

connaissance  fut  bientôt  faite.  Mademoiselle  \ézian 
était  «  une  brune  de  seize  ans,  intéressante  dans  toute 
la  force  de  l'expression,  parlant  bien  français  et 
italien,  ayant  des  formes,  des  manières  très  gracieuses, 
et  un  ton  de  noblesse  qui  lui  donnait  beaucoup  de 
dignité  ».  Naturellement,  "notre  liéros  se  mit  en 
quatre  pour  venir  en  aide  aux  deux  jeunes  solliciteurs, 
un  peu  parce  qu'ils  étaient  ses  compatriotes,  beaucoup 
dans  le  secret  espoir  d'obtenir  les  faveurs  de  la  jeune 
fdle,  pour  laquelle  il  brûlait  de  désirs.  Mais  il  lui 
restait  encore  quelque  délicatesse.  Le  grand  air  de 
mademoiselle  \ézian  lui  imposa,  comme  jadis  la 
confiance  ingénue  de  Lucie  de  Paséan,  et,  cette  fois 
encore,  la  proie  alla  à  des  mains  moins  scrupuleuses  *. 
Puis,  comme  elle  revient  repentante  à  Casanova,  il  la 
confie  àBalletti,  qui  la  fait  entrera  l'Opéra,  lui  donne 
des  instructions  marquées  au  coin  d'une  philosophie 
sans  préjugés,  et  ne  la  quitte  que  lorsqu'il  a  obtenu 
la  preuve  personnelle  qu'elle  a  déjà  fait  son  profit  de 
ses  conseils  intéressés. 

«  Elle  accueillit  à  la  lin,  dit  Casanova,  un  seigneur 
différent  de  tous  les  autres,  puisqu'il  commença  par 
lui  faire  quitter  le  théâtre,  ce  qu'aucun  autre  n'aurait 
fait,  car  ce  n'était  pas  le  bon  ton  du  temps  :  M.  le 
comte  de  ïressan  ou  Tréan,  car  je  ne  me  rappelle  pas 
bien  son  nom.  Elle  se  comporta  fort  bien,  et  resta  avec 

1.  Casanova  donne  le  nom  du  ravisseur,  un  certain  comte  de 
Narbonne.  On  peut  penser  qu'il  s'agit  de  Jean,  comte  de  Nar- 
bonne,  né  à  Aubiac  en  1718,  maréchal  de  camp  et  g-entilhomme 
de  la  Chambre  de  l'Infant  duc  de  Parme  (Mercure,  cet.  1752, 
p.  187;  Gapon,  Casanova  à  Paris,  p.  95). 


60  JACQUES    CASANOVA,    VK.XITIEN. 

lui  jusqu'à  sa  mort.  Il  n'est  plus  question  d'elle,  quoi- 
qu'elle vive  fort  à  son  aise  ;  mais  elle  a  cinquante-six  ans, 
et,  à  cet  âge,  une  femme  est  à  Paris  comme  si  elle 
n'existait  pas.  Dès  l'instant  où  elle  sortit  de  l'hôtel  de 
Bourgogne,  je  ne  la  vis  plus.  Quand  je  la  rencontrais 
couverte  de  diamants,  nos  âmes  se  saluaient  avec 
joie,  mais  j'aimais  trop  son  bonheur  pour  hasarder 
de  lui  porter  atteinte.  Son  frère  fut  placé,  mais  je  la 
perdis  de  vue.  » 

Mademoiselle  Véziau  figura  d'abord  à  la  Comédie- 
Italienne  sous  le  nom  de  Camille  Gabriac,  de  17o3  à 
1755,  puis  elle  débuta  à  l'Opéra  en  janvier  1756, 
sous  son  nom  véritable'.  Nous  ne  saurions  dire  au 
juste  quand  elle  quitta  le  théâtre,  mais,  tout  le  temps 
qu'elle  fut  jeune  et  belle,  les  soupirants  ne  lui  man- 
quèrent point.  Elle  les  découragea  le  moins  possible. 
Ayant  un  jour  à  déposer  devant  un  commissaire, 
Camille-Louise  Vézian  —  elle  signait  Vezzian  — 
déclara  qu'elle  demeurait  rue  de  Richelieu,  vis-à-vis 
de  la  fontaine,  et  qu'elle  vivait  de  son  bien-.  Alléga- 
tion irréfutable,  car  sa  beauté,  sa  jeunesse,  son  corps 
souple  et  charmant  étaient  assurément  son  bien,  et 
elle  en  vivait.  Jacques-Rol^srt  d'Héricy,  marquis 
d'Étrchan,  lieutenant-général  des  armées  du  roi, 
dont  madame  de  Genlis  disait  qu'il  était  le  directeur 
des   femmes   galantes  ^    la   couvrait    d'or,    mais   les 


1.  Almaiiach  des  Spectacles.  Cf.   Gapon,  p.   lO.J. 

2.  Arch.  nat.,  Y  15  638,  documeat  cité  plus  haut.  Cf.  Arch.  de 
la  Bastille,  10  234,  26  janvier  1756  et  10  236,  fol.  59  y°. 

3.  Mémoires  de  madame  de  Genlis,  1,   p.  iOi. 


CASANOVA    ET    QUELQUES    FEMMES.  61 

mauvaises  langues  aflQrmaient  que  tout  l'arj^rent  du 
monde  n  aurait  pu  lui  assurer  la  fidélité  de  sa  maîtresse, 
dont  la  tète  folle  tournait  au  vent  de  tous  les  caprices. 
La  Yézian  eut  plusieurs  enfants,  dont  le  baron  de 
Wrangen,  Tabbé  d'Arty,  d'autres  encore,  pouvaient, 
non  sans  motifs  plausibles,  revendiquer  la  paternité. 
Il  y  eut  dans  ces  ménages  d'occasion  des  brouilles  et  des 
raccommodements,  qui  durèrent  dix  années  entières. 
Aux  dernières  nouvelles,  en  1767,  M.  d'Etréhan,  à 
bout  de  patience,  avait  pris  des  arrangements  avec 
mademoiselle  Barbarou,  et  mademoiselle  A  ézian  pas- 
sait pour  faire  les  délices  du  marquis  de  Courten- 
vaux.  On  lui  pardonnait  beaucoup,  parce  qu'elle 
avait  «  de  l'esprit  comme  un  ange  »  '. 

Son  frère,  Antoine-François  Yézian.  dit  Sollavie, 
commis  aux  Fermes  générales,  comptait  quatre  ans  de 
plus  qu'elle-.  Il  était,  si  l'on  en  croit  la  cbronique, 
d'une  jolie  figure,  et  fort  avantageux  de  sa  petite 
personne.  Très  répandu  parmi  les  jolies  femmes  de 
mœurs  légères  et  les  «  tliéàtreuses  »  de  son  temps,  il 
en  était  fort  recherché  et  choyé.  La  Deschamps,  la 
sublime  Deschamps,  la  Phryné  du  siècle  %  fut  une  de 
ses  passades.  Il  fit  une  fin.  en  I7(J2,  en  épousant 
Anne  Piccinelli,  de  la  Comédie-Italienne,  au  grand 
dépit,    disaient   les   inspecteurs  de   M.    de    Sartines, 

1.  Journal  (les  inspcclcujs  de  M.  de  Sartines,  p.  lO,  36,  46,  lô'J, 
160,  201-3;  Piton,  Paris  sous  Louis  XV,  I,  p.  181,  230,  341;  II, 
p.  164;  m,  p.  92,  219,  239-240. 

2.  Il  avait  vingt-six  ans  en  1759,  et  demeui-ait  rue  de  Riche- 
lieu, à  côté  du  café  de  Foy  (.\rcli.  nat.,  Y  15  638,  document  cité). 

3.  Œuvres  de  monsieur  ei  madame  Fa  fart,  185  3,  p.  243. 


62       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

de  la  demoiselle  Deville,  son  ancienne  maîtresse, 
qui  avait  fait  tous  les  frais  de  sa  naturalisation,  et  le 
désirait  fort  pour  mari.  Les  noces  Vézian-Piccinelli 
furent  roccasion  d'incidents  ridicules,  que  Favart 
rapporte  dans  ses  Mémoires,  et  dont  on  fit  des 
gorges  chaudes  dans  Paris*. 

En  1752.  demeurait  rue  des  Deux-Portes-Saint- 
Sauveur,  vis-à-vis  de  la  maison  de  Silvia'^,  Victoire 
Morphy  ou  Murphy,  jeune  actrice  de  l'Opéra- 
Comique,  où,  malgré  sa  voix  un  peu  faible,  elle 
avait  joué,  avec  beaucoup  de  naturel  et  de  grâce,  le 
rôle  de  la  statue  animée  dans  le  Pyginalion  de  Pan- 
nard  et  Laffichard,  représenté  le  12  septembre  ^ 
Rien  de  surprenant  donc  que  Casanova,  vivant  pour 
ainsi  dire  chez  les  Balletti,  et  d'ailleurs  demeurant 
dans  le  quartier,  ait  connu  Victoire  Morphy  et 
aussi  sa  sœur  Louison,  celle-là  même  qui  allait  deve- 
nir une  des  petites-maîtresses  de  Louis  XV  et  l'une 
des  premières  pensionnaires  du  célèbre  Parc-aux-Gerfs . 

Les  cinq  sœurs  Morphy,  Marguerite,  Brigitte, 
Madeleine,  Victoire  et  Louison,  à  qui  ses  amours 
royales  valurent  le  surnom  de  Sirette,  étaient,  comme 

1.  Journal  des  inspecteurs  de  M.  de  Sariincs,  p.  185;  Œuvres 
de  monsieur  et  madame  Favart,  p.  250;  Gampardon,  Comédie-Ita- 
lienne, II,  p.  42-4i;  Piton,  Paris  sous  Louis  XV,  I,  p.  181  ;  Gapon, 
Mademoiselle  Deschamps,  p.  178-9. 

2.  Cette  adresse,  indiquée  par  les  rapports  de  police,  ne  se 
trouve  pas  dans  l'édition  Garnier,  mais  l'édition  Schûtz  (III, 
421)  mentionne  fort  exactement  que  la  maison  de  la  Morphy  se 
trouvait  rue  des  Deux-Portes-Saint-Sauveur,  vis-à-vis  du  ban- 
quier génois  Verzura. 

3.  Arch.  de  la  Bastille,  10  234;  Mercure  de  France,  septembre 
1752,  p.  173;  A.   Heulhard,  Jean  Monnet,  1884,  p.  85  et  suiv. 


CASANOVA  ET  QUELQUES  FEMMES.      63 

leur  nom  l'indique,  d'origine  irlandaise  \  Elles  avaient 
de  qui  tenir.  Leur  père,  Daniel  Morphy,  secrétaire 
de  cet  O'Brien  qui  vivait  dans  l'entourage  de  Charles- 
Edouard,  prétendant  au  trône  d'Angleterre,  avait  été 
enfermé  à  la  Bastille,  puis  exilé  à  Nogent-le-Rotrou, 
sous  l'accusation  d'avoir  ouvert  les  tiroirs  de  son 
maître  et  abusé  du  secret  de  ses  négociations  -.  Quant 
à  leur  mère,  Marguerite  Iquy,  il  est  bien  difficile  de  ne 
pas  la  reconnaître  dans  une  personne  de  ce  nom,  dite 
l'Anglaise,  arrêtée  un  jour  pour  inconduitc  notoire"'. 
Marie-Louise  Morphy  était  née  le  21  octobre  1737, 
à  Rouen  *.  Elle  n'avait  pas  plus  de  quatorze  ou  quinze 
ans,  quand  Casanova  put  la  connaître.  Elle  était 
extrêmement  belle,  si  l'on  en  juge  à  la  fois  par  le 
récit  de  Casanova,  et  par  une  petite  toile  attribuée  à 
Boucher,  d'une  exécution  délicate  et  d'un  coloris 
charmant.  Sur  un  lit  de  repos  couvert  de  soie  bleue, 
une  jeune  femme  à  demi  nue  est  étendue  de  trois 
quarts  à  droite.  La  tête  est  relevée,  les  deux  bras 
accoudés,  sur  des  coussins,  les  cheveux,  légèrement 
poudrés,  sont  ornés  d'un  ruban  rose.  Un  grand  voile 
de  gaze  drapé  autour  du  corps  potelé  laisse  à  décou- 
vert les  formes  les  plus  voluptueuses,  sur  lesquelles 
le  pinceau  de  l'artiste  a  promené  sa  caresse  avec  une 

1.  Arcli.  de  la  Bastille,  10  251,  fol.  8-13,  rapp.  de  Meusnier. 

2.  Arch.  de  la  Bastille,  10  293  (23  février  et  10  octobre  1735). 

3.  Ibid.,  11050,  dossier  Galier  (10  et  IG  mai  1729). 

4.  Acte  de  baptême  publié  par  M.  E.  Welvert,  Revue  /lisL, 
t.  XXXV,  1887,  p.  29J.  Voir  quelques  pages  fort  intéressantes 
sur  la  Morphy,  dans  l'ouvrage  du  comte  Fleury,  Louis  XV  et  les 
petiles-maii/ esses,  1899.  Les  rapports  de  l'inspecteur  Meusnier  y 
sont  utilisés. 


64  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

prédilection  évidente'.  Gomment  ne  pas  rapprocher 
de  cette  description  le  passage  suivant  de  Casanova, 
qui  rend  compte  avec  une  fidélité  scrupuleuse  du  pré- 
tendu tableau  de  Boucher?  «  J'eus  envie  d'avoir  ce 
magnifique  corps  en  peinture,  et  un  peintre  allemand 
mêla  peignit  divinement  Lien  pour  six  louis.  La  posi- 
tion qu'il  lui  fit  prendre  était  ravissante.  Elle  était 
couchée  sur  le  ventre,  s'appuyant  du  bras  et  du  sein 
^ur  un  oreiller,  et  tenant  la  lèle  tournée,  comme  si  elle 
avait  été  couchée  aux  trois  quarts  sur  le  dos.  L'artiste 
habile  et  plein  de  goût  avait  dessiné  sa  partie  inférieure 
avec  tant  d'art  et  de  vérité  qu'on  ne  pouvait  rien  dési- 
rer de  plus  beau,  .Je  fus  ravi  de  ce  portrait;  il  était 
parlant.  » 

Que  Casanova  ait  joué,  comme  il  le  prétend,  le 
rôle,  que  les  mœurs  du  temps  tenaient  pour  glorieux, 
de  pourvoyeur  de  Louis  XV,  c'est  une  affirmation 
qu'on  ne  peut  ni  appuyer  ni  contredire,  La  version 
de  la  police  était  qvie  l'afl'aire  avait  été  brocantée  par 
une  nommée  Fleuret,  couturière,  son  amie  la  demoi- 
selle Simon-,  et  Lebel,  attaché,  comme  on  sait,  aux 
plaisirs  du  roi  !  Mais  Casanova  n'a-t-il  pas  pu,  lui 
aussi,   parler  de  Louise  Morphy  à  l'un  de  ces  per- 

1,  Toile  de  36  cent.  X  45  cent.,  vendue  à  Paris  en  mai  l'Jl3 
9 100  francs  (vente  Eujjcène  Krœmcr).  On  en  connaît  plusieurs 
répliques. 

2.  «  C'est  par  le  canal  de  la  Fleuret  que  la  demoiselle  Simon, 
maîtresse  du  sieur  Mollet,  inspecteur  des  bâtiments  du  roi,  a 
rais  la  petite  .Morpliis  sur  le  trottoir  »  (Arcli.  de  la  Bastille. 
10  242.  fol.  1.57-t).  6  juin  1753  et  8  avril  1754).  Sur  Françoise 
Simon,  maîtresse  du  sieur  Maréchal,  voir  ibid.,  11  S'iô  et  11  726, 
années  1750-1753. 


CASANOVA  ET  QUELQUES  FEMMES.      G5 

sonnagcs  ?  L'inspecteur  Meusnier,  qui  nous  renseigne 
sur  cette  vilaine  aflaire,  rapporte,  il  est  vrai,  l'opi- 
nion d'après  laquelle  ce  fut  en  voyant  «  la  copie  que 
Boucher  avait  faite  pour  M.  de  \andière  »  que 
Louis  X\  devint  curieux  de  la  comparer  avec  l'ori- 
ginal, mais  il  n'y  attache  pas  d'importance'. 

On  a  dit  que  Casanova,  ayant  quitté  Paris  en 
août  1752,  et  la  première  mention  des  amours  de 
Louis  XV  avec  la  Morphy  se  trouvant  dans  le 
Journal  de  M.  d'Argenson  à  la  date  du  30  mars  1733, 
le  récit  de  l'aventurier  perdait  de  sa  vraisemblance-. 
Mais,  d'après  Meusnier,  la  petite-maîtresse  était  «  abso- 
lument répudiée  »  en  avril  1754  %  après  une  liaison 
qui,  suivant  d'autres  témoignages,  avait  duré  plus  de 
trois  ans.  On  a  fait  remarquer  aussi  que  certains 
auteurs  attribuaient  à  une  autre  pclite-maitresse, 
mademoiselle  de  Yaumartel,  le  propos  malencontreux 
qui  valut  sa  disgrâce  à  la  Morphy.  Mais  sur  la  suite 
de  l'histoire,  et  sur  ce  détail  en  particulier,  Casanova 
cite  ses  sources  :  l'abbé  de  Bernis,  à  Venise,  et 
madame  du  Barail,  femme  du  commandant  de  Dun- 
kerque.  qu'il  eut  l'occasion  de  voir  en  1757  '. 


1.  D'Argenson  parle  de  ma  demoiselle  Morpliy  comme  d'un 
modèle  de  Boucher,  et  une  tradition  retrouve  son  souvenir  dans 
la  figure  de  saint  Jean  prêchant  dan»  le  désert  du  tableau  de 
Boucher  à  Saint-Louis  de  Versailles. 

2.  B.  .Malfatti,  Délie  Mcmorie  di  G.  Casanova,  a  pioposito  di 
un  récente  Jibro  sulla  Du  Darry  (Prcludio,  7*  année,  n"  2,  30  jan- 
vier 1883,  p.  13-19). 

o.  Arch.  de  la  Bastille,  10  234.  La  Morphy  accoucha  d'un  fils 
en  mai  ITS'i. 

4.    «    J'ai   appris   la    chose  en    1757   à  Dunkerque,  de   madaiiic 


66       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Louison  Morphy  S  mademoiselle  Morphy  de  Bois- 
f'ailly,  comme  elle  s'appelle  à  cette  époque,  épousa, 
par  contrat  du  2o  novembre  17oo  ",  un  officier,  non 
pas  breton,  comme  le  dit  Casanova,  mais  auvergnat  : 
Jacques  de  Beaufranchet,  comte  d'Ayat,  du  diocèse 
de  Glermont-Ferrand.  Il  fut  tué  à  Rosbach  moins  de 
deux  ans  après  son  mariage,  laissant  sa  femme 
enceinte  d'un  fds,  qui  naquit  le  22  novembre  1757  ^ 

La  comtesse  d'Ayat  eut  encore  deux  maris  : 
François-Nicolas  Lenormand,  seigneur  de  Flaghac, 
maître  d'hôtel  du  comte  d'Artois,  qui  lui  donna  une 
fdle,  et  le  conventionnel  Dumont,  d'avec  qui  elle 
divorça  le  26  frimaire  an  VII.  Elle  mourut  à  Paris,  le 
12  décembre  1814^,  ayant  assez  vécu  pour  traverser 
la  Révolution  et  l'Empire,  après  avoir  fait  un  instant 
les  délices  de  Louis  le  Bien-Aimé. 

Pour  scandaleuse  que  soit  l'histoire  de  mademoi- 
selle Morphy,  il  n'est  rien  de  plus  impossible  à 
raconter,  dans  un  livre  comme  celui-ci,  que  l'épisode 
où  Casanova  met  en  scène  une  dame  de  haut  parage, 

du  Barail,  à  qui  la  Omorphi  elle-même  l'avait  racontée  »  (éd. 
Schtltz,  III,  429).  Ce  passage  manque  dans  l'édition  Garnier. 

1.  Casanova  lui  donne,  on  ne  sait  pourquoi,  le  prénom 
d'Hélène. 

■2.  E.  Welvert,  Rei'ue  liislorique.  XXXV,  1887,  p.  2îi6.  La  Morpliy 
apportait  en  ménage  une  dot  de  200  000  livres,  un  magnifique 
trousseau  et  de  nombreux  diamants.  La  même  année,  deux  de 
ses  sœurs  s'étaient  également  mariées  :  Victoire  à  .M.  de  La  Vabre 
(Arch.  de  la  Bastille,  11  914,  dossier  Saulnicr,  28  avril  1755),  et 
Marie-Madeleine  à  Simon  Baurlier,  intéressé  dans  les  fermes  du 
roi  (Arcli.  nat.,  Y  387,  fol.  112,  contrat  du  15  juillet  1755). 

.'{.  Mémoires  de  la  Lune,  dans  Nouv.  Rci>ue  rétrospective,  X, 
1899,  p.  199;  Intermédiaire,  30  avril  1912,  col.  562. 

4.  Ch.  Nauroy,  Le  Curieux,  II,  188G,  p.   178-181. 


CASANOVA  ET  QUELQUES  FEMMES.      67 

la  duchesse  de  «  Ruffé  ».  Il  serait  d'ailleurs,  ce 
semble,  à  tout  le  moins  imprudent  d'en  croire  là- 
dessus  Casanova  sur  parole,  et  de  conclure  avec  lui 
que  Gatherine-Cliarlotte-Thérèse  de  Gramont,  veuve 
en  premières  noces  de  Pliilippe-x\.lexandre,  prince  de 
Bournon ville,  et,  depuis  1746,  de  son  second  mari, 
Jacques-Louis  de  Saint-Simon,  duc  de  Ruffec,  fût  une 
vieille  et  lubrique  mégère.  Elle  n'avait  guère  alors 
plus  de  quarante  ans,  et  demeurait,  soit  dans  un 
hôtel  de  la  rue  des  Saints-Pères  ',  soit  dans  un  appar- 
tement de  la  rue  de  Beaune,  où  elle  mourut  le 
21  mars  1755".  Casanova  aurait  été  introduit  auprès 
d'elle  par  le  prince  de  Monaco,  et,  à  la  vérité,  rien 
n'est  plus  plausible.  Charles-Maurice  Grimaldi  de 
Monaco,  comte  de  Yalentinois,  était  en  effet  le  propre 
gendre  de  la  duchesse  de  Ruffec  %  et  le  prince  de 
Monaco  (Honoré-Camille-Léonor),  dont  veut  parler 
Casanova,  était  le  frère  aîné  du  comte  de  Valentinois. 
Est-ce  chez  la  duchesse  de  Ruffec  que  notre  héros 

1.  Appartenant  à  ^IM.  de  Pleure  et  de  Mauroy  (Arcli.  nat., 
T  2571,   papiers  Mauroy,  bail  du  18  avril  1747). 

2.  Arch.  nat.,  Y  12  380,  comm.  Grimperai,  scellé  après  décès. 
Voir  son  testament,  du  11  mars,  aux  Arch.de  la  Seine,  Insinua- 
tions, vol.  238,  fol.   10. 

3.  Il  avait  épousé  Marie-Christine-Chrétienne  de  Saint-Simon 
de  Ruffec.  Il  ne  serait  pas  absolument  impossible  que  la 
duchesse  de  Ruffec  de  Casanova  fût  Marie-Jeanne-Louise  Bauyn 
d'Angervilliers,  femme,  et  veuve  en  1752,  d'Armand-Jean  de 
Saint-Simon,  duc  de  Ruffec.  Cette  dame  passait  pour  légère 
(Arch.  de  la  Bastille,  10  252,  1"  juillet  1752,  et  10  239,  fol.  747, 
11  juin  1756),  mais  elle  était  alors  relativement  très  jeune.  Sa 
belle  bibliothèque,  vendue  en  17G2,  contenait  un  certain  nombre 
d'ouvrages  fort  libres  {Catalogue  des  lit'res  de  feue  madame  la 
duchesse  de  Ruffec,  Paris,  1762). 


08       JACQUES  GAPAXOVA,  VENITIEN. 

connut  la  Bonlcmps,  célèbre  diseuse  de  bonne 
aventure ' ? 

Aux  environs  de  l'année  1740,  il  y  avait,  rue  de  la 
Plaine,  près  la  barrière  de  Yaugirard,  une  femme 
nommée  Jeanne -Marguerite  Leblanc,  épouse  de 
François  Deshayes,  dit  Bontemps,  grenadier  aux  gardes 
françaises,  qui  n'avait  pas  sa  pareille  pour  deviner  le 
passé,  le  présent  et  l'avenir.  Quand  des  dames 
venaient  la  voir,  ce  cpii  arrivait  souvent,  car  on  voyait 
de  nombreux  carrosses  à  sa  porte,  elle  commençait 
par  s'assurer,  au  moyen  des  plus  minutieuses  précau- 
tions, la  discrétion  et  le  silence,  puis  elle  prenait  sur 
une  planche  une  tasse  à  demi-pleine  de  marc  de  café, 
en  versait  la  moitié  dans  une  soucoupe,  faisait 
tourner  trois  fois  la  lasse  sur  la  pointe  d'un  couteau, 
et  débitait  à  ses  visiteuses  des  choses  surprenantes. 
La  police  s  était  émue  de  ces  sortilèges  et  de  la  vogue 
qui  s'attachait  à  la  devineresse.  Aussi,  malgré  les 
protestations  de  son  époux  jurant  ses  grands  dieux 
qu'ils  avaient  toujours  vécu  en  gens  d'honneur,  et 
que  leur  ménage  était  chargé  de  «  cinq  pauvres 
petits  enfants  »,  la  Bontemps  fut  mise  à  la  Salpe- 
trière  le  18  août  1743,  puis  reléguée  à  Senlis,  enfin 
rappelée  à  Paris  le  30  novembre  1745'. 

Qui  a  dit  la  bonne  aventure  la  dira,  quoi  qu'il 
arrive,  jusqu'à  la  fm  de  ses  jours.  La  Bontemps  avait 
eu  déjà  des  clients  illustres  :  le  cardinal  de  Bernis, 

!.  «  La  fameuse  Bontemps  à  Paris  m'avait  tenu  à  peu  piv'S  le 
même  langage  »  (édition  Garnier,  YI,  p.  25). 
2.  Aich.  de  la  Bastille,  il  527. 


CASANOVA  ET  QUELQUES  FEMMES.      69 

à  qui  elle  avait  prédit  sa  fortune,  le  duc  de  Choiseul. 
Sut-elle  jamais  que  madame  dePompadour  elle-même 
lui  fit  un  jour  visite,  soigneusement  déguisée,  avec 
sa  fidèle  dame  d'honneur,  madame  du  Hausset? 
Celle-ci  a  laissé  dans  ses  Mémoires  le  récit  de  celte 
équipée  chez  la  femme  du  soldat  aux  gardes,  qui 
avait,  dit-elle,  un  certain  esprit,  mais  le  défaut  de 
s'enivrer. 

Que  cette  visite  ail  eu  lieu  réellement,  il  est,  comme 
on  pense,  difficile  de  l'affirmer,  mais  les  circonstances 
en    sont   d'une   parfaite  exactitude.   «   Je   fis  parler, 
écrit  madame  du  Hausset.  à  une  femme  de  chambre 
de    la   duchesse  de  Ruffec,    pour  qu'elle    obtint    un 
rendez-vous  de  la  sorcière...  Il  y  a  quatre  ou  cinq  ans 
que  la  Bontemps  s'est  emparée  de  l'esprit  de  madame 
la  duchesse  de  RufTec,  à  qui  elle  a  persuadé  qu'elle 
lui  procurerait  un  élixir  de  beauté  pour  la  remettre 
comme  elle  était  à  23  ans.  Les  drogues  nécessaires 
pour  le  composer  coûtent  fort  cher  à  la  duchesse; 
et   tantôt   elles   sont   mal    choisies,     tantôt  le    soleil 
auquel  elles  ont  été  exposées  n'clait  pas  assez  fort, 
tantôt  il  fallait  une  certaine  constellation  qui  n'a  pas 
eu  lieu.  Quelquefois  aussi,  elle  prétend  démontrer  à 
la  duchesse  qu'elle  est  embellie;  elle  se  laisse  porter 
à  le  croire.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est 
l'histoire  de  la  fille  de  la  sorcière,  qui  était  belle  comme 
un    ange,   et  que  la  duchesse  a  élevée  chez  elle  ^  » 
Gomment  douter  de  la  vérité  de  ces  détails,  quand 

1.  Mém.  de  madame  du  Hausset,  éd.  Fournier,   1891,  p.  148-54. 


70       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

on  voit  que,  le  jour  même  du  décès  de  la  duchesse, 
le  commissaire  chargé  d'apposer  les  scellés  écrit  les 
lignes  suivantes  :  «  Avons  ensuite  été  conduit  dans 
un  appartement  composé  de  six  pièces  au  deuxième 
étage,  dont  la  plus  grande  partie  occupée  par  François 
Dcshayes,  dit  Bontemps,  officier  de  milice,  se  disant 
écuyer  de  madite  deffunte  dame  duchesse,  et  par 
Jeanne-Marguerite  Leblanc,  épouse  du  dit  sieur 
Bontemps,  femme  de  chambre  de  ladite  deffunte,  et 
Marie-Anne  Deshayes,  dite  Rosalie,  leur  fdle,  aussi 
femme  de  chambre  de  la  dite  dame  »  '? 


1.  Arch.  nat..  Y  13  380,  comm.  Grimperel,  avec  les  signatures 
de  la  mère  et  de  la  fille  :  Jane-Marguerite  Leblanc-Deshesl,  et 
Marian-Rosalie  Deshest. 


CHAPITRE  YI 


LES     ESSAIS     DE     THEATRE     DE     CASANOVA 


Au  moment  où  Casanova  arrivait  à  Paris  pour  la 
première  fois,  l'opéra  de  Zoroastre,  représenté  à 
l'Académie  de  Musique  le  o  décembre  1749,  conti- 
nuait d'attirer  la  foule.  Les  vers  sonores  de  Cahusac, 
la  musique  émouvante  de  Rameau,  l'heureux  arrange- 
ment des  décors,  des  ballets  et  des  machines,  tout  avait 
concouru  à  assurer  le  succès.  Le  premier  et  le  qua- 
triè^ie  actes  surtout  avaient  paru  inimitables,  l'un  par 
sa  précision,  sa  clarté,  sa  noblesse,  l'autre  par  sa  force 
sublime  et  continue.  Aussi  tout  Paris  allait-il  entendre 
Jélyotte  chanter,  dans  le  fracas  du  tonnerre  : 

Ciel!  Thémire  expire  dans  mes  bras  '. 

1.  Calendrier  hist.  des  Spectacles,  1751,  p.  11";  Mercure  de 
France,  mai  1752,  p.  164-172;  Duforl  de  Gheverny,  .Mémoires, 
I,  p.  98. 


72       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

«  M.  le  comte  de  Looz',  ambassadeur  du  roi  de 
Pologne  et  Electeur  de  Saxe  à  la  cour  de  Versailles, 
dit  Casanova,  m'invita  en  l7ol  à  traduire  en  italien 
un  opéra  français  susceptible  de  grandes  transforma- 
tions et  de  grands  ballets  annexés  au  sujet  même  de 
l'opéra,  et  je  fis  cboix  de  Zoroastve.  » 

Il  y  a  bien  des  cbances  pour  que  la  mère  de  l'aven- 
turier, fort  connue  à  Dresde,  et  bien  placée  pour  faire 
recommander  son  fils  à  ^I.  do  Loos,  n'ait  pas  été 
étrangère  à  cette  flatteuse  invite.  Depuis  1738,  après 
deux  engagements  à  Londres  et  à  Saint-Pétersbourg, 
Zanetta  Farusi,  veuve  de  Gaétan  Casanova,  faisait 
partie  d'une  troupe  de  comédiens  et  de  chanteurs 
italiens  attachée  à  la  cour  de  Saxe.  La  compagnie, 
recrutée  principalement  à  Venise,  comprenait,  outre 
Zanetta  les  couples  Isabella  et  Bernardo  Vulcani, 
Gerolima  et  Antonio  Franceschini,  et  Paolo  Carexana. 
Zanetta,  jouait  en  qualité  de  «  Rosaura  »  les  rôles 
d'amoureuses,  et  ne  dédaignait  pas  de  se  produire 
également  dans  l'opérette,  tandis  qu'une  autre  véni- 
tienne, beaucoup  plus  illustre.  Faustina  Bordoni, 
femme  du  kapcUmeister  Hasse,  chantait  à  l'Opéra, 
où  elle  faisait  triompher,  avec  la  musique  de  son 
mari,  les  œuvres  de  Métastase  et  de  Pallavicini.  Ainsi 
Dresde,  depuis  longtemps  vantée  pour  son  goût  et  son 
luxe,  se  trouvait  être  un  centre  presque  unique  en 
Europe  pour  les  amateurs  de  chant,  de  musique  et 

1.  Jean-Adolphe,  comte  de  Loos,  envoyé  extraordinaire  du  roi 
de  Pologne,  demsurait  à  Paris,  rue  de  la  Planche  {Alnianack 
royal,  1750,  p.   116). 


LES    ESSAIS    DE    THEATRE    DE    CASANOVA.       73 

de  comédie.  Zanetta  n'était  plus  alors  de  la  première 
jeunesse.  C'était  une  grande  et  forte  femme,  à  la  voix 
un  peu  enrouée,  trop  avancée  peut-être  dans  la  qua- 
rantaine pour  jouer  les  jeunes  amoureuses.  Elle  se 
piquait  d'écrire  pour  le  théâtre.  Une  pièce,  le  con- 
lese  di  Mestre  e  Malg/iera  per  il  trono,  représentée 
à  Varsovie  en  novembre  1748,  était  d'elle,  paraît-il, 
pour  l'i/n'enlion,  et  de  Salvatore  Apollini  pour  la 
composition  :  simple  bouffonnerie  d'ailleurs,  peu  spi- 
rituelle, mais  qui  n'était  pas  dépourvue  d'une  certaine 
force  comique  ' . 

Casanova  aimait  aller  vite  en  besogne.  Aussitôt 
pressenti  pour  Zoroastre,  il  se  mit  à  l'œuvre  et 
acheva  assez  promptement  son  travail  pour  que  sa 
traduction,  ou  plutôt  son  adaptation,  pût  être  repré- 
sentée au  Théâtre  Royal  de  Dresde  les  7,  8  et 
10  février  1752,  avec  Adriano  in  Siria  de  Métastase 
et  Hasse.  Elle  eut  même  les  honneurs  de  l'impres- 
sion :  un  exemplaire,  probablement  unique  et  portant 
le  nom  de  Casanova,  est  conservé  à  la  bibliothèque 
de  Dresde.  Pour  les  décors,  le  vénitien  Pietro  Algeri, 
architecte  et  décorateur,  qui  à  Paris  s'était  occupé  de 
Zoroasti-e,  dont  il  avait  établi  le  temple  souterrain  -, 

1.  Sur  les  acteurs  italiens  à  Dresde  à  cette  époque,  voir 
Beytiàs;c  znr  llisloric  und  Aufnahnie  des  Theaters  (Stuttgart, 
1750);  M.  ¥ixvsiensi\x,  Zur  Geschichte  der  Musik  und  des  Theaters  am 
Hofc  dcr  Kurfursten  von  Sachsen  und  Kôni^e  von  Polen  (Dresde, 
1861-2);  Friedr.-Aug-.  Freiherr  O' Byrn,  Giovanna  Casanova  und 
die  Comici  itallani  ani  polnisch-sàchsischen  Hofe  (JVeues  Archiv 
fiii   sàchsische  Geschichte,  1880,  p.  289-314). 

2.  Algeri,  dont  Casanova  oublia  de  parlei  dans  ses  Mémoires, 
était  aussi   l'auteur   des    décors  des   Fées  rivales,  une  pièce  de 

5 


74  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

vint  tout  exprès  à  Dresde.  Johann  Adam,  composi- 
teur du  roi  de  Pologne,  avait  écrit  la  musique  des 
danses,  des  ariettes  et  du  dernier  chœur.  Quant  aux 
ballets,  ils  avaient  été  réglés  par  un  ami  de  Casanova, 
Pitrot,  premier  danseur  et  compositeur  des  ballets 
du  Théâtre  de  Dresde.  La  distribution  n'était  pas 
indigne  des  soins  donnés  à  la  mise  en  scène.  Ber- 
nardo  Vulcani  remplissait  le  rôle  de  Zoroastre, 
Marta  Bastona  Focher  celui  d'Amelita,  Isabella  \ul- 
cani  celui  de  Zelisa;  Zanetta  Casanova  jouait  Erinice, 
princesse  de  Bactre.  Au  nombre  des  figurantes  du 
ballet,  on  remarquait  la  «  signora  Casanova  »,  pro- 
bablement Marie-Madeleine,  sœur  cadette  du  tra- 
ducteur, qui  n'avait  guère  alors  plus  de  vingt  ans^ 
Dans  une  curieuse  prolesta,  imprimée  en  tête  du 
livret,  l'orthodoxe  Casanova  s'excusait  de  présenter  au 
public  une  tragédie  contraire  à  tous  les  dogmes  du 
christianisme,  assurant  qu'il  avait  voulu  seulement 
donner  un  spectacle  dont  les  machines,  les  décors  et 
les  ballets  faisaient  le  principal  attrait. 

A  Paris,  la  représentation  de  Zoroastre  aw  Théâtre 
de  Dresde  ne  passa  pas  inaperçue.  Dans  un  assez 
long  article,  le  Mercure  rendit  compte  de  cet  événe- 
ment, fort  glorieux,  assurait  le  chroniqueur  anonyme, 
pour  le  poète,   Cahusac,  et  pour    le   musicien,    Ra- 

Véronèsc,  donnée  au  Théâtre-Italien  le  18  sept.  1748  (Parfaict, 
Dict.,  II,  505-1-3).  Les  mêmes  auteurs  citent  comme  un  de  ses 
])lus  beaux  ouvrages  «  un  grand  escalier  peint  à  l'iiuile  sur 
l'effet  de  la  nature,  tenant  à  des  colonnes  et  figures  naturelles  », 
en  l'hôtel  du  baron  de  Tiers,  place  Vendôme  (VII,  3'i7). 
1.  0'  Byrn,  op.  cit.,  p.  309-310. 


LES    ESSAIS    DE    THEATRE    DE    CASANOVA.       7o 

meau  ^  Quant  à  la  traduction  elle-même,  l'auteur  fai- 
sait un  vif  éloge  de  sa  fidélité  et  de  son  élégance.  «  L'es- 
prit de  l'ouvrage  original,  disait-il,  y  est  partout  rendu 
avec  un  coloris  ou  fort  ou  aimable,  et  ^I.  de  Casa- 
nuova,  qui  en  est  l'auteur,  fait  assez  voir  qu'il  est 
capable  de  produire  par  lui-même  des  ouvrages 
dignes  d'être  lus.  »  Et  il  citait  comme  un  modèle 
l'adaptation  du  beau  chœur  :  Tremble,  tremble, 
fuis  nos  pas.  du  premier  acte,  irréprochable  quant 
au  chant  et  au  «  dessein  ».  De  cette  traduction  les 
extraits  donnés  par  le  Mercure  permettent  de  se  faire 
une  idée  assez  juste.  Moins  ferme  que  le  texte 
français,  parfois  même  un  peu  délayée,  elle  ne 
manque  assurément  ni  d'habileté  ni  d'élégance,  et 
fait  honneur,  en  somme,  au  jeune  poète  de  vingt- 
sept  ans.  La  jugeant  froidement  à  quarante  années 
de  distance,  Casanova  fit  preuve  d'une  louable 
modestie.  «  Je  dus,  dit-il,  adapter  les  paroles  à  la 
musique  des  chœurs,  chose  difBcilc.  Aussi  la 
musique  resta  belle,  mais  la  poésie  italienne  ne  brillait 
pas.  ^lalgré  cela,  le  monarque  généreux  me  fit  remettre 
une  belle  tabatière  d'or,  et  je  réussis  à  faire  un  grand 
plaisir  à  ma  mère.  »  Sa  joie  ne  fut-elle  pas  un  peu 
gâtée,  quand  il  vit  de  combien  de  fautes  d'impression, 
fort  grossières,  le  Mercure,  qui  se  piquait  pourtant 
de  littérature  italienne,  avait  émaillé  ses  vers-? 

1.  Zoloasire  et  Castor  et  Pollux  sont,  croit-on,  les  seuls  opéras 
de  Rameau  qui  aient  été  représentés  en  Allemagne  au  xviii'  siècle 
(Ch.  Malherbe,  Notice  biographique,  au  t.  I  (1895),  p.  22,  des 
CJEiwres  musicales  de  Rameau). 

2.  Mercure  de  France,  mai  1752,  p.  164-172. 


76       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

Zoroasti-ewQ  paraît  pas  avoir  été  le  seul  ouvrage  de 
théâtre  que  Casanova  ait  écrit  pour  se  faire  bien 
venir  du  roi  de  Pologne.  Il  dit  quelque  part  qu'il 
composa  une  parodie  des  Frères  ennemis  de  Racine, 
dont  Auguste  III  prit  connaissance.  Personne  n'a 
signalé  cette  production;  on  sait  seulement  que  Casa- 
nova reçut  de  l'Electeur  au  moins  deux  gratifications 
en  argent,  l'une  de  cent  thalors  en  février  1732,  l'autre 
de  quatre-vingts  en  mars'.  Etait-ce  pour  le  récom- 
penser de  sa  parodie  ou  de  son  Zoroastre'l 

Peu  de  mois  après  que  Casanova  faisait  ainsi 
parler  de  lui  honorablement  à  Paris  et  à  Dresde,  il 
débutait  comme  auteur  à  la  Comédie-Italienne.  Il 
n'y  a  pas  un  mot  dans  ses  Mémoires  sur  cet  événe- 
ment, dont  cependant  il  aurait  pu  tirer  vanité.  A  vrai 
dire,  la  pièce  dont  nous  allons  parler  n'eut  pas  un 
éclatant  succès,  et  Casanova  s'était  adjoint  un  colla- 
borateur, ce  qui  plus  tard  lui  parut  peut-être  indigne 
de  lui.  Mais  il  aurail  pu,  ici  comme  ailleurs,  pré- 
senter les  choses  à  son  avantage,  et  l'on  s'étonnera 
sans  doute  qu'il  ne  l'ait  pas  fait. 

Ce  sont  les  frères  Parfaict,  compilateurs  conscien- 
cieux et  minutieusement  informés  d'un  Dictionnaire 
des  Théâtres  paru  en  1756,  qui  nous  permettent 
d'ajouter  cet  ouvrage,  parfaitement  inconnu,  et 
d'ailleurs  jamais  imprimé,  à  la  bibliographie  casanp- 
vienne  :  les  Tliessaliennes  ou  Arlecjuin  au  Sabbat, 
comédie  française,    trois  actes  en  prose  avec   spcc- 

1.  0'  Byrn,  op.  cil. 


LES    ESSAIS    DE    THEATRE    DE    CASANOVA.      77 

tacle  et  trois  divertissements,  par  MM.  Prévost  et 
Cazanauve,  jouée  quatre  fois  à  partir  du  lundi 
24  juillet  1752,  par  les  meilleurs  acteurs  de  la 
troupe  italienne  \ 

A  vrai  dire,  les  frères  Parfaict  sont  fort  embarras- 
sées d'indiquer  la  part  de  chacun  des  deux  auteurs, 
comme  d'ailleurs  de  donner  sur  leurs  personnes  des 
renseignements  précis.  «  A  l'égard  de  M.  Prévost. 
il  nous  est,  disent-ils,  totalement  inconnu  ;  on  nous 
a  seulement  appris  que  c'est  un  homme  d'esprit  et 
de  mérite,  ce  que  la  lecture  de  l'extrait  détaillé  de  sa 
pièce  ne  peut  inanquer  de  faire  présumer.  »  En  réa- 
lité, Prévost  n'était  autre  que  François  Le  Prévost 
d'Exmes,  jeune  auteur,  dont  les  Tliessalienncs 
étaient  le  premier  ouvrage".  Quant  à  Casanova,  on 
nous  pardonnera  de  placer  ici,  sans  y  rien  retran- 
cher, la  note  fort  piquante  et  savoureuse  que  les  bons 
compilateurs  écrivirent  à  son  sujet  :  «  Plusieurs 
acteurs  de  la  Comédie-Italienne  nous  ont  assuré  que 
M.  Cazanauve"  n'avoit  d'autre  part  à  cet  ouvrage  que 

1.  Dict.dcs  rhédtres,  Y.  1756,  p.  421-423;  cf.  t.  VII,  additions 
et  corrections,  p.  430-431.  —  Cf.  de  Léris,  Dict.  portatif  des 
théâtres,  17G3:  Chamforl  et  La  Porte,  Dictionnaire  drama- 
tique, 1776:  d'Origny.  Annales  du  Th.  italien,  I,  1788;  G.  Gucuel, 
Xotes  sur  la  \Comédie-ItaHenne  (Saiitnielbànde  der  internatio- 
nalen  Miisiligesellschaft,  1913,  p.   158-',n. 

2.  Sur  Le  Prévost  d'Exmes,  publiciste  et  auteur  dramatique 
fécond  (1729-1793),  voir  Desessarts,  Les  siècles  littéraires  de  la 
France.  V,  1801,  p.  269-71,  et  Quérard,  France  littéraire,  V. 
194-5. 

3.  Aux  Additions  et  corrections  du  t.  VII  (p.  'i30-l),  les  frères 
Parfaict  ont  remarqué  qu'on  devait  écrire  Cazanove  et  non 
Cazanauve,  et  qu'ils  croyaient  cet  auteur  actuellement  vivant. 


78       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

de  l'avoir  présenté  à  leur  assemblée,  pour  rendre  ser- 
vice à  M.  Prévost  son  ami,  et  que  lui-même  n'en 
taisait  pas  mystère.  D'autres  nous  ont  dit  qu'ils  y 
avaient  travaillé  en  société.  Quoi  qu'il  en  soit, 
M.  Gazanauve  est  italien,  fils  d'un  comédien  italien 
qui  n'a  jamais  paru  sur  le  théâtre  de  Paris;  il  jouit 
d'une  fortune  honnête,  qui  lui  donne  les  moyens  de 
contenter  son  goût  pour  la  littérature  et  les  voyages  ; 
nous  le  croyons  retourné  en  Italie.  Nous  devons  la 
meilleure  partie  de  cette  note  à  M.  Bailctti  (Mario).  » 

La  fortune  honnête  de  Casanova  !  L'aventurier  dut 
bien  rire,  si  jamais  le  Dictionnaire  des  TliètUres  lui 
tomba  entre  les  mains.  «  Nous  le  croyons  retourné 
en  Italie.  »  Oui,  certes!  A  ce  moment  même,  Casa- 
nova était  à  Venise,  sous  les  Plombs.  Mario  ne  le 
savait-il  pas,  ou  n'avait-il  pas  voulu  le  dire? 

Au  milieu  de  décors  assez  luxueux,  représentant 
tantôt  un  paysage  riant  et  ombragé,  avec  un  hameau 
dans  le  fond_,  tantôt  un  palais  enchanté,  tantôt  le 
sabbat,  tantôt  enfin  le  Temple  de  Diane,  les  trois 
actes  des  Thessaliennes  s'efforçaient  d'intéresser  le 
public  aux  faits  et  aux  gestes  de  Dorinde  et  de 
Corinne,  deux  bergères  de  Thessalie,  quelque  peu 
magiciennes,  de  Lindor,  amant  de  Dorinde,  d'Arle- 
quin, serviteur  de  Lindor,  amoureux  de  Goraline, 
jeune  bergère  ingénue,  maîtresse  de  Scapin.  La  donnée 
de  la  pièce,  c'était  en  somme  l'histoire  de  deux 
amants  qui,  trompés  par  un  fourbe,  s'imaginent,  cha- 
cun de  leur  côté,  avoir  été  ensorcelés  l'un  par  l'autre. 
Tous  les  enchantements  étaient,  en  fin  de  compte,  dis- 


LES    ESSAIS    DE    THEATRE    DE    CASANOVA.       79 

sipés  pai'  le  grand-prêtre  de  Diane,  Alcandre,  et  les 
deux  amants  se  mariaient  parmi  les  réjouissances 
populaires,  objet  du  divertissement  et  du  ballet  qui 
terminaient  le  spectacle  dans  l'allégresse  générale  : 

Vole  en  ces  lieux,  l'Amour  fappelle. 

Hymen,  viens  combler  nos  désirs: 
Voire  union  fait  nos  plus  doux  plaisirs  ; 
Hymen,  Amour,  vous  n'êtes  rien  sans  elle  '. 

La  critique,  s'il  est  permis  d'employer  ici  cette 
expression  très  moderne,  ne  fut  pas  tendre  pour  les 
deux  auteurs,  aussi  inconnus  d'ailleurs  l'un  que 
l'autre  du  public  parisien.  Et  d'abord,  l'originalité 
du  sujet  parut  très  contestable.  Les  amateurs  se  sou- 
venaient que  Romagnesi  avait  fait  jouer  autrefois  à 
la  foire  une  pièce  intitulée,  elle  aussi,  Arlequin  an 
sabbat,  comportant,  comme  celle  de  Prévost  et  Casa- 
nova, trois  actes  et  trois  divertissements,  et  que  tout 
récemment,  en  février  1732,  les  marionnettes  du 
sieur  Bienfait  avaient  exécuté  en  pantomime  Arlerjuin 
an  sabbat,  ou  l'Ane  d'or  d' Apulée-.  Des  gens 
mieux  informés  encore  pensaient  que  les  deux  auteurs 
s'étaient  fortement  inspirés  d'une  pastorale  en  vers  de 
Jacques  Autreau,  intitulée  /a  Magie  de  PAmour^, 
renchérissant  sur  cet  ouvrage  et  sur  le  roman  des 
Veillées  de    Thessalie.  de  mademoiselle  de  Lussan, 

1.  Les  frères  Parfaict  (VU,  423-450)  ont  donné  une  très  longue 
analyse  de  la  pièce. 

2.  Ibid.,  VII,  .359. 

3.  Jouée  en  1735.  La  scène  se  pasï:ait  également  en  Thessalie, 
dans  un  bosquet  consacré  à  Diane,  dont  on  voyait  le  temple 
dans  le  lointain. 


80  JACQUES    CASANOVA.    VÉNITIEN. 

qui  en  était  la  source.  Ils  remarquaient,  au  surplus, 
une  grande  ressemblance,  qui  pouvait  bien  n'être 
pas  fortuite,  entre  les  Thessalieiines  et  la  principale 
scène  d'une  autre  comédie  de  M.  Autreau,  les  Amans 
ignora/is.  Dans  le  jugement  qu'ils  portent  svu'la  pièce, 
les  frères  Parfaict  sont  justes,  mais  sévères.  «  Ajoutez, 
disent-ils,  à  ces  ressemblances  un  mélange  de  tra- 
gique déplacé,  c'est-à-dire  de  ce  tragique  à  la  mode 
qui  fait  prendre  presque  toutes  les  tragédies  modernes 
pour  des  tragédies  de  collège,  de  ces  coups  de  théâtre 
qu'on  accuserait  à  tort  de  ne  faire  aucun  effet,  puis- 
qu'ils finissent  ordinairement  par  faire  rire,  de  tout 
ce  remue-ménac^e.  si  nous  osons  nous  servir  de  ce 
terme,  que  les  traductions  du  fameux  Métastase  ont 
mis  en  crédit,  que  la  stérilité  de  nos  poètes  tragiques 
prend  pour  de  l'action  et  de  la  chaleur,  et  qu'elle 
copie  à  la  lettre,  parce  qu'on  ne  copie  que  les  fautes 
des  grands  hommes...  Joignez-y  l'incohérence  d'un 
dialogue  allongé,  dont  nous  nous  ferions  scrupule  de 
mettre  plus  de  huit  ou  neuf  lignes  sous  les  yeux  du 
lecteur,  et  l'on  ne  s'étonnera  pas  du  peu  de  succès 
de  cette  pièce.  Quoique  écrite  en  français  d'un  bout  à 
l'autre,  on  doit  l'envisager  comme  un  vrai  canevas 
italien,  oii  l'on  trouve  de  l'imagination,  des  scènes  de 
bon  comique  et  des  jeux  de  théâtre  heureux  et  nou- 
veaux; il  y  a  apparence  qu'elle  aurait  réussi,  si  elle 
eût  été  jouée  à  l'impromptu,  et  dans  la  langue  qui  est 
propre  à  ce  genre.  La  vivacité  du  dialogue  italien  et 
du  jeu  des  acteurs,  qui  auraient  été  plus  à  leur  aise 
dans  leur  langue  naturelle,  aurait  remplacé  avantageu- 


LES    ESSAIS    DE    THEATRE    DE    CASANOVA.       81 

semenl  la  prose  languissante  qui  en  fait  le  principal 
défaut  '.  » 

Les  Tliessaliennes  sont,  à  notre  connaissance,  la 
seule  pièce  de  théâtre  représentée  à  Paris,  à  laquelle 
Casanova  ait  mis  la  main,  s'il  est  bien  vrai  qu'il  l'ait 
t'crite  «  en  société  »  avec  Le  Prévost  d'Exmes. 

A  l'en  croire  cependant,  il  travailla  aussi,  lors  de 
son  second  séjour,  aux  paroles  d'un  motet,  les 
Israélites  sur  la  montagne  cCOreb,  donné  à  ce  Con- 
cert spirituel  que  François  Philidor,  musicien  de  la 
chapelle  du  roi,  avait  fondé  en  1723  aux  Tuileries,  à 
la  salle  des  Cent  Suisses.  «  Ce  fut  de  moi,  écrit-il, 
que  l'abbé  de  \oisenon  conçut  l'idée  de  faire  des  ora- 
torios en  vers;  ils  furent  chantés  pour  la  première 
fois  aux  Tuileries,  les  jours  oîiles  théâtres  sont  fermés 
pour  cause  de  religion.  »  Et  une  note  trouvée  à  Dux 
précise  mieux  encore  :  ce  Je  l'ai  écrit  en  vers  lyriques 
italiens,  et  l'abbé  mon  ami  l'écrivit  en  vers  français, 
non  pas  en  me  traduisant,  mais  en  m'imitant,  et  en 
embellissant  mes  idées  par  l'alliance  des  siennes.  Il 
l'a  donné  au  Concert  spirituel,  dans  le  carême  de  l'an 
1738.  »  Il  est  exact  que  cette  sorte  d'oratorio  fran- 
çais, dont  les  vers  étaient  bien  de  \oisenon  et  la 
musique  de  Mondonville,  fut  joué  pour  la  première 
fois  au  Concert  spirituel,  le  mardi  14  mars  1738,  et 


1.  Le  Mercure  ne  donna  pas  de  compte  rendu  des  Tliessaliennes, 
et  je  n'en  ai  rencontré  aucune  mention  dans  îe  Calendrier  histo- 
rique des  Spectacles.  Le  Dictionnaire  dramatique  de  Chamt'ort  et 
La  Porte  (III,  1776,  p.  270)  réédite,  en  la  résumant,  la  critique 
des  frères  Parfaict. 


82  .lACni'ES    CASANOVA,    VÉNITIKN. 

repris   avec  le    plus    grand    succès   les  années    sui- 
vantes'. 

Toute  sa  vie,  Casanova  garda  le  goût  d'écrire  des 
pièces  de  théâtre,  etaussi,  quand  l'occasion  s'en  présen- 
tait, deles  jouer  lui-même.  Il  avait,  fort  jeune  encore, 
mis  en  alexandrins  italiens  le  Rhadnmiste  de  Crébillon. 
Un  peu  plus  tard,  ayant  traduit  l'Écossaise  de  Voltaire, 
ce  qui  même  paraît  avoir  été  un  des  principaux  motifs 
de  sa  brouille  avec  le  grand  homme,  il  la  fit  représenter 
à  Gênes  en  1760,  au  théâtre  Sant'Âgostino'.  Ces 
travaux  de  Casanova,  exercices  littéraires  plutôt 
qu'ouvrages  sérieux,  ont-ils  été  imprimés?  C'est  fort 
douteux.  En  tout  cas,  on  ne  possède  aucun  rensei- 
gnement sur  leur  compte.  On  n'est  pas  mieux  fixé 
sur  une  autre  pièce,  opéra  ou  tragédie  lyrique,  que 

1.  Le  Mercure  de  1T58,  t.  I,  p.  171-177,  en  donne  le  texte 
complet  et  fait  le  plus  grand  éloge  du  poème,  «  essai  et  modèle 
tout  à  la  fois  »,  qui  «  mérite  d'être  consacré  dans  les  fastes  des 
spectacles  français  ».  —  «  Les  Israélites  dans-  le  désert  et  les 
Fureurs  de  Saut  ont  fait  encore  plus  de  plaisir  que  dans  leur 
nouveauté.  Voisenon  a  renouvelé  ce  genre  en  France»,  écrivait 
Favart  dans  une  lettre  du  i"  mai  1761  {Œuvres  de  monsieur  et 
madame  Favarl,  l'^53.  p.  209).  Voir  aussi  Lettres  de  Voltaire, 
dans  Œui'res,  LX,  p.  345,  et  Mercure,  avril  1759,  11,  p.  204, 
mai  1759,  p.  188  et  décembre,  p.  193.  Le  livret  des  Israélites 
parut  chez  Estienne  en  1758  (cf.  Œuvres  de  Voisenon,  III,  1781, 
p.  208  et  suiv.).  Quant  à  la  musique  de  Mondonville,  restée 
manuscrite,  elle  semble  avoir  disparu  (G.  Cucuel,  La  Musique 
et  les  musiciens  dans  les  Mémoires  de  Casanova,  dans  Revue  du 
XVIII'  siècle,  1913,  p.  5(1). 

2.  Belgrano,  Aneddotti  Casanoviani ,  p.  14-19,  commentant  le 
passage  où  Casanova  raconte  la  représentation,  a  donné,  d'après 
Bartoli,  Motizie  storiche  (/<■'  Comici  ifaliani,  I,  121,  II,  133,  quel- 
ques renseignements  sur  le  chef  de  la  troupe,  Pietro  Rossi,  mais 
il  n'a  trouvé  aucun  document  ni  sur  la  représentation,  ni  sur  la 
ti'aductiou  elle-même,  restée  vraisemblablement  inédite. 


LKS  i:.SSAIS  DE  THEATRE  DE  CASANOVA.   83 

Casanova  se  vante  d'avoir  écrite  en  quinze  jours  à 
Madrid,  et  que  l'imprésario  bolonais  Marescalclii  fit 
jouer,  avec  la  musique  d'un  maestro  italien,  au 
palais  de  M.  de  Mocenigo,  ambassadeur  de  Venise.  La 
représentation  aurait  eu  lieu  en  mai  17()8,  et  Casanova 
nomme  deux  de  ses  protagonistes,  les  sœurs  Pelliccia, 
romaines. 

Et  ce  ne  fut  pas,  en  matière  de  théâtre,  le  dernier 
mot  de  notre  aventurier.  Pendant  le  séjour  qu'il  fit 
à  Trieste  en  1774,  ne  s'improvisa-t-il  pas  «  directeur 
et  régulateur  général  pour  la  comédie  française  »? 
A  Venise,  un  peu  plus  tard,  ne  joignit- il  pas  à  ses 
fonctions  de  confident  des  Inquisiteurs  d'Etat  celles, 
plus  avouables,  d'imprésario  et  de  critique  drama- 
tique? Son  Messai^er  de  Tlialic^  fournit  la  preuve 
de  l'activité  qu'il  y  déploya. 

A  Dux  enfin,  Casanova  employa  quelques-uns  de 
ses  loisirs  à  écrire  au  moins  une  petite  pièce,  intitulée 
le  Polénioscope  ou  la  Calomnie  démaaquée  par  la 
présence  d'esprit  -,  où  la  princesse  Clari,  née  de  Ligne, 
devait  remplir  le  rôle  de  la  comtesse,  et  le  prince  son 
époux  celui  de  Gisors.  Pour  écrire  cette  tragi- 
comédie  en  trois  actes  —  c'est  le  titre  que  lui  donne 
son  auteur  —  l'aventurier  vieilli  était  remonté  par  la 


1.  Signalé  et  décrit  par  Aldo  Ravà,  dans  le  Gioraalc  storico 
délia  letteratura  italiana  {Contrihuto  alla»  bibliografia  di  Gia- 
como  Casanoi'a),  t.   LV,  1910,  p.  357-370. 

2,  Publié  en  français  (texte  original)  par  G.  Kahn  dans  la 
Vogue,  1886,  et  par  Ottmann  (Jakob  Casanova  von  Seingalt,  1900), 
en  allemand.  Sur  d'autres  pièces  de  théâtre,  dont  des  fragments 
manuscrits  se  trouvent  à  Dux,  voir  notre  dernier  chapitre. 


84       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN, 

pensée  à  plus  de  quarante  ans  en  arrière,  et  avait  mis 

en    scène    un    épisode   dont    il   avait    été    témoin    à 

Crémone  en  1747  ou  1748,  et  qu'il  a,  du  reste,  conté 

dans  ses  Mémoires.  «  L'argument,  disait-il  dans  son 

avertissement  au  lecteur,  est  vrai  à  la  lettre,  et  il  est 

très  connu  de  tous  les  officiers  français  qui  servirent 

alors   en   Italie,    dont   plusieurs  vivent  encore.    J'ai 

connu  moi-même,  dans  l'année  1748.  la  charmante 

comtesse  à  Crémone,  oii,  très  respectée,  elle  jouissait 

de  la  réputation  la  plus  pure.  La  seule  fiction  que  je 

me   suis  permise   est  la  présence   de  M.  le  duc  de 

Richelieu,  qui  commandait  alors  à  Gênes.  J'ai  aussi 

arhitré  (sic)  en  donnant  le  nom  de  Gisors  à  l'officier 

qui  a  perdu  la  gageure,  et  celui  de  ïalvis  '  à  l'autre 

qui  fut  assassiné,  pour  augmenter  l'intérêt  de  l'action. 

Ce  dernier  fut  tué  trois  jours  après  son  crime,  et  non 

pas  trois  ou  quatre  heures,  comme  il  est  dit  dans  la 

pièce.  Tout  ce  qui  regarde  la  lorgnette  menteuse  est 

vrai   aussi,  mais  historiquement  ce  fait  ne  pourrait 

pas  être  enfermé  dans  les   trente-six  heures  que  la 

pièce  occupe.  Ces  petits  arbitres  (sic)  feront  moins  de 

tort    à    ma    pièce     que    ne    lui    ferait    l'observation 

négligée  des  trois  unités,    auxquelles  j'ai  cru  deA^oir 

m'assujettir  scrupuleusement.  » 

Mais  il  ne  suffisait  pas,  assurément,  que  le  sujet  eût 
été,   comme  nous  dirions  aujourd'hui,  vécu,  moins 


1.  Ces  deux  noms  sont  bien  réellement  ceux  de  personnages 
connus  par  Casanova.  Le  gouverneur  de  Metz,  Fouquet,  à  qui 
madame  d'Urfé  recommanda  raventurier,  était  comte  de  Gisors. 
Sur  Talvis  ou  Taillevis,  voir  plus  loin,  p.  lOl. 


LES     ESSAIS    DE    THEATRE    DE    CASANOVA.       85 

encore  que  l'auteur  se  fût  conformé  à  toutes  les 
règles,  car,  somme  toute,  la  pièce  est  ennuyeuse,  et. 
si  elle  fut  jouée  au  théâtre  de  société  du  château  de 
ïcplitz,  il  est  douteux  qu'elle  y  ait  été  accueillie 
autrement  qu'avec  politesse. 


CHAPITRE   VII 


DANSEURS     ET      DANSEUSES 


Casanova  aima  toujours  la  danse  ;  c'était  un  bon 
fils  du  xviii^  siècle.  A  Venise,  au  temps  de  sa  folle 
jeunesse,  nul  ne  dansait  avec  autant  de  grâce  et  de 
vigueur  l'épuisante  forlane,  et,  dans  nombre  de 
passages  de  ses  Mémoires,  il  raconte  avec  complai- 
sance les  succès  qu'elle  lui  procura.  Déjà  vieux  ou 
presque,  il  vit  le  fandango  en  Espagne,  l'apprit  et  y 
passa  maître.  Son  goût  n'était  pas  moins  vif  pour  les 
danseurs  et  les  danseuses,  soit  qu'il  les  admirât  de 
pratiquer,  mieux  encore  que  lui-même,  un  art  qui  lui 
était  cher,  soit  qu'il  les  trouvât  gens  agréables  à  vivre, 
soit  plutôt  que  le  personnel  féminin  des  corps  de 
ballets,  de  vertu  généralement  peu  sévère,  lui  fournît 
en  abondance  les  occasions  de  satisfaire  ses  caprices 
amoureux. 

Dès  avant  de  venir  en  France,  entre  la  vingtième 


DANSEURS    ET    DANSEUSES.  87 

et  la  vingL-cinquième  année,  nombreux  sont  les  disci- 
ples de  Terpsichore,  hommes  ou  femmes,  à  qui  l'atta- 
chent des  liens  d'amitié.  A  Venise,  il  connaît  la  Gar- 
dela,  fille  d'un  barcarol,  qui  épousa  plus  tard  le  dan- 
seur Michel  DeU'Agata,  et  devint  maîtresse  en  titre 
du  duc  de  Wurtemberg*;  la  Roman,  elle  aussi  fille 
d'un  barcarol,  qu'il  aida,  dit-il,  à  monter  sur  les 
planches  l'année  même  où  madame  de  Yalmarana  la 
maria  à  un  danseur  français  nommé  Binet,  d'où  le 
nom,  quelle  porta  depuis,  de  Binetti.  A  Parme,  il 
noue  connaissance  avec  la  Soavi,  de  Bologne,  qui, 
danseuse  plus  tard  à  l'Opéra  de  Paris,  entretenue  par 
un  grand  seigneur  russe,  puis  à  Venise  par  M.  de 
Marcello,  finit  sa  carrière  dans  sa  ville  natale,  où  elle 
vint  s'établir  en  1772  avec  une  fille  âgée  de  onze  ans, 
dont  les  mauvaises  langues  attribuaient  la  paternité  k 
un  mousquetaire-,  M.  de  Marigny.  En  1750,  Casa- 
nova voit  danser  à  Turin  la  Geofroi,  qu'un  chorégraphe 
nommé  Bodin  épousa  vers  la  même  époque,  et  qu  il 
retrouva  pour  la  dernière  fois  à  Orléans  dix-sept  ans 
plus  tard,  au  moment  où,  chassé  de  Paris,  il  se  diri- 
geait vers  l'Espagne.  C'est  enfin,  comme  on  l'a  vu, 
avec  le  jeune  Balletti,  danseur  de  mérite  lui  aussi, 
que  Casanova  vint  en  France. 

En  1750,  on  reprenait  à  l'Opéra  de  Paris  un  ballet 
vieux  de  quarante  ans,  qui  s'appelait  les  Fêtes  Véni- 

1.  Mée  le  3  juillet  1728  (Carletta,  loc.  cit.).  Sur  elle  et  sur  son 
mari,  voir  A.  Ravà,  C'/t  imprésario  sfortitnato,  dans  le  Mondo 
artisUco,  année  45,  n*"  52,  sans  date. 

2,  Détail  qui  ne  se  trouve,  je  crois,  que  dans  l'édition  Schiilz 
(XII,  2i2). 


88  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIKN. 

tiennes^  et  où  se  Irouvaient  de  jolis  vers  d'amour, 
tels  que  ceux-ci,  bien  faits  pour  lui  plaire  : 

Tendre  Amour,  dans  la  nuit  c'est  toi  seul  qui  nous  guides, 
Tu  la  fais  préférer  aux  jours  les  plus  charmants, 

Tu  rends  dans  ces  moments 
Les  amants  plus  hardis,  les  beautés  moins  timides. 

Il  s'y  rendit  avec  son  ami  Patu,  curieux  de  savoir 
quelle  idée  les  Parisiens  se  faisaient  de  Venise  et  de 
ses  spcclacles,  mais  plus  encore  de  voir  à  l'œuvre  les 
grands  «  sujets  »  de  l'Académie  Royale,  oii  régnait  en 
sultan,  assurait  la  malignité  publique,  Jean-Barthé- 
lemy  Lany,  maître  des  ballets  ^  Il  s'étonna  du 
récitatif,  de  la  manière  française  de  battre  la  mesure^ 
du  silence  des  spectateurs,  s'amusa  de  quelques 
lourdes  fautes  du  décorateur  qui,  voulant  représenter 
par  exemple  la  petite  place  Saint-Marc  vue  de  l'île 
Saint-Georges,  mettait  le  Palais  Ducal  à  gauclie  et 
le  campanile  à  droite,  et  ne  put  garder  son  sérieux 
quand  il  vit  le  doge  et  douze  conseillers  danser,  en 
costume  inattendu,  ce  qu'il  appelle  «  la  grande  pas- 
secaille  ^  ».  Mais  voici  qu'un  personnage  seul  entre 
en  scène  :  «  Tout  à  coup,  dit-il,  j'entends  le  parterre 
qui  claque  des  mains  à  l'apparition  d'un  grand  et  beau 

1.  De  Dancliet  et  Campra,  représenté  en  1710. 

2.  Lany,  né  à  Paris  Je  24  mars  1718,  ne  quitta  l'Opéra  qu'en 
1770  (Campardon,  Académie  royale,  II,  p.  59  et  suiv.;  Piton, 
Paris  sons  Louis  A'V,  II,  125,  etc.). 

3.  Il  n'y  a  pas  de  passacaille  dans  les  Fêtes  Vénitiennes.  Casa- 
nova a  donc  commis  une  petite  erreur.  Quant  à  la  bévue  du 
décorateur,  les  Archives  de  l'Opéra  ne  permettent  pas  de  pré- 
ciser (G.  Cucuel,  La  Musique  et  les  musiciens  dans  /es  Mémoires 
de  Casanova,  dans  la  Ilevuc  du  XVIII"  siècle,  1013). 


DANSEURS    ET    DANSEUSES.  89 

danseur  masqué  et  afFublé  d'une  énorme  perruque 
noire  qui  lui  descendait  jusqu'à  la  moitié  de  la  taille, 
et  vêtu  d'une  robe  ouverte  par-devant  qui  lui  descen- 
dait jusqu'aux  talons...  Je  vois  cette  belle  figure  qui 
s'avance  à  pas  cadencés,  et,  parvenue  sur  le  devant  de 
la  scène,  élever  lentement  ses  bras  arrondis,  les  mou- 
voir avec  grâce,  les  étendre,  les  resserrer,  remuer  ses 
pieds  avec  précision  et  légèreté,  faire  des  petits  pas, 
des  battements  à  mi-jambe,  une  pirouette,  ensuite 
disparaître  comme  un  zéphyr.  »  C'était  Dupré, 
Dupré  l'inimitable,  dont  le  poète  Dorât,  exagérant  à 
peine,  chantait  ainsi  la  gloire  incontestée  : 

Lorsque  le  grand  Dupré,  d'une  marche  hautaine, 
Orné  de  son  panache,  avançoit  sur  la  scène, 
On  croyoit  voir  un  dieu  demander  des  autels 
Et  venir  se  mêler  aux  danses  des  mortels  i. 

«  A  la  fin  du  second  acte,  poursuit  Casanova, 
voilà  de  nouveau  Dupré,  le  visage  couvert  d'un 
masque...  Il  s'avance  tout  au  bord  de  la  scène,  il 
s'arrête  un  instant  dans  une  position  parfaitement 
bien  dessinée.  Palu  veut  c[ue  je  l'admire;  j'en  con- 
viens. Tout  à  coup,  j'entends  cent  voix  qui  disent 
dans  le  parterre  :  «  Ah!  mon  dieu!  il  se  développe, 
il  se  développe!  »  Effectivement,  il  paraissait  un 
corps  élastique  qui.  en  se  développant,  devenait  plus 
grand.  »  Cette  impression,  les  Parisiens,  férus  de 
leur  idole,  l'exprimaient  aussi  en  vers  : 

1.  Poème  de  la  Déclamation. 


90  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Ah!  je  vois  Dupré  qui  s'avance! 
Comme  il  développe  ses  bras! 
Que  de  grâces  dans  tous  ses  pas! 
C'est,  ma  foi,  le  dieu  de  la  danse  '. 

Le  célèbre  danseur  avait  alors  près  de  cinquante- 
cinq  ans.  et  il  se  disposait  à  quitter  cette  année  même 
l'Opéra,  où  il  triomphait  depuis  1715 -. 

Une    autre    gloire    parisienne    que    Casanova    eut 
le    loisir    de    voir    et  de  juger    au    cours    de    cette 
soirée,  c'est  la  Camargo.  «   Je  vois,  dit-il,  une  dan- 
seuse  qui,    comme   une  furie,   parcourt   l'espace   en 
faisant    des   entrechats,    à  droite,    à    gauche,    dans 
tous    les    sens,    mais    s'élevant    peu,    et    cependant 
applaudie   avec  une    sorte  de   fureur.   —  C'est,    me 
dit   Patu,  la  fameuse  Camargo.    Je  le   félicite,  mon 
ami,    d'être  arrivé   à    Paris    assez   à    temps    pour   la 
voir,   car  elle   a  accompli   son   douzième    lustre.  — 
J'avouai   alors  que  sa  danse   était    merveilleuse.    — 
C'est,   ajouta  mon  ami,    la    première  danseuse  qui 
ait  osé  sauter  sur  notre  théâtre  ;  car,  avant  elle,   les 
danseuses  ne  sautaient  pas,  et  ce  qu'il  y  a  d'admirable, 
c'est  qu'elle  ne  porte  point  de  caleçon.  —  Pardon, 
j'ai   vu...    —   Qu'as-tu   vu?    C'est   sa    peau,    qui,    à 
la  vérité,  n'est  ni  de  lis  ni  de  rose.  —  La  Camargo, 
lui  dis-je  d'un  air  pénitent,  ne  me  plaît  pas,  j'aime 
mieux  Dupré!  —  Un  vieil  admirateur  qui  se  trouvait 
à  ma  gauche  me  dit  que  dans  sa  jeunesse  elle  faisait 
le  saut  de  basque  et  même  la  gargouillade,  et  qu'on 

1.  Anonyme,    dans    le    Calendrier    hist.    des    spectacles,    1751, 
p.  106.  Cf.  Campardon,  Acad.  roi/a/e,  I,  2So  et  suiv. 

2.  Il  mourut  en  décembre  1774. 


DANSEURS    ET    DANSEUSES.  91 

n'avait  jamais  vu  ses  cuisses,  quoiqu'elle  dansât  à 
nu.  —  Mais  si  vous  n'avez  jamais  vu  ses  cuisses, 
comment  pouvez-vous  savoir  (ju'elle  ne  portait  point 
de  tricot?  —  Oh  !  ce  sont  des  choses  qu'on  peut 
savoir.  Je  vois  que  monsieur  est  étranger.  —  Oh! 
pour  ça,  très  étranger  \   » 

Au  Théâtre-Italien,  Casanova  était,  nous  lavonsvu, 
beaucoup  moins  novice  qu'à  l'Académie  de  Musique. 
Pourquoi  donc  n'a-t-il  pas  soufflé  mot  des  liens  de  très 
grande  intimité  qui  l'attachèrent  tout  un  hiver  à  une 
danseuse  de  ce  théâtre?  Une  bonne  fortune  dont 
Casanova  ne  s'est  point  vanté!  Quelle  merveille! 

C'est  l'inspecteur  Meusnier,  le  policier  homme  de 
lettres,  bien  connu  de  ceux  qui  s'occupent  de  l'époque 
de  Louis  XV,  ^leusnier,  professionnel  de  l'indiscré- 
tion galante,  qui  nous  révèle  cette  liaison  inconnue  de 
Casanova.  La  ballerine  Rabon,  femme  du  danseur 
Pitrot,  en  fut  l'héroïne.  Elle  était,  dit  Meusnier,  reve- 
nue à  Paris  en  1732,  mais  «  il  ne  lui  a  point  pris 
envie  de  retourner  en  Saxe  avec  Pitrot  ;  au  contraire, 
pour  s'accoutumer  plus  facilement  au  veuvage,  elle 
a  passé  l'hiver  dernier  avec  Casa-Nova,  italien,  qui 
vit  présentement  sur  le  compte  de  la  demoiselle  Sil- 
via  -  ». 

1.  Sur  Marie-Anne  de  Cupis  de  Camargo,  voir  Campardon, 
op.  cit.,  I,  85  et  suiv.  :  Lelaiuturier-Fi'adin,  La  Camargo,  1908. 
—  Tous  les  sottisiers  du  temps,  dit  Cousin  (Comte  de  Clermont, 
I,  p.  134:-5),  assurent  que  la  Camargo,  assez  mal  faite  et  médio- 
crement jolie,  cherchait  à  montrer  aux  amateurs  tout  autre  chose 
que  sa  taille  et  son  visage. 

2.  Arch.  de  la  Bastille,  10  243,  rapport  du  17  juillet  1753, 
fol.  1S7-"J.  Cf.  Capon,  Casanova  à  Paris,  p.   lU. 


92  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

Conquête  apparemment  facile,  car  Anne-Madeleine 
Rabon  passait  pour  légère  et  de  mince  vertu.  Elle 
avait  été,  de  beaucoup  de  façons,  extrêmement  précoce. 
Danseuse  à  lOpéra-Gomique  à  douze  ans,  elle  y  con- 
luit  particulièrement  son  camarade  Leclerc  le  cadet, 
qui  la  tira  de  la  «  crapule  ».  Ce  fut  son  premier 
amant.  Depuis,  passant  de  mains  en  mains,  elle 
arriva  jusqu'à  un  grand  seigneur,  le  prince  de  Gari- 
gnan,  tout  puissant  à  l'Opéra,  dont  elle  fut  jusqu'à 
sa  mort  la  sultane  favorite.  Le  marquis  de  Crussol, 
capitaine  au  Royal-Dragons,  lui  succéda,  et  la  chro- 
nique scandaleuse  raconte  que  l'excès  des  plaisirs 
coûta  la  vie  à  ce  malheureux  gentilhomme.  En  1749, 
vint  à  Paris  un  joli  danseur  de  vingt-deux  ans, 
Antoine-Bonaventure  Pitrot;  elle  s'amouracha  de  lui 
et  fit  la  sottise  de  l'épouser,  pour  le  suivre  à  Dresde, 
oii  il  était  premier  danseur  et  maître  des  ballets  du 
roi  de  Pologne.  Pendant  les  séjours  quelle  lit  à  Paris 
les  années  suivantes,  Casanova  connut  madame  Pitrot. 
Déjà  lasse  de  son  jeune  époux,  qui  lui  c<  fricassait  » 
toutes  ses  économies,  elle  l'écouta  et  devint  sa  maî- 
tresse. C'était  alors,  au  dire  de  Meusnier,  une  femme 
de  trente-cinq  ans,  grande,  assez  bien  faite,  mais  très 
sèche.  Quand  elle  mourut  peu  d'années  après,  en  1738\ 
Pitrot  ne  lui  était  plus  de  rien.  ?s' avait-il  pas,  en 
mars  1734,  enlevé  la  jeune  Mimi  Favier,  une  de  ses 
camarades  du  théâtre  de  Dresde"? 


1.  Arch.  nat.,  Y  13  384,  comm.  Gi-iiiiperel,  scellé  du  4  septembre. 

2.  Arch.  de  la  Bastille,  10  249  et  11861  (rapport  de  police  da 
23   mars;  ordre  du  roi  du   30  mars),  Arch.  nat.,  Y  11  570  (pro- 


DANSEURS    ET    DANSEUSES.  93 

Pitrot  n'en  convola  pas  moins  une  seconde  fois  en 
justes  noces.  C'était,  à\arsovie,  en  1761.  Sa  nouvelle 
victime  fut  Louise  Reix,  une  danseuse  aussi,  qui 
avait  débuté  à  la  Comédie-Italienne  en  1750,  et  qui 
depuis  avait  paru  dans  divers  théâtres,  à  l'Opéra,  à  la 
Comédie-Française,  sans  préjudice  de  plusieurs  tour- 
nées à  l'étranger.  En  1763,  on  la  vit  de  nouveau  sur 
les  planches  du  Ïhéàtre-Italien,  en  compagnie  de  son 
époux,  que  l'âge  n'assagissait  pas  et  qu'elle  dut  aban- 
donner sur  ces  entrefaites  ^  Pitrot  était  une  tète  bouil- 
lante et  il  passait  pour  brutal  et  mauvais  sujet.  La 
police  croyait  savoir  qu'il  avait  été  arrêté  à  Paris,  à 
la  sollicitation  de  l'ambassadeur  de  Pologne,  pour 
avoir  parlé  sans  ménagements  du  roi  et  de  son  prin- 
cipal ministre.  On  contait  aussi  qu'ayant  manqué  de 
la  même  manière  au  roi  de  Prusse,  un  ordre  de  ce 
monarque  l'avait  forcé  de  partir  dans  les  vingt-quatre 
heures,  et  que,  pour  comble  d'insolence,  il  avait  fait 
au  capitaine  des  gardes  chargé  de  le  prévenir  une 
réponse  impertinente,  en  refusant  une  bourse  pleine 
de  ducats  que  Sa  Majesté  lui  envoyait  en  guise  de 
dédomma2:ement.  Il  avait  dû  éo:alement  se  sauver  de 
Parme  et  de  \enise  pour  de  fâcheuses  affaires.  En 
1766,  à  Paris,  il  eut  une  nouvelle  dispute  avec 
Razetti,  musicien  du  roi,  et,  le  duc  de  Richelieu 
s'étant  plaint  vivement,  dans  une  lettre  autographe, 

cès-verbal  du  commissaire  Chenu,  du  31j.  La  petite  Favier, 
ayant  refusé  de  réintégrer  le  domicile  de  ses  parents,  fut  mise 
à  Saiute-Pélagie,   aux  frais  de  sa  famille. 

1.  tjm.  Campardon  {Comédie-Italienne,  II,  49  et  suiv.)  a  publié 
des  documents  fort  curieux  sur  ces  démêlés  conjugaux. 


94  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

de  Pitrot,  coupable,  à  ce  qu'il  disait,  de  toutes  sortes 
d'insolences,  le  danseur  fut  mis  quinze  jours  au 
For-l'Évêque  et  sévèrement  réprimandé*.  Après  cette 
frasque,  Pitrot  vécut  encore  en  France.  Le  15  septem- 
bre 1767.  il  demeurait  rue  du  Jour,  paroisse  Saint- 
Eustache,  et  chargeait  un  procureur  de  recouvrer  ses 
créances^.  Quelques  années  plus  tard,  il  était  en 
Italie,  se  querellant,  suivant  sa  vieille  habitude,  avec 
un  autre  aventurier,  bien  connu,  lui  aussi,  de  Casa- 
nova, Ange  Goudar,  l'auteur  de  \  Histoire  des  gj-ecs 
et  de  V Espion  chinois^. 

Il  n'est  pas  aisé  de  savoir  qui  était  au  juste  la  belle 
Ancilla,  fdle  de  barcarol  comme  la  Gardela  et  la 
Roman.  Courtisane  et  danseuse  en  renom  à  Venise, 
elle  inspira,  d'après  notre  aventurier,  les  sentiments 
les  plus  tendres  à  John  Murray,  le  résident  anglais,  et 
à  lui-même.  Le  président  de  Brosses  l'avait  vue  toute 
jeune  à  \enlse;  il  disait  d'elle  et  de  la  Giulietta  que  ni 
les  fées  ni  les  anges  ensemble  ne  pourraient,  de  leurs 
dix    doigts,    former    deux    créatures    aussi    belles*. 

1.  Arcli.  de  la  Bastille,  12  291,  lettre  du  duc  de  Richelieu,  du 
8  juillet  1766;  rapport  de  l'inspecteur  Bourgoin;  ordres  du  roi 
des  14  et  30  juillet.  Cf.  Campardon,  loc.  cit. 

2.  Provenant,  soit  de  le^-s  portés  au  testament  du  feu  duc  de 
Montmorency,  soit  de  billets  signés  par  ce  grand  seigneur  à 
Louise  Reix,  sa  femme  (étude  Breuillaud).  Cette  année-là,  les 
Spectacles  de  Paris  (p.  67)  mentionnent  Pitrot  comme  maître  des 
ballets  de  la  Comédie-Italienne,  mais  l'année  suivante,  c'est 
Dehesse  qui  remplit  ces  fonctions. 

3.  Voir  le  pamphlet  anonyme  publié  contre  Goudar  et  intitulé 
Discorsa  ail'  orecchio  (AdemoUo,  Un  at^çerituricre  francese  in 
Ita/ia,  p.  107-8). 

4.  Lettre  du  président  de  Brosses  à  M.  de  Blancey,  29  août 
1739,  dans  les  Lettres  familières,  éd.  Babou,  1858,  I,  p.  146. 


DANSEURS    ET    DANSEUSES.  9b 

Ancilla,  tout  en  exerçant  son  métier  de  danseuse, 
tenait  en  même  temps,  dit  Casanova,  une  maison  où  le 
jeu  était  en  honneur,  et  où  il  était  permis,  à  condition 
qu'on  évitât  de  se  laisser  prendre  sur  le  fait,  de 
«  corriger  la  fortune  ».  Elle  se  fit  épouser  par  le 
danseur  Campioni,  et  alla  avec  lui  à  Londres,  où, 
d'après  l'auteur  des  Mémoires,  elle  dansa  avec  succès 
au  théâtre  de  Hay-Market,  et  causa  la  mort  d  un  très 
aimable  anglais'.  Casanova,  on  s'en  souvient,  ren- 
contra à  Lyon,  en  1730,  Yincenzo  Campioni  et  sa 
femme.  Ancilla.  dit-il,  mourut  jeune,  des  excès  dune 
vie  trop  exclusivement  consacrée  aux  plaisirs. 

C'est  elle,  je  crois,  que  visait  Meusnier,  dans  un 
de  ses  rapports  du  3  juin  1749,  où  il  parlait  d'une 
italienne  de  vingt-six  ans,  extrêmement  jolie,  qui, 
depuis  quatre  ou  cinq  mois,  demeurait  au  petit  hôtel 
du  Maine,  rue  des  Bons-Enfants,  près  le  Palais-Royal. 
Entretenue  d'abord  par  un  seigneur  polonais,  elle 
était  entrée  ensuite  dans  les  bonnes  grâces  de 
^L  Rollin.  fils  du  fermier  général,  et  de  M.  de  La 
Cerda,  neveu  de  l'ambassadeur  de  Portugal.  Le  duc 
de  Yillars  lui  faisait  aussi  de  fréquentes  visites,  favori- 
sées par  un  nommé  Langelo,  son  valet  de  chambre, 
qui  passait  pour  cousin  de  la  Campioni  et  finit 
d'ailleurs  par  partir  avec  elle.  «  Lue  espèce  d'intri- 
gant, ajoutait  Meusnier,  dans  une  autre  note  du 
y  février  17ol,  qui  a  paru  sur  les  derniers  temps  et 

1.  Sur  la  Campioni  à  Londres,  H.  Bleackley  {\oles  and  Que- 
ries,  11"  série,  V,  p.  361-2)  a  donné  de  curieux  détails  d'après 
T/ie  tosvn  and  country  Magazine. 


96       JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

qui  fait  aujourd'hui  une  figure  brillante  à  Paris,  se 
disait  le  mari  de  la  demoiselle  Campioni  »  :  notre 
beau  danseur  sans  doute  * , 

Celui-ci  était  depuis  longtemps  connu  à  Paris 
comme  un  personnage  peu  recommandable.  L'aven- 
ture d'une  certaine  madame  de  Prunelay,  à  laquelle 
il  fut  mêlé,  et  où  un  fils  de  famille  perdit  beaucoup 
d'argent,  avait  fait  du  bruit-.  Pendant  l'été  de  1742, 
il  parut  à  la  Comédie-Italienne,  avec  la  demoiselle 
Campioni,  dont  les  uns  disaient  qu'elle  était  sa 
sœur  et  les  autres  sa  femme.  Un  ordre  du  roi,  dont 
on  ignorait  la  cause,  les  avait,  dès  le  second  jour, 
empêchés  de  s'exhiber,  mais,  le  mois  suivant,  l'in- 
terdiction étant  levée,  le  public  put  les  applaudir 
à  rOpéra-Comique  et  à  la  Comédie-Italienne^. 
Dix  ans  plus  tard,  Campioni  était  chassé  de  Paris 
et  partait  pour  Londres,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas 
de  revenir  à  Paris  en  l7o8  et  d'y  lier  partie  avec 
la  fameuse  Lambertini  des  Mémoires  pour  attirer  les 
étourdis  autour  d'une  table  de  pharaon.  Il  se  faisait 
passer  alors  pour  un  seigneur  italien.  Casanova, 
bien  qu'il  n'en  ait  rien  dit,  le  rencontra  vraisembla- 
blement à  cette  époque.  Depuis,  il  le  trouva  plu- 
sieurs fois   sur  son  chemin,  en  particulier  en   1766, 


1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  242,  fol.  '!'>.  Cf.  Capon,  p.  174-5. 

2.  Il  avait  fallu,  en  1737,  mettre  un  frein  à  la  passion  un 
peu  trop  vive  que  cette  dame  témoignait  pour  le  pharaon,  le 
hiribi  et  autres  jeux  défendus  (Arcli.  de  la  Bastille,  11  369). 

3.  Les  frères  Parfaict,  dans  leur  Dicliomiaire  des  Thedires  (VII, 
add.  et  corr.,  p.  42'i-5),  tiennent  pour  la  sœur,  contre  le  Mer- 
cure d'août  1742,  p.  1858,  et  de  sept. -octobre,  p.  2080. 


DAXSEL'US  ET  DANSEUSES.  97 

à  Varsovie,  où,  au  moment  de  se  battre  avec  Bra- 
nicki,  il  confia  à  son  «  vero  amico  »  ses  papiers  les 
plus  importants  '.  En  1776,  il  semble  bien  que 
Gampioni  dansait  encore  avec  succès  sur  les  scènes 
italiennes.  Pendant  le  carnaval  de  cette  année,  il 
figurait  à  Florence  en  qualité  de  premier  danseur 
dans  lo  ballet  de  Sémiramis,  avec  la  «  signora  » 
Thérèse  Gampioni  comme  première  danseuse,  et  les 
gazettes  n'avaient  pas  assez  d'éloges  pour  vanter  ses 
talents.  Il  «  rendait  »,  disaient-elles,  Soliman  avec 
toute  la  majesté  ottomane,  et  seul  le  grand  Pitrot 
pouvait  lui  disputer  la  palme.  Les  Gampioni.  comme 
Pitrot  lui-même,  employaient  alors  leurs  loisirs  à 
batailler  avec  l'irascible  Goudar  -. 

Il  faudrait  un  volume  pour  narrer  l'existence, 
presque  toujours  romanesque,  de  tous  les  danseurs 
et  danseuses,  dont  les  noms  appai'aissent  dans  les 
Mémoires  de  notre  héros  ^  Aussi  bien  ne  devons-nous 
parler  ici  que  de  ceux  qui  ont  été  plus  ou  moins 
mêlés  à  ses  aventures  françaises.  A  ce  titre,  les  deux 
fdles  de  madame  Rivière  méritent  quelques  lignes. 

Au  cours  du  voyage  qu'il  lit  de  Munich  à  Paris 
après  son  évasion  des  Plombs  de  \enise.  Gasanova 
rencontra  l'aînée,  que  sa  mère  conduisait  à  Paris,  où 


1.  //  Ducllo.  p.  35  (éd.  J.  Pollio). 

2.  AdemoUo,  o/;.  cit.,  p.  lOG-7.  Cf.  p.  173,  n,  3,  où  il  est  ques- 
tion d'Antonio  Gampioni  et  de  Giustina  Bianchi,  née  Gam- 
pioni. 

3.  Beaucoup  étaient  italiens,  et  le  lecteur  curieux  de  les  con- 
naître trouvera  des  renseignements  sur  nombre  d'entre  eux 
dans    les   ouvrages   où   Gorrado    Ricci   et  Benedetto    Croce    ont 

6 


98  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

elle  devait  épouser  un  comédien*.  Les  demoiselles 
Rivière,  nées  en  Saxe  de  parents  français,  apparte- 
naient en  qualité  de  danseuses  à  la  Comédie  du  roi 
de  Pologne,  mais  à  plusieurs  reprises  elles  firent 
admirer  leur  talent  dans  le  genre  gracieux  au  Théâtre- 
Français  ainsi  qu'à  la  Comédie-Italienne.  L'aînée 
vint  en  France  toute  jeune  encore  —  elle  avait 
dix  ans  à  peine,  —  en  1750,  pour  se  perfectionner 
dans  son  art.  Au  cours  de  la  saison  d'été,  elle  parut 
avec  succès  sur  la  scène  de  la  Comédie-Française, 
puis  s'en  retourna  à  Dresde.  Au  début  de  1732, 
elle  revint  avec  un  nouveau  congé  et  joua,  au  mois 
d'août  de  l'année  suivante,  le  personnage  dansant 
de  l'Amour  dans  ï Amour  pique  par  une  abeille  et 
ffiiéri  pn?' iiji  baiser  de  Vénus.  Mademoiselle  Rivière 
quitta  Paris  en  septembre.  «  Elle  fait  actuellement, 
disaient  en  17oG  les  frères  Parfaict,  dans  leur  excel- 
lent Dictionnaire  des  Théâtres,  le  plaisir  de  la  cour 
(de  Saxe),  à  laquelle  elle  est  attachée.  »  Sa  sœur, 
ajoutaient  les  mêmes  auteurs,  petite  danseuse  comme 
son  aînée,  a  paru  également  au  Théâtre-Italien  et, 
comme  elle,  s'en  est  retournée  en  Saxe.  Dans  un 
passage  de  V Histoire  de  ma  fuite,  Casanova  a  parlé 
du  frère  des  demoiselles  Rivière,  qui  vivait  à  Paris 
peu  avant  la  Révolution,  «  chargé  de  famille  et 
d'affaires  de  la  maison  de  Saxe  ».  Beau-frère  de 
Carlin,    par    son    mariage    avec    une    actrice  de    la 

étudié,  les  Mémoires    de    Casanova    en    main,  le   personnel   des 
théâtres  de  Bologne  et  de  Naples. 
1.  Ou  un  danseur  (Schiltz,  V,  21-22). 


DANSEURS    ET    DANSEUSES.  99 

Comédie-Italienne,  Catheiine-x\ntoinette  Foulquier, 
dite  Catinon,  belle-sœur  du  célèbre  acteur,  il  fut  aussi 
l'ami  de  Goldoni,  qui  parle  de  lui  dans  ses  Mémoires^ 

I.  Parfaict.  Dictionnaire  des  Théâtres,  VII,  700-1:  Desboul- 
mievs,.  Hist.  du  Théâtre  italien,  VI,  129;  VII,  il6;  Jal,  Dictionnaire 
critique,  p.  315;  Campardon,  Comédie-Italienne,  I,  50;  Calen- 
drier hist.  des  Spectacles,  1751,  p.  25-6;  Mercure,  juin  1751,  II, 
160;  Histoire  de  ma  fuite,  p.  256;  Mémoires  de  Goldoni,  III,  284; 
Bibl.  nat.,  n.  a.  f.  19i7,  notice  sur  Carlin  et  sa  famille. 


CHAPITRE    VIII 


LAVIE    A    AEMSE,    LES   PLOMBS    ET 
L  !■     Il  E  T  O  U  n    E  N     FRANCE. 


Le  premier  séjour  parisien  de  Casanova  avait 
duré  deux  années  entières  \  à  moins  que  dès  cette 
époque  il  n'ait  fait  en  Angleterre  un  voyage,  dont  les 
Mémoires  ne  parlent  point-.  Il  partit  de  Paris,  dit-il, 
en  août  1752,  à  cause  d'une  querelle  avec  un  che- 
valier de  ïalvis.  gascon,  qu'il  devait  retrouver  plus 
tard  en  Hollande  et  à  Vienne.   Mais,  bien  souvent, 

1.  Deux  ans  et  deux  mois  (Scliiitz,  III,  452).  Le  rapport  de 
Meusnier,  cité  ù  propos  de  mademoiselle  Rabon,  pourrait  faire 
croire  que  CasanoTa  se  trouvait  encore  à  Paris  en  juillet  1753. 
Il  y  a  là  quelque  chose  d'assez  difficile  à  expliquer. 

2.  Lui-même,  dans  VHistoire  de  ma  fuite,  a  dit  qu'il  avait 
connu  à  Londres  le  secrétaire  Businello.  Mais  dans  les  Mémoires, 
il  s'agit  de  Paris,  et  non  de  Londres.  Nous  verrons  aussi  qu'avant 
d'emprisonner  Casanova,  on  lui  reprocha  de  ne  prôner  que 
Londres  et  Paris  et  de  se  vanter  à  tout  propos  de  ses  voyages 
en  France  et  en  Angleterre.  Cf.  E.  Mola,  Un  auventara  di  Casa- 
nova. Sara  de  Mm  ait  {Fanfulla  délia  Domenica,  22  sept.  1912). 


VENISE.   LES    PLOMBS.  101 

c'était  pour  ck-s  motifs  inoins  avouables  que  Casanova 
quittait  les  villes,  où  il  avait  demeuré  assez  long- 
temps pour  donner  aux  gens  de  police  le  loisir  de 
le  connaître.  Mieux  vaut  donc  peut-être,  pour  sa 
mémoire,  l'ombre  discrète  que  la  lumière  éclatante. 
En  tout  cas,  son  adversaire  s'appelait  très  authen- 
tiquement  messire  Michel-Louis-Gatien,  vicomte  de 
Talvis  (Tailvis  ou  Taillevis)  de  la  Perrine  '.  Il  tut  lieu- 
tenant au  Royal-Infanterie,  puis  mousquetaire  à  la 
première  compagnie.  Il  n'y  resta  pas  longtemps. 
Coureur  de  tripots,  joueur  déterminé.  Talvis  avait 
l'épée  impatiente,  et  ce  spadassin  grêlé,  comme  l'ap- 
pelle Casanova,  fut  un  jour,  avec  quelques  écervelés 
de  son  espèce,  le  héros  d'une  échauffourée  où,  en 
plein  jour  et  sous  les  fenêtres  d'un  commissaire,  les 
archers  et  les  soldats  du  guet  furent  étrangement 
malmenés  ^.  C'en  est  assez  pour  rendre  vraisemblable 
la  querelle  dont  parle  Casanova,  et  pour  faire  com- 
prendre l'inimitié  de  ces  deux  hommes  :  ils  se  res- 
semblaient trop  pour  pouvoir  s'aimera 

De  Paris.  Casanova  et  son  frère  François,  le  peintre, 

1.  .\rcli.  nat.,  Y  3S7,  fol.  19  \-°,  donation  du  15  mars  1757  à 
son  domestique  d'une  rente  viagère  de  150  livres. 

2.  Ibld.,  Y  12  162.  procès-verbal  de  la  rixe,  dressé  par  le  com- 
missaire Cadot  (2  avril  1759»,  cl  plainte  du  sieur  Dumoulin, 
négociant,  contre  Talvis  (7  juillet).  Cf.  un  rapport  de  Meusnier, 
du  1"' février  1757,  où  il  est  question  de  M.  de  la  Perrine,  joueur 
de  profession  (Arch.  de  la  Bast.,  10  234). 

3.  Les  documents  de  l'époque  parlent  bien  d'un  autre  Talvis, 
Alexandre-Jean-François  Taillevisse,  seigneur  de  la  Perrine  en 
Dunois.  Il  avait  épousé  à  Londres,  en  1754,  une  française. 
Jeanne  Tlioros,  qu'il  battait  comme  plâtre  (Arch.  nat.,  Y  15  267, 
comm.  Duchesne,  10  août  et  8  sept.  1759). 

6. 


102  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

qui  cherchait  encore  sa  voie,  s'en  allèrent  à  Dresde, 
où  ils  retrouvèrent  leur  mère.  Giacomo  y  resta  quel- 
que temps,  puis,  par  Prague,  Presbourg,  Vienne  et 
Trieste,  se  dirigea  vers  Venise.  L'avant-veille  de 
l'Asccnsa  (Ascension),  jour  mémorable  où  le  doge 
s'en  allait  au  Lido  sur  le  Baccntaure  épouser  la  mer, 
il  rentra,  «  après  trois  ans  d'absence  »,  dans  sa  ville 
natale.  Il  s'y  trouvait  seul  maintenant  de  sa  famille, 
mère,  frère,  sœur  s'étant  établis  sans  esprit  de  retour 
dans  la  capitale  de  la  Saxe. 

Si  l'on  en  croit  les  récits  des  voyageurs  ou  des 
Vénitiens  eux-mêmes,  c'était  une  ville  joyeuse  que 
la  ville  des  doges  au  milieu  du  xviii''  siècle.  Le  fond 
du  caractère  de  la  nation,  dit  Goldoni,  est  la  gaieté, 
et  le  fond  du  langage  vénitien  est  la  plaisanterie. 
«  On  chante  dans  les  places,  dans  les  rues  et  sur  les 
canaux.  Les  marchands  chantent  en  débitant  leurs 
marchandises,  les  ouvriers  en  quittant  leur  travail, 
les  gondoliers  en  attendant  leurs  maîtres  ^  »  Sans 
doute,  l'abbé  de  Bernis,  nouveau  venu  à  Venise,  se 
plaint  du  climat  trop  chaud  ou  trop  humide,  des 
rues  étroites,  des  ponts  continuels  à  passer,  glissants, 
dangereux,  sans  garde-fous,  du  masque  [bouta) 
étouffant  à  porter-.  Mais  ces  inconvénients  n'altèrent 
pas  l'humeur  des  Vénitiens.  Ils  n'est  pas  jusqu'aux 
couvents,  où  l'on  ne  trouve  l'écho  de  leurs  mœurs 
joviales.  Les  parloirs  sont  de  véritables  salons,  où  les 
nonnes,   magnifiquement  vêtues,  reçoivent  la  bonne 

1.  Mémoires  de  Gnldoni,  I,  280-1,  305. 

2.  Corrcsp.  Beiiiis  et  l'uris-Darei ney ,  I,  p.  90-'Jl. 


i 


VENISE,  LES    PLOMBS.  103 

société.  On  jonc  beaucoup  dans  les  ridoLii;  il  y  a 
foule  aux  théâtres  de  Saint-Samuel  et  de  Saint-Moïse  ; 
les  jours  de  fête,  des  milliers  de  personnes  se  pres- 
sent devant  Saint-Marc  ;  dans  les  rues  passagères  de 
la  Merceria,  entre  la  Piazzetta  et  le  Rialto,  les  cafés 
s'emplissent  d'une  foule  animée,  qui  commente  les 
nouvelles  et  prend  parti  pour  ou  contre  tel  auteur. 
Car,  dans  cet  étrange  pays,  les  gondoliers  eux- 
mêmes  ont  des  lettres  :  ils  savent  par  cœur  des 
passages  entiers  de  l'Ariosle  et  se  bercent  de  leur 
musique  '. 

Quel  milieu  plus  favorable  à  l'épanouissement 
d'un  jeune  homme  tel  que  Casanova?  «  J'étais,  dit- 
il,  retourné  dans  ma  patrie  assez  instruit,  plein  de 
moi-même,  étourdi,  aimant  le  plaisir,  ennemi  de 
prévoir,  parlant  de  tout  à  tort  et  à  travers,  gai, 
hardi,  vigoureux,  et  me  moquant,  au  milieu  d'une 
bande  d'amis  de  ma  clique  dont  j'étais  le  gonfalo- 
nier,  de  tout  ce  qui  me  paraissait  sottise,  soit  sacrée 
soit  profane,  appelant  préjugé  tout  ce  qui  n'était  pas 
connu  aux  sauvages,  jouant  gros  jeu,  trouvant  égal 
le  temps  de  la  nuit  à  celui  du  jour,  et  ne  respectant 
que  l'honneur,    dont  j'avais  toujours  le  nom  sur  les 

lèvres N'ayant  besoin,  pour  vivre,  ni  d'emploi  ni 

d'office,  qui  aurait  pu  gêner  pour  quelques  heures  ma 
liberté,   ou  m'obliger  à  en  imposer  au  public  avec 


1.  Mémoires  de  Goldoni,  I,  305.  Sur  Venise  au  xviii°  siècle, 
on  lira  avec  profit  le  troisième  volume  du  bel  ouvrage,  abon- 
damment illustré,  de  P.  Molmenti,  Venezia  ne/la  vita  piivata, 
et  le  livre  très  vivant  de  Ph.  Monnier,   Venise  au  XVIIP  siècle. 


104  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

une  conduite  régulière  et  édifiante,  je  me  félicitais  et 
j'allais  mon  train  \  » 

Casanova  était  en  veine  de  sincérité  quand  il  écri- 
vit ce  passage,  où  il  s  est  jieint  au  naturel  tel  qu'il 
était  à  vingt-cinq  ans.  Ceux  qui  l'ont  connu  alors  le 
représentent,  en  effet,  comme  le  plus  insupportable 
garnement  et  le  plus  extravagant  des  hommes. 

«  D'où  sort-il,  ce  fils  de  la  Buranella,  confiait  l'espion 
Manuzzi  aux  Inquisiteurs  d'Etat,  et  quelle  singulière 
carrière  est  la  sienne?  Prêtre  défroqué,  violoniste  au 
théâtre  du  noble  Grimani,  avocat  attaché  au  cabinet 
de  Marco  Leze,  il  a  fait  tous  les  métiers.  Maintenant, 
on  ne  lui  connaît  aucun  moyen  d'existence,  et  pour- 
tant il  ne  manque  point  d'argent.  On  ne  peut  lui 
refuser  de  l'instruction;  d'aucuns  même  prétendent 
que  c'est  «  una  gran  testa  ».  Il  a  voyagé  comme 
homme  de  lettres  en  France  et  en  Angleterre,  il  écrit 
en  prose  et  en  vers.  On  le  rencontre  à  la  Merceria, 
dans  les  «  botteghc  d'acque  »,  conversant  avec  Marc- 
Antoine  Zorzi,  Bernard  Memmo,  Antoine  Braida,  dont 
la  principale  occupation  est  de  siffler  les  comédies  de 
l'abbé  Ghiari.  Même  une  pièce  de  lui  sur  ce  sujet 
court  sous  le  manteau.  G'est  un  habile  homme;  il 
s'introduit  partout.  Plébéien,  il  fréquente  chez  des 
patriciens  et  excite  les  jeunes  gens  au  libertinage. 
Vénitien,  il  a  des  accointances  suspectes  avec  les 
ministres  étrangers.  Il  abuse  de  la  crédulité  des  bonnes 
gens,  dont  il  tourne  la  tête  avec  des  histoires  de  cabale 

1.  Ilisloirc  de  ma  fuite,  p.  12-13. 


VENISE,   LES    PLOMBS.  lOS 

et  de  rose-croix;  il  leur  persuade  qu'ils  ne  mourront 
pas,  mais  qu'ils  passeront  par  le  chemin  de  la  Voie 
lactée  dans  la  région  des  adeptes.  Ainsi  parvient-il  à 
vivre  aux  dépens  d'autrui,  et  en  particulier  de  Zuan 
Bragadin,  à  Santa-Marina.  C'est  un  épicurien  et  un 
voluptueux,  qui  s'attaque  indifféremment  aux  femmes 
mariées  et  aux  jeunes  fdles.  Enfin,  c'est  un  athée, 
qui  bat  en  brèche  la  religion  et  se  moque  ouverte- 
ment de  ceux  qui  la  pratiquent.  Il  a  chez  lui  beau- 
coup de  mauvais  livres  et,  au  fond  d'une  armoire, 
des  objets  étranges,  dont  une  sorte  de  tablier  de  cuir, 
comme  en  portent  des  gens  c[ui  se  disent  maçons 
dans  ce  qu'ils  appellent  leurs  loges'.  » 

En  173o,  l'abbé  Chiari  se  vengea  des  attaques  du 
jeune  homme,  en  publiant  un  roman  intitulé  La 
Commediante  in  fortuna,  oii  Casanova  n'eut  pas  de 
peine  à  se  reconnaître  sous  le  nom  de  M.  Yanesio.  Et 
sa  haine  contre  le  rival  de  Goldoni  en  devint  encore 
plus  violente.  Ce  portrait  satirique  l'aurait-il  à  ce 
point  piqué  au  vif,  s'il  ne  s'y  était  trouvé,  mêlées  à 
quelques  insinuations  venimeuses,  des  vérités  incon- 
testables? «  On  ne  connaît  pas,  écrivait  l'abbé, 
l'origine  de  M.  Vanesio,  mais  on  le  dit  bâtard.  Il  est 
bien  fait  de  sa  personne,  de  teint  olivâtre,  affecté  dans 
ses  manières,  et  d'une  assurance  incroyable.  C'est  un 
de  ces  astres  qui  brillent  dans  la  société,  sans  qu'on 
sache  d'où  leur  vient  leur  splendeur,  ni  comment  ils 

1.  Les  rapports  secrets  du  confident  Manuzzi  (années  i75'i  et 
1755)  ont  été  publiés  pour  la  première  fois  par  E.  Mola,  dans 
la  Rivista  Eiiropca.  t.  XXIII,   1881,  p.  856-860. 


lOG      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

l'ont  pour  vivre,  et  pour  vivre  sans  rien  l'aire,  n'ayant 
ni  biens  au  soleil,  ni  emplois,  ni  capacités...  Infatué 
jusqu'à  la  manie  de  tout  ce  qui  vient  d'outre-monts,  il 
n'a  jamais  à  la  bouche  que  Londres  et  Paris,  comme 
si,  hors  ces  fameuses  capitales,  il  n'y  avait  plus  rien 
au  monde.  De  fait,  il  y  a  demeuré  quelque  temps,  je 
ne  sais  sous  quel  habit,  ni  avec  quel  succès.  Il  faut 
que  Londres  et  Paris  entrent  dans  tout  ce  qu'il  dit. 
Londres  et  Paris  lui  servent  de  modèle  pour  son 
genre  de  vie,  pour  ses  vêtements,  pour  ses  études,  en 
un  mot  pour  ses  sottises.  Toujours  soigné  comme  un 
Narcisse,  il  se  rengorge;  un  ballon  n'est  pas  plus 
gonflé  d'air  que  lui  de  vanité;  un  moulin  n'est  pas 
plus  agité.  Il  n'a  de  cesse  qu'il  ne  se  faufile  partout, 
qu'il  ne  fasse  la  cour  à  toutes  les  femmes,  qu'il  ne 
saisisse  toutes  les  occasions  favorables,  ou  de  se 
procurer  de  l'argent,  ou  de  se  servir  de  ses  succès 
amoureux  pour  se  pousser.  Avec  les  avares  il  fait 
l'alchimiste,  avec  les  belles  le  poète,  avec  les  grands 
le  politique,  avec  tous  tout  ^  » 

De  fait,  les  allégations  précises  de  l'espion 
Manuzzi,  comme  les  allusions  plus  vagues  de  Chiari, 
se  retrouvent  dans  les  Mémoires  de  Casanova,  et  il 


1.  Conimediantc  in  fortuna,  II.  130,  cité  par  R.  Fuliii,  Casa- 
nova e  gC  Jn(]uisitori  di  Stato,  p.  13,  et  Atti  delP  Istituto  Vcncto, 
1877,  p.  551,  n.  3.  Sur  les  démêlés  de  Casanova  avec  l'abbé 
Chiari,  voir  surtout  A.  Ravà,  G.  Casanova  e  l'abate  Chiari, 
Venise,  1911  (extr.  du  Nuovo  Archivio  Vcncto,  nouvelle  série, 
t.  XXI,  1"  partie).  Ravà  y  publie,  d'après  le  ins.  de  Dux, 
VEpistola  di  G.  C,  Viniziano,  indiritta  ail'  abatc  Chiari,  Dres- 
ciano,  1755,  en  vers  martelliens,  avec,  naturellement,  une  épi- 
graphe tirée  d'Horace. 


VENISE,   LES    PLOMBS.  107 

semble  bien  que  l'aventurier  nous  a  donné  un  récit  à 
peu  près  exact  de  sa  vie  vénitienne  entre  lloS  et 
1733.  Tout  au  plus  a-t-il  pu  passer  sous  silence  ou 
se  contenter  d'indiquer  légèrement  quelques  détails, 
particulièrement  pénibles  à  son  amour-propre. 

Il  a  conté  ses  relations  avec  les  trois  patriciens 
Barbaro,  Dandolo  et  Bragadin,  —  ce  dernier  nommé 
Serenus  en  langue  de  cabale  —  bons  vieillards 
ingénus,  dont  le  «  cher  Giacometto  »  avait  capté  la 
confiance',  avec  les  frères  Memmo,  André,  Bernard 
et  Laurent,  que  leur  mère  s'efforçait  en  vain  de  sous- 
traire à  sa  pernicieuse  influence,  et  dont  l'un  tout  ou 
moins  resta  en  relations  avec  lui  jusqu'à  sa  mort-, 
avec  Marc-Antoine  Zorzi  et  sa  jeune  femme,  Marie- 
Thérèse  Dolfin,  dont  il  passait  pour  être  l'ami  très 
intime  ^ 

Sur  ses  aventures  d'amour,  il  a.  bien  entendu, 
insisté  avec  complaisance,  en  particulier  sur  l'histoire 
de  la  belle  religieuse  M.  M.,  dont  il  partageait  les 
faveurs,  s'il  faut  l'en  croire,  dans  un  ménage  à  trois 
parfaitement  scandaleux,  avec  l'abbé  de  Bernis, 
ambassadeur  de  France.  Qui  pourrait  dire  ce  qu'il  y 
a  de  vrai  dans  ce  récit,  que  les  historiens  de  Bernis 

1.  Jean-Baptiste  Barbara,  né  en  1695;  André  Dandolo,  né  en 
1697;  Mathieu-Jean  Bragadin,  né  en  1689  (noies  Toderini,  citées 
par  A.  d'Ancona,    Viaggiatori  e  at>i>enturierL,   1912). 

2.  André  Memmo,  l'aîné,  était  né  en  1729:  Bernard  et  Laurent 
en  1730  et  1733.  Ils  étaient  donc  tous  plus  jeunes  de  plusieurs 
années  que  Casanova  (notes  Toderini).  P.  Molraenti  a  publié 
dans  son  Carteggio  Casanoviano  diverses  lettres  d'André  Memmo 
à  Casanova. 

3.  Le  mariage  Zorzi-Dolfin  avait  eu  lieu  en  1748(Notes  Toderini). 


108      JACQUES  CASANOVA.  VENITIEN. 

ont  repoussé  du  pied  comme  une  calomnie  abomi- 
nable'? Les  documents  ne  fournissent  là-dessus  nul 
indice,  et  ce  serait  solliciter  les  textes  que  de  voir  une 
allusion  dans  le  passage  où  Manuzzi  fait  un  crime  à 
son  jeune  compatriote  de  ses  accointances  avec  les 
ministres   étrangers  '.   On    sait   que  l'abbé  menait  à 
Venise,  dans  sa  belle  maison  de  la  Madonna  dell'Orto, 
une  vi.e  de  grand  seigneur.  Il  y  avait  cliez  lui  des 
tapisseries    magnifiques,    des    lustres    de    cristal    de 
toute  beauté,   un   cuisinier    éméritc"  —  dont    Casa- 
nova   parle,    au    demeurant  — ,    mais  les   gondoles 
attacliées,   au  bout  du  jardin,  à    des  pieux  fleurde- 
lisés,    le     conduisaient-elles    vraiment     aux     orgies 
casanoviennes  du  casin  de  Murano  ^?  Quant  à  la  belle 
l\I.  M.,  on  a  cru  que  ce  pouvait  être  ime  certaine  Anna 
Micheli,  dont  madame  du  Bocage,  la  poétesse  fran- 
çaise,   passant    à    Venise   en    1757,    raconte  que   sa 
grande  beauté  attirait  au  parloir  de  son  couvent  une 
foule  d'adorateurs^.  Cependant  Barthold,  qui  avait  vu 

1.  «  Il  (Bernis)  a  le  droit  d'être  cru,  quand  d'un  mot  il  raye 
tout  ce  qu'a  écrit  Casanova.  Aussi  bien  ce  qui  est  écrit  et  lu 
sous  le  manteau  ne  A-aut  pas  la  peine  qu'on  le  réfute  »  (Fr.  Mas- 
son,  Mémoires  et  lettres  de  Bernis,  I,  p.  XLv). 

2.  Sur  John  Murra_y,  le  résident  anglais,  dont  le  nom  tient  une 
assez  grande  place  dans  le  récit  des  Mémoires,  voir  F.  Steuart, 
Notes  and  Queries,  11°  série,  t,  V,  p.  315,  et  H.  Bleackley, 
ibid.,  p.  207-8,  et  t.  YI,  p.  53. 

3.  "  Je  le  verrais  (Bernis)  encore  plus  souvent,  écrivait,  en 
1754,  Algarotti  à  Frédéric  II,  s'il  n'avait  un  si  bon  cuisinier  » 
{Œuvres  de  Frédéric  II,  éd.  de  Berlin,  XVIII,  «2). 

4.  Sur  la  maison  de  Bernis  à  Venise,  voir  Fr.  Masson,  op.  cit., 
p.  419-420. 

5.  A.  d'Ancona,  Viaggiatori  e  ai>i>cniuricri,  p.  399-400,  citant 
les   Œuvres  de    madame   du  Bocage,  III,  156-7.  E.   Mola  (Fan- 


VEMSE,  LES    PLOMRS.  109 

à  Leipzig  ]e  manuscrit  original  des  Mémoires, 
affirme  que,  malgré  le  grattage,  on  y  lit  nettement 
Marie-Madeleine,  et  Hermann  von  Loehner,  dépouil- 
lant les  registres  des  religieuses  de  Murano,  y  a 
tlécouvert  une  Maria-Maddalena,  dont,  par  discrétion 
rétrospective,  il  tait  le  nom  de  famille,  se  bornant  à 
donner  la  date  de  sa  naissance  ^  Ce  pourrait  bien 
être  l'héroïne  de  Casanova.  Mais  paix  soit  à  ses 
cendres  ! 

De  son  aftiliation  à  la  maçonnerie,  de  ses  prétentions 
à  l'alchimie  et  à  la  cabale,  Casanova  n'a  pas  craint  non 
plus  de  parler  sans  détours.  Dans  la  Clavicule  de 
Saloinon,  les  Talismans^  la  Cabale,  Zecor-Ben, 
Picatrix  et  autres  livres  de  magie,  il  puisait  la 
science  avec  laquelle  il  abusait  les  âmes  candides, 
n'étant  pas  fâché,  dit-il,  qu'on  le  crut  un  peu  sorcier 
et  capable  de  se  procurer  à  toute  heure,  par  la  vertu 
de  leurs  infaillibles  formules,  des  colloques  avec  les 
démons.  Il  a  parlé  aussi  du  petit  roman  de  l'abbé 
Chiari,  où  il  était  si  vertement  malmené,  et  du 
dénonciateur  à  gages,  qui  en  secret  préparait  sa  perte. 

En  mars  1735,  pour  être  plus  près,  dit-il,  d'une 
fdlc  qu'il  aimait,  Casanova  avait  loué  un  appartement 

fdlla  dt'lla  Domenica,  29  septembre  1912)  n'est  pas  loin  d'adopter 
cette  manière  de  voir.  Casanova  cependant,  en  un  passage  où  il 
est  impossible  de  voir  une  allusion  à  M.  M.,  avait  parlé  de  la 
■<  jeune  et  charmante  sœur  Micheli,  qui  avait  pris  le  voile  pour 
prouver  à  sa  mère  qu'elle  avait  plus  d'esprit  qu'elle  ». 

1.  Le  8  janvier  1731,  ce  qui  confirmerait  le  dire  de  Casanova, 
qui  donne  à  ]\L  M.  vingt-deux  ans  en  1753  ou  1754,  et  trente 
en  1760  (exemplaire  des  Mémoires  annoté  par  von  Lœhner,  à  la 
Stadt-Bibliothek  de  Vienne). 


110  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

aux  Fondamente-Nuove,  ou  Quai-Neuf.  Il  se  sentait  sur- 
veillé, mais  ne  s'inquiétait  pas  outre  mesure.  Pourtant, 
l'heure  de  rendre  des  comptes  approchait.  Le  25  juil- 
let, Matteo  Yaruti,  messor-grande,  délégué  par  les 
Inquisiteurs,  se  mit  en  campagne,  muni  d'un  mandat 
d'arrêt  et  de  perquisition  en  bonne  forme.  Arrivé  avec 
ses  sbires  derrière  la  Gavallerizza,  «  in  calle  di 
Mezzo  ».  il  frappa  à  la  quatrième  porte  à  droite.  La 
bonne  femme  d'hôtesse  le  conduisit  à  la  chambre  de 
Casanova,  qui,  revenant  de  l'Erbaria,  s'était  couché. 
Messer-grande  l'arrêta,  saisit  ses  papiers,  et,  le  jour 
même,  adressa  son  rapport  aux  illustrissimes  et  excel- 
lentissimes  seigneurs,  les  Inquisiteurs  d'Etat  :  «  Pour 
obéir  aux  ordres  vénérés  de  Vos  Excellences,  j'ai 
arrêté  et  conduit  dans  les  prisons  Giacomo  Casanova, 
et,  ayant  fait  une  attentive  perquisition  dans  son 
habitation,  j'ai  retrouvé  tous  les  papiers  que  je  remets 
humblement  à  Vos  Excellences  ' .  Avec  la  même 
humilité  je  vous  en  réfère,  et  avec  la  plus  entière 
soumission  je  m'incline  devant  vous.  Mattio  Varuti, 
capitaine-grand-.  » 


1.  II  y  avait,  parmi  ces  livres,  outre  les  ouvrages  de  magie 
cités  plus  haut,  Pétrarque,  l'Arioste,  Horace,  le  Portier  des  Char- 
treux, l'Arétin,  et  «  le  Philosophe  nii/ilaire,  manuscrit  que 
Mathilde  m'avait  donné  ».  Dans  une  note  de  Dux  on  lit  :  <■  Le 
Mi/itaire  philosophe  n'existait  pas  imprimé  lorsque  je  connais- 
sais Mathilde.  Il  était  de  Voltaire,  et  vingt  ans  après  Voltaire 
dit  en  vain  que  c'était  de  Saint-Hyacinthe.  ■■  Le  Militaire  philo- 
sophe, on  difficultés  sur  la  religion,  proposées  au  P.  Malebranche, 
par  un  ancien  officier,  refait  plus  tard  par  Naigeon,  ne  se  trou- 
vait en  effet  alors  qu'en  manuscrit  dans  les  cabinets  des  curieux. 

2.  A.  Baschet,  Livre,  1881,  p.   19.  Les  renseignements  sur  la 


I 


VENISE,  LES    PLOMBS.  IH 

Mépris  public  pour  la  sainte  religion,  telle  était  la 
raison  oflicielle  de  cette  mesure  rigoureuse.  Il  v  en 
avait  assurément  bien  d'autres.  Faut-il  compter 
parmi  les  plus  importantes  le  fait  d'être  membre,  et 
peut-être  d'avoir  donné  l'idée  de  la  première  loge 
vénitienne,  car  on  avait  alors  grand  peur  en  Italie  des 
sociétés  secrètes?  «  Non  contonî,  disait  ^lanuzzi, 
d'escroquer,  même  au  jeu,  ce  hâbleur  veut  nous  créer 
des  ditlicultés  avec  ses  bavardages,  dangereux  pour  la 
tranquillité  publique.  »  Peut-être  aussi  l'un  des 
Inquisiteurs,  Antonio  Condulmer,  qui,  tout  en  proté- 
geant l'abbé  Chiari,  adversaire  de  Casanova,  avait  un 
faible  pour  l'amie  de  ce  dernier,  la  belle  madame  Zorzi, 
n'était-il  pas  fâché  de  se  débarrasser  d'un  rival  impor- 
tun. Dans  une  de  ses  productions  inédites,  Casanova 
lui-même  s'est  expliqué  là-dessus  avec  une  discrétion 
qui  n'exclut  pas  forcément  la  bonne  foi  :  «  Etant 
jeune  dans  Venise,  ma  patrie,  étourdi  et  libertin, 
messieurs  les  Inquisiteurs  d'Etat,  maîtres  souverains 
de  la  police,  trouvèrent  à  propos  de  mettre  un  frein 
à  ma  conduite...  Je  n'avais  commis  aucun  crime; 
il  est  cependant  vrai  qu'ils  pouvaient  s'y  attendre. 
Ils  me  firent  enfermer  pour  précaution  et  pour  me 
faire  du  bien,  comme  les  amoureux  pères  font  quel- 
quefois vis-à-vis  de  leurs  enfants  \  » 

Quoi  qu'il  en  soit,   Casanova,  condamné   peu  de 


maison  de  Casanova  et  sur  le  mobilier  de  sa  chambre  avaient 
été  fournis  par  le  «  confident  »  Manuzzi. 

1.  Confutation  de  deux  articles...  de  la  Gazette  d'h'na,  ms.  de 
Dus. 


112      JAnOUES  CASANOVA,  VÉNLTIEN. 

jours  après  à  cinq  années  d'emprisonnement  sous  les 
Plombs,  entrait  dans  une  des  cellules  pratiquées 
dans  les  combles  du  Palais  Ducal,  et  dont  le  moindre 
désagrément  était  de  laisser  pénétrer,  l'hiver,  un  froid 
très  vit",  l'été,  une  chaleur  excessive.  C'est  de  là  qu'il 
parvint  à  s'échapper  dans  la  nuit  du  31  octobre  1756. 
L'emprisonnement  et  l'évasion  de  Casanova,  dont 
il  publia  lui-même  le  récit  de  son  vivant  à  Prague 
en  1788',  et  qu'il  reprit,  avec  quelques  variantes 
peu  importantes,  dans  ses  Mémoires,  sont  certaine- 
ment l'épisode  le  plus  connu  de  cette  extraordinaire 
existence.  Si  vives  et  si  nettes  sont  les  descriptions, 
si  émouvantes  les  situations,  si  terribles  les  périls 
courus,  que  le  lecteur  suit  avec  un  intérêt  croissant 
les  péripéties  de  ce  drame,  où  les  effets  sont  ménagés 
avec  la  plus  grande  habileté.  La  peintmx  de  la 
prison,  les  souffrances  du  prisonnier,  le  portrait  du 
geôlier  Laurent  (Lorenzo  Basadonna)  et  des  cama- 
rades de  captivité,  les  projets  d'évasion  lentement 
mûris,  la  fabrication  des  instruments  nécessaires, 
le  changement  de  cachot  au  moment  où  le  but 
semble  atteint,  les  ruses  pour  endormir  la  surveil- 
lance, pour  correspondre  avec  le  détenu  voisin, 
hébéter  le  compagnon  de  cellule,  percer  au  plafond,  à 
l'insu  de  tous,  le  trou  libérateur,  la  fuite  enfin  avec  le 
Père  Balbi  sur  les  toits  du  Palais  Ducal,  rendus 
glissants  par  le  brouillard,  éclairés  par  la  lune,  rien 

1.  Histoire  de  ma  fuite  des  prisons  de  la  Re'piibli'jiie  de  Venise 
qic'on  appelle  les  Plombs,  écrite  à  Dux  en  Bohême  Vannée  1781. 
[Prague],  1788,  in-8,  réinipr.  en  188'i  à  Bordeaux  par  M.  B.  do  F. 


VENISE,   LES    PLOMBS.  113 

de  plus  attachant  ni  même  de  plus  émouvant  à 
suivre.  Il  faut  en  lire  les  détails  dans  les  Mémoires, 
ou,  mieux  encore,  dans  YHistoire  de  ma  fuite,  qui 
présente  dans  son  texte  original,  en  un  français  mala- 
droit, mais  savoureux,  la  rédaction  de  Casanova  lui- 
même. 

La  réalité  de  cette  évasion,  attestée  par  de  multiples 
témoignages,  n'a  jamais  été  niée  par  personne.  Une 
gazette  vénitienne  ne  l'a-t-elle  pas  annoncée  le  len- 
demain même,  et  la  note  des  réparations  effectuées 
au  Palais  Ducal,  trouvée  dans  les  Archives  de  \enise, 
ne  se  réjère-t-elle  pas  de  toute  évidence  aux  dégâts 
causés  par  le  passage  des  deux  fugitifs?  Mais  on  a 
contesté  la  vraisemblance  de  certains  détails  et  émis 
l'hypothèse  que  Casanova  fut  aidé  par  son  vieux  pro- 
tecteur Bragadin,  peut-être  par  les  Inquisiteurs  eux- 
mêmes.  De  son  vivant,  alors  qu'il  contait  sa  fuite  à 
peu  près  partout  où  il  passait,  il  rencontra  des 
incrédules.  Même  un  gazetier  allemand,  rendant 
compte  de  YHistoire  de  ma  fuite,  éleva  quelques 
doutes  dans  la  Gazette  d'Ièna.  La  question  a  fait 
couler  beaucoup  d'encre  ;  elle  en  fera  peut-être  couler 
beaucoup  encore,  et  Casanova  n'est  plus  là  pour 
répondre  à  ses  contradicteurs.  ?Nous  ne  pouvons,  cela 
va  sans  dire,  entreprendre  ici  l'examen  de  toutes  les 
théories,  la  discussion  de  tous  les  documents.  Nous 
pensons  seulement  que  les  détails  de  l'évasion  casa- 
novienne.  tels  qu'on  les  trouve  dans  YHistoire  de 
ma  fuite,  c'est-à-dire  dans  le  seul  texte  dont  il  soit 
actuellement   permis    de  faire   état,    n'ont    rien    qui 


114  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

choque  la  vraisemblance,  et  que  le  passage  du  prince 
de  Ligne,  où  ce  grand  seigneur,  d'ailleurs  favorable 
à  Casanova  —  il  faut  le  reconnaître  —  dit  que  la 
vérité  du  récit  lui  a  été  attestée  par  nombre  de  véni- 
tiens, ne  manque  pas  d'un  certain  poids.  Il  est  bien 
étrange,  en  tout  cas.  qu'aucun  vénitien  ne  se  soit  élevé 
contre  V Histoire  de  ma  fuite,  dont  des  exemplaires 
ont  certainement  circulé  à  Venise;  bien  au  contraire, 
André  Memmo  eut  l'occasion  —  il  le  dit  dans  une 
lettre  —  de  faire  remarquer  sur  les  lieux  mêmes 
à  l'aventurier   le  grand    danger  qu'il   avait   courue 

1.  ■>  Mi  dispiaque  clie  non  abbiate  falta  memoria  del  momento 
in  cui  io  vi  condussi  ad  osservare,  dopo  20  anni,  il  vostro 
pericolo,  che  siil  falîo  non  avete  potuto  per  intiero  conoscere 
corne  dappoi  «  (lettre  du  22  sept.  17S8.  publ.  par  Molrnenti. 
Archii'io  slorico  ilaliano,  XLVII,  p.  334).  Cf.  une  lettre  de  Pietro 
Zaguri,  autre  patricien  de  Venise,  à  Casanova,  du  25  jan- 
vier 1789  (P.  Molrnenti,  Lettere  di  P.  Zaguri  a  Giacomo  Casa- 
iiorq,  p.  33-34).  11  y  a  bien  des  articles  à  lire  sur  l'emprisonne- 
ment et  l'évasion  de  Casanova.  Le  lecteur  nous  saura  peut-être 
gré  de  lui  indiquer  les  principaux  :  R.  Fulin;  Casanova  c  ^T 
InquLsitori  di  Sfnti),  dans  Atli  delT  Istitiiio  l'eneto,  1877  :  A.  Bas- 
cliet,  Preuves  de  t'authcnticifé  des  Mémoires  de  Casanova,  dans 
le  Livre,  partie  rétrospective,  1881;  A.  d'Ancona,  dans  la  Nuova 
.ini()/(>s;ia,  1882,  rej)ris  et  complété  dans  l'ouvrage  intitulé  : 
Viaggiatori  e  avvenluricri,  Florence,  1912,  in-S.  où  Tillustre  bis- 
torien  delà  littérature  italienne  a  parfaitement  exposé  les  diverses 
théories  et  donné  les  meilleures  raisons  d'accorder,  sur  le  plus 
grand  nombre  de  points,  créance  à  Casanova;  E.  Mola,  Giacomo 
Casanova  e  ta  Repubbtica  di  Venezia,  dans  la  Rivisia  Europea, 
.\.\III,  1881,  p.  85G-69;  G.  Dolcetti,  La  fiiga  di  G.  C.  dai  piombi 
di  Venezia.  dans  IVuovo  Arc/t.  veneio,  nouvelle  série,  VII,  1904, 
p.  161-173;  G.  Gugitz,  Casanova  un  ter  de  ti  Bleidàctiern,  dans 
Duxer  Zeitung,  14,  18  et  21  janvier  1911  ;  D'  Guède,  Casanova  et 
son  évasion  des  l^lombs,  dans  Mercure  de  France,  l"'  et  16  jan- 
vier 1912;  ,].-F.-H.  Adnesse,  Casanova  et  son  évasion  des  Ptonibs. 
Réponse  à  M.  le  D''  Guède  {ibid.,  \"  sept.  1912,  p.  89-99); 
D'  Guède.  Casanova.  Réponse,  à  M.  Adnesse  (ibid.,  l"janv.  1913); 


VENISE,   LES    PLOMBS.  115 

Heureusement  sorti  des  Plombs,  Casanova  parvint 
avec  le  même  bonheur  à  franchir  les  frontières  de  la 
République.  Il  arrive  à  Munich,  où  il  rencontre  à 
l'oauberge  des  Trois-Mores  les  deux  Contarini  et  le 
comte  Pompei  S  laisse  à  Augsbourg  son  encombrant 
compagnon  de  fuite,  le  Père  Marino  Balbi",  rejoint  à 
Strasbourg  madame  Rivière  et  son  «  intéressante 
famille  »,  et  arrive  à  Paris,  «  mal  en  harnois^  »,  le 
5  janvier  1737,  «  jour  à  jamais  odieux  à  tous  les 
bons  français,  disaient  les  nouvellistes,  oii  le  nommé 
Damiens,  du  pays  d'Artois,  porta  sa  main  parricide 
sur  le  meilleur  des  rois"*^  ». 

Ici  commence  le  deuxième  séjour  parisien  de 
Casanova,  le  plus  long  de  tous,  puisqu'il  dura  près 
de  trois  ans.  Ce  n'est  plus  un  débutant,  s'attaquant 
à  un  pays  nouveau  dont  il  rêve  la  conquête.  Il  a 
laissé  à  Paris  des  amis,  et  aussi  des  gens  en  place, 
auprès  de  qui  il  peut  se  faire  recommander.  Le  bruit 
de  son  évasion  l'a  précédé  ;  tout  le  monde  va  chercher 
à  connaître  le  héros  de  cette  équipée  extraordinaire. 


Salvatore  di  Giacomo,  Sto/ia  délia  mia  fuga,  1911  (trad.  ita- 
lienne et  réimpression  de  la  plupart  des  documents);  A.  Ravà, 
La  prima  edizionc  italiana  délia  Histoire  de  ma  fuite  di  G.  C. 
(Mnrzoceo,  15  oct.  l'.Ul). 

1.  (i.  Gugitz,  Casanova  nnter  den  Bleidiicliern  (d'après  le 
registre  des  étrang-ers).  Aux  Trois-Mores,  et  non  pas  au  Cerf. 

"2.  Il  dit  avoir  quitté  Munich  après  le  18  décembre  1756,  tandis 
que  les  petites  affiches  de  la  Gazette  d' Augsbourg  mentionnent 
déjà  à  la  date  du  16  décembre  :  ■•  Herr  Jacob  Casanova,  Ita- 
liener.  kommt  aus  Italien,  logiert  in  3  Mohren  »  {ibid.). 

3.  Conftttation...  de  la  Gazette  d'Iéna,   ms.  de  Dux. 

4.  Mémoires  de  la  Litne,  dans  Nouvelle  Rei'ue  rétrospective, 
X,   18'J9,  p.  78. 


116  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

L'avenir  s'annonce  donc  sous  les  meilleurs  auspices. 
Comme  sept  années  auparavant.  Casanova  s'installe 
dans  le  voisinage  de  ses  bons  et  fidèles  amis  Balletti, 
et  tout  de  suite  s'évertue  à  pénétrer  dans  les  cabinets 
des  ministres,  Bernis,  maintenant  ministre  des 
Affaires  Etrangères,  d'Argenson,  lieutenant  de  police 
et  ministre  de  la  Guerre,  et  dans  ceux  des  ambassa- 
deurs, Canlillana,  ministre  de  ■Naples,  Stahrenberg, 
envoyé  de  Vienne,  à  défaut  de  l'ambassadeur  vénitien, 
peu  disposé  sans  doute  à  le  recevoir  ' .  Les  fonds 
publics  sont  précisément  en  baisse,  le  trésor  presque 
à  sec,  les  questions  financières  à  l'ordre  du  jour  : 
bonne  occasion  pour  1'  «  ingénieux  Casanova  »  de 
montrer  son  savoir-faire. 


1.    Leltre  de   Casanova    à   d'Agrlié     1763),   publiée  pai-    Ravà- 
Giigitz,  au  t.  XV  (1913)  de  l'édition  Conrad,  p.  6-7. 


CHAPITRE  IX 


LES  FRERES  CALZAGIGI  ET  LA  LOTERIE 

DE  l'École  militaire. 


L'École  Militaire  avait  été  fondée  par  un  édit  de 
janvier  1751.  et  un  magnifîc[ue  hôtel,  construit  sur 
les  plans  de  l'architecte  Gabriel,  s'élevait  lentement 
dans  la  plaine  de  Grenelle,  pour  recevoir  cinq 
cents  jeunes  gentilhommes,  destinés  à  devenir  la  fleur 
de  l'armée  française.  Le  surintendant  de  l'Ecole  était 
le  maréchal  de  Bellisle,  ministi'e  de  la  Guerre,  le 
lieutenant  de  roi  commandant  en  chef  M.  de  Crois- 
mare,  l'intendant  Pàris-Duverney,  financier  célèbre, 
qui,  ayant  eu  la  première  idée  de  cet  établissement, 
en  avait  préparc  et  poursuivi  l'exécution,  comme 
d'un  monument  élevé  à  la  gloire  de  Louis  XV  et  de 
madame  de  Pompadour. 

Malheureusement,  au  début  de  l'année  1737,  la 
situation  financière  de  lllôtel  —  comme  on  disait  — 


118  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

était  loin  d'être  brillante.  L'examen  des  comptes  avait 
montré  que  l'Ecole  était  endettée  de  2  200  000  livres, 
et  que  les  déj^enses  annuelles  excédaient  les  revenus 
de  78  000  livres.  Gomment  prévenir  une  catastrophe, 
que  le  triste  état  du  trésor  ne  permettait  pas  d'empê- 
clier  ou  même  d  ajourner  à  longue  échéance?  On 
pensa  au  moyen  de  fortune  qu'emploient  dans  des 
cas  analogues  les  gouvernements  besogneux  :  la  lote- 
rie, revenu  certain  pour  l'Etat,  occupation  pour  les 
désœuvrés,  espérance  pour  les  malhevu-eux^  Le 
5  janvier  1757,  le  jour  même  de  l'arrivée  de  Casa- 
nova et  de  l'attentat  de  Damiens,  on  avait  parlé  au 
Conseil  de  l'Hôtel  de  l'urgente  nécessité  qui  s'impo- 
sait de  trouver  un  expédient  financier,  et  l'on  y  avait 
disculé  les  moyens  d'obtenir  une  lotei'ie  «  à  l'instar 
de  celle  d'Italie  ». 

Il  y  avait  alors  à  Paris  deux  frères,  natifs  de 
Livourne.  Ranieri.  ou  Régnier,  et  Jean-Antoine  Cal- 
zabigi,  dont  l'esprit  fertile  en  ressources  cherchait 
à  se  pousser  vers  la  fortune  par  la  littérature  et  les 
affaires.  L'aîné,  Ranieri,  alors  âgé  de  quarante- 
trois  ans,  s'était  déjà  fait  connaître  à  Madrid  et  à 
Naples  par  des  ouvrages  dramatiques.  En  France,  il 
continuait  à  s'occuper  de  littérature;  il  avait,  en 
1752,  composé  une  cantate,  mise  en  musique  par 
Bambini,  en   l'honneur  d'une  danseuse  de    l'Opéra, 


1.  Mémoires  tic  Goldonl,  I,  31(j.  Les  documents  officiels  sur 
l'Ecole  militaire  pour  la  période  qui  nous  intéresse,  et  en  par- 
ticulier les  procès-verbaux  de  son  Conseil,  se  trouvent  aux  Arch. 
nat.  (M  253,  MM  658,  659,  6G4,  66r,,  078,  682). 


LES    FRÈRES    CALZABIGI.  119 

la  belle  Élise  Le  Duc,  et  commencé  en  1755  la  publi- 
cation, dédiée  à  madame  de  Pompadour,  des 
œuvres  complètes  de  Métastase.  Il  vivait  très  retiré,  à 
cause  d'une  maladie  de  peau  qui  l'empêchait  de  se 
montrer  en  public,  écrivant  ou  ruminant  des  projets 
de  toute  sorte.  Son  frère  cadet,  Jean-Antoine,  chargé 
(lafTaires  du  roi  des  Deux-Siciles  à  la  cour  de  France, 
ou  plus  simplement  secrétaire  de  l'ambassadeur 
prince  d'Ardore  ',  avait  épousé  en  1750,  l'année 
même  de  son  arrivée  à  Paris,  une  veuve,  la  générale 
Lamothe,  dont  Casanova  a  prononcé  le  nom,  sans 
expliquer  cette  appellation  assez  imprévue.  Elle  se 
nommait  Simone  Dorcet,  et  avait  épousé  en  premières 
noces  Antoine  Duru  de  Lamothe,  chevalier  de  l'ordre 
du  roi  de  Pologne,  ancien  officier  général  de  ses 
troupes,  et  ancien  gouverneur  de  Cracovie.  Le  nom 
de  Lamothe  lui  était  resté  de  ce  premier  mari,  mort 
en  1735,  après  cinq  ans  de  ménage-.  Casanova  dit 
qu'elle  était  célèbre  par  son  ancienne  beauté  et  par  ses 
gouttes,  ce  qui  a  paru  sans  doute  énigmatique  à  la 
plupart  de  ses  lecteurs.  Il  est  bien  vrai  cependant 
qu'elle  tenait  de  feu  son  mari  le  privilège  exclusif,  et 
jalousement  défendu  \  de  débiter  des  «  gouttes  d'or», 
dont  la  vertu  curative  n'était  peut-être  pas  un 
mythe.  En  tout  cas,  les  gazettes  publiaient  souvent  le 
récit   de  leurs  guérisons    miraculeuses,  et  le   grand 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  293  (Gapon,  p.  157). 

2.  Arch.  nat.,  Y  11  655,  comm.    Daminois,  scellé  après  décès 
du  18  décembre  1735. 

3.  Ibid.,  Y  15  'i48.  comm.  Lan^lois,  et  Y  15  799,  comm.  [loche- 
brune. 


120  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Métastase  lui-même  faisait  usage  du  «  précieux  élixir  » . 
La  générale  Lamothe  avait  chez  elle,  rue  de  Richelieu, 
dans  un  cabinet  communiquant  avec  sa  chambre  à 
coucher,  un  laboratoire  muni  des  fourneaux  et  alam- 
bics, 011  elle  dosait  et  cuisait  ses  mixtures  ^  Elle  pos- 
sédait aussi  à  Passy,  rue  Basse,  une  maison  et  un 
jardin,  où  elle  découvrit,  en  1754,  des  eaux  miné- 
rales, dont  la  vente,  autorisée  deux  ans  après  par  un 
arrêt  du  Conseil  d'Etat,  lui  procura  bientôt  de  jolis 
bénéfices.  Habilement  lancées  et  soutenues  par  la 
réclame,  les  Noin>elles  Ean.v  firent  concurrence  aux 
anciennes,  et  attirèrent  de  nombreux  buveurs  sous  les 
ombrages  de  Passy. 

Les  frères  Calzabigi  étaient,  l'ahié  surtout,  très 
au  fait  dos  procédés  employés  dans  leur  pays  pour 
engraisser  les  trésors  publics  en  exploitant  l'amour 
du  jeu,  si  profondément  ancré  chez  leurs  compa- 
triotes. AUa-t-on  les  consulter,  ou  offrirent-ils  d'eux- 
mêmes  le  secours  de  leurs  lumières?  Le  fait  est  que 
leur  plan  parut  digne  d'attention,  que  madame  de 
Pompadour  fut  sollicitée  d'y  intéresser  le  roi,  et  que 
finalement  deux  arrêts  du  Conseil  d'Etat,  l'un  du 
Ld  août,  l'autre  du  iooctobi-e  1737,  autorisaient  pour 
trente  ans  le   Conseil  de  l'Ecole  Militaire  à  monter 


1,  Quand  elle  mourut,  en  1767,  les  hommes  de  loi  constatè- 
rent que  ces  appareils  étaient  la  propriété  de  son  beau-frère 
el  exécuteur  testamentaire,  Pierre-Louis  Phiesme-Paulian,  ancien 
officier  au  service  d'Espagne,  et  chevalier  de  l'ordre  du  Christ 
(Ârcli.  nat.,  Y  15  654,  comm.  Sirebeau,  scellé  après  décès).  Sur  les 
gouttes  d'or  de  la  générale  Lamothe,  voir  A.  Franklin,  La  vie 
prit'ée,  les  mddieaments,  p.  225. 


LES    FRERES    CALZABIGI.  121 

une  loterie  sur  les  mêmes  bases  que  celles  cfui  fonc- 
tionnaient déjà,  certaines  depuis  longtemps,  à.  Gênes, 
Rome,  Naples,  Venise,  et,  hors  d'Italie,  à  Vienne.  Pra- 
gue, Berlin,  Mannhcim  et  Bruxelles. 

Le  banco  lotto,  si  en  faveur  aujourd'hui  encore 
auprès  des  populations  italiennes,  peut  donner  une 
idée  de  ce  qu'était  cette  loterie  de  l'Ecole  Militaire, 
qui  allait  rencontrer  un  véritable  succès  jusqu'au 
moment  où,  en  177(3,  elle  fut  supprimée  et  rempla- 
cée par  la  loterie  royale  de  France*. 

Dans  une  «  roue  de  Fortune  »  on  plaçait  quatre- 
vingt-dix  boules  de  mêmes  dimension  et  couleur, 
contenant  chacune  un  numéro.  Le  jour  du  tirage 
public,  qui  eut  lieu  d'abord  dans  une  des  salles  de 
l'Arsenal,  dite  le  Magasin  générai,  puis  dans  la  grande 
salle  de  l'Hôtel  de  Ville-,  en  présence  des  membres 
du  Conseil  de  l'Ecole  Militaire,  les  numéros,  avant 
d'être  placés  dans  les  boules,  étaient  exposés  succes- 
sivement aux  yeux  des  assistants,  précaution  utile 
pour  empêcher  les  joueurs  malheureux  de  crier  à  la 
fraude.  On  mêlait  ensuite  les  boules,  et  un  enfant 
était  chargé,  selon  l'usage,  de  jouer  le  rôle  du  dieu 
hasard.  Le  public  était  libre  de  miser,  sur  chacun 
des  quatre-vingt-dix  numéros  au  choix,  soit  douze, 
soit  vingt-quatre,  soit  trente-six  sous,  en  augmen- 
tant toujours  de  douze.  Il  était  libre  aussi  de  placer 


I .  Arrêt  du  Conseil  du  30  juin  177G.  Le  derniei-  tirage  de  la 
loterie  de  l'Ecole  Militaire  eut  lieu  le  5  août  (Bibl.  nat.,  fr.  22  115, 
fol.  278  et  suiv.). 

2.  En  vertu  d'un  arrêt  du  Conseil  du  21  décembre  1758. 


122  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

sa  mise  de  Irois  manières  différentes  :  sur  un  seul 
numéro  (mettre  à  la  loterie  par  cxtrail),  sur  deux, 
(par  ambe).  sur  trois  (par  terne).  Les  joueurs  qui  se 
rencontraient  avoir  un,  deux,  trois,  quatre  ou  cinq 
numéros,  louchaient  des  lots  proportionnés  au  degré 
de  0  rencontre  »  et  au  montant  de  leurs  mises. 
Les  billets  étaient  délivrés  par  extraits,  jusqu'à  con- 
currence de  6  000  livres  au  total  sur  chaque  numéro, 
de  300  livres  sur  chaque  amhe,  de  150  livres  sur 
chaque  terne.  On  payait  15  fois  la  mise  pour  un 
seul  numéro  (extrait  simple),  270  l'ois  pour  deux 
numéros  liés  (ambe  simple)  et  5  200  fois  pour  trois 
numéros  liés  (terne  simple).  Bien  entendu,  il  était 
loisible  à  chacun  de  courir  sa  chance  par  extrait, 
ambe  ou  torne  sur  six,  sept,  huit,  neuf  numéros  et 
plus,  les  risques  augmentant  ainsi  à  proportion,  mais 
aussi  les  espérances.  Les  organisateurs  se  flattaient  de 
donner  aux  joueurs  des  avantages  sensiblement  plus 
forls  que  les  loteries  similaires  d'Italie  et  d'Autri- 
che. 

Bientôt  la  loterie  de  l'Ecole  Militaire  fonctionna, 
pour  la  grande  joie  du  populaire.  Le  premier  tirage 
eut  lieu  le  18  avril  1758.  Les  numéros  83,  4,  51.  27 
et  15  sortirent.  11  y  eut  plusieurs  ternes.  Un  heureux 
homme,  qui  avait  acheté  au  bureau  du  sieur  Labille, 
rue  A euve-des-Pe lits-Champs,  un  billet  de  six  nom- 
bres, eut  quatre  ternes  pour  son  compte  et  gagna 
près  de  30  000  livres.  Les  autres  ternes  sortis  étaient 
chacun  de  L5  600  livres.  Le  public  fut  généralement 
satisfait .  et  la  loterie  passa  —  à   torl  ou  à  raison  — 


LES    FRERES    CALZABIGI.  123 

pour  avoir  déboursé  plus  qu'elle  n'avait  reçu'.  11  y 
eut  en  1758  quatre  autres  tirages,  dix  en  1759,  tous 
les  mois,  sauf  mars  et  septembre.  Le  lendemain  de 
chacun  d'eux,  une  feuille  imprimée,  qui  portait  les 
cinq  numéros  sortis  de  la  roue  de  Fortune,  se  répan- 
dait dans  la  ville.  Trois  jours  après,  les  gagnants 
assiégeaient  le  Bureau  général,  où  les  lots  étaient  payés. 
Tant  pis  pour  les  étourdis  qui  laissaient  passer  six 
mois,  car.  ce  délai  expiré,  les  billets  étaient  sans 
valeur.  Une  véritable  trouvaille  avait  été  d'assigner  à 
chacun  des  quatre-vingt-dix  numéros  le  nom  d'ime 
jeune  fdle.  choisie  parmi  les  plus  méritantes,  et 
d'attribuer  à  celles  dont  le  numéro  sortait  une  petite 
dot  de  200  livres.  Tant  il  est  vrai  que  la  finance  bien 
comprise  peut  trouver  son  compte  à  flatter  ces  deux 
sentiments  bien  français,  la  galanterie  et  l'esprit  de 
charité. 

Pour  la  direction  de  l'aflaire,  le  Conseil  de  l'Hôtel 
jugea  prudent  de  s'en  remettre  à  une  seule  personne, 
qui  joignît  à  la  connaissance  des  usages  pratiqués  en 
Italie  l'ordre  et  la  science  des  calculs  si  essentiels 
dans  cette  entreprise.  Aussi,  par  délibération  du 
27  janvier,  confirmée  par  une  autre  du  16  février  1758, 
l'aîné  des  Galzabigi,  Ranieri,  fut-il  nommé  seul 
administrateur  général.  Celte  mesure  avait  été  prise 
à  la  suite  d'une  lettre,  où  Calzabigi  faisait  part  à 
Pâris-Duverney  des  bruits  d'après  lesquels   il  aurait 

1.  Gazette  de  France,  1758,  p.  211-2.  On  trouvera  des  billets 
de  la  loterie  de  l'École  Alilitaire  aux  Arch.  nat.,  V^  90,  scellé 
après  décès  du  sieur  Boullet. 


124  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

été  queslioii  de  le  remercier,  après  s'être  servi  de  ses 
connaissances,  et  de  faire  remplir  sa  place  par  le  sieur 
Rame. 

Les  Calzabigi  n'avaient  pas  attendu  jusque-là 
pour  prendre  dans  l'organisation  de  la  loterie  une 
place  prépondérante.  Dès  le  27  septembre  1737, 
Régnier,  sa  belle-sœur  Simone  Dorcet.  femme  de 
Jean-Antoine,  et  cet  Abraham  Rame,  dont  il  vient 
d'être  question,  s'étaient  rendus  possesseurs,  par  un 
bail  en  forme  passé  devant  notaire,  des  locaux  où 
devait  être  installé,  à  partir  du  1""  octobre,  le  Bureau 
général.  C'était  rue  Montmartre,  vis-à-vis  de  la  rue 
du  Croissant,  une  maison  à  porte  cochère  compre- 
nant deux  corps  de  logis  à  trois  étages,  l'un  sur  la 
rue,  l'autre  sur  la  cour.  C'était  aussi,  dans  l'im- 
meuble voisin,  dont  l'odorante  boutique  d'un  rôtis- 
seur occupait  le  rez-de-chaussée,  un  appartement  de 
quatre  chambres,  qu'une  porte  percée  dans  le  mur 
devait  mettre  en  communication  avec  les  bureaux. 
Les  deux  loyers  s'élevaient  à  5  120  livres'. 

Dès  le  début,  tout  alla  bien.  Pâris-Duverney  avait 
avancé  les  500  000  livres  nécessaires  au  ])ayement 
des  lots  des  premiers  tirages.  Pour  plus  de  sûreté,  on 
jeta  les  bases  d'une  compagnie  d'assurance  par  le 
dépôt  d'un  million  chez  quatre  notaires  différents. 
D'autre  part,  la  loterie  était  populaire,  si  bien  que. 
dès  le  mois  de  juin  1738,  Pàris-Duvernoy  présentait 
à  la  Cour  un  mémoire   satisfaisant  sur   la  situation 

1.  Etude  Bertrand-Taillet.  Le  bail  fut  renouvelé  le  31  décem- 
bre 1759  et  le  30  octobre  1766  (étude  Brissct). 


LF.S    FRERES     CALZARIGI.  123 

pécuniaire  de  l'Hôtel,  et  lui  faisait  part  des  espé- 
rances que  Ion  pouvait  concevoir,  sans  l'opposition 
que  semblaient  faire  les  loteries  étrangères  auto- 
risées à  Paris,  celles  des  Deux-Ponts  et  de  Bouillon 
par  exemple.  Comme  le  succès  enhardit  les  plus 
timorés,  on  s'était  avisé  d'étendre  la  loterie  jusqu'en 
Allemagne,  où  le  cadet  Calzabigi  avait  été  chargé 
d'installer  des  bureaux  dans  les  principales  villes. 

Alais  avec  les  Calzabigi  les  choses  ne  tardèrent  pas 
à  se  gâter,  soit  que,  comme  ils  le  prétendaient,  le 
Conseil  de  l'Ecole  Militaire  ne  leur  témoignât  pas 
une  reconnaissance  suffisante,  reconnaissance  en 
espèces,  s'entend,  soit  que,  d'après  le  même  Conseil, 
leurs  prétentions  fussent  hors  de  proportion  avec 
leurs  services.  Au  mois  d'août  1738,  l'aîné,  dans  un 
long  mémoire,  exposa  ses  doléances.  Il  réclamait  une 
gratification  pour  les  dépenses  qu'il  avait  dû  faire 
depuis  le  1""  janvier  1737,  trois  pour  cent  sur  les 
revenus  nets,  une  gratification  à  chaque  tirage,  enfin 
l'assurance  d'une  pensiiin  viagère,  dans  le  cas  où 
il  serait  remercié.  Le  20  de  ce  mois,  le  Conseil  lui 
alloua  quatre  pour  cent  en  tout  et  pour  tout,  et  une 
pension  viagère  de  4  000  livres,  dans  le  cas  où  on  se 
priverait  de  ses  services. 

Pour  le  cadet,  le  Conseil  croyait  avoir  de  bonnes 
raisons  de  se  plaindre,  non  seulement  d'inexplicables 
retards  apportés  à  son  voyage  d'Allemagne,  mais 
aussi  de  la  façon  dont  il  avait  répondu  à  sa  confiance. 
On  finit  par  savoir  qu'il  avait  employé  des  personnages 
fort  suspects,  comme  un  certain  Pagani,  et  un  filou 


126      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

de  profession,  nommé  Sanlis,  que  nons  retrouverons 
parmi  les  compagnons  habituels  de  Casanova.  Lui- 
même  n'était  pas  exempt  de  reproche;  il  donnait  à 
jouer,  jouait  lui-même.  Encore  s'il  eût  joué  honnê- 
tement ! 

Il  n'est  pas  très  surprenant  que,  dans  ces  conditions. 
Pàris-Duverney  et  ses  collègues  du  Conseil  aient  eu 
l'œil  ouvert  sur  les  agissements  des  deux  frères,  et  se 
soient  promis  de  ne  pas  laisser  échapper  l'occasion 
de  se  débarrasser  d'eux.  Cette  occasion  ne  tarda  pas 
à  se  présenter.  Calzabigi  aîné  tomba  malade  le 
10  décembre  1758.  Pour  prévenir  les  conséquences 
fâcheuses  de  cette  maladie,  Calzabigi  cadet  fut 
installé  à  sa  place  le  15,  mais,  quand  son  frère  fut 
rétabli,  il  continua  à  prendre  connaissance  des 
affaires  de  la  loterie.  D'où  mécontentement  du 
Conseil,  traduit  dans  une  délibération  du  29  jan- 
vier 175U.  D'autre  part,  Calzabigi  aîné  s'obstinait  à 
regarder  le  secret  de  son  castelet  comme  un  patri- 
moine personnel,  et  en  renfermait  avec  un  soin  jaloux 
les  opérations,  qu'il  tenait  séparées  des  autres  parties 
du  travail  de  l'administration.  A  grand'peine  avait-il, 
durant  sa  maladie,  admis  son  frère  dans  la  confi- 
dence. Le  Conseil  jugeait  ces  procédés  inadmissibles. 
Le  21  juin  1759.  il  décida  qu'il  convenait  de  sévir 
contre  les  deux  frères.  Il  les  révoqua  séance  tenante 
et,  quelque  temps  après,  nomma  trois  administrateurs 
nouveaux  :  MM.  Leriche,  Thon  de  Mayer  et  Paulée 
de  Prévillcrs.  Suivant  les  conventions  de  l'année  pré- 
cédente,  une   pension   viagère  de   4  000   livres  était 


LES    FRÈRES    CALZABIGI.  127 

allouée  à  Galzabigi  aîné.  Avec  le  cadet  le  conllil  n'est 
pas  moins  in<iu.  Le  27  septembre,  après  échange  de 
nombreuses  lettres,  il  assigne  au  Parc  civil  du  Chà- 
telel  MM.  de  Croismare,  Pàris-Duverney  et  Paris  de 
Meyzieu  en  paiement  de  34  969  livres,  «  indécences  » 
dont  s'émeut  la  «  sensibilité  »  de  M.  Duverney.  Le 
ministre  de  la  Guerre,  M.  de  Crémille,  et  madame 
de  Pompadour  sont  mis  au  courant.  Ln  arrêt  du 
Conseil  d'Etat,  du  17  novembre,  interdit  à  Galzabigi 
de  continuer  ses  audacieuses  procédures,  et  le  renvoie 
purement  et  simplement  devant  le  Gonseil  de  l'Hôtel. 
Il  quitte  enfin  la  France,  laissant  à  sa  femme, 
Simone  Dorcet.  une  procuration  en  règle 'pour  sou- 
tenir ses  revendications.  Les  femmes  passent  pour 
être  des  plaideuses  obstinées  et  des  solliciteuses 
habiles.  La  générale  Lamothe  ne  faillit  pas  à  la  répu- 
tation de  son  sexe.  Elle  exposa  de  nouveau  tous  les 
griefs  de  son  mari,  écrivit  lettres  sur  lettres,  deman- 
dant tout  au  moins  à  être  indemnisée  de  son  loyer, 
ses  meubles  ayant  été  gâtés,  à  ce  qu'elle  prétendait, 
au  cours  des  nombreuses  assemblées  qui  s'étaient 
tenues  à  son  domicile.  «  De  cette  loterie,  dont  mon 
beau-frère  m'avait  promis  monts  et  merveilles,  écri- 
vait-elle le  6  février  1760.  il  ne  me  reste  que  des 
regrets,  des  procès,  des  frais,  des  tracasseries  domes- 
tiques et  des  refus  de  justice.  »  Mais  rien  ne  put 
vaincre  l'obstination  du  Gonseil,  qui  crut  faire  plus 
que  son  devoir  en  allouant  à  Galzabigi  cadet 
3  897  livres  une  fois  payées. 

Les  deux  frères  laissaient  à  Paris  d'assez  mauvaises 


i28  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

affaires.  Une  association  montée  par  eux  avec  le 
sieur  Falquet  d'abord,  le  sieur  Gerbault  ensuite  pour 
exploiter  le  privilège  d'une  nouvelle  édition  du 
Boccace  italien  et  français  avec  figures,  n'avait  pas 
réussi  selon  leurs  espérances  ^  Une  manufacture 
de  savon  sans  feu,  fondée  à  Livourne,  leur  patrie', 
n'avait  pas  laissé  de  leur  procurer  quelques  tracas, 
l'administrateur,  un  français  nommé  Guvon,  s'étant 
plaint  de  malversations  et  de  fraudes*,  et  un  commis, 
le  sieur  Glavery,  leur  ayant  joué  de  vilains  tours  '\ 
Enfin,  plusieurs  procès  aux  Juges  consuls,  aux 
Requêtes  de  l'Hôtel,  au  Parlement  leur  avaient  donné 
bien  du  fd  à  retordre.  Galzabigi  cadet  obtint  de 
l'Impératrice  le  privilège  d'établir  à  Bruxelles  une 
loterie  analogue  à  celle  de  l'Ecole  Militaire,  qu'il 
s'efforçait  de  battre  en  brèche  en  débauchant  ses 
employés  et  en  ruinant,  autant  qu'il  était  en  son 
pouvoir,  sa  bonne  réputation.  Son  frère  aîné,  malgré 
la  pension  do  4  000  livres  qu'il  continuait  de  toucher 
sur  la  caisse  de  l'Hôtel,  l'aidait  de  son  crédit  et  de 


l.  Contrat  du  16  novembre  17.59  (étude  Ditte).  Lp  19  février  1762, 
l'inspecteur  d'Hémery,  chargé  de  la  police  de  la  librairie,  écrivait 
à  M.  de  Sartines  :  «  La  souscription  ci-jointe  du  Bocace,  qui  a 
été  délivrée  à  M.  le  mar(juis  d'Hautefort  par  les  sieurs  Gerbault 
et  Galzabigi  fait  un  bien  mauvais  elî'ct,  puisque  ces  deux  gens 
ont  fait  banqueroute.  Il  est  vrai  que,  n'ayant  pu  fournir  dans  le 
tems  cet  ouvrage,  ils  promirent  aux  souscripteurs,  pour  les 
amuser,  de  leur  donner  en  place  l'Arioste,  mais  en  décampant 
ils  ont  abandonné  et  vendu  cet  ouvrage  au  sieur  Simon  et 
société...   ..  (Bihl.  nat.,  n.  a.  f.  121^1,  f.  363). 

-.  -Acte  de  société  du  28  avril  1758  (étude  Aron). 

3.  Arcli.  nat.,  Y  15  188,  comm.  Desnoyers,  30  juin  1759. 

'i.  IbiiL,  Y  15  G39,  comm,.  Sirebeau,  G  décembre  1759. 


LES    FRERES    CALZABIGI.  1-20 

ses  lumières,  ce  que  voyant,  le  11  septembre  1760. 
le  Conseil  supprima  sa  pension  à  compter  du  P'  août. 
Ln  peu  plus  tard,  Jean-Antoine  passa  en  Prusse, 
s'occupant  toujours  de  loteries  et  autres  questions  de 
finances.  Quant  à  Ranieri,  libertin,  intrigant,  ver- 
satile, mais  étonnant  d'intelligence,  d'audace,  d'acti- 
vité, de  savoir,  de  sens  des  affaires  —  bref  un  autre 
Casanova  —  il  parvint  à  se  faire  dans  les  lettres  un 
nom  presque  glorieux.  En  1761,  il  était  à  A  ienne, 
protégé  par  Kaunitz.  avec  le  titre  de  conseiller  à  la 
Chambre  des  Comptes,  puis  de  conseiller  de  Sa  Alajesté 
Impériale  et  Royale,  aux  appointements  de  2  000  flo- 
rins. Rientôt,  librettiste  applaudi  d'Orphée  et  d'.4/- 
ceste,  il  partageait  la  gloire  du  chevalier  Gluck.  En 
1774,  il  quitta  \ienne,  alla  s'installer  à  Pise,  et  de  là 
à  Naples,  six  ans  plus  tard.  Il  y  mourut  en  juillet  178J . 
à  quatre-vingt-un  ans.  après  une  vie  prodigieusement 
diverse  et  féconde  \ 

Le  lecteur  a  pu  remarquer  que  les  documents 
utilisés  dans  les  pages  qui  précèdent  sur  la  loterie  de 
l'Ecole  Militaire  ne  contiennent  aucune  mention  du 
nom  de  Casanova.  A  l'en  croire  cependant,  il  aurait 
joué  un  rôle  important  dans  cette  affaire. 

Pàris-Duverney,  avec  qui  le  contrôleur  général 
de  Roullongne  l'avait  mis  en  relations  à  la  demande 
de  Remis,  l'invita  dans  son  magnifique  château  de 
Plaisance  près  Vincennes".  Là.  il  fit  la  connaissance 

1.  Ghino  Lazzeri,  La  cita  c  t  opéra  letteraria  di  Ranieri  Calza- 
bigi,  1907,  in-8. 

-.  Les    indications  chronologiques   données   à  ce   propos  par 


130  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

(le  Galzabigi  cadet,  dont  le  plan  de  loterie  était, 
a(Tirma-t-il  avec  assurance,  analogue  à  celui  qu'il 
avait  conçu.  Sa  souplesse  d'esprit  naturelle  et  ses 
connaissances  mathématiques  lui  permirent  de 
donner  à  sa  supercherie  la  couleur  de  la  vraisem- 
blance. Il  parla  d'abondance  du  calcul  des  proba- 
bilités, de  l'utilité  du  casielletto,  de  la  nécessité  de 
donner  à  l'entreprise  l'estampille  royale,  de  ternes, 
de  quatcrnes  et  de  quines.  Bref,  il  éblouit  Galzabigi 
lui-même,  sous  les  yeux  de  qui  il  sut  mettre  fort  à 
propos  un  billet  de  Bernis  le  priant  de  se  rendre  à 
Versailles  pour  le  présenter  à  madame  de  Pompa- 
dour.  Galzabigi  cadet  le  mena  auprès  de  son  frère, 
véritable  auteur  du  plan,  avec  qui  Gasanova  consentit 
à  s'associer  pour  l'exploitation  de  leur  commun 
secret.  Puis,  dans  une  conférence  de  trois  heures 
tenue  à  l'Ecole  Militaire  sous  la  présidence  de  Pàris- 
Duverney  et  en  présence  de  l'illustre  d'Alembert,  il 
exposa,  au  nom  de  Galzabigi  et  en  son  nom  personnel, 
les  règles  qui  devaient  assurer  le  succès  de  l'entre- 
prise. Il  eut  le  honheur  de  convaincre  ses  auditeurs. 
Dès  lors,  sa  fortune  est  faite.  On  lui  attribue  six 
bureaux  de  recette,  et  4  000  francs  de  pension  annuelle 
sur  le  produit  de  la  loterie.  Des  six  bureaux  il  en 
vend   cinq  sur-le-champ,  au    prix    de  2  000  francs 

Casanova  sont  parfaitement  exactes.  II  y  est  question  de  la 
Seine  alors  glacée  (début  de  1757),  de  la  mort  récente  de  Fon- 
tenelle  (9  janvier),  de  Damiens  qui  ne  voulait  rien  confesser 
(entre  le  5  janvier  et  le  28  mars),  de  Soubise  choisi  pour 
commander  l'armée  (Soubise,  désigné  le  1''^  janvier,  reçut  le 
5  février  sa  lettre  de  service). 


LES    F  II  È  II  E  S    C  A  L  Z  A  B  I G  1 .  131 

chacun,  et,  ne  s'en  réservant  qu'un  seul  rue  Saint- 
Denis,  il  l'ouvre  avec  luxe.  Pour  attirer  la  foule,  il 
annonce  que  tous  les  billets  gagnants  signés  par  lui 
seront  payés  à  son  bureau  vingt-quatre  heures  après 
le  tirage.  On  fait  queue  à  son  guichet,  et,  comme 
il  a  six  pour  cent  sur  la  recette,  il  emplit  sa  bourse. 
La  recette  générale  du  premier  tirage,  dit-il,  fut  de 
deux  millions;  la  régie  gagna  GOO  000  livres,  et  lui- 
même  encaissa  20  000  livres,  un  joli  denier.  Il  n'en 
fallait  pas  plus  pour  faire  du  ^éniticn  un  des  rois 
de  la  finance  parisienne.  Les  poches  pleines  de  billets, 
il  en  distribue  dans  les  théâtres,  dans  les  lieux  à  la 
mode,  chez  les  grands  oii  il  a  accès,  «  sorte  de  pri- 
vilège, dit-il,  dont  je  jouissais  seul,  car  les  autres 
receveurs  n'étaient  pas  des  gens  de  la  bonne  compa- 
gnie et  ne  roulaient  point  carrosse  (^omme  moi  ; 
avantage  immense  dans  les  grandes  villes^  où  l'on 
juge  trop  généralement  le  mérite  de  l'individu  par  le 
brillant  qui  l'entoure  :  mon  luxe  me  donnait  entrée 
partout,  et  partout  aussi  j'avais  un  crédit  ouvert  ». 
En  l'absence  d'une  allusion  quelconque  dans  les 
procès-verbaux  du  Conseil  de  l'Ecole  Militaire,  il  est 
assez  difficile  d'admettre  que  les  choses  se  soient 
réellement  passées  comme  le  dit  l'aventurier.  Certes, 
il  était  familier  avec  le  mécanisme  des  loteries  ita- 
liennes, et  assez  bon  calculateur  pour  établir  un  projet 
qui  ne  dut  rien  à  personne,  mais  il  n'aura  pas  résisté 
au  plaisir  de  se  donner  la  belle  part,  peut-être,  qui 
sait,  de  se  mettre  dans  la  peau  de  Calzabigi  lui- 
même. 


132  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Ce  qui  est  certain,  en  tout  cas,  c'est  que  Casanova 
fut  bien,  comme  il  le  dit,  l'un  des  receveurs  de  la 
loterie.  A  partir  du  15  septembre  1758,  et  pendant 
toute  l'année  1759,  de  nombreux  documents  judi- 
ciaires, qui  seront  utilisés  dans  d'autres  chapitres  de 
ce  livre,  mentionnent  sa  qualité  de  bien  des  manières 
différentes.  Casanova  y  est  désigné  comme  buraliste  ^ 
ou  ayant  un  bureau",  ou  directeur ^  ou  —  c'est  le 
cas  le  plus  fréquent  —  l'un  des  directeurs  de  la  loterie 
de  l'École  royale  Militaire  ^,  titre  bien  ronflant  pour 
un  emploi  modeste,  quoique  lucratif.  Une  fois  même, 
il  est  question  de  son  bureau  de  la  rue  Saint-Martin''. 
Il  y  a  rue  Saint-Denis  dans  les  Mémoires.  Est-ce  un 
souvenir  erroné  de  Casanova,  ou  un  lapsus  du  greffier 
du  Consulat? 

Plus  tard,  au  cours  de  ses  voyages  à  travers 
l'Europe,  Casanova  retrouva  les  deux  frères  Calzabigi. 
Il  vit  le  cadet  à  Berlin,  en  17G4.  Le  mari  de  la  géné- 
rale Lamothe  v  était  venu,  après  la  banqueroute  de 
sa  loterie  de  Bruxelles,  en  diriger  une  autre  au  profit 
de  Frédéric  II.  Le  monarque,  à  qui  on  l'avait  recom- 

1.  Arch.  nat.,  Y  lô  656,  27  sept.   1758. 

2.  Ibid.,  Y  10  772,  comm.  Leblanc,  15  sept.  1758;  Y  13  519, 
comm.   Guyot,  25  sept.  1758. 

3.  Arch.  de  la  Seine,  sentences  des  consuls  des  3,  6,  13,  20, 
22  août  1759.  —  Citations  des  consuls,  3  août  1759. 

4.  Arch.  nat.,  Y  13  519,  comm.  Guyot,  26-30  septembre  1758  ; 
.\»A  4  285,  6  octobre:  X'-^  7  854,  27  novembre;  X'-^  4  287,  20  dé- 
cembre; Xi'^  7  802,  16  mars  1759:  étude  Ditte,  21  mai  1759; 
X'-^  4  301,  30  mai  1759.  Dans  deux  autres  cas,  Casanova  est  qua- 
lifié :  intéressé,  ou  se  disant  intéressé  en  l'ii/cole  royale  Mili- 
taire (X''^  7  884,  10  déc.  1759;  X'a  4  325,  15  février  1760). 

5.  Arch.  de  la  Seine,  sentence  des  consuls  du  4  octobre  1758. 


Li:S    FRERES    CALZABIGI.  133 

mandé  comme  une  a  tète  singulièrement  forte  poul- 
ies calculs  les  plus  compliqués,  et  très  féconde  en  toute 
sorte  de  combinaisons  »,  lui  assurait,  avec  le  titre 
de  conseiller  secret  de  finances,  un  traitement  de 
3  000  thalers  el  une  part  sur  les  bénéfices'.  Quanta 
laîné,  Casanova  resta  en  fort  bons  termes  avec  lui. 
comme  le  montre  une  lettre  fort  curieuse,  que 
Ranieri,  resté  à  Paris  après  son  frère,  écrivit  à 
Casanova,  alors  en  Suisse,  et  désireux  de  cacher  sa 
retraite  : 

«  Très  cher  ami,  j'ai  reçu  avec  plaisir  votre  lettre, 
que  ma  remise  l'ami  Balletti.  J'y  ai  lu  de  bonnes 
nouvelles  de  votre  santé,  grâce  au  fameux  médecin 
antidartreux.  qui,  d'après  ce  que  vous  m'assurez,  fait 
des  merveilles.  Je  me  réjouis  donc  sincèrement  avec 
vous  de  vous  savoir  débarrassé  à  si  bon  compte 
d'un  mal  aussi  fâcheux.  JNul  plus  que  moi  n'est  à 
même  d'apprécier  cet  avantage.  Vous  êtes  délivré 
de  la  maladie  la  plus  cruelle  qu'on  puisse  imaginer. 
L'effet  qu'elle  produit  sur  moi  est  surprenant;  elle 
m  oblige  à  garder  la  chambre,  se  transforme  en 
rhumatisme,  attaque  tous  mes  muscles  extérieurs  de 
douleurs  violentes,  me  harcèle  de  démangeaisons  et 
ne  cède  à  aucun  remède.  L'empirique  m'a  trompé, 
mais  je  lui  suis  obligé  de  ne  m'avoir  pas  fait  de  mal, 
puisqu'il  n'était  pas  capable  de  me  faire  du  bien. 
Comme  je  ne  pouvais  rester  en  cet  état  sans  chercher 
le  soulagement  d'autres  remèdes,  médecins  et  amis 

1.  Barthold,  GeschichtUchen  Personlickkciten,  II.  233-4. 

8 


134  JACQUES    CASANOVA,     VEXIÏIEX. 

m'ont  conseillé  de  suivre  celui  de  Keyser,  accompagné 
de  bains,  de  lait  et  de  rafraîchissants.  Voilà  trois 
semaines  que  j'ai  commencé.  Il  faudra  le  prendre 
longuement  et  lentement,  et  j'y  consacre  tout  l'été  où 
nous  entrons  pour  en  voir  le  résultat,  étant  absolu- 
ment certain  que  d'autres  en  pareil  cas  ont  été  guéris. 
Le  remède  ne  me  donne  aucune  incommodité,  et  il 
me  semble  qu'après  en  avoir  absorbé  14  pincées,  ma 
jambe  droite  va  mieux.  Il  est  vrai  que  je  ne  puis 
bien  me  rendre  compte  de  l'amélioration,  ni  faire 
aucun  pronostic,  car  en  tout  ce  temps  je  n'ai  pris 
que  80  pastilles,  contenant  chacune  un  grain  de  mer- 
cure, et  il  n'est  pas  possible  d'espérer  un  résultat 
bien  démontré  avec  80  grains  de  ce  métal,  puisque, 
vous  le  savez,  un  seul  onguent  en  contient  davantage, 
et  qu'on  en  prend  parfois  Irenle  et  quarante. 

»  Je  vous  suis  extrêmement  obligé  de  votre  amical 
empressement,  de  la  très  importante  nouvelle  que 
vous  me  donnez,  du  détail  dont  vous  me  faites  part, 
de  l'invite  que  vous  m'adressez  d'aller  vous  rejoindre. 
Le  voudrais-je  en  ce  moment  que  je  ne  le  pourrais 
pas.  Je  suis  ici  sans  mon  frère;  mes  aiT;iires  sont 
de  conséquence,  je  ne  puis  m'éloigner  pour  le 
moment;  il  faut  que  je  ronge  mon  frein  et  que  je 
suive  ma  destinée.  En  attendant,  j'aurai  des  nouvelles 
décisives  de  madame  de  La  Saône,  mes  liens  se 
desserreront,  je  verrai  le  résultat  de  Keyser,  après  quoi 
j'ai  décidé  de  mettre  à  profit  votre  conseil  et  la  rare 
science  de  votre  médecin.  S'il  voulait  m'envoyer  ici 
son  élixir,  avec  la  manière  de  m'en  servir,  je  pourrais, 


LES    FRERES    CALZABIGI.  ISIi 

avec  l'aide  de  mon  ami  M.  Petit,  premier  médecin  du 
duc  d'Orléans,  faire  ma  cure  en  France,  en  compo- 
sant les  bains  avec  les  minéraux  qui  forment  la  base 
de  ceux  que  vous  m'indiquez  dans  la  Yalteline.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  ce  monsieur  a  envoyé 
son  remède;  à  Lyon,  le  médecin  Pcslalozzi  en  a  eu,  et 
en  a  fait  part  à  Avignon  à  M.  Parelly,  autre  Galien. 
Si  vous  pouviez  l'y  engager,  vous  me  feriez  le  plus 
grand  plaisir,  et  je  payerais  une  somme  bonnête  et 
raisonnable,  parce  que  j'aimerais  mieux  faire  ma  cure 
ici  en  suivant  ses  instructions,  pour  des  raisons  par- 
ticulières que  je  ne  puis  vous  communiquer  aujour- 
d'hui, mais  que  je  vous  dirai  bientôt,  j'espère. 
Employez-vous  à  cela,  mon  ami,  et  faites-moi 
réponse.  Vous  me  recommandez  le  secret  sur  votre 
séjour  actuel,  mais  sachez  qu'on  n'ignore  pas  ici  que 
vous  êtes,  sinon  à  Berne,  du  moins  en  Suisse.  C'est 
Gerbault',  que  vous  connaissez,  qui  me  l'a  écrit  il  y 
a  huit  jours,  et  il  m'a  dit  que  la  nouvelle  en  était 
venue  de  Hollande.  J'ai  fait  de  mon  mieux  pour 
qu'on  ne  le  croie  pas;  soyez  sûr  que  je  n'abuserai 
certes  pas  de  votre  confidence,  et  que  je  suis  et  serai 
toujours,  en  toute  circonstance  et  en  tout  lieu,  votre 
vrai  ami  et  serviteur^.  » 


1.  François  Gerbault,  interprète  pour  les  langues  italienne  et 
espagnole,  avait  le  bureau  45,  sis  rue  de  la  Vieille-Boucherie, 
de  la  loterie  de  l'Ecole  Militaire.  Il  portait  aussi  le  titre  d'ins- 
pecteur général  de  la  loterie  (Arcli.  nat.,  Y  15  187,  comm.  Des- 
noyers, 24  mai,  2.5-26  juillet,  9  août  1758;  V^  77,  20  décem- 
bre 17.58). 

2.  Arch.  de  Dux,  original    italien,  signé  D.  C.  (De  Calzabigi). 


136  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

Casanova  retrouva  Ranieri  Galzabigi  en  1767  à 
Vienne,  Le  corps  toujours  pustuleux,  il  travaillait, 
sans  presque  sortir  de  son  lit,  pour  le  prince  de 
Kaunitz,  dont  il  était  le  bras  droit,  et  qui  le  couvrait 
de  sa  protection  personnelle  et  particulière'. 

En  Russie,  une  des  conversations  de  l'aventurier 
avec  la  grande  Catherine  roula  sur  la  loterie  de 
Gènes,  que  la  souveraine  avait  été  sollicitée  d'établir 
dans  ses  Etats.  Mais  il  est  à  croire  qu'à  partir  de  son 
séjour  en  Pologne,  l'année  suivante,  il  ne  mit  plus 
volontiers  ce  sujet  sur  le  tapis.  De  mauvaises  langues 
ii'avaient-elles  pas  fait  courir  le  bruit,  auquel  le  roi 
Stanislas  lui-même  n'était  pas  loin  de  prêter  l'oreille, 
que  Casanova  avait  été  pendu  en  effigie  à  Paris,  pour 
s'être  enfui  avec  une  grosse  somme  appartenant  à  la 
caisse  de  la  loterie? 


II  existe  à  la  Bibliothèque  Riccardienne  de  Florence  des  lettres 
autographes  de  Ranieri  Galzabigi  (Lazzeri,  op.  cit.,  p.  181  et 
suiv.).  La  comparaison  des  écritures,  que  M.  Jean  Alazard  a  bien 
voulu  faire  à  notre  intention,  montre  clairement  que  la  lettre 
de  Dux  est  bien  de  Galzabigi. 

1.  Arch.  nat.,  MM  682,  fol.  41  v°  (lettre  du  3  juin  1765,  adressée 
à  Ghoiseul  par  le  marquis  du  Chàtelet,  ambassadeur  de  France 
à  Vienne). 


CHAPITRE  X 


FRANÇOIS     CASANOVA,      PEINTRE     DE 
BATAILLE  S . 


François  Casanova  naquit  à  Londres  le  l^'juin  1727', 
un  peu  plus  de  deux  ans,  par  conséquent,  api^s  son 
frère  Jacques,  pendant  un  séjour  que  ses  parents, 
engagés  dans  une  troupe  de  comédiens,  faisaient  en 
Angleterre.  De  son  enfance  à  Venise,  de  ses  premiers 
travaux  dans  les  ateliers  des  peintres  Guardi,  Joli, 
Simonini,  on  ne  sait  que  ce  que  son  frère  a  bien 
voulu  nous  en  dire,  et  les  détails  n'en  sont  sans  doute 
ni  complets  ni  scrupuleusement  exacts.  L'auteur  des 
Mémoires  a  également  raconté  que  François  vint  à 
Paris  en  i7ol,  et  que  tous  deux  quittèrent  ensemble 
la  France  pour  aller  à  Dresde. 

Lors  du  second  séjour  de  notre  héros  en  France, 

1.  Il  fut  baptisé  du  moins  ce  jour-là  (Jal,  Dictionnaire  cri- 
tique, d'après  l'acte  du  premier  mariage  de  François  Casanova, 
2a  juin  1762). 


138      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

François  Casanova  arrive  à  Paris  vers  le  début  de 
Tannée  1758,  et  s'installe,  lui  aussi,  dans  le  quartier 
de  la  Comédie-Italienne,  rue  Comtesse-d'Artois'. 

Désormais,  il  est  assez  connu  pour  qu'on  ne  perde 
plus  sa  trace.  A  vrai  dire,  son  succès  est  foudroyant. 
«  Casanova,  écrivait  Favart,  à  propos  de  ses  pre- 
mières œuvres,  exposées  au  salon  de  1761,  est  comme 
un  de  ces  météores  qui  surprennent  d'autant  plus 
qu'on  ne  les  attend  point  ^.  »  Et  Diderot  renchérissait 
encore  :  «  En  vérité,  cet  homme  a  bien  du  feu,  bien 
de  la  hardiesse,  une  belle  et  vigoureuse  couleur...  On 
dit  que  Salvator  Rosa  n'est  pas  plus  beau  que  cela, 
quand  il  est  beau...  Ce  Casanova  est  dès  à  présent 
un  homme  à  imagination,  un  grand  coloriste,  une 
tète  chaude  et  hardie,  un  bon  poète,  un  grand 
peintre  '.  »  Agréé  par  l'Académie  de  peinture  le 
22  août  1761,  François  Casanova  y  fut  reçu  le 
28  mai  1763  \  C'était,  à  trente-six  ans,  la  gloire.  Il 
est  vrai  que,  par  compensation.  Diderot  tournait 
casaque  et  menait  contre  le  pauvre  peintre  une  charge 
à  fond  de  train  :  «Ah!  M.  Casanove,  qu'est  devenu 
votre  talent?  Votre  touche  n'est  plus  fière  comme  elle 
était,  votre  coloris  est  moins  vigoureux,  votre  dessin 
devenu  tout  à  fait  incorrect.  Combien  vous  avez  perdu, 
depuis  que  le  jeune  Loutherbourg  vous  a  quitté!   » 

1.  Arch.  de  la  Seine,  Plumitif  des  Consuls,  11  et  21  mai  1759. 

2.  Œucrcs  de  monsieur  et  madame  Favart,  1853,  p.  219,  lettre, 
du  25  sept.  1761,  au  comte  de  Duiazzo. 

3.  Œùtvres  complètes,  éd.  Assézat,  X,  1876,  p.  149-150. 

4.  Procès-i'crbaii.r,   publ.  par    A.  de    Montaiglon,  YII,  p.  173, 
174,  214,  220. 


FliANÇOIS    CASANOVA,    PEINTRE.  139 

Insinuation  venimeuse,  par  laquelle  le  fougueux  et 
parfois  injuste  critique  laissait  entendre  que  dans  une 
maison  de  campagne,  loin  des  regards  indiscrets, 
Casanova  avait  chambré  un  jeune  peintre,  admira- 
blement doué,  qui  lui  finissait  ses  tableaux.  Ainsi 
beaucoup  disaient,  avec  Diderot,  des  nouvelles  pro- 
ductions de  l'artiste  :  «  Le  pouce  de  Loutherbourg  y 
manque  ^  » 

Assurément,  François  Casanova  n'a  pas  toujours 
fait  preuve  d'une  honnêteté  scrupuleuse,  pas  plus 
dans  l'exercice  de  son  art  que  dans  la  conduite  de  la 
vie.  Grimm  affirmait,  et  sans  doute  il  n'était  pas 
le  seul,  que  les  érudits  en  peinture  reconnaissaient 
dans  ses  tableaux  des  groupes  entiers  pillés,  en  un 
mot  des  larcins  de  toute  espèce '\  Mais  l'artiste  avait 
regagné  la  faveur  de  Diderot,  qui  décidément  le 
déclarait  grand  peintre. 

Pendant  le  second  séjour  de  J accrues  Casanova  à 
Paris,  François  côtoya  d'assez  près  l'existence  de 
son  frère.  Il  ne  paraît  guère  y  avoir  gagné  que  des 
dettes,  des  saisies,  de  mauvaises  afiiiires  et  un  amour 
malheureux  pour  Coraline  Yéronèse.  Bientôt,  il  fit 
un  singulier  mariage.  Marie-Jeanne  Jolivet,  dite 
mademoiselle  d'Alaucour,  figurante  des  ballets  de  la 
Comédie-Italienne,    la   berrichonne  qu'il   épousa    en 

1.  Œuiies  complètes,  X.  219.  Diderot,  d'abord  admirateur 
enthousiaste  de  Loutherbourg,  comme  il  l'avait  été  de  Casanova, 
chang-ea  également  d'avis  à  son  sujet.  En  1767,  il  l'attaqua  violem- 
ment, et  se  permit  même  à  l'égard  de  la  femme  du  peintre  les  allu- 
sions les  plus  fâcheuses  (Jal,  Dict.  critique,  art.  Loutherbourg). 

2.  Note  à  Diderot,  X,  p.  32G. 


140  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

l'église  Saint-Laurent,  le  20  juin  1762,  était  à  peu 
près  illettrée,  ainsi  qu'il  appert  de  la  gauche  signa- 
ture qu'elle  apposa  au  bas  de  son  acte  de  mariage'. 
Mais  l'auteur  des  Mémoires  lui  décerne  un  brevet 
de  belle  et  honnête  fille,  ignorant  sans  doute  que 
quelques  années  auparavant,  M.  de  Locmaria.  mous- 
quetaire noir,  avait  abandonné  la  pauvre  fille  enceinte 
de  SCS  œuvres  et  alors  âgée  de  dix-neuf  ans'.  S'il 
faut  en  croire  Casanova,  Marie-Jeanne  Jolivet  était 
protégée  par  un  riche  amateur  d'art  et  de  plaisirs, 
M.  de  Saincy,  trésorier  des  économats  du  clergé,  qui 
(it  les  frais  de  la  noce,  et  l'inventaire  dressé  plus  tard 
des  biens  de  la  communauté  fournit  la  preuve  que 
des  relations  d'argent  tout  au  moins  unissaient  le 
ménage  Gasauova  à  ce  personnage  ^ 

François  demeurait  alors  Carré  de  la  Porte  Saint- 
Denis,  et  c'est  bien  en  effet  l'adresse  que  donne  son 
frère  dans  les  Mémoires.  Mais  le  couple  ne  tarda 
pas  à  se  transporter  hors  des  murs,  rue  des  Aman- 
diers-Popincourt,  au  Faubourg  Saint-Antoine,  dans 
une  maison  louée  à  Guillaume  Dalby,  avocat  en 
Parlement. 

1.  Jal,  Diclion/iaire  critique,  p.  329-330. 

2.  Ai'cli.  nat.,  Y  10  871,  comm,  ïhiérion,  plainte  de  Jeanne 
Jolivet-Dallaucourt,  du  14  août  1758.  Mademoiselle  «  D'Alau- 
coui"  »  figure  comme  danseuse  du  corps  de  ballet  de  l'Opéra- 
Comique  en  1755  (Heulhard.  Jean  Mojinet.  p.  85  et  suiv.),  et  de 
la  Comédie-Italienne  en  1759  (Spectacles  de  Paris). 

'■'>.  Louis-Pierre-Sebastien  Marchai  de  Saincy,  écuyer,  était 
en  cfrot  l'un  des  économes  gi-néraux  du  clergé  de  France.  Il 
vivait  sur  un  grand  pied  rue  des  Fossés-.VIontinartre  et  dans  sa 
maison  de  camjjagne  de  Bagneux.  Pajou  a  fait  de  cet  épicurien  un 
beau  buste,  reproduit  par  H.  Stein,  Augustin  Pajou.  1912,  p.  155. 


FRANÇOIS    CASANOVA,    PEINTRE,  141 

G'élail  une  fort  agréable  habitation,  presque  campa- 
Sfnarde,  où  n'arrivaient  ni  les  bruits  ni  les  relents  de 
la  ville.  Dans  le  jardin  fleurissaient,  en  des  vases  de 
faïence  cerclés  de  dés  en  pierre  de  liais,  des  orangers 
et  des  lauriers-roses.  On  avait  pratiqué  au  milieu  de 
la  verdure,  pour  mieux  jouir,  à  la  belle  saison,  de  la 
fraîcheur  du  soir,  un  petit  pavillon  disposé  en  bou- 
doir, qu'ornaient  une  tapisserie  à  fleurs  et  guirlande, 
une  ottomane  favorable  à  la  sieste,  des  tables  de  bois 
de  rose,  des  encoignures  et  une  statue  d'Hébé.  Un 
cabriolet  découvert,  une  «  désobligeante  »  transpor- 
taient à  Paris  le  maitre  et  la  maîtresse  de  la  maison, 
quand  ils  ne  cherchaient  pas  de  distractions  dans  la 
musique  ou  dans  la  chasse,  car  il  y  avait  au  logis 
une  quinte,  deux  violons,  une  basse  de  viole,  trois 
fusils,  et  tout  un  attirail  de  chasseurs.  Le  salon  don- 
nait de  plain-pied  sur  le  jardin.  Le  mobilier  de  cette 
pièce,  composé  de  six  fauteuils  de  bois  sculpté,  d'une 
petite  pendule  à  cadran  émaillé,  d'un  métier  à  tapis- 
serie, de  quatre  flambeaux  à  la  grecque,  de  deux  urnes 
de  porcelaine  du  Japon,  de  huit  grands  tableaux  ébau- 
chés, enfin  de  deux  bustes  en  terre  cuite  représentant 
le  peintre'  et  sa  femme,  ne  laissait  pas  d'être  assez 
disparate.  Au  premier  sur  la  rue,  se  trouvait  l'atelier. 
Dans  cette  pièce,  ainsi  que  dans  une  autre  y  attenant. 


1.  Ce  buste  de  François  Casanova  serait-il  le  buste  en  terre 
cuite  du  musée  municipal  de  Vienne,  que  M.  Uzanne  a  public 
en  188'4  dans  le  Licre  comme  étant  celui  de  Jacques  Casanova, 
et  dont  M.  Ravà  (Appunti  di  iconogra[ia  Casanoi>iana,  dans 
Satura  cd  Arte,  15  avril  1911)  croit,  au  contraire,  qu'il  représente 
François? 


142      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

de  nombreux  tableaux,  les  uns  finis,  les  autres  ébau- 
chés seulement,  étaient  accrochés  aux  murs,  placés 
sur  des  chevalets,  ou  gisaient  à  terre,  parmi  des 
palettes  d'ébène  et  de  noyer,  des  pinceaux  et  des 
boîtes  de  couleurs  broyées  venant  de  chez  le  bon 
marchand,   Bellat,  place  des  Trois-Maries'. 

Jeanne  Jolivet  ne  donna  pas  d'enfants  à  François 
Casanova.  «  Le  ciel,  assure  l'auteur  des  Mémoires, 
avait  refusé  à  son  époux  la  faculté  de  prouver  qu'il 
était  homme,  et  elle  avait  le  malheur  d'en  être  amou- 
reuse. Je  dis  le  malheur,  car  son  amour  la  rendait 
fidèle;  sans  cela,  son  mari  la  traitant  fort  bien,  et  la 
laissant  parfaitement  libre,  elle  aurait  pu  facilement 
trouver  remède  à  son  malheur...  Le  chagrin  lui  occa- 
sionna une  consomption,  dont  elle  mourut  cinq  ou 
six  ans   plus  tard.  » 

D'après  ces  derniers  mots,  il  semble  bien  que  ce 
passage  se  rapporte  au  séjour,  abrégé  par  ordre  du 
roi.  que  Casanova  fit  à  Paris  en  1767.  Il  ne  peut  être 
question,  en  effet,  de  l'année  1761,  pour  la  raison 
suffisante  que  François  ne  se  maria  que  l'année  sui- 
vante, et,  d'autre  part,  Jeanne  Jolivet  mourut  bien  en 
effet  «  cinq  ou  six  an?  »  après  1767.  C'est  à  Bor- 
deaux, au  retour  des  eaux  de  Barèges,  qu'elle  rendit 
le  dernier  soupir,  le  10  juillet  1773,  laissant  son  époux 
perdu  de  dettes-. 

Deux  ans  après,  François  Casanova,  peintre  du  roi 

1.  Inventaire  après  le  décès  de  Jeonne  Jolivet,  12  août  1773 
(étude  Huguenot). 

2.  Ibid. 


FUANÇOIS    CASANOVA,    PEINTRE.  143 

et  de  son  Académie,  veuf  sans  enfants,  épousait  en 
secondes  noces  Jeanne-Catherine  Delachaux,  née  à 
Bruxelles  le  4  mai  1748,  alors  âgée  par  conséquent 
de  vingt-sept  ans',  fille  majeure  de  Joseph  et  de 
Marie-Anne  Jeandebien,  demeurant  Place  du  Petit- 
Carrousel.  Le  contrat,  qui  stipulait  l'absence  de 
communauté  de  biens,  fut  signé  le  20  juillet  1775 
par-devant  Duclos-Dufresnoy,  notaire  -.  Les  meubles 
de  la  première  madame  Casanova  lurent  évalués  à 
plus  de  1760  livres,  et  son  argenterie  à  6  340  livres 
environ.  Quant  aux  apports  de  la  nouvelle  épouse, 
ils  consistaient  en  un  legs  de  30  000  livres  du  comte 
de  Maugiron,  en  plusieurs  rentes  viagères  (plus  de 
4  000  livres  en  tout),  dont  deux  (de  1200  et  de 
tiOO  livres)  lui  avaient  été  constituées  par  le  comte 
de  Montbarey,  enfin  en  une  créance  de  12000  livres 
sur  le  mème^ 

Quelle  place  tenait  donc,  dans  la  vie  de  Jeanne 
Delachaux,  le  comte  de  Montbarey,  grand  seigneur 
franc-comtois,  prince  du  Saint-Empire  depuis  l'année 
précédente,  capitaine-colonel  des  Suisses  de  la  Maison 
militaire  du  comte  de  Provence,  et  futur  ministre  de 
la  Guerre?  Une  page  de  ses  Mchnoircs  va  nous 
l'apprendre.  «  La  personne,  écrit  Montbarey,  qui  était 
depuis  huit  ans  l'objet  de  mon  affection,  et  dont  je 

1.  L'extrait  de  baptême  se  trouve  dans  son  dossier  de  pension 
(Arch.  nat.,  Qi  671).  Il  a  été  publié  par  J.  Guiffrey,  dans  le 
RiiU.  (le  la  Soc.  de  l'art  français,  année  1876,  p.  55. 

2.  L'acte  de  mariage,  indiqué  par  Jal  {Dictionnaire  critique) 
est  du  26  juillet. 

3.  Étude  Dufour. 


144  JACQUES    CASANOVA,    YENITIKX. 

ne  pourrai  jamais  penser  et  dire  trop  de  bien,  accou- 
tumée dans  les  premiers  momens  de  notre  liaison  à 
toutes  les  assiduités  d'un  sentiment  réciproque  et  non 
gêné,  s'était  prêtée  à  toutes  les  privations  que,   suc- 
cessivement, les  différentes  circonstances  de  ma  vie 
m'avaient  imposées.  Elle  avait  toujours  senti  ce  que 
devait  exiger  de  moi  l'honnêteté,  la  décence  et  ma 
façon  de  penser  à  l'égard  de  madame  de  Montbarey. 
et  je  n'avais  jamais  eu  qu'à  me  louer  d'elle  et  de  son 
attachement.  Mais,  si  elle  avait  fermé  les  yeux  sur  les 
infidélités  assez  répétées  que  je  lui  avais  faites,  elle 
supporta  plus  impatiemment,  quoique  en  silence,  les 
privations  nouvelles  que  mon  nouveau  métier  de  cour- 
tisan et  mes  vues  d'ambition  lui  firent  éprouver.  Ce 
sentiment   de  peine   sensible,   qu'elle   chercha   à  me 
cacher,  la  rendit  plus  accessible  aux  attentions  et  à  la 
passion  qu'elle  inspira  à  un  homme  d'un  âge  à  peu 
près    égal    au  mien,    même   plus    vieux,   mais    fait 
comme  Hercule,  et  dont  la  tête,  extrêmement  exaltée, 
ne  connaissait  rien  qui  la  maîtrisât. 

»  Cet  homme  vraiment  distingué,  célèbre  dans 
son  art,  où  il  portait  tout  le  feu  de  son  génie,  et  qui 
était  compté  au  nombre  des  premiers  peintres  de 
l'Europe,  était  italien.  Il  devint  amoureux  d'elle  avec 
toute  la  chaleur  qu'il  mettait  dans  toutes  ses  actions. 
Elle  résista  quelque  temps,  mais  enfin  elle  se  laissa 
entraîner,  moins  par  son  cœur  que  par  la  proposition 
qu'il  lui  fit  de  l'épouser  et  de  se  charger  de  l'éduca- 
tion de  deux  enfans  qu'elle  avait.  Ses  amies,  d'ailleurs, 
ne  manquèrent   pas   de   lui   faire  entrevoir   tous   les 


FRANÇOIS    CASANOVA,    PEINTRE.  145 

avantages  dun  établissement  qui,  une  fois  manqué, 
ne  se  l'etrouverait  plus.  A  travers  la  bonne  réception 
qu'elle  me  fit  à  mon  arrivée,  il  me  fut  impossible  de 
ne  pas  démêler  un  embarras  que  je  n'avais  jamais 
remarqué  en  elle.  La  franchise  de  son  caractère  ne 
put  pas  se  démentir,  lorsque  je  la  pressai  de  s'expli- 
quer, d'après  les  notions  que  j'avais  acquises,  et  son 
mariage  se  lit  à  la  fin  de  1775. 

»  Je  me  tromperais  moi-même,  si  je  me  dissimulais 
la  peine  réelle  que  cette  séparation  me  causa.  Dans 
mon  dépit,  je  lui  rendais  justice,  et  je  sentais  que, 
dans  la  classe  oii  elle  avait  vécu  à  son  entrée  dans  le 
monde,  elle  était  peut-être  la  seule  femme  qui  eût  pu 
soutenir  aussi  longtemps  l'attachement,  la  constance 
et  la  discrétion  qu'elle  m'avait  toujours  marqués.  Le 
sentiment  d'affection  qui  m'unit  à  elle  pour  toujours, 
mais  dont  pendant  longtemps  je  m'imposai  la  loi  de 
ne  lui  point  donner  des  marques,  ne  finira  qu'avec 
nos  deux  existences  ^ .  » 

François  Casanova  épousait  donc  la  maîtresse 
déclarée  de  Montbarey,  et  ne  rougissait  pas  de  faire 
constater  par-devant  notaire  les  libéralités  dont  sa 
femme  était  redevable  à  son  puissant  protecteur.  Il 
n'eut  d'ailleurs  aucun  scrupule  à  profiter,  quand  l'oc- 
casion s'en  présenta,  de  l'empire  que  sa  femme  avait  su 
garder  sur  Montbarey,  devenu  ministre.  C'est,  en  effet, 
sur  les  instances  de  ce  dernier  qu'il  finit  par  obtenir  au 
Vieux-Louvre  le  logement  occupé  précédemment  par 


1.  Mémoires  du  prince  de  Montbareij,  II,  1826,  p.  131-133. 

9 


146  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Jeaiirat,  logement  qui,  lui  écrivait  le  directeur  général 
des  Bâtiments,  avait  les  inconvénients  de  tous  les 
appartements  d'artistes  au  Louvre,  mais  aussi  l'avan- 
tage d'être  gratuit  et  de  se  trouver  «  au  centre  des 
arts  ».  «  Vos  talents  bien  reconnus,  ajoutait  la  lettre 
officielle,  doivent  contribuer  à  votre  fortune,  quand 
on  vous  A'erra  vous  y  livrer  tout  entier,  et  c'est  avec 
beaucoup  de  plaisir  que  je  verrai  vos  succès  ' .  » 

Sous  la  forme  la  plus  aimable  et  la  plus  mesurée, 
ces  lignes  contenaient  une  critique  discrète.  Evidem- 
ment, François  Casanova,  contre  le  gré  de  ses  admi- 
rateurs et  de  ses  amis,  sinon  de  ses  rivaux,  ne  se 
livrait  pas  tout  entier  à  son  art.  Il  n'avait  de  goût  ni 
pour  la  vie  retirée  et  paisible,  ni  pour  le  travail  régu- 
lier. L'ordre  et  l'économie  n'étaient  point  son  fait.  Il 
dépensait  follement  et  vivait  en  grand  seigneur,  sans 
se  soucier  du  lendemain.  C'est  ainsi  qu'ayant  emprunté 
par  petites  sommes  un  peu  plus  de  5  000  livres  à  un 
usurier,  les  intérêts  accumulés  finirent  par  grossir 
sa  dette  de  plus  du  double.  Le  prix  de  ses  tableaux 
et  des  cartons  qu'il  avait  accepté  de  peindre  pour  la 
manufacture  de  tapisseries  de  Beauvais  était  loin  de 
suffire  à  ses  prodigalités,  et  de  jour  en  jour  l'état  de 
ses  affaires  empirait".  Lui-même  s'est,  dit-on,  repré- 

1.  Arch.  nat.,  0'  1  6731  c,  lettres  du  27  mars  et  du  30  avril  1780. 
La  lettre  de  remerciement  de  Casanova  est  du  6  mai  (0'  1  915, 
année  1780,  n"  161).  Cf.  Xouv.  Arch.  de  l'art  français,  II,  1873, 
p.  100,  192-19i. 

2.  Plainte  de  François  Casanova  contre  un  sieur  Porlier, 
3  avril  1779  (Arch.  nat..  Y  11  596,  comm.  Chenu).  Cf.  Gapon, 
p.  496.  Il  y  a  dans  les  papiers  de  Dux  une  note  de  Jacques  Casa- 
nova, ainsi  conçue  :  «  Preuves  d'usure  à  M.  Chenu,  commissaire. 


FRANÇOIS    CASANOVA,    PEINTRK.  147 

sente  avec  bonne  humeur,  au  moment  où,  descendu 
de  voiture,  il  échange  ses  tableaux  contre  des  victuailles 
qu'une  vieille  femme  vend  sur  le  trottoir.  Cela  s'ap- 
pelait :  le  Dîner  du  peintre  Casanoi>a^ . 

Sa  seconde  femme  était-elle  pour  quelque  chose 
dans  cette  ruine  financière  ?  Jacques  Casanova  — 
mince  autorité  assurément  —  affirme  que  son  frère 
avait  trouvé  en  elle  plus  de  passion  que  de  vertu,  et 
quelle  le  réduisit  à  quitter  Paris  et  à  lui  tout  aban- 
donner. Il  aurait  sans  doute  conté  cette  affaire  avec 
quelque  détail  dans  les  Mémoires.  Malheureusement, 
nous  n'avons  plus  cette  partie.  On  sait  seulement, 
par  ce  qu'il  en  a  dit  ailleurs,  et  par  quelques  notes 
conservées  à  Dux,  qu'étant  venu  faire  un  dernier 
séjour  à  Paris  en  1783  avec  l'intention  de  s'y  établir, 
il  y  trouva  son  frère  «  obéré  et  au  moment  d'aller  au 
Temple  »,  qu'il  s'employa  activement  à  tâcher  de 
lui  obtenir  des  commandes,  à  calmer  l'impatience  de 
ses  créanciers,  à  le  délivrer  enfin  des  mains  de  sa 
femme  pour  le  mener  à  Menne-.  François  Casanova 
avait  reçu  dans  ce  temps-là  de  l'impératrice  Cathe- 
rine la  commande  de  peindre  les  victoires  des  Russes 

rue  Mazarine,  lequel  lui  a  dit  qu'aussitôt  que  les  héritiers  de 
M.  Pûirlier...  ». 

1.  Dict.  of  national  biographij,  vol.   IX,  1887,  art.    Casanova. 

2.  Précis  de  ma  vie,  publié  par  Gustave  Kahn  dans  la  Vogue, 
1886,  p.  106-108,  et  par  Octave  Lzanne  dans  VErmiiage,  1906, 
2*  vol.,  p.  163.  Il  existe,  aux  Arcliives  de  Dux,  un  reçu  de 
M.  Margue,  contrôleur  de  la  maison  du  prince  de  Conti,  pour 
quatorze  tableaux  ou  ébauches  de  François  Casanova,  qu'il 
s'engage  à  lui  restituer  contre  remboursement  de  3  000  livres 
(12  novembre  1783.  de  la  main  de  Jacques  Casanova). 


148  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

sur  les  Turcs  pour  le  Palais  de  Pétersbourg  '  ;  il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  pu  remplir  ses  engagements. 

Voici  comment  un  mémoire  officiel,  daté  du 
20  février  1785,  et  soumis  au  roi  par  le  directeur  des 
Bâtiments,  explique  le  départ  du  peintre  :  «  Le  sieur 
Gazanove,  peintre  distingué  par  des  talents,  mais 
aussi  par  de  l'inconduite,  avait  été  admis  par  Sa 
Majesté,  il  y  a  cinq  à  six  ans,  à  la  jouissance  dans  le 
Louvre  d'un  de  ces  logements  consacrés  aux  artistes. 
Le  local  en  était  désavantageux  et  ne  fournissait  que 
l'habitation  la  plus  incommode.  Il  y  a  suppléé  par 
beaucoup  de  dépenses,  qui  ont  considérablement  altéré 
la  médiocre  fortune  de  sa  femme,  et  qui,  l'ayant  lui- 
même  jeté  dans  le  plus  grand  détroit,  l'ont  conduit 
à  s'expatrier,  en  laissant  à  sa  femme  infiniment 
moins  de  ressource  et  des  dettes  du  plus  grand 
poids".  »  En  échange  du  logement,  le  roi  accorda  à 
madame  Casanova  une  pension  viagère  de  1 200  livres, 
et  tout  fut  dit^ 

Le  peintre  avait  envoyé  de  «  charmants  paysages  » 
à  l'Exposition  de  1783  '',  mais,  depuis  quelque  temps 
déjà,  il  s'abstenait  de  paraître  aux  séances  de  l'Aca- 
démie, où  il  allait  jusqu'alors  plusieurs  fois  par  an". 

1.  Dlcf.  (if  national  biogiaphy,   lue.  cit. 

2.  Arcli.  nat.,  0'  1  674,  dossier  5. 

3.  Ibid.,  lettre  autographe  de  madame  Casanova  au  comte 
d'Angivilliers,  22  avril  1785.  Madame  Casanova  mourut  à  Paris, 
le  4  mai  1818  (Jal,  Dlct.  critique,  p.  330). 

4.  Mercure  de  France,  sept.  1783,  p.   129. 

5.  La  dernière  séance  à  laquelle  Casanova  ait  assisté  est, 
sauf  erreur,  celle  du  2  mars  1782  [Procès-t'erbau.r  de  l  Académie 
royale  de  peinture  et  de  sculpture,  IX,  1780-88,  Paris,   1889). 


FRANÇOIS    CASANOVA.    PEINTUl!:.  149 

En  novembre,  après  avoir  vendu  ceux  de  ses  ouvrages 
qui  restaient  dans  son  atelier,  il  prit  avec  son  frère  le 
chemin  de  Aienne.  Il  y  gagna  bientôt  les  bonnes 
grâces  de  Kaunilz,  dont  il  finit  par  tenir  la  maison, 
«  lui  jetant,  paraît-il,  la  flatterie  à  la  tête  d'une 
manière  dégoûtante  ».  11  mourut  à  Brûhl,  non  loin 
de  la  capitale  autrichienne,  le  8  juillet  1802',  lais- 
sant la  réputation  d'un  homme  de  talent  et  d'esprit". 
François  Casanova  n'eut  point  d'enfants,  les  actes 
notariés  en  font  foi,  de  Jeanne  Jolivet,  sa  première 
femme.  Pour  la  seconde,  Jeanne  Delachaux,  les  bio- 
graphes, Jal  en  particulier,  ont  été  fort  embarrassés. 
Ce  dernier,  en  effet,  rencontra  un  jour,  dans  les 
registres  paroissiaux  de  Saint-Germain-l'Auxerrois. 
l'acte  de  baptême  d'Adèle-Catherine,  fille  de  François 
Casanova,  peintre  du  roi  et  de  son  Académie,  absent, 
et  de  Jeanne-Catherine  Delachaux,  son  épouse.  Com- 
ment expliquer  cela,  pensait-il,  sinon  par  un  séjour 
que  Casanova  aurait  fait  à  Paris  à  la  fin  de  1787 
ou  au  commencement  de  1788?  Mais  ce  voyage  est 
invraisemblable;  François  avait  certainement  quitté 
Paris  sans  esprit  de  retour.  Que  supposer  donc,  sinon 
que,  le  mariage  n'ayant  pas  été  officiellement  rompu, 
l'épouse   abandonnée    ne   s'était   point   fait   scrupule 


1.  Acte  de  décès  publié  par  Jal  (p.  330).  Cf.  "Wurzbach,  Bio- 
grap/iiscfics  Lexihon  des  Kaisej-thums  Œsterreicli.  II,  1857, 
p.  301-2. 

2.  Quelqu'un  ayant  dit  chez  Kaunitz  que  Rubens  était  un 
diplomate  qui  s'amusait  à.  peindre  :  «  Non,  monsieur,  aurait 
répondu  Casanova,  dites  plutôt  un  peintre  qui  jouait  au  diplo- 
mate.  » 


150  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

d'attribuer  à  celui  qui  n'avait  jamais  cessé  d'être  son 
mari,  peut-être  d'ailleurs  avec  son  consentement,  la 
paternité  d'un  enfant  qui  gardait  ainsi  une  apparence 
de  légitimité. 

Il  y  a  plus.  Le  livret  du  salon  de  1808  mentionne 
un  Casanova,  peintre,  élève  de  son  père  et  de  David, 
qui  exposait  cette  année-là  au  Musée  Napoléon  le 
portrait  en  pied  d'un  colonel  de  la  Garde  impériale. 
Le  même  exposa,  en  1810.  une  vue  de  la  gorge  de 
Brûhl  et  un  portrait  du  maréchal  ^lacdonald;  et, 
en  1812,  un  tableau  représentant  le  banquet  donné 
par  l'Empereur  aux  Tuileries  deux  ans  auparavant,  à 
l'occasion  de  son  mariage  avec  Marie-Louise  \  Le 
bon  Jal,  qui  prenait  parfois  un  plaisir  innocent  à 
égayer  de  quelques  souvenirs  personnels  les  colonnes 
toufPues  de  son  Dictionnaire,  se  rappelait  fort  bien 
qu'un  de  ses  amis,  Justin  Ouvrié,  avait  connu  un 
Casanova,  qui  était  allé  au  Bengale  et  en  avait  rap- 
porté, avec  de  curieux  dessins,  le  titre  de  peintre 
du  roi  d'Oude,  dont  il  aimait  à  se  parer.  Il  avait, 
paraît-il,  émigré,  puis,  après  avoir  servi  dans  l'armée 
des  Princes,  était  revenu  en  France  -. 

1.  Lucien  Gillet,  Nomenclature  des  ouirages  de  peinture,  etc., 
se  rapportant  à  Vhistoire  de  Paris,   Paris,  1911,  p.   288  et  313. 

2.  Un  Alexandre  Dufay  (ou  Dufays)-Casanova  fut  en  effet  porté 
sur  la  liste  des  émigrés,  et  n'obtint  qu'à  grand'peine  sa  radia- 
tion. Né  à  Paris,  il  était  allé  à  Rome  en  janvier  1787,  pour  se 
perfectionner  dans  la  peinture,  ainsi  que  l'attestait  un  certi- 
ficat sig-né  de  Pajou  père  et  fils.  En  l'an  VII,  il  se  plaignait  de 
ne  pouvoir,  à  cause  des  lenteurs  qu'on  mettait  à  lui  rendre  jus- 
tice, «  se  livrer  à  l'art  de  la  peinture,  ni  profiter  des  avis  de  son 
maître  David  »  (Arch.  nat.,  F' 5  627).  Casanova  figure  dans  les 
listes  des  élèves  de  David  publiées  par  Delécluze  et  par  Jules 


FRANÇOIS    CASANOVA,    PEINTRE.  151 

Ce  dernier  détail,  s'il  est  exact,  ne  permet  guère  de 
croire  que  ce  Casanova  ait  pu  naître  après  1775, 
comme  ce  serait  le  cas,  s'il  eût  été  le  fils  de  François 
Casanova  et  de  Jeanne  Delachaux.  Mais  le  prince  de 
Montbarey,  dans  ses  Mémoires,  ne  dit-il  pas  que 
madame  Casanova  apporta  dans  sa  corbeille  de  noces 
deux  enfants,  dont  son  mari  accepta  de  faire  l'édu- 
cation? 

Le    prince    de   Ligne,    le   brillant  écrivain    grand 
seigneur,  connut  également  bien  Jacques  Casanova  et 
son  frère.  «  Il  était  singulier  aussi  »,  écrit-il  de  ce 
dernier.  «  Je  lui  demandai,  en  riant,  pourquoi  dans  un 
de  ses  beaux  tableaux  du  Palais  Bourbon  (la  bataille 
de  Lens,  actuellement  au  Louvre),  il  avait  mis  mon 
bisaïeul  sur  un  cheval  gris,  se  sauvant  de  toutes  ses 
forces,  du  temps  qu'il  fut  fait  prisonnier  à  la  tête  de 
l'infanterie,  après  avoir  fait  des  merveilles  à  celle  de 
la  cavalerie,  à  la  bataille  de  Lens.  Trente  ans  après,  il 
fait  un  grand  tableau  qui  fut  envoyé  à  l'Impératrice 
de  Russie.  C'était  le  jDortrait  de  l'empereur  Joseph, 
entouré   de   ses    grands   généraux...    Quel    fut   mon 
étonnement,  lorsque,  exposé  chez  le  prince  de  Kaunitz, 
je  m'y  trouvai  aussi,  fort  ressemblant.  Cela  fit  le  mal- 
heur de  tous  mes  camarades.  Pourquoi,  dis-je  à  Casa- 
nova, leur  faire  cette  peine?  —  Pour  réparer,  dit-il, 
le  tort  que  je  fis  à  un  prince  de  Ligne  en  1648  '.  » 
Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  rechercher  et  de  décrire  les 

David,  mais  on   ne   sait  rien  de  précis   sur   sa    vie   et    sur   ses 
œuvres. 

I.  Mémoires  el  Mélanges  historiques,  IV,  1828,  p.  28-29. 


152  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

nombreux  ouvrages  de  Casanova  —  batailles,  marches 
d'armée,  paysages,  portraits  et  scènes  de  genre,  — 
qui  se  trouvent  encore  dans  les  musées  et  dans 
les  collections  particulières,  à  Bordeaux,  Dulwich, 
Lille,  Paris,  Rouen,  Saint-Pétersbourg,  et  Vienne'. 
Le  prince  de  Ligne,  qui  professait  pour  le  peintre 
une  admiration  réelle,  ne  lui  en  reprochait  pas  moins 
de  se  dispenser  volontiers  de  finir  ses  toiles,  en  intro- 
duisant dans  la  plupart  la  fumée,  opaque  à  souhait, 
d'un  coup  de  canon  ou  de  pistolet.  Quant  à  son  frère, 
il  n'a  pas  manqué  de  nous  laisser,  lui  aussi,  son  avis 
sur  le  talent  de  son  cadet.  «  \'êtes-vous  pas  le  frère 
du  peintre?  lui  demanda  un  jour  Catherine  de  Russie. 
—  Oui,  Madame,  comment  Votre  Majesté  le  sait-elle, 
et  connaît-elle  ce  barbouilleur?  —  Il  a  du  génie, 
monsieur,  j'en  fais  cas.  —  Oui,  Madame,  du  feu 
plutôt,  du  coloris,  de  l'effet  et  quelque  belle  ordon- 
nance. Mais  le  dessin,  Tachevé  n'est- pas  son  fait.  » 


1.  Thieme,  AUgemeines  Lexikon  der  bildenden  Kïinstler.  VI, 
1912;  J.  Guiffrey  et  P.  Marcel,  Inventaire  général  des  dessins  du 
Louvre,  III,  n"*'  25  147  à  25  150.  Voir  dans  la  Table  du  Mercure, 
par  E.  Deville,  d'assez  nombreuses  mentions  sur  Fr.  Casanova. 
Il  y  a,  au  Louvre,  le  premier  des  trois  combats  de  Fribourg,  et 
la  bataille  de  Lens,  exposés  en  1771,  et  deux  paysages.  Les  deux 
tableaux  de  bataille  proviennent  de  la  galerie  du  Petit-Palais 
Bourbon,  où  le  prince  de  Gondé  (f  1818)  avait  réuni  une  suite 
de  tableaux  rappelant  les  exploits  du  grand  Condé  (F.  Villot, 
Notice  des  salles  du  Louvre,  1883,  p.  55-57). 


CHAPITRE   XI 


LA    FAUTE    DE    J  U  S  T  I  N  I  E  N  X  E    -SV  Y  X  N  E  . 


Au  mois  de  mars  'l7o9,  Casanova,  revenu  depuis 
peu  à  Paris  de  son  premier  voyage  de  Hollande,  eut 
vent  qu'il  se  tramait  quelque  chose  contre  lui.  Sans 
doute,  il  ne  se  sentait  pas  la  conscience  absolument 
tranquille.  Fidèle  pourtant  à  sa  tactique  de  faire  face 
au  danger  et  de  payer  d'audace,  il  s'en  alla  un  beau 
jour  trouver  un  commissaire  et  lui  conta  comment,  à 
ce  qu'il  avait  appris,  des  quidams  s'étaient  mis  en 
tête  de  le  perdre  d'honneur,  à  force  de  calomnies.  On 
l'accusait,  lui  que  sa  qualité  de  1'  «  un  des  directeurs 
de  la  loterie  de  l'École  royale  Militaire  »  aurait  dû 
mettre  au-dessus  de  tout  soupçon,  d'avoir  conduit 
chez  une  sage-femme,  avec  des  intentions  criminelles, 
une  jeune  fdle,  que  le  désir  de  cacher  sa  faute  avait 
mis  dans  la  nécessité  de  se  coniier  à  lui.  Bien  plus. 

9. 


154  JACQUES    CASANOVA.    VÉNITIEN. 

l'inconnu,  assez  audacieux  pour  alléguer  des  faits 
aussi  graves,  laissait  entendre  que  depuis  quelque 
temps  le  Vénitien  le  cherchait  pour  l'assassinera 

C'était  bien,  en  effet,  ce  qu'avaient  déclaré  par 
écrit  les  auteurs  de  ce  noir  complot,  dont  l'un  était 
la  sage-femme  elle-même,  Reine  Demay.  et  l'autre 
Louis  marquis  de  Castelbajac.  ci-devant  capitaine  au 
régiment  de  Gambis,  demeurant  ordinairement  en  sa 
terre  de  Pommaret,  à  six  lieues  de  Toulouse,  et  pour 
le  présent  promenant  d'hôtel  garni  en  hôtel  garni  une 
humeur  fort  vagabonde. 

«  Un  jour  de  février  dernier,  le  8  ou  le  10,  si  j'ai 
bonne  mémoire,  avait  dit  à  peu  près  Reine  Demay, 
une  personne  de  ma  connaissance,  Angélique  Gérard, 
marchande  de  dentelles  rue  Plàtrière,  m'envoya 
quérir,  de  la  part  de  quelqu'un  qui  voulait  me  proposer 
une  affaire.  Après  plusieurs  rendez-vous  manques,  je 
vis  enfin  arriver  chez  moi,  une  nuit,  vers  trois  heures 
du  matin,  un  homme  magnifiquement  vêtu,  âgé  de 
quarante  ans  environ,  en  compagnie  d'une  jeune  fille 
qui  n'en  paraissait  pas  plus  de  dix-sept.  La  jolie 
personne  que  c'était!  Mince  et  de  taille  moyenne, 
elle  avait  la  peau  du  visage  très  blanche,  les  cheveux 
et  les  sourcils  noirs;  une  pelisse  de  soie  grise  doublée 
de  martre  l'enveloppait  et  dissimulait  à  merveille  une 
grossesse  déjà  avancée.  L'homme  me   dit,    avec  un 


1.  Arch.  nat.,  Y  13  520,  comm.  Guyot,  plainte  du  5  avril  1759, 
signalée  par  Gh.  Henry  {Revue  /listoriffue.  XLI,  1889,  p.  311), 
d'après  les  indications  de  M.  Em.  Ganipardon,  et  publiée  par 
G.   Capon,  Casanora  à  Paris,  p.  391-2. 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIENNE    WYNNE.         155 

accent  étranger,  qu'en  effet  la  jeune  fille  était  enceinte, 
que  sa  mère  était  d'un  caractère  violent,  qu'un  parti 
très  avantageux  se  présentait  pour  elle,  et  qu'elle  serait 
très  heureuse  de  pouvoir  taire  ses  couches  à  l'insu  de 
sa  mère.  Il  ajouta  que  celle-ci  passait  la  nuit  dans 
une  chambre  contiguë.  Je  répondis  que,  dans  ces 
conditions,  c'était  impossible,  et  l'entretien  en  resta 
là.  Le  lendemain,  l'étranger  revint  seul,  et  cette  fois 
me  promit  cinquante  louis  d'arrhes  et  bien  davantage 
ensuite,  si  je  voulais  me  charger  d'administrer  à  son 
amie  un  breuvage  destiné  à  faire  périr  l'enfant. 
Personne,  dit-il,  n'en  saura  rien. 

»  —  Mais  ce  serait  tuer  l'enfant  et  la  mère. 

»  —  Faites  toujours! 

»  Et  comme  je  refusais  d'entendre  à  des  proposi- 
tions pareilles,  il  me  montra  des  pistolets  à  secret  et  à 
ressort,  dont  chacun  tirait  trois  coups,  et  qu'il  avait 
pris,  disait-Il,  pour  prévenir  les  mauvaises  ren- 
contres. » 

Castelbajac,  lui,  conta  comment,  vers  le  20  février, 
il  fit  la  connaissance,  à  la  Foire  Saint-Germain,  de 
Reine  Demay,  qui  le  mit  au  courant  de  l'histoire.  Au 
portrait  quelle  lui  traça  du  mystérieux  étranger,  il 
reconnut  «  Cazenove  »,  mais,  pour  plus  de  sûreté,  il 
s'en  alla  faire  une  enquête  discrète  au  domicile  de  ce 
dernier,  chez  un  perruquier,  au  deuxième,  rue  du 
Petit-Lion-Saint-Sauveur'.  Puis,  curieux  de  savoir  le 
nom    de  la   jeune  fille,    il   se  mit  en  campagne   et 

1.  Et  non,  par  conséquent,  rue  Comtesse-d'Artois,  comme  le 
dit  Casanova  (Schiitz,  Y,  253). 


156      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

découvrit  que  trois  jeunes  vénitiennes,  demeurant 
avec  leur  mère  rue  Saint-André-des-Arcs,  au  premier 
grand  hôtel  à  main  gauche  en  venant  de  la  rue 
Dauphine,  pouvaient  bien  n'être  pas  étrangères  à 
l'affaire.  Il  n'ignorait  pas  que  ^I.  de  La  Pouplinière, 
le  riche  fermier  général,  les  venait  visiter.  Peut-être 
celui-ci  aurait-il  intérêt  à  être  mis  au  courant.  Aussi 
Caslelbajac,  puis  la  sage-femme  lallèrent  trouver  en 
son  Hôtel  de  la  rue  Richelieu,  celui-là  même  où 
madame  de  La  Pouplinière,  alors  défunte,  avait  fait 
établir  la  fameuse  cheminée  mobile,  par  laquelle  le 
duc  de  Richelieu  venait  l'assurer  nuitamment  de 
ses  tendres  sentiments.  La  Pouplinière  —  il  en  déposa 
quelques  jours  plus  tard  —  accueillit  avec  indigna- 
tion le  récit  des  deux  compères,  protestant  qu'il  se 
garderait  bien  de  rapporter  de  semblables  horreurs  à 
la  mère  de  la  jeune  fdle  dont  on  essayait  de  salir  la 
réputation.  Son  intendant,  et  en  même  temps  le 
confident  secret  de  ses  plaisirs.  Gazon  de  Maison- 
neuve,  qui  assistait  à  l'un  des  entretiens,  se  porta 
garant  qu'il  ne  pouvait  s'agir  d'aucune  de  ces  demoi- 
selles, attendu  qu'elles  étaient  à  Paris  depuis  trois 
mois  seulement.  Peut-être  voulait-on  parler  d'une 
autre,  assez  imprudente  pour  aller  chez  Casanova,  et 
dont  il  avait  prévenu  le  père.  Gastelbajac  ajouta  que 
Casanova  avait  été  sans  doute  averti;  c'était  lui,  appa- 
remment, qui  plaçait  sur  le  chemin  du  marquis  des 
gens  de  sac  et  de  corde,  pour  lui  faire  un  mauvais 
parti.  Cet  italien,  disait-il,  est  un  homme  dangereux. 
Il   porle  toujours  des  pistolets  sur  lui,   et  dimanche 


LA    FALTE    DE    J  U  STIN  I ENX  E    WYNNF.  157 

dernier,  aux  Tuileries,  il  m'a  regardé  dun  air  qui  ne 
signifiait  rien  qui  vaille'. 

Malgré  l'ancienneté  de  sa  famille  et  l'honorabilité 
de  son  nom,  l'authentique  marquis  gascon  qu'était 
M.  de  Castelbajac.  -^  un  grand  diable  maigre  et 
noir,  marqué  de  petite  vérole  — .  jouissait  à  Paris 
d'une  réputation  détestable.  Il  n'y  avait  pas  long- 
temps qu'une  pauvre  femme  au  service  de  madame 
de  Brouville,  dont  il  était  le  voisin  et  sans  doute 
l'ami  à  l'hôtel  de  Besançon,  rue  Sainte-Anne,  l'avait 
accusé  de  lui  aAoir  arraché,  en  la  rouant  de  coups,  un 
billet  à  ordre  de  220  livres  et  une  quittance  de  gages'. 
Il  ne  craignait  pas  de  s'abaisser  jusqu'à  plaider  aux 
Juges  consuls  avec  des  fournisseurs,  un  compagnon- 
orfèvre  et  une  revendeuse  à  la  toilette',  Aoire  même 
jusqu'à  se  colleter  avec  des  cochers  de  fiacre*.  Bref, 
ce  gentilhomme  était  un  «  fainéant  et  un  oisif,  ne  se 
plaisant  qu'à  mener  mal  les  femmes  »,  assurait  la 
demoiselle  Colombe  Boilleau  d'Ossonville,  qui  n'avait 
pas  eu  à  se  louer  de  sa  conduite  '. 

i.  Arch.  nat.,  Y  10  873,  comm.  Thiérion,  déclaration  de  Cas- 
telbajac, du  7  mars,  et  dépositions  du  16  mars  1759,  signalées 
[)ar  Ch.  Henry,  d'après  les  indications  de  M.  Em.  Campardon. 
dans  Vlstoritcheshiï  Viestnik,  XXI,  1885,  p.  308.  publiées  par 
lui  (Revue  hist..  t.  XLI,  1889,  p.  312-16),  et  de  nouveau  par 
G.  Capon,   Casanova  à  Paris,  p.  387-9. 

2.  Arch.  nat..  Y  13  518,  comm.  Guyot,  plainte  de  Marguerite 
Tinterlin  contre  madame  veuve  de  Brouville  et  le  marquis  de 
Cnstelbajac  (15  juin  1758). 

3.  Arch.  de  la  Seine,  sentence  des  consuls  du  10  juillet  1758. 
'i.  Arch.   nat..  Y    11  174.  comm.   Carlier,   rapport  du  guet  du 

16  juin  1757. 

5.  Ibid.,  Y  10  878,  comm.  Thiérion.  plainte  du  18  mai  1760. 
Cf.  Y  15  642,  comm.  Sirebeau.  plainte  de  Marguerite  Cassin,  du 


158      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN", 

Reine  Demay,  native  de  Munich  en  Bavière,  n'était 
pas  moins  suspecte.  Ce  n'était  pas  sans  motif,  selon 
toute  vraisemblance,  qu'elle  avait  passé  quelque 
temps  à  la  Salpêtrière,  asile  de  correction  destiné  alors 
aux  femmes  de  mauvaise  vie.  Fille  de  Jean  Demay, 
maître  sellier  et  carrossier  rue  du  Temple,  et  d'une 
bavaroise,  Marie-Anne  Cliifftel,  elle  épousa  Louis- 
Jean-Baptiste  Castesse  (ou  Castes,  ou  Decastesse),  dont 
le  père  était  officier.  Plus  tard,  Castesse  l'ayant 
quittée,  elle  vécut  avec  un  perruquier,  rue  de  Seine, 
puis,  rue  de  Jussienne,  avec  un  officier  du  duc 
d'Orléans  '. 

Il  y  avait  pourtant  du  vrai  dans  ce  que  le  marquis 
de  Castelbajac  et  Reine  Demay  avaient  conté  au  com- 
missaire Guyot.  Mais  voyons  ce  que  Casanova  lui- 
même  en  dit  dans  ses  Mémoires. 

Au  début  de  1759  ^  deux  jours  après  son  retour  de 
La  Haye,  il  rencontre  à  la  Comédie-Italienne  une 
dame  accompagnée  de  toute  sa  famille:  Il  ne  la  dési- 
gnera plus,  comme  d'ailleurs  l'héroïne  de  l'étrange 
aventure,  que  sous  les  initiales  de  madame  et  made- 
moiselle X.  C.  Y.  Cinq  ans  auparavant,  se  trouvant 
à  Padoue.  il  avait  fait  à  la  fdle  aînée  une  cour  assi- 
due,  que  la  maman  avait  dû  interrompre.  Un  coup 


li  novembre   1760.  Cette  dame,   qui  vivait  depuis  six  mois  avec 
Castelbajac,  disait  avoir  souffert  de  ses  violences. 

1.  Arch.  nat.,  Y  11.567,  comm.  Clienu.  plainte  Decastès  contre 
sa  femme,  21  sept.  1751;  Arch.  de  la  Bastille,  11818.  années 
17.54  et  1755. 

2.  Il  a  écrit,  ou  l'on  a  imprimé  17-58.  ce  qui  est  une  erreur 
d'un  an. 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIENNE    WYXNE.         159 

d'œil,  un  mot  de  la  jeune  fille  à  sa  mère,  un  signe  de 
l'évenlail  de  celle-ci,  il  n'en  fallut  pas  plus  pour  que 
la  connaissance  fût  reprise  et  le  vieil  amour  réveillé. 
On  parla  de  la  fuite  des  Plombs,  dont  ces  dames 
n'ignoraient  aucun  détail,  grâce  à  une  longue  lettre  de 
Venise,  des  succès  que  Casanova  venait  de  remporter 
en  Hollande,  et  dont  M.  de  La  Pouplinièrc  les  avait 
informées.  L'aventurier  promit  de  les  visiter  le  plus 
souvent  possible  à  l'hôtel  de  Bretagne,  rue  Saint- 
André-des-Arcs,  oii  elles  demeuraient'.  Bientôt,  il 
apprit,  de  la  bouche  du  cardinal  de  Bernis,  que,  si 
M.  de  La  Pouplinière  était  aux  petits  soins  pour  elles, 
c'est  qu'il  pensait  à  faire  de  l'ainée  des  X.  C.  \.  sa 
seconde  femme. 

Quelques  jours  après,  notre  aventurier  passa  l'eau 
pour  aller  voir,  ainsi  qu'il  l'avait  promis,  les  dames 
X.  C.  A  .  à  Ihôfel  de  Bretagne.  Il  y  trouva  toute  la 
famille,  composée  de  la  mère,  de  trois  fdles  et  de 
deux  fds,  et  le  chevalier  Farsetti,  noble  vénitien, 
homme  de  lettres-,  qu'il  connaissait  de  longue  date, 
et  qui,  lui  aussi,  se  flattait  de  toucher  le  cœur  de 
l'amie  de   Casanova.   A  cette  époque  de  l'année,  la 

1.  On  y  trouvait  des  cliainbrcs  pour  des  prix  variant  entre 
douze  et  quarante  livres  par  mois  (De  Jèze.  Etat  de  Paris,  1757. 
p.  28). 

'2.  Joseph-Thomas  Farsetti  (1723-1793).  Casanova  dit  qu'il  resta 
son  ennemi  irréconciliable,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  faire  de 
lui  un  pompeux  éloge  dans  la  Confutazione  (I,  G8).  «  Vous  avez 
connu  à  Paiùs.  écrivait  en  1757.  de  Venise,  madame  du  Bocage, 
Joseph  Farceti,  noble  vénitien,  homme  de  lettres.  Son  cousin, 
du  même  nom,  du  même  goût,  nous  donna  hier  à  diner  avec 
Goldoni,  célèbre  auteur  comique.  »  {(XEuvres  de  madame  du 
Bocage,  III,  159,  1"  juin  1757).  Cf.  Goldoni,  Mémoires,  II,  p.  276. 


160  JACQUES    CASANOVA,    VENITIi:X. 

saison  battait  son  plein  dans  les  théâtres,  et  le  gousset 
de  Casanova  était  bien  garni.  Aussi  son  ardeur  au 
plaisir  ne  connaissait-elle  pas  la  fatigue.  Un  soir 
qu'il  se  trouvait  en  partie  fine  au  bal  de  l'Opéra,  avec 
la  belle  Camille,  de  la  Comédie-Italienne,  et  quelques- 
unes  de  ses  amies,  chaperonnées  par  leurs  amants, 
il  se  vit  en  butte  aux  agaceries  d'un  domino  noir. 
C'était  mademoiselle  X.  C.  V.,  qui,  venue  avec  son 
frère  aîné,  l'une  de  ses  sœurs  et  Farsetti,  les  avait 
quittés  pour  changer  de  masque  et  se  dérober  ainsi  à 
leur  surveillance.  La  pauvre  fdle  confia  à  Casanova 
qu'elle  ne  consentirait  jamais  à  éjîouser  M.  de  La 
Pouplinière,  qu'elle  délestait  le  chevalier  Farsetti, 
que  d'ailleurs  elle  avait  laissé  son  cœur  à  Venise  et 
que  l'amitié  de  Casanova  lui  serait  précieuse.  Après 
cet  entretien  prometteur,  celui-ci  retourna  à  sa  mai- 
son de  la  Petite-Pologne. 

Le  jour  même,  malgré  la  neige  qui  tombait  en 
abondance,  il  sortit  en  redingote  et  à  pied,  et  s'en 
alla  goûter  à  l'hôtel  de  Bretagne  la  marée  fournie 
par  M.  de  La  Pouplinière.  Mademoiselle  X.  C.  Y., 
se  prétendant  soutirante,  resta  au  lit,  oii  elle  entretint 
Casanova  avant  et  après  le  dîner,  lui  rappelant  la 
poésie  intitulée  le  Phénix,  qu'il  avait  composée  jadis 
pour  elle,  et  lui  contant  ses  amours.  Le  lendemain, 
un  billet  désespéré  complétait  ces  confidences  :  «  Il 
est  deu\  heures  après  minuit;  j'ai  besoin  de  repos, 
mais  un  fardeau  qui  m'accable  m'empècbe  de  trouver 
le  sommeil.  Le  .secret  que  ji'  vais  vous  confier,  mon 
ami,  ccs.scra  d'être  un  fardeau  pour  moi  ilès  que  je 


LA    FAITE    Di:    J  U  ST  I  NI  KNN  F.    WYNNE.  161 

l'aurai  dcposu  dans  volic  sein...  Je  suis  enceinte,  et 
ma  situation  me  met  au  désespoir.  Je  me  suis  déter- 
minée à  vous  l'écrire,  parce  que  je  sens  qu'il  me 
serait  impossible  de  vous  le  dire  de  vive  voix.  Accor- 
dez-moi im  mot  de  réponse.  »  Pétrifié,  Casanova 
répondit  :  «  Je  serai  chez  vous  demain,  à  onze 
heures.  » 

Il  n'était  pas  sans  inquiétude,  mais,  imprudent 
comme  un  amoureux,  il  fut  exact  au  rendez-vous. 
Bientôt,  une  nouvelle  conversation  au  cloître  des 
Augustins  acheva  de  lui  montrer  l'étendue  du  malheur 
de  son  amie,  et  aussi  les  extrémités  où  le  désespoir 
peut  pousser  une  fille  honnête.  Elle  lui  demanda  de 
l'aider  à  la  tirer  de  peine,  assurant  qu'elle  s'empoi- 
sonnerait, si  elle  ne  pouvait  éviter  le  déshonneur.  Il 
lui  promit  de  l'assister  de  tout  son  pouvoir  et  con- 
sentit, malheureusement  pour  lui,  à  l'accompagner 
chez  une  femme,  célèbre  par  ses  exploits  de  faiseuse 
d'anges. 

INous  retrouvons  ici  le  fil  des  documents  judiciaires 
résumés  tout  à  l'heure.  Mais  le  récit  des  Mémoires 
n'est  pas  absolument  conforme  à  celui  de  Reine 
Demay  et  du  marquis  de  Castelbajac.  La  matrone, 
dont  Casanova  avait  oublié  le  nom,  demeurait,  non 
pas  au  Marais,  comme  il  le  dit,  mais  rue  des  Cor- 
deliers,  c'est-à-dire  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine, 
non  loin  de  Saint-Sulpice.  Elle  n'avait  pas  une  cin- 
quantaine d'années,  mais  une  trentaine  seulement. 
La  grossesse  aurait  été  de  quatre  mois,  d'après  Casa- 
nova, de  sept,  d'après  Reine  Demay.  D'autres  détails. 


162  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

en  revanche,  concordent  très  suffisamment  :  l'époque 
de  l'année  où  se  place  l'aventure,  l'hôtel  de  la  rue 
Saint-André-des-Arcs,  les  projets  de  M.  de  La  Pou- 
plinière,  l'intervention  de  Castclbajac,  l'heure  tardive 
de  la  visite  à  la  sage-femme,  les  cinquante  louis 
promis,  les  deux  louis  laissés  pour  acompte. 

Si  l'on  en  croit  Casanova,  une  visite  à  la  Petite- 
Pologne  suivit  l'expédition  nocLurne  chez  la  sage- 
femme,  puis  les  deux  amis  retournèrent  au  bal  de 
l'Opéra,  011  mademoiselle  X.  C.  V.  dansa  comme  une 
folle  tout  le  reste  de  la  nuit.  L'aventurier  pensait  qu'en 
échange  de  ses  bons  offices  la  jeune  fille  se  donnerait 
à  lui,  et  l'événement  confirma  ses  espérances.  Mais 
la  suite  de  l'aventure,  telle  qu'on  peut  la  lire  dans  les 
Mémoires,  ne  saurait  être  contée  ici.  La  grossesse 
de  mademoiselle  X.  G.  V.  avance.  La  marquise 
d'Urfé  indique  à  Casanova  un  moyen,  aussi  sûr  que 
cabalistique,  «  d'éviter  un  affront  à  une  jeune  personne 
qui  a  poussé  trop  avant  la  licence  d'avoir  un  amant  ». 
Il  en  fait  part  à  mademoiselle  X.  C.  V.,  invoque 
gravement  Paracelse  et  Boerhave,  et,  la  jeune  fille 
convaincue  ou  faisant  semblant  de  l'être,  se  met  en 
devoir  d'administrer  le  remède  absurde,  qui  lui 
donna  bientôt,  assure-t-il,  tous  les  droits  d'un  amant 
payé  de  retour. 

En  dépit  de  ces  intermèdes  boulTons,  sur  la  réalité 
desquels  il  est  permis,  d'ailleurs,  d'avoir  des  doutes, 
l'affaire  menaçait  de  tourner  au  tragique.  La  Poupli- 
nière  et  madame  X.  C.  V.  insistaient  pour  que  le 
mariage  projeté  ne  subît  point  do  retard.  La  justice, 


LA    FAITE    DE    JUSTIXIENNE    WYNXE.  1G3 

de  son  côté,  avertie,  nous  l'avons  vu,  par  Reine 
Demay  et  Castelbajac,  se  mettait  en  branle. 

La  déclaration  du  marquis  avait  été  déposée  au 
greffe  criminel  du  Chàtelct,  le  11  mars  1759.  Le  len- 
demain, le  procureur  du  roi  Moreau  écrivit  au  lieute- 
nant de  police  :  «  Yoicy,  Monsieur,  une  déclaration 
qui  a  été  déposée  hier  au  greffe  et  m'a  été  communi- 
quée aujourd'huy .  Comme  elle  me  paraît  mériter  atten- 
tion, et  que  vous  serés  peut-être  bien  aise  d'en  rai- 
sonner avec  ^I.  le  comte  de  Saint-Florentin,  auquel 
j'en  parlerai  lundi  à  son  audience,  j'ai  l'honneur  de 
vous  l'envoier.  Le  dénonciateur  et  la  sage-femme  me 
paraissent  bien  suspects'.  »  Effectivement,  M.  Bertin 
en  parla  au  ministre  -,  et  trois  inspecteurs  de  police, 
de  la  \illegaudin,  Roulier  et  Reculé,  furent  chargés 
de  faire  une  enquête. 

Ils  y  trouvèrent,  dirent-ils  dans  leur  rapport  du 
12  mars,  «  bien  de  la  fausseté  ».  M.  de  la  Poupli- 
nière  s'était  assuré  qu'aucune  des  trois  demoiselles 
n'était  enceinte,  puis  il  s'était  souvenu  que  peu  de 
temps  auparavant  il  avait  reçu  une  lettre,  oii  on  le 
menaçait  s'il  n'apportait  pas  200  louis  au  Palais- 
Royal.  Castelbajac  n'aurait-il  pas  écrit  cette  lettre, 
et  ne  serait-il  pas  venu  lui  faire  cette  histoire 
pour  avoir  l'occasion  de  lui  parler  seul  dans  son 
cabinet?  Contrairement  aux  dires  de  Castelbajac, 
M.  de  Maisonneuve,  l'intendant  de  La  Pouplinière, 


1.  Arch.  de  la  Bastille,   10  050. 

2.  «  J'en  ay  parlé  au  ministre,  en  le  prévenant  que  M.  le  pro- 
cui'eur  du  roy  luy  en  parlcroit  •>  fnote  de  la  main  de  M.  Bertin), 


164  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

ne  connaissait  ni  Casanova  ni  aucune  fille  avec  qui 
cet  italien  pût  avoir  des  relations.  Puis,  comment 
admettre  qu'une  sage-femme  fût  allée  reA-éler  à  Gas- 
telbnjac,  qu'elle  ne  connaissait  ])as,  un  secret  de  cette 
sorte,  et  cela  dans  un  lieu  public?  D'ailleurs,  quel 
intérêt  pouvait  avoir  Castelbajac  à  découvrir  le  nom 
du  particulier  et  de  la  demoiselle?  Tout  d'un  coup,  il 
soupçonne  Casanova,  sur  un  simple  signalement,  sans 
avoir  pris  la  précaution  de  le  faire  reconnaître  par  la 
sage-femme.  Aussi  les  inspecteurs  pensaient-ils  que 
Castelbajac,  ou  une  autre  personne  dont  il  n'était 
que  l'instrument,  avait  voulu  tirer  quelque  argent 
de  M.  de  La  Pouplinière '. 

On  s'étonne  de  ne  trouver  dans  ce  rapport  aucun 
renseignement  sur  Casanova  lui-même,  et  peut-être 
y  sent-on  moins  le  désir  de  faire  la  lumière  que  celui 
de  débarrasser  le  fermier  général  des  soucis  d'une 
ennuyeuse  affaire.  Mais  il  faut  reconnaître  que  l'idée 
de  chantage  devait  venir  naturellement  à  l'esprit  de 
gens  qui,  par  devoir  professionnel,  savaient  ce  qui  se 
passait  dans  les  entours  du  financier  sexagénaire. 

La  Pouplinière  était  veuf  depuis  quelques  années 
déjà,  et  la  question  de  savoir  s'il  convolerait  de  nou- 
veau tenait  autour  de  lui  les  appétits  en  éveil.  Dans 
sa  ((  ménagerie  »  de  Passy  —  ainsi  nommait-on  sa 
maison  de  la  rue  Basse  —  se  pressait  la  société  la  plus 
hétéroclite  de  gens  du  monde,  de  financiers,  de  comé- 
diens, de  musiciens  et  de  filles,  en  quête  de  quelque 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  050,  publié  par  Gapon,  Casanova  à 
Paris,  p.  385-387. 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIENNE    WYNNE.  165 

aubaine.  Mais  les  héritiers  naturels  veillaient  âprement 
au  grain.  Jusque-là,  M.  de  Safîrai  avait  réussi,  paraît-il, 
à  occuper  son  oncle  avec  la  femme  du  chevalier  de 
Courcelles,  heau-frère  de  La  Pouplinière.  Quand  on 
s'aperçut  que  le  vieillard  considérait  avec  intérêt  les 
jeunes  demoiselles  de  l'hôtel  de  Bretagne,  et  paraissait 
vouloir  jeter  son  dévolu  sur  l'une  d'elles,  beaucoup  de 
têtes  s'échaufTèrent.  Ce  qu'il  fallait  à  tout  prix,  c'était 
éviter  un  mariage.  Or,  le  fermier  général  s  occupait 
déjà  de  faire  naturaliser  mademoiselle  X.  C.  Y.,  des- 
sein que  Casanova  lui-même  encourageait  peut-être, 
si  ce  n'est  pas  se  fourvoyer  que  de  voir  dans  les  petits 
vers  suivants,  retrouvés  à  Dux,  une  allusion  détour- 
née et  une  flatterie  relativement  discrète  : 

De  ces  jeunes  beautez  que  je  vois  chaque  jour 
Les  grâces,  les  talens  ont  enchanté  mon  âme, 
Et  mon  cœur,  autrefois  insensible  à  l'amour, 
Brûle  en  secret  de  la  plus  vive  flamme. 
Mais,  pour  la  déclarer,  une  Muse  étrangère 

Ignore  (?)  cet  art  enchanteur 
De  tout  persuader  et  de  parler  au  cœur 
Et  ne  peut,  sans  mourir,  se  résoudre  à  se  taire. 
Grand  chancellier  d'Amour,  s'il  est  permis  d'oser 
Emprunter  du  françois  le  langage  si  tendre, 
Prète-lui  tes  accens,  ou,  si  c'est  trop  prétendre, 
Pour  bien  peindre  ses  feux  et  mieux  se  faire  entendre, 

Fais-la  donc  naturaliser. 

Mais  voici  venir  un  fripon  bien  connu  de  Casa- 
nova, l'abbé  de  La  Coste.  «  yV  la  fm  du  mois  de 
février  (1759),  écrit  l'abbé  dans  un  mémoire  rédigé 
l'année  suivante  pour  sa  défense,  M.  de  La  Poupli- 
nière m'ayant  confié  l'aventure  de  Castelbajac,  que 
M.  de  Maisonncuvc  lui  montra  comme  fomentée  par 


166  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN, 

MM.  de  Courcelles  et  Saffrai,  le  froid  que  M.  de  La 
Poiiplinière  leur  témoigna  et  la  confiance  dont  ils 
s'aperçurent  qu'il  m'honorait  firent  qu'ils  me 
regardèrent  comme  l'auteur  des  désagrémens  qu'ils 
essuyèrent.  »  Et  La  Coste  ajoute  que  le  samedi,  veille 
des  Rameaux,  La  Pouplinière  le  pria  au  concert  de 
lui  faire  un  mémoire  de  toute  l'affaire,  voulant  l'en- 
voyer le  lendemain  à  M.  l'abbé  de  La  Ville,  ce  qui  fut 
fait*. 

La  Coste  était  alors  un  des  favoris  de  La  Poupli- 
nière, chez  qui  le  curé  de  Passy  l'avait  introduit, 
11  n'est  pas  facile  de  saisir  exactement,  tant  ses  expli- 
cations sont  confuses,  le  rôle  qu'il  joua  dans  ce 
milieu  d'intrigues  et  de  jalousies.  Secondait-il  par 
tous  les  moyens  les  vues  de  La  Pouplinière,  dont  il 
lirait  ainsi  des  ressources  considérables?  Castelbajac 
fut-il,  comme  Maisonneuve  et  les  inspecteurs  de 
police  le  laissaient  entendre,  le  comparse  choisi  pour 
faire  manquer  le  mariage  projeté?  Est-ce  par  hasard 
que  Casanova,  qui  lui  aussi  connaissait  La  Poupli- 
nière depuis  son  premier  séjour  à  Paris,  se  trouva  mêlé 
à  l'affaire?  Le  sûr,  c'est  que  La  Pouplinière  rompit 
avec  la  jeune  fille,  sans  renoncer  d'ailleurs  à  ses  idées 
matrimoniales.  Celte  année  même,  il  épousait,  sous 
les  auspices  du  chanteur  Jélyotte  et  du  musicien 
Mondonville,  et  par  l'entremise  de  l'indispensable 
abbé  de  La  Gosle,  une  jeune  toulousaine,  Marie- 
Thérèse  de  Mondran,  d'une  famille  de  drapiers,  que 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  12  099  (mémoire  de  l'abbé  de  La  Coste). 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIENNE    WYNNE.         167 

le  capitoulat,  conféré  à  son  grand-père,  avait  élevée 
à  la  noblesse.  Il  avait  soixante-six  ans,  elle  vingt  et  un, 
un  visage  charmant  et  une  voix  merveilleuse  ' . 

Les  résultats  de  l'enquête  menée  par  les  trois 
inspecteurs  de  police  étaient  de  nature  à  rassurer 
Casanova.  Pourtant  l'aventurier,  de  son  propre  aveu, 
avait  péché  au  moins  par  imprudence.  Aussi,  malgré 
la  contreplainle  déposée  par  lui  le  5  avril  J759, 
n'était-il  pas  très  sur  de  lui,  quand  il  dut  s'expliquer 
devant  le  lieutenant-criminel,  alors  M.  de  Sartines. 
Cet  interrogatoire,  dont  le  texte  serait  bien  curieux  à 
connaître,  eut  lieu  le  lU  avril".  Sur  les  questions  qui 

1.  «  Trois  ans  après,  dit  Casanova,  La  Popelinière  se  maria 
par  procuration  avec  une  fort  jolie  demoiselle,  fille  d'un  capitoul 
de  Bordeaux.  Il  mourut  deux  ans  après,  laissant  sa  veuve 
enceinte  d'un  fils,  qui  vint  au  monde  six  mois  après  la  mort  de 
son  père.  A  la  requête  de  l'héritière  de  ce  richard,  le  Parlement 
déclara  l'enfant  illégitime.  »  Il  faut  mettre  au  point  ces  rensei- 
gnements, d'une  exactitude  un  peu  approximative.  Mademoiselle 
de  Mondran  était  née  à  Toulouse  (paroisse  Saint-Elienno)  le 
18  novembre  1737,  de  Louis  de  Mondran  et  de  Jeanne-Rose  de 
Boé.  Louis  de  Mondran.  son  grand-père,  avait  été  capitoul  en 
1716.  La  Pouplinière  l'épousa  par  contrat  du  15  juillet  1759,  et 
la  cérémonie  eut  lieu  à  Passy  le  31.  Les  6  et  9  du  même  mois, 
l'abbé  de  La  Geste  avait  reçu  de  lui  de  curieuses  procurations, 
aux  termes  desquelles  l'abbé  devait  aller  chercher  la  jeune  fille 
à  Toulouse  et  régler  les  conditions  du  mariage.  Le  financier 
étant  mort  le  5  décembre  1762,  sa  femme  accoucha,  le  28  mai  1763, 
d'un  fils,  Alexandre-Louis-Gabriel,  né  par  conséquent  cinq  mois 
et  vingt-trois  jours  après  la  mort  de  son  père.  Là-dessus,  un 
procès  s'engagea,  non  pas  sur  la  légitimité  de  l'enfant  qui,  aux 
yeux  de  la  loi.  n'était  pas  en  cause,  mais  sur  sa  légitime. 
Madame  de  La  Pouplinière,  dont  on  connaît  un  portrait  par 
J.-B.  Deshayes  et  un  buste  en  terre  cuite  par  Lemoyne,  mourut 
à  Evreux  le  12  août  1824,  à  l'âge  de  quatre-vingt-six  ans 
(G.  Gucuel,  La  Poiiplinicrc  et  la  musique  de  chambre  an 
XVIir  siècle,  1913). 

2.  «  De  l'ordonnance  rendue  par  M.  le  lieutenant  criminel,  le 


168  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

lui  furent  posées,  sur  les  réponses  qu'il  y  fit,  rien 
d'autre  que  le  récit  clés  Mémoires.  Pressé  de  ques- 
tions, dit-il,  et  convaincu,  ou  à  peu  près,  de  l'accu- 
sation portée  contre  lui,  il  comprit  qu'il  valait  mieux 
confier  au  magistrat  une  partie  tout  au  moins  de  la 
vérité,  ce  qu'il  fit  bientôt  après  par  1  intermédiaire 
de  la  comtesse  du  Rumain. 

Le  lendemain  même  de  l'interrop^atoire,  sur  les 
conclusions  du  procureur  du  roi.  et  en  vertu  de 
l'ordonnance  du  lieutenant-criminel,  la  sage-femme 
fut  arrêtée  dans  son  appartement  de  la  rue  des  Corde- 
liers,  et  emprisonnée  au  Grand-Ghàtelet.  Le  28,  le 
commissaire  Thiérion  vint  apposer  les  scellés  à  son 
domicile  et  opérer  dans  ses  papiers  une  perquisition, 
d'ailleurs  infructueuse.  Elle  fut  mise  en  liberté  le 
4  mai,  à  la  charge  de  se  représenter  en  ajournement 
personnel'.  Quant  à  Castelbajac  et  à  l'avocat  Vau- 
versin,  qui  avait  soutenu  les  intérêts  de  la  sage- 
femme,  Casanova  assure  que  l'un  fut  envoyé  à 
Bicêtre  et  l'autre  rayé  du  tableau. 

Restaient  les  poursuites  intentées  par  madame 
X.  C.  V.  au  Vénitien,  comme  auteur  ou  complice  de 


20  avril  1759,  sui"  les  conclusions  de  M,  le  procureur  du  roy 
élant  au  bas  de  V interrogatoire  subi  par  le  sieur  Cazanova  le 
jour  d'hyer  sur  l'informalion  faite  par  le  commissaire  Tliierrioi). 
le  16  mars  dernier  et  jours  suivans,  au  sujet  d'un  avortement 
proposé  à  une  sage-femnie,  appert,  etc..  (Arch.  nat.,  Y  10  874, 
comm.  Thiérion,  en  tète  du  procès-verbal  d'apposition  des 
scellés  au  domicile  de  Reine  Demay). 

1.  Arch.  nat.,  Y  10  87'i,  commissaire  Thiérion.  Cf.  le  registre 
d'écrou  du  Grand-Chàtelet  à  la  Préfjscture  de  police,  sous  les  dates 
du  21   et  du  28  avril  et  du  4  mai  1759. 


LA    FAUTE    dp:   JUSTIMENNE    WY.XNE.         169 

la  disparition  de  sa  fdle.  car  il  avait  bien  fallu  faire 
faire  ses  couches  à  cette  malheureuse.  La  retraite 
cju'on  lui  trouva  (le  couvent  de  C...  où  l'on  se  ren- 
dait par  la  porte  Saint-Antoine,  et  dont  l'abbesse  était 
une  princesse,  amie  de  madame  du  Rumain),  pour- 
rait bien  avoir  été  le  couvent  des  Bénédictines  de 
ïraisne!.  maison  à  la  fois  dévote  et  galante,  où 
madame  du  Deffand  fut  élevée,  et  dont  l'abbesse 
était  la  jeune  princesse  de  Bourbon-Condé  ' .  Made- 
moiselle X.  C.  V.  y  fut  conduite  la  veille  du 
dimanche  de  Ouasimodo,  c'est-à-dire  le  samedi 
28  avril;  elle  en  sortit  à  la  fin  du  mois  d'août, 
heureusement  délivrée.  Madame  X.  G.  Y.  retrouvait 
sa  fille.  Tout  le  monde  était  content,  sauf  peut-être 
Casanova,  qui,  en  butte  à  d'autres  poursuites  civiles 
et  criminelles,  commençait  à  trouver  que  Paris  n'était 
plus,  pour  lui  du  moins,  le  paradis  des  étrangers. 

Les  lecteurs  des  Mémoires  se  sont  sans  doute 
demandé  bien  des  fois  —  car  la  curiosité,  même 
rétrospective,  est  le  propre  des  hommes  —  qui  pou- 
vait bien  être  la  mystérieuse  mademoiselle  X.  G.  V., 
et  ce  qu'elle  était  devenue  dans  la  suite.  Le  nom  de 
l'inconnue  se  trouve,  à  vrai  dire,  dans  les  papiers  de 
l'abbé  de  La  Goste  conservés  aux  Archives  de  la  Bas- 
tille. Il  est  aussi  dans  les  Mémoires  de  Casanova  eux- 
mêmes,  mais  il  fallait  le  chercher  au  bon  endroit  et 
faire  les  rapprochements  nécessaires-. 

1.  On  pourrait  aussi  penser  à  Tun  des  établissements  religieux 
de  Charonne,  qui  comptait  au  moins  quatre  couvents. 

2.  C'est  M.   G.   Gugitz,   un  des  chercheurs   le  mieux   informés 

10 


170  JACQUKS    CASANOVA,    VENITIEN. 

C'est  à  propos  de  son  premier  séjour  à  Paris  que 
Casanova  —  il  ne  s'en  est  point  souvenu  plus  tard, 
ou  n'a  point  pris  garde  qu'il  se  trahissait  —  a  parlé 
de  mademoiselle  X.  C.  V.  et  donné  son  véritable 
nom.  «  J'eus  également  l'occasion,  dit-il,  de  faire  la 
connoissance,  chez  M.  de  Mocenigo,  d'une  dame  véni- 
tienne, veuve  du  chevalier  Winne,  anglais.  Elle  venait 
de  Londres  avec  ses  enfants,  et  elle  avait  dû  y  aller 
pour  leur  assurer  l'héritage  de  feu  son  époux,  auquel 
ils  auraient  perdu  leurs  droits,  s'ils  ne  s'étaient  déclarés 
de  la  religion  anglicane.  Elle  retournait  à  Venise, 
contente  de  son  voyage.  Elle  avait  avec  elle  sa  fille 
aînée,  jeune  personne  de  douze  ans,  qui,  malgré  sa 
jeunesse,  portait  sur  son  beau  visage  tous  les  carac- 
tères de  la  perfection.  »  Il  est  facile  de  vérifier  que  ces 
renseignements  concordent  à  merveille  avec  ceux 
qu'il  donne  avant  de  commencer  le  récit  de  l'aventure 
de  1739.  Il  ajoutait  :  «  Elle  vit  aujourd'hui  à  Venise, 
veuve  du  comte  de  Rosemberg,  mort  à  Vienne 
ambassadeur  de  l'impératrice-reine  Marie-Thérèse. 
Elle  y  brille  par  sa  sage  conduite,  et  par  toutes  les 
vertus  sociales  dont  elle  est  ornée.  Personne  ne  lui 
trouve  que  le  seul  défaut  de  n'être  pas  assez  riche; 
mais  elle  ne  s'en  aperçoit  que  par  la  nécessité  où  elle 


des  questions  casanovieniies,  qui  s'en  est  avisé  le  i^remier.  Il  a 
publié  à  ce  sujet  un  intéressant  article  (Eine  Geliebte  Casa- 
nofa's),  dans  le  Zeitsclirlft  fiir  Buclicrfreundc,  n"'  5  et  0, 
2'  année,  1910-1911,  p.  151-171.  M.  Gug'ilz  n'avait  malheureuse- 
ment pas  eu  connaissance  des  documents  publiés  en  1889  par 
M.  Ch.  Henry,  dans  la  liecue  /lisiurufue,  d'après  les  indications 
de  M.  Gampardon.  Voir  aussi  G.  Cucuel,  La  Pouplinière. 


LÀ    FAUTE    DE    J  U  ST  I  X  I  EN  N  F.    WYNXE.  171 

se  trouve  de  ne  point  faire  tout  le  bien  qu'elle  vou- 
drait. » 

Vers  1735,  vivait  à  Venise  un  anglais,  Richard 
W  ynne,  d'une  noble  et  vieille  famille  du  Lincolnshire. 
Il  fit  la  connaissance  d'une  grecque  très  belle,  fille  du 
«  signore  Filippo  Gazini,  nobile  di  San  Maura'  ». 
et  s'éprit  d'elle.  De  leurs  amours  secrètes  naquit 
bientôt,  le  21  janvier  1736,  «  in  rio  délia  Sensa  » 
(canal  de  l'Ascension),  une  fille,  qui  reçut  au 
baptême,  célébré  à  San-Marcuola,  les  noms  de  Giu>ti- 
niana-Franca-Antonia.  C'est  l'héroïne  casanovienne. 
Elle  avait  donc  en  1751  non  pas  douze  ans,  mais 
seize,  et  en  1739  vingt-quatre.  Trois  ans  seulement 
après  la  naissance  de  son  enfant,  le  chevalier  Wynne 
épousa  sa  maîtresse,  qui  lui  donna  dès  lors  trois 
autres  filles,  Marie-Elisabeth,  Anne-Amélie  et  Thérèse- 
Suzanne,  et  deux  garçons,  Richard  et  William.  La 
petite  Justinienne  ne  fut  légitimée  officiellement  que 
le  10  septembre  1743. 

Après  la  mort  de  son  mari,  survenue  en  1731. 
Anne  Gazini-Wynne  s'en  alla  avec  ses  enfants  en 
Angleterre,  et  au  retour  s'arrêta  à  Paris.  Sa  fille  aînée 
elle-même  a  parlé  plus  tard  de  ce  voyage  dans  ses 
Pièces  morales.  Il  n'est  donc  pas  surprenant  que, 
précisément  en  cette  année  1731,  Casanova  ait  ren- 
contré la  mère  et  la  fille  aux  réceptions  de  l'ambas- 
sadeur vénitien.  C'est  elle  aussi  qui  a  conté  le  retour 
à  Venise  à  la  fin  de  1732,  et  le  séjour  dans  cette  ville 

1.  Ile  située  au  sud  de  Corfou,  au  nord  de  Céplialonie.  non 
loin  de  la  côte  d'Acarnanie. 


172      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

jusqu'à  1758,  les  relations  avec  le  vieux  S.  (le  consul 
anglais  Joseph  Smith),  qui  brûla  d'amour  pour  elle, 
enfin  sa  passion  pour  André  Memmo,  passion  dont 
les  conséquences  devaient  lui  être  une  si  terrible  leçon. 
«  La  passion,  dit-elle,  qui  me  fut  inspirée  par  un  jeune 
cavalier,  présenté  dans  la  maison  par  ce  même  S., 
engloutit  toutes  les  autres.  Je  l'aimai  éperdùment;  et 
les  contradictions  que  j'éprouvai   de  la  part   de  ma 
mère  et  celle  de  la  famille  du  jeune  homme  à  la  fois 
ne  firent  pendant  quatre  ans  que  m'obstiner;  effecti- 
vement, je  rejetai  plusieurs  partis,  et,  entre  autres,  ce 
même  S.,  qui,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans,  s'était  avisé 
de  devenir  amoureux  de  moi.  Je  fus  par  là  exposée  à 
des   persécutions  sans    nombre.    Ma  passion    n'avait 
d'autre  distraction  que  la  lecture  la  plus  Avariée,  ni 
d'autre  nourriture  que  d'écrire  sans  fm.  ne  pouvant 
voir  mon  amant  que  rarement  et  à  l'espagnole.  Ma 
maison  lui  était  défendue;  j'y  vivais  donc  très  isolée, 
et  toujours  au  milieu  de  500  volumes.  Mais  comme 
toute  passion  a  un  terme,  et  que  j'étais  inquiétée  de 
toute  part,  la  vivacité  de  la  mienne  se  ralentit,  dès  que 
ces  obstacles  parurent  céder  à  notre  fermeté.   J'eus 
la  force  de  l'avouer  à  mon  amant  et  de  lui  refuser  ma 
main,  qui  n'était  plus  suivie  de  mon  cœur.  Vers  ce 
temps,  notre  famille  fut   rappelée  en  Angleterre,  et 
ce  rappel  me  détermina  bien  davantage.  Mon  esprit 
était   assez   formé,   ma    figure  avait   acquis  tout   son 
brillant,  j'étais  romanesque,    ce    qui  arrive  toujours 
aux  jeunes  personnes,  lorsqu'elles  cherchent  à  s'ins- 
truire elles-mêmes.  Je  rêvais  volontiers  aux  aventures. 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIENXE    WYXNE.  173 

et  jamais  peut-être  on  n'a  été  plus  coquette  avec  plus 
de  sensibilité  et  de  franchise.  Revoir  la  France, 
l'Angleterre!  La  perspective  était  propre  à  me  faire 
tourner  la  tête.  La  demoiselle  anglaise  (sa  gouver- 
nante) me  promettait  quelque  grand  parti  à  Londres. 
Mes  adieux  à  M. M.,  qui  de  mon  amant  était  devenu 
mon  ami.  se  ressentirent  un  peu  de  la  dureté  que 
minspirait  ma  vanité  naissante,  et  je  montai  dans  le 
"carrosse  avec  une  joie  que  j'eus  bien  de  la  peine  à 
cacher  à  mes  parens,  et  surtout  à  ce  tendre  ami.  qui 
ne  put  s'empêcher  de  suivre  sa  maîtresse  volage  jus- 
qu'à Milan  à  Linsu  de  ma  mère'.  » 

L'amant  de  Justinienne  Wynne  était  un  jeune 
homme  de  vingt-neuf  à  trente  ans,  de  grande  famille 
patricienne,  cet  André  Memmo.  que  Casanova  avait 
été  accusé  de  débaucher  quelques  années  auparavant, 
en  même  temps  que  ses  deux  frères.  Sans  doute  parce 
qu'il  avait  à  se  reprocher  quelques  péchés  do  jeunesse, 
Memmo  fut  un  de  ceux  qui,  au  fond  de  leur  cœur, 
gardèrent  pour  l'aventurier  une  véritable  indulgence. 
A  la  lin  de  leur  vie,  ils  s'écrivaient  encore  en  toute 
communauté  de  îroùts  et  liberté  de  langage.  Memmo 
s'assagit  cependant  plus  vite  que  Casanova,  du  moins 
en  apparence;  il  mourut,  chargé  d'honneurs,  en  1793. 

C'est  le  1"  octobre  1738  que  la  famille  Wvnne 
quitta  \enise  pour  se  rendre  à  Paris,  puis  à  Londres. 
Il  y  a,  sur  ce  départ,  de  curieux  détails  dans  une 
lettre    qu'une    intrépide    Aoyageuse    de    ce    temps, 

1.  Pièces  morales,  Londres,  1785,  p.  36-7. 

10. 


174      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

lady  Montagu,  écrivait  de  Venise  à  sa  fille  le  3  du 
même  mois  :  «  Trois  belles  dames,  quatre  avec  la 
mère,  sont  parties  de  Venise  pour  Londres  il  y  a  deux 
jours.  Je  ne  les  ai  vues  que  dans  les  lieux  publics  et 
chez  notre  résident  (John  ^lurray),  qui,  comme  un 
de  leurs  admirateurs  passionnés,  obligeait  sa  femme 
à  les  recevoir.  Le  père  s'appelait  Wyne.  Les  uns 
disent  qu'il  avait  1  200  livres  de  revenu,  les  autres 
2  000.  Il  vint  à  Venise  chercher  des  distractions 
après  la  mort  de  sa  femme.  Son  gondolier  lui  fît 
connaître  une  grecque,  qui  devait  être  très  jolie,  car 
elle  conserve  de  grands  restes  de  beauté.  Elle  lui 
plut;  il  eut  trois  filles  d'elle.  Elle  se  fit  épouser  et 
lui  donna  encore  deux  fils.  Wyne  mourut  à  Venise, 
ses  enfants  étant  encore  tout  petits.  Il  laissa  à  chaque 
fille  1  500  livres.  La  mère  les  mena  tous  en  Angle- 
terre, sans  doute  parce  qu'on  lui  avait  dit  qu'elle 
devait  fournir  la  preuve  de  son  mariage.  Elle  y  resta 
un  an,  puis  revint  à  Venise.  Tous  les  jeunes  gens  lui 
font  la  cour.  L'aînée  des  filles  parle  anglais.  Tu  ne 
dois  pas  te  laisser  circonvenir  par  elles.  »  Le  o  dé- 
cembre, la  mère  écrivait  de  nouveau  à  sa  fille  :  «  Les 
belles  dames  sont,  paraît-il,  à  Paris,  et  auront  peut- 
être  leurs  raisons  de  s'y  arrêter  '.  » 

Justinienne  Wynne  a  décrit  aussi  ce  voyage. 
Milan,  Turin,  Lyon  n'arrêtèrent  que  peu  de  jours  la 
belle  famille  :  quelques  dîners,  quelques  spectacles, 
beaucoup  de  déclarations  les  menèrent  jusqu'à  Paris, 

1.  Lady  Wortley  Montagu,  Lelters  and  Works,  éd.  WharnclifTe, 
II,  1893," p.  339,  351,  cité  par  Gugitz,  op.  cit.,  p.  155-156. 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIENNE    WYNXE.  175 

OÙ  elles  devaient  «  tenir  bon  »  six  mois.  Justinienne 
était  grande,  de  proportions  justes  ;  sa  mère  lui 
donna  un  excellent  maître  de  danse,  qui  lui  apprit 
l'aisance  et  l'élégance  du  maintien  ;  elle  aviva  son  teint 
mat  d'une  petite  teinte  de  rouge.  «  J'étais  charmante, 
écrit-elle,  il  m'est  permis  de  le  dire  à  présent,  parce 
que  je  survis  à  ma  beauté,  et  qu'il  n'est  pas  plus 
ridicule  de  se  louer  sur  ce  que  l'on  a  été  que  de 
composer  soi-même  son  épitaphe...  Mes  sœurs  et 
moi,  nous  ne  nous  montrions  jamais  dans  les  pro- 
menades ou  dans  les  théâtres,  sans  attirer  les  regards 
de  tout  le  monde.  On  nous  suivait,  on  nous  admirait; 
un  murmure  agréable  de  louanges  exagérées  reten- 
tissait à  nos  oreilles.  Ma  bonne  mère,  séduite  elle- 
même,  se  permit  des  facilités  qui  lui  procurèrent 
souvent  un  plaisir  flatteur,  dont  elle  n  était  pas 
capable  de  prévoir  le  danger.  »  ^lais  sur  la  grande 
aventure,  on  chercherait  en  vain  des  précisions  dans 
ce  chapitre  des  Premiers  voyai^es,  tant  il  est  vrai  que 
chez  les  auteurs  de  Mémoires,  fussent-ils  plus  cyni- 
ques encore  que  Casanova,  le  plus  forme  propos 
d'entière  franchise  échoue  toujours  devant  la  honte 
de  certains  aveux.  Quelques  allusions  seulement  sont 
claires  pour  les  avertis  :  «  Je  fis  des  passions;  trop 
dissipée  pour  en  sentir  le  prix,  je  laissai  échapper  un 
établissement  des  plus  avantageux,  et  ma  mère,  qui 
m'idolâtrait,  ne  vit  dans  mon  caprice  que  la  répu- 
gnance d'une  jeune  personne  qu'on  voulut  contraindre. 
Tout  me   fut  pardonné'.    »  Ou  cet  autre  passage  : 

1.  Pièces  morales,  p.  39-43. 


176      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

«  Aux  accidens  près  qui  me  tracassèrent  clans  ce 
voyage,  et  qui  ne  sont  pas  des  plus  communs,  on 
pourra  voir  aisément  le  peu  d'utilité  que  les  jeunes 
femmes  sont  dans  le  cas  de  tirer  de  leurs  voyages  *.  » 
Et  si  l'on  ouvre  les  Pièces  morales  au  chapitre  des 
Réputations,  on  y  lit  ces  lignes  :  «  C'est  par  le  choix 
surtout  de  ses  premiers  amis  qu'une  femme  annonce 
sa  réputation  dans  le  monde.  Que  de  difficultés  pour 
réparer  le  faux  pas  de  notre  jeunesse!  Au  contraire, 
combien  de  fausses  démarches  n'ont  pas  été  pardon- 
nées,  lorsque  des  amis  respectables  et  solides  se  sont 
prêtés  à  les  défendre  ou  à  les  faire  oublier  dans  une 
iemme  qu'ils  ont  cru  digne  de  leur  estime?  »  N'y 
a-t-il  pas  là  comme  un  vague  remords  et  le  fruit  d'une 
expérience  chèrement  acquise? 

Après  les  tribulations  parisiennes,  la  famille 
^'\'ynne  se  rendit  à  Bruxelles,  d'après  Casanova,  en 
Angleterre,  d'après  les  Pièces  morales.  Le  tuteur  de 
Justinienne,  milord  Ilolderness,  qui  avait  été  jusqu'en 
1746  résident  d'Angleterre  à  Venise,  reçut  avec  joie  sa 
pupille  et  ses  sœurs.  Elles  rentrèrent  à  Venise  vers  la  fin 
de  1760.  «  Rien  de  plus  beau  alors  que  notre  famille; 
j'étais  l'aînée  et  la  moins  belle  des  trois  sœurs,  quoi- 
que je  fusse  la  plus  jolie.  Les  frères  étaient  deux  enfants 
charmants.  Ma  mère  avait  une  beauté  superbe  ^.  » 

Les  demoiselles  Wynne  furent  toutes  également 
recherchées,  et  Justinienne  n'eut  pas  à  se  repentir 
d'avoir  cédé  à  la  force  des  passions  qui  lui  avaient  fait 

1.  Pièces  mo  l'a  les.  p.  'il. 

2,  Ibid.,  p.  39. 


LA    FAUTE    DE    JUSTINIEXXE    WY.NNE.  177 

une  jeunesse  un  peu  tumultueuse.  Aussi  bien,  les  qua- 
lités de  son  esprit  pouvaient  lui  faire  pardonner  certains 
désordres,  à  supposer  que  le  bruit  en  fût  venu  jusque 
dans  les  boudoirs  vénitiens.  Elle  fit  grande  impres- 
sion sur  un  vieux  diplomate  veuf,  que  ses  soixante  et 
onze  ans  n'empêchaient  pas  de  penser  encore  à  la 
bagatelle.  C'est  ainsi  qu'à  Venise  la  fille  légitimée  de 
l'anglais  Richard  ^A  ynne  et  de  la  grecque  Anne 
Gazini,  anglaise  et  française,  au  demeurant,  de  cœur 
et  de  littérature,  devint,  en  1761,  comtesse  autri- 
chienne Orsini-Rosemberg. 

Avant  de  venir  à  Venise  en  1754,  le  comte  Philippe, 
son  époux,  avait  déjà  exercé  des  fonctions  de  diplomatie 
en  Prusse,  en  Portugal  et  en  Russie.  Comme  il  appar- 
tenait à  une  très  vieille  famille  autrichienne,  et  que 
sa  première  femme,  morte  en  1756.  était  la  comtesse 
Kaunitz,  son  union  avec  «  Giustiniane  \'\  ynne  », 
que  les  bonnes  langues  disaient  fille  d'un  simple 
négociant  anglais,  pouvait  passer  pour  une  mésal- 
liance. Il  dut  donc  faire  faire  en  Angleterre  des 
recherches  sur  la  noblesse  des  Wynne,  et  c'est  d'un 
ton  assez  piteux  qu'il  informa  son  ministre,  alléguant 
—  le  détail  est  piquant  —  qu'André  Memmo,  noble 
vénitien,  avait  voulu  épouser  mademoiselle  ^^  ynne.  Il 
assurait,  d'ailleurs,  que  la  chose  resterait  secrète 
tout  le  temps  qu'il  serait  revêtu  du  caractère  d'am- 
bassadeur. ^'empêche  que  ce  pas  de  clerc  fut  pour  lui 
une  source  de  tracas  et  de  chagrins  cuisants.  La  mort 
vint  l'en  délivrer  bientôt  à  Vienne,  le  7  février  1765. 

Dès   lors,    la   comtesse    Rosemberg,    libre   de   son 


178  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

temps  et  pourvue  d'un  beau  titre,  se  livra  tout  entière 
au  monde  et  à  la  littérature.  A  Venise. et  à  Padoue, 
dont  elle  fit  sa  résidence  habituelle,  elle  tint  bureau 
d'esprit,  et  son  salon  fut  le  rendez-vous  des  gens  de 
lettres  et  des  artistes.  Elle  se  plaisait  surtout  au 
milieu  des  jardins  à  la  française,  sorte  de  verger 
mythologique  et  philosophique,  que  le  sénateur 
Angelo  Querini,  l'un  de  ses  adorateurs,  avait  fait 
dessiner  et  planter  à  sa  villa  d'Altichiero  sur  la 
Brenta.  En  véritable  fdle  du  xviii"  siècle,  la  comtesse 
Rosemberg  avait  un  faible  pour  la  conversation  élé- 
gante et  un  peu  superficielle,  et  ses  ouvrages  sont 
animés  d'un  esprit  nettement  antireligieux.  Son 
roman  historique,  les  Morlaqnes,  que  Gœthc 
estimait,  rend  assez  bien  ce  qu'il  y  a  de  fruste  et  de 
sauvagement  poétique  dans  les  mœurs  de  la  littéra- 
ture de  ce  peuple,  et  fait  penser  à  la  Gnzla  de 
Mérimée.  «  Je  connais,  a  dit  Nodier,  peu  de  livres 
plus  neufs,  plus  piquants  et  plus  curieux.  C'est  un 
tableau  très  vrai  des  mœurs  les  plus  originales  de 
l'Europe'.  »  Quant  aux  Pièces  morales,  parues  à 
Londres  en  1785,  outre  les  confidences  qui  s'y 
trouvent  sur  la  vie  et  les  sentiments  de  l'auteur,  elles 
peuvent  plaire  encore,  surtout  parce  qu'elles  présen- 
tent un  intéressant  tableau  de  Venise  dans  la  deuxième 
moitié  du  xviii"  siècle. 

1.  Mt'langcs  tires  d'une  petite  bibliothèque,  1829,  p.  187-194; 
Ch.  Nodier,  ancien  directeur  du  télégraphe  illyrien,  se  piquait 
de  littérature  <■  esclavonne  »  ;  cf.  baron  Ernouf,  Aotice  sur  la 
vie  et  les  écrits  de  Justine  Wynnc,  dans  Bull,  du  Jlibliop/iile, 
1858,  p.  997-1012. 


LA    FAUTE    DE    .1  U  ?  TI  X  T  ENN  E    \VY.\XE.  179 

Casanova  revit  en  1774,  à  \enisc,  la  comtesse 
douairière  des  Ursins  de  Rosemberg.  Elle  était,  dit- 
il,  assez  heureuse  et  jouissait  d'une  honorable  con- 
sidération «  par  rapport  à  son  rang,  à  son  esprit  et 
à  ses  vertus  sociales  ».  Mais,  ajoute-t-il,  «  je  n'ai 
plus  eu  avec  elle  aucune  espèce  de  liaison  ».  Pour- 
tant, quelques  années  plus  tard,  quand  elle  eut  publié, 
avec  grand  succès,  un  opuscule  intitulé  :  Du  séjour 
des  comtes  du  Nord^  à  Venise  en  janvier  17 8S, 
lettre...  à  M.  Richard  Wynne,  son  frère,  l'aven- 
turier lui  adressa  une  lettre  de  félicitations  avec  un 
exemplaire  d'un  de  ses  ouvrages,  et  la  comtesse  lui 
répondit  le  18  mars'.  Il  n'y  a  d'ailleurs  rien  que  de 
très  banal  dans  cet  échange  de  compliments  cérémo- 
nieux, où  l'on  chercherait  vainement  l'écho  des  aven- 
tures scandaleuses,  sur  lesquelles  plus  de  vingt  ans 
déjà  avaient  passé. 

Justinienne  Wynne,  bien  que  plus  jeune  de  onze 
ans  que  Casanova,  mourut  longtemps  avant  lui,  à 
Padoue,  le  21  août  1791  \  Elle  fut  enterrée  dans 
l'église  du   couvent   des  Bénédictines,   et  tous  ceux 

1.  Nom  sous  lequel  voyageaient  incognito  le  grand-duc  de 
Russie  Paul  Pétrovich  et  sa  femme  Maria-Teodorovna. 

2.  A.  Ravà.  Lettere  di  donne,  p.  227-8. 

3.  Casanova  était  alors  à  Dux,  où  l'on  a  trouvé  dans  ses 
papiers  la  curieuse  note  suivante,  intitulée  Souvenir,  et  datée 
du  2  septembre  1791  :  «  Le  prince  de  Rosemberg  me  dit  en  des- 
cendant Tescalier  que  madame  de  Rosemberg  étoit  morte,  et  me 
demande  si  le  comte  de  Waldstein  avoit  dans  la  bibliothèque 
VlUustration  de  la  Villa  d'Altichicro,  que  l'Empereur  avoit 
demandée  en  vain  au  bibliothécaire  de  la  ville  de  Prague,  et 
lorsque  je  lui  ai  répondu  qu'oui,  il  fit  un  rire  équivoque  » 
(A.  Symons,  Mercure  de  France,  octobre  1903,  p.  74-75). 


180  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

qui  l'avaient  connue  chantèrent  les  louanges  de  «  la 
più  intéressante,  amabile  e  pregevole  donna  dei 
nostri  tempi  e  paesi^  ».  Au  commencement  du  siècle 
dernier,  la  haute  société  de  Milan  et  de  Venise 
gardait  encore  le  souvenir  de  son  esprit,  de  son 
savoir  et  de  son  charme. 


1.  Rapport  de  Benincasa,  cité  par  A.  Bazzoni,  Un  confidente 
degH  Inqidsitori  di  Staio,  daus  VArchirio  stoi  ico  iialiano,  3"  série, 
t.  XVIII.  p.  42, 


CHAPITRE    XII 


LES    AMOURS     MALHEUREUSES 
DE     MANON    D  A  L  L  E  T  T  I  . 


On  dit  qu'un  aventurier,  contemporain  de  Casa- 
nova, mais  celui-là  de  grande  race,  se  voyant  en 
danger  de  mort  pendant  une  bataille,  pria  ses  amis 
de  le  jeter  tout  habillé  à  la  mer,  s'il  était  tué,  afin 
qu'on  ne  trouvât  pas  sur  lui  les  lettres  et  le  portrait 
d'ime  de  ses  maîtresses.  Casanova  ne  s'embarrassai! 
pas  de  pareils  scrupules.  Non  seulement  il  a  raconté 
par  le  menu  beaucoup  de  ses  bonnes  fortunes,  vraies 
ou  supposées,  en  donnant,  le  plus  souvent,  soit  le 
nom  de  ses  victimes,  soit  le  moyen  de  le  deviner, 
mais  encore  il  a  gardé  les  lettres  de  quelques-unes, 
comme  s'il  voulait  pouvoir  respirer  encore  sur  ses 
vieux  jours  le  parfum  de  sa  jeunesse.  Ainsi  a-t-on 
retrouvé  dans  ses  papiers  celles  d'une  toute  jeune 
fille,    presque   une    enfant,    dont    l'inexpérience    se 

11 


182  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

laissa  prendre  à  ses  pièges.  Elle  l'aima  follement.  Il 
voulut  bien  condescendre  à  se  laisser  aimer.  Durant 
trois  ans,  il  fut  question  entre  eux  de  mariage,  et  de 
véritables  fiançailles  les  unirent  un  moment.  C'est  un 
épisode  fort  curieux  de  la  vie  sentimentale  et  pari- 
sienne de  Casanova.  Il  ne  sera  peut-être  pas  sans 
intérêt  de  le  conter,  à  l'aide  de  documents  qui  per- 
mettent de  le  reconstituer  avec  plus  d'exactitude  que 
Casanova  lui-même  n'a  pu  ou  voulu  le  faire. 

En  1757,  le  Vénitien  n'avait  pas  perdu  le  souvenir 
du  bon  accueil  qu'il  avait  reçu  jadis  chez  Mario  Bal- 
letti,  sa  femme  Silvia  et  leurs  enfants.  Les  Balletti 
n'habitaient  plus  alors  rue  des  Deux-Portes,  mais  bien 
rue  du  Petit-Lion-Saint-Sauveur,  dans  le  même  quar- 
tier au  demeurant,  non  loin  de  la  Comédie-Italienne. 
Cette  fois  encore,  Casanova  s'installa,  sinon  chez  eux. 
en  tout  cas  dans  leur  voisinage,  de  manière  à  les  voir 
souvent  ^  Silvia,  qui,  sept  ans  auparavant,  passait,  à 
tort  ou  à  raison,  pour  avoir  brûlé  d'un  feu  d'arrière- 
saison  pour  le  jeune  Casanova,  Silvia  frisait  alors  la 
soixantaine.  Pourtant,  la  maladie  qui  devait  l'em- 
porter n'avait  pu  encore  faire  disparaître  ce  qu'il  y 
avait  à  la  fois  de  noble  et  de  riant  dans  son  fin 
visage.  Vieillie,  amaigrie,  presque  à  bout  de  forces. 


1.  "  L'abbé  de  La  Coste  demeurait  me  dos  Bons-Enfants,  cl 
moi  chez  Silvia,  rue  du  Petit-Lyon  »  (ScbUtz,  V,  57).  Dans  les 
documents  utilisés  au  cours  de  ce  livre,  l'adresse  de  Casanova 
est  en  efFet,  du  moins  pour  cette  époque,  rue  du  Pctit-Lion- 
Saint-Sauveur.  Le  22  janvier  1759,  les  Simons,  banquiers 
d'Amsterdam,  écrivent  à  Casanova,  chez  M.  Mario,  dans  la  «  rue 
du  Petit-Lyon  »  (Arch.  de  Dux). 


LF.S    AMOURS    DE    MANOX    BALLETTI.  183 

elle  avait  du  moins  la  joie  de  se  voir  revivre  en  la 
personne  d'une  fille  bien-aimée. 

Marie-Madeleine  —  on  l'appelait  en  famille 
Manon  —  dont  Casanova  avait  à  peine  remarqué  la 
présence  quelques  années  auparavant,  arrivait  main- 
tenant au  plein  épanouissement  d'une  adolescence 
précoce.  «  Je  fus  vraiment  frappé,  dit-il,  à  la  vue  de 
leur  fille,  que  j'avais  laissée  enfant,  et  que  je  retrou- 
vais grande  et  bien  formée.  Mademoiselle  Balletli 
avait  quinze  ans,  elle  était  devenue  belle,  et  sa  mère 
Tayant  élevée  avec  soin,  lui  avait  fait  donner  les 
meilleurs  maîtres,  et  tout  ce  qu'une  mère  pleine 
desprit,  de  grâces  et  de  talents  peut  donner  à  une 
fdle  chérie  et  douée  de  dispositions  excellentes'.  » 

Manon,  baptisée  le  4  avril  1740-,  était  alors  âgée, 
non  point  de  quinze  ans,  mais  de  dix-sept  environ. 
Elevée  comme  une  fille  de  qualité  au  couvent  des 
Lrsulines  de  Saint-Denis  %  elle  avait  déjà  de  la  lecture 
et  du  style,  savait  le  chant,  la  danse,  la  comédie  et 
jouait  du  clavecin  à  ravir.  Quant  aux  grâces  de  sa 
personne,  le  beau  portrait  que  Nattier  fit  d'elle  pour 
le  salon  de  cette  année  17o7  en  rend  compte  de  la 
plus  séduisante  manière.  Le  peintre  l'avait  représentée 
avec  les  attributs  de  Thalie,  assise,  enveloppée  de 
draperies  harmonieuses,  tenant  un  masque  de  la 
main  gauche  et  soulevant  au-dessus   de  sa  tête  cou- 

1.  Cf.  ce  que  dit  Chevrier,  dans  son  Almanach  des  gens  d'esprit, 
d'Antoine-Etienne  Ballelti,  frère  aîné  de  Manon  :  «  Il  a  été  très 
bien  élevé  et  a  fait  de  très  bonnes  études.  » 

2.  Jal,  Dictionnaire  critique. 

3.  Voir  le  testament  de  Silvia,  dont  il  sei-a  question  plus  loin. 


184  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIK.N. 

ronnéc  de  lierre,  clans  un  mouvement  de  la  main  et 
du  bras  droits  plein  de  naturel  et  d'aisance,  le  rideau 
du  Théâtre-Italien.  Le  visage  est  de  l'ovale  le  plus 
délicat,  les  yeux  sont  bien  fendus,  brillants  et  lan- 
goureux, les  joues  fraîches,  la  bouche  mignonne  et 
charnue,  les  sourcils  parfaitement  dessinés,  le  sein 
jeune,  pur  et  ferme.  En  vérité,  si  Nattier  n'a  pas 
menti,  c'était  une  belle  et  gracieuse  jeune  fdle  que 
Manon  Balletti  en  1757  ^ 

Casanova  la  trouvait  charmante.  Pour  elle,  la  pau- 
vrette, elle  fut  éblouie  par  ce  jeune  homme  de  fière  allure, 
au  visage  intelligent  et  énergique,  aux  yeux  de  feu,  qui 
avait,  à  trente-deux  ans,  vécu  plusieurs  existences,  et 
qui  narrait  ses  aventures  avec  tant  de  vivacité  et  de 
verve.  L'histoire  de  sa  fameuse  évasion  l'entourait 
comme  d'une  auréole.  Et  puis,  comment  n'être  pas 
émue  et  flattée  de  sentir  se  poser  sur  soi  les  regards 
d'un  homme  qui  parlait  d'un  air  détaché  de  ses  visites 
chez  les  grands,  et  faisait  à  Paris  aussi  bien  figure 
de  financier  que  d'homme  de  lettres?  A  écouter  le 
beau  parleur,  les  grands  yeux  de  Manon  s'élargissaient 
encore  et,  sans  qu'elle  y  prît  garde,  l'amour  se 
glissait  dans  son  cœur. 

L'aventurier   voyait    sans    émoi,    mais  non    sans 


1.  Ce  portrait,  catalogué  la  Comédie,  a  étô  aclieté  15  000  francs 
h  la  vente  Kraemer,  en  mai  1913.  II  a  orné  une  des  pièces  du 
petit  Hôtel  de  Rachel,  rue  Trudon  (Catalogue  de  la  vente  après 
décès,  1857).  Cf.  P.  de  Nolhac,  J.-M.  y  allier,  peintre  de  la  cour  de 
Louis  XV,  Paris,  Goupil,  1905,  et  l'édition  in-8  du  même  ouvrage, 
parue  en  1910  chez  le  même  éditeur.  A.  Ravà  (Lcltere  di  donne) 
a  donné  une  reproduction  phototypique. 


Li:S     AMOURS     DE    MANON    BALLF.TT!.  Igo 

plaisir,  celte  âme  toute  neuve  s'ouvrir  et  s'offrir  à 
lui.  Sa  fatuité  naturelle  en  était  agréablement  clia- 
touilléc,  d'autant  que  Manon  était  alors  promise  à 
un  musicien,  Charles-François  Clément',  et  qu'il  ne 
lui  déplaisait  pas  d'éprouver,  en  une  circonstance 
aussi  décisive,  son  pouvoir  de  séduction.  La  jeune 
fille  avait  donné  son  consentement  à  l'union  préparée 
pour  elle.  Elle  le  relira  avec  joie,  dès  que  Casanova 
eut  fait  mine  de  répondre  à  son  amour,  et  affirmé  sa 
volonté  de  le  couronner  un  jour  par  le  mariage. 

Dès  lors  ils  s'écrivent  souvent"-.  Les  lettres  de 
flamme  de  Casanova  achèvent  de  jeter  le  trouble  dans 
ce  fragile  cœur,  déjà  bouleversé,  a  Je  crois  votre 
amour  sincère,  lui  répond-elle,  il  me  flatte  et  je  ne 
désire  autre  chose  que  de  le  voir  durer  toujours.  » 
A  peine  ce  désir  se  voile-t-il  d'une  ombre  de  crainte, 
à  la  pensée  fugitive  que  cet  amour  pourrait  n'être  pas 
éternel.  ^lais  on  croit,  d'habitude,  être  aimée  comme 
on  aime.  Et  Manon  aime  maintenant  avec  d'autant 
plus  de  force  qu'elle  a  essayé  plus  longtemps  de 
résister  à  son  invincible  penchant. 

1.  Cliarles-François  Cli.'ment,  maître  et  compositeur  de  musi- 
que, né  en  Provence  en  1720,  fort  connu  par  des  trios  pour 
clavecin  et  violon,  par  des  pièces  de  clavecin,  par  un  Essai  sur 
la  composition  et  sur  Vacconipnonemcnt  du  clavecin  {Mercure, 
avril  1752.  p.  152;  avril  1758,  I,  p.  160;  Tablettes  rie  la  renommée 
des  musiciens.  1785).  Cf.  Capon,  Casanova  à  Paris,  p.  217-218. 

2.  Les  lettres,  écrites  en  français,  de  Manon  Balletti  à  Casa- 
nova, au  nombre  de  quarante  et  une,  ont  été  publiées  en  1012,  à 
Milan,  avec  d'autres  lettres  de  femmes  adressées  à  l'aventurier 
(Aldo  Ravà,  Lettere  di  d,>i>nc  a  Giacomo  Casanvi'a).  Une  traduc- 
tion de  cet  ouvrage  a  para  à  Paris,  en  l'Jl3,  par  les  soins  de 
M.  Edouard  Mavnial. 


186      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

En  ce  printemps  de  1737,  Casanova,  arrivé  depuis 
quelques  mois  seulement,  ne  songe  pas  aux  voyages. 
Chaque  soir,  Manon  l'attend  avec  impatience.  Quand, 
par  hasard,  il  manque  de  venir,  elle  est  «  toute  triste 
et  inquiète  ».  Elle  l'est  presque  autant,  quand  le 
souci  des  convenances,  d'une  conversation  à  soutenir, 
la  peur  de  se  trahir,  la  présence  de  fâcheux  empêchent 
leurs  lèvres  et  leurs  yeux  de  se  parler,  de  se  com- 
prendre, et  font  naître  parfois  dans  le  cœur  de  Manon 
l'horrible  soupçon  d'aimer  en  pure  perte.  Alors,  elle 
se  retire  dans  sa  petite  chambre,  et,  pour  calmer 
sa  peine,  aj^aiser  ses  craintes,  elle  jette  sur  le  papier, 
toutes  brûlantes,  les  pensées  de  tristesse  ou  d'espoir 
qui  tour  à  tour  se  partagent  son  àme  :  «  Pendant  que 
vous  êtes  là  à  jaser,  mon  cher  ami,  je  vais  vous 
écrire,  moi.  Je  suis  très  aise  que  vous  ne  doutiez  plus 
de  mon  amitié  pour  vous  (vous  auriez  grand  tort,  au 
moins,  si  c'était  autrement),  mais  je  voudrais  que 
cette  persuasion-là  ne  vous  servît  qu'à  mai  mer  davan- 
tage... M.  Rodrigo  ne  s'en  va  pos.  A  la  fin,  c'est 
horrible!  Il  ne  lui  manque  plus  que  la  guitare! 
Dépèchez-vous  donc,  mon  cher  ami,  si  vous  voulez 
me  voir.  Oh,  mon  Dieu,  vous  ne  m'aimez  guère, 
puisque  vous  ne  vous  pressez  pas  plus.  Oh,  non, 
je  ne  sais  ce  que  je  dis.  Vous  m'aimez  bien,  mon 
cher,  mais  je  suis  imjiatientc...  Mais  j'entends 
remuer.  Eh  bien!  Oh,  ce  n'est  encore  lien.  Je 
m'impatiente...  Ils  partent,  ils  partent,  j'en  suis  ravie, 
car  je  vais  vous  voir  bientôt.  Mais  quoi,  madame  .Iules 
ne  s'en  va  pas?  Ah,  si  fait!   La    voilà  partie!    Ah! 


LKS    AMOURS    DE    MANON    BALLETTI.  187 

Dieu  soU  béni!  Je  vous  attends  à  présent,  vous.  Ah, 
si  vous  lambinez,  vous  devez  sentir,  mon  cher  ami, 
autant  d'impatience  que  moi.  Si  vous  m'aimez, 
arrivez  donc!  Je  quitte  la  plume  à  chaque  moment 
pour  vous  attendre.  Ah!  vous  voilà!  » 

Il  y  a  comme  cela  neuf  lettres,  non  datées,  mais 
vraisendîlablement   écrites  à  la  fin  du  printemps  et 
pendant  l'été  de  1737  :  de  jolies  lettres  vives,  sincères, 
impatientes,  où  l'on  sent  ce  petit  cœur  d'oiseau  pal- 
piter sous  la  main  qui  le  serre,  parfois  à  le  briser.  Des 
réponses  de  Casanova  l'on  n'a  pas  une  seule  ligne, 
rien    qui    permette    de    mesurer    sa    tendresse  et  de 
prendre,   si  l'on  peut  dire,  sa  température  sentimen- 
tale. Sûrement,  il  a  promis  le  mariage,   peut-être  par 
vil  calcul,  pour  obtenir  plus  qu'on  ne  veut  lui  accorder 
et  gagner  du  temps  pour  se  reprendre,  peut-être  aussi 
—  car  avec  lui  rien  n  est  impossible  —  en  toute  sin- 
cérité, dans  un  élan  spontané  de  sa   nature  ardente. 
A  en  juger  par  les  billets  de  Manon,  ses  lettres  sont 
inégales,  tantôt  tendres  et  affectueuses,  tantôt  froides, 
tatillonnes  ou  injustes.  Est-ce  pour  éprouver  son  amie 
qu  il  lui  écrit  :  «  Dans  un  mois,  vous  ne  penserez  plus 
à  moi?  »  Dit-il  le    fond  de  sa  pensée,  quand  il   lui 
reproche    des    sautes    d  humeur,    des    inégalités    de 
caractère,    des  jalousies   déplacées?  Manon    n'a  que 
tro|i  de  motifs   d'être    parfois  irritable.  Elle   doit  se 
cacher  de  sa  mère,   à  qui  le  moment  ne  lui  semble 
pas   encore  venu  de  tout  confier;  son  frère  aine  est 
susceptible  et  ombrageux;  des  amis  officieux  de  sa 
famille  s'emploient,  avec  une  déplorable  ténacité,  à 


188      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

lui  chercher  des  maris,  à  elle  qui  n'en  souhaite  qu'un 
au  monde.  Gomme  il  est  dur  d'aimer,  en-gardantau 
fond  de  soi-mùme  le  secret  de  son  cœur!  Elle  envie, 
sans  se  sentir  la  force  de  les  imiter,  ceux  qui  peuvent, 
comme  son  Casanova,  envisager  les  événements,  quels 
qu'ils  soient,  d'une  humeur  égale.  Bref,  elle  finit  par 
se  découvrir  des  torts  et  demande  pardon  :  «  Ha, 
mon  cher  ami,  que  je  me  trouve  coupable  de  vous 
avoir  causé  du  chagrin!  Votre  lettre,  que  je  relis 
encore,  me  fait  voir  tous  mes  torts  et  éclipse  ceux  que 
j'imaginais  que  vous  aviez.  Je  suis  seule  blâmable, 
mon  cher  ami.  M'excuserez- vous?  Je  n'aime  que  vous, 
et  je  veux  toujours  vous  aimer.  Si  j'ai  de  l'humeur 
vis-à-vis  de  vous,  c'est  parce  que  je  me  figure  sotte- 
ment que  vous  n'avez  plus  pour  moi  cette  même 
tendresse  qui  fait  mon  bonheur  et  qui  est  la  seule 
chose  que  je  désire.  »  —  «  Vous  ne  pouvez  vivre 
sans  ma  tendresse,  dites-vous.  Eh  bien,  mon  cher 
cœur,  vivez,  car  vous  la  possédez  tout  entière  :  elle 
n'est  point  partagée,  elle  est  toute  à  vous.  » 

Cependant  Casanova,  qui  assure  ne  pouvoir  se 
passer  de  la  tendresse  de  Manon,  s'accommode  très 
bien  de  n'être  pas  auprès  de  son  amie.  En  août  1757, 
il  quitte  Paris  pour  se  rendre  à  Dunkerque,  où  le 
gouvernement    l'a    chargé    d'une    mission   secrète'. 

1.  La  réalité  de  ce  voyage,  dont  parlent  les  Mémoires,  ne  peut 
faire  de  doute.  «  Je  vous  écrirai  mercredi  à  Diinquerque  »,  dit 
Manon  dans  une  de  ses  lellres  [Leitere  di  donne,  p.  18-20).  Quant 
à  la  date,  celle  de  mai,  donnée  par  Casanova  lui-même,  est 
erronée.  Il  y  a  une  lettre  de  Manon,  du  9  septembre  au  plus 
tôt,  où  elle  dit  que  Casanova  est  parti  «  voilà  15  longs  jours  », 


LES    AMOURS    DE    MANON    BALLETTI.  189 

Manon  l'a  vu  s'éloigner  avec  une  grande  peine.  «  Je 
vous  ai  vu  ])arlir  avec  le  chagrin  que  ressent  un  cœur 
lorsqu'il  est  au  moment  de  perdre  ce  qu'il  aime.  11  a 
fallu  contraindre  ma  douleur,  ne  la  pas  montrer  à  un 
tas  de  gens  curieux,  qui  semlslaicnt  m'examiner  avec 
une  pénétration  barbare.  Ha,  quel  terrible  moment! 
que  la  nuit  est  veiiuc  à  propos!  Je  me  suis  couchée, 
moins  pour  dormir  que  pour  penser  à  vous  tout  à 
mon  aise,  et  donner  un  libre  cours  à  mes  pleurs,  que 
je  n'avais  que  trop  longtemps  retenus.  Ils  n'ont  pas 
tari.  J'ai  lu  et  relu  votre  chère  lettre.  Vous  m'y 
recommandez  de  la  gaieté!  Eh  !  Puis-je  en  avoir,  vous 
sachant  loin  de  moi?  » 

C'est  à  peine  si  sa  pensée  peut  se  détacher  du  cher 
absent.  En  passant  et  comme  à  regret,  elle  lui  jette 
quelques  nouvelles  :  elle  a  vu  son  frère  (François 
Casanova),  il,  se  porte  bien;  on  a  joué  aux  Italiens 
une  pièce  nouvelle,,  qui  a  réussi  ';  son  pauvre  Cadet - 
est  parti.  Elle  oublie  même  de  lui  conter  la  belle  fête 
que  madame  de  Mauconseil  a  donnée  en  l'honneur 
de  Stanislas  Leczinski.  roi  de  Pologne.  Là,  sous  les 
ombrages  de  Bagatelle,   après    avoir   achalandé   par 

c"est-ù-dire  d;ins  la  deuxième  moitié  du  mois  d'août.  Sur  Jacques- 
Charles  Prévôt,  marquis  du  Barail,  commandant  de  Dunkerque, 
dont  (Jasanova  cite  le  nom  dans  ce  passage,  voir  Pinard,  Clua- 
nolo^ie  mUi/alre.  V,  Ct2'o-'j. 

1.  Les  Ensorcelés  ou  Jcannot  et  Jeannette,  par  madame 
Favart,  Harny  et  Guérin.  parodie  en  un  acte,  mêlée  de  vaude- 
villes et  d'ariettes,  des  SiirjD-ises  de  CAmour.  i-eprésentée  pour 
la  première  fois  le  l'"'  septembre  1757. 

2.  Son  plus  jeune  frère.  Louis-Guillaume,  qui  allait  jouer  à 
Stuttgart,  où  Casanova  le  retrouvera  quelques  années  plus 
tard. 

11. 


190  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN, 

son  minoisjeuneet  souriant  les  deux  petites  boutiques 
«le  livres,  où  des  courtisans  bien  avisés  ont  débité  les 
ouvrages  de  Stanislas  et  d'autres  princes,  elle  a  chanté, 
en  s'accompagnant  sur  la  guitare,  des  couplets  très 
applaudis  et  même  redemandés  '.  Mais  que  lui  importe 
tout  cela?  C'est  à  son  amour  qu'elle  pense.  «  Adieu, 
moucher  ami,  adieu!  Souvenez-vous  bien  que  vous 
devez  m'aimer  toujours.  Au  moins  vous  me  l'avez 
promis,  et  je  compte  mériter  votre  amour  par  la 
tendre  amitié  que  je  conserverai  toujours  pour  vous. 
Adieu,  je  suis  toute  à  vous.  » 

Casanova  revient  à  Paris,  et  y  passe  les  derniers 
mois  de  1757  et  une  bonne  partie  de  1758,  quoiqu'il 
en  ait  dit  dans  ses  Mémoires,  où  la  chronologie 
est  un  peu  brouillée.  Il  fréquente  beaucoup  le  quartier 
du  Théâtre-Italien,  où  se  presse  tout  un  monde,  par- 
fois un  peu  bruyant  et  frondeur,  de  comédiens  et  de 
comédiennes.  Par  une  curieuse  coïncidence,  le  couple 
Balletti  et  le  couple  Favart  habitaient  rue  du  Petit- 
Lion  sous  le  même  toit,  dans  une  maison  dont 
Charles-Simon  Favart,  le  créateur  de  l'Opéra-Comique 
en  France,  était  principal  locataire.  Quelques  années 
auparavant,  le  20  juillet  1753,  Mario  et  Silvia  avaient 
signé   avec  lui  un   bail  de  neuf  ans,   moyennant  la 

1.  Voir  Ducîiesne,  Bagatelle,  p.  61-63,  d'après  un  compte 
rendu  détaillé  conservé  à  la  Bibl.  de  l'Arsenal.  «  Mia  figlia,  dit 
Silvia  (lettre  du  9  septembre  à  Casanova)  ne  ha  avuti  la  sua  parte 
[d'applausi],  cioè  per  il  suo  canto  con  la  gittarra,  che  c  stato 
accessorio  a  ciù  che  a  fatlo  nella  fesla,  che  era  pochissima  cosa, 
ma,  doppo  il  pranso,  tutta  la  compagnia,  che  era  molto  brillante, 
l'a  fatta  cantare  più  d'un'  ora,  e  con  tutto  l'applauso  possibile  » 
(f.cttere  di  donne,  p.  88). 


LES    AMOURS    DE    .MANON    BALLETTI.  191 

coquette  somme  de  2  350  livres  de  loyer  annuel'. 
Les  sous-locataires  disposaient  du  rez-de-chaussée, 
sauf  une  pièce  servant  de  logement  au  portier,  du 
premier  étage  tout  entier,  de  diverses  pièces  au  troi- 
sième et  au  quatrième,  eniin  d'un  grenier  et  de  trois 
caves.  Monsieur  et  madame  Favart  avaient  donc, 
semble-t-il,  leur  principal  appartement  au  second 
étage,  au-dessus  des  Balletti,  Maison  —  comme  on 
voit  —  d'auteurs  et  d'artistes.  Favart  et  sa  femme  y 
écrivirent  quelques-unes  de  leurs  charmantes  fantaisies  ; 
Voisenon,  le  spirituel  magot,  en  connaissait  bien  le 
chemin,  et  Marivaux  sans  doute  venait  y  régler  le  jeu 
de  Silvia  dans  les  feux  de  r Amour  et  du  Hasard,  où 
triomphaient  à  la  fois  l'esprit  de  l'auteur  et  l'habileté 
de  son  interprète. 

Rue  du  Petit-Lion,  Casanova  vient  chercher  les 
lettres  que  lui  envoient  de  Venise  son  amie  Marie- 
Thérèse  Dolfm-Zorzi  et  son  mari.  Elles  sont  adressées 
à  M.  de  Paralis,  nom  cabalistique  dont  il  s'affublait 
déjà  au  temps  où  il  grugeait  les  illustres,  mais  peu 
méhants  patriciens  Dandolo.  Batl)aro  et  Bragadin. 
Souvent,  il  partage  le  dîner  de  famille  des  Balletti, 
dans  la  salle  à  manger  ornée  d'estampes,  où  se  dressent 
deux  buffets  chargés  de  vaisselle  d'argent.  Le  repas 
fini,  les  convives  passent  dans  la  salle  de  compagnie, 
éclairée,  le  jour,  par  la  lumière  discrète  qui  vient  de 
la  rue  étroite,  le  soir,  par  les  feux  d'un  lustre  de  cristal 
de  roche.  Aux  murs  sont  accrochés  les  portraits  de 

1.  Etude  Poisson. 


192  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Mario,  de  Silvia  (par  \anloo),  de  Manon  (par  Nattier), 
et  un  tableau  représentant  un  cavalier,  peint  peut-être 
par  le  frère  de  Casanova.  Il  y  a  aussi  une  Léda, 
pâmée  sous  la  caresse  du  cygne,  et  un  Christ  en  bois 
dV'bcne,  un  peu  surpris  de  ce  voisinage  mytholo- 
gique. On  s'installe  sur  les  fauteuils  aux  robes  diverses, 
sur  les  chaises  recouvertes  de  soie  bleue.  Favart  des- 
cend parfois  fumer  sa  pipe  avec  Balletti,  aussi  enragé 
pétuneur  que  lui.  On  joue,  on  cause,  on  fait  de  la 
musique,  violon  ou  guitare,  que  Manon  accompagne 
au  clavecin.  Puis,  quand  l'heure  a  sonné  au  cartel, 
on  se  sépare,  on  échange  des  adieux  sous  la  lanterne 
du  palier.  Silvia  et  Pepe  —  c'est  le  nom  d'amitié  de 
Mario  —  regagnent  leurs  lits  respectifs,  car  ils  font 
chambre  à  part.  Manon  rentre  dans  la  pièce  qu'elle 
partage  avec  la  bonne  «  talon  »  Benozzi.  Après  un 
coup  d'œil  jeté  sur  le  miroir  de  sa  toilette,  elle 
s'assied  à  sa  table  de  merisier  pour  écrire  à  son  cher 
Giacomo.  Puis,  lasse,  elle  se  couche  dans  son  lit  à 
baldaquin,  et  s'endort  en  regardant  les  formes  étranges 
que  dessinent  sur  le  mur  les  ramages  de  la  tapisserie 
d'Abbeville^ 

Pendant  celte  période,  qui  va  de  l'hiver  de  1757  à 
l'été  de  1758,  les  lettres  de  Manon  débordent  de  ten- 
dresse. On  y  trouve  toute  la  gamme  des  sentiments 
que  peut  faire  naître,  dans  une  âme  qui  se  donne 
pour  la  première  fois,  une  passion  irrésistible  et 
malheureuse.    A    certains    moments,     on    sent   que 

1.  Scellé  après  le  décès  de  Silvia  (Arch.  nat.,  Y  13  38'i,  comm. 
Grimperel)  et  inventaire  (étude  Poisson). 


LES    AMOURS    DE    .MAXOX    BALLETTI.  193 

Casanova,  peu  attentif,  le  cœur  sec,  se  fait  une  joie 
cruelle  d'alToler  la  pauvrette.  A  peine  le  voit-elle  un 
instant  le  soir,  et  il  a  l'air  occupé  de  tout  autre  chose 
que  d'elle  qui  l'aime  tant  :  c(  J'aime,  je  le  dis,  je  le 
prouve  même.  L'on  m'aimait,  l'on  me  le  disait,  et  à 
présent  l'on  ne  me  le  dit  plus,  l'on  me  donne  pour 
ainsi  dire  des  preuves  du  contraire,  et  l'on  joint  à 
cela  des  soupçons  qui  offensent  et  ma  délicatesse  et 
mon  amour.  Ha,  mon  cher,  que  dois-je  penser?  Que 
dois-je  espérer?  Que  dois-je  craindre?  0  Dieu,  quel 
état  est  le  mien?  Je  sais  parfaitement  que  vous 
allez  dire  en  lisant  cette  lettre  :  J'ai  mes  affaires, 
moi,  ma  présence  y  est  nécessaire,  etc.,  etc. 
Gela  est  vrai.  Puissent  ces  affaires  vous  être  avanta- 
geuses !  » 

Evidemment,  Casanova  ne  manque  ni  d'atTaircs  ni 
de  plaisirs.  A-t-il  le  loisir  de  penser  à  celte  petite 
fdle,  quand  il  lui  faut  s'occuper  de  son  bureau  de 
loterie,  tailler  aux  banques  de  pharaon,  préparer, 
pour  des  marquise  d'Urfé,  des  comtesse  du  Rumain 
et  autres,  des  sornettes  cabalistiques,  faire  sa  cour 
aux  grands,  suivre  le  fd  de  mille  intrigues,  pour 
tout  dire  enfin,  chercher  et  trouver  des  dupes?  Com- 
ment surtout,  quand  on  a  son  âme,  arriver  à  com- 
prendre ce  qu'il  y  a  d'amour  vrai  dans  cette  Manon 
qu'il  fait  souffrir,  et  dont  le  seul  tort  sans  doute  est 
de  n'avoir  pas  cédé  tout  de  suite  au  caprice  de  ses 
sens.  «  Dans  le  cœur  d'un  libertin,  l'amour  sans 
nourriture  positive  s'éteint  par  une  espèce  d'inanition; 
et  les  femmes  qui  ont  un  peu  d'expérience  le  savent 


194  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

bien.  î^a  jeune  Balletti  était  toute  neuve  et  n'en  pou- 
vait rien  savoir.  » 

Ce  malentendu  profond  rend  plus  navrantes  encore 
les  lettres  de  Manon,  ces  lettres  qu'elle  signe  «  la 
pauvre  petite  Balletti  »,  et  où  elle  s'efforce  de  ramener 
le  volage,  qu'épouvante  un  amour  honnête  et  sincère. 
Un  rien,  d'ailleurs,  lui  rend  l'espoir;  elle  se  raccroche 
à  une  phrase,  à  un  mot.  Gomme  son  ton  change  alors, 
et  comme  son  style,  toujours  vif  et  naturel,  reflète  la 
joie  de  son  âme! 

Bientôt  cependant,  les  «  mépris  »  de  Casanova  font 
déborder  d'amertume  le  cœur  de  l'amoureuse.  Que 
lui  a-t-elle  fait?  Il  n'y  a  pas  quinze  jours,  elle  se 
croyait  sûre  de  sa  tendresse.  Et  maintenant  !  «  Je  ne 
peux  guère  comprendre,  écrit-elle,  comment  quel- 
qu'un qui  a  aimé  puisse  trouver  du  plaisir  à  faire  et  à 
voir  souffrir  quelqu'un  pour  qui  il  a  eu  la  plus  tendre 
affection.  Car  vous  vous  en  apercevez  bien  que  je 
souffre  !  »  Naïvement,  elle  lui  demande  ce  qu'il  dira 
à  Silvia,  maintenant  au  courant  de  tout,  pour  jus- 
tilicr  son  étrange  changement,  et  elle  le  prie  de  lui 
rendre  ses  lettres,  «  comme  une  dernière  preuve 
d'amitié  ».  La  rupture  semble  définitive  :  «  Adieu, 
monsieur,  il  y  a  assez  longtemps  que  vous  vous 
ennuyez  à  lire  ma  triste  lettre  (si  vous  avez  eu  la 
patience  de  la  lire).  Adieu,  vous  ne  vous  souviendrez 
bieiitôt  plus  si  vous  m'avez  aimée,  et  moi  je  m'en 
souviendrai  toujours.  » 

Ici  se  ])lace  le  premier  voyage  de  Casanova  en 
Hollande,  voyage  qui  eut  lieu,  non  pas,  comme  il  le 


LKS    AMOURS    DE    MAXON    BALLETTI.  i9d 

dit  dans  ses  Mémoires,  entre  l'automne  de  1757  et  le 
10  février  1758.  mais  bien  entre  octobre  1758  et  les 
premiers  jours  de  janvier  1759'.  Gomment  donc, 
dans  ces  conditions,  expliquer  le  passage  suivant,  où 
Casanova  raconte  qu'à  son  retour  il  combla  de  pré- 
sents tous  les  Balietti,  sans  oublier  Silvia  qui,  on  va 
le  voir,  était  morte  avant  son  départ?  «  Au  sortir  du 
spectacle,  je  me  rendis  cliez  Silvia,  et  j'y  fus  ièté 
comme  l'enfant  de  la  maison;  mais  à  mon  tour  je 
leur  donnai  des  preuves  que  je  voulais  être  considéré 
comme  tel.  Il  me  semblait  que  c'était  à  l'influence 
de  leur  constante  amitié  que  je  devais  toute  ma  ior- 
tune.  J'engageai  le  père,  la  mère,  la  fille  et  les  deux 
lîls  à  recevoir  les  présents  que  je  leur  avais  destinés. 
Ayant  le  plus  riche  dans  ma  poche,  je  l'offris  à  la 
mère,  qui  le  donna  de  suite  à  sa  iille.  C'était  une 
paire  de  boucles  d'oreilles  en  diamants  de  la  plus 
grande  beauté;  je  les  avais  payées  quinze  mille 
francs.  Trois  jours  après,  je  lui  remis  une  cassette 
remplie  de  superbe  calencas  de  toile  de  Hollande  et 
de  Unes  dentelles  de  îMalines  et  de  point  d'Alençon. 
Mario,  qui  aimait  à  fumer,  reçut  une  belle  pipe  d'or. 
Je  donnai   une  belle-  tabatière  d'or  émaillé    à   mon 

I.  Aldo  Ravà  (p.  35-36)  a  Lien  expliqué  pourquoi  il  faut  cor- 
riger sur  ce  point  les  Mémoires  de  Casanova.  On  peut  invoquer 
un  autre  témoignage  :  le  passeport  à  «  M.  de  Casanova.  Veni- 
tian,  allant  en  Hollande  »,  daté  du  13  octobre  1758  (A.  Symons, 
Casanova  à  Dux,  dans  Mercure  de  France,  oct.  1903,  p.  70).  Il 
y  a  aussi,  dans  les  papiers  de  Dux,  une  lettre  de  recommanda- 
tion, datée  de  Paris  le  15  août  1758.  d'un  sieur  Couché  à  Son 
Altesse...  à  Bruxelles,  pour  «  M.  de  Casanova,  homme  d'esprit 
et  de  lettres  ».  Cette  lettre  ne  fut  pas  remise. 


19G  JACniES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

ami  (Antoine-Eliennc  Balletti),  et  une  montre  à  répé- 
tition au  cadet,  que  j'aimais  à  la  folie.  »  . 

La  pauvre  Silvia  était  morte  le  samedi  16  septem- 
bre 1758.  un  peu  après  midi,  «  de  la  maladie  dont 
elle  était  attaquée  depuis  longtemps  ».  Quinze  jours 
auparavant,  elle  avait  dicté,  puis  signé  d'une  main 
tremblante  son  testament.  C'est  une  chose  touchante 
de  la  voir  penser  à  tous  ceux  qu'elle  aime  ou  qui  lui 
ont  rendu  des  soins  :  son  laquais,  sa  femme  de 
chambre,  son  cuisinier,  les  Ursulines  de  Saint-Denis 
qui  ont  élevé  sa  fdle,  sa  sœur  qui  vivait  à  son  foyer 
(celle  que  Manon  appelle  sa  talon  .  enlin  les  pauvres 
honteux  de  sa  paroisse.  Elle  fait  à  sa  ii!lc  un  legs 
particulier  ou  «  prélegs  »,  pour  contribuer  à  son 
établissement,  et  aussi  parce  qu'elle  a  déjà  dépensé 
pour  l'éducation  de  ses  fils  beaucoup  plus  que  ce 
qu'elle  donne  maintenant  à  sa  hile.  Quant  au  surplus 
de  ses  biens,  elle  le  lègue  à  ses  quatre  enfants,  à 
parts  égales,  priant  «  monsieur  Balletty  »,  son  mari, 
d'accepter  la  charge  d'exécuteur  testamentaire.  Elle 
exprime  enfin,  en  toute  simplicité,  un  désir  qui  peint 
bien  son  âme  frêle  de  femme  et  de  comédienne  :  «  Je 
prie  mon  mari  et  mes  enfants  de  me  laisser  deux 
fois  vingt-quatre  heures  avant  de  me  faire  enterrer, 
et  que  pendant  ce  temps  l'on  ne  me  prive  pas  de  la 
respiration.  On  trouvera  cela  bien  puéril,  mais  c'est 
une  faiblesse  humaine  qu'on  voudra  bien  me  par- 
donner'.  » 

1.  Testament  du  1'='  septembre  1758  (élude  Poisson). 


LES    AMOURS    DE    MANON    BALLETTI.  197 

Elle  ne  se  rcvcilhi  point,  et  on  la  porta  au  petit 
cimetière  de  Saint-Sauveur,  où  le  vieux  curé, 
M.  Jacquin,  récita  les  dernières  prières  pour  le  repos 
de  son  àme  ' . 

Casanova  assista,  dit-il,  aux  derniers  moments  de 
Silvia  et  resta  trois  jours  dans  la  famille,  partageant 
la  douleur  de  ses  amis.  Dix  minutes  avant  d'expirer, 
la  moribonde  lui  recommanda  sa  fille,  et  il  promit 
sincèrement  de  l'épouser.  Mais  il  s'était  gardé  de 
fixer  la  date  du  mariage. 

Les  derniers  jours  de  septembre  1738,  Casanova 
est  encore  à  Paris,  en  proie  aux  gens  de  justice,  dont 
ses  amis  les  joueurs  de  profession,  les  prêteurs  sur 
gages  et  les  courtiers  marrons  lui  ont  procuré  la  con- 
naissance. N'importe!  Il  n'a  pas  rompu  avec  Manon 
Balletti.  11  semble  même,  au  moment  de  son  départ, 
l'avoir  laissée  sur  une  impression  meilleure.  A  Ams- 
terdam, à  la  Haye,  les  lettres  de  Manon  le  suivent. 
Elle  se  considère  maintenant  comme  sa  fiancée,  et 
scelle  ses  missives  d'un  cachet  portant  pour  devise  : 
«  Amour  trouve  moyen  ». 

La  mort  de  sa  mère,  le  départ  de  son  «  tendre 
ami  »  ont  laissé  ^lanon  toute  triste  et  désemparée. 
«  Ha,  mon  clier  ami.  lui  écrit-elle,  que  le  temps  me 
paraît  long,  je  ne  puis  plus  résister  à  l'envie  que  j'ai 
de   vous    écrire,    quoique  je    sache   bien    que    vous 

1.  Les  comédiens  italiens  jouissaient  du  privilège  de  pouvoir 
être  inhumés  en  terre  sainte.  Sur  l'église  Saint-Sauveur,  depuis 
longtemps  détruite,  voir  H.  Lyonnet,  La  paroisse  des  comédiens 
aux  XVII'  et  XVIW  siècles  {Bidl.  de  la  Soc.  de  l'IIist.  du  Théâtre, 
1907-8,  p.  113-139). 


198  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

n'aurez  ma  lettre  que  lorsque  j'en  aurai  reçu  une  de 
vous.  Tout  mon  bonheur  est  de  vous  voir  et  de  vous 
parler.  Comment  renoncer  à  l'un  et  à  l'autre?...  Si 
vous   saviez  combien  j'ai  pleuré,  mon  cher  ami!  Je 
n'ai  pas  cessé  depuis  votre  départ.  J'ai  bien  peur  qu'à 
votre  retour  vous  ne  me  trouviez  si  enlaidie  que  vous 
ne  m'aimiez  plus.  »  Au  moins  lui  reste-t-il  la  conso- 
lation de  pouvoir  pleurer  à  son  aise.  Les  mauvaises 
langues  devront  bien  attribuer  à  la  douleur  filiale  ces 
larmes,   que   cause   surtout  l'absence   du  fiancé   très 
cher.  Lorsqu'il  était  à  Paris,  elle  vivait  tout  le  jour 
avec  l'espérance  de  le  voir  le  soir.  Maintenant,  il  est 
parti.    Lui    sera-t-il   fidèle?  Elle   songe   à   faire   une 
retraite   dans    un  couvent.    Sera-ce    au   couvent    de 
Bellechasse?  Mais,  malgré  la  protection  de  madame 
de  Mauconseil,   on  ne  veut  pas   d'elle.    A  celui   de 
Saint-Denis,  où,   petite  fille,   elle  a    passé  quelques 
années?  11  est  bien  loin,  qui  viendra  l'y  voir?  Peu  à 
peu,  elle  en  vient  à  s'étonner  d'avoir  conçu  un  tel 
projet.  Elle  s'imagine,  «  toute  cloîtrée  »,  parmi  des 
nonnes  moroses.  Et  quelle  terrible  perspective  de  ne 
plus   voir   librement  son   ami,   son  fiancé,   qui  doit 
bientôt  revenir!   Très  sincèrement,   très  loyalement, 
elle  fait  son  examen  do  conscience  et  avoue  sa  fai- 
blesse. D'abord,  dit-elle,  «  j'ai  trouvé  le  projet  beau, 
héroïque;  mais  alors  j'en  voyais  l'exécution  de  loin; 
la  douleur  dont  j'étais  possédée  dans  le  temps  que  je 
formais    cette   résolution   m'empêchait   de   penser   à 
mon  amitié  pour  vous.  Je  n'y  voyais  que  l'estime  et 
la  considération  que  je  m'attirerais.  Mais,   ajoute-t- 


LES    AMOURS    DE    MANON    BALLETTI.  199 

elle  ingénument,  qu'il  est  douloureux  de  se  sacrifier 
pour  devenir  estimable!  » 

Au  désarroi  du  cœur  et  de  la  volonté  dont  elle 
souffre  viennent  s  ajouter  des  tracas  matériels,  prove- 
nant de  l'ouverture  de  la  succession  de  Silvia  et  des 
l'ormalités  qui  doivent  précéder  le  partage.  Tout  de 
suite  après  le  décès,  le  commissaire  Grimperei  est 
venu  apposer  les  scellés  rue  du  Petit-Lion'.  Puis  il  a 
fallu  convoquer  les  amis  et  les  parents  pour  donner 
un  tuteur  à  la  jeune  fille.  Antoine-Etienne  Balletti, 
l'rère  aîné  de  ^lanon,  Antoine-François  Riccoboni, 
fils  du  vieux  Lelio  et  de  Flaminia,  son  cousin 
germain,  des  amis,  ^IM.  Fournier.  contrôleur  des 
rentes  de  rilôtel-de-\ille,  Daclié,  agent  de  change, 
Linffuet,  caissier  de  la  Comédie-Italienne,  enfin 
Rabon  de  Sainte-Sabine  se  réunissent  et  d'un 
commun  accord  désignent  Mario.  Le  lieutenant-civil 
homologue  lavis  de  parents  et  Mario  prête  serment-. 
Puis,  en  l'absence  des  deux  plus  jeunes  frères,  l'un 
Louis- Joseph  à  Vienne,  l'autre  Louis-Guillaume  à 
Stuttgart,  on  procède  à  l'inventaire,  les  11  octobre  et 
jours  suivants.  La  tristesse  au  cœur,  l'esprit  absent, 
Manon  doit  guider  les  gens  de  loi  cjui  détaillent  le 
mobilier,  comptent  les  robes  et  les  «  bijoux  faux  »  de 
Silvia,  palpent  le  dos  deslivres  (Corneille,  Molière,  Dan- 
court,  La  Bruyère,  l'Arioste,  cher  à  Casanova),  com- 
pulsent les  papiers  de  famille  et  les  contrats  de  rente  ^ 

!.  Arch.  nat.,  Y  13  384,  comin.  Grimperei. 
-'.  Ibid.,  Y  4  796  (23  et  27  septembre  1758). 
;.  Etude  Poisson. 


200  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

«  On  a  fini  aujourd'hui  la  levée  du  scellé,  écrit- 
elle  le  18  octobre ^  et  j'ai  encore  eu  la  mortifi- 
cation d'apprendre  qu'un  contrat  de  rente,  que  papa 
croyait  sur  ma  tête,  n'y  est  pas  cfTectivement,  et  qu'un 
autre  doit  être  à  la  succession.  Je  vous  avoue  que  je 
suis  ravie  que  cela  soit  fini,  car  je  crois  que  si  les 
liens  de  justice  venaient  deux  jours  de  plus,  je  ne  me 
îrouverais  plus  rion  du  tout.  A  chaque  vacation,  ils 
m'annonçaient  toujours  quelque  chose  de  fâcheux. 
Àlais  je  ne  sache  rien  qui  le  soit  tant  que  votre 
al)sence.  Bonsoir,  mon  cher  ami,  mon  tendre  ami, 
que  j'aime  uniquement.  Pensez  et  repensez  que  mon 
amour  durera  toujours.  Bonsoir!  » 

Cet  espoir  d'être  bientôt  unie  à  Casanova  ne  la 
quitte  plus.  Les  projets  de  mariage,  que  des  amis 
officieux  manigancent  à  son  intention,  ne  font  plus 
que  la  réjouir,  tant  ils  lui  paraissent  ridicules.  Elle 
tranquillise  son  fiancé,  qui  sans  doute  n'en  a  cure, 
sur  tous  ces  partis  qu'on  lui  propose.  «  Je  saurai 
répondre,  dit-elle,  de  façon  à  gagner  du  temps,  et 
au  bout  du  temps  pouvoir  dire  :  Cela  ne  me  con- 
vient pas.  »  Il  s'est  présenté  un  épouseur  de  pro- 
vince. Il  faut  voir  de  quel  air  la  dédaigneuse  l'ac- 
cueille, d'accord  au  demeurant  avec  sa  protectrice, 
madame  de  Mauconseil  :  «  D'abord,  pour  celui  de 
province,  elle  a  hausse  les  épaules,  et  c'est  réellement 


1.  Celte  lettre  ne  porte  pas  de  date,  et  M.  Ravù.  à  qui  l'on  en 
doit  le  texte,  n'a  pu  lui  assigner  qu'un  classement  approxi- 
matif. Le  scellé  et  linvcntaire  permettent  d'affirmer  qu'elle  a 
été  écrite  le  18  octobre. 


LES  A  MO  LU  S  DE  MANON  BALLETTI.    201 

la  seule  réponse  que  l'on  puisse  faire  à  une  semblable 
proposition.  Jugez  donc,  mon  cher!  L'on  enverrail 
votre  pauvre  petite  dans  un  ballot  par  la  douane,  avec 
mon  clavecin,  ma  guitare  (car  cela  entre  dans  le 
marché).  J'arriverais,  ou  plutôt  je  déballerais,  et  l'on 
dirait  à  cet  homme  :  Voilà  une  femme  que  l'on  vous 
envoie.  »  Casanova  peut  donc  être  rassuré  sur  celle 
qui  se  garde  toute  à  lui.  et  qui  déjà  se  nomme  elle- 
même  «  sa  petite  femme,  oui,  sa  petite  femme  ». 

Pendant  ce  temps,  que  fait  Casanova?  Il  parcourt 
la  Hollande,  visite  les  grandes  maisons  de  banque  et 
les  loges  maçonniques,  conduit  des  négociations 
fmancières  et  utilise  ses  talents  de  cabalisle.  Chemin 
faisant,  il  trouve  à  son  goût  la  jeune  Esther.  lille  d'un 
banquier  d'Amsterdam,  et  lui  fait  imc  cour  en  règle'. 
Et  il  reste  des  huit  jours  sans  écrire  à  Manon,  que 
ces  oublis  continuels  désolent.  Elle  ne  conçoit  pas 
que  l'on  puisse  aimer  avec  cette  désinvolture.  «  Com- 
ment voulez-vous  que  je  sois  sûre  de  votre  cœur?  » 
Quand  il  lui  répond,  c'est  trop  souvent  avec  des 
paroles  blessantes,  comme  s'il  s'ingéniait  à  rompre. 
Il  l'appelle  nui  demoiselle.  Son  retour  est  sans  cesse 
ajourné.  «  \ous  me  dites  de  ne  point  user  de  repré- 
sailles et  de  vous  écrire  au  long!  \ous  le  mériteriez 
pourtant  bien,  et  d'ailleurs  cela  m'irait,  à  moi  qui  ai 
mal  aux  yeux.  Mais  vous  voyez  comme  je  me  venge, 
et  je  n'aurai  jamais  pour  vous  d'autre  vengeance  que 

I.  Mais  le  banquier  O...  (Hope,  d'après  le  nis.  original  des 
Mémoires)  ne  parait  pas  avoir  eu  de  fille  du  non»  d'Esther  (Johan 
E.  Elias,  De  Di'radschap  ran  Amsterdam,  II,  1905,  p.  933  et  suiv.). 


202  .(ACQLlîS    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

celle  que  ma  lendresse  m'inspirera.  »  —  c(  Peut-on 
rester  près  de  trois  mois  avec  des  gens  qui  sentent 
le  fromage,  des  fumeurs,  des  buveurs  de  thé,  sans 
chaise,  sans  lit,  ou  du  moins  fort  mauvais?  Ho,  mon 
cher  ami.  enfin,  revenez,  je  vous  ai  déjà  dit  que  c'est 
là  ma  devise.  Voyez  ce  que  c'est.  Lorsque  j'ai  com- 
mencé ma  lettre,  j'étais  de  mauvaise  humeur,  j'avais 
mal  aux  veux,  je  voulais  vous  gT"onder,  et  à  présent 
je  suis  quasi  gaie,  je  ne  sens  plus  de  mal,  et  je  suis 
votre  femme,  qui  vous  aime  tendrement.  » 

Casanova  revint  à  Paris  vraisemblablement  dans  les 
premiers  jours  de  1759.  Ce  ne  fut  pas,  il  le  confessa 
plus  tard,  l'amour  de  Manon  Balletti  qui  lui  fit  quitter 
la  Hollande,  mais  une  sotte  et  ridicule  vanité  d'aller 
briller  dans  ce  somptueux  Paris.  11  voulait  y  respirer 
l'encens  des  félicitations  que  ne  pouvait  manquer  de 
lui  valoir  son  grand  succès  diplomatique  et  financier. 
11  tenait  aussi  à  jouir  d'une  fortune  acquise  en  peu  de 
temps.  Et  dans  quelle  ville  pouvait-il,  plus  agréable- 
ment qu'à  Paris,  jeter  son  or  par  les  fenêtres? 

Mais  l'année  1751)  lui  réservait  de  désagréables 
surprises.  La  tournure  périlleuse  que  ne  tarda  pas  à 
prendre  son  alfaire  avec  Castelbajac,  à  propos  de 
mademoiselle  Wynne,  faillit  tout  d'abord  le  punir 
cruellement  d'avoir  délaissé  Manon  pour  cette  belle 
Anglaise.  A  grand'peine  il  évita  la  prison  préventive 
et  les  risques  de  débats  scandaleux.  D'autre  part,  le 
lecteur  verra,  dans  les  chapitres  suivants,  à  quels 
expédients  malhonnêtes  Casanova,  à  bout  de  res- 
sources, se  vit  réduit.  11  a  expliqué  dans  ses  Mémoires 


LES    AMOURS    DE    MANON    HALLETTI.  203 

SOU  deuxième  voyage  en  Hollande  par  lintcntion  où 
il  était  d'y  gagner  de  l'argent  pour  le  placer  sur  la 
lète  de  ^lauon,  qu'il  aurait  épousée  ensuite.  En  réa- 
lité, c'est  sous  la  menace  d'un  arrêt  infamant  et  d'un 
emprisonnement  certain  qu'il  passa  de  nouveau  Ja 
frontière.  Et  il  ne  partit  pas,  comme  il  dit,  le  1"  dé- 
cembre 1739,  mais  dès  le  mois  de  septembre.  Les 
lettres  de  Manon,  à  défaut  d'autres  témoignages, 
suffiraient  à  le  prouver. 

Celle-ci  ignorait-elle  les  indélicatesses  dont  Casa- 
nova s'était  rendu  coupable?  Les  excusait-elle,  parce 
que  son  père  et  son  frère  y  avaient  peut-être  légère- 
ment trempé?  Quoi  qu'il  en  soit,  l'aventurier  la  laissa, 
dit-il,  toute  «  baignée  de  larmes  »,  et  ses  lettres  vont 
nous  la  montrer,  en  effet,  plus  amoureuse  que  jamais. 
Elles  sont  parmi  les  plus  tendrement  passionnées, 
ces  dernières  lettres  de  3lanon  à  son  cber  Giacometto  \ 
On  y  respire  comme  une  sorte  d'ivresse.  D'abord  la 
jeune  fille  est  à  la  Petite-Pologne,  dans  cette  petite 
maison,  louée  par  Casanova,  où  elle  a  eu  l'impru- 
dence d'aller  s'installer  après  son  départ.  Elle  s'y 
trouve  heureuse.  ^ladame  Saint-Jean  lui  fait  sa  cui- 
sine mieux  qu'un  cuisinier  de  prélat.  Elle  va  à  Paris 
et  en  revient  à  pied;  c'est  une  bonne  promenade, 
dont  elle  se  trouve  à  merveille.  «  Papa  Balletti  ne  dit 
mot  absolument  de  me  voir  votre  première  corres- 
pondante. »  Son  frère,  blessé  accidentellement  le 
mois  précédent  au  théâtre,   va  aussi  bien  que  pos- 

1.  Elles  Tont  du  V  octobre  1759  au  7  février  1760. 


204  JACQUES    CASANOVA,    VÉXITIE.N. 

sible'.  Les  lettres  de  Hollande  lui  sont  rendues  exac- 
tement. Elle  a  le  loisir  de  penser  à  Casanova  et  de 
lui  répondre.  Bref,  elle  fait  tout  ce  qu'il  faut  pour 
redevenir  grassouillette,  comme  il  le  désire.  «  Je  me 
flatte,  dit-elle,  de  rester  ici  quinze  jours  au  moins, 
car  j'y  suis  si  bien,  que  je  ne  saurais  trop  prolonger 
ma  petite  satisfaction.  » 

C'était  compter  sans  les  bonnes  langues.  Dans  une 
lettre  datée  «  de  la  Petite-Pologne,  23  octobre  1751), 
pour  la  dernière  fois  »,  elle  explique  le  mal  que  les 
commérages  lui  ont  fait  :  «  Je  suis,  mon  cher  ami, 
dans  une  colère,  une  indignation,  un  chagrin  qui  ne 
peut  se  décrire  (mais  pas  contre  vous,  soyez  sans 
crainte).  Je  viens  de  Paris,  oi^i  j'ai  eu  la  douleur 
d'entendre  dire  que  l'on  publie  dans  le  monde  que  je 
suis  ici  avec  vous,  et  que  vous  vous  y  tenez  caché. 
Cela  n'est-il  pas  indigne,  affreux,  et  la  plus  horrible 
calomnie?...  Que  le  monde  est  mauvais,  et  que  je  suis 
malheureuse!.  .  Je  n'en  puis  plus,  et  je  pars  demain 
de  la  Petite-Pologne,  étant  encore  obligée  de  regretter 
les  plaisirs  solitaires  que  j'y  ai  goûtés.  Adieu,  mon 
cher  ami,  pensez  à  votre  Nena,  qui  a  le  cœur  plein  de 
tendresse  et  de  douleur...  Rendez-moi  heureuse,  en 
vous  unissant  pour  toujours  à  voire  tendre  et  affligée 
Nena.  » 

Elle  revient  à  Paris,  sa  douleur  finit  par  s'adoucir, 


1.  Le  13  septembre  1759,  Antoine-Etienne  Balletti  avait  été 
blessé  au  cours  d'une  représentation  de  Camille  tna^icicnne  par 
la  déûagration  d'un  coup  de  feu.  Voir  les  documents  judiciaires 
publics  par  Em.  Gampardon,  Comédie-Italienne,  I,  p.  22-8. 


LES    AMOURS    DE    MANOX    BALLETTI.  205 

puis  par  disparaître.  Quelques  lettres  de  Giacomo 
suffisent  à  ce  miracle.  Bientôt,  elle  est  si  sûre  qu'il 
l'épousera  dès  son  retour,  que  déjà  elle  l'appelle, 
presque  dans  toutes  ses  lettres,  son  mari.  Elle  trouve 
seulement  que  l'absence  se  prolonge  indéfiniment,  et 
que  sa  patience  est  mise  à  une  épreuve  bien  rude. 
Mais  «  l'espérance  prend  toujours  le  dessus  ».  — 
«  Votre  lettre  d'hier  l'a  fortifiée  beaucoup.  J'ai  passé 
une  nuit  délicieuse,  et  j'ai  fait  mille  rêves.  Ho!  mon 
cher  ami,  je  vous  les  conterai,  lorsque  vous  serez  de 
retour,  mais  revenez  bien  vite,  au  moins,  car  je  pour- 
rais les  oublier.  » 

C'est  ainsi  chaque  soir,  quand  elle  se  couche. 
L'image  de  celui  qui  doit  être  son  époux  est  sans 
cesse  devant  ses  yeux.  «  Bonsoir,  bonsoir,  écrit-elle. 
Je  vais  m 'endormir,  remplie  de  votre  idée,  vous 
caressant,  vous  donnant  les  noms  les  plus  tendres, 
m'imaginant,  pour  flatter  ma  tendresse,  que  vous  les 
entendez  et  que  vous  y  êtes  sensible.  Adieu,  mon 
seul  ami.  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur... 
Bona  sera,  Jiacomo.  stè  savio  e  vole  sempre  un  poco 
de  ben  a  quella  povera  Nena  »  (bonsoir,  mon  Jacques, 
soyez  sage  et  aimez  toujours  un  peu  la  pauvre  Manon). 

Il  y  a  bien,  de  loin  en  loin,  quelques  petits  malen- 
tendus, quelques  fâcheries  passagères,  mais  le  ton  se 
maintient,  en  général,  à  ce  diapason  de  tendresse 
presque  fougueuse.  Quand  le  français  parait  trop  sec. 
l'italien  câlin  ajoute  sa  mignardise  :  «  Addio,  viscère 
mie,  corè,  corè,  corè!  (adieu,  mon  cœur,  accourez, 
accourez,    accourez!)   iSena,    Nenotola   Ballettina.    » 

12 


20G  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Et  quel  élan,  quelle  éloquence  même  dans  ce  pas- 
sage :  «  Mon  cher  Casanova,  mon  cher  Giacomo. 
amant,  mari,  ami,  ce  qu'il  vous  plaira,  croyez  donc 
une  bonne  fois  que  je  vous  aime  de  toute  mon  àme. 
que  vous  êtes  tout  mon  bien,  que  je  ne  veux  vivre 
que  pour  vous;  que  la  calomnie,  la  médisance, 
l'envie  ne  pourront  parvenir  à  diminuer  le  moins  du 
monde  les  tendres  sentiments  que  je  vous  ai  voués, 
que  j'attends  le  moment  de  vous  être  imie  avec  une 
impatience  qui  ne  peut  être  égalée  que  par  mon 
amour  même.  »  Un  moment,  le  bruit  est  venu  jus- 
qu'à Casanova  que  Manon  allait  épouser  un  conseiller. 
Quelle  sottise  !  «  La  pauvre  Balletti  ne  cessera  de 
porter  ce  nom  que  pour  prendre  celui  de  son  cher 
Casanova.  » 

La  dernière  lettre  connue  de  Manon  est  du  7  fé- 
vrier 1700.  Le  20  juillet,  cinq  mois  plus  tard  environ, 
elle  signait  son  contrat  de  mariage  et  devenait... 
madame  Blondel.  Que  s'était-il  donc  passé? 

Casanova  l'explique  à  sa  manière  :  a  C'était,  dit-il, 
le  jour  de  Noël  (à  Amsterdam).  Je  m'étais  levé 
d'assez  bonne  heure  et  avec  une  humeur  plus  gaie 
que  de  coutume.  Dans  les  idées  de  vieille  femme, 
cela  présage  toujours  quelque  chose  de  triste;  mais, 
peu  accessible  à  ces  préjugés,  j'étais  loin  de  tirer  de 
ma  gaieté  aucun  augure  funeste.  Pour  cette  fois  pour- 
tant, le  hasard  justifia  la  croyance.  Je  reçus  de  Paris 
une  lettre  et  un  gros  paquet;  elle  était  de  Manon. 
Je  l'ouvre  et  je  crus  mourir  de  douleur  quand  je  lus 
ceci  :  «  Soyez  sage  et  recevez  de  sang-froitl  la  nouvelle 


LKS    AMOURS    DE    MA:iON    BALLETTI.  207 

que  je  VOUS  donne.  Ce  paquet  contient  toutes  vos  lettres 
et  votre  portrait.  Renvoyez-moi  le  mien  et.  si  vous 
avez  conservé  mes  lettres,  faites-moi  la  grâce  de  les 
brûler.  Je  compte  sur  votre  honnêteté.  Ne  pensez 
plus  à  moi.  De  mon  côté,  le  devoir  va  m'imposer 
l'obligation  de  l'aire  tout  mon  possible  pour  vous 
oublier,  car  demain  à  cette  heure  je  serai  l'épouse 
de  monsieur  Blondel,  architecte  du  roi  et  membre  de 
son  Académie.  Vous  m'obligerez  beaucoup  si.  à  votre 
retour  à  Paris,  vous  avez  la  bonté  de  faire  semblant  de 
ne  point  me  connaître,  dans  le  cas  où  le  hasard  vous 
ferait  me  rencontrer.  » 

A  cette  lecture,  il  entre  dans  une  violente  colère 
contre  son  ancienne  ilancée,  contre  son  rival  qu'il 
veut  tuer,  contre  les  Balletti  père  et  fds  qui  l'ont 
laissé  dans  l'ignorance.  Mais  la  charmante  Esther  le 
console,  l'empêche  de  se  livrer  à  diverses  extrava- 
gances indignes  d'un  galant  homme,  se  délecte  à  lire 
les  lettres  de  Manon  que  Casanova  livre  par  dépit  à  sa 
curiosité,  admire  de  bonne  grâce  la  beauté  de  lin- 
fidèle!  D'abord,  «  je  crus  sentir  que.  loin  d'aimer 
Manon,  je  la  haïssais.  Mais  aujourd'hui,  analysant 
les  sentiments  que  j'éprouvais  alors,  je  crois  recon- 
naître que  Manon,  en  acceptant  très  sagement  la 
main  de  Blondel,  avait  blessé  mon  amour-propre  plus 
que  mon  amour  ». 

C'est  la  note  juste,  mais  si  Casanova  a  bien  rendu 
compte  de  ses  sentiments,  il  se  trompe  d'une  façon 
assez  grave  sur  la  date  du  mariage  de  Manon.  Avait-il 
oublié  qu'une  quarantaine  de  lettres  de  sa  fiancée,  sur 


208      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

les  doux  cents,  d'au  moins  quatre  pages  cliacune, 
qu'il  dit  avoir  reçues  d'elles,  dormaient  dans  ses 
tiroirs  à  Dux,  où  on  les  a  retrouvées.  S'il  avait  pris 
soin  de  les  relire  au  moment  où  il  rédigeait  cette 
partie  de  ses  Mémoires,  il  aurait  vu  que  Manon,  lui 
écrivant  encore  de  la  façon  la  plus  tendre  le  7  fé- 
vrier 1760,  ne  pouvait  pas  l'avoir  abandonné  aux 
environs  de  la  Noël  1759.  Il  aurait  évité  aussi  d'autres 
confusions  de  dates,  en  particulier  pour  ses  deux 
voyages  de  Hollande.  Quant  aux  motifs  de  la  rupture, 
on  a  peine  à  croire  que  Manon  Balletti  soit  restée  en 
relations  avec  un  homme  que  la  chambre  criminelle 
du  Parlement  venait  de  poursuivre  pour  faux.  Mais 
Casanova  avait  ses  raisons  pour  oublier  ces  fâcheuses 
circonstances,  ou  du  moins  pour  les  laisser  dans 
l'ombre.  Le  seul  détail  tout  à  fait  exact  de  cette 
partie  des  Mémoires,  c'est  le  nom  du  mari  de  Manon. 
François- Jacques  Blondel,  architecte  du  roi  et 
membre  de  l'Académie  d'Architecture'^  avait,  en  1760, 
cinquante-cinq  ans  environ,  étant  né  à  Rouen  en  1703. 
Aisément  il  eût  pu  être  grand-père,  car  son  fds 
Georges-François,  issu  d'un  premier  mariage,  por- 
tait déjà  les  titres  d'architecte  de  l'Académie  de 
Marseille  et  de  professeur  à  l'École  des  Arts.  Mais 
M.  Blondel  père  était  un  homme  de  savoir  et  de 
talent.  Les  cours  publics  qu'il  avait  institués  rue 
de  la  Harpe,  à  l'École  des  Arts,  étaient  très  suivis. 
Moyennant   1  500  livres  de   pension,    l'auteur,    fort 

1.  Depuis  novembre  1755. 


LES    AMOURS    DE    MANON    BALLETTI.  209 

connu  et  apprécié,  de  VArchilecture  française,  le 
collaborateur  de  V Encyclopédie,  s'efforçait  d'y  incul- 
quer à  ses  élèves  les  principes  du  goût,  de  l'ordon- 
nance et  de  l'harmonie  '. 

M 'était-ce  pas  folie,  de  la  part  de  cet  homme 
grave,  que  de  prendre  pour  femme  et,  qui  plus 
est,  en  secondes  noces,  une  jeune  fdle  dont  il  était 
l'aîné  de  plus  de  trente  ans?  Blondel  franchit  pour- 
tant le  pas  en  juillet  1760.  Manon  Balletti  lui  appor- 
tait, outre  24  000  livres  d'argent  comptant,  environ 
l  oOO  livres  de  rente,  dont  300  de  pension  viagère, 
qu'elle  touchait  sur  la  cassette  du  roi,  et  300,  dont  elle 
était  redevable  à  la  générosité  de  la  marquise  de 
Pompadour.  Le  frère  aîné  de  Manon,  sa  «  taton  » 
Benozzi,  son  autre  «  taton  »  la  vieille  Flaminia, 
enfm  la  veuve  de  Pantalon,  voulurent  assister  en 
cette  circonstance  leur  sœur,  nièce  et  amie.  Du  côté 
des  Blondel,  les  amis  furent  représentés  par  un  cer- 
tain Louis  Lambert,  employé  du  Bureau  des  Postes, 
qui  pourrait  bien  avoir  été  l'artisan  de  ce  mariage  -. 
Dans  sa  dernière  lettre  à  Casanova,  en  effet,  Manon 
parle  de  ce  «  commis  de  la  Poste  »  ;  sa  fille  se 
mêlait  déjouer  la  comédie  de  salon  avec  elle,  d'une 
façon  d'ailleurs   «  détestable  »,  et    elle   avait  connu 

1.  Le  programme  de  l'Ecole  des  Arts  de  Blcndel  a  été  donné 
par  de  Jèze,  dans  son  État  de  Paris  de  1757,  p.  479-483.  Voir 
surtout  une  brochure  d'Aug.  Prost.  /.-/■'.  Blondel  et  son  œuvre, 
Metz.  1860,  in-8. 

2.  Contrat  du  20  juillet  1760  (étude  Duhau).  J'ai  communiqué 
le  résumé  du  contrat  et  d'un  état  y  annexé  des  effets  apparte- 
nant à  Manon,  à  M.  Aldo  Ravà,  qui  a  publié  le  tout  dans  son 
volume,  Lettere  de  donne  a  Giacomo  Casanova,  1912. 

12. 


210      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

madame  Lambert  chez  M.  Janel.  Or  ce  M.  Janel,  ne 
serait-ce  pas  Robert  Janel,  précisément  intendant 
général  des  Postes',  vieux  garçon  fort  bien  en  cour, 
qui  ne  cessait  —  Manon  le  dit  à  plusieurs  reprises 
—  de  lui  chercher  un  mari. 

M.  Blondel  eut  de  Manon  Balletti  deux  fds  :  le 
premier  naquit  le  19  novembre  1761,  et  mourut  le 
lendemain  -  ;  le  second,  Jean-Bapliste,  né  en  décem- 
bre 17(34^  fut  ingénieur  des  Ponts  et  Chaussées  %  et 
l'un  des  architectes  de  la  Ville  de  Paris '.  N'empêche 
qu'au  témoignage  de  Casanova,  c'aurait  été  un  singu- 
lier ménage  que  celui  de  ces  deux  époux  si  peu 
assortis.  En  1761,  l'aventurier,  de  retour  à  Paris  après 
de  nouvelles  pérégrinations  à  travers  l'Europe,  alla 
faire  visite  à  madame  Vanloo,  qui  le  pria  de  rester  à 
dîner.  Il  accepta,  mais  quand  il  sut  que  madame 
Blondel   était  au   nombre  des  convives,   il  se  retira, 

1.  Mort  en  fonctions  le  5  mars  1770  (Arch,  uat.,  Y  13  544, 
comm.   Guyot,  scellé  après  décès). 

2.  Arch.  de  la  Seine,  notes  Bégis.  d'après  les  registres  de  la 
f)aroisse  Saint-Côme.  Les  Blondel  habitaient  alors  rue  de  la 
Harpe  {Œuri-es  de  monsieur  ci  madar/ic  Fai'arf.  1853,  p.  237-8, 
lettre  du  15  juin  1762). 

3.  Arch.  nat.,  Y  4  985.  Acte  de  tutelle  de  Jean-Baptiste  Blondel, 
du  11  janvier  1774.  II  est  fait  allusion  à  son  acte  de  baptême,  du 
24  décembre  1764. 

4.  Mentionné  comme  tel  dans  le  scelle  après  décès  d'Antoine- 
Étienne  Balletti,  son  oncle,  le  9  mars  1789  (Arch.  nat.,  Y  12  079, 
comm.  Defresne). 

5.  Jean-Baptisle  Blondel,  «  dernier  rejeton  d'une  famille 
illustre  depuis  deux  siècles  par  ses  talens  »,  travailla  avec 
Delannoy  à  la  reconstruction  du  Palais  du  Temple.  On  lui  doit 
aussi  le  Marché  Saint-Germain.  Il  mourut  à  Paris  en  février  1825 
(Moniteur  du  2  mars;  Mahul,  Annuaire  nécrologique,  1825, 
p.    35;    Bauchal,  Nouveau  Dictionnaire   des  architectes). 


LES    AMOURS    DE    MANON    BALLETTI.  211 

disant  bien  haut  qu'en  homme  tlhonncur  il  croyait 
ne  devoir  jamais  se  trouver  volontairement  dans  un 
endroit  où  elle  serait.  «  Le  lendemain,  ajoute-t-il, 
j'allai  voir  madame  \anloo,  qui  me  dit  que  madame 
Blondel  l'avait  chargée  de  me  remercier  de  ce  que  je 
n'étais  pas  resté,  mais  que  son  mari  l'avait  priée  de 
me  dire  qu'il  était  bien  lâché  de  ne  m'avoir  pas  vu 
pour  m'expliquer  toute  son  obligation. 

—  Il  a  apparemment  trouvé  sa  femme  toute  neuve, 
mais  ce  n'est  pas  ma  faute,  et  il  n'en  doit  d'obliga- 
tion qu'à  Manon  Balletti.  On  m'a  dit  qu'il  a  un  joli 
poupon,  qu'il  demeure  au  Louvre  et  qu'elle  habite 
dans  une  autre  maison,  rue  des  Petits-Champs. 

—  C'est  vrai,  mais  il  soupe  tous  les  soirs  avec 
elle. 

—  C'est  un  drôle  de  ménage. 

—  Très  bon,  je  vous  assure.  Blondel  ne  veut  avoir 
.sa  femme  qu'en  bonne  fortune.  11  dit  que  cela  entre- 
tient l'amour,  et  que,  n'ayant  jamais  eu  une  maîtresse 
digne  d'être  sa  femme,  il  est  bien  aise  d'avoir  trouvé 
une  femme  digne  d'être  sa  maîtresse.  » 

En  1761.  Blondel  n'avait  pas  de  logement  au 
Louvre.  En  1767  seulement,  sur  ses  demandes  ins- 
tantes, il  lui  fut  accordé  un  rez-de-chaussée,  sur  la 
cour,  qu'il  habita,  durant  six  années,  jusqu'à  sa  mort, 
survenue  le  9  janvier  1774'.  Manon  alors  adressa  au 
ministre  un  mémoire,  recommandé  par  le  prince 
de  Conti,  où  elle  demandait  à  conserver  son  logement 

1.  Arch.  de  la  Seine,  notes  Bégis,  d'après  les  registres  de  la 
paroisse  Saint-Germain-lWuxerrois. 


212  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

au  Louvre.  On  ne  put  accueillir  sa  demande;  elle  dul 
passer  la  main  à  l'horloger  Leroy  et  se  contenter  d'une 
pension  de  800  livres  \ 

Pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  des  femmes 
de  mérite,  comme  la  belle  madame  Carie  Vanloo, 
des  architectes,  des  artistes,  des  écrivains,  tels  que 
Julien-David  Leroy,  le  peintre  allemand  Mannlich", 
le  bon  Sedaine,  entourèrent  madame  Blondel  d'affec- 
tion et  de  sympathie.  Elle  mourut  en  décembre  1776, 
n'ayant  guère  plus  de  trente-cinq  ans^ 


1.  Arch.  nat.,  0'  i  67312,  1  911,  1  012,  1  914  (Nouf.  arc/i.  de  fart 
français,  II,   1873,  p.  96). 

2.  E.  Seillière,  La  mclancolique  arenture  de  niadame  de  Sainl- 
Gcrniier  (Revue  de  Paris,  V  juillet  1912),  d'après  les  Souvenirs 
de  Johan-Ghristian  von  Manniich,  publiés  à  Berlin  en  1910  par 
Stollreither. 

3.  Arch.  nat.,  Y  5  024,  acte  de  tutelle  de  Jean-Baptiste  Blondel, 
son  fils,  du  18  décembre.  Manon  Balletti  y  est  donnée  comme 
décédée.  L'acte  n'ayant  d'autre  but  que  de  la  remplacer  comme 
tutrice,  on  en  peut  conclure,  à  peu  près  à  coup  sûr,  qu'elle  était 
morte  quelques  jours   auparavant. 


CHAPITRE   XIII 


LA     MARQUISE    D    U  R  F E  , 


Quand  on  lit.  dans  la  petite  édition  de  circon- 
stance, parue  en  lan  A  I,  la  correspondance  saisie  chez 
le  malheureux  Cazotte  lors  de  son  arrestation,  on 
rencontre,  à  la  date  du  8  mai  1792,  de  bien  curieux 
souvenirs  sur  la  vieille  marquise  d'Urfé,  «  doyenne 
des  Médées  françaises  ».  L'auteur  àw.  Diable  amou- 
reux se  reporte  à  vingt  années  en  arrière,  au  temps 
où,  l'une  des  premières,  madame  d'Urfé,  dont  la 
maison  «  regorgeait  d'empiriques  et  de  gens  qui 
galopaient  après  les  sciences  occultes  »,  fit  courir 
après  lui,  quand  il  eut,  comme  il  dit,  fait  prendre 
l'air  à  son  scientifique  ouvrage.  «  Elle  avait  été  toute 
sa  vie  en  commerce  avec  les  esprits;  moi,  je  les  pei- 
gnois  de  main  de  maître,   et   nous  nous  trouvâmes 


214  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

aussi  savans  l'un  que  l'autre,  c'est-à-dire  fort  téné- 
breux'. » 

Il  n'est  guère,  clans  les  Mémoires  de  Casanova,  de 
pages  plus  singulières  que  celles  où  il  met  précisé- 
ment en  scène  cette  femme,  qui  appartenait,  directe- 
ment ou  par  alliance,  aux  plus  grandes  familles  d'épée 
ou  de  robe  de  l'ancienne  France,  et  dont,  malgré 
son  faible  pour  les  sornettes  cabalistiques,  la  réputa- 
tion d'esprit  ne  laissait  rien  à  désirer.  Outre  qu'elle 
fut  longtemps  le  «  grand  trésorier  »  du  Vénitien  — 
façon  élégante  de  dire  qu'il  réussit  à  lui  extorquer 
des  sommes  importantes,  —  elle  l'accrédita  auprès 
de  nombreuses  personnes,  M.  de  RochebaronàLyon^, 
M.  de  Valenglard  à  Grenoble,  ^I.  de  Lastic  à  Cologne, 
le  gouverneur  Fouquet  à  Metz,  M.  de  Chavigny  à 
Soleure,  madame  de  La  Saône  à  Berne,  d'autres 
encore. 

A  l'en  croire,  Casanova  aurait  été  introduit  auprès 
de  la  marquise  d'Urfé  par  son  neveu,  le  comte  de 
La  Tour  d'Auvergne,  bien  connu,  lui  aussi,  pour  la 
fai;ilité  avec  laquelle  il  tombait  dans  les  plus  grossiers 
panneaux  ".  L'aventurier  aurait  commencé  par  se  battre 

1.  Correspondance  mystique  de  Cazutte.  Paris,  an  VI,  p.  98- 
100.  Le  Diable  amoureux  avait  paru  en  1772. 

2.  François  de  La  Rochefoucauld,  marquis  de  Rochebaron, 
commandant  pour  le  roi  à  Lyon  et  en  Lyonnais. 

''i.  Nicolas-François-Julie  de  La  Tour  dWpchier,  comte  de  La 
Tour  d'Auvergne,  colonel  du  régiment  Boulonnais.  Cette  der- 
nière indication  concorde  avec  le  passage  où  Casanova  dit  que 
le  comte  s'en  alla  rejoindre  son  régiment  Boulonnais,  alors  en 
garnison  en  Bretagne.  Il  y  a  de  curieux  détails,  sur  le  comte 
de  La  Tour  d'Auvergne,  dans  le  clossier  d'un  nommé  De  L» 
Fosse,  receveur  des  tailles  de  l'Election  de  La  Rochelle,  qui  fut 


LA    MARQUISE    d'uPxFÉ.  -215 

en  duel  avec  ce  gentilhomme,  quitte  à  le  guérir 
ensuite  cabalistiqucment  d'une  douloureuse  sciatique 
et  à  devenir  son  ami.  On  peut  se  demander  si  le 
hasard,  en  l'occurrence,  ne  fut  pas  aidé  par  un  per- 
sonnage qui  se  prétendait  chef  des  Lascaris-Chàteau- 
neuf,  et  qui  sut  longtemps  tirer  un  merveilleux  parti 
auprès  de  madame  d'Urfé  de  cette  parenté,  peut-être 
véritable'.  «  Madame  la  marquise  d'Urfé,  dit-il, 
remplie  du  désir  de  voir  porter  mon  nom  avec  éclat, 
employa  tous  les  moyens  dans  beaucoup  d'occasions. 
C'est  alors  que,  vivant  très  régulièrement  chez  elle, 
et  M.  le  comte  de  La  Tour  d'Auvergne  y  venant 
comme  chez  madame  sa  tante,  et  moi  comme  chez 
l'héritière  de  la  branche  aînée  de  ma  maison,  nous 
formâmes  un  engagement,  de  l'aveu  de  madame  la 
marquise  d'Urfé.  de  passer  ensemble  à  Malthe.  Mon 
but  était  de  jouir  des  honneurs  que  le  grand  maître 
Jean-Paul  Lascaris  avait  accordés  à  mon  grand-oncle, 
mort  dans  son  gouvernement  en  Roussillon-.  »  On 
peut  se  demander  également  si  Casanova  n'avait  pas 

mis  à  la  Bastille  en  1751,  pour  avoir,  avec  quelques  compa- 
gnons, cherché  des  trésors,  fréquenté  de  faux  sorciers,  et  couru 
les  champs  la  nuit  pour  voir  le  diable.  Le  duc  d'Olonne,  le 
comte  de  Bissy.  le  comte  de  La  Tour  d'Auvergne  étaient,  paraît-il, 
de  ces  «  parties  de  diable  »  (Arcli.  de  la  Bastille,  11  751,  dossier 
de  La  Fosse). 

1.  Il  se  faisait  appeler  Jean-Paul  Lascaris,  des  comtes  sou- 
verains de  Vintimille  et  de  Tende,  des  empereurs  d'Orient,  etc.. 
et  se  disait  âgé  de  trente-quatre  ans,  natif  de  Pamiers. 

2.  Cet  «  échappé  des  emjiereurs  d'Orient  >>  passa  plusieurs 
années  au  For-l'Evèque,  sous  l'inculpation  d'escroquerie  et 
d'imposture.  On  trouvera  de  nombreux  renseignements  sur  lui 
aux  Arch.  de  la  Bastille  (12  225)  et  aux  Arch.  nat.,  Y  11353, 
comm.  Chénon  (divers  interrogatoires  de  mai  et  juin  1764). 


216  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

eu,  dès  son  premier  séjour  parisien,  l'occasion  de  con- 
naître madame  d'Urfé  par  l(\s  Balletli,  à  qui  elle  louait 
alors  sa  maison  de  la  rue  des  Deux- Portes. 

A  l'époque  où  Casanova  fréquenta  chez  la  riche  et 
vieille  marquise,  elle  demeurait,  dit-il,  quai  des 
ïhéatins,  près  de  l'Hôtel  de  Bouillon.  Telle  était  en 
effet  son  adresse'.  C'est  là  qu'il  la  trouva,  l'esprit 
chaviré  par  les  rêveries  pseudo-scientifiques,  alors 
fort  à  la  mode,  dont  elle  se  nourrissait.  Tantôt  feuil- 
letant manuscrits  précieux  et  livres  rares,  elle  cher- 
chait le  fm  du  fin  dans  Arnaud  de  Villeneuve,  Ray- 
mond LuUe,  Paracelse,  ou  Boerhave,  tantôt  manipu- 
lant cornues  et  alambics,  elle  calcinait  le  mercure  ou 
obtenait  l'arbre  de  Diane  en  cristallisant  l'argent,  le 
mercure  et  l'esprit  de  nitrc.  Sur  de  pareils  sujets 
Casanova  possédait  une  érudition  toute  prête.  Une 
hypothèse  hardie,  un  auteur  cité  à  propos,  et,  mieux 
encore,  un  coup  d'œil  jeté  à  la  dérobée  sur  les  manu- 
scrits de  son  hôtesse,  il  n'en  fallait  pas  pi  as  pour 
qu'il  parût  aux  yeux  de  madame  d'Urfé  le  plus  savant 
des  hommes.  Aussi  fut-il  bientôt  de  la  maison,  où 
il  rencontra,  entre  autres,  parmi  les  proches  parents, 
M.  de  Viarmes  et  sa  femme-,  et  le  chevalier  d'Ar- 
zigny.  vieux  courtisan  de  quatre-vingts  ans,  qui  avait 

1.  Arcli.  de  Dux,  quittance  de  C.isanova  aux  banquiers  Sinions, 
d'Amsterdam  (7  décembre  1758).  Cf.  Arch.  nat.,  Y  14  083,  comni. 
Grespy,  scellé  après  décès  de  la  duchesse  d'Estouleville,  l'''  juil- 
let 1756,  et  Y  4  830,  à  la  date  du  7  juillet  1701  (procuration  du 
24  juin,  où  madame  d'Urfé  est  dite  demeurer  en  son  Hôtel,  rue 
des  Saints-Pères). 

2.  Jean-Baptiste-Elie  Camus  de  Pontcarré  de  Viarmes,  marie 
à  Françoise-Louise  Raoul  de  La  Guibourgère. 


LA    MARQUISE    d'uRFÉ.  217 

connu  la  vie  de  cour  sous  Louis  XIV  et  qui,  une 
Heur  à  la  boutonnière,  la  perruque  pommadée,  con- 
tait avec  tranquillité   des  anecdotes  du   temps  de  sa 
jeunesse';  parmi  les  étrangers,  un  certain  M.   Gérin 
et  sa  nièce,  un  physicien  irlandais  nommé  JVIacartney, 
M.  Charon,  conseiller  en  la  Grand' Chambre  du  Parle- 
ment, et  rapporteur  d'un  procès  que  madame  d'Urfc 
avait  avec  madame  du  Châtelet  sa  fdle,  madame  de 
Gergi  -,    enfin   le    fameux   aventurier   qui   se    faisait 
appeler  alors  comte  de  Saint-Germain.   Cet  homme 
extraordinaire  prétendait  avoir  trois  cents  ans,  pos- 
séder la  panacée  universelle  et  le  secret  de  fondre  les 
diamants.  Mais  il  y  avait  dans  le  sac  de  Casanova  au 
moins  autant  de  tours  que  dans  celui  de  son   rival, 
et  la  marotte  de  madame  d'Urfé  était  de  croire  fer- 
mement à  la  possibilité  d'entrer  en  conversation  avec 
les  génies  ou  esprits  élémentaires.  Aussi  notre  Véni- 
tien subtil  s'empara-t-il  sans  peine  «  de  son  âme,  de 
son  cœur,  de  son  esprit  et  de  tout  ce  qui  lui  restait 
de  bon  sens^  ». 

1.  Joseph-Gliarles-Luc-Gostin  Camus,  comte  d'Arginy,  meslre 
de  camp  de  cavalerie,  chevalier  de  Saint-Louis,  mort  le  26  jan- 
vier 1769  (Arch.  nat.,  Y  13  962,  comm.  Joron,  scellé  après  décès). 

2.  Anne  Henry,  veuve  de  Jacques-Vincent  Laiiguet,  chevalier, 
comte  de  Gevgj,  qui  avait  été  ambassadeur  de  France  à  Venise 
de  1723  à  1734,  date  de  sa  mort. 

3.  Les  Mémoires  de  la  marr/iiise  de  Crc'yiu' parlent  de  Casanova 
à  propos  de  madame  d'Urfé,  mais  on  sait  que  cet  ouvrage  est 
apocryphe.  L')auteur  cependant,  Pierre-Marie-Jean  Cousin  de 
Courchanips,  né  en  1783,  a  utilisé  les  conversations  et  les  sou- 
venirs de  deux  personnes  qui  avaient  bien  connu  l'époque  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI  :  la  vieille  marquise  de  Mesmes,  fille 
de  l'ancien  garde   des   sceaux  Feydeau   de  Brou,  et  la  comtesse 

13 


218  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

On  s'en  aperçoit  aisément,  à  lire  dans  les  Mémoires 
les  histoires  fantasmagoriques,  dont  le  récit  remplit  de 
nombreuses  pages,  à  vrai  dire  fort  divertissantes.  On 
ne  sait  ce  qu'il  y  faut  le  plus  admirer,  du  cynisme 
et  du  génie  inventif  de  Casanova,  ou  de  la  candeur, 
véritablement  paradoxale,  de  sa  victime.  Ne  s'était- 
elle  pas  imaginé  qu'il  pouvait,  moyennant  une  opé- 
ration de  lui  connue,  la  faire  passer  en  àme  dans  le 
corps  d'un  enfant  mâle,  né  de  l'union  philosophique 
d'un  immortel  avec  une  mortelle,  ou  d'un  homme 
ordinaire  avec  une  femme  d'une  nature  divine?  «  Si 
j'avais  cru,  dit-il,  pouvoir  la  désabuser  et  la  ramener 
à  l'état  raisonnable  de  ses  connaissances  et  de  son 
esprit,  je  crois  que  je  l'aurais  entrepris,  et  cette 
œuvre  aurait  été  méritoire  ;  mais  j'étais  persuadé  que 
son  infatualion  était  incurable,  et  je  crus  n'avoir  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  seconder  sa  folie  et  d'en 
profiter.  » 

Il  serait  trop  long  de  conter  ici  comment,  avec 
l'aide  du  jeune  garçon  qu'il  avait  eu  de  la  Pompeati, 
et  qu'il  ramena  de  Hollande  au  début  de  1759,  de 
la  Gorticelli,  autre  aventurière  rencontrée  en  Italie 


de  Faucigny-Lucinge,  sa  nièce,  qui  ont  bien  pu  lui  raconter,  s'il 
ne  les  a  prises  dans  les  Mémoires  de  Casanova  lui-même,  les 
histoires  qui  avaient  couru  sur  madame  d'Urfé  dans  les  salons 
de  Paris  (voir  A.  Marquiset,  Romieii  et  Courthamps,  l'Jl3).  Sur 
la  «  cabale  »  de  Casanova,  voir  Éd.  Maynial,  Casnnoi'a  cl  son 
temps,  et  l'article  où  Bernhard  Marr  (Casanova  als  KabalUt,  au 
t.  XV,  p.  389-396,  de  l'édition  Conrad)  en  a  expliqué  le  méca- 
nisme, d'après  les  indications  fournies  par  l'aventurier  lui- 
même  dans  une  lettre  à  Eva  Frank,  du  23  septembre  1793 
(publiée  par  Ravà-Gugitz,  dans  ce  même  volume,  p.  330-334). 


LA    MARQUIS!-:    D  URFE.  219 

et  qu'il  alla  chercher  à  Metz  en  janvier  17()2,  el  du 
génois  Giacomo  Passano,  Casanova  monta  la  ridicule 
comédie  de  ses  opérations  magiques,  qui  commencè- 
rent au  château  de  Pontcarré'  et  finirent  à  Marseille. 
Mais  les  preuves  ne  manquent  pas  qu'entre  la  mar- 
quise d'Urfé  et  Casanova  les  choses  se  passèrent  à  peu 
près  comme  il  les  raconte.  Des  lettres  adressées  par 
un  banquier  d'Amsterdam  à  Casanova  le  22  janvier 
et  le  5  mars  1759,  il  ressort  en  effet  que  l'aventurier 
avait  négocié  des  titres  en  Hollande  pour  sa  protec- 
trice'^  De  plus,  dans  la  missive,  très  secrète  et  des- 
tinée à  être  brûlée,  qu'il  écrivit  quelques  années  plus 
tard  à  Charles-Ernest,  prince  de  Courlande,  il  assure 
qu'il  avait  exécuté  le  fameux  arbre  de  projection  à 
Paris  chez  la  «  marquise  de  Pontcarré  »,  détail  que 
Joseph  Bono,  le  banquier  lyonnais,  ami  crédule  ou 
demi-complice,  confirme  fort  à  propos,  en  écrivant 
au  sujet  de  madame  d'Urfé  :  «  L'arbre  végétatif  d'or 
s'est  gâté,  et  il  a  perdu  sa  vertu  ^  »  Enfin,  dans  la 
correspondance  du  même  Bono  avec  Casanova,  il  est 


1.  Le  château  de  Pontcai-ré,  non  loin  de  Tournan  (Seine-et- 
Marne),  était  flanqué  de  tours  et  entouré  de  fossés  à  fond  de 
cuTe,  de  jardins  et  d'un  parc  ou  bois  de  haute  futaie  (BibL 
nat.,  Carrés  d'Hozier,  l'i8,  p.  202).  Il  fut  vendu  comme  bien 
national  à  Fouché,  duc  d'Otrante,  dont  le  fils  le  céda  au  baron 
Alphonse  de  Rothschild.  Le  château  a  été  complètement  rasé,  et 
le  domaine  réuni  à  la  magnifique  propriété  de  Ferrières. 

2.  Arch.  de  Dux.  Cf.  une  quittance,  du  7  décembre  1758,  par 
laquelle  Casanova  reconnaît  avoir  reçu  des  mêmes  banquiers, 
Benjamin  et  Samuel  Simons,  à  Amsterdam,  18  000  livres  pour 
compte  de  la  marquise  d'Urfé,  argent  à  lui  avancé  d'ordre  de 
Tourton  et  Baur,  banquiers  à  Paris. 

.3.  Ibid.  Lettre  de  Bono  à  Casanova  (Lyon,  10  nov.  1763). 


220  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN'. 

question,  à  chaque  instant,  sinon  de  la  Corticelli,  du 
moins  de  Passano  (nommé  aussi,  comme  dans  les 
Mémoires,  Pogomas),  de  sa  Chiaréide,  des  services 
qu'il  avait  rendus  à  l'aventurier  en  faisant  le  «  Mel- 
chissadec  »  auprès  de  la  vieille  marquise,  des  pré- 
tendus cadeaux  que  celle-ci  lui  avait  faits,  de  sa  brouille 
avec  Casanova,  de  sa  maladie,  vraie  ou  simulée,  toutes 
choses  qui  sont  comme  le  canevas  de  cette  partie  des 
Mémoires^ . 

Il  y  a  plus.  Qui  croirait  qu'au  fond  d'une  biblio- 
thèque de  province,  en  Forez  justement,  le  pays  des 
d'Urfé,  se  sont  conservées  plusieurs  lettres  du  fameux 
Passano  et  de  la  marquise  elle-même,  où  les  faits  et 
gestes  de  Goulenoire  (Casanova),  alors  brouillé  avec 
son  complice  et  sa  victime,  sont  contés  sans  sym- 
pathie? 

«  Ma  adorable  patronne-,  écrivait  Passano  de  Lyon 
le  3  juillet  1763,  ne  sachan  trop  faire  de  compli- 
ment, ni  connoissant  l'ortografe  françoise,  je  vien- 
drai avec  la  pureté  de  mon  stile  à  vous  faire  part 
d'avoir  reçu  une  lettre  da  Chamberi  datée  le  l^jullet, 
dans  laquelle  me  donne  avis  du  rosecroix.  Il  s'apelle 
le  chevalier  de  Libusuo,  lequel  a  fait  la  confiance 
d'avoir  dégià  vécu  deux  cents  année.  Il  es  droit  comme 


1.  Arcli.  de  Dux,  six  lettres  datées  de  Lyon  les  3  décembre  1762. 
28  janvier,  18  mars,  7  juillet,  28  septembre,  10  novembre  17(i3, 
et  une   septième  sans  date. 

2.  Ces  lettres  se  trouvent  à  la  Bibl.  municipale  de  Montbrison; 
le  très  crudit  et  très  obligeant  conservateur,  M.  Tli.  Rochigneux, 
a  bien  voulu  nous  les  signaler.  Nous  respectons  leur  style  et 
leur  orthographe,  également  divertissants. 


LA    MARQUISE    d'UIîFÉ.  221 

une  albarde.  maigre  comme  un  esquelette,  beaucoup 
instruit  de  l'antiquité,  sobre  à  toute  preuve,  jamais  il 
lait  semblant  de  rire.  Pour  moi,  je  croi  qu'il  soit 
Polaque,  selon  le  nom  susigné.  J'ai  de  nouveau  écrit 
all'ami  pour  faire  en  sorte  de  mieu  découvrir 
l'affaire,  é  je  suis  persuade  qu'il  ne  soit  un  coquin 
comme  il  est  Goulcnoire.  La  probité  de  meurs  sont 
opposée.  L'un  est  portée  à  la  sobriété,  l'autre  à  la 
débauche;  l'un  tien  son  sérieus,  l'autre  donne  dans  le 
ridicule;  l'une  vive  du  sien,  l'autre  vole  cel  des  autres. 
Voilà  ce  que  j'en  pense. 

»  J'ai  veu  un  manuscrit  dan  lé  main  d'une  persone. 
que  son  tiltre  è  :  Snncluin  rei^ium  Clavicule  Salo- 
monis,  ou  Clavicule  Salomonis  genuina,  facilis 
delucidaque  declaratio.  Jo  Aui-e  Caramiel.  L'Arbs 
magique,  science  angelique  expliqué  sincèrement  et 
sans  énigme,  requeillie  de  livre  d'Agrippé,  Arbatel 
et  Pierre  d'Apone  ed  Jamblic,  é  de  plusieur  autres, 
avec  différents  secrets.  La  même  personne  tiene  un 
talisman,  que  da  un  côté  il  y  a  le  carré  que  je  vous 
pouré  lire  le  nombre  qui  li  son  '. 

))  J'attend  de  vos  nouvelle,  é  je  vous  souaitc  un 
oureuse  séjours  où  vous  ète.  attendan  votre  désirable 
retour  pour  pouvoir  par  toujour  vous  donner  des 
marques  de  ma  fidélité  et  de  mon  obéissance. 

»  \otre  très  unble  et  très  obéisant  serviteur,  le 
comte  GiACOMo  passano,  peintre-.  » 

1.  Dans  la  marge  est  en  efTet  collé  une  sorte  de  damier,  dans 
les  casiers  duquel  sont  inscrits  49  chiffres. 

2.  Adresse  :  A  Madame,  Madame  la  marquise  d'Urfé,  à  Mont- 


222  JACQUES    CASANOVA.    VÉNITIEN. 

Quatre  jours  après,  le  7  juillet,  nouvelle  épître  : 

«  Madame,  je  vien  de  recevoir  une  lettre  datée  de 
Londre  le  28  juin  1763.  Je  ne  vous  envoie  l'original, 
pace  que,  étant  écrite  en  gros  et  gran  papié,  vous 
cousteré  trop,  é  je  crois  qu'un  l'ayc  faite  esprès  pour 
mortifier  ma  pclite  bourse.  Vous  connoitrez  mieu  que 
moi  de  que  il  s'agit,  surtout  dans  le  dernier  article, 
auquel  vous  pouriez  répondre  en  françois.  Goule- 
noire  s'è  plainte  de  moi  auprez  de  monsieur  Bono, 
banquier,  concluand  toujour  que  je  morrai  de  rage. 
Avant  de  mourir,  je  voudrai  avoir  l'onneur  de  vous 
baiser  la  main  é  laisser  mes  os  à  ma  patrie,  et  avec 
tout  le  respect  je  suis  etc.  Comte  de  giacomo 
PAssANO ,  peintre.  » 

Suivait  copie  de  la  lettre  annoncée,  lettre  extrême- 
ment curieuse,  parce  que  l'auteur  n'en  est  autre  que  la 
fameuse  Thérèse  Imer,  alors  madame  Cornelis,  et 
qu'elle  confirme  une  bonne  partie  de  ce  que,  dans  ses 
Mémoires,  Casanova  rapporte  d'elle  et  de  son 
enfant,  le  petit  Pompeati  : 

«  Monsieur,  j'ai  reçu  deux  lettre  de  vous  adressée 
à  madame  Gornelys,  une  en  datte  le  6  juin  et  l'autre 
le  15,  lesquelles  mériten  plus  le  silence  que  la 
réponce,  mais  j'aime  à  voir  la  lin  et  le  but  des 
personnes  qui  sont  dans  les  deux  extrémité,  c'est-à- 
dire  extrêmement  bon  ou  extrêmement  méchant.  Je 
veux  donc,  avec  votre  permission,  carlegé' avec  vous 

brison  en  Forest.  Le  mot  peintre  a  été  gratté,  comme  dans  les 
autres  lettres  où  il  se  trouve. 

1.  De  l'italien  carleggiarc,  correspondre. 


LA    MARQUISE    d'uRFÉ.  223 

pour  dccouM-ir  Tune  ou  l'autre  qualité  que  je  crois 
est  en  vous.  Il  faut  véritablement,  monsieur,  que 
vous  soiez  très  mal  informé  de  la  position  de  madame 
Cornelys,  comme  assurément  vous  ne  la  connaissez 
pas,  car.  si  vous  la  saviez,  vous  ne  feriez  pas  mention 
d'un  mariage  entre  elle  et  M.  de  Seingalt.  Par 
conséquant,  comme  vous  m'avez  promis  un  détail  de 
son  charactère,  je  vai  là  dessus  donner  matière  de 
tout  ce  que  je  connois  de  lui.  Sachez  donc  que 
M.  de  Casanova  a  été  connu  dans  ma  famille  avant 
que  je  suis  venu  au  monde,  el  par  elle  très  bien 
reçu  et  chéri  ;  sa  naissance  aussi  très  bien  connue  de 
mon  père.  A  l'âge  de  4  à  o  ans,  j  ai  parvenu  insensi- 
blement à  le  connoitre,  à  l'âge  de  10  à  J  l  ans,  je  l'ai 
perdu  de  vue,  m'étant  mis  à  voyager.  Dans  l'année 
45,  je  me  suis  mariée  à  Vienne,  dans  1  église  de 
St-C.  (déc/nrure).  Dans  l'année  34,  je  l'ai  revu  chez 
mon  père,  où  je  m'étois  rendu  pour  faire  voir  mes 
enfants  qui  étoient  dans  leurs  plus  tendre  jeunesse. 
En  59,  je  l'ai  rencontré  en  Hollande,  où  il  me  lit 
l'honneur  de  mille  offres  d'amitiez  et  de  service. 
J'étois  justement  sur  le  point  d'envoyer  mon  fils  à 
Paris,  et  trouvant  un  tel  occasion,  il  eut  la  bonté  de 
l'emmener  avec  lui  à  Paris  pour  le  mettre  au  collège 
que  je  l'avais  destiné,  le  priant  de  tems  en  tems  de 
me  donner  des  nouvelles  de  son  comportement, 
lequel  M.  de  Casanova  très  gracieusement  m'a  fait 
part  selon  mon  désir  et  selon  sa  généreuse  promesse. 
»  Mon  fils  ne  m'écrivant  pas  si  souvant  comme  je 
desirois.  je  me  suis  apperçu  qu'il  perdoit  la  tendresse 


224  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

qu'il  clevoit  avoir  pour  sa  mère,  par  conséquant  j'ai 
cru  qu'il  étoit  tcms  qu'il  vinscnt  la  reconnoîlre  et  lui 
payer  ses  justes  devoir.  Par  cette  même  raison,  j'ai 
priez  M.  de  Seingalt,  comme  il  venoit  à  Londres,  de 
me  l'amener  avec  lui.  L'ayant  reposé  à  son  soin,  j'ai 
cru  qu'il  étoit  juste  qu'il  me  le  remit  tel  comme  il 
l'avoit  reçu,  ce  qu'il  a  par  sa  grande  bonté  fait,  et  qui 
me  donne  bien  du  contentement  d'être  encore  en 
tems  de  corriger  ses  grands  defautez,  et  de  lui  donner 
connoissance  de  tout  ce  qu'il  lui  appartient,  tant  ici 
comme  ailleurs. 

»  Vous  voiez  donc.  Monsieur,  que  je  ne  connois 
autre  chose  de  M.  de  Casanova  que  des  bontez,  des 
politesses  et  des  amitiez,  lesquelles  sont  due  à  une  si 
longue  connaissance,  et  je  répète  que  je  ne  connois 
de  lui  que  honneur  et  probité,  et  vis  à  vis  de  moi  des 
actions  (comme  je  ne  doute  à  tout  le  monde) 
d'honnête  homme. 

»  Il  est  vrai  que  tous  les  hommes  font  des  légèreté 
dans  leurs  vie,  et  cens  qui  ne  les  font  pas  dans  leur 
jeunesse  lé  font  dans  leur  vieillesse,  avec  le  malheur 
que  quand  on  est  vieux  on  les  traite  de  sottise  avec 
malice,  mais  quand  en  la  jeunesse  ont  le  les  nomment 
dé  tours  selon  l'âge. 

»  Je  vous  remercie  de  tous  les  avertissements  que 
vous  avez  prétendeu  me  donner,  mais  croiez  que  je  ne 
les  prens  pas  comme  adressée  à  moi. 

»  Il  me  reste  à  vous  dire  que  la  lettre  qui  a  été 
écrite  à  mon  fds  donne  des  })rcuves  assez  authentiques 
que  l'auteur  est  un  homme  qui  a  le  malheur  d'avoir 


LA    MARQUISE    D  URFE.  22". 

un  espril  rempli  de  malice  et  ennemi  commun  du 
bon  sens. 

»  N.-B.  Voilà  de  quoi  me  donner  réponce.  Ma 
demeure  est  toujours  Garlisle  House.  » 

Cette  défense  en  règle  de  Casanova  ne  désarme  pas 
le  génois,  devenu  l'irréconciliable  ennemi  de  son 
ancien  compagon.  Il  la  commente  ainsi  : 

«  Pardonné-moi,  Madame,  —  c'est  à  la  marquise 
d'Lrfé  qu'il  s'adresse  —  é  soiez  contente  de  faire  la 
réponcc  en  français  à  la  susdite  lettre,  envoie  le  moi 
et  je  la  copierai,  é  je  l'adresserai  à  la  coquine.  Faite 
moi  cette  grâce,  vous  savez  le  nom  é  les  endroit  é 
coman  convaincre  l'enfant,  que  assurément  a  nié  de 
vous  connoître.  é  le  pendart  de  Seingalt  lui  a  ensegné 
à  mentir.  Je  vai,  en  attendan,  à  écrire  en  italien 
alla  femme  et  à  le  chevalier  d'industrie.  Je  voudrai 
savoir  le  jour  de  votre  retour.  Je  sui  à  vos  ordres. 

»  P. -S.  Je  avois  oublié  de  vous  dire  que  Goulenoire 
a  écrit  à  M.  Bono  que  ne  reviendra  plus,  é  che  paiera 
la  calesse  é  se  dette  avec  une  lettre  de  change  '.  » 

Pendant  ce  temps,  madame  d'Urfé  erre  dans  la 
province,  de  La  Bâtie  à  Montbrison.  de  ^lontbrison 
à  Chazelles,  de  Ghazelles  à  Souvigny.  C'est  à  Chazelles 
que  la  rejoint  une  autre  lettre  du  soi-disant  comte  de 
Passano.  non  moins  singulière  que  les  précédentes  : 


1.  Adresse  :  A  Madame.  Madame  la  marquise  d'Urfé,  à  Mont- 
brison en  Forest.  Les  détails  donnés  dans  le  post-scriptuni  sont 
confirmés  par  une  lettre  de  Bono  à  Casanova,  du  7  juillet  (Arch. 
de  Dux). 

13. 


226  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

«  Madame,  écrivait-il  le  11  juillet,  monsieur  le 
Docteur  Alfieri,  de  Milan,  me  fait  savoir  che  le  coquin 
de  Seingalt  a  écrit  que  je  me  suis  empoisonné,  e  que 
je  suis  mort. 

»  De  Turin  on  me  fait  savoir  que  il  y  ha  un  rabin 
fort  savant,  mais  qu'il  crain  de  être  trompée,  ne 
voulan  s'exposer  à  dir  mot,  par  appor  à  la  Inquisition. 
rSous  avons  fait  deux  découverte  de  ce  côté,  é  j'espère 
réussir. 

»  Monsieur  Maglyana,  de  Chambéri,  vien  de  me 
faire  offre  de  sa  maison  et  me  donne  bonne  expe- 
rance  dan  Rosecroix.  Il  expère  me  voir  aux  bain 
d'Aix  proche  de  luy.  Il  a  une  très  comode  maison  de 
campagne. 

»  Mon  estomac  recomence  encore  à  se  boulverser, 
é  je  n'ai  plus  de  votre  contrepoison.  Je  suive  à 
prandre  ce  que  me  envoie  le  chirurgien.  Peut-être  que 
sera  quelque  résidu  du  poisson.  L'apéli  me  serve,  é  je 
ne  crain  rien;  avec  tout  ça,  je  suis  dan  le  danger. 

»  Monsieur  Bono  doive  envoler  la  note  de  combien 
d'argent  a  donné  à  Seingalt  à  compte  dé  billet 
d'Artois.  Je  serai  d'avis  de  lui  fer  séquestrer,  affîn 
d'en  tirer  quelque  partie.  Que  en  dites-vous?  Le 
frère  de  cette  banquier  que  se  trouve  à  Milan  tiene 
en  ses  main  en  gage  la  plus  gran  partie  des  byjou  de 
Goulenoire,  je  pourrai  aussi  en  aprolilter,  si  Madame 
l'estime  bon;  com  sa,  je  me  rendre  maître  un  autre 
foi  de  la  bague  que  vous  m'aves  donné  '. 

1.  La  plupart  de  ces  détails  sont  confirmés  par  une  lettre  de 
Bono  il  Casanova,  du  7  juillet  (Arch.  de  Dux). 


LA    MARQUISE    DURFE.  227 

»  Je  jugerai  à  propô  d'écrire  à  M.  Louis  de 
Murait  à  Londres  de  votre  main,  o  faire  écrire  à  votre 
nom  por  luy  faire  entendre  l'aiTaire  de  l'enfant 
d'Altorphe,  é  comsa  démentir  le  trompeur  Goulenoire, 
que  assurément  a  fait  croire  à  sa  coquine  tout  ce  que 
luv  a  plu.  Il  vous  répondra,  é  comsà  nous  averon 
quelque  notion  de  l'enfant  enghieusé^ 

»  Je  voudrai  avoir  l'honneur  de  vous  baiser  la 
main  avant  que  de  mûrir,  o  de  être  en  besoin  de 
quiter  Lyon.  Mon  adorable  patronne,  vous  pouvez 
me  rendre  heureux;  mais  peut-être  que  mé  crimes 
surpassent  au  point  de  me  haïr  au  lieu  de  me  rendre 
service. 

»  Mille  et  mille  excuses  pour  toujour  je  vous 
demanderai  don  passé.  Je  suis  coupable  innosamment. 
Châtié  moi  avec  la  privation  de  votre  aimable  per- 
sonne. Je  le  mérite.  Goulenoire,  dans  une  de  ses  lettres 
à  M.  Bono,  m'apelle  monstre.  Il  n'a  pas  raison  de 
me  donner  un  tel  epitète.  \ous,  madame,  que  vous 
trouvez  trompé  da  un  misérable  trompé,  aves  plus  de 
raison  de  m'apeler  monstre.  E  bien,  je  mérite  la 
mort,  et  votre  assassin  a  été  mon  borrù.  Je  quitterai 
le  monde,  é  je  le  quitterai  avec  toute  la  rassignation  é 
contenteman,  ayan  in  partie  coopéré  à  ne  pa  vu 
laisser  sacrifié  de  ce  monstre  qui  m'apele  un  monstre. 

»  Je  voudrai  vous  demander  en  grâce  en  me  écri- 
vant de  me  faire  le  gracions  cadau  dé  billets  que  vous 

1.  S'agit-il  de  ce  petit-fils  de  madame  d'Urfé,  qui  avait, 
paraît-il,  un  ergot  au  lieu  d'ongle  au  petit  doigt  de  chaque  pied? 
Voir  plus  loin,  p.  240,  n.  5. 


-228      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

m'avez  donnez  l'année  passée.  Avec  cette  votre  appio- 
Ijalion,  j'orai  quelchc  espérance  de  nie  rendre  maître 
un  autre  ibis  de  le  bague  che  m'aves  donnée.  J'irai  en 
Italie,  je  séquestrerai  tout  lé  Lijou  du  coquin,  é  je 
profitterai  dou  mien  avec  votre  permission.  Je  vousay 
toujours  expérimentée  généreuse,  ne  me  abandonnez 
sur  le  point  o  de  mourir  o  de  me  rendre  chez  moi. 
»  Ici  et  ailleur  je  ferai  tout  mon  possible  pour  vous 
donner  des  marques  de  ma  repentance  et  de  mon 
devuuer.  J'attend  la  sentence,  ma  divine  patrone,  é  le 
moien  de  pouvoir  à  jammais  me  dire,  madame,  votre 
très  umblc  et  très  obéissant  serviteur, 

»  Comte  DE  GiAcoMo  PASSA  NO,  peintre  ^  » 

Le  18  juillet  eniin,  1'  «  innocent  coupable  ». 
toujours  à  Lyon,  recevait  de  Londres  et  envoyait  à 
la  marquise  d'Urfé  la  lettre  suivante,  datée  du 
3  juillet  1763,  et  signée  Louis  de  Murait.  Elle  éclaire 
les  relations  de  Casanova  avec  le  père  de  la  gentille 
Sara  et  nous  fait  connaître  comme  amateur  de  sciences 
occultes  ce  représentant  officiel  des  cantons  suisses  : 

«  Monsieur  de  Seingalt  m'est  venu  rendre  visite  à 
la  campagne.  C'est  par  lui  que  jai  apris  larivée  du 
jeune  Cornelis  chez  sa  mère.  11  m'a  dit  qu'il  l'avoit 
fait  élever  à  Basle,  chez  mon  ami  Bernouli,  et  qu'il 
vouloit  me  le  présenter.  Mais  comme  je  ne  crois  pas 
que  nous  nous  voyons  beaucoup,  il  y  aura  de  la 
difiGulté  à  cela.  11  ne  me  convient  pas  de  voir  tous  le 

1,  Adresse  :  A  Madame,   Madame  la  mar(|uise  d'Urfé,  de  pré- 
sent à  Chazelle  en  Forets. 


LA    MARQUISE    d'uRFÉ.  229 

monde  dans  le  poste  que  je  remplis  icy,  et  je  vous 
assure  que  ce  n'est  que  par  la  considération  que  j'ai 
pour  madame  la  marquise  d'Urfé,  que  je  connois  de 
réputation  pour  une  dame  qui,  par  son  cœur  et  par 
son  goût  pour  les  sciences,  mérite  tous  les  homages 
des  honettes  gens,  que  je  mesuisportéà  la  démarche 
hazardeuse  de  faire  remettre  la  lettre  à  M.   d'Altorf. 

»  Si  madame  la  marquise  a  des  ordres  à  me  donner, 
elle  peut  m'écrirc  en  toute  sûreté,  en  adressant  sa 
letre  pour  moi  à  M.  le  chevalier  d'Eon,  ministre  de 
France  icy,  qui  est  de  mes  amis.  Il  est  dangereux  de 
faire  passer  nos  le  très  par  une  autre  voye. 

»  Je  vous  dis  cela,  parce  que  je  serai  charmé 
d'entrer  en  corespondance  et  de  faire  connoisance  avec 
madame  la  marquise,  et  si  elle  est  toujours  dans  le 
même  goût,  je  pourai  peut-être  lui  faire  part  de  plu- 
sieurs choses  curieuses,  ayant  à  ma  disposition  icy  le 
manuscrit  original  du  célèbre  Roger  Bacon  le  moine, 
le  primier  inventeur  de  la  poudre  à  canon,  et  le  pri- 
mier  qui  ait  écrit,  que  je  sache,  sur  l'art  de  prolonger 
la  vie,  et  donne  la  clef  du  Cantique  des  cantiques'.  » 

Et   Passano   d'ajouter    les    réflexions    suivantes    : 

«  Madame,  permetté-moi  que,  sur  l'article  de  pro- 
longer la  vie,  je  vu  dise  qu'il  y  a  délia  imposture. 
L'auteur  d'un  tel  secret  il  seroit  encore  au  monde. 

1.  Le  lu  novembre  17i!3,  Bono  écrivait  à  Casanova  :  «  M.  Mu- 
rait avoit  écrit  à  la  marquise  qu'il  y  avoit  à  Londres  un  manu- 
scrit prétieux,  où  il  y  avoit  le  secret  de  vivre  longtems,  qu'il  se 
proposoit  de  luy  eu  faire  un  cadeau,  mais  qu'il  la  prioit  de  luy 
fournir  une  lettre  de  crédit  de  12  000  livres:  elle  n'a  pas  étoit 
(sic)  si  bonne  de  l'écouter  »  (Arch.  de  Dux). 


230  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

Peut-être  qu'il  y  sera,  ayant  changé  do  nom.  Je  vicn 
de  recevoir  la  votre,  é  celon  que  vous  me  dite  d'être 
icy  mercredy  au  soir,  je  ne  copieré  toute  la  susdite 
lettre.  Nous  la  liron  à  votre  arrivée,  et  avec  tuot  le 
respect  que  je  vous  doive  je  vous  baise  la  main. 
»  Comte  DE  PASSA  no'.  » 

On  peut  voir,  d'après  ces  lettres,  à  quel  degré 
d'extravagance  était  parvenue  la  pauvre  marquise. 
Elle  n'avait  échappé  à  Casanova  que  pour  tomber  entre 
les  grillés  de  Passano.  Une  lettre  qu'elle  adressait 
gravement  à  cette  époque  à  M.  d'Urfé  (l'auteur  de 
VAstrée),  mort  en  1625,  en  dira  plus  long  encore  sur 
son  état  d'esprit  : 

«  Je  suis  donc  enfin  assurée  aujourd'huy,  Mon- 
sieur, que  toutes  mes  recherches  n'ont  point  été  inu- 
tiles, puisque  j'ay  le  plaisir  d  apprendre  que  vous 
este  encore  au  nombre  des  vivans.  Que  ne  ferois-je 
pas  pour  obtenir  le  bonheur  de  vous  voir,  et  pour 
tâcher  de  mériter  votre  amitié,  qui  m'est  bien  plus 
préticuse  que  la  vie.  Les  monuments  que  vous  avés 
laissés  en  Forest  m'ont  toujours  fait  espérer  que 
j'aurois  peut-estrc  un  jour  l'avantage  de  revoir  l'illustre 

1.  Adresse  :  A  Madame,  Madame  la  marquise  d'Urfé,  à  Sou- 
vigny.  Giacomo  Passano,  «  guéri  de  sa  rage  »  contre  Casa- 
nova, abandonné  d'ailleurs  par  la  marquise  d'Urfé,  s'embarqua 
en  176Î  à  Marseille,  pour  Livourne  (lettre  de  Bono  à  Casanova, 
du  10  novembre,  aux  Arch.  de  Dux).  Il  reparut  quelques  années 
plus  tard  dans  la  vie  de  Casanova,  et  fut  la  cause  de  son  empri- 
sonnement à  Barcelone  à  la  fin  de  l'année  1768.  <■  Vous  êtes  dans 
l'erreur,  écrivait  encore  Bono  à  son  ami,  d'attribuer  à  tout  autre 
qu'à  Passano  le  désastre  qui  vous  est  arrivé  à  Barcelone;  j'en  ay 
des  preuves  plus  que  suffi-santes  »  (Arch.  de  Dux,  10  janvier  1769). 


LA    MARQUISE    d'uRFÉ.  231 

fondateur  du  Bonlieu  et  le  créateur  du  château  de  La 
Bâtie,  ou  l'autheur  du  célèbre  roman  d'Aslrée.  Vous 
savés  scruter  le  fond  des  cœurs.  Que  je  serois  heureuse 
sy  vous  trouviés  dans  le  mien  les  dispositions  requises 
pour  entrer  dans  la  sublime  société  des  sages,  après 
laquelle  je  soupire  depuis  sy  longtemps.  \ous 
n'ignorés  pas  tous  mes  malheurs.  Yous  saA"és  que 
l'attachement  et  le  respect  que  j'ay  toujours  eu  pour 
votre  illustre  sang  en  a  causé  la  plus  grande  partie,  en 
perdant  en  eux  tout  ce  qui  devoit  m'attacher  la  vie. 
^enés,  Monsieur,  réparer  toutes  mes  pertes  en  me 
tenant  lieu  de  père  (qu'il  me  soit  permis  de  vous 
appeller  de  ce  doux  nom),  et  daignés  éclairer  quel- 
qu'un qui  sacrifieroit  tout  au  bonheur  de  passer  ses 
jours  auprès  de  vous.  Recevés  moy  comme  l'enfant 
prodigue.  Oubliés  tous  mes  égaremens,  qui  n'ont 
esté  causés  que  par  le  désir  d'aprendre  la  véritable 
science.  Vous  savés  la  situation  critique  où  je  me 
trouve  aujourd'huy.  Daignés  m'honorer  de  vos  con- 
seils et  ne  soufrés  pas  que  celle  qui  a  l'honneur  de 
porter  votre  nom  soit  trompée  et  prenne  le  noir  pour 
le  blanc,  et  que  ce  qui  doit  conduire  à  la  félicité 
supresme  en  nous  raprochant  du  Tout-Puissant  soit 
un  eceuil  funeste  à  la  vertu.  J'ose  espérer  que  vous 
ne  me  refuscrés  pas  cette  grâce  et  celle  de  m'adopter 
pour  votre  fdle  et  de  me  regarder  comme  la  plus 
soumise  de  vos  esclaves. 

»    .lEAxxE,  marquise  d'Urfé '.  » 

1.  Bibl.   municipale  de  Montbrison,  sans    date.   Il  y   a   aussi 
dans   la  même   bibliothèque  un  papier  portant  la  même  signa- 


232  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Jeanne  Camus  de  PontcaiTé,  née  en  1703,  était  lillc 
de  Pierre -iNicolas,  premier  président  du  Parlement 
de  l\ouen,  et  do  Marie-Françoise  de  Bragelonne,  sa 
seconde  femme,  à  qui  ses  couches  furent  fatales'. 
Quand  elle  eut  dix-neuf  ans,  on  lui  donna  pour 
mari  Louis-Christophe  de  La  Rochefoucauld  de  Las- 
caris  d'Urfé^.  La  famille  forézienne  d'Urfé,  jadis 
illustrée  par  l'auteur  de  VAstrée,  venait  de  s'éteindre 
en  la  personne  de  Joseph-Marie  de  Lascaris  d'Urfé, 
marquis  du  lieu  et  de  Bagé,  comte  de  Sommerive, 
bailli  de  Forez  ^  et  c'est  comme  petit-fils  d'une 
d'Urfé  que  Louis-Christophe  de  La  Rochefoucauld, 
marquis  de  Langeac,  recueillit  l'héritage  du  défunt, 
releva  le  nom  et  les  armes  de  sa  maison  et  fut  à 
son  tour  bailli  de  la  province.  Jeanne  Camus  devint 

lure  et  daté  de  La  Bâtie  le  5  mai  1769.  La  marquise  y  apparaît 
également  comme  une  adepte  convaincue  :  "  Jeanne  te  demande 
s'il  y  a  encoie  quelqu'un  de  la  maison  d'Urfé  au  monde,  où  il 
demeure,  son  nom,  et  cornent  je  puis  faire  pour  le  voir.  —  Qu'est 
devenu  la  poudre  de  projection  qui  estoit  à  Urfé,  et  coment 
puis-je  faire  pour  l'avoir  en  ma  possession?  —  Y  en  a-t-il  à 
La  Bâtie,  et  en  quel  esidroit?  Coment  faire  pour  l'avoir?  — 
Comment  pouvoir  se  garantir  de  ces  ennemis,  notament  de 
Marie-Catherine-p]ufrasie?  —  Quel  est  le  vray  nom  de  l'homme 
qui  a  demeuré  clies  moy  sous  le  nom  de  Grenier?  A-t-il  une 
Ame,  ou  est-ce  un  corps  animé?  —  Comment  puis-je  faire  pour 
savoir  la  caballe  et  avoir  la  connoissance  des  langues  et  de 
toutes  les  siences?  —  Quel  est  le  nom  de  mon  bon  génie?  — 
Gomment  puis-je  faire  pour  avoir  l'intelligence  du  Raziel?  — 
Qui  est-ce  qui  pourra  remonter  mon  miroir  magique?  » 

1.  Mariée  en   mars  1703,  elle  mourut  en  juin  1705.  Pontcarré 
se  maria  deux  fois  encore  et  mourut  en    173i. 

2.  Contrat  du  2  septembre  172(i,de  Savigny,  notaire  (Arcli.  nat., 
T  479  23). 

3.  Mort  à  soixante  et  onze  ans,  en  1724,  sans  avoir  eu  d'enfants 
de  sa  femme,  Louise  de  Gontaut-Biron. 


LA    MARQUISE    D   LflFE.  233 

veuve  assez  vite,  son  mari  étant  mort  à  trente  ans,  le 
7  janvier  1734,  de  la  petite  vérole,  au  camp  de  Tor- 
tone  en  Milanais'.  Mais  elle  avait  eu  le  temps  de  lui 
donner  trois  enfants,  deux  filles,  Adélaïde-Marie- 
Thérèse  et  Agnès-Marie,  et  un  fils,  Jean-Antoine- 
François. 

En  1763,  Casanova,  se  trouvant  à  Londres,  pré- 
tend avoir  appris,  par  une  lettre  de  madame  du 
Rumain,  que  la  marquise  d'Url'é  n'était  plus  de  ce 
monde.  «  Le  premier  d'août,  écrit-il,  fut  un  jour 
fatal  pour  moi.  Je  reçus  une  lettre  de  Paris,  qui  m'an- 
nonçait la  mort  de  madame  d'Urfé.  Madame  du 
Humain  m'écrivait  que,  sur  le  témoignage  de  la  femme 
de  chambre,  les  médecins  avaient  déclaré  que  la  mar- 
quise s'était  donnée  la  mort  en  prenant  une  trop  forte 
dose  dune  liqueur  qu  elle  appelait  la  panacée.  Elle 
m'annonçait  qu'on  avait  trouvé  un  testament  qui 
sentait  les  Petites-Maisons,  car  elle  laissait  tout  son 
bien  au  premier  fils  ou  lîUe  qui  naîtrait  d'elle  et 
dont  elle  se  déclarait  enceinte.  Elle  m'avait  institué 
tuteur  du  nouveau-né,  ce  qui  me  navrait  de  douleur, 
car  cette  histoire  était  de  nature  à  faire  rire  tout  Paris 
pendant  une  semaine.  La  comtesse  du  Ghàtelet,  sa 
fille,  s'était  emparée  de  tous  les  immeubles  et  de  son 
portefeuille,  où,  à  mon  grand  étonnement,  on  avait 

1.  Mercure  de  France,  janvier  17.34,  p.  189.  Sur  les  d'Urfé, 
voir  Aug.  Bernard,  Les  d'Urfé.  Souvenirs  liist.  et  lift,  du  Fore:- 
au  AT/"  et  au  XVIF  siècle,  Paris,  1839,  in-8  ;  comte  de  Soultrait 
et  F.  ThioUier,  Le  château  de  la  Bastie,  1886,  et  David  (de 
Saint-Georges),  Biographies  foréziennes,  Achille-Françoin  de 
Lascaris  d'i'r/c,  marquis  du  Chaslcllet,  1896. 


234  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

trouvé  400  000  francs.  Les  bras  m'en  tombèrent'.  » 
En  réalité,  madame  d'Urfé  vivait  encore  douze  ans 
après  Tannée  17(53,  et  elle  mourut,  exactement,  le 
13  novembre  1773,  un  peu  avant  minuit. 

Les  dernières  années  de  sa  vie  s'étaient  écoulées 
dans  sa  maison  de  la  rue  des  Deux-Portes,  située  entre 
les  rues  Beaurepaire  et  du  Renard  d'une  part,  la  rue 
Saint-Sauveur  de  l'autre,  à  gauche  en  venant  de  cette 
dernière,  celle-là  même  qu'elle  avait  louée  un  temps 
aux  ménages  Favart  et  Balletti".  Un  assez  nombreux 
domestique  l'y  servait.  A  la  belle  saison,  la  berline 
de  famille,  dont  l'intérieur  était  tendu  de  velours 
d'Utrecht  rouge  et  la  caisse  peinte  en  jaune,  la  trans- 
portait à  sa  maison  de  la  Nouvelle-France,  au  bas 
de  la  Butte  ^lontmartre,  oii  des  statues  de  marbre  et 
de  bronze  alternaient  dans  le  jardin  avec  des  grena- 
diers et  des  lauriers-roses. 

Le  2  février  1774,  comme  elle  allait  sur  ses 
soixante-dix  ans,  elle  fit  son  testament.  Après  quel- 
ques legs  pieux  aux  dames  de  Bonlieu  et  aux  Cla- 
risses  de  Montbrison.  elle  s'occupe  de  ses  gens,  et 
en  particulier  de  sa  femme  de  chambre  de  confiance, 
Marguerite  Regnaud-Sainte-Brune,  qu'elle  gratifie 
d'une  pension  de  600  livres.  Le  comte  de  Lastic 
reçoit  toutes   ses  porcelaines  et  aussi  le  tableau  du 

1.  L'année  suivante,  à  Tournai,  il  dit  avoir  reçu  de  Saint-Ger- 
main la  confirmation  de  la  mort  de  la  marquise. 

2.  On  en  peut  voir  l'emplacement  dans  la  feuille  26"  de 
Y.itlas  de  la  Censire  de  l Arehevêehê,  publié  par  M.  Brette. 
Elle  appartenait  alors  (1786)  au  marquis  du  Cli;Uelet,  petit-fils 
de  madame  d'Urfé. 


LA    MARQUISE    D  URFE.  235 

«  Prêtre  grec  »  qui  orne  sa  chambre  ;  trois  autres 
tableaux  vont  au  comte  de  Brizay.  Elle  déshérite 
absolument  la  marquise  du  Chàtelet,  sa  fille,  au  profit 
du  jeune  marquis  du  Chàtelet,  son  petit-fils,  qui 
vivait  avec  elle,  et  qu'elle  institue  son  légataire  uni- 
versel. S'il  meurt  en  minorité,  la  maison  de  la  rue 
des  Deux-Portes,  celle  de  la  Nouvelle-France  et  tous 
les  biens  provenant  de  la  succession  de  sa  mère  iront 
au  chevalier  de  Lastic,  son  filleul,  l'usufruit  en  étant 
réservé  au  comte  de  Lastic,  père  du  chevalier.  Si  ce 
dernier  meurt  lui-même  avant  sa  majorité,  ou  s'il 
entre  dans  l'ordre  de  Malte,  elle  désire  que  ces  biens 
passent  à  sa  sœur,  mademoiselle  de  Lastic,  l'usufruit 
restant  toujours  au  comte  ^ 

Il  n'y  a  donc  rien  de  vrai,  ou  à  peu  près,  dans  le 
passage,  cité  plus  haut,  où  Casanova  parle  de  la  mort 
de  la  marquise.  A-t-elle  voulu,  en  se  faisant  passer 
pour  morte,  se  débarrasser  de  l'aventurier?  Mais  Casa- 
nova savait  fort  bien  qu'à  cette  époque  madame  d'Urfé 
se  portait  à  merveille,  son  ami  Bono  lui  en  donnant 

1.  Ce  testament  fut  déposé  le  14  novembre  au  rang  des  minutes 
de  M"  Chavet,  notaire,  et  insinué  au  Domaine  (Areh.  de  la  Seine. 
Insinuations,  vol.  267-2GS  extrait  du  testament;  Arch.  nat., 
Y  12  186,  comm.  Delaporte.  scellé  après  décès  du  13  no- 
vembre 1775  ;  cf.  Capon,  Casanova  à  Paris,  p.  492).  Ni  la  minute 
du  testament  ni  celle  de  l'inventaire  n'ont  pu  être  retrouvées 
chez  le  successeur  de  JP  Chavet.  Parmi  les  papiers  de  la  mar- 
quise, il  y  avait  deux  paquets  cachetés  portant  :  «  Je  prie  mon 
exécuteur  testamentaire  de  brûler  ce  paquet  au  feu  sans  l'ouvrir. 
J'en  ai  donné  ma  parole,  et  je  le  supplie  de  vouloir  bien  la 
dég-ager.  Il  ne  renferme  aucuns  papiers  qui  aient  rapport  à 
moi  ni  aux  miens.  »  Le  19  décembre,  ces  paquets  furent  ouverts 
par  le  lieutenant  civil,  en  présence  du  comte  de  Lastic,  et 
aussitôt  jetés  au  feu. 


236  JACQUES    CASANOVA.    VENITIEN. 

fort  exactement  des  nouvelles  dans  les  derniers  mois 
de  celte  môme  année  1763  '.  Est-ce  lui  qui,  au  con- 
traire, ayant  à  se  reprocher  bien  des  choses  à  l'endroit 
de  madame  d'Urfé,  a  cru  dépister  les  curiosités  en 
la  donnant  pour  morte?  Une  histoire  de  bijoux  volés 
pourrait  justifier  cette  dernière  hypothèse.  La  voici, 
telle  non  pas  que  la  conte  Casanova,  qui  s'y  donne 
le  rôle  de  victime,  mais  telle  qu'on  peut  la  lire,  avec 
plus  de  détails,  dans  les  mémoires  de  Lorenzo 
Da  Ponte,  le  librettiste  des  Noces  de  Figaro  et  de 
Don  Juaii. 

Casanova,  ayant  toujours  besoin  d'argent,  fut  pré- 
senté un  jour  à  une  dame  richissime,  qui  passait  pour 
aimer  les  beaux  garçons.  Cette  dame  était  vieille  et 
tort  chagrine  de  vieillir.  Il  lui  persuade  qu'il  lui  ren- 
dra sans  peine  l'éclat  de  ses  quinze  ans.  Il  achète  la 
complicité  d'une  jeune  courtisane,  la  grime  en  femme 
de  soixante-dix  ans,  l'étend  sur  un  sofa,  la  recouvre 
d'un  voile  noir,  sous  lequel  elle  se  débarrasse  de  son 
déguisement  et  apparaît  aux  yeux  ébahis  de  la  vieille 
dame  dans  le  simple  appareil  d'une  beauté  peu  vêtue. 
\otre  homme  alors  renouvelle  sur  sa  candide  victime 
les  préparatifs  du  miracle,  la  couvre  du  même  drap, 
lui  administre  en  plus  un  bon  narcotique,  court 
à  l'armoire  qu'il  fracture,  et  s'empare  de  la  cassette 
aux  bijoux,  qu'il  confie  en  sortant  à  son  valet,  en  lui 
fixant  un  rendez-vous  à  dix  ou  douze  milles  de  Paris. 


1.  Bono  écrivait,  en  particulier,  dans  unu  lettre  du  10  novein- 
hrc  1763  :  «  Madame  la  marquise  est  dans  ses  terrerf  »  (Arcli. 
de  Dux). 


LA    MARQUISE    d'lRFÉ.  237 

^ïais  à  voleur  voleur  et  demi  !  Pendant  que  Casanova 
s'en  va  porter  à  sa  complice  la  récompense  de 
ses  bons  offices,  le  maître-Jacques  disparait  avec 
le  trésor  ^ 

A  vrai  dire,  il  ne  s'est  rien  trouvé,  dans  les  docu- 
ments judiciaires  de  l'époque,  qui  soit  venu  confir- 
mer l'histoire  racontée  par  Da  Ponte.  Mais  les  lettres 
de  Bono  laissent  entendre  que  la  marquise  et  certains 
membres  de  sa  famille  avaient  grandement  à  se  plaindre 
de  Casanova,  et  qu'ils  se  séparèrent  en  fort  mauvais 
termes.  Un  autre  détail  parait  de  nature  à  donner 
aux  soupçons  quelque  consistance. 

L'aventurier  avait  choisi,  pour  l'aider  dans  l'opéra- 
tion cabalistique,  où  madame  d'Urfé  devait  retrouver 
sa  jeunesse,  une  danseuse  italienne,  originaire  de 
Bologne,  la  Corticelli-.  Et  il  assure  que  la  Corticelli. 
attaquée  d'un  mal  honteux,  succomba  elle  aussi  en 
iTlJo,  ce  qu'il  apprit  par  le  vieux  médecin  qui  la 
soignait.  Or,  pas  pins  que  la  marquise  d'Urfé,  la 
Corticeîli  ne  mourut  à  cette  époque,  et  Casanova  ne 
pouvait  pas  l'ignorer.  ?sée  vers  1747,  et  attachée  suc- 
cessivement aux  théâtres  de  Florence,  de  Prague  et 
de  Turin,  !Marie-Anne  Corticelli  ne  vint  à  Paris  qu'en 
août  1765  avec  son  compatriote  Bazctti,  violon  à  la 
Comédie-Italienne.  Après  avoir  demeuré  chez  lui 
une  quinzaine   de  jours,  elle  entra   bientôt    dans   le 

1.  Sur  cet  épisode,  Toir  Ed.  Maynial,  Casanova  et  son  temps, 
p.  202  et  suiv.    :  Les  bijoux  volés. 

2.  L'édition  Schiltz  (Y,  527,  528-.531,  544)  contient  sur  la  Cor- 
ticelli beaucoup  plus  de  détails  que  les  autres  éditions.  Il  n'y  a 
pas  d'utilité  à  les  rapporter  ici. 


238      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

corps  de  ballet  de  ce  théâtre.  Elle  y  était  tout  au 
moins  en  1767  S  dansant  avec  talent,  et  menant  la 
vie  la  moins  édifiante.  Un  certain  Masson  de  Pressi- 
gny,  jeune  débauché,  en  avait  fait  sa  maîtresse, 
mais,  au  bout  de  trois  mois,  les  choses  avaient  pris 
une  tournure  telle  que  la  Corticelli  quitta  la  place, 
accusant  de  toutes  les  turpitudes  son  ex-amant,  qui  la 
paya  d'ailleurs,  et  avec  usure,  de  la  même  monnaie-. 
Il  est  bien  vrai  que  la  Corticelli  mourut,  comme  le 
dit  Casanova,  des  suites  de  ses  débauches,  mais  ce 
lut  en  1768,  à  r Hôtel-Dieu  \ 

A  l'époque  où  Casanova  connut  la  marquise  d'Urfé, 
elle  avait  perdu,  depuis  longtemps  déjà,  son  fils,  et, 
peu  de  temps  auparavant,  sa  seconde  fille,  Agnès- 
Marie,  femme  de  Paul-Edouard  Colbert,  comte  de 
Creuilly,  duc  d'Estouteville.  Ce  mariage  de  «  made- 
moiselle d'Urfé  la  cadette  »,  conclu  en  1754,  avait 
fait  jaser  : 


1.  Les  Spectacles  de  Paris  ne  font  mention  d'elle  que  pour 
l'année  1767. 

2.  Arch.  nat.,  Y  10  894,  comm.  Thiérion,  plainte  du  10  juillet 
1767,  rendue  par  Jean-François-Louis  Masson  de  Pressigny. 
écuyer,  demeurant  rue  de  Bellefond,  contre  Marie-Anne  Corti- 
celli, italienne;  Y  11  584,  comm.  Chenu,  contreplainte  de  la 
Corticelli  (13  juillet).  C'est  évidemment  la  Corticelli  de  Casa- 
nova que  cette  demoiselle  Certicelly  [sic]  de  Cherilly,  danseuse 
à  la  Comédie-Italienne,  qui  fut  victime,  ceUe  même  année,  d'un 
vol  d'argent  pendant  le  spectacle  (Arch.  de  la  Bastille,  10  108, 
dossier  Lefèvre,  6  avril  1767).  11  y  a  bien  eu  une  autre  Corti- 
celli, Maddalena,  qui  dansait  déjà  à  Modène  en  1756,  mais  sa 
présence  n'a  jamais  été,  que  nous  sachions,  signalée  en  France 
(Corrado  Ricci,  Durnetj,  Casanova  e  Farinelli  in  Bologna,  p.  32- 
42,  et  Vila  barocca,  1904,  p.  223-236). 

3.  Campardon,  Comédie-Ilaîienne,  I,  p.   144  et  suiv. 


LA    MARQUISE    D   LRFE.  239 

Monsieui"  le  Duc  à  barbe  grise 
Sur  la  montagne  va  monter, 
Mais  à  coup  sûr  il  peut  compter 
D'en  descendre  comme  Moïse '. 

La  duchesse  d'Estoutcvillc  mourut  deux  ans  après, 
le  1"'  juillet  175G.  laissant  la  vaine  gloire  d'avoir 
passé  pour  une  des  plus  belles  femmes  de  Paris. 

Sa  vie  du  moins  avait  été  courte.  Mais  que  dire  de 
la  navrante  destinée  de  sa  sœur  aînée,  sur  qui  tous 
les  malheurs  s'appesantirent?  La  jeunesse  d'Adélaïde- 
Marie-Tliérèse  fut  orageuse;  elle  avait  contracté,  à 
vingt-cinq  ans,  de  si  nombreuses  dettes,  qu'un  ordre 
du  roi,  obtenu  par  sa  famille,  l'enferma,  vers  la  fin  de 
décembre  1753,  au  couvent  des  dames  de  Sainte- 
Marie,  à  Saint-Denis.  On  apposa  les  scellés  à  son 
domicile,  rue  d'Anjou,  et  à  sa  maison  de  Gournav, 
cependant  que  ses  créanciers  prenaient  leurs  disposi- 
tions pour  sauvegarder  leurs  intérêts'.  Elle  s'enten- 
dait si  peu  avec  sa  mère  que  le  mariage  lui  appa- 
raissait comme  une  délivrance  et  qu'elle  se  déclarait 
prête  à  accepter  le  premier  époux  venu,  ftît-ce  le 
diable.  Quelque  temps  après,  elle  épousait,  en  effet, 
sans  le  consentement  de  sa  mère  et  sans  lui  faire  de 
sommations  respectueuses,  un  veuf,  âgé  de  plus  de 
soixante  ans,  Alexis-Jean  marquis  du  Chàtelet-Fré- 
nières,  gouverneur  de  Bray-sur-Somme,  qui  porta 
depuis  cette  époque  le  nom  et  les  armes  des  Lascaris 
d'Urfé,  en  vertu  de  la  substitution  établie  par  Anne 


1.  Bibl.  nat.,  fr.  10  479,  fol.  361. 

2.  Arch.  nat.,  T  479  23. 


•240  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

de  Lascaris,  femme  de  René  de  Savoie,  comte  de 
Tende  * , 

Rien  de  plus  étrange,  dès  lors,  que  la  vie  du 
ménage.  Il  n'y  a  pas  longtemps,  les  vieux  Foré/.iens 
racontaient  encore  les  malheurs  du  marquis  et  de  la 
marquise  du  Chàtelet  :  l'impitoyable  poursuite  des 
créanciers,  le  pauvre  logis  à  Paris,  dans  une  rue 
écartée,  où  deux  sœurs  Colettes  du  couvent  de  Mont- 
brison  les  reconnaissaient,  enfin  la  folie  de  la 
marquise  -.  Ce  tableau  n'est  point  poussé  au  noir. 
Les  dettes  des  deux  époux  étaient  en  effet  immenses, 
s'élevant  à  plus  d'vm  million  ^  Dix-sept  saisies 
réelles  les  empêchaient  de  toucher  les  revenus  de 
leurs  terres.  Ils  plaidaient  contre  la  marquise  d'Urfé, 
qu'ils  accusaient  d'avoir  retenu  indûment  de  fortes 
sommes  appartenant  à  sa  fille  \  Quant  à  leurs  mésa- 
ventures parisiennes,  elles  sont  innombrables,  et 
montrent  chez  la  marquise  un  évident  dérangement 
d'esprit^. 

Elle  avait  eu  déjà  deux  enfants,  morts  en  bas-age", 

1.  La  Ghenaye-Desbois.  V,  col.  309-310;  Xf,  col.  565. 

2.  Soulti-ait-TliioUier,  op.  cit.,  p.  9. 

3.  Bibl.  nat.,  Facturas,  n°  10  564  (année  1765). 

'k.  Arch.  nat.,  Xi^  8  758,  fol.  230,  356  (1759);  Bibl.  nat.,  Clai- 
rambault,  1090,  fol.  88;  Arch.  nat.,  T  479  2n. 

5.  Que  penser  de  ce  document  du  31  juillet  1758,  où  la  mar- 
qwise,  parlant  de  son  second  enfant,  raconte  qu'il  avait  au  petit 
doigt  de  chaque  pied  un  ergot  au  lieu  d'ongle,  et  autres  bille- 
vesées du  même  genre?  (Arch.  nat.,  Y  11  337,  comm.  Chénon). 
Voir  aussi  Y  11  570,  comm.  Chenu,  28  juillet,  3  août  et  20  dé- 
cembre 1754  ;  Y 11  573,  comm.  Chenu,  15  avril  1757  ;  Y  1 1  338,  comm. 
Chénon,  9  février  1759;  Y  9  654,  15  avril  1760;  Y  11678,  comm. 
Titoux,  2  mai  1760;  Y  11  577,  comm.  Chenu,  nombreuses  pièces. 

6.  Alexis-Jean-Camille,  ne  le  19  avril  1755,  mort  le  'Uà  novem- 


LA    MARQUISE    D  LRFE.  241 

et  se  trouvait  enceinte  pour  la  troisième  fois,  lorsque, 
soit  disposition  naturelle,  soit  tristesses  domestiques, 
soit  «  lait  répandu  dans  la  tête  »,  sa  raison  se  trouva 
gravement  troublée.  Comme  la  fortune  du  ménage 
était  alors  fort  compromise,  le  marquis  introduisit  au 
Chàteletune  instance  en  séparation  et  en  interdiction. 
Ce  parti  coûtait,  disait-il,  à  sa  délicatesse,  car  il 
vénérait  sa  femme  et  professait  pour  elle  le  plus 
tendre  attachement;  pourtant,  il  ajoutait  dans  sa 
requête  que  ce  serait  «  aimer  trop  dangereusement 
que  de  faire  céder  l'intérêt  aux  impressions  du 
cœur  ».  Il  espérait,  au  demeurant,  que  la  marquise 
ne  serait  pas  privée  éternellement  «  du  bon  sens  et 
de  l'esprit,  qu'elle  avait  eus  si  heureusement  en 
partage  »,  et  que  l'accident,  cause  de  tout  le  mal, 
serait  emporté  lors  de  sa  délivrance  prochaine.  Le 
lieutenant-civil,  M.  d'Argouges,  procéda  à  l'examen 
de  la  marquise  du  Châtelet,  prononça  l'interdiction 
demandée',  et,  l'année  suivante,  le  Parlement  homo- 
loguait deux  contrats,  par  lesquels  le  marquis  et  la 
marquise  faisaient  abandon  de  tous  leurs  biens  à 
leurs  créanciers-.  Siu-  ces  entrefaites,  le  marquis 
mourut,  le  (5  mai  1761  ^  tandis  que  la  marquise 
véo-était.  retirée  du  monde,  au  couvent  de  Conflans^. 


bre  1758,  et   Arnulphe-Robert-Honoré,  né   le  26  août  1756,  mort 
le  2  janvier  1757. 

1.  Arch.    nat.,   Y  4  819,   requête  du    11    juillet,  procès- verbal 
d'audition,  du  21,  et  sentence  d'interdiction,  du  lo  août    1760. 

2.  Ibid.,  T  479  2^. 

3.  Chastellux,  É(a(-cifil  de  Paris,  p.  365. 

4.  La  Glienaye-Desbois,  XI,  col.  565. 

14 


242      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

Quinze  ans  plus  tard,  elle  vivait  encore,  déshéritée 
par  madame  d'Urfé,  sa  mère,  et  toujours  interdite. 
Dans  les  premières  années  de  leur  mariage,  le 
marquis  et  la  marquise  du  Châtelet  avaient  habité  à 
plusieurs  reprises  le  château  de  La  Bâtie  en  Forez, 
véritable  bijou  de  la  Renaissance.  C'est  là  que  vint  au 
monde,  le  3  novembre  1739  S  leur  troisième  enfant, 
Achille-François-Félicien,  dont  la  destinée  ne  devait 
être  ni  moins  mouvementée  ni  moins  tragique  que 
celle  de  ses  parents.  Son  père  mort  et  sa  mère  inter- 
dite, un  avocat  en  Parlement,  François  Rabâche,  lui 
fut  donné  comme  tuteur,  la  marquise  d'Urfé,  déjà 
curatrice  de  sa  fille,  n'ayant  pas  voulu  assumer  cette 
charge  nouvelle  -.  Il  passa  toute  son  enfance  en 
Forez,  où  ses  parents  l'avaient  laissé,  et  fut  élevé  par 
les  cisterciennes  de  Bonliou,  couvent  du  voisinage. 
Quand  il  fut  grand,  la  marquise  d'Urfé.  sa  grand'- 
mèrc,  le  prit  avec  elle.  Dans  la  lettre  citée  au  début 
de  ce  chapitre,  Gazotte  donne  de  curieux  renseigne- 
ments sur  le  «  vilain  petit  du  Châtelet  »  et  sur  la 
singuHcrc  éducation  qu'il  avait  reçue  :  «  La  marquise 
d'Urfé,  dit-il,  faisait  élever  ce  manchot,  qu'on  desti- 
nait à  la  carrière  des  Affaires  Etrangères,  à  cause  de 
son  défaut  corporel;  on  ne  pouvait  se  fournir  dans  sa 

1.  Acte  de  baptême  du  4  novembre,  publié  par  le  comte  de 
Soultrait  et  F.  Thiollier,  op.  cit.,  p.  9. 

2.  Arch.  nat.,  Y  4  830,  avis  de  parents  du  7  juillet  1761.  Plus 
tard.  Rabâche  passa  la  main  à  un  de  ses  confrères,  André- 
Georges  Lefebvre,  et  madame  d'Urfé  fut  tutrice  honoraire 
(Y  41)28,  avis  de  parents  du  14  juin  1769).  Lefebvre  fut  lui-même 
remplacé  par  Antoine  Yial  (Y  4  986,  avis  de  parents  du  7  fé- 
vrier 177'j). 


LA    MARQUISE    D  URFE.  243 

maison  que  de  fort  mauvaise  politique,  et  le  jeune 
homme  y  était  exposé  aux  plus  dangereuses  commu- 
nications. Je  ne  suis  pas  surpris  qu'au  sortir  de  celte 
étrange  éducation  il  ait  été  disposé  à  donner  dans  les 
travers  du  temps.  C'est  un  initié  pour  ainsi  dire  dès 
le  berceau.  Il  n'a  pu  faire  jusqu'ici  que  des  sottises  : 
le  voici  en  place  pour  de  plus  grandes.  Il  ne  manque 
cependant  pas  d'esprit,  et  comment  cela  pourrait-il 
être,  puisqu'il  y  a  chez  lui  garnison?  C'est  un  héri- 
tage de  famille.  » 

Le  petit  orphelin,  si  l'on  en  croit  la  légende,  fort 
exacte  sur  d'autres  points,  qui  s'est  formée  à  son 
sujet  sur  les  bords  du  Lignon,  avait  eu  un  bras  démis 
par  sa  nourrice'.  Mal  soigné,  il  était  resté  estropié. 
Cet  accident  ne  l'empêcha  d'ailleurs  pas  d'embrasser 
l'état  militaire.  Sous-lieutenant  surnuméraire  au  régi- 
ment du  roi  en  1777,  capitaine  à  vingt  ans  en  1779, 
il  obtint,  cette  année-là,  l'emploi  d'aide  de  camp  du 
marquis  de  Bouille,  et  fit  en  cette  qualité  la  campagne 
d'Amérique.  De  retour  en  France,  le  marquis  du 
Châtelet  prit  part  au  mouvement  révolutionnaire,  au 
grand  scandale  de  Cazolte,  royaliste  impénitent,  et 
qui  devait  d'ailleurs  sacrifier  noblement  sa  vie  à  ses 
convictions.  Maréchal  de  camp  en  mars  1792,  il  fut 


1.  Estropié  du  bras  droit  dès  son  enfance,  dit  une  noie  jointe 
à  une  lettre  de  son  parent,  le  marquis  de  Lugeac,  août  1779 
(Arch.  adm.  de  la  Guerrc^i.  Le  bruit  courut  aussi  —  car  aucun 
détail  romanesque  ne  manque  à  son  histoire  —  qu'il  était  mort, 
et  qu'un  autre  enfant  lui  avait  été  substitué  (Arch.  nat.,  Y  11  577, 
comm.  Chenu,  plainte  du  marquis  du  Châtelet  du  3  décem- 
bre 17fJ0). 


244  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

employé  aux  armées  du  Midi,  du  Rhin,  du  Nord, 
du  Centre,  eut  à  Courtrai  le  mollet  de  la  jambe 
gauche  emporté  par  un  boulet  \  Le  7  septembre  1792, 
il  était  fait  lieutenant-général,  quelques  jours  avant 
Valmy,  recevant  ainsi  la  récompense  des  «  principes, 
du  zèle  et  des  talents  »  que  signalait  son  chefLuckner. 
Mais  ses  ambitions  étaient  plus  hautes.  Dès  le  mois  de 
mai  1792.  époque  à  laquelle  Fauteur  du  Diable 
amoureux  faisait  à  son  ami  Pouteau  ses  dangereuses 
confidences,  on  parlait  déjà  de  lui  pour  le  portefeuille 
de  la  Guerre,  et,  le  5  février  de  l'année  suivante, 
quand  la  Convention,  par  356  voix,  chargea  de  ce 
lourd  fardeau  les  épaules  de  Beurnonville,  216  suf- 
frages se  portèrent  sur  Achille  du  Chàtelet -.  Il  n'avait 
guère  que  trente-deux  ans. 

C  était  le  temps  des  vies  bien  remplies,  mais 
courtes.  Le  petit-fils  de  la  niarquise  d'Urfé  avait  failli 
être  ministre;  il  eût  pu,  s'il  l'eût  voulu,  commander 
le  camp  de  Paris.  Mais  déjà,  il  se  sentait  suspect, 
à  cause  de  ses  amitiés  Girondines.  Le  12  sep- 
tembre 1793,  il  donnait  —  en  trois  lignes  —  sa 
démission,  et  deux  jours  après,  il  était  arrêté  à  Aire 
en  Artois  et  jeté  à  la  Forcée  Souffrant  encore  de  sa 
blessure  mal  fermée,  privé  de  soins  dans  une  pièce 
où  s'entassaient  dix  autres  prisonniers',  Du  Chàtelet 

1.  Etats  de  services  aux  Archives  de  la  Guerre. 

2.  Procès-verbaux  de.  la  Convention,  février  1703,  p.  56. 

3.  Registre  d'écrou  de  la  Force  à  la  Préfecture  de  police,  à  la 
date  du  30  septembre  1793. 

4.  Arch.  nat.,  F'  4  68i,  lettre  du  ministre  Bouchotte  à  la  Con- 
vention, 1""^  octobre  1793. 


LA    MARQUISE    DLRFE.  245 

pùtit  mort  et  passion,  et  son  énergie  ne  put  triompher 
de  tant  de  misères.  Aussitôt  après  son  arrestation,  il 
avait  écrit  à  la  Convention  une  lettre,  véritablement 
lière  et  belle  :  «  Citoyens  représentans.  lorsque  le  ro\ 
était  puissant,  j'ay  osé  faire  afficher  qu'il  fallait 
abolir  la  royauté  \  et  lorsqu'il  m'a  offert  des  faveurs, 
je  les  ay  repoussées  avec  dédain.  Au  commencement 
de  la  guerre,  mon  sang  a  coulé  pour  la  patrie.  Après 
treize  mois  de  souffrances,  et  avec  une  playe  encore 
ouverte,  j'ay  demandé  à  venir  reprendre  mon  poste  à 
l'armée,  et  je  n'ay  demandé  ma  retraite  que  lorsque 
j'ay  vu  par  expérience  que  j'étais  trop  estropié  pour 
pouvoir  remplir  mes  devoirs,  et  que  ma  playe  s'em- 
pirait de  la  manière  la  plus  dangereuse.  Après  cette 
conduite,  j'ay  quelque  lieu  d'être  surpris  de  me 
trouver  mis  en  état  d'arrestation  par  le  comité  de 
surveillance  de  la  ville  d'Aire,  sans  qu'il  m'ait  été 
possible  de  savoir  ses  motifs.  J'aurais  peut-être  droit 
à  quelque  faveur  sous  le  gouvernement  républicain. 
Je  n'en  demande  aucune,  mais  je  réclame  justice.  Je 
vous  prie  donc  de  vouloir  bien  prendre  connaissance 
des  motifs  de  ma  détention,  de  me  faire  punir 
promptement  si  je  suis  coupable,  et,  si  je  ne  le  suis 
pas,  de  permettre  que  je  puisse  être  transporté  chez 

1.  Allusion  à  une  Adresse  aux  Français,  rédigée,  a-t-on  pré- 
tendu, par  l'américain  Thomas  Paine,  signée  en  tout  cas  par 
Du  Ghàtelet  seul,  et  qui  n'était  autre  chose  qu'un  appel  au 
peuple  pour  l'abolition  de  la  royauté.  Cette  adresse,  affichée  le 
l"'  juillet  1791  à  la  porte  et  dans  les  corridors  de  l'Assemblée 
Constituante,  y  provoqua  le  même  jour  des  discussions  pas- 
sionnées. 

14. 


246  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

moi.  à  Auteuil,  pour  recevoir  les  secours  de  l'art, 
dont  j'ay  le  plus  grand  et  le  plus  pressant  besoin. 
Salut  et  fraternité,  a.  dlchastellet '.  » 

La  mort  ne  laissa  pas  au  petit-fils  de  la  marquise 
d'Urfé  le  temps  de  comparaître  devant  Fouquier- 
Tinville.  Elle  le  surprit  —  d'aucuns  disent  qu'il  la 
hâta  par  le  poison  —  à  la  Force,  le  21  ou  le  22  ger- 
minal an  11-  (10  ou  11  avril  1794).  «  Ce  siècle, 
écrivit,  non  sans  grandiloquence,  l'un  de  ses  compa- 
gnons de  captivité,  n'était  pas  digne  de  lui;  ses 
lumières,  ses  talents,  ses  vertus  eussent  honoré  les 
plus  beaux  jours  d'Athènes  et  de  Rome.  ^  » 

1.  Arch.  nat.,  F^  4  6S4.  Cette  lettre  a  été  reproduite  en  fac- 
similé  par  A.  David  (de  Saint-Georges)  dans  son  ouvrage  pré- 
cité sur  Achille  Du   Cliasiellci. 

'1.  Le  registre  de  la  Force  porte  le  21  germinal. 

3.  Souvenirs  de  Cliampagneux  [Mémoires  de  madame  Roland, 
éd.Berville  et  Barrière.  1820,  II,  347). 


CHAPITRE   XIY 


LA     C  O  JI  r  E  S  S  E     DU     R  U  M  A  I  N  . 

Le  28  avril  174G,  M"  Dclamanche,  notaire,  s'était 
mis  en  frais  d'élégance  pour  porter  à  \ersallles  un 
contrat  de  mariage,  amoureusement  grossoyé  par  le 
plus  habile  de  ses  clercs.  Il  avait,  pour  la  circonstance, 
joliment  broché  les  feuillets  au  moyen  d'une  faveur 
bleu  tendre,  car  il  ne  s'agissait  de  rien  de  moins  que 
de  présenter  l'acte  à  l'auguste  signature  des  membres 
de  la  famille  royale,  qui  voulaient  ainsi  donner  aux 
futurs  époux  une  marque  de  leur  particulière  estime. 

Constance-Simone-Florc-Gabrielle  Rouault  de  Ga- 
maches.  autrement  dit  mademoiselle  de  Cayeu,  tel 
était  le  nom  de  la  jeune  fdle  qui  se  disposait  à  convoler 
en  justes  noces.  Elle  appartenait  à  une  illustre  famille 
qui,  depuis  plusieurs  siècles,  avait  donné  au  roi 
nombre  de   bons  serviteurs.   Fille  de  Jean-Joachim 


248       JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

Rouault.  marquis  de  Gamaches,  maréchal  de  camp, 
gouverneur  de  Saint- Valéry,  et  de  feu  Catherine- 
Constance-Emilie  Arnault  de  Pomponne,  elle  avait 
demeuré  jusque-là  avec  son  père  en  leur  hôtel  de  la 
place  des  Quatre-Nations.  Le  futur  époux,  soldat 
comme  son  beau-père,  était  brigadier  des  armées  du 
roi  et  gouverneur  de  Morlaix'.  Charles-!  ves  Le 
Vicomte,  chevalier,  comte  du  Rumain,  marquis  de 
Coëtanfao,  breton,  comme  son  nom  et  ses  titres 
l'indiquent,  demeurait  ordinairement  en  son  châ- 
teau de  Coëtanfao,  paroisse  de  Seglien,  diocèse  de 
Vannes  ^. 

L'union  était  peu  assortie  quant  à  l'âge.  Mademoi- 
selle de  Cayeu  n'avait  guère  alors  que  vingt  ans  '  ; 
elle  épousait  un  homme  déjà  veuf,  ayant  au  moins 
un  enfant  de  son  premier  mariage  '*,  et  retenu  souvent 
sans  doute  dans  une  province  lointaine  par  le  soin  de 
Ses  domaines  et  de  son  gouvernement.  11  eût  fallu  un 
grand  amour  ou  un  profond  sentiment  du  devoir 
pour  remplir  le  vide  des  absences  trop  fréquentes. 
Mais  la  jeune  femme  était  légère  dans  le  choix  de 
ses  amis,  trop  disposée  à  n'attacher  de  prix  qu'aux 
distractions  et  aux  plaisirs  du  monde.  Pour  comble 
de  malheur,  elle  avait,  comme  beaucoup  de  grandes 

I.  11  devint  maréchal  de  camp  en  1748  (Piaard,  Clironulogic 
militaire,  VII,  30.3). 

'2.  Arch.  nat.,  Y  68,  fol.  141-144. 

3.  Elle  était  née  le  22  mars  1725  (Ghastellux,  jYo/ca  prises  aux 
Arch.  de  PÉtat-civil  de  Paris,  1875,  p.  535). 

4.  Veuf  ayant  entant  de  Marie-Reine  Butant  de  Marsan,  dit  le 
contrat.  Ce  premier  mariage  datait  du  20  mai  1739  (La  Che- 
naye-Desbois). 


LA    COMTESSE    DU    RUMAIN.  249 

clames  de  son  temps,  un  faible  pour  la  cabale.  Aussi 
ne  tarda-t-elle  pas  à  glisser  sur  la  pente  dangereuse, 
au  bas  de  laquelle  l'attendaient  des  aventuriers  comme 
Casanova  ou  des  spéculateurs  comme  Beaumar- 
chais '. 

«  Plus  belle  que  jolie,  dit  le  premier,  elle  se  faisait 
surtout  aimer  par  sa  douceur,  par  la  bonté  de  son 
caractère,  par  sa  franchise  et  son  empressement  à 
servir  ses  amis.  D'une  taille  superbe,  c'était  une  sol- 
hciteuse  dont  la  présence  imposait  à  tous  les  magis- 
trats de  Paris.  »  Un  de  ses  frères,  Nicolas- Al ophe- 
Félicité  Rouault,  comte  d'Egreville,  cornette  aux 
chevau-légers  d'Orléans,  qui  menait  depuis  longtemps 
une  vie  fort  joyeuse,  et  dont  une  histoire  de  chapeau 
trouvé  sur  le  lit  d'une  dame  avait  fait  le  tour  de 
Paris,  présenta  notre  Vénitien  à  la  comtesse,  et  l'enjô- 
leur eut  tôt  fait  d  entrer  dans  les  bonnes  grâces  de 
toute  la  famille  -. 

Dès  lors,  Casanova  vient  souveut  à  l'Hôtel  du  Ru- 

1.  Lettre  de  Beaumarcliais,  du  1"^  mars  1766,  dans  Xouif.  revue 
retrosp.,  V,  1896,  p.  188. 

2  Le  jeune  comte  ou  marquis  d'EgreTille,  dont  une  lettre  à 
Casanova  s'est  conservée  à  Dux,  depuis  marquis  de  Rouault  à 
la  mort  de  son  aîné  Gharles-Joachim,  était  né  le  16  janvier  1731 
(Ghastellux,  op.  cit.,  p.  535).  Sur  sa  vie  dissipée,  voir  Dufort  de 
Clieverny,  Mémoires,  I,  90;  Piton,  Paris  sous  Louis  XV,  II, 
32,  126;  Capon,  Petites  maisons  galantes,  p.  78.  Il  avait  eu, 
en  1754,  une  fille  d'une  danseuse  de  la  Comédie-Italienne, 
Louise  Régis,  «  vulgairement  appelée  Rey  »,  qui  devint  plus 
tard  la  femme  du  danseur  Pitrot  (Arch.  nat.,  Y  387,  fol.  12, 
2i  mai  1757).  Madame  du  Rumain  avait  un  troisième  frère, 
Anne-Émilie-Jean-Baptiste.  vicomte  de  Gamaches.  Il  était 
en  1756  capitaine  de  cavalerie  au  Royal-Piémont  (Xi-^  7  878, 
fol.  353). 


250  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

main,  rue  des  Saints-Pères,  à  l'angle  de  la  rue  de  Ycr- 
ncuil.  La  comtesse  l'invite  à  dîner,  ils  échangent  des 
livres,  et  résolvent  ensemble  des  problèmes  de  cabale'. 
Elle  lui  fait  connaître  le  célèbre  médecin  Herren- 
schwand,  et  plusieurs  dames  qui  «  faisaient  les  délices 
de  ce  qu'on  nommait  alors  à  Paris  la  bonne  compa- 
gnie ».  Ce  sont  la  princesse  de  Chimai;  Marguerite- 
Delilne  de  Yalbelle,  qui,  en  dépit  de  ses  cinquante- 
quatre  ans,  se  consolait  de  son  mieux  de  la  mort  du 
marquis  de  \albelle.  son  époux,  enseigne  des  gen- 
darmes de  la  Garde-  ;  Louise-Françoise-Gabrielle 
Rouault,  femme  de  François  marquis  de  Ronche- 
rolles,  qu'une  terrible  affaire  avec  son  mari  allait 
bientôt  après  mener  devant  la  Chambre  criminelle 
du  Gliàtelet  de  Paris. 

Madame  du  Rumain  avait  deux  filles,  alors  âgées 
de  huit  à  dix  ans^.  Casanova  tira  leur  horoscope,  et 
le  mariage  de  mademoiselle  de  «  Cotenfau  »  avec 
M.  de  Polignac.  arrivé  «  cinq  ou  six  ans  plus  tard  », 
fut,  assure-t-il  avec  aplomb,  la  conséquence  de  ses 
calculs  cabalistiques.  Quand,  en  1767,  la  jeune  fille 
épousa,  en  effet,  Louis-Alexandre  marquis  de  Poli- 
gnac, capitaine  de  cavalerie  au  régiment  de  Clermont- 
Prince,  se  souvint-elle  des  prédictions  de  Casanova? 
En  tout  cas,  elles  ne  lui  portèrent  pas  bonheur,  car 

1.  Lettre  non  datée  de  madame  du  Rumain  à  Casanova  (Ravà, 
Lettere  di  donne,  p.  98-9). 

2.  Arch.  nat.,  Y  1.5  638.  comm.  Sirebeau. 

3.  Constance-Paule-Flore-Emilie-Gabrielle,  née  le  1"'  décem- 
bre 1749,  depuis  marquise  d'Usson;  Constance-Gabrielle-Bonne, 
née  le  11  juillet  1751,  depuis  marquise  de  Polignac. 


I 


LA    COMTESSE    DU    RL.MAIX.  251 

M.  de  Polignac  mourut  l'année  suivante,  et  elle- 
même  le   K)  janvier  1T83.  à  trente-six  ans'. 

Madame  du  Rumain,  dit  Casanova,  était  serviable 
pour  ses  amis.  S'il  est  vrai  qu'elle  1  aida  de  tout  son 
pouvoir  à  se  tirer  des  griffes  de  la  justice  au  moment 
de  la  très  louche  affaire  de  mademoiselle  Wynne, 
il  fallait  en  effet  qu'elle  fût  l'obligeance  ou  l'aveugle- 
ment mêmes.  Les  deux  sans  doute,  car  la  même 
année,  quand  Casanova  fut  mis  pour  quelques  jours 
au  For-l'Evèque.  aucun  soupçon  n'effleura  cette  âme 
ingénue.  Elle  lui  dépêcha  son  avocat  et  lui  écrivit 
pour  lui  dire  que,  s'il  avait  besoin  de  500  louis,  elle 
les  lui  enverrait  le  lendemain.  Aussi,  dès  son  élargis- 
sement. Casanova  s'empresse-t-il  d'aller  chez  elle. 
«  Je  passai  toute  la  journée  suivante  chez  madame  du 
Rumain.  Je  sentais  tout  ce  que  je  lui  devais,  tandis 
que  son  excellent  cœur  lui  faisait  croire  que  rien  ne 
pouvait  assez  me  récompenser  des  oracles  qui  lui 
persuadaient  que,  par  leur  moyen,  elle  ne  pouvait 
jamais  faire  de  démarche  hasardée.  Je  ne  concevais 
pas  qu'avec  beaucoup  d'esprit  et,  sous  tous  les  autres 
rapports,  avec  un  jugement  très  sain,  elle  put  donner 
dans  un  pareil  travers.  J'étais  fâché  de  ne  pouvoir 
pas  la  désabuser,  et  j'étais  heureux  quand  je  réflé- 
chissais qu'il  fallait  que  je  la  trompasse,  et  que  ce 
n'était  en  grande  partie  qu'à  cette  tromperie  que  je 
devais  les  égards  qu'elle  me  témoignait.  » 

Des  égards,  certainement  la  comtesse  en  eut  pour 

1.    Chastellux,    op.    cit.,    p.  61G:   Arcli.  nat..  Y   13  806,  comm. 
Thiot,  scellé  après  décès. 


252  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

l'aventurier,  beaucoup  plus  qu'il  ne  méritait.  Quand, 
au  mois  de  septembre  1759,  il  dut  quitter  la  France, 
elle  lui  procura,  car  elle  avait  des  relations  très 
hautes,  une  lettre  de  M.  de  Choiseul,  qui  l'accréditait 
auprès  de  M.  d'iVffri,  ambassadeur  de  France  en 
Hollande.  Elle  se  félicitait  d'avoir  pu  obliger  l'aven- 
turier, l'assurant  que  personne  ne  se  réjouirait  plus 
sincèrement  quelle  de  ses  succès.  «  Je  serai  ravie,  lui 
disait-elle,  quand  je  verrai  à  Paris  votre  niche  à 
demeurer,  et  que  vous  y  serez  heureux  ;  je  profiterai 
alors  de  votre  bonne  volonté  pour  moi  '.  » 

Avant  son  départ,  Casanova  s'était  bien  gardé  sans 
doute  de  la  mettre  au  courant  des  escroqueries  qui 
avaient  rendu  impossible  son  séjour  à  Paris.  Il  lui 
avait  dit,  comme  à  Manon  Balletti,  qu'il  ne  tarderait 
pas  à  revenir,  et  elle  s'étonnait  de  son  absence  pro- 
longée. Cependant,  disait-elle,  «  l'intérêt  que  je  prends 
à  ce  qui  vous  regarde  et  l'espoir  que  vos  projets 
auront  réussi  m'engagent  un  peu  à  la  supporter 
patiemment.  Je  suis  infiniment  sensible,  monsieur, 
aux  souhaits  heureux  que  vous  faites  en  ma  faA'eur; 
vous  me  promettez  du  bonheur;  je  suis  si  accoutu- 
mée à  croire  ce  que  vous  me  dites,  que  cette  promesse 
me  flatte.  Que  nepuis-je,  en  revanche,  vous  procurer 
tous  les  biens  que  vous  méritez,  vous  ne  douteriez 
pas  alors  de  tout  celui  que  je  vous  désire.  Je  vou- 
drais bien,  monsieur,  que  vos  alTaires  vous  permissent 
de  reprendre  prompte  ment  le  chemin  de  cette  ville; 

1.  Lettre  du  23  octobre  1759,  adressée  à  M.  Casanova,  à  l'au- 
berge du  Parlement  d'Angleterre,  à  La  Haye  (Ravii,  p.  100-101). 


LA    COMTESSE    DU    RUMAIN.  253 

je  VOUS  attends  avec  impatience  et  m'en  fais  une  fête, 
je  vous  assure'.  » 

Mais  les  jours  s'écoulaient,  sans  que  Casanova 
revînt  faire  la  cabale  à  l'Hôtel  du  Rumain. 

Elle  s'en  étonnait  moins,  car  l'aventurier,  qui  lui 
faisait  porter  par  Balletti  des  nouvelles  et  des  lettres, 
avait  dû  se  décider  à  lui  dire  quelque  chose  des 
procès  épineux  qu'il  avait  sur  les  bras,  et  que.  même 
absent,  il  était  obligé  de  soutenir.  Tout  cela  n'avait 
point  troublé  l'imperturbable  confiance  de  madame 
du  Rumain.  Gomment  pouvait-il  se  trouver  sur  la 
terre  des  fripons  assez  audacieux  pour  douter  de  la 
probité  d'un  Casanova  et  lui  «  nier  »  une  lettre  de 
change?  li  était  bien  fâcheux  qu'il  n'eût  pas  de 
preuve  pour  confondre  son  adversaire.  Ne  pouA^ait-il, 
lui  qui  avait  tant  de  débiteurs  à  Paris,  trouver 
100  louis  pour  en  finir,  puisque  son  avocat  jugeait 
cette  somme  suffisante?  Il  pourrait  ensuite  revenir 
sans  crainte,  car  la  perquisition  faite  dans  ses 
papiers  avait  démontré  son  innocence,  et  on  ne  l'eût 
pas  laissé  libre,  «  si  la  rumeur  que  l'on  a  faite  n'eût 
pas  été  à  son  avantage  ».  En  tout  cas,  elle  allait  faire 
tout  ce  qui  serait  en  son  pouvoir  pour  le  tirer 
d'embarras,  persuadée  d'ailleurs  que  c'était  bien 
inutile,  puisque  Casanova,  l'heureux  mortel,  n'avait 
qu'à  consulter  son  oracle  pour  savoir  mieux  que 
personne  ce  qu'il  pouvait  espérer-. 

1.  Lettre  du  8  janvier  1760,  adressée  à  Amsterdam,  Poste  res- 
tante (Ravà,  p.  101-102). 

2.  Lettre  du  8  juin  17G0,  sans  adresse  (Ravà,  p.   102-103). 

15 


2o4  JACQUES    CASANOVA,    VEXITIEX. 

Casanova  revint  pourtant,  mais  près  de  deux  ans 
plus  tard,  au  début  de  1762,  s'il  faut  en  croire  la 
chronologie,  assez  souvent  fantaisiste,  de  ses  Mémoires. 
L'aventurier  donna  une  journée  entière  à  madame  du 
Rumain,  qui  fut,  dit-il,  très  contente  de  lui.  Ils  s'occu- 
pèrent ensemble  de  «  questions  fort  épineuses  »  et, 
ce  jour-là,  la  cabale  ne  chôma  pas. 

Puis  ce  fut  de  nouveau  l'absence.  Madame  du  Rumain 
lui  écrit  le  29  avril  1  7(52  :  «  Je  vous  avoue  que,  malgré 
le  plaisir  que  j'ai  eu  à  vous  voir  ici  un  moment,  j'ai 
été  bien  triste  de  vous  savoir  parti;  vous  m'aviez  com- 
muniqué vos  inquiétudes  :  j'attends  le  mois  d'août 
avec  une  impatience  que  vous  ne  pouvez  vous  ima- 
giner. J'ai  la  plus  grande  confiance  que  pour  lors 
vos  malheurs  seront  finis.  Ce  qui  augmente  celte 
confiance,  c'est  l'expérience  que  je  fais  souvent  de  la 
vérité  de  l'O.  (l'oracle);  mon  frère  a  gagné  le  procès, 
il  me  l'avait  promis.  » 

Madame  du  Rumain  adorait  la  musique  et  le  chant. 
Aussi,  quand  l'aventurier  retovuna  chez  elle,  en  1763, 
la  trouva-t-il  fort  déconfite  d'un  enrouement  qu'aucun 
remède  n'avait  pu  vaincre  depuis  trois  mois,  et  qui 
l'empêchait  de  déployer  la  force  et  l'étendue  de  sa 
voix.  Heureusement,  Casanova  avait  des  remèdes 
pour  tous  les  maux.  Sa  médication  était  très  simple, 
mais  pour  madame  du  Rumain  il  était  indispensable, 
non  seulement  qu'elle  fût  dictée  par  l'infaillible 
oracle,  mais  qu'elle  eût  l'alhn'e  la  plus  étrange  et  la 
plus  mystérieuse.  «  En  conséquence,  l'oracle  déclara 
qu'elle  recouvrerait  la  voix  en  vingt  et  un  jours,   à 


LA    COMTESSE    DU    RUMAIN.  25o 

commencer  par  celui  de  la  nouvelle  lune,  en  faisant 
chaque  jour  un  culte  au  soleil  levant  dans  une 
chambre  qui  eût  au  moins  une  fenêtre  donnant  sur 
l'orient.  Un  second  oracle  lui  imposa  l'obligation  de 
ne  faire  le  culte  qu'après  avoir  dormi  sept  heures  de 
suite,  nombre  égal  aux  sept  planètes,  et,  avant  de  se 
mettre  au  lit,  elle  devait  faire  un  bain  à  la  lune,  en 
tenant  ses  jambes  clans  de  l'eau  tiède  jusqu'aux 
genoux.  Je  lui  indiquai  ensuite  les  psaumes  de  la 
liturgie  qu'elle  devait  réciter  pour  se  rendre  la  lune 
favorable,  et  ceux  qu'elle  réciterait  à  la  naissance  du 
soleil,  derrière  une  fenêtre  fermée.  »  La  comtesse 
admira,  comme  il  convenait,  cette  dernière  prescrip- 
tion, car  son  aveuglement  ne  l'empêchait  pas  de 
comprendre  que  l'air  du  matin  aurait  pu  lui  pro- 
curer un  bon  rhume.  Quant  au  régime,  il  était  à 
tout  le  moins  inoffensif;  elle  qui  aimait  les  plaisirs 
et  courait  les  grands  soupers  *  ne  pouvait  que  s'en 
bien  trouver.  Madame  du  Rumain  guérit,  et  n'en  crut 
que  plus  fermement  encore  à  la  magie. 

On  le  vit  bien,  quelque  temps  après,  à  la  manière 
dont  elle  accueillit  une  «  aventurière  célèbre  et 
grande  menteuse  »  —  ainsi  la  définit  le  lieutenant 
de  police  —  que  les  hasards  d'une  existence  pleine 
d'imprévu  ramenèrent  à  Paris  dans  les  premiers  jours 
de  janvier   1764.   Marie -Barbe -Elisabeth- Gharlotte- 

l.  Un  passage  du  Journal  des  inspecteurs  de  M.  de  Sartines 
avance,  à  la  date  du  18  février  1763,  que  «  madame  la  duchesse  (?) 
du  Rumain,  de  la  maison  de  Gamaches,  demeurant  rue  des  Saints- 
Pères,  a  pour  M.  de  Roquelaure,  évoque  de  Senlis,  l'attacliement 
le  plus  tendre  >-  (p.  24'4). 


256  JACQUES    CASANOVA.    VENITIEN. 

Valérie  de  Brùls,  dite  Du  Tilleul,  dite  Milady  Mantz. 
dite  comtesse  Lobkowitz,  se  donnait  alors  trente- 
neuf  ans,  prétendait  être  née  à  Yienne  (Autriche), 
être  veuve  de  Joachim  Wasser,  et  avoir  épousé  à 
Londres,  en  juin  1762,  Daniel  Bencdictus  lord  ^lanlz. 
On  avait  dû  la  mettre  une  première  fois  à  la  Bastille, 
en  1701,  et  on  ne  l'avait  élargie  que  sur  sa  promesse 
tonnelle  de  quitter  Paris  sans  esprit  de  retour.  Mais 
elle  oublia  vite  son  engagement  et,  un  beau  jour, 
débarqua  à  Paris,  venant  de  Boulogne  et  de  Londres, 
où  était  resté  son  soi-disant  mari.  Pendant  deux 
mois,  soit  que  la  police  ignorât  sa  présence,  soit 
qu'elle  sût  gagner  du  temps,  on  ne  l'inquiéta  point. 
Puis,  quand  on  l'eut  arrêtée  à  Versailles,  le  17  mars, 
et  qu'on  eut  perquisitionné  dans  ses  papiers  à  l'hôtel 
de  rimpératrice-Beine,  rue  Jacob,  elle  reconnut  sans 
peine  que  la  comtesse  du  Rumain,  dont  elle  avait  fait 
jadis  la  connaissance,  et  avec  qui  elle  avait  renou('' 
tout  récemment,  était  sa  plus  intime  amie,  et  qu'il 
ne  se  passait  guère  de  jour  quelles  n'allassent  l'une 
chez  l'autre.  Madame  du  Rumain  l'avait  accom- 
pagnée à  la  Bastille,  un  jour  qu'elle  désirait  parler 
au  gouverneur;  sur  sa  recommandation,  un  joail- 
lier lui  avait  confié  des  diamants,  que  la  néces- 
sité l'avait  forcée  de  mettre  en  gage.  Elle  avoua 
aussi,  sans  embarras,  qu'elle  avait  copié  chez  la 
comtesse,  et  à  son  usage,  des  receltes  pour  diffé- 
rentes malailies  et  quelques  petites  sorcelleries,  invo- 
cations, chiffres  et  caractères  de  magie,  parce 
que,  répondit-elle  au  commissaire  qui  l'interrogeait, 


LA    COMTESSE    DU    RLMAIN.  257 

«  ladite  dame  regarde  ces  pièces  comme  une  chose 
sainte  ». 

On  s'étonnait  que  la  pauvre  comtesse,  qui,  pour- 
tant, dit  l'inspecteur  de  police  chargé  de  l'affaire,  «  a 
beaucoup  d'esprit  »,  se  livrât  ainsi  à  une  inconnue, 
sans  se  soucier  du  ridicule,  et  sans  même  se  douter 
des  périls  que  courait  sa  bourse,  mais  aux  représen- 
tations de  ses  amis  et  de  ses  proches,  l'incorrigible 
dupe  répondait  qu'elle  savait  qui  était  cette  étrangère, 
qu'avant  peu  elle  se  déclarerait  et  paraîtrait  dans 
toute  la  grandeur  et  la  dignité  de  son  rang  *. 

Casanova  errait  alors  en  Allemagne,  en  Russie  et 
en  Pologne,  il  avait  fait  en  Angleterre  un  voyage 
malheureux,  et  le  bruit  des  déconvenues  de  toute 
sorte  qu'il  y  avait  essuyées  était  arrivé,  par  l'intermé- 
diaire de  1  ami  Balletti,  à  madame  du  Rumain.  C'est 
alors  qu'elle  lui  écrivit  la  dernière  lettre  que  nous 
ayons  d'elle.  Elle  fait  des  vœux  pour  le  rétablissement 
de  sa  santé  et  lui  envoie  des  questions  cabalistiques, 
auxquelles  elle  le  prie  de  répondre  promptement. 
«  Donnez -moi  de  vos  nouvelles,  instruisez-moi  de  ce 
qui  vous  touche,  j'ai  lieu  de  me  plaindre  de  votre 
silence,  qui  annoncerait  que  vous  ne  sentez  plus  autant 
l'amour  que  vous  le  devriez  faire.  »  Pour  qui  connaît 
Casanova,  cette  petite  phrase  donne  à  penser. 

Casanova  revit  encore  madame  du  Rumain  en  1767. 
Le   comte,   dont    il   avait    annoncé   quelques   années 

1.  Arch.  de  la  Bastille.  12  139  (cf.  Ravaisson,  Archives  de  la 
Bastille.  XVIII,  p.  140-161);  Arch.  nat.,  Y  13.533,  comm.  Guyot, 
interrogatoires  des  20-26  mars  176.5  à  la  Bastille. 


258  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

auparavant  la  mort  prochaine,  vivait  toujours.  Même, 
il  ne  mourut  que  trois  ans  plus  tard,  le  13  novem- 
bre 1770  ^  Mais  l'aventurier  trouva  certainement  le 
moyen  d'expliquer  cette  petite  défîiillance  de  son 
oracle.  «  Madame  du  Rumain,  dit-il,  me  vit  dans 
toute  la  joie  de  son  cœur...  Elle  se  portait  bien, 
mais,  tourmentée  par  des  chagrins  de  famille,  elle 
disait  que  la  Providence  m'envoyait  pour  les  dissiper 
par  ma  cabale.  Elle  me  trouva  complaisant  à  toutes 
les  heures  qu'elle  m'assigna.  C'était  le  moins  que  je 
pusse  faire  pour  une  femme  de  son  caractère.  » 
Quand,  un  peu  plus  tard,  fut  signifiée  à  Casanova  la 
lettre  de  cachet  qui  lui  enjoignait  de  sortir  du 
royaume,  elle  voulut  courir  à  Ycrsailles,  se  faisant 
forte  d'obtenir  la  révocation  de  cet  ordre  injuste,  mais 
Casanova,  qui  avait  sans  doute  ses  raisons,  aima 
mieux  modérer  un  zèle  qui  pouvait  être  imprudent. 
Puis,  il  quitta  sa  protectrice,  non  sans  avoir  à  se 
re[)rocher  à  son  endroit  une  petite  indélicatesse-. 
Dès  lors,  il  ne  la  revit  plus,  car  elle  était  déjà  morte 
lors  de  son  dernier  séjour  à  Paris,  et  vraisembla- 
blement n'entendit  plus  parler  d'elle. 

Cependant,  il  n'y  avait  pas  encore  un  an  que 
madame  du  Rumain  était  veuve,  qu'elle  se  sentit  en 
velléité  de  chercher  un  deuxième  époux,  et  que  Jean- 

1.  Arch.  nat.,  Y  13  781,  comm.  Thiot,  scellé  après  décès. 

2.  Dans  un  passage  de  ses  Mémoires,  il  dit  qu'elle  mourut 
avant  qu'il  eût  pu  lui  rembourser  la  lettre  de  change  do  600  flo- 
rins qu'elle  lui  avait  fait  parvenir  à  Wesel  vers  mars  1764; 
dans  un  autre  au  contraire,  il  affirme  qu'il  lui  remit  en  1767 
l'argent  quelle  avait  eu  la  bonté  de  lui  avancer  dans  sa  détresse. 


LA    COMTESSI-:    DT    HUMAIN.  259 

Jacques  Gilbert  de  Fraigne,  chevalier,  marquis  du 
lieu,  consentit  à  la  prendre  pour  femme'.  11 
n'ignorait  pas,  certainement,  ce  que  tout  Paris  savait 
des  défauts  et  des  manies  de  la  comtesse,  mais...  elle 
était  riche.  Lui-même,  d'ailleurs,  avait  eu  une  exis- 
tence mouvementée.  Envoyé  en  1757  à  la  cour  de 
Zerbst  en  mission  diplomatique,  il  avait  été  le  héros 
d'une  aventure  retentissante.  Enlevé  par  ordre  du  roi 
de  Prusse  et  conduit  dans  la  forteresse  de  Magde- 
bourg,  il  avait  réussi  à  s'évader,  grâce  à  la  princesse 
d'Anhalt-Zerbst,  dont  il  était  l'amant,  et  qui  même, 
disait-on,  l'avait  épousé  en  secret.  Une  pension  de 
4  000  livres,  portée  à  5  000  quelques  jours  avant  son 
mariage,  lui  était  servie  depuis  1763,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  se  plaindre  à  tous  les  ministres  de 
l'injustice  de  leurs  prédécesseurs  -. 

La  marquise  de  Fraigne,  ex-comtesse  du  liumain, 
vécut  dix  ans  encore  après  son  second  mariage,  pas- 
sant l'été  dans  sa  maison  de  campagne  d'Epinay  et 
l'hiver  en  son  hôtel  de  la  rue  des  Saints-Pères,  où 
elle  mourut  le  1"»  avril  1781,  à  cinquante-six  ans^ 

1.  Contrai  de  mariage  du  18  septembre  1771  (étude  Crémery). 

2.  Le  marquis  de  Fraigne,  né  à  Toulon  le  24  septembre  1726, 
d'une  ancienne  famille  bourbonnaise,  était  donc  un  peu  plus 
âgé  que  la  comtesse  du  Rumain.  Sur  l'affaire  de  Zerbst,  voir 
Fr.  Masson,  Ménuiircs  et  lellrc!;  du  cardinal  de  Demis,  II, 
p.  1-7,  375-406. 

3.  Arch.  nat.,  Y  13  802,  comm.  Tliiot,  scellé  après  décès.  Cf. 
Capon,  Casanova  à  Paris,  p.  480.  Elle  laissait,  de  son  premier 
mariage,  deux  filles,  la  comtesse  de  Polignac,  morte,  nous 
l'avons  vu,  en  1783,  et  la  marquise  d'Usson,  morte  le  8  fé- 
vrier 1790  (Arch.  nat.,  Y  14  584,  comm.  Leseigneur,  scellé 
aprè.s  décès). 


CHAPITRE   XV 


GRANDES      DAMES      ET     PECHERESSES, 


Au  temps  où  Casanova  séjournait  pour  la  deuxième 
fois  à  Paris,  vivait  rue  d'Enfer,  derrière  le  Luxem- 
bourg, à  l'Hôtel  de  Vendôme,  une  étrangère  du  rang 
le  plus  illustre,  et  qui  ne  manquait,  au  dire  de  ceux 
qui  l'avaient  approchée,  ni  d'esprit,  ni  d'intrigue,  ni 
de  galanterie.  Son  Altesse  Sérénissime  Jeanne- 
Elisabeth  d'Holstein,  veuve  de  Christian-Auguste, 
prince  d'Anhalt-Zerbst,  n'était  rien  de  moins  que 
la  sœur  du  roi  de  Suède  et  la  mère  de  Catherine 
de  Russie.  Chassée  de  son  pays  à  la  suite  de  trou])les 
politiques,  elle  était  arrivée  en  France  à  l'automne 
de  17o8,  précédée  par  une  réputation  assez  extraordi- 
naire. On  contait  qu'elle  avait  été  fort  belle,  et  que, 
malgré  son  âge  —  elle  avait  alors  plus  de  quarante- 
cinq  ans,  —  elle  ne  se  trouvait  pas  encore  indigne 
d'attirer  et  de    retenir  les  hommages  mascuUns.  Un 


GRANDES    DAMES    ET    PECHERESSES.  261 

jeune  français,  le  marquis  de  Fraigne,  passait,  on  l'a 
vu,  pour  en  savoir  quelque  chose*. 

Malgré  cette  réputation,  vraie  ou  fausse,  ou  peut- 
être  à  cause  d'elle,  madame  d'Anhalt-Zerbst  vit 
accourir  dans  son  salon  toute  sorte  de  visiteurs.  La 
bonne  madame  Geoffrin,  un  brin  glorieuse,  ne  résista 
pas  à  la  séduction  de  ce  grand  nom  -.  Saint-Germain, 
le  rival  de  Casanova,  fréquenta  aussi  chez  elle,  s'il 
faut  en  croire  Maximilien  de  Lamberg,  l'auteur  du 
Mémorial  d'//n  mondaine  Quant  à  notre  héros,  sa 
place  était  marquée  près  d'une  dame  qui  se  piquait 
aussi  bien  de  belles-lettres  que  de  sciences  occultes. 
De  fait,  il  se  vante  d'avoir  exécuté  chez  elle,  comme 
chez  la  marquise  d'Urfé,  l'arbre  de  Diane  et  autres 
tours  de  physique  '.  Parvint-il  à  tirer  de  la  princesse 
des  ressources  appréciables?  C'est  bien  possible, 
car,  fort  occupée  de  ses  plaisirs,  la  vieille  coquette 
surveillait  si  mal  sa  bourse  qu'à  sa  mort,  survenue 
le  30  mai  1760.  elle  ne  laissait  guère  moins  de 
300  000  livres  de  dettes  ^ 


1.  Bilbasof,  Histoire  de  Catlterinc  If,  a  publié  la  correspon- 
dance de  la  princesse  avec  M.  de  Pouilly,  un  autre  de  ses  amants. 

2.  Marquis  de  Ségur.  Le  rotjaumc  de  la  rue  Saint-IIonoré, 
p.  203-'j. 

3.  «  Il  allait  souvent  chez  madame  la  princesse  d'Anhalt...  Il 
faut  que  j'aime  bien,  lui  dit-il,  de  me  trouver  avec  vous,  Prin- 
cesse, pour  oublier,  comme  j'ai  fait,  que  ma  voiture  m'attend 
depuis  deux  heures  pour  me  conduire  à  Versailles  »  (I,  119). 

'».  Voir  sa  lettre  au  prince  de  Courlandc.  Cf.  Mémoires,  V, 
kOô  :  «  Le  comte  de  Lœvenhaupt,  suédois,  que  j'avais  connu 
chez  la  princesse  d'Anhalt-Zerbst,  mère  de  l'impératrice  de 
Russie,  qui  vivait  à  Paris.  » 

5.  Scellé  après  décès   aux  Arch.  nat.,  Y  13  5'23,  comm.  Guyot 

lo. 


262  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Dans  les  papiers  de  Casanova,  conservés  à  Dux,  il 
y  a  de  nombreuses  correspondances,  mais  qui  datent 
surtout  de  la  dernière  période  de  sa  vie.  Parmi  les 
lettres  de  femme  se  rapportant  aux  séjours  en  France, 
on  n'en  rencontre  pas  de  la  princesse  d'Anhalt,  mais 
seulement  de  Manon  Balletti,  de  madame  du 
Rumain  et  d'une  autre  grande  dame,  la  comtesse 
de  Montmartel. 

Marie-Armande  de  Béthune,  née  le  24  juillet  1709, 
avait  épousé,  le  17  février  1746,  Jean  Paris  de  Mont- 
martel,  dont  elle  devint  ainsi  la  troisième  femme.  On 
sait  de  quelle  influence  l'opulent  Montmartel.  ban- 
quier de  la  Cour,  frère  de  Pàris-Duverney  et  de  Paris 
de  Meyzieu,  jouit  auprès  de  Louis  XV.  Casanova, 
dans  ses  Mémoires,  ne  s'est  pas  expliqué  sur  les 
relations  d'affaires  ou  de  société  qu'il  entretint  avec 
le  ménage  Montmartel.  Au  moins  conscrva-t-il  de  la 
femme  du  banquier  une  lettre,  de  forme  bien  étrange 
car  l'orthograpbe  en  est  d'une  fantaisie  qui  passe 
toutes  les  bornes,  mais  de  fond  plus  singulier 
encore.  La  comtesse  se  plaint  de  ce  que  «  monsieur 
le  comte  »,  ami  de  Casanova,  ait  donné  à  ce  dernier 
mauvaise  opinion  d'elle.  Elle  (^st  innocente  :  «  Je 
vous  connés,  monsieur,  l'amc  bien  fette.  Ge  ne  croies 
pas  que  vous  est  coutié  lé  medizan.  »  Si  elle  pensait 
lui  avoir  manqué,  elle  serait  prèle  à  lui  faire  des 
«  czesquzc  ».  —  «  Le  dezespoir  ou  je  sui  manpaische 
de  vous  dire  des  soge  que  ge  ne  puis  vous  dire  que 

(en    vertu   d'ordre   du  roi),  et  Y    13  952,   comm.   Loclair.  —   Cf. 
Gazette  de  France,  1760,  p.  276. 


GIIANDES    DAMES    ET    PÉCHERESSES.  263 

de  bouche...  Pardonné,  s'il  vous  pies,  mou  gri- 
bouliage,  la  jjlumc  me  tombe  dé  mon'.  »  Qu'est- 
ce  à  dire,  et  quelle  est  cette  mystérieuse  affaire, 
où  «  l'àme  honnête  »  de  Casanova  pouvait  aAoir  à 
souffrir  -. 

Comme  la  marquise  dUrfé  et  la  comtesse  du 
Rumain,  la  princesse  d'Anhalt  et  la  comtesse  de 
Montmarlel  sont  les  modèles  accomplis  de  ces  dames 
riches  et  vieilles,  que  le  subtil  \énitien  savait  faire 
tomber  dans  ses  panneaux.  Trop  coquettes  ou  trop 
confiantes,  elles  se  laissaient  éblouir  par  des  qua- 
lités de  façade  et  se  commettaient  imprudemment 
avec  des  gens  qu'elles  auraient  dû  se  garder  de  fré- 
quenter. C'est  grâce  à  cette  facilité,  très  frappante  au 
xviii^  siècle,  que  pouvaient  évoluer  dans  la  haute 
société  parisienne,  où  Casanova  les  rencontra  ou  les 
retrouva,  des  comtesses  de  Lismore,  des  baronnes 
Blanche,  des  Thérèse  Pompeati. 

Bien  qu'au  siècle  précédent,  sa  iamillc  eût  compté 
une  sainte,   morte  à  douze  ans  après  la  vie  la  plus 

1.  Ravù.  Leit'Tc  di  donne,  p.  96-97. 

2.  Madame  de  Montmartel  survécut  quelques  années  à  son 
époux,  mort  le  10  septembre  1766  en  son  magnifique  château 
de  Brunoy  (Aicii.  nat.,  Y  10  879,  comm.  Thiéiion, .  Bachaumont, 
dans  ses  Mcmoires  secrets  (IV,  59-60,  23  juin  1768),  parle  d'un 
monument  que  Pigalle  devait  élever  à  M.  de  Montmartel.  et  où 
sa  femme  devait  figurer  sous  la  figure  de  la  Piété.  Elle-même 
mourut  le  14  mai  1772.  rue  de  Grenelle-Suint-Germain,  à  l'hôtel 
de  Puisieux  (Arch.  nat.,  Y  13  965,  comm.  Joron).  Montmartel  et 
sa  femme  furent  inhumés  dans  les  caveaux  de  l'église  de 
Brunoy  (R.  Dubois-Corneau,  Le  comte  de  Provence  à  Dnuioy, 
p.  IV,  note  h).  Ils  laissaient  un  fils,  le  marquis  de  Brunoy,  que 
ses  extravagances    et  ses   prodigalités  devaient  rendre  célèbre. 


264  JACQUES    CASANOVA,    VÉiNITIEN. 

édifiantes  Elisabeth  O'Brien,  plus  connue  à  Paris 
sous  le  nom  de  comtesse  de  Lismore,  ne  passait 
pas  pour  avoir  fait  vœu  de  chasteté.  Elle  vivait,  dit 
Casanova,  séparée  de  son  mari,  que  le  prétendant 
Charles-Edouard,  dit  le  chevalier  de  Saint-Georges, 
avait  chargé  de  ses  intérêts  à  la  cour  de  France.  Elle 
était,  ajoute-t-il,  entretenue  par  monseigneur  de 
Saint-Albin,  archevêque  de  Cambrai,  bâtard  du  duc 
d'Orléans  et  d'une  danseuse  de  l'Opéra,  nommée 
Florance, 

Cambrai,  ce  prêtre  méprisé, 
La  honte  de  l'Eg-lise  2, 

et  un  rapport  de  police,  oii  il  est  dit  que  ce  prélat 
visitait  à  Orléans  la  «  comtesse  de  Lissemaure  », 
montre  que  l'aventurier  puisait  parfois  ses  renseigne- 
ments à  bonne  source.  C'était,  dit  l'inspecteur  Mcus- 
nier,  une  femme  de  trente-sept  ou  trente-huit  ans, 
point  jolie,  maigre,  mais  grande  et  brune  ^  A  quel- 
ques années  de  là,  elle  vint  s'établir  à  Paris,  mais  uu 
ordre  du  roi  la  força  de  s'exiler  à  Caen,  pour  des 
motifs  inconnus'. 


1.  Bibl.  nat.,  fr.  14  654,  vie  de  Marie-Hélène,  fille  de  Morogh 
O'Brien,  comte  d'Insiquin  en  Irlande. 

2.  Lettres  de  la  Palatine,  111,  51-2;  Jourrtal  des  inspecteurs  de 
M.  de  Sartines,  p.  258-9. 

3.  Arch.  de  la  Bastille,  10  24.3,  rapports  du  22  janvier  et  dn 
24  juillet  1749.  Le  prince  Constantin  (de  la  maison  de  Rohan) 
succéda,  paraît-il,  à  l'archevêque  de  Cambrai  dans  le  cœnr  de 
madame  de  Lismore  {Journal  des  inspecteurs  de  M.  de  Sartines, 
p.  258-9,  18  mars  1763). 

4.  Arch.  de  la  Bastille.  11  967,  24  et  27  avril  1757. 


GRANDES    DAMES    ET    PÉCHERESSES.  265 

La  comtesse  de  Lismore  avait  un  fils,  lord  Tallow  S 
qui  devint  comte  de  Lismore  après  la  mort  de  son 
père-.  Casanova  connut  beaucoup  ce  joli  garçon,  non 
dépourvu  d'esprit  et  de  talent,  mais,  s'il  faut  en  croire 
le  récit  d'un  des  séjours  de  l'aventurier  à  Rome,  où 
le  jeune  irlandais  figure  dans  une  ignoble  partie  de 
débauche,  non  moins  perdu  de  vices  que  de  dettes. 
Lismore,  entre  autres  goûts  artistiques,  avait  celui  de 
la  musique,  et  des  compositeurs  lui  avaient  dédié  leurs 
ouvrages  comme  à  un  amateur  éclairée  II  avait 
ramené  de  Rome  une  demoiselle  Fontaine,  dont  il 
avait  fait  sa  maîtresse  et  que,  paraît-il,  il  épousa  avec 
le  consentement  de  sa  mère*. 

l'eut-ètre  les  lecteurs  des  Mémoires  se  sont-ils 
demandé  ce  que  pouvait  être  une  certaine  baronne 
Rlanclie,  dont  parle  Casanova.  Son  nom  est  singulier, 
ïl  ne  parut  pas  moins  bizarre  aux  contemporains  qui 
la  rencontrèrent.  On  pensait  qu'elle  se  faisait  appeler 
ainsi,  parce  quelle  affectait  d'être  toujours  vêtue  de 
blanc.    En    réalité,  elle   tenait    ce  nom    d'un   jeune 


1.  ïaloii  dans  l'édition  Garnier,  mais  certainement  Talov  dans 
le  manuscrit  (cf.  Schiltz,  VII,  251). 

2.  Mort  le  20  novembre  1759  (Gapon,  Cnsanoi>a  à  Paris,  p.  456). 

3.  <•  Sei  Sinfonie...  dedicate  ail'  ill™"  ed  ecc'"°  Mylordo  viceconte 
di  Jallow  {sic),  colonello  d'infanteria  irlandese  al  servizio  délia 
S.  M.  Chr"'"',  composte  da  Antonio  Bailleux  «  (Mercure,  mars  1758, 
]).  153).  Rien  de  surprenant  donc  que,  au  dire  de  Casanova, 
l'Electeur  de  Cologne,  enthousiasmé  par  la  manière  dont 
Tallow  avait  joué  à  Bonn  un  concerto  de  Tartini,  lui  ait  conféré 
le  cordon  de  son  ordre  de  Saint-Michel. 

4.  G.  Piton,  Paris  sous  Louis  XT,  3"  série,  p.  103,  rapport  de 
l'inspecteur  Marais,  4  avril  1766;  Notes  and  Guéries,  11"  série, 
IV,  1011,  p.  462. 


266  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN, 

hollandais,  né  de  parents  réi'ugiés,  qui  l'avait  épou- 
sée à  Rome. 

D  où  venait-elle?  Les  plus  fins  policiers  cherchaient 
apercer  son  passé  et  s'embrouillaient  dans  un  véritable 
écheveau  d'aventures.  On  croyait  savoir  qu'elle  s'ap- 
pelait Boisnard,  qu'elle  était  née  dans  un  petit  bourg 
voisin  de  Prague,  où  son  père  tenait  une  auberge. 
A  quinze  ans,  ayant  suivi  un  cerlain  Menzel,  officier 
au  service  de  la  reine  de  Hongrie,  elle  était  passée  à 
Munich,  à  Turin,  à  \enisc,  à  Rome,  à  \ienne,  où  elle 
avait  eu  une  fille  du  comte  Esterhazy.  En  1743,  elle 
était  arrivée  à  Paris,  où  sa  figure  avenante,  ses  beaux 
yeux,  ses  allures  de  grande  dame  lui  valurent  de 
nombreux  succès.  Après  un  voyage  en  Angleterre,  elle 
reparut  en  174G,  et  devint  la  maîtresse  de  M.  de  Bcr- 
nage,  prévôt  des  marchands.  On  disait  aussi  que 
M.  de  La  Pouplinièrc  faisait  souvent  des  parties  avec 
elle  dans  sa  maison  de  Passy^  Elle  demeurait  quai 
Malaquais,  près  de  l'Hôtel  Conti,  passait  pour  avoir 
de  trente-cinq  à  quarante  ans,  de  l'esprit  et  savoir 
plusieurs  langues-. 

A  vrai  dire,  son  état-civil  véritable  resta  toujours 
mystérieux.  Quand  elle  mourut,  le  l"'  février  1763, 
rue  du  Colombier,  le  commissaire  chargé  d'apposer 
les  scellés  l'inscrivit  sous  le  nom  de  Anne-Marie- 
Tliérèse   de  Cau^sa,   veuve  de  Jean  baron  Blanche, 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  235,  fol.  220-239,  rapports  du 
12  nov.  1748,  du  16  janv.  1740,  des  30  nov.  et  15  déc.  1752,  de 
sept.  1753,  et  du  11  janv.  1754  (Piton,  Paris  sous  Louis  .\V,  IV, 
1912,  p.  143  et  suiv.). 

2.  Ibid.,  10  252,  rapport  de  Meusnicr. 


GRANDES    DAMES    ET    PECHERESSES.  267 

élrangère  de  nation.  Gomme  elle  était  décédée  «  clans 
un  étal  inconnu  et  sans  héritiers  apparents  »,  sa  suc- 
cession échut  au  roi  par  droit  d'aubaine'. 

Casanova  dit  iin  mot  seulement  de  la  baronne 
Blanche.  Au  contraire,  il  abonde  en  détails  sur  une" 
autre  aventurière  de  marque,  hi  vénitienne  Thérèse 
Imer. 

Il  l'avait  connue  à  Venise,  toute  petite.  En  1753 
ou  1754,  il  lavait  rencontrée  dans  la  même  ville, 
venant  de  Baireuth,  où  le  margrave  avait  fait  sa 
fortune.  Elle  avait  un  fils  de  8  ans.  de  son  mari,  le 
danseur  Pompeati.  Cinq  ans  plus  tard,  1  aventurier 
retrouvait  Thérèse  Imer,  chantant  à  Amsterdam  sous 
le  nom  de  madame  Trenti.  Le  margrave  l'avait 
chassée,  après  l'avoir  convaincue  d'infidélité.  Séparée 
de  son  mari,  qui  depuis  s'était  tué  à  Vienne,  elle 
avait  suivi  un  nouvel  amant  à  Bruxelles,  y  avait  fait 
un  moment  le  caprice  du  prince  Charles  de  Lor- 
raine, qui  lui  avait  procuré  la  charge  de  directrice  des 
théâtres  dans  les  Pays-Bas  autrichiens.  Forcée  de 
passer  en  Hollande  pour  éviter  la  prison,  elle  n'y  fut 
guère  plus  heureuse,  et  dut  même,  chose  incroyable, 
laisser  son  fils  en  gage  à  Rotterdam.  Casanova  se 
charge  alors  du  jeune  Joseph  Pompeati,  l'emmène 
à  Paris  et  le  confie  à  madame  d'Lrfé,  laissant  Thé- 
rèse à  Cornélius  Rigierbos,  fils  du  bourgmestre  de 
Rotterdam,  c[u'elle  ruine  de  son  mieux,  pour  aller 
ensuite  s  installer  à  Londres,  où  Casanova  la  retrouve, 

1.  Arch.  nat.,  Y  14  32G.  coinm.  Léger.  Cf.  Capon,  p.  159. 


268  .JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

SOUS  le  nom  de  Cornelis,  en  17(;>3,  menant  grand 
train,  mais  de  plus  en  plus  accablée  de  dettes  '. 

11  est  bien  vrai  que  Thérèse  Imer  naquit  à  Venise 
vers  1723  —  Casanova  dit  qu'elle  avait  deux  ans  de 
plus  que  lui  —  d'un  père  génois,  qui  fut  directeur  du 
théâtre  Saint-Samuel,  et  à  qui  Goldoni  dut  beaucoup 
au  commencement  de  sa  carrière  -.  Elle  se  produisit 
pour  la  première  ibis  comme  chanteuse  à  la  foire  de 
la  Sensa  en  1742  ^  et  ses  désordres  ne  furent  pas 
étrangers  à  la  ruine  de  son  père*.  Il  est  difficile  de 
suivre,  documents  en  main,  toutes  les  étapes  de  son 
existence  vagabonde,  mais  on  la  connaissait  à  Paris 
comme  une  aventurière  dévote  et  hypocrite,  dont  il 
y  avait  grandement  à  se  méfier. 

Vers  la  fin  de  1754,  elle  avait  demeuré  rue  de 
Tournon,  à  l'hôtel  d'Entraigue,  faisant  grande  figure. 
Puis,  elle  s'était  transportée  rue  Saint-Marc,  en 
chambre  garnie,  où  elle  avait  donné  des  concerts  fort 
recherchés.  Attachée  pendant  quelque  temps  à  la 
musique  de  La  Pouplinière,  à  qui  d'ailleurs  on  prêtait 
à  son  endroit  de  galantes  intentions,  elle  disait  venir 
d'Allemagne,  où  elle  prétendait  posséder  un  château; 
peu  de  personnes  savaient  qu'elle  avait  fait  dans  diffé- 
rents pays  une  banqueroute  de  plus  de  200  000  livres, 
et  M.  Van  Eyck,  ministre  de  Liège,  qui,  vraisembla- 

1.  On  a  vu  que  la  plupart  de  ces  détails  sont  confirmés  par 
une  lettre  que  madame  Cornelis  écrivit  de  Londres  le  28  juin 
1763  à  Passano.  Voir  plus  haut,  p.  223-2'i4. 

2.  Mcmoirex  de   (îoldoni,  éd.  von  Lœhner,  cliap.  xxxv,  p.    270. 

3.  Ibid. 

4.  L.-T.  Belgrano,  Aneddvti  e  ritratti  casanoi'iaiii. 


GRANDES    DAMES    ET    PECHERESSES.  269 

blement  était  au  courant  de  bien  des  choses,  faisait 
semblant  de  les  ignorer.  En  1756,  la  demoiselle  Pom- 
peati  logeait  rue  Saint-André-des-Arcs,  à  l'hôtel  de 
Hollande.  C'est  là  qu'elle  fut  arrêtée  pour  dettes,  le 
21  mai  1736,  et  mise  au  For-l'Evêque.  Elle  en  sortit 
le  3  juin  suivant,  et  quitta  Paris,  abandonnant  trois 
jeunes  enfants  (deux  filles,  l'une  âgée  de  cinq  ans, 
l'autre  en  nourrice,  et  un  garçon  d'environ  quatre  ans) 
et  au  moins  50  000  livres  de  dettes.  Ainsi  du  moins 
l'assurait  la  femme  Poteau,  revendeuse  à  la  toilette, 
qui  disait  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  cette  vénitienne 
d'environ  trente-six  ans,  petite,  et  qui  chantait  bien  ^ 
Le  2  février  1 767.  l'illustre  milanais  Alexandre  Verri , 
écrivant  de  Londres  à  son  frère  Pierre,  parlait  d'un 
bal  donné  dans  les  magnifiques  salons  d'une  italienne, 
la  dame  Pompeati  -.  Mais  c'est  surtout  sous  le  nom  de 
madame  Gornelis.  rapporté  de  Hollande,  que  Thé- 
rèse Imer  défraya  la  chronique  londonienne,  et  que 
les  recueils  biographiques  anglais  font  l'éloge  de  ses 
talents,  content  son  existence  et  mentionnent  qu'elle 
mourut  en  prison,  oubliée  de  tous,  en  1797.  Ils  sont 
bien  loin,  comme  nous  du  reste,  de  connaître  tous  les 
mystérieux  dessous  de  cette  vie  d'aventurière  et  de 
courtisane. 


1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  242,  f.  445-6.  A  la  fin,  de  la  main  de 
Meusnier  :  «  M.  de  Lesseps,  ministre  à  Bruxelles,  demande  des 
renseignements  à  M.  Berryer  au  sujet  de  la  dame  Pompeati,  qui 
réclame  là-bas  sa  jjrotection  pour  qu'on  surceoye  icy  à  la  vente 
do  ses  prétendus  meubles.  » 

2.  Casati,  Letteie  di  Alcssandro  e  Pietro  Vcrri,  Milan,  1879, 
II,  p.  1»8. 


CHAPITRE  \VI 


LA      FAMILLE 
DE     MADEMOISELLE      CIIARPILLON 


La  Charpillon  !  Ce  nom  évoque  l'épisode  le  plus 
romanesque  peut-être  des  Mémoires,  si  romanesque 
qu'à  en  suivre  les  péripéties,  de  plus  en  plus  étour- 
dissantes, le  lecteur  est  pris  de  doute  et  se  demande 
si  vraiment  Casanova  n'a  pas  ici  passé  la  mesure. 
C'est,  en  deux  mots  — car,  pour  le  récit  complet,  on 
ne  peut  que  renvoyer  aux  Mémoires  eux-mêmes  — , 
l'aventure  d'un  homme  éperdu  de  désir,  à  qui  une 
femme  belle,  mais  perfide,  s'offre,  puis  se  refuse  tour 
à  tour  avec  d'exaspérants  raffinements  de  coquetterie 
et  de  cruauté'. 

L'histoire  se  passe  à   Londres,  mais  c'est  à  Paris, 

1.  Dans  son  livre  sui'  Casanoua  et  son  temps,  M.  Edouard 
Maynial  parait  avoir  montré  que  M.  Pierre  Louys  a  pris  dans 
la  lecture  de  l'épisode  de  la  Charpillon  la  première  idée  de  son 
roman  :  la  Femme  et  le  Pantin. 


LA    FAMILLE    CHARPILLOX.  271 

au  Palais  Marchand,  que  l'aventurier  avait  d'abord 
rencontré  l'héroïne,  fillette  de  treize  ans  déjà  pro- 
vocante, à  qui,  dans  la  boutique  d'un  orfèvre,  il  avait 
offert  une  paire  de  boucles  d'oreilles  de  trois  louis. 
Elle  s'aj)pelait  alors,  du  nom  de  son  père  probable, 
mademoiselle  de  Boulalnvilliers. 

Plus  tard,  lors  de  son  second  séjour  en  France, 
Casanova  eut  de  nouveau  l'occasion  d'entendre  parler 
de  la  jeune  personne  et  de  sa  digne  famille.  Un  certain 
Bolomé,  «  intrigant  genevois  »,  courtier  à  ses  heures, 
lui  acheta  des  bijoux  pour  une  dame  \  Le  marché 
conclu,  Casanova  reçut  en  paiement  deux  lettres  de 
change,  souscrites  par  la  dame  et  par  ses  sœurs. 
Mais  avant  l'éclu^'ance  le  genevois  fit  banqueroute,  et 
les  trois  signataires  des  billets  disparurent.  Quel  ne 
fut  pas  son  étonnement  de  les  retrouver  en  1763  à 
Londres  !  C'étaient  la  grand  mère  et  les  grand'tantes 
de  mademoiselle  Charpillon. 

Le  chevalier  Goudar,  qui  les  connaissait,  se  chargea 
de  renseigner  son  ami  sur  leur  compte.  La  grand'mère, 
Catherine  Brunner,  était  une  bernoise,  qui  avait  pris 
le  nom  d'un  certain  Augspurgher -,  dont  elle  avait 
été  la  maîtresse.   La  mère  de   la  Charpillon  était  la 

1.  David  Bolomay.  horloger  de  son  état,  était  en  réalité  ori- 
ginaire de  Lausanne.  Il  eut,  en  1763-64,  avec  un  bijoutier  pari- 
sien nommé  Diodet,  des  démêlés  assez  graves.  .\u  cours  d'un 
voyage  commercial  en  Russie,  il  fut  emprisonné  à  Lubeck,  à  la 
requête  de  son  adversaire  (Arch.  nat.,  Y  l'i  327.  comm.  Léger, 
3  mars  1764). 

2.  Cette  forme  que  donne  l'édition  SchfUz  (IX,  p.  238-40),  doit 
être  la  bonne.  Anspergcr,  qu'on  trouve  dans  l'édition  Garnier. 
est  une  faute  de  lecture 


272  JACQUK.S    CASANOVA,    VENITIEN. 

cadette  des  quatre  filles  que  cet  honnête  citoyen  lui 
avait  données.  Comme  elle  était  jolie  et  libertine,  elle 
se  conduisit  de  telle  sorte  que  le  gouvernement  l'exila, 
ainsi  que  sa  mère  et  ses  tantes.  Elles  s'établirent  d'abord 
en  Franche-Comté,  où  elles  vécurent  quelque  temps  de 
la  vente  du  baume  de  vie,  et  où  celle  qui  devait  être  la 
Charpillon  vint  au  monde.  La  petite  grandit,  devint 
aguichante.  Aussi  toute  la  famille,  jugeant  que  la  for- 
tune l'attendait  à  Paris,  alla  s'y  établir.  Mais  les  choses 
ne  tournèrent  pas  aussi  bien  qu'on  l'espérait  :  la  fillette 
était  encore  trop  jeune,  le  baume  de  vie  trouvait  peu 
de  chalands,  les  dettes  s'ajoutaient  aux  dettes.  C'est 
alors  que  madame  Augspurgher,  sur  le  conseil  de  son 
ami  Kostaing,  décida  de  transporter  son  commerce  à 
Londres.  \A,  un  compagnon  de  Rostaing,  le  langue- 
docien Caumon,  attirait  chez  elle  des  jeunes  gens 
sans  expérience  pour  les  duper  au  jeu,  tandis  que  la 
Charpillon,  maintenant  en  âge  de  voler  de  ses  propres 
ailes,  cherchait  fortune  dans  les  maisons  de  thé  \ 

Casanova  connaissait  Berne.  Il  savait  même  le 
chemin  de  ces  bains  de  La  Mate-,  où  des  filles  délu- 
rées offraient  aux  visiteurs,  moyennant  une  rétribu- 
tion modeste,  des  divertissements  variés.  Peut-être 
Uose-Élisabeth  Bruimer-Augspurgher,  la  mère  de 
mademoiselle  Charpillon,  avait-elle  commencé  son 
éducation  dans  l'un  de  ces  établissements  dont,  chose 


1.  L'édition  Scliutz  (IX,  238-240)   donne  sur  tout  cela  des  ren- 
seignements plus  complets  qui  sont  utilisés  ici. 

2.  Aujourd'hui  An  der  Matle.  dans  la  partie  basse  de  la  ville, 
sur  les  bords  de  l'Aar. 


LA    FAMILLE    CHARPILLON.  273 

curieuse,  un  français,  le  comte  d'Espinchal,  donne 
dans  son  Journnl  d'émii^ration  une  description  en 
tout  point  semblable  à  celle  de  Casanova  ^  De  fait, 
et  depuis  longtemps,  les  mœurs  bernoises  étaient  fort 
libres,  et  comme  la  ville  regorgeait  de  cabarets,  qui 
étaient  autant  de  lieux  de  débauche,  le  dévergondage 
précoce  y  était  fort  répandu.  Du  reste,  un  rapport  de 

1.   Voici  ce   j^^'ssage,  qui   confirme   si  curieusement  une  page 
des  Mémoires    :   «   25    août    1789...  Je  ne  puis   me   dispenser  de 
parler  des  bains   publics  établis  sur  la  rivière.  Il  y  a  plusieurs 
de  ces   maisons,  voisines    les    unes  des    autres.    Ces   bains    sont 
servis  par  des  femmes.  Lorsque  vous  faites  préparer  votre  bain. 
les  filles  de  la  maison  arrivent  successivement,  cbacune  appor- 
tant quelque  chose,  l'une  du  vin,  l'autre  du  pain,  l'autre  du  fro- 
mage. Celle  qui  parait  vous   plaire  reste  avec  vous,  et,  ne  met- 
tant point  de   borne  à   sa    complaisance,    se    met   sur-le-champ 
dans  le  bain  avec  vous.  Il  s'en  trouve  quelquefois  de  très  jolies. 
Cet  endroit  s'appelle  Lammat.  Il  y  a  quelques  années,  M.  le  duc 
d'Orléans,    accompagné   du  comte   de  Geiilis  et   du  marquis  de 
Fénelon,  ses   dignes   acolytes,   fit  un  tour  en  Suisse.    Il   vint  à 
Berne.  Les  magnifiques  seigneurs   le  reçurent  avec  distinction. 
On  le  promena    par   la  ville.   Toute  la  bonne  compagnie  s'était 
rassemblée   sur  la  plate-forme  pour  le  voir  :    il  s'informe  tout 
haut  et  sans  pudeur  où  est  Lammat  et  laisse  effrontément  tout 
le  monde  pour  se  rendre  publiquement   dans  ce  mauvais  lieu. 
Lorsque  je  fus  en  Suisse  en  1783.  on  me  montra  celle  qui  avait 
servi  aux  plaisirs  du  prince,   et  qu'on  n'appelait  pas  autrement 
que  la  duchesse  de  Chartres  »  (comte  d'Espinchal,  Journal  d't'mi- 
iiration.    publié    par   E.    d'Hauterive,     Paris,     1913,     p.    35-36). 
M.    d'Hauterive   cite    aussi   le    passage   suivant  d'une  lettre  du 
25  août  1783  de  M.  d'Espinchal  à  sa  femme,  où,  à  propos  de  son 
pi'emier  voyage  en  Suisse,  il  parle  aussi  de  ces  fameux  bains  : 
<'    le   bain,   le    déjeuner  et  le  pourboire  du   baigneur   (une  jolie 
bernoise)  payés  avec  un  gros  écu  qui  m'a  valu  les  plus  grands 
remerciements    ».     Sait-on     que     deux     grands  humanistes    du 
Xv"   siècle,    Poggio    Bracciolini    et  Aeneas    Sylvius    Piccolomini 
(lu  futur  pape  Pie  II)  ont  parlé,  en  des  épîtres  très  connues,  de 
cette  liberté  dont  on  usait  de  leur  temps  dans  les  bains  suisses? 
(Cf.   G.    Gugitz,    Casanova   in    der  Schweiz,  dans   Die    Schweiz, 
1904,  9  octobre,  p.  215). 


274  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

police  circonstancié,  daté  du  16  avril  1730,  c'est-à- 
dire  de  l'année  même  oij  notre  Vénitien  arrivait  à 
Paris  avec  son  ami  Balletti,  va  nous  renseigner  sur 
la  conduite  édifiante  que  menait  depuis  quinze  ou 
vingt  ans,  à  Berne  et  à  Paris,  la  mère  de  l'héroïne 
casanovienne.  Ce  rapport,  qui  ne  nous  a  point  paru 
souffrir  de  coupure,  est  de  l'inspecteur  Meusnier, 
que  l'on  interroge  rarement  en  vain  sur  les  femmes 
galantes  de  son  temps,  et  qui,  au  mérite  d'une  infor- 
mation parfaite,  joignait  le  talent  de  savoir  conter, 
non  sans  esprit  et  agrément,  les  pires  turpitudes  ^ 

«  Il  y  a  environ  dix  à  douze  ans  que  Cathe- 
rine Brunner,  ses  trois  sœurs  -  et  sa  fille  vinrent 
demeurer  à  Paris.  Elles  sont  originaires  de  la  ville  de 
Berne  en  Suisse,  de  pauvre  famille,  puisqu'elles  ont 
été  élevées  aux  dépens  des  ahbayes  de  ce  pais,  qui 
sont  à  peu  près  ce  que  sont  icy  les  Enfants  trouvés 
ou  les  Enfants  bleux  ^ 

»  Catherine  Brunner  fut  jolie  et  peu.  cruelle,  elle 
eut  d'un  nommé  Auspourger,  bourgeois  de  ce  paï's  \ 
une  fille  qui  fut  nommée  Rose-Elisabeth  Auspourger. 
Si  sa  mère  eût  été  sage,  elle  eût  fait  sa  fortune,  car, 

1.  P.  d'Estrée,  Un  policier  homnir  de  lettres  {Revue  rétrospec- 
tii'e,  XVII,  1892,  p.  217-276). 

2.  Dans  un  autre  rapport,  non  daté,  où  Thistoire  de  la  damo 
Augspourger  et  des  demoiselles  de  Berne  est  reprise  en  termes 
un  peu  diflérents,  Catherine  Brunner  est  donnée  comme  l'aînée. 

3.  Le  nom  Auspourger  a  été  corrigé  dans  l'interligne,  en 
Augsbourg.  En  marge  :  «  La  demoiselle  Augsbourg  a  eu  pour 
amant  le  nommé  Fontauban,  qui  a  été  pendu  ou  rompu  en 
Flandres.  M.  de  Morliange  les  connaît  toutes  cinq  très  particu- 
lièrement. » 

4.  Bailli  de  Tlsle  Saint-Jean,  d'après  le  second  rapport. 


LA    FAMILLE    CHARPILLON.  211} 

Je  trieur  Auspourger  étant  devenu  veuf  peu  de  temps 
après,  il  l'auroit  indubitablement  épousée  et  légitimé 
sa  fille,  puisqu'il  l'avoit  fait  baptiser  sous  son  nom, 
mais  son  libertinage  empêcha  ce  mariage.  Elle  éleva 
sa  fille  dans  le  même  train  de  vie,  et  on  pourroit  dire 
d'elle  ce  que  Cilbcridc  dit  en  commençant  son  his- 
toire qu'elle  ne  sest jamais  connue  p 

»  En  effet,  à  peine  pouvait-elle  bégayer  qu'elle  fut 
corrompue.  Les  cabarets  de  l'Ours,  de  l'Etoile,  du 
Sauvage  et  de  la  Clef  d'or  à  Berne  et  des  environs 
furent  les  temples  oii  les  prémices  de  cette  jeune  vic- 
îime  furent  immolés  à  \énus.  Sous  les  yeux  de  sa 
mère  et  sous  sa  conduite,  elle  fit  de  sy  grans  progrès 
et  choisissoit  sv  peu  son  monde,  qu'elle  était  à  qua- 
torze ans  le  reste  des  palfreniers  et  des  laquais  de  la 
ville. 

»  Le  gouvernement  helvétique  ayant  appris  qu'on 
ne   les  qualifioit   plus  que  du  titre  de  chounen,  en 

françois  p ,  leur  ordonna   de  sortir  de  la  ville  et 

offrit  de  payer  les  frais  de  leur  voyage  \  Ce  fut  un 
M.  Artaud,  ponr  lors  commis  du  sieur  Planchaud, 
banquier  de  la  régence  de  Berne,  qui  païa  de  poste 
en  poste  ce  qu'il  en  coûta  pour  leur  voyage.  Cet 
Artaud  est  maintenant  banquier  à  Paris,  rue  Plâtrière. 

»  Quoique  Catherine  Brunner,  mère  de  notre 
héroïne,  eut  eu  soin  de  répandre  dans  Berne  qu'elle 
n'alloit  à  Paris  que  pour  recueillir  une  succession 
d'un  docteur    Brunner,  fort  connu   dans  cette  ville, 

1.  Le  conseil  de  la  Régence  donna    100  écus   pour  le  voyage 
jusqu'à  Besançon  (second  rapport). 


27  6  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

dont  le  fils,  surnommé  le  médecin  Suisse,  demeure 
encore  à  la  Grange-Batelière,  tout  le  monde  scait  qu  elle 
ne  lui  est  point  alliée,  et  qu'elle  vint  demeurer  chez  une 
certaine  dame  de  Colignj,  rue  Pagevin.  dans  la  mai- 
son d'un  cordonnier,  en  chambres  garnies,  où  elle 
mit  en  étalage  les  charmes  de  sa  fdle  et  le  reste  des 
siens,  qui  commençoient  dès  lors  à  être  grandement 
surannés.  C'étoit  Julie  Brunner,  tante  de  la  demoi- 
selle Auspourger,  qui  cherchoit  les  chalans.  Ln  des 
plus  considérables  fut  le  prince  de  Lichtenstein,  alors 
ambassadeur  de  l'Empereur,  qui  devint  amoureux 
de  la  demoiselle  Augsbourg.  On  lui  fit  valoir  la 
chose,  et  il  paya  en  ambassadeur  le  reste  des  palfre- 

niers  de  Berne  sur  le  pied  d'un  p tout  neuf.  Les 

choses  furent  cependant  mises  sur  le  bon  ton.  Appa- 
remment qu'il  ne  s'aperçut  pas  de  la  fraude,  car  il  la 
mit  dans  ses  meubles  et  luy  ht  une  pension  hon- 
nête. Mais,  s'étant  apperçu  qu'elle  ne  se  contentoit 
pas  d'un  ordinaire,  et  qu'elle  luydonnoit  des  adjoints, 
il  l'abandonna.  Comme  elles n'avoient  rien  économisé, 
elles  furent  bientôt  obligées  de  se  plier  à  la  nécessité, 
et  tout,  sans  distinction  de  qualité  ny  de  pais,  fut 
admis  chés  elles. 

»  La  mère,  de  son  côté,  née  laborieuse,  faisait  son 
possible  pour  seconder  Rose-Élisabeth  Augsbourg.  sa 
fille.  Un  certain  juif,  dont  on  ne  dit  pas  le  nom. 
croyant  sans  doute  être  dans  le  païs  de  Canaan,  fou- 
ragea  comme  en  terre  ennemie  et  grossoya  la  mère 
et  la  fille,  qui  accouchèrent  dans  la  même  chambre, 
et  à  quinze  jours  près  l'une  de  l'autre. 


LA    FAMILLE    CHARl'lLLON.  277 

))  Il  serait  difficile  de  nombrer  icy  ceux  à  qui  elles 
distribuèrent  leurs  faveurs,  mais  comme  il  en  est  de 
difierens  genres,  plusieurs  s'en  plaignirent  par  la 
suitte.  M.  d'Erlac,  officier  suisse,  est  un  de  ceux  qui 
a  le  plus  de  droit  de  se  plaindre,  car  il  est,  dit-on, 
dans  un  état  à  ne  pouvoir  jamais  espérer  de  guérison. 
Il  y  a  quelque  temps  qu'elles  eurent  une  afîaire  avec 
le  chevalier  Destonts,  capitaine  dans  le  régiment  de 
Conty.  Indépendamment  des  menus  frais  qu'il  avoit 
fait  chés  elles,  il  leur  prêta  manuellement  500  livres, 
dont  il  retira  cedulle.  Sa  passion  éteinte,  il  redemanda 
les  500  livres.  On  voulut  éluder,  mais  comme  il 
était  nanti  et  plus  que  satisfait,  il  les  traduisit  en 
justice.  Ce  fut  pour  se  garantir  de  ses  poursuites,  ou 
plutôt  pour  se  venger,  qu'elles  l'accusèrent  d'avoir 
mal  parlé  du  roy,  de  ses  ministres  et  du  gouverne- 
ment. Leurs  raisons  ne  furent  cependant  point 
écoutées.  Il  fallut  payer.  C'est  ce  qui  les  fâcha  le 
plus. 

»  M.  de  Berchiny  les  a  fréquentées  pendant  quel- 
que tems,  ainsi  que  les  sieurs  d'Haï  vil.  officier  aux 
gardes  suisses,  PhifFer,  Pelitbois  et  Blammer,  maitre 
de  mathématiques,  mais  tout  cela  est  disparu.  Elles 
donnent  maintenant  dans  l'avanture. 

»  Elles  demeurent  toutes  cinq  ensemble  rue  et 
Porte  Saint-IIonoré.  dans  la  maison  du  sieur  de 
Plancy.  La  demoiselle  Auspoiirger  est  âgée  de  28  à 
30  ans,  grande^  bien  faite,  brune,  de  beaux  yeux 
noirs  bien  fendus,  et,  à  l'exception  du  rouge  et  du  blanc 
qu'elle  met  en  quantité  et  des  boutons  et  tumeurs  qui 

16 


278  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

ornent  son  visage,  elle  seroit  assez  ragoûtante.  Ses 
tantes  et  sa  mère  sont  à  peu  près,  à  quelques  années 
de  différence,  âgées  de  quarante  à  quarante-huit  ans. 

»  Soit  par  jalousie  de  métier  ou  pour  se  rendre 
nécessaires,  elles  présentèrent  à  M.  Laurent,  pour 
remettre  à  M.  Berryer,  une  liste  de  plusieurs  femmes, 
qu'elles  accusoient  de  mal  vivre.  Voicy  à  peu  près 
les  noms  des  principales  :  la  princesse  de  Montbé- 
liard,  la  comtesse  de  Mégrigny,  les  demoiselles  Gau- 
thier, Pichard,  Legrand,  Pelissier,  Le  More,  Ville- 
neuve, Vitry,  Dubreuil  et  Vareine,  dont  elles  ont 
fait  les  portraits  avec  des  couleurs  qui  ne  leur  sont 
point  favorables  ^  » 

Ln  autre  rapport,  non  daté  celui-là  et  rédigé 
sous  une  forme  un  peu  différente,  ajoute  quelques 
traits  à  ce  tableau  peu  flatteur.  Ces  femmes,  disait 
l'auteur,  «  se  donnent  des  airs  de  duchesse.  Elles 
curent  l'impudence  de  se  dire  de  la  famille  du 
prince  de  Nassau  d'Orange,  stathouder  de  Hollande  ; 
elles  ont  attrapé  quantité  de  personnes  sous  cet  air  de 
noblesse  ».  —  «  Dangereuses  femelles,  ajoutait-il, 
tissu  abominable  de  calomnie  et  de  mensonge-.  » 

Il  y  a  enfin  dans  le  petit,  mais  édifiant  dossier 
des  Archives  de  la  Bastille,  une  lettre,  dont  l'auteur 
paraît  être  un  M.  de  Thormann,  compatriote  de 
mademoiselle  Augspurgher.  Il  avait  fait  sa  connais- 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  238,  fol.  306-309,  rapp.  de  Mcusnier, 
du  16  avril  1750.  En  t("'te  de  ce  rapport,  et  en  marge,  on  lit  : 
<i  Etrangers  (barre).  La  demoiselle  Auspourger  (barré  ci  remplacé 
par  Auffsbourg),  rue  et  Porte  Saint-Honoré.  » 

2.  Ibid.,  fol.  312-315. 


LA    FAMILLE    CHARPILLON.  279 

sauce  à   Paris   en   février  17S0,   et  s'était  pris   pour 
elle   d'une  passion   folle,   si  bien  que,   faisant  litière 
des  préjugés  et  des  scrupules,  il  la  mit  dans  la  con- 
fidence de  bien  singuliers  projets.  Il  s'agissait,  d'abord 
de  se  procurer  quelque  argent  par  des  billets  ou  par 
le  jeu,  puis  l'on  s'en  irait  ensemble.    «   Si  j'ai  mon 
brevet  de  colonel,  je  quitterai  à  la  fin   de  cet  hiver 
le  service,  car,  avec  l'argent  que  nous  aurons  et  qui 
ne  nous  manquera  pas,  si  nous  nous  sommes  fidèles 
et  discrets,  nous  pourrons  quelquefois,  vous,  une  de 
vos  tantes,  madame  et  moi,  faire  de  temps  en  temps 
d'agréables  parties  dans  toutes  les  cours  d'Europe... 
Vous   aurez   des  esclaves   qui    vous    payeront  tribut 
sans   qu'ils  y  pensent...  et  nous  rirons  aux  dépens 
d'autrui...  La  bonne  mère,   avec  l'autre  tante,  joui- 
ront paisiblement  des  douceurs  que  leur  procurera 
notre  industrie.  Je  parle  toutes  les  langues  des  pays  où 
nous  pourrions  aller  de  temps  à  autre,  et  suis  quasi 
connu  à  foules  les  cours.  Votre  esprit,  beauté,  agré- 
ment, l'air  doux  et  innocent  de  l'autre  inspireront  con- 
fiance. Et  quand  il  devrait  coûter  la  dernière  chemise, 
il  ne  la  faut  jamais  estimer  pour  faire  fortune  '.  » 

Gabriel  de  Thormann  avait  trente  ans  environ  et 
se  donnait  pour  capitaine  suisse  au  service  de  la 
République  de  Hollande,  C'était  un  jeune  écervelé, 
fort  adonné  aux  plaisirs.  Il  avait  fait,  quelques  années 
auparavant,  un  petit  séjour  à  la  Bastille.  Pour  le 
moment,  il    était  libre,   mais   surveillé,  et  changeait 

1.    Arch.   de   la    Bastille,   10  238,  fol.   310-311,  Au    dos    on  lit  : 
M.  Thormann,  madame  Colig-ny. 


280      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

souvent  de  logis  pour  échapper  aux  visites  nocturnes 
de  la  police  ^ 

Il  ne  semble  pas  que,  pour  cette  fois,  la  belle  ber- 
noise se  soit  laisse  convaincre  de  lier  son  sort  à  celui 
du  jeune  et  entreprenant  Thormann.  Aussi,  c'était  être 
bien  naïf  que  de  s'imaginer  apprendre  quelque  chose 
à  mademoiselle  Augspurgher,  à  sa  bonne  mère  et  à 
ses  honnêtes  tantes.  Ce  beau  programme,  elles 
l'avaient  déjà  parfaitement  rempli,  à  Paris  comme  à 
Berne.  Et  quand,  en  1763,  Casanova  les  retrouva  en 
Angleterre,  elles  n'en  avaient  point  changé.  Peut-être 
seulement  avaient-elles  acquis  un  peu  plus  d'expé- 
rience. 

On  sait  la  suite  :  la  rencontre  à  Londres,  la  passion 
de  Casanova  pour  la  dernière  venue  de  la  famille, 
belle  fille  aux  longs  et  abondants  cheveux  châtain 
clair,  aux  yeux  bleus,  aux  formes  parfaites,  les  roueries 
de  la  coquine,  les  bassesses  et  les  fureurs  de  l'amou- 
reux berné  et  bafoué  :  émotions  si  violentes  pour 
l'aventurier,  dates  si  caractéristiques,  que  plus  tard, 
en  écrivant  ses  Mémoires,  il  fera  commencer  à  cette 
époque  la  mauvaise  période  de  sa  vie. 

A  Dux,  parmi  les  papiers  de  Casanova,  il  y  a  une 
sorte  de  mémoire  en  français,  oîi  notre  héros,  mis 
en  prison  à  Londres  à  la  requête  de  Rostaing,  le 
prétendu  père  de  la  Charpillon,  sous  l'inculpation  de 

1.  Arcli.  de  la  Bastille,  10  293,  9  mars  1750,  dossier  ïhormond. 
Cf.  une  lettre  de  M.  d'Argenson  à  M.  de  Marville,  d'août  1745.  Le 
sieur  Thormann,  père,  ayant  envoyé  à  son  fils  une  lettre  de 
change  de  300  livres  pour  faciliter  son  retour  à  Berne,  le  sieur 
Thormann  fils  fut  élargi  le  23  août  {ibid.,  11  579). 


LA    FAMILLE    CHARPILLOX.  281 

menaces  de  mort  proférées  par  lui  contre  toute  la 
famille,  explique  leurs  «  manèges  d'infamies  ».  La 
demoiselle  «  Ausberg»,  dit-il,  a  dix-sept  ans,  elle  n'a 
à  Londres  aucun  caractère;  elle  est  la  maîtresse, 
tantôt  de  l'un,  tantôt  de  l'autre,  et  gagne  ainsi  de 
quoi  entretenir  sa  mère,  sa  grand'mère  et  son  soi- 
disant  père^  Il  y  a  aussi  deux  courts  billets  de 
«  Mariane  de  Charpillon  »  à  «  monsieur  de  Seingal  », 
à  Londres-.  Le  français  et  l'orthographe  en  sont  éga- 
lement pitoyables,  mais  Casanova  a  bien  fait  de  ne  les 
point  jeter  au  feu,  car  ils  permettent  d'affirmer  que  le 
récit,  probablement  enjolivé  cependant,  àe?,  Mémoires, 
repose  sur  un  fond  de  vérité.  De  plus,  ils  sont  de 
même  écriture  et  de  même  style  qu'une  centaine  de 
lettres  adressées  de  1773  à  1777  par  Marie-Anne- 
Geneviève  Charpillon,  ou  Gharpillion,  à  son  amant, 
le  célèbre  polémiste  et  homme  d'Etat  John  Wilkes^. 
Celui-ci  justement  connaissait  notre  aventurier, 
comme  le  prouve  la  lettre  suivante,  adressée  par 
Wilkes,  en  octobre  1767,  à  François  Casanova,  le 
peintre  : 

1.  Publié  par  Ravà,  Letterc  di  chmnc,  p.  110-111.  Ce  mémoire 
fut  écrit  six  mois  après  l'arrivée  de  Casanova  à  Londres,  par 
conséquent,  semble-t-il,  en  décembre  1763.  Il  y  parle  des  lettres 
de  change,  de  l'avocat  Withead.  qui,  sur  sa  plainte,  fit  mettre 
la  bande  sous  les  verrous,  du  procès  qui  s'ensuivit  et  de  son 
propre  emprisonnement.  Il  y  a  là  les  éléments  d'une  curieuse 
recherche  d'archives  qui,  je  crois,  n'a  pas  été  faite. 

2.  Publiés  par  A.  Ravà,  Letterc  di  donne,  p.  112. 

3.  H.  Bleackley,  Casanova  in  England.  La  Charpillon  {Notes 
and  Queries,  IP  série,  t.  V,  p.  484-5).  M.  Bleackley  prépare  un 
ouvrage,  qui  paraîtra  prochainement,  sur  John  Wilkes. 

16. 


282      JACQUES  CASANOVA,  VENITIKX. 

«  A  Longchanip,  ce  vendredi  i5  octobre. 

))  Je  suis  très  sensible,  mon  cher  compatriote,  à 
toute  la  politesse  et  l'amitié  de  votre  lettre  et  aux 
sentimens  favorables  dont  monsieur  votre  frère  veut 
bien  m'honorer.  Je  serai  charmé  de  faire  sa  connais- 
sance sous  vos  auspices.  Si  vous  n'avez  pas  pris 
d'engagement  pour  aujourd'hui  en  huit,  le  23,  ni 
votre  aimable  femme,  nous  comptons,  mademoiselle 
Wilkes  et  moi,  de  nous  retirer  ce  jour  là  dans  nos 
quartiers  d'hyver,  et  nous  commencerons  bien  l'hyver 
en  vous  faisant  notre  cour  et  en  mangeant  votre  soupe. 

»  Mademoiselle  Wilkes  embrasse  madame  Casa- 
nova, et  je  vous  prie  de  l'assurer  de  beaucoup  de 
respect  de  ma  part.  Je  vous  prie  de  me  faire  un  petit 
mot  de  réponse  à  la  rue  des  Saints-Pères. 

»  Bonjour,  mon  cher  ami*.  » 

N'est-il  pas  singulier  de  voir  Jacques  Casanova  et 
John  Wilkes,  ces  deux  hommes  également  extraor- 
dinaires par  l'originalité  de  leur  esprit  et  l'agitation 
de  leur  vie,  pris  au  même  piège? 

1.  Arch.  de  Dux,  adresse  :  Monsieur,  Monsieur  Casanova, 
rue  des  Amandiers,  Fauxbourg  Saint-Antoine.  C'est  là,  comme 
on  l'a  vu,  qu'habitait  François  Casanova  à  celte  époque.  La 
date  du  15  est  un  petit  lapsus;  le  23  octobre  1767  était  bien 
un  vendredi;  le  vendredi  précédent  était  donc  le  1(5.  John 
Wilkes  demeurait  bien  rue  des  Saints-Pères  (lettre  à  M.  Almon, 
dans  Vie  de  John  Wilkes,  par  J.  Almon,  III.  170);  il  regagna 
l'Angleterre  le  mois  suivant.  Mademoiselle  Wilkes  était  miss 
Mary,  fille  unique  du  proscrit.  Quant  à  l'écriture  de  cette  lettre, 
M.  II.  Blcackley  a  bien  voulu  m'assurer,  sur  le  vu  d'une  photo- 
graphie, que  c'était  celle  de  John  Wilkes. 


CHAPITRE   XMI 


ANGELIQUE      L  A  JI  B  E  R  T  I  M      El      I.  E     TRIPOT 
DE     LA     RUE     CHRISTINE, 


C'était  un  drôle  de  corps  que  le  jeune  comte 
Tiretta,  de  ïrévise,  l'un  des  plus  joyeux  compagnons 
de  la  riche  galerie  casanovienne.  Jovial  et  vigoureux 
garçon,  capable  avec  les  femmes  de  toutes  les  audaces 
et  de  toutes  les  complaisances,  il  traverse  les 
Mémoires  en  page  effronté,  et  son  histoire  fait 
songer  aux  contes  les  plus  gaillards  de  Boccace. 
Ayant  dû  quitter  son  pays  à  la  suite  d'assez  graves 
fredaines,  il  vécut  sans  doute  obscurément  à  Paris,  se 
contentant  de  la  gloire  d'alcôve;  aussi  ne  savons- 
nous  rien  de  lui  pour  l'époque  où  Casanova  le  ren- 
contra'. Mais  sur  la  dernière  partie  de  son  errante 
carrière  on  est  beaucoup   mieux  fixé,   et  la  vocation 

1.  Dans  une   note  conservée  à  Dux,  Casanova  dit  que  Tiretta 
fut  obligé  de  partir  de  Paris  à  cause  d'un  duel. 


284  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

qui  le  prit  un  beau  jour  d'aller  tenter  fortune  au 
Bengale  n'est  pas  une  invention  de  son  compatriote. 
A  Calcutta,  où  —  qui  le  croirait?  —  un  «  bazar  » 
porte  encore  son  nom,  Edoardo  Tiretta  remplit  fort 
longtemps,  avec  succès  et  profit,  les  fonctions  d'ar- 
chitecte et  d'inspecteur  des  bâtiments  \  En  1793, 
étant  déjà  sur  le  retour,  il  s'éprit  d'une  jeune  orphe- 
line, fille  d'un  officier  français,  le  comte  de  Carrion, 
et  l'épousa,  bien  qu'elle  eût  dix-sept  ans  à  peine. 
Mais  madame  Tiretta  mourut  en  couches  l'année  sui- 
vante. En  1802,  Tiretta  sollicita  sa  mise  à  la  retraite, 
et  une  pension  lui  fut  allouée.  Il  retourna  dans  sa 
patrie,  et  mourut  vraisemblablement  à  Trévise.  vers 
le  mois  de  mars  1809  -. 

A  Paris,  en  17o8,  la  société  d'honnêtes  italiens, 
dont  Casanova  et  le  comte  Tiretta  faisaient  partie,  se 
réunissait  volontiers  chez  une  de  leurs  compatriotes, 

1.  P.  Zagiu'i  écrivait  de  Venise,  le  12  mai  1792,  à  Casanova  : 
'I  11  Tiretta  di  Treviso  è  ancora  nelle  Indie,  ed  è  molto  ricco; 
promette  di  tornare,  ma  non  si  risolve  »  (P.  Molmenti,  Letterc 
di  I'.  Zaguri  a  G.  Casanova,  1911,  p.  74). 

2.  Busteed,  Eclwes  from  old  Calcuila,  4"  édition,  p.  93,  212, 
341  ;  Blechynden,  Calcutta  :  pasl  and  ///esent,  p.  176;  Derozario. 
The  complète  monumental  register,  1815,  p.  148;  H.-E.-A.  Cotton, 
Calcutta,  old  an  «en',  1907,  p.  349-50,  566;  archives  des  Indes,  à 
Londres,  documents  des  29  nov.  1780,  3  août  1802,  28  février  1803, 
obligeamment  communiqués  par  miss  F.-E.  Graves.  Voici  le 
texte  de  l'épitaphe  de  la  femme  d'Edoardo  Tiretta,  telle  qu'elle 
est  donnée  par  Derozario  :  «  Hic  jacet  Angelica  de  Carrion. 
Edwardi  Tiretta  Tarvisini  uxor  dilectissima,  quam  tertio  die 
post  pignus  amoris  datuni  mors  eripuit  xv  junii  MDCCXCVI  et 
a;tatis  suae  W'III.  Hoc  niarmor  mcmoria;  sacrum  posuit  conjux 
niserens.  »  La  famille  Tiretta,  originaire  do  Trcijaseleghe,  était 
de  vieille  noblesse,  ainsi  qu'a  bien  voulu  nous  le  faire  savoir 
M.  \,  Marchesan. 


LE    TRIPOT    DE    LA    RIE    CHRISTINE.  283 

qui  donnait  à  jouer  dans  une  maison  de  la  rue  Chris- 
tine, madame  de  Laml)crtini.  Franche  aventurière, 
dit  Casanova.  Ce  n'est  pas  une  calomnie. 

Angélique  Lamberti,  ou  Lambertini,  qui,  à  la  faveur 
de  son  nom.  se  disait  nièce  du  pape  Benoît  XI\  S  — 
détail  qui  se  retrouve  aussi  dans  les  Mémoires  — 
était  née  à  Montefiori,  au  duché  de  Alodène.  Elle 
avait  été  mariée  à  Mcolas  Gouvenel,  dit  aussi  le  mar- 
quis de  Gouvenel,  lorrain,  officier  du  grand-duc  de 
Toscane,  puis,  semble-t-il,  capitaine  au  service  de 
l'Empereur  dans  le  régiment  Pallavicini.  C'était  une 
locataire  peu  tranquille.  Chez  elle  on  entendait  sou- 
vent, dit  un  témoin,  des  disputes  violentes;  des  visi- 
teurs mal  embouchés  y  échangeaient  les  invectives 
les  plus  crues.  Bref,  —  c'est  Antoine-Gaspard-Jacques 
Tranquillin  Nardony  de  Romanis,  gentilhomme 
romain,  ancien  officier  des  troupes  de  la  reine  de 
Hongrie,  qui  parle  — ,  «  les  honnêtes  gens  ne 
venaient  pas  dans  un  mauvais  lieu  comme  celui-là-  ». 

Depuis  quand  la  Lambertini  se  trouvait-elle  à 
Paris?  Nul  ne  le  savait  au  juste.  S'il  faut  en  croire 
les  inspecteurs  de  police  qui  avaient  l'œil  sur  l'ita- 
lienne, cette  femme,  dont  on  s'expliquait  mal  les 
succès  galants,  car  elle  était  petite,  maigre,  noiraude, 
laide  et  sèche,  roulait  à  Paris  depuis  douze  ans.  Elle 
n'était  point  en  odeur  de  sainteté  auprès  du  curé  de 

1.  Prosper  Lambertini,  élu  pape  le  17  août  1740. 

'1.  Arch.  nat.,  Y  12  154,  comm.  Cadot,  plainte  et  information 
des  24  et  25  mars  1751:  Y  14  973  et  14  974,  comm.  Duruisseau, 
plainte  et  information  des  5  et  6  décembre  1757  et  du  24  jan- 
vier 1758.  Angélique  Lambertini  se  donnait  alors  trente  ans. 


286  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN, 

Saint-André-des-Arcs,  qui  s'alarmait  de  voir  sa  liber- 
tine de  paroissienne  attirer  chez  elle  —  le  diable  savait 
pourquoi  —  tous  les  jeunes  gens  de  Paris.  M.  Gaze, 
fermier  général,  M.  Dumay  le  fils,  président  à  la 
Chambre  des  Comptes,  M.  Bergeret,  fils  du  fermier 
général,  tous  gens  de  finance  opulents  ou  bourgeois 
fort  à  leur  aise,  passaient  pour  s'être  fait  gruger  par 
elle,  et  un  riche  anglais,  M.  Dormer  de  Richmond, 
qui  couchait  souvent  rue  Christine,  y  laissait  beaucoup 
d'argent.  Un  bon  ami  de  Casanova,  le  danseur  Vin- 
cent Campioni,  qui  se  donnait  pour  un  seigneur  ita- 
lien, mais  qui  en  réalité  tirait  du  jeu,  où  il  s'enteadait 
à  corriger  la  fortune,  le  plus  clair  de  ses  ressources, 
lui  servait  à  la  fois  de  rabatteur  et  de  protecteur. 
Tous  deux  cherchaient  des  dupes  pour  la  nuit.  Le 
comte  de  Beaurepos,  mousquetaire  du  roi  et  gentil- 
homme du  prince  de  Condé,  eut  un  jour  l'impru- 
dence d'y  aller  dîner  et  jouer  au  pharaon.  Il  perdit 
près  de  cent  louis,  empochés  par  le  soi-disant  comte 
italien.  Le  lieutenant  de  police,  mis  au  courant, 
sollicita  contre  Campioni  un  ordre  du  roi,  et,  le 
7  jviin  1751,  l'inspecteur  des  jeux  Chassaigne  lui 
intimait  l'ordre  de  sortir  au  plus  tôt  du  royaume. 
Dans  son  rapport,  le  policier  jugeait  sans  ménage- 
ments les  deux  complices  :  l'un,  disait-il,  est  fait 
pour  Bicêtre.  et  l'autre  pour  l'IlùpitaP. 

A  l'époque  où  Casanova  connut  la  Lambertini,  sous 
les  auspices  de  l'abbé  de  La  Goste,   il  vit  chez  elle 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  11  740. 


LE    TRIPOT    DE    LA    RUE    CHRISTINE.  287 

un  nommé  Lenoir,  son  amant  en  titre.  Et  en  effet, 
M.  Lenoir,  payeur  des  rentes  de  l'Hôtel  de  Ville, 
demeurant  rue  Tiquetonne,  entretenait,  non  sans  géné- 
rosité, paraît-il,  la  prétendue  nièce  du  pape,  tandis 
que  le  sieur  de  la  Fargue  ou  des  Fargues,  mousque- 
taire, remplissait  auprès  d'elle  l'emploi  de  greluchon  ^ 
Parmi  les  gens  qu'on  rencontrait,  sinon  chez  la 
Lambertini,  du  moins  chez  ses  amies,  Casanova 
nomme  aussi  l'abbé  Desforges.  C'était  un  singulier 
songe-creux  que  ce  chanoine  d'Etampes,  et  qui  n'eût 
pas  déparé  la  collection  des  hôtes  habituels  de  ce 
logis.  Pour  avoir  publié  un  ouvrage  hardi  sur  les 
Avanta"es  du  inariaiie,  et  combien  il  est  nèces- 
saire  et  salutaire  aux  prêtres  et  aux  èvêques  de  ce 
temps-ci  d'épouser  une  fille  chrétienne,  il  fut  mis 
à  la  Bastille,  le  26  septembre  1738.  Il  en  sortit  peu 
de  mois  après,  le  9  mai  1739,  mal  guéri  des  idées 
aventureuses  qui  continuaient  à  bouillonner  dans  sa 
cervelle,  ^e  prétendit-il  pas,  en  1772,  avoir  trouvé 
une  machine  pour  «  voyager  dans  les  airs  »  ?  C'était 
une  gondole  d'osier,  enduite  de  plumes,  et  surmontée 
d'un  parasol  de  plumes,  poétique  et  fragile  appareil 
dans  lequel  Jacques  Desforges  prit  place  un  jour, 
armé  de  deux  longues  rames  empennées.  Faut-il 
ajouter  que  les  expériences  s'arrêtèrent  au  premier 
essai,  dont,  par  bonheur,  l'abbé  se  tira  sans  trop  grand 
dommage-? 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  242,  fol.  23-37  (rapports  du  22  octo- 
bre 1749,  du  23  janvier  1750,  des  8  février,  3  mars  1751,  des  14 
et  15  avril  1752  et  du  14  juin  1753).  Cf.  Capon,  p.  174-175. 

2.  Arch.  de  la  Bastille,  11  993;  Corresp.  de  Grimm  et  Diderot, 


288  JACQUES    CASAN(3VA,    VENITIEN. 

Mais  voici  que  Casanova  lui-même  entre  en  scène. 
Un  jour  —  c'était  en  1757  —  un  petit  boutiquier  de 
la  rue  Contrescarpe,  au  coin  de  la  rue  Dauphine,  se 
vit  dérober  quelques  objets,  vêtements,  galons  d'or  et 
d  argent,  pièces  de  mousseline.  \ite  il  prévint  la 
police,  et  le  voleur  fut  pincé.  C'était  un  italien, 
Raymond  Régnier,  ou  Reynier,  trente-sept  ans,  de 
Mantoue,  fils  unique,  à  ce  qu'il  dit,  d'un  père  fort  à 
son  aise.  Il  se  trouva  que  Régnier  et  sa  femme,  ou  sa 
maîtresse,  Matliidc  Berterzoni.  connaissaient  la  Lam- 
bertini,  et  que  celle-ci  leur  avait  acbeté  quelques-unes 
des  marchandises  dérobées.  La  dame  de  la  rue  Chris- 
tine fut  donc  priée  de  s'expliquer,  et  quand  le  com- 
missaire lui  demanda  comment  elle  était  entrée  en 
relations  avec  un  couple  aussi  peu  recommandable, 
elle  répondit  que  c'était  par  l'intermédiaire  du  sieur 
Dessentis  —  le  Santis  des  Mémoires.  —  Quant  au 
Mantouan,  interrogé  sur  ses  relations  parisiennes,  il 
dit  qu'il  connaissait  les  sieurs  Ca/enove  et  de  Santis. 
Régnier,  convaincu  de  vol  par  l'enquête  et  par  la 
perquisition  faite  à  son  domicile,  soupçonné  en  outre 
de  filouter  au  jeu,  fut  envoyé  au  Grand-Chàtelet. 
«  Cazenove  »  ne  paraît  pas  avoir  été  inquiété,  et  sans 
doute  n'était-il  coupable,  en  l'espèce,  que  de  mal 
choisir  ses  amis\ 

Tout  cela  n'était  pas  fort  glorieux  pour  la  prétendue 

éd.  Tourneux,  IV,  p.  60,  X,  p.  GO;  Intermcdiaire,  XII,  1879, 
passim;  Funck-Brentano,  Lettres  de  Cachet;  Capon,  Casanora 
à  Paris,  p.  205-206. 

1.  Arch.  nat.,  Y  10  771,  comm.  Leblanc,  pièces  des  28,  29, 
30  juillet  et  3  août  1757.  Cf.  Arch.  de  la  Bastille,  11  974. 


LE    TRIPOT    DE    LA    RUE    CHRISTINE.  289 

nièce  du  pape.  Au  temps  où  Casanova  terminait  son 
second  séjour  à  Paris,  elle  fut  mêlée  pourtant  à  une 
autre  fâcheuse  histoire,  dont  il  se  peut  que  l'aven- 
tui'ier,  alors  fort  occupé  lui-même  avec  la  police, 
n'ait  pas  eu  connaissance,  dont  en  tout  cas  il  n'a  pas 
soufflé  mot.  Ln  soir  du  mois  d'août  1759,  on 
trouva  sur  la  Butte  Montparnasse  un  jeune  homme 
nommé  Royer,  avocat,  fils  d'un  receveur  des  tailles 
d'Amboise,  gisant  à  terre,  la  poitrine  percée  d'un 
coup  d'épée,  et  respirant  à  peine.  Le  pauvre  diable 
en  mourut.  L'enquête  montra  qu'il  fréquentait  assi- 
dûment rue  Christine  et  passait  pour  avoir  le  dessein 
d'épouser  la  Lambertini.  Un  sieur  Claude  Leblef, 
de  Metz,  marchait  sur  ses  brisées,  d'où  haine  mor- 
telle, suivie  de  duel,  entre  les  deux  étourdis.  Le 
28  août,  la  Lambertini  fut  arrêtée  rue  Christine  et  con- 
duite au  Grand-Châtelet.  Elle  allégua  pour  sa  défense 
qu'elle  ne  pouvait  prévoir  les  funestes  conséquences 
d'une  passion,  dont  elle  était  l'objet  bien  innocent,  et 
Bergeret.  receveur  des  finances,  se  porta  garant  de  la 
conduite  de  son  amie  depuis  dix  ans.  Leblef,  le 
meurtrier,  fut  mis  en  prison,  d'où,  en  juillet  17G1, 
des  lettres  de  rémission  le  délivrèrent  ^  Une  vingtaine 
de  jours  après  l'aventure,  Angélique  Lambertini  avait 
été  mise  en  liberté  -. 


1.  Arch.  nat.,  X^i^  1  026,  16  juillet  1761. 

2.  Arcli.  de  la  Préfecture  de  police,  registre  d'écrou  du  Grand- 
Châtelet.  Sur  cette  afifaire,  voir  Arch.  nat.,  Y  11  .576,  comm. 
Chenu,  pièces  des  27,  28,  29  août  1759.  Cf.  Arch.  de  la  Bastille, 
12  041.  En  août  et  en  septembre,  le  commissaire  Roland  fit  plu- 
sieurs   enquêtes    sur  la    mort   de    Royer,    mais   ces   documents 

17 


290  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

On  voit  quelle  femme  était  cette  italienne  et  quelle 
société  de  fripons  ou  de  naïfs  évoluait  autour  d'elle. 
Quand,  après  cela,  Casanova  vient  conter  qu'il 
rencontra  dans  son  tripot  une  chaste  et  pure  colombe, 
fraîche  émoulue  de  son  couvent,  appartenant  à  la  plus 
honorable  noblesse  de  robe,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  soupçonner,  ou  qu'il  a  voulu  nous  en  imposer,  ou 
qu'on  lui  en  a  fait  accroire. 

La  belle  mademoiselle  de  La  Meure,  qu'il  appelle 
aussi  Thérèse  —  est-ce  pour  elle  qu'il  composa  ce 
poème  en  prose,  intitulé  Pour  les  beaux  cheifeiij:  de 
Thérèse,  que  l'on  a  retrouvé  dans  les  papiers  de  Dux'? 
—  était,  dit-il.  la  fdle  d'un  conseiller  au  Parlement 
de  Rouen,  qui  avait  joui  en  son  vivant  d'une  grande 
réputation.  Malheureusement,  l'examen  des  listes, 
fort  consciencieuses,  que  l'on  possède  des  membres 
du  Parlement  de  Normandie  ne  permet  pas  de  penser 
que  cette  affirmation  soit  exacte^.  Ce  n'est  pas  assez, 
certainement,  pour  taxer  sur  ce  point  Casanova  de 
mensonge,  car  il  a  pu  se  tromper,  sans  penser  à  mal, 
soit  sur  le  nom  de  la  ville,  soit  sur  celui  de  la  cour 
de  justice  où  siégeait  le  père  de  son  amie,  soit  sur  la 
qualité  de  ce  dernier.  Il  faut  remarquer  aussi  qu'il  ne 
donne   pas   le   nom  de  la  tante  de  cette  jeune  per- 

n'ont  pu  être  reti'ouvés.  Trois  ans  plus  tard,  Angélique  Lam- 
bertini  habitait  rue  des  Vieux-Augustins  (Arch.  nat.,  Y  401, 
fol.  158  Y'). 

1.  Publié  par  M.  G.  Kalin  dans  la  Vogue,  188G. 

2.  Stéphane  de  Merval,  Catalogue  et  armoriai  des  présidents, 
conseillers,  etc.,  du  l'arlement  de  Rouen,  i^vreux,  1867,  et  Bibl. 
nat.,  fr.  .32141,  catalogue  des  membres  de  ce  Parlement  jus- 
qu'à 1730. 


LE    TRIPOT    DE    LA    RUE    CHRISTINE.  291 

sonne',  et  sans  cloute  la  nature  des  rapports  de  cette 
respectable  dame  avec  le  jeune  et  ardent  Tiretta 
justifiait  la  discrétion  la  plus  complète.  Mais  pour- 
quoi, dans  ces  conditions,  le  nom  de  la  jeune  fille, 
qui  aurait  pu  faire  découvrir  celui  de  sa  tante,  ne 
serait-il  pas  supposé?  La  Meure  n'a  rien  de  normand. 
Quant  aux  renseignements  complémentaires  donnés 
par  les  Mémoires  sur  le  mariage,  conclu  sous  les 
auspices  du  banquier  Kornmann.  entre  mademoiselle 
de  La  fleure  et  un  négociant  Dunkerquois,  nommé 
tantôt  P...  et  tantôt  S...-,  ils  ne  sont  pas  pour 
faciliter  la  solution  de  cette  petite  énigme.  Il  y  a 
donc  bien  des  chances  pour  que  mademoiselle  de 
La  Meure  reste  longtemps  encore  au  nombre  des 
«  inconnues  »  de  Casanova. 


1.  Madame  de...   (éd.  Garnier),    madame   M...  (éd.  Scliûtz,  V, 
69,  el  Rosezl. 

2.  Toujours  S...  dans   l'édition  Scliûtz. 


CHAPITRE   XVIII 


LA      MAISON      DE      LA     PETITE-POLOGNE 


Dans  les  premiers  mois  de  1759,  Casanova,  enrichi 
par  le  revenu  de  son  bureau  de  loterie,  et  peut-être 
aussi  par  des  spéculations  moins  avouables,  éprouva 
le  désir  de  se  payer,  tout  comme  un  grand  seigneur, 
le  luxe  d'une  «  petite  maison  »  aux  environs  de 
Paris.  Il  la  choisit  —  c'est  lui  qui  parle  —  à  la  Petite- 
Pologne,  à  cent  pas  de  la  barrière  de  la  Madeleine, 
sur  une  légère  éminence,  près  de  la  Chasse  royale, 
derrière  le  jardin  du  duc  de  Grammont.  Elle  se 
nommait  Varsovie  en  Bel-Air,  et  avait  trois  appar- 
tements de  maître,  de  vastes  écuries,  des  remises, 
des  bains,  une  bonne  cave  et  une  superbe  cuisine. 
Deux  jardins,  dont  l'un  était  au  niveau  du  premier 
étage,  complétaient  ce  luxueux  ensemble,  que  le 
propriétaire,  surnommé  le  Roi  de  Beurre,  parce  que 
I^ouis  XV,  s'étant  arrêté  un  jour  chez  lui,  avait 
trouvé  son  beurre  excellent,  louait  à  Casanova  cent 


LA    MAISON    DE    LA    PETITE-POLOGNE,         293 

louis  par  an.  Le  Roy  fournit  à  son  locataire  une  par- 
faite cuisinière,  la  Perle,  et  prit  l'engagement  de  lui 
céder,  aux  prix  les  plus  avantageux,  tous  les  vins 
qu'il  lui  faudrait.  De  son  côté,  Casanova  se  procura 
en  moins  de  huit  jours  un  bon  cocher,  deux  belles 
voitures,  cinq  chevaux,  un  palefrenier  et  deux  laquais 
à  petite  livrée.  Bientôt,  il  se  trouva  en  mesure  d'in- 
viter madame  d'Urfé  à  sa  maison  de  campagne  et  de 
lui  offrir  un  dîner  fastueux. 

Les  Parisiens  appelaient  alors  et  ont  appelé  long- 
temps encore  Petite-Pologne  la  région  suburbaine 
qui,  hors  des  remparts  de  la  capitale,  et  dans  la 
direction  de  Clichy- la-Garenne,  s'étendait  entre  les 
Porcherons  et  le  Roule,  au  bas  et  le  long  de  la  pente 
qui  montait  au  village  de  Mousseaux.  C'était,  aux 
environs  de  1830,  un  ramassis  de  masures  infectes, 
dont  les  promeneurs,  assez  braves  pour  s'y  hasarder, 
gardaient  le  souvenir  le  plus  étrange  et  le  plus 
romantique.  «  Qu'on  imagine,  dit  l'un  d'eux,  aux 
alentours  du  Parc  Monceau,  alors  clos  de  murs, 
coupé  de  fossés,  caché  par  d'énormes  marronniers,  et 
y  faisant  face,  un  quartier  étrange,  un  escalier,  des 
ruelles,  un  mystérieux  et  sombre  labyrinthe  de  taudis, 
de  tapis  francs,  de  bouges  sans  nom,  servant,  disait- 
on.  de  refuge  à  d'horribles  femmes  et  aux  pires  repris 
de  justice...  Eugène  Sue,  déguisé  en  viveur  de  bas 
étage,  s'y  serait  engagé  une  nuit  pour  y  étudier  les 
mœurs  de  l'endroit,  et  c'aurait  été  le  point  de  départ 
des  Mystères  de  Paris  '.  » 

1.  Ph.  Audebrand,  Intcrnu'diaire.  t.  XL,   1899,  col.  .502-504. 


294  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Au  milieu  du  xviii"^  siècle,  la  Petite-Pologne 
n'avait  pas,  à  beaucoup  jirès,  le  même  caractère. 
Jardiniers,  maraîchers,  nourrisseurs  de  bestiaux  y 
vivaient  paisiblement  dans  des  fermes  d'aspect  cam- 
pagnard, aux  cours  plantées  d'ormeaux  et  de  tilleuls. 
Des  champs,  des  pâturages,  des  carrés  de  légumes, 
avec,  au  bord  des  chemins,  de  nombreuses  guin- 
guettes —  la  Chasse  royale  était  sans  doute  l'en- 
seigne de  l'une  d'elles  —  quelques  maisons,  très 
clairsemées,  louées  en  général  à  de  riches  oisifs  ou  à 
des  dames  de  mœurs  légères,  deux  ou  trois  moulins 
à  vent,  nommés  Boute-à-Foin,  de  la  Marmite,  des 
Prunes,  des  buissons,  que  le  gibier  n'avait  pas  encore 
entièrement  désertés,  c'était  à  peu  près  tout  ce  que 
l'on  voyait  dans  l'espace  aujourd'hui  compris  entre 
les  rues  Saint-Lazare  et  de  la  Pépinière  au  sud,  le  bou- 
levard Malesherbes  à  l'ouest,  les  boulevards  de  Cour- 
celles  et  des  Batignolles  au  nord,  la  rue  de  Clichy  à 
l'est  '.  Ce  qu'on  appelait  Place  de  la  Pologne  ou  de  la 
Petite-Pologne,  au  bout  de  la  rue  de  l'Arcade,  est 
devenu  le  carrefour  où  aboutissent  les  rues  Saint- 
Lazare,  de  la  Pépinière,  de  Home  et  du  Rocher.  Là 
se  trouvait  la  barrière  de  la  Pologne,  qu'on  désignait 
peut-être  aussi  —  le  passage  des  Mémoi/es  semble 
l'indiquer  —  sous  le  nom  de  barrière  de  la  Made- 
leine'^. 

1.  Entre  les  rues  Saint-Lazare  cl  de  Clichy  sétendaient, 
comme  le  dit  Casanova,  les  jardins  de  la  maison  de  campag-ne 
que  le  duc  de  Grammont  y  avait  fait  construire. 

2.  Celte  barrière  avait  été  établie  en  1720;  elle  resta  en  cet 
endroit  jusqu'en    1787,   daté   de  la  construction    de  la   nouvelle 


LA    MAISON    DE    LA    PETITE-POLOGNE.         295 

Casanova  a  menti  tant  de  fois   sans  raison  appa- 
rente qu'on  pouvait  se  demander  s'il  avait  dit  vrai  à 
propos  de  la  maison  du  sieur  Le  Roy.  Reconnaissons 
tout  de  suite  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  exact  dans  les 
Mémoires.  Si,  pendant  le  cours  de  Tannée  1739,  le 
domicile  de    Casanova  est  souvent   indiqué  simple- 
ment :  à   la  Petite-Pologne,   et  toujours  :  paroisse 
de  Clichy-la-Garcnne^ ^  d'autres  fois,   en  revanche, 
les  documents  en  désignent  l'emplacement  avec  une 
précision   très   suffisante  :  faubourg  de    la  Petite- 
Pologne,  à  la  Petite-Pologne  près  la  Chasse  royale, 
lue  et  chemin  de  Mousseaux,  barrière  de  la  maison 
du  Belair,  maison  du  sieur  Le  Roy,  bourgeois  de 
Paris-.  Faubourg  de  la  Petite-Pologne,  signifie  que 
l'habitation  se  trouvait  de  l'autre  côté  de  la  barrière, 
quasi-certitude  que  vient  confirmer  la  mention  de  la 
rue   de   ^lousseaux    (actuellement    rue   du    Rocher). 
Quant  à  Belair,   c'était   un   petit   château   du   voisi- 
nage, acquis  en  1746  par  le  fermier  général  Grimod 
de  La  Reynière,  et  un  peu  plus  haut,  au  carrefour 
de  Mousseaux,  un  calvaire  s'appelait  la  Croix-Belair*. 
Reste   à  trouver   la  maison  du   sieur  Le  Roy,  dési- 

enceinte,  dite  des  lermiers  généraux  (Éd.  Mareuse,  Bull,  de  la 
Soc.  du  VIJP  arrondissement,  V,  1903,  p.  11-13).  Sur  la  Petite- 
Pologne,  voir  G.  Narbey,  Histoire  de  l'ancien  Clichy  et  de  ses 
dépendances,  1908,  in-8. 

1.  Arch.  de  la  Seine,  sentences  des  consuls  des  11.  21,  28  mai, 
3  et  13  août  1759.  , 

2.  Ibid.,  sentences  des  11  mai  (affaires  Saunier  et  Yein), 
21  mai  (afifairo  Saunier),  19  octobre  (affaire  Ballexserd). 

3.  F.  Bournon,  Additions  à  VUistoire  du  diocèse  de  Paris, 
par  l'abbé  Lebeuf,  I,  428:  cf.  Arch.  nat.,  N"'  Seine  26,  plan 
de  1732. 


296  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

^née  parfois  sous  le  nom  de  Gracovie,  et  non  pas, 
semble-t-il,  de  Varsovie  en  Belair. 

Dans  son  commerce  de  fruitier-oranger  et  de  mar- 
chand de  beurre,  qu'il  avait  longtemps  exercé  au 
coin  de  la  rue  d'Antin  et  de  la  rue  Neuvc-des-Petits- 
Champs,  Marin  Le  Roy,  bourgeois  de  Paris,  avait 
gagné  une  honnête  aisance.  Il  possédait,  dans  le  bas 
de  la  rue  ou  chemin  de  Mousseaux,  à  droite  sur  la 
paroisse  de  Glichy,  et  à  gauche  sur  celle  de  Saint- 
Philippe  du  Roule,  tout  un  lot  de  terrains  et  d'habi- 
tations, qu'il  utilisait  pour  son  usage  ou  qu'il  louait  à 
des  particuliers  :  un  cabaret  avec  ses  caves,  une  bou- 
tique d'épicier  et  ses  dépendances,  deux  glacières  et 
trois  maisons  bourgeoises  au  milieu  d'assez  beaux 
jardins. 

L'une  de  ces  maisons,  la  première  à  droite  en  mon- 
tant, est  la  maison  de  Casanova. 

Du  chemin  pavé,  dit  de  Mousseaux,  on  y  accédait, 
après  avoir  franchi  la  porte  cochère  à  guichet,  par 
une  avenue  d'une  trentaine  de  toises  de  longueur, 
pavée  elle  aussi  en  son  milieu,  et  bordée  de  jeunes 
cerisiers.  Une  seconde  porte  donnait  sur  la  cour,  oii 
l'on  voyait  un  puits,  recouvert  d'un  petit  comble, 
une  écurie  à  droite,  et  une  remise  à  gauche.  La  mai- 
son elle-même  se  présentait  sous  la  forme  de  deux 
bâtiments  en  équerre.  Au  rez-de-chaussée  de  celui  du 
nord  (ou  bâtiment  en  aile),  qui  comportait  deux 
étages  sur  une  partie  tout  au  moins  de  son  étendue, 
il  y  avait,  à  gauche  de  l'escalier  à  rampe  de  fer,  deux 
pièces  sans  destination,  indépendantes  l'une  de  l'autre 


LA    MAISON    DE    LA    PETITE-POLOGNE.         297 

et  prenant  vue  sur  la  cour.  Au  rez-de-chaussée  du 
bâtiment  de  face,  contre  lequel  le  précédent  venait 
s'accoler  par  une  extrémité,  on  trouvait  la  salle  à 
manger  et  la  vaste  cuisine,  avec  sa  cheminée  en 
hotte  et  son  four  ;  ces  deux  pièces  communiquaient 
entre  elles  et  prenaient  vue,  la  première  sur  le  jardin 
d'en  bas,  la  seconde  sur  la  cour  et  le  même  jardin. 
Au  premier,  disposées  de  la  même  manière,  deux 
chambres,  éclairées  cette  fois  au  midi  sur  la  cour,  au 
nord  sur  la  partie  haute  du  jardin,  dans  lequel  on 
descendait  de  l'une  d'elles  par  un  perron  de  quatre 
marches,  une  autre  chambre  au-dessus  de  la  salle  à 
manger,  et  une  salle  de  compagnie  assez  vaste  au- 
dessus  de  la  cuisine.  Ces  deux  dernières  pièces  don- 
naient, soit  sur  les  parties  haute  et  basse  du  jardin, 
soit  sur  la  cour  et  sur  la  partie  basse.  Le  bâtiment  où 
se  trouvaient  la  cuisine,  la  salle  à  manger,  la  princi- 
pale chambre  à  coucher  et  le  salon  n'avait  qu'un 
étage  de  combles,  où  trois  chambres  de  domestiques 
avaient  été  pratiquées.  Mais  l'autre  corps  d'habita- 
tion, surélevé  «  en  attique  »,  comportait  deux  autres 
chambres  au  deuxième  étage.  Yoilà  bien  les  trois 
appartements  de  maître  dont  parle  Casanova. 

Tout  cela  était  loué  meublé  par  Le  Roy,  mais 
meublé  de  façon  sommaire.  Des  trumeaux  ornés  de 
glaces  faisaient  toute  la  décoration  des  pièces  les  plus 
importantes.  Seul,  le  salon,  avec  ses  deux  canapés 
de  bois  doré,  ses  six  chaises,  dont  quatre  «  à  la 
reine  »,  ses  tapisseries,  son  encoignure  à  dessus  de 
marbre,  avait  été  un  peu  soigné. 

il. 


298  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

Ce  qui  rendait  la  maison  particulièrement  agréable, 
c'était,  avec  le  voisinage  de  la  campagne,  l'abon- 
dance d'air  et  de  lumière.  C'était  aussi,  et  surtout,  la 
jouissance  de  deux  jardins,  dont  l'un,  en  terrasse  — 
admirons  ici  la  précision  des  souvenirs  de  Casanova 
—  arrivait  au  niveau  du  premier  étage. 

De  la  salle  à  manger  du  rez-de-chaussée,  on  péné- 
trait de  plain-pied  par  une  porte  vitrée  dans  le  jardin 
d'en  bas,  divisé  en  six  allées  droites,  que  bordaient 
de  jeunes  arbres  à  plein  vent,  des  abricotiers  pour 
la  plupart.  Contre  le  mur  formant  terrasse  qui  le 
séparait  du  jardin  d'en  haut,  d'autres  arbres  fruitiers 
étalaient  leurs  branches  en  espalier,  et,  à  chaque 
extrémité,  deux  petits  cabinets  de  verdure  offraient 
un  refuge  agréable  pendant  les  chaleurs  de  l'été.  Au 
midi,  un  escalier  de  pierre  mettait  ce  jardin  en  com- 
munication avec  une  ruelle  menant  directement  à  la 
Barrière,  le  cul-de-sac  d'Argenteuil,  selon  toute  vrai- 
semblance. 

Le  jardin  d'en  haut,  auquel  le  précédent  était  relié 
par  une  rampe  droite  de  quinze  marches,  compre- 
nait un  parterre,  orné  en  son  miheu  d'une  corbeille 
de  fleurs,  et  en  son  pourtour  de  plates-bandes  bordées 
de  buis  et  d'ifs.  Il  y  avait,  en  outre,  un  potager,  des 
arbres  fruitiers  en  grand  nombre,  même  des  figuiers, 
et,  contre  les  murs,  des  pêchers,  des  abricotiers,  des 
ceps  de  vigne  ;  au  fond,  un  petit  pavillon  couvert 
d'ardoise  *. 

1.  C'est  à  tort,  on  le  voit,  que  l'on  a  cru  pouvoir  situer  la 
maison   habitée    par  Casanova  en  deçà  de  la  Barrièi'e,  au  coin 


LA    MAISON    DE    LA    PETITE-POLOGNE.  299 

Est-ce  dans  cette  maison,  habitée  par  Casanova 
une  bonne  partie  de  Tannée  17o9,  quun  grand  sei- 
gneur, le  comte  de  Clermont,  s'ébaudissait  quelques 
années  auparavant,  en  compagnie  des  deux  sœurs 
Le  Duc  (Thérèse  et  Elise),  danseuses  à  l'Opéra'? 
En  175o,  le  marquis  de  Conflans  et  sa  maîtresse,  la 
demoiselle   Duval,  dite  Beaujeu,  y   remplacèrent  la 


des  rues  de  l'Arcade  et  de  la  Pépinièi'e  (G.  Gapon,  op.  cit., 
p.  309-310).  Il  n'y  avait  là  qu'une  maison  de  fort  mince  impor- 
tance, habitée  d'ailleurs  en  1759  par  Louis  Vincent,  jardinier, 
qui  y  mourut  en  1765  (étude  Berlrand-Taillet,  inventaire  du 
5  juin  1765).  Quant  à  la  maison  de  Marin  Le  Roy,  il  faut  en 
chercher  l'emplacement  vers  l'intersection  des  rues  du  Rocher 
et  de  Rome.  Un  plan  fort  détaillé  de  cette  maison  et  des  jar- 
dins, dessiné  en  1764,  se  trouve  aux  Arch.  nat.  (ï  514'');  dans 
le  plan  cadastral  de  1849  (Arch.  nat.,  F  117  377,  immeuble  por- 
tant alors  le  n"  2  bis  de  la  rue  du  Rocher),  on  croit  reconnaître 
encore  l'avenue,  jadis  plantée  de  cerisiers,  et  la  configuration 
générale  du  terrain,  mais  déjà  les  anciens  locaux  d'habitation 
n'existaient  plus.  Pour  la  description  intérieure  et  extérieure, 
nous  avons  utilisé  l'inventaire  après  décès  de  Marin  Le  Roy, 
rédigé  le  31  janvier  1764  et  jours  suivants  (étude  Courcier),  et 
le  procès-verbal  de  visite  et  d'estimation  dressé  le  23  mai  et 
jours  suivants  (Arch.  nat.,  Z"  886).  La  maison  était  louée  à  cette 
époque  1  200  livres  à  M.  de  Vegras.  Elle  fut  estimée  15  000.  La 
valeur  totale  des  terrains  et  maisons  que  Marin  Le  Roy  possé- 
dait à  la  Petite-Pologne,  et  dont  on  fit  cinq  lots  pour  ses  cinq 
enfants,  montait  à  64  000  livres. 

1.  «  Maison  sans  numéro,  située  à  la  Petite-Potugne,  derrière 
l'église  de  la  Madeleine,  apjjartenant  au  nommé  Le  Roy,  mar- 
chand de  beurre  au  coin  de  la  rue  d'Antin,  louée  au  terme  de 
Noël  dernier  1  200  livres  par  an  à  M.  le  comte  de  Clermont, 
qui  y  a  fait  faire  des  augmentations  et  embellissemens.  Il  y 
vient  assez  souvent  avec  les  deux  demoiselles  Le  Duc  >•  (Arch. 
de  la  Bastille,  10  252,  rapport  de  Meusnier,  du  P"'  juillet  1752, 
public  par  J.  Cousin,  Le  comte  de  Clermont,  II,  p.  152-3;  cf. 
Capon,  Petites  maisons  galantes,  p.  114).  Voir  aussi,  dans  /'aris, 
Vcrsai//es  et  les  provinces  au  XVIII"  siècle,  de  Dugast  de  Bois 
Saint-Just,  I,  1809,  p.  300,  la  plaisante  anecdote  de  mademoi- 
selle Le  Duc  et  d'une  bouteille  d'encre. 


300  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Mazarelly  et  le  marquis  de  Saint-Ghamans.  Il  y  eut 
équipage,  chevaux,  gens,  bonne  chère  et  nombreuse 
compagnie'.  L'année  suivante,  M.  de  La  Yierville, 
gentilhomme  de  la  Chambre,  en  prit  possession,  et  il 
y  allait  toujours  des  filles-.  Enfin,  on  lit,  à  la  date  du 
1'^''  janvier  1762,  dans  le  Journal  des  inspecteurs  de 
M.  de  Sartines  :  «  M.  le  marquis  de  Duras  est  enterré 
à  la  Petite-Pologne,  dans  une  petite  maison  qu'il 
loue  au  nommé  Leroy,  marchand  de  beurre,  avec  la 
demoiselle  Montansier.  Le  sieur  Du  Barry  a  soin  de 
s'y  trouver  avec  la  demoiselle  Beauvoisin,  sa  maî- 
tresse. On  m'a  assuré  qu'on  y  jouait  souvent^.  »  La 
Montansier,  le  mari  de  madame  Du  Barry,  Casanova, 
quelle  évocation  du  temps  de  Louis  XV  ! 

Casanova  resta  à  la  Petite-Pologne  tant  que  durè- 
rent les  fâcheux  procès,  dont  il  sera  question  plus 
loin,  et  qui  abrégèrent  son  second  séjour  parisien. 
C'est  là,  s'il  faut  l'en  croire,  qu'il  goûta  des  heures 
exquises  en  compagnie  de  la  petite  madame  Baret,  la 
marchande  de  bas  de  la  rue  des  Prouvaires,  et  que 
Justinienne  Wynne  alla  le  visiter.  C'est  là  sûrement 
que  l'imprudente  Manon  Balletti  vint  s'installer  en 
octobre  1739.  alors  que  son  ami,  dont  elle  escomp- 
tait le  prompt  retour,  avait  déjà  mis  la  frontière 
entre  lui  et  ses  dupes.  Avant  le  19  de  ce  mois,  un 
nommé  Ballexserd  envoyait  un  huissier  à  la  Petite- 


1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  239,  fol.  75;  cf.  Capon,  Casanova  à 
Paris,  p.  309-310. 

2.  Ibid.,  10  234;  cf.  Capon,  /ac.  cit. 

3.  Journal  des  inspecteurs  de  M.  de  Sardnes,  p.  84-85. 


► 


LA    MAISON    DE    LA    PETITE-POLOGNE.         301 

Pologne,  «  dernier  domicile  connu  »  de  Casanova  \ 
et  deux  mois  plus  tard  s'y  présentèrent,  en  vertu  d'un 
arrêt  du  Parlement  criminel  du  22  décembre,  les 
exécuteurs  de  justice,  pour  prendre  au  corps  «  Caza- 
nova  l'aisné.  italien  »  et  l'amener  prisonnier  à  la 
Concier'ïerie  du  Palais-.  Mais  le  nid  était  vide^ 


I.  Arch.  de  la  Seine,  sentence  des  consuls  du  19  octobre  1759. 

■2.  Arch.  nat.,  X2B  1  022. 

3.  Le  8  octobre  1759,  les  Affiches,  annonces,  avis  divers 
publiaient  les  lignes  suivantes  :  «  Jolie  maison  toute  meublée 
à  la  barrière  de  la  Petite-Pologne,  faubourg  Saint-Honoré,  près 
de  la  Madeleine,  à  louer  présentement.  II  y  a  cour,  écurie,  remise 
et  jardin  potager  planté  d'arbres  fruitiers.  On  s'adressera  au 
jardinier,  ou  chez  M.  Leroy,  au  coin  de  la  rue  d'Antin  et  de  la 
place  Vendôme  »  [cité  par  Gapon,  Casanova  à  Paris,  p.  432). 
Nul  doute  qu'il  ne  s'agisse  de  la  maison  que  Casanova,  menacé 
de  prison,  venait  de  laisser  vacante. 


CHAPITRE    XIX 


L    ENCLOS      DU      TEMPLE 


Casanova  était  ce  qu'on  appelait  au  xvin"  siècle  un 
homme  à  projets.  A  cette  époque  où  tout  le  monde 
se  passionnait  pour  l'économie  politique,  et  où  les 
princes  se  piquaient  d'être  éclairés,  un  de  ses  moyens 
d'existence  consistait  à  présenter  aux  ministres  les 
plans  d'entreprises,  qui  devaient  immanquablement 
enrichir  les  trésors  d'Etat,  tout  en  procurant  gloire  et 
profit  à  leur  ingénieux  auteur.  C'est  ainsi  qu'à  Paris 
il  se  concerte  avec  Calzabigi  pour  la  loterie  de  l'Ecole 
Militaire  et  propose  au  contrôleur  général  abbé 
de  Boullongne  un  impôt  sur  les  successions  colla- 
térales et  les  donations  entre  vifs  '  ;  qu'un  peu  plus 


1.  A  vrai  dire,  ce  projet  de  Casanova  ne  se  retrouve  pas  clans 
le  portefeuille  oiz  M.  de  Boullongne  classait,  après  les  avoir  l'ait 
examiner  par  un  ami,  les  nombreuses  jjroposilions  de  ce  genre 
qui    lui    étaient    soumises   par   des    j)articulier8,    probalilenient 


L  ENCLOS    DU    TEMPLE.  303 

tard,  il  inspecte  gravement  les  mines  du  duché  de 
Courlande,  et  donne  au  duc  sur  leur  exploitation 
des  conseils  bien  rémunérés;  qu'à  Madrid,  il  dit  son 
mot  sur  la  pohlacion  de  la  Sierra  Morena,  pour 
citer  quelques-unes  seulement  de  ses  combinaisons 
ou  de  ses  rêveries. 

Rien  d'étonnant,  après  cela,  que  Casanova  ait  songé 
à  fonder  à  Paris  la  manufacture  d'impression  sur 
soie,  dont  il  parle  longuement  dans  ses  Mémoires. 
Ce  qu'il  dit  quelque  part  de  son  rival  Saint-Germain, 
que  Louis  X\  protégeait  pour  qu'il  pût  librement 
travailler  aux  teintures  qui  devaient  assurer  la  supé- 
riorité des  fabriques  françaises  de  draps,  montre 
qu'il  s'intéressait  à  la  question,  et  la  visite  qu'il  fit 
un  jour  à  la  belle  manufacture  des  Vanrobais  à 
Abbeville,  la  plus  florissante  peut-être  du  royaume, 
prouve  qu'il  cherchait  les  occasions  de  s'instruire 
sur  la  fabrication  des  étoffes.  Sans  doute  aussi, 
curieux  comme  il  l'était,  n'ignorait-il  pas  que  la 
question  des  toiles  peintes  et  imprimées  était  alors 
à  l'ordre  du  jour  et  donnait  lieu  à  quantité  de 
mémoires  et  rapports  divers,  dont  les  gazettes  s'occu- 
paient ^   Quant  aux   notions  de  chimie  nécessaires. 


aussi  besogneux  que  passionnés  pour  la  chose  publique,  11  y  a 
trace  seulement,  à  la  date  d'août  1758,  du  projet  d'un  sieur 
Bellacla  de  lever  au  profit  du  roi  le  cinquième  sur  toutes  les 
successions  collatérales  au-dessus  de  3  000  livres,  idée  basée, 
écrit  l'ami,  sur  des  calculs  arbitraires  et  chimériques,  et  dont 
il  était  honteux  qu'elle  fût  née  dans  la  tète  d'un  français  (Bibl, 
nat.,  fr.  14  098,  fol,  193),  Les  derniers  projets  examinés  sont  de 
janvier  1759. 

1.   C'est  ainsi    que   le  Mercure   d'octobre    1758  (I,  p.  107-8),  h. 


304      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

il  les  possédait  certainement,  lui  qui  avait  suivi  les 
cours  du  couvent  de  la  Salute,  fait  lui-même  à  Venise 
des  leçons  de  chimie,  et  pratiqué  assidûment  les 
ouvrages  des  alchimistes.  N'écrira-t-il  pas  un  jour 
de  Londres  à  la  Sérénissime  République,  pour  mettre 
à  la  disposition  de  son  pays  le  secret  de  teindre  en 
rouge  le  coton  beaucoup  mieux  qu'en  Orient  et  à  des 
prix  beaucoup  plus  modérés,  offrant  d'emmener  avec 
lui  des  ouvriers  français  et  anglais,  capables  d'en 
instruire  d'autres  ^? 

A  Paris,  ce  n'est  pas  de  teindre  les  cotons  qu'il 
s'agit,  mais  de  produire  sur  la  soie,  au  moyen  de 
l'impression,  les  beaux  dessins  que  l'on  exécutait  à 
Lyon  par  le  procédé  lent  et  difficile  du  tissage.  Pour 
cela,  Casanova  s'abouche  avec  un  peintre  dessinateur, 
homme  Instruit,  et  lui  confie  la  direction  de  son 
entreprise.  Encouragé  par  le  prince  de  Gonti,  il  loue 
dans  l'enceinte  du  Temple  une  maison,  y  installe  un 
magasin  de  vente,  une  salle  pour  les  ouvrières,  qu'il 
choisit  —  est-il  besoin  de  le  dire  —  parmi  les  plus 
jolies,  des  chambres  pour  ses  collaborateurs  et  em- 


propos  d'un  mémoire  de  M.  Paradis,  envoyé  de  Pondichéry  par 
le  P.  Gœurdoux  sur  les  trois  façons  de  teindre  les  toiles  dans 
les  Indes,  écrivait  :  «  Si  le  mémoire  et  les  notes  qui  l'accom- 
pagnent ne  nous  donnent  pas  précisément  la  teinture  en  rouge 
des  Indiens,  ils  mettent  nos  manufacturiers  sur  la  voie,  et  je  ne 
doute  pas  que  nos  botanistes  et  nos  chymistes  ne  perfectionnent 
aisément  la  recette  indiquée  par  le  diligent  observateur.   » 

1.  Cette  lettre,  datée  du  18  novembre  17(33,  a  été  publiée  par 
R.  Fulin,  dans  une  petite  brocbure  très  rare  intitulée  :  Cinque 
sciitturc  de  Giacomo  Casanova,  Venise,  1859  (Per  nozze  Parolari- 
Garzoni).  A.  Bascliet,  dans  le  Livre,  partie  rétrospective,  1881, 
p.  43-'i4,  en  a  donné  la  traduction  française. 


l'enclos  du  temple.  305 

ployés,  se  réservant  pour  lui-même  un  apparlement 
confortable.  Il  s'adjoint  un  garde-magasin,  quatre 
domestiques,  un  portier.  Au  bout  de  trois  semaines, 
tout  est  prêt,  et  la  maison  Casanova  ouvre  ses  portes. 
Malheureusement,  la  guerre  bat  son  plein  et  les 
affaires  ne  vont  pas.  Le  banquier  Hope,  d'Am- 
sterdam, le  père  ou  soi-disant  père  d'Esther.  l'engage 
à  transporter  son  entreprise  en  Hollande.  Il  refuse. 
Peu  à  peu  les  marchandises  restent  en  magasin,  les 
fonds  manquent,  la  déconfiture  approche.  Elle  se 
produit  bientôt.  Voici  comment  Casanova  l'explique. 
Il  avait  vendu  à  un  nommé  Garnier,  de  la  rue  du 
Mail,  50  000  francs  d'actions  de  sa  société  en  lui 
cédant  le  tiers  des  étoffes  prêtes  pour  la  vente,  accep- 
tant un  contrôleur  choisi  par  lui  et  payé  par  la 
société.  Trois  jours  après  la  signature  du  contrat,  il 
touche  l'argent,  mais  dans  la  nuit  le  garde-magasin 
vide  le  coffre  et  s'enfuit,  sans  doute  de  connivence 
avec  le  peintre-directeur.  Garnier  somme  Casanova 
de  lui  restituer  les  50  000  francs.  Le  Vénitien  n'en 
veut  rien  faire.  Garnier  l'accuse  d'avoir  détourné  la 
somme,  d'où  procès,  saisie  des  marchandises  et  des 
effets  de  la  Petite-Pologne,  suivie  de  l'arrestation  de 
Casanova,  aussitôt  emprisonné  au  For-l'Evêquc. 
L'affaire  se  termine  enfin,  grâce  à  l'entremise  de 
madame  d'Urfé,  par  un  accommodement  avec  Gar- 
nier, que  notre  homme  va  trouver  dans  sa  terre  de 
Rueil,  sur  les  conseils  de  l'abbé  de  La  Ville,  ami  de 
ce  personnage. 

L'Enclos  du  Temple,  asile  bien  connu  des  débi- 


306  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

leurs  insolvables  qui  s'y  réfugiaient,  et  où,  sous 
certaines  conditions,  la  justice  les  laissait  tranquilles, 
était  aussi  ce  qu'on  appelait  un  lieu  privilégié.  Les 
marchands,  exempts  de  toute  redevance  à  payer  aux 
corporations,  comme  de  tout  contrôle  de  la  part  des 
maîtres  de  métiers,  y  affluaient  et  se  pressaient  dans 
des  boutiques  de  fortune,  adossées  à  la  grosse  tour 
du  Temple  et  aux  bâtiments  du  Grand-Prieuré  de 
Malte.  Tout  Paris  venait  à  eux,  pour  profiter  des 
prix  avantageux  que  permettaient  les  franchises,  et 
aussi  parce  que  les  acheteurs  y  trouvaient  des  mar- 
chandises dont  la  vente  n'était  tolérée  que  là.  Un 
auteur,  né  dans  l'Enclos,  et  qui,  sur  la  fm  de  sa  vie, 
a  écrit  ses  souvenirs  d'enfance,  raconte  que  lorsque 
la  vente  des  indiennes  fut  défendue  dans  Paris,  la 
foule  envahit  les  nombreux  magasins  qui  s'installèrent 
au  Temple  pour  en  débiter  \  Comment,  avec  sa  popu- 
lation flottante  de  faillis,  de  prêteurs  à  la  petite 
semaine,  de  marchands  de  bric-à-brac,  l'Enclos  du 
Temple  n'aurait-il  pas  été  un  des  coins,  sinon  les  plus 
recommandablcs,  du  moins  les  plus  pittoresques  de 
Paris? 

Louis-François  de  Bourbon,  prince  de  Conti,  qui 
résidait  là  en  sa  qualité  de  Grand-Prieur  de  France, 
était  le  seigneur  justicier  de  ces  sujets  équivoques. 
Bon  vivant,  aimant  le  plaisir,  il  tenait  une  cour  spiri- 
tuelle et  joyeuse.  L'aventurier  avait  bien  pu  s'y 
faufiler,  ne  fût-ce  que  sur  la  recommandation  de  la 

1.  A.  Barillet,  Rec/icrches  hist.  sur  le  Temple,  Paris,  1809,  in-8. 


L   ENCLOS    DU    TEMPLE.  307 

marquise  dL  rfé,  qui  précisément  avait  vécu  long- 
temps au  Temple,  où  son  père,  le  président  de  Pont- 
carré,  possédait  un  hôtels 

Quant  au  sieur  Garnicr.  ce  n'est  point  un  person- 
nage imaginaire.  «  M.  Garnier,  dit  une  note  do 
l'époque,  qui  confirme  deux  détails  des  Mémoires. 
M.  Garnicr,  domestique  de  M.  d'Argenson,  garde  dos 
sceaux,  homme  d  affaires,  achète  la  terre  de  Pouancy 
du  comte  d'Argenson  en  1746  pour  60  000  li-v^res.  Il 
a  une  maison  de  campagne  à  Ruel  -.  »  Jean  Garnier, 
maître  d'hôtel  de  la  reine  depuis  le  15  mar&  17-49^, 
était  bien  connu  aussi  do  tous  ceux  qui  fréquentaient, 
à  des  titres  divers,  chez  M.  de  La  Pouplinière*. 

Que  Garnier,  donc,  ait  rencontré  Casanova,  il  n'y  a 
là  rien  qui  doive  surprendre.  Mais  qu'ils  aient  eu 
maille  à  partir  à  propos  de  la  fameuse  manufacture, 
c'est  ce  qu'aucun  document  authentique  ne  con- 
firme^. Et   on  verra,   d'autre   part,  que  l'alïaire   do 

1.  H.  de  Curzon.  Le  Temple,  p.  270. 

2.  BibL  nat.,  Dossiers  bleus,  305,  n"  7  724,  cité  par  G.  Cucuel. 
La  PoupUnière  et  la  musique  de  chambre  au  XVIIP  siècle,  p.  23!(. 

3.  Arcli.  nat.,  0'  3  717,  fol.  lo8  (provisions  de  maître  d'hôtol 
de  la  reine  servant  par  quartier). 

4.  «  Je  le  remerciai  (M.  de  la  Pouplinière),  devant  aller  ù 
Ruel,  où  M.  Garnier  m'attendait  »  (mémoire  de  l'abbé  de  La 
Goste  aux  Arch.  de  la  Bastille.  12  099).  Cf.  Arch.  nat..  XiA  4280, 
fol.  132,  l''  sept.  1758,  et  Xi-^  4  356,  22  déc.  17G0  (procès  entre 
Charles  Breanson.  jardinier  et  meunier  du  moulin  de  la  Mal- 
maison, et  Jean  Garnier,  maître  d"hôtel  de  la  reine). 

5.  Les  papiers  des  diverses  juridictions  qui  auraient  pu  con- 
naître de  TafTaire  (Juges  consuls,  Châtelet.  Bailliage  du  Temple. 
Requêtes  de  l'Hôtel,  Parlement)  sont  muets  là-dessus.  Il  est  vrai 
que  les  archives  de  la  justice  de  Rueil,  où  habitait  Garaier,  el 
du  bailliage  de  Clichy-la-Garenne,  où  demeurait  Casanova,  ne 
jiaraissent  pas  s'être  conservées. 


308  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

l'Enclos  du  Temple  ne  fut  pour  rien  dans  la  détention 
de  Casanova  au  For-l'Evêque,  A  moins  de  supposer 
qu'il  ait  été  emprisonné  à  deux  reprises,  on  est  donc 
fondé  à  concevoir  des  doutes,  que  suffiraient  d'ailleurs 
à  faire  naître  les  confusions  chronologiques  commises 
dans  tout  ce  passage  par  Casanova'. 

Il  semble  cependant  y  avoir  eu  dans  l'Enclos  du 
Temple,  précisément  à  l'époque  où  se  place,  vrai- 
semblablement, le  récit  de  Casanova,  tout  au  moins 
une  tentative  pour  fonder  une  manufacture  sur  les 
plans  dont  l'aventurier  revendique  la  paternité.  Et 
les  documents  présentent  l'affaire  de  telle  sorte  que 
l'on  éprouve  une  véritable  surprise  de  n'y  point 
trouver  son  nom-. 

L'instigateur  de  l'entreprise  était  un  certain 
Etienne  Scotti,  étranger,  ancien  officier,  qui  préten- 
dait avoir  découvert  le  secret  d'imprimer  sur  satin  — 
autrement  dit  sur  soie  —  des  couleurs  indélébiles. 
Quant  au  capitaliste,  fournisseur  des  fonds,  il  s'appe- 

1.  Il  assure  qu'au  mois  de  novembre  d'une  année,  que  le  con- 
texte ne  permet  pas  de  préciser,  il  traita  avec  Garnier  pour  les 
actions  de  la  société.  De  quelle  année  peut-il  s'agir?  Pas  de 
1758  assurément,  puisque  au  mois  de  novembre,  d  après  les 
lettres  de  Manon  Balletti,  Casanova  était  en  Hollande.  De  1759"? 
pas  davantag-e;  nous  verrons  que,  dès  septembre,  il  avait  quitté 
Paris.  Reste  1757.  Mais  Casanova  n'habita  qu'en  1759  la  maison 
de  la  Petite-Pologne.  Autre  confusion  :  Casanova,  aussitôt  après 
son  emprisonnement  au  For-l'Evêque,  prétend  avoir  écrit  à  son 
frère,  qui  venait,  dit-il,  de  se  marier.  Or,  François  Casanova 
n'épousa  sa  première  femme  que  le  26  juin  1762. 

2.  Faut-il  penser  qu'une  note,  conservée  à  Dux,  où  l'aventu- 
rier parle  de  filles,  de  domestiques,  de  loyer,  de  meubles,  d'un 
métier  et  à^étoffes,  se  rapporte  à  l'entreprise  de  l'Enclos  du 
Temple  ? 


L  ENCLOS    DU    TEMPLE.  309 

lait  Nicolas-Séraphique  FayoUe,  écuyer,  de  nationa- 
lité française,  comme  son  nom  l'indique.  Scotti  avait 
fabriqué  des  échantillons,  que  Fayolle  avait  montrés 
au  ministre  pour  obtenir  l'autorisation  d'exploiter  le 
secret,  se  chargeant  au  surplus  d'annoncer  dans  un 
mémoire  imprimé,  destiné  aux  autorités  et  au  public, 
les  mérites  de  la  découverte,  ainsi  que  son  intention 
de  la  faire  entrer  dans  le  domaine  pratique.  Et  une 
société  fut  montée,  par  actes  des  1"  avril  et  28  sep- 
tembre 1738. 

Que  se  passa-t-il  ensuite?  Fayolle  eut-il  des  doutes 
sur  la  qualité  des  échantillons  qu'il  avait  par  devers 
lui  ?  Les  acheteurs  se  plaignirent-ils  des  premières 
livraisons?  Le  fait  est  que  les  choses  se  gâtèrent  vite, 
et  que,  dès  le  mois  de  février  1739,  un  procès  était 
engagé  devant  le  bailli  du  Temple  entre  l'inventeur, 
ou  prétendu  tel,  et  le  trop  crédule  commanditaire.  Le 
différend  suivit  sou  cours  en  l'absence  de  Scotti^  parti, 
paraît-il,  pour  la  campagne,  un  certain  Sigismond. 
baron  de  Malnich  ou  Malniche,  répondant  en  son 
lieu  et  place  aux  assignations,  et  défendant  ses 
intérêts.  Fayolle  demanda  une  expertise.  Malnich, 
après  quelques  ergotages,  y  consentit,  et  deux  peintres 
de  l'Académie  de  Saint-Luc,  Slodtz  et  Moulin,  furent 
désignés  '.  Yoici  le  rapport  qu'ils  déposèrent,  l'un  des 
premiers  peut-être  que  l'on  puisse  citer  sur  des  essais 
d'impression  sur  soie  en  France  : 

1.  L'un  d'eux  pouvait  être,  le  cas  échéant,  remplacé  par 
Nattier  qui,  justement  à  cette  époque,  demeurait  au  Temple, 
chez  le  prince  de  Gonti  (H.  de  Gurzon,  Le  Temple,  p.  268-9). 


310  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

«  L'an  mil  sept  cent  cinquante-neuf,  le  23''  mars, 
nous  Jean-Baptiste  Slocltz  et  Jacques- Louis  Moulin, 
tous  deux  peintres  de  l'Académie  de  Saint-Luc, 
nommés  pour  vérifier  s'il  y  a  secret  ou  non  dans 
l'impression  et  peinture  de  trois  échantillons  à  nous 
remis  conformément  et  en  exécution  de  la  sentence 
rendue  par  M.  le  baillif  du  Grand  Prieuré  du  Temple 
du  vingt  six  février  dernier,  après  avoir  preste  le 
serment  en  tel  cas  requis,  pris  lecture  de  la  sentence 
du  Baillage  du  Temple,  ensemble  du  procès  verbal 
fait  au  greiîe  du  Baillage  des  cinq  et  huit  du  présent 
mois  de  mars,  contenant  les  dire  des  sieurs  Fayolleet 
du  fondé  de  procuration  du  sieur  Scotty,  et  de 
l'ordonnance  de  M.  le  baillif  du  Temple  étant  en 
suitte  dudit  procès  verbal  du  même  jour,  et  après 
avoir  entendu  ledit  sieur  Favolle  et  le  sieur  baron  de 
Malcniche,  qui  nous  a  dit  estre  fondé  de  procuration 
du  sieur  Scotty,  avons  nous  experts  susdits  examiné, 
éprouvé  et  fait  l'analyse  desdits  trois  échantillons  à 
nous  remis  par  le  greffier  dudit  baillage  du  Temple 
en  la  manière  qui  suit. 

»  Premièrement^  avons  pris  l'échantillon  de  satin 
fond  blanc  à  fleurs  rouges,  branchages,  feuilles  et 
tiges  jaunes  et  verd,  et  un  oiseau  dans  ledit  échan- 
tillon, lequel  est  celui  remis  au  greffe  en  exécution 
de  l'ordre  de  M.  le  baillif  du  huit  dudit  présent  mois 
de  mars,  avons  versé  de  l'eau  chaude  dans  un  vase  au 
degré  d'y  mettre  les  mains  et  suj)orter  la  chaleur, 
nous  y  avons  trempé  ledit  échantillon  du  côté  où  est 
l'oiseau.   A  l'instant  que  l'eau  a  mouillé  l'étoffe,  la 


L  ENCLOS    DU    TEMPLE.  3H 

couleur  s'est  séparée;  il  n'a  resté  que  le  noir  demi 
alterré  et  un  soupçon  des  couleurs.  Ensuitte,  avons 
passé  du  savon  blanc  superficiellement  sur  une  partie 
de  ce  qui  était  déjà  mouillé,  avons  légèrement  agité 
l'étoffe,  comme  lorsqu'on  netoye  avec  précaution, 
ensuite  trempé  dans  l'eau  tiède,  dans  laquelle  eau  la 
couleur  a  resté.  Le  noir  de  l'impression  s'est 
déchargé,  il  n'en  reste  que  pour  annoncer  l'ensemble, 
dont  les  parties  sont  effiacées  plus  ou  moins,  le  fond 
de  l'étolTe  taclié  ou  sali  généralement,  enfin  un 
ensemble  très  désagréable  et  qui  ne  peut  estre  de  nul 
usage. 

»  Quant  à  la  façon,  c'est  une  impression  ordinaire 
de  planches  gravées  comme  pour  estampes  en  papier, 
un  emploi  de  couleurs  au  peinceau,  comme  enlumi- 
nures, ou  à  la  planche  nommée  par  les  peintres  un 
pochoir,  comme  se  font  les  cartes  à  jouer.  Ces  façons 
de  travail  étant  usitées,  très  publiques  et  connues  de 
tous  les  ouvriers  ou  artisans  de  diverses  professions, 
et  les  couleurs  n'ayant  point  l'existence  et  les  bonnes 
qualitez  qui  constatent  un  secret,  nous  avons  estimé, 
assurons  et  estimons  que  tout  ce  qui  concerne  et 
constitue  cette  sorte  d'étofTe  peinte  est  de  mauvais 
usage  et  n'est  nulement  un  secret, 

»  Ensuitte,  les  deux  autres  échantillons,  dont  l'un  à 
fleurs,  ramages  et  chinois,  l'autre  à  fleurs,  ramages, 
sans  figures,  ont  été  par  nous  essayez  à  l'eau  tiède 
seulement  et  sans  savon,  et  nous  avons  trouvé  que 
les  couleurs  s'eflaçoient  à  l'instant,  de  sorte  qu'il  n'en 
restoit  qu'un  soupçon,  pourquoi  nous  avons  estimé, 


312  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

assurons  et  estimons  que,  puisque  l'eau  simple  efface 
les  couleurs  à  l'instant,  de  sorte  qu'il  n'en  reste  qu'un 
soupçon  qu'on  auroit  entièrement  effacé,  n'étoit  que 
nous  avons  ménagé  la  foiblesse  de  l'étoffe,  touttes 
ces  choses  nous  prouvent  que  le  local  de  ces  deux 
échantillons  est  encorplus  défectueux  que  le  premier, 
conséquemment  il  n'y  a  point  de  secret  dans  l'impres- 
sion et  peinture  de  ces  deux  échantillons,  non  plus 
que  dans  le  premier  dont  nous  venons  de  parler  cy 
dessus. 

»  Nous  certiffions  que  tout  ce  que  dessus  est  véri- 
table, en  foi  de  quoi  nous  signons  le  présent  rapport, 
pour  servir  et  valoir  ce  que  de  raison  aux  sieurs 
Fayolle  et  Scotty.  à  Paris  le  23'=  mars  1759. 

»  (Signé)  :  j.  b.  slodtz,  j.-l.  moulin'.  » 

C'était  pour  Scotti  un  témoignage  accablant,  dont 
le  bailli  fit  état  aussitôt  pour  annuler  les  actes  de 
société  et  condamner  Scotti  à  rembourser  à  Fayolle 
4025  livres,  que  ce  dernier  lui  avait  avancées  depuis 
l'année  précédente". 

Banale  affaire  d'escroquerie,  en  somme,  mais  qui 
sent  furieusement  son  Casanova.  Scotti,  un  de  ses 
compatriotes  sans  doute,  lui  ressemble  comme  un 
frère  ^  Quant  au  baron  de  Malnich,  «  ancien  com- 
mandant des  Croates   de  France  »  et  suborneur  de 

1.  Arch.  nat.,  Z^  3  792,  dossier  de  1759. 

2.  Arch.  nat.,   Z2  3  769,  3  770  et  3  792  (Bailliage  du  Temple), 
aux  dates  des  7,  12,  19,  26  février,  5,  8,  21,  27  mars,  2  avril  1759. 

3.  Casanova  avait  à  Parme  des  parents  nommés  Scotti.  Simple 
coïncidence,  probablement. 


L  EX  CLOS    DU    TEMPLE.  313 

filles  \  il  eût  fait  bonne  figure  parmi  les  compagnons 
de  l'aventurier.  Bien  que  Casanova  ne  soit  jamais 
nommé  dans  cette  aflfaire,  aurait-il  donc  pris  part  aux 
essais  malheureux  de  Scotti?  Ou  bien,  ayant  eu  con- 
naissance de  ce  que  nous  venons  de  raconter,  aurait-il 
eu  l'idée  de  bâtir,  sur  une  trame  analogue,  un  récit 
destiné  à  expliquer-  ses  propres  mésaventures  judi- 
ciaires et  les  diflicullés  qui  l'obligèrent  à  quitter  Paris? 
Mieux  vaut  peut-être  ne  pas  taxer  gratuitement  Casa- 
nova de  mensonge  et  avouer  que  nos  recherches  se 
sont  trouvées  en  défaut  -. 

Il  n'en  reste  pas  moins  que  le  récit  des  Mémoires 
est  fort  curieux  pour  l'histoire  d'un  procédé  de  fabri- 
cation qui  donne  aujourd'hui  à  l'industrie  soyeuse 
ses  plus  beaux  bénéfices.  Quand  Casanova  parle 
d'  «  impression  »,  et  aussi  d'ouvriers  qu'il  employait 
pour  «  peindre  »  les  taffetas,  gros  de  Tours,  etc.,  on 
doit  supposer  que  ce  travail  consistait  à  colorier  au  pin- 
ceau des  dessins,  dont  la  forme  générale,  la  silhouette, 
pouvait  avoir  été  tracée  au  préalable,  en  noir  proba- 
blement, soit  avec  des  planches  de  bois  gravées,  soit 
avec  des  patrons  découpés  ^   L'impression  sur  soie 


1.  Arch.  nat.,Y  15  'i56,comm.  Delafleutrie,  plainte  du  18  mai  1758 
contre  Malnich. 

2.  Il  est  probable  que  la  clef  de  ce  petit  problème  se  trouve 
dans  l'une  des  études  des  notaires  parisiens.  Ces  études  sont 
malheureusement  trop  nombreuses,  pour  que  des  dépouillements 
complets  puissent  raisonnablement  y  être  entrepris. 

3.  H.  Algoud,  Grammaire  des  arts  de  la  soie,  1912,  in-4.  Edg.  De- 
pitre,  dans  son  ouvrage  :  La  Toile  peinte  en  France,  1912,  in-8, 
p.  150  et  suiv.,  parle  de  diverses  tentatives  faites  de  1722  à 
1759  pour  obtenir  l'autorisation  d'imprimer  sur  soie.  Ajoutons 

18 


314  .lAGQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

n'est  guère  entrée  clans  l'industrie  que  vers  1816, 
mais,  depuis  longtemps,  des  esprits  ingénieux  cher- 
chaient le  moyen  de  résoudre  ce  délicat  prohlèmc. 
Dès  1759,  l'année  même  des  démêlés  entre  Scotîi  et 
Fayolle.  il  y  avait  dans  l'Enclos  du  Temple,  à  l'Hôtel 
de  Guise,  une  autre  manufacture,  qui  parait  bien 
avoir  eu  pour  objet  d'imprimer  sur  soie.  Les  docu- 
ments qui  la  signalent  ne  la  désignent,  il  est  vrai, 
que  sous  les  noms  de  manufacture  de  pékin  ou  des 
étofl'es  de  soie  peinte,  mais  ils  parlent  aussi  de 
V imprimerie  de  la  manufacture,  et  donnent  les  noms 
de  deux  graveurs,  Louis  Bonnet  et  Pierre  Chenu, 
travaillant,  semble-t-il,  pour  la  société,  ce  qui  per- 
mettrait d'affirmer  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  soies 
peintes  à  la  gouache  ou  à  l'huile,  mais  bien  de  soies 
imprimées  à  l'aide  de  bois  en  relief.  Il  faut  ajouter 
qu'à  la  fin  de  1759,  et  au  début  de  1760,  la  société 
était  en  procès  avec  un  nommé  Jean-Louis  Guillon- 
Bellegarde,  garde-magasin  de  la  manufacture,  dont 
la  gestion  avait  pris  fin  le  11  octobre  1759  ^  Sans 
doute,  ne  faut-il  pas  s'attacher  à  cette  apparente 
coïncidence,  seul  détail,  au  demeurant,  qui  fasse  son- 
ger au  récit  de  Casanova. 

A  supposer. d'ailleurs  —  ce  qui  est  probable,  — 

que  MM.  Depitre  et  Henri  Glouzot  ont  bien  voulu  prendre  con- 
naissance du  présent  chapitre  et  nous  faire  profiter  de  leurs  avis. 
1.  Sur  ce  procès  et  divers  autres,  voir  Arch.  nal.,  Z-  3  76'.i 
et  3  770  (Bailliage  du  Temple),  sentences  des  12,  11»,  26  février, 
12  mars,  21  mai,  25  juin,  13  août,  24  sept.,  1"  octobre  1751!, 
17  mars  1760.  Cf.  Capon,  Casanova  à  Paris,  p.  373.  Les  associés, 
nommés  dans  ces  documents,  étaient  les  sieurs  Rogé,  Delafosse, 
Deleau,  de  Sery,  de  Richecourt,  Fouve  (?).  Dumas  et  d'Esparos. 


L   ENCLOS    DU    TEMPLE.  315 

qu'il  y  ait  du  vrai  dans  ce  que  l'aventurier  nous  a 
confié  de  sa  manufacture,  et  que  l'entreprise  eût  pros- 
péré, on  peut  être  sûr  que  les  Lyonnais  auraient  tout 
lait  pour  l'anéantir.  ]N 'empêche  qu'à  cette  époque,  où 
les  fabricants  de  soie  gémissaient  de  la  concurrence 
croissante  que  les  toiles  imprimées  faisaient  à  leur 
industrie,  l'idée  était  ingénieuse,  voire  même  à  peu 
près  nouvelle,  de  leur  proposer  d'employer  les  mêmes 
armes  pour  obtenir  le  même  succès.  C'est  une  ques- 
tion de  savoir  si  Casanova  doit  être  rangé  parmi 
les  précurseurs  d'une  de  nos  industries  les  plus  flo- 
rissantes. 


CHAPITRE   XX 


LES C OM PAGNONS    DE    CASANOVA. 
GRECS  ET    FILOUS. 


Point  n'est  besoin  de  lire  entre  les  lignes  pour 
voir,  en  parcourant  les  Mémoires,  dans  quel  monde 
interlope  d'aigrefins,  de  tout  âge  et  de  tout  pays, 
Casanova  se  complaisait.  Lui-même  a  fait  bien  sou- 
vent des  allusions,  plus  ou  moins  discrètes,  à  quelques- 
uns  de  ces  personnages,  escrocs  avérés,  fripons  de 
jeu,  chevaliers  d'industrie,  qu'il  connut  ou  qu'il 
retrouva  dans  les  salons  ou  les  tripots  parisiens. 
Mauvaise  assurément,  mais  divertissante  compagnie. 

L'abbé  de  La  Coste  faisait  partie,  comme  Casanova 
du  reste,  de  la  catégorie  des  agents  secrets.  M.  de  La 
Ville,  premier  commis  des  Aflaires  Etrangères,  et  M.  de 
Clioiseul  l'avaient  employé  dans  des  affaires  délicates. 
C'est  précisément  chez  l'abbé  de  La  Ville,  à  Versailles, 
que  Casanova  le  vit  pour  la  première  fois,  au  prin- 
temps de  1757,  «  prcstolet  »  de  bonne  mine,  aimable, 


GRECS    ET    FILOUS.  317 

quoique  un  peu  indiscret.  Ce  jour-là.  ils  revinrent 
ensemble  à  Paris,  puis  se  quittèrent.  L'année  suivante, 
ce  fut  le  même  petit  abbé  qui  conduisit  Casanova  et 
son  ami  Tiretta  chez  madame  de  Lambertini.  Plus 
tard,  il  essaya,  paraît-il,  de  lui  nuire  dans  l'esprit 
de  Pàris-Duverney,  en  l'accusant  de  distribuer  pour 
son  propre  compte  des  billets  de  la  loterie  de 
l'Ecole  Militaire,  et  cela  pour  se  venger  de  ce  que  le 
Vénitien  avait  refusé  de  lui  en  délivrer  en  cachette. 
«  Je  n'ai  plus  vu  cet  abbé,  soit  qu  il  ait  eu  vent  de 
ma  découverte,  soit  qu'un  heureux  hasard  lui  ait  fait 
éviter  ma  rencontre;  mais  j'ai  su  que  trois  ans  après 
il  fut  condamné  aux  galères,  oîi  il  est  mort,  pour 
avoir  vendu  à  Paris  des  billets  d'une  loterie  de  Tré- 
voux, qui  n'a  jamais  existé.  »  Et  cela,  sauf  une  petite 
erreur,  qui  n'est  pas  imputable  à  Casanova,  est  d'une 
exactitude  parfaite. 

La  jeunesse  de  Jean-Emmanuel  de  La  Goste,  né  à 
Versailles,  où  son  père  tenait  un  emploi  dans  la 
maison  de  la  reine,  avait  été  des  plus  agitées.  Son 
père,  dont  toute  l'afiFection  s'était  concentrée  sur  sa 
fille,  morte  depuis,  exigea  qu'il  embrassât  l'état 
ecclésiastique.  Pour  obéir,  il  se  fit  célestin.  Mais 
bientôt,  jetant  le  froc  aux  orties,  il  s'enfuit  en  Hol- 
lande avec  une  jeune  fille,  qu'il  abandonna  en  174(3  à 
Amsterdam,  et  qui  mourut  en  17ol,  dans  un  cou- 
vent de  Liège.  Comme  La  Coste  vivait  en  Hollande 
du  commerce  des  actions  de  la  Compagnie  des 
Indes  Anglaises,  un  ordre  du  roi  vint  le  surprendre, 
et  il  fut  arrêté.  Relâché  sur  l'intervention  de  l'abbé 

18. 


318  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

de  La  \iile,  alors  chargé  d'affaires  du  roi  à  La  Haye, 
il  épousa  à  Liège,  vers  1750,  Anne-Françoise  Vanc- 
quetin;  il  avait  été  en  effet  relevé  de  ses  vœux  à 
Bruxelles,  grâce  qu'un  peu  plus  tard  le  nonce  résidant 
à  Dresde  lui  confirma,  tout  en  le  faisant  chevalier  de 
l'Eperon  d'Or,  ni  plus  ni  moins  que  Casanova  lui- 
même. 

En  1754,  La  Coste  revint  à  Paris.  Il  y  menait,  s'il 
faut  l'en  croire,  la  vie  la  plus  calme  et  la  plus  retirée, 
ne  se  montrant  presque  jamais  ni  aux  cafés  ni  aux 
promenades  publiques,  lorsque,  trois  ans  plus  tard, 
M.  Beau,  archiviste  du  duc  de  Penthicvre,  son  ami, 
lui  donna  une  letlre  pour  le  curé  de  Passy,  qui  le 
présenta  à  M.  de  La  Pouplinière.  Le  fermier  général 
lui  fit  le  meilleur  accueil,  puis,  prévenu  en  sa  faveur 
par  le  comte  de  Vitzthum,  ambassadeur  de  Saxe, 
que  La  Coste  avait  connu  à  Dresde,  il  redoubla  de 
politesse  à  son  égard,  l'engageant  à  fréquenter  libre- 
ment sa  maison.  Ce  fut  l'origine  des  malheurs  de 
l'abbé  de  La  Coste. 

Il  était,  en  effet,  aussi  dangereux  qu'agréable  de 
vivre  chez  M.  de  La  Pouplinière.  On  y  jouissait  d'une 
chère  exquise,  de  spectacles  rares  et  voluptueux,  de 
musique  délicate.  Mais  que  d'épines  sous  ces  roses! 
Il  fallait  une  adresse  souveraine  à  qui  voulait  évoluer 
sans  dommage  dans  ce  milieu  d  intrigue.  La  Coste, 
bientôt  confident  du  vieux  fermier  général,  se  flatta 
d'être  habile  et  ne  réussit  qu'à  être  imprudent.  Dans 
l'affaire  de  mademoiselle  Wynne,  son  rôle  parut  assez 
louche;    dans    celle    de   madame    de    Saint- Aubin, 


GRECS    ET    FILOUS.  319 

maîtresse  de  La  Pouplinière,  avec  laquelle  il  semble 
avoir  lui-même  entretenu  des  relations  fort  intimes, 
malgré  qu'il  eût  cinquante  ans,  qu'il  fût  gros,  court 
et  de  figure  repoussante,  sa  conduite  ne  fut  pas  moins 
suspecte.  Il  écrivit  à  son  protecteur  des  lettres  ano- 
nymes, et  fit  imprimer  un  libelle  diffamatoire  intitulé  : 
Lettre  de  M.  de  V.  de  Paris  à  M.  B.  à  Béziers, 
dont  on  n'eut  pas  beaucoup  de  peine  à  soupçonner 
qu'il  était  l'auteur.  Si  bien  que  La  Pouplinière, 
marié  en  secondes  noces  par  La  Coste,  qu'il  comblait 
de  bienfaits,  devint  son  plus  irréconciliable  ennemi'. 

Quand,  le  5  janvier  1760,  un  ordre  du  roi  envoya 
à  la  Bastille  l'abbé  de  La  Coste,  depuis  quelque 
temps  déjà  filé  par  la  police  -,  et  son  beau-frère,  le 
Dunkerquois  Louis  \ancquetin,  on  put  croire  que  le 
crédit  de  M.  de  La  Pouplinière  n'était  pas  étranger  à 
cette  mesure.  En  réalité,  il  y  avait  bien  autre  chose, 
et,  pendant  que  l'inspecteur  d'Hémery,  assisté  du 
commissaire  Rochebrune,  retournait  les  poches  de 
labbé  et  s'emparait  de  ses  papiers,  Vancquetin,  pressé 
de  questions,  finit  par  tout  avouer. 

Le  pauvre  diable  gagnait  chichement  sa  vie  en 
enseignant  à  lire  et  à  écrire  aux  jeunes  élèves  du  sieur 


1.  Arch.  de  la  Bastille,  12  099,  interrogatoire  de  La  Coste,  du 
18  janvier  1760,  et  mémoire  rédigé  par  lui-même  pour  sa 
défense.  Cf.  G.  Cucuel,  La  Pouplinière  et  la  musique  de  c/iambre 
au  XVIIP  siècle.   1913, 

2.  Ibid.,  10  2.52,  novembre  17.59.  Déjà,  l'année  précédente,  le 
commissaire  Sirebeau  l'avait  surpris  en  flagrant  délit  de 
débauche,  et  en  avait  dressé  constat.  L'abbé  demeurait  alors 
rue  des  Bons-Enfants,  à  l'hôtel  de  Candie  (Arch,  do  la  Bast., 
10  2«3,  29  septembre  17.58). 


320  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Boivin,  maître  d'école  et  de  pension  rue  Michel-le- 
Gomte.  Sollicité  par  son  beau-frère  de  l'aider  dans  une 
escroquerie  lucrative,  il  n'avait  pas  su  résister  à  la 
tentation.  Il  savait  parfaitement  que  les  billets  de  la 
loterie  de  Gémont  (Gemund  en  Souabe),  que  La 
Goste  distribuait,  étaient  faux,  et  qu'il  les  faisait 
imprimer  tout  bonnement  à  Paris  et  à  Vannes.  On 
trouva  chez  lui  un  cachet,  aux  armes,  fantaisistes  et 
«  de  pure  idée  »,  de  la  seigneurie  de  Gemund.  Il 
portait  en  exergue  la  légende  :  Sis^ill.  domin.  Gemont., 
et  La  Goste  s'en  servait  pour  cacheter  les  lettres  qu'il 
s'écrivait  à  lui-même  comme  venant  d'Allemagne,  et 
qu'il  s'arrangeait,  en  réalité,  pour  faire  partir  de 
Maëstricht.  Gomme  Vancquetin  avait  une  belle  main, 
La  Goste  l'employait  à  contrefaire  sur  les  prétendus 
billets  la  signature  :  A.  Broedbeck  et  coinp.^  et 
l'affaire,  habilement  montée,  aurait  pu  durer  encore 
si,  à  la  longue,  le  public  ne  se  fût  aperçu  qu'à  cette 
loterie  peu  avantageuse  les  petits  lots  sortaient  tou- 
jours, et  les  gros  jamais.  Vancquetin  avoua  aussi  qu'il 
avait  écrit,  pour  le  compte  de  l'abbé  de  La  Goste, 
plusieurs  lettres  anonymes  imitant  l'impression.  Les 
unes  avaient  été  envoyées  à  M.  de  La  Pouplinière; 
l'abbé  s'était  fait  adresser  les  autres.  Quant  au  libelle 
diffamatoire,  rédigé  par  La  Goste  et  imprimé  par  ses 
soins,  cent  lignes  manuscrites,  qui  se  trouvaient  à  la 
fin  de  chaque  exemplaire,  étaient  de  l'écriture  de 
Vancquetin  '. 

1,  Arcli.  nat.,  Y  15  820,  comm.  Rochebrune,  déclarations,  per- 
quisitions et  interrogatoires  de  janvier-avril  1760. 


GRECS    ET    FILOUS,  321 

Après  quelques  mois  de  détention  à  la  Bastille, 
l'abbé  de  La  Goste  fut  transféré  au  Grand-Chàtelet, 
et  condamné  le  28  août  1760,  par  une  commission 
spéciale,  que  présidait  le  lieutenant  de  police,  au 
carcan,  au  fouet  et  aux  galères  à  perpétuité.  Vanc- 
quetin  s'en  tirait  avec  neuf  ans  de  galères.  Le  3  sep- 
tembre, La  Coste  subit  la  peine  du  carcan  Place  du 
Palais-Royal,  où  il  fut  marqué  d'un  fer  chaud,  après 
quoi  on  l'expédia  à  Toulon  ramer  sur  les  vaisseaux 
du  roi.  Il  y  mourut,  comme  l'assure  Casanova,  et  à 
cette  occasion,  les  petits  vers  suivants  coururent  : 

La  Goste  est  mort!  Il  vaque  dans  Toulon 
Par  cette  mort  un  emploi  d'importance. 
Le  bénéfice  exige  résidence, 
Et  tout  Paris  y  nomme  Jean  Fréron. 

Ce  quatrain  n'ajoute  rien  à  la  gloire  de  \ol taire,  à 
qui,  sans  hésiter,  le  public  l'attribuai 

Un  autre  escroc,  italien  celui-là,  paraît  dans  les 
Mémoires  sous  le  nom  de  chevalier  de  Santis.  Sa 
profession  était  de  faire  «  jouer  de  malheur  », 
comme  on  disait  alors,  les  étourdis  qui  lui  tom- 
baient entre  les  mains,  et  de  vivre  aussi  largement 
que  possible  à  leurs  dépens. 

Après  s'être  fait  la  main  dans  son  pays,  en  parti- 
culier à   Alilan,  Joseph  de  Santis,  né  à  Spolète  vers 

1.  Ârch.  de  la  Bastille,  12  503,  fol.  50,  60,  77,  79,  81,  94; 
Journal  de  Barbier,  IV,  362-.3;  Mémoii-es  de  la  Lune,  dans  la 
Nouv.  Revue  retrospectife,  II,  1895,  p.  137;  Bachaumont, 
Mémoires  secrets,  I,  24;  Ravaisson,  Arch.  de  la  Bastille,  XVIII, 
1-20;  Funck-Brentano,  Lettres  de  cachet,  p.  348-9,  n"'  4  450 
et  4  451. 


322  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

1724,  était  venu  à  Paris  chercher  fortune.  C'était  un 
homme  de  taille  ordinaire,  mais  bien  fait  et  d'une 
physionomie  très  avenante,  fripon  fieffé  au  demeurant 
et  connu  pour  tel  à  Rome,  où  il  avait  laissé  de  fâcheux 
souvenirs.  En  1756,  il  avait  eu  déjà  maille  à  partir 
avec  la  police  parisienne  pour  certaines  friponneries 
commises  à  Lille  en  compagnie  d'un  prétendu  comte 
O'Kelly.  Il  se  disait  chevalier  romain,  et  passait  son 
temps  en  parties  fines  avec  de  jolies  femmes;  il 
savait  jouer  et  ne  perdre  que  quand  il  voulait  \ 
Comme  Casanova,  Santis  connaissait  les  frères  Calza- 
bigi,  qui  même  l'avaient  envoyé  dans  diverses  villes, 
lorsqu'ils  avaient  eu  l'intention  d'établir  en  Allemagne 
la  loterie  de  l'École  Militaire.  En  1759,  il  vivait  en 
garni  rue  du  Bouloi,  à  l'hôtel  de  la  Reine,  avec 
d'autres  mauvais  sujets,  de  nationalité  française  ou 
italienne.  Casanova  venait  parfois  chez  lui,  car  l'on 
y  jouait.  Mais  des  pigeons  trop  bien  plumés  criè- 
rent, si  bien  qu'un  jour  l'inspecteur  Chassaigne  s'en 
vint,  porteur  d'un  ordre  du  roi,  arrêter  Santis  et 
un  certain  Jean-Baptiste  Demonchy,  27  ans,  natif 
d'Amiens,  que  les  rapports  de  police  désignaient 
comme  son  complice.  La  perquisition  opérée  chez 
Santis  ne  fit  découvrir  rien  de  suspect,  mais  chez 
Demonchy  le  commissaire  s'empara  de  plusieurs 
jeux  de  cartes.  Les  deux  prévenus  furent  envoyés  au 
For-l'Évêque.  Casanova  faillit  bien  être  compromis 
dans  cette  affaire,  car  il  avait,  la  veille  même  de  l'ar- 

1.    Arcli.   de    la   Bastille,    11944,   rapports    de    Meusnier    des 
20  février,  5  et  21  mars  1750. 


GRECS    ET    FILOUS.  323 

restation  de  Santis.  dîné  à  Montmartre  avec  lui  et 
l'ancienne  maîtresse  d'un  autre  italien,  nommé 
Marini.  Heureusement  pour  lui,  la  police  avait  contre 
Santis  des  griefs  beaucoup  plus  graves.  N'était-ce  pas 
celui-ci  qui,  plusieurs  années  auparavant,  avait  fait 
au  Port-à-l'Anglais.  avec  Touzet,  officier  invalide,  et 
Bonneval,  garde  du  roi,  une  partie,  à  la  suite  de 
laquelle  les  plaintes  avaient  afflué?  N'avait-il  pas  joué 
chez  madame  de  Trémerga',  chez  Marini,  rue  de  la 
Comédie-Française,  au  pharaon  et  autres  jeux  défen- 
dus? N'avait -il  pas  joué  à  Nancy  avec  le  major  Saby, 
à  Francfort  chez  Galzabigi,  à  Strasbourg,  à  Amiens, 
à  Abbe ville?  Ses  compères  ne  se  nommaient-ils  pas 
Bary,  Groissy,  Destorières,  Xavier,  enfin  Demonchy? 
Autant  de  questions  qui  furent  posées  à  Santis  dans 
le  premier  interrogatoire  du  21  avril.  A  toutes  il 
opposa  le  démenti  le  plus  catégorique.  Il  avait  joué, 
mais  à  des  jeux  innocents,  et  toujours  perdu. 

Malheureusement,  Demonchy  fit  une  défense  moins 
ferme.  Il  reconnut  avoir  ouï  dire  que  Santis  marquait 
les  cartes.  Fort  de  ce  demi-aveu,  l'inspecteur  prévint 
Santis  que.  s'il  ne  changeait  pas  de  système,  il  serait 
enfermé  à  Bicètre.  On  l'interrogea  de  nouveau,  profi- 
tant de  ce  qu'il  ne  pouvait  se  concerter  avec  son  cama- 
rade. Mais  dans  ce  second  interrogatoire,  pourtant 
serré  et  précis,  la  langue  de  l'italien  ne  se  délia  guère. 


1.  Sans  doute  Marie-Anne  de  Varennes,  veuve  depuis  1734  de 
Gervais  Geslin,  sieur  de  Trémargat,  président  au  Parlement  de 
Bretagne.  Elle  demeurait  à  Paris,  où  elle  mourut  en  1779  (Saul- 
nier,  Parlement  de  Bretagne,  1,    426). 


324  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

—  Vous  avez,  disait  le  commissaire,  gagné  chez 
Véronèse  5  000  louis  au  sieur  Blazin,  avec  Orsi,  qui  a 
gardé  la  moitié  de  cette  somme. 

—  Non. 

—  Vous  avez  préparé  des  cartes  et  seî-vi  au  pha- 
raon, à  la  dupe,  au  piquet,  au  trente  et  quarante. 

—  J'ai  toujours  joué  en  honnête  homme. 

—  Calzabigi  ne  vous  a-t-il  pas  proposé  quinze 
louis,  si  vous  vouliez  tailler  au  pharaon  pour  lui  et 
le  baron  de  VS'avre  ^  ?  N'avez-vous  pas  opéré  chez  Calza- 
bigi, pour  permettre  au  baron  d'apprécier  vos  talents 
et  votre  adresse  à  fder  la  carte? 

—  Non. 

—  Vous  avez  taillé  au  pharaon  rue  Poupée. 

—  Oui,  mais  parce  que  le  banquier  qu'on  atten- 
dait n'était  pas  venu,  et  qu'on  m'avait  prié  instam- 
ment de  prendre  sa  place.  J'ai  joué  aussi  chez 
madame  de  Berville,  avec  monsieur  de  Malval. 

—  N'avez-vous  pas  été  à  Nancy  et  en  Allemagne? 

—  Oui,  avec  le  sieur  Sormany'.  A  Nancy,  nous 

1.  Sans  doute  Chai'les-Jean-Baptiste  de  Yavre  ou  de  Wavre, 
baron  de  Gorbeck,  dont  il  est  question  dans  deux  documents  du 
Châtelet  à  cette  époque  (Arch.  nat  ,  Y  12  160,  comm.  Cadot, 
7  décembre  1757,  et  Y  14  974,  comm.  Duruisseau,  9  août  1758). 

2.  Jacques  de  Sormany  ou  Surmany,  ancien  colonel  au  ser- 
vice d'Espagne,  compromis  vers  la  même  époque,  lors  d'une 
perquisition  opérée  chez  une  dame  Descb  (Arch.  de  la  Bast., 
12  035,  dossier  Desch,  lettre  de  Sormany  du  12  juin  1759.  Cf. 
Arch.  nat.,  Y  11  570,  comm.  Chenu,  19  avril  1759;  Y  13  517, 
comm.  Guyot,  8  octobre  1757;  Y  15  637,  comm.  Sirebeau, 
7  sept.  1758),  Voir  aussi  une  curieuse  déclaration  de  Madeleine 
Masnati,  veuve  de  Jacques  Tosi,  où  il  est  question  de  «  Sul- 
mani,  banquier  de  jeu  »,  qui  n'est  autre  certainement  que  Sor- 
many (Arch.  nat.,  Y  15  815,   comm.  Rochebrune,  7  mai  1758). 


GRECS    ET    FILOUS.  325 

avons  rencontré  M.  Calzabigi.  qui  nous  a  proposé  de 
voyager  en  Allemagne  pour  sa  loterie  et  pour  sa 
manufacture  de  savon.  C'est  ainsi  que  j'ai  été  à  Stutt- 
gart, à  Plombières  et  à  Francfort.  J'ai  entendu  dire 
qu'un  marchand  de  Francfort  a  joué  chez  Calzabigi 
contre  Saby,  major  polonais,  Calzabigi  et  un  baron 
allemand. 

Santis  avait  dit  à  Demonchy  qu'il  resterait  à  Bicêtre 
toute  sa  vie  plutôt  que  d'avouer,  et  que,  d'ailleurs,  on 
ne  pouvait  le  condamner,  s'il  n'avouait  pas.  Seul, 
peut-être  eùt-il  réussi  à  se  tirer  de  l'aventure.  Mais 
son  complice,  déjà  ébranlé  par  la  découverte  des 
cartes  truquées,  ne  se  sentit  pas  la  force  d'aller  jus- 
qu'au bout  du  mensonge.  Il  déclara  donc  que,  pour 
mériter  les  bontés  du  «  Magistrat  »,  il  allait  faire 
1  aveu  sincère  de  ses  fautes. 

Les  cartes  saisies  chez  lui,  Santis  les  lui  avait 
apportées,  un  jour  qu'il  avait  taillé  au  pharaon  contre 
un  portugais,  nommé  Mural,  et  le  chevalier  de  Saint- 
Sulpice.  Celui-ci,  d'ailleurs,  était  de  connivence  :  il  ne 
pontait  contre  Santis  que  pour  amorcer  le  portugais 
et  l'inciter  à  mettre  le  plus  d'argent  possible  sur  la 
table,  (^aant  à  lui.  Demonchy,  il  avait  joué  avec  un 
nommé  De  Bouzet.  intéressé  dans  la  Ferme  des 
Réfugiés  protestants,  qui  lui  servait  de  compère. 
Suivant  les  couleurs  qu'il  fallait  écarter  ou  jouer,  ils 
se  prévenaient  en  se  poussant  les  genoux  ou  les  pieds, 
et  en  frappant  un  ou  plusieurs  coups  sous  ou  contre 
leurs  chaussures.  Rien  de  plus  simple,  au  surplus, 
que   de  trouver  des  dupes.   Un   chevalier  s'en  allait 

19 


326  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

aux  coches  et  aux  hôtels  garnis  prendre  la  liste  des 
nouveaux  arrivés.  Il  se  liait  avec  ceux  qui  lui  parais- 
saient avoir  la  bourse  bien  garnie  et  les  menait  chez 
les  plus  jolies  femmes  de  Paris.  Là,  les  cartes  tru- 
quées ne  manquaient  pas,  non  plus  que  les  joueurs 
habiles.  Pour  gagner,  il  n'était  pas  indispensable  de 
jouer  soi-même.  Il  suffisait  de  parier  «  du  bon 
côté  ». 

Demonchy  regrettait  les  égarements  de  sa  folle  jeu- 
nesse. Arrivé  d'Amiens  à  Paris  depuis  dix-sept  mois, 
il  en  avait  passé  huit  en  Brabant,  en  Hollande  et  à  la 
suite  de  l'armée,  où  il  faisait  le  commerce  des  four- 
nitures. Pendant  l'été  de  17S8,  il  était  revenu  à 
Paris  pour  proposer  au  maréchal  de  Bellisle,  ministre 
de  la  Guerre,  les  moyens  de  faire  subsister  l'armée 
à  crédit.  C'est  alors  qu'il  avait  connu,  pour  son  mal- 
heur, Santis  et  autres  grecs  de  son  espèce.  Il  fut 
d'abord  leur  dupe,  puis  ceux-ci,  pensant  qu'il  pour- 
rait les  mettre  en  rapport  avec  des  négociants  et 
d'autres  personnes  qui  avaient  l'habitude  de  se 
réunir  chez  la  comtesse  de  Chastenay  ',  lui  proposèrent 
de  réparer  ses  pertes.  Il  accepta,  non  sans  remords. 


1.  Marie-Thérèse  de  Belfond,  femme  de  Gabriel  comte  de 
Chastenay- Lanty,  fine  mouche  qui  tenait  un  jeu  de  pharaon  et 
prenait  de  grandes  précautions  pour  empêcher  les  intrus  de 
se  glisser  chez  elle  (Arch.  de  la  Bastille,  10100,  mars-mai  1759, 
et  12  066,  mars  1760).  L'inspecteur  Chassaigne  avait  arrêté  à 
son  domicile,  et  non  sans  esclandre,  le  jeune  Demonchy,  répan- 
dant même  le  bruit  qu'il  l'avait  trouvé  «  couché  dans  les  draps  » 
de  cette  dame  «  vieille  et  laide  »,  qui  se  plaignit  amèrement  du 
procédé  du  policier  et  l'attaqua  en  diffamation  (Arch.  nat., 
Y  14  975,  comm.  Duruisseau,  16  mai  1759). 


GRECS    ET    FILOUS.  327 

mais  avec  la  ferme  résblution  de  repartir  pour 
l'armée,  dès  qu'il  aurait  regagné  ce  qu'il  avait  perdu. 
La  police  ne  lui  en  avait  pas  laissé  le  temps  ^ 

Ces  aveux  attirèrent-ils  sur  Demonchy  la  clémence 
du  «  Magistrat  »?  Je  ne  sais,  mais  ils  ne  laissaient 
aucun  doute  sur  la  culpabilité  de  Santis.  Aussi  l'ita- 
lien, incarcéré  au  Grand-Chàtelet  le  13  aovit,  fut-il 
envoyé  le  29  décembre  à  Bicètre,  où  il  resta  jusqu'à 
l'été  de  l'année  suivante". 

Cependant,  le  procureur  du  roi  recevait  tous  les 
jours  de  nouvelles  plaintes  contre  des  escrocs  de  jeu 
et  des  usuriers,  qui  s'engraissaient  aux  dépens  des 
joueurs  décavés  :  «  mauvais  sujets,  écrivait  ce  magis- 
trat, d'autant  plus  pernicieux  à  la  société  qu'ils  parais- 
sent à  l'extérieur  jouir  d'une  réputation  entière,  étant 
les  uns  reçus  dans  les  meilleures  compagnies,  et 
quelques-uns  des  autres  étant  avantageusement  établis 
dans  le  commerce  ».  De  cette  «  clique  »,  Santis  était 
peut-être  le  plus  compromis,  mais  certainement  il 
n'était  pas  le  seul  coupable. 

Le  17  mai  1759,  un  certain  François-Pierre  Blazin. 
ancien  officier  d'infanterie,  demeurant  rue  Françoise, 
déposait  une  plainte  en  escroquerie  contre  le  nommé 
Beauvallon,  Santis  et  autres.  Il  avait  eu  l'imprudence 
de  jouer  au  piquet  avec  eux,  et  avait  perdu  vingt- 
cinq  ou  trente  louis.  Un  sieur  Lebrun,  fripier  usurier, 

1.  Arch.  nat.,  Y  10  874,  comm.  Thiérion,  procès-verbaux  de 
capture  et  interrogatoires  au  For-rÉvêque  (21,  24  et  25  avril  1759)- 

2.  Ibid.,  Y  10  875,  comm.  Thiérion  (juillet  1759);  Arch.  de  la 
Préfecture  de  police,  écrou  du  Grand-Chàtelet  (15  août  1759)  ; 
Piton,  Paris  sous  Louis  XV,  I,  209  (5  septembre  1760). 


328  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

le  remit  un  peu  en  fonds, 'en  échange  de  divers  objets 
qu'il  prit  en  gage.  Mais  quelle  ne  fut  pas  ensuite  la 
surprise  de  Blazin  de   retrouver  ces  objets  entre  les 
mains  de  Beauvallon  et  de  quelques-uns  de  ses  amis  ! 
Un  décret  de  prise  de  corps  fut  décerné  contre  Santis 
—  ce  qui  était    d'ailleurs   superflu,    puisqu'il    était 
déjà  à  Bicètre,  —  contre  Beauvallon  et  ses  complices, 
le    marseillais    Bourguignon  de   Camas,   le  parisien 
Lebrun  et  le  montpelliérain  Fabre  de  Massilian.  On 
perquisitionna   chez   Lebrun,   banqueroutier   fraudu- 
leux,  convaincu,  au   surplus,  d'avoir  fait  de   nom- 
breuses victimes  parmi  des   officiers   et  des  fils  de 
famille.  Blazin  fit  saisir  plusieurs  lettres  de  change 
chez   Demonchy,    qui    répliqua    en   portant    plainte 
contre  l'ex-ofticler.  Finalement,  la  justice  dut  s'aper- 
cevoir que   Blazin   n'avait   pas   non   plus  les  mains 
très  nettes,  car.  à  quelque  temps  de  là,  le  16  novem- 
bre 1759,  il  fut  arrêté,  en  vertu  d'une  sentence  des 
Juges  consuls,  et  enfermé  au  Grand-Châtelct*. 

Santis,  les  lecteurs  des  Mémoires  s'en  souviennent, 
est  cet  aventurier  qui,  dînant  un  jour  à  Choisy  avec 

1.  Arch.  nat.,  Y  10  874,  comm.  Thiérion,  déclaration  Blazin 
contre  Beauvallon  (17  mai);  Y  10  875,  information  (14  juillet), 
décret  de  prise  de  corps  contre  Beauvallon  et  autres;  scellé 
chez  Ch.  Le  Brun  (17  juillet),  continuation  d'information 
(22  juillet),  saisie-revendication  des  lettres  de  change  et  ouver- 
ture' de  portes  chez  Demonchy  (14  août);  Y  14  G79,  comm.  Du- 
doigt,  plainte  Demonchy  contre  Blazin  (1.")  août);  Y  13  522, 
comm.  Guyot,  plainte  Blazin  contre  Lecœur  et  autres  (17  no- 
vembre), information  à  la  requèle  du  même,  prisonnier  au 
Petit-Chàtelet  (18  décembre).  Moins  de  deux  ans  plus  tard, 
Blazin  était  emprisonné  de  nouveau,  sur  un  ordre  de  M.  de  Sar- 
tines  (Y  10  941,  comin.  Thiérion,  17  avril  17(31). 


GRECS    ET    FILOUS.  329 

Casanova,  en  compagnie  de  la  Dangenancoui".  figu- 
rante à  l'Opéra',  et  d'une  autre  «  grivoise  ».  trouva, 
paraît-il,  le  moyen  de  lui  subtiliser  une  magnifique 
bague.  Une  dispute  s'ensuivit,  et  Santis,  provoqué, 
fut  laissé  pour  mort  sur  la  place  derrière  le  château, 
tandis  que  Casanova,  ce  beau  coup  fait,  s'empressait 
de  quitter  Paris.  Ce  jour-là,  le  compagnon  de  Santis 
était  le  portugais  Xavier,  dont  on  a  rencontré  le  nom 
dans  les  pages  qui  précèdent.  Quant  à  Blazin,  n'est- 
ce  pas  le  mari,  ou  l'amant  de  cette  soi-disant  com- 
tesse Blazin,  que  séduisit  Castelbajac,  et  que  notre 
Vénitien  retrouva  plus  tard  à  Montpellier,  mariée  à 
un  apothicaire?  Blazin  était  précisément  le  fils  d'un 
apothicaire  de  Paris,  et  son  ami  Gamas  l'avait  connu 
à  Montpellier,  à  une  époque  où  son  régiment,  celui 
de  Soissonnais,  y  était  en  garnison-.  Même  monde, 
mêmes  gens  ! 

Le  chevalier  de  Saby,  ou  prétendu  tel,  qui  vivait 
alors  à  Paris,  où  il  se  donnait  en  1739  pour  officier 
au  service  du  roi  de  Pologne,  employé  à  l'armée  du 
Bas-Rhin ^  était  lui  aussi  des  amis  de  Casanova.  Il 
avait  un  passé  déjà  fort  bien  rempli. 

Il  se  nommait,  de  son  vrai  nom,  Antoine  Saby  et 
était  né  à  Montauban,  vers  1716,  d'une  famille 
obscure.  11  quitta  sa  ville  natale  pour  s'engager  dans 

1.  Voir  un  rapport  de  Meusnier,  du  12  nov.  1756  (Arcli.  de  la 
Bastille.  10  236). 

2.  Arch.  de  la  Bastille.  12  033,  dossier  Camas,  classé  par  erreur 
à  Comns  :  cf.  12  046,  dossier  Lebrun,  et  12  048,  dossier  Massilian. 

3.  Arch.  do  la  Seine,  sentence  des  consuls  du  12  mars  1759 
(affaii-e  Calzabigi-Saby). 


330  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

divers  régiments,  déserta,  passa  dans  les  troupes  de 
rimpératrice-Reine,  déserta  de  nouveau  pour  re- 
tourner en  France.  A  Marseille,  il  trouva  le  moyen 
de  séduire  une  jeune  héritière,  Madeleine  Bezaudin, 
dont  le  père,  courtier  royal,  avait  réalisé  une  fortune 
honnête  ^  Le  temps  de  dissiper  la  dot,  et  la  femme 
fut  abandonnée  pour  le  jeu,  le  vin  et  la  débauche. 
En  1749,  sentant  que  M.  Berryer,  le  lieutenant  de 
police  de  Paris,  le  faisait  surveiller,  il  quitta  la 
France,  passa  en  Pologne,  où  il  se  donna  pour  un 
homme  de  condition  et  prit  le  titre  de  chevalier. 
En  1753,  Saby  fit  une  nouvelle  apparition  à  Paris, 
dépensant  sans  compter,  et  faisant  généreusement 
passer  à  sa  femme  quelques  bijoux  et  une  lettre  de 
change,  provenant  de  ses  escroqueries.  Il  parcourut 
ensuite  la  province,  et  revint  au  début  de  1758. 
Il  eut  l'audace  de  se  présenter  à  M.  Fontenay, 
ministre  de  Saxe,  un  peu  interloqué  de  le  voir  à  Paris 
sans  congé.  Le  cardinal  de  Bernis  s'informa  du 
j)ersonnage,  et,  ayant  appris  ses  aventures,  chargea 
M.  Bertin  de  s'enquérir  de  sa  conduite  et  de  ses 
fréquentations.  On  apprit  ainsi  que  Saby  tirait  du  jeu 
toutes  ses  ressources,  et  qu'il  avait  pour  intime  ami 
le  trop  fameux  Santis.  Sur  ce,  le  ministre  lui  fit 
enjoindre,  par  ordre  du  roi  du  18  mars  1758,  d'avoir 
à  s'éloigner  de  Paris  à  la  distance  d'au  moins  cin- 

1.  Acte  de  mariage  du  14  mai  1743,  à  Saint-Martin  de  Mar- 
seille, communiqué  par  M.  J.  Viguier.  Voir  dans  les  Mémoires 
et  lettres  du  marquis  d'Argei/s,  1748,  p.  133  et  suiv.,  la  curieuse 
histoire  d'une  mademoiselle  de  Besaudin,  fille  d'un  négociant 
de  Marseille,  qui  avait  fait  une  banqueroute  de  200  000  écus. 


GRECS    ET    FILOUS.  331 

quante  lieues.  Saby  déclara  qu'il  allait  obéir  et  partir 
pour  Varsovie.  En  réalité,  il  resta  à  Paris.  Bernis 
prévint  le  duc  de  Choiseul,  qui  décida  de  l'arrêter 
le  13  mai  1759.  Mais  sur  ces  entrefaites,  l'habile 
homme  disparut,  et  il  fut  impossible  de  le  joindre. 
Saby  n'en  conserva  pas  moins  un  vigoureux  ressenti- 
ment contre  les  deux  ministres  :  «  Saby  est  un  bougre 
fort  rusé,  disait  Valérie  de  Brûls,  l'amie  de  madame 
du  Rumain,  il  se  vengera  de  la  lettre  de  cachet,  que 
Choiseul  lui  a  fait  avoir  '.  » 

De   Paris,   Saby  s'en  alla  en  Hollande.   Casanova 
le  rencontra  à  Amsterdam,  au  milieu  d'une  bande  de 
coupe-jarrets  qui  se  réunissaient  à  l'hôtel  de  la  Ville- 
de-Lyon.  En  1763,  il  le  trouva  de  nouveau  à  Var- 
sovie, où  il  «  tenait  maison  »  en  compagnie  d'une  assez 
jolie  saxonne.  Comme  toujours,  Saby,  qui  se  faisait 
appeler  aussi    Sabiski,   cherchait    des    dupes.    Paul 
Darragon,  chambellan  de  S.  A.  R.  le  grand-duc  de 
Russie  et  de   Holstein,  ci-devant  colonel  au  service 
de  l'Impératrice  de  Russie,  l'aAait,  prétend-il,  comblé 
de  bienfaits,   en  récompense  de  quoi   Saby,   l'ayant 
engagé  à  jouer  chez  le  prince  Gaspard  Lubomirski, 
dans  une  maison  de  campagne  près  de  Varsovie,  lui 
gagna  des  sommes  fabuleuses  :  10  000  ducats  d'or, 
huit  tabatières  d'or,  deux  montres  à  répétition,  des 
brillants,  des  bagues,  une  collection  considérable  de 
médailles  d'or,  le  tout  allant  à  400  000  livres  -.  Il  est 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  12  139  (dossier  de  Valérie  de  Brûls). 

2.  Arch.    nat.,    Y    11584,    comm.    Chenu    (plainte   du    12  fé- 
vrier 1767),  confirmée  par  la  déclaration  de  François-Henri  baron 


332  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

curieux  de  remarquer  que  le  «  marquis  d'Aragon  » 
figure  lui  aussi,  à  litre  de  comparse,  dans  les  souvenirs 
casanoviens.  L'aventurier  le  vit  à  Riga,  où  il  admira 
son  adresse  au  fleuret,  qui  était,  paraît-il,  «  diabo- 
lique »,  puis,  quelques  années  plus  tard,  à^Iarseille, 
chez  le  duc  de  Villars,  tenant  la  banque.  «  Ce  fut, 
dit-il,  à  cet  heureux  vaurien  que  je  n'eus  pas  honte 
d'emprunter  cinquante  louis,  avec  la  presque  certi- 
tude de  ne  jamais  les  lui  rendre.  » 

On  verra,  par  les  pièces  saisies  sur  le  prince  de 
Gourlande,  que  Saby  s'attacha,  comme  Casanova,  à 
la  fortune  de  cet  escroc  princier,  qu'il  suivit  en  Alle- 
magne et  jusqu'à  Venise  en  mai  1767  \  Mais  les 
Mémoires  sont  muets  sur  ces  louches  épisodes.  Casa- 
nova n'avoue  pas  davantage  qu'un  jour  à  Dresde,  en 
octobre  1766,  il  se  fit  prêter  j)ar  Saby  cent  ducats, 
remboursables  en  décembre  à  son  ordre,  et  que, 
douze  ans  plus  tard,  Madeleine  Bezaudin,  1'  «  infor- 
tunée épouxe  »  du  soi-disant  chevalier,  qui,  depuis 
longtemps,  vivait  à  Paris  dans  la  plus  profonde 
misère-,  réclamait  encore  le  payement  de  cette  dette. 
On  peut  être  assuré  qu'il  ne  l'acquitta  jamais  ^ 

de  Rosezki,  lieutenant-colonel  au  service  du  roi  de  Pologne  (/<!>., 
28  juillet  1767). 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  12  3'i7,  fol.   198  t"  en  particulier. 

2.  Plainte  du  22  janvier  17.57  par  Madeleine  Bezaudin,  femme 
d'Antoine  de  Saby,  chevalier  de  Saint-Louis,  contre  une  boulan- 
gère qui  lui  avait  prêté,  sur  divers  effets,  un  louis  de  24  livres 
(Y  12  160,  comm.  Gadot). 

3.  Ravà,  Lettere  di  donne,  p.  133-137.  On  a  pu  voir  par  les 
pages  précédentes  que  Ravà,  suivi  par  Caiion  (p.  222-223),  s'est 
trompé  en  identifiant  le  prétendu  chevalier  Saby  avec  Saby  de 
Chalabre,    fils    de    madame    Amelin,    deux  joueurs  déterminés 


GRECS    ET    FILOUS.  333 

«  Une  très  jolie  et  très  honnête  fille  de  Bruxelles, 
raconte  Casanova,  s'était  mariée  sous  mes  auspices  à 
un  italien,  nommé  Gaétan,  qui  faisait  le  métier  de 
brocanteur.  Ce  brutal,  jaloux,  la  maltraitait  sans 
rime  ni  raison,  et  de  là  les  plaintes  que  la  charmante 
malheureuse  venait  m'apporter  à  tout  bout  de 
champ.  »  Le  jour  même  où  il  faisait  ses  préparatifs 
de  départ  pour  son  premier  voyage  de  Hollande,  aux 
environs  du  1""  octobre  1758,  le  couple  vint  lui 
demander  à  dîner.  Il  mena  ses  convives  chez  Lan- 
delle,  à  l'hôtel  de  Bussy  \  où  ils  firent  un  copieux 
repas.  François  Casanova  était  de  la  fête,  avec  le 
comte  Tiretta.  La  partie,  bien  commencée,  finit 
mal.  Tiretta,  coquetant  avec  la  belle  flamande, 
exaspère  le  mari,  qui  change  de  couleur  dix  fois  par 
minute  et  lance  à  sa  femme  des  œillades  foudroyantes. 
Une  huître  tombe  par  hasard  sur  la  gorge  découverte 
de  madame  Gaétan,  et  Tiretta,  alerte  et  adroit, 
l'enlève  avec  ses  lèvres  «  aussi  vite  qu'un  éclair  ». 
Furieux,  Gaétan  se  lève  et  applique  à  sa  femme  un 
vigoureux  soufflet,  qui,  par  contre-coup,  atteint 
Tiretta.  Celui-ci  saisit  le  jaloux  à  bras-le-corps  et  le 
jette  à  terre.  Coups  de  pied,  coups  de  poing,  saigne- 
ments de  nez,  vacarme;  le  garçon  accourt,  juste  à 

aussi,  que  Casanova  avait  connus  à  Paris,  et  dont  il  dit  quelques 
mots  dans  ses  Mémoires. 

1.  L'étude  des  diverses  éditions  des  Mémoires  réserve  parfois 
de  singulières  surprises.  Dans  l'édition  Garnier  (II,  363)  on  lit  : 
•<  Je  suis  Garnier,  fils  unique  de  Garnier,  marchand  de  vin  rue 
de  Seine  »,  et  dans  l'édition  Scliiitz  (III,  435)  :  «  Je  m'appelle 
Landel,  fils  unique  du  marchand  de  vin  de  l'hôtel  de  Bussi,  rue 
de  Bussi.  »  Landelle  et  son  restaurant  sont  bien  connus. 

19. 


334      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

temps  pour  assister  à  l'expulsion  du  mari  trouble-fête. 

On  comprend  qu'après  cet  esclandre  madame  Gaétan 
ne  se  soit  pas  sentie  d'humeur  à  retourner  auprès  de 
son  époux.  Casanova  la  conduit  quai  de  Gesvres,  chez 
un  vieux  procureur,  son  parent,  et,  toujours  géné- 
reux, donne  cent  écus  à  cet  homme  de  loi  pour  les 
frais  du  procès.  Il  se  dérobe  ensuite  à  la  reconnais- 
sance de  sa  protégée. 

A  son  retour  de  Hollande,  vers  le  mois  de 
février  1759,  Casanova  apprit  du  vieux  procureur 
que  sa  nièce  avait  dû  se  réfugier  dans  un  couvent, 
d'oii  elle  plaidait  contre  son  mari,  avec  l'assistance 
d'un  conseiller  au  Parlement.  Son  affaire  était  en 
bonne  voie,  mais  il  fallait,  pour  en  assurer  le  succès, 
que  Casanova,  le  comte  Tiretta  et  les  domestiques  de 
Landelle  voulussent  bien  apporter  leur  témoignage. 
c(  Je  fis.  dit  Casanova,  tout  ce  qui  était  nécessaire, 
et  quatre  mois  après,  Gaétan  mit  fin  à  l'affaire  par 
une  banqueroute  frauduleuse,  qui  l'obligea  à  quitter 
la  France.  » 

Il  est  bien  vrai  que  Gaétan  fit  une  banqueroute 
frauduleuse,  mais  à  une  époque  oii  Casanova  avait 
quitté  la  France  depuis  beaucoup  plus  de  quatre 
mois.  Vers  la  fin  du  mois  d'octobre  de  l'année  1760, 
plusieurs  horlogers  et  orfèvres  vinrent  se  plaindre  au 
lieutenant  de  police  que  le  nommé  Gaétan,  italien, 
s'était  enfui  en  leur  emportant  des  effets  considérables. 
Le  1"  novembre,  M.  de  Sartines  écrivit  au  commis- 
saire Dudoigt,  du  quartier  Saint-Martin,  pour  le 
prier  de  recevoir   leurs  déclarations.  Pour  qu'il  n'y 


GRECS    ET    FILOUS.  333 

eût  pas  de  temps  perdu,  le  commissaire  devait 
envoyer  chercher  le  sieur  Roulier,  inspecteur  de 
police,  ou  un  des  deux  autres  qui  étaient  chargés  de 
la  partie  de  la  sûreté,  afin  de  commencer  aussitôt  les 
perquisitions.  «  On  m'a  parlé,  ajoutait  le  magistrat, 
de  la  femme  dudit  Gaétan  et  de  son  commission- 
naire. Il  serait  à  propos  de  les  interroger,  pour  savoir 
s'ils  ne  sont  pas  instruits  de  l'endroit  où  ce  fripon 
s'est  retiré,  et  s'ils  ne  participent  pas  directement  ou 
indirectement  à  ses  friponneries.  » 

Gaétan  était  un  homme  de  trente-cinq  à  qua- 
rante ans,  connu  à  Paris,  ainsi  que  l'assure  Casanova, 
pour  faire  le  commerce  de  courtier  en  horlogerie, 
joaillerie  et  bijouterie.  Les  plaignants  n'avaient  aperçu 
jusque-là  aucun  dérangement  dans  ses  affaires,  car  il 
leur  payait  exactement  les  marchandises  qu'ils  lui 
confiaient  pour  les  vendre.  Honorablement  connu 
comme  il  l'était,  rien  ne  l'avait  empêché  d'amasser 
chez  lui,  sans  faire  naître  aucun  soupçon,  une  grande 
quantité  d'objets  précieux,  montres,  mouvements  de 
montres,  chaînes,  boîtes  d'or,  etc.  Le  lundi  27  octobre, 
il  avait  fait  chez  les  négociants  une  tournée  particu- 
lièrement fructueuse,  car  certains  lui  avaient  remis, 
sur  billets  ou  de  bonne  foi,  des  marchandises  pour 
2  ou  3  000  livres.  L'un  d'eux  même  s'était  découvert, 
à  son  estimation  il  est  vrai,  pour  4  368  livres.  Tous 
ces  objets  étaient  malheureusement  de  petites  dimen- 
sions et  très  faciles  à  emporter  au  fond  des  poches. 
Aussi  ne  les  revirent-ils  jamais. 

Gaétan  demeurait  au  Faubourg  Saint-Germain,  rue 


336      JACQUES  CASANOVA,  VÉXITIEX, 

Sainte-Marguerite,  chez  un  apothicaire.  Il  s'en  alla 
rue  du  Four  faire  emplette,  sous  un  faux  nom,  d'une 
chaise  en  cabriolet  sur  deux  roues,  chez  le  nommé 
Hallais,  sellier.  Le  mardi  28  octobre,  il  en  vint 
prendre  livraison  avec  un  cheval  de  louage,  dit  qu'il 
partait  à  la  chasse,  laissa  chez  le  sellier  de  la  poudre 
et  du  plomb,  et  mit  des  fusils  dans  la  chaise.  Le 
lendemain  mercredi,  il  revint  chercher  la  poudre  et 
le  plomb,  puis  les  passants  qui  s'en  venaient  à  Paris 
du  côté  du  Faubourg  Saint-Marceau  croisèrent  une 
voiture  dont  la  caisse  cerise  s'ornait,  aux  panneaux, 
de  bouquets  coloriés.  A  l'intérieur,  ils  purent  voir,  sur 
le  fond  de  velours  jaune,  un  homme  à  la  peau  basanée 
et  marquée  de  petite  vérole,  aux  yeux  bruns  ren- 
foncés, aux  sourcils  noirs  très  épais,  aux  cheveux 
bruns,  en  bourse,  avancés  sur  le  front  et  qui  lui  déga- 
geaient extrêmement  les  tempes.  C'était  l'ex-ami  de 
Casanova,  qui  s'enfuyait  aussi  vite  qu'il  pouvait  par 
la  route  d'Espagne. 

On  ne  put  savoir  autre  chose.  Le  commissionnaire 
Aimé  Riontlet,  jeune  savoyard  de  dix-neuf  ans.  con- 
naissait Gaétan  pour  avoir  fait  ses  commissions 
depuis  un  an  et  demi;  il  le  croyait  marié  avec  ime 
«  particulière  »  qu'il  avait  toujours  vue  chez  lui, 
mais  il  ignorait  si  cette  femme  était  renseignée  sur  la 
retraite  du  courtier  ^ 


1.  Le  dossier  de  l'affaire  Gaétan  (lettres  de  M.  de  Sartines, 
plaintes,  déclarations,  information,  interrogatoire)  se  trouve 
aux  Arch.  nat.,  Y  14  G80,  commissaire  Dudoigt,  et  Y  9  6G5  (Petit- 
Criminel  du  Châtelel). 


GRECS     ET    FILOUS.  337 

Dix  ans  plus  tard,  en  1770,  Casanova  se  trouvait  à 
jNaples.  Étant  allé  un  jour  à  la  prison  de  la  Yicaria 
voir  un  pensionnaire,  on  lui  dit  qu'un  certain  Gaétan, 
son  parent,  désirait  lui  parler.  L'aventurier  crut  que 
ce  pouvait  être  son  frère  l'abbé,  qu'il  n'était  pas 
autrement  surpris  de  rencontrer  en  pareil  lieu.  Il 
monte  au  second  étage  et  y  trouve  une  vingtaine  de 
malheureux.  L'un  d'eux  s'avance  vers  lui,  le  nomme 
son  compère  et  fait  mine  de  l'embrasser.  Casanova 
recule.  Le  prisonnier  se  nomme.  C'était  Gaétan, 
logé  là  pour  crime  de  faux,  et  qui  n'avait  échappé  à 
la  potence  que  pour  se  voir  condamner  à  la  prison 
perpétuelle. 

«  —  Je  suis  fâché  de  vous  voir  ici,  lui  dit-il,  mais 
en  quoi  puis-je  vous  être  utile? 

«  —  En  me  payant  cent  écus,  à  peu  près,  que  vous 
me  devez  pour  plusieurs  marchandises  que  je  vous  ai 
vendues  à  Paris.  » 

Ce  pouvait  bien  être  vrai,  et  Gaétan,  à  l'appui  de 
son  dire,  fit  exhiber  par  un  avocat  un  gros  livre  de 
commerce,  où  le  nom  de  Casanova  se  trouvait  sur 
divers  feuillets.  L'aventurier  chargea  de  l'affaire  un 
homme  de  loi  de  ses  amis.  Il  ne  dit  pas  quel  en  fut 
le  résultat. 

Quant  à  lajeune  et  jolie  madame  Gaétan,  elle  paya, 
s'il  faut  l'en  croire,  en  monnaie  d'amour  le  conseiller 
au  Parlement  qui  la  protégeait,  et  s'établit  avec  lui. 
«  Elle  se  trouvait  heureuse;  elle  lest  peut-être  encore, 
mais  je  l'ai  entièrement  perdue  de  vue.  » 

La    Coste,    Santis,    Saby,    Gaétan   —    pour   citer 


338  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

quelques-uns  seulement  de  ces  filous  d'occasion  ou 
d'habitude,  dont  les  papiers  de  justice  nous  ont  permis 
d'esquisser  la  singulière  existence  — ,  tels  étaient 
donc  à  Paris  les  compagnons  habituels  de  Casanova. 
Comment  s'étonner  que,  dans  un  pareil  milieu,  il  ait 
suivi  les  mauvais  exemples  et  se  soit  trouvé  bientôt 
dans  la  nécessité  de  payer  cher  ses  incartades  ou  de 
quitter  la  place  ? 


CHAPITRE  XXI 


VNE    AFFAIRE     DE      JEU 


Le  jeu,  on  le  sait  de  reste,  fut  une  des  passions  de 
Casanova.  Tout  jeune,  dans  les  ridotti  de  Venise,  il 
s'était  assis  autour  des  tables,  où  tintaient  les  sequins 
d'or.  Le  trictrac,  le  quinze,  le  pharaon,  la  bassette, 
n'avaient  pas  de  secrets  pour  lui.  Comme  son  ami 
Goudar,  il  aurait  pu  écrire  V Histoire  des  grecs;  il 
s'est  contenté  de  composer  une  histoire  des  cartes 
françaises.  On  ne  s'attendrait  guère  à  la  trouver  dans 
sa  Réfutalion  de  V Histoire  du  gouvernement  de 
Venise.  Elle  y  est  pourtant,  et  fort  copieuse'. 

Casanova  homme  de  lettres  n'a  voulu  laisser  à  per- 
sonne le  soin  de  tracer  le  portrait  de  Casanova 
joueur  :  «  Cette  passion,  dit-il.  était  enracinée  en 
moi;  vivre  et  jouer  étaient  deux  choses  identiques.  » 

1.  Confutazione,  II,  p.  226  et  suiv. 


340      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Gomme  tous  les  joueurs,  ii  n'aimait  point  perdre  : 
«  Personne  n'a  été  plus  que  moi  sensible  aux  pertes 
faites  au  jeu..,;  le  cœur  me  saignait  quand  j'étais 
obligé  de  dépenser  d'autre  argent  que  celui  que  j'avais 
gagné  au  jeu.  »  Mais,  tant  qu'il  jouait,  il  restait 
impassible,  et  c'était  là  son  grand  secret.  «  Toujours 
maître  de  mol-même,  personne  n'a  jamais  pu  s'aper- 
cevoir de  mon  chagrin,  précisément  parce  que  ma 
gaieté  naturelle,  excitée  par  l'art,  semblait  se  doubler 
pour  masquer  tout  autre  sentiment.  Cela  m'a  toujours 
valu  les  suffrages  de  toutes  les  sociétés  où  je  me 
suis  trouvé,  et  m'a  rendu  les  ressources  plus  faciles.  » 
Joueur  forcené,  au  point  de  pouvoir  soutenir  deux 
jours  entiers,  sans  manger,  un  véritable  duel  au  piquet, 
beau  joueur  —  ce  que,  le  connaissant,  l'on  n'a  pas 
de  peine  à  croire  —  Casanova  fut  au  surplus  un 
joueur  heureux.  Si  heureux  même  que  beaucoup  le 
soupçonnaient  de  pousser  parfois  dun  doigt  discret 
la  roue  de  Dame  Fortune.  Il  savait  sa  réputation  et 
niait,  à  son  habitude.  «  ilien  n'a  jamais  pu  démon- 
trer aux  joueurs  davenlure  que  je  fusse  de  leur  infer- 
nale clique,  et  cependant  ils  se  sont  obstinés  à  me 
croire  grec.  »  Mais  lui-même,  au  cours  de  ses 
Mémoires,  n'a-t-il  pas  laissé  échapper  quelques 
phrases  malheureuses,  celle-ci  par  exemple  :  «  Les 
dames  avaient  gagné,  parce  que  Desarmoises  avait  la 
consigne  de  ne  jamais  corriger  leur  jeu,  à  moins 
qu'elles  n'abusassent  de  ma  facilité.  »  Ce  jour-là, 
Casanova  tenait  la  banque,  et  Dcsarmoiscs  était  son 
compère. 


UNE    AFFAIRE    DE    ItU.  341 

Bioiî  plus,  il  n'a  point  fait  confidence  de  toutes  ses 
aventures  de  jeu,  ni  prononcé  le  nom  de  tous  les 
joueurs  de  profession  qu'il  a  fréquentés  en  France. 
C'est  ainsi  qu'il  n'a  pas  jugé  à  propos  de  conter 
ce  qu'il  allait  faire  chez  un  italien  qui  donnait  à 
jouer  à  Paris,  ni  de  faire  allusion  aux  conséquences, 
fort  désagréables  pour  lui,  de  cette  fréquentation  dou- 
teuse. Ce  petit  chapitre  manque  aux  Mémoires  de 
Casanova.  Nous  allons  essayer  de  l'écrire  à  sa 
place. 

Dans  les  premiers  mois  de  l'année  1758,  le  chevalier 
de  Santis  et  Casanova,  tous  deux  fort  experts  dans 
l'art  de  faire  sauter  les  banques,  se  réunissaient  sou- 
vent, avec  d'autres  compagnons,  à  l'hôtel  de  la  Reine, 
rue  du  Bouloi,  autour  de  tables  clandestines  de  pha- 
raon et  de  prime,  et  ne  dédaignaient  pas  d'exercer 
leurs  talents  aux  dépens  les  uns  des  autres,  car  les 
loups,  quoiqu'on  en  dise,  se  mangent  parfois  entre 
eux.  Parmi  leurs  amis  ou  compères,  français  ou  ita- 
liens, il  y  avait  François  Orsi,  qui  exerçait  au  Fau- 
bourg Saint-Lazare  la  singulière  profession  de  fabri- 
cant de  vers  à  soie  ^  ;  Benoît  Deslions,  sans  profes- 
sion; Jérôme-Mathieu  Déjardini,  professeur  «  en 
langue  italienne  et  espagnole  »  ;  Carlo  Genovini, 
artificier  du  roi  et  du  prince  de  Condé  ;  François-Ber- 
nard Caillau,  compagnon  artificier  au  service  du 
précédent;  Léopold  Micheli,  musicien;  enfin  le  prin- 
cipal héros  de  cette  histoire,  Generoso  Marini,  cour- 

1.  «   Orsi,  coquin  ».  —  «  Orsi,  Ténitieu,  marchand,  qui  s"cst 
marié  et  que  j'ai  trouvé  en  prison  à  Naples  »  (Arch.  de  Dux). 


342  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN, 

tier  et  brocanteur,  qui  donnait  à  jouer  en  son  logis, 
rue  de  la  Comédie-Française'. 

Generoso  Marini  était  natif  de  Rome.  Il  se  donnait 
hardiment,  se  croyant  sûr  de  n'être  démenti  par  per- 
sonne, pour  le  lils  de  Lorenzo  Marini,  avocat  alors 
en  renom  dans  la  ville  des  papes.  Cette  imposture 
eût  bien  fait  rire  ceux  qui  l'avaient  vu,  quelques 
années  auparavant,  arrachant  des  dents  et  débitant 
des  drogues  sur  les  places  publiques  d'Italie.  Dans 
ses  pérégrinations  à  travers  la  Lombardie,  il  avait 
rencontré  Angela  Stazzini,  veuve  d'un  nommé  Aguzzi 
qui,  lui  aussi  sans  doute  charlatan  de  foire,  se 
parait  en  son  vivant  du  titre  glorieux,  mais  sans 
doute  usurpé,  de  docteur  en  chirurgie  de  l'Université 
de  Pavie.  Marini  l'avait  incitée  à  le  suivre,  l'autori- 
sant à  emmener  avec  elle  ses  deux  fillettes,  alors  âgées 
de  huit  et  de  quatre  ans,  et  s'engageant  à  l'épouser 
dès  qu'ils  seraient  établis  à  Turin.  Angela  devait 
apporter  à  la  communauté  les  secrets  d'Aguzzi,  le 
savant  docteur. 

Le  marché  conclu,  quelques  années  s'écoulèrent. 
Le  couple  erra  dans  les  villes  du  Piémont,  puis  s'en 
\int  à  Paris,  où  il  s'installa  d'abord  rue  de  l'Arbre- 
Sec,  puis  rue  des  Fossés-Saint-Germain,  ou  de  la 
Comédie-Française.  Marini,  abandonnant  son  premier 
état,  entreprit  la  brocante  des  bijoux.   Generoso   et 


1.  <>  Generoso  Marini,  sa  fille  »  (Arch.  de  Dux).  Sur  le  monde 
interlope  qui  se  réunissait  à  l'hôtel  du  Bouloi,  voir  une  plainte 
de  Carlo  (Jenovini  contre  «  Léopol  et  de  Santi  »  (Arch.  nat.,  Y 
10  772,  comm.  Leblanc,  28  août  1758). 


UNE    AFFAIRE    DE    JEU.  343 

Angela  vivaient  toujours  comme  s'ils  avaient  étémariés  ; 
ils  firent  même  enterrer  à  Saint-Sulpice,  comme  leur 
enfant  légitime,  une  fille  qui  leur  était  née  au  cours 
de  leurs  voyages.  Mais  bientôt,  la  conduite  de  Marini 
se  dérangea  jusqu'au  scandale.  Bien  loin  de  mettre  à 
exécution  sa  promesse  de  mariage,  il  abreuvait  sa 
malheureuse  compagne  d'injures  et  de  brutalités.  Ses 
fréquentations  devenaient  de  plus  en  plus  suspectes, 
et  les  fdles  d'Angela,  Marie-Anne  et  Marie-Elisabeth, 
devenues  grandes,  avaient  bien  de  la  peine  à  consi- 
dérer comme  leur  père  un  homme  qui  ne  les  respec- 
tait point.  Tant  et  si  bien  qu'en  septembre  1757,  An- 
gela Stazzini,  à  bout  de  patience,  s'enfuit  une  nuit  avec 
ses  enfants  et  se  réfugia,  en  piteux  état,  rue  du  Jour,  à 
l'hôtel  de  Lambcsc.  Une  plainte  déposée  par  elle 
aboutit  à  une  ordonnance  du  lieutenant  criminel, 
décrétant  qu'il  serait  procédé  à  une  ouverture  de 
portes  chez  Marini.  ainsi  qu'à  un  inventaire  de  ses 
effets  et  marchandises.  Une  information  suivit,  au 
cours  de  laquelle  de  nombreux  témoins,  en  particu- 
lier Déjardini  et  les  deux  petites  Aguzzi,  âgées  alors 
de  treize  ans  et  demi  et  de  huit  ans  et  demi,  firent 
des  confidences  peu  favorables  à  l'honneur  de 
Marini  '.  Il  semblait  difficile  que,  malgré  la  contre- 
plainte  adressée  par  lui  au  lieutenant-criminel  le 
12  septembre,  le  brocanteur  pût  échapper  à  la  rigueur 
des  lois,  lorsque,  quelques  jours  plus  tard,  une 
transaction  à  l'amiable  fut  signée  entre  les   parties. 

1,   Arch.  nat.,    Y   I4  08i,   conim.  Gresf)y  (5,  7,  9  et  10  septem- 
bre 1757). 


344  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Aux  termes  de  cet  acte,  passé  devant  notaire,  Marini 
consentait  à  restituer  deux  malles  et  deux  cassettes 
pleines  de  drogues,  un  grand  sac  d'imprimés  où 
étaient  prônées  leurs  vertus,  300  francs  en  écus  de 
six  livres,  enfin  un  lit  garni  et  diverses  hardes  qu'An- 
gela  avait  fait  transporter  à  l'hôtel  de  Lambesc.  lllui 
remboursait,  en  outre,  le  montant  de  tous  les  frais 
qu'elle  avait  dû  faire  contre  lui  '. 

Marini  n'en  continua  pas  moins  sa  vie  de  déver- 
gondage. Une  pauvre  fille  de  vingt  et  un  ans,  Anne 
Augras-Livernay,  apprit  bientôt  à  ses  dépens  ce  qu'il 
en  coûtait  de  se  fier  aux  promesses  du  misérable.  Non 
sans  avoir  hésité  longtemps,  elle  avait  fini  par  aller 
demeurer  avec  lui.  Et  maintenant,  elle  était  enceinte 
de  trois  mois,  ce  qui  n'empêchait  pas  le  brutal  d'en  agir 
Tort  mal  avec  elle-.  11  la  faisait,  bien  entendu,  passer 
pour  sa  femme  légilime,  poussant  même  l'audace  ou 
l'inconscience  jusqu'à  demander  aux  Juges  consuls 
de  la  désigner  en  cette  qualité  comme  sa  caution  pour 
une  dette  assez  importante''. 

Tel  était  le  triste  personnage  dont  Casanova  était 
devenu  l'ami,  par  l'intermédiaire  de  Marie-Anne 
Aguzzi,  qui,  malgré  sa  jeunesse,  dansait  déjà  à  la 
Comédie-l'Vançaise*.  Poussée  par  celui  que  tout  le 


1.  Transaction  du  15  septembre  1757  (étude  Brisset). 

2.  Arch.  nat..  Y  l'i^lS,  comm.  Bouqiiigni,  [ilainte  du  25  fû- 
vrier  1758. 

■i.  Arch.  de    la  Scini!,  sentence  des  consuls  du  23  août  1758. 

'i.  Les  figurantes  des  ballets  changeaient  souvent  pendant  la 
saison  tliéâtralc.  Aussi  les  Spectacles  de  Paris  s'excusent-ils  de 
n'en  pouvoir  donner  la  liste  complète.  Cependant  l'almanach  de 


UNE    AFFAIRE    DE    .lEU.  345 

monde  croyait  son  père,  elle  avait  dû  monter  sur  les 
planches,  et  Marini  ne  cachait  pas  son  intention  do 
céder  au  plus  ofTrant  cette  jeune  fleur,  avant  même 
qu'elle  fût  épanouie.  Connaissance  une  fois  faite, 
Casanova  fréquenta  assidûment  chez  Marini,  qui 
occupait  à  deux  pas  de  la  Comédie,  au-dessus  du 
Café  Baptiste,  un  appartement  décoré  non  sans  luxe, 
en  partie  avec  les  objets  que  les  orfèvres  et  bijoutiers 
confiaient  au  maître  du  logis  pour  les  revendre.  Il  est 
permis  de  penser  que  le  joli  minois  de  la  petite 
Aguzzi  ne  l'y  attirait  pas  moins  que  la  passion  du  jeu. 
Marini  lui  rendait  ses  visites,  ainsi  que  ses  fripons 
d'amis.  Santis  surtout  et  le  musicien  Micheli.  que 
le  brocanteur  faisait  passer  pour  son  neveu. 

Un  jour  d'avril  ou  de  mai  1758,  Generoso  Marini 
s'en  vint  de  bon  matin,  vers  neuf  heures,  chez 
Casanova,  rue  du  Pctit-Lion-Saint-Sauveur.  Il  avait 
sur  lui,  comme  par  hasard,  une  douzaine  de  dés.  Le 
^énitien,  sans  défiance,  engagea  une  partie  de  passe- 
dix.  S'il  avait  connu  son  homme,  il  ne  s'y  fût  pas 
aventuré,  mais  comment  soupçonner  que  le  fils  du 
célèbre  avocat  romain  n'était  autre,  en  réalité, 
qu'  «  un  méchant  brocanteur  à  Rome,  d'où  il  étoit 
sorti  parce  qu'il  y  étoit  trop  connu'  »?  Les  dés  étant 
truqués.  Casanova  perdait  sans  cesse.  Il  perdit  sans 

1/62  donne  le  nom  de  mademoiselle  Agoutey,  faute  d'impression 
évidente  pour  Agontcy  (Aguzzi). 

1.  Dans  une  plainte  du  18  août  1758,  Genovini  complétait  ces 
renseignements,  disant  que  Marini  avait  été  banni  de  Rome  et 
envoyé  aux  galères  à  Givita-Vecchia,  d'où  il  s'était  enfui  (.\rcli. 
nat.,  Y  11  57'»,  comm.  Chenu). 


346  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

désemparer  plus  de  vingt  louis  d'or,  puis  deux 
éventails  de  quatre  louis  chacun,  un  couteau  à 
manche  et  lame  d'or  valant  bien  dix  louis,  quantité 
d'autres  effets  qu'il  ne  put  désigner  dans  sa  plainte, 
enfin,  sur  parole,  cinquante-trois  louis  d'or.  Il  se 
trouva  que  Marini  avait  précisément  dans  sa  poche 
une  lettre  de  change  toute  prête  pour  cette  somme, 
au  nom  de  son  ami  Léopold  ou  à  son  ordre, 
Casanova  l'endossa,  payable  au  21  septembre.  Il 
pensait  bien  que  son  lieureux  partenaire  n'exigerait 
pas  le  payement  d'une  dette  de  jeu.  Mais  le  billet  fit 
son  chemin.  Au  jour  de  l'échéance,  il  était  entre  les 
mains  de  Jean  Lempérière,  marchand  d'étoffes  de 
soie,  tenant  boutique  rue  Jean-de-Beauvais,  au  coin 
de  la  rue  Froid  manteau,  et  ce  négociant  intraitable 
entendait  se  faire  payer  coûte  que  coûte  '. 

Pour  qui  connaît  Casanova,  cette  histoire  paraît 
bien  peu  vraisemblable.  On  ne  voit  guère  notre 
aventurier  jouer  en  semblable  occasion  le  rôle  de 
dupe.  Il  essaya  pourtant  d'expliquer  sa  malencontreuse 
aventure.  Convaincu  de  l'honnêteté  de  Marini,  il 
n'avait  pas  songé  à  examiner  les  dés,  ni  à  s'étonner 
de  le  voir  tirer  de  sa  poche  une  lettre  de  change  portant 
la  somme  exacte  qui  venait  de  lui  être  gagnée  sur 


I.  Arch.  nat.,  Y  10  772,  comm.  Leblanc,  plainte  de  Casanova 
contre  Marini,  15  septembre  1758;  Y  13  519,  comm.  Guyot, 
plainte  du  même  contre  le  même,  25  sept.  1758.  Les  documents 
du  Ghâtelet  contenus  dans  cette  dernière  liasse  ont  été  signalés 
en  1885  par  M.  Ch.  Henry,  d'après  les  indications  de  M.  Gam- 
pardon  (Messager  hist.  russe,  XXI,  528),  et  publiés  récemment 
par  G.  Capon  {Casanofa  à  Paris,  p.  461-473). 


UNE    AFFAIRE    DE    JEU.  347 

parole.  Depuis,  il  avait  appris  que  Marini  n'était 
qu'un  vulgaire  fripon.  Avant  de  venir  chez  lui,  le 
brocanteur  s'était  fait  faire  par  le  sieur  Deslions  le 
«  plein  »  de  sa  lettre  de  change,  sur  qu'il  était  de 
gagner  ce  qu'il  voudrait  avec  ses  dés  pipés;  le  tireur 
n'existait  pas,  sa  signature  était  un  faux;  Léopold 
était  un  associé  de  filouterie  de  ^larini  ;  d'ailleurs, 
son  ordre  était  probablement  faux,  puisqu'il  y  avait 
longtemps  qu'il  était  absent  de  Paris;  quant  à  Lem- 
périère,  il  était  d'autant  plus  suspect  qu'il  connaissait 
Marini  et  ne  pouvait  ignorer  la  provenance  illicite 
de  l'effet.  Bref,  concluait-il.  des  chevaliers  d  indus- 
trie «  s'étaient  entendus  ensemble  pour  le  faire 
tomber  dans  le  complot,  qu'ils  avaient  concerté  entre 
eux,  de  le  faire  jouer  de  malheur,  pour  partager 
ensuite  ses  dépouilles...  La  cause  de  la  lettre  de 
change  et  la  façon  dont  elle  est  faite  méritent  toute 
l'animadversion  de  la  justice  contre  ceux  qui  en  sont 
les  auteurs  » . 

Mais,  s'étonnait  le  commissaire,  pourquoi  n'avoir 
pas  porté  plainte  tout  de  suite?  —  C'est  bien  simple, 
répondait  Casanova.  J'ignorais  alors  que  Marini 
m'eût  trompé  et  volé.  Dès  que  je  l'ai  su,  il  n'y  a  pas 
longtemps,  j'ai  menacé  le  fripon  de  me  pourvoir  en 
justice,  s'il  ne  me  rendait  pas  tout  ce  qu'il  m'avait 
gagné  frauduleusement,  et,  en  particulier,  la  lettre  de 
change.  Mais  l'impudent  m'a  répondu  que  non 
seulement  il  ne  me  rendrait  rien,  mais  qu'il  avait 
donné  la  lettre  de  change  en  payement  à  Lempérière, 
et  qu'il  faudrait  bien  qu'elle  fut  payée  à  son  échéance. 


348  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

—  Casanova  ajoutait  qu'il  n'était  pas  la  seule  vic- 
time de  cet  escroc,  connu  pour  tel  à  la  police,  et 
qui,  ayant  tout  récemment  déménagé  furtivement, 
s'était  réfugié  dans  l'Enclos  du  Temple,  à  la  barbe 
de  ses  nombreux  créanciers. 

Le  lendemain  du  dépôt  de  la  plainte,  le  lieutenant- 
criminel  signa  le  permis  d'informer.  L'enquête, 
rapidement  menée,  provoqua  quelques  dépositions 
intéressantes.  Benoît  Deslions  ne  fit  aucune  difficulté 
de  reconnaître  qu'à  la  prière  de  Marini  il  avait  rédigé 
le  modèle  d'une  lettre  de  change  de  cinquante  ou  de 
cinquante-trois  louis,  le  brocanteur  lui  ayant  dit  qu'il 
allait  chez  Casanova,  et  qu'il  comptait  lui  gagner  cette 
somme.  Les  autres  témoins,  Déjardini,  qui  avait 
montré  à  lire  et  à  écrire  à  l'une  des  petites  Aguzzi  et 
s'était  trouvé  mêlé,  bien  malgré  lui,  aux  affaires  du 
ménage  Marini,  et  l'artificier  Gaillau,  en  particulier, 
avouèrent  que  Marini  avait  l'habitude  de  faire  jouer 
de  malheur.  Pour  ce  qui  était  de  Casanova,  ils  assu- 
raient qu'il  avait  joué  souvent  chez  Marini,  mais 
qu'ils  l'avaient  toujours  considéré  comme  un  galant 
homme  '.  Restait  à  retrouver  l'original  de  la  lettre  de 
change,  dont  le  procureur  du  roi  avait  requis  et  le 
lieutenant  criminel  ordonné  la  saisie-revendication  et 
le  dépôt  au  greffe  criminel  du  Châtelet-. 

Sur  ces  entrefaites,  le  30  septembre,    Lempérière 

1.  Arch.  nat.,  Y  13  519,  comm.  Chenu,  information  des  26  et 
27  septembre  1758,  signalée  par  Gii.  Henry  et  publiée  par  Capon, 
p.  405-170. 

2.  Ibid.,  déclaration  de  Casanova,  du  30  septembre,  signalée 
par  Ch.  Henry  et  publiée  par  Capon,  p.  470-472. 


UNE    AFFAIRE    DE    JEU.  349 

arriva  chez  Casanova,  sur  les  dix  heures  du  matin, 
pour  lui  demander  le  payement  des  cinquante-trois 
louis  d'or,  soit  1  272  livres.  Après  des  pourparlers 
infructueux,  comme  un  huissier  s'était  présenté,  se 
disant  porteur  de  l'eiret,  et  avait  dressé  protêt,  Casa- 
nova requit  le  commissaire  de  se  transporter  au  plus 
vite  au  domicile  de  cet  homme  de  loi.  pour  y  saisir  la 
lettre  de  change.  Malheureusement,  la  perquisition 
opérée  au  quatrième  étage  dune  maison  de  la  rue 
Saint-Martin,  sous  l'œil  narquois  d'un  cocher  et  d'une 
fille  de  service  appelés  comme  témoins,  ne  donna 
aucun  résultat  '. 

Le  2  octohre,  Casanova  se  voyait  assigner  devant 
le  tribunal  des  Juges  consuls  —  notre  tribunal  de 
commerce  —  pour  s'entendre  condamner  à  payer  à 
Lempérière  les  1  272  livres  contenues  dans  la  lettre 
de  change  protestée.  Il  eut  beau  alléguer  qu'il  avait 
porté  plainte  contre  Marini  et  ses  complices,  et 
demander  qu'en  conséquence  l'afifaire  fût  reuA^oyée  au 
Clîàtelet,  les  consuls,  sur  la  question  de  compétence, 
décidèrent  que,  pour  une  lettre  de  change  tirée  de 
place  en  place,  ils  étaient  les  seuls  juges  réguliers, 
et  jugeant  au  fond,  que  Lempérière  devait  être  con- 
sidéré comme  sérieux  bénéQciaire.  Casanova  était  bel 
et  bien  condamné,  par  défaut,  à  s'exécuter-. 

Il  n'était  pas  homme  à  se  tenir  pour  battu  dès  la 


1.  Arch.  nat.,  Y  13  519,  comm.  Chenu,  procès-verbal  d'ouver- 
ture de  portes  et  de  perquisition,  du  30  septembre,  signalé  par 
Ch.  Henrj-  et  publié  par  Capon,  p.  472-473. 

-.  Arch.  de  la  Seine,  sentence  des  consuls  du  4  octobre  1758. 

20 


350  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

première  escarmouche.  Aussi  fit-il  immédiatement 
appel  au  Parlement  de  la  sentence  de  «  déni  de  ren- 
voi ».  Mais  les  nouveaux  juges  ne  se  rangèrent  pas  à 
son  avis,  car,  après  avoir  déclaré  son  appel  recevable 
en  la  forme  S  ils  confirmèrent  purement  et  simple- 
ment, le  12  octobre,  la  sentence  des  Juges  consuls. 
Fidèle  à  sa  tactique,  Casanova  se  laissa  condamner 
par  défaut  '. 

Un  moyen  dilatoire  classique  s'offrait  à  lui  : 
l'opposition.  Il  n'eut  garde  de  le  négliger.  A  cette 
époque,  les  vacances  judiciaires  prenant  fin,  l'affaire 
passe  de  la  Chambre  des  vacations  à  la  Grand'- 
Chambre.  De  plus  belle,  les  procureurs  grossoient 
des  requêtes,  les  avocats  plaident,  Viel  pour  Lempé- 
rière,  Jouhannin  pour  Casanova,  et  les  parties  s'obser- 
vent ^  Le  20  décembre,  Casanova,  dont  l'opposition 
a  été  déclarée  recevable,  demande  la  nullité  de  la  pro- 
cédure suivie  contre  lui  par  Lempérière,  subsidiaire- 
ment  le  renvoi  devant  la  Chambre  de  la  ïournelle 
qui  connaît  de  l'appel  Marini,  plus  subsidiairement 
un  sursis  jusqu'à  ce  que  la  procédure  extraordinaire 
soit  close;  plus  subsidiairement  encore  le  dépôt  de 
la  lettre  de  change  au  greffe  criminel  de  la  cour*. 
Par  arrêt  du  7  février  1759,  le  Parlement  fait  droit  à 

1.  Arch.  nat.,  X^^  4  285,  fol.  107.  Chose  curieuse,  Casanova 
conserva  toute  sa  vie  une  expédition  en  parchemin  de  cet  arrêt 
du  Parlement  du  6  octobre  1758.  Elle  se  trouve  encore  à  Dux, 
dans  ses  papiers. 

2.  Ibid.,  Xi«  8  113,  à  la  date. 

3.  Ibid.,  XiA  7  853,  fol.  279  (27  octobre)  et  7  854,  fol.  11  v" 
(27  novembre). 

k.lbid.,  Xi'^4  287,  fol.  135. 


UNE    AFFAIRE    DE    JEU.  351 

cette  dernière  requête.  Il  ordonne  que  l'effet  sera 
tiré  du  «  sac  »  de  Lempérière  et  joint  à  la  procédure 
extraordinaire  *. 

Quelle  tournure  prenait,  pendant  ce  temps,  le  pro- 
cès criminel  intenté  par  Casanova  à  Generoso  Marini? 
Le  27  septembre,  à  la  suite  de  la  plainte,  celui-ci  avait 
été  décrété  de  prise  de  corps  par  ordonnance  du  lieu- 
tenant criminel.  Mais  il  s'était  réfugié  dans  l'Enclos 
du  Temple  et,  du  reste,  avait  fait  appel  devant  le 
Parlement,  qui  l'avait  déclaré  recevable".  Bientôt, 
Casanova  revint  de  son  premier  voyage  de  Hollande, 
n'ayant  suivi  que  de  loin  la  marche  de  ses  deux 
affaires.  Au  moment  où,  de  retour  à  Paris,  il  allait 
pouvoir  y  prendre  une  part  personnelle,  il  tom- 
ba lui-même  sous  le  coup  de  poursuites  criminelles 
au  sujet  de  cette  mademoiselle  Wynne,  dont  nous 
avons  conté  l'étrange  aventure.  Il  faut  croire  que  ses 
adversaires  ne  manquèrent  pas  de  mettre  à  profit 
les  difficultés  au  milieu  desquelles  il  se  débattait, 
car  la  balance  judiciaire  pencha  du  côté  de  Marini. 
Le  14  mars  1759,  en  effet,  sous  la  présidence  de 
Lefebvre  d'Ormesson,  Séguier  occupant  le  siège 
d'avocat-général ,  la  Tournelle  déchargeait  le  brocan- 
teur de  l'accusation  portée  contre  lui,  et  condamnait 
Casanova,  toujours  par  défaut,  aux  dommages-intérêts 
et  aux  dépens  «  des  causes  principales,  d'appel  et 
demandes  »^ 


1.  Arch.  nat.,  Xi-^  7  859.  fol.  42. 

2.  Ibid.,  X^B  1  020,  26  octobre  1758. 
.3.  Ibid.,  X2B  1  021  et  1  155,  à  la  date. 


352  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Restait  à  régler  l'affaire  civile,  que  le  procès  cri- 
minel avait  pendant  ce  temps  tenue  en  état,  pour 
employer  le  langage  des  juristes.  Lempérière  était 
aux  aguets.  A  peine  l'arrêt  criminel  fut-il  rendu, 
qui!  présenta  requête  pour  revenir  devant  la  chambre 
civile.  Ainsi  fut  fait.  Deux  jours  plus  tard,  l'exécu- 
tion de  la  sentence  des  Juges  consuls  était  ordonnée, 
et  l'appelant  condamné  à  tous  les  frais  \  La  décon- 
fiture de  Casanova  ne  pouvait  être  plus  complète. 

Que  se  passa-t-il  ensuite?  Lempérière  parvint-il  à 
loucher  ses  1272  livres,  poursuivies  contre  vents  et 
marées,  avec  d'autant  plus  d'acharnement  que 
Mariai  était  évidemment  un  de  ses  débiteurs  les  plus 
insolvables?  Ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  que,  le 
21  mai  1739,  par-devant  notaire,  «  le  sieur  Jacques 
Cazanova,  l'un  des  directeurs  de  la  loterie  de 
l'Ecole  royale  Militaire,  demeurant  à  la  Petite 
Pologne,  paroisse  de  Clichy-la-Garenne  »,  se  désista 
purement  et  simplement,  à  la  réquisition  du  sieur 
Generoso  Marini,  demeurant  Enclos  du  Temple,  de 
sa  plainte  du  mois  de  septembre  précédent  et  de 
l'effet  du  décret  décerné  à  la  suite  de  cette  plainte 
contre  son  adversaire.  Marini  s'engageait  formelle- 
ment à  n'exercer  contre  Casanova  ni  action,  ni 
recours,  et  à  ne  lui  réclamer  ni  indemnité,  ni  dom- 
mages-intérêts. Il  reconnaissait  aussi  que  Casanova 
n'avait  consenti  son  désistement  qu  à  celte  condition 
expresse.    Les  deux  adversaires   ne  se  rencontrèrent 

1.  Arch.  nat.,  -X'-^  7  8G2,  fol.  127  v",  16  mars  1759. 


UNE    AFFAIRE    DE    JEU.  353 

pas  à  l'occasion  de  cet  acte,  que  Casanova  signa  «  en 
l'étude  »,  et  Marini  «  en  sa  demeure  »  \ 

Ainsi  finit  la  malencontreuse  histoire  de  jeu,  qui 
avait  mis  aux  prises,  pendant  plusieurs  mois,  notre 
imprudent  voyageur,  un  courtier  véreux  et  un  négo- 
ciant suspect.  Ni  les  uns  ni  les  autres  n'étaient  au 
bout  de  leurs  peines.  Marini,  attaqué  non  seulement 
par  Casanova,  mais  aussi  par  un  de  leurs  amis 
communs,  l'artificier  Carlo  Genovini^,  et  sans  doute 
par  beaucoup  d'autres,  avait  déposé  son  bilan  en 
décembre  1758  au  greffe  des  Juges  consuls.  Son 
passif  était  de  8  000  livres,  et  son  actif  n'allait  pas, 
tout  bien  compté,  à  8  400  livres.  Maigre  butin  à 
partager^.  Marini  reconnut  de  bonne  grâce  l'impossi- 
bilité où  il  se  trouvait  de  désintéresser  ses  créanciers 
ou  ses  dupes.  Pour  faire  preuve  de  bonne  volonté  et 
couper  court  aux  frais  considérables  que  certains 
avaient  engagés  en  poursuites,  il  leur  exposa  sans 
ambages  sa  situation  financière.  La  vente  de  ses 
meubles  avait  produit  environ  2  300  livres;  1100 
étaient  revenues  aux  créanciers  privilégiés;  les  autres 
feraient  bien,  pour  le  moment,  de  se  contenter  du 
reste.   Un  contrat   d'atermoiement  du  16  juin  1759 


1.  Etude  Ditte. 

2.  Arch.  nat.,  Y  11  336,  comm.  Ghénon,  25  avril  et  26  mai  1758, 
plainte  et  information  Marini  contre  Genovini,  Y  11  574,  comm. 
Chenu,  plainte  Genovini  contre  Marini,  18  août  1758,  et  Y  il  576, 
information  des  12  et  19  avril.  Le  7  octobre  1758,  Marini  avait 
été  décrété  de  prise  de  corps.  Il  avait  fait,  bien  entendu,  appel 
au  Parlement  (Arch.  nat.,  X-^  1  020,  14  octobre). 

3.  Arch.  de  la  Seine,  Bilans,  carton  18,  7  décembre  1758. 

20. 


354  .lACOLKS    CASANOVA,    VKNITIEX. 

arrangea  ainsi  les  choses'.  Jean  Lempérière,  le  mar- 
chand d'étoffes  de  soie  de  la  rue  Jean-de-Beauvais, 
continua  à  plaider  de-ci,  de-là,  soutenant  tant  hien 
que  mal  ses  affiiires,  jusqu'au  jour  de  juillet  1760, 
où   il  passa  dans  une  vie  meilleure-. 

Quant  à  Casanova,  son  affaire  de  jeu  n'était  qu'un 
avant-goût  des  embarras  qui  l'attendaient,  et  des 
déboires,  beaucoup  plus  vifs,  qu'allait  lui  procurer 
la  justice  parisienne. 


1.  Étude  Fleury  et  Arch.  de  la  Seine,  sentence  des  consuls  du 
2  juillet  1759. 

2.  Le  scellé  après  décès  de  Jean  Lempérière  (juillet  ou  août 
1760)  n'a  pu  être  retrouvé  aux  Arch.  nat.,  dans  les  minutes  du 
commissaire  Rousselot.  Mais  son  testament,  déposé  le  5  août  et 
son  inventaire,  du  28  août  et  jours  suivants,  sont  en  l'étude 
Plocque.  Il  laissait  une  situation  peu  brillante,  car  son  frère 
Richard  dut  renoncer  à  sa  succession  (6  novembre  1700). 


CHAPITRE   XXII 


CASANOVA     ESC» OC 


Ce  titre  assurément  ne  surprendra  personne.  Il  est 
trop  clair  que  l'escroquerie  fut  un  des  moyens 
d'existence  de  Casanova  et  le  véritable  secret  de  ses 
continuels  voyages,  car  il  lui  fallait  chercher  sans 
cesseun  théâtre  nouveau  pour  ses  opérations  délicates ^ 
Parfois,  quand  il  lui  advient  malheur,  il  se  dit,  dans 
ses    Mémoires,    la   victime   de    fatales  circonstances 


1.  La  preuve  a  déjà  été  faite  pour  l'un  des  séjours  de  Casa- 
nova à  Bologne.  Umberto  Dallari  (Z^'«a  truffa  del  Casanova,  dans 
Folclicllo,  Z'  année,  n"  307,  0  novembre  1893)  a  conté  l'histoire 
de  ce  Giovanni-Batti.sta  d'Antonio  Frinzi,  rentier  de  Vérone, 
qui,  à  Rome,  avait  eu  l'imprudence  de  prêter  cent  sequins  à 
Casanova.  L'aventurier  lui  fit  une  lettre  de  change  adressée  à 
un  nommé  Martiniani  de  Venise,  que  le  rentier  ne  trouva  jamais, 
et  pour  cause.  Nul  doute  que  des  recherches  analogues  exécu- 
tées dans  beaucoup  d'autres  villes  n'aboutissent  aux  mêmes 
résultats. 


356  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

OU  de  machinations  odieuses.  Parfois,  il  passe  sous 
silence  l'épisode  qui  le  gène.  C'est  ainsi  qu'il  n'a 
pas  dit  un  mot  des  poursuites  judiciaires  qui  l'obli- 
gèrent à  quitter  Paris. 

Son  principal  adversaire  se  nommait  Charles- 
Henry  Oberli,  Auberti  ou  Doberti,  baron  de  La  Mo- 
renne  ou  La  Moraine.  Originaire  de  Fossano  en 
Piémont,  il  avait  au  moins  deux  frères,  dont  l'un 
fut  officier  du  régiment  de  la  Clarine  au  service  du 
roi  de  Sardaigne,  et  une  sœur,  qui  resta  dans  sa 
ville  natale,  où  elle  se  maria.  Un  de  ses  neveux  était 
notaire  à  Fossano,  un  autre  habitait  Turin.  Venu 
en  France  à  une  date  qu'il  est  impossible  d'indiquer, 
Charles-Henry  Oberti  épousa  une  française,  Marie- 
Anne  Cosme,  veuve  de  Guilfiume  Potevin  de 
Mourgues,  ingénieur  du  roi  et  des  Etats  de  Provence. 
De  l'un  et  de  l'autre  nous  ne  savons  pas  grand'chose, 
sinon  qu'ils  demeuraient  à  la  fin  de  leur  vie  rue  d'Enfer, 
non  loin  du  Luxembourg,  et  qu'ils  avaient  acquis, 
près  de  Gisors,  le  petit  château  d'Hébécourt,  oii  Us 
réunirent  un  assez  grand  nombre  d'œuvres  d'art,  en 
particulier  des  tableaux  de  batailles,  qui  pourraient 
bien  provenir  des  démêlés  avec  les  deux  Casanova, 
et  où  Oberti  mourut  le  24  janvier  1789  ^ 

Trente  ans  auparavant,  à  l'époque  où  nous  allons  le 
trouver  plaidant  contre  Casanova,  Oberti  demeurait 
à  Paris,  rue  des  Égouts-Saint-Martin.  On  lui  donne, 
dans  les  documents  judiciaires,  tantôt  le  litre  de  négo- 

1.  Aich.  nat.,  Y  13  098,  commissaire  Hiltobrnndt  de  Villiers, 
scellé  après   décès. 


CASANOVA    ESCROC.  357 

ciant,  tantôt  celui  d'avocat.  Mais  un  arrêt  du  Parle- 
ment, du  31  mars  1700,  sans  rapport  avec  l'affaire 
Casanova,  précise  :  «  Henry  Oberty  de  la  Morenne. 
natif  de  Turin,  avocat  au  Sénat  de  Rome*  ».  Il  vivait 
certainement  dans  le  cercle  d  italiens  qui  s'était 
formé  autour  de  la  Comédie-Italienne,  et  s'occupait 
sans  doute,  comme  tant  de  ses  compatriotes, 
d'affaires  de  courtage  et  de  banque.  Quand  il  fit  son 
testament  à  Hébécourt,  quelques  jours  avant  sa  mort, 
il  désigna  pour  exécuteurs  testamentaires  Jean-Marie- 
Gaspard  et  Pierre-Charles  Busoni,  banquiers  rue 
Thévenot,  paroisse  Saint-Sauveur-,  l'un  mari,  l'autre 
fils  de  Marine-Lucie  Yéronèse,  sœur  de  Camille  et  de 
Coraline*. 

C'est  au  mois  de  mai  IToU  que  Casanova  se 
trouva  en  compétition  avec  Oberti  au  sujet  d'une 
lettre  de  change  de  2  400  livres,  payable  au  20  avril, 
tirée  sur  lui  de  Rouen  le  14  avril  par  son  frère 
François,  au  profit  de  Carlo  Genovini.  Le  billet  trouva 
rapidement  deux  endosseurs  en  la  personne  d'Oberti 
d'abord,  à  qui  Genovini  en  passa  l'ordre,  puis  d'un 
ecclésiastique  nommé  Saulnier.  curé  de  la  \arenne- 
Saint-Maur.  Mais  le  jour  de  l'échéance,  Saulnier 
n'ayant  pu  obtenir  payement,  assigna,  devant  les 
Juges  consuls  Oberti,  Genovini  et  les  deux  Casa- 
nova, exerrant  ainsi   son  recours,   comme  en  pareil 


1.  Arch.  nat.,  X'-^  7  892,  fol.  3-27  v". 

2.  Testament  du    18  janvier   I78'J,  indiqué  dans  le   scellé  cité 
ci-dessus. 

•3.  Arch.  nat.,  Z-  2  452,  scellé  après  décès  de  Camille  Véronèze. 


358  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

cas  la  loi  lui  en  donnait  le  droit,  contre  tous  les  signa- 
taires, endosseurs,  tireur  et  tiré. 

Le  11  mai,  il  obtenait  une  condamnation  par 
défaut,  et  le  21,  sur  opposition  des  défendeurs,  une 
nouvelle  sentence  confirmant  purement  et  simplement 
la  première'.  Puis,  suivant  la  voie  ordinaire,  l'affaire 
passa  en  appel  au  Parlement.  Dans  les  deux  premiers 
arrêts,  des  23  et  25  mai,  l'un  déclarant  l'appel  rece- 
vable-,  l'autre  portant  défaut  contre  l'abbé  Saulnier^, 
Oberti  ne  paraît  pas.  Mais,  dès  le  lendemain,  il  agit 
tant  en  son  nom  personnel  que  comme  «  ayant  les 
droits  retrouvés  de  Saulnier  »  ^.  Peut-être  a-t-il  conclu 
un  arrangement  avec  Saulnier,  qui,  ne  se  sentant 
pas  les  reins  assez  solides  pour  entamer  un  procès 
coûteux,  lui  a  cédé  sa  créance.  En  tout  cas,  à  par- 
tir de  ce  moment,  c'est  Oberti  qui  devient  le  dernier 
bénéficiaire  de  la  lettre  de  change,  et  c'est  à  lui  que 
Genovini  et  les  Casanova  vont  avoir  affaire. 

Cependant,  en  vertu  des  sentences  des  consuls, 
exécutoires  par  prot'ision,  c'est-à-dire  nonobstant 
opposition  ou  appel,  une  saisie-exécution  avait  eu 
lieu,  le  18  mai,  contre  Casanova  et  consorts,  dont  on 
se  disposait  à  vendre  les  meubles.  Oberti  demanda 
au  Parlement  de  passer  outre  aux  poursuites,  et,  par 
arrêt  du  28  juin  —  c'est  le  premier  arrêt  important 
de  l'affaire  —  la  cour  accueillait  sa  requête,  et  refu- 

1.  Arch.  de  la  Seine,  plumitif  des  Juges  consuls. 

2.  Arch.  nat.,  X'»  3  713. 

3.  Ibicl.,  XiA  7  8G8,  fol.  380. 

'i.  Ibid.,  Xi'^  7  8G8,  fol.  'i63  v°-''iG4  (opposition  d'Oberti  contre 
le  défaut  du  25  mai). 


CASANOVA    ESCROC.  339 

sait  d'entendre  les  arguments  des  défendeurs.  Un 
sursis  d'un  mois  était  accordé  à  Casanova  et  consorts, 
à  dater  de  la  signification  de  l'arrêt,  pour  s'exécuter'. 

Le  2  août,  le  sursis  arrivait  à  expiration,  et  Casa- 
nova ne  donnait  toujours  pas  signe  de  vie,  lorsque, 
le  3,  Oberti  reçut  une  visite  inattendue.  C'était  un 
huissier  qui,  de  la  part  de  Jacques  Casanova,  «  direc- 
teur de  la  loterie  de  l'Ecole  royale  Militaire  »,  venait 
lui  présenter  le  papier  suivant  :  «  Rouen,  le  23  mars 
1739.  Bon  pour  3  000  livres.  Monsieur,  au  23  juillet 
prochain,  il  vous  plaira  payer,  par  cette  seule  de 
change,  à  l'ordre  de  M.  Casanova,  la  somme  de  trois 
mille  livres  tournois,  valeur  que  vous  avez  reçue  comp- 
tant, que  vous  passerez  sans  autre  avis  de  votre  très 
humble  serviteur.  (Signé)  :  Moren  l'aîné  Chàtellereau. 
(Adresse)  :  A.  M.  Oberti,  négociant,  rue  desEgouts- 
Saint-Marlin.  (Au-dessous  était  écrit)  :  Accepté 
(Signé)  Oberti".  »  Et  l'huissier  assignait  Oberti  à 
comparoir  le  jour  même  à  l'audience  du  consulat, 
pour  s'y  voir  condamner  à  payer  à  Casanova  la 
somme  de  3  000  livres,  contenue  dans  cette  lettre  de 
change. 

Un  moment  interloqué,  Oberti,  bien  sûr  de  n'avoir 
jamais  apposé  sa  signature  au  bas  de  ce  billet,  courut 
conter  l'affaire  au  commissaire  Hugues.  Il  ne  con- 
naissait ni  directement  ni  indirectement  Morel  ou 
Moren-Chàtellereau,  et  n'avait  jamais  traité  d'afifaire 

1.  Arch.  nat.,  Xi^  3  714. 

2.  Arch.    de    la    Seine,   consulat,    Liasse    007    des    citations, 
l"-8  août  1759. 


360  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

avec  une  personne  de  ce  nom.  Si  son  acceptation  et 
sa  signature  figuraient  au  bas  de  cette  lettre  de  change, 
il  fallait  que  Casanova  ou  d'autres  eussent  imité  son 
écriture,  ce  qu'il  était  d'autant  plus  fondé  à  croire 
que  jamais,  au  cours  des  contestations  qui  les  divi- 
saient, Casanova  n'avait  parlé  de  cette  prétendue 
créance  ^  Puis,  sa  déclaration  faite,  Oberti  accepta 
le  rendez-vous  que  lui  offrait  son  adversaire  devant 
les  Juges  consuls. 

Le  3  août,  il  y  fit  soutenir  par  son  procureur  qu'il 
n'était  point  négociant,  et  obtint  que  la  lettre  de 
change  lui  sei^ait  communiquée.  Le  6,  après  examen 
du  titre,  il  reprit  et  développa  les  arguments  indiqués 
dans  sa  plainte,  et  requit  la  «  vérification  ».  Son 
adversaire  lui  fit  présenter  une  lettre  qu'il  avait 
écrite  à  M.  de  Vauversin,  avocat.  Il  reconnut  qu'elle 
était  bien  de  lui.  Finalement,  le  tribunal  ordonna  que 
la  lettre  de  change  et  la  lettre  missive  seraient  déposées 
au  greffe,  aux  fins  d'expertise.  Le  13  août,  les  experts 
prêtèrent  serment,  et  les  juges  décidèrent  d'attendre, 
pour  se  prononcer,  d'avoir  pris  connaissance  du  rap- 
port clos  et  cacheté,  qui  devait  être  remis  au  greffe  ^. 
Entre  temps,  Oberti  avait  introduit  au  Parlement 
une  demande  d'évocation,  à  laquelle  la  cour  fit  droit 


1.  Arch.  liât.,  Y  11000,  cornm.  Hugues.  Cette  plainte,  commu- 
niquée par  M.  Ém.  Campardon  à  M.  Gk.  Henry,  a  été  signalée 
par  ce  dernier  dans  son  article  du  Messager  liisUnlque  russe, 
t.  XXI,  1885,  p.  528. 

2.  Arch.  de  la  Seine,  plumitif  des  consuls,  volume  d'août 
1759,  aux  trois  dates  indiquées.  Capon  (p.  427)  a  tenté  de  donner 
le  texte  de  la  sentence  du  3  août. 


CASANOVA    ESCUOG.  361 

le  13  août'.  Le  22,  elle  ordonna  que  la  lettre  de 
change  arguée  de  faux  serait  déposée  au  greffe  cri- 
minel'. Aux  ennuis  d'un  procès  civil  s'ajoutait  donc, 
pour  Casanova,  le  danger  d'une  affaire  criminelle  et 
d'une  condamnation  infamante. 

Il  en  était  là  de  ses  démêlés  judiciaires,  lorsqu'un 
coup  plus  rude  encore  vint  le  frapper.  Le  lendemain 
même  de  l'arrêt  de  mauvais  augure  rendu  par  le  Par- 
lement, c'est-à-dire  le  jeudi  23  août,  au  soir,  un 
autre  débiteur,  moins  patient,  ou  mieux  informé, 
Louis  Petitain,  mercier  de  son  état  et  banquier  à  ses 
heures,  rue  Bertin-Poirée*.  le  faisait  arrêter  et  mettre 
au  For-l'Evêque. 

Casanova,  on  sen  souvient,  a  parlé  de  cette  arres- 
tation dans  ses  Mémoires,  mais  il  la  met  sur  le 
compte  des  mésaventures  que  lui  avait  attirées  la 
manufacture  de  l'Enclos  du  Temple.  En  réalité,  les 
motifs  en  étaient  bien  différents.  Une  lettre  de  change 
était  encore  cause  de  tout  le  mal.  Ce  billet,  de 
2  400  livres,  payable  au  30  juin  1759,  à  l'ordre  de 
Genovini,  avait  été  soi-disant  tiré  de  Lyon  le  20  no- 
vembre 1758  par  un  sieur  Henry  de  La  Haye  sur 
Casanova,  qui  l'avait  accepté.  Genovini  l'avait  endossé 
au  profit  des  sieurs  ^lercier  et  Sandrin,  qui,  à  l'éché- 
ance, l'avaient  fait  dûment  protester,  cédant  ensuite  à 
Petitain  la  qualité  de  dernier  bénéficiaire,  dont  celui-ci 

1.  Arch.  nat.,  X'^  4  309,  fol.  75. 

■2.  Ibid.,  X2B  1022,  à  la  date. 

3.  Ibid.,  Y  15  81'J,  cotnm.  Rochebi-une,  procès-vei-hal  de  saisie 
de  bas  sur  Petitain,  à  la  réquisition  des  gardes  du  corps  de  la 
bonneterie  (13  août  1759). 

21 


362  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

s'empressa  de  faire  état  pour  attaquer  le  \énitien. 
Le  30  juillet,    les  Juges   consuls  prononçaient,  par 
défaut,  condamnation  contre   Casanova',  et  celui-ci 
pour  sortir  de  For-l'Evèque,  dut  acquitter  entre  les 
mains  de  son  créancier  impitoyable  3  500  livres,  plus 
dix  louis  pour  les  frais  de  capture,  de  procédure,  de 
greffe,    etc.   Il   s'en   plaignit   amèrement,    avec  bien 
d'autres  choses,  quand  il  alla,  le  23  août,  c'est-à-dire 
le  jour  môme  de  son  élargissement,  confier  sa  mésa- 
venture au  commissaire  Guyot.  Petltain,  assurait-il, 
savait  fort  bien  que  la  lettre  de  change,  objet  du  litige, 
n'avait  pas  été  véritablement  signée  par  le  plaignant; 
de  plus,  ce  négociant  lui  avait  promis  de  ne  faire  aucun 
usage  de  la  sentence  des  consuls,  et  cette  promesse 
seule  avait  déterminé  Casanova  à  ne  pas  se  pourvoir 
contre  elle.  Il  protestait  donc  de  la  violence  dont  il 
se  disait  victime,  et  donnait  à  entendre  qu'il  comptait 
bien  poursuivre  les  auteurs  et  complices  du  billet  faux 
qui  l'avait  fait  condamner,  et  Petitain  lui-même,  en 
réparation  d'insulte  et  en  dommages-intérêts.  Toutes 
choses  dont  le  commissaire  ne  put  que  lui  donner  acte  -. 
Petitain  attendait  de  pied  ferme  l'etïet  des  menaces 
de     l'aventurier,     lorsque,    un    jour    qu'ayant    pris 
médecine  il  se  gardait  chaud  et  coi  à  son  domicile, 
un  huissier  vint  lui  présenter  un  billet  de  1 1  890  livres, 
au  bas  duquel  il  ne  fut  pas  peu  stupéfait  de  voir  sa 
signature    contrefaite.    Bien    entendu,    il    refusa    de 

1.  Arch.  de  la  Seine,  |ilumitif  des  consuls,  à  lu  date. 

2.  Arch.    liât.,    Y    13  521,    comm.    Guyol,    public    par   Gapon, 
p.  428-'i29. 


CASANOVA    ESCROC.  363 

payer,  porta  plainte  contre  inconnu,  et  obtint  de 
M.  de  Sartines  un  permis  d'informer.  Au  cours  de 
l'enquête,  son  domestique  déposa  que  son  maître, 
ayant  demandé  à  l'huissier  de  qui  il  tenait  la  lettre  de 
change,  ajouta  «  qu'il  ne  pouvoit  la  tenir  que  d'un 
sieur  Casanova,  lequel  le  déposant  sçait  que  ledit 
sieur  Petitain  a  fait  arrêter  et  emprisonner  pour  de 
l'argent  qu'il  lui  devoit  ^  ».  Et  Casanova  était  fort 
capable  de  ce  que  Petitain  supposait. 

Nous  avons  laissé  Casanova  au  For-lEvéque,  et  fort 
marri  d'y  être.  Dès  qu'Oberti  eut  connaissance  de 
l'incarcération  de  son  adversaire,  il  s'empressa  de  le 
recommander,  comme  on  disait  alors  en  termes  de 
Palais,  au  greffier  de  la  prison,  c'est-à-dire  de  remplir 
les  formalités  nécessaires  pour  que  l'écrou  ne  put 
être  levé  sans  son  consentement.  En  vain  Casanova 
regimba,  protestant,  dans  une  plainte  qu'il  déposa  le 
24  août,  à  une  heure  du  matin,  entre  les  mains  de 
Laumônier,  l'un  des  commissaires  du  quartier  Sainte- 
Opportune-,  à  la  fois  contre  cette  recommandation  et 
contre  les  commandements  à  lui  présentés  par 
l'huissier  d'Oberti,  tous  actes  qu'il  estimait  «  inju- 
rieux, tortionnaires  et  déraisonnables  ». 

Cependant  l'affaire,  ou  plutôt  les  affaires  —  car  le 
procès  criminel  marchait  dès  alors  parallèlement  avec 
le    procès    civil    —    prenaient    la    tournure   la    plus 

1.  Arch.  nat.,  Y  1157G,  comm.  Chenu  (plainte  et  information 
des  4  et  18  septembre  17.59). 

2.  Cette  plainte,  visée  dans  l'arrêt  du  7  septembre,  est  malheu- 
reusement demeurée  introuvable,  les  papiers  du  commissaire 
Laumônier  ayant  en  très  grande  partie  disparu. 


364  .lAGQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

défavorable  à  Casanova.  Pour  les  2  400  livres,  le 
Parlement  refusait  d'admettre  la  compensation  invo- 
quée par  lui  à  la  faveur  de  la  prétendue  créance  de 
3  000,  el  il  confirmait  purement  et  simplement  sa 
décision  du  28  juin'.  Pour  obtenir  sa  liberté,  Casa- 
nova dut  consigner  le  montant  de  sa  condamnation 
entre  les  mains  du  greffier  du  For-l'Evôque,  tandis  que 
son  frère  François  était  l'objet  d'une  saisie-exécution 
pour  le  payement  des  frais  de  justice.  Par  son  arrêt 
du  7  septembre,  la  cour  ordonna  d'abord  que  Casa- 
nova le  jeune  devrait  acquitter  les  frais  de  justice, 
faute  de  quoi  la  saisie-exécution  suivrait  son  cours, 
ensuite  que  la  somme  consignée  au  For-l'Evèque  par 
Casanova  l'aîné  serait  délivrée  à  Oberti,  à  condition  que 
celui-ci  fournît  caution-.  ^lais,  en  janvier  1760,  un 
sieur  Cheval,  marchand,  soi-disant  créancier  de  Casa- 
nova, fil  opposition  à  la  délivrance  de  ces  2  427  livres, 
et,  en  mai,  Oberti  n'avait  pu  encore  fournir  cautions 
Pourquoi?  C'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire.  Comment 
l'affaire  finit-elle?  Les  documents  ne  le  disent  pas. 

Le  procès  criminel,  intenté  pour  faux  et  usage 
de  faux  par  Oberti  à  Casanova,  suivait  son  cours. 
Des  experts  avaient  été  nommés,  et  l'on  instruisait  la 
plainte'.  Enfin,  le  22  décembre,  un  arrêt  criminel 
ordonnait  l'arrestation  de  Casanova  et  son  incarcération 

1.  Arcli.  nat.,  XiA  4310,  fol.  /|4.3  \''-Viô  (21  août  17.V.)^. 

2.X1A  4  313^  fol.  8  v''-9  (28  août);  7  879,  fol.  1  v"  et  'il  v°-'i2 
(211  août);  4  317,  fol.  289  v''-294  (7  septembre). 

:i.  XiA  4  323,  fol.  387  v°-388  (29  janvier  1700);  7  892,  fol.  36 
(2»)  mars);  4  332,  fol.  4.30  v"-431  t°  (.5  mai  1760). 

4.  X2U  1022  (13  sept.,  18  sept.,  23  octobre  1759). 


CASANOVA    ESCROC.  365 

à  la  Conciergerie  du  Palais,  pour  être  entendu  sur  les 
charges  relevées  contre  lui'.  C'était  s'y  prendre  un 
peu  tard,  car,  sentant  venir  l'orage,  il  avait  quitté  la 
France  depuis  plus  de  deux  mois. 

Dès  lors,  les  archives  du  Parlement  sont  muettes 
sur  les  deux  affaires.  Elles  n'étaient  pas  terminées 
cependant.  Le  8  juin  1760,  la  comtesse  du  Rumain, 
amie  confiante  et  protectrice  fidèle,  écrivait  là-dessus 
à  Casanova  une  lettre  bien  curieuse.  Elle  était  lâchée 
qu'il  ne  pût  revenir  à  Paris  à  cause  des  friponneries 
qu'il  y  avait  essuyées,  à  cause  surtout  de  la  malheu- 
reuse affaire  de  la  lettre  de  change  qu'on  lui  avait 
«  niée  ».  \ous  avez,  lui  disait-elle,  affaire  à  un  fripon, 
et  vous  n'avez  rien  pour  le  convaincre  en  justice. 
Votre  avocat,  qui  a  beaucoup  d'esprit  et  de  connais- 
sance, assure  qu'il  faudrait  seulement  100  louis  pour 
anéantir  cette  affaire.  Je  ne  puis  vous  les  donner, 
mais  est-il  donc  impossible  de  les  trouver  chez  vos 
débiteurs?  Il  n'y  a  pas  eu  la  moindre  preuve  contre 
vous,  et  vous  avez  été  persécuté  assez  longtemps  pour 
que  l'on  ne  vous  eût  pas  laissé  libre,  si  la  rumeur  que 
l'on  a  faite  n'eût  pas  été  à  votre  avantage.  Revenez 
donc.  La  perquisition  que  l'on  a  faite  de  vos  papiers, 
qui  a  constaté  votre  innocence,  doit  vous  rendre 
tranquille,  et  d'ailleurs  on  est  toujours  plus  à  portée 
de  la  justice  présent  qu'absent  -. 

1.  Arch.  nat.,  X-B  1022,  à  la  date.  Le  19  avril  1760.  un  autre 
arrêt  ordonnait  encore  la  communication  de  toute  la  procédure 
criminelle  dans  l'instance  civile  engagée  à  propos  de  la  lettre 
de  chango  de  2  400  livres  (X-B  1023,  à  la  date,. 

2.  Publiée  par  Aldo  Ravà,  Lettere  di  donne,  p.  102-103. 


366      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Ce  n'était  peut-être  pas  tout  à  fait  l'avis  de  Casa- 
nova, qui  avait  sur  la  conscience  bien  d'autres  pecca- 
dilles. Pour  se  procurer  du  crédit,  il  avait,  à  plu- 
sieurs reprises,  lancé  dans  le  commerce,  avec  l'aide 
d'amis  complaisants,  du  papier  ne  reposant  que  sur 
des  opérations  fictives,  et  comme  il  voulait,  à  tout 
prix,  vivre  en  grand  seigneur,  il  avait  fait  de  nom- 
breuses dettes.  Aussi  est-ce  à  chaque  pas  que,  dans 
les  archives  des  Juges  consuls  ou  dans  celles  du 
Parlement,  on  trouve  Casanova,  tantôt  poursuivi  par 
des  créanciers  impatients',  tantôt  mis  en  cause  par 
de  pauvres  diables,  qui  avaient  eu  l'imprudence  d'ac- 
cepter des  lettres  de  change  tirées  ou  acceptées  par 
lui'^  On  nest  pas  surpris  de  retrouver  en  sa  compa- 
gnie ses  compères  habituels,  l'artificier  Genovini, 
Casanova  le  peintre,  les  Balletti  père  et  fils,  et  de 
noter  au  passage  des  noms  qui  ont  un  air  de  famille 

1.  Aflaire  Casanova-Del  Castillo  (Arch.  de  la  Seine,  consuls,  14 
et  21  mai  1759;  Arch.  nat.,  Xi^  4  301,  fol.  112,  X'^  7  871,  fol.  123 
vM24  (30  mai  et  23  juin  1759).  —  Affaire  Casanova-Vein  (Arch. 
de  la  Seine,  consuls,  11  et  28  mai  1759;  Arch.  nat.,  X'-^  '1302, 
fol.  47  (12  juin  1759). 

2.  Affaire  Crescent  de  Bernaud-Casanova-Genovini  (Arcli. 
de  la  Seine,  consuls,  13,  20  et  22  août  1759;  Arch.  nat.,XiA  4  313, 
fol.  145;  Xi'^  7  879,  fol.  413,  30  août  et  3  sept.  1759).  —  Affaire 
Ballexscrd-Casanova-Balletti(Arch.  de  la  Seine,  consuls,  19  octo- 
bre 1759).  —  Affaire  Regnault-Casanova-Balletti-Beaudeduit- 
Pradine  (Arch.  de  la  Seine,  consuls,  24  déc.  1759;  Arch.  nat., 
X'-'^  4  322,  fol.  G  v";  Xi-^  7  880,  fol.  16;  X'-"^  4  325,  fol.  333,  5  et 
10  janvier,  15  février  17G0).  —  Affaire  Bartholoni-Casanova-Bal- 
letti  père  et  fils  (Arch.  de  la  Seine,  consuls,  20  août  1759).  Il 
y  a  aussi,  dans  l'un  des  registres  d'audience  de  la  Prévôté  de 
l'Hôtel  (Arch.  nat.,  V^  178,  fol.  125),  à  la  date  du  20  décembre 
1758,  mention  de  deux  affaires  de  Lattre-Gazanova  et  Gombaut- 
Cazanova. 


CASANOVA    ESCROC.  367 

avec  ceux  de  divers  personnages  des  Mémoires.  Morel- 
Châtelleraut,  par  exemple,  fait  penser  à  ce  directeur 
de  la  Monnaie  de  Parme  que  l'aventurier  avait  connu 
dans  cette  ville,  et  Henri  de  La  Haye  à  cet  ex-jésuite, 
qui  lui  avait  laissé  de  si  mauvais  souvenirs. 

Il  est  certain,  comme  nous  le  verrons  par  la  suite, 
que  Casanova  revint  à  Paris  peu  d'années  après  ces 
événements,  il  est  vrai  pour  de  courts  séjours.  Avait- 
il  trouvé  le  moyen  de  désintéresser  ses  adversaires,  ou 
ceux-ci  avaient-ils  renoncé  à  le  poursuivre?  La 
marquise  d'Urfé  ou  la  comtesse  du  Rumain  avaient- 
elles  payé  pour  lui?  Une  conclusion  en  tout  cas  s'im- 
pose, c'est  que,  s'il  eût  prolongé  à  cette  époque  son 
séjour  à  Paris,  il  eût  été,  selon  toute  vraisemblance, 
condamné  pour  faux  '. 

A  la  fm  de  sa  vie,  Casanova,  entre  autres  écrits 
d'économie  politique,  rédigea  et  adressa  à  l'empe- 
reur Joseph  II  des  Réflexions  sii/^  V Usure,  oh  il 
préconisait  la  proscription  rigoureuse  des  lettres 
de  change,  des  billets  à  ordre  et  au  porteur,  et  la 
mise  en  liberté  immédiate  de  toutes  les  personnes 
que  1  usage  de  ces  maudits  papiers  avait  conduites 
en  prison.  C'était  parler  en  connaissance  de  cause. 
De  plus,  on  a  publié  récemment-  le  brouillon  dune 


1.  Chez  les  Casanova  d'ailleurs,  pareils  procédés  étaient  mon- 
naie courante.  Garlelta  (Antonio  Valeri)  a  conté  dans  la  Domc- 
nica  fîorentina  (i.  11  et  18  août  1895)  l'histoire  du  frère  cadet 
de  notre  héros,  Jean  Casanova,  condamné  par  contumace  à 
Rome,  le  16  mars  1767.  à  dix  ans  de  galères.  II  s'agissait  d'une 
lettre  de  change  fausse  de  3  850  écus. 

•2.  Éd.  Conrad,  par  Rnvà-Gugitz,  XV,  1913,  p.  87. 


:î08      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

lettre,  que  laventurier  écrivait  de  Barcelone,  le 
20  novembre  1768,  au  comte  de  Kicla,  gouverneur 
de  cette  ville,  cl  où  il  était  dit  ceci  :  «  Si  on  trouve 
à  Gênes,  Livourne,  Rome,  Naplcs,  Turin,  Genève, 
Vienne,  en  Pologne,  en  Russie,  en  Allemagne  et  en 
Espagne  un  banquier  qui  puisse  m'accuser  de  l'avoir 
trompé  au  moyen  d'une  lettre  de  change  fausse,  je 
veux  mourir  sur  l'échafaud.  »  L  énumération  paraîtra 
moins  impressionnante,  et  le  serment  moins  pathé- 
tique, si  l'on  remarque  que  Casanova  oubliait  de 
mentionner  Paris,  Londres  et  quelques  autres  villes, 
d'où  il  est  certain,  au  contraire,  qu'il  fut  chassé  pour 
lie  pareils  «  tours  de  gentillesse  »,  comme  les  appelait, 
par  manière  d'euphémisme,  un  plaisant  escroc  de  ce 
temps  *. 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  12  017,  dossier  Thévenot. 


CHAPITRE    XXIII 


MADEMOISELLE     DE     ROMANS. 


«  Les  amours  royales  ont  leur  fortune.  Il  en  est 
de  publiques,  de  retentissantes,  d'éclatantes,  qui  occu- 
pent le  monde,  triomphent  du  temps  et  marchent  à 
la  postérité  dans  la  lumière,  dans  le  bruit,  dans  le 
scandale  de  leur  gloire.  Il  en  est  de  modestes,  de 
dérobées,  de  voilées,  pareilles  à  ces  heures  du  soir, 
qui  s'envolent  un  doigt  sur  la  bouche.  Celles-ci  sont 
entourées  de  silence,  respectées  du  bruit  même  que 
lait  un  roi  quand  il  sort.  L'histoire  ne  cèle  rien  de 
celles-là.  Elles  sont  sa  proie.  Elle  les  suit  baiser  à 
baiser  ;  elle  les  poursuit  dans  l'alcôve  :  elle  les  désha- 
bille des  pieds  au  cœur  ;  elle  confesse  leur  vie  et  leur 
mort...  Les  autres,  une  trace,  un  mot,  quelque  page 
perdue  d'un  livre  oublié,  c'est  toute  leur  part.  Un 
murmure  est  tout  leur  nom.  L'art  les  abandonne  à 
leur  rien,  la  poésie  les  dédaigne,  l'histoire  les  tait... 

21. 


370      JACQIES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Il  est  des  madame  de  Pompadour,  Il  est  des  made- 
moiselle de  Romans  ^  » 

Depuis  plus  de  cinquante  ans  que  cette  page  bril- 
lante a  été  écrite,  on  s'est  beaucoup  occupé  de  la 
petite-maîtresse,  dont  les  Concourt  opposaient  la 
renommée  discrète  à  la  gloire  souveraine  de  la  Pom- 
padour. On  a  cherché  et  trouvé  des  renseignements 
sur  sa  fîimille,  sur  elle-même,  sur  ses  mélancoliques 
amours,  sur  son  triste  mariage,  sur  les  tribulations 
de  sa  vieillesse,  et  sur  la  banalité  de  sa  mort'. 
Comment  cependant,  quand  on  parle  des  séjours  de 
Casanova  en  France,  ne  pas  consacrer  quelques  pages 
à  celle  qu'il  prétend  avoir  connue,  et  dont  il  veut 
avoir  pronostiqué  l'étonnante  fortune? 

En  17(30,  venant  d'Annecy  et  d'Aix,  Casanova 
arrivait  à  Grenoble.  Recommandé  par  madame  d'Urfé 
au  marquis  de  Yalenglard^  se  réclamant  au  demeu- 
rant, et  non  sans  impudence,  d'imaginaires  liens 
d'amitié  qui  auraient  existé  entre  son  père  et  Bour- 

1.  Ed.  et  J.  de  Goncourt,  Portraits  Intiines,  I,  1857,  p.  2G3-4. 

2.  E.  Welvert,  Le  frai  nom  de  mademoiselle  de  Romans 
{Rente  historique,  X.\XII,  1886,  p.  102-106);  Le  mariage  de  made- 
moiselle de  Romans  {Archives  historiques,  II,  1801,  p.  299-305  et 
Kn  feuilletant  de  l'ieux  papiers,  1913,  p.  23-35);  Gh.  Nauroy,  Le 
Curieux,  II,  1886,  p.  19.3-19'i;  Comte  Fleury,  Louis  Al'  et  les 
petitcs-maftresses,  1899. 

3.  S'agit-il  de  François-Léonard  Le  Roy,  marquis  de  «  Valan- 
glarl  »,  qui  était  à  cette  époque  capitaine  au  régiment  Dauphin 
dragons,  et  qui  devint  en  1778  mestre  de  camp  attaché  à  la  cava- 
lerie? (états  de  service  aux  Arch.  de  la  Guerre;  cf.  Belleval, 
Souvenirs  d'un  chevau-léger,  p.  84).  Un  autre  Le  Roy,  Jean-Antoine, 
vicomte  de  «  Vallenglart  »,  marié  à  Elisabeth  de  La  Porte,  était 
aussi  officier  à  cette  époque  (Arch.  nat.,  Y  12  162,  comm.  Cadot, 
2  août  1759). 


mademoisi-:lle   de  romans.  371 

chenu  de  Valbonnais,  l'historien  du  Dauphiné.  mort 
alors  depuis  trente  ans',  il  reçut  le  meilleur  accueil 
dans  la  bonne  société  de  la  ville.   Au  concert,  où  le 
mena   M.    de   ^alenglard,  il  remarqua    «    une  belle 
brune,  à  l'air  modeste,   très  bien  faite  et  mise  avec 
simplicité  ».  Piqué  par  son  air  de  douceur  et  de  timi- 
dité, et  plus  encore  intéressé  par  «  les  belles  propor-r 
tions  de  son  profil  et  de  ses  formes  »,  il  désira  vive- 
ment faire    sa    connaissance.    Une   certaine  madame 
florin,   femme  d'un  avocat  et  tante  de  la  jeune  fille, 
la  lui  présenta  sous  le  nom  de  mademoiselle  Roman- 
Coupier,  la  plus   belle   et   la   plus  sage  personne  de 
Grenoble,  et  qui  n'avait  qu'un  défaut,  celui  de  n'être 
pas  assez  riche.  Casanova  donne  à  dîner  à  mademoi- 
selle Roman-Coupier  et  à  sa  famille.  Il  lui  fait  une 
cour  pressante,  danse  au  bal  avec  elle,  tire  son  horo- 
scope, et  lui  prédit  que  la  fortune  l'attend  à  Paris,  où 
elle  deviendra  maîtresse  du  roi,  à  condition  que  celui- 
ci  la  voie  avant  ses  dix-huit  ans  accomplis.  Tout  le 
monde   s'enthousiasme,   et  madame  Morin  parle  de 
madame  \arnier,   tante  de  la  jeune  fille,  qui  demeure 
à  Paris,  rue  de   Richelieu  près  du  Café  de  Foy-,  et 
connaît  toute  la  capitale.  Casanova  s'offre  à  payer  le 
prix  du  voyage.  On  refuse.  Il  quitte  enfin  Grenoble, 
non  sans  avoir  obtenu  quelques  complaisances  de  la 

1.  Jean-Piei'ic  Morct  de  Bourchenu,  marquis  de  Valbonnais 
(1651-1730),  conseiller  au  Parlement  de  Grenoble,  président  de 
la  Chambre  des  Comptes  de  cette  ville,  conseiller  d"Etat, 
membre  de  l'Académie  des  Inscriptions. 

2.  Les  mois  près  du  Café  de  Foy  ne  figurent,  je  crois,  que  dans 
l'édition  Schutz  (VI,  442). 


372  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

belle  Roman.  Dans  le  cours  de  la  même  année  1760, 
il  apprend  à  Florence  et  à  Chambéry  que  la  piquante 
dauphinoise  s'est  rendue  à  Paris,  qu'elle  est  devenue 
la  maîtresse  de  Louis  XV,  qu'elle  habite  une  belle 
maison  à  Passj,  et  qu'étant  grosse  de  cinq  mois,  elle 
est  sur  le  chemin  de  devenir  reine  de  France,  ainsi 
que  l'horoscope  le  lui  a  prédit.  Sur  ces  entrefaites,  il 
retourne  à  Paris,  va  voir  chez  madame  Varnier  made- 
moiselle de  Romans,  la  trouve  en  embonpoint  et  à 
l'état  de  sultane  féconde,  mais  mélancolique,  éprise 
de  son  royal  amant,  et  malheureuse  de  ne  pouvoir 
l'aimer  comme  un  autre  homme,  persuadée  d'ailleurs 
que  la  prédiction  de  Casanova  se  réalisera  pleinement, 
qu'il  lui  naîtra  un  fils,  et  que  Louis  XV  le  reconnaîtra 
pour  prince  du  sang. 

Mise  à  part  la  question  de  savoir  s'il  est  bien  vrai 
que  l'aventurier  a  connu  mademoiselle  de  Romans  à 
Grenoble  —  car  comment,  sur  ce  point,  contrôler 
ses  dires  ?  —  il  ne  sera  peut-être  pas  saïis  intérêt  de 
comparer  son  récit  avec  ce  que  l'on  sait  d'elle. 

En  disant  que  mademoiselle  Roman-Coupier  avait 
dix-sept  ans  en  176U,  Casanova  obéit  sans  doute  à  la 
manie  qui  lui  a  fait  rajeunir  presque  toutes  les  jeunes 
filles  ou  jeunes  femmes  qu'il  a  connues.  En  réalité, 
Anne  Coupier  ou  Coppier  avait  à  cette  époque  vingt- 
Irois  ans,  étant  née  à  Grenoble  le  19  juin  1737  de 
.Tean-Joseph-Roman  Coppier,  grelfier  des  insinuations 
ecclésiastiques,  et  de  Madeleine  Armand,  sa  femme'. 

1.  Acte  de  baptême  du  20  juin,  au  grefi'e  du  Tribunal  de  Gre- 
noble.  L'acte  de  la  paroisse   a  été   gratté,   surchargé,  défiguré, 


MADEMOISELLE    DE    ROMANS.  373 

De  mademoiselle  de  Romans,  telle  qu  il  prétend 
l'avoir  vue  à  Grenoble,  Casanova  fait  un  portrait 
souvent  cité  :  «  Sa  peau  de  satin  était  d'une  blan- 
cheur éblouissante,  que  relevait  encore  une  magni- 
lique  chevelure  noire.  Les  traits  de  son  visage  étaient 
d'une  régularité  parfaite,  son  teint  était  légère- 
ment coloré  ;  ses  yeux  noirs  bien  fendus  avaient  à  la 
fois  le  plus  vif  éclat  et  la  plus  grande  douceur;  elle 
avait  les  sourcils  bien  arqués,  la  bouche  petite,  les 
dents  régulières  et  bien  placées,  avec  un  éclat  de 
perle,  et  les  lèvres  d'un  rose  tendre,  sur  lesquelles 
reposait  le  sourire  de  la  grâce  et  de  la  pudeur...  Sa 
gorge  était  bien  formée  et  n'excédait  en  rien  les  belles 
proportions.  La  mode  et  l'éducation  l'avaient  habi- 
tuée à  la  laisser  voir  à  moitié  avec  la  mémo  innocence 
qu'elle  laissait  voir  à  tout  le  monde  sa  main  blanche 
et  potelée  ou  ses  joues,  où  l'incarnat  de  la  rose  se 
mariait  à  la  blancheur  des  lis.  »  Cette  impression  de 
beauté  régulière,  mais  que  l'on  aimerait  plus  expres- 
sive et  plus  animée,  on  la  retrouve  à  miracle  dans 
une  toile  que  Drouais  le  fils  signa  en  17(»1.  et  où  l'on 
voudrait  reconnaître  mademoiselle  de  Romans,  alors 
dans  tout  l'éclat  de  ses  amours  royales,  coupant  aAec 
des  ciseaux  le  bout  des  ailes  de  l'Amour  endormi. 
Bien  que  l'inconnue  soit  enveloppée  dans  les  drape- 
ries les  plus  somptueuses,  et  qu'elle  ait  le  genou 
ployé,  on  devine  qu'elle  est  grande  et  forte'.  Le  visage 

pour  faire  croire  à  la  noblesse  des  Coppier  (E.  Welvert,  Iici>uc 
liistorique,  XXXII,  1886,  p.  102-106). 

1.  Sophie  Arnould  parle  dans  ses  papiers  inédits  de  la  «  per- 


374  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

est  d'un  ovale  parfait,  les  cheveux  noirs,  les  yeux 
bruns  noisette,  les  sourcils  de  ligne  très  pure,  le 
nez  bien  fait,  la  bouche  petite,  la  gorge  superbe  :  les 
traits  les  plus  réguliers  en  somme  et  le  maintien  le 
plus  noble,  mais  sans  le  pétillement  des  yeux  et  le 
rayonnement  de  l'intelligence  ^  Un  buste  en  terre 
cuite,  que  l'on  croit  pouvoir  attribuer  en  toute  cer- 
titude à  Pajou,  offre  avec  le  portrait  de  Drouais  une 
frappante  ressemblance-.  C'est  bien  la  même  dame, 
mais  —  il  ne  peut  y  avoir  là-dessus  le  moindre  doute, 
—  ce  n'est  pas  mademoiselle  de  Romans. 

Madame  Morin,  tante  d'Anne  Coupler,  est  une 
inconnue,  mais  madame  Varnier,  que  Casanova 
donne  pour  la  tante  et  qui  était  la  propre  sœur  de 
la  jeune  fdle,  a  toute  une  histoire.  Elle  s'appelait 
Marie-Madeleine  et  avait  épousé  Antoine  Varnier, 
conseiller  auditeur  à  la  Chambre  des  Comptes  de 
Grenoble  ^  Maigre,  le  nez  long,  les  yeux  ronds  et 
la  peau  bise,  elle  n'était  point  jolie,  mais  grande  et 
bien  faite.  Au  moral,  elle  avait  une  ferme  volonté 
de  parvenir  et  peu  de  scrupules.  ^  enue  à  Paris 
dès  1749,  elle  se  disait  femme  d'un  président 
au  Parlement  de  Grenoble.  On  la  remarqua  bientôt 

ieclion  colossale  »  de  mademoiselle  de  Romans  (Goncourt,  Por- 
traits intimes,  I,  266),  et  Louis  XV  l'appelait  :  ma  grande. 

1.  Ce  portrait  a  été  acheté  125  000  francs  à  la  vente  Kriemer, 
en  1913.  Voir  aussi  l'article  de  H.  Roujon  (Temps,  26  avril  1909). 
Cf.  une  note  de  M.  Cyr.  Gabillot  dans  le  /?«//.  de  la  Soc.  de 
l'/tist.  de  VArt  français,   1909,  p.  12.5-7. 

2.  Collection  Wildenstein,  à  Paris.  Ce  buste  a  été  reproduit 
par  M.  H.  Slein  dans  son  livre  sur  Pajou  (1912,  p.  1^9). 

3.  Nommé  le  16  février  1739,  il  résigna  sa  charge  en  mai  1759 


MADEMOISELLE    DE    ROMANS.  37b 

pour  sa  conduite  plus  que  légère.  De  1750  à  1753, 
un  fermier  général,  le  gouverneur  de  Fontainebleau 
et  un  gentilhomme  du  duc  d'Orléans  passèrent,  suc- 
cessivement ou  à  la  fois,  pour  s'intéresser  fort  à  elle  '. 
Plus  tard,  elle  donnait  à  jouer  dans  sa  maison  de  la 
rue  de  Richelieu,  et  il  serait  bien  surprenant  que 
Casanova,  coureur  de  tripots,  n'eût  pas  fréquenté 
celui-là. 

Est-ce  par  l'intermédiaire  de  madame  \arnier 
qu'Anne  Coupler  eut  la  chance,  le  bonheur,  comme 
on  disait  alors,  d'attirer  l'attention  de  Louis  XV? 
C'était  l'opinion  des  contemporains,  dont  aucun, 
d'ailleurs ,  n'a  prononcé  le  nom  de  Casanova. 
«  Madame  Yarnier,  de  Grenoble,  fille  d'un  avocat  de 
cette  ville,  nommé  Roman  Coupler,  femme  intrigante 
et  vivant  absolument  de  ressources,  avait  une  sœur 
extrêmement  jolie,  élevée  avec  décence  et  dans  les 
principes  les  plus  honnêtes,  demeurant  alternative- 
ment dans  la  capitale  de  la  province  et  dans  un 
petit  château  situé  à  Villard-Ronnot,  à  trois  lieues 
de  la  ville.  Sous  prétexte  du  veuvage  de  son  père, 
dont  les  affaires  ne  lui  permettaient  pas  de  veiller 
sur  la  conduite  d'une  jeune  fille,  madame  Yarnier 
obtint  facilement  la  permission  d'emmener  sa  sœur 
à  Paris,  où  elle  était  domiciliée,  et  oii  elle  espérait, 
disait- elle,  lui  procurer  un  établissement  avantageux  : 
mais  son  projet  réel  était  de  profiter  de  son  innocence 

1.  Arch.  de  la  Bastille,  10  2'i'i,  rapports  de  l'inspecteur  Meus- 
nier  des  17  juillet  1750,  31  août  17.52,  17  janvier  et  19  fé- 
vrier 1753. 


376  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

et  de  sa  beauté  pour  la  faire  connaître  à  Louis  XV  et 
de  parvenir  à  en  faire  sa  maîtresse'.  » 

Sur  les  circonstances  de  la  présentation  au  roi, 
on  ne  possède  que  des  données  imprécises.  Il  y  a 
là-dessus  une  page  romanesque  de  madame  Gampan  -  ; 
on  l'accepte  généralement,  sans  remarquer  que  les 
détails  en  sont  vraisemblablement  empruntés  à  un 
livre  justement  suspect  :  les  Mémoires  de  la  Cour 
de  France,  publiés  en  1802  par  Soulavie^  Mademoi- 
selle de  Romans  a  bien  laissé  quelques  pages  d'auto- 
biographie, mais  elle  y  parle  seulement  d'un  piège 
tendu  à  son  innocence.  Ces  pages  sont  curieuses 
cependant,  parce  qu'elles  expriment,  à  peu  près  de 
la  même  manière  que  Casanova,  la  mélancolie  de 
cette  jeune  fille,  dont  le  cœur  souiïre  de  ne  pouvoir 
s'ouvrir  tout  grand  à  l'amant,  trop  haut,  qu'elle 
adore  '. 

C'est  bien  en  1761,  comme  le  dit  Casanova,  qu'à 
la  grande  inquiétude  de  madame  de  Pompadour  et 
du  duc  de  Choiseul,  des  relations  s'établirent  entre 
Louis  XV  et  celle  que  l'histoire  connaît  sous  le  nom 
de  mademoiselle  de  Romans.  Elle  obtint  d'abord  de 
ne  pas  être  confondue  avec  les  petites-maîtresses, 
que  le  valet  de  chambre  Lebel  recrutait  pour  le  Parc- 

\.  Paris,  Versailles  et  les  provinces  au  AVIIP  siècle,  par  un 
ancien  officier  aux  gardes  françaises,  III,  1823,  p.  151. 

2.  Mémoires,  éd.  Barrière,  1849,  p.    8>)0-382. 

:i.  Mémoires  de  la  Cour  de  France,  1802,  p.  248.  Dans  ce  pas- 
sajj^e,  Soulavie  parle  d'ailleurs  de  mademoiselle  Tiercelin,  une 
autre  inaitresse  du  roi.  Cf.  Welvert,  lier,  hist.,  t.  XXXV,  p.  2'JG-29i). 

4.  Ces  pages,  datées  du  8  avril  1775,  ont  été  publiées  par 
Ch.  Yatel,  Madame  Du  Barry,  I,  p.  L-LIII. 


MADEMOISELLE    DE    ROMANS.  377 

aux-Cerls.  Elle  vivait  à  Passy,  dans  une  maison  de 
la  Grande-Rue  '.  Bientôt,  le  roi  lui  fit  don  de  la  terre 
de  Milly-Goulonge  et  du  titre  de  baronne.  Mais  sa 
grande  victoire,  ce  fut  de  décider  Louis  XV  à  per- 
mettre que  l'enfant  qu'elle  portait  fût  présenté  au 
b'aptême  sous  le  nom  de  Louis-Aimé  ou  de  Louise- 
Aimée  de  Bourbon  -.  Et  c'est  en  effet  sous  le  nom 
de  Louis-Aimé  que  fut  baptisé  à  Ghaillot,  le  14  jan- 
vier 1762  —  il  était  né  la  veille,  —  ce  bâtard,  en 
quelque  sorte  officiel,  du  Bien-Aimé  ■'. 

Les  fantaisies  des  rois  ont  toujours  coûté  cber  à 
leurs  sujets.  Pour  une  seule  année,  le  Livre  Rouge 
mentionne  que  près  de  300  000  livres  furent  délivrées 
par  ordre  du  roi  à  mademoiselle  de  Romans'.  Les 
temps  étaient  bien  changés  pour  la  petite  bourgeoise 
de  Grenoble.  Le  19  décembre  1766,  elle  gratifiait 
généreusement  de  2  000  livres  de  rente  une  de  ses 
nièces  Varnier,  la  jeune  Marie-Madeleine,  qui  épousait 
un  gentilliomme   gascon,   Louis-Ignace  de  Berrac  de 

i.  Au  coin  de  la  rue  de  Passy  et  de  la  rue  Gavarni  actuelle. 
Cette  maison,  habitée  au  xix"  siècle  par  Jules  Janin,  a  été 
démolie  en  1890  (L.  Marr,  L'ancien  Hôtel  de  la  Folie,  dans  le 
Bull,  de  la  Soc.  hist.  d'Anteuil  et  d^  /'assi/,  II,  1895-1897,  p.  65). 

2.  Billet  de  Louis  XV  à  mademoiselle  de  Romans  (8  décem- 
bre 1761),  publié  par  MM.  de  Concourt,  Portraits  intimes  du 
XVIIP  siècle,  I,  p.  264-265.  Voir  un  autre  billet  publié  dans 
\' Iso^raphie  des  /tommes  célèbres,  II,  Louis  XV.  Mademoiselle  de 
Romans  a  écrit  elle-même  que  le  roi  lui  envoya  ses  ordres  à  ce 
sujet  le  jour  même  de  sa  délivrance  (Gh.  Vatel,  op.  cit.). 

3.  L'acte  de  baptême  a  été  publié  par  Ch.  Nauroy,  Le  Curieux, 
II,  1886,  p.  193-194,  et  par  Dussieux,  Maison  de  Bourbon,  2°  édi- 
tion, p.  109. 

4.  Gh.  Vatel.  Madame  Du  Barrij,  p.  L-LIV;  E.  Welvert,  En 
feuilletant  de  vieux  papiers,  p.  23-35. 


378  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIKN. 

Gadreils.    chevalier  de  Saint-Louis,  demeurant  ordi- 
nairement au  château  de  Berrac,  près  Lcctoure*. 

Mais  déjà  à  cette  époque  mademoiselle  de  Romans 
avait  perdu,  par  ses  maladresses,  la  faveur  royale. 
Elle  avait  cru.  dit  madame  du  Hausset,  fixer  les 
yeux  de  toute  la  France,  et  voyait  dans  son  fds, 
qu'elle  promenait  pompeusement  au  Bois  de  Boulogne, 
un  autre  duc  du  Maine.  «  Ses  indiscrétions,  ses  jac- 
tances la  perdirent  dans  l'esprit  du  roi.  Il  y  eut 
même  des  violences  exercées  contre  elle,  dont  madame 
(de  Pompadour)  est  fort  innocente.  On  fit  des  per- 
quisitions chez  elle,  on  prit  ses  papiers;  mais  les  plus 
importants,  ceux  qui  constataient  la  paternité  du  roi, 
avaient  été  soustraits-.  »  Bref,  mademoiselle  de  Romans 
fut  exilée  aux  Ursulines  de  Saint-Denis  ^  Le  bruit 
courut  que  les  imprudents  conseils  d'un  abbé  de 
Lustrac  n'étaient  pas  étrangers  à  cette  mésaventure. 
Jean- Antoine  du  Fossat  de  Lustrac,  natif  de  Malause 
en  Quercy,  et  docteur  en  théologie,  paya  cher  d'ail- 
leurs son  intervention  maladroite.  Le  18  juillet  1765, 
il  fut  mis  à  la  Bastille,  relâché,  mais  surveillé,  et  sa 
santé  souffrit  gravement  des  soucis  et  des  remords 
que  lui  procura  cette  affaire.  Il  avait,  en  effet,  la 
délicatesse  de  regarder  comme  un  déshonneur  d'avoir 
«  déplu  en  apparence  au  meilleur  des  roys  *^  ». 

1.  Arch.  nat.,  Y  'il3,  fol.  188;  T  1123". 

2.  Mémoires    ilc    Madame    du    Ilausset,    éd.    Fouriiier,    ISSU, 
p.  160-163. 

3.  Elle  s'y  trouvait  le  li»  décembre  1766,  jour  où  fut  signé  le 
contrat  de  mariage  de  sa  nièce. 

k.  Arch.  de  la  jjastille,  12  248.  On  voit,  d'après  les  lettres  de 


MADEMOISELLE    DE    ROMANS.  370 

Anne  Goupier,  définitivement  évincée  du  rôle  de 
favorite,  n'en  restait  pas  moins,  grtàce  aux  libéralités 
de  Louis  X\ .  un  fort  bon  parti  pour  un  épouseur 
conciliant.  En  1772,  cet  épouseur  se  rencontra  en 
la  personne  d'un  languedocien,  Gabriel  de  Siran, 
marquis  de  Cavanac,  qui  joignait  aux  litres  de 
maréclial  de  camp  de  dragons  et  de  brigadier  des 
armées  du  roi  celui  de  chambellan  du  duc  des  Deux- 
Ponts'.  Elle  avait  trente-cinq  ans,  son  mari  qua- 
rante-quatre. Cette  union  fut  loin  d'être  heureuse. 
Malgré  la  naissance  de  deux  enfants-,  la  mésintelli- 
gence ne  tarda  pas  à  s'introduire  entre  les  deux  époux. 
Le  marquis  était  brutal,  la  marquise  légère  peut- 
être.  Bref,  un  procès  en  séparation  de  biens  suivait 
son  course  lorsque,  dans  la  nuit  du  13  au  16  jan- 
vier 1781,  M.  de  Cavanac  trouva  sa  femme  en  conver- 
sation équivoque  avec  l'abbé  de  Boisgelin^.  Il  s'ensuivit 
une  scène  violente,  dont  le  lendemain  les  détails 
couraient  dans  Paris  ^ 


Lustrac,  qu'il  avait  prêté  de  l'argent  à  une  famille  dont  il  n'était 
ni  le  compatriote  ni  l'allié,  et  qu'il  promit  de  ne  plus  fréquenter, 
dût-il  perdre  son  argent. 

1.  Contrat  de  mariage  du  30  mai  1772  (E.  Welvert,  En  feuil- 
Jcfant  de  vieux  papiers,  p.  23-35). 

2.  Anne-Françoise-Henriette,  née  à  Passy  en  1773,  et  Louis- 
Aimé-Marie-Stanislas,  né  le  6  janvier  1775  (Gh.  Nauroy,  Le 
Curieux,  II,  p.  193-194). 

3.  Arch.  nat.,  Y  12  802,  comm.  Dupuv,  enquête  des  28  et 
30  août  1780. 

4.  Ibid.,  Y  14  569,  comm.  Leseigneur,  19  et  2(5  janvier,  9  et 
10  aTril  17S1  ;  cf.  Capon,  Casanoia  à  Paris,  p.  447-8. 

5.  «  Madame  de  Cavanac,  ci-devant  la  fameuse  demoiselle 
Romance,  surprise  par  son  mari  en  flagrant  délit  avec  l'abbé  de 
B...  Le  mari  saisit  les  pincettes,  l'abbé  prit  la  voie  de  la  pelle 


380  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Dès  lors,  la  marquise  de  Gavanac  vécut,  soit  dans 
l'un  de  ses  hôtels,  rue  Notre-Dame-de-Nazareth,  de 
Grenelle  ou  boulevard  du  Nord,  soit  dans  le  château 
qu'elle  avait  acquis  et  aménagé  à  grands  frais  à 
Suresne.  Tandis  que  son  fils,  M.  de  Siran,  fait  ses 
études  à  l'Académie  de  Juilly,  et  que  sa  fille  apprend 
la  musique,  elle  mène  une  existence  de  luxe,  achète 
des  bijoux,  lit  les  romans  de  la  Bihliotlièque  univer- 
selle, a  son  quart  de  loge  aux  Italiens  côté  du  roi,  et 
à  l'Opéra  côté  de  la  reine.  La  Toilette  de  Vénus,  rue 
du  Bac.  et  la  célèbre  mademoiselle  Bertin,  au  Grand 
Mogol.  n'ont  pas  de  cliente  plus  assidue  ni  plus 
exacte  dans  ses  achats  et  dans  ses  paiemeuts.  En 
même  temps  que  sa  fortune  personnelle,  elle  gère  les 
biens  du  fils  de  Louis  XY,  encore  fort  jeune.  Elle 
voit  toujours  ses  parents  Varnier,  à  qui  elle  doit  sa 
fortune,  et  entretient  des  relations  d'amitié  avec 
la  veuve  de  La  Pouplinière  qui,  dans  ses  lettres, 
l'appelle  sa  belle  amie  et  la  baise  sur  ses  beaux  yeux. 
Bonne  d'ailleurs  et  compatissante,  elle  fait  tout  le 
bien  qu'elle  peut  à  ses  parents  et  à  ceux  de  son  mari. 
Elle  répond  avec  exactitude  aux  lettres  complimen- 
teuses de  tous  ces  besogneux,  qui,  longtemps  après 
la  mort  de  Louis  XV,  l'appellent  encore,  par  une  flat- 
terie qui  retarde  un  peu  :  «  Madame  et  chère  reine ^)) . 

])oui'  se  venger.  On  se  donna  quelques  estafilades  de  part  et 
d'autre.  Le  mari  en  est  pour  la  honte;  le  plus  à  plaindre  est 
l'abbé  de  Bourbon,  que  les  écarts  de  sa  mère  affectent  beaucoup. 
11  s'est  retiré  au  séminaire  >•  (Métra,  Correspoiuiancc  sectclc,  XI, 
p.  69-70  à  la  date  du  h  février  1781.) 
1.  Arch,  nat.,  T  42  et  1 123  ^s. 


MADEMOISELLE    DE    ROMANS,  381 

Mais  la  Révolution  éclate.  Plus  que  toute  autre, 
lex-maîtresse  du  tyran  doit  en  redouter  les  consé- 
quences. La  citoyenne  Coupier  émigré  donc.  Le 
8  prairial  an  II  (27  mai  1794),  une  perquisition  est 
opérée  à  son  domicile,  rue  Sébastien,  n°  9,  section 
Popincourt.  On  saisit  dans  ses  papiers  des  lettres  sus- 
pectes, où  les  français  étaient  traités,  paraît-il,  de 
«  bourreaux  qui  pendront  leurs  pères  ^  ».  Pendant  ce 
temps,  la  marquise  de  Cavanac  parcourait  le  midi 
de  la  France  et  le  nord  de  l'Espagne,  de  Toulouse  à 
Rayonne,  de  Saint-Sébastien  à  Vittoria,  à  Rilbao,  à 
Madrid'.  Le  danger  passé,  elle  rentra  en  France,  et 
mourut  à  Versailles,  dans  un  profond  oubli,  le 
27  décembre  1808  ^ 

Le  fds  de  Louis  XV  et  de  mademoiselle  de  Romans, 
connu  sous  le  nom  d'abbé  de  Bourbon,  était  venu  au 
monde  avec  les  qualités  les  plus  aimables.  Il  avait, 
avec  un  caractère  fort  doux,  la  plus  belle  figure  du 
monde.  Ses  études  faites  au  collège  de  Pontlevoy  et 
au  séminaire  Saint-Magloire,  et  ses  grades  pris  à 
l'Université  de  Reims,  le  roi  son  père  prit  soin  de 
lui  assurer  dans  l'état  ecclésiastique  une  carrière 
rapide  et  brillante.  Reçu  le  10  mars  1783  chanoine 
d'honneur  de  l'église  de  Paris,  il  dit  sa  première 
messe  le  20  avril,  jour  de  Pâques,  en  l'église  du 
séminaire  Saint-Magloire  au  Faubourg  Saint- Jacques. 

1.  Arch.  nat.,  T  l  (ilO. 

2.  Ibid.,  F'  5  618  et  5  621  (anciens  5  714  et  .5  716);  cf.  Ch.  Nau- 
roy,  Le  Curieux,  II.  1886,  p.  193-4. 

3.  Son  acte  de  décès  a  été  public  par  E.  Welvert,  Rct'ue  his- 
torique, XXXII,  1886,  p.  102-106. 


382      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

Ce  jour-là,  les  assistants  crurent  remarquer  son 
extrême  pâleur  et  l'air  de  tristesse  répandu  sur  son 
visage  :  on  disait  qu'il  lui  était  échappé  quelque 
propos  indiscret  sur  sa  prochaine  majorité,  et  sur  la 
violence  qu'on  lui  avait  faite  pour  le  forcer  d'entrer 
dans  les  ordres'.  Purs  racontars  sans  doute,  car 
l'abbé  avait  tout  pour  être  heureux.  11  recevait  une 
pension  de  75  000  livres,  sans  compter  les  revenus 
de  deux  abbayes,  celle  de  Signy  dans  la  forêt  des 
Vrdennes  et  celle  de  Saint-Yinccnt  de  Metz,  d'où  lui 
venaient  en  abondance,  si  l'on  en  juge  par  les  lettres 
de  ses  fermiers,  chevreuils,  sangliers  et  bécasses.  Le 
15  juin  1783,  il  avait  été  présenté  officiellement  au 
roi,  à  la  reine  et  à  la  famille  royale-.  Le  roi  lui 
avait  fait  meubler  dans  le  cloître  \otre-Dame,  une 
superbe  maison,  la  plus  belle  de  celles  qui  avaient 
vue  sur  la  rivière.  Il  s'y  installa  avec  un  secrétaire  et 
un  «  instituteur  »,  Claude-François  Turlot,  ancien 
vicaire-général  d'Auch.  Le  portrait  de  Louis  XY  y 
était  bien  en  vue,  et  dans  la  bibliothèque,  riche  de 
plus  de  500  volumes  choisis,  Métastase,  Young,  la 
Bibliothèque  des  Romans,  Y  Année  Uitèraire,  Vol- 
taire et  V Encyclopédie  voisinaient  fraternellement 
avec  les  ouvrages  de  piété. 

L'abbé  de  Bourbon  vivait  sans  soucis  —  comme  un 
chanoine  —  lorsqu'en  1785,  l'envie  lui  étant  venue  de 
voir  l'Italie,  il  partit  à  la  lin  de  l'été  avec  son  pré- 
cepteur.   Le   voyage   se   passa   d'abord  le  mieux  du 

1.  Hibl.  nat.,  fr.  6  68'i,  Journal  de  Hardy,  fol.  2H:),  2%. 
i.  Ibld.,  fol.  323. 


MADEMOISELLE    DE    ROMANS.  383 

monde.  A  Rome,  le  «  joli  enfant  »  lut  paternellement 
accueilli  par  le  vieux  cardinal  de  Bernis,  alors 
ambassadeur  de  France,  à  qui  Madame  Louise  l'avait 
chaudement  recommandé.  L'abbé  parcourait  la 
Péninsule,  un  peu  impatient  peut-être  de  la  tutelle 
qu'on  lui  avait  imposée,  un  peu  à  court  d'argent 
parfois,  lorsque,  au  début  de  1787.  il  tomba  malade 
à  Naples.  Il  y  mourut  le  28  février,  de  la  petite 
vérole'.  Il  n'avait  que  vingt-cinq  ans. 


1.  Arch.  nat.,  T  1  123  *^,  Y  14  578  et  7J  3  133,  scellé  et  inven- 
taire après  décès  de  l'abbé  de  Bourbon  (17-27  mars  1787).  Voir, 
sur  ses  dernières  années,  l'ouvrage  déjà  cité  du  comte  Fleurv  : 
Louis  XV  infime  et  tes  petites-inai'tresses. 


CHAPITRE  XXIV 


CASANOVA      ET     LE     P  li  I N  C  E      DE     COURLANDE. 


Le  20  décembre  1767,  un  étranger  de  belle  mine, 
escorté  de  deux  gentilshommes  à  l'allure  militaire,  se 
présentait  rue  Guénégaud,  à  l'hôtel  d'Espagne,  et  y 
louait,  pour  lui  et  pour  une  jeune  femme  qui  l'accom- 
pagnait, un  appartement  confortable.  Celle  ci  était  une 
romaine  de  vingt-deux  ans,  Catherine  Pulcinclli,  dite 
Vizenza.  Son  ami,  inscrit  sur  le  registre  de  l'hôtel 
sous  le  nom  de  général  comte  de  Brahinsky,  était  en 
réalité  un  seigneur  de  haut  parage,  dont  le  nom 
revient  maintes  fois  dans  les  Mémoires  de  Casanova, 
Charles-Ernest  de  Biren,  fds  puîné  du  duc  régnant  de 
Courlande. 

Trois  ans  auparavant,  en  1764,  Casanova,  présenté, 
à  Mittau,  à  la  duchesse  de  Courlande,  et  par  celle-ci 
à  son  époux,  ancien  favori  de  l'impératrice  Aima 
Iwanowna,  régent  de  Russie  après  la  mort  de  cette 


LE    PRINCE    DE    COURLANDE.  385 

souveraine,  puis  condamné  à  vingt  ans  de  Sibérie, 
avait  fait  la  connaissance  du  jeune  prince,  général  de 
l'infanterie  russe,  alors  en  garnison  à  Riga.  Charles- 
Ernest  avait  trente-six  ans.  Parlant  à  merveille  le 
français,  aimant  le  jeu,  les  femmes,  la  folle  dépense. 
il  se  reconnut  du  premier  coup  d'œil  pour  être  de 
la  même  race  que  l'aventurier,  et  s'empressa  de  lui 
oflrir  sa  table,  ses  plaisirs,  ses  chevaux,  ses  conseils 
et  sa  bourse.  De  concert  avec  le  danseur  Campioni, 
le  baron  de  Sainte-Hélène  et  ce  marquis  d'Aragon 
que  nous  avons  vu  en  lutte  avec  le  fameux  Saby,  il 
tirait  du  jeu  de  grandes  ressources.  Casanova  obtint 
d'être  intéressé  pour  un  dixième  dans  les  revenus  de 
la  banque,  et  les  deux  mois  de  son  séjour  à  Riga 
s'écoulèrent  en  joyeux  propos,  en  parties  fines  et  en 
stations  fructueuses  autour  des  tables  de  pharaon  \ 

Au  cours  des  années  suivantes,  le  «  cbevalier 
Seingalt  de  Farussi  »  entretint  avec  «  son  cher 
prince  de  Courlande  »  une  correspondance  assidue, 
ou  vécut  en  sa  compagnie  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Varsovie-.  Quand  Charles-Ernest  partit  pour  Venise, 
Casanova  le  recommanda  à  ses  puissants  amis  les  séna- 
teurs \  Au  mois  de  mai  4767,  le  prince  étant  toujours 

1.  Il  y  a  de  curieux  détails  sur  le  prince  de  Courlande,  «  lo 
plus  grand  fripon  du  monde  »,  mort  en  1801,  dans  les  Dc7ik\\'ii/- 
digkeiten  ans  dem  Leben  des  k.  k.  Hofraihcs  Ilcinrich  Gottfried 
von  Bretsclmeider  (1739-1810).  publ.  par   Karl-Fr.  Ling^er,  1892. 

2.  Plusieurs  lettres  du  prince  de  Courlande  à  Casanova  se 
sont  conservées  à  Dux.  L'une,  datée  de  Riga  le  10  mai  176.5,  est 
adressée  à  M.  le  chevalier  Singalt  de  Farussi  à  Pétersbourg, 
une  autre,  de  Varsovie  le  21  octobre  1766,  à  Casanova  à  Dresde. 

3.  Casanova  rapporte  que  le  prince  de  Courlande  l'assura  par 

22 


386      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

à  Venise  et  Casanova  à  Augsbourg,  un  peu  à  court 
d'argent,  celui-ci  écrivit  à  son  ancien  compagnon  de 
jeu  et  de  plaisirs  une  lettre,  dont  il  ne  soupçonnait 
certes  pas  qu'elle  deviendrait  un  jour  publique...  et 
célèbre.  Sans  doute  ne  pensait-il  pas  davantage  que 
le  prince,  réduit  aux  pires  expédients,  tomberait 
bientôt,  tout  grand  seigneur  qu'il  fût,  aux  mains  de 
la  justice  parisienne,  et  que  sa  correspondance,  à  lui 
Jacques  Casanova,  arriverait  ainsi  entre  les  mains 
de  lecteurs  peu  disposés  à  l'indulgence. 

C'est  quelques  jours  après  son  arrivée  à  Paris  que 
ce  malheur  advint  au  prince  de  Courlande.  Les  8  et 
Il  janvier  1768,  le  commissaire  Rochebrune  et  l'ins- 
pecteur Buhot,  chargé  de  la  surveillance  des  étran- 
gers, se  présentaient  à  l'hôtel  d'Espagne  et  fouillaient 
les  papiers  du  prétendu  général  comte  de  Brabinsky 
et  de  sa  maîtresse.  Le  jour  même  de  la  seconde  per- 
quisition, son  identité  délinilivcment  établie,  Charles- 
Ernest,  [)rince  de  Courlande.  àg(';  de  trente-neuf  ans, 
ollicier  commandant  les  troupes  de  l'Impératrice  de 
Russie,  était  envoyé  à  la  Bastille,  sous  la  prévention 
d'avoir  fabriqué  des  lettres  de  change  et  contrefait 
la  signature  de  divers  banquiers  '. 

Dans   l'interrogatoire   (pic   M.   de  Sartines    lui    lit 


loltrn  ([u'il  lui  serait  reconnaissant  toute  sa  vie  de  ce  service.  Il 
faisait  allusion  sans  doute  à  une  lettre  de  Jean-Heni'v  Dannen- 
berger  (au  nom  du  prince),  à  lui  adressée  de  Venise  le 
27  mars  1707  (Arch.  de  Dux). 

1.  11  en  sortit  le2'4  avril  17(j8.  Sa  maîtresse  avait  été  relâchée 
dès  le  lO  février,  et  était  partie  pour  TAllemagne  (Arch.  de  la 
Uaslillc,  12  ;i'iO). 


LE    PKINGE    DE    COURLANDE.  387 

subir,  le  prince  reconnut  que  depuis  deux  ons  il  avait 
quitté  son  pays  pour  parcourir  la  Pologne,  la  Hol- 
lande, l'Allemagne  et  l'Italie.  Mais  il  essaya  d'égarer 
les  recherches  sur  un  escroc,  nommé,  disait-il, 
Treiden,  qui  se  faisait  passer  en  Italie  pour  fds  du 
duc  de  Courlande'.  Malheureusement  pour  lui, 
l'examen  des  papiers  qu'il  avait  eu  l'imprudence 
de  ne  pas  faire  disj^araître  fut  loin  d'être  à  son 
avantage.  Lettres  d'amantes  abandonnées^  de  parents 
furieux,  de  créanciers  impatients,  de  fournisseurs 
grugés,  d'amis  compromettants,  il  ne  manquait 
point  dans  ce  fatras  d'indications  intéressantes.  Un 
correspondant  de  \arsovie  donnait  au  prince  des 
conseils  pour  nettoyer,  quand  il  se  noircit,  lor 
sophistique.  La  loge  de  l'Heureuse  Union  de  Saint- 
Pétersbourg  écrivait  au  vénérable  frère  maître  élu. 
Dans  d'autres  lettres,  il  était  question  de  gens  fort 
suspects  ou  de  fripons  notoires  :  le  colonel  Alïlissio, 
italien  vivant  à  \iennc  et  qui  devait  finir  aux  galères 
dans  son  pays  natal  -,  le  chevalier  Saby,  français 
celui-là.  dont  nous  avons  conté  les  étranges  équipées. 
Casanova  enfin,  dont  le  nom  devait  frapper  d'autant 


1.  Le  texte  porte  Tandenh,  ce  qui  est  une  erreur  certaine  et 
facile  à  corriger.  Casanova  lui-même  a  parlé  à  2)lusieurs 
reprises  du  véritable  baron  de  Treiden.  Quant  à  l'imposteur, 
c'était  sans  doute  le  soi-disant  IwanofT,  qui  prétendait  èlre 
Charles,  second  fils  du  iluc  de  Courlande,  et  que  Casanova  ren- 
contra aussi. 

2.  Personnage  dont  M.  G.  Gugitz  a  étudié  la  vie  et  précisé  les 
rapports  avec  Casanova  (Giuseppe  Afflizio.  Ein  lloftlicatci- 
dircktor  a/s  Galeerensfia/li/ii^,  dans  Wissen  fur  aile,  iS  et  22  oc- 
tobre et  .">  novembre  1911). 


388  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN, 

plus  les  magistrats  français  qu'il  avait  eu  affaire  tout 
récemment  à  la  police  parisienne  ^ 

Il  y  avait  précisément,  dans  les  papi<irs  d\\  prince 
de  Courlande,  plusieurs  lettres  du  \énitien.  Ce 
n'étaient  pas  les  moins  curieuses.  Elles  ne  se  sont 
malheureusement  pas  conservées  dans  le  dossier, 
mais  le  lieutenant  de  police  eut  soin  d'en  faire  faire 
des  analyses  et  des  extraits,  trop  succincts  à  notre 
gré,  mais  fort  intéressants  tout  de  même. 

])ans  l'une  de  ces  missives,  datée  de  l'extrémité 
de  l'Empire  de  Russie,  le  23  février  d'une  année  qui 
ne  peut  être  que  1765,  Casanova  se  récriait  sur  ce 
que  le  prince  fût  arrivé  sans  le  lui  avoir  fait  savoir, 
et  abondait  en  protestations  d'attachement.  Lue 
autre  était  datée  de  Saint-Pétersbourg,  le  4  mars-.  Il 
se  félicitait  des  bienfaits  déjà  reçus  du  prince  et  en 
demandait  de  nouveaux.  «  Actuellement  je  réclame, 
monseigneur,  vos  sentimens  bienfaisans  et  votre 
ancienne  façon  de  penser  à  mon  sujet.  J'ai  besoin 
d'argent,  parce  que  je  dois  ici,  et  parce  que  je  voudrais 
aller  chercher  fortune  en  Espagne,  oiî  je  suis  tout  à 
fait  nouveau,  si  l'on  peut  l'être  à  mon  âge.   » 

Quatre  lettres,  qui  s'échelonnent  de  marsà  juin  1767, 
fournissent  sur  Casanova  de  curieux  renseignements 
et  viennent,  tout  au  moins  pour  son  ilinéraire,  con- 
lirmer  le  récit  des  Mémoires.  Ce  sont  toujours  des 

1.  Arcli.  de  la  Bastille,  12  347.  Dans  les  Anh.  de  la  Bastille, 
\IX,  p.  38'i-39'J.  Ravaisson-Mollieii  a  donné  un  résumé  et  publié 
«{uelques  pièces  du  dossier  du  prince  de  Courlande.  Mais  le 
nom  de  Casanova  n'y  est  même  pas  prononcé. 

2,  L'analyse  porte  17(i7  ;  il  faut  lire  sans  doute  l/ft."). 


LE    PRINCE    DE    COURLANDE.  389 

demandes  de  secours,  sur  le  ton  tantôt  du  désespoir, 
tantôt  du  badinage  :  «  Envoyez-moi  sinon  tout  ce 
que  vous  m'avez  promis,  du  moins  la  moitié,  sans 
quoi  il  vaut  tout  autant  que  je  me  tue.  »  (Augsbourg, 
18  mars.)  Le  10  juin,  nouvelles  jérémiades.  Il  est 
dans  le  plus  grand  embarras;  il  avait  l'intenlion  de  se 
rendre  à  Mannhein,  mais  le  prince  est  «  éclairé  »,  et 
ses  courtisans  «  diaboliques  ».  Heureusement,  son 
lioroscope  porte  qu'il  doit  faire  en  Espagne  une  for- 
tune brillante.  Que  Ciiarles-Ernest  trouve  seulement 
moyen  de  l'y  envoyer.  Celui-ci  est  alors  en  Italie,  mais 
Casanova  ne  peut  aller  le  rejoindre  à  Brescia  ou  à 
Vérone.  «  Il  fait  trop  chaud,  dit-il,  dans  ces  païs-là.  » 
Et  les  policiers  d'inscrire  dans  la  marge  :  «  On  con- 
noit  la  force  de  cette  dernière  phrase,  par  rapport 
aux  mauvaises  affaires  que  Casanova  a  en  Italie'.  » 

Il  y  a  mieux  et  plus  fort.  Parmi  les  papiers  du 
prince  de  Courlande  se  rencontra  aussi  une  lettre, 
sans  date  ni  signature,  mais  sur  l'auteur  de  laquelle 
il  n'était  pas  possible  de  se  tromper.  «  Le  contenu, 
disait  la  personne  chargée  d'examiner  les  papiers 
saisis,  en  est  si  intéressant  qu'elle  ne  peut-être  sus- 
ceptiijle  d'extrait.  Elle  est  de  Casanova,  italien.  Il 
indique  au  prince  la  manière  de  faire  de  l'or,  et, 
suivant  ce  que  dit  l'auteur,  il  paroit  qu'il  a  fait  usage 
de  son  procédé  à  Paris  avec  les  personnes  de  distinc- 

1.  Uae  lettre,  datée  d'Augsbourg  le  27  mai  1767,  détail  qui 
empêche,  semble-t-il,  de  la  confondre  avec  celle,  non  datée 
dont  nous  allons  donner  le  texte,  était  très  longue  et  contenait 
des  détails  très  importants  sur  notre  héros.  C'est  malheureuse- 
ment tout  ce  que  l'on  en  sait. 

22. 


390  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

lion  qu'il  nomme.  »  Ces  pages  de  haute  saveur  sont 
trop  curieuses,  elles  peignent  trop  bien  notre  héros, 
elles  sont  enfin  d'une  authenticité  trop  indiscutable, 
pour  que  nous  ne  nous  croyions  pas  tenu  de  les 
reproduire  : 

«  Monseigneur, 

»  Il  faut  que  Votre  Altesse  brûle  cette  lettre  après 
l'avoir  lue,  ou  il  faut  qu'elle  la  tienne  dans  son  porte- 
feuille avec  tout  le  zèle  imaginable.  Mais  à  mon  avis 
il  vaut  mieux  la  brûler,  et  si  vous  voulez,  monsei- 
gneur, retenir  la  recette  unique  que  je  vous  envoyé, 
copiez-la  sous  la  marque  d'un  chiffre  ;  de  sorte  que, 
quand  même  vous  la  perdriez,  ou  qu'on  vous  la  vole- 
roit,  on  n'y  puisse  rien  comprendre. 

»  L'attachement,  monseigneur,  que  vous  m'avez 
inspiré,  n'est  pas  le  seul  ressort  qui  m'a  fait  agir,  je 
vous  avoue  sincèrement  que  mon  intérêt  a  autant  de 
part.  Permettez-moi  actuellement  l'antithèse. 

»  Si  Votre  Altesse  se  sent  portée  à  m'aimer,  à  me 
protéger  par  rapport  aux  médiocres  qualités  de  ma  per- 
sonne, cette  raison,  qui  me  flatte  infiniment,  ne  peut 
pas  me  garantir  de  l'inconstance,  si  naturelle  aux 
princes.  Pardon,  monseigneur,  si  mes  remontrances 
vous  paroissent  trop  hardies.  Votre  Altesse  doit  se 
conserver  inviolablement  tout  à  moi,  eu  égard  et 
faisant  attention  que  je  suis  le  seul  qui  possède  le 
moyen  d'augmenter  la  matière  dont  vous  ne  pouvez 
pas  vous  passer.  Si  vous  étiez  né  avare,  monseigneur, 
vous  seriez  riche,  vous  ne    l'êtes  pas   à  cause    que 


LE    PRIXCK    DE    CO  URL  AN  DE.  391 

VOUS  êtes  né  généreux  ;  il  faut  donc  trouver  le  moyen 
d'être  riche,  pour  avoir  de  quoi  nourrir  une  vertu 
que  Dieu  vous  a  donnée,  et  que  c'est  pour  le  bonheur 
de  l'humanité,  lorsqu'elle  tombe  en  partage  à  vos 
pareils. 

»  Hier,  ^ot^e  llaulesse  me  dit  qu'avant  mon 
départ  elle  voudroit  avoir  l'essai  du  métal  en  ques- 
tion. Pour  toute  réponse,  je  m'en  vais  clairement  et 
loyalement  aous  détailler  l'opération.  \ous  verrez, 
monseig-ncur,  que  nous  pouvons  bien  avoir  les 
matières;  mais  nous  n'avons  ici  ni  le  tems,  ni  l'en- 
droit, ni  le  fourneau  qui  sont  indispensables  dans  ce 
procédé,  qui  est  scrupuleusement  délicat,  et  où  la 
moindre  faute  tire  à  conséquence. 

»  L'opération  du  cuivre  est  aisée  et  mécanique; 
mais  celle-ci  est  toute  philosophique,  et  je  puis  vous 
assurer,  monseigneur,  que  lorsque  votre  or  sera 
gradué,  il  sera  aussi  parfait  que  celui  dont  on  fait  les 
sequins  de  Venise. 

»  Songez,  monseigneur,  que  je  vous  mets  dans  le 
cas  de  pouvoir  vous  passer  de  moi,  et  que.  ce  qui  est 
plus,  je  mets  ma  vie  et  ma  liberté  en  votre  plein 
pouvoir;  l'action  généreuse  que  je  m'en  vais  faire  à 
présent  doit  me  gagner  à  perpétuité  la  bienveillance 
de  \otre  Altesse  et  doit  vaincre  le  préjugé  qu'on  a  sur 
la  façon  d'agir  des  chymistes.  Mon  amour-propre  est 
blessé,  si  Votre  Altesse  ne  me  distingue  pas  de  la 
foule.  Cependant,  j'ai  une  grâce  à  vous  demander, 
c'est  de  ne  pas  faire  cette  opération  avant  mon  retour. 
Vous  ne  pouvez  pas  travailler  seul,  monseigneur.  A 


392  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

qui  VOUS  firiez-vous  donc?  Hélas,  au  nom  de  Dieu, 
ne  soyez  pas  tenté  de  travailler  sans  moi  ;  car  quand 
môme  l'opération  réussiroit,  celui  qui  vous  aidera 
découvrira  notre  secret.  Je  dirai,  par  parenthèse,  à 
Votre  Altesse  que  c'est  avec  ces  ingrédiens,  et  ajoutant 
du  mercure  et  du  nitre,  que  j'ai  fait  le  fameux  arbre 
de  projection  à  Paris  chez  la  marquise  de  Pontcarré; 
cette  végétation-là  est  prodigieuse;  c'étoit  le  charme 
de  madame  la  princesse  d'Anhalt-Zerhzt. 

»  Ma  fortune  seroit  actuellement  dans  le  plus  haut 
degré,  pour  ce  qui  regarde  les  richesses,  si  j'avois  pu 
disposer  ou  me  fier  à  un  prince,  maître  d'une  mon- 
noie„  Ce  bonheur  ne  m'arrive  qu'aujourd'hui,  et  je 
suis  au  comble  de  mes  voeux,  car  votre  bonté,  mon- 
seigneur, me  rassure  sur  les  justes  craintes  que  je  dois 
avoir  pour  ce  qui  concerne  ma  vie  et  ma  liberté. 

»  Il  faut  prendre  quatre  onces  de  bon  argent,  et  le 
dissoudre  dans  l'eau-forte,  et  le  précipiter  avec  une 
lame  de  cuivre  (selon  l'art)  et  le  laver  bien  après  avec 
l'eau  tiède  pour  séparer  de  lui  tous  les  acides,  et  il 
faut  le  bien  sécher.  Quand  il  est  bien  sec,  il  faut  le 
mêler  avec  une  demi-once  de  sel  araoniaque  et  le 
mettre  dans  une  tortue.  Cette  tortue  doit  devenir  un 
récipient. 

»  Après  cette  préparation,  il  faut  prendre  une  livre 
d'alun  de  plume,  une  livre  de  crystal  ungarique, 
quatre  onces  de  verd  de  cuivre,  quatre  onces  de 
cinabre  natif  et  deux  onces  de  soufre  vif. 

»  Il  faut  pulvériser  et  bien  mêler  ensemble  tout? 
ces  ingrédiens,  et  les  mettre  dans  une  cucurbite  de 


LE    PRINCE    DE    COURLANDE.  393 

telle  mesure  que,  lorsqu'ils  sont  dedans,  elle  ne  soit 
remplie  que  jusqu'à  la  moitié.  Cette  cucurbite  doit 
être  placée  sur  un  fourneau  à  quatre  vents,  car  il  faut 
pousser  le  feu  jusques  au  i"  degré. 

»  Il  faut  commencer  par  un  feu  lent,  qui  ne  doit 
extraire  que  les  flegmes,  ou  parties  hydropiques;  et 
lorsque  les  esprits  commencent  à  paroître,  il  faut  y 
soumettre  le  récipient  où  se  trouve  la  lune  avec  le  sel 
amoniaque.  Il  faut  lutter  les  jointures  avec  le  lutte 
sapience,  et  à  mesure  que  les  esprits  passent,  il  faut 
régler  le  feu  jusqu'au  troisième  degré,  et  quand  on 
voit  que  la  sublimation  commence,  il  faut  hardiment 
ouvrir  le  quatrième  vent  sans  rien  craindre,  mais  il 
faut  prendre  garde  que  le  sublimé  ne  passe  point  dans 
le  récipient  ou  tortue  où  est  la  lune.  Après  ceci,  il 
faut  laisser  refroidir  le  tout. 

»  Le  tout  refroidi,  il  faut  prendre  le  récipient  où 
est  la  lune  et  lui  fermer  le  bec  avec  une  vessie  pliée  à 
trois  doubles,  et  la  mettre  dans  un  fourneau  de 
circulation  avec  son  bec  tourné  vers  le  ciel  :  ce  feu 
lent  de  circulation,  il  faut  le  lui  donner  l'espace  de 
24  heures,  et  lui  ôter  après  cela  la  vessie,  tournant  la 
tortue  vers  le  centre,  pour  qu'elle  puisse  distiller. 

»  Il  faut  augmenter  le  feu  pour  faire  passer  les 
esprits  qui  peuvent  être  dans  la  masse  jusqu'à  l'entière 
dessiccation.  Après  avoir  fait  cette  opération  trois 
fois,  on  verra  l'or  dans  la  tortue. 

»  Il  faut  alors  le  tirer  dehors  et  le  fondre  avec 
addition  de  corps  parfait.  Le  fondant  avec  deux  onces 
d'or,  et  mis  après  dans  l'eau  à  partir,   on  trouvera 


394  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

quatre  onces  d'or  résistant  à  toute  épreuve,  parfait  en 
poids  et  malléable,  mais  pâle.  Voilà,  monseigneur, 
une  mine  d'or  pour  votre  monnoie,  moyennant 
laquelle  un  directeur,  servi  par  quatre  hommes,  peut 
vous  donner  un  revenu  de  mille  ducats  par  semaine, 
et  le  double  et  le  quadruple,  si  Votre  Altesse  veut 
multiplier  et  ouvriers  et  fourneaux 

»  Je  vous  demande  cette  direction  pour  moi,  et  je 
vous  assure,  monseigneur,  que  je  ne  veux,  pour  mon 
compte,  que  la  matière  qu'il  plaira  à  Votre  Altesse  de 
me  destiner,  cl  la  faisant  frapper  au  coin  que  j'aurai 
l'honneur  de  vous  indiquer. 

»  Souvenez-vous,  monseigneur,  que  ce  doit  être  le 
secret  de  l'Etat.  Vous  êtes  Prince,  c'est  tout  dire,  vous 
devez  comprendre  toute  la  force  de  ce  mot-là.  Donnez 
cette  lettre  aux  flammes,  et  si  Votre  Altesse  veut  me 
donner  une  récompense  anticipée,  je  ne  lui  demande 
qu'un  tendre  attachement  pour  ma  personne  qui 
vous  adore.  Je  suis  heureux,  si  je  puis  me  flatter  que 
mon  maître  sera  mon  ami.  Ma  vie,  monseigneur,  que 
je  mets  en  votre  puissance  avec  cette  lettre,  je  serai 
prêt  à  la  prodiguer  pour  votre  service,  et  je  saurai  me 
tuer,  s'il  arrive  jamais  que  je  doive  me  repentir  de  ce 
que  j'ai  confié  à  Voire  Altesse  Sérénissime,  duquel 
j'ai  l'iionneur  d'être  le  serviteur  inviolablement 
attaché,  et  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours.  » 

En  marge  de  l'analyse  de  cette  lettre,  qui  figurait 
au  dossier  du  prince  de  Courlande,  un  subordonné 
du  lieutenant  de  police  écrivit  ces  lignes  suggestives  : 
«  Casanova  est   un  illustre  fripon,  exilé  du  royaume 


LE    PRINCE    DE    COI"  Il  LAN  DE.  395 

le  6  novembre  17G7.  La  pièce  mentionnée  ci-contre  et 
plusieurs  lettres  dont  il  sera  parlé  plus  bas  constatent 
une  partie  des  faits  qui  le  concernent.  Il  ne  serait  pas 
indifférent  de  voir  le  dossier  de  ce  particulier,  »  Là- 
dessus,  on  fit  des  recherches,  et  Duval,  secrétaire  du 
lieutenant  de  police  et  garde  des  Archives  de  la  Bas- 
tille, ajouta  au-dessous  de  la  première  mention  :  «  Je 
ne  crois  rien  avoir  de  Cazanova.  C'est  apparemment 
^L  Rossignol,  puisqu'il  y  a  un  exil.  »  M.  Rossignol 
était  un  autre  secrétaire  de  la  lieulcnance  '.  ïrouva-t- 
il  le  dossier  de  Casanova?  C'est  probable;  mais  il  ne 
paraît  pas  en  être  resté  trace,  à  la  Bastille  ni  ailleurs, 
et  c'est  grand  dommage'. 

Vingt  ans  plus  tard,  la  célèbre  prison  d'Etat  était 
livrée  au  pillage.  Il  se  trouva  que,  parmi  les  pape- 
rasses, dispersées  dans  les  fossés  du  château,  des  mains 
indiscrètes  découvrirent,  avec  beaucoup  d'autres 
documents  dignes  d  être  livrés  en  pâture  à  la  curio- 
sité publique,  cette  lettre  extraordinaire,  que  Carra 
publia  tout  aussitôt  au  tome  III  d'un  ouvrage  inti- 
tulé :  Mémoires  liistoriques  et  aulhenlitjues  sur  la 
Bastille^.  Il  n'eut  garde  d'oublier  la  petite  note  con- 
cernant lexil.  Il  remplaça  seulement  l'épithète  de 
fripon  par  celle  à^ aventurier,  ajoutant,  il  est  vrai,  ce 
qui  ne  ressort  pas  du  dossier  dans  son  état  actuel, 
mais  ce  qui  s'y  trouvait  certainement  à  cette  époque, 

1.  Secrétaire  des  ordres  du  roi  (Arcli.  de  la   Bastille,    12026, 
dossier  André  et  consorts). 

2.  Le  dossier  Courlande  mentionne  —  sans  plus  —  une  autre 
lettre,  qui  serait  la  suite  de  celle-là. 

3.  P.  215-223. 


396  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

que  «  le  prince  de  Courlande  avolt  appris  d'un  ita- 
lien, nommé  Cazenove,  le  secret  d'une  composition 
d'encre,  qui  disparoissoit  sur  le  papier,  de  façon  à  ne 
pas  imaginer  qu'il  y  ait  jamais  eu  aucune  écriture  ». 

Tout  ce  qui  touchait  la  Bastille  était  alors  fort  à  la 
mode.  Le  livre  de  Carra  eut  grand  succès.  Bien  plus. 
le  Journal  de  Paris  crut  devoir  entretenir  ses  lecteurs 
de  l'affaire  du  prince  de  Courlande  et  de  la  part  que 
Casanova  y  avait  prise'.  Pour  comble  de  malchance, 
le  Journal  avait  des  lecteurs  jusqu'en  Bohême, 
oïl  l'aventurier  se  trouvait  alors,  et  ses  amis  furent 
vite  informés  de  la  nouvelle.  Opiz,  l'inspecteur  des 
finances  de  Czaslau,  l'apprit  de  l'évêque  de  Konig- 
griitz  et  en  écrivit  au  comte  de  Lamberg.  Celui-ci 
était  un  ferme  ami  du  bibliothécaire  de  Dux.  Il  le 
défendit  vigoureusement  par  des  arguments  qui,  à 
vrai  dire,  paraissent  un  peu  faibles.  Pour  lui,  l'expres- 
sion fameux  açentitrier  —  il  ignorait  que  dans  le 
dossier  de  la  Bastille  il  y  avait  en  réalité  fripon  — 
n'était  pas  une  injure,  mais  plutôtun  titre  honorifique 
pour  les  gens  d'une  intelligence  au-dessus  du  com- 
mun. Quant  au  secret  pour  faire  de  l'or,  il  l'avait 
soumis  à  un  chimiste  habile,  qui  n'y  avait  trouvé  rien 
à  redire^. 

Dans  ses  Mémoires,  Casanova  lui-même  vit  bien 
qu'il  ne  pouvait  guère  faire  autrement  que  de  s'expli- 

1.  Ce  détail  se  trouve  dans  une  lettre  d'Opiz  du  28  nov.  1790. 
Il  est  vrai  que  j'en  ai  cherché  vainement  la  confirmation  dans 
le  Journal  de  Paris  depuis  le   14  juillet  1789. 

2.  G.  Gugitz,  Ans  Casanoi/as  letztcn  Lebensjahrcn,  dans  Zeil- 
schrift  filr  Bilcherfreundc,  1911-12,  p.  268-269. 


LE    PRINCE    DE    COURLANDE.  397 

qiicr  sur  sa  fameuse  lettre  au  prince  de  Couilandc  et 
sur  les  bruits,  fâcheux  pour  son  honneur,  que  ses 
bons  amis  de  Dux  ne  se  faisaient  pas  faute  de  pro- 
pager. Il  reconnut  donc  qu'en  mai  1767,  se  trouvant 
à  Augsbourg,  il  avait  songé  à  demander  une  centaine 
de  ducats  au  prince,  qui  était  alor  sa  Venise.  «  Pour 
l'engager  à  me  les  faire  passer  de  suite,  écrit-il,  je 
lui  adressai  un  procédé  infaillible  pour  faire  la  pierre 
philosophale.  Comme  ma  lettre,  qui  contenait  un  si 
grand  secret,  n'était  pas  chiffrée,  je  lui  recommandai 
de  la  brûler,  en  l'assurant  que  j'en  avais  la  copie 
exacte.  Il  n'en  fit  rien,  et  elle  lui  fut  prise  à  Paris, 
avec  ses  autres  papiers,  quand  on  le  mit  à  la  Bas- 
tille. »  Depuis,  ajoute-t-il,  «elle|a  vu  le  jour,  traduite 
en  allemand  et  en  anglais,  et  les  stupides  bohèmes 
me  reprochent  de  l'avoir  écrite.  Pour  moi,  je  m'en 
fais  un  honneur  immortel.  »  Et  il  en  donne  le  texte, 
au  demeurant  fort  exact. 

Toute  la  cynique  impudence  de  Casanova  éclate 
dans  ce  passage. 


23 


CHAPITRE    XXV 


I)  K  H  N  1  E  R  E  s     AVENTURES 


En  racontant,  dans  les  deux  chapitres  qui  précèdent, 
l'histoire  de  mademoiselle  de  Romans  et  celle  du 
prince  de  Courlande,  nous  avons  devance  légèrement 
l'ordre  des  événements.  Il  faut  maintenant,  avant  de 
retracer  à  grands  traits  les  dernières  aventures  de 
Casanova  et  de  parler  de  ses  deux  derniers  séjours  en 
France,  revenir  un  peu  en  arrière,  jusqu'au  moment 
où  notre  Vénitien,  traqué  par  les  gens  de  loi,  quitta 
Paris  en  toute  hâte,  très  préoccupé  de  tenir  ses  péré- 
grinations secrètes'. 

C'étaitau  mois  de  septembre  1739,  et  non,  comme 
il  l'a  dit,  au  mois  de  décembre.  Une  lettre  du  duc 
de  Choiseul  à  M.  d'AlTri,  ministre  de  France  à 
La  Haye,  annonçait  «  M.  de  Casanova  »  comme  un 

1.  Lettre  de  Ranieri  Calzabig-i  à  Casanova,  Paris,  22  mai  1760. 
Voir  plus  haut,  p.  135. 


DERNIERES    AVENTURES.  399 

homme  de  lettres,  qui,  pour  la  seconde  fois,  s'en 
allait  en  Hollande,  afin  de  perfectionner  ses  connais- 
sances, «  surtout  dans  la  partie  du  commerce'  ». 
Ainsi  devancé  par  une  recommandation  otricielle,  et 
lisant  V Esprit  d  Helvétius  pour  charmer  les  loisirs  de 
la  roule,  il  toucha  Gand  -,  puis  Bruxelles  et  parvint  à 
La  Haye. 

Malheureusement  pour  lui,  M.  d'Affri  était  mieux 
renseigné  que  son  ministre.  W  se  souvenait  d'avoir 
vu.  quinze  ou  dix-huit  mois  auparavant,  «  cet 
homme  »,  que  ^I.  de  Kauderbach,  prévenu  lui-même 
par  le  jeune  comte  de  Brùhl,  neveu  du  premier 
ministre  de  Saxe,  lui  avait  présenté.  Il  avait  entendu 
de  sa  bouche  une  partie  de  ses  aventures,  en  particu- 
lier son  évasion  des  Plombs  de  \enise;  et  même, 
comme  le  narrateur  ne  tenait  pas  assez  sa  langue,  il 
avait  dû  le  rappeler  à  plus  de  discrétion.  Depuis, 
Casanova  avait  beaucoup  perdu  au  jeu  à  Amsterdam, 
et,  d'après  les  propos  de  deux  autres  vénitiens,  ce  fils 
de  comédienne  passait  pour  avoir  joué  à  Paris  «  un 
rôle  assez  peu  décent  » . 

^I.  d'AfYri  crut  de  son  devoir  de  mettre  Choiseul 
au  courant.  Il  lui  rapporta  en  même  temps  l'entretien 
qu'il  venait  d'avoir  avec  le  voyageur  suspect.  «  Je  lui 
ai  demandé  quel  est  l'objet  de  son  voyage.  Il  m'a  dit 
qu'il  venait  ici  pour  des  affaires  d'intérêt  et  pour  y 


1.  Baschet,  dans   le  Licre.  partie  rétrospective,   1881,  p.  21-22 
(29  septembre  1759}. 

2.  Le  !"■  octobre,  Manon  Balletti  avait  déjà  reçu  une  lettre  de 
lui,  datée  de  cette  ville. 


400  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

négocier  des  papiers,  puisqu'on  perdait  trop  à  vou- 
loir se  défaire  des  nôtres.  Je  lui  ai  répondu  que 
j'espérais  qu'il  ne  venait  pas  en  Hollande  pour  leur 
donner  du  discrédit,  et  que,  s'il  connaissait  les 
manèges  de  notre  place,  comme  il  disait,  il  devait 
savoir  que  la  baisse  de  nos  papiers  n'était  qu'un  arti- 
fice d'usuriers,  qui  ne  les  discréditaient  que  pour  les 
acheter  à  bas  prix  et  en  tirer  de  gros  intérêts.  Il  est 
convenu  que  cela  était  vrai,  et  il  m'a  dit  que  l'objet 
principal  de  son  voyage  était  de  voir  à  Amsterdam 
s'il  ne  pouvait  pas  tirer  de  Suède  des  cuivres  pour  du 
papier  qu'il  aurait  à  y  envoyer.  Il  m'a  paru  en  tout 
fort  léger  en  ses  projets,  ou  fort  adroit  à  me  cacher 
celui  qui  l'a  déterminé  à  venir  ici  '.  » 

Après  cet  entretien,  Casanova  dut  sentir  qu'il  était 
«  brûlé  »  à  La  Haye,  mais  il  pouvait  dire  qu'il  avait 
été  reçu  par  le  représentant  du  roi  de  France,  et  il  ne 
lui  en  fallait  pas  plus.  Il  se  garda  bien  d'attendre 
que  M.  d'Affri  lui  fermât  définitivement  sa  porte-, 
et  il  partit  pour  Amsterdam  vers  le  milieu  d'octobre  ^ 
En  janvier  1760,  il  y  était  encore,  vivant,  à  son 
habitude,  parmi  les  aventuriers  et  les  filous,  lors- 
qu'une affaire  de  lettre  de  change,  sur  laquelle  il  juge 
prudent  de  ne  pas  s'étendre,  l'oblige   à   quitter  la 


1.  Baschet,  loc.  cit.  (lettre  de  d'Airri  à  Choiseul,  La  Haye, 
15  octobre  \1')'.)). 

2.  Choiseul  répondit  qu'il  ne  connaissait  pas  personnellement 
Casanova  et  qu'il  laissait  les  mains  libres  à  M.  d'Affri. 

3.  Le  23  oclobre,  madame  du  Ruiaain  lui  écrit  encore  à  La 
Haye,  au  Parlement  d'.\ngleterre,  mais  dés  le  28,  Manon  Balletti 
lui  adresse  un» lettre  à  Amsterdam,  poste  restante. 


DERNIÈRES    AVENTURES.  401 

Hollande  et  à  se  diriger,  par  Ulrecht,  vers  Cologne  et 
Bonn. 

Il  y  dépense  sans  compter,  fait  étalage  de  diamants 
et  joue  gros  jeu.  On  croit  qu'il  est  établi  à  Paris,  où 
il  va  retourner  bientôt,  et  où  il  possède  une  maison 
de  campagne  et  un  équipage.  Un  banquier  de  Cologne 
répond  de  lui.  M.  de  ïorci,  commandant  de  la  ville, 
l'accueille,  sur  une  lettre  de  madame  du  Rumain. 
Mais  un  certain  baron  de  Wiedau,  bohémien,  se  pré- 
tend son  créancier  pour  5  000  florins  et  le  fait 
arrêter.  Casanova  nie  la  dette,  mais,  pour  éviter  la 
prison,  consigne  de  l'argent,  des  bijoux,  et  une  lettre 
de  change.  Il  porte  plainte  à  l'Electeur,  saisit  le 
conseil  aulique,  et,  grâce  à  la  protection  d'un  con- 
seiller, garde  toute  son  assurance.  Cependant,  ^1.  de 
Bausset.  ministre  titulaire  de  France  à  Cologne, 
alors  en  congé  à  Paris,  s'entretient  de  lui  chez 
M.  Yan  Eyck,  ministre  de  Bavière,  avec  M.  de  Kett- 
1er,  général-major  au  service  de  leurs  Majestés  Impé- 
riales. Kettler  nest  pas  rassuré.  Casanova,  dit-il,  est 
un  homme  dangereux,  qu'il  surveille  depuis  long- 
temps; et  il  y  a  dans  sa  cassette  des  papiers  qui 
parlent  d'un  «  complot  effrayant  ».  Les  juges  de 
Cologne  sont  fort  embarrassés,  mais  Casanova  leur 
fausse  compagnie.  Le  13  avril,  il  n'est  plus  à  Bonn, 
d'où  il  est  parti  sans  laisser  son  adresse  ^ 

1.  Lettres  de  Bonn  (mars  et  avril  1760)  publiées  par  Baschet, 
toc.  cit.  Sur  le  sojour  de  CasanoYa  à  Cologne  et  à  Bonn,  et  sur 
les  personnages  qu'il  dit  y  avoir  connus,  voirie  très  intéressant 
article  de  G.  Gugitz  {Casanora  in  Kijln,  dans  le  Duxcr  Xeitung, 
3,    7    et    10  février    1912).  —  A  noter,  dans  l'édition  Schiltz  (V, 


402      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

Il  passe  à  Stuttgart,  où.  dit-il,  il  est  arrêté,  et  d'où 
il  s'échappe  le  2  avril  —  n'y  a-t-il  pas  là  une  confu- 
sion, volontaire  peut-être,  avec  l'histoire  de  Cologne? 
—  et  descend  vers  la  Suisse,  qu'il  visite  en  détail. 
Il  voit  à  Roche,  non  loin  de  Lausanne,  le  célèbre 
Haller',  et  fait  à  Voltaire,  aux  Délices,  la  mémorable 
visite,  dont  on  a  mis  parfois  en  doute  la  réalité,  mais 
qui  est  cependant  fort  vraisemblable  dans  la  plupart 
de  ses  détails  -. 

Par  la  Savoie,  le  Dauphiné,  la  Provence  et  le 
comté  de  Nice%  Casanova  regagne  l'Italie  et,  séjour- 

516-7),  trois  strophes  italiennes  fort  curieuses  en  l'honneur  des 
bellczze  d'OlimpIa,  la  femme  du  bourgmestre. 

1.  Lettre  de  Casanova  à  Louis  de  Murait  (Lausanne, 
25  juin  1760),  publiée  par  H.  von  Lœhner' {A rc/iii'io  Veneto,  XXIV, 
1882,  p.  185-188),  et  de  nouveau  par  MM.  Ravà  et  Gugitz  (t.  XV 
de  l'édition  Conrad,  1913,  p.   1-4). 

2.  Sur  la  visite  à  Voltaire,  à  laquelle  Casanova  tait  allusion 
dans  d'autres  ouvrages,  comme  la  Confutazione  et  le  Scnitinio, 
il  faut  lire,  outre  le  cliapitre  d'É.  Maynial  dans  Casanova  et  so/i 
temps,  l'article  de  Gugitz,  Casanova  in  der  Sclnveiz,  dans  Die 
Sc/n\-eiz,  1904,  9  octobre  (on  y  verra  de  curieuses  confirmations 
de  faits  allégués  par  Casanova)  et  celui  d'A.  Ravà,  dans  leMar- 
zocco  du  18  septembre  1910,  où  se  trouve  la  note,  fort  piquante, 
de  Casanova  lui-même:  «  Dans  le  volume  60,  p.  81  des  (Eui'ies 
de  Voltaire,  on  lit  la  réponse  que  Voltaire  me  donna,  lorsque  je 
lui  ai  dit  qu'Haller  ne  le  regardait  pas  comme  un  grand  homme. 
\0n  ne  me   nomme  pas  :   on  me  désigne  pour  un  étranger.  Cela 

m'a  fait  plaisir  ».  D'autre  part,  A.  Ravà  a  pu  identifier  Tinconnue 
de  Soleure  avec  la  femme  du  baron  Viltorio  Roll  (Casanofa  a 
Lugano  e  ^  La  Sfida  andata  a  fiimo  »,  dans  le  Bollcttino  storico 
délia  Soizzeia  italiana,  1911).  Pour  les  bains  de  La  Mate,  voir 
ce  qui  a  été  dit  plus  haut  (p.  272-273)  à  propos  de  la  Charpillon, 
et  l'article  précité  de  G.  Gugitz. 

3.  Dans  une  lettre,  récemment  publiée  d'après  le  brouillon  de 
Dux,  Casanova  prétend  être  passé  à  Avignon  en  août  1760 
(lettre  du  7  février  1769  à  Odiffret,  banquier  de  cette  ville, 
publiée  par   Ravà-Gugitz,  t.   XV  de  l'édition  Conrad,  p.  90).  Sur 


DERNIÈRES    AVENTURES.  403 

nant  successivement  à  Gênes  S  à  Pise-  et  à  Florence, 
d'où  il  est  chassé  par  ordre  supérieur,  arrive  à  Rome, 
où  il  s'arrête  de  décembre  1760  au  5  février 
176P. 

Créé  par  son  compatriote,  le  pape  Rezzonico, 
chevalier  de  l'ordre  de  l'Eperon  d'or,  dont  il  portera 
dorénavant  les  insignes  attachés  à  son  cou  par  un 
ruban  vermeil,  «  en  sautoir,  comme  les  Monsignori 
portent  la  croix*  »,  Casanova  s'en  va  quelque  temps 
à  \aples,  puis,  passant  de  nouveau  par  Rome  et  par 
Florence,  remonte  vers  Rologne,  Modène  et  Turin, 
traverse  Chambéry  et  Lyon,  et  fait  une  courte  appari- 
tion à  Paris,  où  aucun  document,  d'ailleurs,  ne  permet 
de  suivre  sa  trace.  Puis  les  allées  et  venues  conti- 
nuent, interminables,  de  Paris  à  Strasbourg  %  de 
Strasbourg  à  Augsbourg,  d'Augsbourg  à  Munich, 
où,  le  22  juillet  1761,  les  gazettes  annoncent  l'arrivée 
du  chevalier  Saint-Gall,  avec  un  compagnon  et  trois 


James  Paterson.  gouverneur  de  Nice,  dont  Casanova  dit  un 
mot,  voir  A.  F.  Steuart,  Casanora  :  sortie  charactei s  identi/ïed, 
dans  iXotes  and  Qucries.  11°  série,  t.  IV,  1911,  p.  462. 

1.  T.  Belgrano  a  étudié  le  séjour  de  Casanova  à  Gènes,  dans 
sa  brochure  intitulée  Aneddoti  e  ritratti  Casanoriani,  à  laquelle 
force  nous  est  de  renvoyer  le  lecteur. 

2.  Ademollo,  Coiilla  Olimpica,  p.  75-76  (sur  la  rencontre  de 
Casanova  avec  la  fameuse  poétesse  de  Pise\ 

3.  Les  séjours  de  Casanova  à  Rome,  et  celui-ci  en  particulier, 
ont  été  l'objet  de  curieuses  recherches  dues  à  Carlelta  (Antonio 
Valeri)  :  Casanova  a  Rama  [Rivista  d'Italia,  1899);  Figurine 
Casanot'iane  (La  Niioi'a  Rasscgna,  I,  n"  7,  5  mars  1893,  article 
consacré  à  Thérèse  Rolland. 

't.  IlDuello,  éd.  J.  Pollio,  p.  6. 

5.  Carletta,  Figurine  Casanoi'iane  :  La  Shasburg/iese,  dans  la 
Nuora  Rassegna,  II,  n°  13,  1"  avril  1894. 


404  JACQUES    CASANOVA,    VÉiNITIEN. 

domestiques'.  Et  l'année  1761  s'achève,  s'il  faut  l'en 
croire,  par  un  nouveau  petit  séjour  à  Paris,  sur 
lequel  nous  ne  sommes  pas  plus  renseignés  que  sur 
le  précédent. 

Impossible  d'indiquer,  fût-ce  en  passant,  les  aven- 
tures de  Casanova  ;  impossible  même  de  mentionner, 
sous  peine  d'énumérations  fastidieuses,  les  innom- 
brables étapes  de  ce  voyageur  éternel.  Au  cours  de 
l'année  1762,  il  parcourt  la  Lorraine,  la  Belgique, 
l'Alsace,  la  Suisse,  le  Piémont.  En  1763,  après 
d'assez  longues  haltes  à  Turin^  à  Milan,  à  Gênes ^, 
il  retourne  en  France,  passe  à  Marseille,  à  Arles^,  et 
s'arrête  un  instant  à  Paris,  avant  de  passer  en  Angle- 
terre". 

A  raconter  ce  séjour  de  plusieurs  mois  à  Londres, 
traversé  d'épisodes  comiques  ou  tragiques,  en  tenant 
compte  des  recherches  par  lesquelles  plusieurs  auteurs 
anglais  ont  pu  serrer  de  près,  sur  bien  des  points, 
le   récit,    comme    toujours   un    peu    fantaisiste,   des 


1.  MUnchener  Zeitung,  citée  par  Gugitz,  Giuseppe  Afflizio, 
dans  Wissen  fiir  aile,  22  octobre  1911. 

2.  Lettre  de  Casanova  [au  grand  vicaire  d'Aglié],  publiée  par 
Ravà-Gugitz  au  t.  XV,  p.  4-12  de  l'édition  Conrad.  L'édition 
Schûtz  (VII,  567)  donne  la  date  indiquée  par  Casanova  pour  son 
arrivée  à  Turin  :   l'^''  décembre  1762. 

3.  Belgrano,  Aneddoti  casanovianl,  p.  28-32. 

k.  Dans  la  Confutazione,  III,  268-9,  il  raconte  avoir  vu  à  Arles, 
le  25  avril  1763,  la  mâchoire  inférieure  de  saint  Marc,  patron 
de  Venise. 

5.  Une  lettre  de  Casanova,  écrite  vers  1760  à  Francesco  II 
Morosini,  nous  apprend  qu'il  était  à  Paris  en  juin  1763,  et  qu'il 
orriva  à  Londres  le  14  de  ce  mois  (Ravà-Gugitz,  t.  XV  de  l'éd. 
Conrad,  p.  97). 


DERNIÈRES    AVENTURES.  405 

Mémoires,  il  faudrait  de  longues  pages,  qui  ne  pour- 
raient trouver  place  ici'. 

C'est  au  début  de  1764  que  Casanova  quitta 
TAngleterre.  Il  toucha  Calais  et  Dunkerque-,  tra- 
versa la  Belgique  et  l'Allemagne  et  parvint  à  Saint- 
Pétersbourg  à  la  fin  de  la  même  année^  La  Russie 
et  la  Pologne  le  retinrent  toute  l'année  suivante,  et 
même  quelques  mois  de  plus,  puisque  le  fameux 
duel,  qui  mit  aux  prises,  à  Varsovie,  Casanova  et  le 
comte  Branicki,  eut  lieu  le  5  mars  17(5(j,  et  qu'il  y 
revint  après  un  petit  voyage,  au  moment  où  madame 
Geoffrin  faisait  visite  au  roi,  son  fils  adoptif  \ 

1.  Consulter  les  nombreux  articles  de  R.  Edgcumbe,  Prideaux, 
Steuart,  H.  Bleackley  dans  Suies  and  Oucrics  (voir  les  tables). 
Voir  aussi  E.  Mola,  Un'  acrentura  di  Casanova.  Sara  de  Murait 
(Fanfulla  délia  Domenica,  22  septembre  1912),  où  l'auteur  a  fait  la 
preuve  de  plusieurs  confusions  de  Casanova.  Du  moins  le  reprocbe 
qu'il  lui  adresse  d'avoir  appelé  M.  de  F.  le  chargé  d'affaires 
du  canton  de  Berne.  Louis  de  Murait,  est-il  sans  consistance. 
L'édition  Schûtz,  en  effet,  porte  M.  de  M.,  et  nous  avons  vu  (p.  228) 
Murait  lui-même  témoigner  de  ses  relations  avec  Casanova. 

2.  Ch.  Henry,  se  référant  à  un  document  des  .\rcb.  nat.,  a  cru 
que  Casanova  fit  à  ce  moment  un  autre  séjour  à  Paris  (ies  connais- 
sances math,  de  Casanova,  dans  le  Bulletin  Doncompagni,  XV, 
1882,  p.  645.  —  Messager  historique  russe,  XXI,  1885,  p.  527. — 
Revue  hist.,  188λ.  p.  317).  Mais  ce  document  parle  d'un  certain 
Cazenore.  qui  parait  bien  n'avoir  aucun  rapport  avec  notre 
Casanova  (Arch.  nat.,  Y  10  005,  comm.  Hugues,  plainte  de  Ber- 
nard Crausser,  tailleur,  contre  le  sieur  Cazenore,  pour  non 
paiement  et  coups). 

3.  Ch.  Henry,  Casanava  et  Catherine  II,  dans  le  Messager  his- 
torique russe,  .\XI,  1885,  p.  298-308,  510-540.  Voir  aussi  de  nom- 
breux souvenirs  personnels  dans  l'ouvrage  de  Casanova  :  Istoria 
drlle  turbolenze  delta  l'olania,  qui  devait  avoir  sept  volumes,  et 
dont  trois  seulement  ont  paru.  Cf.  aussi  les  lettres  dont  nous 
avons  parlé  à  propos  du  prince  de  Courlande,  et  celles  que  Ravà 
et  Gugitz  ont  publiées  au  t.  XV  de  l'édition  Conrad. 

4.  On  sait   que  Casanova   parle  de  ce   duel  —  son  plus  beau 

23. 


406  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

De  Varsovie  l'aventurier  partit  pour  Dresde  se 
remettre  un  peu  en  famille  de  ses  fortes  émotions. 
Puis  il  laissa  la  Saxe  pour  la  Bohême,  vit  Prague  et 
Vienne  ',  fit  un  nouveau  crochet  en  Allemagne,  à 
Cologne  -,  à  Aix-la-Chapelle,  à  Spa,  puis  revint  à 
Paris  vers  la  fin  de  l'été  de  1767. 

C'est  l'avant-dernier  séjour  de  Casanova  en  France, 
où  il  ne  devait  plus  retourner  qu'en  1783.  Mais,  cette 
fois,  l'aventurier  n'est  plus,  comme  jadis,  à  la  joie  de  la 
conquête.  Paris  lui  semble  changé,  devenu,  pour  lui 
du  moins,  un  véritable  labyrinthe.  Il  s'y  reconnaît 
avec  peine,  et  un  jour,  voulant  aller  de  Saint-Eus- 
tache  à  la  rue  Saint-Honoré  —  un  court  trajet  cepen- 
dant —  il  ne  trouve  plus  l'Hôtel  de  Soissons,  et 
s'égare  tout  de  bon".  Son  frère,  le  peintre,  est  allé 
se  loger  fort  loin  du  centre  de  la  ville,  rue  des  Aman- 
titre  de  gloire  avec  l'évasion  des  Plombs —  non  seulement  dans 
les  Mémoires,  mais  aussi  dans  Vistoria  délie  turbolejizc  (t.  I, 
2«  partie,  p.  255).  Mais  on  ignorait  qu'en  1780,  à  Venise,  il  en 
publia  un  récit  italien,  fort  long  et  fort  curieux,  sous  le  titre  de  : 
Il  Diiello,  oi>i>ero  Saggio  délia  vila  dl  G.  C.  Vcneziano.  Ce  récit 
vient  d'être  publié,  d'après  l'exemplaire,  pi'obablement  unique, 
de  la  bibliothèque  Querini-Stampalia  de  Venise,  par  M.  J.  PoUio, 
qui  avait  bien  voulu  nous  permettre  d'en  prendre  connaissance. 
Cf.  la  curieuse  lettre  du  V^  mars  17G6,  i-crite  par  l'abbé  Taruffi 
au  marquis  Albergati  (Masi,  La  l'ita,  i  tempi  e  gli  amiei  di 
F.Albergati,  1878,  p.  202). 

1.  G.  Gugitz,  Casanoi'a  in  l]'ien  {Frankfurter  Zeitung,  11  juil- 
let 1901). 

2.  Sur  le  gazetier  Jacquet  (en  réalité  Giacomotli),  voir  Gar- 
letta,  Quel  clic  non  c'è  nellc  Memorie  di  Giacomo  Casanot'U  {Vita 
Italiana,  10  août  1800,  p.  523),  et  G.  Gugitz,  Casanova  in  KOln, 
loc.  cit. 

3.  Edition  Schiltz,  X,  407.  Ce  détail  ne  se  trouve  pas  dans 
l'édition  Garnier. 


DERNIÈRES    AVENTURES.  407 

diers,  au  laubourg  Saint-Antoine'.  Madame  du  Ru- 
main  est  tourmentée  par  des  chagrins  de  famille, 
mise  en  garde  peut-être,  et  non  sans  motifs,  contre 
son  ancien  ami  ;  madame  d'Urfé  \it  toujours,  mais 
Casanova  la  croit  ou  fait  semblant  de  la  croire  morte. 
Encore  une  maison  du  bon  Dieu  qui  ne  s'ouvrira 
plus  pour  l'accueillir  !  Il  a  des  soucis  avec  la  maî- 
tresse de  son  ami  Croce,  la  jeune  Charlotte  Lamothe. 
Il  l'a  emmenée  avec  lui  de  Belgique,  enceinte,  aux 
derniers  mois  de  sa  grossesse,  et  l'a  mise  en  pension 
chez  une  sage-femme,  madame  Lamarre,  au  Faubourg 
Saint-Denis.  Le  17  octobre,  elle  accouche  d'un 
garçon,  aussitôt  envoyé  aux  Enfants  Trouvés,  et 
meurt   à  dix-sept  ans,   le   27  du   même  mois-.   Un 

1.  L'indication  de  la  rue  des  Amandiers  ne  se  trouve  que  dans 
l'édition  Schûlz,  X,  409.  Elle  est  parfaiteaient  exacte.  Voir  plus 
haut,  p.   140-142. 

2.  Casanova  donne  dans  ses  Mi'moires  un  extrait  de  l'acte  de 
décès  tiré  du  registre  de  bi  paroisse  Saint-Laurent  et  signé  de 
Besombes,  prêtre,  le  27  octobre  (édition  Schiitz,  X,  414).  Il 
donne  aussi  le  certificat  du  commissaire  Dorival  (18  octobre) 
pour  le  dépôt  de  l'enfant  aux  Enfants  Trouvés.  Le  D''  Guède  a 
découvert  ces  deux  pièces  aux  Arch.  de  l'Assistance  publique  et 
les  a  publiées  dans  Vlntenm'diaire  (XXX,  1894,  col.  548-.551),  et 
dans  le  Mercure  de  France  (16  avril  1912).  Plus  aisément,  il  eût 
pu  —  ceci  n'est  pas  pour  diminuer  son  mérite  —  vérifier  l'exac- 
titude rigoureuse  de  ce  passage  de  Casanova,  en  demandant 
communication  aux  Arch.  nat.  du  registre  du  commissaire 
Dorival  (Y  12  514).  Voici  ce  qu'il  y  aurait  lu  :  "  Dudit  jour 
(18  octobre  1767;,  sept  heures  du  soir.  Envoyé  un  petit  garçon 
âgé  d'un  jour,  qui  nous  a  été  aporté  de  la  rue  du  Faubourg 
Saint-Denis  par  madame  Lamarre,  maîtresse  sage-femme,  vêtu 
de  ses  langes  et  couches,  dans  lesquels  s'est  trouvé  un  certifficat 
joint  à  notre  ordonnance,  portant  que  ledit  enfant  a  été  baptisé 
en  la  paroisse  Saint-Laurent  ce  jour  d'huy,  et  se  nomme  Jacques- 
Charles,  fils  de  Antoine  La  Crosse  et  de  Charlotte  Lamotte, 
laissé  à  ladite  dame.  » 


408      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

malheur  ne  vient  jamais  seul.  Sur  ces  entrefaites, 
Casanova  reçut  de  Venise  la  nouvelle  de  la  mort  de 
son  vieux  protecteur  Bragadin.  Bien  plus,  une 
semaine  à  peine  s'était  écoulée  depuis  l'enterrement 
de  la  jeune  Charlotte,  lorsque  Buhot,  inspecteur  de 
police  «  pour  la  partie  des  étrangers  »,  s'en  vint  pré- 
senter à  l'aventurier  une  lettre  de  cachet,  qui  lui  inti- 
mait l'ordre  d'avoir  à  sortir  du  royaume. 

«  J'ai  eu  l'honneur,  écrira  plus  tard  Casanova  dans 
une  lettre  à  son  persécuteur  Feltkirchner,  de  recevoir 
du  roi  de  France  une  lettre,  signée  de  sa  propre  main, 
lettre  que  je  conserve  et  que  je  montre  à  mes  amis,  et 
dans  laquelle  Sa  Majesté  m'ordonne,  pour  des  raisons 
à  elle  connues,  de  sortir  du  royaume.  Le  messager 
était  un  chevalier  de  Saint-Louis,  qui  me  dit  que  je 
partirais  à  ma  convenance;  bien  entendu  qu'avant 
mon  départ,  je  n'irais  pas  à  l'hôtel  d'Elbeuf,  oiî  j'avais 
eu  l'étourdcrie  d'appeler  en  duel  le  marquis  de  Lille, 
qui  n'avait  pas  encore  vingt  ans.  »  Piquant  commen- 
taire, que  complète  celui-ci,  non  moins  savoureux  : 
«  Il  faut  pardonner  à  Gerron  s'il  a  cru  d'humilier  le 
bibliothécaire,  lorsqu'il  lui  a  fait  écrire  par  l'ignorant 
S}ndic  qu'il  ne  le  connaissait  que  pour  un  homme 
qui  avait  été  chassé  de  Paris  par  une  lettre  de  cachet 
du  6  novembre  1767,  car  le  misérable  Gerron  ignore 
que,  bien  loin  de  l'humilier,  la  lettre  de  cachet  en 
question  l'honore  beaucoup  plus  qu'il  ne  l'est  lui- 
même  par  le  vil  emploi  qu'il  exerce  dans  un  château 
seigneurial  qu'il  déshonore.  La  lettre  de  cachet  que 
le  bibliothécaire  reçut  à  Paris  est  du  6  novembre,  et 


Dl::ilNIÈRES    AVENTLRES.  409 

le  passeport  qu'il  reçut  du  duc  de  Choiseul,  qu'il 
peut  montrer,  est  du  lo  du  même  mois;  et  la  revision 
du  passeport  aux  confins  est  du  30  :  ce  qui  démontre 
que  le  bibliothécaire  resta  en  France  vingt-quatre 
jours  après  avoir  reçu  la  lettre  de  cachet,  et  qu'il  n'a 
quitté  Paris  qu'à  son  aise,  et  avec  des  chevaux  de 
poste.  On  ne  traite  pas  ainsi  un  homme  qu'on  chasse. 
Le  pauvre  Gerron  ignore...  que  la  lettre  n'est  sortie 
qu'à  la  réquisition  de  la  mère  d'un  jeune  seigneur 
que  le  bibliothécaire  avait  appelé  en  duel'.  » 

Quoi  qu'il  en  soit  du  vrai  motif  de  ce  départ,  il  est 
bien  exact  que  la  lettre  de  cachet  était  du  (3  novem- 
bre 1767-,  et  le  passeport  du  13'.  Il  est  exact  aussi 
qu'en  sortant  de  Paris,  Casanova  prit  la  route  d'Es- 
pagne. Par  Pampeluiie,  Alcala-de-Hénarès,  il  arrive  à 
Madrid,  y  fait  un  assez  long  séjour,  visite  Tolède. 
Valence,  Saragossc.  Barcelone  et  fait  connaissance 
avec  la  prison  du  Buen  Retiro  à  Madrid,  et  avec  une 
autre  à  Barcelone,  profitant  de  cette  dernière  captivité 
pour  écrire  d'un  seul  jet  sa  Confatazione  délia  Storia 
del governo  ^>eneto  d'Amelot  de  La  Houssaye^. 

1.  Les  quinze  pardons  du  bibliothécaire,  ms.  de  Dux,  public 
par  M.   0.  Uzanne  dans  YErmitage,  1906,  2^=  vol.,  p.  212. 

2.  Voir  plus  haut.  p.  3îlô. 

3.  Archives  de  Dux;  ce  passeport  a  été  publié,  avec  la  date 
erronée  du  15  septembre,  par  Gundling  (L.  Herbert)  dans  l'intro- 
duction de  son  roman  allemand  sur  Casanova. 

4.  On  a  peu  étudié  le  séjour  de  Casanova  en  Espagne.  Le 
D'  Guède  [Mercure  de  France,  16  avril  1012)  a  essayé  de  retrouver 
sa  trace  à  Barcelone,  sans  aucun  succès.  C'est  une  exploration 
à  refaire.  Seul,  M.  Morel-Fatio,  dans  ses  Etudes  sur  VEspagne 
(II,  2"=  édition,  190G,  passim),  a  confronté  divers  passages  des 
Mémoires  avec  les  documents  authentiques  ;  Casanova  se  tire 
avec  honneur    de  cette  chaude  alerte.    Tout    récemment  cepen- 


410  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

Il  rentre  ensuite  en  France  par  le  Roussillon',  et, 

dani,  MM.  Ravù  et  Gugitz  ont  publié,  au  tome  XV  de  l'édition 
Conrad,  d'après  les  brouillons  conserves  à  Dux,  trois  lettres 
adressées,  l'une  à  un  inconnu,  l'autre  à  D.  Pedro  Rodriguez 
Campomanès,  la  troisième  au  comte  de  Ricla,  qui  sont,  pour  les 
relations  avec  Mengs  et  Marazzani,  l'emprisonnement  de  Madrid, 
la  poblaciôn  de  la  Sierra  Morena,  les  aventures  de  Barcelone, 
comme  une  première  esquisse,  infiniment  curieuse,  des  Mémoires. 
Sur  le  danseur  Schizza,  mari  de  la  trop  fameuse  Nina,  sur  la 
Picciona,  sur  les  sœurs  Pellicia  (Clementina  et  Maria-Teresa),  il 
y  a  aussi  des  renseignements  dans  les  ouvrages  de  B.  Croce, 
/  Tcafridi  Xapoli,  p.  700-1  ;  Cotarello  y  Mori,  Ramôn  de  La  Cruz  y 
sus  obras,  à  l'article  Palomina  ;  D.  Luis  Carmena  y  Millan,  Crùnica 
de  la  opéra  italiana  en  Madrid,  p.  lG-17.  Mais  la  confirmation  la 
plus  curieuse  des  pages  où  Casanova  raconte  les   scandaleuses  ji 

amours  de   la   danseuse  Nina  Bergonzi  avec  le  comte  de  Ricla,  fl 

capitaine-général  de  Catalogne,  se  trouve  dans  les  Lettres  écrites 
de  Barcclonne  à  un  zélateur  de  la  liberté  qui  votjngc  en  Allemagne, 
de  Pierre-Nicolas  Chantreau  (Paris,  1792,  p.  171-3,  lettre  XI). 
L'auteur  y  narre  une  mascarade  qu'il  avait  vue  sur  la  Rambla 
de  Barcelone,  vingt  ans  auparavant,  un  jour  de  mardi-gras  : 
«  Je  m'en  souviendrai  toujours,  c'était  un  groupe  de  masques 
qui  parodiait  une  aventure  qui  venait  d'arriver  au  comte  de 
Ricla,  alors  capitaine-général  de  la  Catalogne.  Contre  la  cou- 
tume de  son  pays  et  les  prétendues  bonnes  moeurs  qui  y  régnent, 
il  avait  osé  entretenir  publiquement  une  très  jolie  cantatrice 
italienne;  l'évéque  de  Barcelonnc,  cagot  comme  le  sont  tous  les 
mitres  hibériens,  s'en  était  scandalisé,  et  lui  avait  ordonné  très 
durement  de  renvoyer  cette  courtisane.  Le  comte,  qui  avait  vécu 
à  Paris,  et  s'était  accoutumé  à  entretenir  des  filles,  sans  que  les 
évèques  y  trouvassent  à  redire,  ne  tint  point  compte  de  la  mer- 
curiale ni  de  l'avis  de  son  pasteur.  Celui-ci  en  écrivit  au  confes- 
seur du  roi,  qui  était  le  Grand  Inquisiteur,  et  en  réponse  de  la 
lettre,  la  cantatrice  fut  enlevée  à  minuit  des  bras  de  Son  Excel- 
lence le  capitaine-général,  et  conduite  en  terre  étrangère,  avant 
même  qu'elle  eût  eu  le  temps  de  se  reconnaître.  C'était  ce  rapt 
inquisitorial  que  les  masques  figuroient  avec  une  vérité,  une 
audace  qui  n'étaient  pas  de  leur  climat:  les  prêtres,  témoins  de 
cette  farce,  au  lieu  de  s'en  formaliser,  riaient  aux  larmes, 
parce  que  les  masques  sembloient  approuver  la  démarche  de 
l'Inquisiteur  et  faire  l'apologie  de  la  Sainte  Ilermandad.  » 

1.  Il  quitte   Barcelone  le  31  décembre   1768  et  arrive  à  Perpi- 
gnan le  3  janvier  1769. 


DKRNIERES    AVENTURES.  4U 

traversant  le  Languedoc  et  la  Provence,  se  dirige 
vers  l'Italie.  11  visite  Perpignan,  ^arbonne,  Béziers, 
Pézenas,  Montpellier,  «  pays  de  Cocagne  ».  .\  Nîmes, 
fidèle  à  son  habitude  de  lier  connaissance  avec  les 
gens  de  lettres,  il  se  rend  chez  Jean-François  Séguier, 
naturaliste  et  antiquaire,  ami  du  célèbre  comte  Mafîei 
de  Vérone  ^  A  Aix,  il  coudoie  Cagliostro.  revoit  sa 
chère  Henriette,  admire  la  procession  de  la  Fête-Dieu, 
fréquente  le  marquis  d'Argcns,  le  protégé  de  Fré- 
déric II,  auteur  des  Lettres  juives,  et  l'abbé  d'Eymar, 
jeune  lettré  de  grand  avenir-.  Il  franchit  ensuite  les 
Alpes  au  col  de  Tende  et  va  faire  imprimer  à  Lugano 
sa  Confutazione,  pour  mériter  la  grâce  des  Inqui- 
siteurs, car,  dit-il,  «  le  besoin  de  revoir  ma  patrie 
devenait  si  violent,  que  je  ne  pouvais  plus  vivre  sans 
ce  bonheur  y)^. 

Il  en  fut  alors  pour  ses  frais,  car  leur  ayant  fait 
tenir  un  exemplaire,  par  l'intermédaire  de  Giovanni 
Berlendis,  résident  de  la  République  à  Turin,  ils  se 
contentèrent  de  lui  en  accuser  réception,  chargeant 
au  surplus  le  résident  de  surveiller  l'auteur  et  d  éviter 


1.  Gaston  Boissier  a  consacré,  dans  \a.  Revue  des  Deux  Mondes 
du  lô  avril  1871,  un  article  à  ce  grand  savant  de  province.  Les 
papiers  de  Séguier  ont  été  transportés  en  partie  à  la  Biblio- 
thèque nationale  dans  le  cours  du  dernier  siècle  à  la  suite  d'une 
mission  bibliographique  de  Chardon  de  La  Rochette  et  de  Pru- 
nelle dans    le  Midi. 

2.  «  L'abbate  d"Aimar,  giovane  letterato  che  da  di  se  perfetta 
aspettativa...  mi  disse  nel  principio  di  quest  anno  [1769]  nella 
capitale  délia  Provenza...  »  (Confutazione,  III,  224-225). 

3.  Sur  le  séjour  à  Lugano,  voir  l'article  d'A.  Ravà,  Casanoi-a 
a  Lugano,  déjà  cité. 


412      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

tout  ce  qui  pourrait  faire  croire  qu'il  lui  témoignait 
quelque  condescendance  '. 

Au  moins  l'infatigable  écrivain  avait-il  profité  de 
l'occasion  pour  déverser  dans  sa  Confutazione  l'éru- 
dition qu'il  avait  amassée  sur  toute  sorte  de  sujets. 
Un  Dialomie  de  l'hoinnie  et  de  la  raison,  une 
Réfutation  de  la  Description  historique  et  critique 
de  ritalie,  un  Discours  sur  le  suicide  trouvèrent 
place  dans  ce  pot-pourri.  Son  grand  ennemi  d'alors 
est  Voltaire.  Il  ne  manque  pas  une  occasion  de  lui 
décocher  les  traits  d'une  satire  impitoyable,  mais 
souvent  juste,  et  jusqu'à  un  sonnet,  qui  ne  brille 
malheureusement  ni  par  la  profondeur  de  la  pensée, 
ni  par  l'élégance  de  la  forme-. 

Parme,  Bologne,  Florence,  Pise,  Livourne,  Sienne, 
Piome  le  voient  successivement,  entretenant  des 
amitiés  littéraires,  écrivant  de  nouveaux  ouvrages,  en 
surveillant  l'impression,  contant  à  qui  veut  l'entendre 
l'histoire  de  sa  fuite  des  Plombs  avec  une  éloquence 
naturelle,  une  force  de  passion,  une  vraisemblance 
qui    frappent    vivement    ses    auditeurs  ^    Il   fait   les 

1.  Lettre  des  laquisiteurs  du  27  janvier  1770,  publiée  par  Bas- 
chet,  Arcli.  de  Venise,  p.  (3'iO,  n.  4.  Cf.  le  même,  dans  le  Lirre, 
p.  45-4fi, 

2.  C'est  le  cas  de  citer  ici  l'opinion  d'un  bon  juge  :  <•  Comme 
l'auteur  des  fameux  Mémoires  ne  manquait  pas  de  talent,  dit 
M.  E.  Bouvy  {Va/taire  et  PJfalie,  p.  314),  il  se  trouve  que  ses 
deux  opuscules,  d'ailleurs  à  peu  près  inconnus,  sont  peut-être 
ce  que  l'Italie  a  produit  de  plus  saillant  comme  réfutation  sys- 
tématique du  voltairianisme.  » 

3.  Lettre  d'A,  Verri  du  30  mai  1770  (Rome)  dans  le  Carteggio 
di  P.-A.  Verri,  Milan  1911,  III,  p.  338;  A.  Ademollo,  La  marclicsa 
Chigi    {Fanfulla   délia    Domenica,  1883,   n°   40;    La  principessa 


DERNIERES    AVENTURES.  413 

honneurs  de  son  pays  à  deux  voyageurs  courlandais, 
le  conseiller  ^^  eigel  et  le  baron  de  Behr.  qu'il  recom- 
mande à  la  marquise  Vitelli,  à  la  poétesse  Laura 
Bassi-Yerati,  à  ral3l)é  Joacliim  Pizzi,  garde  général 
de  l'Académie  des  x\rcades,  dont  lui-même  fait  partie*. 
Il  reste  de  longs  mois  à  Rome,  où  il  renoue  con- 
naissance avec  le  cardinal  de  Bernis,  ambassadeur  du 
roi  de  France,  et  se  livre,  seul  cette  fois,  à  toutes  les 
débauches  -. 

Le  28  décembre  1771,  un  ordre  du  Granc-Duc  lui 
enjoint  d'avoir  à  quitter  Florence  sous  trois  jours,  et 
la  Toscane  dans  le  délai  d'une  semaine,  puis  il  reprend 
ses  courses  errantes,  se  rapprochant  toujours  davan- 
tage de  ^  enise,  qui  n'a  pas  cessé  d'être  pour  hai  la 
chère  patrie,  et  où  il  rêve  de  revenir  un  jour. 


Santa  Croce  {ibid.,  24  février  1884);  F.  Novati,  Ec/ii  CasanovianI 
nel  carteggio  dei  Verri  {Ratura  ed  artc,  15  mai  1910);  Carletta. 
Diclotto  giorni  a  Firenze  :  una  rettifica  nella  Gazzetta  Toscana 
(Vita  italiana).  On  a  pour  cette  époque  (1770-1771)  sept  lettres 
de  Gian-Domenico  Stratico  à  Casanova.  Les  allusions  galantes 
y  voisinent  avec  les  discussions  littéraires  (Molmenti,  dans 
Y Archivio  storico  itallano,  XLVI,  p.  247-259). 

1.  Billet  de  la  marquise  Yitelli  (Rome,  14  déc.  1771)  à  Casa- 
nova, à  Florence  (Ravà,  p.  122-123}.  —  Billet  de  Laura  Bassi- 
Verati  (Bologne,  7  mai  1772)  à  Casanova,  alors  dans  cette  ville 
{ibid..  p.  124-125).  —  Lettre  de  Casanova  lui-même  à  X...,  sans 
lieu  ni  date  {Amateur  d'aiitogr.,  1863,  p.  255,  n"  du  16  août  1863, 
aujourd'hui  dans  la  collection  de  M.  Gaston  Calmann-Lévy). 

2.  A.  Ademollo,  Giacomo  Casanova  in  Campidog/io  (Fanfulla 
délia  Domenica,  22  février  1885);  i'na  pagina  incdita  dclle 
Memorie  Casanoiùane  {ibid.,  15  mars  1885);  La  crono/ogia  délie 
Memorie  Casanorianc  {ibid.,  2  novembre  1890).  Ici  se  place 
r  <■  Extrait  des  chajiitres  4  et  5  »,  qui  se  rapporte  à  ce  séjour  à 
Rome,  et  que  M.  Uzanne  a  publié  dans  l'Ermitage  (II,  1900, 
p.   151-168). 


414  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

Par  Bologne',  Modène,  Pesaio,  Ancône,  il  s'en 
rapproche  de  plus  en  plus,  cherchant  à  se  mettre  en 
rapport  avec  les  personnes  qui  peuvent  lui  en  ouvrir 
le  chemin.  Les  Inquisiteurs  suivent  ses  allées  et 
venues;  le  consul  de  la  République  à  Ancône,  Ban- 
diera,  leur  signale  son  passage  et  en  profite  pour 
tracer  de  lui  un  curieux  portrait.  Il  l'a  bien 
reconnu,  sans  l'avoir  jamais  va  auparavant,  d'après 
les  indications  qu'on  lui  a  fournies.  On  le  voit  partout, 
en  bon  équipage,  d'allures  dégagées  et  hardies.  Il 
fréquente  plusieurs  maisons,  et  raconte  que  dans 
quelques  semaines  il  doit  partir  pour  Trieste,  et  de 
là  pour  l'Allemagne.  C'est  un  homme  de  quarante  ans 
au  plus  (en  réalité  quarante-sept),  grand,  de  belle  et 
vigoureuse  apparence,  le  teint  olivâtre,  l'œil  vif,  la 
perruque  courte  à  poils  châtains.  Il  est.  à  ce  qu'on 
dit,  hautain  et  méprisant,  et  parle  de  toutes  choses 
avec  faconde,  esprit  et  érudition  -. 

Casanova  passe  à  Bologne  la  plus  grande  partie  de 


1.  G.    Ricci,  Burney,    Casanova  e   Farinclli  a   Bologna,  1890 
L.  Frati,/,rt«a  caprina  di  Giacomo  Casanova  (Letferatura,  1890) 
B.  Croce,  /  Tcatri  di  JS'apoli,  p.  701-702  (sur  la  Viscioletta).  Yoici 
le    litre   exact   de   la    brochure  assez   amusante   de   Casanova 
Lana   caprina,   cpisiofa   di   un    licantropo,    indiritta    a   S.  A.    la 
signora  principcssa   J.  L.  n.  P.    C.    Ultima  edizione.   la  nessun 
luogo,  l'anno  1  000  700  702,  avec  l'épigraphe  :  Aller  rixatur  de  lana 
saepe  caprina.  Hor.  1.  I.  ep.   18  (en   réponse  à  deux  autres   bro- 
chures, l'une  italienne  :  Di  geniali  dvlla   dialctlica  délie  donne 
ridiitta    al  suo    vero  pi-incipio;   l'autre   française    :    Lettres    de 
Madame   Cuncgonde  écrites  de  B.  à  Madame  Paquettc  à  F. 

2.  Lettre  du  12  octobre  ou  novembre  1772,  publiée  par 
Baschet,  Les  Archives  de  Venise,  p.  640,  n.  4;  cf.  Livre,  1881, 
p.  'i7-'i8,  où  Baschet  a  donné  la  traduction. 


DERNIÈRES    AVENTURES.  415 

l'année  1772  '.  Le  15  novembre,  il  arrive  à  Trieste, 
où  il  va  travailler,  ainsi  qu'à  Goritz,  à  son  Histoire 
des  troubles  de  Pologne-,  et  préparer  de  son  mieux 
son  retour  à  \enise.  Le  consul  vénitien,  résidant  à 
Trieste,  Marco  Monti,  avait  la  réputation  d'un  joyeux 
vivant.  Casanova  s'attache  à  lui.  Les  lettres  qu'il 
écrit  aux  Inquisiteurs,  en  qualité  d'agent  officieux 
dans  une  affaire  oii  l'intérêt  de  la  République  était 
en  cause,  passent  par  le  canal  du  consul.  Bref,  notre 
homme  s'efforce  de  se  rendre  utile.  Il  règle,  à  la 
satisfaction  des  Inquisiteurs,  une  difliculté  depuis 
longtemps  pendante,  et  rédige  un  mémoire  pour 
exposer  les  moyens  de  ruiner  le  commerce  de  Trieste 
au  profit  de  celui  de  Venise  ^ 

Tant  de  zèle  méritait  récompense.  Aussi,  le  10  sep- 
tembre 1774,  le  consul  Monti  annonçait-il  à  Casanova 
que  grâce  lui  était  faite.  L'aventurier  reçut  la  bonne 

1.  Sur  un  incident  de  ce  séjour  de  Casanova  à  Bologne,  voir 
l'article  d'Umberto  Dallari  {L'na  truffa  del  Casanoca.  dans  Fol- 
clietio,  3'  année,  n"  307,  6  novembre  1893).  Il  s'agit  d'une  lettre 
de  change,  tirée  par  l'aventurier  sur  un  personnage  imaginaire. 
Le  document  utilisé  confirme  la  chronologie  des  Mémoires. 

'l.Isturia  dette  turbotenzedetta Polonia,  datlamorte diEtisabetta 
Petrowna  fino  alla  pace  fra  la  Russia  e  ta  Porta  ottomana,  in 
ciii  si  trovano  tutti  gti  acvenimenti  cagioni  detla  rivoluzione  di 
quel  regno.  Gorizia,  1774,  3  vol.  seuls  parus.  L'ouvrage  devait 
en  avoir  sept.  Cf.  Bilbasof.  Katharina  II,  I,  1897,  p.  "231,  et 
P.  Molmenti,  L'na  controrersia  di  Casanova  eoll'cditore  detla  sua 
«  Istoria...  (Atti  detP  Islituto    Veneto,  L.MX,   1909-1910). 

3.  Sur  ce  séjour  de  Casanova  à  Trieste,  sur  le  consul  Monti, 
Piltoni  et  les  autres  personnages  mentionnés  dans  les  Mémoires, 
voir  deux  importants  articles  anonymes  publiés  dans  le  Piccoto 
de  Triesle  des  30  juin  et  4  novembre  1911.  Plusieurs  lettres  de 
Casanova,  sûrement  ou  vraisemblablement  écrites  à  Trieste, 
ont  été  publiées  par  Ravà-Gugitz,  au  t.  XV  de  l'édition  Conrad. 


416  JACQUES    CASANOVA,     VÉNITIEN. 

nouvelle  les  larmes  aux  yeux.  Le  comte  Maximilien 
de  Lamberg  notait  justement  alors,  dans  son  Mémo- 
rial d'un  mondain,  sa  surprise  «  qu'un  homme  connu 
dans  les  lettres,  homme  à  connaissances  profondes 
et  que  ses  malheurs  éloignaient  de  sa  patrie,  M.  Casa- 
nova de  Saint-Galt,  ne  trouvât  pas  moyen  de  rentrer 
dans  l'Etat,  par  le  nombre  de  protections  qu'il  y  a 
parmi  les  nobles  ».  Casanova  s'empressa  de  rassurer 
son  ami  en  lui  écrivant,  le  24  septembre  :  «  Je  suis 
fou  de  joie...  Jamais  le  Tribunal  redoutable  des 
Inquisiteurs  d'Etat  n'a  fait  à  un  citoyen  une  grâce 
plus  ample  que  celle  dont  on  m'a  comblée  » 

La  rentrée  de  Casanova  fut  la  nouvelle  du  jour  à 
Venise.  Et  quelle  joie  pour  lui  de  se  montrer  sur  la 
place  Saint-Marc  et  à  la  Merceria,  de  retrouver  ses 
amis,  les  Mcmmo,  les  Mocenigo,  les  Morosini,  même 
son  compagnon  de  fuite^  le  Père  Balbi,  misérable 
alors-,  d'être  enfin,  comme  il  dit,  «  accueilli,  fêté  et 
applaudi  par  les  citoyens  de  tous  les  ordres*  »!  Il 
va  faire  visite  au  secrétaire  du  Tribunal,  le  circo- 
spelLo  Businello,  frère  de  celui  qui  remplissait  cette 
fonction  en  1753.  Il  va  aussi,  s'il  faut  l'en  croire, 
dîner  chez  les  Inquisiteurs,  désireux  d'entendre  de  sa 
bouche  le  récit  de  son  évasion,  remercier  ses  pro- 
tecteurs, le  vieux  Dandolo,  Grimani,  Zaguri,  le  pro- 
curateur Morosini. 

Il  y  aurait   de  curieuses  pages  à  écrire  sur   la  vie 

1.  Histoire  de   mu  fuite,  p.  Hj;i-1G4. 

2.  Conftitation...  de  la  Gazette  d^lrna,  ms    de   Dux. 

3.  Histoire  de  ma  fuite,  p.  259. 


DERNIERES    AVENTURES.  417 

qu'il  mena  dès  lors  clans  sa  ville  natale,  sur  ses  tra- 
vaux littéraires,  sur  sa  traduction  de  l'Iliade  S  sur 
la  haine  dont  il  continue  à  poursuivre  Voltaire-, 
sur  son  livre  des  Aneddoti  vinizianP  et  sa  brochure  : 
//  Duello^  ovvei'o  Saggio  délia  vita  di  G.  C.  ve/ie- 
ziano^.  sur  les  relations  épistolaires  qu'il  entretient 
avec  Simon  Stratico,  un  des  plus  grands  savants  de 
son  époque,  avec  Sébastien  Foscarini,  ambassadeur 
de  la  République  à  Vienne,  sur  le  Messager  de 
Tha/ie,  qu'il  publie  pour  annoncer  et  louer  les 
pièces  jouées  au  Théâtre  Sant'Angelo  par  une  troupe 
française  ^  Contentons-nous  de  noter  l'étrange  fonc- 
tion qui  fut  alors  le  gagne-pain  de  Casanova,  celle 
d'espion  aux  gages  de  ce  Tribunal  des  Inquisiteurs, 
qui  jadis  lui  avait  fait  sentir  si  vigoureusement  le 
poids  de  son  expéditive  justice. 

Durant  plusieurs  années,  l'ancien  prisonnier  des 
Plombs   adresse,  tantôt  sous   son  nom,    tantôt  sous 

1.  Le  V'  volume  (1775^  est  dédié  au  marquis  Carlo  Spinola, 
le  second  (1777)  à  lord  Tilney,  pair  d'Irlande,  le  troisième  (1778) 
à  Gian-Domenico  Stratico,  évêque  de  Capodistria.  Cf.  Teza, 
G.  Casanofci  traduttore  delV  Iliade  (Atti  delV  Academia  di 
Padoi'a,  XXVI,  1910,  p.  45-62). 

2.  Scrutiniu  del  libro  :  Eloges  de  M.  de  Voltaire  par  différens 
auteurs,  paru  en  1779. 

3.  Di  Aneddoti  riniziani  del  secolo  decimoi/uarfo,  sotto  idogadi 
di  Giovanni  Gradenigo  e  di  Giovanni  Dolfm.  Libro  unico.  Venise, 
1782. 

4.  Voir  plus  haut,  p.  405,  n.  4. 

5.  A.  Ravà,  Contributo  alla  bibliografia  di  Giacomo  Casanova 
(Giornale  storico  délia  letteratura  italiana,  LV,  1910,  p.  357  et 
suiv.).  Dans  le  Messager  de  Thalie,  paru  du  7  octobre  à  la  fin 
de  décembre  1780,  Casanova  discute  longuement  sur  des  pièces 
de  'N  oltaire,  Lesage,  Destouches  et  Dancourt. 


418  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

celui  d'Antonio  Pratolini,  des  rapports  secrets  à  la 
((  vénérable  vigilance  »  et  à  «  la  profonde  pénétra- 
tion »  des  excellentissimes  seigneurs  Inquisiteurs. 
Rien  n'échappe  à  la  sollicitude  de  ce  soutien  de  l'ordre 
public.  Les  mauvais  livres,  qu'ils  soient  de  Voltaire, 
de  Rousseau,  d'Helvélius,  de  Marmontel  ou  de  son 
père  spirituel,  Baffo,  il  les  signale  et  dénonce  leurs 
possesseurs,  dont  plusieurs  sont  ses  amis.  Dans  les 
théâtres,  les  cafés,  les  petites  maisons,  tous  les  lieux 
publics,  il  recueille  les  nouvelles  et  tonne  contre 
l'excès  du  luxe,  la  liberté  des  spectacles,  le  dévergon- 
dage des  femmes,  la  corruption  toujours  croissante, 
les  facilités  que  procure  pour  les  divorces  'le  for 
ecclésiastique.  Son  programme,  qu'il  a  cra  devoir 
adresser  au  tribunal,  embrasse  la  religion,  les  mœurs, 
la  sûreté  publique,  le  commerce  et  les  manufactures. 
Mais  le  plus  souvent,  ce  n'est  que  basse  délation, 
commérage  et  plate  littérature. 

Le  28  octobre  1780,  «  Giacomo  Casanova,  sujet 
vénitien  »,  avait  remercié  le  Tribunal  de  l'honneur 
qu'il  lui  faisait  en  l'adinellaiit  à  «  servir  de  ses  faibles 
lumières  la  secrète  Inquisition  ».  Trois  mois  après, 
les  gages  fixes  qu'il  avait  d'abord  obtenus  sont  sup- 
primés. Il  ne  percevra  plus  désormais  que  des  indem- 
nités proportionnées  à  ses  services.  Son  dernier  rapport 
est  du  31  octobre  1782'. 


1.  Ces  rapports,  ou  liferte,  au  nombre  d'une  vingtaine,  ont  été 
publiés,  en  tout  ou  en  partie,  par  A.  13:izzoni,  Giacomo  Casanova 
confidente  deg/'Injuisitori  di  Stato  di  Venczia  (Nnoi'o  Air/iifio 
Vcneto,  nouT.  série,  t.  VU,  1894,  p.  287-320). 


DEr.NlÈRES    AVENTURES.  419 

Dans  rexcrcice  de  son  vil  métier,  Casanova  se 
trouvait-il  heureux?  En  tout  cas,  il  songeait  encore  à 
Paris,  si  l'on  s'en  rapporte  à  une  lettre  du  1 1  septem- 
bre 1780,  où  Simon  Stratico,  ayant  appris  que  Casa- 
nova avait  l'intention  de  retourner  en  France,  lui 
souhaitait  bon  succès,  se  réjouissait  qu'il  pût  y 
retrouver  le  vieux  Goldoni,  et  le  chargeait  de  se 
procurer  à  Paris,  source  de  toute  science,  des  rensei- 
gnements sur  les  chemins  royaux  et  les  expériences 
électriques'.  Mais  Casanova  ne  devait  revoir  Paris 
que  quelques  années  plus  tard,  après  avoir  été  chassé 
de  sa  patrie,  pour  toujours  cette  fois,  dans  les  circon- 
stances suivantes. 

Une  querelle  s'élant  élevée  un  jour,  chez  le  patri- 
cien Grimani,  entre  Casanova  et  un  nommé  Carletti, 
Grimani  donna  raison  à  ce  dernier.  De  ce  jour  Casa- 
nova voua  à  son  protecteur  une  haine  mortelle,  et 
voici  quelle  basse  et  odieuse  vengeance  il  en  tira. 
En  1782,  paraissait  aux  devantures  des  libraires  véni- 
tiens un  petit  ouvrage  anonyme  intitulé  :  Aè  amori 
ne  donne,  oi'cero  la  stalla  d'Auiila  ripulita.  D'abord 
inaperçu,  le  livre  s'enleva,  quand  on  sut  que  c'était 
une  sorte  de  roman  mythologique  à  clef,  plein  de 
révélations  scandaleuses.  Alcide  n'était  autre  que 
Grimani,  reconnaissable  à  nombre  de  détails  de  sa  vie, 
à  ses  manies,  à  ses  tics  et  à  ses  façons  de  parler.  Casa- 
nova lui-même  s'était  mis  en  scène,  sous  le  nom, 
assez  clair,  d'Econeone.  Quel  autre,  au  surplus,  aurait 

1.  Molmenli,  Arc/tiii<>  storico  itatiano,  XLVI,  p.  283-28't. 


420      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

eu  l'âme  assez  basse  pour  attaquer,  comme  le  faisait 
l'auteur,  l'honneur  de  sa  propre  mère? 

Il  a  conté  plus  tard,  à  sa  manière,  cet  épisode,  un 
des  plus  dégradants  de  sa  vie,  et  expliqué  ainsi,  les 
motifs  de  son  brusque  départ  :  «  Ou  je  ne  suis  pas 
fait  pour  Venise,  me  suis-je  dit,  ou  Venise  n'est  pas 
faite  pour  moi,  ou  l'un  et  l'autre.  Dans  cette  ambi- 
guïté, un  fort  désagrément  est  venu  à  mon  secours 
et  m'a  donné  l'essor.  Je  me  suis  déterminé  à  quitter 
ma  patrie,  comme  l'on  quitte  une  maison  qui  plaît, 
mais  où  il  faut  souffrir  un  mauvais  voisin,  qui  incom- 
mode et  qu'on  ne  peut  pas  faire  délogera  » 

Vers  la  mi-janvier  1783  -,  Casanova  reprenait  donc, 
à  cinquante-huit  ans,  le  iilde  ses  aventures.  Il  se  ren- 
dit à  Vienne,  y  passa  quatre  mois,  puis,  gagné  par  le 
mal  du  pays,  voulut  revoir  une  dernière  fois  Venise.  Le 
10  juin,  il  arriva  dans  sa  ville  natale,  se  fit  conduire 
à  sa  maison,  et,  sans  même  descendre  de  gondole, 
repartit  pour  le  Tyrol,  l'Autriche,  la  Hollande,  la  Bel- 
gique^ et  la  France.  A  la  mi-septembre  %  il  était  à  Paris. 

Son  frère  François  le  peintre  et  sa  femme  étaient 
alors  logés  au  Louvre.  Ils  lui  offrirent  Ihospilalilé". 


1.  Hist.  de  ma  fuite,  p.  270. 

2.  A.  Ravà,  //  fallimento  di  un  console  i>eiielo  a  Trieste  e  una 
lettera  di  Casanoi'a  {Ateneo  Veneto,  XXXIII,  mars-avril  1910). 

3.  II  était  à  Anvers  le  6  septembre  (lettre  de  Casanova  à  son 
ami  l'abbé  Eusebio  Délia  Lena,  publiée  pour  la  première  fois 
dans  les  Biografie  di  illustri  ita/iatii,  Venise,  II,  1835,  p.  397. 

4.  «  Son  arrivato  da  Spa  questa  notte  »  (billet  de  Casanova 
à  son  frère  François,  au  Louvre,  du  vendredi  [19  septembre  1783] 
(Arch.  de  Dux). 

.").  A  partir  du  6   septembre,  Francesca  Buschini  adresse  ses 


DERNIERES    AVENTURES,  421 

Malheureusement,  l'aventurier  n'avait  plus  guère 
d'amis  à  Paris,  et  c'était  déjà  une  belle  audace  que  de 
reparaître  ainsi  dans  la  ville,  d'où  un  arrêt  du  Parle- 
ment et  un  ordre  du  roi  l'avaient  chassé  successive- 
ment. Il  n'avait  plus  le  bel  entrain  de  la  jeunesse,  et 
le  temps  de  ses  succès  au  jeu,  en  amour,  en  diplo- 
matie, en  cabale,  était  passé.  Madame  d'Urfé,  madame 
du  Rumain  n'étaient  plus  de  ce  monde.  D'Alembert, 
si  tant  est  que  cet  homme  illustre  lui  eût  jamais 
accordé  son  amitié,  était  sur  le  point  de  succombera 
A  la  Comédie-Italienne,  transportée  salle  Favart,  que 
de  changements,  que  de  figures  nouvelles!  Coraline, 
Camille,  Manon  Balletti,  mortes  depuis  des  années. 
Carlin  depuis  quelques  jours  -  !  Antoine-Etienne  Balletti 
vivait  encore,  mais  il  avait  sans  doute  oublié  son 
ami  d  autrefois  ^  L'air  de  Paris  lui-même  était  changé, 
et  le  vertueux  et  placide  Louis  XYI  avait  succédé  au 
monarque  facile  et  ami  du  vice  des  beaux  temps  de 
Casanova. 

Durant  les  deux  ou  trois  mois  de  son  séjour  '"  Casa- 
nova chercha,  sinon  à  faire  fortune,  du  moins  à  gagner 
sa    vie.   Il   tenta   de  lancer  une  gazette,  médita  un 

lettres  de  Venise  à  M.  Casanova,  cliez  M.  Casanova,  peintre  du 
roi,  au  Louvre  (lettres  publiées  par  Ravà). 

1.  Le  29  octobre  1783. 

2.  Le  G  septembre  1783. 

3.  Balletti  avait  épousé,  par  contrat  du  28  mai  170(3,  Jeanne- 
Marie  Le  François  Piedumont  (étude  Poisson).  Il  mourut  le 
'J  mars  1789  (Arch.  nat.,  Y  12  079,  comm.  Defresne,  scellé  après 
décès). 

4.  En  1783,  j'ai  de  nouveau  passé  trois  mois  à  Paris  et,  qui 
plus  est,  huit  jours  à  Fontainebleau  »  (20*  lettre  à  Feltkirchner, 
dans  l'éd.   Garnier,  YIII,  p.  302). 

24 


422  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

voyage  à  Madagascar,  jeta  sur  le  papier  les  plans  d'un 
grand  canal  de  Narbonne  à  Rayonne*,  fréquenta  les 
Académies. 

C'était  l'époque  où,  sous  les  yeux  émerveillés  des 
Parisiens,  les  frères  Montgolfier,  Pilàtre  du  Rozier, 
puis  les  frères  Robert  et  M.  Charles  se  confiaient 
courageusement  à  leurs  «  machines  aérostatiques  » 
et  s'enlevaient  dans  les  airs.  Des  foules  énormes  se 
pressaient  aux  Tuileries  et  à  la  Muette  pour  admirer 
ces  nouveaux  Icares,  et  le  succès  de  leurs  périlleuses 
expériences  exerçait  l'imagination  des  spéculatifs.  Ce 
«  globe  ascendant  »,  disaient-ils.  ne  sera  vraiment 
utile  que  quand  on  aura  trouvé  le  moyen  de  le  diriger 
à  volonté,  et  beaucoup  cherchaient  déjà  ce  moyen 
passionnément.  L'esprit  curieux  de  Casanova  ne 
pouvait  se  désintéresser  de  ce  problème.  «  Je  me 
suis  trouvé,  dit-il  dans  l'un  de  ses  ouvrages,  le  mois 
de  novembre  de  l'an  1783,  au  Vieux  Louvre,  dans  la 
salle  où  l'Académie  des  Inscriptions  et  Relies-Lettres 
tenait  une  séance,  peu  de  jours  après  la  mort  de 
l'illustre  D'Alembert.  Etant  assis  à  côté  du  savant 
Franklin,  je  fus  un  peu  surpris  d'entendre  Condorcet 
lui  demander  s'il  croyait  qu'on  parviendrait  à  donner 
plusieurs  autres  directions  au  ballon  aérostatique. 
Voici  sa  réponse  :  La  chose  est  encore  dans  l'enfance, 
ainsi  il  faut  attendre-.  »  Tl  est  à  présumer  que  Casa- 

1.  Arch.  de  Dux. 

2.  Lettre  à  Léonard  Snetlage,  p.  35.  Il  se  pourrait  que  Casa- 
nova eût  arrangé  à  sa  manière,  pour  se  donner  le  plaisir  de  jouer 
un  rôle,  le  passage  suivant  qu'il  avait  pu  lire  dans  le  Mercure  : 
it  M.  Franklin  a  fait  une  excellente  réponse  à  ceux  qui  ne  ces- 


DERNIÈRES    AVENTURES.  423 

nova  a  voulu  parler  de  rAcadémie  des  Sciences  et 
de  sa  séance  du  22  novembre,  à  laquelle  en  effet 
assistait  Condorcet,  et  où  la  compagnie  entendit  le 
rapport  d'un  de  ses  membres,  le  marquis  d'Ar- 
landes,  qui  la  veille,  s'était  enlevé  le  premier  avec 
Pilàtre  du  Rozier  dans  le  ballon  des  Montgolfier  \  Si 
l'on  possédait  les  deux  derniers  volumes,  vraisem- 
blablement écrits,  des  Mémoires,  peut-être  y  trouve- 
rait-on de  curieux  détails  sur  ces  événements  et  peut- 
être  aussi,  ce  qui  n'eût  pas  laissé  d'être  piquant, 
l'opinion  personnelle  de  Casanova  sur  l'avenir  de 
l'aéronautique. 

Bref,  Casanova  ne  réussit  nullement  dans  ses 
entreprises.  D'autre  part,  François  songeait  à  quitter 
sa  femme  et  sans  doute  aussi  les  innombrables  créan- 
ciers qui  hurlaient  après  ses  chausses.  Tous  deux 
eurent  vite  fait  leur  plan.  Le  13  novembre,  l'ambas- 
sadeur vénitien  Dolfin  remit  à  Giacomo  un  passeport 
signé  par  le  ministre  Vergennes,  puis  les  deux  frères 
s'en  allèrent  vers  l'Allemagne. 

A  la  fin  du  mois,  ils  arrivaient  à  Francfort,  un  peu 
plus  tard  ils  étaient  à  Dresde,  hésitant  dès  lors  entre 


sent  de  répéter  :  à  quoi  cela  sera-t-il  bon?  Quelle  utilité  en 
retirera-t-on?  Messieurs,  répondit  le  profond  penseur,  c'est  un 
enfant  qui  vient  de  naître;  peut-être  fera-t-il  un  imbécile  ou  un 
homme  de  beaucoup  d'esprit.  Attendons,  pour  le  juger,  que 
son  éducation  soit  achevée  »  (Mercure,  septembre  1783,  p.  178). 
1.  Bibliolli.  de  l'Institut.  Procès  verbaux  manuscrits  de  l'Aca- 
démie. (In  fol.  Z  201).  Cf.  le  rapport  de  plusieurs  académiciens 
sur  la  machine  aérostatique,  dans  ViJisi.  de  l'Ac.  des  Se.,  année 
1783,  p.  .5-23.  Franklin  avait  signé  le  procès-verbal  de  cette 
expérience  mémorable  {Mercure,  nov.  1783,  p.  232). 


424  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

Berlin,  Saint-Pétersbourg  et  Vienne.  Finalement, 
leur  choix  se  porta  sur  la  capitale  autrichienne,  oii  ils 
pénétraient  tous  les  deux  le  15  décembre.  François, 
vite  entré  dans  la  laveur  du  prince  Kaunitz,  s'y  fixa. 
Quant  à  Jacques,  il  en  repartit  aussitôt  pour  Prague, 
repassa  à  Dresde,  peut-être  à  Berlin.  De  retour  à 
Vienne  vers  la  mi-février  1784,  il  entra  comme  secré- 
taire au  service  de  l'ambassadeur  Foscarini.  Il  y  avait 
plus  d'un  an  qu'il  menait  une  vie  relativement  pai- 
sible, fréquentant  la  société,  publiant  un  petit  livre  S 
s'enflammant  pour  une  jeune  personne,  qu'il  faillit 
même  épouser,  lorsque  Foscarini  vint  à  mourir  2,  et 
tout  fut  à  recommencer. 

Désemparé,  il  demanda  en  vain  au  général  Fabris, 
un  des  compagnons  de  sa  jeunesse,  d'entrer  à  son 
service,  puis  il  songea  à  se  faire  moine.  Eniin,  il  se 
dirigeait  vers  Berlin,  espérant  y  trouver  une  place  à 
l'Académie,  quand  un  grand  seigneur  bohém.ien.  un 
peu  extravagant  et  qui  donnait  dans  les  sciences 
occultes,  l'arrêta  à  Teplitz  et  le  conduisit  à  Dux,  pour 
lui  confier  sa  belle  bibliothèque^. 

Les  aventures  de  Casanova  étaient  finies. 

1.  Lettre  hislorico-critique  sur  un  fait  connu  dépendant  d'une 
cause  peu  connue,  adressée  au  duc  de...,  Hambourg  (Vienne), 
178'4,  à  propos  de  l'aTenturier  Zannovich  (voir  A.  Ravà,  Le  opère 
pubblicate  da  Giacomo  Casanova,  Marzocco,  9  octobre  1910). 

2.  Le  2.3  avril  1785. 

3.  Sur  tout  cela,  voir  la  correspondance  Lamberg-Opiz,  con- 
servée à  la  Bibliothèque  de  Prague,  et  citée  par  Ravà,  Lettere  di 
donne.  Voir  aussi  G.  Casanova.  Correspondance  avec  J.-F.  Opiz, 
publ.  par  Khôl  et  Pick,  Leipzig,  1913,  2  vol.  in-8. 


CHAPITRE    XXVI 


LE     DIABLE      ERMITE.      LA     VIEILLESSE 
ET     LA     MORT     EN     BOHEME. 


Au  milieu  du  massif  montagneux  de  l'Erzgebirge, 
au  nord  de  la  Bohême,  et  non  loin  de  Teplitz,  où 
déjà  de  nombreux  baigneurs  venaient  à  la  belle  saison, 
la  demeure  seigneuriale  de  Dux  dominait  de  sa  masse 
imposante  les  maisons  du  bourg,  s'ouvrant  d'un 
côte  sur  la  place,  de  l'autre  sur  les  allées  d'un  parc 
peuplé  de  grands  arbres. 

Le  seigneur  de  Dux,  Joseph-Charles-Emmanuel  de 
A'N  aldstein-Wartenberg,  chambellan  de  Sa  Majesté 
Impériale  et  Royale,  écuyer  tranchant  du  royaume  de 
Bohême  et  descendant  du  grand  Wallenstein,  était 
l'aîné  des  onze  enfants  d'Emmanuel-Philiberl,  comte 
de  Waldstein,  mort  en  1775,  et  de  Marie-Thérèse, 
princesse  de  Liechtenstein.  Très  personnel  et  très 
volontaire   dès    sa   jeunesse,    désordonné    dans    ses 

24. 


420  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

affaires,  joueur  imprudent,  amateur  passionné  de 
chevaux  et  de  courses,  il  n'était  pas  encore  devenu, 
à  trente  ans,  un  homme  raisonnable.  Sa  mère,  qui 
avait  été  heureuse  à  Dux,  et  qui,  vivant  maintenant  à 
Vienne,  se  souvenait  tristement  de  ses  bonnes  années, 
se  désolait  que  son  fds,  «  avec  sa  belle  àme  »,  ne  sût 
pas  se  détacher  d'occupations  «  si  peu  analogues, 
écrivait-elle  dans  un  français  hésitant,  aussi  à  son 
esprit  qu'à  sa  naissance  ».  Que  ce  «  feudatario 
tedesco  »  pût  s'intéresser  aux  sciences  et  protéger  les 
gens  de  lettres,  cela  paraissait  miraculeux  aux  amis 
italiens  de  Casanova.  De  fait,  les  fonctions  de  biblio- 
thécaire du  château  de  Dux  ressemblaient  fort  à  une 
sinécure;  ainsi  sans  doute  le  comte  de  AA  aldstein 
avait-il  entendu  déguiser  l'aumône  que,  dans  sa  géné- 
rosité junévile,  il  avait  cru  devoir  faire  au  vieux 
coureur  d'aventures,  dont  la  verve  toujours  prompte 
et  les  connaissances  bizarres  l'avait  séduit.  C'est  une 
justice  à  rendre  à  Casanova  qu'il  n'a  pas  été  ingrat 
pour  son  maître.  Il  vante  ses  belles  qualités,  l'appelle 
son  Mécène,  écrit  pour  lui,  dans  les  grandes  circons- 
tances, de  belles  lettres  en  français,  lui  dédie  plusieurs 
de  ses  ouvrages,  et  cherche  des  débouchés  pour  les 
draps  de  ses  fabriques. 

Lorsque  Waldstein  était  à  Dux,  la  vie  était  belle 
pour  Casanova.  Il  s'asseyait  chaque  jour  à  la  table 
seigneuriale,  ce  qui  flattait  infiniment  son  orgueil, 
tout  en  lui  permettant  de  satisfaire  un  appétit, 
demeuré  robuste,  et  une  gourmandise  invétérée.  Il 
était  de  toutes  les  fêtes,  et  se  frottait  voluptueuse- 


LE    DIABLE    ERMITE.  427 

ment  à  ce  luxe  princier,  à  ces  manières  de  la  bonne 
compagnie,  où  il  retrouvait  comme  le  parfum  des 
élégances  françaises,  dont  le  souvenir  lui  était  cher. 
L'esprit  naturel,  qui  ne  l'avait  point  abandonné,  la 
sûreté  de  sa  merveilleuse  mémoire,  le  charme  irrésis- 
tible qu'il  mettait  à  conter  d'innombrables  anecdotes 
en  faisaient  le  héros  de  ces  réunions  mondaines.  Il 
avait  besoin  de  briller  pour  trouver  encore  du  goût  à 
l'existence.  Il  brillait,  il  était  heureux. 

Mais  une  fois  les  lustres  éteints,  les  salons  fermés, 
le  maître  reparti  pour  ses  continuels  voyages,  et  le 
château  retombé  dans  sa  froide  solitude,  tout  chan- 
geait. Adieu  les  hommages  flatteurs,  les  propos  spiri- 
tuels, les  causeries  familières,  les  souvenirs  retrouvés, 
le  sourire  et  le  parfum  des  femmes!  Casanova  savait 
à  peine  l'allemand,  le  tchèque  bien  moins  encore,  et 
sa  méfiance  naturelle,  son  amour-propre  toujours  sous 
les  armes  s'exaspéraient  dans  un  milieu  hostile.  On 
ne  l'aimait  pas.  Ses  airs  de  hauteur  déplaisaient,  ses 
succès  n'étaient  pas  compris  ou  étaient  tournés  en 
ridicule.  «  Il  a  parlé  allemand,  disait  le  prince 
de  Ligne,  on  ne  la  pas  entendu;  il  s'est  fâché,  on  a 
ri.  Il  a  montré  de  ses  vers  français,  on  a  ri.  Il  a  ges- 
ticulé en  déclamant  de  ses  vers  italiens,  on  a  ri.  Il  a 
fait  la  révérence  en  entrant,  comme  Marcel,  le  fameux 
maître  de  danse  le  lui  avait  appris  il  y  a  soixante  ans, 
on  a  ri.  Il  a  fait  le  pas  grave  dans  son  menuet  à 
chaque  bal,  on  a  ri.  11  a  mis  son  plumet  blanc,  son 
droguet  de  soie  doré,  sa  veste  de  velours  noir  et  ses 
jarretières  à  boucles  de  strass  sur  des  bas  de  soie  à 


428      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

rouleau,  on  a  ri.  Cospetio,  disait-il,  canaille  que  vous 
êtes!  Vous  êtes  tous  des  Jacobins!  '  » 

Casanova  sentait  partout  des  ennemis  et  ne  se 
trompait  guère.  Le  syndic  Loser,  le  médecin  O'Reilly, 
l'intendant  Feltkircliner,  le  courrier  Wiederholt, 
Caroline  la  lingère,  le  cuisinier,  le  portier,  les 
paysans,  autant  d'êtres  grossiers,  méchants,  ignares, 
dont  le  seul  but  —  il  se  l'imaginait  du  moins  — 
était  de  l'espionner,  de  le  baiouer,  de  lui  tendre  des 
pièges,  de  lui  nuire  enfin  de  toutes  les  manières 
auprès  du  comte  de  Waldstein.  Un  jour,  «  la  sotte 
fille  qui  lo  sert  »  met  le  désordre  dans  ses  papiers  et 
en  brûle  un  certain  nombre,  sous  prétexte  qu'ils  sont 
usés,  grilTonnés,  plein  de  ratures,  et  que  le  papier 
blanc,  bien  propre,  doit  lui  être  autrement  précieux. 
L'intendant  Feltkirchner  a  intrigué  contre  lui  auprès 
du  comte;  il  lui  a  fait  des  ennemis  de  l'inspecteur  et 
des  autres  employés  du  château;  si  l'infâme  Wieder- 
holt a  eu  l'audace  d'arracher  le  portrait  de  Casanova 
de  l'un  de  ses  ouvrages  pour  le  placarder  ignominieu- 
sement aux  cabinets  avec  une  légende  ordurière, 
c'est  à  l'instigation  de  Feltkirchner;  si  le  même 
Wiederholt  l'a  bousculé  violemment  au  coin  dune 
rue,  qui  donc  l'a  conseillé,  sinon  Feltkirchner?  Et 
Casanova  de  se  répandre  en  plaintes  amères  et  en 
invectives  enllammées.  «  Exilé,  isolé  parmi  les 
barbares  de  Dux  »,  il  écrit  ses  malheurs  à  la  mère  de 
son  maître  et  se  venge  en  jetant  sur  le  papier  tout  ce 

1.  Prince  de  U^ac,  Mém.  el  Mrl.  historiques,  IV,  1828,  p.  291-4. 


LE    DIABLE    ERMITE.  429 

que  lui  inspire  la  colère.  De  là  ces  lettres  à  Fellkir- 
chner.  jamais  envoyées  sans  doute,  «  par  son  meilleur 
ami  Jacques  Casanova  de  Seingalt  »,  mélange 
singulier  de  grossièreté,  d'emportement  et  de  comique 
involontaire'.  De  là  aussi  ce  dialogue  avec  O'Reilly, 
médecin  à  Oberleutensdorf,  de  qui  l'ignorance, 
l'avarice,  la  stupidité  sont  pour  notre  Vénitien  un 
abondant  sujet  de  sarcasmes  -. 

Mais  les  vrais  ennemis  de  Casanova  dans  ce  qu'il 
appelle  quelque  part  le  Chantilly  bohémien,  ce  sont 
la  vieillesse  et  la  solitude.  De  temps  en  temps,  il 
cherche  à  s'évader  de  lui-même  et  de  l'entourage, 
un  peu  trop  béotien,  qui  lui  pèse.  Il  va  à  Prague, 
à  Vienne,  à  Dresde,  à  Leipzig,  s'efForçant  de  retrou- 
ver d'anciens  amis,  de  renouer  des  relations  avec  sa 
famille.  Il  ne  tarde  pas  à  revenir  au  bercail,  avec  la 
conviction,  chaque  fois  plus  décevante,  que  les  temps 
sont  accomplis,  et  cette  comparaison  dont  il  se 
donne  à  lui-même  le  spectacle,  de  ce  qu'il  a  été  et  de 
ce  que  la  vieillesse  a  fait  de  lui,  n'est  pas  la  moindre 
de  ses  tristesses.  Parfois  cependant,  quelques  visites 
lui  rendent  un  peu  d'espoir  et  de  confiance.  C'est  le 
prince  de  Ligne,  parent  du  comte  de  Waldstein,  qui, 
venant  presque  chaque  année  prendre  les  eaux  de 
Teplitz,  en  profite  pour  mettre  Casanova  sur  ses 
sujets  favoris  et  passe  avec  lui,  à  causer  librement, 

1.  Publiées  au  tome  VIII  de  Féditioii  Garnier.  Faulhircher  est, 
bien  entendu,  une  mauvaise  lecture. 

2.  Passe-temps  de  Jacques  Casa/iot-a  de  Seingalt  pour  le  car- 
naval de  Van  1702  dans  le  bourg  d' Oberleutensdorf,  ms.  de  Dux, 
publié  par  G.  Kahn  dans  la  Vogue,  1886. 


430      JACQUES  CASANOVA,  VENITIEN. 

des  heures  trop  vite  écoulées.  C'est  Lorenzo  Da 
Ponte,  le  librettiste  de  Mozart  S  habile,  comme  Casa- 
nova, aux  jeux  littéraires,  qui  arrive  avec  sa  femme, 
aussitôt  ébaubie  par  la  verve  et  la  faconde  de  l'éton- 
nant vieillard.  Rares  moments  de  joie  et  d'expansion 
dans  une  existence,  dont  l'actuelle  monotonie  ne 
s'accentue  que  trop  par  la  comparaison  avec  le  passé! 
Heureusement,  au  cours  de  ses  voyages  à  travers 
l'Europe,  Casanova  avait  lié  un  grand  nombre  de 
relations  scientifiques  et  littéraires.  A  les  entretenir, 
il  passa  de  longues  et  charmantes  heures.  D'un  peu 
partout,  d'Italie,  de  France,  d'Angleterre,  de  Russie, 
d'Autriche  et  d'Allemagne  lui  arrivaient  des  lettres 
d'écrivains,  de  savants,  d'hommes  d'Etat,  d'aventu- 
riers et  de  bas-bleus;  il  y  répondait  en  conscience  et 
les  conservait  précieusement.  Il  ne  faut  point  songer 
à  énumérer  ces  nombreux  correspondants,  dont  les 
uns,  comme  le  comte  Lamberg,  André  Memmo, 
l'ami  de  jeunesse  de  Casanova,  devenu  l'un  des  plus 
hauts  personnages  de  la  République  de  Venise, 
Da  Ponte,  qui,  avant  d'aller  mourir  à  New-York  en 
1838,  promenait  à  travers  l'Europe  son  humeur 
aventureuse,  étaient  pour  notre  héros  des  amis  de 
longue  date,  plus  ou  moins  sûrs  et  fidèles,  dont  les 
autres,  attirés  par  sa  réputation  de  savoir  et  d'esprit, 

1.  Sur  Da  Ponte,  né  à  Ceneda  en  1749,  mort  à  New-Yoric  en 
1838,  auteur  du  Mariage  de  Figaro  (178G)  et  de  Don  Juan  (1787), 
et  dont  les  Mcmoires,  parus  à  îS'ew-York,  ont  été  traduits,  ou 
plutôt  adaptés  en  français  par  D.  de  La  Chavanne,  voir  Angelo 
Marcbesan,  Délia  vila  c  délie  opère  dl  Lorenzo  Da  Ponte,  Trévise, 
1900,  in-S». 


LE    DIABLE    FRMITE.  431 

lui  adressaient  des  hommages  ou  lui  réclamaient  des 
conseils.  Tous  ou  presque  tous  sont  des  hommes  de 
mérite.  Tel  lui  soumet  des  essais  littéraires,  tel  autre 
le  consulte  sur  des  problèmes  scientifiques  ou  philo- 
sophiques, tel  autre  encore  lui  envoie  des  nouvelles 
de  la  grande  Révolution  de  France  ou  de  la  marche 
en  Lombardie  et  en  \énétie  de  l'armée  de  «  Buona- 
parte  ^  » . 

Répondre  à  tous  ces  correspondants,  dont  il  avait 
la  confiance  et  l'estime,  était  donc  pour  Casanova 
une  joie  et  une  consolation  véritables.  Mais  il  voulait, 
et  surtout,  être  imprimé.  «  Gardez-vous  des  libraires, 
lui  avait  dit  Voltaire,  lors  de  la  fameuse  entrevue  de 
1760  :  ce  sont  des  forbans  plus  redoutables  que  ceux 
du  Maroc.  — Je  n'aurai  affaire  à  eux,  avait-il  répondu, 
que  quand  je  serai  vieux.  —  Alors,  ils  seront  la 
plaie  de  votre  vieillesse.  »  Jamais  prophétie  ne  s'est 
mieux  réalisée. 

Le  premier  ouvrage  dont  Casanova  paraît    s'être 

1.  Pompeo  Molmenti,  Carieggio  Casanoriano,  dans  l  Arc/iicio 
storico  italiano,  cinquième  série,  tomes  45  à  48,  années  1910- 
1911  (publication  de  nombreuses  lettres  adressées  par  divers 
correspondants  à  Casanova).  —  Aldo  Ravà,  Letterc  di  donne, 
Venise,  1912,  traduit  en  allemand  et  complété  par  G.  Gugitz 
(tome  XIV  de  l'édition  Gonradj.  —  Aldo  Ravà  et  G.  Gugitz,  Gia- 
como  Casanni-a,  Briefwechsel,  Munich  et  Leipzig.  1913  (tome  XV 
de  l'édition  Conrad),  publication  en  allemand  de  128  lettres  ou 
brouillons  de  lettres,  françaises  ou  italiennes,  écrites  par  Casa- 
nova. —  Octave  Uzanne,  publication  dans  le  Livre,  1889,  de 
lettres  adressées  à  Casanova  par  le  prince  de  Ligne  et  par  le 
comte  Kœnig.  —  P.  Molmenti,  Letterc  inédite  dcl  patrizio 
P.  Zaguri  a  Giacomo  Casanova,  Venise,  1912,  in-S'\  —  F.  Khôl 
cl  0.  Pick,  Giacomo  Casanova.  Correspondance  avec  J.-F.  Oipz, 
Leipzig,  1913,  2  vol.  in-8°. 


432  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEiN. 

occupé  en  Bohême,  et  grâce   auquel  il  se  croyait  sûr 
d'élever  à   son  nom  un  monument  impérissable,  est 
une  sorte   de  roman  scientificjue,    dans   le   genre  de 
ceux  que   devait  publier  un   siècle  plus    tard  notre 
Jvdes  Verne,  mais  avec  beaucoup  plus  de  prétentions 
scientifiques  et    philosophiques.    L' Icosaméron,   ou 
Histoire   cVEdoiiard    et   d'ElisabetJi,  qui  passèrent 
quatre-vingt-un    ans    chez    les   Mégamicres,   habi- 
tans  aborigènes  du  Protocosme  dans  Cintérieur  de 
notre  globe,  fut  imprimé  à  Prague  en  1788  aux  frais 
de    l'auteur  ^    Casanova   était   parvenu    à    recueillir 
335   souscriptions,    mais  il    comptait   aussi    sur  la 
vente.     Malheureusement,     le    libraire     de    Leipzig, 
chargé  d'écouler  l'édition  de  cette  rapsodie  à  peu  près 
illisible,    se  désintéressa  complètement  d'une  tâche, 
d'ailleurs  ingrate,    et  notre  auteur  en   fut  pour    ses 
récriminations. 

Les  questions  mathématiques  préoccupaient  aussi 
beaucoup  Casanova.  Il  avait  poussé  fort  loin  ses 
études  de  ce  côté.  Les  rares  lecteurs  de  trois  introu- 
vables brochures  et  feuilles  volantes,  imprimées  à 
Dresde  en  1790,  la  Solution  du  problème  déliaque 
et  ses  deux  Corollaires  -,  s'accordent  à  dire  que  l'au- 
teur a  su  introduire  dans  l'examen  de  ces  problèmes 

1.  Voir  un  article  de  Lorédan  Larcliey  dans  le  Bibliophile 
f/ançois,  III,  186G,  p.  314.  Il  n'y  a  qu'un  très  vague  rapport 
entre  l'ouvrage  de  Casanova  et  le  Voyage  au  Centre  de  la  terre. 
Jules  Verne  n'avait  certainement  pas  lu  Vicosnmcron,  comme  l'a 
cru  P.  Molmcnti  (Arcliiino  storico  italiaiw).  Cf.  L.  Dépret  {Illus- 
tration, 3  mars   1877). 

2.  Démonstration  géométrique  de  la  duplication  du  cube  et 
Corollaire  à  la  duplication  de  l'hexaèdre. 


LE    DIABLE    ERMITE.  433 

ardus  une  vivacité  et  un  esprit  qui  en  rendent  l'exposé 
agréable  à  lire,  même  pour  les  profanes.  Lui-même 
assure  quelque  part  que  la  Solution  du  problème 
dèliaque  lui  valut  l'applaudissement  de  plusieurs 
académies  et  une  montre  d'or,  cadeau  de  l'Electeur 
de  Saxe.  Mais  les  spécialistes  se  contentent,  je  crois, 
de  lui  accorder  l'hommage,  dû  au  courage  malheu- 
reux ' . 

Quant  aux  travaux  manuscrits  de  Casanova,  ils 
sont  légion,  et  il  faut  se  contenter  d'en  donner  ici 
un  aperçu  extrêmement  sommaire.  Notre  homme 
avait  la  fureur  d'écrire.  Prose  et  poésie,  philosophie 
et  morale,  religion  et  politique,  il  dit  son  mot  sur 
toutes  choses,  et  souvent  sans  sobriété.  Dans  V Esprit 
de  ricosamé?-on,  il  explique  longuement  le  but  de 
son  ouvrage  :  «  instruire  sans  pédanterie,  plaire 
sans  médire  et  sans  exciter  les  passions  qui  égarent 
la  vertu;  me  faire  connaître  au  monde  mon  contem_ 
porain,  qui  bientôt  deviendra  ma  postérité,  pour  un 
homme  qui  aime  les  bonnes  mœurs  ».  Une  Confuta- 
tion  (sic)  de  deux  articles  diffamatoires  publiés 
dans  les  gazettes  littéraires  allemandes  de  léna  lui 
sert  de  prétexte  à  défendre  le  même  Icosamèron  et 
\  Histoire  de  ma  fuite,  maltraités  par  un  critique, 
ainsi  qu'à  faire  étalage  d'innombrables  lectures  et  à 

1.  Ch.  Henry,  Les  connaissances  matitt'matiques  de  Jacques 
Casanova,  p.  26-27.  Comme  autres  ouvrages  de  Casanova, 
imprimés  pendant  le  séjour  à  Dux,  il  faut  citer,  outre  l'Histoire 
de  ma  fuite,  dont  il  sera  question  plus  loin,  le  Soliloque  d'un 
penseur,  imprimé  à  Prague,  en  1786,  où  Casanova  parle  en 
termes  fort  curieux  de  Saint-Germain  et  de  Cagliostro. 


434  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

rappeler  d'intéressants  souvenirs  personnels.  De  quoi 
n'est-il  pas  question  dans  Y  Essai  de  critique  sur  les 
mœurs,  sur  les  sciences  et  sur  les  arts,  où,  dans  le 
cours  de  vingt- neuf  chapitres,  la  morale,  l'histoire 
naturelle,  la  politique,  la  logique,  la  chimie,  la  méca- 
nique, l'astronomie,  la  théologie,  la  poésie,  l'art,  les 
belles-lettres  sont  mis  tour  à  tour  sur  le  chantier?  Il 
n'est  pas  jusqu'à  l'abolition  de  la  peine  de  mort  qui 
ne  passionne  Casanova,  et  sur  laquelle  il  ne  se  croie 
tenu  de  dire  son  sentiment.  Dans  les  Rêveries  sur  la 
mesure  moyenne  de  notre  année  selon  la  ré  forma- 
tion grégorienne,  il  revient  sur  des  questions  dont  il 
avait,  longtemps  auparavant,  entretenu  la  grande 
Catherine.  Enfin,  il  adresse  à  l'empereur  Joseph  II, 
sous  forme  de  lettre,  une  Lucubration  (sic)  sur 
V usure,  oii  se  fait  jour  vine  expérience  personnelle, 
sur  laquelle,  il  faut  bien  le  dire,  l'auteur  se  gardait 
de  donner  des  éclaircissements  complets. 

Le  mathématicien  et  le  philosophe  ne  faisaient  tort 
ni  au  poète  ni  à  l'auteur  dramatique.  Dans  la  ferveur 
de  sa  reconnaissance  pour  le  châtelain  de  Dux,  il 
avait  commencé  V Albertiade,  «  poème  épico-tragique 
en  italien,  en  octave  rime,  dans  le  style  du  Tasse  », 
où  il  comptait  célébrer  en  douze  chants  la  gloire 
d'Albert,  comte  de  Waldstein,  tué  à  Egra  le  15  fé- 
vrier 1634  par  deux  capitaines  écossais  du  régiment 
de  Buttler.  Eupolcmo  Pantasscna  —  c'est  le  nom 
arcadien  de  Casanova  —  méditait  aussi  //  Plébiscita 
fatale,  drame  héroï-comique,  Il  collerico,  comédie 
en  musique,  Tetide  e  Peleo,  tragédie,  Ulisse  e  Ci/ce, 


LE    DIABLE    ERMITE.  435 

ballet  mimé,  mais  il  semble  bien  n'avoir  écrit  que  des 
fragments  de  ces  ouvrages.  La  seule  pièce  qu'il  ait 
achevée  à  Dux,  c'est  le  Polémoscope,  dédié  à  la 
princesse  Glary,  et  dont  la  lecture  est  fort  ennuyeuse. 

S'il  faut  en  croire  une  lettre  de  Da  Ponle  à  Casa- 
nova, le  jeune  comte  de  W'aldstein  aurait  joué  un  rôle 
dans  deux  épisodes  tragiques  de  la  Révolution  fran- 
çaise, en  essayant  d'abord  de  favoriser  la  fuite  de 
Louis  XVI,  puis  de  sauver  la  princesse  de  Lamballe. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Casanova  suivit  passionnément  tous 
les  événements  qui  se  déroulèrent  en  France  à  partir 
de  1789,  lui  fournissant  une  abondante  matière  de 
réflexions  historico-liltéraires. 

11  avait  admiré  jadis  ce  que  Jules  Janin  appelle  la 
France  élégante  et  croulante  de  madame  de  Pompa- 
dour,  et  fait  dans  ses  écrits  l'éloge  d'Antoinette 
Poisson,  la  «  dame  la  plus  avenante  du  royaume  », 
et  de  Choiseul,  qui  réunissait  à  ses  yeux  tous  les 
talents  de  l'homme  d'Etat.  11  avait  été  frappé  en 
France  de  la  décence  du  clergé,  de  la  probité  des 
avocats,  du  génie  des  cuisiniers;  aux  gens  de  police 
seulement  il  avait  gardé  rancune,  et  pour  cause.  Les 
français,  gais,  aimables,  polis,  courageux,  il  les  avait 
aimés,  malgré  leur  pétulance,  leur  légèreté,  leur 
amour  de  l'argent,  leur  vanité.  Ses  attaques  passion- 
nées contre  Voltaire  et  Rousseau  ne  l'empêchaient 
pas  de  s'incliner,  dans  son  for  intérieur,  devant  le 
rayonnement  de  la  littérature  française,  qu'il  connais- 
sait infiniment  mieux  que  la  plupart  de  ses  compa- 
triotes. Mais  la  Révolution  le  jeta  dans  une  véritable 


436  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

fureur  contre  les  choses  et  les  gens  de  France.  S  il 
n'avait  que  pitié  pour  le  malheureux  Louis  XVI, 
mort,  dit-il,  «  par  sottise  »,  il  professait  un  mépris 
profond  pour  les  émigrés,  pusillanimes  et  pervers, 
«  qui  sont  venus  promener  leur  orgueil  et  leur  honte 
chez  l'étranger  ».  —  «  Que  deviendra  la  France?  Je 
ne  puis  le  dire;  mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'un  corps 
acéphale  ne  peut  avoir  qu'une  durée  éphémère,  car 
c'est  dans  la  tête  qu'est  logée  la  raison.  »  A  Mirabeau, 
à  Robespierre,  à  1'  «  infâme  »  Convention  il  avait 
voué  une  haine  vigoureuse,  et  même  au  peuple  fran- 
çais tout  entier,  qu'il  appelle  maintenant  «  le  peuple 
le  plus  ingrat,  le  plus  frivole  et  le  plus  cruel  »,  Ces 
sentiments  se  retrouvent  dans  ses  Relierions  sur  la 
Révolution  française,  offertes  par  lui  à  la  princesse 
Clary,  dans  une  foule  d'autres  petits  écrits  conservés 
à  Dux,  dans  ses  lettres  de  cette  époque  (en  janvier  1790, 
il  se  réjouit  d'apprendre  la  nouvelle,  erronée  du 
reste,  de  la  mort  de  Mirabeau,  écrivain  infâme,  chef 
des  rebelles  assassins  qui  ont  détrôné  le  roi  très 
chrétien,  et  regrette  de  n'avoir  pu  le  tuer  de  sa 
propre  main),  enfin  dans  sa  Lettre  à  Léonard  Snet- 
lage\  son  dernier  ouvrage,  réponse  à  un  docteur 
prussien,  auteur  d'une  sorte  de  recueil  des  néolo- 
gismes  introduits  par  la  Révolution  dans  la  langue 
française".    ÏN'avait-il  pas  écrit,  au  surplus,  en  cent 

1.  La  Lettre  à  Snctlagc  a  ctt;  réimprimée,  d'après  l'exemplaire 
de  Dresde,  par  les  soins  du  D'  Guède. 

2.  Y.  Oltmann,  Jakob  Casanova  von  Seingalt,  1899  (éiiuméra- 
tion  très  incomplète  des  ouvrages  imprimés  et  manuscrits  de 
Casanova).  —  Mahler,    Catalogue  des   ntaniiscrlls    de    Casanora 


LE    DIABLE    ERMITE.  437 

vingt  pages  iii-folio,  une  Lettre  à  Robespierre,  qui 
s'est  malheureusement  perdue'? 

Si  les  travaux  littéraires  et  le  désir  de  se  tenir  au 
courant  de  toutes  les  nouveautés  européennes  ne 
suffisaient  pas  à  occuper  l'activité  intellectuelle  du 
vieil  homme  et  sa  curiosité  toujours  en  éveil,  il  lui 
restait  une  ressource  inépuisable,  qui  était  de  revivre 
par  la  pensée  son  existence  si  remplie  d'aventures. 
Quand  il  passait  dans  les  rues  de  la  petite  ville, 
grommelant  à  demi -voix,  suivant  son  habitude,  les 
gens  de  Dux  ne  voyaient  en  lui  qu'un  vieillard  bâti 
en  hercule,  à  la  longue  figure  osseuse,  au  front  haut 
et  légèrement  fuyant,  à  la  bouche  amère,  au  teint 
africain,  aux  grands  yeux,  dont  le  regard  avait  un 
éclat  et  une  fixité  inquiétants-.  Ils  ne  pouvaient  pas 

conservés  à  Dux  en  Bohême.  Revue  des  Blbliotlièques,  XV,  l'JO.j, 
p.  4-3-54  (erreurs  sur  les  noms  propres).  —  G.  Kahn,  publication 
fie  divers  travaux  de  Casanova,  et  en  particulier  du  Polémoscopc, 
dans  la  Vogue,  1886  et  années  suivantes  —  0.  Uzanne,  Casanova 
inédit,  dans  le  Livre,  1887.  —  Aldo  Ravà,  Studi  casanoviani  a 
Dux,  Il  Casanova poeta.  Le  opère pubblicate  da  Giacomo  Casanova 
(Marzocco,  18  sept.,  9  et  23  octobre  1910);  La  Musa  dialettale 
di  Giacomo  Casanova,  Venise,  1911  (extr.  de  VAteneo  Veneto, 
ann.  XXXIV,  fasc.  3,  mai-juin  1905).  —  Charles  Henry,  Les 
connaissances  malliématiques  de  Jacques  Casanova  de  Seingali. 
—  B.  Marr,  Catalogue  inédit  des  papiers  de  Casanova  à  Dux, 
obligeamnient  communiqué  par  M.  Uzanne. 

1.  G.  Casanova.   Corresp.  avec  Opiz,  II,  p.  24. 

2.  Voir  le  portrait  de  Casanova  à  soixante-trois  ans,  en  tête 
de  VIcosaméron  :  JACOB  :  HIERON  :  CHASSAN.-EVS  : 
VENETUS  :  ANNO  :  .ET  :  SV.E  :  LXIII,  avec  la  légende  : 

Altéra  nunc  rerum  faciès,  me  quero,  nec  adsum. 

Non  sum  qui  fueram,  non  putor   esse  :  fui. 
«  Ce  serait  un  bien  bel  homme,  s'il  n'était  pas  laid  »,  écrivait 
le  prince  de  Ligne  dans  une  page  souvent  citée  fportrait  à\-iveji- 
turos). 


438  JACQUES    CASANOVA,    VENITIEN. 

comprendre  à  quoi  pensait  cet  homme,  et  avec  quels 
interlocuteurs  invisibles  il  conversait  avec  tant  de 
feu.  Sa  mise  était  si  étrange,  son  visage  si  ténébreux 
et  chagrin,  sa  réputation  de  coureur  de  filles  si  fâcheu- 
sement établie,  ses  monologues  si  insolites,  que  les  pas- 
sants s'écartaient  de  son  chemin,  et  que  les  enfants, 
effrayés,  s'enfuyaient  à  toutes  jambes.  Lui,  comme 
absent,  ruminait  son  passé,  auprès  duquel  le  présent 
ne  lui  paraissait  que  mélancolie  et  tristesse.  Vieux 
et  cassé,  il  ne  se  décidait  pas  à  oublier  l'âge  brillant 
011  tout  lui  semblait  facile,  oii  chaque  jour  lui 
apportait  des  jouissances  nouvelles,  qui  venaient 
s'ajouter  à  celles  de  la  veille  et  annoncer  celles  du 
lendemain.  Les  regrets  cuisants  de  ceux  qui  ne  savent 
pas  vieillir,  il  les  ressentait  avec  une  intensité  mala- 
dive, et  ne  se  déclarait  heureux  que  par  le  souvenir. 
Au  cours  de  sa  vie  errante,  on  lui  avait  demandé 
bien  souvent  de  raconter  l'épisode  le  plus  saillant  de 
ses  aventures,  l'extraordinaire  fuite  des  Plombs,  et 
jamais  il  ne  s'était  fait  prier,  sachant  que  le  succès 
récompensait  immanquablement  sa  complaisance  '. 
Mais  l'intérêt  de  cette  histoire  résidait  surtout  dans 
les  détails,  dont  le  récit  n'exigeait  pas  moins  de  deux 
heures  d'horloge.  Vieux,  édenté,  court  de  souffle, 
Casanova  dut  renoncer  bientôt  à  braver  la  fatigue 
physique  d'un  tel  efifort.  C'est  ainsi  qu'il  fut  amené 


1.  «  Tout  le  monde  fut  affamé  de  l'entendre  narrer  par  moi- 
même  pendant  trente-deux  ans,  dit-il  dans  un  manuscrit  encore 
inédit  de  Dux  [Cou filiation  de  la  Gazette  d'Icna),  dans  lesquels 
je  l'ai  peut-être  récitée  à  mes  amis  curieux  au  moins  nulle  fois.  » 


LE    DIABLE    ERMITE.  439 

à  faire  imprimer  à  Prague,  à  un  nombre  assez  res- 
treint d'exemplaires,  cette  Histoire  de  ma  fuite ^  qui, 
reprise  presque  sans  changements  clans  les  Mémoires, 
était  destinée  à  prendre  place  parmi  les  plus  curieux 
récits  d'évasions,  et  à  rendre  ainsi  presque  populaire 
le  nom  de  son  auteur'. 

Il  semble  bien  que  le  succès  de  ce  petit  ouvrage 
n'ait  pas  été  étranger  au  projet  formé  par  Casanova 
d'écrire  par  le  menu  V Histoire  de  sa  vie.  Ce  projet, 
d'ailleurs,  le  hantait  de  longue  date.  Il  avait  certaine- 
ment écrit  pour  lui,  au  jour  le  jour,  le  récit  de  quel- 
ques-unes de  ses  aventures  —  son  séjour  à  Constan- 
tinople,  son  entrevue  avec  Voltaire,  par  exemple  -  — , 
gardé  beaucoup  de  lettres,  noté  surtout  des  dates,  qui 
lui  permettaient  de  se  retrouver  dans  le  dédale  de  sa 
vie.  C'est  aussi  avec  un  plaisir  visible  qu'il  avait 
inséré  dans  la  Confntazione,  avec  l'histoire  de  Bet- 
tine  Gozzi,  sœur  de  son  maître  de  pension  de  Padoue, 
un  grand  nombre  de  souvenirs  et  d'observations,  rap- 
portés de  ses  divers  séjours  en  France,  émaillé 
VJstoria  délie  turholenze  délia  Polonia  de  ses  sou- 
venirs de  voyage  en  Pologne  et  en  Russie,  imprimé 

1.  Histoire  de  ma  fuite  des  prisons  de  la  République  de  Veiiise 
au'on  appelle  les  Plombs,  écrite  à  Diix  en  Bohème  Vannée  1787.  A 
Leipzig  [en  réalité  à  Prague]  chez  le  noble  de  Schonfeld,  1788, 
in-S",  avec  2  figures  gravées  par  Berka.  • —  Une  autre  édition, 
avec  le  sous-titre  :  Histoire  intéressante  et  instructive  pour  les 
jeunes  personnes  a  paru  à  Halle,  1797,  2°  éd.,  in-8°.  —  h'/fistoire 
de  ma  fuite  a  été  réimprimée  textuellement  par  M.  de  B[ordes] 
de  F[ortages],  Bordeaux,  1884,  et  traduite  en  italien  par  Salva- 
tore  di  Giacomo,  1912. 

2.  E.  Mola,  Fanfulla  delta  Domeniea.  k  août  1912,  cite  aussi 
d'autres  exemples.  On  en  pourrait  allonger  la  liste. 


440      JACQUES  CASANOVA,  VÉNITIEN. 

en  1780  à  Venise  un  long  et  curieux  récit  de  son 
fameux  duel  de  \arsovie,  parlé  dans  le  Scrudnio  de 
sa  mémorable  visite  à  Voltaire,  enrichi  V Icosaméron 
du  portrait  do  divers  personnages  rencontrés  dans 
les  casins  de  Venise,  les  cercles  de  Paris  et  de 
Londres,  les  assemblées  allemandes  ou  les  tertulias 
de  Madrid.  Autant  de  raisons  pour  qu'il  se  mît  d'un 
cœur  léger  à  l'ouvrage,  heureux  de  combattre 
ainsi  l'ennui,  lourde  maladie  qui,  dit-il,  le  tuait  en 
Bohême. 

Cette  formidable  rédaction,  Casanova  paraît  avoir 
songé  tout  d'abord  à  l'arrêter  à  l'époque  de  son 
retour  à  \enise  en  1774.  «  \ous  jugés  à  propos,  lui 
écrivait  son  ami  Opiz  le  26  juillet  1793,  de  ne  les 
pousser  (vos  Mémoires)  qu'à  la  cinquantième  année  do 
votre  Age,  puisque,  depuis  cette  époque,  la  période  de 
votre  vie  est  remplie  des  événements  tristes.  Je  ne 
saurais  désapprouver  cette  conduite  \  »  Il  paraît  bien 
cependant  que  l'aventurier  changea  d'opinion,  et  que 
le  titre  inscrit  par  lui  en  tête  de  son  manuscrit  : 
Histoire  de  ma  vie  jusqu'à  lan  1797  n'est  point 
trompeur-.  Casanova  eut  aussi  l'intention  de  brûler 
ses  Mémoires,  mais,  à  supposer  que  ce  projet  fût  bien 
arrêté  chez  lui,  des  interventions  amicales  l'en  détour- 


1.  G.  Casanova.  Corresp.  avec  Opiz,  I,  p.  130. 

2.  G.  Gugitz,  .Casanova  und  Joscf  Freilicrr  v.  Linden  (Duxer 
Zeitung,  19  juillet  1913).  Deux  cahiers  du  ms.,  le  1(3°  et  le  17', 
se  seraient  perdus.  Le  27  juillet  1792,  Casanova  écrivait  à  Opiz  : 
«  Je  suis  à  la  fin  de  mon  douzième  tome,  à  l'âge  de  quarante- 
sept  ans,  c'est-à-dire  à  l'année  72  de  ce  siècle  ■•  {Corresp,  avec 
Opiz,  I,  p.  95). 


LE    DIABLE    ERMITE.  441 

nèrent.  «  Dites  que  vous  les  avez  brûlés,  lui  écrivait 
plaisamment  le  prince  de  Ligne  ;  mettez-vous  au  lit  ; 
faites  venir  un  capucin,  et  qu'il  jette  quelques  rames 
de  papier  au  feu,  en  disant  que  vous  sacrifiez  vos 
ouvrages  à  la  \ierge  Marie.  » 

Cependant,  au  fur  et  à  mesure  que  les  pages 
succédaient  aux  pages,  les  cahiers  aux  cahiers,  Casa- 
nova les  faisait  lire  à  des  amis  privilégiés,  Jean 
de  Waldstein,  évêque  de  Seckau,  parent  de  son 
maître,  Opiz.  inspecteur  des  finances  à  Czazlau.  le 
prince  de  Ligne  enfin,  tout  heureux  d'y  rencontrer 
«  du  dramatique,  de  la  rapidité,  du  comique,  de  la 
philosophie,  des  choses  neuves,  sublimes  et  inimita- 
bles ».  Son  ouvrage,  il  le  savait,  était  «  d'une  nature 
qui  fait  passer  la  nuit  au  lecteur  »,  mais  le  ce  cynisme  » 
y  était  «  outré  »,  passant  les  bornes  que  la  conve- 
nance a  mises  à  l'indiscrétion.  Il  rougissait  de  n'en 
point  rougir,  et  se  contentait  de  cette  «  érubescence 
secondaire  ».  Néanmoins,  on  lui  conseillait  de  publier 
son  ouvrage,  Opiz  non  sans  l'engager  aie  «  nettoyer  », 
le  prince  de  Ligne  avec  plus  de  hardiesse  (gazez  vos 
plaisirs,  mais  ne  les  voilez  pas).  En  1797,  Casanova 
était  si  décidé  à  passer  outre,  qu'il  envoya  au  comte 
Marcolini,  de  Dresde,  le  manuscrit  de  son  premier 
tome,  à  condition  qu'il  voulut  bien  s'en  faire  l'éditeur, 
«  La  publication  de  ce  premier  tome,  lui  écrivait-il, 
vous  fera  connaître  la  destinée  des  suivants,  et  vous 
déterminera  à  les  faire  vivre  ou  à  les  brûler.  »  La  pré- 
face était  écrite,  prête  à  être  remise  à  l'imprimeur. 
Mais  le  comte  Marcolini  était  un  grave  et  officiel  per- 

'  25. 


442  JACQUES    CASANOVA,    VÉNITIEN. 

sonnage'.  Ses  hautes  fonctions  de  premier  ministre 
(lu  roi  de  Saxe  lui  imposaient  prudence  et  réserve.  Il 
dut  être  effrayé  par  la  crudité  des  récits  casanoviens 
et  par  la  liberté  qu'avait  prise  l'auteur  d'y  mettre  en 
scène  nombre  de  personnages  encore  vivants.  11  ne 
marqua  donc  que  peu  d'enthousiasme  à  les  ])atronner 
de  son  nom^. 

Sur  ces  entrefaites,  Casanova  tomba  malade.  Peu 
à  peu,  la  vieillesse  avait  insinué  son  poison  dans  son 
admirable  organisme.  A  regret,  il  dut  quitter  sa 
table  de  travail  et  ses  papiers,  vrai  trésor  qui,  disait- 
il,  «  me  rattache  à  la  vie  et  me  rend  la  mort  plus 
haïssable  ».  Pendant  sa  dernière  maladie,  il  trouva 
une  consolatrice  en  la  personne  d'Elise  von  der  Recke, 
curieux  type  de  femme,  intelligente,  mais  exaltée  et 
fortement  entachée  de  basbleuisme.  En  lui  annonçant 
la  visite  du  comte  de  Montboissier  et  de  sa  femme, 
fille  du  célèbre  Malesherbes  '',  elle  lui  procura  une 
dernière  joie.  Il  mourut  enfin,  le  4  juin  1798,  à 
soixante-treize  ans  '%  après  avoir  prononcé,   s'il  faut 

1.  O'Byrn,  Graf  Marcolini,  1877,  in-8". 

2.  Casanova,  on  s'en  souvient,  avait  de  la  famille  à  Dresde.  Sa 
sœur,  Marie-Madeleine,  y  avait  épousé  Peter  August,  maître  de 
clavecin.  Elle  eut  une  fille,  qui  épousa  Carlo  Angiolini.  C'est  ce 
dernier,  qui  vendit  en  1821  le  manuscrit  des  Mémoires  de  son 
oncle  par  alliance  à  la  maison  Brockhaus,  de  Leipzig  (F. -A. 
IJrockhaus,  sa  vie  et  ses  actes,  II,  p.  336  et  suiv.  ;  P.  Molmenti, 
Arch.  storico  ital.,  XLVIII,  p.  39,  41;  Fanfulla  délia  Domenica, 
22  mai  et  23  octobre  1910;  A.  Ravà,  Corne  fiuono  pubblicate  le 
Memorie  di  Giacomo  Casanova,  Marzocco,  13  novembre  1910). 

3.  Charles-Philippe-Simon  de  Montboissier-Beaufort  Canillac, 
et  Françoise-Pauline  de  Lamoignon-Malesherbes. 

k.  M.  Bernhard  Marr  a  publié  pour  la  première  fois  en  1895 
l'acte  de  décès  de  Jahob   Cassaneus,   Vcneziancr  {Inlenncdiaire, 


LE    DIABLE    ERMITE.  443 

en  croire  le  prince  de  Ligne,  ces  paroles  théâtrales  : 
«  J'ai  vécu  en  philosophe  et  je  meurs  en  chrétien.  » 
Dans  le  petit  cimetière  de  Dux,  on  peut  voir 
aujourd'hui,  enchâssée  dans  le  mur  de  la  chapelle 
Sainte-Barbe,  une  modeste  pierre,  sur  laquelle  de 
pieux  et  charitables  fidèles  ont  fait  graver,  il  n'y  a 
guère  plus  de  quinze  ans,  ces  simples  mots  : 

JAKOB    CASANOVA 

Venedig  1725 
Dux  1798. 

Du  tombeau  primitif,  qui  consistait,  au  dire  de  quel- 
ques vieillards,  en  un  socle  surmonté  d'une  petite 
croix  de  fer,  plus  de  tracée  Mais  on  conte —  c'est 
une  belle  légende  —  qu'au  bout  de  quelques  années 
la  croix  gisait  à  terre  et  que,  par  les  soirs  sans  lune 
où  le  vent  geignait  dans  les  arbres  du  cimetière,  les 
crocs  de  fer,  à  demi  cachés  dans  les  folles  herbes, 
agrippaient  au  passage  les  jupes  des  dévotes  terri- 
fiées. C'était  le  mystérieux  étranger  qui  sortait  de  sa 
tombe  et  tentait  de  renouveler  ses  exploits  amoureux. 


XXXI,  20  juin  1895,  col.  655-658).  Ottmann  a   reproduit  en  fac- 
similé  (p.  98-99),  la  page  entière  du  registre  des  décès. 

1.  B.  Marr  a  cherché  vainement  la  pierre  portant  le  nom  de 
Casanova,  qu'on  prétendait  avoir  existé  dans  le  cimetière. 
.•Vucun  indice  ne  permet  de  retrouver  l'emplacement  exact  de  la 
sépulture  {Intermédiaire,  loc.  cit.). 


INDEX 


Acquaviva  (Cardinal),  9. 
Adam  (Johann),  74. 
Afflissio  (Giuseppe),  387. 
AfFri  (D'),  252,  398,  399,  400. 
Aglié  (Abbé   d'),  116,  n.  1,  404, 

n.  2. 
Aguzzi,  342. 

—  (Marie-Anne),  343,  344,  345. 

—  (Marie-Élisabeth),   343. 
Aïssé  (Mademoiselle),  28,  34. 
Alaucour     (Mademoiselle      d'). 

Voir  Jolivet. 
Albani  (Cardinal),  15. 
Albemarle  (Lord),  52. 
Albergati,  405,  n.  4. 
Albert-Saint-Hippoly  te    (Michel 

d'),  23,  n.  2. 

—  (Thérèse-Gabrielle   d'),    23, 
n.  2. 

Alborghetti  (Veuve),  209. 
Alembert  (D"),  48,  130,  421,  422. 
Alfieri  (Docteur),  226. 
Algarotti,  108,  n.  3. 


Algeri  (Pietro),  73. 

Altorphe  (L'enfant  d"),  227. 

Amelin  (Madame),  332,  n.  3. 

Ancilla.  Voir  Campioni  (La). 

Angervilliers.  Voir  Bauyn . 

Angiolini  (Carlo),  442,  n.  2. 

Angivilliers  (Comte  d'),  148,  n.  3. 

Anhalt-Zerbst  (Christian- Au- 
guste, prince  d'),  260. 

—  (Princesse  d').  Voir  Hol- 
stein. 

Anna  Iwanowna,  impératrice 
de  Russie,  384. 

Ansperger.  Voir  Augspurgher. 

Antoine  (François-Antoine  d'), 
17,  18. 

Apollini  (Salvatore),  73. 

Aragon  (Marquis  d').  Voir  Dar- 
ragon. 

Ardore  (Prince  d'),  51,  53,  119. 

Argens  (Marquis  d'),  411. 

Argenson  (D'),   116,  307. 

Arginy.  Voir  Arzigny. 

Argouges  (D'),  241. 

Arioste  (L'),  103,  128,  n.  1. 

Arlandes  (Marquis  d'),  423. 

Armand  (Madeleine),  372. 


446 


INDEX, 


Arnault    de    Pomponne  (Cathe- 

rine-Constance-Erailie),    248. 
Artaud,  275. 
Arty  (Abbé  d'),  61. 
Arzigny    (Joseph- Cbarles-Luc- 

Gostin  Camus,  comte  d'),  216, 

217. 
Astrodi    (Marguerite),    30,     37, 

n.  4. 

—  (Rosalie),  30,  37,  n.  k. 
Auberti.    Voir  Oberti. 
Augier   (Joseph-Ignace   d'),   23. 
Augras-Livernay  (Anne),  344. 
Augsbourg.  Voir  Augspurgher. 
Augspurgher,  274,  275. 

—  (Marie-Anne-Geneviève), 
dite  mademoiselle  de  Boulain- 
villiers,  dite  la  Gharpillon, 
270,  271,  280-282. 

—  (Rose-Élisabeth),  272,  274- 
280. 

August  (Pierre),  2,  442,  n.  2. 
Auguste  III,  roi  de  Pologne,  76. 
Ausberg.   Voir  Augspurgher. 
Autreau  (Jacques),  79,  80. 
Ayat    (Comte    d').    Voir    Beau- 
franchet. 

—  (Comtesse  d').  Voir  Morphy 
(.Vlarie-Louise). 


B 


Bacon  (Roger),  229. 

Baffo,  4,  418. 

Bailleux  (Antoine),  265,  n.  3. 

Baireuth  (Margrave  de),  267. 

Balbi  (Père  Marino),  112,  115, 
416. 

Balletti  (Antoine-Etienne), 2.5-27, 
29,  .59,  87,  1.33,  183,  n.  1,  189, 
196,  199,  203,  204,  209,  210, 
n.  4,  2.53,257,  366,  421. 

—    (Francesco),  26,  n.  3. 


Balletti  (Guillaume-Loups),  29, 
189,  199. 

—  (Hélène-Virginie),  dite  Fla- 
minia,  26,  n.  3,  30,  32,  33, 
209. 

—  (Joseph),  dit  Mario,  25-30, 
78,  182,  190,  195,  196,  199, 
203,  366. 

—  (Louis-Joseph),  29,  199. 

—  (Marie-Madeleine,  dite  Ma- 
non), 29,  183-212,  421. 

Ballexserd,  366,  n.  2. 
Bambini,  118. 
Bandiera.  414. 

Barail  (Marquis  du).  Voir  Pré- 
vôt. 

—  (Madame  du).  65. 
Barbare  (Jean-Baptisle),  11, 107. 
Barbarou  (Mademoiselle),  61. 
Barozzi  (Francesco),  7,  n.  1. 
Bartholoni,  366,  n.  2. 

Bary,  323. 

Basadonna  (Lorenzo),  112. 

Bassi,  7,  n.  3. 

Bassi-Verati  (Laura),  413. 

Baur,  219,  n.  2. 

Baurlier  (Simon),  66,  n.  2. 

Bausset  (De),  401. 

Bauyn    d'Angervilliers    (Maric- 

Jeanne-L»uise),  67,  n.  3. 
Beau,  318. 

Beauchamp  (De),  54. 
Beauchamps      (Mademoiselle), 

57,  n.  1. 
Beaudeduit,  366,  n.  2. 
Beaufranchet      (Jacques      de), 

comte  d'Ayat,  66. 
Beaujeu    (Mademoiselle).     Voir 

Duval. 
Beaumarchais,  249. 
Beaurepos  (Comte  de),  286. 
Beauvallon,  327,  328. 
Beauvoisin  (Mademoiselle),  300. 
Behr  (Baron  de),  413. 


INDEX. 


447 


Belfond  (Marie-Thérèse  de), 
comtesse  de  Chastenay,   326. 

Bellacla,  302,  n.  I. 

Bellat,  142. 

Bellino  (Le  faux).  9,  n.  2. 

Bellisle  (Maréchal  de),  117,  326. 

Benoit  XIV,  52,  285. 

Benozzi  (Jeanne-Rose- Guyonne), 
dite  Silvia,  27-34,  46,  91,  182, 
190,  194-196,  199. 

—     (Marie).  192,  190. 

Berchiny  (De),  277. 

Bergeret,  286.  289. 

Bergonzi  (Nina),  409,  n.  4. 

Berlendis  (Giovanni),  411. 

Bernage  (De),  266. 

Bernardis(Bernardino  de),  7,  8. 

Bernis  (Abbé,  puis  cardinal 
de),  65,  69,  102,  107,  108, 
116,  129,  130,  159,  330,  331, 
383,  413. 

BernouilJi,  228. 

Berrac  de  Cadreils  (Louis- 
Ignace  de),  337,  378. 

Berryer,  269,  n,  1,  278,  330. 

Bertelli  (Abbé),  55. 

Berterzoni   (Mathilde),  288. 

Berlin,  163.  330. 

Bertin  de  Blagny,  42. 

Bertinazzi  (Carlo),  dit  Carlin, 
30,  31,  .34,  35,  36,  98,  99, 
421. 

Berville  (Madame  de),  324. 

Besombes,  407,  n.  2. 

Bettinelli  (Saverio),  49,  n.  2. 

Beurnonville,  244. 

Bezaudin  (Madeleine),  330,  332. 

Blanchi  (Giustina),  97. 

Billioni,  38. 

Binet,  87. 

Binetti  (La),  87. 

Biren  (Charles-Ernest  de).  Voir 
Courlande. 

Bissy  (Comte  de),  214,  n.  3. 


Blammer,  277. 

Blanche  (Jean,  baron),  266,  267. 

—  (Baronne).  Voir  Caussa. 
Blazin     (François-Pierre),    324, 

327,  328,  329. 

—  (Comtesse),  329. 
Blondel      (François-Jacques), 

206-211. 

—  (Georges-François), 208. 

—  (Jean-Baptiste)"  210,  211, 
212,  n.  3. 

Bocage  (Madame  du),  49,  108, 
159,  n.  2. 

Boccace,  128. 

Bodin,  87. 

Boé  (Jeanne-Rose  de).  167. 

Boerhave,  162,  216. 

Boilleau  d'Ossonville  (Colom- 
be), 157. 

Boisfailly  (Marie-Louise  de). 
Voir  Morphy. 

Boisgelin  (Abbé  de),  379. 

Boivin,  320. 

Bolomay  (David),  271,  n.  1. 

Bonaud  (Jeanne-Adélaïde),  23, 
n.    1. 

Bonaud  de  la  Galinière,  23. 

Bonnet  (Louis),  314. 

Bonneval,  323. 

Bonneval-Pacha,    10. 

Bono  (Joseph),  219,  222,  225- 
227,  230,  n.  1.  235,  236,  n.  1, 
237. 

Bontemps.    Voir  Deshayes. 

—  (La).   Voir  Leblanc. 
Bordoni  (Faustina),  72. 
Boucher     (François),      63,     64, 

65. 
Bouchotte,  244,  n.  4. 
Bouille  (Marquis  de),  243. 
Boulainvilliers     (Mademoiselle 

de).  Voir  Augspurglier. 
BouUet,  123. 
Boullongne  (Abbé  de),  129,  302. 


INDEX. 


Bourbon  (Louis-Aimé,  abbé  de), 
377,  379,  n.  5,  381-383. 

—  (Louis-Joseph-Xavier  de), 
25,  n.  1. 

Bourbon-Condé  (Princesse  de), 
169. 

Bouret  (Jeanne-Marie),  55,  n,  2. 

Bourgogne  (Louis-Joseph-Xa- 
vier, duc  de),  52,  n.  2. 

Bourguignon  de  Camas.  328, 
329. 

Bournonville  (Philippe-Alexan- 
dre, prince  de),  67. 

Bouzet  (De),  325. 

Brabinsky  (Comte  de),  384. 

Bragadin  (Mathieu-Jean),  11, 
105,  107,  113,  408. 

Bragelonne  (Marie- Françoise 
de),  232. 

Braida  (Antoine),  104. 

Brancaforte  (Cardinal).  52. 

Branicki  (Comte),  97,  405. 

Breanson  (Charles),   307,   n.  4. 

Brizay  (Comte  de),  235. 

Brosses  (Président  de),  94. 

Brouville  (Madame  de).  157. 

Briihl  (Comte  de),  399. 

Brùls  (  Marie-Barbe-Elisabetli- 
Charlotte-Yalérie  de),  255, 
256.  331. 

Brunner  (Catherine),  271,  274- 
276. 

—  (Julie),  276. 

—  (DO,  276,  277. 

Brunoy  (Marquis  de),  263,  n.  2. 
Buhot,  386.  4u8. 
Buranella  (La).   Voir  Farusi. 
Buschini  (Francesca),  420,  n.  5. 
Businello,   100,  n.  2,  416. 
Busoni     (Jean-Marie-Gaspard), 
44,  n.  1,  357. 

—  (Pierre-Charles),  357. 
Butant      de      Marsan     (Marie- 
Reine).  248. 


Cagliostro,  433. 

Cahusac,  71,  74. 

Caillau( François-Bernard).  341, 

348. 
Galandrini  (Madame),  28. 
Calderoni    (Giovanna),    dite    la 

Fragoletta,  26,  32. 
Calzabigi   (Jean-Antoine),    118- 

120,  124-132,  322,  325. 

—  (Ranieri),   118-120,   123-130. 
133-136,  322-325. 

Gamargo  (Marie-Anne  de  Cupis 

de),  90,  91. 
Camas.  Voir  Bourguignon. 
Camille.  Voir  Véronèse. 
Campioni  (Antonio),  97,  n.  2. 

—  (Thérèse),  97. 

—  (Yincenzo),  95,   96,  97.  289, 
385. 

—  (La),  26,  94-97. 
Campomanès  (D.  Pedro  Rodri- 

guez),   409,  n.  4. 
Camus  d'Arzigny.  Voir  Arzigny, 
Camus   de    Pontcarré  (Jeanne). 

Voir  Urfé. 

—  (Pierre-Nicolas),  232. 

—  de  Viarmes.  Voir  Viarmes. 
Cantillana-Montdragon   (Comte 

de),  49,  116. 
Carexana  (Paolo),  72. 
Carignan  (Prince  de),  92. 
Carletti.  419. 
Carlin.  Voir  Bertinazzi. 
Carrion  (Angélique  de),  284. 
Casanova      (Adèle- Catherine), 

149. 

—  (Alexandre),  150. 

—  (Faustine-Madeleine),  2. 

—  (François),    2,   3,    12,  n.   1, 
101,    102,  137-152,   281,   282, 


INDEX. 


i49 


;i33,  356,   357,  364.   406,   420, 
423,  424. 
Casanova  (Gaélan-Alvise),  2. 

—  (Gaétan-Joseph),  1,  2,  3. 

—  (Jean-Alvise),   2,   367,  n.  1. 

—  (Marie-Madeleine),  2,  74, 
442,  n.  2. 

—  (Zanetlal.    Voir   Farusi. 
Cassin  (Marguerite),   157,   n.  5. 
{;astelbajac(Louis,  marquis  de). 

154-158,  161-166,  168,  329. 
Castellane  (Comte  de),  10,  n.  1. 
Castesse  (Louis-Jean-Baptisle), 

158. 
Catherine  II,  136,  147,  152. 
Catinon     (Mademoiselle).    Voir 

Foulquier. 
Caumon,  272. 
Caussa      (  Anne -Marie -Thérèse 

de),    baronne    Blanche,   265, 

266,  267. 
Cavamacchi  (Juliette),  6,  54,  94. 
Cavanac     (Marquis     de).     Voir 

Siran. 

—  (Marquise  de).  Voir  Coupler 
(Anne). 

Cayeu  (Mademoiselle  de).  Voir 
Rumain  (Comtesse  du). 

Cazanove  (Fernandez),  57,  n.  1. 

Caze,  282. 

Cazenore,  405,  n.  2. 

Cazotte,  213,  243,  244. 

Certicelly  de  Cherilly.  Voir 
Corticelli. 

Charles,  422. 

Charles-Edouard  (Le  préten- 
dant), 6^,  264. 

Charolais  (Comte  de),  54. 

Charon,  217. 

Gharpillon (Mademoiselle)  Voir 
.\ugspurgher  (Marie-Anne- 
Geneviève). 

Chartres   (Duchesse  de),  55. 

Chassaigne,  286,  322,  326,  n.  1. 


Chastenay  (Comtesse  de).  Voir 

Belfond. 
Chas  tenay-Lanty  (Gabriel, comte 

de),  326*. 
Châtelet  (Achille-François-Féli- 

cien,  marquis  du),   234,  n.  2, 

242-246. 

—  (.A.lexis-Jean,  marquis  du). 

239.  240,  241.  242. 

—  (.A.lexis-Jean-Camille       du), 

240,  n.  6. 

—  (  Arnulphe-Robert-Honoré 
du),  240,  n.  6. 

—  (Marquise    du).  Voir   Urfé. 
Chavigny  (De),  214. 

Chenu  (Pieire),  314. 

Cheval,  364. 

Chiari    (Abbé),    104,    105,    106. 

109,  111. 
Chifftel  (Marie-Anne),  158. 
Chimai  (Princesse  de),  250. 
Choiseul  (Duc  de),  69,  252,316. 

331,  376,   398,  399,   400.    409, 

435. 
Clairon  (Mademoiselle),  51. 
Clary  (Princesse),  83,  435,  436. 
Clavery,   128. 
Clément  .\III,  4,  403. 
Clément      (Charles-François), 

185. 
Clermont  (Comte  de),  299,  299, 

n.  1. 
Coëtanfao    (Mademoiselle    de), 

250. 

—  (Marquis  de).  Voir  Rumain 
(Comte  du). 

Cœurdoux  (Père),  303,  n.  1. 
Colbert     d'Estouteville.      Voir 

Estouteville. 
Coiigny  (Madame  de),  276,  279, 

n.  1.' 
Cologne  (Électeur  de),  265,  n.  3. 
Concina  (Pèret,  6. 
Condorcet,  422,  423. 


450 


INDEX. 


Condulmer  (Antonio),  111. 

Conflans  (Marquis  de),  299. 

Contarini,  11.5. 

Conti  (Louis-François  de  Bour- 
bon, prince  de),  37,  211,  30't, 
309,  n.  1. 

Coppier.  Voir  Coupier. 

Coraline.  Voir  Véronèse. 

Corbeck  (  Baron  de).  Voir  Wavre. 

Gorilla  Olimpica,  403,  n.  2. 

Cornelis  (Le  petit).  Voir  Pom- 
peati. 

—  (Madame).  Voir  Inier  (Thé- 
rèse). 

Corticelli  (Madeleine),  238,  n.  2. 

—  (Marie-Anne),  218,  219, 
237,  238. 

Cosme  (Marie-Anne),  3.')6. 

Couché,  195,  n.  1. 

Coupier    (Anne),     marquise    de 

Cavanac,    dite    mademoiselle 

de  Romans,  369-381. 

—  (Jean-Joseph-Roman),    372. 

—  (Marie-Madeleine),  371,  374, 
375. 

Courcelles  (De),  166. 
Courchamps  (Pierre-Marie-Jean 

Cousin  de),  217,  n.  3. 
Courlande    (Charles    de),    387, 

n.  1. 

—  (Charles-Ernest  de  Biren, 
prince  de),    332,   384-397. 

—  (Duc  de),  384. 

—  (Duchesse    de),  384. 
Cousin    de    Courchamps.    Voir 

Courchamps. 
Crausser   (Bernard),    405,  n.   2. 
Crébillon,  46,  47,  48,  82. 
Crémille  (De),  127. 
Crescent  de  Bernaud,  366,  n.  2. 
Croce  (Antonio),  407. 
Croismare  (De),  117,  127. 
Croissy,  323. 
Cromot  (Jules-David),  3'!. 


Crussol  (Marquis  de),  92. 


Daché,   199. 

Dalby  (Guillaume).  140. 

Damiens,  115,  129,  n.  2. 

Dancourt,  417,  n.  5. 

Dandini   (Hercule-François),    4. 

Dandolo  (André),   11,   107,   416. 

Dangenancour  (La),  329. 

Dangeville  (Mademoiselle),    51. 

Dannenberger      (Jean- Henry ) , 

385,  n.  3. 
Da    Ponte   (Lorenzo),   236,  237, 

430. 
Darragon  (Paul),  331,  332,  385. 
David,  150. 

Decastesse.  Voir  Castesse. 
Dehesse      (J.-B. -François),     30, 

94,  n.  2. 
Déjardini      (Jérôme -Mathieu  ) , 

341,  343,  348. 
Delachaux    (Jeanne-Catherine), 

143-145,  147-151. 

—  (Joseph),  143. 
Delafosse,  314,  n.  1. 
Delapierre  de  Bouziers  (Hélène- 
Louise-Henriette).  51,  n.  1. 

Del  Castillo,  366,  n.  1. 
Deleau,  314,  n.  1. 
Dell'  Agata  (Michel).  87. 
Délia  Lena  (Eusebio),  420,  n.  3. 
Demay  (Jean),  158. 

—  (Reine),    1.54-1.56,   158,   161, 
163,  168. 

Demonchy  (Jean-Bai)tiste),  322, 

323,  325-328. 
Desarmoises,  .340. 
Desch  (Madame),  32'i,  n.  2. 
Deschamps  (Mademoiselle),  61. 
Des  Forgues.  Voir  Laforgue. 
Desfonts  (Chevalier),  277. 


INDEX, 


4ol 


Desforges  (Jacques),  287. 
Deshayes    (François),   dit    Bon- 
temps,  68,  70. 

—  (J.-B.),  167,  n.  1. 

—  (Marie-Anne),  dite  Rosalie, 
70. 

Deslions  (Benoît),  341.3'i7,  3'i8. 
Dessentis.  Voir   Santis. 
Destorières,  323. 
Destouches,  417,  n.  5. 
Deux-Ponls  (Duc  des),  36. 
Deville  (Mademoiselle),  62. 
Dliiesme-Pau]ian(Pierre-Louis) 

120,  n.  1. 
Diderot,  138,  139. 
Diodet.   271.  n.    1. 
Doberti.  Voir  Oberti. 
Dolfin,  .'.23. 

—  (Marie-Thérèse),  l07,  111, 
191. 

Dorcet  (Simone),  dite  la  Géné- 
rale Lamothe,  119,  120,  12't, 
127. 

Dormer  de  Richmond,  286. 

Drouais,  le  fils,  373,  374. 

Du  Barry,  .300. 

Dubois-Châtellerault  (Michel), 
17,  367. 

Dubreuil    (Mademoiselle),    278. 

Du  Deifand  (Madame),  169. 

Dufay-Casanova.  Voir  Casanova 
(Alexandre). 

Du  Fossat  (Jean-Antoine).  Voir 
Lustrac. 

Dufresne   de    Francheville,    48. 

Dumas,  314,  n.  1. 

Dumay,  le  fils,  286. 

Dûment,  66. 

Dumoulin,  101,  n.  2. 

Dupré,  88,  89,  90. 

Duras   (Marquis  de),  300. 

Dura  de  Lamothe  (Antoine),  119. 

Du  Tillot  (Guillaume-Léon),  1.5. 

Du  val,  .39.5. 


Duval       (Mademoiselle),       dite 
Beaujeu,  299. 


Egreville      (Comte      d').      Voir 

Rouault. 
Eon  (Chevalier  d'),  229. 
Erlach  (D'),  277. 
Esparos  (D'),  314,  n.  1. 
Esterhazy  (Comte).  266. 
Estouteville   Paul-Edouard  Col- 

bert,  duc  d'),  .53.  238,  239. 
—  (Duchesse  d").  Voir  Urfé. 
Etréhan   (Jacques-Robert  d'Hé- 

ricy,   marquis  d'),  59,  60,  61. 
Eymar  (Abbé  d'),  411. 


Fabre  de  Massilian,  328. 
Fabris  (Général),  424. 
Farsetti  (Joseph-Thomas),  159, 

160. 
Farusi  (Marzia),  3,  6,  7. 

—  (Zanetta),     dite     la     Bura- 
nella,  2,  3,  7,  34,  72-75. 

Faucigny-Lucinge      (Comtesse 

de),  217,  n.  3. 
Favart     (Charles-Simon).      38, 

138,  190,  191. 

—  (Madame),     30,     190,     191. 
Favier  (Mimi).  92. 

Fay  olle    (Nicolas  -  Sérapbique), 

3*09,  310,  312. 
Feltkirchner,  408,  428. 
Fénelon  (Marquis  de),  273,  n.  1. 
Feydeau  de  Brou,  217,  n.  3. 
Flaghac     (Seigneur    de).    Voir 

Lenormand. 
Flaminia.  Voir  Balletti. 
Fleuret  (La),  64. 


452 


INDEX, 


Florance    (Mademoiselle),    26'i. 
Focher  (Marta-Bastona),  T'i. 
Fontauban.  27'i,  n.  3. 
Fonteiiay,  330. 
Fonteneîle,  48,  129,  n.  2. 
F'oscarini  (Sébastien),  417,  42i. 
F'ouclié.    duc     d'Otrante,      219, 

n.  1,  214. 
Foulquier      (Catherine- An  toi - 

nette),  dite  Gatinon,  99. 
F'ouquet,   comte  de  Gisors,  84, 

n.  1,  214. 
Fournier,  199. 
Fouve  ('?),  314,  n.  1. 
Frag-oletta  (La).  Voir  Galderoni. 
Fraigne    (Jean-Jacques-Gilbert, 

marquis  de),  259,  261. 
F'raigne    (Marquise    de).      Voir 

Rumain  (Comtesse  du). 
F^ranceschini  (Antonio),   72. 

—  (Gerolima),  72. 
Frank  (Eva),  217,  n.  3. 
Franklin,  422. 
Frédéric  II,  108,  n.  3,   132. 
Frinzi  (Giovanni-Battista  d'An- 
tonio), 35.3,  n.  1. 

F^rugoni,  47,  n.  2. 
F'ulvy    (Jean-Henry-Louis     Or- 
ryde),  51,  n.  2. 

—  (Madame  de),  51,  n.  2. 


Gabriac    (Camille).     Voir    Vé- 

zian. 
Gabriel,   117. 
Gaétan,  333-337. 
—     (Madame),  333-337. 
Galiani,  48,  53,  n.  1. 
Gandini,  35,  n.  1. 
Gardela  (La),  87. 
Garnier  (Jean),  305,  307. 
Gaucher  (Lolotte),  52. 


Gaulard  (Catherine-Étiennette- 

Charlotte),  55,  n.  2. 
Gaussin  (Mademoiselle),  51. 
Gauthier    (Mademoiselle),    278. 
Gazini   (.Vnne),    158,     162,    168, 

169,  171,  176. 

—  (Filippo),  171. 

Gazon     de    Maisonneuve,    156, 

163,  165,  166. 
Genlis  (Comte  de),  273,  n.  1. 

—  (Madame  de),  60. 
Genovini  (Carlo),  341,  342,  n.  1, 

345,  n.   1,  353,  357,  358,  361, 

366. 
Geoffrin  (Madame),  261,  405. 
Geofroi  (La),  87. 
Gérard  (Angélique),  154. 
Gerbault   (François),    128,  135. 
Gergi    (Anne    Henry,    comtesse 

de),  217. 
Gergi    (Jacques-Vincent     Lan- 

guel,  comte  de),  217,  n.  2. 
Gérin,  217. 
Geslin  {Gervais),  sieur  de  Tré- 

margat,  323,  n.  1. 
Gesvres  (Duc  de),  35,  36. 
Giacometti  (Abbé   Jacques),   5. 
Giacomotti,  406,  n.  2. 
Gisors    (Comte  de).  Voir    Fou- 

quet. 
Gluck, 129. 
Goldoni,   3,  5,    26,   32,  35,   38, 

49,  99,  102, 159,  n.  2,  268,  419. 
Gombault,  366,  n.  2. 
Gontaut-Biron      (Louise       de), 

232,  n.  3. 
Goudar  (Ange),  94,  97,  271,  339. 
Goulenoire,   surnom    de    Casa- 
nova, 220-222,  225-227. 
Gouvenel  (Nicolas),  285. 
Gozzi  (Elisabeth),  4,  439. 
Grafigny  (Madame  de),  49,   50. 
Grammont  (Duc  de),   292,  294, 

n.  1. 


INDEX. 


453 


Gramont  (Catherine-Charlotte- 
Tliérèse  de).  Voir  Ruffec. 

Grandgeont  (Jeanne-Marie),  44, 
n.  1. 

Grimaldi.  Voir  Valentinois. 

Grimani,  104,  416,  419. 

Grimni,  139. 

Griinod  de  la  Reynière,  295. 

Guardi,  137. 

Guasco  (Abbé),  .54. 

Guillon-Bellegarde(  Jean-Louis)^ 
314. 

Guyon,  128. 


H 


Hallais,  336. 

Haller,  402. 

Halvil  (D'),  277. 

liasse,  72,  73. 

Hausset  (Madame  du),  69. 

Hautefort    (Marquis     d'),     128, 

n.  1. 
Helvétius,  49,  418. 
Hémery  (D'),  128,  n.  1,  319. 
Henriette  la  Provençale,  14-24. 
Henry  (.A.nne).  Voir  Gergi. 
Héricy      (Jacques-Robert      d'). 

Voir  Etréhan. 
Hérouville  (Comtesse  d').  Voy. 

Gaucher. 
Herrenschwand,  250. 
Holderness  (Milord),    176. 
Holstein  (Jeanne-Elisabeth  d'), 

princesse      d'Anhalt-Zerbst, 

259-261,  392. 
Hope,  201,  305. 
—     (Esther),  201,  207. 


Imer   (Thérèse),    dite   madame 
Cornelis,  madame  Pompeati, 


madame  Trenti,  218,  222-224, 

267-269. 
Imer,  le  père,  268. 
Iquy  (Marguerite),  63. 
Iwa'noff,  387,  n.  1. 


J  acquêt.  Voir  Giacomotti. 

Jacquin,  197. 

Janel  (Robert).  210. 

Jeandebien    (Marie-Anne),    143. 

Jeaurat,  146. 

Jélyotte,  71,  166. 

Joli,  137. 

Jolivet     (Marie-Jeanne),      dite 

mademoiselle        d'.Vlaucour, 

139-142,  149,  282. 
Joseph  II,  empereur,  367,  434. 
Jouhannin,  350. 


Kauderbach  (De),  399. 

Kaunilz,  129,  136,  149,  151,424. 

—     (Comtesse),  177. 

Keith  (Mylord),  51. 

Kettler  (De),  401. 

Keyser,  134. 

Kœnig  (Comte),  431,  n.   1. 

Kôniggriitz   (Evêque   de),     396. 

Kornmann,  291. 


Labille,  122. 

La    Boissière     (Mademoiselle), 

54. 
La    Caillerie  (Madame  de),  35. 
La  Cerda  (De),  95. 
La      Goste      (Jean  -  Emmanuel , 

abbé  de),  165,  166,  169,  182, 

n.  1,  316,  321. 


45^ 


INDEX. 


261, 


28'j 


La  Crosse.  Voir  Groce. 

La  Fargue,  287. 

La  Fosse  (De),  214,  n.  3. 

La  Haye  (Henry  de),  361,   367. 

Lamarre  (Madame),  407. 

Lamballe    (Princesse    de),   435. 

Lamberg  (Maximilien  de) 

396,  416,  430. 
Lambert  (Louis),  209. 

—  (Marquise  de),  53. 
Lambertini    (Angélique), 

290. 

—  (Prosper).  Voir  Benoit  XIV. 
La    Meure    (Mademoiselle    de), 

290,  291. 

Lamoignon-Malesherbes  (Fran- 
çoise-Pauline  de),  442,   n.   3. 

La  Morenne  (Baron  de).  Voir 
Oberti. 

Lamothe  (Antoine  Duru  de). 
Voir  Duru. 

—  (Charlotte^  407,    408. 

—  (Générale).  Voir  Dorcet. 
Landelle,  333,  334. 
Langeac    (Louis-Christophe    de 

La  Rochefoucauld,  marquis 
de),  232. 

Langelo,  95. 

Languet.  Voir  Gergi. 

Lanli  (Teresa),  9,  n.  2. 

Lany  (Jean-Bartliélemy),  88. 

La  Perrine.  Voir  Talvis. 

La  Pouplinière  (Alexandre- 
Joseph  Leriche  de),  37,  156, 
159,  160,  162-166,  266,  268, 
307,  318-320. 

—  (  Alexandre  -  Louis  -  Gabriel 
Leriche  de),  167,  n.  1. 

—  (Madame  de).  Voir  Mondran 
(Marie-Thérèse  de). 

La  Rochefoucauld  (François 
de),  marquis  de  Rochebaron, 
214. 

—  -Langeuc.  Voir  Langeac. 


La  Rochefoucauld  d'Urfé.  Voir 

Urfé. 
La  Saône  (Madame  de),  134,214. 
Lascaris    (Anne   de),    239,    240. 

—  (Jean-Paul),  215. 

—  d'Urfé.  Voir  Urfé. 
Lastic  (Comte  de),  214,  234,  235. 

—  (Chevalier  de),  235. 

—  (Mademoiselle  de),  235. 

La  Tour-d'Auvergne  (Nicolas- 
François-Julie  de  La  Tour 
d'Apehier,  comte  de),  214, 
215. 

Lattre  (De),  366,  n.  2. 

Laurent.  278. 

La  Vabre  (De),  66,  n.  2. 

La  Vier ville,  300. 

La    Ville   (Abbé    de).    166,   305, 

316,  318. 
La  Villegaudin  (De),  163. 
Lazzarini  (Abbé  Domenico),  5. 
I.ebel,  376. 
Leblanc     (Jeanne -Marguerite), 

dite  Bontemps,  68-70. 
Leblef  (Claude),  289. 
Lebrun  (Charles),  327,  328. 
Leclerc,  le  cadet,  92. 
Lecœur,  328,  n.  1. 
Leczinski  (Stanislas),  136,  189. 
Le  Duc  (Élise),  119,  299. 

—  (Thérèse),  299. 
Lefebvre  (André-Georges),  242. 
Le  François-Piedumont(  Jeanne- 
Marie),  421,  n.  3. 

Legrand    (Mademoiselle),     278. 
Lelio.  Voir  Riccoboni. 
Le  More    (Mademoiselle),    278. 
Lemoyne  (J.-B.),  167,  n.  1. 
Lnmpérière    (Jean),    346,    347, 
349-352,  354. 

—  (Richard),  354,  n.  2. 
Lenoir,  286,  287. 
Lenormand  (François-Nicolas), 

66. 


INDEX. 


Le  Prévost  d'Exmes  (François), 

77,  78,  81. 
Leriche,  126. 
Le      Roy      (François-Léonard), 

marquis  de  Valenglard,   370. 

.371. 

—  (Jean-Antoine),  vicomte  de 
Valenglard,  370,  n.  3. 

Leroy  (Julien-David),  212. 

—  (Marin).    29.5-297,    299-301. 

—  (Pierre),  212. 
Lesage,  417,  n.  h. 
Lesseps  (De),  269. 
Létorière  (De),  36. 

Le      Vicomte       (Charles-Yves). 

comte  du  Rumain,  248. 
Leze  (Marco),  104. 
Liechtenstein   (Prince    de).  276. 

—  (Marie-Thérèse,  princesse 
de),  425. 

Ligne  (Prince  de),  114,  1.51,  427, 
429,  431,  n.  1,  437,  n.  2,  441. 
443. 

Lille  (Marquis  de),  408. 

Linguet.   199. 

Lismore  (Elisabeth  O'Brien. 
comtesse  de),  264,  265. 

—  (Comte  de),  265. 
Lobkowitz  (Comtesse),  256. 
Locmaria  (De),  140. 
Lœvenhaupt    (Comte    de  ,   261, 

n.  4. 
Lombard     (Madeleine -Suzanne 

de),  23. 
Loos  (Jean-Adolphe,  comte  de), 

52,  72. 
Lorraine   (Prince    Charles    de). 

267. 
Lôser,  428. 

Louis  XV,  372,  375-379. 
Louis  XVI,  435,  436. 
Louise   (Madame),  383. 
Loutherbourg,   138,  139. 
Lowendal  (Maréchal  de),  55. 


Lubomirski    (Prince   Gaspard). 

331. 
Luckner,  244. 
Lucie  de  Paséan,  6. 
LuUe  (Raymond),  216. 
Lussan    (Mademoiselle  de).   79. 
Lusti-ac  (Jean-Antoine  du   Fos- 

sat,  abbé  de),  378. 


M 


M.  M.  Voir  Marie-Madeleine. 
Macartney,  217. 
Maffei  (Comte),  411. 
Maglyana.  226. 
Maisonneuve.  Voir  Gazon. 
Malesherbes,  Voir   Lamoignon. 
Malipiero,  6. 
Malnich  (Sigismond.  baron  de), 

309,  310.  312,  313. 
Malval  (De),  324. 
Mannlich       (Johann -Christian 

von),  212. 
Mantz  (Daniel  Benedictus,  lord), 

256. 

—  (Milady),  256. 

.Manuzzi.    104.    105    n.    1,    108, 

110,  n.  2,  111. 
Manzoni  (Madame),  6. 
Marazzani.  409,  n.  4. 
Marcel.  427. 
Marcello  (De).  87. 
Marchai  de  Saincy.  Voir  Saincy. 
Marche  (Comte  de  la).  37. 
Marcoline,  18,  19. 
Marcolini  (Comte),  441,  442. 
Maréchal,  64.  n.  2. 
Marescalchi,  83. 
Margalet    (Gobriel-Michel-.\.n- 

toine-Henri  de).  23. 

—  (Jeanne-Marie  de),  23,  n.  2. 

—  (Jeanne-Marie-Henriette  de)^ 
23. 


456 


INDEX. 


Margalet      (  Joseph  -  Constance 
de),    23. 

—  (Joseph-François-Jules- Au- 
guste de),   22. 

—  (Madeleine -Baptistine,     ou 
Baplistine-Henriette   de),   23. 

—  (  Madeleine -Dorothée -Su - 
zanne  de),  23. 

Margue,  147. 

Marie-Madeleine,  religieuse   de 

Venise,  107-109. 
Marigny  (de),  87. 
Marini     (Generoso),    323,     341- 

353. 

—  (Lorenzo),  342. 
Mario.  Voir  Balletti. 
Marivaux,  32,  191. 
Marmontel,  43,  418. 
Martiniani,  355,   n.  1. 
Marton,  6. 

Martorano    (Évèque    de).     Voir 

Bernardis. 
Masnati   (Madeleine),  324,  n.  2. 
Massilian.  Voir  Fabre. 
Masson     de      Pressigny.      Voir 

Pressigny. 
Mathilde,   îlO,  n.  1. 
Mauconseil    (Madame  de),    189, 

198,   200. 
Maugiron  (Comte  de),   143. 
Mauroy  (De),  67,  n.  1. 
Mazarelly  (Mademoiselle),    300. 
Medebac,  26. 
Melfort      (Louis       Drummond. 

comte  de),  39. 
Memmo  (André),  107,  114,   172, 

173,  177,  416,  430. 

—  (Bernard),   104,  107. 

—  (Laurent),  107. 
Mengs  (Raphaël),  409,  n.  4. 
Menzel,  266. 

Mercier,  361. 

Mesmes  (Marquise  de),  217,  n.3. 

Mestre  (Jeanne),  44,  n.  1. 


Métastase,  72.  73,  119,  120. 
Meusnier  (L'inspecteur),  34,  .57, 

65,  91,  92,  95,  274. 
Meyzieu  (M.  de).  Voir  Paris. 
Micheli  (Anna),  108. 

—  (Léopold).  341,  342,  n.  1,345- 
347. 

Mirabeau,  436. 

Mocenigo,  83,  170,  416. 

Modène  (Duchesse  de),  53. 

Mollet,  64,  n.  2. 

Monaco    (Charles-Maurice    Gri- 

maldi  de),   comte  de  Valenti- 

uors,  07. 

—  (  Honoré -Camille- Léonor  , 
prince  de),  37,  57,  67. 

MondonviUe.  81,    82.   n.  1,  166. 
Mondran  (Louis  de),   167,  n.    1. 

—  (Marie-Thérèse      de),     166, 
167,  380. 

Montagu  (Lady).  174. 
Montansier  (Mademoiselle),  300. 
Miintbarey  (Comte  de).  143,  144, 

145.  151. 
Montbéliard  (Princesse  de),  278. 
Montboissier-Beaufort- Canillac 

(Charles-Philippe-Simon    de), 

442. 
Montereali  (Antonio),  7,  n.  1. 

—  (Lucia),  7,  n.  1. 
Montgolfier,  422,  423. 
Monti   (Lucrezia),  9. 

—  (Marco),  415. 
Monlniarl-1  (Marie-Armande  de 

Béthune,    comtesse    de),    262, 
263. 

—  (M.  de).  Voir  Paris. 
Montmorency  (Duc  de),  94,  n.  2. 
Moreau,  163. 

Morol-Châtellercau,  359,  367. 
Morliange  (De),  274,  n.  3. 
Morin  (Madame),  371.  374. 
Morosini  (François  II),  404,  n.  5, 

416. 


INDEX. 


457 


Morosini  (François-Laurent),  51. 
Morphy  (Brigitte),  (52. 

—  (Daniel),  63. 

—  (Madeleine),  62,  (J6,  n.  2. 

—  (Marguerite),  62. 

—  (Marie- Louise,  dite  Loui- 
son),  57,  n.  1,  62-66. 

—  (Victoire),  62,  66,  n.  2. 
Moulin  (J.-L.),  309,  310,  312. 
Mourgues  (De).  Voir  Potevin. 
Mural,  325. 

Murait  (Louis  de),  227-229,  405, 

n.  1. 
Murait  (Sara  de),  228. 
Murray    (John),    94,   108,   n.   2, 

174. 

N 

Aanette,  6. . 

Narbonne  (Jean,  comte  de),  59, 
n,  1. 

Nardony  de  Romanis  (Antoine- 
Gaspard  -  Jacques-Tranquil  - 
lin),  285. 

Nattier  (Jean-Marc),  55, 183, 184, 
309,  n.  1. 


Oberti  (Charles-Henry),  baron 
de  La  Morenne,  356-360,  363, 
364.   . 

O'Brien  (Daniel),  63. 

—  (Elisabeth),  comtesse  de 
Lismore,  204,  265. 

—  (Marie-Hélène),  264,  n.  1. 

—  (Morogh).  264,  n.  1. 
Odiffret,  402,  n.  3. 
O'Kelly  (Comte),  322. 
Olonne  (Duc  d'),  215. 

Opiz      (Jean-Ferdinand),     396, 

440,  441. 
O'Reilly,  428,  429. 


Orléans  (Duc  d"),  273,  n.  1. 
Orsi  (François),  324,  341. 
Ossonville.  Voir  Boilleau. 


Pagani,  125. 

Paine  (Thomas),  245. 

Pajou,  140,  n.  3,  374. 

Pallavicini,  72. 

Pantassena  (Eupolemo),  nom 
arcadien    de    Casanova,    434. 

Paracelse,  162,  216. 

Paradis,  303,  n.  1. 

Paralis  (M.  de),  nom  cabalis- 
tique de  Casanova,  191. 

Parelly,  135. 

Paris  (Madame),  53,  54. 

Paris  de  Meyzieu,  127,  262. 

Paris  de  Montmartol  (Jean), 
262,  263,  n.  2. 

Pâris-Duverney,  117,  123,  124, 
126,  129,  262.  317. 

Parme  (Louise-Elisabeth,  du- 
chesse de),  16. 

—  (Philippe,   duc   de),  15,   16. 
Passano    (Giacomo),    dit  Pogo- 

mas,  219-230. 
Paterson  (James),  402,  n.  3. 
Putu    (Claude-Pierre),    46,    49, 

88-90. 
Paulée  de  Prévillers,  126. 
Pelissier  (Mademoiselle),  278. 
Pellicia  (Clementina),  409,  n.  4. 

—  (Maria-Teresa),   409,    n.    4. 
Pestalozzi,  135. 

Petit,  135. 

Petitain  (Louis),  361-363. 

Pelitbois,  277. 

Phiffer,   277. 

Philidor  (François),  81. 

Piccinelli  (Anne),  61,  62. 

Picciona  (La),  409,  n.  4. 


26 


458 


INDEX, 


Pichard  (Mademoiselle),  278. 

Pigalle,  263,  n.  2. 

Pilâtre  du  Rozier,  422,  423. 

Pitrot  (Antoine -Bonaven  turc), 
74,  91-94,  249,  n.  2. 

Pittoni,  415,  n.  3. 

Pizzi  (Abbé  Joachim),  413. 

Planchaud,  275. 

Plancy  (De),  277. 

Pleure  (De),  67,  n.  1. 

Pogomas.  Voir  Passano. 

Polignac  (Comtesse  de),  250, 
251,  259,  n.  3. 

Polignac  (Louis-Alexandre,  mar- 
quis de),  250. 

Pologne  (Roi  de).  Voir  Au- 
guste III,  Leczinski. 

Pompadour  (Madame  de),  69, 
117,119,130,209,376,378,435. 

Pompeati  (Joseph),  218,  222, 
223,  227,  267. 

Pompeali  (La).  Voir  Imer  (Thé- 
rèse). 

Pompei  (Comte),  115. 

Pomponne.  Voir  Arnault. 

Pontcarré  (Jeanne-Camus  de). 
Voir  Urfé. 

Porlier,   146. 

Poteau  (Femme),  269. 

Potevin  de  Mourgues  (Guillau- 
me), 356. 

Pouilly  (De),  261,  n.  1. 

Pouteau,  244. 

Pratolini  (Antonio), pseudonyme 
de  Casanova,  418. 

Préaudeau  (Claude),  55,  n.  2. 

Préaudeau  (Claude-Jean-Bap- 
tiste), 55,  n.  2. 

—     (Madame),  55. 

Pressigny  (Jean-François- Louis 
Masson  de),  238. 

Pré  ville,  51. 

Prévost.  Voir  Le  Prévost 
d'Exmes. 


Prévôt  (Jacques-Charles),  mar- 
quis du  Barail,  188,  n.  1. 

Prunelay  (Madame  de),  96. 

Pulcinelli  (Catherine),  dite  Vî- 
zenza,  384. 


Querini  (Angelo),  178. 
Quinson  (Mimi),  56-58. 


Rabâche  (François),  242. 
Rabon  (Anne-Madeleine),  91,  92. 

—  de    Sainte-Sabine,    199. 
Rachel,   184. 

Rame  (Abraham),  124. 

Rameau,  71,  74,  75. 

Ranuzzi  (Jérôme,  comte  de). 
52.  53. 

Razetti,  93,  237. 

Reculé,   163. 

Régis  (Louise),  dite  Reix  ou 
Rey,  93,  94,  n.  2,  249,  n.  2. 

Regnaud- Sain  te -Brune  (Mar- 
guerite), 234. 

Regnault,  368,  n.  2. 

Régnier  (Raymond),  288. 

Reix  (Louise).  Voir  Régis. 

Rpy  (Louise).  Voir  Régis. 

Reynier.  Voie  Régnier. 

Rezzonico.  Voir    Clément   XIII. 

Riccoboni  (Antoine-François), 
199. 

—  (Louis-André),  dit  Lelio,  30, 
32. 

—  (Madame).  Voir  Balletti 
(Hélène-Virginie). 

Richecourt   (De),  314,  n.  1. 
Richelieu     (Maréchal    de),    53, 

84,  93,  156. 
Richemont  (Mademoiselle),   54, 

n.  2. 


INDEX. 


459 


Ricla  (Comte  de),  368,  409,  n.  4. 
Rigierbos  (Cornélius),  267. 
Riondet  (Aimé),  336. 
Rivière  (Madame),  115. 

—  (Les  sœurs),  97-99. 
Robert  (Les  frères),  422. 
Robespierre,  436,  437. 
Rochard  de  Bouillac.  30. 
Rochebaron     (François    de    La 

Rochefoucauld,   marquis  de), 

214. 
Rochebrune,  319. 
Rodrigo,  186. 
Rogé.  314,  n.  1. 
Rohan   (Prince   Constantin  de), 

264,  n.  3. 
Roi  (Le)   de  beurre.  Voir  Leroy 

(Marin). 
Roll  (Baron  Yittorio),  402,  n.2. 

—  (Baronne),  402,  n.  2. 
Rollin,  95. 
Romagnesi.  79. 
Roman  (La),  87. 
Roncherolles  (Loiiise-Françoise- 

Gabrielle  Rouault  de),  250. 
Roquelaure  (Mgr  de),  255,  n.  1. 
Rosemberg  (Comte  de),  170,177. 

—  (Comtesse  de).  Voir  Wynne 
(Justiniennc). 

—  (Prince  de),  179,  n.  3. 
Rosezki  (François-Henri,  baron 

de),  331,  n.  2. 

Rossi  (Pietro),  82,  n.  2. 

Rossignol,  395. 

Rostaing,    272,   280. 

Rothschild  (Alphonse  de),  219, 
n.    1. 

Rouault  (Anne-Emilie-Jean-Bap- 
tiste), vicomte  de  Gamaches. 
249,  n.  2. 

—  (Charles-Joacbim,  marquis 
de),  249,  n.  2. 

—  (Jean-Joachim),  marquis 
de  Gamaches,  247,  248. 


Rouault  (Nicolas- Alophe-Féli- 
cité),  comte  d'Egreville,  42, 
50,  n.  2,  249. 

—  de  Gamaches  (Constance- 
Si  mone-Flore-Gabrielle). 
Voir    Rumain  (comtesse  du). 

—  Voir  Roncherolles. 
Roulier,  163,  335. 

Rousseau  (Jean-Jacques),  36, 
37,  418,  435. 

Rover,  289. 

Ruffec  (Armand-Jean  de  Saint- 
Simon,  duc  de),  67,  n.  3. 

Ruffec(Gatherine-Charlotte-Thé- 
rèsedeGramont,  duchessede), 
67-69. 

—  (Jacques-Louis  de  Saint- 
Simon,  duc  de),  67. 

Rumain  (Charles-Yves  Le  Vi- 
comte, comte  du).  248,  258. 

—  (Constance-Simo  n  e-Flore- 
Gabrielle  Rouault  de  Gama- 
ches, comtesse  du),  50,  233, 
247-259,    365,    401.    407,  421. 


Sabiski.   Voir  Saby. 
Saby   (Antoine),   323,  325, 

332,  387. 
—    de  Ghalabre,  332,  n.  3. 
Sade  (Comte  de),  53. 
SafiTrai  (De),  165,  160. 
Saincy  (Louis-Pierre-Séba- 

Marchai  de),  140. 
Saint-Albin  (Mgr  de),  264. 
Saint-.\ubin  (Madame  de), 
Saint-Chamans     (Marquis 

.300. 
Saint-Florentin  (Comte  de). 
Saint-Georges     (Chevalier 

264. 
Saint-Germain  (Comte  de). 

261,  302,  433. 


329- 


tien 


318. 
de), 

163. 
de), 

217, 


460 


INDEX, 


Sainte-Hélène   (Baron  de),  385. 
Saint-Hilaire  (La),  54, 
Saint-Hj'acinthe,  110,  n.   î. 
Saint-Jean  (Madame),  203. 
Saint-Simon  (Jacques-Louis  de). 

Voir  Ruffec. 
Saint- Si  mon- Ruffec      (  Marie - 

Ghristine-Cbrétienne   de),  67, 

n.  3. 
Saint-Sulpice     (Chevalier     de), 

325. 
Sandrin,  361. 
Santis    (Joseph    de),    126,    288, 

322-329,  341,  342,    n.  1,   345. 
Sarrasin,  51. 
Sartines  (Dp),  167. 
Saulnier  (Abbé),  357,  358. 
Savoie  (Marie-An toinette-Ferdi- 

nande  de  Bourbon,  duchesse 

de),  25,  n.  1. 

—  (René  de),  comte  de  Tende, 
240. 

—  (Victor-Amédée,  duc  de),  25, 
n.  1. 

Saxe    (Electeur    de).    Voir    Po- 
logne (Roi  de). 

—  (Marie-Josèphe  de),  25,  n.  1. 
Sehizza,  409,  n.   4. 
Sehukmann  (Henriette  de),  20, 

n.  2. 
Scotti    (Etienne),    308-310,    312, 

313. 
Seckau  (Evêque  de).  Voir  Wald- 

stein  (Jean  de). 
Séguier  (Jean-François),  411. 
Sersalles  (François,  comte  de), 

52,  53. 
Sery  (De),  314,  n.  1. 
Siberre  (Gabrielle),  54. 

—  (Rosette),  54,  n.  2. 

Silly  (Marquise  de).  Voir  Véro- 

nèse  (Anne-Marine). 
Silvia.  Voir  Benozzi. 
Simon  (Françoise),  57,  n.  1,  6'i. 


Simon,  128,  n.  1. 
Simonini,  137. 

Simons  (Benjamin),   182,   n.    1, 
219,  n.  2. 

—  (Samuel),  182,  n.  1,219,  n.  2. 
Siran      (Anne- Françoise -Hen- 
riette de),  379,  n.  2. 

—  (Gabriel   de),    marquis    de 
Cavanac,  379. 

—  (Louis- Aimé-Marie-Stanis- 
las de),  379,  380. 

Slodtz  (J.-B.),  309,  310,  312. 

Smith  (Josejjh),  172. 

Soavi  (La),  87. 

Sormany  (Jacques  de),  324. 

Soubise  (Prince  de),   129,   n.  2. 

Sperotti  (Perina-Lucia),  35. 

Spinelli  (comtesse),  23,  n.  2. 

—  (Jean-André-Félix),  23,  n.  2. 
Spinola  (Carlo),  417,  n.   1. 
Stahrenberg,   116. 

Stazzini  (Angela),  342-3'i4. 
Stratico  (Gian-Domenico),  412, 
n.  3,  417,  n.  1. 

—  (Simon),  417,  419. 


Taillevis  ou  Tailvis.  Voir  Tal- 
vis. 

Tallow  (Lord),  265. 

Talvis  de  la  Perrine  (Alexan- 
dre-Jean-François), loi,  n.3'. 

—  (Michel-Louis-Gatien,  vi- 
comte de),  84,  100,  101. 

Tartini,  265,  n.  3. 

Taruffi  (Abbé),  405,  n.  4. 

Tende  (Comte  de).  Voir  Savoie. 

Thon  de  Mayer,  126. 

Thormann  (Gabriel  de),  278-280. 

Thoros  (Jeanne),  101,  n.  3. 

Tiers  (Baron  de),  73,  n.  2. 

Thiébault  (La),  57. 


INDEX, 


461 


Tiercelin    (Mademoiselle),    376, 

n.  3. 
Tilleul  (Madame  du),  256. 
Tilney  (Lord),  417,  n.  1. 
Tinterlin  (Marguerite),  157,  n.  2. 
Tiretta  (Edoardo),  283,  284,  333, 

334. 
Torci  (De),  401. 
ïosi  (Jacques),  324,  n.  2. 
Tourton,  219,  n.  2.     . 
Touzet,  323. 

Treiden  (Baron  de),  387. 
Trémargat  (De).  Voir  Geslin. 
—     (Madame   de).   Voir  Varen- 

nes. 
Trenti     (Madame).     Voir    Imer 

(Thérèse). 
Tronchin,  37. 
Turlot   (Claude-François),   382. 


U 


Uccelli,  7,  n.  3. 

Urfé  (Adélaïde-Marie-Thérèse 
d'),  marquise  du  Châtelet, 
217,  233,  235,  239-242. 

—  (Agnès-Marie  d],  duchesse 
d'EstoLiteville,  216,  n.  1,  233. 
238,  239. 

—  (Honoré  d'),  230.  231. 

• —  (Jean-Antoine-François  d'), 
233. 

—  (Jeanne  Camus  de  Pont- 
carré,  marquise  d'),  29,  84, 
n.  1,  162,213-222,  225-243,  267, 
307,  370,  392,  407,  421. 

—  (Joseph-Marie  de  Lascaris 
d'),  232. 

—  (Louis-Christophe  de  La 
Rochefoucauld  de  Lascaris 
d'),  232,  233. 

Usson  (Marquise  d'),  250,  n.  3, 
259,  n.  3. 


Valbelle      (Marguerite -Delfine 

de),  250. 
Valbonnais  (Jean-Pierre  Moret 

de  Bourchenu,   marquis   de), 

371. 
Valenglard  (Comte  et  marquis 

de).  Voir  Le  Roy. 
Valentinois      (Charles -Maurice 

Grimaldi   de  Monaco,  comte 

de),  67. 
Valmarana  (Madame  de),  87".. 
Vancquetin     (Anne-Françoise), 

318. 

—  (Louis),  319-321. 
Vandière  (De),  65. 
Van  Eyck,  268,  401. 
Vanloo  (Carie),   192. 

—  (Madame  Carie),  210-21 2. 
Vanrobais,  303. 

Vareine  (Mademoiselle),  278. 
Varennes  (Marie-Anne de),  dame 

de  Trémargat,  323,  n.  1. 
Varnier  (Antoine),  374. 

—  (Marie-Madeleine),  377. 

—  (Madame).     Voir    Coupler 
(Marie-Madeleine). 

Varuti  (Matteo),  110. 
Vasseur  (Mademoiselle),  51. 
Vaumartel(Mademoiselle  de),65. 
Vauréal  (Chevalier  de),  37. 
Vauversin,  168,  360. 
Vavre.  Voir  Wavre. 
Vegras  (De),  298,  n.  1. 
Vein,  366,  n.  1. 
\'ergennes,  423. 
Verne  (Jules),  432. 
Véronèse  (Anne),  37,  n.  2. 

—  (Anne-Marine),     dite    Cora- 
line,    30,  35-37,  139,   421. 

—  (Camille-Antoinette-Jacque- 


26. 


462 


INDEX. 


line),  dite  Camille,  30,  35,  38- 
44,  160,  421. 
Véronèse  (Carlo-Antonio),  30,  35, 
36-44,  n.  1,  73,  n.  2,  324. 

—  (Marine-Lucie),     44,     n.    1, 
357. 

—  (Pierre- Antoine -François), 
44,  u.  1. 

Yerri  (Alexandre),  269. 

—  (Pierre),  269. 
Verzura,  62,  n.  2. 

Vézian    (Antoine- François),    61- 

—  (Camille-Louise),  58-61. 
Yial  (Antoine),  242,  n.  2. 
Yiarmes       (  Jean-Baptiste-Élie 

Camus  de  Pontcarré  de),  216. 
Viel,  350. 

Villars  (Duc  de),  53,  95,  332. 
Villeneuve  (Arnaud  de),  216. 

—  (De),  10,  n.  1. 

—  (Mademoiselle),  278. 
Vincent  (Louis),  298,  n.  1. 
Viscioletta  (La),  414,   n.  1. 
Vitelli  (Marquise),  413. 
Vitry  (Mademoiselle),  278. 
Vitzthum  (Comte  de),  318. 
Vizenza.  Voir  Pulcinelli. 
Voisenon,   32,  81,  82,  n.  1,  191. 
Voltaire,   46,  48,    54,    n.   2,    82, 

110,  n.   1,  402,  411,  417,  418, 

431,   435,  439,  440. 
Von  der  Recke  (Élise),  442. 
Vulcani  (Bernardo),  72,  74. 
—     (Isabella),  72,  74. 


W 

Waldstein      (Emmanuel-Phili- 
bert, comte  de),  425. 

—  (Jean  de),  441. 

—  -Wartenberg  (Josejih-Glinr- 


les-Emmanuel   de),  179,  n.  3, 

424,  425,  426,  429,  435. 
Wallenstein,  434. 
Wasser  (Joachim),  256. 
Wavre     (Charles-Jean-Baptiste 

de),       baron      de      Corbcck , 

324. 
Weigel,  413. 
Whithead,  281,  n.  1. 
Wiedau  (Baron  de),  401. 
Wiederholt,  428. 
Wilkes  (John),  281,  282. 

—  (Mary),  282. 
Wrangen  (Baron  de),  61. 
Wurtemberg       (Prince      Louis- 
Eugène  de),  36. 

—  (Duc  de),  87. 

Wynne  (Anne-Amélie),  171. 

—  (Justinienne),  comtesse  Or- 
sini-Rosemberg,  154-15(5,  158- 
162,  105,  166,  169-180,  251. 

—  (Marie-Hilisabeth),    171. 

—  (Richard),  170. 171,174. 

—  (Richard),  fils,  171. 

—  (Thérèse-Suzanne),  171. 

—  (William),  171. 

—  (Madame).  Voir  Gazini 
(Anne). 


Xavier,  323,  329, 
X.  C.  V.  (Madame  et  mademoi- 
selle). Voir  Wynne. 


Zaguri  (Pietro),  416. 
Zannovich,  424,  n.  1. 
Zorzi  (Marc-Antoine),   104,  107, 
191. 


TABLE 


l'ages. 
AVANT- PROPOS     .     .     . I-XI 

CHAPITRE  I 

LA    JEUNESSE    DE    CASANOVA 

La  Fragoletta.  —  Gaétan-Joseph  Casanova  et  Zaneita 
Farusi.  —  Les  frères  et  sœurs  de  Jacques  Casanova.  — 
Son  enfance  maladive.  —  Ses  éludes  à  Padoue.  —  Le 
doctorat  in  utroque  jure.  —  L'adolescence  à  Venise.  — 
Les  premières  fredaines.  —  Le  sermon  du  Saint-Sacre- 
ment. —  Le  voyage  de  Calabre.  —  Premières  aventures 
en  Italie,  à  Corfou,  à  Constantinople.  —  Zuan  Bragadin. 
—  Casanova   en  1750 1 

CHAPITRE    II 

UNE      INCONNUE      DE      CASANOVA: 
HENRIETTE    LA    PROVENÇALE 

Une  rencontre  romanesque.  —  Césène  et  Parme.  —  Court 
bonheur.  —  L'hôtel  des  Balances.  —  Nouvelles  rencon- 
tres. —  Aix-en-Provence.  —  Le  château  près  de  la  Croix- 
d'Or.  —  Les  Margalet,  seigneurs  de  Luynes.  —  Deux 
Henriette  de  Margalet 14 


464  TABLE 


CHAPITRE    m 

PARIS.      LE      MÉNAGE      BALLETTI 
ET     LA     COMÉDIE-ITALIENNE 

Le  petit-fils  de  la  Fragoletta,  —  Mario,  Silvia  et  leurs 
enfants.  —  Le  quartier  de  la  Comédie-Italienne.  —  Les 
acteurs.  —  Lelio.  —  Flaminia.  —  Coraline  et  Camille 
Véronèse.   —  Un  madrigal  de  Casanova 25 


CHAPITRE    IV 

PROMENADES      ET     VISITES 

Le  Palais-Royal.  —  Patu.  —  Crébillon  le  père.  —  Madame 
du  Bocage.  —  D'Alembert,  Fontenelle.  —  Galiani.  — 
Madame  de  Grafigny.  —  Le  Théâtre-Français.  —  Les 
ambassadeurs  étrangers.  —  Sersalles  et  Rauucci.  —  Le 
"   couvent  »   de  madame  Paris.  —  Amis  de  passage   .    .       45 

CHAPITRE    V 

CASANOVA  ET  QUELQUES  FEMMES 

Mimi  Quinson;  ses  débuts  avec  le  «  sieur  de  Cazanove  ». 
—  Mademoiselle  Vézian  et  ses  amants.  —  Louison  Mor- 
phy,  dite  Sirette.  —  La  duchesse  de  Ruffec.  —  La  Bon- 
temps,  devineresse , 56 

CHAPITRE    VI 

LES    ESSAIS     DE     THÉÂTRE     DE     CASANOVA 

Zanetta  Farusi  à  Dresde.  —  L'adaptation  de  Zoroastre.  — 
Les  éloges  du  Mercure.  —  Les  Thessalicnnes  ou  Arlequin 
au  Sabbat.  —  Critique  sévère.  —  Voisenon,  Casanova  et 
les  Israélites  sur  la  Montagne  cVOreb.  —  VÉrossaise  de 
Voltaire.  —  Le  Polémoscope '71 


TABLE  465 

CHAPITRE    VII 

DANSEURS      ET      DANSEUSES 

Les  l'êtes  Vénitiennes.  —  Dupré  et  la  Camargo.  • —  Antoine- 
Bonavenlure  Pitrot.  —  Une  passade  inconnue  de  Casa- 
nova :  Anne-Madeleine  Rabon.  —  La  belle  Ancilla.  — 
Le  ménage  Campioni.  —  Les  sœurs  Rivière 86 

CHAPITRE    VIII 

LA  VIE  A  VENISE.  LES  PLOMBS.  LE  RETOUR  EN  FRANCE 

Le  chevalier  de  Talvis.  —  Venise  au  xviii°  siècle.  —  Casa- 
nova «  mauvais  garçon  ».  —  Les  rapports  de  l'espion 
Manuzzi  —  L'abbé  Chiari  et  la  Commediante  in  fortuna. 

—  L'abbé  de  Bernis.  —  Marie-Madeleine  X...  —  Casa- 
nova franc-maçon  el  cabaliste.  —  La  mission  de  Messer- 
Grande.  —  Les  Plombs.  —  La  Fuite.  —  Le  retour  à  Paris.     100 

CHAPITRE    IX 

LES     FRÈRES      CALZABIGI 
ET     LA     LOTERIE     DE     L'ÉCOLE     MILITAIRE 

Pâris-Duverney  etTÉcoIe  Militaire.  —  Embarras  financiers. 

—  Ranicri  et  Jean-Antoine  Calzabigi.  —  La  générale 
Lamothe  et  ses  gouttes  d'or.  —  La  loterie.  —  Son  méca- 
nisme. —  Rôle  prépondérant  des  Calzabigi.  —  Leur 
départ.  —  Casanova,  «  l'un  des  directeurs  >■  de  la  loterie. 

—  Une  lettre  de  Ranieri 117 

CHAPITRE    X 

FRANÇOIS     CASANOVA,     PEINTRE      DE      BATAILLES 

Ses  premiers  succès.  —  Son  entrée  à  l'Académie  de  pein- 
ture. —  Le  jeune  Loutherbourg.  —  M.  de  Saincy  et 
Marie-Anne  Jolivet.  —  La  maison  de  la  rue  des  Aman- 


466  TABLE 

diers.  —  Le  prince  de  Montbarey  et  Jeanne-Gatlierine 
Delachaux.  —  Le  logementdu  Yieux-Louvre.  —  L'  «  incon- 
duite »  du  peintre.  —  Sa  fuite  à  Vienne.  —  Ses  enfants.     137 


CHAPITRE    XI 

LA     FAUTE     DE     JUSTINIENNE     W  V  N  N  E 

Reine  Demay,  sage-femme,  et  le  marquis  de  Gastelbajac. 
—  Les  demoiselles  de  l'hôtel  de  Bretagne.  —  Farsetti  et 
M.  de  La  Pouplinière.  —  Les  imprudences  du  sieur  «  Gaze- 
nove  ».  —  Enquête  policière.  —  Interrogatoire  de  Casa- 
nova. —  La  Pouplinière,  l'abbé  de  La  Coste.  —  «  Gius- 
tiniane  »  Wynne.  —  André  Memmo.  —  La  comtesse 
Orsini-Rosemberg,  femme  de  lettres 153 

CHAPITRE    XII 

LES     AMOURS     MALHEUREUSES     DE      MANON      BALLETTI 

Marie-Madeleine  Balletti.  —  La  Thalie  de  Nattier  au  salon 
de  1757.  —  Le  musicien  Clément. —  La  maison  de  la  rue 
du  Petit-Lion.  —  Les  Balletti  et  les  Favart.  —  Corres- 
pondance amoureuse.  —  Le  voyage  à  Dunkerque.  — 
Madame  de  Mauconseil.  —  Bagatelle.  —  Le  premier 
voyage  de  Hollande.  —  La  mort  de  Silvia.  —  Casanova 
fiancé.  —  Le  mariage  de  Manon.  —  François-Jacques 
Blondel,  architecte.  —  Son  fils.  —  Mort  prématurée  de 
Manon  BaUetti 181 

CHAPITRE    XIII 

LA     MARQUISE     d'uRFÉ 

Cazotte  et  la  doyenne  des  Médées  françaises.  —  Le  comte 
de  La  Tour-d'Auvergne.  —  L'échappé  des  empereurs 
d'Orient.  —  La  maison  de  la  rue  des  Deux-Portes.  — 
L'hôtel  du  Quai  des  Théatins.  —  Casanova  chez  madame 
d'Urfé,  —  La  correspondance  de  Joseph  Bono.  —  L'arbre 
végétatif  d'or.  —  Lettres  de   Passano,  dit  Pogomas,   de 


TAiîLE  467 

madame  Cornelis,  de  Louis  de  Murait.  —  La  marquise 
écrit  à  l'auteur  de  VAstree.  —  Le  testament  et  la  mort 
de  la  marquise.  —  Les  bijoux  volés,  d'après  Lorenzo  Da 
Ponte.  —  Marie-.\nne  Corticelli.  —  La  durhesse  d'Estou- 
tevillo.  —  Les  malheurs  du  marquis  et  de  la  marquise 
du  Chàtelet.  —  Le  crénéral  Du  Cbàlelet 213 


CH.\  PITRE    XIV 

LA      COMTESSE     DU     R  U  .M  A  I  N 

Mademoiselle  de  Caveu.  —  Le  comte  d'Egreville.  —  Made- 
moiselle de  Goëtanfao,  marquise  de  Polignac.  —  Valérie 
de  Brùls,  aventurière.  —  Les  lettres  de  madame  du 
Rumain  à  Casanova.  —  La  marquise  de  Fraigne,  ex- 
comtesse du  Rumain 24" 


CHAPITRE     XV 

GRANDES     DAMES     ET     PÉCHERESSES 

La  princesse  d'Anhalt-Zerbst.  —  Madame  de  Montmarlel. 
—  Une  lettre  originale.  —  La  comtesse  de  Lismore  et 
son  fils  lord  Tallow.  —  La  baronne  Blanche.  —  Les 
avatars  de  Thérèse  Imer  :  madame  Pompeati,  madame 
Trenti,  lady  Cornelis 260 


CHAPITRE     XVI 

LA      FAMILLE     DE      MADEMOISELLE     CHARPILLON 

Mademoiselle  de  Boulainvilliers.  —  Berne  et  les  bains  de 
La  Mate.  —  Catherine  Brunner,  femme  Augspurgher, 
ses  sœurs  et  sa  fille.  —  Un  rapport  de  l'inspecteur  Meus- 
nier.  —  Le  jeune  suisse  Thormann.  —  La  Charpillon  à 
Londres.   —  Casanova  et  John  Wilkes 270 


468  TABLE 


CHAPITRE   XYII 

ANGÉLIQUE     LAMBERTINI 
ET     LE     TRIPOT      DE      LA      RUE      CHRISTINE 

Edoardo  Tiretta.  —  Sa  vie  aux  Indes  anglaises.  —  La  Lam- 
bertini  et  sa  maison  de  jeu.  —  L'abbé  Desforges.  —  Le 
couple  Reynier-Berterzoni.  —  Le  meurtre  du  Mont-Par- 
nasse. —  Mademoiselle  de  La  Meure 283 


CHAPITRE    XYIII 

LA     MAISON     DE     LA     P  ET  I  T  E  -  P  O  L  0  GN  E 

La  Petite-Pologne  au  xviil*  siècle.  —  Marin  Le  Roy,  mar- 
chand de  beurre.  —  L«  chemin  de  Mousseaux,  la 
maison  et  les  jardins  de  C.osanova.  —  Les  successeurs 
de  Casanova 292 

CHAPITRE    XIX 

l'enclos    du   temple 

Casanova  «  homme  à  projets  ».  —  La  lettre  à  la  Sérénis- 
sime  République.  —  La  manufacture  d'impression  sur 
soie.  —  Le  prince  de  Conti.  —  Jean  Garnier,  maître 
d'hôtel  de  la  reine.  —  Etienne  Scotti  et  le  baron  de 
Malnich.  —  Un  rapport  d'experts.  —  Casanova  précur- 
seur?  302 

CHAPITRE    XX 

LES     COMPAGNONS    DE     CASANOVA    :    GRECS    ET    FILOUS 

L'abbé  de  La  Coste.  —  La  ■<  ménagerie  »  de  Passy.  —  La 
loterie  de  Gemund.  —  Josej)!!  de  Santis.  —  Les  jeux  clan- 
destins. —  Dupes  et  comjjlices.  —  Le  chevalier  de  Saby 
et  Madeleine  Bezaudin.  —  La  banqueroute  de  Gaétan.   .     316 


TABLE  469 

CHAPITRE    XXI 

UNE     AFFAIRE     DE     JEU 

Casanova  joueur.  —  Ses  façons  de  «  corriger  la  fortune  ». 

—  L'hôtel  de  la  Reine.  —  Generoso  Marini,  Angela 
Stazzini.  —  Les  petites  Aguzzi.  —  Une  partie  malheu- 
reuse.—  Une  plainte  de  Casanova.  —  L'aQ'aire  Casanova- 
Marini.  —  L  affaire  Casanova-Lempérière.  —  Casanova 
condamné.  —  Transaction 330 

CHAPITRE     XXII 

CASANOVA  ESCROC 

Charles-Henry  Oberti,  baron  de  La  Morenne.  —  Une  lettre 
de  change  taxée  de  faux.  —  Des  Juges  consuls  au  Parle- 
ment. —  L'affaire  Casanova-Petitain.  —  Casanova  au 
For-l'Evéque.  —  Une  lettre  de  madame  du  Rumain.  — 
Nouvelle  condamnation   de  Casanova 35."> 

CHAPITRE    XXIII 

MADEMOISELLE     DE     ROMANS 

Casanova  à  Grenoble.  —  Les  Roman-Coupier.  —  L'âge 
d'Anne  Coupier.  —  Un  portrait  de  Drouais  et  un  buste 
de  Pajou.  — •  Madame  Yarnier.  — •  Mademoiselle  de 
Romans,  maîtresse  de  Louis  XV.  —  L'abbé  de  Lustrac. 

—  La  disgrâce.  —  Le  ménage  Cavanac  —  «  Madame  et 
chère  reine  ».  —  L'émigration  et  la  mort  de  la  marquise 
de  Cavanac.  —  L'abbé  de  Bourbon.  —  Sa  maison  du 
cloître  rs'otre-Dame.  —  Son  voyage  dTtalie.  —  Sa  mort 

à  Xaples 369 


27 


470  TABLE 


CHAPITRE     XXIY 

CASANOVA   ET   LE  PRINCE  DE  COURLANDE 

Charles-Ernest  de  Biren,  prince  de  Courlande,  —  Le  clie- 
valier  Singalt  de  Farussi.  —  Courlande  à  la  Bastille.  — 
La  correspondance  de  Casanova,  »  illustre  fripon  ».  — 
L'encre  sympathique  et  l'or  sophistique.  Un  livre  de 
Carra.  —  Le  Journal  de  Paris.  —  Les  "  s-lupides 
bohèmes  » SSi 


CHAPITRE     XXY 
DERNIÈRES     AVENTURES 

Hollande,  Allemagne,  Suisse.  — ■  La  visite  à  Voltaire.  ■ — 
Italie,  France,  Angleterre,  Russie,  Pologne.  —  Le  duel 
de  Varsovie.  —  Le  séjour  à  Paris  en  1767.  —  Les  aven- 
tures espagnoles.  —  France  et  Italie.  —  Le  retour  à 
Venise.  —  Casanova  «  confident  »  des  Inquisiteurs 
d'jitat.  —  Nouveau  séjour  à  Paris  en  1783.  —  Autriche 
et  Bohême 3'J8 


CHAPITRE    XXVI 

LE      DIABLE      ER.MITE 
L.\     VIEILLESSE     ET      LA     MORT     EN     BOHÊME 

Dux  et  les  "Waldstein.  —  Succès  et  tristesses.  —  Corres- 
pondance littéraire  et  scientifique.  —  Les  ouvrages  de 
Casanova.  —  Casanova  et  la  Révolution  française.  — 
L'Jcosaméron,  la  Duplication  du  cube,  etc.  —  \S Histoire 
de  ma  fuite.  —  Les  Mémoires,  Opiz,  et  le  prince  de 
Ligne.  —  La   mort  de   Casanova.  —  Un  belle  légende   . 


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LOUIS    LÉTANG 

Rolande  immolée 

PIERRE    LOTI 

Turquie  agonisante  

JEANNE    MARAIS 
Les   Trois  Nuits  de  Don 

Juan 

FRANCIS   DE  MiOMANDRE 
L'Aventure     de     Thérèse 

Beauchamps 

EMILE  KOLLY 
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La  Voix  qui  s'est  tue 

J.-H.    ROSNY  J" 

Sépulcres  Blanchis 

MARCELLE    TINAYRE 

Madeleine  au  Miroir 

COLETTE    YVER 
Les  Sables  mouvants