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Full text of "Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littérraire : étude sur les relations littéraires de la France et de l'Angleterre au XVIIIe siècle"

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University  of  Toronto 


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JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


ET    LES    ORIGINES 


COSMOPOLITISME   LITTÉRAIRE 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Pall  Brodard. 


JEAN- JACQUES  ROUSSEAU 

ET    LES    ORIGINES 

DU 

COSMOPOLITISME  LITTÉRAIRE 

ÉTUDE 

sur  les  relations  littéraires  de  la  France  et  de  l'Angleterre 

au  XVIIIe  siècle 

THÈSE    POUR    LE    DOCTORAT 

présentée     à     la     Faculté     des     lettres     de     Paris 

PAR 

JOSEPH    TEXTE 

Ancien  élève  de  l'Ecole  Normale 
Chargé  de  cours  à  la  Faculté  des  lettres  de  Lyon 


PARIS 
LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    Cie 

79,     BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,     79 

1895 

Droit*  de  traduction  «t  de  reproduction  réservés. 

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M.    FERDINAND   BRUNETIERE 


l)K     L'ACADEMIE     FRANÇAIS!-: 


Il i»in mage  reconnaissant. 


INTRODUCTION 


Mme  de  Staël  écrivait  dans  la  dernière  année  du 
xvme  siècle  :  «  Il  existe  deux  littératures  tout  à  fait 
dislinctes,  celle  qui  vient  du  Midi  et  celle  qui  vient 
du  Nord  »  :  d'une  part,  le  groupe  des  littératures 
romanes,  dérivées  de  la  tradition  latine,  et  dont  la 
littérature  française  est  la  principale;  de  l'autre,  le 
groupe  des  littératures  «  du  Nord  »,  c'est-à-dire 
germaniques  et  slaves,  libres  —  Mme  de  Staël  le 
pensait  du  moins  —  de  cette  absorbante  influence, 
et  dont  la  littérature  anglaise  était,  suivant  elle,  «  la 
plus  illustre  ». 

Nous  ne  divisons  plus  les  littératures  européennes, 
avec  autant  d'assurance  que  Mme  de  Staël,  en  deux 
groupes  aussi  tranchés.  Nous  avons  appris  qu'il  y  a 
entre  les  «  littératures  du  Midi  »,  comme  entre  les 
«  littératures  du  Nord  »,  des  distinctions  essentielles 
à  établir.  Nous  avons,  en  un  mot,  multiplié  les 
données  du  problème  et  entrevu  des  solutions  plus 
complexes.  Nous  sommes-nous  affranchis  de  l'idée 
centrale  de  la  théorie  de  Mme  de  Staël?  Avons-nous 


VIII  INTRODUCTION. 

renoncé  à  opposer  la  tradition  latine  à  la  tradi- 
tion non  latine,  la  littérature  du  Midi  à  celle  du 
Nord,  F  «  humanisme  »  —  comme  on  dit  aujourd'hui 

—  à  T  «  exotisme  »  ou  au  «  cosmopolitisme  »? 

Il  paraît  bien  que  non.  Tout  récemment,  un  bril- 
lant débat  s'engageait  autour  de  cette  question,  plus 
actuelle  que  jamais,  de  «  l'influence  des  littératures 
du  Nord  »  et  du  «  cosmopolitisme  »,  et,  adversaires 
ou  partisans  de  1'  «  exotisme  »,  tous  s'accordaient  à 
opposer  la  «  tradition  latine  »  à  la  «  septentrio- 
manie  »,  comme  disait  spirituellement  M.  Jules 
Lemaître1.  Quelquesmois  auparavant,  M.  E.  Faguet 

—  cherchant  à  définir  l'esprit  «  classique  »  —  cons- 
tatait que  deux  influences  se  disputent  en  ce  moment 
l'orientation  delà  littérature  française  :  l'humanisme 
d'une  part,  et  l'exotisme  de  l'autre  2. 

Resterons-nous  fidèles  au  culte  trois  ou  quatre  fois 
séculaire  de  l'esprit  français  pour  l'antiquité?  Nous 
laisserons-nous  emporter  au  mouvement  qui,  depuis 
cent  ans  et  plus,  nous  entraîne  vers  des  littératures 
plus  jeunes  et  plus  détachées  de  la  tradition  antique? 
Reviendrons-nous  à  la  Grèce,  à  Rome,  à  nos  classi- 
ques? Irons-nous  à  l'Angleterre,  à  l'Allemagne,  à  la 
Russie,  à  la  Norvège,  —  au  Nord  enfin?  —  Il  paraît 
bien  que,  puisqu'on  se  pose  la  question,  la  distinc- 


1.  Articles  de  M.  Jules  Lemaître  sur  «  l'influence  des  litté- 
ratures du  Nord  »  (Revue  des  Deux  Mondes,  décembre  1894), 
de  M.  Melchior  de  Vogué  sur  la  «  Renaissance  latine  »  (même 
revue,  janvier  1895),  de  M.  André  Hallays  sur  «  l'influence 
des  littératures  étrangères  »  (Revue  de  Paris,  février  1895). 
d'Arvrde  Barine  sur  le  même  sujet  [Journal  des  Débats,  8  jan- 
vier 1^95). 

2.  Étude  sur  l'AIexandrinisme  [Revue  des  Deux  Mondes, 
mai  1894). 


INTRODUCTION.  IX 

lion  faite  jadis  par  Mme  de  Staël  subsiste  en  ce 
qu'elle  a  d'essentiel  :  fondée  ou  non  en  raison,  sa 
Ihéorie  a  été,  depuis  tantôt  cent  ans,  une  des  idées 
directrices  <le  la  critique  du  xix'  siècle. 

Mais  commenl  cette  ihéorie  a-t-elle  pu  être  for- 
mulée? Quels  (ails  lui  onl  servi  <le  hase?  Commenl, 
où,  et  sous  l'influence  de  quelles  circonstances  est- 
elle  née?  —  C'est  le  problème  que  j'ai  essayé  de 
résoudre. 

Il  m'a  semblé  qu'on  avait  souvent,  et  longuement, 
étudié  les  origines  et  les  formes  successives  de  l'in- 
fluence, sur  notre  génie  national,  de  l'esprit  clas- 
sique, mais  «pion  avait  moins  souvent  —  et  surtout 
inexactement  —  parlé  des  origines  du  «  cosmopoli- 
tisme »,  qui  a  battu  en  brèche  cette  influence  et  qui 
prétend  s'y  substituer. 

Qu'est-ce  donc  que  le  cosmopolitisme,  ou  1'  «  exo- 
tisme »,  a  représenté  d'abord? —  Peu  d'historiens  de 
notre  littérature  se  sont  posé  la  question.  Quelques- 
uns  des  plus  grands,  comme  Nisard,  l'ont  esquivée; 
d'autres  l'ont  abordée  en  passant  et  de  biais,  soit  à 
propos  des  origines  du  romantisme,  soit  à  propos 
de  Mme  de  Staël.  La  plupart —  après  avoir  consacré 
quelques  pages  rapides  à  l'anglomanie  ou  à  la  «  ger- 
manomanie  »  des  romantiques  —  déclarent  que  cette 
mode  fut  sans  portée,  et  se  hâtent,  suivant  le  mot 
de  Nisard,  de  «  restituer  à  l'esprit  français  ses  vrais 
guides  »,  les  anciens. 

Par  malheur,  voici  un  siècle  que  1'  «  esprit  fran- 
çais »,  rebelle  —  à  tort  ou  à  raison  —  aux  conseils  de 
la  critique,  se  refuse  à  se  rattacher  à  ses  anciens 
maîtres    et    que   —   suivant   l'observation   d'Emile 


X  INTRODUCTION. 

Hennequin  —  «  la  littérature  nationale  suffit  moins 
que  jamais  à  exprimer  les  sentiments  dominants  de 
notre  société  ».  Bien  plus,  «  celle-ci  s'est  mieux 
reconnue  et  complue  dans  les  productions  de  certains 
génies  étrangers  que  dans  celles  des  poètes  et  des 
conteurs  qu'elle  a  fait  naître.  »  D'où  suit  qu'il  y 
aurait  entre  les  esprits  «  des  liens  électifs  plus  libres 
et  plus  vivaces  que  cette  longue  communauté  du 
sang,  du  sol,  de  l'idiome,  de  l'histoire,  des  mœurs, 
qui  paraît  former  et  départager  les  peuples  »  '.  — 
La  question  du  cosmopolitisme  repose  donc  sur  la 
question  même  des  races,  et  ce  que  l'exotisme  met 
en  jeu,  c'est  l'existence  de  notre  génie  national,  si 
du  moins  on  conçoit  ce  génie  comme  l'héritier  légi- 
time et  privilégié  du  génie  antique. 

J'ai  tenté,  dans  le  livre  qu'on  va  lire,  de  déterminer 
les  origines  de  ce  mouvement,  et  il  m'a  paru  qu'il 
fallait  remonter,  non  pas  seulement,  comme  on  le 
fait  d'ordinaire,  à  l'école  romantique,  mais  au 
xvme  siècle  et  à  Rousseau. 

Il  est  vrai  que  les  romantiques  ont  déehaîné,  si  je 
puis  dire,  le  cosmopolitisme  en  France,  mais  le 
maître  de  tous  les  romantiques  —  et  celui  de 
Mme  de  Staël,  —  celui  dont  ils  n'ont  fait  que 
formuler  les  aspirations  et  développer  l'influence, 
c'est  Rousseau.  C'est  bien  lui  qui  a  ébranlé,  au 
profit  de  l'Europe  germanique,  la  vieille  hégémonie 
littéraire  de  l'Europe  latine.  C'est  lui  qui  a  uni  en 
lui-même,  comme  le  dit  Mme  de  Staël,  «  le  génie 
du  Nord  à  celui  du  Midi   ».  C'est   du  jour  où  il  a 

1.  E.  Hennequin,  Écrivains  francisés,  p.  m. 


INTRODUCTION.  XI 

écrit,  et  parce  qu'il  avait  écrit,  que  les  littératures 
du  Nord  se  sont  ouvertes  et  imposées  à  l'esprit 
français.  Jean-Jacques,  disait  encore  Mme  de  Staël, 
quoiqu'il  ait  écrit  dans  notre  langue,  appartient  à 
«  l'école  germanique  »  :  il  a  infusé  à  notre  génie 
national  «  une  sève  étrangère  ».  —  Reprenant  et 
précisant  la  même  idée,  M.  de  Vogué  écrivait  récem- 
ment :  «  Il  n'y  a  qu'une  raison  très  forte  à  opposer 
aux  gens  qui  veulent  voir  dans  le  romantisme  fran- 
çais un  produit  des  influences  étrangères  :  c'est  que 
tout  notre  romantisme  est  en  germe  dans  Rousseau. 
Or  ce  diable  d'homme,  père  authentique  de  Ber- 
nardin et  de  Chateaubriand,  grand-père  de  George 
Sand  et  des  autres,  ne  s'avise-t-il  pas  d'être  Suisse? 
N'arrive-t-il  pas  dans  notre  tradition  française  avec 
une  physionomie  étrangère  très  caractérisée,  déjà  sep- 
tentrionale par  plus  d'un  trait*!  L'aveu  est  cruel,  mais, 
pour  nous  défendre  contre  le  reproche  d'intoxication 
allemande  et  anglaise,  nous  sommes  contraints  de 
reconnaître  qu'il  est  suisse,  le  sang  qui  coule,  depuis 
un  siècle,  au  plus  profond  de  nos  veines  littéraires.  » 

Montrer  en  Rousseau  l'homme  qui  a  le  plus  fait 
pour  nous  inspirer  le  goût  et  le  besoin  des  littéra- 
tures du  Nord,  —  c'est  tout  l'objet  de  ce  livre. 

J'ai  essayé  de  montrer  d'abord  que  Rousseau  a 
largement  profité  de  l'influence  qu'exerçait  en 
France,  depuis  le  commencement  du  xvme  siècle, 
«  la  plus  illustre  des  nations  germaniques  »,  —  la 
seule,  à  vrai  dire,  que  ce  siècle  ait  vraiment  connue, 
—  l'Angleterre.  Entre  son  arrivée  à  Paris,  en  17-44, 
et  la  publication  de  la  Nouvelle  Héloise,  en  1761, 
l'influence    anglaise    s'établit    en    France    par    la 


XII  INTRODUCTION. 

science,  par  la  philosophie,  par  le  théâtre,  par 
le  roman.  Un  contemporain,  frappé  du  courant 
d'idées  qui  joignait,  dans  ces  années  décisives,  les 
deux  pays,  disait  que,  si  la  France  eût  disposé  alors 
d'un  télescope  pour  les  choses  de  l'esprit,  cet  instru- 
ment eût  été  dirigé  sans  cesse  sur  l'Angleterre;  et 
Buckle  affirmait  jadis  que  cette  jonction  de  l'esprit 
français  et  de  l'esprit  anglais  est  «  l'événement  le 
plus  important  de  tout  le  xvme  siècle  »  *.  —  J'ai 
étudié  les  origines  de  ce  mouvement;  j'ai  tenté  de 
montrer  comment  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes, 
en  faisant  émigrer,  si  je  puis  dire,  l'esprit  national, 
a  préparé  l'avènement  des  littératures  du  Nord;  j'ai 
rappelé  comment  Murait,  Voltaire.  Prévost  —  que 
Rousseau  avait  tous  lus,  et  de  près  —  ont  continué 
l'œuvre  delà  critique  protestante.  Grâce  à  ces  vulga- 
risateurs de  I aient  ou  de  génie,  l'influence  anglaise 
devient  —  au  moment  où  Jean-Jacques  prend  la 
plume  —  une  puissance.  Elle  est  le  secret  espoir  de 
tous  ceux  qui  rêvent  plus  ou  moins  vaguement  d'un 
renouvellement  de  notre  littérature.  L'Angleterre 
apparaît  comme  une  terre  d'esprits  libres  à  Diderot, 
l'ami  de  Rousseau,  el  à  toute  son  école  :  «  L'Anglais, 
écrivait  l'un  d'eux  —  reprenant  une  image  et  une 
pensée  de  Rousseau,  —  ne  plie  point  sa  tête  au  joug 
que  la  plupart  des  autres  hommes  portent  sans 
murmure,  et  il  préfère  la  plus  orageuse  liberté  à  un 
assujétissement  tranquille»  2. 

Cette  «  orageuse  liberté  »  du  génie  anglais  devait 


1.  Hisi.  de  la  civilis.,  trad.  fr.,  t.  III,  p.  14. 

2.  Journal  encyclopédique,  avril  HS8. 


INTRODUCTION.  XIII 

séduire  Jean-Jacques.  Par  ses  origines  étrangères, 
par  ses  convictions  religieuses,  par  ses  aspirations 
littéraires,  il  devait  se  sentir  attiré  tôt  ou  lard  vers 
cette  Salente  du  xvnr  siècle.  On  verra  à  quel  point 
il  s'en  éprit  en  effet  et  comment  son  admiration  pour 
l'Angleterre,  sans  être  dans  sa  pensée  une  protesta- 
tion contre  notre  tradition  classique,  s'est  trouvée 
être  cela  par  la  force  des  choses. 

Mais  Rousseau  ne  s'en  est  pas  tenu  à  l'anglo- 
manie de  ses  contemporains.  Il  a  imité,  dans  le  plus 
retentissant  de  ses  livres,  un  roman  anglais  fameux. 
Tous  les  contemporains  ont  noté  comment,  suivanl 
l'expression  d'un  critique  anglais,  «  l'âme  de  Cla- 
risse Harlowe  a  transmigré  dans  l'âme  de  Julie  »  *. 
J'ai  essayé  de  préciser  la  dette  de  Jean-Jacques 
envers  Richardson  et  de  montrer  pourquoi  celui-ci 
est,  dans  l'histoire  de  la  littérature  européenne,  le 
précurseur  trop  inconnu  de  celui-là.  Toute  la  litlé- 
rature  bourgeoise  des  temps  modernes  —  et  c'est 
beaucoup  dire  —  sort  du  roman  anglais,  et,  comme 
on  l'a  dit  excellemment,  «  l'on  ne  peut  nier  que  Cla- 
risse Harlowe  ait  été  pour  la  Nouvelle  Héloïse  ce  que 
la  Nouvelle  Héloïse  devait  être  pour  Werther,  René  el 
Jacopo  Or  lis  »  2.  Pour  la  première  fois,  un  grand 
écrivain  anglais  avait  servi  de  modèle  à  l'un  de  nos 
grands  écrivains  français.  Faut-il  s'étonner  que  les 
contemporains  aient  noté  le  fait  comme  un  signe 
des  temps? 

Ainsi  Rousseau  admire  d'instinct  les  Anglais,  el 

1.  M.  Leslie  Stephen,  Hours  in  a  library,  t.  I,  p.  59. 

2.  Marc  Alonnier  :  Jean-Jacques  Rousseau  et  les  étrangers,  dans 
Rousseau  jugé  par  les  Genevois  d'aujourd'hui  (Genève,  18"9). 


XIV  INTRODUCTION. 

il  les  imite.  Il  personnifie  avec  éclat  ce  que  le  génie 
anglais  avait  de  plus  original  et  de  plus  libre.  Trente 
ans  avant  lui,  Thomson  a  célébré,  dans  les  Saisoiis, 
la  nature  en  termes  aussi  émus  ;  vingt  ans  ou  presque 
avant  YHéloïse,  un  Young  a  exprimé  en  beaux  vers 
la  «  tristesse  enchanteresse  »  qui  ravissait  Saint- 
Preux;  dans  le  même  temps  que  Rousseau,  le  vieil 
Ossian  ouvrait  aux  hommes  les  sources  délicieuses 
de  la  mélancolie.  Toutes  ces  œuvres  nous  arrivent  à 
peu  près  au  moment  où  il  écrit.  —  A  vrai  dire,  il  ne 
leur  doit  rien.  Mais  leur  influence  se  confond  avec  son 
influence;  mais  les  lecteurs  français,  entre  1760  et 
1789,  y  retrouvent  ses  propres  aspirations,  sa  propre 
inquiétude,  son  propre  lyrisme,  tout  ce  que  notre 
littérature  classique  ne  leur  donnait  pas  et  dont 
ils  avaient  soif.  Comment  n'eussent-ils  pas  été 
frappés  de  cette  parenté  du  génie  de  Rousseau  avec 
celui  des  écrivains  du  Nord?  Comment  n'y  eussent- 
ils  pas  vu,  suivant  le  mot  d'un  contemporain,  «  un 
croisement  des  esprits  »?  Comment  Mme  de  Staël 
n  eut-elle  pas  été  amenée  à  écrire  qu'il  avait  infusé 
à  l'esprit  français  «  une  sève  étrangère  »,  puisqu'à 
son  école  cet  esprit  apprenait  à  se  complaire  dans 
les  œuvres  exotiques  plus  que  dans  les  œuvres  pure- 
ment françaises?  Si  c'est  une  illusion,  elle  est  du 
moins  excusable  et  explicable. 

A  cette  école  de  Rousseau  et  des  Anglais,  nos  pères 
ont  appris  à  goûter  ce  que  Mme  de  Staël  appelle 
«  le  génie  du  Nord  ».  Ils  sont  devenus,  ou  ils  ont 
commencé  à  être  «  cosmopolites  »,  c'est-à-dire  las  de 
la  domina  lion  trop  prolongée  des  littératures  anti- 
ques. Les  anciens,  écrira  bientôt  l'auteur  du  livre  de  la 


INTRODUCTION.  XV 

Littérature,  «  laissent  peu  de  regrets», et,  vingt-cinq 
nos  plus  tard,  les  romantiques,  par  la  plume  d'un 
Stendhal,  ajouteront  :  «  Malgré  les  pédants,  l'Alle- 
magne et  V Angleterre  l'emporteront  sur  la  France  1  ». 

11  est  vrai  que  le  cosmopolitisme  n'a  pris  la  forme 
«lune  théorie  qu'après  la  Révolution,  avec  Mme  de 
Staël.  J'espère  avoir  montré  qu'il  date,  à  titre  d'as- 
piration, très  précise  déjà,  du  précédent  siècle  et 
qu'en  opposant  le  génie  germanique  au  génie  latin, 
la  critique  nouvelle  ne  faisait  que  tirer,  de  la  révo- 
lution opérée  par  Rousseau,  une  conséquence  iné- 
vitable. L'influence  des  littératures  du  Nord  a 
grandi  ou  diminué,  depuis  un  siècle ,  avec  celle 
même  de  Jean-Jacques.  —  C'est  que  la  première  n'est 
qu'une  autre  forme  de  la  seconde. 

Il  faut  noter  au  surplus  que  l'initiation  n'a  pas 
élé  complète  du  premier  coup.  C'est  ainsi  que  le 
xvme  siècle  n'a  pas  compris  Shakespeare,  et  que  les 
critiques  en  ont  pris  texte  pour  démontrer  qu'il 
n'avait  eu  aucun  sentiment  des  littératures  étran- 
gères. Mais,  outre  qu'on  serait  fort  embarrassé  de 
retrouver  Shakespeare  sous  les  informes  versions  de 
ce  temps  2,  il  y  avait  entre  le  siècle  et  Shakespeare 
plus  qu'une  différence  de  races,  il  y  avait  encore 
l'abîme  de  deux  époques.  Ce  n'est  pas  du  premier 
coup  que  l'esprit  français  pouvait  pénétrer  dans  la 
Renaissance  anglaise,  lui  qui  ne  réussissait  plus  à 
goûter  ni  Ronsard  ni  Rabelais. 

1.  Stendhal,  Racine  et  Shakespeare,  p.  246. 

2.  Noter  que  jusqu'en  1776,  date  du  premier  volume  de  la 
version  de  Letourneur,  les  lecteurs  français  n'ont  connu  Sha- 
kespeare qu'à  travers  la  grotesque  parodie  de  La  Place,  et  à 
travers  les  critiques,  très  peu  désintéressées,  de  Voltaire. 


XVI  INTRODUCTION. 

Mais  il  a  compris  et  goûté,  dès  le  xvmc  siècle, 
les  romans  de  Richardson  ou  de  Sterne,  les  poèmes 
d'Young,  de  Thomson,  d'Ossian,  tous  écrivains  très 
anglais  et  très  peu  «  classiques  ».  Ils  font  cortège  à 
Rousseau,  qui  est  plus  grand  qu'eux  tous.  Les  uns 
sont  ses  modèles,  les  autres  ses  précurseurs  et  ses 
contemporains.  Tous  ont  avec  lui  un  air  de  famille  : 
«  Rousseau  et  les  Anglais  »,  dit  sans  cesse  Mme  de 
Staël,  et  elle  dit  juste.  Le  cosmopolitisme  est  né,  au 
siècle  dernier,  de  l'union  féconde  du  génie  anglais 
avec  le  génie  de  Jean-Jacques. 

Telle  est  la  thèse  soutenue  dans  ce  livre. 

On  voudra  bien  noter  que  le  cosmopolitisme  n'y 
est  pas  identifié  avec  l'influence  de  telle  ou  telle 
littérature  européenne.  L'Angleterre  tient  ici  la  pre- 
mière place,  parce  qu'elle  a,  la  première,  agi  en 
France,  et  presque  exclusivement,  pendant  un  siècle. 
De  l'Allemagne,  le  xvmc  n'a  su  que  quelques  noms, 
et  Rousseau  n'a  connu  que  Gessner.  Ceux  qui 
lurent  Werther  ou  les  Brigands,  qu'il  a  inspirés, 
purent  y  trouver  une  preuve  de  plus  de  la  parenté 
de  son  génie  avec  le  génie  germanique.  —  Des  écrits 
«  des  Danois  ou  des  Suédois  »,  que  cite  Mme  de 
Staël,  quelques  curieux  seuls  se  préoccupaient.  — 
L'influence  anglaise  est  donc  venue  d'abord,  et  elle 
a  imprimé  au  mouvement  cosmopolite  la  direction 
qu'il  a  toujours  gardée  en  notre  siècle,  d'une  pro- 
testation,  au  nom  des  littératures  étrangères  H 
modernes,  contre  l'influence  de  l'esprit  classique. 

Mais  y  a-t-il  un  «  esprit  classique  »?  un  «  esprit 
français  »?  un  «  esprit  anglais  »?  Et  de  quel  droii 
distinguerait-on    un    «    génie    germanique    »    d'un 


INTRODUCTION.  XVII 

«génie  latin  »?Nesont-ce  pas  là  des  formules  vides, 
e1  sans  portée  réelle,  qui  dissimulent  mal  le  vague 
des  idées? —  J'avoue  que,  plus  d'une  ibis,  en  écri- 
vant ces  pages,  je  me  suis  posé  celle  inquiétante 
question. 

«  Il  y  a  naturellement,  écrivait  Taine  dans  un  pas- 
sage fameux,  des  variétés  d'hommes  comme  des 
variétés  de  taureaux,  de  chevaux,  les  unes  braves 
et  intelligentes,  les  autres  timides  et  bornées,  les 
unes  capables  de  conceptions  et  de  créations  supé- 
rieures, les  autres  réduites  aux  idées  et  aux  inven- 
tions rudimentaires,  quelques-unes  appropriées  plus 
particulièrement  à  certaines  œuvres  et  approvision- 
nées plus  richement  de  certains  instincts,  comme 
on  voit  des  races  de  chiens  mieux  douées,  les  unes 
pour  la  course,  les  autres  pour  le  combat,  les  autres 
pour  la  chasse,  les  autres  enfin  pour  la  garde  des 
maisons  et  des  troupeaux  '.  »  Depuis  Taine,  héritier 
de  Mme  Staël,  l'histoire  littéraire  est,  avant  tout,  un 
problème  d'ethnographie. 

A  vrai  dire,  nous  avons  appris,  depuis  que  Taine 
écrivait  ces  lignes,  à  nous  défier  des  conséquences 
trop  absolues  qu'on  a  prétendu  tirer  de  l'ethnogra- 
phie morale,  la  plus  difficile  assurément  et  la  plus 
complexe  des  sciences.  Même,  cette  défiance  s'est 
tournée,  chez  de  bons  esprits,  en  scepticisme  absolu. 
Tout  récemment,  l'auteur  d'un  très  beau  livre  sur 
Robert  Burns  affirmait  que  l'idée  de  race  est  «  flot- 
tante, peu  solide  et  controversée  ».  Acceptable  peut- 
être  pour  le  physique,  elle  est  fragile  pour  le  moral, 

1.  Introduction  de  la  Littérature  anglaise. 


XVIII  INTRODUCTION. 

et  cela  pour  deux  raisons  :  «  D'abord  parce  que  rien 
ne  prouve  que  quelques  différences  dans  les  carac- 
tères corporels,  si  faibles  d'ailleurs  et  si  superficiels, 
la  courbe  d'un  nez,  la  couleur  des  yeux  ou  des  che- 
veux, entraînent  des  différences,  et  des  différences 
capitales,  dons  le  régime  intellectuel.  Ensuite,  parce 
que  la  psychologie  des  races  semble  encore  plus 
problématique.  Il  ne  suffit  pas  d'appliquer  quelques 
adjectifs  vagues  à  quelques  dénominations  ethno- 
logiques pour  obtenir  lame  d'une  fraction  de  l'hu- 
manité '.  » 

Ces  objections  sont  spécieuses.  J'avoue   qu'elles 
ne  me  paraissent  pas  décisives. 

En  premier  lieu,  il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  de 
«  la  couleur  des  yeux  »  et  de  «  la  courbe  d'un  nez  ». 
11  est  légitime  de  parler  de  1'  «  esprit  français  »  ou 
du  «  génie  italien  »  parce  que,  en  Italie  comme  en 
France,  une  longue  série  d'écrivains  de  talent  ou  de 
génie  se  sont  fait  une  certaine  idée,  plus  ou  moins 
précise,  de  ce  «  génie  »  ou  de  cet  «  esprit  »  national. 
Vraie  ou  fausse  —  il  n'importe  après  tout,  et  il  y  a 
des  illusions  fécondes.  11  suffit  que,  de  la  collection 
des  œuvres  écrites  en  langue  italienne  ou  française, 
on  puisse  dégager  de  certains  caractères  communs, 
qui  différencient  ces  œuvres  de  celles  qu'ont  créées 
les  Espagnols  ouïes  Anglais.  On  dirait  volontiers  de 
la  littérature  française  ce  que  Nisard  dit  excellem- 
ment de  son  histoire,  qu'elle  n'est  possible  «  que 
parce  qu'il  existe  une  image  claire  de  l'esprit  fran- 
çais ».  En  d'autres  termes,  cette  image — ou,  si  l'on 

1.  Angellier,  Robert  Burns,  t.  1,  p.  vu. 


INTRODUCTION.  XIX 

y  tient,  ce  fantôme  —  csl  L'œuvre  collective  de  tous 
ceux  qui,  depuis  des  siècles,  ont  tenu  une  plume 
dans  notre  pays,  et  l'esprit  français  existe,  parce 
que  des  centaines  ou  des  milliers  decrivains  onl 
voulu  qu'il  existai .  De  même,  Robert  Burns  pour- 
rait-il être  dit  «  le  grand  poêle  de  l'Ecosse  »  s'il  ne 
s'était  fait  un  certain  idéal  du  «  génie  écossais  »? 
On  veut  qu'il  n'ait  pas,  en  écrivant  ses  poèmes. 
obéi  à  des  fatalités  de  race  et  de  sang.  Il  se  peut.  Du 
moins  faut-il  bien  accorder  qu'il  a  cru  de  toutes  les 
forces  de  son  âme  à  l'originalité  de  sa  nation,  et 
qu'il  s'est  fait  gloire  d'être  —  par  un  acte  de  sa 
volonté  libre  —  «  enfant  de  l'Ecosse  ». 

Assurément,  l'idée  de  race,  comme  tant  d'au  1res 
idées  essentielles  à  toute  science  —  comme  l'idée 
de  l'hérédité,  comme  celle  de  la  liberté  morale,  — 
n'est  ni  parfaitement  claire  ni  exactement  définie 
dans  sa  portée.  S'ensuit-il  qu'elle  ne  réponde  à 
aucune  réalité?  Une  pareille  hypothèse  —  outre 
qu'elle  irait  à  l'encontre  de  toute  notion  scientifique 
des  choses  —  conduirait  infailliblement  aux  plus 
singuliers  paradoxes,  et  quand  Taine  exprimait  cette 
idée  que  la  race  es(  «  la  première  source  d'où  déri- 
vent les  événements  historiques  »,  il  posait  la  loi 
à  laquelle  n'échappera  pas,  de  longtemps  encore, 
l'histoire  des  littératures.  En  éliminant  cette  notion 
essentielle  de  la  race,  on  se  condamnerait  tout 
d'abord  à  ne  plus  rien  comprendre  qu'aux  individus. 
Mais  l'individu,  qu'est-ce  donc,  sans  le  milieu? 
Qu'est-ce  qu'un  Dante,  sans  l'Italie,  ou  qu'un 
Burns,  sans  l'Ecosse,  ou  qu'un  Ibsen,  sans  la  Nor- 
vège? L'insuffisance  et  le  vide  d'une  étude  du  génie 


XX  INTRODUCTION. 

de  ces  hommes  faite  en  dehors  de  l'idée  de  race, 
sautent  aux  yeux.  —  Niera-t-on,  d'autre  part,  que 
l'ensemble  de  la  littérature  hellénique  représente 
une  forme  très  particulière  de  l'esprit  humain? 
Soutiendra-t-on  que  la  collection  des  œuvres  rédi- 
gées en  langue  latine  pourrait  être  attribuée  indiffé- 
remment au  peuple  arabe  ou  au  peuple  chinois? 
L'Alhambra  pourrait-il  être  l'œuvre  de  l'architecte 
du  Parthénon,  et  le  Discobole  serait-il  d'un  sculp- 
teur hindou? —  Oui  se  récrie  devant  l'absurdité  de 
ces  conclusions  admet  que  l'histoire  de  la  littérature 
et  de  l'art  est  avant  tout  un  problème  ethnogra- 
phique. Xisard  déclarait  —  en  retraçant  l'histoire 
des  œuvres  écrites  en  langue  française  —  vouloir 
faire  «  l'histoire  de  l'esprit  français  ».  Il  était  dans 
le  vrai.  Une  histoire  de  notre  littérature  qui  ne  vise- 
rait pas  à  être  cela,  ne  pourrait  être  qu'un  recueil 
informe  de  matériaux. 

On  a  donc  beau  noter  les  obscurités  de  l'idée  de 
race,  protester  que  le  génie  renverse  toutes  les  bar- 
rières, ou  faire  ressortir  les  dangers  et  les  inconvé- 
nients de  la  «  psychologie  des  peuples  »,  force  est 
d'admettre  que  cette  notion  de  la  race  constitue 
actuellement,  et  pour  longtemps  encore,  le  principe 
directeur  de  toute  recherche  historique  féconde. 
«  L'humanité,  disait  Vigny,  fait  un  interminable 
discours  dont  chaque  homme  illuslrecst  une  idée.  » 
En  étudiant  un  homme,  l'historien  étudie  donc  l'hu- 
manité; mais,  pour  remonter  à  l'humanité, forceluiest 
d'étudier  le  groupe  ethnique  où  cet  homme  est  placé. 
Car,  de  cet  «  interminable  discours  »  que  fait  l'huma- 
nité, chaque  nation  tour  à  tour  débite  un  fragment. 


INTRODUCTION.  XXI 

Mais,  à  vrai  dire,  seul  le  discours  de  l'humanité 
peut  être  dit  «  interminable  ».  Celui  de  chaque 
peuple,  au  contraire,  ne  dure  qu'un  nombre  limité 
de  siècles.  C'est  ce  qui  permet  à  l'historien  de  la 
Grèce  ou  de  l'Italie  antique  de  parler  avec  sûreté  du 
génie  grec  ou  de  l'esprit  latin.  Ces  peuples  ayant 
fini  «  leurs  discours  »,  nous  pouvons  définir  la  nature 
de  leur  génie.  Ce  sont  des  civilisations  mortes,  des 
organismes  dont  l'évolution  est  terminée.  Combien 
l'étude  en  est  plus  facile  que  celle  d'une  civilisation 
encore  vivante  et  qui  se  développera  pendant  des 
siècles!  En  bonne  logique,  de  quel  droit  définirions- 
nous  actuellement  «  l'esprit  français  »  ou  «  l'esprit» 
allemand  »,  tant  qu'il  y  aura  une  Allemagne  et  une 
France?  Au  nom  de  quelle  science  classer,  juger  et 
définir  ce  qui  vit,  ce  qui  se  meut,  ce  qui  marche 
chaque  jour  vers  un  but  que  nous  n'entrevoyons  pas 
encore!  Dans  quelques  siècles,  —  quand  la  sève  de 
notre  race  sera  épuisée,  quand  nous  aurons,  à  notre 
tour,  fini  «  notre  discours  »,  —  alors,  mais  alors  seu- 
lement, il  sera  tout  à  fait  légitime  de  dire  ce  que 
nous  fûmes.  D'ici  là,  nous  en  sommes  réduits  aux 
conjectures  et  aux  probabilités. 

C'est  une  première  raison  d'être  prudent.  —  En 
voici  une  seconde. 

Pas  plus  que  les  espèces  animales,  les  races  ne 
sont  immuables  et  impénétrables,  mais,  comme 
ces  espèces  mêmes,  elles  se  croisent  et  se  transfor- 
ment par  ces  croisements.  Voici  «  huit  ou  dix  siè- 
cles qu'il  se  fait,  en  quelque  manière,  d'un  bout  de 
l'Europe  à  l'autre,  un  commerce  ou  un  échange 
d'idées  »  et  que  l'Allemagne  vit  de  la  pensée  fran- 


XXII  INTRODUCTION. 

çaise,  l'Angleterre  de  la  pensée  allemande,  l'Espagne 
de  la  pensée  italienne,  et  chacune  de  ces  nations 
successivement  de  la  pensée  de  toutes  les  autres. 
L'étude  d'un  être  vivant  est,  pour  une  bonne  part, 
l'étude  des  relations  qui  l'unissent  aux  êtres  voisins. 
De  même,  il  n'y  a  pas  une  littérature  dont  l'histoire 
se  renferme  dans  les  limites  de  son  pays  d'origine. 
A  travers  toutes  les  littératures  modernes,  ce  ne 
sont  qu'échanges  et  prêts  successifs,  et,  comme  le 
disait  Voltaire  :  «  Presque  tout  est  imitation....  Il  en 
est  des  livres  comme  du  feu  de  nos  foyers  :  on  va 
prendre  ce  feu  chez  son  voisin,  on  l'allume  chez  soi, 
on  le  communique  à  d'autres,  et  il  appartient  à 
tous.  »  Il  existe  comme  une  matière  fluide  qui,  se 
coulant  successivement  dans  des  moules  divers, 
court  de  cerveaux  en  cerveaux  et  qui,  passant  de 
l'un  à  l'autre,  emporte  chaque  fois  avec  elle  un 
nouveau  principe  de  vie  et  de  mouvement. 

Quand  on  a  constaté  la  difficulté  de  ces  problèmes 
de  race,  ce  n'en  est  pas  moins  une  nécessité,  pour 
l'historien  des  littératures,  surtout  modernes,  de 
traiter  chacune  d'elles,  «  non  plus  comme  une  his- 
toire particulière  et  se  suffisant  à  elle-même,  mais 
comme  une  branche  de  la  littérature  européenne  '  ». 
C'est  ce  que  j'ai  essayé,  dans  la  mesure  de  mes 
forces,  de  faire  dans  ces  pages,  pour  Rousseau. 

De  même  que  dans  leur  vie  politique,  les  nations 
ont,  dans  leur  vie  morale,  des  périodes  de  concen- 
tration et  des  périodes  d'expansion.  J'ai  essayé  de 
montrer    que   le    cosmopolitisme    littéraire    a    été, 

1.  F.  Brunetière,  Revue  des  Deux  Mondes,  10  mai  1891. 


I 


INTRODUCTION.  XXIII 

depuis  un  siècle  et  demi,  l'expansion  de  l'espril 
français,  à  la  suite  de  Rousseau,  vers  l'Europe  du 
Nord. 


Ce  livre  doit  beaucoup  à  renseignement  et  aux 
conseils  de  M.  Ferdinand  Brunetière.  Il  a  écrit 
quelque  part  et  il  a  bien  voulu  me  redire  qu'il 
«  serait  bon  de  subordonner  l'histoire  des  littéra- 
tures particulières  à  l'histoire  générale  de  la  litté- 
rature de  l'Europe  ».  Il  a  pensé  que,  «  si  Ton  se  pla- 
çait à  ce  point  de  vue  pour  étudier  l'histoire  de  la 
littérature  française,  elle  n'en  paraîtrait  ni  moins 
originale  ni  surtout  moins  classique  »,  mais  qu'assu- 
rément «  on  la  renouvellerait  en  partie  ».  Je  l'ai  cru 
avec  lui  et  le  crois  encore.  Même  après  avoir  éprouvé 
les  difficultés  de  l'entreprise  et  touché  du  doigt 
mon  insuffisance,  je  ne  puis  que  garder  une  pro- 
fonde reconnaissance  au  maître  bienveillant  sans  les 
encouragements  duquel  ces  pages  n'auraient  jamais 
été  écrites,  et  dont  l'enseignement  a  été  l'un  des 
grands  bonheurs  de  ma  vie.  Je  voudrais  que  ce 
livre  fût  moins  indigne  de  l'intérêt  qu'il  lui  a  témoi- 
gné. 

J'exprime  aussi  tous  mes  remerciements,  pour  leurs 
utiles  avis,  à  M.  J.-J.  Jusserand,  à  mon  ancien 
maître  M.  A.  Beljame,  professeur  à  la  Sorbonne, 
cl  généralement  aux  membres  de  l'Université  d'Ox- 
ford, envers  qui  j'ai  contracté  une  dette  de  recon- 
naissance. 

Je  me  fais  un  plaisir  de  joindre  à  ces  noms  ceux 


XXIV  INTRODUCTION. 

de  M.  E.  Rjtter,  de  M.  H.  Carré,  et  surtout  de  feu 
M.  Guillaume  Guizot,  qui  avait  mis  généreusement 
à  ma  disposition  des  notes  manuscrites  sur  les  rela- 
tions littéraires  de  l'Angleterre  avec  la  France  au 
xvme  siècle. 


Lyon,  avril  189o. 


LES   ORIGINES 

DU 

COSMOPOLITISME  LITTÉRAIRE 


LIVRE  I 

L'INFLUENCE  ANGLAISE   EN  FRANCE 
AVANT  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


CHAPITRE  I 

LA   RÉVOCATION  DE    l'ÉDIT    DE   NANTES  ET   LA   PREMIÈRE    ÉMIGRATION 
DE    L'ESPRIT    FRANÇAIS 

I.  Ignorance  du  xvne  siècle  en  ce  qui  touche  à  l'Angleterre.  — 
Préjugés  et  préventions.  —  Ignorance  de  la  langue.  —  Quel- 
ques exemples  de  livres  anglais  connus  en  France  au 
xvjr  siècle.  —  Pourquoi  ces  exemples  ne  prouvent  rien.  — 
Influence  prépondérante  de  l'humanisme. 

II.  La  colonie  française  de  Londres.  —  Propagande  des  réfu- 
giés en  faveur  de  la  philosophie  et  de  la  politique  anglaises. 

III.  Leurs  relations  de  voyages.  —  Leurs  journaux.  —  En 
quel  sens  peut-on  dire  que  les  revues  de  Hollande  ont  con- 
tribué à  Téclosion  du  cosmopolitisme  littéraire?  —  Bayle, 
Le  Clerc  et  Basnage.  —  Multiplication  des  revues  interna- 
tionales. —  Guerre  faite  à  l'antiquité.  —  Place  faite  à  la 
littérature  anglaise.  —  La  Roche,  La  Chapelle,  Maty.  — 
Imitateurs  français  des  réfugiés  :  Dubos,  Deslouches,  Des- 
fontaines. —  Médiocrité  et  insignifiance  de  leur  œuvre, 
comparée  à  celle  de  la  critique  protestante. 

La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  n'est  pas  seule- 
ment, dans  l'histoire  de  notre  pays,  un  grave  événe- 

1 


2  L'INFLUENCE    ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

ment  politique  et  religieux.  Elle  a  eu  encore  de 
lointaines  conséquences  sur  nos  destinées  intellec- 
tuelles. Car  c'est  de  la  révocation  que  date  le  mouve- 
ment d'idées  qui  a  ouvert  à  l'esprit  français  l'intel- 
ligence des  littératures  du  Nord. 

Quand  Louis  XIV  condamnait  à  vivre  hors  de 
France,  principalement  dans  les  pays  de  langue 
germanique ,  quatre  cent  mille  Français  d'esprit 
aclif  et  curieux,  il  ne  se  doutait  pas  qu'il  travaillait 
à  une  profonde  transformation  du  génie  national. 
Cependant,  c'est  bien  par  suite  de  la  révocation  que 
la  pensée  française  est  entrée  en  contact  avec  l'An- 
gleterre d'abord,  avec  l'Allemagne  ensuite.  Les  réfu- 
giés ont  servi,  entre  l'Europe  germanique  et  l'Europe 
latine,  d'interprètes  industrieux,  et,  du  fond  des 
Pays-Bas,  de  la  Grande-Bretagne,  du  Brandebourg, 
de  la  Suisse,  la  critique  protestante  s'est  appliquée, 
pendant  deux  siècles,  à  nous  faire  entrer  en  commu- 
nication avec  l'esprit  européen. 

Les  résultats  de  cette  propagande,  commencée  par 
les  réfugiés,  continuée  par  Prévost  et  par  Voltaire, 
en  faveur  notamment  de  la  littérature  anglaise, 
furent  considérables.  Au  milieu  du  xvnic  siècle, 
c'est-à-dire  au  moment  où  Jean-Jacques  Rousseau 
révolutionnait  notre  littérature,  les  effets  commen- 
çaient à  s'en  faire  sentir.  «  Dès  longtemps,  suivant 
les  expressions  d'un  critique  du  siècle,  il  n'y  avait 
plus  aucun  moyen  de  douter  que  les  croisements  des 
races  perfectionnent  toutes  les  espèces  végétantes 
et  vivantes  »,  et  «  l'épreuve  faite  depuis  trente  ans 
sur  une  seule  nation  voisine,  l'Angleterre  »,  avait 
prouvé  jusqu'à  l'évidence  que  «  le  croisement  des 
esprits,  qui  ont  aussi  leurs  races  »,  peut  être  fécond  '. 

].  Garât.  Mémoires  sur Suard,  t.  1,  p.  153. 


IGNORANCE    DU   XVII0   SIECLE.  3 

Il  me  paraît  que  Rousseau  profita  plus  largement 
qu'on  ne  Ta  dit  généralement,  de  ce  «  croisement  » 
de  l'esprit  français  et  de  l'esprit  anglais.  Rappeler 
sommairement  ce  que  fut  cette  propagande  des 
réfugiés  et  celle  de  leurs  imitateurs  français,  c'est 
donc  étudier  les  origines  mêmes  de  la  révolution 
accomplie  par  lui. 


I 


Il  faut,  pour  en  mesurer  l'importance,  se  reporter 
en  esprit  au  xvitc  siècle,  et  se  rappeler  quel  dédain 
les  plus  hardis  écrivains  de  cette  époque  professaient 
pour  les  littératures  des  pays  du  Nord  et  notamment 
pour  «  la  plus  illustre  des  nations  germaniques  », 
comme  l'appelle  Mme  de  Staël. 

C'est  par  l'Angleterre  que  la  France  est  entrée  en 
contact  avec  l'Europe  non  latine.  Or  l'Angleterre  était, 
de  tous  les  pays  d'Europe,  le  moins  connu  des  Fran- 
çais du  grand  siècle.  Elle  leur  était  suspecte  par  sa 
religion  et  odieuse  par  sa  politique.  Les  «  tragédies 
d'Angleterre  »,  comme  dit  Descartes,  avaient  épou- 
vanté leur  attachement  aux  traditions  catholiques  et 
monarchiques.  «  Barbares  révoltés  »  ,  écrivait  Mme  de 
Motteville  en  parlant  de  Cromwell  et  de  sa  bande. 
Nation  coupable,  s'écriait  Bossuet,  «  et  plus  agitée  en 
sa  terre  et  dans  ses  ports  que  l'océan  qui  l'environne  !  » 
Comment  eût-on  supposé  que  ces  hommes  «  plus 
sauvages  que  leurs  dogues  »,  au  dire  de  Saumaise, 
et  contre  qui  la  France  conservait  encore  la  rancune 
vivace  des  guerres  du  moyen  âge  !,  fussent  capables 
d'être  des  poètes  ou  des  artistes? 

I.  Voir  l'élude  de  M.  Langlois  sur  Les  Anglais  au  moyen  âge 
Revue  historique,  1894). 


4  L'iNFLUExNCE    ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

On  les  connaissait  peu,  et  on  les  méprisait  sans 
scrupule.  Ils  nous  le  rendaient  bien.  Le  chevalier 
Temple  défendait  à  sa  fille  d'épouser  un  Français, 
«  ayant  toujours  eu,  dit-il,  une  grande  haine  pour 
cette  nation,  à  cause  de  son  caractère  fier  et  impé- 
tueux, si  peu  assortissant  avec  la  dépendance  servile 
où  elle  est  chez  elle  *  ».  S'ils  nous  accusaient  de  ser- 
vilité, nous  les  accusions  de  sot  orgueil  et  de  férocité  : 

La  sottise  et  l'arrogance 
Composent  toutes  ses  mœurs; 
Ses  moins  ineptes  humeurs 
Sont  pleines  d'extravagance, 

disait  Saint-Amant  du  peuple  anglais,  et  il  en  par- 
lait de  visu,  ayant  vu  à  l'œuvre,  dans  leur  pays, 

Ces  malignes  Têtes  Rondes 
A  qui  le  trône  est  suspect  2. 

Deux  émigrations  des  royalistes  anglais,  en  1649 
et  en  1688,  ne  suffirent  pas  à  combler  cet  abîme 
entre  les  deux  peuples.  Il  eût  pu  être  franchi  par  la 
curiosité  des  voyageurs.  Mais  on  sait  de  reste  que 
les  Français  du  grand  siècle  voyageaient  peu.  Rares 
étaient  surtout  les  écrivains  qui,  comme  Malherbe 
ou  comme  Descartes,  avaient  passé  les  frontières  du 
côté  du  nord  ou  de  l'est.  On  allait  en  Italie  ou  en 
Espagne;  mais  on  ne  se  hasardait  pas  sur  la  Manche. 
Quand,  en  1654,  le  Père  Coulon,  jésuite,  publia  un  des 
premiers  guides  du  voyageur  en  Angleterre  —  le 
premier  peut-être  qui  ait  paru  dans  notre  langue  3, 
—  cet  ancêtre  de  Baedeker  et  de  Joanne  ne  dissimula 
pas  à  ses  lecteurs  la  difficulté  de  l'entreprise,  et,  pour 

1.  A.  Babeau,  Les  voyageurs  en  France,  p.  199. 

2.  V Albion  (Œuvres,  éd.  Livet,  t.  Il,  p.  439) 

3.  Le  fidèle  conducteur  pour  le  voyage  d'Angleterre,  par  le 
sieur  Coulon.  A  Paris,  chez  Gervais  Clouzier,  1654,  in-12. 


IGNORANCE    DU    XVII0    SIECLE.  3 

leur  donner  du  cœur,  il  dut  avoir  recours  aux  plus 
illustres  exemples  :  «  Elle  [l'Angleterre]  a  été  autre- 
fois le  séjour  des  anges  et  des  saints,  et  à  présent  elle 
est  Tenter  des  démons  et  des  parricides.  Mais  pour 
cela  elle  n'a  pas  changé  de  nature,  elle  est  toujours 
en  sa  place,  et  de  même  que  dans  les  enfers  la  jus- 
tice du  Tout-Puissant  y  est  accompagnée  de  miséri- 
corde, ainsi  dans  cette  île  abominable  tu  pourras 
remarquer  les  vestiges  de  l'ancienne  piété,  et  les 
remuements  et  les  bouleversements  de  la  brutalité 
d'un  peuple  enragé,  quoique  stupide  et  septentrional 
(sic).  »  Le  tableau  est  peu  engageant.  Aussi  Goulon 
éprouve-t-il  le  besoin  de  réconforter  un  peu  son  lec- 
teur :  «  Puisque  Jules  César  eut  bien  autrefois  le 
courage  et  la  curiosité  de  s'embarquer  sur  les  rivages 
de  Calais,  pour  aller  chercher  un  monde  nouveau 
au  delà  de  nos  mers,  et  joindre  à  son  empire  des 
provinces  que  la  nature  a  séparées  de  nos  terres  par 
un  autre  élément,  notre  voyageur  ne  doit  point 
appréhender  de  passer  en  Angleterre  et  de  suivre 
les  vents  et  la  fortune,  qui  ont  autrefois  conduit  heu- 
reusement ce  maître  de  l'univers  au  port  de  Douvres.  » 
Passons  donc  en  Angleterre  à  la  suite  de  Jules  César; 
mais  n'y  restons  pas  :  «  Je  ne  conseille  pas  à  un 
voyageur  de  s'engager  bien  avant  dans  ce  pays,  que 
la  nature  a  mis  sous  un  climat  fâcheux,  et  comme 
aux  extrémités  du  monde,  pour  nous  en  fermer  l'en- 
trée. Il  vaut  mieux  reprendre  la  route  de  France  !.  » 
La  plupart  des  hommes  de  ce  temps  pensaient 
comme  Coulon  et  s'épargnaient  la  peine  de  «  reprendre 

1.  Vers  le  même  temps  un  sieur  de  la  Boullaye  Legoux 
publie  quelques  notes  sur  l'Angleterre,  qu'il  visite  en  1643  : 
il  y  donne  pour  ses  amis  «  Charles  Stuart,  premier  du  nom,  roi 
d'Angleterre  »,  et  «  Mme  Cromwell,  veuve  du  feu  Olivier 
Cromwell,  de  Londres  ».  (Voir  Rathery,  Des  relations  sociales 
et  intellectuelles  entre  la  France  et  V Angleterre,  4e  partie.) 


G  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

la  route  de  France  »,  en  ne  franchissant  pas  la  fron- 
tière. La  plupart  considéraient  les  voyages,  avec 
Guy  Patin,  comme  «  une  agitation  de  corps  et  d'es- 
prit en  pure  perte  »  l.  Si  au  siècle  précédent  quel- 
ques écrivains,  comme  Brantôme,  Ronsard,  Mon- 
chrestien,  Bodin,  Henri  Estienne,  La  Noue  ou  du 
Bartas,  étaient  allés  en  Angleterre,  c'était  générale- 
ment en  mission  diplomatique,  ou  à  la  suite  d'un 
grand. 

Les  rares  hommes  de  lettres  qui,  au  xvne  siècle, 
franchirent  la  Manche  furent  presque  tous  des 
voyageurs  malgré  eux,  et  à  coup  sûr  peu  curieux  de 
littérature  anglaise.  Tels  Voiture  -,  Gabriel  Naudé, 
qui  alla  recueillir  des  livres  pour  la  bibliothèque  de 
Mazarin;  Puget  de  la  Serre,  que  ses  fonctions  d'his- 
toriographe entraînèrent  à  la  suite  de  Marie  de 
Médicis  3;  Théophile  de  Yiaud,  qui  se  réfugia  en 
Angleterre  pour  sa  sûreté  personnelle;  Pavillon,  d'As- 
soucy,  Jean  de  Schelandre,  Ghappuzeau,  presque 
tous  aventuriers  de  lettres  et  qui  tous,  sauf  peut- 
être  Schelandre,  restèrent  très  insensibles  aux  lettres 
anglaises.  Saint-Amant  disait  de  l'Anglais,  en  mé- 
chants vers  4  : 

Il  a  néanmoins  l'audace 
De  vanler  ses  rimailleurs; 
A  son  goût  ils  sont  meilleurs 
Que  Virgile  ni  qu'Horace. 

1.  11  semble  douteux  que  Coulon  lui-même  ait  passé  le  détroit, 
à  voir  la  façon  dont  il  estropie  les  noms  propres  :  Exe  ter 
devient  Exceste,  Bristol  Brestel,  la  Tamise  la  Tamese,  etc. 

2.  Cf.  Livet,  Précieux  et  Précieuses,  t.  II,  p.  191. 

3.  Voir  la  relation  de  l'entrée  de  Marie  de  Médicis  à  Londres, 
par  Puget  de  la  Serre  :  elle  parut  à  Londres  en  11339.  (Cf. 
Hdward  Smith,  Foreign  visitors  in  England,  p.  X.) 

4.  Cf.  Albion,  caprice  héroï-comique,  dédié  à  Mgr  le  maréchal 
de  Bassompierre,  composé  en  1644,  publié  par  M.  Livet  dans 
son  édition  de  Saint-Amant,  1855,  t.  II. 


IGNORANCE   DU   XVIIe   SIECLE.  7 

Sénèque  au  prix  d'un  Janson  [Ben  Jonson| 
Pour  la  force  et  pour  le  son 
N'est  qu'un  poète  insipide, 
Et  le  fameux  Euripide 

N'a  ni  grâce  ni  façon; 

et  il  disait  des  vers  anglais  : 

C'est  de  l'anglais,  c'est  assez, 
Ils  seront  réduits  en  cendres. 

Pavillon  s'attend  à  trouver  chez  nos  voisins  une  con- 
trée sauvage,  peuplée  de  forêts  vierges,  et  s'étonne 
de  ne  pas  rencontrer  «  un  seul  pont  ni  une  seule  bar- 
rière à  défendre,  pas  un  seul  château  à  forcer,  point 
de  torts  à  redresser  ni  de  filous  à  punir;  enfin  pas 
le  moindre  petit  galant  à  combattre  ».  «  Hors  quel- 
ques demoiselles  en  palefroi,  que  Ton  rencontre 
de  temps  en  temps,  je  n'aurais  jamais  cru  être  dans 
le  royaume  de  la  Grande  Bretagne,  tant  j'y  trouve 
tout  changé  depuis  le  règne  du  roi  Artus  '.  »  Le  Pays 
—  celui  qu'on  appelait  «  le  singe  de  Voiture  »  et  que 
Boileau  a  si  fort  malmené  —  note  la  férocité  des 
spectacles  anglais,  mais  ne  cite  aucun  nom  d'auteur 
ni  de  pièce  2. 

De  même  qu'on  ignorait  le  pays,  on  ignorait  la 
langue.  Qui  donc  se  fût  mis  en  peine  de  l'apprendre? 

1.  Lettre  à  Mme  de  Pelissari.  —  Œuvres  de  M.  Pavillo», 
Paris,  1720,  in-12,  p.  110. 

2.  Amitiez,  amours  et  amourettes,  par  M.  Le  Pays,  3e  éd., 
Paris,  1665,  in-12,  p.  202.  «Vous  savez,  monsieur,  que  c'est  une 
règle  de  notre  théâtre  de  n'exposer  point  les  choses  tragiques 
aux  yeux  des  spectateurs.  Nos  poètes,  qui  connaissent  notre 
douceur,  n'ensanglantent  point  notre  scène....  Tout  au  con- 
traire, les  poètes  anglais,  pour  flatter  l'humeur  et  l'inclination 
de  leurs  spectateurs,  font  toujours  couler  du  sang  sur  leur 
théâtre,  et  ne  manquent  jamais  d'orner  leur  scène  des  cata- 
strophes du  monde  les  plus  cruelles.  11  ne  se  joue  pas  une 
pièce  qu'on  n'y  pende,  qu'on  n'y  déchire,  ou  qu'on  n'y  assassine 
quelqu'un.  Lt  c'est  à  pareils  endroits  de  leurs  comédies,  que 
les  femmes  battent  des  mains,  et  éclatent  de  rire.  - 


8  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

L'Europe  nous  épargnait  le  souci  de  parler  les  lan- 
gues étrangères,  en  parlant  la  nôtre.  Déjà  Etienne 
Pasquier  notait  que  dans  toute  rAllemagne,  l'An- 
gleterre et  l'Ecosse,  il  n'y  avait  maison  noble  où  ne 
se  trouvât  un  précepteur  français.  Au  xvne  siècle,  le 
français  est,  après  le  latin,  la  langue  internationale. 
C'est  en  français  que  Bacon  écrit  au  marquis  d'Effiat, 
ou  Hobbes  à  Gassendi.  Dans  les  petites  écoles  de 
Port-Royal,  on  enseigne  l'italien  ou  l'espagnol l.  Dans 
le  plan  d'études  rédigé  par  Richelieu  pour  le  collège 
qu'il  veut  fonder  dans  sa  ville  natale,  on  ne  voit 
figurer  que  «  la  comparaison  des  langues  grecque, 
latine,  française,  italienne,  espagnole  ».  Les  écri- 
vains du  temps,  Mme  de  Sévigné,  Racine,  Corneille, 
La  Fontaine,  lisent  l'espagnol  ou  l'italien,  parfois  les 
deux  :  des  langues  germaniques,  nul  souci.  On  cite 
La  Bruyère  ou  Saint-Simon  pour  avoir  su  un  peu 
d'allemand.  En  1665,  le  Journal  des  savants  n'avait 
pu  trouver  encore  de  rédacteur  pour  rendre  compte 
des  Proceedings  de  la  Société  Royale  de  Londres. 
«  Les  Anglais,  écrivait  Le  Clerc,  ont  beaucoup  de 
bons  ouvrages  :  c'est  dommage  que  les  auteurs  de 
ce  pays-là  n'écrivent  guère  que  dans  leur  langue  2.  » 
L'anglais  passait  pour  un  jargon  barbare.  Corneille 
montrait  à  ses  amis,  comme  une  curiosité,  une  tra- 
duction anglaise  du  Cid,  qu'il  conservait  dans  son 
cabinet  à  côté  de  traductions  de  la  même  pièce  en  turc 
et  en  esclavon.  On  citait,  pour  leur  connaissance  de 
cette  langue,  le  jurisconsulte  Jean  Doujat,  qui  passait 
pour  savoir  toutes  les  langues  de  l'Europe;  La  Mothe 
le  Vayer,  marié  aune  Écossaise;  Régnier  Desmarais, 
qui,  dans  sa  grammaire,    fait  quelques  rapproche- 

1.  Lantoine,    Histoire    de   l'enseîgn.  second,    en    France    au 
xvue  siècle,  p.  181. 

2.  Ralhery,  3°  partie. 


IGNORANCE    DU    XVIIe    SIECLE.  9 

ments  avec  l'anglais;  le  sieur  de  la  Hoguette,  qui 
était  allé  en  Angleterre,  avait  vu  Bacon  et  connais- 
sait des  romans  anglais  f.  «  J'entends  dire,  écrit 
vaguement  Fénelon  —  l'ami  de  Ramsay,  —  que  les 
Anglais  ne  se  refusent  aucun  des  mots  qui  leur  sont 
commodes.  Ils  les  prennent  partout  où  ils  les  trouvent 
chez  leurs  voisins  2.  »  Sorel,  dans  son  Francion, 
obtient  un  succès  facile  en  parodiant  le  jargon  d'un 
milord  anglais  3. 

Cependant,  il  existe,  dès  le  xvnc  siècle,  des  ouvra- 
ges destinés  à  l'enseignement  de  l'anglais.  Depuis 
Gabriel  Meurier  jusqu'à  Louis  Oursel  et  jusqu'à  Boyer, 
en  passant  par  Festeau  et  par  Miège  ,  plusieurs 
grammairiens  s'étaient  occupés  de  cette  langue  4. 
L'un  d'eux,  Claude  Mauger,  dans  une  grammaire  qui 
eut  treize  éditions,  se  vante,  pour  ses  lecteurs  anglais, 
d'avoir  fréquenté  à  Paris  les  meilleurs  esprits  de 
Port-Royal,  qui  ont  placé  son  livre  dans  leur  biblio- 
thèque 3. 

Mais  ces  ouvrages  sont  destinés  aux  commerçants. 
Le  premier,  Boyer,  dans  la  grammaire  qu'il  publie 
en  1700,   proclame  qu'il  y  a  «   du  Sophocle   et  de 

1.  Rathery,  3e  partie. 

2.  Lettre  à  VAcacl.,  III. 

3.  Francion,  liv.  II,  p.  70-72. 

4.  Le  livre  de  Gabriel  Meurier  {Traité  pour  apprendre  à  parler 
françois  et  anglais)  est  de  1563.  VAlphabet  anglois  de  Louis 
Oursel  est  de  1639  (Rouen,  in-8,  32  p.).  La  Grammere  angloise 
du  même  est  de  la  même  année  (Rouen,  1639,  in-8,  205  p.).  La 
Nouvelle  grammaire  anglaise  de  Festeau  est  de  1672.  Le  Dic- 
tionnaire anglais-français  et  français-a?iglais  de  Miège  est  de 
1685. 

5.  «  I  assure  you  that  there  are  no  Words  nor  Phrases  in  my 
Grammar  but  are  very  Modish,  for  l  was  every  day  with  some 
of  Ihe  ablest  Gentlemen  of  Port  Royal,  who  assured  me  that 
my  Grammar  is  in  their  Library.  »—  Cf.  l'Avis  au  lecteur  à  la 
fin  de  la  Grammaire  angloise,  expliquée  par  règles  générales, 
par  Claude  Mauger,  professeur  de  langues,  Rordeaux,  s.  d.  — 
La  treizième  édition  est  de  1689. 


10  l'influente  ANGLAISE  AVANT  ROUSSEAU. 

l'Eschyle  dans  Shakespeare  ».  Mais  Boyer  est  un 
réfugié,  et  sa  grammaire,  comme  aussi  son  diction- 
naire, appartient  déjà  au  xvnr  siècle. 

Rares  sont  les  livres  anglais  qui  ont  pénétré  en 
France  avant  1700  :  quelques  traductions  du  latin, 
V Utopie  de  Morus  ou  YArgenis  de  Barclay;  quelques 
ouvrages  historiques,  Burnet  ou  Ricaut,  dans  la  tra- 
duction duquel  Racine  puisa  le  sujet  de  Bajazet  '  ; 
presque  tout  Bacon,  dont  les  Essais  furent  mis  en 
français  dès  1611  par  un  certain  Jean  Baudouin  -, 
et  quelques  livres  de  Hobbes;  en  fait  d'ouvrages 
d'imagination,  V Homme  dans  la  lune  de  Godwin  ou 
le  Discours  sur  un  nouveau  monde  de  John  Wilkins, 
traduits,  l'un  par  Jean  Beaudouin,  en  1648,  et  l'autre 
par  le  sieur  de  la  Montagne,  en  1655,  et  tous  deux 
connus  de  Cyrano  de  Bergerac;  un  roman  de  Greene 
et  YArcadie  de  Sidney  :  telles  furent  les  princi- 
pales œuvres  anglaises  qui  franchirent  la  Manche  au 
xvne  siècle  3. 


1.  Histoire  de  l'état  présent  de  V empire  ottoman,  trad.  par 
Briot.  Paris,  1670,  in-4. 

2.  Voir  la  liste  de  ces  traductions  dans  Ch.  Adam,  Philoso- 
phie de  François  Bacon.  —  Il  faut  ajouter  à  la  liste  de  M.  Adam 
la  traduction  du  De  augmentis,  par  le  sieur  de  Golefer,  histo- 
riographe du  roi,  Paris,  1632,  in-4. 

3.  L'homme  dans  la  lune,  ou  le  voyage  chimérique  fait  au 
monde  de  la  Lune,  par  Dominique  Gonzalès  [Jean  Baudouin], 
aventurier  espagnol.  Paris,  1618.  in-8. 

Découverte  d'un  nouveau  monde,  pour  montrer  qu'il  y  a  un 
autre  monde  habitable  clans  la  lune,  et  un  discours  pour  faire 
voir  la  possibilité  du  passage,  plus  un  traité  des  planètes. 
Londres,  1640,  in-8.  [Traduit de  John  Wilkins.] 

Le  monde  dans  la  lune,  par  le  sieur  de  la  Montagne.  Rouen. 
1655,  2  vol.  in- 12. 

Histoire  tragique  de  Pandosto,  roi  de  Bohème  et  de  BellaTia 
sa  femme;  ensemble  les  Amours  de  Dorastus  et  de  Favina, 
traduit  de  l'angl.  en  fr.  par  L.  Regnault,  Paris.  1015.  in-12  cité 
par  Lenglet-Dufresnoy,  Biblioth.  des  romans,  p.  44). 

On  cite  aussi   certains  Mémoires  du  chevalier  llazard,  trad. 


SAINT-EVREMOND.  1  1 

VArcadie  seule  fut  célèbre  à  cause  du  nom  de  son 
auteur.  Deux  traducteurs  se  disputèrent  l'honneur 
de  la  présenter  au  public  français.  D'Urfé  semble 
l'avoir  lue;  Balzac  loue  son  auteur;  Sorel  la  critique; 
Boisrobert  et  Maréchal  y  puisent  des  sujets  de  pièces. 

Mais  toutes  ces  traductions,  qu'on  peut  citer  à 
titre  de  curiosités,  n'exercent  aucune  action  appré- 
ciable sur  notre  littérature.  Ce  sont  au  contraire  nos 
tragédies,  nos  romans,  nos  comédies,  qui  émigrent  à 
ce  moment  et  exercent  au  dehors  une  profonde 
influence  '.  A  peine  si  l'on  peut  citer  au  xvii0  siècle 
une  œuvre  ou  deux  dont  le  sujet  soit  emprunté  d'un 
livre  anglais  :  peut-être  Jean  de  Schelandrc  a-t-il 
connu  Shakespeare;  assurément  La  Fosse,  dans  son 
Manlius,  a  suivi  Otway,  et  La  Fontaine  paraît  avoir 
emprunté  de  Hudibras  le  sujet  d'un  Animal  dans  la 
lune.  Ce  sont  des  exceptions  très  rares.  De  la  litté- 
rature anglaise,  de  ses  caractères  généraux,  de  ses 
traits  essentiels,  les  esprits  cultivés  ne  se  font  nulle 
idée,  et  Boileau  apprend  d'Addison  qu'il  existe  une 
poésie  anglaise. 

Seul  des  critiques  de  son  temps,  Saint-Evremond 
en  a  parlé  avec  quelque  compétence.  Condamné  à 
vivre  à  Londres,  l'ami  de  Waller,  de  Buckingham,  de 
d'Aubigny,  s'il  n'a  jamais  su  l'anglais,  s'est  du  moins 
fait  une  idée  assez  exacte  du  génie  de  nos  voisins. 
Il  a  démêlé  finement  le  fort  et  le  faible  du  drame 


de  Vangl.  sur  l'original  manuscrit,  Cologne,  1G03,  in-12,  que  je 
n'ai  pu  identifier  (Bibl.  des  romans,  mars  1779). 

Le  Blanc  {Lettres,  I,  33)  parle  d'une  traduction  du  Quo  vadis, 
de  J.  Hall,  dont  il  ne  donne  pas  la  date. 

Quant  aux  traductions  de  YArcadie,  voir  J.  Jusserand,  The 
English  nocel,  p.  2S2.  —  L'Arcadie  figurait  dans  la  bibliothèque 
de  Fouquet. 

1.  Cf.  Beljamc,  Le  public  et  les  hommes  de  lettres  en  Angleterre^ 
p.  14etsuiv.  —  J.  Jusserand,  The  English  novc/x  chap.  vu. 


12  l'influence  ANGLAISE  AVANT  ROUSSEAU. 

anglais.  A  la  vérité,  il  ne  nomme  pas  Shakespeare, 
ou  du  moins  il  n'y  fait  qu'une  allusion  rapide  et 
vague  l.  Mais  il  nomme  Ben  Jonson,  dont  il  avait  lu, 
ou  vu  jouer,  Catilina,  Séjan,  plusieurs  comédies. 
L'année  même  de  Phèdre,  il  a  parlé  en  bons  termes 
-de  ce  théâtre  qui  «  donne  trop  aux  sens  »,  mais  qui 
renferme  des  beautés  neuves  et  fortes,  dont  notre 
tragédie  est  incapable  2.  Surtout  —  et  sans  que  son 
information  fût  toujours  très  précise  —  il  s'est  élargi 
l'esprit  au  contact  d'une  littérature  nouvelle  et  très 
différente  de  la  notre.  Il  reste  gentilhomme  de 
lettres,  mais  d'esprit  ouvert  et  compréhensif  ;  il  a 
entrevu  avec  Fontenelle  que  «  les  différentes  idées 
sont  comme  des  plantes  et  des  (leurs  qui  ne  viennent 
pas  également  bien  en  toute  sorte  de  climats  »  3,  et 
il  aurait  volontiers  ajouté  avec  lui  :  «  Peut-être  notre 
terroir  de  France  n'est-il  pas  propre  pour  les  raison- 
nements que  font  les  Égyptiens  non  plus  que  pour 
les  palmiers  4  ». 

Saint-Évremond,  comme  Fontenelle,  reste  isolé. 
Prise  dans  l'ensemble,  la  France  du  xvne  siècle  de- 
meure fermée  aux  littératures  des  peuples  du  Nord  — 
ou  plutôt  à  la  seule  de  ces  littératures  qu'elle  eût 
pu  connaître.  La  carte  de  l'Europe  intellectuelle  est 
bornée,  pour  elle,  par  les  Alpes,  par  le  Rhin,  par  la 
Manche.  Au  delà,  c'est  le  désert  et  la  nuit.  Là-bas, 


1.  Lettre  à  Mme  de  Mazarin,  1082  {Œuvres  mêlées  de  Saint- 
Evremond,  édit.  Giraud,  t.  III,  p.  180). 

2.  Sur  les  tragédies,  1677.  —  Ed.  Giraud,  t.  II,  p.  308. 

3.  Digression  sur  les  anciens. 

4.  Cf.  Saint-Evremond,  Dissertât,  sur  Alexandre,  éd.  Giraud, 
t.  I,  p.  295  :  «  Un  des  grands  défauts  de  notre  nation,  c'est  de 
ramener  tout  à  elle,  jusqu'à  nommer  étrangers  dans  leur  propre 
pays  ceux  qui  n'ont  pas  bien  ou  son  air  ou  ses  manières.  De 
là  vient  qu'on  nous  reproche  justement  de  ne  savoir  estimer 
les  choses  que  par  le  rapport  qu'elles  ont  avec  nous.  «  —  Cf. 
t.  I.  p.  109,  et  t.  II,  p.  385. 


INFLUENCE    DE    L  ANTIQUITÉ.  4  3 

dans   les   contrées   du   Nord,    de    grossiers    esprits 
végètent,  incapables  à  tout  jamais  de  s'élever  à  la 
notion  d'un  art  personnel  ou  d'une  pensée  indépen- 
dante. «  Il  faut  du  moins  que  vous  confessiez,  dit  un 
personnage  du  P.  Bouhours,  que  le  bel  esprit  est  de 
tous  les  pays  et  de  toutes  les  nations;  c'est-à-dire 
que,  comme  il  y  a  eu  autrefois  de  beaux  esprits  grecs 
et  romains,  il  y  en  a  maintenant  de  français,  d'ita- 
liens, d'espagnols,  d'anglais,   d'allemands  même  et 
de  moscovites.  »   Et  son   interlocuteur, 'indigné,  lui 
répond  :  «  C'est  une  chose  singulière  qu'un  bel  esprit 
allemand  ou  moscovite,  et  s'il  y  en  a  quelques-uns 
au  monde,  ils  sont  de  la  nature  de  ces  esprits  qui 
n'apparaissent  jamais  sans  causer  de  l'étonnement. 
Le  cardinal  de  Perron  disait  un  jour,  en  parlant  du 
jésuite  Gretser  :  «  Il  a  bien  de  l'esprit  pour  un  Alle- 
«  mand  »,  comme  si  c'eût  été  un  prodige  qu'un  Alle- 
mand spirituel.  —  J'avoue,  interrompit  Ariste,  que 
les  beaux  esprits  sont  un  peu  plus  rares  dans  les  pays 
froids,  parce  que  la  nature  y  est  plus  languissante  et 
plus  morne,  pour  parler  ainsi.  —  Avouez  plutôt,  dit 
Eugène,  que  le  bel  esprit,  tel  que  vous  l'avez  défini, 
ne  s'accommode  point    du  tout  avec  les  tempéra- 
ments grossiers  et  les  corps  massifs  des  peuples  du 
Nord  '.  » 

Qu'aurait  dit  le  P.  Bouhours  si  on  lui  eût  appris 
qu'un  jour  viendrait  où  ces  «  corps  massifs  »  et  ces 
«  tempéraments  grossiers  »  feraient  envie  a  nos 
écrivains,  et  où  cette  «  nature  languissante  et  morne  » 
s'opposerait  triomphalement  au  clair  soleil  d'Italie? 
«  La  prévention  du  pays,  écrit  La  Bruyère,  jointe  à 
l'orgueil  de  la  nation,  nous  fait  oublier  que  la  raison 


1.  Les  Entreliens  d' 'Ariste.  el  d'Eugène,  nouv.  éd.,  Amslerdam, 
1611,  p.  231-232. 


14  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

est  de  tous  les  climats,  et  que  l'on  pense  juste  par- 
tout où  il  y  a  des  hommes.  Nous  n'aimerions  pas  à 
être  traités  ainsi  de  ceux  que  nous  appelons  bar- 
bares; et  s'il  y  a  en  nous  quelque  barbarie,  elle 
consiste  à  être  épouvantés  de  voir  d'autres  peuples 
raisonner  comme  nous.  »  De  fait,  cette  «  préven- 
tion »,  même  chez  les  grands  esprits  de  ce  siècle,  est 
très  forte.  Non  pas  que  le  génie  national  apparaisse 
comme  l'expression  la  plus  haute  du  génie  humain; 
mais  la  curiosité  et  l'admiration,  au  lieu  d'aller  aux 
œuvres  étrangères,  vont  aux  œuvres  antiques.  Au 
lieu  de  s'étendre,  si  l'on  peut  dire,  dans  l'espace, 
elles  s'étendent  dans  le  temps.  Si  puissant  est  le 
charme  de  l'antiquité  que  très  peu  d'esprits  songent 
à  s'affranchir  d'un  respect  séculaire  et  doux.  L'huma- 
nisme est  devenu  comme  la  substance  même  de 
l'esprit  français,  et  il  semble  que  l'histoire  du  génie 
humain  comprenne  trois  étapes  seulement  :  Athènes, 
Rome,  Paris.  Hors  de  là,  hors  de  ces  grands  siècles 
qu'ornent  les  beaux  noms  de  Périclès,  d'Auguste,  de 
Louis  XIV,  la  critique  classique  ne  trouve  à  citer  que 
le  siècle  de  Léon  X,  regain  glorieux  de  la  grande 
moisson  antique.  Par-dessus  les  époques  nébuleuses, 
ces  âges  lumineux  se  rejoignent  et  se  complètent.  Ils 
apparaissent  dans  la  marche  de  l'humanité  comme 
autant  de  phares  étincelants,  qui  font  plus  sombres 
encore  les  intervalles  obscurs  de  la  route. 

Faut-il  reprocher  aux  hommes  du  xvne  siècle,  au 
génie  d'un  Bossuet,  au  libre  esprit  d'un  Fénelon,  à 
la  grave  raison  d'un  Boileau,  de  n'avoir  pas  conçu 
autrement  l'histoire  intellectuelle  du  monde?  Ce 
serait  une  étrange  naïveté.  Outre  que  les  circon- 
slances  historiques,  indépendantes  de  la  volonté  des 
hommes,  leur  cachaient  la  prodigieuse  floraison  de 
la  littérature  anglaise  au  XVIe  siècle  ou  le  poétique 


INFLUENCE    DE   L  ANTIQUITE.  \o 

épanouissement  du  génie  allemand  au  moyen  âge, 
outre  que  l'Europe  du  Nord  ne  leur  eût  offert,  en 
leur  temps,  rien  de  comparable  à  notre  littérature, 
l'humanisme,  dont  ils  étaient  imbus,  les  condamnait 
à  rester  étrangers  à  tout  ce  qui  n'était  pas  d'inspira- 
tion antique.  Ceux-là  même  qui  s'insurgent  contre  la 
superstition  de  l'antiquité,  un  Desmarets,  un  Perrault, 
un  Lamotte,  ne  songent  pas  à  opposer  aux  modèles 
classiques  des  modèles  étrangers.  Ce  qu'ils  compa- 
rent aux  œuvres  antiques,  ce  sont  des  œuvres  imitées, 
quoi  qu'ils  fassent,  de  l'antique  —  l'épopée  française  à 
l'épopée  grecque  et,  à  la  tragédie  antique,  la  tragédie 
moderne.  La  querelle  des  anciens  et  des  modernes, 
c'est  donc  une  querelle  entre  Rome  et  Paris,  et  on 
eût  fort  étonné  Perrault  en  jetant  dans  le  débat  le 
nom  de  Spenser  ou  celui  de  Milton.  C'est  qu'il  ne 
s'agit  pas,  en  fait,  de  substituer  aux  principes  con- 
sacrés de  l'art  des  principes  différents  ni  surtout,  à 
une  conception  vieillie  de  l'homme,  une  conception 
nouvelle.  Il  s'agit  seulement  de  savoir  si,  dans  les 
cadres  tracés  par  un  Homère,  par  un  Virgile  ou  par 
un  Sophocle,  le  progrès  est  possible  encore  et  si 
nous  sommes,  oui  ou  non,  condamnés  à  rester  au- 
dessous  de  ces  maîtres.  Mais  de  se  demander  si 
d'autres  modèles  ne  peuvent  être  opposés  à  ceux-là, 
si  quelque  part  dans  le  monde  un  art  différent  n'a 
pas  été  réalisé  déjà  par  des  génies  d'un  autre  ordre, 
nul  n'y  songe  —  et  c'est  ce  qui  fait,  dans  cette 
querelle,  qui  eût  pu  être  féconde,  des  anciens  et  des 
modernes,  la  faiblesse  du  parti  des  modernes.  Les 
œuvres  qu'ils  opposent  aux  œuvres  classiques,  le 
théâtre  d'un  Racine  ou  celui  d'un  Molière,  c'est  l'anti- 
quité elle-même  qui  revit  et  renaît  dans  des  œuvres 
presque  aussi  parfaites  que  les  modèles,  mais  qui 
ne  prétendent  pas  les  faire  oublier  et  dont  les  auteurs 


16  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

se  glorifient  au  contraire  de  continuer  la  tradition. 
Le  plus  pur  du  génie  de  ces  modernes,  c'est  encore 
le  génie  antique.  D'une  littérature  vierge  de  toute 
contamination  classique,  poussée  spontanément, 
sans  levain  étranger,  en  plein  sol  national,  Perrault 
ne  pouvait  avoir  nulle  idée  :  il  y  eût  fallu,  au  lieu 
d'une  antiquité  si  peu  dissemblable,  en  apparence, 
du  siècle  de  Louis  XIV,  ou  l'art  du  moyen  âge,  ou  la 
littérature  du  Nord.  Il  eût  fallu,  il  fallait  qu'à  l'huma- 
nisme se  substituât  ou  se  joignît  le  cosmopolitisme. 

Louis  XIV  eut  un  jour  la  curiosité  de  s'enquérir 
s'il  y  avait  en  Angleterre  des  écrivains  et  des  savants. 
Son  ambassadeur  de  Londres,  le  comte  de  Com- 
minges,  lui  répondit  :  «  Il  semble  que  les  arts  et  les 
sciences  abandonnent  quelques  fois  un  pays  pour  en 
aller  honorer  un  autre  à  son  tour.  Présentement  elles 
ont  passé  en  France  et,  s'il  en  reste  ici  quelques 
vestiges,  ce  n'est  que  dans  la  mémoire  de  Bacon,  de 
Morus,  de  Bucanan,  et,  dans  les  derniers  siècles, 
d'un  nommé  Miltonius  qui  s'est  rendu  plus  infâme 
par  ses  dangereux  écrits  que  les  bourreaux  et  les 
assassins  de  leur  roi  *  ». 

Toute  la  France  du  xviic  siècle,  ou  peu  s'en  faut, 
pensait  comme  le  comte  de  Comminges.  Notre  hégé- 
monie littéraire  nous  aveuglait.  Nous  étions,  suivant 
l'énergique  expression  d'un  contemporain,  «  dans 
l'heureuse  persuasion  que  tout  ce  qui  n'était  pas 
français  mangeait  du  foin  et  marchait  à  quatre 
pattes  »,  quand  un  événement  historique  considé- 
rable remania,  avec  la  carte  politique  de  l'Europe, 
les  frontières  intellectuelles,  et  prépara  l'avènement, 
en  face  de  l'Europe  latine,  de  l'Europe  germanique 
et  anglo-saxonne. 

1.  J.  J tisserand,  le  Roman  anglais^  p.  37. 


LA    REVOCATION. 


II 


L'effet  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  fut 
double.  En  premier  lieu,  elle  marque  un  arrêt  dans 
la  diffusion  de  l'influence  française  au  dehors  :  au 
groupe  des  nations  catholiques,  représenté  par  la 
France,  elle  oppose  l'Angleterre  protestante  et  bientôt 
—  après  la  révolution  de  1688  —  hollandaise  et 
calviniste.  En  second  lieu,  elle  constitue  aux  fron- 
tières de  la  France,  notamment  en  Grande-Bretagne 
et  dans  les  Pays-Bas,  des  colonies  de  libres  esprits, 
aigris  et  aiguisés  par  l'exil,  dont  la  curiosité  va  se 
tourner  de  plus  en  plus  vers  ces  patries  d'adoption, 
où  déjà  les  appelaient  des  sympathies  politiques  et 
religieuses. 

L'Angleterre,  cette  dernière  terre  du  vieux  conti- 
nent, «  la  terre  héroïque  »,  comme  l'appelle  Michelet1, 
fut  le  grand  asile  des  réfugiés.  Il  en  vint,  les  uns 
disent  soixante-dix,  les  autres  quatre-vingt  mille  2, 
dont  on  peut  affirmer  qu'ils  ont  largement  payé 
l'hospitalité  britannique,  non  seulement  en  y  portant 
leur  industrie,  mais  encore  en  vulgarisant  en  France, 
par  une  propagande  tenace  et  féconde,  la  science,  la 
philosophie,  la  littérature  de  leur  seconde  patrie. 

Avant  1688,  la  colonie  réfugiée  de  Londres  était 
peu  considérable  :  Charles  II  n'aimait  pas  les  réfu- 
giés, et  les  recevait  mal.  En  1688,  ils  affluent  à 
Londres.  Ils  y  trouvent  un  asile,  des  pensions,  des 
places  :  Desmaizeaux  eut  une  pension  sur  l'Irlande, 

1.  Michelet,  Hist.  de  France,  t.  II,  p.  90. 

2.  Cf.  Weiss,  Hist.  des  réfugiés  protestants  de  France,  t.  I, 
p.  272.  —  Voir  aussi  Sayous,  Hist.de  la  litt.  franc,  à  Vétranger, 
1853,  2  vol.;  —  Rathery,  4e  article;  —  un  article  de  la  Revue 
Britannique  (mai  186S). 

o 


18  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

Justel  fut  bibliothécaire  du  roi.  Rapidement,  ils 
devinrent  les  défenseurs  du  gouvernement  nouveau 
et  ses  avocats  devant  l'Europe.  A  l'intérieur,  pro- 
tégés par  les  whigs,  ardents  contre  Sacheverell  et 
contre  les  tories,  ils  ne  tardèrent  pas  à  constituer  un 
parti.  Quand  en  1709  leurs  amis  les  whigs  propo- 
sèrent au  Parlement  leur  naturalisation,  elle  était 
déjà  accomplie  de  fait  par  l'accord  des  volontés. 
Pourquoi  faut-il  que  leur  zèle  britannique  ait  poussé 
quelques-uns  d'entre  eux  jusqu'à  soutenir  de  leurs 
deniers  leur  patrie  adoptive  contre  celle  qu'ils  avaient 
quittée? 

C'est  là,  dans  cette  colonie  protestante  de  Londres 
—  dont  la  fortune  va  de  1688  à  1730  environ,  —  qu'il 
faut  chercher  le  premier  noyau  de  ces  esprits  moyens, 
mais  singulièrement  informés  et  remuants,  qui  sont 
les  agents  les  plus  actifs  du  cosmopolitisme  scienti- 
fique ou  littéraire  et  dont  la  médiocrité  infatigable 
fait  des  vulgarisateurs  excellents.  Beaucoup  s'angli- 
cisèrent au  point  de  se  faire  une  place  dans  la  litté- 
rature anglaise  :  tel  ce  Pierre  Antoine  Motteux  qui 
fît  jouer,  non  sans  succès,  des  pièces  en  anglais,  et 
fonda  un  journal  mensuel,  the  Gentleman  '  ;  tel  encore 
Abel  Boyer,  fondateur  de  la  revue  the  Postboy,  auteur 
d'une  tragédie  anglaise  et  d'un  dictionnaire  de  la 
langue.  La  plupart  parlent  l'anglais,  l'écrivent  au 
besoin,  fréquentent  les  écrivains  du  jour.  A  Londres, 
ils  se  réunissent  dans  la  taverne  de  l'Arc-en-ciel,  iïain 
Dow  Coffce-House,  dans  le  voisinage  de  Mary  le  Bone, 
et  y  constituent  l'un  des  premiers  bureaux  d'informa- 
tions qu'il  y  ait  eu  en  Europe  sur  les  choses  anglaises. 
Nul  doute   que  Voltaire,  quand  il  vint  à  Londres,  ne 


\.  Cf.  Beljamc,  Le  public  et  les  hommes  de  lettres.   Bibliogra- 
phie. 


LES   REFUGIES    DE   LONDRES.  \  <l 

se  soit  assis  à  leur   table  et  n'ait  profité  de  l'expé- 
rience des  hôtes  de  V Arc-en-ciel. 

Le  doyen  de  ces  réunions,  Pierre  Daudé,  commis 
de  l'Échiquier,  est  baconien  fervent,  traduit  Chubb, 
passe  pour  une  manière  d'oracle  en  matière  de  philo- 
sophie et  de  théologie  britanniques  '.  Tel  autre,  «  le 
célèbre  M.  de  Moivre  »,  est  l'ami  de  Newton  et  son 
disciple  :  aussi  instruit  d'ailleurs  sur  Corneille  et 
sur  Racine,  au  dire  d'un  témoin  2,  que  sur  Newton 
ou  sur  Leibniz,  «  grammarien  consultant  de  tous 
les  traducteurs  et  critiques  du  lieu  ».  Tous  ont  l'esprit 
encyclopédique.  Dans  la  taverne  de  V Arc-en-ciel,  on 
dispute  de  tout,  on  se  tient  au  courant  de  tout.  A 
côté  de  théologiens  comme  Colomiès  ou  Misson,  d'un 
orientaliste  comme  de  la  Croze  ou  d'un  historien 
comme  Rapin  de  Thoyras,  voici  Durand,  historien, 
poète  et  numismate;  César  de  Missy,  prédicateur; 
Le  Clerc,  l'un  des  premiers  journalistes  de  l'époque; 
l'excellent  et  honnête  Coste,  traducteur  de  Locke.  On 
voit  poindre  dans  ce  cercle  grave  et  studieux  l'esprit 
de  xvme  siècle,  moins  curieux  de  littérature  que  de 
sciences,  mais  avide  surtout  d'embrasser,  fût-ce  d'un 
coup  d'œil  superficiel,  l'ensemble  des  connaissances 
humaines.  «  Il  serait  bien  à  souhaiter,  écrivait 
Le  Clerc  dès  1703  3,  que,  puisque  l'esprit  de  l'homme 
est  très  borné,  et  que  le  temps  de  la  vie  est  si  court, 
chacun  s'appliquât  seulement  à  une  certaine  sorte  de 
lecture  et  d'étude.  Il  faut  avouer  qu'en  faisant  autre- 
ment on  ne  perfectionne  rien,  et  que  le  temps  de  la 
vie  s'écoule....  Mais  que  faire  à  cela?  Les  sciences, 
surtout,  celles  qui  regardent  les  faits,  comme  l'his- 

1.   Voir  IV loge  de  Daudé  dans   la    Bibliothèque  britannique , 
1133,  t.  I,  p.  161-183. 
•2.  Le  Blanc,  Lettre*,  t.  1,  p.  11  et  142,  t.  111.  p.  86. 
3.  Avertissement  de  la  Bibliothèque  choisie. 


20  l'influence  ANGLAISE  AVANT  ROUSSEAU. 

toire  et  la  critique,  et  toutes  les  autres  qui  y  ont  du 
rapport,  ont  tant  de  liaison  ensemble,  qu'on  est  obligé 
de  les  joindre,  et  que  Ton  se  voit  parla  jeté,  malgré 
soi,  dans  un  océan  de  lectures,  que  Ton  ne  saurait 
épuiser.  D'ailleurs  il  n'est  pas  possible  d'éteindre  la 
curiosité  naturelle  de  l'esprit  de  l'homme,  qui  souhaite 
d'être  instruit  de  tout,  du  moins  en  général.  » 

C'est   pourquoi   —   parce   qu'ils    sont    laborieux, 
curieux,  et  d'ailleurs  superficiels  —  les  réfugiés  d'An- 
gleterre et  de  Hollande  sont  des  journalistes  excel- 
lents. Ils  compilent,  traduisent,  font  des  extraits.  Ils 
ont  été  les  plus  infatigables  traducteurs  et  adaptateurs 
du  xviii0  siècle  :  «  le  fatal  M.  Eidous  »  lui-même, 
comme  l'appelait  Grimm,  leur  rendrait  des  points.  Un 
Armand  de  la  Chapelle  soutient  pendant  dix  ans  la 
Bibliothèque  anglaise,  collabore  activement  à  la  Biblio- 
thèque raisonnée  des  savants  de  l'Europe  —  sorte  de 
tribune  internationale  où,  pendant  vingt-cinq  ans, 
toute   l'Europe   protestante    trouva   un    organe,   — 
traduit  la  Beligion  chrétienne  démontrée,   de  Ditton, 
ou,  pour  se  délasser,  le  Babillard  de  Steele.  Un  Des- 
maizeaux,  celui-là  même  qui  était  l'âme  des  réunions 
de  VArc-en-ciel,  se  fait  le  biographe  de  Bayle,  de 
Boileau,   de  Saint-Evremond,   collabore   à  tous   les 
journaux  de   Hollande  et   de  Londres,   correspond 
officieusement  avec  le  Journal  des  savants  et  avec 
Leibnitz,  traduit  pour  les  libraires,  écrit  en  anglais 
une  vie   de  Chillingworth   et   une   autre  de  Haies, 
publie  les  œuvres  inédites  de  Clark e,  de  Newton  ou 
de  Collins  —  le  tout  sans  préjudice  d'une  énorme  cor- 
respondance privée  qui  gît  enfouie  dans  les  archives 
du  British  Muséum.  «  Il  est  l'homme  qui  connaît  tous 
les  gens  illustres  :  il  leur  écrit,  il  en  reçoit  des  lettres, 
il  est  leur  commissionnaire  infatigable  '.  »  C'est  un 
1.  Sayous,  Le  xvnr  siècle  à  l'étranger,  t.  I,  p.  16. 


PROPAGANDE    PHILOSOPHIQUE.  21 

faclotum  littéraire.  Éditeur,  traducteur,  compilateur 
et  journaliste,  Desmaizeaux  n'appartient  à  aucun 
pays  :  il  est  citoyen  de  l'Europe  savante  et  pensante  L 

Ils  sont  beaucoup  comme  lui,  les  uns  graves  et 
convaincus  de  la  grandeur  de  leur  tâche,  les  autres, 
simples  aventuriers  de  lettres,  comme  ce  Thémiseul 
de  Saint-Hyacinthe,  l'auteur  famélique  du  Chef- 
d'œuvre  d'un  inconnu,  qui,  après  avoir,  si  on  en  croit 
Voltaire,  servi  dans  les  dragons  des  dragonnades, 
avait  passé  en  Angleterre,  s'y  était  converti,  avait 
traduit  Robinson  Crusoé  et  s'était  fait  nommer,  quoi- 
que toujours  errant  et  misérable,  membre  de  la 
Société  Royale  de  Londres. 

Les  réfugiés  vulgarisent  d'abord  la  philosophie 
anglaise  :  ils  sont  baconiens  et  lockistes.  Locke  trouve 
dans  la  colonie  anglaise  d'Amsterdam  un  accueil 
enthousiaste.  C'est  dans  les  Bibliothèques  de  Le  Clerc 
qu'il  publie  plusieurs  de  ses  écrits.  C'est  là,  dans  la 
Bibliothèque  universelle,  que  paraît  d'abord  certain 
«  extrait  d'un  livre  anglais  qui  n'est  pas  encore 
publié,  intitulé  Essai  philosophique  concernant  l'enten- 
dement.,, communiqué  par  M.  Locke  »  2.  C'est  un 
réfugié,  Pierre  Coste,  qui  publie  les  premières  tra- 
ductions du  maître,  notamment,  en  1700,  de  Y  Essai 
sur  l'entendement  ;  qui,  précepteur  chez  lady  Masham, 
partage  son  admiration  pour  le  philosophe,  l'assiste 
à  ses  derniers  moments  et  lui  ferme  les  yeux.  Ce 
sont  les  gazettes  de  Hollande  qui,  les  premières,  cher- 
chent à  propager  ouvertement  le  lockisme  en  France 
et  qui  poursuivent  de  leurs  sarcasmes  la  philosophie 
de  Descartes  3.  C'est  Le  Clerc  enfin,  qui,  à  la  mort  du 


l.Cf.  l'article  Desmaizeaux  dans  la  France  protestante. 

2.  Bibliothèque  universelle,  janvier  1688  :  l'abrégé  a  92  pages. 

3.  Cf.  Biblioth.  anc.  et  mod.,  IV,  230;  XIII,  225. 


22  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

maître,  insère  dans  ses  feuilles,  son  éloge  funèbre, 
et  entoure  sa  mémoire  d'un  culte  respectueux  l. 
Ainsi  les  réfugiés  assument  devant  l'Europe  la  res- 
ponsabilité de  la  diffusion  du  «  philosophisme 
anglais».  Ils  s'en  font  les  apôtres,  sinon  les  martyrs, 
et  ce  n'est  pas  sans  motif  qu'après  avoir  nommé 
Locke,  Clarke  et  Newton,  «  les  plus  grands  philoso- 
phes et  les  meilleures  plumes  de  leur  temps  »,  Vol- 
taire associe  à  ces  noms  fameux  le  nom,  plus  modeste 
aujourd'hui,  de  Le  Clerc  -. 

Libéraux  en  philosophie,  les  réfugiés  sont  libéraux 
aussi  en  politique,  avec  ardeur,  persévérance  et 
acrimonie  3.  Par  eux,  la  connaissance  de  la  constitu- 
tion anglaise  se  répand  en  Europe.  Déjà  la  révolution 
d'Angleterre  avait  fait  naître  chez  nous  une  sorte  de 
républicanisme  théorique.  Vers  1650,  un  vent  de 
liberté  avait  soufflé  sur  l'Europe.  Cœlum  ipsum  res- 
publicaiurit,  disait-on  en  Allemagne.  «  Nous  étions 
alors,  dit  un  contemporain  4,  en  un  temps  où  l'on 
disputait  plus  qu'on  n'avait  jamais  fait  du  droit  des 
rois,  à  propos  de  celui  d'Angleterre....  De  là  nais- 
saient mille  discours,  et  dans  les  entretiens  particu- 
liers et  dans  les  actions  publiques,  contre  les  rois, 
comme  contre  autant  de  tyrans.  »  Même,  Retz  avait 
eu  soin,  disait-on,  de  faire  écrire  par  un  homme  à 
lui,  l'Ecossais  Salmonet,  le  récit  des  révolutions  de  la 
Grande-Bretagne,  «  afin  d'apprendre  à  un  chacun  la 

1.  On  trouvera  cet  «  éloge  historique  de  feu  M.  Locke  » 
dans  les  Œuvres  diverses  de  M.  Locke,  Amsterdam,  1132, 
2  vol.  in-12. 

2.  Lettres  anglaises,  Vil. 

3.  Le  Blanc,  Lettres,  t.  III.  p.  243  :  «  On  pourrait  reprocher 
aux  Réfugiés  l'esprit  de  satire  qu'ils  ont  contracté  chez  nos 
voisins,  si  le  malheur  qui  les  aigrit  ne  les  rendait  en  quelque 
façon  excusables;  mais  les  Anglais  ne  le  sont  pas  de  nous 
juger  d'après  de  vaines  déclamations.  » 

4.  Alexandre  -Morus  à  Mestrezat,  cité  par  Rathery,  toc.  cit. 


PROPAGANDE    POLITIQUE.  23 

méthode  qu'on  devait  tenir  l  ».  Mais  la  révolution  de 
L649  faisait  eneore  plus  horreur  qu'elle  n'inspirait  de 
sympathie,  même  aux  frondeurs. 

Au  contraire,  celle  de  1G88  donna  un  corps  et  un 
programme  à  ces  aspirations  en  même  temps  qu'elle 
constituait  aux  portes  de  la  France,  à  Londres  et 
à  la  Haye,  deux  centres  agissants  de  propagande 
parlementaire.  En  Angleterre,  les  réfugiés  se  font 
ouvertement  les  champions  du  libéralisme  politique. 
Timides  parfois  sur  les  questions  de  théologie,  ils 
louent  audacieusement  le  gouvernement  anglais.  Le 
Journal  littéraire  de  la  Haye  est  fort  instructif  à 
cet  égard.  La  chaire  retentit  également  des  louanges 
de  Guillaume  III  et  ne  s'interdit  ni  les  menaces  ni 
l'espoir  d'une  revanche  :  «  Que  si  jamais,  disait 
César  de  Missy,  dans  un  sermon  prêché  à  la  chapelle 
française  de  la  Savoye  2,  on  nous  a  vus  par  troupes 
tristement  assis  auprès  des  fleuves  d'une  impure 
Babylone,  cette  Babylone  fut  la  France,  notre  marâtre 
patrie,  et  non  V Angleterre,  qui  est  pour  nous  une 
seconde  patrie  digne  de  ce  beau  nom,  une  Judée,  une 
Jérusalem,  une  Sion. . . .  Heureux  rivages  que  la  Tamise 
arrose  !  Si  jamais  à  quelque  égard  la  religion  per- 
sécutée doit  vous  comparer  à  Babylone,  c'est  que  de 
vous  comme  de  Babylone  pourra  sortir  un  Cyrus,  un 
Darius  restaurateur  des  sanctuaires  qu'un  Nabu- 
cadnezar  a  pillés  et  démolis.  » 

Aussi  les  journalistes  protestants  prêtent-ils  ouver- 
tement la  main  à  tous  les  projets  de  réformes  qui 
naissent  en  France.  La  Pohjsynodie  de  l'abbé  de 
Saint-Pierre  a  toutes  leurs  sympathies.  A  défaut  de 
république  et  de  parlements,  ils  éveillent  l'opinion 


1.  Cf.  une  lettre  de  Mazarin,  ap.  Rathery,  3e  parlie. 

2.  Sayous,  op.  cit.,  I,  24. 


24  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

sur  les  questions  politiques  et  la  préparent  aux  solu- 
tions hardies. 

Les  premiers,  ils  écrivent  l'histoire  des  institu- 
tions anglaises.  Gregorio  Leti,  Larrey,  surtout  Rapin 
de  Thoyras  apprennent  cette  histoire  aux  Anglais 
eux-mêmes.  «  Sans  les  Français,  sans  Rapin  de 
Thoyras,  les  Anglais  n'auraient  pas  encore  d'histoire 
générale  de  leur  nation  *.  »  De  fait,  l'histoire  d'An- 
gleterre de  Rapin,  qui  parut  à  la  Haye,  en  1724,  en 
huit  volumes,  fit  époque  et  resta  longtemps  clas- 
sique. Ce  neveu  de  Pellisson,  jadis  combattant  à  la 
Royne,  devenu,  par  la  faveur  royale,  gouverneur  des 
fils  de  lord  Portland,  avait  su  profiter  de  ces  fonc- 
tions ingrates  pour  observer  de  près  la  haute  société 
anglaise.  Son  livre,  qui  est  proprement  l'histoire  des 
accroissements  du  Parlement,  est,  à  vrai  dire,  le  pre- 
mier essai  philosophique  d'une  histoire  des  institu- 
tions britanniques.  Sous  sa  forme  anglaise  —  Tindal, 
neveu  du  déiste,  l'avait  traduit,  —  il  suscita  une  très 
vive  curiosité  en  Angleterre.  Nul  livre  n'a  plus  contri- 
bué à  faire  connaître  la  Grande-Bretagne  à  l'Europe  2. 

Peu  à  peu,  ces  efforts  des  réfugiés  produisent  leur 
effet.  La  grandeur  de  l'Angleterre,  qui  s'oppose  au 
déclin  de  la  France,  attire  tous  les  regards  sur  le  gou- 
vernement de  Guillaume  d'Orange.  Le  gros  du  public 
français  reste  encore,  il  est  vrai,  par  politique,  par 
tradition  religieuse,  sympathique  aux  Stuarts,  et  il 
suffit  de  parcourir  les  romans  de  Prévost,  par  exemple 
Cléveland,  pour  s'apercevoir,  suivant  le  mot  de 
Michelet,  que  la  France  «  gardait  un  coin  de  cœur 
pour  le  petit  Joas,  je  veux  dire  le  prétendant 3  ». 


1.  Le  Blanc,  Lettres,  t.  III,  p.  71. 

2.  Cf.,  sur  Rapin   de    Thoyras,  le  jugement  de  Voltaire  : 
Lettres  anglaises,  fin  de  la  lettre  XXII.  dans  l'édition  de  1734. 

3.  llist.  de  France,  t.  XV,  p.  4G. 


PROPAGANDE    POLITIQUE.  25 

Mais  peu  à  peu,  «  l'esprit  jacobite,  cette  mauvaise 
petite  fièvre  de  l'intrigue  galante  et  familière  »  perd 
du  terrain.  Déjà  Fénelon,  instruit  de  la  constitution 
anglaise  par  l'Écossais  Ramsay,  rèvc  d'un  gouverne- 
ment qui  laisse  les  rois  «  tout-puissants  pour  le  bien 
et  impuissants  pour  le  mal  !  »,  et  Ramsay  nous 
informe  que  «  la  constitution  anglaise,  à  laquelle  il 
croyait  ce  mérite,  lui  convenait  par- dessus  toute 
autre  2  ».  Avec  la  Régence  et  avec  l'alliance  anglaise, 
ce  mouvement  de  sympathie  s'affirme.  Montesquieu 
a  dit  quelque  part  que  les  ministres,  au  temps  de  sa 
jeunesse,  «  ne  connaissaient  pas  plus  l'Angleterre 
qu'un  enfant  de  six  mois  3  ».  Ceci  cesse  d'être  vrai 
à  partir  de  1715.  Le  public  même  commence  à  suivre 
d'assez  près  la  politique  anglaise,  à  s'informer  des 
théories  anglaises  sur  le  gouvernement  civil,  vulga- 
risées par  les  réfugiés  4.  Les  idées  de  Locke  font 
leur  chemin  dans  certains  esprits.  Quelques  années 
encore  et  d'Argenson  écrira  :  «  Le  public  était  peu 
curieux  de  nouvelles  de  politique  il  y  a  cinquante 
ans....  Les  raisonnements  anglais  sur  la  politique  et 
la  liberté  ont  passé  la  mer  et  s'adoptent  ici  :  on  en 
devient  plus  philosophe  en  toutes  matières  5  ».  Au 
club  de  l'Entresol  se  réunissent  des  anglomanes 
«  qui  aiment  à  raisonner  sur  tout  ce  qui  se  passe  »  : 
on   y  lit  les  gazettes  de    Hollande  et  les    papiers 

1.  On  notera  que  la  formule  a  été  reprise  textuellement  par 
Voltaire  :  Lettres  anglaises,  VIII. 

2.  Vie  de  Fénelon. 

3.  Notes  sur  l'Angleterre  (OEuvres  complètes,  éd.  Lefèvre, 
1839,  t.  II,  p.  484). 

4.  En  1702,  Samson  traduit  à  la  Haye  le  Discours  sur  le 
gouvernement  c/y/Zd'Algernon  Sidney  (3  vol.  in-8),  que  Rousseau 
lira.  —  Scheurléeret  Rousset  traduisent  VAtlantis,  de  Mrs  Man- 
ley,  satire  contre  les  auteurs  de  la  Révolution  de  1688 
(1114-16,  3  vol.  in-8),  etc. 

5.  Remarques  en  Usant  :  1750.  (Bibl.  elzévirienne.) 


26  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

anglais,  et  on  y  rencontre  Bolingbroke.  L'attention 
s'éveille  au  sujet  de  nos  voisins.  La  propagande  des 
réfugiés,  aidée  par  les  circonstances,  porte  ses 
fruits  *. 


III 


En  même  temps  qu'ils  vulgarisent  la  philosophie 
et  la  politique  anglaises,  les  protestants  de  Hollande, 
d'Angleterre,  de  Suisse,  font  connaître  au  public 
français  les  mœurs,  la  science,  la  littérature  de  nos 
voisins. 

Les  premières  relations  de  voyages  en  Angleterre 
sont  l'œuvre  des  réformés. 

Déjà  au  xviie  siècle,  Samuel  Sorbière,  dans  une 
relation  parue  en  1664,  avait  jugé  librement,  et 
même  trop  librement,  semble-t-il,  nos  voisins.  Tra- 
ducteur de  Y  Utopie  de  Morus,  ami,  correspondant  et 
traducteur  de  Hobbes,  Sorbière  avait  choqué  les 
Anglais  par  certain  jugement  sur  le  comte  d'Ulfeld, 
qui  avait  épousé  une  fille  naturelle  du  roi  de  Dane- 
mark ,  et  aussi  parce  qu'il  leur  reprochait  «  de 
n'aimer  pas  leurs  souverains  autant  qu'on  le  pourrait 
désirer  ».  Cette  imprudence  entraîna  la  suppression 
du  livre,  et  l'exil  de  l'auteur  à  Nantes.  Elle  lui  a 
valu  un  jugement  sévère  de  Voltaire.  Il  parle  de 
«  feu  M.  Sorbière  qui,  n'ayant  passé  que  trois  mois 
à  Londres,  sans  connaître  ni  le  langage  ni  les  mœurs 

1.  Sur  l'influence  des  idées  politiques  anglaises  en  France. 
voir  surtout  Buckie,  Histoire  de  la  civilisation.  —  Noter  que  la 
franc-maçonnerie  anglaise  s'introduit  en  France  sous  la 
Régence  et  qu'elle  devient  rapidement  un  centre  de  propa- 
gande libérale  et  philosophique.  Le  bon  abbé  Le  Blanc  y  signale 
une  association  de  buveurs  et  d'esprits  forts,  dès  1745  :  <>  Les 
orgies  »,  dit-il,  en  sont  «  les  principaux  mystères  ».  (Lettre*, 
t.  I,  p.  35.)  Dès  1738,  d'ailleurs,  le  pape  la  condamne. 


SAMUEL    SORBIÈRE.  27 

du  pays,  avait  jugé  convenable  de  publier  une 
relation  qui  n'était  qu'une  satire  contre  un  peuple 
dont  il  ne  savait  rien  '  ».  Mais  Voltaire  est  ici  aussi 
inexact  qu'injuste  2.  La  Relation  oVun  voyage  en  Angle- 
terre n'est  nullement  une  satire  et  elle  est  —  si  l'on 
regarde  à  la  date  où  elle  parut  —  l'une  des  premières 
appréciations  motivées  de  l'esprit  anglais  qu'il  y  ait 
dans  notre  langue.  Même,  cette  appréciation  est 
généralement  favorable.  Sorbière  note  avec  complai- 
sance la  grandeur  du  caractère  anglais,  «  qui  paraît 
tenir  de  l'ancienne  Rome  ».  Il  signale  la  singulière 
prospérité  d'un  pays  où  l'on  ne  rencontre  «  point  de 
visage  à  faire  pitié,  ni  d'habit  qui  marque  la  misère  » 
et  il  lui  paraît,  en  traversant  la  campagne,  «  que 
l'herbe  y  a  une  plus  belle  couleur  qu'ailleurs  ».  Avant 
Taine,  il  s'extasie  sur  ces  jardins,  sur  ces  parterres, 
sur  ces  parcs  «  où  les  daims  se  promènent  à  grosses 
troupes  »,  sur  l'abondance  des  arbres  et  des  haies 
qui  sillonnent  la  campagne. 

Il  n'a  pas  assez  d'admiration  pour  la  science 
anglaise.  Il  assiste  très  dévotement  aux  séances  de 
la  Société  Royale,  dont  il  décrit  l'organisation  par 
le  menu.  Il  fréquente  les  physiciens  les  plus  en  vue. 
Il  fait  un  vif  éloge  de  l'indépendance  de  leur  pensée. 
Il  cultive  Hobbes,  et  Wallis  le  promène  dans  les 
collèges  d'Oxford. 

Il  est  vrai  qu'il  a  sommairement  jugé  les  livres 
anglais,  «  qui  ne  contiennent,  dit-il,  que  des  rapsodies 
assez  mal  cousues  ».  Mais  il  fait  quelques  excep- 
tions, et  il  écrit  :  «  J'ai  été  bien  aisé  de  faire  voir  en 
France  que  le  bel  esprit,  le  bon  sens  et  l'éloquence 

1.  Avis  au  lecteur,  en  tête  de  Y  Essai  sur  la  poésie  épique,  éd. 
de  1*27.  —  Cf.  Bengesco,  Bibliographie  de  Voltaire,  t.  II,  p.  u. 

2.  Cf.,  sur  le  voyage  de  Sorbière,  le  Journal  des  savants,  1709, 
Supplém.,  p.  432. 


28  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

se  trouvent  partout  1  ».  Surtout,  il  a,  bien  avant 
Saint-Évremond,  qu'on  cite  toujours,  parlé  curieuse- 
ment du  théâtre  anglais.  Après  avoir  noté  l'aspect  de 
la  scène,  et  «  le  tapis  vert  »  qui  la  couvre,  et  l'abon- 
dance des  décors,  et  la  musique  qui  se  joue  dans  les 
entr'actes,  il  ajoute  :  «  Les  comédies  n'auraient  pas 
en  France  toute  l'approbation  qu'elles  ont  en  Angle- 
terre. Les  poètes  se  moquent  de  l'uniformité  du  lieu, 
et  de  la  règle  des  vingt-quatre  heures.  Ils  font  des 
comédies  de  vingt-cinq  ans,  et  après  avoir  représenté 
au  premier  acte  le  mariage  d'un  prince,  ils  représen- 
tent tout  d'une  suite  les  belles  actions  de  son  fils,  et 
lui  font  voir  bien  du  pays.  Ils  se  piquent  surtout  de 
faire  d'excellents  caractères  des  passions,  des  vices  et 
des  vertus,  et  en  cela  ils  réussissent  assez  bien.  Pour 
dépeindre  un  avare,  ils  en  font  faire  à  un  homme 
toutes  les  plus  basses  actions  qui  se  pratiquent  en 
divers  âges,  en  diverses  rencontres,  et  en  diverses 
professions;  et  il  ne  leur  importe  que  ce  soit  un  pot 
pourri,  parce  qu'ils  n'en  regardent,  disent-ils,  qu'une 
partie  après  l'autre,  sans  se  soucier  du  total.  » 

Sorbière  au  surplus  avoue  qu'il  n'entend  pas 
l'anglais.  Mais,  pour  un  homme  qui  n'a  passé  que 
quelques  semaines  outre  Manche,  il  n'a  pas  —  quoi 
qu'en  dise  Voltaire  —  perdu  son  temps. 

La  Relation  de  Sorbière  est  de  16Gi  et  fut  réim- 
primée deux  ans  après.  Les  Mémoires  et  observations 
faites  par  un  voyageur  en  Angleterre,  de  Misson, 
parurent  en  1G98,  et  les  Remarques  sur  V Angleterre 
faites  par  un  voyageur,  de  Le  Sage  de  la  Colombière, 
sont  de  1715.  Les  deux  auteurs  sont  protestants. 
L'un,  ancien  conseiller  au  Parlement  de  Paris  et 
gendre  de  Mme  de  la  Sablière,  réfugié  à  Londres  en 

1.  P.  112. 


LES   REVUES   DES   RÉFUGIÉS.  29 

1G88,  y  joua  un  rôle  religieux  important1  :  il  a  écrit 
un  livre  un  peu  lourd,  mais  assez  informé,  et  qui  fut 
traduit  en  anglais  2.  L'autre,  descendant  d'Agrippa 
d'Aubigné,  après  avoir  passé  dix  années  en  Angle- 
terre comme  précepteur ,  écrit  le  premier  livre 
français  où  la  physique  de  Newton  soit  exposée 
avec  suite3,  et  réunit  en  un  mince  volume  un  certain 
nombre  de  remarques,  souvent  insignifiantes,  parfois 
grossières,  sur  les  mœurs  des  Anglais. 

Mais  c'est  surtout  dans  les  gazettes  et  dans  les 
journaux  des  réfugiés  qu'il  faut  chercher  une  véri- 
table mine  de  renseignements  sur  tout  ce  qui  touche 
à  l'Angleterre  \  Là,  dans  ces  petits  volumes  imprimés 
en  caractères  grêles,  qui  se  comptent  par  centaines 
et  qui  portent  l'étiquette  de  la  Haye,  d'Amsterdam 
ou  de  Londres,  dans  les  revues  de  Le  Clerc,  de  La 
Chapelle  ou  de  Maty  —  premiers  modèles  imparfaits 
de  nos  revues  modernes,  —  là  se  trouvent  les  pre- 
mières études  de  littérature  anglaise,  et  aussi  alle- 
mande, qui  aient  été  écrites  en  français. 

Non  pas,  à  vrai  dire,  dans  les  Nouvelles  de  la 
République  des  lettres,  de  Bayle  5.  Ceci  est  avant  tout 

i.  Sayous,  xvme  siècle  à  l'étranger,  t.  I,  p.  10. 

2.  Mr  Misson's  Memoirs  and  Observations  in  his  travels  over 
England....  translatée  by  Mr  Ozell.  London,  1719,  in-8.  —  Cf., 
sur  le  livre  de  Misson,  Journal  des  savants,  1699,  p.  127. 

3.  Le  Mécanisme  de  l'esprit,  par  Le  Sage  de  la  Colombière, 
Genève,  1700.  (Cf.  Sayous,  xvmc  siècle,  t.  I,  p.  103.) 

4.  Cf.,  sur  les  gazettes  de  Hollande  :  Kœnen,  Histoire  des 
réfugiés  français  aux  Pays-Bas,  Leyde,  1846;  —  Ch.  Weiss, 
Histoire  des  réfugiés  protestants  de  France;  —  E.  Hatin,  Les 
Gazettes  de  Hollande,  1865,  in-8,  et  l'Histoire  de  la  presse,  du 
même; —  enfin  les  deux  livres  de  Sayous,  notamment  La  lit- 
térature française  à  V étranger,  t.  II,  p.  27  et  suiv. 

5.  Nouvelles  de  la  Républigne  des  lettres,  par  Bayle  et  autres. 
Amsterdam,  mars  1684-juin  1718,  56  vol.  in-12.  —  La  partie 
qui  est  de  Bayle  va  jusqu'en  février  1687,  et  est  réimprimée 
dans  ses  Œuvres  complètes.  —  Les  continuateurs  furent  La 
Roque,  Jacques  Bernard,  Barrin  et  Le  Clerc. 


30  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

un  recueil  théologique  et  scientifique,  et,  au  surplus, 
il  n'y  est  guère  question  que  de  livres  latins  et  fran- 
çais. Cependant  les  Nouvelles  ont  déjà  —  suivant  un 
usage  qui  va  se  répandre  —  des  correspondants  à 
Londres,  qui  rendent  compte  des  événements  scien- 
tifiques, des  expériences  de  Boyle,  des  séances  de 
la  Société  Royale,  des  nouveautés  astronomiques, 
géographiques  ou  médicales.  Une  de  ces  correspon- 
dances se  termine  ainsi  :  «  On  voit  par  là  que  l'An- 
gleterre toute  seule  pourrait  fournir  chaque  mois  de 
quoi  remplir  de  bons  livres  un  journal  plus  gros  que 
le  nôtre,  et  cependant  on  n'en  voit  presque  aucun 
en  Hollande.  C'est  une  négligence  de  nos  libraires, 
dont  nous  souhaiterions  bien  qu'ils  se  défissent1.  » 
Les  successeurs  de  Bayle  entendirent  cet  appel. 
Car  celui  qu'on  peut  considérer  comme  le  deuxième 
fondateur  du  journalisme  réformé,  Le  Clerc,  esprit 
solide  et  avisé,  croit  devoir,  dans  la  Bibliothèque  uni- 
verselle, remédier  de  son  mieux  à  l'ignorance  du 
public  en  ce  qui  touche  l'Angleterre.  «  Combien  peu 
de  gens,  écrit-il,  y  a-t-il  deçà  la  mer  qui  sachent 
l'anglais?  Cependant  il  y  a  une  infinité  de  bons  livres 
dans  cette  langue,  qu'on  n'a  point  traduits,  et  qui  ne 
le  seront  apparemment  jamais,  dont  il  est  néanmoins 
très  avantageux  au  public  d'avoir  au  moins  quelque 
connaissance  2.  »  Le  Clerc  s'emploie  donc  à  combler 
celte  lacune.  Mais  la  littérature  n'est  pas  son  fait.  Il 
a,  comme  le  lui  disait  vertement  Boileau,  «  trop  de 
hauteur  calviniste  et  socinienne  »  pour  s'arrêter  à 
des  bagatelles.  Si  donc  il  parle  des  livres  anglais, 
ce  sera  des  traités  scientifiques,  des  ouvrages  d'his- 
toire, ou  des  œuvres  philosophiques,  comme  celles 


1.  Juin  1685. 

•2.  Bibliothèque  universelle,  t.  XXVI,  Avertissement. 


LES  REVUES  DES  RÉFUGIÉS.  31 

de  Hobbes.  C'est  par  aventure  qu'il  s'oublie  à  parler 
des  voyages  d'Addison  en  Italie  !.  En  revanche,  il  ne 
se  lasse  pas  de  célébrer,  dans  ses  recueils  successifs  2, 
la  grandeur  commerciale,  maritime  ou  politique  de 
nos  voisins. 

Plus  lettré  que  Bayle  et  que  Le  Clerc,  le  troisième 
membre  de  ce  triumvirat  qui  fonda  le  journalisme 
international,  Basnage  de  Beauval,  continuateur  des 
Nouvelles  de  la  République  des  lettres  3,  consacre 
indistinctement  plusieurs  feuilles  à  Hobbes,  à  Sher- 
lock, à  Locke,  à  Boyle,  à  W.  Temple  \  à  la  querelle 
de  Jeremy  Collier  et  de  Dennis  sur  la  moralité  au 
théâtre  3,  à  Milton  et  à  ses  dernières  poésies  6.  Il  a 
l'esprit  plus  ouvert  que  ses  illustres  rivaux.  Il  a  sur- 
tout plus  de  chaleur,  et  il  lui  arrive  de  prendre 
ardemment,  contre  le  Père  Bonhours,  la  défense  de 
«  l'Allemagne,  féconde  en  grands  hommes,  l'inven- 
trice de  tant  d'arts  nécessaires  à  la  vie  7  ». 

On  sait  quel  était  le  succès  de  ces  feuilles  à  Paris, 
et  avec  quel  goût  La  Fontaine  les  lisait  8.  Est-il 
invraisemblable  que,  par  elles,  le  nom  de  Milton 
soit  tombé  quelque  jour  sous  les  yeux  distraits  d'un 
Boileau  ou  d'un  Racine? 

Plus  on  avance  dans  l'histoire  de  ces  journaux  de 

1.  Bibliothèque  choisie,  1107,  t.  XI,  198. 

2.  Hibliothrrjue  universelle  et  historique.  Amsterdam,  1686-93. 
26  vol.  in-12.  —  Bibliothèque  choisie,  AmsL,  1703-1113,  27  vol. 
in-12.  —  Bibliothèque  ancienne  et  moderne,  Amst.,  1714-27, 
26  vol.  in-12.  —  Cf.  not.  sur  l'Angleterre  le  tome  I  de  la  Bibl. 
univ.,  p.  118-120. 

3.  Dans  son  Histoire  des  ouvrages  des  savants,  Rotterdam. 
4687-1709,  24  vol.  in-12. 

4.  Cf.  à  ce  propos  un  passage  sur  le  caractère  anglais  :  juin 
1692. 

5.  Juillet  1-698. 

6.  Février  1699. 

7.  Janvier  1700. 

8.  Lettre  à  A/.  Simon  de  Troyes. 


32  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

Hollande,  plus  on  voit  augmenter  la  part  faite  aux 
études  de  littérature  étrangère,  surtout  anglaise.  «  La 
Grande  Bretagne,  lit-on  dans  V Histoire  critique  de 
la  République  des  lettres  \  a  été  trop  fertile  en  grands 
hommes  pour  ne  pas  lui  rendre  toute  la  justice  qui 
lui  est  due.  Cette  savante  nation  nous  a  fait  part  d'un 
trop  grand  nombre  de  beaux  ouvrages,  pour  souffrir 
qu'ils  demeurent  à  jamais  inconnus  au  reste  de 
l'Europe.  »  Même,  l'anglomanie  des  gazetiers  de 
Hollande  finit  par  inquiéter  quelques  littérateurs 
français,  qui  crurent  répondre  au  sentiment  public 
en  leur  prouvant  «  que  les  Français  n'étaient  pas  si 
dégénérés  qu'on  le  prétendait  en  Hollande  ».  De 
Sauzet,  Bernard,  Camusat,  Granet,  l'abbé  Goujet, 
fondèrent  dans  ce  but  la  Bibliothèque  française,  mais 
elle  dura  peu. 

Au  contraire,  le  nombre  des  revues  qu'on  peut 
appeler  européennes,  allait  croissant.  Toutes  procè- 
dent du  même  esprit,  ont  la  même  prétention  :  abattre 
les  barrières  qui  séparent  les  nations,  préparer  l'avè- 
nement d'une  sorte  de  littérature  internationale.  On 
peut  douter,  à  vrai  dire,  que  cette  propagande  fût 
entièrement  désintéressée,  et  trop  souvent  l'amour 
de  l'Europe  n'est  ici,  en  son  fond,  que  la  haine  de  la 
France.  On  ne  peut  nier  du  moins  qu'elle  ne  fût  fort 
active.  Depuis  la  Bibliothèque  raisonnée  des  ouvrages 
des  savants  de  l'Europe  2,  jusqu'à  la  Nouvelle  biblio- 
thèque ou  Histoire  littéraire  des  principaux  écrits  qui 
se  publient 3,  en  passant  par  V Europe  savante  *  et  par 

1.  Utrecht,  1112,  t.  I,  Avertissement. 

2.  De  la  Chapelle,  Desmaizeaux,  Van  Effen,  Saint-Hyacinthe. 
Amsterdam,  1728-53,  52  vol.  in-12. 

3.  De  Ghaix,  Barbeyrac,  d'Argens,  La  Chapelle,  etc.  La  Haye. 
1738-1744,  19  vol.  in-12. 

4  De  Saint-Hyacinthe,  Van  EfTen  et  autres.  La  Haye, 
1718-20,  12  vol.  in-''. 


PROPAGANDE   LITTÉRAIRE.  33 

Y  Histoire  littéraire  de  V  Europe  !,  ce  ne  sont,  pendant 
plus  de  cinquante  ans,  que  recueils  encyclopédiques, 
dont  le  titre  seul  suffit  à  indiquer  la  prétention  et  la 
portée. 

Aucun  de  ces  recueils  ne  supporte  aujourd'hui  la 
lecture.  Le  style  en  est  aussi  «  réformé  »  que  possible. 
La  critique  s'y  pratique  sans  grâce.  La  plaisanterie 
y  est  de  poids.  Mais  l'information  demeure  singuliè- 
rement abondante  et  précise. 

Quand  ils  raillent,  ces  gazetiers  de  Hollande  sont 
terribles  :  leur  ironie  ressemble  à  un  coup  de  mas- 
sue. Tel  ce  Chef-d'œuvre  d'un  inconnu,  jadis  célèbre, 
qui  fut  leur  manifeste  dans  la  querelle  des  anciens  et 
des  modernes,  et  dont  ils  avaient  pris  l'idée  à  Swift 
et  au  Spectateur.  Il  s'agit  de  moquer  ces  prétendus 
critiques  «  qui  ne  veulent  pas  qu'un  ancien  ait  jamais 
pensé  faux,  ni  qu'il  se  soit  expliqué  d'une  manière 
peu  juste  et  triviale  ».  Swift,  Pope  et  Arbuthnot 
s'amusaient  aux  dépens  du  philologue  Bentley  en 
commentant,  à  leur  manière,  inter  pocula,  des  vers 
de  Virgile.  Le  Spectateur  avait  publié  une  facétie  de 
ce  genre,  flèche  légère,  décochée,  d'une  main  d'ail- 
leurs respectueuse,  aux  partisans  des  anciens.  Entre 
les  mains  de  Thémiseul  de  Saint-Hyacinthe  et  de  ses 
amis,  la  flèche  se  transforme  en  pavé. 

Soit  donc  ce  texte  d'une  chanson  que  chantait  la 
fille  d'un  menuisier  de  la  Haye  : 

L'autre  jour  Colin  malade 

Dedans  son  lit, 
D'une  grosse  maladie 

Pensa  mourir. 

Voici  notre  commentaire  :  «  Malade,  c'est-à-dire  qui 
ne  se  porte  pas  bien,  ou,  comme  Messieurs  de  l'Aca- 

1.  De  Van  ElTen,  1726,  6  vol.  in-8. 


34  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

demie  française  le  remarquent,  qui  sent  quelque 
dérèglement,  quelque  altération  dans  sa  santé.  Ainsi 
Colin  était  malade,  non  pas  toutefois  que  sa  santé 
fût  dérangée  par  la  fièvre,  ou  quelque  autre  maladie 
qui  eût  besoin  d'un  docteur  en  médecine.  Il  était 
proprement  ce  qu'on  appelle,  dans  le  style  familier, 
être  tout  je  ne  sais  comment,  dans  le  style  bas,  être 
tout  chose.  Cette  maladie  de  Colin  rappelle  dans  ma 
mémoire  celle  du  fils  de  Séleucus  Nicanor  ou  Nica- 
tor...  »,  et  voilà  une  glose  en  bonne  voie  de  s'étendre, 
comme  il  convient  à  une  glose,  sur  vingt  colonnes. 

Telle  est,  quand  ils  plaisantent,  la  plaisanterie  des 
gazetiers  de  Hollande  :  c'est  du  Swift  de  la  troisième 
qualité.  Mais  généralement  le  ton  est  grave.  On  ne 
trouvera  rien  de  pareil  dans  toute  la  collection  du 
Journal  littéraire  de  la  Haye,  qui,  fondé  par  Sallengre, 
Sgravesande  et  Van  Effen,  essaya  de  prendre  la  suc- 
cession de  Basnage  '.  On  y  trouvera,  en  revanche, 
comme  dans  toutes  ces  gazettes,  une  littérature 
anglaise  très  abondante.  En  métaphysique,  les  rédac- 
teurs sont  lockistes,  en  science,  baconiens  et  newto- 
niens,  en  politique,  parlementaires.  C'est  vraiment 
ici  une  revue  cosmopolite  :  elle  a  des  correspondants 
partout,  à  Bruxelles,  à  Leipzig,  à  Hambourg,  à  Cam- 
bridge, en  Italie.  C'est  de  plus  —  comme  le  titre  le 
promet  —  une  revue  littéraire.  On  y  trouve  un  long- 
parallèle  de  la  poésie  anglaise  et  de  la  française  2, 
des  extraits  du  Spectateur,  du  Conte  du  Tonneau,  de 
Gulliver.  Swift  séduit  particulièrement  les  rédac- 
teurs. Ils  aiment  sa  plaisanterie  acérée  et  un  peu 
grasse,  son  rire  narquois,  sa  moquerie  amère.  De 
même,  ils  cultivent  Montaigne,  pour  son  scepticisme, 

1.  La  Haye,  1713-36  (avec  plusieurs  interruptions).  24  vol. 
in-12. 
:!.  T.  IX. 


PROPAGANDE  LITTÉRAIRE.  35 

Rabelais,  pour  sa  gaîté,  Fontenelle,  pour  son  ironie. 
Comme  leurs  confrères,  ils  soutiennent  avec  ardeur 
les  modernes  contre  les  anciens. 

Nous  savons  détonne  source  que  la  partie  anglaise 
de  ces  feuilles  fit  leur  succès.  Car  bientôt  se  fondent 
des  recueils  consacrés  spécialement  à  l'Angleterre. 
«  C'est  un  pays,  dit  Michel  de  la  Roche,  directeur  de 
la  Bibliothèque  anglaise  ',  où  les  sciences  et  les  arts 
fleurissent  autant  qu'en  aucun  lieu  du  monde;  ils  y 
sont  cultivés  dans  le  sein  de  la  liberté.  »  La  Roche 
avait  essayé  d'abord,   dans  des  Memoirs   of  l'itéra- 
ture  2,  de  présenter  au  public  anglais  les  productions 
françaises.  Ce  projet  n'ayant  pas  réussi,  il  se  mit  à 
la  tâche  opposée  avec  un  zèle  égal.  Cependant,  la 
Bibliothèque  anglaise  était  en  passe  de  subir  le  sort 
des  Memoirs,  quand  elle  tomba  entre  les  mains  de 
l'industrieux  Armand  de  la  Chapelle,  qui  en  élargit  le 
cadre  et  en  varia  les  matières,  tout  en  faisant  ses 
réserves  sur  le  goût  anglais  :  «  Il  y  a  peut-être  peu 
de  pays,   écrivait-il,  où  la  poésie  soit   sur  un  plus 
beau  pied  pour  les  titres  (sic)  qu'en  Angleterre,  et  si 
la  langue  anglaise  était  plus  commune,  les  étrangers 
seraient  surpris  d'y  trouver  tant  de  bonnes  pièces 
poétiques  en  tous   les  genres,  si  ce  n'est  que  l'on 
en  excepte  la  dramatique,  où  le  goût  est,  à  mon  avis, 
encore  trop  singulier  ».  L'excellent  La  Chapelle  avait 
l'esprit  aussi  lourd  que  sa  plume.  Néanmoins,  quand 
il  disparut,  on  le  regretta.  De  la  Roche  avait,  dans 
l'intervalle,  fondé  de  nouveaux  Mémoires  littéraires 
de  la  Grande  Bretagne,  surtout  scientifiques,  en  dépit 
du  titre  3.  De  leur  côté,  Desmaizeaux,   Bernard  et 

1.  Ou  Histoire  littéraire  de  la  Grande-Bretagne,  Amsterdam, 
1717-2S,  15  vol.  in-12. 

2.  1710-14,  4  vol.  in-4. 

3.  1720-24,  la  Haye,  16  vol.  in-12. 


36  L  INFLUENCE    ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

autres  lançaient  la  Bibliothèque  britannique.  Ils  se 
disent  fort  au  courant  de  la  langue  et  des  choses 
anglaises.  Jordan,  qui  se  trouvait  à  Londres  au  mo- 
ment de  leurs  débuts,  affirme  que  «  les  auteurs  sont 
gens  de  mérite  et  qui  entendent  tous  parfaitement 
l'anglais  »  l.  Rédigé  à  Londres  et  publié  à  la  Haye, 
leur  recueil  professe,  comme  de  juste,  que  «  l'An- 
gleterre, plus  qu'aucun  autre  pays,  est  fertile  en 
ouvrages  remarquables  par  la  nouveauté,  la  singu- 
larité ou  la  hardiesse  des  sentiments,  ce  qui  vient  de 
la  liberté  qu'on  y  a  d'examiner  tout,  et  d'en  appeler 
au  seul  tribunal  de  la  raison  »  2. 

Vingt  fois  interrompue,  vingt  fois  l'oeuvre  de  vul- 
garisation entreprise  par  les  réfugiés  est  reprise 
avec  une  ténacité  singulière. 

La  Bibliothèque  britannique  disparaît  en  1747.  Trois 
ans  après,  la  tentative  est  renouvelée  par  l'un  des 
plus  intéressants  de  tous  ces  journalistes,  le  docteur 
Maty.  Fils  d'un  pasteur  d'Utrecht  excommunié  par  le 
synode  de  l'église  wallonne  de  la  Haye  et  réfugié  en 
Angleterre,  —  le  jeune  Maty  avait  vécu  dans  ce  pays 
depuis  l'âge  de  vingt-deux  ans.  Médecin,  il  fonde  un 
journal  surtout  dans  le  but  de  suivre  les  travaux  des 
chirurgiens  anglais.  Mais  il  y  met  aussi,  suivant  le 
mot  d'un  critique  du  temps,  «  de  bonne  littérature 
anglaise  et  très  bien  assaisonnée3  ».  Son  Journal 
britannique  eut  vingt-quatre  volumes  4.  L'excellent 
Maty  se  propose,  lui  aussi,  «  d'animer  tous  les 
hommes  à  l'amour  de  la  vérité  et  de  la  vertu  »  et 

1.  Hist.  d'un  voyage  littéraire  fait  en  1733,  p.  159. 

2.  Bibliothèque    britannique ,    ou   histoire    des    ouvrages   des 
savants  de  la  Grande-Bretagne,  la  Haye,  1733-47,  25  vol.  in-12. 

3.  Clément,  Les  Cinq  années  littéraires,  t.  III,  p.  145.  —  Cf. 
les  Mémoires  de  Trévoux,  décembre  1750  et  février  1751. 

4.  Journal  britannique,  par  Maty,  docteur  en  philosophie  et 
en  médecine,  la  Haye,  1750-55,  24  vol.  in-8. 


PROPAGANDE    LITTÉRAIRE.  37 

professe  que  «  tout  homme  qui  pense  est  son  ami  ». 
Il  est  au  surplus  maître  de  son  sujet  et  écrit  l'anglais 
couramment,  quoiqu'il  regrette  de  n'avoir  pu  «  natu- 
raliser sa  langue  aussi  bien  que  son  cœur1  ».  Gibbon, 
qui  parle  de  lui  avec  une  grande  reconnaissance  8, 
déclare  que  «  l'auteur  du  Journal  britannique  s'élève 
quelquefois  à  la  hauteur  du  poète  et  du  philosophe  ». 
Ayant  obtenu  un  emploi  au  British  Muséum,  il  re- 
nonça à  son  journal.  Mais  son  fils  fonda  une  revue 
destinée  à  faire  connaître  l'Europe  aux  Anglais. 
On  voit  que  le  cosmopolitisme  était,  chez  les  Maty, 
une  vertu  de  famille. 

Quand  Maty  se  retira,  plusieurs  écrivains  se  dispu- 
tèrent sa  succession.  De  Joncourt  fonda  une  Nouvelle 
bibliothèque  anglaise  3  ;  de  Mauve  reprit  le  Journal 
britannique,  pendant  deux  ans4;  enfin  Gibbon  et 
Deyverdun  publièrent  deux  volumes  de  Mémoires 
littéraires  de  la  Grande  Bretagne,  en  1767  et  1768  % 
auxquels  Chesterfield  et  Hume  s'intéressèrent;  celui- 
ci  même  y  collabora.  Quant  à  Deyverdun,  Gibbon  lui 
rend  ce  témoignage  que  «  peu  d'étrangers  ont  possédé 
comme  lui  la  connaissance  critique  de  notre  langue 
et  de  notre  poésie  ». 

Mais,  outre  que  Gibbon  n'était  peut-être  pas 
l'homme  d'une  tache  aussi  ingrate,  le  public  —  à 
l'époque  où  nous  sommes  parvenus  —  était  trop 
amplement  renseigné  sur  l'Angleterre,  et  par  des 
hommes  trop  éminents,  pour  faire  vivre  la  compila- 
tion obscure  de  deux  inconnus.  Ici  encore,  la  propa- 


1.  Lettres  à  Gibbon,  ap.  Hatin,  Hist.  de  la  presse,  t.  II,  p.  433. 

2.  Mémoires,  t.  I,  p.  126. 

3.  La  Haye,  1756-57,  3  vol.  in-12. 

4.  Je  ne  connais  cette  suite  que  par  la  mention  qu'en  fait 
Pietet  dans  sa  propre  Bibliothèque  britannique  (t.  II,  1796,  p.  V). 

5.  Cf.  Gibbon,  Mémoires,  chap.  xviu. 


38  L'INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

gande  acharnée  des  journalistes  de  Hollande  avait 
produit  d'importants  résultats,  et  leur  œuvre  patiente 
avait,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  ouvert  à  la 
curiosité  du  public  des  voies  nouvelles. 

En  même  temps  qu'ils  rendent  compte,  dans  leurs 
journaux,  des  livres  anglais,  les  réfugiés  les  tra- 
duisent avec  un  zèle  infatigable.  Dès  les  premières 
années  du  siècle,  «  le  démon  traducteur  »,  comme 
dit  Grimm,  sévit  aussi  furieusement  que  «  le  démon 
romancier  ».  Dans  le  clan  des  réfugiés,  tout  le  monde 
traduit  ou  adapte  quelque  livre  anglais.  Ce  métier 
faisait  vivre  son  homme  et  donnait  une  manière  de 
situation  littéraire.  Juste  Van  Effen  —  pour  avoir 
traduit  dans  une  langue  prolixe  et  incorrecte  quel- 
ques douzaines  de  volumes  —  fut  pleuré  par  ses 
confrères  comme  s'il  eût  été  un  écrivain1.  Il  est  juste 
de  dire  que  nous  lui  devons  la  première  version 
française  de  Robinson. 

On  ne  songe  pas  à  faire  ici  le  catalogue,  fastidieux 
et  interminable,  des  traductions  de  Van  Effen  et  de 
ses  confrères.  On  se  bornera  à  noter  que  les  réfugiés 
prirent  rapidement  l'habitude  de  traduire  les  prin- 
cipales productions  anglaises  dès  le  lendemain  de 
leur  publication.  La  liberté  de  penser,  de  Collins, 
paraît  en  1713,  et  elle  est  traduite  en  1714.  La  Lettre 
sur  V enthousiasme,  de  Shaftesbury,  publiée  en  1708, 
est  traduite  la  même  année.  Très  peu  d'ouvrages 
marquants,  surtout  philosophiques,  échappent  aux 
réfugiés.  Ceux  qu'on  ne  traduit  pas  aussitôt,  comme 
la  Fable  des  Abeilles,  de  Mandeville,  sont  analysés 
longuement 2. 

1.  Voir  dans  la  Bibliothèque  française  de  1737  un  éloge  de 
Van  Effen. 

2.  Bibl.  rais,  des  ouv.  des  sav.  de  l'Eur.,  t.  III,  1729,  p.  402 
et  suiv. 


PROPAGANDE   LITTÉRAIRE.  39 

Que  si  Shakespeare  et  les  grands  poètes  du  xvic  siè- 
cle n'obtiennent  que  de  rares  et  maigres  mentions. 
faut-il  s'en  étonner?  Les  Anglais  eux-mêmes  ne  s'en 
occupaient  guère  *.  Mais  toute  la  littérature  contem- 
poraine est  consciencieusement  analysée,  adaptée, 
traduite.  Addison  et  Steele  sont  particulièrement  heu- 
reux :  le  Spectateur  est  traduit  dès  1714,  le  Guardian 
dès  1725,  le  Frceholder  dès  1727,  le  Tatler  en  1734. 
Dès  1714,  Boyer  traduit  le  Caton  d' Addison,  et  le 
Journal  des  savants  lui  consacre  une  notice  i.  Vers  la 
même  époque,  V Essai  sur  la  critique  de  Pope  trouve 
deux  traducteurs  ou  imitateurs  3,  et  les  journaux 
parlent  de  l'auteur  et  de  son  livre  4.  Les  œuvres  de 
Swift  franchissent  le  détroit  presque  aussi  rapide- 
ment. Dès  1713,  le  Journal  littéraire  en  annonce  plu- 
sieurs 5  et  le  même  recueil  publie  des  fragments  de 
Gulliver  et  du  Conte  du  Tonneau.  En  1720,  la  Biblio- 
thèque anglaise  traduit  la  «  Proposition  pour  corriger, 
améliorer  et  fixer  la  langue  anglaise  6  ».  L'année 
suivante,  paraît  à  la  Haye  la  traduction  du  Conte  du 
tonneau  par  Van  Effen,  et,  cinq  ans  après,  celle  de  la 
Dédicace  critique  des  dédicaces.  En  1727,  Desfontaines, 
suivant  l'exemple  des  réfugiés,  traduit  Gulliver,  qui 


1.  Cependant  Boyer  nomme  Shakespeare,  on  l'a  vu,  dans  sa 
Grammaire  (1700),  en  compagnie  de  Ben  Jonson,  Dryden  et 
Milton,  et,  au  surplus,  préfère  Dryden.  En  1716,  le  Journal  lit- 
téraire (t.  IX)  consacre  un  article  â  Shakespeare  et  cite 
Hamiet,  Richard  III,  Henri  VIII,  Othello. 

2.  1714,  p.  448  et  suiv. 

3.  Essai  sur  la  critique,  imité  de  M.  Pope  [par  Robeton, 
conseiller  et  secrétaire  privé  du  feu  roi  d'Angleterre].  Londres 
et  Amsterdam,  1717.  (Cf.  Mém.  de  Trévoux,  août  1717.)—  Essai 
sur  la  critique,  imité  de  l'anglais  de  M.  Pope,  par  J.  Delage, 
Londres,  1717. 

4.  Cf.  Bibl.  anc.  et  mod.,  t.  VII,  part.  I.  —  Journal  des 
savants,  juillet  1717.  —  Bibl.  angl,  1719,  part.  IL 

5.  Mai  et  juin  1713. 

6.  T.  VIII,  1"  partie. 


40  L  INFLUENCE    ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

avait  paru  l'année  précédente.  On  a  déjà  vu  Robinson, 
qui  est  de  1719,  traduit  Tannée  qui  suivit  son  appa- 
rition !. 

Ces  exemples  suffisent  à  prouver  quelle  fut  l'acti- 
vité des  réfugiés.  On  peut  dire  hardiment  que  toute 
la  littérature  anglaise  contemporaine  leur  fut  fami- 
lière, et  qu'ils  en  firent  connaître  à  la  France  toutes 
les  œuvres  essentielles.  Par  eux.  cette  connaissance 
se  répandit.  Quand  l'abbé  Dubos  alla  à  Londres,  en 
1698  et  en  1702,  il  y  fréquenta  les  réfugiés,  et  notam- 
ment Moivre  2,  et  c'est  à  eux  sans  doute  qu'il  dut 
cette  teinture  des  littératures  étrangères  qu'on  note 
dans  les  Réflexions  sur  la  poésie  et  la  peinture. 

Dubos  cita  dans  son  livre  quelques  poètes  anglais, 
dont  Butler,  l'auteur  de  Hudibras  3.  Il  traduisit  aussi 
dans  un  journal  de  la  Haye,  quelques  scènes  du 
Caton  d'Addison  *.  Mais  son  goût  restait  bien  fran- 
çais :  «  Si  je  fréquente  les  nations  étrangères,  écri- 
vait-il, pour  apprendre  leurs  sentiments,  c'est  sans 
renoncer  aux  sentiments  de  la  mienne.  Je  puis  dire 
comme  Sénèque  :  Soieo  saepe  in  aliéna  castra  transire 
non  tanquam  transfuga  sed  tanquam  explorator.  » 

Quelques  années  après  Dubos,  Destouches  vint  à 
Londres,  où  il  accompagna  le  cardinal  Dubois.  Il  y 
séjourna  de  1717  à  1723,  et  s'y  maria,  de  façon  assez 
romanesque,  avec  une  jeune  Écossaise  5.  Probable- 

4.  Lenglet  Dufresnoy  (De  l'usage  des  romans)  attribue  cette 
traduction  à  Saint-Hyacinthe.  L'auteur  de  l'Éloge  de  Van 
EfTen,  cité  plus  haut,  l'attribue  à  celui-ci,  à  partir  de  la  moitié 
du  premier  volume.  La  traduction  est  d'ailleurs  anonyme. 

2.  Le  Blanc,  Lettres,  t.  I,  p.  142. 

3.  lrc  partie,  section  18. 

4.  Les  trois  premières;  voir  les  Nouvelles  littéraires  de  la 
Haye  (octobre  1716),  t.  VIII,  p.  285.  —  Cf.,  dans  le  même  journal 
(janvier  1717),  deux  lettres  de  Boyer  sur  Caton. 

5.  Cf.  Desnoiresterres,  Voltaire  et  la  soc.  franc.,  t.  I,  p.  215. 
—  Villemain,  Tabl.  de  la  litt.  au  xviue  s.,  12e  leçon. 


DESFONTAINES.  41 

ment,  les  réfugiés  l'accueillirent  comme  ils  avaient 
accueilli  Dubos,  et  comme  ils  reçurent,  quelques 
années  après,  Voltaire.  Destouches,  qui  paraît  avoir 
connu  Addison,  lui  emprunta,  comme  on  sait,  le 
sujet  de  son  Tambour  nocturne,  adaptation  de  the 
Drummer,  et  traduisit  quelques  scènes  de  la  Tempête 
de  Dryden  et  Davenant,  sous  le  titre  de  Scènes 
anglaises.  Mais  les  Scènes  anglaises  ne  parurent  qu'en 
1745,  et  le  Tambour  nocturne  ne  fut  joué  qu'en  1762. 
Le  rôle  de  Destouches,  comme  vulgarisateur  des 
œuvres  anglaises  en  France,  fut  donc  insignifiant. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'abbé  Desfontaines,  le 
plus  actif,  sinon  le  plus  glorieux  émule  que  les 
réfugiés  aient  trouvé  en  France  avant  Voltaire  et 
Prévost.  L'ambition  de  Desfontaines  —  l'une  du 
moins  de  ses  ambitions  —  fut  d'être,  en  quelque  ma- 
nière, l'introducteur  attitré  des  productions  anglaises. 
Traducteur  d'un  opuscule  de  Swift,  le  Grand  mystère 
ou  Vart  de  méditer  sur  la  garde  robe,  Desfontaines 
traduit  aussi,  ou  feint  d'avoir  traduit,  Gulliver  (1727)  : 
car  on  a  d'assez  bonnes  raisons  de  croire  que  cette 
traduction  est  d'un  certain  abbé  Markan  l.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  l'irascible  critique,  malgré  ses  pré- 
tentions, possédait  assez  mal  l'anglais  2,  et  Voltaire 
ne  s'est  pas  privé  du  plaisir  de  le  lui  prouver.  Ceci 
ne  l'empêcha  pas ,  d'ailleurs,  de  correspondre  avec 
Swift,  et  même  de  donner  une  suite  à  Gulliver  3,  qui 

1.  E.  Nisard,  Les  ennemis  de  Voltaire,  p.  49. 

2.  Cf.  Clément,  Le?  cinq  années  littéraires,  t.  I,  p.  61.  —  Vol- 
taire avait  chargé  Desfontairics  de  traduire  de  l'anglais  son 
Essai  sur  V épopée.  Desfontaines  fit  autant  de  contre  sens  que 
de  lignes.  (Cf.  Lettres  à  d'Argens,  19  nov.  1736,  et  à  Thiériot, 
14  juin  1727.)  A  en  croire  Voltaire,  il  entendait  si  peu  la 
langue  qu'ayant  à  rendre  compte  de  YAlciphron  de  Berkeley, 
qui  est  une  apologie  du  christianisme,  il  le  prit  pour  un  livre 
athée  (Lettre  à  Cideville,  20  sept.  1735). 

3.  Le  Nouveau  Gulliver  ou  Voyage  de  Jean  Gulliver,  fils  du 


42  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

d'ailleurs  eut  peu  de  succès  :  «  Oh!  pour  ce  nouveau 
Gulliver,  écrivait  Lenglet-Dufresnoy,  il  est  entière- 
ment de  l'invention  et  de  la  fabrique  de  M.  l'abbé 
Desfontaines  M  »  L'abbé  couronna  enfin  sa  carrière 
de  traducteur  en  s'attaquant  au  Joseph  Andrews  de 
Fielding,  mais  cette  version  ne  fait  guère  plus  d'hon- 
neur à  ses  connaissances  que  son  Gulliver. 

Les  réfugiés  restent  donc,  pendant  les  trente  pre- 
mières années  du  siècle,  les  vulgarisateurs  les  plus 
laborieux,  les  plus  informés  et  les  plus  qualifiés  de 
la  littérature  anglaise. 

Il  leur  manque  le  talent.  Ce  sont  des  compilateurs 
et  des  faiseurs  d'extraits,  des  écrivains,  non  pas. 
Leur  rôle  a  été  de  dégrossir  les  matériaux  que  de 
plus  illustres  ont  mis  en  œuvre,  et  ce  rôle  n'est  pas  si 
méprisable.  Ils  ont  été  les  précurseurs  obscurs  d'un 
Voltaire  ou  d'un  Prévost.  Mais  il  fallait  dire,  parce 
qu'on  Ta  trop  oublié,  que  l'œuvre  des  uns  n'a  été 
possible  que  grâce  au  persévérant  labeur  des  autres. 


capitaine  Gulliver,  traduit  d'un  manuscrit  anglais,  par  M.  l'abbé 
D.  F.,  Amsterdam,  1730,  2  vol.  in-12. 
1.  Bibl.  des  Romans,  p.  342. 


CHAPITRE  II 

LES    VULGARISATEURS   DE    L'INFLUENCE   ANGLAISE    : 
MURALT,    PRÉVOST,    VOLTAIRE 


I.  Prévost  et  Voltaire  ont  eux-mêmes  pour  précurseur  le 
Suisse  Béat  de  Murait,  auteur  des  Lettres  sur  les  Anglais  et 
les  Français  (1725).  —  Caractère  de  l'auteur.  —  En  quoi  il 
continue  les  réfugiés,  en  quoi  il  les  dépasse.  —  Ses  illusions. 
—  Ses  jugements  sur  la  littérature  et  sur  l'esprit  anglais.  — 
Vif  succès  de  son  livre  :  Murait  et  Desfontaines.  —  Influence 
qu'il  exerce  sur  Rousseau. 

II.  L'abbé  Prévost  admirateur  et  vulgarisateur  des  idées 
anglaises.  —  Ses  deux  voyages  en  Angleterre.  —  Ses  tra- 
ductions. —  Ses  romans  cosmopolites  :  les  Mémoires  d'un 
hoynme  de  qualité  et  l'Histoire  de  Cléveland.  —  Son  journal 
le  Pour  et  Contre  (1732-1740)  :  but  de  l'auteur,  sa  méthode.  — 
Part  considérable  faite  à  l'Angleterre. 

III.  Voltaire  et  les  Lettres  anglaises  (1734].  —  Importance  de 
l'œuvre  dans  la  vie  de  Voltaire.  —  Relations  littéraires  de 
Voltaire  pendant  son  séjour  à  Londres.  —  Sa  connaissance 
de  la  langue.  —  Sa  propagande  anglaise.  —  Origine  des 
Lettres  philosophiques  :  qu'il  y  a  deux  livres  en  elles. 

IV.  Insuffisance  de  l'information  et  inexactitudes  voulues  de 
Voltaire.  —  Que  le  pamphlétaire  fait  tort  au  critique.  — 
Pourquoi  son  livre  reste  cependant  capital  dans  l'histoire  de 
l'influence  anglaise.  —  Que  Voltaire  a  poussé  à  l'imitation 
des  œuvres  anglaises. 


Trois  hommes  ont  inégalement  contribué  —  entre 
1725  et  1740  —  à  attirer  sur  l'Angleterre  l'attention 
du  public  français,  déjà  éveillée  depuis  le  commen- 
cement du  siècle  par  la  critique  protestante. 

L'un,  aujourd'hui   bien  oublié,  est  l'auteur  d'un 


44  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

aimable  et  piquant  recueil  de  lettres  qui  fit  quelque 
bruit  à  son  heure  :  c'est  le  Bernois  et  le  protestant 
Béat  de  Murait,  continuateur  ou  même  précurseur  des 
réfugiés,  auxquels  il  se  rattache  par  des  liens  étroits. 
Un  autre,  beaucoup  plus  célèbre,  a  été,  dans  ses 
romans,  dans  son  journal  et  par  des  traductions  fa- 
meuses, l'un  des  champions  les  plus  ardents  de  cette 
littérature  nouvelle  qui  s'introduisaitparmi  nous:  c'est 
l'abbé  Prévost.  Le  troisième  enfin,  et  de  beaucoup 
le  plus  grand,  a  écrit  quelque  part  :  «  Je  suis  le  pre- 
mier qui  ai  fait  connaître  Shakespeare  aux  Français; 
j'en  traduisis  des  passages  il  y  a  quarante  ans,  ainsi 
que  de  Milton,  de  Waller,  de  Rochester,  de  Dryden  et 
de  Pope.  Je  peux  vous  assurer  qu'avant  moi  per- 
sonne en  France  ne  connaissait  la  poésie  anglaise  ;  à 
peine  avait-on  entendu  parler  de  Locke  V.  »  Et  assu- 
rément l'auteur  des  Lettres  anglaises  est  en  droit  de 
réclamer  pour  lui-même  l'honneur  d'avoir,  à  force 
de  génie  et  de  scandale,  imposé  à  la  France  le  culte 
de  l'Angleterre  philosophique,  politique  et  littéraire. 
Mais  il  n'est  pas  excusable  de  taire,  ou  d'oublier,  ce 
qu'il  doit  à  ses  prédécesseurs.  Car,  si  les  Lettres 
anglaises  ou  philosophiques  sont  de  1734,  les  Lettres 
sur  les  Anglais  et  les  Français  de  Murait  sont  de  1725, 
et  les  plus  importants  des  romans  de  Prévost,  ainsi 
que  le  premier  volume  au  moins  du  Pour  et  Contre, 
leur  sont  également  antérieurs.  Voltaire,  en  fait, 
«  résume  avec  éclat  »,  suivant  le  mot  de  Sainte-Beuve, 
ce  qui  avait  été  dit  de  l'Angleterre  avant  lui.  Mais, 
outre  qu'il  puise  abondamment  dans  les  travaux  de 
ses  précurseurs,  il  omet  de  dire  que  d'autres  avaient 
déjà  éveillé  l'attention  du  public  et  préparé  les  voies. 

1.  Voltaire  à  Horace  Walpole,  15  juillet  1768. 


MURALT.  45 

I 

«  Maintenant  que  l'on  réimprime  tout,  a  écrit 
quelque  part  Sainte-Beuve,  on  devrait  bien  réimpri- 
mer les  lettres  de  M.  de  Murait  :  elles  le  méritent.  Il 
a  dit  le  premier  bien  des  choses  que  l'on  a  répétées 
depuis  avec  moins  de  netteté  et  de  franchise  l.  »  Net 
et  franc  et  d'ailleurs  un  peu  bizarre,  tel  fut  en  effet 
«  ce  Suisse  atrabilaire  »,  comme  on  l'appela  de  son 
temps  2. 

Il  était  Bernois  et  de  famille  protestante,  moitié 
Français,  moitié  Allemand  par  l'éducation,  né  sur 
les  confins  de  deux  civilisations  et  apte  à  les  bien 
comprendre  toutes  deux.  Engagé  comme  soldat  au 
service  de  la  France,  il  se  lasse  du  métier  mili- 
taire, passe  en  Angleterre,  y  note,  pour  un  ami,  ses 
impressions  —  c'était  en  1694  et  1695,  —  revient  en 
Suisse,  y  embrasse  avec  ardeur  des  idées  piétistes  fort 
exaltées,  se  fait  chasser  de  Berne,  puis  de  Genève, 
se  réfugie  à  Colombier,  où  il  meurt  après  une  aven- 
ture singulière,  où  son  mysticisme  l'avait  entraîné. 
«  Vous  lisez  Murait,  écrit  Saint-Preux  à  Julie  :  voyez 
comment  il  a  fini,  déplorez  les  égarements  de  cet 
homme  sage  3.  » 

1.  Causeries,  t.  XV,  p.  142. 

2.  Voir  sur  Murait  l'excellente  monographie  de  M.  de  Greierz  : 
Beat  Ludwig  von  Murait  (Frauenfeld,  1888,  in-8)  ;  un  article  de 
M.  E.  Ritter  dans  la  Zeitschrift  fur  neufranzôsische  Sprache  and 
Literatur  (1880),  et  divers  documents  publiés  par  le  même  au- 
teur, notamment  une  notice  sur  les  idées  religieuses  de  Murait, 
dans  les  Étrennes  chrétiennes  de  1894.  Voir  aussi  les  Histoires 
de  la  littérature  française  en  Suisse  de  M.  Godet  et  de  M.  Vir- 
gile Rossel  (on  trouvera  dans  cette  dernière  une  bibliographie 
complète).  —  Je  me  permets  enfin  de  renvoyer  à  un  article 
de  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France  (janvier  1894),  où 
j'ai  parlé  plus  longuement  de  Murait. 

3.  Nouvelle  Héloise,  VI,  7. 


46  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

Ces  «  égarements  »  nous  ont  valu  quelques  ouvrages 
religieux  aujourd'hui  oubliés,  et  qui  méritent,  sem- 
ble-t-il,  de  l'être  f. 

La  gloire  de  Murait  est  ailleurs.  Elle  est  dans  ses 
Lettres  sur  les  Anglais  et  les  Français  et  sur  les  voyages 2, 
souvent  réimprimées  au  xvme  siècle,  et  jusque  sous 
la  Révolution.  Il  y  a  six  lettres  sur  l'Angleterre,  et 
autant  sur  la  France  :  les  unes  et  les  autres  écrites 
d'un  point  de  vue  un  peu  bien  protestant,  mais  d'une 
plume  alerte  et  plus  vive  cent  fois  que  celle  des  Bas- 
nage  de  Beauval  ou  des  Van  Effen.  Quand  il  composait 
ces  aimables  pages,  Murait  n'était  pas  encore  sous 
l'influence  des  idées  qui  modifièrent  si  complètement 
les  dernières  années  de  sa  vie  et  qui  faillirent  l'empê- 
cher, par  scrupule,  de  laisser  publier  son  livre  3.  Il 
aimait  à  voir  et  à  noter,  en  un  joli  style,  ses  impres- 
sions. «  Dès  qu'un  Français,  écrit-il,  vient  dans  un 
autre  pays,  surpris  de  voir  tout  un  peuple  différer  de 
lui,  il  ne  peut  plus  se  contenir  et  il  s'échappe  à  la 
vue  de  tant  d'horreurs.  »  Murait  essaie  de  n'être  pas 
Français  en  cela.  Il  se  méfie  également  de  notre  goût 
immodéré  pour  l'esprit,  «  éternel  sujet  de  ridicule  » 
pour  notre  nation.  Il  lui  faut  du  solide,  sans  pédan- 
tisme,  à  la  bernoise,  ou  même  à  l'anglaise  :  «  J'ai- 
merais mieux,  je  crois,  être  un  digne  Anglais  qu'un 
digne  Français;  mais  l'inconvénient  serait  peut-être 
moins  grand  d'être  un  indigne  Français  qu'un  indigne 

1.  L'instinct  divin  recommandé  aux  hommes,  1727;  Lettres  sur 
V esprit  fort,  1728  ;> Lettrés  fanatiques,  1739.  —  Murait  a  laissé 
de  plus  des  fables  et  a  collaboré  aux  œuvres  de  Marie  lluber. 

2.  (Genève),  in-8.  —  11  est  possible  que  le  livre  ait  été  mis 
en  vente  dès  1724.  (Cf.  Bibliothèque  française,  t.  IV,  2e  partie, 
p.  70-82.) 

3.  Murait  avait  soixante  ans  quand  les  instances  de  ses 
amis  le  décidèrent  à  se  laisser  publier.  Mais  ses  lettres  étaient 
presque  célèbres  avant  d'être  imprimées,  et  l'une  d'elles  avait 
paru  dans  les  Nouvelles  littéraires  de  la  Haye  (mai  1718). 


MURALT.  47 

Anglais.  J'aimerais  mieux  aussi  faire  la  rencontre 
d'un  Français  homme  de  mérite  que  d'un  homme  de 
mérite  Anglais,  comme  il  y  aurait  plus  de  plaisir  à 
trouver  un  trésor  en  pièces  d'or,  dont  on  pourrait 
d'abord  jouir,  que  d'en  trouver  un  en  lingots,  qu'il 
faudrait  premièrement  convertir  en  espèces  !.  »  Avec 
cela,  un  esprit  net,  acéré  et  incisif,  et  singulière- 
ment curieux  de  tout,  sauf  pourtant  de  «  bagatelles  » 
—  et  par  là  il  faut  entendre  tout  ce  qui  est  de  pur 
agrément  et  ne  contribue  en  aucune  manière  à  la 
vie  intérieure.  S'il  lui  arrive  de  parler  de  la  comédie, 
c'est  qu'  «  on  a  vu  même  des  gens  graves,  non  seu- 
lement s'y  amuser,  mais  en  parler  aussi  sérieusement 
que  si  c'était  une  affaire  importante  ».  Le  voilà  cou- 
vert par  de  bonnes  autorités,  et  en  droit  de  rire  sans 
trop  de  scrupules. 

Mais  c'est  parce  qu'il  n'a  rien  de  la  «  légèreté  » 
française  qu'il  a  —  dès  1694  —  jugé  admirablement 
le  génie  anglais,  et  comme  on  ne  l'avait  jamais  jugé 
encore  en  notre  langue. 

Certes,  il  loue  un  peu  trop  complaisamment  la 
«  liberté  »  anglaise  et  la  «  vertu  »  britannique  —  ces 
illusions  généreuses  du  xvme  siècle.  «  Il  a  l'esprit 
français,  disait  de  lui  l'abbé  Le  Blanc,  mais  il  a  le 
cœur  anglais  2.  »  Mais  c'est  aussi  parce  qu'il  avait  le 
cœur,  et  aussi,  quoi  qu'en  dise  Le  Blanc,  l'esprit  un 
peu  anglais,  que  Murait  définit  en  bons  termes  le 
tempérament  moral  et  intellectuel  de  nos  voisins.  Il 
déduit  avec  soin  leurs  origines,  saxonnes,  normandes, 
latines.  Il  observe  de  près,  en  esprit  avisé  et  pra- 
tique, leurs  mœurs,  leurs  jeux,  leurs  vices  même.  Il 
s'enquiert  de  leurs  industries.  Il  s'éprend  de  leur 


1.  Lettre  IV. 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  87. 


48  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

franchise  et  de  leur  fidélité,  et  même  de  leur  sauva- 
gerie. «  Oserait-on  dire  qu'il  faut  quelque  férocité  à 
une  nation  pour  se  garantir  de  l'esclavage,  comme  il 
faut  être  né  misanthrope  pour  se  soutenir  honnête 
homme?...  La  raison  seule  ne  peut  pas  tout  sur  les 
hommes  :  il  faut,  ce  me  semble,  un  peu  de  férocité 
pour  la  soutenir  '.  »  Comme  cette  «  férocité  »  cette 
«  misanthropie  »  vont  faire  envie  bientôt  à  notre  fri- 
volité, et  comme  Murait  devance  ici  son  siècle,  le 
siècle  de  ce  Jean-Jacques,  qui,  au  surplus,  fut  son 
admirateur  convaincu!  L'esprit  français  «  consiste 
principalement  dans  l'art  de  faire  valoir  des  baga- 
telles ».  L'esprit  anglais  est  plus  précis,  plus  solide, 
plus  libre,  et  plus  simple  2  :  «  c'est  ici  un  pays  de 
retenue  et  de  sang  froid.  » 

Comme  les  réfugiés,  Murait  est  un  «  moderne  », 
mais  timide  et  de  goût  étroit.  Il  parle  lestement  de 
Boileau  et  estime  que  les  Français  ne  connaissent 
guère  la  grande  poésie.  Il  fait  profession  de  mépriser 
«  les  génies  subalternes  »  et  croit  que  «  d'habiller  en 
belles  expressions  des  pensées  ordinaires,  c'est  nous 
donner  des  apparences  de  la  poésie,  et  non  pas  de  la 
poésie  même  ».  Malheureusement  il  n'a  pas  suffisam- 
ment démontré  que  les  Anglais  sont  plus  vraiment 
poètes  que  nos  classiques  3.  Pas  plus  que  Saint-Évre- 

1.  Éd.  de  1725,  p.  55. 

2.  Cf.  p.  65  :  «  Le  titre  de  bon  homme  n'est  jamais  pris  en 
mauvaise  part  chez  eux,  de  quelque  ton  même  qu'on  le  pro- 
nonce :  bien  loin  de  là,  lorsqu'ils  veulent  louer  beaucoup  leur 
nation,  ils  allèguent  leur  f/ood  natured  people,  peuple  de  bon 
naturel,  dont  ils  prétendent  qu'on  ne  trouve  ailleurs  ni  le  nom 
ni  la  chose.  >•  —  Ce  trait  a  été  repris  dans  Murait  par  Rousseau 
(Emile,  1.  II,  note  26). 

3.  Il  est  essentiel  de  rappeler  d'ailleurs  que  Murait  se  trou- 
vait en  Angleterre  en  1694  ou  1695.  11  a  peint  l'Angleterre,  comme 
dit  Sainte-Beuve,  «  dans  toute  sa  crudité  sous  Guillaume,  et 
avant  qu'elle  eût  eu  le  temps  de  se  polir  sous  la  reine  Anne  ».  Il 


MLR ALT.  49 

mond,  il  ne  remonte  aux  sources,  à  Shakespeare —  il 
le  nomme  pourtant  en  passant  —  ou  à  Spenser.  Il 
s'en  tient  à  Ben  Jonson,  qu'il  compare  à  Molière  et 
qu'il  met  au-dessous  de  lui,  «  quoique  véritablement 
grand  poète  à  certains  égards  ».  L'une  des  raisons 
qu'il  donne  de  l'infériorité  des  Anglais  pour  la  comé- 
die est  d'ailleurs  d'une  assez  grande  portée  :  «  Les 
caractères  en  France  sont  généraux  et  comprennent 
toute  une  espèce  de  gens,  au  lieu  qu'en  Angleterre, 
chacun  vivant  à  sa  fantaisie,  le  poète  ne  trouve 
presque  que  des  caractères  particuliers,  qui  sont  en 
grand  nombre,  mais  qui  ne  sauraient  faire  un  grand 
efîet  !.  »  Idée  juste  et  féconde,  et  qu'on  regrette  que 
l'auteur  n'ait  pas  plus  creusée. 

Mais,  à  vrai  dire,  il  connaissait  trop  peu  la  littéra- 
ture dramatique  des  Anglais.  Il  la  juge  en  moraliste, 
et  sévère.  Elle  choque  son  bon  sens  et  sa  conscience. 
L'humour  ou,  comme  il  dit,  «  Yhoumow*  »,  n'est  que 
la  faculté  «  de  renverser  les  idées  des  choses,  tour- 
nant la  vertu  en  ridicule  et  rendant  le  vice  agréable  ». 
Il  juge  Shadwell  ou  Congreve  comme  les  eût  infailli- 
blement jugés  Rousseau. 

Il  a  mieux  parlé  de  la  tragédie.  Il  en  a  dévoilé  ou 
entrevu  la  grandeur  sauvage.  «  L'Angleterre  est  un 
pays  de  passions  et  de  catastrophes....  D'ailleurs, 
le  génie  de  la  nation  est  pour  le  sérieux;  leur  langue 
est  forte  et  succincte....  »  Quel  dommage  qu'ils  tom- 
bent dans  les  mêmes  vices  que  les  Français,  et  nous 


ne  mentionne  ni  Pope  ni  Addison,  et  il  n'a  pas  retouché  son 
livre  avant  de  le  publier. 

4.  Éd.  de  1125,  p.  23.  —  Saint-Évremond  avait  déjà  noté  que 
la  comédie  anglaise  n'est  pas  «  une  pure  galanterie,  pleine 
d'aventures  et  de  discours  amoureux,  comme  en  Espagne  ou 
en  France;  c'est  la  représentation  de  la  vie  ordinaire,  selon 
la  diversité  des  humeurs  et  des  différents  caractères  des 
hommes.  ><  {De  la  comédie  anglaise.) 

4 


50  L'INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

présentent  des  Annibals  à  perruque  poudrée  et  des 
Achilles  enrubannés!  Nulle  couleur  historique,  ni 
gravité  soutenue  :  un  mélange  choquant  de  comique 
et  de  tragique;  des  spectacles  dégoûtants  :  «  Il  me 
semble  que  des  poètes  qui  ont  le  vrai  génie,  et  qui 
savent  émouvoir,  ne  doivent  pas  avoir  recours  à  des 
tenailles.  »  Il  y  a  trop  de  «  tenailles  »  dans  le  théâtre 
anglais. 

Murait  a  résumé  en  excellents  termes,  et  qui  ont 
fait  fortune  au  siècle  dernier,  son  jugement  sur  l'es- 
prit anglais  :  «  Je  ne  dois  pas  oublier  de  vous  dire 
que  les  Anglais  réussissent  dans  les  sciences,  et  que 
sur  toutes  sortes  de  sujets  il  y  a  de  bons  écrivains 
parmi  eux.  Cela  ne  me  paraît  pas  surprenant;  ils  se 
sentent  libres;  ils  sont  à  leur  aise;  ils  aiment  à  faire 
usage  de  leur  raison,  ils  négligent  cette  politesse 
dans  le  discours,  et  cette  attention  aux  manières,  qui 
dissipe  et  rend  l'esprit  petit....  Parmi  les  Anglais  il 
y  a  des  gens  qui  pensent  plus  fortement  et  qui  ont  de 
ces  pensées  fortes  en  plus  grand  nombre  que  les  gens 
d'esprit  des  autres  nations.  Mais  il  me  paraît  que 
d'ordinaire  le  délicat  et  le  naïf  leur  manquent,  et  je 
crois  que  vous  trouveriez  leurs  ouvrages  d'esprit 
surchargés  de  pensées.  »  Manquent-ils  pour  cela 
d'imagination?  «  La  plupart  ont  de  l'imagination, 
mais  dont  le  feu  ressemble  à  celui  de  leur  charbon 
de  pierre,  en  ce  qu'il  a  plus  de  force  que  de  lueur  l.  » 
Ici  encore,  que  n'a-t-il  précisé  par  des  exemples? 
Personne  sans  doute  n'eût  été  plus  capable,  en  1694, 
de  porter  en  France  un  jugement  complet  et  solide 
sur  ce  sujet  encore  neuf. 

Murait  n'a  prétendu  faire  qu'une  esquisse.  Mais, 
si  incomplète  qu'elle  fût,  cette  esquisse  eut  un  vil' 

1.  Lettre  première. 


MURALT.  51 

succès.  Le  livre  fut  traduit  eu  anglais  '  et  lu  en 
Allemagne  2.  Mais  c'est  surtout  en  France  que  le 
recueil  des  lettres  fit  son  chemin.  Murait  posait  pour 
la  première  fois  devant  le  grand  public  la  question 
de  la  suprématie  intellectuelle  de  l'Angleterre.  L'au- 
dace était  grande,  et  parut  excessive.  Sa  critique  de 
la  «  politesse  »  française  choqua.  «  C'est  un  para- 
doxe de  notre  auteur,  lisait-on  dans  la  Bibliothèque 
française  3,  qui  ne  veut  que  du  bon  sens,  comme  si 
on  ne  pouvait  l'allier  avec  la  politesse  ».  Le  Journal 
des  savants  consacra  au  livre  deux  longs  extraits  4. 
La  plupart  des  critiques,  tout  en  rendant  justice  à 
l'originalité  de  l'auteur,  estimèrent  sa  thèse  insou- 
tenable. Un  jésuite,  le  R.  P.  de  la  Santé,  professeur 
de  rhétorique  au  collège  Louis-le-Grand,  crut  devoir 
la  réfuter  dans  une  harangue  publique  5.  Desfon- 
taines prit  feu  et  publia  une  Apologie  du  caractère  des 
Anglais  et  des  Français  6,  dans  laquelle,  tout  en  rele- 
vant assez  vivement  les  erreurs  de  l'auteur  et  en  lui 


1 .  Letters  describing  the  Character  and  Customs  of  the  English 
and  French  Nations...  by  Mr.  Murait,  a  gentleman  of  Switzer- 
land.  Second  édition,  Londres,  1126,  in-8. 

2.  Voir  l'édition  des  poésies  de  Haller  publiée  par  M.  Hirzel 
(Fraucnfeld,  1882). 

3.  T.  IV,  2e  partie,  p.  70-82,  et  t.  VI,  lre  p.,  p.  102-123. 

4.  Août  1726.  —  Cf.  Bibliothèque  des  livres  nouveaux  (sept., 
oct.  et  déc.  1726)  ;  Journal  littéraire  de  la  Haye,  1731,  t.  XVIII, 
p.  50  et  246;  Mercure  suisse,  mars  1733,  nov.  et  déc.  1736; 
Lettres  juives  de  d'Argens,  lettre  68  ou  72  —  suivant  les  édi- 
tions; Clément,  les  Cinq  années  littéraires,  1er  mars  1751,  et 
30  déc.  1752. 

5.  Le  28  janvier  1728  {Mercure  de  France,  mai  1728).  On  voit 
que,  trois  ans  après  la  publication,  l'émotion  causée  par  le 
livre  de  Murait  n'était  pas  encore  calmée. 

6.  Ou  observations  sur  le  livre  intitulé  :  Lettres  sur  les 
Anglais  et  les  Français  et  sur  les  voyages,  avec  la  défense  de  la 
sixième  satire  de  Despréaux  et  la  justification  du  bel  esprit  fran- 
çais [ces  deux  dernières  pièces  sont  du  P.  Brumoy].  Paris,  1726, 
in- 12. 


52  L  INFLUENCE    ANGLAISE   AYANT    ROUSSEAU. 

contestant  ses  conclusions,  il  rendait  justice  à  son 
mérite  en  termes  curieux  :  «  Je  fus  bien  aise  de  voir 
un  Suisse  penser.  Il  faut  avouer  que  nous  avons,  au 
sujet  de  quelques  nations,  des  préjugés  ridicules.  Je 
commence  donc  à  me  figurer  des  philosophes  sur  la 
cime  des  Alpes,  comme  je  commence  depuis  quelque 
temps  à  me  représenter  des  poètes  d'Astracan  ou  de 
Norvège....  Ce  Suisse  à  tête  pensante  n'est  pas,  s'il 
vous  plaît,  un  Français  déguisé,  un  spectateur 
suisse  1...;  c'est  un  Suisse,  un  vrai  Suisse,  mais  un 
Suisse  anglais  et  français  en  même  temps,  c'est-à- 
dire  qu'il  s'est  formé  l'esprit  dans  le  commerce  des 
deux  nations.  Comme  Suisse,  il  a  du  bon  sens  et  de 
la  simplicité;  comme  Anglais,  assez  de  profondeur 
et  de  pénétration;  comme  Français,  de  la  vivacité 
et  quelque  délicatesse.  »  Desfontaines  démêle  avec 
exactitude  le  mérite,  rare  encore  à  cette  date,  de  l'es- 
prit de  Murait,  à  savoir  son  caractère  cosmopolite. 

Cependant  il  lui  reproche,  assez  sottement,  de 
prétendues  erreurs.  Voltaire  l'en  reprend  vertement  : 
«  Imprime-t-on  un  livre  sage  et  ingénieux  de  M.  de 
Murait,  qui  fait  tant  d'honneur  à  la  Suisse,...  l'abbé 
Desfontaines  prend  la  plume,  déchire  M.  de  Murait, 
qu'il  ne  connaît  pas,  et  décide  sur  l'Angleterre,  qu'il 
n'a  jamais  vue  2.  » 

Voltaire  admirait  Murait,  «  le  sage  et  ingénieux 
M.  de  Murait  »  —  comme  il  l'appelle  encore  dans  les 
Lettres  anglaises  3.  Il  s'est  très  certainement  servi  de 
lui  pour  s'orienter   dans  ses  premières  études  an- 

1.  Allusion  aux  imitations,  alors  nombreuses,  d'Addison. 

2.  Mémoire  du  sieur  de  Voltaire  :  OEuvres,  éd.  Garnier, 
t.  XXIII,  p.  32.  —  Noter  que  le  passage,  qui  est  de  4739,  est 
postérieur  aux  Lettres  anglaises  et  au  séjour  de  Voltaire  en 
Angleterre. 

3.  Début  de  la  lettre  XIX  (supprimé  dans  les  éditions  posté- 
rieures). 


l'abbé  phévost.  53 

glaises.  «  Les  lettres  de  M.  de  Murait,  écrivait  un 
témoin  !,  sont  fort  goûtées  ici  par  tous  les  gens  de 
bon  sens.  Ceux  qui  déclament  contre  la  corruption 
du  goût  et  du  style  en  France  se  plaisent  à  relever 
ce  livre-là,  comme  un  modèle  de  belle  et  nerveuse 
simplicité.  »  Jean-Jacques  à  son  tour  louera  «  le  grave 
Murait  »,  cet  «  homme  sage  »,  et  lui  fera,  comme 
nous  le  verrons,  plus  d'un  emprunt. 

Murait  a  donc  été  —  avec  les  réfugiés,  auxquels  il 
se  rattache  étroitement  —  l'un  des  premiers  en 
France  à  établir  un  parallèle  entre  l'esprit  français 
et  l'esprit  anglais,  et  à  marquer  une  préférence  pour 
celui-ci.  Et  comme,  au  surplus,  il  était  écrivain  de 
talent,  le  succès  de  ses  Lettres,  antérieures  de  près 
de  dix  ans  aux  Lettres  anglaises,  doit  être  noté  comme 
un  symptôme. 


II 


Piquée  par  Murait,  la  curiosité  du  public  ne  tarda 
pas  à  trouver,  au  sujet  de  l'Angleterre,  un  nouvel  ali- 
ment dans  les  romans  cosmopolites  de  l'abbé  Prévost. 

Deux  fois,  Prévost  s'était  réfugié  en  Angleterre.  La 
première,  en  17:28,  après  sa  rupture  avec  l'Église.  Il 
y  resta  cette  fois  jusqu'en  1730  ou  1731  2,  et  paraît 
avoir  goûté  très  vivement  les  joies  de  ce  premier 
séjour,  en  même  temps  que  l'enivrement  de  la  liberté 
reconquise.  Secrétaire  ou  précepteur  dans  la  maison 
d'un  grand  seigneur  anglais,  il  paraît  bien  qu'une 


1.  Lettre  de   Jacob    Vernet   à   Turrettini,    datée   de   Paris, 
7  mars  1726,  citée  par  M.  E.  Ritter. 

2.  On  ne  connaît  pas  la  date  exacte  de  son  retour.  II  y  a  une 
lettre  de  lui,  datée  de  la  Hâve,  du  10  novembre  1731. 


54  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

«  affaire  de  cœur  »  l'obligea  de  quitter  «  un  poste  si 
gracieux  »  et  cette  Angleterre  qui  l'avait  tant  séduit1. 
Il  y  revint  en  1733,  accompagné  cette  fois  d'une 
jeune  femme  venue  de  Hollande  avec  lui.  Cette  cir- 
constance lui  valut  un  accueil  assez  froid,  et  dont  il 
s'est  plaint,  de  la  part  des  réfugiés,  qui  vraisembla- 
blement avaient  reçu  à  bras  ouverts,  lors  de  son  pre- 
mier voyage,  ce  bénédictin  défroqué,  d'esprit  si 
curieux  et  remuant 8.  «  C'est  un  homme  fin  —  écri- 
vait Jordan,  qui  le  vit  à  Londres  en  1733  —  qui 
joint  à  la  connaissance  des  belles-lettres  celle  de  la 
théologie,  de  l'histoire  et  de  la  philosophie.  Il  a  de 
l'esprit  infiniment....  Je  ne  parlerai  point  de  sa  con- 
duite, ni  d'une  action  criminelle  dont  il  s'est  rendu 
coupable  à  Londres.  Cela  ne  me  regarde  point  3.  » 
Quel  que  fût  d'ailleurs  ce  crime  mystérieux,  Prévost, 
forcé  de  vivre  en  Angleterre,  et  d'y  gagner  sa  vie,  s'y 
anglicisa  plus  qu'aucun  autre  écrivain  duxviiie  siècle. 
Il  apprit  à  fond  la  langue  du  pays  et,  de  ce  jour,  se 
fit  traducteur  gagé  des  livres  anglais  :  sans  parler  ici 
des  fameuses  traductions  de  Richardson,  il  a  mis  en 
français  Y  Histoire  métallique  des  Pays-Bas,  de  Van 
Loon,  les  Voyages  de  Robert  Lade,  Y  Histoire  de  Cicé- 
ron,  de  Middleton,  Y  Histoire  de  la  maison  de  Stuart, 
de  Hume,  Tout  pour  Vamour,  tragédie  de  Dryden. 
Son  Histoire  des  voyages  n'est  elle-même,  dans  ses 
premiers  volumes,  qu'une  adaptation  d'un  livre  de 
Green*,  de  même  que  le  roman  de  Almoran  el  Hamet 
n'est  qu'une  adaptation  de  J.  Hawkesworth. 

4.  Voir  la  belle  étude  de  M.  Brunetière  sur  Prévost  :  Éludes 
critiques,  t.  III,  p.  195. 

2.  Prévost  a  traduit   Y  Histoire  métallique  des  Pays-Bas  en 
collaboration  avec  Van  EfTen. 

3.  Jordan,  Hist.  d'un  voy.  litt.  fait  en  1733,  p.  148. 

4.  A  new  gênerai  collection  of  voyages  aud  travels,  Londres. 
1745-47. 


LES   ROMANS   DE    PRÉVOST.  55 

Ainsi  Prévost  a  abondamment  usé  de  sa  connais- 
sance de  la  langue  anglaise,  qu'il  semble  avoir  parlée 
et  écrite  avec  facilité  !. 

Mais  surtout  il  s'est  vivement  intéressé  au  pays,  à 
ses  mœurs,  à  ses  lois,  à  sa  littérature.  Essentielle- 
ment curieux  de  l'étranger,  Prévost  s'est  appliqué  à 
faire  entrer  dans  ses  premiers  romans  presque  tous 
les  pays  d'Europe.  L'originalité  des  Mémoires  d'un 
homme  de  qualité,  qu'il  écrivit  pendant  son  premier 
séjour  en  Angleterre,  est  moins  dans  le  décousu  d'une 
action  romanesque  et  constamment  traversée  d'inci- 
dents inattendus,  que  dans  la  peinture  des  mœurs 
exotiques,  tant  allemandes,  espagnoles  ou  italiennes, 
que  turques,  hollandaises  ou  anglaises.  Il  a  beau 
écrire  dédaigneusement  :  «  Je  laisse  aux  géographes, 
et  à  ceux  qui  ne  voyagent  que  par  curiosité,  le  soin 
de  donner  au  public  la  description  des  pays  qu'ils 
ont  parcourus.  L'histoire  que  j'écris  n'est  composée 
que  d'actions  et  de  sentiments2.  »  C'est  bien  la  géo- 
graphie, sinon  physique,  du  moins  morale,  si  je  puis 
dire,  des  pays  que  traverse  le  héros  du  livre  qui  en 
fait  la  nouveauté. 

Mais,  si  ce  n'était  pas  une  grande  nouveauté  que 
de  crayonner,  après  Lesage,  quelques  croquis  d'Es- 
pagne —  conventionnels  d'ailleurs  —  ou  de  hasarder, 
après  Montesquieu,  une  peinture  des  mœurs  d'un 
harem,  c'en  était  une  assurément  que  de  prétendre 
nous  donner  «  une  idée  des  plaisirs  allemands  et  de 
la  galanterie  germanique  »,  ou  mieux  encore  — 
puisque  Prévost  peignait  ici  d'après  nature  —  du 
caractère  et  des  mœurs  des  Anglais.  A  ce  titre,  ces 
Mémoires  d'un  homme  de  qualité,  dont  le  succès  fut 

1.  Il  existe  une  lettre  anglaise  de  Prévost  à  Thiérot  {Œuvres. 
de  Voltaire,  t.  XXXIII,  p.  467). 

2.  Mém.  d'un  h.  de  quai.,  dans  les  Œuvres  choisies,  t.  I,  p.  330. 


56  L'INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

si  vif  en  leur  temps,  sont  tout  particulièrement  ins- 
tructifs. Peu  de  livres  ont  plus  contribué,  suivant  les 
paroles  mêmes  de  Fauteur,  à  faire  connaître  parmi 
nous  «  un  pays,  qui  n'est  pas  aussi  estimé  qu'il 
devrait  l'être  des  autres  peuples  de  l'Europe,  parce 
qu'il  ne  leur  est  pas  assez  connu  !  ».  Et  peu  d'écri- 
vains ont  travaillé  avec  autant  d'ardeur  à  dissiper 
«  certains  préjugés  puérils,  qui  sont  ordinaires  à  la 
plupart  des  hommes,  mais  surtout  aux  Français,  et 
qui  les  portent  à  se  donner  fièrement  là  préférence 
sur  tous  les  autres  peuples  de  l'univers  2  ». 

L'Angleterre  tient  une  grande  place  dans  les 
Mémoires.  Voici  tout  d'abord  de  gentils  tableaux  de 
mœurs  :  une  mascarade  à  Haymarket,  un  bal  anglais, 
une  description  de  Londres,  un  «  combat  de  gladia- 
teurs »,  ou  plus  exactement,  une  partie  de  boxe, 
suivie  d'un  combat  au  sabre,  «  espèce  d'école  où  — 
selon  le  narrateur  indulgent  —  la  jeunesse  va  se 
former  à  l'intrépidité,  au  mépris  de  la  mort  et  des 
blessures  3  ».  Voici  tout  un  voyage  à  travers  l'Angle- 
terre, plein  d'observations  fines  et  exactes  4,  et  qui 
peint.  Telle  description  des  eaux  de  Tunbridge  est 
un  document  historique  :  on  y  apprend  qu'une  tasse 
de  café  se  vend  six  sous;  même  prix  pour  le  cho- 
colat; il  y  a  des  bals  où  l'on  trouve  «  les  grisettes  à 
côté  des  duchesses  »,  et  les  aventures  d'amour  y  sont 
communes.  «  Si  ce  lieu  charmant  avait  subsisté  du 
temps  des  anciens,  ils  n'auraient  pas  dit  que  Vénus 
et  les  Grâces  faisaient  leur  résidence  à  Cythère,  » 
C'est  presque  un  guide  du  voyageur,  et  du  voyageur 
en  quête  de  certaines  aventures. 

1.  T.  II,  p.  237. 

2.  T.  II,  p.  251. 

3.  Cf.  t.  II,  p.  281,  p.  288,  p.  289,  p.  326. 

4.  Liv.  XI. 


LES    ROMANS    DE    PREVOST.  57 

Mais  Prévost  n'oublie  pas  de  s'enquérir  aussi  de 
choses  plus  graves.  Il  s'informe  des  poêles,  cite 
Milton,  Spenser,  Addison,  Thomson,  et  note  que  le 
théâtre  est  florissant  :  «  J'ai  vu  plusieurs  de  leurs 
pièces  de  théâtre,  qui  m'ont  paru  ne  le  céder  ni  aux 
grecques,  ni  aux  françaises.  J'ose  même  dire  qu'elles 
les  surpasseraient,  si  leurs  poètes  y  mettaient  plus 
de  régularité;  mais  pour  la  beauté  des  sentiments, 
soit  tendres,  soit  sublimes,  pour  cette  force  tragique 
qui  remue  le  fond  du  cœur  et  qui  excite  infaillible- 
ment les  passions  dans  l'âme  la  plus  engourdie;  pour 
l'énergie  des  expressions  et  l'art  de  conduire  les  évé- 
nements ou  de  ménager  les  situations,  je  n'ai  rien 
lu,  ni  en  grec,  ni  en  français,  qui  l'emporte  sur  le 
théâtre  d'Angleterre  '  ».  Il  cite  Hamlet  de  «  Shakes- 
pear  »,  le  Don  Sébastien  de  Dryden,  la  Conspiration 
de  Venise  d'Otway,  quelques  comédies  de  Congreve 
et  de  Farquhar  —  les  mêmes  exemples  que  Voltaire 
reprendra  dans  ses  Lettres,  et  que  peut-être  le  roman 
de  Prévost  lui  a  suggérés.  Et  notez  que  Prévost  a  vu 
jouer  tous  ces  drames,  à  la  représentation  desquels 
il  a  goûté  «  une  satisfaction  infinie  ». 

Les  pages  les  plus  neuves,  et  les  plus  enthou- 
siastes, ont  trait  au  caractère  national.  Si  l'on  songe 
que  Murait  ne  nous  appartient  pas,  Prévost  est  bien 
le  premier  écrivain  français  qui  se  soit  épris  de  cette 
Angleterre  libre,  sage  et  philosophique  —  et  d'ail- 
leurs tout  idéale  —  qui  fut  la  Salente  du  xvme  siècle. 
Tout  lui  plaît  de  ce  pays.  Et  d'abord,  l'air  de  liberté. 
«  Quelle  leçon  de  voir,  dans  un  café,  un  ou  deux 
milords,  un  chevalier  baronnet,  un  cordonnier,  un 
tailleur,  un  marchand  de  vin,  et  quelques  autres 
gens  de  même  trempe  »,  assis  tous  ensemble  autour 

1.  T.  II,  p.  270-271. 


58  L'INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

d'une  même  table,  et  devisant  familièrement,  la  pipe 
à  la  bouche,  des  affaires  publiques!  En  vérité  «  les 
cafés  sont  comme  le  siège  de  la  liberté  anglaise  '  ». 
Il  est  vrai  que  la  populace  est  grossière.  Mais  il  est 
vrai  aussi  qu1  «  il  n'y  a  point  de  pays  où  l'on  trouve 
tant  de  droiture,  tant  d'humanité,  des  idées  si  justes 
d'honneur,  de  sagesse  et  de  félicité  que  parmi  les 
Anglais.  L'amour  du  bien  public,  le  goût  des  sciences 
solides,  l'horreur  de  l'esclavage  et  de  la  flatterie, 
sont  des  vertus  presque  naturelles  à  ces  peuples 
heureux;  elles  passent  de  père  en  fils  comme  un 
héritage.  »  En  un  mot  c'est  «  un  des  premiers  peu- 
ples de  l'univers  ». 

Suit  un  parallèle  entre  les  Anglais,  les  Français,  les 
Espagnols.  Il  est  digne  de  remarque  que  l'Espagne 
est  très  maltraitée  par  Prévost  :  elle  était  en  voie  de 
baisser  dans  l'opinion  publique,  et  payait  chèrement 
la  longue  fortune  dont  elle  avait  joui  en  France  2 
depuis  Corneille  jusqu'à  Lesage.  Le  Français,  très 
séduisant  au  premier  abord,  perd  à  être  connu.  Seul 
l'Anglais,  quoique  un  peu  rude,  promet  beaucoup  à 
des  yeux  attentifs.  «  C'est  une  écorce  saine,  sous 
laquelle  la  première  chose  qu'on  est  porté  à  croire, 
c'est  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  corruption  cachée. 
L'ouvre-t-on?  On  n'aperçoit  que  des  parties  solides 
et  entières,  qui  plaisent  également  à  la  vue  et  pour 
l'usage....  En  un  mot,  les  vertus  anglaises  sont  ordi- 
nairement des  vertus  constantes,  parce  qu'elles  sont 
fondées  en  principes;  et  ces  principes  sont  l'ouvrage 
d'une  heureuse  nature  et  de  la  plus  pure  raison  3. 

S'il  en  est  ainsi,  d'où  vient  donc  la  méchante  répu- 

1.  T.  I,  p.  293. 

2.  Voir  la  curieuse  étude  de  M.  Morel  Fatio  sur  les  vicissi- 
tudes de  l'influence  espagnole  en  France  {Études  sur  l'Espagne). 

3.  T.  II,  p.  247-252. 


LES   ROMANS   DE   PRÉVOST.  59 

tation  de  ce  peuple?  C'est  d'abord  que  leur  histoire 
est  sanglante  et  terrible  ;  mais  en  cela  diffère-t-elle 
beaucoup  de  celle  des  autres  nations?  C'est  ensuite 
qu'étant  séparés  du  monde  par  «  une  mer  dange- 
reuse »  —  toto  divisos  orbe  Britannos  —  ils  en  sont 
moins  connus,  parce  qu'on  les  voit  moins.  «  On 
voyage  rarement  chez  eux  »,  du  moins  c'est  Prévost 
qui  l'affirme,  et  de  là  vient  qu'on  se  fait  d'eux  un 
portrait  inexact.  Il  faut  les  connaître  dans  leur  pays. 
Alors  peut-être  souhaitera-t-on,  comme  l'auteur  de 
Manon  Lescaut,  de  voir  ressembler  aux  Anglais  «  toutes 
les  personnes  qui  vous  sont  chères  ». 

Ici  l'auteur  s'attendrit.  L'enthousiasme  le  gagne,  et 
il  lance,  lui  aussi,  son  0  fortunatos  nimium!  «  Heu- 
reuse île!  trop  heureux  habitants,  s'ils  sentent  bien 
tous  les  avantages  de  leur  climat  et  de  leur  situa- 
tion! Que  leur  manque-t-il,  de  ce  qui  peut  rendre  la 
vie  agréable  et  commode?  Prenons-les  du  côté  de 
la  nature  :  la  chaleur  de  leur  été  n'est  point  exces- 
sive, ni  le  froid  de  leur  hiver  immodéré.  Leurs  terres 
produisent  abondamment  ce  qui  suffit  pour  leur 
usage.  Ils  pourraient  se  passer  des  biens  de  leurs 
voisins;  cependant  ils  ajoutent  à  leurs  propres  biens 
ce  qui  se  trouve  de  plus  rare  ou  de  plus  précieux 
dans  tous  les  pays  du  monde....  Sont-ils  moins  heu- 
reux dans  l'ordre  moral?  Ils  ont  su  conserver  leur 
liberté  contre  toutes  les  atteintes  de  la  tyrannie.  Elle 
est  établie  sur  des  fondements  qui  paraissent  iné- 
branlables. Leurs  lois  sont  sages  et  d'une  explica- 
tion facile.  Vous  n'en  trouverez  pas  une  qui  ne  se 
rapporte  au  bien  public;  et  chez  eux  le  bien  public 
n'est  point  un  vain  nom,  qui  serve  de  masque  à  l'in- 
justice et  à  la  violence  de  ceux  qui  ont  l'autorité  en 
main  :  chacun  y  connaît  l'étendue  de  ses  droits;  le 
peuple  a  les  siens,  dans  lesquels  il  sait  se  conserver, 


60  l'influence  ANGLAISE  AVANT  ROUSSEAU. 

comme  les  grands  ont  leurs  bornes  au  delà  desquelles 
ils  n'osent  rien  entreprendre.  La  religion  n'y  est  pas 
moins  libre.  Les  Anglais  ont  reconnu  que  la  con- 
trainte est  un  attentat  contre  l'esprit  de  l'Évangile. 
Ils  savent  que  le  cœur  des  hommes  est  le  domaine 
de  Dieu....  Aussi  la  vertu  ne  consiste-t-elle  jamais 
parmi  eux  en  grimaces  et  en  démonstrations  affec- 
tées.... On  ne  voit  en  Angleterre,  dans  les  villes  et  dans 
les  plus  simples  villages,  que  des  hôpitaux  pour  les 
malades,  des  asiles  pour  les  vieillards  de  l'un  et  de 
l'autre  sexe,  des  écoles  pour  l'instruction  des  enfants, 
enfin  mille  monuments  de  piété  et  de  zèle  pour  la 
religion  et  la  patrie.  Quel  est  l'homme  de  bon  sens 
qui  ne  préférât  point  ces  sages  et  religieuses  fonda- 
tions à  nos  couvents  et  à  nos  monastères,  où  l'on  ne 
sait  que  trop  que  la  fainéantise  et  l'inutilité  s'hono- 
rent quelquefois  du  nom  de  haine  du  monde  et  de 
contemplation  des  vérités  célestes  '?  » 

N'était  la  dernière  phrase  —  où  les  rancunes  du 
moine  défroqué  percent  trop  visiblement  —  ne  croi- 
rait-on par  lire  quelque  page  d'un  Fénelon  ou  d'un 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  la  description  de  quelque 
Salente  ou  de  quelque  merveilleuse  Ile-de-France? 
Et  n'est-il  pas  vrai  que,  dès  1729,  dans  un  livre  qui 
fut  populaire,  l'Angleterre  apparaît  comme  cette 
Ultima  Thule,  où  le  bonheur  de  la  race  se  réalise 
dans  l'amour  et  dans  la  solidarité  par  le  libre  jeu 
des  facultés  humaines? 

La  veine  une  fois  trouvée,  Prévost  l'a  exploitée 
largement  dans  ses  autres  romans  2.  Le  Philosophe 


1.  T.  II,  p.  379-381. 

2.  Cf.  les  Lettres  de  Mentor  à  un  jeune  seigneur,  Londres 
[Paris],  1764,  in-12.  L'auteur  examine  l'état  de  la  poésie  en 
Angleterre  et  en  France,  le  développement  de  l'instruction 
dans  les  deux  pays,  etc. 


LES    ROMANS   DE    PREVOST.  61 

anglais,  notamment,  ou  Histoire  de  Monsieur  Cléveland, 
fils  naturel  de  Cromwell,  qui  parut  de  1732  à  1739, 
n'est  qu'une  glorification  de  la  vertu  britannique. 
Après  avoir  vanté  les  vertus  de  ce  peuple,  il  fallait  les 
montrer  à  l'œuvre  :  c'est  le  but  principal  de  ces 
six  longs  volumes,  dans  lesquels  toute  une  partie 
de  l'histoire  d'Angleterre  sous  Cromwell  et  sous 
Charles  II  est,  en  quelque  sorte,  romanisée.  Le  héros 
du  livre,  le  philosophe  Cléveland,  est  une  manière 
de  Montesquieu  romanesque  et  voyageur.  Il  court  les 
continents  et  les  mers  sans  que  sa  philosophie  se 
démente  un  instant.  Au  plus  fort  du  malheur,  au 
fond  des  solitudes  américaines,  parmi  les  sauvages 
qui  lui  tuent  ses  plus  chers  amis  et  lui  mangent —  du 
moins  il  le  croit  —  sa  propre  fille,  Cléveland,  sans 
s'émouvoir,  médite,  observe  et  légifère.  Rien  de  plus 
curieux  que  sa  profession  de  foi,  dans  laquelle  on 
a  noté  comme  un  avant-goût  de  celle  du  vicaire 
savoyard  *. 

Rien  de  plus  étrange  que  les  procédés  dont  il 
use  pour  civiliser  les  sauvages  et  en  faire  autant 
de  philosophes.  Cléveland  n'a  qu'une  faiblesse,  qui 
est  bien  anglaise.  Il  est  hanté  par  l'idée  du  suicide, 
il  a  le  spleen,  «  espèce  de  délire  frénétique,  qui  est 
plus  commun  parmi  les  Anglais  que  parmi  les 
autres  peuples  de  l'Europe....  C'est  la  plus  dange- 
reuse et  la  plus  terrible  des  maladies.  »  Et  cependant 
Cléveland,  après  une  lutte  terrible,  triomphe  du 
spleen  même.  Serait-il,  sans  cela,  digne  du  nom  de 
philosophe  et  d'Anglais? 

Au  moment  même  où  il  publiait  Cléveland,  Prévost 
s'était  lancé  dans  une  nouvelle  entreprise,  qui  avait 
pour  but   unique   et   avoué   la   diffusion  des    idées 

1.  Liv.  VII.  —  Cf.  Brunetière,  Étude  sur  Prévost. 


62  L'INFLUENCE    ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

anglaises  en  France;  il  avait  fondé  le  Pour  et  Contre  *. 

L'entreprise  était  nouvelle,  et,  suivant  la  remarque 
du  biographe  de  Prévost,  «  n'avait  nulle  ressem- 
blance avec  les  journaux  d'alors  2  ».  Aussi  eut-elle 
un  grand  succès.  Mais  l'auteur  pensa  compromettre 
la  feuille  en  s'adjoignant,  dès  le  second  volume,  Le 
Fèvre  de  Saint -Marc,  compilateur  médiocre  3.  Le 
public,  à  qui  on  avait  voulu  faire  prendre  le  change, 
ne  s'y  laissa  pas  tromper.  Prévost  dut  reprendre  la 
plume  *,  et  ne  l'abandonna  pas  jusqu'au  dix-sep- 
tième volume.  Il  eut,  à  ce  moment,  une  nouvelle  défail- 
lance, et  ne  se  remit  à  l'œuvre  qu'au  tome  XIX. 

Des  vingt  volumes  que  comprend  la  collection  de 
son  journal,  les  quatre  premiers  seuls  furent  com- 
posés à  Londres.  Prévost,  en  effet,  était  revenu  en 
France,  et,  grâce  à  l'appui  du  prince  de  Conti,  il 
avait  obtenu  le  droit  de  reprendre  l'habit  séculier. 
Aumùnier  du  prince,  il  continuait  à  diriger  son 
journal  à  l'aide  de  ses  correspondants  littéraires  de 
Londres,  mais,  disait-on,  avec  moins  d'indépen- 
dance, à  cause  du  voisinage  des  auteurs  ses  con- 
frères 5. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  succès  du  recueil  s'affirmait. 
On  en  faisait  des  contrefaçons  en  Hollande,  «  sans 
ma  participation,  dit  Prévost,  avec  des  additions  quel- 
quefois fort  ridicules  ».  Les  confrères  s'irritaient  de 
se  voir  distancés  :  l'irascible  Desfontaines  —  à  qui 

1.  Le  Pour  et  Contre  parut  de  1733  à  1740.  La  collection 
renferme  vingt  volumes. 

2.  Cf.  VEssai  sur  la  vie  de  l'abbé  Prévost,  en  tête  des  Œuvres 
choisies. 

3.  Éditeur  de  Boileau,  de  Chaulieu ,  de  Malherbe,  auteur 
d'un  Abrégé  chronologique  de  Vtlistoire  d'Italie. 

\.  Prévost  écrit  lui-même,  pour  fixer  les  lecteurs  :  «  La  plus 
grande  partie  du  second  tome  et  le  dix-septième  et  le  dix- 
huitième  entiers,  ne  sont  pas  de   moi.  »  (T.  XX,  p.  335.) 

5.  Bibliothèque  française,  t.  XXIX,  p.    155. 


LE    «    POUR    ET    CONTRE    ».  63 

Prévost  enlevait  le  rôle,  qu'il  enviait  pour  lui-même, 
de  vulgarisateur  des  choses  anglaises,  —  ne  pouvant 
contester  l'intérêt  du  journal,  contesta  la  véracité  de 
l'auteur.  Il  l'accusait  notamment  de  parler  de  l'Angle- 
terre non  pas  de  visu,  mais  d'après  des  relations  de 
voyages,  d'après  Camden  et  autres  !.  L'insinuation 
était  perfide  et  d'ailleurs,  semble-t-il,  peu  fondée  2. 
Le  public  resta  fidèle  à  Prévost3. 

11  trouvait  dans  le  Pour  et  Contre  une  revue  ency- 
clopédique, plus  variée,  plus  amusante,  plus  vrai- 
ment littéraire  que  ces  journaux  de  Hollande,  qui  lui 
avaient  servi  de  modèles.  Si,  en  effet,  l'art  d'éveiller, 
par  tous  les  moyens,  l'attention  du  public  est  une 
des  vertus  professionnelles  du  journaliste,  Prévost  a 
droit,  dans  l'histoire  des  journaux  modernes,  à  une 
place  d'honneur.  Il  a  accumulé  dans  son  recueil  les 
informations  les  plus  diverses.  Il  n'a  oublié  ni  les 
modes,  ni  les  sports,  ni  les  théâtres,  ni  les  jeux 
d'esprit,  ni  même  la  «  causerie  médicale  »  ou  la 
«  petite  correspondance  ».  Il  donne  vraiment,  comme 
le  promet  son  titre,  un  «  ouvrage  périodique  d'un  goût 
nouveau,  dans  lequel  on  s'explique  librement  sur 
tout  ce  qui  peut  intéresser  la  curiosité  du  public  ». 
Il  satisfait  ce  goût  de  l'information  précise,  variée, 
abondante  et  récente,  qui  se  développe  en  France  à 
cette  époque.  Il  ne  se  propose  pas  moins  de  douze 
objets,  parmi  lesquels  le  caractère  des  dames  «  dis- 


1.  Observ.  sur  les  écrits  mod.,  t.  I,  p.  328. 

2.  Prévost  paraît  avoir  passablement  voyagé  en  Angleterre  : 
au  tome  VII  du  Pour  et  Contre  (p.  241),  il  annonce  à  ses  lec- 
teurs qu'il  vient  de  faire  un  voyage  de  neuf  mois  dans  les  pro- 
vinces du  Royaume-Uni  et  en  promet  une  relation  en  deux 
volumes,  qui  n'a  jamais  paru.  Du  moins  a-t-il  utilisé  ses  sou- 
venirs dans  ses  romans  (Cf.  les  Mém.  d'un  homme  de  quai., 
liv.  XI.) 

3.  Cf.  le  Mercure  de  déc.  1733,  oct.  1735,  etc. 


64  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

tinguées  par  le  mérite  »  et  «  les  faits  avérés  qui 
paraîtront  surpasser  le  pouvoir  de  la  nature  »  tiennent 
deux  des  premiers  rangs.  Il  est  gazetier  et  chroni- 
queur :  recettes  contre  la  petite  vérole  ou  l'apoplexie, 
éruptions  volcaniques,  momies  d'Egypte,  aloès  gigan- 
tesques, «  galanteries  »  et  vers  erotiques,  commé- 
rages, papotages  et  «  échos  mondains  »,  tout  lui  est 
bon.  «  Pourquoi  préférerais-je  un  lecteur  à  un  autre? 
Rendre  un  ouvrage  public,  n'est-ce  pas  déclarer  que 
l'on  écrit  pour  tout  le  monde  f?  »  L'aveu  est  ingénu. 
Ce  qui  l'est  plus  encore  —  et  ce  qui  est  même  d'un 
autre  âge  —  c'est  la  modestie  du  rédacteur,  obligé  de 
parler  de  tout  sans  rien  savoir  :  «  J'ose  aujourd'hui 
vous  communiquer  quelques  réflexions  sur  la  divisibi- 
lité de  la  matière,  son  existence,  la  nature  de  l'àme  des 
bêtes,  des  hommes  et  des  intelligences  supérieures, 
sans  être  versé  néanmoins  dans  la  lecture  des  métaphy- 
siciens, non  plus  que  dans  la  géométrie  et  l'algèbre, 
où  j'avoue  que  je  ne  comprends  presque  rien  2.  »  Son 
intrépidité  de  reviewer  ne  recule  ni  devant  les  expé- 
riences de  l'abbé  Nollet  sur  le  phosphore,  ni  devant 
la  physique  de  Newton,  ni  devant  tel  problème 
d'algèbre. 

Mais,  tout  en  donnant  beaucoup,  et  même  trop,  à 
l'amusette,  Prévost  ne  perd  pas  de  vue  son  objet 
principal.  «  Ce  qui  sera  tout  à  fait  particulier  à  cette 
feuille,  je  promets  d'y  insérer  chaque  fois  quelque 
particularité  intéressante  touchant  le  génie  des 
Anglais,  les  curiosités  de  Londres  et  des  autres  parties 
de  l'ile,  les  progrès  qu'on  y  fait  tous  les  jours  dans 
les  sciences  et  les  arts,  et  de  traduire  même  quelque- 
fois les  plus  belles  scènes  de  leurs  pièces  de  théâtre 3.  » 

1.  T.  II,  p.  30. 

2.  T.  XIII,  p.  169. 

3.  T.  I,  p.  10-11. 


LE    «    POUR    ET   CONTRE    ».  Il  il 

Londres  n'est-il  pas,  en  effet,  «  comme  un  quartier 
d'assemblée  de  tout  ce  qui  arrive  d'extraordinaire  et 
de  curieux  dans  le  monde  !  »,  une  façon  de  capitale 
intellectuelle  de  l'univers?  Il  ne  se  propose  point 
d'ailleurs  l'apologie  des  Anglais  :  il  parle  «  en  simple 
historien  qui  veut  les  faire  connaître 2  ».  Cette  méthode 
lui  réussit.  Il  constate  lui-même  qu'il  a  sur  ses  con- 
frères l'avantage  «  de  pouvoir  donner,  comme  il  dit, 
au  sujet  de  mes  feuilles,  et  même  à  une  réflexion, 
un  tour  assez  neuf,  une  teinture  anglaise,  si  l'on  me 
permet  ces  deux  termes,  qui  ne  saurait  manquer  de 
piquer  le  goût  des  Français3  ».  Et,  de  fait,  il  le  pique 
si  bien  qu'on  l'accable  de  lettres  et  de  questions,  qui 
sur  les  arts,  qui  sur  les  sciences,  qui  sur  les  modes  : 
il  n'y  suffit  plus,  il  est  débordé.  Sur  les  mœurs,  cou- 
tumes, anecdotes  de  la  vie  privée  et  publique,  il  ne 
tarit  pas.  Il  nomme  les  chanteurs  en  vue  et  les  dan- 
seuses, Farinelli  et  Mlle  Salle.  Il  rapporte  les  menus 
bruits  de  la  vie  politique.  On  lui  demande  «  mille  fois  » 
la  traduction  exacte  du  procès-verbal  d'un  débat  du 
Parlement.  Il  se  décide,  traduit  le  procès-verbal 
d'une  séance,  et  se  fait  un  succès.  Un  autre  jour, 
c'est  la  faune,  c'est  la  flore,  ou  les  paysages,  ou  les 
curiosités  naturelles,  ou  encore  les  mouvements  de 
l'opinion,  querelles  des  savants  et  débats  des  théo- 
logiens. 

Son  triomphe,  ce  sont  les  «  pièces  ou  fragments 
de  littérature  étrangère  ».  Ceci  est  le  plus  rare  du 
recueil,  et  l'auteur  le  sait  bien,  et  il  le  dit. 

Il  sait  que  les  Français  ont  tout  à  apprendre. 
Tandis  qu'on  joue  Molière  à  Londres,  et  Brutus,  et 
Zaïre,  et  qu'on  lit  nos  romans  et  qu'on  les  pille,  nous 

1.  T.  III,  p.  50. 

2.  T.  VIII,  p.  325. 

3.  T.  III,  p.  50. 


66  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

ignorons  presque  tout  des  productions  anglaises. 
Cependant  à  Londres  «  dix  mille  exemplaires  d'un 
bon  livre  se  débitent  fort  bien  en  un  mois....  Un  livre 
dont  il  se  vend  quatre  cents  exemplaires  fait  grand 
bruit  à  Paris  *.  »  Voilà  des  preuves.  Que  penser 
d'un  peuple  qui  produit  en  trois  mois,  du  1er  décem- 
bre au  1er  mars,  «  cent  quatorze  ouvrages  de  différente 
grosseur  »? 

Il  est  vrai  que  trop  souvent  on  ne  trouve,  dans 
cette  masse  de  livres,  ni  «  grâce  ni  finesse  ».  Mais 
aussi  que  de  beautés  originales!  On  ne  mentionnera 
qu'en  passant,  et  à  titre  de  curiosités,  les  anciens 
poètes,  peu  lus  des  Anglais  eux-mêmes,  un  Chaucer, 
un  Gower.  En  revanche,  on  insistera  sur  le  grand 
Shakespear  2.  Ce  fils  du  «  chef  d'une  manufacture  de 
laine  »  avait  bien  du  génie.  Assurément  il  a  peu 
connu  les  anciens.  Faut-il  s'en  plaindre?  Il  y  eût 
perdu  sans  doute  quelque  chose  de  «  cette  chaleur, 
de  cette  impétuosité  et  de  ce  délire  admirable,  si 
l'on  ose  s'exprimer  ainsi,  qui  éclate  dans  ses  moindres 
productions  ».  C'est  un  très  grand  poète.  Suit  une 
analyse  de  la  Tempête,  qui  passerait  parmi  nous  pour 
«  une  pièce  ridicule  »,  des  Joyeuses  Commères,  d'Othello 
et  enfin  à'Hamlet.  Ici,  le  goût  de  Prévost  se  révolte  : 
«  étrange  rapsodie,  s'écrie-t-il,  où  l'on  n'aperçoit 
ni  ordre  ni  vraisemblance  ».  Mais  enfin  il  l'avait  lue 
et  il  avait  pressenti  le  génie  de  l'auteur. 

Une  autre  fois,  c'est  de  la  vie  de  Milton  qu'il 
s'agit  3,  non  sans  inexactitudes,  dont  la  plus  grave 
est  le  reproche  fait  à  l'auteur  du  Paradis  perdu  d'être 
mort  «  sans  attachement  pour  aucune  religion  ». 
Dryden  est  mieux  traité  et  mieux  connu.  On  nous 

1.  T.  II,  p.  272. 

2.  Voir  t.  XIV,  p.  25-73. 

3.  T.  XII,  p.  128. 


LE    «    POUR   ET   CONTRE    ».  67 

traduit  la  Fête  d'Alexandre,  et  Clropâtre,  qui  remplit 
plusieurs  numéros,  au  désespoir,  il  faut  le  dire,  de 
quelques  lecteurs  '.  Sans  doute  ils  préféraient  les 
anecdotes  sur  les  contemporains,  Addison,  Dennis, 
Tyndal,  Bentley,  Berkeley  et  autres,  dont  Prévost 
agrémente  ses  feuilles.  La  traduction  d'une  comédie 
de  Steele,  The  conscious  lovcrs,  ou,  suivant  la  ver- 
sion de  Prévost,  L'amour  confident  de  lui-même  2;  un 
compte  rendu  des  lettres  de  Pope;  une  analyse  du 
Léonidas  de  Glover,  «  ce  chef-d'œuvre  de  la  poésie 
anglaise  »,  qui  d'ailleurs  ne  tarda  pas  à  être  traduit; 
quelques  scènes  de  V Avare  de  Fielding;  quelques 
opuscules  de  Swift,  comme  le  Traité  du  Profond  3, 
tout  cela  était  neuf  et  piquant,  et  flattait  la  curiosité. 
Prévost  fait  donc  en  conscience  son  métier  de 
chroniqueur  littéraire.  Il  tient  l'opinion  en  haleine. 
Il  établit  une  chaîne  entre  Paris  et  Londres.  Quand 
son  journal  cessa  de  paraître,  on  le  regretta  vive- 
ment. Si  Prévost  s'est  jamais  tracé  un  programme 
de  sa  vie  —  ce  qui  est  assez  douteux,  —  il  put  se  dire, 
en  posant  la  plume,  que  la  première  partie  de  sa 
tâche  était  accomplie.  Il  avait  —  après  Murait  et  un 
peu  avant  Voltaire  —  naturalisé  parmi  nous  le  goût 
de  la  littérature  anglaise.  Mais,  en  s'en  faisant  ainsi 
le  champion,  il  avait  contracté  envers  ses  lecteurs  une 
dette  d'honneur,  et  il  l'acquitta  —  on  sait  avec  quel 
talent  et  quel  succès  —  en  traduisant  Richardson. 


III 

Dans  la  première  année  de  la  publication  du  Pour 
et  Contre  avait   paru  à  Londres,    sous  sa  première 

1.  Nos  62,  82  et  96-101. 
_>.  Nos  109  et  suiv. 
3.  T.  XIII. 


68  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

forme,  le  livre  fameux  qui  imposa  décidément  à  la 
France,  en  la  dénaturant,  l'influence  du  génie  an- 
glais :  les  Lettres  philosophiques. 

A  tous  égards,  les  Lettre?,  philosophiques  ou  an- 
glaises —  car  Voltaire  a  employé  les  deux  titres  — 
sont  une  œuvre  capitale.  D'elles  date  la  campagne 
ouverte  contre  le  christianisme,  qui  va  remplir  le 
siècle;  d'elles,  la  guerre  faite  aux  institutions  poli- 
tiques; d'elles  enfin,  et  surtout,  cet  esprit  nouveau, 
dédaigneux  des  questions  d'art,  réformateur  et  rai- 
sonneur, batailleur  et  pratique,  plus  soucieux  de 
politique  ou  de  science  que  de  poésie  ou  d'éloquence, 
curieux  par-dessus  tout  d'une  littérature  d'action  et 
de  propagande.  L'esprit  du  siècle,  qui  se  cherchait 
depuis  quelque  trente  ans,  s'est  reconnu  dans  ce 
livre.  Les  Lettres  anglaises  sont  les  lettres  de  majo- 
rité du  xvme  siècle. 

Elles  marquent  aussi,  dans  le  développement  de 
l'influence  anglaise,  un  pas  décisif.  Il  faut  en  croire 
ici  les  contemporains  :  «  Cet  ouvrage,  a  dit  Condor- 
cet,  fut  parmi  nous  l'époque  d'une  révolution;  il 
commença  à  y  faire  naître  le  goût  de  la  philosophie 
et  de  la  littérature  anglaises,  à  nous  intéresser  aux 
mœurs,  à  la  politique,  aux  connaissances  commer- 
ciales de  ce  peuple,  à  répandre  sa  langue  parmi 
nous  ».  »  Du  moins  Voltaire  eut-il  le  mérite  de  redire 
avec  esprit,  verve  et  cynisme  quelques  vérités 
éparses  chez  ses  précurseurs  et  qui  n'étaient  pas 
encore  du  domaine  public.  C'est  pourquoi  Voltaire 
est  largement  responsable  —  si  ardemment  qu'il 
s'en  soit  défendu  plus  tard  —  de  l'anglomanie  de  son 
époque. 
Il  était  arrivé  en  Angleterre  à  l'âge  de  la  maturité 

1.  Vie  de  Voltaire. 


VOLTAIRE    EN   ANGLETERRE.  69 

intellectuelle,  à  trente-deux  ans,  dans  les  meilleures 
conditions  pour  tirer  un  plein  profit  de  son  séjour 
forcé;  préparé  déjà  à  comprendre  l'esprit  anglais  par 
ses  relations  antérieures  avec  quelques  Anglais  de 
mérite,  lord  Stair,  l'évêque  Atterbury,  le  marchand 
Falkener,  Bolingbroke  surtout,  dans  l'intimité  de 
qui  il  avait,  suivant  ses  propres  paroles,  «  appris  à 
penser  !  »;  préparé  surtout  par  l'injure  sanglante 
que  lui  avait  infligée  M.  de  Rohan-Chabot  et  par  son 
mépris  momentané  pour  la  France,  à  accueillir  avec 
transport  tout  ce  qui  ne  lui  rappellerait  pas  une  patrie 
ingrate.  Le  voyage  d'Angleterre  est  un  point  tour- 
nant dans  sa  vie.  Il  n'était  que  poète,  le  malheur  et 
l'exil  le  sacrèrent  philosophe.  «  M.  de  Voltaire,  écri- 
vait un  contemporain,  est  bien  heureux  d'avoir  fait 
le  voyage  d'Angleterre....  Tout  le  monde  connaissait 
depuis  longtemps  le  talent  poétique  de  cet  auteur. 
On  ne  s'était  point  avisé  de  le  mettre  dans  la  classe  des 
gens  qui  pensent  et  qui  raisonnent  2.  » 

Gela  est  capital.  Car  on  aura  beau  soutenir  qu'au 
fond  le  génie  de  Voltaire  doit  à  l'Angleterre  moins 
qu'on  ne  l'a  dit;  noter,  avec  Michelet  3,  que  tout  le 
scepticisme  des  Anglais  était  déjà  dans  Bayle,  dans 
Fontenelle,  dans  Chaulieu  ou  dans  La  Fare;  rappeler, 
avec  M.  Brunetière,  la  jeunesse  «  impie  »  de  Voltaire, 
ses  premières  fréquentations,  ses  premières  lectures, 


1.  A  Thiériot,  12  août  1726.  Cf.  aussi  la  lettre  au  même,  du 
2  janvier  1723.  11  avait  été  présenté  à  Bolingbroke  en  1719  et  lui 
avait  rendu  visite,  ainsi  qu'à  Mme  de  Villette,  à  La  Source. 

2.  Bibliolh.  française  on  Hist.  litt.  de  la  France,  t.  XX,  1735, 
p.  190. 

3.  Hist.  de  France,  t.  XVI,  p.  70  :  «  Que  doit-il  aux  déistes 
anglais?  Au  fond  moins  qu'on  ne  dit.  Il  relève  bien  plus  de 
nos  libres  penseurs  du  xvue  siècle,  de  la  tradition  des  Gassen- 
disl.es,  Bernier,  Molière,  Hesnault,  Boulainvilliers,  etc.  »  — 
Voir  la  même  thèse  soutenue  dans  Lanfrey  [L'Église  et  les  phi- 
losophes au  xviii*  siècle). 


70  L  INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

ses  premiers  vers,  et  la  société  du  Temple,  et  le 
patronage  de  Ninon,  et  YÉpître  à  Uranie,  et  tant 
d'autres  arguments  sans  réplique,  qui  prouvent  jus- 
qu'à l'évidence  que  Voltaire,  dès  avant  1726,  n'était 
plus  croyant.  On  ne  prouvera  pas  que  le  séjour 
d'Angleterre  n'ait  élargi,  nourri  et  assagi  son  esprit 
et  ne  lui  ait  donné  cette  autorité  qui  manquait 
encore  à  l'auteur  de  Mariamne  ou  de  YIndisc?*et.  Non 
certes,  Voltaire  n'a  pas  appris  des  Anglais  à  douter 
de  toute  vérité  religieuse.  Avant  d'avoir  lu  Tindal  ou 
Toland,  il  avait  écrit  : 

Nos  prêtres  ne  sont  point  ce  qu'un  vain  peuple  pense, 
Notre  crédulité  fait  toute  leur  science1. 

Et  il  avait  conclu  : 

Ne  nous  fions  qu'à  nous;  voyons  tout  par  nos  yeux. 
Ce  sont  là  nos  trépieds,  nos  oracles,  nos  dieux  2. 

Avant  de  mettre  le  pied  sur  le  sol  anglais,  il  avait 
respiré  l'air  de  la  France  déjà  irréligieuse  et  de 
ce  Paris  dont  Madame  écrivait  :  «  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ait  dans  Paris,  tant  parmi  les  ecclésiastiques 
que  parmi  les  gens  du  monde,  cent  personnes  qui 
aient  la  véritable  foi  chrétienne,  et  même  qui  croient 
en  notre  Sauveur  :  cela  fait  frémir  3.  »  Avant  de  fuir 
devant  M.  de  Rohan-Chabot,  enfin,  il  s'était  nourri 
de  ce  dictionnaire  de  Bayle,  de  «  l'incomparable  dic- 
tionnaire »,  comme  l'appelle  Locke  4,  qui  a  été  l'ar- 
senal où  tous  les  sceptiques  du  xvine  siècle,  anglais  et 
français,  ont  puisé  leurs  armes.  Deux  fois,  le  Diction- 
naire critique  avait  été  traduit  en  anglais,  et  même 

1.  Œdipe,  IV,  1. 

2.  Ibid.,  II,  1. 

3.  Cité  par  M.  Brunetière  :  Bévue  des  Deux  Mondes,  1«  no- 
vembre 1890. 

4.  Cf.  Le  Clerc  dans  la  Biblioth.  anc.  et  mod.,  t.  XIII,  p.  45S. 


VOLTAIRE    ET    LA   PHILOSOPHIE   ANGLAISE.  7  1 

vendu  par  cahiers  pour  qu'il  se  répandît  plus  aisé- 
ment *,  et  les  Toland,  les  Collins,  les  Tindal,  sans 
oublier  Bernard  de  Mandcville,  avaient  abondam- 
ment emprunté  au  «  plus  grand  dialecticien  qui  ait 
jamais  écrit  8  ». 

Mais  de  ce  que  les  déistes  anglais  sont  les  disci- 
ples avérés  et  de  nos  libres  penseurs  du  xvn°  siècle 
et  de  Bayle,  s'ensuit-il  donc  qu'ils  n'en  sont  que  les 
copistes?  De  ce  que  Locke  a  puisé  dans  Bayle,  en 
conclura- t-on  qu'il  n'a  rien  inventé?  Et,  plus  géné- 
ralement, de  ce  que  l'opinion  en  France  se  dégageait 
peu  à  peu,  entre  1700  et  1730,  des  liens  du  catho- 
licisme,   en   conclura-t-on  qu'elle  avait  atteint,   en 
matière  d'opinions  religieuses,   l'indépendance  des 
Anglais?  Ce  serait  un  étrange  paradoxe.  «  Point  de 
religion  en  Angleterre,   écrivait  Montesquieu,   dans 
ses  notes  de  voyage....  Si  quelqu'un  parle  de  religion, 
tout  le  monde  se  met  à  rire.  Un  homme  ayant  dit, 
de  mon  temps  :  «  Je  crois  cela  comme  article  de  foi  », 
tout  le  monde  se  mit  à  rire.  »  Montesquieu  exagère 
manifestement.  Mais  Murait  dit  vrai  quand  il  affirme 
que  le  scepticisme  des  Anglais,  dans  les  classes  cul- 
tivées, avait  je  ne  sais  quoi  de  plus  arrêté,  de  plus 
calme  et  de  plus  résolu  que  notre  frivole  incroyance  : 


1.  Desfontaines,  Lettre  d'une  dame  anglaise,  à  la  suite  de  la 
traduction  du  Joseph  Andrews  de  Fielding.  —  Cf.,  sur  les  tra- 
ductions anglaises  de  Bayle,  llist.  desouv.  des  savants,  juin  1709, 
p.  284;  Biblioth.  britannique,  t.  IV,  p.  176,  et  t.  1,  p.  460.  —  La 
première  des  deux  traductions  était  médiocre.  La  seconde, 
plus  exacte  et  augmentée,  commença  de  paraître  en  1734,  sous 
ce  titre  :  A  général  Diclionary  Uistorical  and  Critical,  in  wkich 
a  New  and  Accurate  Translation  of  that  of  the  celebrated 
Mr  Bayle  is  included....  Londres,  1734,  in-fol.—  Les  auteurs  de 
l'adaptation  sont  John  Peter  Bernard,  Thomas  Birch,  John 
Lockman,  George  Sale.  Il  y  a,  en  tête,  une  vie  de  Bayle  par 
Desmaizeaux. 
2.  Voltaire,  Poème  sur  Lisbonne,  Préface. 


72  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

«  En  matière  de  religion,  vous  diriez  presque  que 
chaque  Anglais  a  "pris  son  parti  pour  en  avoir  tout 
de  bon,  du  moins  à  sa  mode,  ou  pour  n'en  avoir  point 
du  tout,  et  que  leur  pays,  à  la  distinction  de  tous 
les  autres,   est   sans   hypocrites  l.   »  La  liberté   de 
penser,  quelque  répandue  qu'elle  fût  en  France,  n'y 
faisait  point  parlie,  comme  en  Angleterre,  de  l'esprit 
public,  évitait  de  s'étaler  ouvertement,  et  ne  prenait 
pas  d'allures  aussi  agressives.  Voltaire  trouva  donc, 
sur  ce  point,  l'Angleterre  en  progrès  sur  la  France. 
Et  de  même,  il  trouva  dans  les  livres  anglais  toute 
une  philosophie  nouvelle,  très  affirmative  et  très  pré- 
cise, dontBayle  lui-même  ne  renfermait  que  le  germe, 
et  qu'il  vulgarisa  parmi  nous.  Assurément,  les  réfugiés 
avaient  traduit  déjà   ou    analysé    Herbert,    Blount, 
Shaftesbury,  Toland,  Tindal  ou  Collins.  Mais  outre 
que  ces  traductions  étaient   «   dans  ce  style  dur  et 
incorrect  que  les  réfugiés  avaient  contracté  en  pays 
étranger  2  ».  on  ne  les  lisait  pas  en  dehors  d'un  petit 
cercle.  Voltaire  en  prit  la  substance,  et  la  fit  connaître 
au  grand  public.  On  vit  Fauteur  d'Œdipe  et  de  la 
Benriade  écrire  un  Traité  de  métaphysique,  qui  est  un 
abrégé  de  Locke,  et  publier  des  Eléments  de  la  philo- 
sophie de  Newton.  En  ce  sens  donc,  l'Angleterre  a 
fait  de  Voltaire,  sceptique  mondain  et  bel  esprit,  un 
philosophe  qu'il  n'était  pas.  La  philosophie  anglaise 
a  donné  un  corps  à  son  incroyance.  Suivant  le  mot 
de  M.  John  Morley,  «  quand  il  quitta  la  France  c'était 
un  poète;  quand  il  y  revint  c'était  un  sage  3  ». 

1.  Lettres  sur  les  Anglais  et  les  Français,  p.  iG. 

2.  Tabaraud,  Histoire  du  philotophisme  anglais,  t.  Il,  p.  338. 

3.  ïaine,  LUI.  angl.,  t.  IV,  p.  215  :  «  Tout  l'arsenal  des  scep- 
tiques et  des  matérialistes  était  bâti  et  rempli  en  Angleterre, 
quand  les  Français  y  sont  venus;  Voltaire  n'a  fait  qu'y  choisir, 
affiler  des  flèches.  »  Tous  les  contemporains  en  ont  jugé 
ain>i   :   voir  notamment  Condorcet,   Vie  de   Voltaire  ;   Garât, 


SÉJOUR    EN   ANGLETERRE.  73 

Ce  qui  est  certain  c'est  que,  pendant  les  trois 
années  —  ou  peu  s'en  faut  —  qu'il  passa  en  Angle- 
terre, il  fit  preuve  d'une  activité  d'esprit  singulière  *. 
Tout  d'abord  par  Bolingbroke,  qui  fut  son  premier 
hôte,  par  Bubb  Dodington,  par  Falkener,  il  eut  ses 
entrées  à  la  fois  chez  les  tories,  chez  les  whigs,  dans 
les  classes  moyennes.  Il  vit  de  près,  de  trop  près,  si 
on  en  croit  les  médisants  2,  le  monde  politique 
anglais,  qui  d'ailleurs  le  traita  magnifiquement  en 
souscrivant  pour  la  Henriade  une  somme  de  deux 
mille  livres  sterling  3.  Le  roi  le  reçut  en  audience 
privée.  La  reine  Caroline  se  laissa  dédier  la  fameuse 
épopée. 

Choyé  par  le  monde  officiel,  Voltaire  fréquente 
fort  chez  les  savants.  11  assiste,  en  mars  1727,  aux 
funérailles  de  Newton,  se  lie  avec  la  propre  nièce  du 
grand  homme,  Mrs  Conduit,  interroge  son  médecin, 
fait,  en  un  mot,  son  enquête  sur  le  newtonianisme, 
qui  est  la  plus  grande  des  nouveautés  anglaises.  En 
même  temps,  il  fréquente  la  Société  Royale  —  qui, 
plus  tard,  le  nommera  membre  —  et  s'instruit,  dans 
la  société  de  sir  Hans  Sloane,  des  derniers  progrès  de 
la  science.  Il  se  met  au  fait  des  querelles  religieuses 
et  philosophiques.  Il  s'informe  des  Quakers  et  va  voir 

Mémoires  sur  Suard,  t.  II;  Tabaraud,  llist.  du  philosophisme 
anglais;  et  l'auteur  inconnu  du  Préservatif  contre  Vanfjlomanie 
(1757). 

1.  Sur  ce  séjour,  voir  Churton  Collins,  Bolingbroke  and  Vol- 
taire in  Englarid,  et  le  récent  livre  de  M.  A.  Ballantyne  :  Vol- 
taire's  visit  lo  England,  qui  ajoute  peu  de  chose  au  précédent. 
Le  séjour  de  Voltaire  va,  semble-t-il,  du  30  mai  1726  au  mois 
de  février  ou  de  mars  1729. 

2.  On  l'accusa  d'avoir  fait  le  métier  d'espion.  (Voir  une  lettre 
de  Bolingbroke  à  Mme  de  Terriole,  dans  Churton  Collins.) 

3.  Michelet  dit  à  tort  que  Voltaire  ne  reçut  que  «  quelques 
guinées  de  la  reine  »  (t.  XVI,  p.  69).  Longchamp  et  Wagnère 
(Mémoires  sur  Voltaire,  t.  II,  p.  492)  parlent  même  de  6  000  livres 
qu'auraient  produites  la  souscription  et  la  vente. 


74  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

Andrew  Pitt  à  Hampstead.  Il  lit  les  philosophes, 
dépouille  —  ou  parcourt  —  Locke,  «  le  sage  Locke  », 
Bacon  —  qu'il  connut  toujours  assez  mal,  —  Chubb, 
Tillotson,  Berkeley,  Woolston,  ïindal.  Il  se  lie  avec 
ces  derniers  et  avec  Clarke ,  dont  «  l'imagination 
métaphysique  »  l'épouvante.  Il  prend,  dans  la  société 
de  «  ces  intrépides  défenseurs  de  la  loi  naturelle  », 
de  nouvelles  et  fécondes  habitudes  de  pensée. 

Il  connaît  presque  tous  les  grands  écrivains  anglais, 
sur  lesquels  Desmaizeaux  et  le  famélique  Saint-Hya- 
cinthe —  avec  qui  il  ne  tarde  pas  à  être  en  délica- 
tesse —  lui  avaient  donné  sans  doute  plus  d'une  indi- 
cation utile.  Il  va  voir  Pope  à  Twickenham,  et,  faute 
de  savoir  encore  suffisamment  l'anglais,  il  a  avec  lui 
une  entrevue  un  peu  embarrassée,  qui  ne  les  empêcha 
pas  de  se  lier  par  la  suite  f.  Il  connaît  Swift  d'assez 
près  et  passe  trois  mois  avec  lui  chez  lord  Peterbo- 
rough  :  quand  Swift  pense  à  un  voyage  en  France,  il 
lui  offre  une  lettre  d'introduction  pour  M.  de  Mor- 
ville;  Swift,  de  son  côté,  écrit  une  préface  pour  Y  Essai 
sur  la  poésie  épique  2. 

Il  rencontre,  chez  Dodington,  Young,  qui  n'était 
pas  encore  l'auteur  des  Nuits,  et  Thomson,  dont  il 
aime  «  le  grand  génie  et  la  grande  simplicité  3  ».  Il 

1.  Villemain  se  fait,  à  ce  sujet  (Tableau  de  la  litt.  du 
xvme  siècle,  7e  legon),  l'écho  d'une  anecdote  bien  suspecte. 
Voltaire  ayant  plaisanté  grossièrement  sur  la  religion  catho- 
lique, Pope  se  serait  levé  brusquement  et  serait  sorti,  indigné. 
Owen  RufThead  (Life  of  Pope,  p.  156)  rapporte  cette  histoire. 
Goldsmith  (Miscellan.  Works,  t.  IV,  p.  24)  prétend  au  contraire 
que  l'entrevue  fut  cordiale.  Il  parait  sage  d'admettre,  avec 
Duvernet,  que,  faute  de  parler,  Voltaire  l'anglais  et  Pope  le 
français,  l'entrevue  fut  un  peu  embarrassée.  Voltaire  affirme 
d'autre  part  avoir  «  beaucoup  vécu  »  avec  Pope.  Il  resta  en 
relations  avec  lui  après  son  retour.  (Cf.  A.  Ballantvne,  op.  cit.., 
p.  86-00.) 

2.  Bengesco,  Bibliof/r.  de  Volt.,  t.  II,  p.  4. 

3.  Ballantvne,  p.  99. 


SÉJOUR    EN   ANGLETERRE.  7o 

fréquente  beaucoup  le  théâtre,  entend  jouer  «  avec 
ravissement  »  du  Shakespeare  \  se  lie  avec  Colley 
Cibber,  rencontre  Gay,  qui  lui  fait  connaître,  avant  la 
représentation,  the  Beggafs  Opéra,  et  rend  à  Con- 
greve  une  visite  restée  célèbre,  qui  lui  cause  une 
déception,  par  l'affectation  que  mit  le  vieux  drama- 
turge à  se  faire  traiter  en  gentilhomme  plutôt  qu'en 
poète  2. 

En  un  mot,  il  n'y  a  guère  d'écrivain  marquant  de 
l'époque  qu'il  n'ait  eu  l'occasion  de  voir.  S'il  ne  se 
préoccupe  pas  de  Daniel  de  Foe,  c'est  que  De  Foe  se 
cachait  même  de  ses  compatriotes  3  et  de  ses  amis 
—  et  que  d'ailleurs  il  avait  une  méchante  réputation. 
Mais  il  s'informe,  soit  des  morts  illustres,  comme 
Addison  ou  Dryden,  soit  même  des  contemporains 
moins  fameux,  comme  Garth  ou  Parnell4. 

Il  se  familiarise  enfin  avec  la  langue.  Déjà,  à  la 
Bastille,  il  s'occupait  d'en  apprendre  les  éléments, 
et  Thiériot  lui  avait  envoyé  des  livres  anglais.  Quand 
il  fut  en  Angleterre,  il  s'y  mit  avec  ardeur  et  fré- 
quenta assidûment  le  théâtre,  le  texte  de  la  pièce 
en  main  5.  Il  en  vint  très  vite  à  lire  et  à  écrire  l'an- 
glais. Il  le  parla  plus  difficilement  :  après  dix-huit 
mois  de  séjour,  il  l'entendait  encore  assez  mal  dans 
la  conversation  6.  Plus  tard,  il  avouait  à  Sherlock 
que,  quoiqu'il  sentît  parfaitement  l'harmonie  de  la 
langue,  il  n'avait  jamais  pu  s'en  rendre  maître  7.  En 

1.  Discours  sur  la  tragédie. 

2.  Lettres  anglaises,  éd.  de  1134,  lettre  XIX.  —  Cf.  Johnson, 
Life  of  Congreve . 

3.  Minto,  Daniel  de  Foe,  p.  165. 

4.  Voltaire  emprunte  à   Parnell  l'histoire  de  l'ermite  dans 
Zadig.  Il  traduit,  de  Garth,  le  début  de  the  Dispensary. 

5.  A.  Ballantyne,  p.  48-49. 

6.  Cf.  l'Avis  au  lecteur,  en  tète  de  l' Essai  sur  la  poésie  épique 
réimprimé  par  Bengesco  (t.  II,  p.  5). 

1.  Lettres  d'un  voyageur  anglais,  XXV. 


76  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

revanche  il  écrit  des  lettres  dans  cette  langue  à  ses 
amis,  notamment  à  Thiériot,  et  compose  des  vers 
anglais  '. 

Il  rédige  en  anglais  le  premier  acte  de  Brutus  *  et 
les  notes  qu'il  amasse  pour  son  Charles  XII 3.  Il  s'ac- 
coutume à  ce  point  à  penser  en  anglais,  que,  si  on 
l'en  croit,  il  se  trouve  empêché  de  penser  dans  sa 
langue  maternelle.  Même,  il  fait  œuvre  d'écrivain 
anglais  et  publie  en  anglais  son  Essai  sur  les  guerres 
civiles  de  France  et  Y  Essai  sur  la  poésie  épique, 
«  embryon  anglais  mal  formé  »,  qu'il  retravailla  en 
français  par  la  suite 4,  —  tous  deux  assez  correcte- 
ment et  même  élégamment  écrits  pour  qu'un  bon 
juge  ait  proposé  de  mettre  Voltaire  au  nombre  des 
classiques  anglais  5. 

Voltaire  resta  toujours  fidèle  à  son  goût  pour  cette 
langue,  qu'il  n'a  jamais  peut-être  possédée  tout  à  fait, 
mais  dont  il  s'est  toujours  servi  avec  complaisance. 
A  Cirey,  qu'il  appellera  plaisamment  Cireyshire,  il  se 
querellera  en  anglais  avec  Mme  de  Grafïigny,  pour 
n'être  pas  entendu  des  domestiques.  Il  parlera  anglais 
avec  Franklin  et,  Mme  Denis  se  plaignant  de  ne  pas 
comprendre,  il  lui  dira  :  «  J'avoue  que  je  suis  fier 
de  savoir  parler  la  langue  de  Franklin.  »  —  Il  con- 
naissait même  les  termes  les  moins  nobles  :  le  natu- 


l.On  les  trouvera  dans  Ballantyne,  p.  68-69. 

2.  Goldsmith  a  donné  un  fragment  de  cette  première  ver- 
sion (Works,  éd.  Cunningham,  t.  IV,  p.  20). 

3.  Quelques-unes  de  ces  notes  sont  à  la  Bibliothèque  Natio- 
nale. 

4.  An  Essay  upon  the  civil  Wars  of  France.  Extracted  from 
curions  Manuscripts.  And  also  upon  the  Epick  poetry  of  the 
European  nations  from  Home?'  down  to  Milton,  by  M.  de  Vol- 
taire, London,  172',  in-8.  —  L'exemplaire  donné  par  Voltaire  à 
sir  Hans  Sloane  est  au  Britisb  Muséum,  avec  une  dédicace. 

5.  M.  Churton  Collins,  p.  265.  —  Spence  affirme,  il  est  vrai, 
que  Voltaire  fut  aidé  par  Young  (ap.  Ballantyne,  p.  53). 


VOLTAIRE    ET   LES   ANGLAIS.  77 

raliste  Pennant,  qui  le  visita  à  Ferney  en  1765,  le 
trouva  parfaitement  au  courant  des  jurons  anglais1. 

C'est  donc  injustement  que  Desfontaines  et,  après 
lui,  Mme  de  Genlis,  l'ont  accusé  d'ignorer  abso- 
lument la  langue  de  Shakespeare  2.  Encore  que  la 
connaissance  qu'il  en  avait  soit  devenue  moins  pré- 
cise à  mesure  qu'il  vieillissait,  il  l'a  toujours  pos- 
sédée aussi  bien  qu'écrivain  français  du  xvuie  siècle. 
Et  ce  n'a  pas  été  pour  Voltaire,  revenant  en  France 
en  1729,  une  si  mince  originalité,  que  cette  posses- 
sion d'un  idiome  jusque-là  universellement  ignoré 
et  qu'on  se  faisait  gloire  de  ne  pas  apprendre. 

A  son  retour,  Voltaire  ne  cessa  plus  de  se  préoc- 
cuper de  Londres  et  de  l'Angleterre.  Il  correspondit 
avec  Bolingbroke,  avec  Pope,  avec  Gay,  avec  Milord 
Hervey,  avec  Falkener,  Pitt,  lord  Lyttleton.  La 
chaîne  était  nouée  :  elle  ne  se  rompra  plus.  Toute  sa 
vie,  Voltaire,  très  sincèrement,  garda  une  reconnais- 
sance profonde  au  pays  qui  l'avait  reçu  dans  l'exil. 
Alors  même  que  l'influence  littéraire  de  l'Angleterre 
l'inquiétera  et  l'exaspérera,  il  continuera  à  recevoir  à 
Ferney  et  Fox  et  Beckford  et  Boswell  et  Sherlock  et 
"Wilkes,  et  tant  d'autres,  avec  une  affabilité  aussi 
infatigable  que  leur  curiosité.  Ferney  a  été,  comme 
Voltaire  se  plaisait  à  le  constater,  une  des  maisons 
d'Europe  les  plus  hospitalières  à  ce  qui  portait  un 
nom  britannique.  Quand  Sherlock  le  visita,  il  se  plut 
aussi  à  lui  montrer,  rangées  sur  les  rayons  de  sa 
bibliothèque,  les  œuvres  de  Shakespeare,  de  Milton, 
de  Congreve,  de  Rochester,  de  Shaftesbury,  de 
Bolingbroke,  d'autres  encore  —  admirations  de  sa 


1.  Cf.  A.  Ballantyne,  p.  50  et  suiv. 

2.  Voltairomanie ,  p.  26,  27  et  46.  —  Mémoires,  t.  III, 
p.  362.  —  Cf.  aussi  Baretti,  dans  sa  lettre  à  Voltaire  sur  Sha- 
kespeare. 


78  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

jeunesse   à  qui    il    restait    fidèle   dans   l'âge   mur. 
On  sait  de  reste  avec  quel  zèle  il  se  met,  après 
1729,  à  glorifier  nos  voisins.  Propagande  intéressée, 
il  est  vrai  : 

Quoi!  n'est-ce  donc  qu'en  Angleterre 

Que  les  mortels  osent  penser? 
0  rivale  d'Athène!  ô  Londreî  heureuse  terre! 
Ainsi  que  les  tyrans,  vous  avez  su  chasser 
Les  préjugés  honteux  qui  vous  livraient  la  guerre, 
C'est  là  qu'on  peut  tout  dire  et  tout  récompenser  L 

Mais,  pour  être  intéressée,  l'admiration  de  Voltaire 
n'en  est  pas  moins  sincère.  C'est  à  Thiériot,  c'est  à 
un  intime  qu'il  écrit  :  «  Je  joins  ma  faible  voix  à 
toutes  les  voix  d'Angleterre  pour  faire  un  peu  sentir 
la  différence  qu'il  y  a  entre  leur  liberté  et  notre 
esclavage,  entre  leur  sage  hardiesse  et  notre  folle 
superstition,  entre  l'encouragement  que  les  arts 
reçoivent  à  Londres  et  l'oppression  honteuse  sous 
laquelle  ils  languissent  à  Paris  2.  » 

C'est  le  moment  où  il  dédie  Brutus  à  Bolingbroke, 
Zaïre  à  Falkener  —  et  celle-ci  en  termes  si  enthou- 
siastes que  l'épître  fit  scandale. 

Surtout  il  frappe  un  grand  coup  en  publiant  les 
Lettres  anglaises. 

C'était  un  vieux  projet.  Quelques-unes  de  ces  let- 
tres paraissent  remonter  aux  premiers  temps  de  son 
exil.  Laplupart  avaient  été  écrites  entre  la  fin  de  1728 
et  la  fin  de  1732 3.  Dès  1727,  il  annonçait  au  public  son 
intention  de  donner  une  relation  de  son  voyage  et 
demandait,  en  vue  de  ce  travail,  qu'on  lui  commu- 

1.  Vers  sur  la  mort  de  Mlle  Le  Couvreur,  1731. 

2.  1"  mai  1731. 

3.  Le  livre  est  presque  fini  en  septembre  et  terminé  en 
novembre  (Lettres  à  Formont,  septembre  et  novembre  1732). 
En  décembre,  il  soumet  au  jugement  de  Maupertuis  les 
lettres  sur  Newton. 


LES    «    LETTRES    ANGLAISES    ».  79 

niquât  des  notes  sur  Newton,  Locke,  Tillotson, 
Milton,  Boyle  et  autres1.  Néanmoins,  ce  ne  fut  qu'à 
son  retour  en  France  qu'il  donna  suite  à,  son  dessein. 
Le  cadre  était  trouvé  :  c'était  les  lettres  qu'il  avait 
adressées  à  Thiériot,  sur  sa  demande,  concernant 
les  mœurs  et  coutumes  du  pays  -.  Elles  furent  seu- 
lement remaniées,  complétées  et  mises  dans  un  ordre 
plus  rigoureux. 

On  sait  les  difficultés  que  la  censure  opposa  à 
l'impression.  Voltaire  envoya  alors  son  manuscrit  à 
Thiériot,  qui  se  trouvait  à  Londres,  et  celui-ci  le  fit 
traduire  par  un  certain  Lockman.  L'édition  anglaise 
parut  à  Londres,  au  mois  d'août  1733.  Prévost  nous 
affirme  qu'elle  obtint  un  grand  succès  3.  Toujours 
est-il  qu'elle  fut  réimprimée  cette  année  même  et  les 
suivantes,  à  Dublin,  Glascow  et  Londres. 

L'édition  française  ne  parut  que  l'année  suivante, 
chez  Jore,  et  fut  mise  en  vente  en  avril  4.  Quoi  qu'en 
ait  dit  Voltaire,  elle  ne  diffère  pas  sensiblement  de 
l'édition  anglaise  ;i. 

On  n'a  pas  à  rappeler  ici  le  scandale  provoqué  par 
cette  œuvre  fameuse,  ni  l'arrêt  du  10  juin  1734,  la 
condamnant  au  feu,  comme  «  propre  à  inspirer  le 
libertinage  le  plus  dangereux  pour  la  religion  et  pour 
l'ordre  de  la  société  civile  ».  Nul  livre  n'a,  dans  toute 
l'œuvre  de  Voltaire,  causé  un  plus  vif  émoi  et  pro- 
voqué plus  de  discussions. 

1.  Avertissement  en  tête  de  l'édition  anglaise  de  V Essai  sur 
la  poésie  épique  :  M.  Bengesco  a  traduit  ce  curieux  morceau, 
que  Voltaire  a  supprimé  dans  les  éditions  postérieures 
(Bibliogr.,  t.  II,  p.  5). 

2.  Cf.  Bengesco,  t.  II,  p.  12,  et  Voltaire  à  Cideville,  15  dé- 
cembre 1732. 

3.  Pour  et  Contre,  t.  I,  p.  242.  —  Cf.  Voltaire  à  Formont, 
lettre  359  de  l'édition  Moland,  et  à  l'abbé  de  Sade,  29  août  1733. 

4.  Beuchot  affirme  à  tort  l'existence  d'une  édition  de  1731. 

5.  A  Cideville,  4  janvier  1732. 


80  i/lNFLUEXCE   ANGLAISE    AVANT   ROUSSEAU. 

Il  y  a,  en  fait,  dans  les  Lettres  anglaises,  deux 
œuvres  :  un  pamphlet  philosophique,  politique  et 
religieux,  —  une  étude  sur  l'Angleterre.  On  n'a  pas  à 
s'occuper  ici  du  pamphlet  —  sinon  dans  la  mesure 
où  il  dénature  l'étude  que  l'auteur  a  voulu  écrire. 


IV 


On  perdrait  son  temps  à  vouloir  prouver  que  les 
rancunes  de  Voltaire  ont  faussé  son  jugement.  Toute 
la  première  partie  de  son  livre  n'est  qu'une  satire. 
Les  quatre  lettres  sur  les  Quakers  sont  une  grossière 
attaque  contre  la  religion,  et  ne  se  donnent  pas  pour 
autre  chose.  Mais  ailleurs,  l'auteur  est,  ou  distrait, 
ou  mal  informé,  ou  sciemment  inexact. 

Le  plus  souvent,  il  force  les  traits.  Il  sait  de  reste 
qu'il  fait  un  panégyrique  au  lieu  d'un  portrait. 
Comme  Tacite  avait  sa  Germanie,  il  a  son  Angleterre, 
qui  est  trop  belle  pour  être  vraie,  et  d'ailleurs  les 
contemporains  le  lui  ont  dit.  Il  a  paru  à  lun  que 
Voltaire  possédait  mal  son  sujet l,  et  à  l'autre  que,  si 
la  lecture  des  Lettres  est  «  amusante  »,  «  il  est  ques- 
tion de  savoir  si  l'exactitude  se  trouve  toujours  dans 
les  faits,  la  vérité  dans  les  réflexions,  la  justice  dans 
la  critique  a  ».  Ainsi  en  a  jugé  Prévost,  l'un  des  pre- 
miers lecteurs  du  livre.  Ainsi  nous  en  jugeons  encore. 

Sur  l'état  religieux  de  l'Angleterre,  sur  la  tolé- 
rance, sur  la  liberté  de  penser,  il  y  a  des  exagé- 
rations manifestes  et  voulues.  Mais  il  y  en  a  aussi  sur 
des  sujets  moins  brûlants,  sur  le  commerce,  par 
exemple,  ou  sur  la  condition  des  gens  de  lettres. 


1.  Jordan,  Hist.  d'un  voyage  littéraire  fait  en  1733,  p.  186. 

2.  Pour  et  Contre,  nos  XI,  XII  et  XIII. 


VOLTAIRE    PAMPHLÉTAIRE.  81 

A  en  croire  Voltaire,  rien  de  plus  enviable  que  la 
condition  des  écrivains  dans  cette  terre  de  liberté. 
Une  tendre  fraternité  régnerait  entre  les  nobles  et 
les  poètes.  Le  meilleur  titre  pour  arriver  aux  plus 
hautes  fonctions  serait  une  ode  ou  un  traité  de 
morale  :  n'a-t-on  pas  vu  Addison  secrétaire  d'État? 
Newton  intendant  des  monnaies?  Prior  plénipoten- 
tiaire? Swift  doyen  d'Irlande?  N'a-t-on  pas  vu  Pope 
gagner  200  000  francs  avec  une  traduction  d'Ho- 
mère? Et  la  leçon  sera  plus  édifiante  encore  si  l'on 
ajoute  que  Prior  était  «  garçon  cabaretier  »  et  qu'il 
dut  sa  fortune  au  comte  de  Dorset,  «  bon  poète  et  un 
peu  ivrogne  »,  qui  le  trouva  dans  son  cabaret  lisant 
Horace.  Et  ne  voit-on  pas  enfin  les  comédiennes, 
pour  peu  qu'elles  aient  de  génie,  enterrées  à  West- 
minster, près  d'un  Newton? 

Ce  que  Voltaire  ne  dit  pas,  ce  qu'il  avait  pu  voir 
pourtant  de  ses  yeux,  c'est  un  Thomson  vendant 
son  poème  à  vil  prix  pour  s'acheter  des  souliers; 
c'est  un  Savage  sans  logement  et  réduit  à  coucher 
dans  les  rues;  c'est  un  Johnson,  à  ses  débuts,  restant 
quarante-huit  heures  sans  manger;  c'est  enfin  le 
poète  peint  par  Hogarth,  vêtu  d'une  simple  robe  de 
chambre,  dans  un  taudis,  tandis  que  sa  femme 
raccommode  son  unique  culotte  l.  C'en  était  fait, 
entre  1726  et  1729,  du  bon  temps  où  les  Prior  étaient 
ambassadeurs  et  les  Addison  ministres.  Cela,  Voltaire 
le  savait,  et  il  ne  l'a  pas  dit. 

C'est  qu'il  est  avant  tout  pamphlétaire  et  qu'il 
écrit  une  satire.  Un  excellent  juge  2  lui  a  reproché 
d'avoir  très  mal  parlé  des  institutions  anglaises,  de 
n'avoir  fait  aucun    effort  sérieux  pour  pénétrer  le 


1.  Beljame,  Le  public  et  les  Iwmmes  de  lettres,  p.  364-317. 

2.  M.  John  Morley.  dans  sa  belle  étude  sur  Voltaire. 

6 


82  L'INFLUENCE   ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

mécanisme  du  gouvernement,  d'avoir  méconnu  le 
rapport  qu'il  aurait  dû  voir  entre  ce  gouvernement 
et  le  génie  de  la  race  :  c'est  oublier  que  Voltaire 
compose  moins  une  étude  historique  qu'il  n'écrit  une 
satire  de  son  pays. 

Il  n'a  été  ni  très  exact  ni  très  scrupuleux  en  par- 
lant de  la  littérature  anglaise.  Mais  comme  il  la 
connaissait  mieux,  qu'il  l'admirait  très  sincèrement 
et  qu'il  jouissait  vivement  du  plaisir  de  la  révéler 
à  ses  compatriotes,  il  se  trouve  que  la  partie  litté- 
raire du  livre  est  aujourd'hui  encore  la  meilleure. 

Assurément,  elle  est  trop  discursive.  Voltaire  écrit 
vite.  Il  lui  arrive  de  dire  que  Shakespeare  était,  en 
1734,  vieux  «  de  deux  cents  ans  ».  Il  prend  pour  une 
simple  scène  de  comédie,  dans  Venise  sauvée,  ce  qui 
est  une  satire  contre  Shaftesbury  —  et  cela,  faute 
d'avoir  lu  d'assez  près.  Il  oublie,  dans  un  tableau  de 
la  littérature  contemporaine,  de  mentionner  le  Spec- 
tateur, qui  est  cependant  de  1711,  ou  Robimon 
Crusoe,  qui  est  de  1719,  ou  les  Saisons  de  Thomson, 
dont  le  premier  chant  parut  l'année  même  de  son 
arrivée.  A  peine  s'il  mentionne  Gulliver  et,  dans  la 
première  édition,  il  ne  citait  même  pas  Y  Essai  sur 
l'homme,  qui  est  de  1731. 

Il  suit  de  là  que  le  tableau  est  gravement  incom- 
plet. Mais  il  est  surtout  gravement  et  volontaire- 
ment inexact.  Que  dire,  par  exemple,  de  cette  pré- 
tendue traduction  —  toute  «  philosophique  »  —  du 
monologue  (ïHamlet  : 

On  nous  menace,  on  dit  que  cette  courte  vie 
De  tourments  étemels  est  aussitôt  suivie. 
0  mort!  moment  fatal!  affreuse  éternité! 
Tout  cœur  à  ton  nom  seul  se  glace  épouvanté. 
Eh!  qui  pourrait  sans  toi  supporter  cette  vie. 
De  nos  prêtres  menteurs  bénir  l'hypocrisie  {  ? 

1.  Œuvres,  éd.  xMoland,  t.  XXII,  p.  151. 


VOLTAIRE    PAMPHLETAIRE.  83 

En  vérité,  qui  s'attendait  à  voir  Shakespeare  en  cette 
a  flaire? 

Êtes-vous  curieux  de  savoir  pourquoi  les  Anglais, 
ayant  tant  pillé  Molière,  n'ont  jamais  imité  ou  traduit 
Tartuffel  «  Il  était  impossible  que  ce  sujet  réussît 
à  Londres  :  la  raison  en  est  qu'on  ne  se  plaît  guère 
aux  portraits  des  gens  qu'on  ne  connaît  pas.  »  C'est 
une  pointe;  est-ce  un  jugement? 

Il  y  a  un  art  de  citer  qui  est  à  lui  seul  un  procédé 
de  satire  :  Voltaire  le  pratique  supérieurement.  Yeut-il 
prouver  que  les  nobles  Anglais  cultivent  les  lettres, 
il  laisse  tomber  de  sa  plume  une  citation  de  Milord 
Hervey,  qui  se  trouve  être  une  peinture  de  la  vie 
ecclésiastique  en  Italie  : 

Les  monsignor,  soi-disant  grands, 
Seuls  dans  leurs  palais  magnifiques, 
Y  sont  d'illustres  fainéants 
Sans  argent  et  sans  domestiques. 

Voilà  qui  est  un  peu  impertinent.  Mais  ne  fallait-il 
pas  vous  donner  une  idée  des  imaginations  «  un  peu 
fortes  »  de  ces  Anglais?  Mais  il  y  a  mieux,  et  Vol- 
taire met  ses  propres  amis  en  méchante  posture.  Soit 
cette  appréciation  du  Conte  du  Tonneau,  de  Swift  : 
«  Dans  ce  pays,  qui  paraît  si  étrange  à  une  partie 
de  l'Europe,  on  n'a  point  trouvé  trop  étrange  que 
le  révérend  Swift,  doyen  d'une  cathédrale,  se  soit 
moqué,  dans  son  Conte  du  Tonneau,  du  catholicisme, 
du  luthéranisme  et  du  calvinisme  :  il  dit  pour  ses 
raisons  qu'il  n'a  pas  touché  au  christianisme.  Il 
prétend  avoir  respecté  le  père  en  donnant  cent  coups 
de  fouet  aux  trois  enfants;  des  gens  difficiles  ont  cru 
que  les  verges  étaient  si  longues  qu  elles  allaient  jus- 
qu'au père  l.  »  Si  ce   n'est  une   trahison,   qu'est-ce 

1.  T.  XXII,  p.  175. 


84  L  INFLUENCE    ANGLAISE   AVANT    ROUSSEAU. 

donc?  Et  que  dire  de  cette  insinuation,  qui  range 
Swift  au  nombre  de  ces  philosophes  dont  le  nom 
seul  le  mettait  en  rage?  Or  la  conscience  de  l'ami 
n'a  rien  reproché  à  Voltaire,  et  dans  sa  lettre  «  sur 
les  ailleurs  anglais  qui  ont  écrit  contre  la  religion  », 
il  a  fait  figurer  sans  scrupule,  —  à  côté  de  théolo- 
giens comme  Warburton  ou  Tillotson,  —  et  Jeremy 
Taylor,  une  des  gloires  de  l'anglicanisme,  et  le  doyen 
Swift,  qui  certes  eût  été  peu  flatté  de  se  trouver 
en  cette  compagnie  1. 

Si  donc  on  défalque  tout  ce  que  le  parti  pris  et  la 
mauvaise  foi  ont  dicté  à  Voltaire  sur  la  littérature 
anglaise,  la  part  de  la  pure  critique,  impartiale  et 
compréhensive,  reste  peu  étendue.  Mais  il  faut  dire 
que  cetle  part  du  moins  est  curieuse  et,  à  certains 
égards,  très  neuve.  Si  la  critique  littéraire  est  l'art  de 
comprendre  les  œuvres  étrangères  en  elles-mêmes  et 
pour  elles-mêmes,  il  y  a  dans  les  Lettres  anglaises 
deux  ou  trois  chapitres  où  le  vif  et  curieux  esprit  de 
Voltaire  a  été  vraiment  critique. 

De  la  littérature  anglaise,  il  goûte  d'abord  et  il 
cite  les  poètes  de  la  Restauration,  les  Rochester,  les 
Waller,  les  Dorset  et  les  Roscommon.  Quoique  très 
français  par  le  goût,  ils  étaient  à  peine  connus  en 
France.  En  traduisant  un  fragment  d'une  satire  de 
Rochester,  Voltaire  cherche  à  donner  quelque  idée 
à  son  lecteur  de  «  la  licence  impétueuse  du  style 
anglais  ».  On  peut  trouver  qu'il  n'y  réussit  pas.  L'in- 
tention, du  moins,  était  bonne. 

Il  a  été  plus  heureux  avec  l'une  des  productions  les 
plus  singulières,  et  assurément,  les  plus  purement 
anglaises,   de  la  même  période,  avec  le  poème  de 

1.  Sur  Swift,  voir  la  cinquième  des  Lettres  à  S.  A.  le  prince 
de  ***  (t.  XXVI,  p.  480),  et  la  lettre  à  Mme  du  Deiïand,  du 
13  octobre  1759. 


LE    CRITIQUE    LITTÉRAIRE.  85 

Hudibras,  de  Butler.  Évidemment,  la  grosse  raillerie, 
le  ricanement  sauvage  et  insultant  de  Butler,  cet  art 
inférieur,  mais  très  personnel,  de  découper  l'histoire 
et  la  vie  en  caricatures  gigantesques,  tout  cela  lui 
plaît.  Peu  s'en  faut  qu'il  ne  mette  Butler  au-dessus 
de  Milton.  C'est  un  maître  du  rire  :  «  Un  homme  qui 
aurait  dans  l'imagination  la  dixième  partie  de  l'es- 
prit comique,  bon  ou  mauvais,  qui  règne  dans  cet 
ouvrage,  serait  encore  très  plaisant  '.  »  Notre  Satyre 
Ménippée  est  «  très  médiocre  »  auprès  de  ce  chef- 
d'œuvre.  Ni  les  platitudes  du  poème,  ni  l'ordure,  ni 
ces  petits  vers  bouffons  et  pesants,  ni  ces  relents  de 
cuisine  et  d'écurie,  qui  font  de  l'œuvre  de  Butler  un 
poème  bizarre  et  presque  monstrueux,  rien  de  tout 
cela  n'a  rebuté  Voltaire.  Il  a  ricané  sans  scrupule  au 
spectacle  de  ces  marionnettes  criardes.  Il  s'est  ébaudi 
avec  la  valetaille,  applaudissant  Hudibras  qui 

Tout  rempli  d'une  sainte  bile, 
Suivi  de  son  grand  écuyer, 
S'échappa  de  son  poulailler, 
Avec  son  sabre  et  l'Évangile  2. 

Et  de  même,  il  a  goûté  la  savoureuse  et  cynique 
comédie  anglaise  de  la  Restauration.  Il  en  aime  le 
naturel  un  peu  rude  et  la  peinture,  fidèle  jusqu'à 
l'impudence,  de  la  vie  commune.  Certes,  ce  naturel 
ne  va  pas  sans  grossièreté,  ni  cette  peinture  sans 
bassesse.  Mais  enfin  bassesse  et  grossièreté  font 
partie  des  mœurs  anglaises,  et  les  Anglais  ont  modelé 
leur  comédie  sur  leurs  mœurs.  Leur  climat  faisant  des 
misanthropes,  ils  ont  mis,  par  la  plume  de  Wycher- 
ley,  des  misanthropes  à  la  scène.  Cela  manque  assu- 


1.  Lettre  XXII. 

2.  Voltaire  a  toujours  aimé  Hudibras  :  cf.  Nichols,  Illustra- 
tions of  the  eighteenth  century,  t.  III,  p.  122. 


86  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

rément  de  «  finesse  »  et  de  «  bienséance  ».  Cela  est 
trop  «  hardi  pour  nos  mœurs  »,  et  ce  théâtre  n'est  pas 
l'école  de  toutes  les  vertus.  Mais  il  faut  avouer  que 
c'est  «  l'école  de  l'esprit  et  du  bon  comique  ».  Clas- 
sique par  les  hautes  parties  de  son  esprit,  Voltaire  a 
toujours  eu  un  goût  secret  pour  les  plaisanteries 
grasses,  qui  trouvent  amplement  à  se  satisfaire  dans 
le  théâtre  de  Wycherley,  dans  Congreve  —  ou  dans 
Swift,  ce  «  Rabelais  de  l'Angleterre  »,  dont  les  œuvres 
sont  «  d'un  goût  singulier  et  inimitable  »  et  dont 
Voltaire  a  été  l'un  des  rares  Français  qui  ont  plei- 
nement goûté  Y  humour.  «  Un  homme,  écrivait-il,  qui 
n'a  lu  que  les  auteurs  classiques  méprise  tout  ce  qui 
est  écrit  dans  les  langues  vivantes;  et  celui  qui  ne 
sait  que  la  langue  de  son  pays  est  comme  ceux  qui 
n'étant  jamais  sortis  de  la  cour  de  France,  pré- 
tendent que  le  reste  du  monde  est  peu  de  chose,  et 
que  qui  a  vu  Versailles  a  tout  vu1.  »  Voltaire  —  au 
moment  où  il  écrit  les  Lettres  anglaises  —  a  très  sin- 
cèrement essayé  de  voir,  et  de  bien  voir,  autre  chose 
que  Versailles. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  le  féliciter  d'avoir  com- 
pris Pope,  dont  «  les  sujets,  pour  la  plupart,  sont  géné- 
raux et  du  ressort  de  toutes  les  nations  »;  il  convient 
au  contraire  de  louer  sa  brève,  mais  significative 
appréciation  des  tragiques  anglais,  de  ces  tragi- 
ques «  barbares  »,  mais  «  qui  ont  des  lueurs  éton- 
nantes au  milieu  de  cette  nuit».  Il  a  très  bien  noté 
que  si  la  langue  d'un  Shakespeare  ou  son  imagina- 
tion nous  semblent  «  hors  de  nature  »,  c'est  que  son 
style  est  «  trop  copié  des  écrivains  hébreux,  si  rem- 
plis de  l'enflure  asiatique  ».  Le  premier  sans  doute 
des     critiques     français,    Voltaire   a    signalé    cette 

1.  Essai  sur  la  poésie  épique,  chap.  i. 


LE    CRITIQUE    LITTERAIRE.  87 

parenté  du  génie  britannique  et  du  génie  de  la 
Bible,  qui  est  le  premier  des  livres  anglais.  Il  a  pres- 
senti combien  cette  poésie  nous  est  étrangère  et  à 
quel  point  elle  est  liée  au  sol  qui  Ta  vu  naître  :  «  Le 
génie  poétique  des  Anglais  ressemble,  jusqu'à  pré- 
sent, à  un  arbre  touffu  planté  par  la  nature,  jetant 
au  hasard  mille  rameaux,  et  croissant  inégalement 
avec  force.  Il  meurt  si  vous  voulez  forcer  la  nature  et 
le  tailler  en  arbre  des  jardins  de  Marly.  »  C'est  une 
indication,  plutôt  qu'une  démonstration.  De  cette 
littérature  poétique,  Voltaire,  à  vrai  dire,  ne  dit 
presque  rien  de  précis,  ni  surtout  rien  qu'on  n'eût 
déjà  dit.  Les  quelques  pages  de  Shakespeare  qu'il 
traduit  sont  des  exemples  très  insuffisants.  Encore 
une  fois,  les  Lettres  philosophiques  ne  sont  pas  un 
tableau  de  la  littérature  anglaise  :  qui  voudrait  y 
chercher  un  aperçu  complet  de  cette  littérature  vers 
1730,  serait  fort  déçu.  En  revanche,  elles  donnaient 
envie  de  la  connaître,  et  cela  était  essentiel.  Moitié 
par  dépit,  moitié  par  admiration  sincère,  Voltaire  se 
fait  l'apologiste  et  l'introducteur  du  goût  anglais, 
quitte  à  le  combattre,  en  désavouant  ses  propres 
déclarations,  quelques  années  plus  tard.  Bien  mieux, 
il  loue  avec  feu  et  s'échauffe  volontiers.  «  M.  de  Vol- 
taire, disaient  les  gazettes  de  Hollande  l,  n'est  point 
de  ces  juges  froids  qui  n'ont  que  de  l'esprit,  et  que  le 
plaisir  de  critiquer  rend  insensibles  à  celui  d'admirer 
et  d'être  touché.  Il  loue  en  homme,  et  en  homme  de 
génie,  les  beaux  morceaux  dont  il  parle.  » 

C'est  pourquoi  les  Lettres  anglaises  restent  une  date 
dans  l'histoire  de  la  critique.  L'opinion,  préparée 
par  les  réfugiés,  fortement  ébranlée  par  Murait  et 
par  Prévost,  a  été  décidément  entraînée  par  Voltaire. 

1.  Biblioth.  britannique,  1733,  t.  II,  p.  121-122. 


88  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

Les  dix  années  qui  suivirent  la  publication  des 
Lettres  assurèrent  en  France  le  succès  de  la  littéra- 
ture anglaise.  Quatre  ans  après,  J.-B.  Rousseau  cons- 
tate avec  regret  les  progrès  de  «  ce  malheureux 
esprit  anglais  qui  s'est  glissé  parmi  nous  depuis 
vingt  ans  1  ».  Vers  la  même  époque,  l'abbé  du 
Resnel,  traducteur  de  Pope,  constate  que  l'étude  de 
l'anglais  se  répand  et  que  les  plus  illustres  écrivains 
de  ce  pays  ne  nous  sont  plus  inconnus.  Il  ajoute,  il 
est  vrai,  que  «  cette  espèce  de  liaison  est  encore  trop 
récente  «  pour  le  persuader  »  que  nous  soyons  bien 
disposés  à  sympathiser  ensemble  »,  et  regrette  le  dis- 
crédit où  tombent  les  livres  italiens  -.  Mais  cinq  ans 
après,  Goujet  affirme  que  «  la  poésie  anglaise  n'est 
guère  moins  connue  aujourd'hui  que  celle  des  Ita- 
liens et  des  Espagnols  3  ».  Les  Mémoires  de  Trévoux 
constatent  que  la  France  devint  «  bien  bonne  amie 
de  la  littérature  d'Angleterre  »,  et  s'en  inquiètent  *. 
La  Correspondance  littéraire  note  que  la  mode  des 
ouvrages  traduits  de  l'anglais  dure  «  plus  longtemps 
que  les  modes  n'ont  coutume  de  durer  en  ce  pays-ci 5  ». 
Fréron  écrit  en  1755  :  «  Il  n'y  a  guère  plus  de  qua- 
rante ans  qu'un  homme  qui  se  serait  avisé  de  parler 


1.  Lettre  à  Louis  Racine,  Bruxelles,  18  mai  1138. 

2.  Les  principes  de  la  morale  et  du  goût,  traduits  de  l'anglais 
de  M.  Pope.  Paris..  1737,  in-8,  p.  xxiu. 

3.  Bibliothèque  française,  t.  VII,  p.  189  :  «  Le  commerce  que 
nous  avons  avec  les  Anglais,  l'étude  que  l'on  fait  de  leur 
langue,  le  zèle  de  nos  écrivains  pour  traduire  leurs  ouvrages, 
sont  autant  de  voies  qui  nous  ont  facilité  la  connaissance  du 
goût  et  du  génie  de  leur  poésie.  »  —  Cf.  Silhouette,  Introduc- 
tion à  la  traduction  de  l'Essai  sur  V homme,  Londres,  1741,  in-4. 

4.  Octobre  1749.  —  Cf.  V esprit  des  journalistes  de  Trévoux. 
Paris,  1771,  t.  11,  p.  491  :  «  On  dirait  que  les  productions  de  ce 
pays  deviennent  parmi  nous  le  germe  de  toutes  ces  opinions 
hardies  qui  ont  fait  en  Angleterre  autant  de  chrétiens  impies 
que  de  mauvais  citoyens.  » 

5.  1er  août  1753. 


INFLUENCE  DES  «  LETTRES  ANGLAISES  ».      89 

d'une  tragédie  et  d'une  comédie  anglaise,  se  serait  fait 
siffler  dans  une  société  de  bon  ton....  Nous  avons  vu 
avec  assez  de  surprise  que  cette  nation  égalait  la 
nôtre  en  génie,  la  surpassait  en  force,  et  ne  lui 
cédait  que  la  délicatesse  et  le  goût  l.  »  On  m'excu- 
sera de  citer  tant  de  témoignages  d'une  révolution 
si  considérable  dans  le  goût  français. 

Il  restait  un  progrès  encore  à  faire,  ou,  suivant  le 
point  de  vue  dont  on  envisage  les  choses,  une  faute 
à  commettre.  C'était,  après  avoir  excité  la  curiosité 
au  sujet  des  œuvres  anglaises,  d'en  recommander 
l'imitation.  Voltaire  n'a  pas  reculé  devant  cette  con- 
séquence. 

Tout  dans  l'histoire  de  la  littérature  n'est-il  pas 
imitation  et  emprunt?  Montesquieu  emprunte  à 
Marana,  Boiardo  à  Pulci,  l'Arioste  à  Boiardo.  Les 
Anglais  nous  ont  pillés  souvent,  et  sans  le  dire.  Les 
livres  sont  comme  «  le  feu  de  nos  foyers  ».  On  va 
prendre  son  feu  chez  le  voisin,  on  l'allume  chez  soi, 
on  le  communique  à  d'autres,  et  il  appartient  à  tous. 
Heureux  qui  sait  emprunter  à  propos  !  Puis  donc 
que  les  Anglais  ont  beaucoup  profité  des  ouvrages  de 
notre  langue,  «  nous  devrions  à  notre  tour,  emprunter 
d'eux  après  leur  avoir  prêté  2  ». 

Le  conseil  venait  à  son  heure,  et  il  fut  suivi. 

1.  Journal  étranger,  septembre  1755,  p.  4.  —  Voir  aussi  La 
Harpe,  Cours  de  lût.,  t.  III,  p.  208. 

2.  T.  XXII,  p.  177,  note.  —  En  1156,  Voltaire,  trouvant  sans 
doute  que  le  conseil  était  trop  suivi,  supprime  ce  passage. 


CHAPITRE  III 


DES  CAUSES  QUI  ONT  PREPARE,  AVANT  ROUSSEAU, 
LE  SUCCÈS  DU  COSMOPOLITISME  EN  FRANCE 

I.  Circonstances  qui  ont  aidé,  dans  la  première  moitié  du 
siècle,  la  diffusion  du  cosmopolitisme.  —  Abaissement  de 
l'idée  de  patrie.  —  Épuisement  de  la  littérature  nationale. 

IL  Diffusion  de  l'esprit  scientifique,  et  ses  conséquences 
littéraires. 

III.  Rôle  de  Jean-Jacques  Rousseau  par  rapport  à  l'influence 
anglaise  :  il  unit  en  lui  le  génie  germanique  et  le  génie 
latin. 

I 

Les  réfugiés  et  Murait,  Voltaire  et  l'abbé  Prévost 
ont  préparé  l'opinion  à  l'influence  de  la  littérature 
anglaise,  et,  par  elle,  des  littératures  du  Nord  en 
France.  Les  uns  volontairement  et  sciemment,  les 
autre  par  simple  curiosité  d'esprit,  et  sans  mesurer 
la  portée  de  leur  tentative,  ils  ont  contribué  à  dimi- 
nuer le  prestige  séculaire  des  littératures  classiques, 
en  faisant  entrevoir  à  l'esprit  français  une  littérature 
autochtone,  du  moins  en  apparence,  profondément 
originale  et,  au  lieu  d'être  fondée  sur  la  tradition, 
orientée  tout  entière  vers  le  progrès. 

«  Il  semble,  écrivait  Gottsched  dès  1739,  que  les 
Anglais  se  disposent  à  chasser  les  Français  d'Alle- 
magne l.  »  L'invasion  de  la  littérature  anglaise  fut 

1.  Lettre  manuscrite  conservée  à  la  bibliothèque  de  Zurich 
et  citée  par  M.  de  Greierz,  dans  son  Murait. 


L  IDEE    DE    PATRIE.  91 

plus  lente  parmi  nous.  Cependant,  de  1700  à  1760 
environ,  quelques  vulgarisateurs  préparent  le  «  croi- 
sement »  de  l'esprit  français.  Beaucoup  de  circon- 
stances les  ont  aidés  dans  leur  tentative. 

En  premier  lieu,  il  faut  le  dire,  rabaissement  sin- 
gulier de  Tidée  de  patrie.  «  Le  xvme  siècle,  a-t-on  écrit 
justement,  n'a  été  ni  chrétien  ni  Français  l.  »  C'est 
pourquoi  il  n'a  pas  maintenu  en  littérature  plus 
qu'ailleurs  ce  qui  était  considéré  depuis  deux  siècles 
comme  la  tradition  nationale.  Il  est  curieux  de  noter 
que  les  recrudescences  de  l'anglomanie  coïncident 
précisément  avec  nos  plus  cruelles  défaites  ou  avec 
les  traités  les  plus  désastreux.  Jamais  notre  admi- 
ration de  l'Angleterre  ne  fut  plus  vive  qu'aux  envi- 
rons de  1748,  de  1763  ou  de  la  guerre  d'Amérique. 
Pendant  la  guerre  de  Sept  Ans ,  elle  atteint  au 
délire.  En  vain  quelques  patriotes  élèvent  la  voix 
contre  «  cette  abominable  contrée,  asile  affreux  des 
sauvages  de  l'Europe,  où  la  raison,  l'humanité,  la 
nature  ne  peuvent  faire  entendre  leur  voix  2  ».  En 
vain  pleuvent  les  pamphlets  et  les  satires.  —  On  lit 
dans  un  poème  de  1762  : 

Tigres  de  sang  nourris,  vos  Lockes,  vos  Newtons, 
Ne  vous  ont  pas  dicté  ces  barbares  leçons. 
C'est  d'eux  que  s'élevait  votre  éclat  immortel; 
Ils  vous  avaient  absous  des  forfaits  de  Cromwel  3. 

L'auteur  d'un  Petit  catéchisme  politique  des  Anglais, 
par  demandes  et  par  réponses  4,  essaie,  à  la  suite  de 
l'affaire  de   Port-Mahon,   de    réveiller  le  sentiment 

1.  E.  Faguet,  xvme  siècle,  Préface. 

2.  Les  Sauvages  de  l'Europe,  Berlin,  4150.  (Voir  le  Journal  ency- 
clop.,  1er  juin  1764.) 

3.  D'Arnauld,  A  la  Nation,  1762. 

4.  1756.  (Journal  encyclopédique,   septembre  1756.)  —  Voir 
aussi  V Adresse  à  la  nation  anglaise,  poème  patriotique,  par  un 


92  L  INFLUENCE    ANGLAISE   AVANT   ROUSSEAU. 

national  :  «  Comment  définissons-nous  la  politique? 
fait-il  dire  aux  Anglais.  —  C'est  la  science  pratique 
de  tout  ce  qui  est  injuste  et  déshonnête.  —  Qu'est-ce 
que  le  droit  de  la  nature?  —  C'est  un  vieux  code  du 
cœur  humain,  que  nous  venons  de  rectifier  sur  des 
exemplaires  qui  ne  se  trouvent  qu'en  Barbarie....  — 
Qu'est-ce  qu'un  traité?  —  C'est  la  chose  du  monde 
dont  nous  nous  soucions  le  moins.  —  Qu'est-ce  que 
des  limites?  —  C'est  ce  que  nous  n'avons  point 
envie  de  savoir.  —  Qu'est-ce  que  des  amis?  —  C'est 
ce  que  nous  n'aurons  jamais.  » 

Ils  en  avaient  cependant,  et  de  très  chauds.  Gibbon, 
qui  visita  Paris  en  1763,  écrit  :  «  Nos  opinions,  nos 
mœurs,  même  nos  habits  étaient  adoptés  en  France; 
un  rayon  de  gloire  nationale  illuminait  tout  Anglais, 
dont  on  supposait  toujours  qu'il  était  né  patriote  et 
philosophe1.  »  — Voltaire  demandait  un  jour  à  Sher- 
lock :  «  Comment  avez-vous  trouvé  les  Français?  — 
Aimables  et  spirituels,  lui  répondit  son  hôte;  je  ne 
leur  ai  remarqué  qu'un  seul  défaut  :  ils  imitent  trop 
les  Anglais  2.  »  Au  lendemain  même  de  la  paix 
désastreuse  qui  nous  enlève  nos  plus  belles  colonies,. 
Favart  célèbre  l'union  des  deux  peuples  dans  Y  An- 
glais à  Bordeaux  : 

Le  courage  et  l'honneur  rapprochent  les  pays, 
Et  deux  peuples  égaux  en  vertus,  en  lumières, 
De  leurs  décisions  renversent  les  barrières, 
Pour  demeurer  à  jamais  amis  3. 

citoyen,  Paris,  1757,  in-12  :  «  On  a  cru,  dit  l'auteur  en  termes- 
bien  significatifs,  qu'il  était  permis  de  dire  hautement  la 
vérité  à  une  nation  qui  la  dit  si  hardiment  à  ses  rois  »  ;  —  et 
La  différence  du  patriotisme  national  chez  les  Fiançais  et  chez 
les  Anglais  (par  Basset  de  la  Marelle,  Paris,  1766),  où  l'auteur 
signale  fortement  l'alfaiblissement  du  sentiment  patriotique. 

1.  Mémoires,  chap.  xv. 

2.  Lettres  d'un  voyageur  anglais,  p.  135. 

3.  Le  traité  de  Paris  est  de  février.  La  pièce  est  de  mars  1"63~ 


LIDEE   DE    PATRIE.  93 

Telle  était  la  singulière  mollesse  du  sentiment 
national  que  ces  vers  furent  applaudis  à  tout  rompre, 
et  que  l'auteur,  traîné  sur  la  scène,  fut  acclamé. 

Il  faut  donc  noter,  comme  une  des  causes  qui  pro- 
pagèrent l'anglomanie,  l'affaiblissement  de  l'idée  de 
patrie. 

Par  une  étrange  contradiction,  nous  admirions  chez 
nos  voisins  les  vertus  mêmes  qui  nous  faisait  le  plus 
défaut.  Leur  patriotisme,  même  sauvage  et  brutal, 
nous  faisait  envie  !.  Dès  1728,  Marivaux  s'étonnait  de 
ces  contradictions  dans  une  page  charmante  :  «  C'est, 
disait-il,  une  plaisante  nation  que  la  nôtre  :  sa  vanité 
n'est  pas  faite  comme  celle  des  autres  peuples;  ceux-ci 
sont  vains,  tout  naturellement,  ils  n'y  cherchent  point 
de  subtilité  ;  ils  estiment  tout  ce  qui  se  fait  chez  eux 
cent  fois  plus  que  tout  ce  qui  se  fait  partout  ailleurs  ; 
ils  n'ont  point  de  bagatelles  qui  ne  soient  au-dessus 
de  tout  ce  que  nous  avons  de  plus  beau;  ils  en  par- 
lent avec  un  respect  qu'ils  n'osent  exprimer,  de  peur 
de  le  gâter;  et  ils  croient  avoir  raison,  ou,  si  quel- 
quefois ils  ne  le  croient  point,  ils  n'ont  garde  de  le 
dire;  car  où  serait  l'honneur  de  la  patrie?  Et  voilà 
ce  qu'on  appelle  une  vanité  franche....  Mais  nous 
autres  Français,  il  faut  que  nous  touchions  à  tout,  et 
nous  avons  changé  tout  cela;  vraiment!  nous  y 
entendons  bien  plus  de  finesse,  nous  sommes  bien 
autrement  déliés  sur  l'amour-propre.  Estimer  ce  qui 

L'auteur  la  soumit  à  l'ambassadeur  d'Angleterre,  qui  en  modifia 
le  titre,  et  en  fit  précéder  la  représentation  de  celle  de  Brutus, 
«  tragédie  patriotique  dans  le  goût  anglais  ».  —  Le  Journal 
encyclopédique  écrit,  à  la  suite  de  ce  succès  scandaleux  : 
«  Qu'à  Paris,  on  présente  les  Anglais  comme  un  peuple  grand, 
généreux,  qui  cherche  à  faire  assaut  de  talents  et  de  vertus 
avec  les  Français,  l'auteur  fait  sa  charge,  et  en  l'applaudissant 
le  public  fait  la  sienne  »  (1er  mars  1763). 

1.  Cf.  les  Lettres  de  Bolingbroke  sur  le  patriotisme,  traduites 
par  le  comte  de  Bissy. 


94  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

se  fait  chez  nous!  eh!  où  en  serait-on,  s'il  fallait 
louer  ses  compatriotes?  ils  seraient  trop  glorieux,  et 
nous  trop  humiliés;  non,  non,  il  ne  faut  pas  donner 
cet  avantage-là  à  ceux  avec  qui  nous  vivons  tous  les 
jours,  et  qu'on  peut  rencontrer  partout.  Louons 
les  étrangers,  à  la  bonne  heure;  ils  ne  sont  pas  là 

pour    en    devenir    vains Voilà    votre    portrait, 

Messieurs  les  Français.  On  ne  saurait  croire  le  plaisir 
qu'un  Français  prend  à  dédaigner  nos  meilleurs 
ouvrages,  et  à  leur  préférer  les  fariboles  venues  de 
loin.  Ces  gens-là  pensent  plus  que  nous,  dit-il,  en 
parlant  des  étrangers  :  et  dans  le  fond,  il  ne  le  croit 
pas,  et,  s'il  s'imagine  qu'il  le  croit,  je  l'assure  qu'il 
se  trompe.  Eh!  que  croit-il  donc?  Rien;  mais  c'est 
qu'il  faut  que  l'amour-propre  de  tout  le  monde  vive.... 
Quand  il  met  les  étrangers  au-dessus  de  son  pays, 
Monsieur  n'est  plus  du  pays  au  moins,  c'est  l'homme 
de  toute  nation  l...  »,  c'est  le  cosmopolite. 

Être  l'homme  «  de  toute  nation  »,  n'être  pas  «  du 
français  pays  »,  c'est  l'un  des  rêves  des  écrivains  du 
xvme  siècle;  et  c'est  l'une  des  raisons  pour  lesquelles 
«  les  fariboles  venues  de  loin  »  ont  fait  leur  chemin. 
L'un  des  traits  du  «  philosophe  »,  n'est-ce  pas  préci- 
sément le  parfait  détachement  de  ce  lien  national,  qui 
pourrait  bien  être  un  des  préjugés  les  plus  absurdes 
légués  par  les  vieux  âges?  Où  Marivaux  se  trompe, 
c'est  quand  il  ne  voit  là  qu'une  mode.  C'est  l'une  des 
tendances  profondes  du  siècle,  un  de  ses  caractères 
essentiels.  Or  ce  qui  distingue  les  nations,  ce  qui  dif- 
férencie les  races,  c'est  proprement  la  littérature  ou 
l'art,  c'est-à-dire  l'expression  des  mœurs  et  du  génie 
intime.  Ce  qui  les  unit,  c'est  au  contraire  l'esprit 
philosophique  ou  scientifique.  L'art   est    infiniment 

1.  L'Indigent  philosophe,  5e  feuille  (1728). 


STERILITE    LITTERAIRE.  95 

varié,  la  philosophie  est  une.  La  relativité  de  l'un 
s'oppose  à  l'universalité  de  l'autre.  Et,  par  une  con- 
séquence naturelle,  plus  le  prestige  de  la  science 
augmente,  plus  le  pouvoir  de  l'art  diminue. 

Ces  deux  conséquences  se  vérifient  dans  la  pre- 
mière moitié  du  xviir0  siècle. 

Les  vingt  premières  années  en  sont  littérairement 
infécondes.    Ce   n'est   guère    qu'une   liquidation   du 
grand  siècle.   Un  à  un,  les  survivants  de  la  grande 
époque  disparaissent  :  en  1 704,  Bossuet  et  Bourdaloue  ; 
en  1706,  Bayle;  en  1707,  Vauban  etMabillon;  en  1711, 
Boileau;  en  1715,  avec  Louis  XIV,  Fénelon  et  Male- 
branche.   Au  contraire,  les  écrivains  marquants  du 
wiii0  siècle  ne  font  que  de  naître  :  Duclos  en  1704, 
Buffon  en  1707,  Gresset  et  Mably  en  1709,  Rousseau 
en   1712,    Diderot   et    Raynal    en    1713,    Helvétius, 
Vauvenargues    et    Condillac    en   1715,    d'Alembert 
en  1717,  Fréron  en  1718;  Marmontel,  d'Holbach  et 
Grimm  en  1723.  Fontenelle  seul  —  et  c'est  son  ori- 
ginalité —  fait,  avec  Lesage,  le  trait  d'union  entre 
les  deux  siècles.  Montesquieu,  Voltaire,   Marivaux, 
Prévost,  en  sont  à  leurs  débuts,  et  d'ailleurs  ouvrent 
le  feu. 

En  même  temps  que  l'heure  des  disparitions,  c'est 
celle  des  publications  posthumes  :  les  Sermons  de 
Bourdaloue,  en  1707;  la  Politique  tirée  de  V Ecriture 
Sainte,  en  1709;  les  Mémoires  de  Retz,  en  1717;  les 
Dialogues  sur  l'éloquence  de  la  chaire,  en  1718,  en 
attendant  le  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de 
soi-même  (1722),  les  Mémoires  de  Mme  de  Motte- 
ville  (1723),  les  Lettres  de  Mme  de  Sévigné  (1726), 
les  Elévations  sur  les  Mystères  et  le  Traité  de  la  con- 
cupiscence (1727  et  1731).  Il  faut  voir  avec  quel  mépris 
les  journaux  de  Hollande  —  ces  avant-coureurs  du 
siècle  —  accueillent  ces  œuvres  retardataires.  Visi- 


$6  L  INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

blement,  les  années  d'attente  paraissent  longues  et 
vides.  L'opinion  flotte  entre  une  admiration  qui 
s'éteint  et  un  besoin  vague,  et  encore  non  satisfait, 
de  nouveautés  :  attente  inquiète  d'une  littérature 
nouvelle  que  les  œuvres  anglaises  viendront  à  point 
pour  satisfaire. 

Car,  si  le  xvir3  siècle  se  prolonge,  par  une  sorte  de 
vitalité  posthume,  dans  les  premières  années  du 
xvme,  l'esprit  nouveau  ne  s'affirme  encore  dans  aucune 
œuvre  décisive.  Œdipe  n'est  que  de  1718,  les  Lettres 
persanes  de  1721.  Les  genres  épuisés  végètent  péni- 
blement. Il  faut  la  complaisance  des  contemporains 
pour  s'échauffer  aux  tragédies  de  Crébillon  ou  de 
Lagrange-Chancel.  En  comédie,  avec  les  dernières 
œuvres  de  Boursault  ou  de  Regnard,  les  premières  de 
Dufresny  ou  de  Destouches,  c'est  l'influence  de 
Molière  qui  se  prolonge  et  s'épuise.  Seul,  Turcaret  — 
dont  la  forme  reste  d'ailleurs  toute  traditionnelle  — 
fait  exception  en  1709. 

En  histoire,  en  politique,  en  morale,  ces  années  sont 
stériles.  Quelques  serinons  de  Massillon  font  pres- 
sentir une  éloquence  nouvelle,  plus  accommodée  au 
siècle,  plus  mondaine,  moins  solide  aussi  et  moins 
religieuse  que  celle  des  Bossuet  et  des  Bourdaloue. 
La  littérature  d'imagination  languit  :  seul,  Gil  Blas 
commence  à  paraître  en  1715.  L'une  des  rares 
œuvres  marquantes  de  cette  époque  ingrate,  les 
Mémoires  du  chevalier  de  Grammont,  sont  l'œuvre  d'un 
étranger  et,  au  surplus,  l'un  des  livres  qui  ont  le  plus 
contribué  à  faire  connaître  l'Angleterre  parmi  nous. 

J'ai  dit  le  parti  que  les  réfugiés  ont  essayé  de  tirer 
de  cette  infécondité  de  notre  littérature  pour  nous 
imposer  une  littérature  voisine,  et  comment  ils  ont 
réussi  sinon  à  la  naturaliser  en  France,  du  moins 
à  exciter  l'attention  à  son  endroit.  Peu  à  peu,  cette 


LA    SCIENCE    ANGLAISE.  97 

littérature  va  devenir  le  refuge  de  tous  ceux  que  la 
stérilité  de  notre  art  classique  exaspère.  Tout  ce  que 
celui-ci  perdra,  la  littérature  anglaise  le  gagnera. 


Il 


L'esprit  scientifique  et  philosophique,  d'autre  part, 
prépare  le  succès  des  œuvres  anglaises. 

Depuis  le  xvne  siècle,  l'Angleterre  apparaissait 
comme  la  patrie  de  la  science  expérimentale.  Dès 
1665,  le  Journal  des  savants  affirmait  que  «  la  belle 
philosophie  y  fleurit  plus  qu'en  aucun  autre  lieu  du 
monde  l  ».  Chapelain  écrivait  à  Vossius  sur  les 
Anglais  :  «  Ils  sont  doctes,  curieux  et  libres,  et  l'on 
n'en  doit  guère  rien  attendre  que  de  bon  2.  »  «  Les 
Anglais,  disait  le  P.  Rapin  quelques  années  plus 
tard,  par  cette  profondeur  de  génie  qui  est  ordinaire 
à  leur  nation,  aimèrent  les  méthodes  profondes, 
abstruses,  recherchées;  et  par  un  attachement  opi- 
niâtre au  travail,  s'appliquèrent  à  observer  la  nature 
encore  plus  que  les  autres  nations  3.  »  Et  La  Fon- 
taine : 

Les  Anglais  pensent  profondément  : 
Leur  esprit,  en  cela,  suit  leur  tempérament  ; 
Creusant  tous  les  sujets  et  forts  d'expériences, 
Us  étendent  partout  l'empire  des  sciences  4. 

Le  grand  nom  de  celui  dont  on  a  dit  qu'il  était 
«  le  type  en  quelque  sorte,  ou  la  gravure  avant  la 
lettre  du  génie  anglais  5  »,  Bacon,  symbolisait  toutes 

1.  30  mars  1665. 

2.  Lettres  de  Chapelain,  éd.  Tamizey  de  Larroque,  t.  II, 
p.  393. 

3.  Œuvres,  1725,  t.  II,  p.  365.  — Le  passage  est  de  1676. 

4.  Le  Renard  anglais,  publié  en  1694. 

5.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  45. 

7 


98  L'INFLUENCE   ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

les  aspirations  que  les  sciences  d'observation  com- 
mençaient à  faire  naître  et  que  Newton  réalisa  si 
magnifiquement.  Lui  qui  a  parlé  si  éloquemment  du 
progrès  et  si  dédaigneusement  de  la  tradition,  lui 
qui  estimait  que  «  les  découvertes  doivent  être 
demandées  à  la  lumière  de  la  nature,  et  non  aux 
ténèbres  de  l'antiquité  »,  faut-il  s'étonner  qu'il  ait 
été,  aux  yeux  d'un  d'Alembert,  «  le  plus  grand,  le 
plus  universel  et  le  plus  éloquent  des  philosophes  *  »? 
Or,  ce  que  Bacon  avait  espéré,  Newton  le  réalisait. 
Les  cieux,  suivant  le  mot  de  Voltaire,  racontaient  la 
gloire  de  l'auteur  des  Principia  et  de  Y  Optique.  La 
science  anglaise,  de  jour  en  jour  plus  glorieuse,  a 
produit  l'effet,  aux  contemporains  de  Voltaire  et  de 
Maupertuis,  du  plus  grand  renouvellement  de  l'esprit 
humain  depuis  l'antiquité.  Elle  a  plus  fait,  pour  la 
gloire  du  génie  anglais,  que  tous  les  Addison  et  tous 
les  Pope  réunis.  La  méthode  expérimentale  —  la 
méthode  baconienne  —  s'opposait  triomphalement  à 
la  méthode  toute  française  de  Descartes.  «  Je  crois, 
écrivait  Le  Clerc,  que  le  monde  commence  à  revenir 
de  cet  air  décisif  que  Descartes  avait  introduit  en 
débitant  des  conjectures  pour  des  démonstrations,  et 
on  ne  voit  pas  un  habile  homme  qui  soit  autant  sys- 
thématique,  pour  ainsi  dire,  qu'il  était.  Les  Anglais 
surtout  sont  ceux  qui  en  sont  le  plus  éloignés  2.  » 

Dès  lors,  sur  le  nom  de  Newton,  se  groupe,  de 
1700  à  1740,  tout  le  «  parti  anglais  »,  depuis  Mauper- 
tuis, le  premier  «  newtonien  »  déclaré  qu'il  y  ait  eu 
en  France  3,  jusqu'à  Voltaire,  vulgarisateur  éloquent 


1.  Disc,  prélim.  de  l'Encycl. 

2.  Lettre  à  Louis  Tronchin,  ap.    Sayous,   La  litt.  franc,  à 
l'étr.,  t.  Il,  p.  41. 

3.  Discours  sur  la  Figure  des  astres,  1132.  —  Cf.  d'Alembert, 
Disc,  prélim. 


LA    SCIENCE   ANGLAISE.  99 

de  la  physique  nouvelle  *.  «  Plusieurs  de  nos  savants, 
écrit  un  témoin  en  1745,  se  sont  déjà  rangés  sous  la 
bannière  anglaise....  Avec  quelle  emphase  n'exaltent- 
ils  pas  tout  ce  qui  nous  vient  de  ce  pays-ci  !  Avec  quelle 
ardeur  ne  cherchent-ils  pas  à  faire  des  prosélytes! 
Si  Ton  en  croit  ces  espèces  de  fanatiques,  il  n'y  a 
d'hommes  véritables  que  les  Anglais  :  on  ne  peut 
faire  un  pas  dans  la  philosophie  et  dans  les  lettres 
sans  l'étude  de  leur  langue  :  elle  est,  selon  eux,  la 
clef  de  toutes  les  sciences;  ils  la  regardent  comme 
la  seule  qui  soit  riche,  la  façon  de  penser  des  Anglais, 
comme  la  seule  qui  soit  juste,  et  leur  manière  de 
vivre,  comme  la  seule  qui  soit  raisonnable  2.  » 

Ainsi  le  culte  de  la  science  anglaise,  en  tournant 
tous  les  regards  vers  la  patrie  de  Newton,  devançait 
et  préparait  le  culte  de  Shakespeare  ou  de  Richardson. 
Les  hommes  s'unissent  plus  aisément  sur  le  terrain 
de  la  science,  qui  n'a  point  de  patrie,  que  sur  celui 
de  l'art,  qui  ne  peut  être  que  plus  difficilement  uni- 
versel et  humain. 

Mais  cette  évolution  de  l'esprit  du  siècle  a  eu 
d'autres  conséquences  encore,  et  même  en  littéra- 
ture. C'est  à  l'école  des  Bacon,  des  Locke,  des  Newton 
que  l'esprit  français,  tout  imbu  jusque-là  du  res- 
pect des  modèles  antiques  et  tout  pénétré,  par  leur 
influence,  de  la  supériorité  de  l'art  sur  la  science, 
désapprenait  et  l'admiration  des  anciens  et  le  res- 
pect de  l'art  lui-même. 

«  La  poésie  est  une  niaiserie  ingénieuse  »,  disait 
Newton.  Locke  avait  écrit:  «  Ceux  qui  s'appliquent 


1.  L'Optique  est  traduite  par  Coste,  en  1122.  L'Éloge  de 
Newton  par  Fontenelle  est  de  1727.  Les  Éléments  de  la  philo- 
sophie de  Newton,  de  Voltaire,  de  1738.  L'Épître  LI,  à  Mme  du 
Châtelet,  écrite  en  1736,  paraît  la  même  année. 

2.  Lettres,  t.  I,  p.  63. 


100  L  INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

sérieusement  à  manipuler  et  à  arranger  des  abstrac- 
tions  se  donnent  beaucoup  de  peine  pour   peu    de 
chose,  et   feraient   aussi   bien   de    reprendre,  étant 
hommes,  leurs  poupées  d'enfants....  Il  n'y  a  de  con- 
naissances vraiment  dignes  de  ce  nom  que  celles  qui 
conduisent  à  quelque  invention  nouvelle  et  utile,  qui 
apprennent  à  faire  quelque  chose  mieux,  plus  vite 
et  plus  facilement  qu'auparavant.  Toute  autre  spécu- 
lation, fût-elle  curieuse  et  raffinée,  eût-elle  des  appa- 
rences de  profondeur,  n'est  qu'une  philosophie  vaine 
et  paresseuse,  une  occupation  de  désœuvrés  !.  »  C'est 
proprement  l'esprit  du  xvme  siècle  anglais  :  dédain 
de  toute  spéculation  superflue,  incuriosité  absolue  à 
l'égard   des  problèmes   dont  la  solution   n'intéresse 
pas  directement  notre  bonheur  en  ce  monde,  souci 
exclusif  du    bien-être  physique  ou   moral.    «    Notre 
affaire  en  ce  monde,  disait  encore  Locke,  n'est  pas 
de  connaître  toutes  choses,  mais  celles  qui  regardent 
la  conduite  de  notre  vie.  »  Il  avait  semblé  à  nos  pen- 
seurs du  xvne  siècle,  à  un  Pascal  ou  à  un  Descartes, 
que  la  vie  avait  sa  fin   hors   d'elle-même  et  que  la 
pensée  humaine  trouvait  sa  dignité  à  se  projeler,  si 
l'on  peut  dire,  à  l'infini.  Le  baconisme  borne  la  pensée 
et  la  science  à  l'existence  présente.  Il  professe  qu'il 
y  a  des  vérités  ingénieuses  et  inutiles  pareilles  à  des 
étoiles  «  qui,   placées   trop  loin   de   nous,  ne  nous 
donnent  point  de  clarté  2  ».  Il  n'y  a  de  solide  que  la 
nécessité  où  nous  sommes  d'améliorer  notre  condition 
présente,  de  maîtriser  la  matière,  d'en  faire  un  docile 
f   et  utile  esclave.  Hors  de  là,  il  n'y  a  que  rêveries. 
«  Quand  un  homme,  écrit  Johnson,  s'occupe  de  ques- 
tions inutiles  ou  qui  ne  le  touchent  pas  personnel- 


1.  De  arte  medica,  ap.  Marion.J.  Locke,  p. 

2.  Lettres  anglaises,  XXIV. 


/ 


LA    SCIENCE    ANGLAISE.  101 

lement,  qu'il  passe  sa  vie  à  essayer  de  résoudre  des 
problèmes  insolubles  ou  dont  la  solution  n'augmen- 
terait guère  le  bonheur  des  hommes,  quand  il  prodi- 
gue son  temps  pour  calculer  le  poids  du  globe,  ou 
pour  trouver  les  lois  qui  régissent  des  mondes  que 
le  télescope  n'aperçoit  pas,  on  peut  lui  rappeler  à 
propos  le  précepte  :  Connais-toi  toi-même,  et  lui  faire 
remarquer  qu'il  y  a,  plus  près  de  lui,  un  être  bien 
plus  important  à  connaître  et  auquel  il  refuse  son 
attention,  car  son  esprit  est  occupé  à  des  recherches 
dont  la  seule  cause  est  la  vanité  ou  la  curiosité  l.  » 

Une  pareille  conception  entraîne  le  dédain  de  tout 
ce  qui  n'est  qu'amusement,  libre  jeu  de  l'esprit, 
luxe  de  la  pensée.  La  poésie  devient  «  une  niaiserie 
ingénieuse  ».Le  rationalisme  d'un  Locke  ne  s'accom- 
mode de  la  littérature  qu'en  tant  qu'elle  est  un  vête- 
ment modeste  de  l'idée.  Les  anglomanes  qui  profes- 
sent, dit  Voltaire,  un  grand  respect  pour  «  les  quatre 
règles  de  l'arithmétique  et  le  bon  sens»2,  opposent 
à  1'  «  élégance  facile  »  des  Français,  la  «  rudesse  de 
l'invention  »,  qui  fait  ressembler  les  Anglais  aux 
Michel-Ange  de  l'art  d'écrire,  tandis  que  nous  en 
sommes,  plus  modestement,  les  Raphaël  3.  Ils  répu- 
dient le  culte  des  modèles  et  estiment  avec  Bacon 
que  c'est  «  chose  vaine  et  inutile  de  faire  son  étude 
principale  de  ce  qu'ont  pensé  les  hommes  ».  Locke 
n'a  point  étudié  les  livres;  il  a  essayé  de  constituer 
«  la  physique  expérimentale  de  l'âme  i  »,  donnant 
ainsi  un  illustre  modèle  de  ce  que  doit  être  la  pensée 
moderne,  indépendante  de  toute  tradition. 

Cependant,  vers  1740,  en  dépit  de  John  Locke  et 


1.  The  Rambler,  n°  24. 

2.  Lettres  anglaises,  XXIV. 

3.  Garât,  Mémoires  sur  Suard,  t.  Il,  p.  48. 

4.  D'Alembert,  Disc,  prélim. 


102        l'influence  anglaise  avant  bousseau. 

des  Anglais,  le  public  français  s'amuse  encore  de  ses 
tragédies,  de  ses  opéras,  de  ses  petits  vers.  Il  applau- 
dit ses  amuseurs.  Il  reste  le  peuple  le  plus  frivole  du 
monde,  «  la  crème  fouettée  de  l'Europe  »,  comme 
l'appelle  Voltaire.  Mais  peu  à  peu  il  lui  arrivera  d'avoir 
honte  de  lui-même.  Il  se  comparera  à  ses  voisins,  et 
tel  Français  se  trouvera  le  cerveau  léger,  au  prix  de 
la  tête  d'un  Bacon  ou  d'un  Newton,  ou  même  du 
«  sage  Addison  »  ou  du  «  respectable  doyen  Swift». Il 
estimera  que  «  le  purisme  dans  le  langage,  l'extrême 
souci  de  polir  son  style  »  ne  peut  servir  «  qu'à  briller 
dans  le  monde  et  à  se  faire  la  réputation  d'un  homme 
lettré  »  \  ce  qui  est  vraiment  peu  de  chose.  Du  moins 
paraîtra-t-il  bientôt  à  beaucoup  de  bons  esprits  que 
la  littérature  a  des  bornes  étroites  et  que  «  l'imita- 
tion de  la  belle  nature  semble  bornée  à  de  certaines 
limites  qu'une  génération  ou  deux,  tout  au  plus,  ont 
bientôt  atteintes  2  ». 

En  un  mot  —  et  pour  emprunter  encore  les  expres- 
sions mêmes  des  contemporains,  —  «  la  France  doit 
à  V Angleterre  la  grande  révolution  qui  s'est  faite  dans 
sa  littérature....  Au  lieu  de  ces  futilités  ingénieuses, 
que  l'on  est  enfin  parvenu  à  n'estimer  que  ce  qu'elles 
valent,  combien  dans  ces  dernières  années  n'a-t-on 
pas  vu  paraître  d'ouvrages  excellents  sur  les  arts 
utiles,  sur  l'agriculture,  le  plus  essentiel  et,  par 
conséquent,  le  premier  de  tous,  le  commerce,  les 


1.  Locke,  ap.  H.  Marion,  op.  cit.,  p.  97-98  :  «  Donner  beau- 
coup de  temps  à  tout  cela  peut  servir  à  briller  dans  le  monde 
et  à  se  faire  la  réputation  d'un  homme  lettré;  mais  si  c'est  là 
tout,  il  me  semble  que  c'est  travailler  pour  un  avantage  tout 
extérieur.  Pour  mettre  les  choses  au  mieux,  c'est  s'occuper  à 
faire  un  joli  vêtement  pour  la  vérité  ou  l'erreur;  et  la  plupart 
de  ceux  qui  dépensent  leur  temps  de  la  sorte  font  des  gens  à 
la  mode  plutôt  que  des  hommes  sages  et  utiles.  » 

2.  D'Alembert,  Disc.prélim. 


l'idéal  nouveau.  103 

finances,  les  manufactures,  la  marine,  les  colonies, 
sur  tous  les  objets  enfin  qui  peuvent  contribuer  à 
rendre  les  peuples  plus  heureux  et  les  États  plus 
florissants  »  l. 

Ainsi  l'esprit  des  deux  peuples  se  rencontre  dans 
un  idéal  commun.  Avant  qu'ils  aient  adopté  une 
même  façon  de  sentir  et  d'imaginer,  des  relations 
scientifiques  et  philosophiques  suivies  les  ont  habi- 
tués à  une  manière  d'alliance  intellectuelle.  Tandis 
que  Voltaire  et  Prévost  font  effort  pour  acclimater 
chez  nous  la  littérature  de  nos  voisins,  la  France 
s'habitue  à  regarder  de  plus  en  plus  du  côté  du  Nord, 
à  y  chercher  des  inspirations  et  des  guides.  «  Nous 
avons  pris  des  Anglais,  écrivait  un  jour  Voltaire  à 
Helvétius,  les  annuités,  les  rentes  tournantes,  les 
fonds  d'amortissement,  la  construction  et  la  manœu- 
vre des  vaisseaux,  l'attraction,  le  calcul  différentiel, 
les  sept  couleurs  primitives,  l'inoculation.  Nous  pren- 
drons insensiblement  leur  noble  liberté  de  penser, 
et  leur  profond  mépris  pour  les  fadaises  de  l'école  2.  » 


III 

Telle  était,  si  Ton  peut  dire,  iïnfluence  négative 
de  l'esprit  anglais  en  France,  au  lendemain  des 
Lettres  philosophiques.  Nulle  grande  œuvre  littéraire 
n'avait   définitivement  conquis  le   public.    Mais  le 

1.  Journal  encyclopédique,  avril  1158.  —  Cf.  le  Journal  étran- 
ger, avril  1754  :  «  Il  viendra  un  temps  où  la  mode  exigera 
qu'on  soit  instruit,  qu'on  observe,  qu'on  raisonne,  qu'on  dis- 
cute avec  justesse  un  fait  de  la  nature,  de  même  que  le  ton 
général  nous  porte  aujourd'hui  à  parler  avec  goût  de  tout  ce 
qui  concerne  les  arts  agréables,  à  juger  finement  et  légèrement 
un  ouvrage  de  poésie,  à  critiquer  une  pièce  de  théâtre  ». 

2.  15  septembre  1763.  —  Cf.  à  Mme  du  Deffand,  17  sept.  1757. 


104  L'INFLUENCE    ANGLAISE    AVANT    ROUSSEAU. 

public  ne  demandait  qu'à  se  laisser  prendre.  Il  restait, 
par  attachement  aux  traditions,  fidèle  aux  anciens 
modèles,  mais  sans  chaleur  et  sans  conviction.  «  La 
saine  antiquité,  écrivait  mélancoliquement  Fréron, 
n'est  plus  consultée.  A  peine  connaît-on  de  nom  les 
plus  beaux  génies  d'Athènes  et  de  Rome1.  »  L'abbé 
Le  Blanc  se  plaint  qu'à  une  «  aveugle  prévention  » 
ait  succédé  un  dédain  injustifié  et,  après  avoir  con- 
staté les  progrès  de  l'anglomanie,  il  exprime  le  désir 
que  le  culte  de  ces  nouveaux  dieux  ne  fasse  pas 
oublier  les  anciens  2. 

Il  restait,  après  avoir  fait  connaître  l'Angleterre  à 
la  France  et  avoir  mis  en  contact  les  deux  nations,  à 
faire  passer  dans  l'esprit  français  le  meilleur  de 
l'esprit  anglais  ou,  si  Ton  veut,  à  unir  la  première  des 
nations  de  l'Europe  latine  à  la  plus  grande  des  nations 
de  l'Europe  germanique,  —  et  ce  fut  l'œuvre  du  Suisse 
Jean-Jacques  Rousseau. 

1.  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  temps,  t.  II,  p.  234. 

2.  Lettres,  t.  II,  p.  234.  —  Cf.  t.  III,  p.  227. 


LIVRE  II 

JEAN-JACOUES  ROUSSEAU 
ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE 


CHAPITRE  I 

ROUSSEAU    ET   L'ANGLETERRE 

I.  Origines  du  génie  de  Rousseau  :  ce  qu'il  doit  à  Genève,  et, 
par  Genève,  à  l'Angleterre.  —  Caractère  exotique  de  ce  génie. 

II.  Qu'il  a  partagé  l'admiration  de  ses  contemporains  pour 
l'Angleterre.  —  Liberté  de  l'esprit  anglais.  —  Respect  du 
xvin*  siècle  français  pour  la  vertu  anglaise. 

III.  Comment  ces  traits  se  retrouvent  chez  Rousseau.  —  Où 
a-t-il  puisé  ses  notions  sur  l'Angleterre?  — Influence  de  Murait 
sur  lui.  —  Les  mœurs  anglaises  dans  la  Nouvelle  Héloïse.  — 
Milord  Bomston,  ou  l'Anglais.  —  Que  l'anglomanie  du  siècle 
se  reflète  dans  son  œuvre. 

I 

Nul  écrivain  de  son  siècle  n'a  été,  par  les  origines, 
mieux  préparé  à  faire  l'union  entre  l'Europe  germa- 
nique et  l'Europe  latine. 

«  Il  y  a,  disait  Doudan,  quelque  chose  d'anglais 
dans  la  nature  genevoise  !.  »  Quelque  juste  que  soit 

1.  Lettres,  t.  II,  p.  316. 


106  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

cette  remarque,  on  hésiterait  cependant  à  l'appliquer 
à  ce  Rousseau  que  la  vie  ballotta,  depuis  l'adoles- 
cence, loin  de  sa  ville  natale,  si  lui-même  ne  s'était 
arrêté  sur  cette  idée  avec  complaisance.  Voltaire 
disait  irrévérencieusement  de  Genève  qu'elle  imite 
l'Angleterre  comme  la  grenouille  imite  le  bœuf  : 
elle  est  le  Gille  de  l'Angleterre  '.  Ce  qui  lui  paraît 
plaisant  est,  selon  Rousseau,  un  des  sujets  d'orgueil 
de  sa  patrie  :  «  Comme  autrefois,  dit-il,  les  mœurs 
anglaises  ont  pénétré  jusqu'en  ce  pays,  les  hommes, 
y  vivant  encore  un  peu  plus  séparés  des  femmes  que 
dans  le  nôtre  —  c'est  Saint-Preux  qui  parle,  —  con- 
tractent entre  eux  un  ton  plus  grave,  et  générale- 
ment plus  de  solidité  dans  leurs  discours  2.  »  Ainsi 
une  part  du  sérieux,  de  la  Grùndlichkeit  des  Genevois, 
leur  viendrait  d'outre-Manche.  De  là,  comme  dit  Jean- 
Jacques,  ce  «  ton  dogmatique  et  froid  »,  qui  cache  des 
passions  ardentes.  De  là  aussi,  dans  leurs  discours, 
«  des  longueurs  toujours  excédantes,  des  arguments, 
des  exordes,  un  peu  d'apprêt,  quelquefois  des  phrases, 
rarement  de  la  légèreté,  jamais  de  cette  simplicité 
naïve  qui  dit  le  sentiment  avant  la  pensée,  et  fait  si 
bien  valoir  ce  qu'elle  dit  ».  Qu'on  relise  le  portrait 
des  Genevois,  tel  que  Rousseau  l'a  tracé  :  combien  de 
traits  sont  anglais  ou  dignes  de  l'être  ! 

C'est  qu'en  effet  Jes  relations  entre  les  deux 
nations  ont  toujours  été,  comme  il  le  note,  très 
étroites.  Dès  le  xvie  siècle  les  Anglais  persécutés  et 
exilés  par  Marie  Tudor  forment  à  Genève  une  com- 
munauté religieuse,  et  Knox  est  l'élève  de  Calvin.  La 
Grande-Bretagne,  en  retour,  protège,  en  des  temps 
meilleurs,  la  petite  république,  accueille  les  Genevois 
de  marque,  leur  confère  volontiers  des  charges  mili- 

1.  Ap.  Ballantvne,  op.  cit.,  p.  283  :  lettre  à  George  Keate. 

2.  Nouv.  Hél.,  VI,  5. 


GENEVE    ET   L  ANGLETERRE.  107 

taires  et  ecclésiastiques  '.  Au  xvmc  siècle,  ces  relations 
basées  sur  une  communauté  de  génie  et  de  religion 
se  resserrent  encore.  11  se  fonde  à  Genève  des  deba- 
ting-clubs,  composés  pour  moitié  de  Genevois  et 
pour  moitié  d'Anglais*.  Sismondi  nous  apprend  qu'on 
parlait  et  qu'on  écrivait  le  français  à  Genève,  mais 
qu'on  y  «  lisait  et  pensait  en  anglais  »,  et  Napoléon 
reprochera  à  ses  habitants  «  de  trop  bien  savoir  » 
cette  langue.  A  aucune  époque,  les  relations  entre  la 
Grande-Bretagne  et  la  patrie  de  Jean-Jacques  ne 
furent  plus  étroites  qu'au  siècle  dernier.  De  nom- 
breux pasteurs  genevois  servirent  dans  les  églises  du 
refuge.  Plusieurs  savants  genevois  furent  associés 
de  la  Société  Royale  de  Londres,  et  Newton  corres- 
pondit avec  Abauzit.  Delorme,  Francis  d'Ivernois, 
Mallet  du  Pan  se  firent  les  propagateurs  en  Europe 
de  la  constitution  britannique.  Beaucoup  de  Genevois 
de  marque,  Alphonse  Turretin,  Tronchin,  André  de 
Luc,  de  Saussure,  et  avant  eux,  ce  fameux  et  «  res- 
pectable Abauzit  »,  dont  Rousseau  a  vanté  en  termes 
si  peu  mesurés  la  sagesse  et  le  génie,  avaient  étudié 
dans  les  universités  anglaises.  Le  premier  livre  qui 
ait  paru  au  xvme  siècle  sur  l'Angleterre  est  d'un 
Genevois,  Le  Sage  de  la  Colombière.  C'est  à  Genève 
enfin,  centre  du  cosmopolitisme  en  Europe,  que  Marc- 
Auguste  et  Charles  Pictet  fondèrent  la  Bibliothèque 
britannique,  véritable  héritière  des  revues  cosmo- 
polites fondées  par  les  réfugiés,  destinée,  dans  la 
pensée  de  ses  premiers  directeurs,  à  répandre  les 

i.  Deux  Cazaubon  ont  été  dignitaires  de  l'Église,  quatre 
Prévost  et  d'autres  se  sont  distingués  comme  officiers  supé- 
rieurs dans  les  armées  anglaises,  etc.  (Cf.  A.  Bouvier,  Le  pro- 
testantisme à  Genève,  Paris,  1884.) 

2.  Cf.  le  livre  de  M.  Pictet  :  Pictet  de  Rochemont,  p.  61.  Voir 
aussi  Sismondi  :  Considération  sur  Genève  dans  ses  rapports 
avec  l'Angleterre  et  les  États  protestants,  Londres,  1814. 


108  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

idées  anglaises  dans  les  pays  de  langue  française  1. 

Genève  a  donc  toujours  été,  pour  les  anglomanes, 
une  terre  de  prédilection,  et,  sans  attribuer  à  ce 
fait  une  influence  directe  sur  la  formation  du  génie 
de  Jean-Jacques,  on  peut  noter  cependant  —  puisqu'il 
s'est  réclamé  si  haut  de  son  origine  genevoise  —  ce 
que  sa  patrie  devait  elle-même  au  génie  anglais. 

Mais  ce  que  Genève  doit  au  génie  anglais  n'est 
qu'une  part  de  ce  qu'elle  doit  au  génie  germanique. 
«  Naître  Française,  écrivait  Mme  de  Staël,  avec  un 
caractère  étranger,  avec  le  goût  et  les  habitudes  fran- 
çaises et  les  idées  et  les  sentiments  du  Nord,  c'est  un 
contraste  qui  abîme  la  vie  2.  »  Or,  ce  contraste  ou 
cet  alliage  fait  précisément  le  fond  de  l'esprit  gene- 
vois. L'intelligence  ici  est  latine,  mais  l'àme  est  sou- 
vent germanique  :  de  là  sont  nés,  entre  la  France  et 
Genève,  les  plus  singuliers  et  parfois  les  plus  dou- 
loureux malentendus.  Ce  que  Genève,  par  la  plume 
du  plus  fin  et  du  plus  souple  de  ses  écrivains,  ne  peut 
pardonner  à  l'esprit  français,  c'est  de  méconnaître 
absolument  «  la  dignité  personnelle  et  la  majesté  de 
la  conscience  »,  c'est  encore  de  ne  jamais  concevoir  la 
«  personnalité  maîtresse  et  consciente  d'elle-même  3  ». 
Il  faut  relire  dans  Amiel  le  parallèle  si  curieux  et  si 
peu  mesuré  qu'il  trace  de  l'esprit  germanique  et  de 
l'esprit  latin  :  «  La  soif  du  vrai  n'est  pas  une  passion 
française.  En  tout,  le  paraître  est  plus  goûté  que 
l'être,  le  dehors  que  le  dedans,  la  façon  que  l'étoffe. 


1.  Voir  sur  cette  fondation  le  livre  de  H.  Pictet  sur  Pictet 
de  Rochemont  (Georg,  1892,  in-8,  p.  53  et  suiv.).  Pictet  se  pro- 
pose de  «  faire  valoir  l'Angleterre  et  de  la  proposer  comme 
modèle  aux  nations  voisines  ».  Il  veut  faire  de  sa  revue  <■  une 
oasis  pour  les  idées  anglaises  ». 

2.  A  Frederike  Brun,  15  juillet  1806  (Lady  Blennerhasset, 
Mme  de  Staël  et  son  temps,  t.  III,  p.  223). 

3.  Amiel,  Journal  intime,  t.  II,  p.  92,  t.  I,  p.  87. 


ORIGINES    DE   KOUSSEAU.  109 

ce  qui  brille  que  ce  qui  sert,  l'opinion  que  la  con- 
science.... Tout  ici  peut  se  dériver  d'une  sociabilité 
exagérée  qui  tue  dans  Came  le  courage  de  la  résistance, 
la  capacité  de  l'examen  et  de  la  conviction  person- 
nelle, le  culte  direct  de  l'idéal1.  »  Trop  sociable  et 
trop  discipliné,  l'esprit  français  se  méfie  de  l'indi- 
vidu. Il  a  en  suspicion  la  conviction  isolée  et  exige, 
pour  toute  idée  personnelle,  l'estampille  de  la  com- 
munauté. 11  a  le  culte  des  «  assignats  intellectuels.  » 
—  Le  mot  est  dur  et  profondément  injuste.  Mais 
il  pourrait  être  de  Jean-Jacques.  Comme  Murait, 
comme  Rousseau,  comme  Benjamin  Constant,  Amiel 
est  dans  la  pure  tradition  germanique.  Et  qu'a  dit 
Rousseau,  en  quelques  centaines  de  pages  admira- 
bles, que  ce  que  dit  ici  Amiel?  Il  a  voulu  être,  en 
face  de  la  France  trop  catholique  et  trop  latine, 
foncièrement  protestant  et  Genevois.  Il  a,  lui  aussi, 
prétendu  relever  la  dignité  individuelle.  Il  a  fait  appel 
à  «  la  conscience  ».  Il  a  détruit,  le  plus  qu'il  a  pu,  d'as- 
signats intellectuels  et  moraux. 

Je  n'oublie  pas  qu'il  est,  par  l'un  de  ses  ascendants, 
de  famille  française.  Par  les  origines  du  sang,  il  est  à 
moitié  nôtre.  Mais  l'est-il  par  les  influences  d'enfance 
et  de  jeunesse?  Cette  souche  gauloise  a  été  «  retrempée 
par  la  Réforme  2  ».  S'il  faut  en  croire  un  des  hommes 
qui  le  connaissent  le  mieux,  le  plus  pur  du  protes- 
tantisme germanique  a  passé  en  lui.  Par  Mme  de 
Warens,  disciple  du  piétiste  Magny,  il  aurait  reçu 
l'essentiel  des  idées  de  Spener  et  des  piétistes  alle- 
mands. Le  piétisme  romand,  Magny  et  Mme  de  Warens 


i.  Amiel,  Journal  intime,  t.  II,  p.  186. 

2.  Voir  H.  F.  Amiel,  dans  l'intéressant  volume  intitulé  : 
Rousseau  jugé  par  les  Genevois  d'aujourd'hui,  p.  30,  et,  sur  les 
ancêtres  de  Rousseau,  M.  E.  Ritter  {Revue  des  Deux  Mondes, 
15  janvier  1895). 


HO  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

se  trouveraient  être  ainsi  «  trois  anneaux  qui  relient 
la  pensée  et  la  piété  germaniques  aux  idées  reli- 
gieuses de  Jean-Jacques  ».  Un  sentiment  de  piété  pro- 
fonde et  habituelle,  une  grande  indépendance  en  face 
de  l'autorité  traditionnelle,  une  indifférence  marquée 
pour  les  querelles  dogmatiques,  l'idée  de  Dieu  et 
d'un  avenir  éternel  toujours  présente,  l'habitude  des 
états  contemplatifs  :  tels  sont  les  traits  de  cette  sorte 
de  quiétisme  protestant  *,  qui  rattacherait  directe- 
ment les  piritualisme  de  Rousseau  aux  traditions  reli- 
gieuses de  l'Allemagne.  —  Je  ne  sais  trop  et  ne  puis 
oublier  certaine  phrase  inquiétante  de  Jean-Jacques 2. 
Mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  Rousseau, 
quoique  Français  par  le  sang,  ne  nous  appartient 
qu'à  demi.  Les  critiques  étrangers  le  regardent  volon- 
tiers comme  le  plus  Allemand  des  Français,  si  ce 
n'est  comme  le  plus  Anglais.  C'est,  tout  au  moins, 
un  cosmopolite.  A  regarder  les  choses  de  haut,  on 
dirait  volontiers  qu'il  résume  en  lui  tout  ce  que  le 
protestantisme  a  pu  ajouter,  en  sortant  de  France, 
de  profondeur,  de  variété,  de  personnalité  à  l'esprit 
français.  En  face  de  notre  littérature  classique,  si 
essentiellement  sociable  et  dont  la  société  fait  le  lien 
en  même  temps  que  le  principal  et  presque  l'unique 
sujet,  il  apparaît  comme  un  paradoxe.  On  s'étonne 
qu'il  l'ait  comprise  ;  on  doute  qu'il  l'ait  aimée.  «  Le  je, 
disait-il,  est  presque  aussi  scrupuleusement  banni  de 


1.  E.  Ritter,  Magny  et  le  piétisme  romand,  Lausanne,  1891, 
et  Revue  des  Deux  Mondes,  15  mars  1895. 

2.  Nouv.  HéL,  VI,  7.  Saint-Preux  déplore  les  «  égarements  » 
de  Murait,  devenu  piétiste,  et  détourne  Julie  de  lire  V Instinct 
divin.  Rousseau  met  en  note,  à  propos  des  piétistes  :  «  Sorte 
de  fous  qui  avaient  la  fantaisie  d'être  chrétiens  et  de  suivre 
l'Évangile  à  la  lettre,  à  peu  près  comme  sont  aujourd'hui  les 
méthodistes  en  Angleterre,  les  moraves  en  Allemagne,  les 
jansénistes  en  France  ». 


ORIGINES    DE    SON    GENIE.  111 

la  scène  française  que  des  écrits  de  Port-Royal,  et 
les  passions  humaines,  aussi  modestes  que  l'humilité 
chrétienne,  n'y  parlent  jamais  que  par  on  l.  »  Or 
Rousseau  parle  par^'e,  non  par  on.  Nul  génie  n'a  été 
plus  personnel  et  plus  lyrique,  par  suite  moins  fran- 
çais —  au  sens  où  l'ont  entendu  nos  classiques.  La 
Nouvelle  Héloïse,  a  dit  justement  Mme  de  Staël, 
«  caractérise  le  génie  d'un  homme,  non  les  mœurs 
d'une  nation  *  ».  On  en  dirait  autant  de  tous  ses 
livres  :  ils  ne  sont  nullement  dans  la  tradition  fran- 
çaise. Œuvres  d'un  étranger,  ils  jurent  étrangement 
avec  les  habitudes  de  notre  art  classique.  Ils  en  pren- 
nent exactement  le  contre-pied.  Ils  en  sont  la  néga 
tion  même.  Ils  en  ont  fait  perdre,  à  ceux  qui  s'en  son 
inspirés,  l'intelligence. 

Gomme  on  se  le  représente  aisément,  au  contraire, 
prenant  sa  place  dans  la  lignée  anglaise  !  Comme  il  en 
est,  par  le  sens  profond  de  la  «  dignité  intérieure  », 
par  le  goût  du  détail  et  par  l'observation  précise  des 
petits  faits,  par  l'amour  de  ce  home  qu'il  a  si  passion- 
nément loué,  par  ses  aspirations  vers  la  nature  — 
qu'un  Thomson  avait  découverte  trente  ans  avant  luil 
Par  le  développement  maladif  du  moi,  comme  il  est  le 
compatriote  d'un  Swift!  Comme  il  est,  par  la  richesse 
et  l'abondance  de  la  poésie  intérieure,  de  l'école  d'un 
Milton  ou  d'un  Gray!  Et  par  le  goût  de  la  mélan- 
colique rêverie,  comme  il  eût  été  près,  si  le  siècle 
l'eût  permis,  d'un  Shakespeare!  Certes,  ces  pro- 
blèmes de  race  sont  obscurs,  et  nos  paroles  rendent 
mal  la  complexité  de  ce  que  nous  devinons.  Mais  s'il 
est  vrai  que  le  romantisme  ait  été  «  une  sorte  de 
rébellion  contre  l'esprit  d'une  race  latinisée  à  fond  3  », 

1.  Nouv.  HéL,  II,  17. 

2.  De  la  littérature,  I,  15. 

3.  F.  Brunetière,  L'évolution  de  la  poésie  lyrique,  t.  I,  p.  178. 


112  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

qui  donc  y  a  mis,  avec  le  ferment  de  la  révolte,  ce 
germe  d'exotisme,  sinon  l'homme  dont  il  a  été  dit 
qu'il  était,  quoique  Français  par  la  langue,  étranger 
par  le  génie,  parce  qu'il  n'avait  puisé  son  talent 
que  «  dans  le  fond  de  son  âme?  '  » 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  dans  l'histoire  de  la 
formation  du  cosmopolitisme,  la  place  de  Rousseau 
est  la  première.  Entre  l'Europe  du  Nord  et  l'Europe 
du  Midi,  il  a  été  le  lien  puissant  qui  a  uni  deux 
génies.  Ce  que  ni  les  réfugiés,  ni  Prévost,  ni  Voltaire 
n'avaient  réussi  à  faire,  il  l'a  fait  :  il  a  inoculé,  par  la 
seule  puissance  de  son  talent,  la  pleine  intelligence 
de  ces  beautés  nouvelles  à  l'esprit  français.  Il  n'a  pas 
seulement  transformé  notre  goût,  mais  encore  notre 
notion  même  de  l'art;  et  il  s'est  trouvé  que  cette 
notion  nouvelle  de  l'art,  telle  qu'il  l'a  dégagée  à  tous 
les  yeux,  répondait  exactement  à  ce  que  les  efforts 
des  écrivains  anglais  tendaient  à  réaliser  depuis  le 
commencement  du  siècle.  Ce  que  Richardson  ou  Pope, 
Thomson  ou  Macpherson  avaient  tenté  et  en  partie 
accompli,  Rousseau  le  complète  et  l'achève  avec 
toute  la  puissance  d'un  génie  supérieur  au  leur.  C'est 
d'eux  qu'il  relève,  et,  dans  l'histoire  de  la  littérature 
européenne,  c'est  à  eux  qu'il  se  rattache.  S'il  ne  peut 
être  dit  leur  disciple  à  tous,  il  est  leur  continuateur. 
Il  achève  et  couronne  leur  œuvre.  Il  est,  comme  eux, 
sensible,  profondément  religieux,  poète  et  lyrique. 

Pareillement,  après  Genève,  c'est  l'Angleterre  qu'il 
a  le  plus  aimée.  Il  a  paru  aux  contemporains  qu'il  y 
avait  comme  une  couleur  anglaise  répandue  sur  cette 
Nouvelle  Hêloïse,  où  l'Angleterre  tient  tant  de  place. 
—  Avant  de  rechercher  ce  que  Rousseau  a  dû  à  cer- 
tains écrivains  anglais,  et  en  quoi   il  s'est   rencontré 

1.  Mme  de  Staël,  De  V Allemagne ,  V,  1. 


ILLUSION    DU    SIÈCLE.  H3 

avec  d'autres,  il  faut  donc  se  demander  ce  qu'il  a 
pensé  de  l'Angleterre  et  s'il  a  partagé,  sur  ce  point, 
l'engouement  des  contemporains. 


II 


L'influence  d'une  nation  sur  une  autre  ne  se  mani- 
feste pas  seulement  par  sa  littérature,  et  l'influence 
littéraire  elle-même  ne  consiste  pas  seulement  en 
imitations  des  œuvres.  Elle  est  faite  aussi,  et  surtout, 
de  ces  courants  d'opinion,  de  ces  convois  mystérieux 
de  sentiments  et  d'idées,  qui,  à  de  certaines  époques, 
portent  un  peuple  vers  un  autre  peuple,  la  France  du 
xvie  siècle  vers  l'Italie  —  patrie  de  la  beauté,  —  la 
France  duxvn6  vers  l'Espagne  —  patrie  de  l'héroïsme, 
—  la  France  du  commencement  de  ce  siècle  vers 
l'Allemagne  —  «  patrie  de  la  pensée  »,  comme  dit 
Mme  de  Staël.  Ce  n'est  pas  seulement,  dans  ces 
influences  internationales,  tel  livre  ou  tel  écrivain 
qui  s'impose  à  l'admiration  :  c'est  un  ensemble  d'oeu- 
vres, une  certaine  aspiration  littéraire  ou  morale, 
un  certain  idéal  de  vie,  une  âme  collective,  le  cœur 
et  l'esprit  d'un  peuple.  Il  ne  suffit  donc  pas  de  se 
demander  à  propos  de  ces  influences  :  que  savait-on 
chez  nous,  en  1550,  de  l'Italie?  en  1630,  de  l'Espa- 
gne? en  1815,  de  l'Allemagne?  en  1760,  de  l'Angle- 
terre? Ce  qu'on  en  savait  n'est  pas  toujours  ce  qu'on 
en  aimait.  Et  ce  qu'on  en  aimait  n'était  pas  toujours 
conforme  à  la  réalité.  Une  certaine  idée  du  génie  grec, 
qui  était  vraie  sans  doute,  a  inspiré  Racine  et  lui  a 
fait  aimer  la  Grèce;  une  idée  assez  différente  du  même 
génie,  et  qui  n'était  pas  fausse,  a  inspiré  André  Ché- 
nier,  et  lui  a  fait  aimer  une  autre  Grèce,  aussi  réelle 
que  la  première,  mais  assez  sensiblement  différente. 

8 


114  ROUSSEAU    ET    LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

Qui  dit  influence  dit  donc  bien  connaissance  d'une 
nation  étrangère,  mais  connaissance  généralement 
incomplète  et  tronquée.  L'admiration  s'en  prend  à 
quelques  traits  essentiels  et  saillants  et  elle  laisse  de 
côté  ce  qui  lui  paraît  secondaire  ou  choquant.  Il  en 
été  ainsi  de  l'Angleterre  pour  les  hommes  du 
xvme  siècle.  Ils  ont  admiré  une  Angleterre  idéale, 
parce  qu'ils  ont  voulu  qu'elle  fût  conforme  à  leur  rêve. 
«  L'anglais,  a  dit  La  Harpe,  s'est  introduit  parmi 
nous  avec  le  goût  de  la  philosophie,  qui  commençait 
à  naître;  et  nous  avons  connu  Bacon,  Locke,  Addi- 
son,  Shaftesbury,  avant  de  lire  Pope  et  Milton  l.  » 
Aussi  le  premier  caractère  qui  a  frappé  les  hommes 
du  xvme  siècle  dans  les  productions  anglaises,  a-l-il 
été  la  hardiesse  de  la  pensée  et  la  profondeur  du 
génie.  «  Ces  gens-là  pensent  plus  que  nous  »,  disait 
Marivaux  en  se  moquant.  Mais  Voltaire  écrivait 
sérieusement  :  «  Tout  prouve  que  les  Anglais  sont 
plus  philosophes  et  plus  hardis  que  nous  2  »  ;  mais 
Diderot,  dans  un  de  ses  premiers  livres,  présente 
l'Angleterre  comme  «  le  pays  des  philosophes,  des 
curieux,  des  systématiques  3  »  ;  mais  Buffon  ne  se 
lasse  point  d'admirer  «  ce  peuple  si  sensé  et  si  pro- 
fondément pensant  »,  et  il  lui  arrive  d'écrire  :  «  Féne- 
lon,  Voltaire  et  Jean-Jacques  ne  feraient  pas  un 
sillon  dune  ligne  de  profondeur  sur  la  tête  massive 
de  pensées  des  Bacon,  des  Newton  et —  fort  heureu- 
sement pour  nous  —  des  Montesquieu  4  ». 


1.  Cours  de  littérature,  t.  III,  p.  224. 

2.  Lettres  anglaises,  XI.  —  Cf.  à  Helvétius,  26  juin  1765  :  «  Nous 
ne  sommes  pas  faits  en  France  pour  arriver  les  premiers;  les 
vérités  nous  sont  venues  d'ailleurs.  »  —  Voir  aussi  les  lettres  à 
Mme  du  DeiTand,  13  oct.  1759;  à  Helvétius,  25  août  1763;  à 
Marmontel,  1er  août   1769. 

3.  Lettre  sur  les  aveugles,  éd.  Tourneux,  t.  I,  p.  312. 

4.  Lettre  à  Mme  Necker,  2  janvier  1777. 


LE    GÉNIE    ANGLAIS.  115 

Ainsi  en  jugeaient  les  plus  grands  esprits  du  siècle. 
Mais  le  sentiment  public  les  avait  devancés.  «  Les 
Anglais,  écrivait  le  traducteur  du  Conte  du  Tonneau, 
sont  outrés  et  libres  à  l'excès,  dans  leur  tour  d'esprit 
comme  dans  leur  conduite  et  dans  leurs  manières  : 
leur  imagination  pétulante  s'évapore  tout  entière  en 
comparaisons  et  en  métaphores»,  et  il  leur  reprochait 
de  s'écarter,  par  leur  singularité,  de  la  «  noble  sim- 
plicité »  des  anciens  !.  Cette  hardiesse  de  la  pensée 
anglaise  jette  à  l'occasion  sur  les  productions  d'outre- 
Manche  un  vague  parfum  d'hérésie  :  dans  un  roman 
de  Prévost,  on  voit  les  philosophes  anglais,  Hobbes 
ou  Toland,  relégués  dans  un  coin  spécial  d'une  biblio- 
thèque, avec  les  ouvrages  interdits  et  «  extraordi- 
naires »,  comme  ceux  de  Vanini,  de  Cardan,  de 
Paracelse  2.  Mais  aussi  la  profondeur  du  génie  anglais 
devient  un  lieu  commun  de  la  critique,  et  même  de 
la  conversation.  Dans  une  aimable  comédie  de  Boissy, 
qui  fut  jouée  au  lendemain  des  Lettres  sur  les  Anglais 
et  les  Français  de  Murait,  et  sept  ans  avant  la  publi- 
cation des  Lettres  philosophiques,  l'auteur  —  qui 
d'ailleurs  a  visiblement  puisé  dans  le  livre  de  Murait 
—  met  dans  la  bouche  d'un  de  ses  personnages  la 
déclaration  suivante  :  «  Le  bon  sens  n'est  autre  chose 
que  ce  sens  commun  qui  court  les  rues  et  qui  est  de 
tous  les  pays.  Mais  l'esprit  ne  vient  qu'en  France. 
C'est,  pour  ainsi  dire,  son  terroir,  et  nous  en  four- 
nissons tous  les  autres  peuples  de  l'Europe.  L'esprit 
ne  fait  que  voltiger  sur  les  matières;  il  n'en  prend 
que  la  fleur.  C'est  lui  qui  fait  un  homme  aimable,  vif, 
léger,  enjoué,  amusant,  les  délices  des  sociétés,  un 
beau  parleur,  un  railleur  agréable,  et,  pour  tout  dire, 

1.  Le  Conte  du  Tonneau...  par  Jonathan  Swift.   Traduit  de 
l'anglais,  la  Haye,  1732,  t.  I,  Préface. 

2.  Mém.  d'un  homme  de  qualité,  t.  III,  p.  11. 


116  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

un  Français.  Le  bon  sens,  au  contraire,  s'appesantit 
sur  les  matières  en  croyant  les  approfondir;  il  traite 
tout  méthodiquement,  ennuyeusement.  C'est  lui  qui 
fait  un  homme  lourd,  pédant,  mélancolique,  taciturne, 
ennuyeux,  le  fléau  des  compagnies,  un  moraliseur, 
un  rêvereux,  en  un  mot  un....  —  Un  Anglais,  n'est- 
ce  pas?  —  Par  politesse,  je  ne  voulais  pas  trancher 
le  mot,  mais  vous  avez  mis  le  doigt  dessus.  —  C'est- 
à-dire,  selon  votre  langage,  qu'un  Anglais  est  un 
homme  de  bon  sens  qui  n'a  pas  d'esprit.  —  Fort 
bien.  —  Et  qu'un  Français  est  un  homme  d'esprit  qui 
n'a  pas  le  sens  commun.  —  A  merveille.  »  D'où  suit 
«  que  les  Anglais  ne  sont  pas  brillants,  mais  qu'ils 
sont  profonds1  ». 

Depuis  le  moment  où  cet  écervelé  de  Polinville 
exprimait  cette  idée  sur  la  scène,  jusqu'à  l'époque 
où  Rousseau  commença  d'écrire,  le  respect  de  la 
profondeur  et  de  la  gravité  anglaises  n'avait  fait  que 
grandir  en  France.  On  ne  s'élonne  pas  de  voir  tel 
critique  de  second  ordre  admirer  chez  nos  voisins 
«  des  raisonnements  si  vastes,  qu'on  les  prendrait 
pour  les  opérations  d'une  intelligence  supérieure  à 
l'homme  2  ».  Mais  on  ne  lit  pas  sans  surprise  dans  le 
Journal  d'un  d'Argenson  :  «  La  nation  anglaise  est 
philosophe,  elle  est  composée  de  gens  qui  pensent 
beaucoup  et  continuellement,  nous  le  voyons  par  leurs 
livres  3.  »  Ces  livres  sont,  il  est  vrai,  sans  art;  tout  y 
est  décousu,  ex  abrupto.  Mais  on  y  trouve  «  un  sens 
neuf  et  de  grandes  profondeurs  »,  et  ils  sont 
«  exempts  de  lieux  communs  ».  Et  d'Argenson  ajoute, 
qu'il  ne  connaît  en  France  de  vraiment  originaux  et 

i.  Le  Français  à  Londres  (1727),  scène  xvi. 

2.  L'abbé  Millot,  en    tête    de   la  traduction    de  YEssai  sur 
V  homme. 

3.  Journal  et  mémoires,  octobre  1747  (éd.  Jannet,  V,  232). 


LA    VERTU    ANGLAISE.  117 

personnels  que  les  gens  de  lettres  qui  ont  fréquenté 
l'Angleterre  :  Voltaire  —  ce  qui  est  peut-être  juste 
—  et  l'abbé  Le  Blanc  —  ce  qui  est  au  moins 
paradoxal. 

Si  on  louait  les  Anglais  pour  l'indépendance  de 
leur  pensée,  si  on  était  tenté  déjà  d'admettre  que 
«  l'esprit  anglais  est  un  autre  esprit  humain,  formé 
à  part1  »,  on  ne  les  admirait  pas  moins  pour  la  fierté 
de  leur  caractère. 

L'Angleterre  était  une  terre  de  liberté,  d'où  souf- 
flait, comme  dit  d'Argenson,  «  un  vent  philoso- 
phique ».  Voltaire  et  Montesquieu  avaient  fortement 
admiré,  l'un,  la  puissance  de  la  bourgeoisie  anglaise, 
l'autre,  l'excellence  de  la  constitution  et  des  mœurs 
publiques.  Dans  le  Français  à  Londres,  déjà,  le  mar- 
chand Jacques  Rosbif,  tout  gonflé  de  son  importance, 
faisait  le  personnage  d'un  rustre  philosophe  qui  dit 
leur  fait  aux  puissances  :  «  Je  me  moque,  moi,  d'une 
noblesse  imaginaire  :  les  vrais  gentilshommes,  ce 
sont  les  honnêtes  gens  ;  il  n'y  a  que  le  vice  de  roturier.  » 
Dans  les  Lettres  anglaises,  Voltaire  reprend  ce  thème, 
avec  quel  esprit  mordant,  on  le  sait  de  reste.  Il  y 
drape  ces  hobereaux  qui  arrivent  du  fond  de  leur 
province  avec  un  nom  en  ac  ou  en  xlle  pour  fortune, 
et  qui  jouent  le  rôle  d'esclaves  dans  l'antichambre 
d'un  ministre.  Il  y  exalte  «  l'honnête  négociant  »  qui, 
du  fond  de  son  cabinet,  donne  des  ordres  à  Surate  et 
au  Caire,  et  contribue  au  bonheur  du  monde  2.  Il  fait 
mieux  :  il  dédie  Zaïre  «  à  M.  Falkener,  marchand 
anglais  ».  L'idée  parut  plaisante  et  la  Comédie  Ita- 
lienne mit  en  scène  «  M.  Falkener,  ou  l'honnête  négo- 
ciant ».  Voltaire  releva  le  gant,  et,  dans  une  seconde 


1.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  I,  p.  70. 

2.  Lettre  X,  Sur  le  commerce. 


118  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

dédicace,  qu'il  eut  la  satisfaction  d'adresser  à  «  M.  le 
chevalier  Falkener,  ambassadeur  d'Angleterre  à  la 
porte  Ottomane  »,  il  se  donna  le  plaisir  d'abaisser 
encore  une  fois  l'orgueil  national,  incapable  de  com- 
prendre comment  un  négociant  peut  devenir  un 
législateur,  un  bon  officier,  un  ministre  public.  Dou- 
teriez-vous,  par  hasard,  que  la  Bourse  de  Londres 
soit  «  un  endroit  plus  respectable  que  bien  des 
cours  »?  ou  seriez-vous  assez  aveugle  pour  ne  pas 
admettre  que  l'état  de  marchand  de  laine  soit  la  pre- 
mière des  professions? 

Ce  que  Voltaire  affirme,  sans  trop  y  croire  peut- 
être,  Montesquieu  le  prouve.  —  Supposons  un  peuple 
de  caractère  singulier,  nullement  conquérant,  mépri- 
sant les  hommes  de  guerre,  et  considérant  fort  «  les 
qualités  civiles  »;  supposons  ce  peuple,  investi  de 
l'empire  de  la  mer,  placé  au  centre  des  négocia- 
tions de  l'Europe,  et  portant  dans  ses  transactions 
toute  la  bonne  foi  et  toute  la  probité  que  les  autres 
n'y  mettent  pas;  supposons,  chez  ce  peuple,  une 
noblesse  vertueuse,  un  clergé  charitable  et  actif,  un 
peuple  instruit  et  industrieux;  supposons  encore  une 
habitude  invétérée  de  n'estimer  les  hommes  que  par 
leurs  qualités  réelles  et  de  sacrifier  aux  mérites 
solides  les  faux  brillants  de  l'oisiveté;  supposons 
enfin,  dans  les  ouvrages  d'esprit,  œuvre  de  gens 
recueillis  «  et  qui  auraient  pensé  tout  seuls  »,  une 
«  rudesse  originale  de  l'invention  »,  fruit  d'une  cer- 
taine probité  sauvage  du  cœur  —  ne  serait-ce  pas  la 
nation  la  plus  heureuse?  En  un  mot  —  et  ici  le  mas- 
que tombe  —  «  c'est  le  peuple  du  monde  qui  a  le 
mieux  su  se  prévaloir  à  la  fois  de  ces  trois  grandes 
choses  :  la  religion,  le  commerce  et  la  liberté  l  ». 

1.  Esprit  des  Lois,  liv.  XIX,  chap.  xxvii,  et  liv.  XX,  chap.  vin. 


LA    VERTU    ANGLAISE.  119 

Ce  magnifique  éloge  sous  une  pareille  plume,  con- 
sacrait décidément  la  vertu  anglaise,  qui  a  été  l'une 
des  idoles  du  siècle.  En  vain,  quelques  voix  obscures 
s'élèvent  pour  protester  contre  cette  «  métamorphose 
surprenante  »,  qui  renverse  toutes  les  cervelles. 
Eh!  quoi!  ce  peuple,  qu'on  avait  pris  jadis  pour  le 
plus  orgueilleux,  le  plus  jaloux,  le  plus  intéressé,  le 
plus  féroce  des  peuples  —  la  Carthage  moderne,  —  on 
nous  le  donne  pour  le  plus  généreux,  le  plus  magna- 
nime, le  plus  humain  !  «  Que  de  comptes  le  célèbre, 
lillustre,  le  grand  Voltaire  n'aura-t-il  pas  à  rendre  à 
Dieu  au  sujet  du  nombre  prodigieux  de  cervelles 
qu'il  a  renversées  l  !  »  L'engouement  est  le  plus  fort  : 
reprenant  une  phrase  de  Jean-Jacques,  un  journaliste 
du  temps  écrivait  :  «  Comme  un  coursier  indompté 
hérisse  les  crins,  frappe  la  terre  du  pied,  et  se  débat 
impétueusement  à  la  seule  approche  du  mors,  tandis 
qu'un  cheval  dressé  souffre  patiemment  la  verge  et 
l'éperon,  l'Anglais  ne  plie  point  sa  tête  au  joug  que 
la  plupart  des  autres  hommes  portent  sans  murmure, 
et  il  préfère  la  plus  orageuse  liberté  à  un  assujettis- 
sement tranquille  2.  » 

L'illusion  était  grossière,  ou,  tout  au  moins,  l'exa- 
gération manifeste.  Quand  on  la  regarde  de  près, 
cette  Angleterre  du  xviiic  siècle  est  loin  d'apparaître 
comme  la  terre  privilégiée  de  la  vertu  et  de  l'hon- 
neur. La  noblesse  y  est  débauchée  et  brutale,  le 
clergé  ignorant,  la  justice  vénale  :  les  romans  de 
Fielding  abondent  en  traits  caractéristiques,  et  trop 
exacts,  qui  donnent  une  médiocre  idée  de  la  haute 
société  de  ce  temps  3.  Montesquieu  lui-même  notait 

1.  Préservatif  contre  V anglomanie,  à  Minorque  et  à  Paris, 
1751. 

2.  Journal  encyclopédique,  avril  1758. 

3.  Un  critique  anglais,  M.Forsyth,  a  composé,  avec  les  seuls 


120  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

qu'en  Angleterre  «  l'argent  est  souverainement  estimé, 
la  vertu  peu  '.  »  Mais  lui-même  cédait  à  l'enthou- 
siasme général,  et  les  Anglais  n'en  revenaient  pas. 
«  Nous  pouvons  être  dupes  de  la  politique  fran- 
çaise, écrivait  Horace  Walpole,  mais  les  Français 
sont  dix  fois  plus  sots  que  nous  d'être  les  dupes  de 
nos  vertus  2.  » 

C'est  que  l'admiration  exagérait,  transformait  tout. 
On  connaissait  de  réputation  la  brutalité  anglaise. 
Mais  on  estimait  que  c'était  un  signe  de  vigueur 
et  que  «  la  nature  en  Angleterre  paraît  être  plus 
énergique,  plus  vraie  que  parmi  nous  3  ».  «  C'est 
là  que  se  trouvent  l'amour  des  devoirs,  le  respect 
plein  de  tendresse  pour  les  parents,  la  soumission 
sans  bornes  à  leurs  volontés....  Une  jeune  fille 
anglaise  élevée  au  village  est  une  espèce  de  créature 
céleste  *....  »  C'est  le  ton  des  romans  de  l'époque.  Un 
certain  reste  de  sauvagerie  n'était  pas  pour  déplaire. 
Lord  Carlisle  écrivait  de  France  :  «  Ils  croient  que 
nous  sommes  très  peu  changés  depuis  l'invasion  de 
Jules  César,  que  nous  laissons  nos  vêtements  à 
Calais,  n'ayant  plus  d'occasion  de  les  porter,  et  que 
chacun  de  nous  est  tatoué  sur  la  poitrine,  ou  ailleurs, 
d'une  fleur  de  tournesol,  comme  les  Pietés  qu'on  voit 
dans  les  gravures  du  César  de  Clarke  5.  »  La  vertu 
insulaire  avait  le  ragoût  d'un  peu  de  barbarie,  et  le 
paysan  du  Danube,  pour  être  du  Danube,  n'en  prê- 
chait que  mieux.  On  subissait  chez  nous  le  prestige 
de  la  sensibilité  anglaise,  de  cette  virginité  du  cœur 

romans  du  temps,  tout  un  tableau  de  l'époque  (Cf.  Forsyth, 
Novels  and  Xovelists.)  —  Voir,  au  surplus,  Lecky. 

1.  Notes  sur  l'Angleterre. 

2.  Letters,  t.  IV,  "p.  119. 

3.  D'Arnaud,  Œuvres,  t.  1.  p.  XV-XVI. 

4.  Ibid. 

5.  Cité  par  Rathery. 


ANGLOMANIE    DE    ROUSSEAU.  121 

et  des  sens,  qui  laisse  intacte  la  source  des  grandes 
émotions,  tarie  chez  nos  petits-maîtres  par  le  scepti- 
cisme et  le  plaisir.  «  Quelques  peintures,  croyait-on, 
qu'on  nous  fasse  des  passions  du  Midi,  l'Italie  ou 
l'Espagne  n'en  fournissent  point  des  exemples  aussi 
grands  et  aussi  tragiques  que  l'Angleterre  l.  » 

Philosophe,  méditatif  et  passionné  :  tel  le  peuple 
anglais  apparaissait  à  l'imagination  d'un  lecteur 
français  vers  le  milieu  du  siècle.  Telle  aussi  on  entre- 
voyait la  littérature  anglaise  :  une  littérature  d'hom- 
mes sages,  de  tempérament  sombre,  volontiers  rai- 
sonneurs et  infiniment  philosophes.  Tous  ces  traits 
se  ramènent  à  un  :  l'individualisme.  A  une  nation  où 
une  excessive  sociabilité  a  effacé  l'originalité  native 
et  où  le  frottement  continuel  a  usé  tous  les  reliefs, 
l'exemple  de  l'Angleterre  oppose  un  peuple  vigoureux 
et  plein  de  sève,  dont  le  génie,  pareil  à  une  médaille 
neuve,  garde  encore  toute  la  netteté  luisante  des 
contours. 


III 


Rousseau  partage  et  exprime  éloquemment  l'admi- 
ration de  ses  contemporains 

Il  avait  lu,  aux  Charmettes,  les  Lettres  philosophi- 
ques avec  un  intérêt  profond.  Il  y  avait  trouvé  quel- 
ques livres  anglais,  Y  Essai  sur  V  entendement,  le  Specta- 
teur2, et  avait  commencé  l'étude  de  la  langue  anglaise. 
Mme  de  Warens  lui  avait  appris  à  aimer  Bayle  et 
Saint-Évremond  :  «  Elle  avait,  si  je  puis  parler  ainsi, 
le  goût  un  peu  protestant;  elle  ne  parlait  que  de 


1.  Journal  étranger,  juin  1755,  p.  237. 

2.  Voir  les  Confessions  :  Œuvres,  éd.  Hachette,  t.  VIII,  p.  78. 


122  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

Bayle,  et  faisait  grand  cas  de  Saint  Ëvremond,  qui 
depuis  longtemps  était  mort  en  France.  »  Peut-être 
puisa-t-il  aussi  dans  Saint-Ëvremond  quelques  notions 
sur  l'Angleterre.  A  coup  sûr  il  avait  lu  avec  un  intérêt 
passionné  les  romans  de  Prévost,  et  surtout  Ctéveland. 

A  Paris,  à  partir  de  1744,  il  fut  en  contact  avec 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  de  lettres  curieux  des 
choses  anglaises  :  Marivaux;  Desfontaines,  qui  fut 
son  conseiller  littéraire  !  ;  Saurin,  futur  auteur  d'un 
drame  de  Beverley,  imité  d'Edouard  Moore  ;  Grimm, 
esprit  ouvert  et  curieux  de  choses  étrangères;  Pré- 
vost, «  homme  très  aimable  et  très  simple,  dont  le 
cœur  vivifiait  ses  écrits,  dignes  de  l'immortalité  2  »,  et 
qu'il  voyait  à  Passy,  chez  son  compatriote  Mussard  ; 
Diderot  surtout,  l'anglomane  Diderot,  dont  l'esprit 
était  déjà  tourné,  comme  il  le  fut  toute  sa  vie,  vers 
cette  Angleterre  qui  fut  le  pays  de  ses  rêves.  Dans  ce 
milieu,  si  ami  de  tout  ce  qui  venait  d'outre-Manche, 
Rousseau  sentit  se  confirmer  les  sympathies  qu'il 
exprima  ensuite  si  haut. 

Il  lut,  lors  de  son  apparition,  Y  Esprit  des  Lois,  et,  en 
1756,  il  lut  les  Lettres  sur  les  Anglais  et  les  Français, 
de  Murait,  son  compatriote  et,  sur  plus  d'un  point, 
son  précurseur  modeste.  Deleyre  lui  avait  envoyé  le 
livre  3,  qu'il  admira  fort  et  auquel  il  a  beaucoup 
emprunté.  La  plupart  des  idées  de  Rousseau  sur  l'An- 
gleterre lui  viennent  de  Murait.  Mais  il  lui  doit  aussi 
plus  d'une  pensée,  dans  la  Lettre  sur  les  spectacles. 
«  La  vertu,  avait  écrit  Murait  en  parlant  de  la 
comédie,  devient  un  spectacle  donné  à  la  curiosité  du 
peuple,  un  objet  de  théâtre  où  les  hommes  la  relè- 


1.  Cf.  H.  Beaudoin,  Jean-Jacques  Rousseau,  t.  I,  p.  154. 

2.  Confessions,  II,  8. 

3.  Lettre  du  2  novembre  1756  (ap.  Streckeisen  Moulton 
Jean-Jacques  Rousseau  :  ses  amis  et  ses  ennemis). 


ROUSSEAU    ET   MURALT.  123 

guent,  et  tous  ces  grands  sentiments  leur  paraissent 
éloignés  de  l'ordinaire  de  la  vie,  autant  que  les  habil- 
lements et  les  attitudes  de  théâtre  le  sont  de  ceux 
qu'ils  voient  dans  leur  domestique  '.  »  «  Le  théâtre, 
reprenait  Rousseau,  a  ses  règles,  ses  maximes,  sa 
morale  à  part,  ainsi  que  son  langage  et  ses  vête- 
ments. On  se  dit  bien  que  rien  de  tout  cela  ne  nous 
convient,  et  l'on  se  croirait  aussi  ridicule  d'adopter 
les  vertus  de  ses  héros  que  de  parler  en  vers  et  d'en- 
dosser un  habit  à  la  romaine.  »  Il  ne  cherche  pas 
d'ailleurs  à  dissimuler  ses  emprunts  et  cite  son 
auteur  à  la  page  suivante  2. 

Rousseau  a  beaucoup  emprunté  à  Murait  dans  la 
Nouvelle  Héloise  et  l'a  souvent  nommé  3.  Il  l'avait 
entre  les  mains  en  peignant  les  mœurs  de  Paris.  Il 
lui  prend,  tantôt  un  mot  sur  la  conversation  française, 
tantôt  une  critique  de  notre  esprit.  «  Vous  lisez 
Murait,  écrit  Saint-Preux  à  Julie;  je  le  lis  aussi;  mais 
je  choisis  ses  lettres,  et  vous  choisissez  son  Instinct 
divin.  Voyez  comment  il  a  fini,  déplorez  les  égare- 
ments de  cet  homme  sage.  »  C'est  cet  «  homme 
sage  »  qui  lui  inspire,  sur  le  caractère  des  Anglais, 
certaines  réserves  :  «  Je  sais,  écrivait-il,  que  les 
Anglais  vantent  beaucoup  leur  humanité  et  le  bon 
naturel  de  leur  nation,  qu'ils  appellent  good  natured 
people;  mais  ils  ont  beau  crier  cela  tant  qu'ils  peuvent, 
personne  ne  le  répète  après  eux  *.  »  Le  mot  est, 
comme  la  vu,  de  Murait 5. 

1.  Lettre  V. 

2.  Voir  l'excellente  édition  de  la  Lettre  sur  les  spectacles  de 
M.  L.  Fontaine,  p.  135  et  136  :  «  C'est  une  erreur,  disait  le 
grave  Murait,  d'espérer  qu'on  y  montre  fidèlement  les  véri- 
tables rapports  des  choses,  etc.  »  :  allusion  à  un  passage  de 
la  lettre  V  de  Murait. 

3.  Cf.  les  passages  cités  plus  haut  et  VI,  7. 

4.  Emile,  liv.  II. 

5.  Lettre  IV.  —  Il  lui  emprunte  aussi  (lettre  V)  quelques 


124  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

Mais  c'est  lui  aussi  qui  lui  dicte  souvent  jusqu'aux 
termes  de  son  admiration,  qui  est  vive.  «  J'ai  pris  sur 
la  nation  anglaise,  écrivait-il  à  Mme  de  Boufflers,  une 
liberté  qu'elle  ne  pardonne  à  personne,  et  surtout  aux 
étrangers,  c'est  d'en  dire  le  mal  ainsi  que  le  bien  !.  » 
Mais  à  vrai  dire  il  avait  dit  le  bien  plus  encore  que 
le  mal. 

Il  aimait  des  Anglais  leur  patriotisme  farouche. 
C'est  «  la  seule  nation  d'hommes  qui  reste  parmi  les 
troupeaux  divers  dont  la  terre  est  couverte2  ».  Les 
Suisses  de  Rousseau  sont  fiers  d'être  Suisses  :  ils 
vivent  «  à  la  valaisanne  »  ou  à  la  genevoise,  non  sans 
orgueil.  «  Il  est  beau  d'avoir  une  patrie,  et  Dieu 
garde  de  mal  tous  ceux  qui  pensent  en  avoir  une, 
et  n'ont  pourtant  qu'un  pays3!  »  Or  les  Anglais  sen- 
tent leur  terroir  :  ils  sont  Genevois  d'au  delà  de  la 
Manche,  d'accès  difficile  et  réservé,  peu  hospitaliers 
et  peu  ouverts  :  «  Mais  convenons  aussi  que  l'Anglais 
ne  va  guère  demander  aux  autres  l'hospitalité  qu'il 
leur  refuse  chez  lui.  Dans  quelle  cour,  hors  celle  de 
Londres,  voit-on  ramper  lâchement  ces  fiers  insulaires? 
Dans  quel  pays,  hors  le  leur,  vont-ils  chercher  à 
s'enrichir?  Ils  sont  durs,  il  est  vrai  :  cette  dureté 
ne  me  déplaît  pas,  quand  elle  marche  avec  la  justice. 
Je  trouve  beau  qu'ils  ne  soient  qu'Anglais,  puisqu'ils 
n'ont  pas  besoin  d'être  hommes  *.  » 

idées  de  la  lettre  à  M.  d'Offreville  sur  les  jurys  anglais  : 
4  octobre  1761;  et  un  passage  des  Lettres  écrites  de  ta  Mo?i- 
tagne,  lettre  V  (cf.  la  lettre  IV  de  Murait). 

i.  Août  1762.  —  Sur  la  constitution  anglaise,  voirie  Contrat 
social  et  le  Gouvernement  de  Pologne,  chap.  x. 

2.  Nouv.  HéL,  V,  1. 

3.  Ibid.,  VI,  5. 

4.  Ibid.,  II,  9.  La  même  idée  et  les  expressions  sont  reprises 
dans  V Emile,  liv.  V  :  «  Le  peuple  anglais  ne  veut  point  cher- 
cher fortune  chez  les  autres  nations...  ils  sont  t?-op  fiers  pour 
aller  ramper  hors  de  chez  eux  »,  etc. 


ROUSSEAU    ET   MURALT.  125 

Il  est  curieux  de  noter  que  Murait  avait  cru  devoir 
faire  quelques  réserves  sur  la  brutalité  des  vices  des 
Anglais;  Rousseau  les  atténue,  si  même  il  ne  les 
tourne  en  éloges.  La  comparaison  des  deux  passages 
est  instructive  :  «  Les  femmes,  avait  écrit  Murait,  se 
laissent  aller  aisément  à  la  tendresse,  elles  ne  se 
mettent  pas  beaucoup  en  peine  de  la  cacher,  et... 
elles  sont  capables  d'une  grande  résolution  en  faveur 
d'un  amant;  douces  avec  cela,  presque  sans  finesse  et 
sans  art,  naturelles  dans  la  conversation;  et  peu 
gâtées  par  les  douceurs  des  hommes,  qui  ne  leur 
donnent  que  la  moindre  partie  de  leur  temps.  En 
effet,  la  plupart  préfèrent  le  vin  et  le  jeu....  Il  est 
bien  vrai  que  lorsqu'ils  deviennent  amoureux,  c'est 
avec  violence  :  l'amour  n'est  pas  chez  eux  une  fai- 
blesse dont  ils  aient  honte;  c'est  une  affaire  sérieuse 
et  importante,  dans  laquelle  il  s'agit  assez  souvent 
de  réussir,  ou  de  laisser  la  raison  ou  la  vie  *.  »  — 
«  Les  Anglaises,  écrit  Rousseau,  sont  douces  et 
timides;  les  Anglais  sont  durs  et  féroces....  A  part 
cela,  tout  est  semblable.  Les  deux  sexes  aiment  à 
vivre  à  part;  tous  deux  font  cas  des  plaisirs  de  la 
table....  Tous  deux  se  livrent  au  jeu  sans  fureur  et 
s'en  font  un  mérite  plutôt  qu'une  passion  :  tous  deux 
ont  un  grand  respect  pour  les  choses  honnêtes;  tous 
deux  honorent  la  foi  conjugale  [Murait  n'en  avait  pas 
tant  dit];...  tous  deux  sont  silencieux  et  taciturnes; 
tous  deux  difficiles  à  émouvoir;  tous  deux  emportés 
dans  leurs  passions  :  pour  tous  deux,  l'amour  est 
terrible  et  tragique  :  il  ne  s'agit  pas  de  moins,  dit 
Murait,  que  d'y  laisser  la  raison  ou  la  vie....  Ainsi 
tous  deux,  plus  recueillis  avec  eux-mêmes,  se  livrent 
moins  à  des  imitations  frivoles,  prennent   mieux  le 

\.  Lettre  III. 


126  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

goût  des  vrais  plaisirs  de  la  vie,  et  songent  moins  à 
paraître  heureux  qu'à  l'être  *.  » 

Quand  il  écrivit  son  roman,  Rousseau  eut  soin  d'en 
placer  certaines  scènes  dans  un  cadre  anglais,  et  tous 
les  contemporains  l'en  félicitèrent. 

Il  y  a  dans  YHéloïse,  une  «  matinée  à  l'anglaise  », 
dont  il  fut  certainement  très  content.  Qu'est-ce 
qu'une  matinée  à  l'anglaise?  C'est,  dit  Rousseau,  un 
état  de  contemplation,  un  silence  communicatif, 
«  une  immobilité  d'extase  »,  dont  la  légèreté  fran- 
çaise ne  s'accommoderait  pas.  Et  ce  n'est  encore  ici 
que  le  développement  d'un  passage  de  Murait  :  «  Les 
Anglais,  avait  dit  le  philosophe  bernois,  se  sont  fort 
bien  aperçus,  que  quand  on  ne  parle  que  pour 
parler,  on  ne  manque  guère  de  dire  des  sottises,  et 
que  la  conversation  doit  être  un  commerce  de  senti- 
ments et  non  pas  de  paroles;  et  comme  sur  ce  pied- 
là,  on  n'a  pas  toujours  de  quoi  s'entretenir,  il  leur 
arrive  quelquefois  de  se  taire  assez  longtemps  -.  » 
Et  c'est  précisément  la  «  matinée  »  de  Jean-Jacques. 
Les  amis  de  Mme  de  Wolmar  se  taisent,  deux  heures 
durant,  avec  délices,  «  réunis  et  dans  le  silence,  goû- 
tant à  la  fois  le  plaisir  d'être  ensemble  et  la  douceur 
du  recueillement 3  ».  Cette  scène  avait  vivement  frappé 

1.  Lettre  sur  les  spectacles.  —  On  notera  que  le  mot  si  dur  des 
Confessions  :  «  Je  n'ai  jamais  aimé  l'Angleterre  ni  les  Anglais  », 
est  postérieur  au  séjour  de  Rousseau  en  Angleterre  et,  par 
conséquent,  aux  persécutions  dont  il  s'y  était  cru  victime.  Ce 
n'est  pas  un  jugement,  mais  une  boutade.  Et  d'ailleurs  Rous- 
seau lui-même  désavoue  formellement  le  mot  dans  Rousseau  juge 
de  Jean-Jacques  {Premier  dialogue,  note).  «  On  l'a  trop  abusée 
sur  mon  compte,  écrit-il  en  parlant  de  la  nation  anglaise,  pour 
que  j'aie  pu  ne  pas  m'abuser  quelquefois  sur  le  sien  »,  et  il  parle 
de  choisir  un  Anglais  pour  confident,  afin  de  «  réparer  d'une 
manière  bien  authentique  le  mal  que  j'ai  pu  penser  et  dire 
de  sa  nation  ».  —Voir  aussi  le  Troisième  Dialogue  (t.  IX,  p.  280). 

2.  Lettre  IV. 

3.  Nouv.  Hél ,  V,    . 


ANGLOMANIE  DE  ROUSSEAU.  127 

Rousseau.  Aussi  l'a-t-il  choisie  pour  sujet  d'une  des 
estampes  exécutées  pour  son  livre  par  Gravelot  :  on  y 
prend  le  thé  et  on  y  lit  les  gazettes  —  ou  du  moins 
on  les  tient  à  la  main.  Vous  remarquerez  «  un  air  de 
contemplation  rêveuse  et  douce  »  dans  les  trois  spec- 
tateurs :  Julie  surtout  «  doit  paraître  dans  une  extase 
délicieuse  '  ». 

Tout  cela  nous  semble  aujourd'hui  un  peu  puéril. 
Mais  les  contemporains  n'en  jugeaient  pas  ainsi.  Ils 
goûtaient  fort  «  la  matinée  à  l'anglaise  »,  de  même 
qu'ils  aimaient  le  «  jardin  anglais  »  de  Julie.  «  Ceux 
qui  ont  produit  les  scènes  sublimes  et  gigantesques 
de  Shakespeare  et  les  grotesques  de  Hudibras,  s'en 
ressentent,  en  jardins  comme  en  morale,  en  méde- 
cine et  en  philosophie.  »  Tout  le  xvnr9  siècle  l'a  pensé 
avec  le  prince  de  Ligne  2.  Grimm  affirmait  ne  pouvoir 
sortir  d'un  jardin  anglais,  sans  avoir  l'âme  aussi 
affectée  qu'en  sortant  d'une  tragédie  3.  L' Elysée  de 
Julie,  conçu  dans  «  le  genre  anglais  »  qu'avait  créé  le 
paysagiste  Kent,  fit  fortune,  et  pendant  longtemps,  il 
n'y  eut  plus  de  bon  roman  sentimental  sans  un  bos- 
quet, une  allée  d'arbres,  un  «  cabinet  de  verdure  ».  — 
Il  n'y  a  point  ici  de  travail  humain.  La  nature  a  tout 
fait.  C'est  un  simple  verger,  sans  plantes  exotiques. 
Voici  un  gazon  verdoyant  et  épais,  du  serpolet,  du 
thym,  de  la  marjolaine,  des  «  broussailles  de  roses  » 
et  des  «  fourrés  de  lilas  »,  des  guirlandes  jetées 
négligemment  d'un  arbre  à  l'autre,  des  fruits  sau- 


1.  Œuvres,  t.  V,  p.  97. 

2.  Coup  d'œil  sur  les  jardins.  —  Cf.,  du  même,  le  Coup  d'œil 
sur  Bel-Œil;  Le  Blanc,  Lettres,  t.  II,  p.  63  (Rousseau  paraît 
l'avoir  lu  ;  de  Chabanon,  Épitre  sur  la  manie  des  jardins 
anglais,  1775  ;  Masson,  Le  jardin  anglais,  poème  en  quatre  chants, 
tr.  en  fr.,  1789;  Delille,  etc.  —  Voir  aussi  Vitet,  Études  sur 
les  beaux-arts,  t.  II. 

3.  Ed.  Scherer,  Melchior  Grimm,  p.  254. 


128  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

vages,  mais  exquis,  un  fond  de  verdure  qui  donne 
l'impression  d'une  forêt  et  qui  n'est  fait  que  de 
plantes  rampantes  et  parasites,  un  ruisseau  qui  «  ser- 
pente avec  économie  ».  Des  oiseaux,  «  époux  insé- 
parables »,  permettent  au  cœur  de  se  livrer  au  plus 
doux  sentiment  de  la  nature.  Il  y  a  de  la  mousse 
partout  et  c'est  milord  Edouard  qui  a  envoyé  d'An- 
gleterre le  secret  de  la  faire  naître.  Ni  symétrie  —  car 
elle  est  «  ennemie  de  la  nature  »,  ni  belles  perspec- 
tives, car  «  le  goût  des  points  de  vue  et  des  lointains 
vient  du  penchant  qu'ont  la  plupart  des  hommes  à 
ne  se  plaire  qu'où  ils  ne  sont  pas  ».  —  Murait  avait 
rappelé  que  Le  Nôtre,  appelé  à  Londres  par  Charles  II 
pour  embellir  le  parc  de  Saint-James,  déclara  que 
tout  son  art  n'atteignait  pas  à  cette  simplicité  '. 
Rousseau,  qui  lui  emprunte  encore  ce  trait,  a  trouvé 
dans  le  jardin  anglais  l'idéal  qu'il  s'était  forgé  2. 

Non  seulement  les  mœurs  et  le  décor  ont  quelque 
chose  d'anglais.  Mais,  ce  qui  est  plus  significatif,  le 
personnage  le  plus  sympathique  du  récit  est  milord 
Edouard  «  ou  l'Anglais  »,  comme  il  est  dit  dans  les 
notices  que  l'auteur  a  composées  pour  les  sujets 
d'estampes. 

Au  physique,  «  un  air  de  grandeur  qui  vient  de 
l'âme  plus  que  du  rang  »;  l'empreinte  d'un  courage 
un  peu  rude  et  d'une  vertu  un  peu  âpre;  un  main- 
tien   «  grave   et  stoïque   »,   sous   lequel  «   il  cache 


1.  Lettre  VI.  Voir  toute  la  fin  de  la  lettre,  sur  la  campagne 
anglaise.  —  Noter  que  dans  le  chapitre  de  Rousseau  (Nouv. 
HéL,  IV,  11),  le  jardin  de  iMilord  Cobham  à  Staw,  qu'il  cri- 
tique, est  «  un  jardin  chinois  »,  non  un  jardin  anglais. 

2.  Garât  parle,  dans  ses  Mémoires  sur  Suard,  de  l'Angleterre 
«  où  tant  de  paysages  ressemblent  à  ceux  de  YHéloise,  quoi- 
qu'ils n'aient  pas  le  soleil  de  mai  »  (t.  II,  p.  157).  C'est  un  bel 
exemple  de  ce  qu'une  idée  préconçue  peut  faire  dire  de  sot- 
lises. 


ANGLOMANIE    DE    ROUSSEAU.  120 

avec  peine  une  extrême  sensibilité  »  ;  la  parufe  à 
1  anglaise,  celle  d'un  grand  seigneur  sans  faste,  et 
le  port  «  un  peu  spadassin  ».  Au  moral,  milord 
Edouard  est  sensible  et  philosophe,  digne  compa- 
triote à  la  fois  de  Richardson  et  de  Locke  l.  Il  a,  dans 
le  langage,  du  sens,  du  sel,  du  feu.  On  lui  reconnaît 
plus  d'énergie  que  de  grâce,  et  Julie  lui  trouve  d'abord 
l'esprit  «  un  peu  rèche  2  ».  Il  est  emporté  et  se  garde 
comme  de  la  peste  de  «  cette  politesse  réservée  et 
circonspecte  que  nos  jeunes  officiers  nous  apportent 
de  France  ».  Il  provoque  assez  brutalement  Saint- 
Preux  en  duel;  mais  il  lui  demande  pardon  avec 
générosité,  à  deux  genoux,  devant  témoins,  quand  il 
a  reconnu  ses  torts.  Car  enfin,  comme  disait  Murait, 
ne  sait-on  pas  que  la  bravoure  des  Anglais  «  ne  dégé- 
nère pas  en  duels  »  et  que  dans  ce  «  pays  de  bon 
sens  »,  on  se  fait  une  plus  haute  idée  de  l'honneur3? 
Et  d'ailleurs  «  la  dureté  philosophique  et  nationale 
n'altère  point  dans  cet  honnête  Anglais  l'humanité 
naturelle  ». 

Milord  Edouard  a  été  jadis,  en  Italie,  passionné- 
ment amoureux,  et  de  la  façon  la  plus  romanesque  : 
sans  l'amitié  de  Saint-Preux,  il  cédait  à  une  surprise 
des  sens  et  du  cœur  *.  Il  s'éprend   de  Julie  à  pre- 


1.  Plusieurs  traits  du  caractère  de  Milord  Edouard  sont  des 
réminiscences  du  portrait  de  Cléveland,  dans  ce  roman  que 
Jean-Jacques  lut  avec  passion  {Confess.,  I,  5). 

2.  I,  44. 

3.  Lettres,  p.  4. 

4.  Voir  le  petit  roman  intitulé  les  Amours  de  Milord  Edouard, 
qui  fait  suite  à  Ylléloïse.  Cette  histoire  a  beaucoup  préoccupé 
les  contemporains.  Voir  les  Aventures  d'Edouard  Bomston, 
pour  servir  de  suite  à  ta  Nouvelle  Héloïse,  Lausanne,  1789,  et 
les  Lettres  d'un  jeune  lord  à  une  religieuse  italienne,  imitées  de 
l'anglais  [par  Mme  Suard],  Paris,  178S.  —  Voir  aussi  Letters 
of  an  Italian  Nun  and  an  English  gentleman,  translated  from 
the  French  of  J.-J.  Rousseau,  London,  1781,  in-12,  qui  paraît, 

9 


130  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

mière  vue,  et  se  targue  de  sa  sensibilité  :  «  c'est  le 
chemin  des  passions,  dit -il  ingénument,  qui  m'a 
conduit  à  la  philosophie.  »  Avec  cela,  très  curieux 
de  peinture,  de  musique,  et,  selon  le  cœur  de  Jean- 
Jacques,  de  musique  italienne. 

Mais  voici  les  plus  grands  entés  de  cette  figure,  que 
Rousseau  a  dessinée  avec  prédilection. 

Bomston  met  «  un  vernis  stoïque  »  à  tous  ses  actes. 
Il  sait  être  solennel  dans  quelques  circonstances 
graves  :  il  dit  à  Saint-Preux,  qui  s'oublie  dans  l'amour  : 
<(  Sors  de  l'enfance,  ami,  réveille-toi!  Ne  livre  point 
ta  vie  entière  au  long  sommeil  de  la  raison...  »;  et 
il  le  raille  de  sa  faiblesse  :  «  Mon  cher,  votre  cœur 
nous  en  a  longtemps  imposé  sur  vos  lumières  !  !  » 
Est-ce  là,  ô  Bomston,  le  ton  d'un  philosophe?  et  con- 
vient-il à  la  sagesse  de  s'exprimer  en  termes  si  empha- 
tiques à  la  fois  et  si  amers?  Est-ce,  d'autre  part,  le 
rôle  d'un  sage  de  conseiller,  comme  vous  le  faites,  à 
une  jeune  fille  de  fuir  la  maison  paternelle  en  com- 
pagnie de  son  maître  d'études?  Ceci  me  gâte  milord 
Edouard.  Je  l'aime  mieux  dans  la  fameuse  lettre  sur 
le  suicide,  encore  qu'il  abuse  un  peu  du  droit  d'être 
Anglais  :  «  J'ai  l'âme  ferme,  je  suis  Anglais.  Je  sais 
mourir  :  car  je  sais  vivre,  souffrir  en  homme.  »  Il  est 
bon  d'avoir  une  patrie.  Il  l'est  moins  de  faire  sonner 
si  haut  son  éloge  :  «  Nous  ne  sommes  point  les  esclaves 
du  prince,  mais  ses  amis,  ni  les  tyrans  du  peuple, 
mais  ses  chefs....  Nous  ne  souffrons  point  que  per- 
sonne dise  :  Dieu  et  mon  épée,  mais  seulement  :  Dieu 
et  mon  droit.  »  L'excuse  de  Bomston,  c'est  que  c'est 
Jean-Jacques  qui  parle  par  sa  bouche  et  qui  lui  fait 


sans  que  j'aie  pu  vérifier  le  fait,  être  une  traduction  du  pré- 
cédent. 
1.  V,  1. 


ANGLOMANIE    DE    ROUSSEAU.  131 

dire  toutes  ces  belles  choses.  Heureusement  pour  lui, 
milord  Edouard  est  un  faux  Anglais. 

0  Bomston,  «  âme  grande,  ami  sublime  »,  vous 
fûtes  la  plus  naïve,  mais  la  plus  sincère  expression  de 
l'anglomanie  de  Jean-Jacques  Rousseau! 


CHAPITRE  II 


PREMIERES    LECTURES    ANGLAISES    DE    ROUSSEAU 


I.  Premières  fréquentations  de  Rousseau  à  Paris  :  les  anglo- 
manes  et  Diderot. 

II.  Premières  lectures  anglaises  :  Pope  et  sa  popularité.  — 
Addison  :  influence  de  sa  morale  bourgeoise  sur  le  siècle  et 
sur  Rousseau.  —  Daniel  de  Foe  :  fortune  de  son  Robinson. 

III.  L'admiration  de  Rousseau  va  surtout  à  la  littérature  bour- 
geoise des  Anglais.  —  Pourquoi  :  ses  tendances  littéraires. 
—  Son  admiration  pour  le  théâtre  anglais  :  la  traduction  du 
Marchand  de  Londres  (1148). 


I 

Les  premières  lectures  anglaises  de  Rousseau 
furent  celles  de  la  plupart  de  ses  contemporains  :  il 
avait  lu,  aux  Charmettes,  Locke  et  Addison.  Il  lut, 
vraisemblablement  pendant  son  deuxième  séjour 
à  Paris,  Pope,  Milton,  les  romans  de  Richardson, 
Robinson  Crusoé,  quelques  autres  œuvres  de  moindre 
importance.  Il  est  permis  de  croire,  sans  qu'on 
puisse  l'affirmer  absolument,  qu'il  fut  parmi  les  pre- 
miers admirateurs,  en  France,  de  quelques-uns  de 
ces  chefs-d'œuvre.  Comment  croire  qu'il  ne  lut  pas, 
dès  1742 ,  au  moment  même  où  elle  arrivait  en 
France,  cette  Paméla,  dont  nous  savons  qu'il  l'admi- 
rait si  fort?  Il  était  très  lié  à  ce  moment  précis 
avec  Desfontaines,  et  l'on   sait  que  Paméla  attira  à 


DIDEROT   ET    ROUSSEAU.  133 

Desfontaines  une  assez  méchante  affaire  l.  N'est-il  pas 
vraisemblable,  d'autre  part,  que  Prévost,  qu'il  voyait 
fréquemment  dans  le  courant  de  1751,  l'entretint  de 
Clarisse  Harlowe,  dont  l'original  avait  paru  en  1748 
et  qu'il  venait  —  avec  quel  enthousiasme,  on  s'en  sou- 
vient —  de  traduire  en  français?  Enfin  il  n'est  pas 
douteux  que  Diderot,  avec  qui  il  se  lia  dès  son  arrivée 
à  Paris,  l'anglomane  Diderot,  n'ait  attiré  son  atten- 
tion sur  quelques-unes  des  productions  anglaises  qui 
commençaient  à  faire  grand  bruit. 

Il  importe  ici  de  se  souvenir  que  Diderot,  dont 
Rousseau  avait  fait  la  connaissance  dès  sa  première 
arrivée  à  Paris,  en  1741,  resta  pendant  seize  années 
—  les  années  décisives  de  la  vie  de  Jean-JacquesT 
celles  de  l'élaboration  des  chefs-d'œuvre  —  son 
confident  littéraire.  Il  y  avait  entre  eux  des  ana- 
logies d'âge,  de  fortune,  de  goût  :  comme  Rousseau, 
Diderot  était  pauvre,  comme  lui,  de  naissance 
modeste,  comme  lui,  sensible,  comme  lui,  musicien. 
De  même  que  Diderot  avait  sa  Nanette,  Rousseau 
avait  sa  Thérèse,  et  les  ménages  se  voyaient  souvent. 
On  se  souvient  du  voyage  à  pied  que  tous  deux  pro- 
jetaient de  faire  en  Italie  avec  Grimm.  On  connaît  le 
dessein  qu'ils  avaient  formé  de  lancer  ensemble  et 
de  rédiger  tour  à  tour  un  journal,  le  Persifleur,  qui 
d'ailleurs  ne  dépassa  pas  son  premier  numéro. 
Chacun  se  rappelle  l'amitié  que  Rousseau  témoigne 
à  Diderot  quand  celui-ci  est  enfermé  àVincennes  :  Je 
crois,  dit-il,  que  si  cette  captivité  eût  duré,  «je  serais 
mort  de  désespoir  au  pied  de  ce  malheureux  don- 
jon 2  ».  C'était  lage  d'or  de  leur  intimité.  C'était  le 
moment  aussi  où  ils  travaillaient  de  concert.  Rous- 


i.  Voir  plus  loin. 
2.  Confessions,  II, 


134  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

seau  montre  à  son  ami  son  Discours  sur  les  sciences 
et  en  reçoit  de  bons  avis.  Il  le  consulte  de  même  sur 
le  Discours  de  Vinégalité,  et  sur  la  Nouvelle  Hcloïse. 
En  revanche,  Rousseau  collabore,  du  moins  par  ses 
conseils,  aux  Entretiens  sur  le  Fils  Naturel;  il  est  le 
confident  des  tentatives  dramatiques  de  Diderot,  qui 
lui  communique  le  plan  du  Père  de  famille. 

Or  —  peut-être  ne  l'a-t-on  pas  assez  noté  —  de  tous 
les  écrivains  du  xvme  siècle,  Diderot  est  le  plus 
curieux  de  littérature  étrangère,  et  spécialement 
anglaise  1.  Il  est  «  tout  anglais  »,  a  écrit  excellem- 
ment M.  Brunetière2.  Nul  n'a  plus  «  gueuse  »,  comme 
disait  énergiquement  Crébillon,  chez  les  nations  voi- 
sines, qui  d'ailleurs  Font  payé  d'une  vive  admiration. 
Presque  autant  qu'en  Rousseau,  les  anglomanes 
d'Allemagne  se  sont  reconnus  en  lui.  —  Lessing 
affirme  que,  depuis  Aristote,  «  jamais  esprit  plus 
philosophique  ne  s'est  occupé  du  théâtre  ».  Herder 
le  nomme  «  un  véritable  Allemand  »  et  le  révèle  à 
Gœthe,  qui  s'en  éprend  :  «  Diderot,  c'est  Diderot  — 
écrivait  Gœthe  encore  le  9  mars  1831,  peu  de  temps 
avant  sa  mort,  à  Zelter,  —  une  individualité  sans 
pareille.  Celui  qui  fait  fi  de  lui  et  de  ses  œuvres  est 
un  Philistin  3.  » 

Par  le  caractère  tout  moderne  de  son  génie,  comme 
par  son  goût  essentiellement  cosmopolite,  Diderot 
occupe  une  place  à  part  dans  l'histoire  de  la  critique 
au  xviiic  siècle.  Il  avait  appris  l'anglais  à  fond,  et 
M.  John  Morley  lui  rend  ce  témoignage  qu'il  l'a  su 

1.  Voir  les  ouvrages  de  Rosenkrantz  et  de  M.  John  Morley, 
où  ce  point  de  vue  est  indiqué  avec  force.  M.  L.  Ducros  l'a 
adopté  également  dans  son  livre  sur  Diderot,  l'homme  et  l'écri- 
vain (Paris,  1804,  in-12). 

2.  Les  époques  du  théâtre  français,  p.  295. 

3.  Voir  C.  Joret,  Herder,  p.  101,  372,  etc.,  et  l'essai  de 
Gandar  sur  Diderot  et  la  critique  allemande. 


DIDEROT    ET    ROUSSEAU.  135 

remarquablement !.  Il  en  profita,  aux  années  de  début 
—  à  l'époque  précisément  où  il  se  lia  avec  Jean- 
Jacques,  —  pour  faire  plusieurs  traductions  de  l'an- 
glais 2  :  en  1743,  Y  histoire  de  Grèce,  de  Stanyan;  en 
1745,  Y  Essai  su?' le  mérite  et  la  vertu,  de  Shaftesbury; 
en  1746,  avec  Eidous  et  Toussaint,  le  Dictionnaire  de 
médecine,  de  James,  dont  l'introduction  lui  servit  plus 
tard  pour  sa  propre  Encyclopédie.  En  même  temps 
il  se  nourrit  de  Bacon,  à  qui  il  emprunte  l'essentiel 
des  Pensées  philosophiques,  et  de  Bernard  de  Man- 
deville,  dont  la  Fable  des  abeilles  lui  fournit  la  plupart 
des  idées  qu'il  développera  plus  tard  dans  le  fameux 
Supplément  au  voyage  de  Bougainville.  C'est  encore 
à  un  ouvrage  anglais,  au  Dictionnaire  de  Ghambers, 
qu'il  doit  le  plan  et  l'idée  de  Y  Encyclopédie.  Toute  sa 
vie,  Diderot  a  prêché  l'admiration  de  l'Angleterre,  ce 
pays  «  des  philosophes,  des  curieux,  des  systémati- 
ques »,  comme  il  l'écrivait  dès  1749.  Toute  sa  vie, 
nous  le  voyons  entouré  d'Anglais,  comme  Hume, 
Garrick,  Wilkes,  «  le  père  Hoop  »  —  ou  d'amis  des 
Anglais,  comme  Toussaint,  Suard,  Deleyre  le  «  baco- 
niste  ».  Sa  maison  est  une  manière  de  rendez-vous 
de  tout  ce  qu'il  y  a  d'anglomanes  à  Paris. 

En  littérature,  faut-il  rappeler  qu'il  se  réclame, 
pour  son  théâtre,  de  Lillo  et  de  Moore,  pour  ses 
romans,  de  Richardson  et  de  Sterne?  Nul  n'a  le  goût, 
sinon  l'esprit,  moins  français;  nul  ne  regarde  plus 
complaisamment  par- dessus  les  frontières;  nul  n'a 
été,  et  n'a  voulu  être,  plus  entièrement  «  en  rupture 
avec  la  tradition  latine  ».  Et  tous  ses  disciples  ont 
soigneusement  cultivé  et  développé  ce  goût  de  l'exo- 

1.  Sur  la  façon  dont  il  l'apprit,  voir  l'article  Encyclopédie. 

2.  Noter  que  Diderot  avait  préparé  aussi  les  matériaux 
d'une  histoire  de  Charles  I'r  (Life  of  Sir  Samuel  Romilly,  t.  I, 
p.  46). 


136  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

tisme.  «  Combien  l'anglomanie  n'avait-elle  pas  égaré 
le  goût  de  nos  auteurs  dès  1765!  »  Le  principal 
auteur  du  méfait  dont  se  plaint  Geoffroy,  c'est 
Diderot  :  c'est  lui  qui  apprend  à  un  Sébastien  Mercier 
à  exalter  le  génie  d'un  Richardson  ou  d'un  Fielding  *, 
ou  à  un  Baculard  d'Arnaud  à  louer  cette  Allemagne 
«  où  les  ailes  du  génie  ne  sont  point  rognées  par  les 
ciseaux  timides  du  bel  esprit 2  ».  C'est  lui  qui  se  fait, 
quand  elle  nous  arrive,  le  patron  de  la  Sara  Sampson 
de  Lessing,  écrit  une  préface  pour  la  traduction  et 
professe  qu'en  Allemagne  «  le  génie  a  pris  la  grand' 
route  de  la  nature  3  ».  C'est  lui  enfin  qui  compare  le 
Marchand  de  Londres  à  du  Sophocle  et  traduit  lui- 
même  le  Joueur,  dont  il  fait  le  chef-d'œuvre  du 
théâtre  moderne. 

Tel  était  l'homme  dans  l'intimité  duquel  Jean- 
Jacques  vécut  pendant  les  plus  fécondes  années  de  sa 
vie  :  celui  dont  on  a  pu  dire  tour  à  tour  qu'il 
était  le  plus  Allemand  des  Français  et  qu'il  en  était 

1.  Essai  sur  Vart  dramatique,  p.  326  :  «  Plongez-vous,  âmes 
neuves  et  sensibles,  dans  la  lecture  de  Paméla,  de  Clarisse,  de 
Grandison,  dans  ce  Fielding  si  varié,...  etc.  »  Ailleurs  il  loue 
«  l'immortel  Richardson  qui  (dit  l'histoire  de  sa  vie)  vécut 
douze  années  dans  la  société  sans  presque  ouvrir  la  bouche, 
tant  il  était  occupé  à  saisir  ce  qui  se  passait  autour  de  lui  ». 
Mercier  admire  aussi  les  Allemands  :  «  Le  fond  de  leur  théâtre 
est  admirable....  S'ils  le  perfectionnent,  comme  il  y  a  grande 
apparence,  ils  ne  tarderont  pas  à  l'emporter  sur  nous.  » 

2.  Cf.  Liebman,  anecdote  allemande.  11  dit  encore  sur  l'Alle- 
magne, où  il  avait  passé  quelques  années  :    «  Il  n'y  a  point 

de  pays   où   il  existe    plus    d'hommes Ces    villes   sont  le 

séjour  du  vrai,  du  simple,  de  ce  que  les  Anglais  ont  nommé 
good  nature....  Le  moment  où  les  Allemands  se  soumettront  à 
la  servitude  de  l'imitation  sera  le  premier  pas  vers  leur  déca- 
dence. »  —  Voir  les  lettres  de  Gottsched  à  Baculard,  p.  p. 
M.  Th.  Sùpfle  {Zeitschrift  fur  vergleichende  Literaturgeschichte, 
t.  I,  p.  146  et  suiv.). 

3.  Journal  étranger,  décembre  1761.  L'article  est  très  vrai- 
semblablement de  Diderot.  —  Voir  Crouslé  :  Lessing  et  le  goût 
français  en  Allemagne,  p.  316. 


POPE.  137 

le  plus  Anglais  ;  celui,  du  moins,  de  tous  les  grands 
écrivains  du  siècle  dont  le  goût  était  le  plus  en  éveil 
à  l'endroit  des  productions  exotiques. 

L'influence  de  Diderot,  manifeste  sur  les  idées 
littéraires  de  Rousseau,  ne  le  fut  pas  moins  sur  le 
choix  de  ses  modèles. 


II 


En  dehors  de  Richardson,  dont  il  faut  étudier  à 
part  l'action  décisive  sur  le  génie  de  Rousseau,  Jean- 
Jacques  paraît  avoir  admiré  surtout  Pope,  Addison 
et  l'auteur  de  liobinson  '. 

Pope,  traduit  par  les  réfugiés,  loué  par  Voltaire, 
fameux,  dès  les  premières  années  du  siècle,  en  Alle- 
magne, en  Italie,  en  Suède,  en  Hollande,  dans  toute 
l'Europe  lisante  et  pensante  2,  Pope  a  représenté  en 
son  temps  ce  que  la  morale  et  la  philosophie  anglaises 
avaient  de  plus  séduisant.  VEssai  su?*  l'homm.e,  dont 
la  première  partie  est  de  1732,  avait  fait  de  lui  le 
poète  populaire  du  déisme.  Le  livre  avait  été  traduit 
aussitôt  par  l'abbé  Du  Resnel3.  D'autres  traducteurs, 

1.  Il  faut  ajouter  Milton,  auquel  il  adresse,  dans  VÉmile, 
l'éloquente  apostrophe  :  «  Divin  Milton,  apprends  à  ma  plume 
grossière  à  décrire  les  plaisirs  de  l'amour  »,  etc.  (liv.  VII), 
mais  que  la  traduction  de  Dupré  de  Saint-Maur  (1729)  ne  réussit 
pas  à  naturaliser  en  France.  Milton,  pour  le  xvnie  siècle,  n'est 
qu'un  grand  nom. 

2.  Les  traductions  de  V Essai  sur  la  critique  et  de  la  Boucle 
de  cheveux  enlevée  ?ont  très  nombreuses.  Le  premier  est  tra- 
duit notamment  par  Robeton,  Delage,  de  la  Pilonière,  dès 
1117,  et  par  du  Resnel,  en  1730.  On  traduisit  et  imita  aussi  la 
fameuse  Ëpitre  d'Ucloïse  à  Abélard. 

3.  Cf.  sur  la  traduction  de  Du  Resnel,  qui  est  de  1136  : 
Mém.  de  Trévoux,  juin  1736;  Journal  des  savants,  avril  1136; 
Observ.  sur  les  écrits  modernes,  t.  IV,  lettre  47.  —  Voir  aussi 
La  Harpe,  Cours  de  littérature,  t.  111. 


138  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

Silhouette,  de  Seré,  de  Schleinitz,  l'abbé  Millot,  de 
Saint-Simon,  en  attendant  Fontanes  et  Delille, 
avaient  suivi  '.  On  peut  dire  de  Y  Essai  sur  V  homme 
qu'il  a  été  vraiment  francisé.  Une  querelle  s'éleva 
autour  des  doctrines  de  Pope  :  de  Crouzas  l'attaqua; 
Warburton,  Silhouette,  d'autres  encore  le  défen- 
dirent. «  Je  sais  bien,  a  écrit  Jean-Jacques,  que  le 
livre  de  M.  de  Crouzas  ne  fera  jamais  faire  une  bonne 
action,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  bon  qu'on  ne  soit  tenté 
de  faire  en  quittant  celui  de  Pope  2.  » 

VEssai  sur  V homme  fut  pour  Rousseau,  comme 
on  l'a  dit  excellemment,  une  sorte  de  livre  sacré, 
d'  «  évangile  rythmé  »,  où  les  hommes  de  son  temps 
aimaient  à  trouver  justifiées,  en  beaux  vers,  leurs  plus 
flatteuses  illusions  et  leurs  plus  hautes  espérances  3  : 

Il  porte  le  flambeau  dans  l'abîme  de  l'être, 

Et  l'homme  avec  lui  seul  apprit  à  se  connaître  4. 

Ce  que  Pope  lui  enseigne,  c'est  d'abord  le  dédain 
de  toute  recherche  vaine  sur  des  problèmes  insonda- 
bles. C'est  en  nous-mêmes  qu'il  faut  rentrer,  en 
nous  qu'il  faut  chercher  cette  règle  de  nos  actes  que 
nulle  métaphysique  ne  nous  donnera  jamais;  cette 
règle,  la  nature  nous  la  fournit.  Elle  parle  assez  haut 
en  nous  :  elle  nous  crie  que  notre  devoir,  c'est  d'être 
heureux,  dans  la  mesure  où  notre  bonheur  ne  nuit 
pas  à  celui  des  autres.  Or  le  bonheur  —  et  ici  on  voit 
poindre  cette  sensibilité  qui  va  devenir  la  morale 
même  du  siècle,  —  le  bonheur  réside  surtout  dans 
la  satisfaction    de  nos    passions,   que   les   religions 

i.  Voir,  sur  ces  traductions,  Goujet.  Biblioth.  franc.,  t.  VII, 
p.  227-267. 

2.  Nouv.  Hél. 

3.  Voir  la  remarquable  étude  de  M.  Montégut  sur  Pope. 

4.  Voltaire,  Poàme  siir  la  loi  naturelle. 


POPE    ET    ROUSSEAU.  139 

condamnent  injustement.  Pope  croit  à  l'excellence  et 
à  la  pureté  native  de  nos  instincts  : 

Toutes  les  passions,  entre  elles  combinées, 
Au  bonheur  des  humains  ont  été  destinées; 
De  leurs  combats  divers  résultent  des  accords 
Qui  forment  l'union  et  de  l'âme  et  du  corps  ». 

Dans  cette  harmonie  réside  non  pas  seulement  le 
bonheur,  mais  encore  la  véritable  personnalité  de 
l'homme.  La  raison  est  une,  la  passion,  au  contraire, 
est  infiniment  diverse.  Elle  est,  à  vrai  dire,  ce  qui 
différencie  un  homme  d'un  autre,  et  par  suite  la 
satisfaction  des  passions,  qui  constituent  le  seul  fon- 
dement réel  de  notre  personne,  est  le  seul  aliment 
que  réclame  notre  besoin  de  félicité.  Oui,  disait  Vol- 
taire, interprète  de  Pope, 

Oui,  pour  nous  élever  aux  grandes  actions, 
Dieu  nous  a,  par  bonté,  donné  les  passions. 

Voltaire,  comme  Pope,  oppose  au  débordement  des 
passions  le  frein  des  nécessités  sociales.  Mais  ce  frein 
est  faible  et  lâche,  et  Pope  reste  bien  l'un  des  initia- 
teurs du  mouvement  qui  a  porté  le  siècle  de  Jean- 
Jacques  à  la  glorification  de  la  passion,  considérée 
comme  la  fin  véritable  de  l'homme  Bien  plus,  il  n'a 
jamais  regardé  que  d'un  œil  de  pitié  cette  morale 
des  humbles  qui  prétend  «  châtier  l'homme  sous 
couleur  de  l'ennoblir  -  ».  Pope  considère  que  l'homme 
passionné  est  le  seul  complet.  Il  a  le  culte  de  la  pas- 
sion maîtresse,  non  pas  tant  parce  qu'elle  est  morale, 
que  parce  qu'elle  est  belle  et  qu'elle  fait  l'homme 
plus  grand.  C'est  assez  dire  qu'il  y  a  dans  certaines 
pages  de  Y  Essai  sur  V  homme  comme  un  avant-goût  de 

i.  Traduction  de  Du  Resnel,  Épître  III. 
2.  Voltaire,  Cinquième  discours  en  vers. 


140  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

Rousseau.  Mais  surtout  il  y  a  un  étalage  complaisant 
de  cette  vague  et  larmoyante  bienfaisance,  chère  à 
tout  le  siècle.  Si  Pope  ne  fait  pas  pleurer,  il  met  du 
moins  au  cœur  une  certaine  tendresse  et  un  certain 
appétit  de  larmes,  dont  il  fait  un  mérite  à  l'homme. 
Être  sensible,  si  ce  n'est  la  vertu,  c'est  du  moins  le 
commencement  de  la  vertu  : 

Plus  l'homme  vertueux  devient  sensible  et  tendre, 
Plus  il  sent  son  bonheur  s'agrandir  et  s'étendre  *  ; 

ou  si  Ton  préfère  du  Voltaire  à  du  Pope  2,  qu'on 
relise  à  la  fin  du  Discours  sur  la  vraie  vertu,  la  tirade 
sentimentale  sur  la  bienfaisance  :  c'est  le  même 
thème,  ce  sont  presque  les  mêmes  expressions. 

V Essai  sur  l'homme  a  plus  fait  pour  la  diffusion  en 
France  du  déisme  anglais  que  tout  Shaftesbury.  Au 
fond,  c'est  la  même  doctrine,  mais  dépouillée  de  ce 
qu'elle  avait  d'agressif,  purifiée  de  tout  levain  de 
scepticisme  et  de  panthéisme,  plus  vague  et  plus 
indécise,  partant  plus  poétique.  Faut-il  s'étonner  que 
Rousseau  ait  lu  le  poème  de  Pope  et  qu'il  ait  écrit  à 
Voltaire  :  «  Le  poème  de  Pope  adoucit  mes  maux  et 
me  porte  à  la  patience  3  »?  C'est  lui-même  que  fau- 
teur de  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  Savoyard 
retrouvait  en  Pope. 

C'est  encore  la  morale,  une  morale  familière  et 
bourgeoise  qu'il  a  cherchée  dans  le  Spectateur,  un 
des  livres  les  plus  populaires  du  siècle. 

Les  réfugiés  avaient  vulgarisé  le  nom  du  «  sage 
M.  Addison  »  et  celui  du  «  vertueux  M.  Stcele  ».  Dès 


1.  Trad.  de  Du  Resnel.  Épilre  IV. 

2.  Notons  ici  en  passant  que  Voltaire  avoue  avoir  fait  la 
moitié  des  vers  de  la  traduction  do  Du  Resnel  (A  Thibou ville,. 
2  février  1769).  Ceci  n'ajoute  rien  à  sa  gloire. 

3.  18  août  1156. 


ADDISON.  141 

1719,  le  Journal  des  savants  avait  rendu  compte  du 
Voyage  en  Italie.  Dix  ans  après,  la  Bibliothèque 
anglaise  consacrait  à  l'auteur  une  notice  biogra- 
phique '.  Comme  Pope,  il  eut,  très  jeune  encore,  une 
réputation  européenne.  Son  Calon  passait,  au  siècle 
dernier,  pour  une  grande  œuvre  :  une  adaptation  qui 
en  fut  faite,  deux  ans  après  sa  représentation,  par  un 
certain  Deschamps,  eut  un  grand  succès,  et  Voltaire 
oppose  souvent  Tunique  tragédie  d'Addison  à  tout  le 
théâtre  de  Shakespeare  -. 

Mais  son  grand  titre  de  gloire  fut  assurément  la 
publication,  en  collaboration  avec  Steele,  de  ses  jour- 
naux de  morale,  dont  le  Spectateur  fut  le  plus  ori- 
ginal, en  même  temps  que  le  plus  goûté.  Quotidien 
et  non  politique,  soucieux  avant  tout  de  philoso- 
phie familière  et  pratique,  s'interdisant  résolument 
toute  allusion  aux  scandales  du  jour  et  toute  provoca- 
tion adressée  aux  curiosités  mauvaises  de  ses  lecteurs, 
le  Spectateur  fit  révolution  dans  la  presse  anglaise, 
et,  par  elle,  en  Europe. 

«  Sa  manière  d'écrire,  a  dit  Voltaire  en  parlant  de 
fauteur  du  Spectateur,  est  un  excellent  modèle  en 
tout  pays  3.  »  Or,  cette  manière  lui  venait  en  grande 
partie  de  ses  modèles  français.  L'élégant  esprit 
d'Addison  s'était  accommodé  sans  effort,  avec  la  phi- 
losophie antique,  le  meilleur  de  nos  moralistes  du 
xvn'  siècle  4.  Mais  il  y  avait  ajouté,  avec  une  connais- 

1.  T.  VI,  p.  213-220. 

2.  Caton  (TU tique,  tragédie  dédiée  au  duc  d'Orléans  (par 
M.  C.  Deschamps,  Paris,  1715,  in-12).  —  Gottsched  a  imité  le 
Caton  d'Addison  dans  son  Caton  mourant,  et  son  drame  fut 
traduit  par  Riccoboni  dans  ses  Recherches  historiques  sur  les 
théâtres  de  l'Europe,  Paris,  1738,  in-8.  —  On  traduisit  aussi 
d'Addison  La  prétendue  veuve  ou  Vépoux  magicien,  comédie 
en  cinq  actes,  Paris,  1737,  in-8. 

3.  Siècle  de  Louis  XIV,  chap.  xxxiv. 

4.  Cf.  Voltaire,  Lettre  à  Milord  Harvey,  1740. 


142  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

sance  très  précise  des  mœurs  de  son  pays,  une 
aimable  philosophie  bourgeoise,  d'allures  modestes, 
qui  lui  avait  conquis  tout  le  public  que  la  finesse 
d*un  La  Bruyère  effarouchait.  Sous  des  formes  très 
classiques,  Addison  reste  au  fond  très  Anglais.  Il 
faut  noter  qu'au  début  du  siècle  il  personnifie  à 
l'étranger  l'esprit  bourgeois  anglais.  «  Addison  avait 
mon  cœur,  écrit  Breitinger  à  Zurich;  avec  lui,  je  suis 
sorti  de  mon  obscure  retraite,  et  j'ai  fait  mes  pre- 
miers pas  au  milieu  de  la  société  des  hommes.  » 
Bodmer  fonde,  à  l'exemple  du  Spectateur,  les  Dis- 
cours des  peintres  (1721  et  les  dédie  «  à  l'auguste 
Spectateur  de  la  nation  anglaise  l  ».  Gottsched,  Klop- 
stock,  bien  d'autres  publient,  eux  aussi,  leurs  jour- 
naux de  morale.  Avant  1760,  on  a  compté  en 
Allemagne  plus  de  cent  quatre-vingts  imitations  du 
Spectateur 2,  et  le  Journal  étranger,  en  en  relevant  un 
grand  nombre,  signalait  aux  lecteurs  français  cette 
incroyable  fortune.  Le  succès  gagna  rapidement  la 
Hollande,  qui  eut  son  Spectateur  hollandais,  après 
avoir  eu  son  Babillard  ou  sa  Contrôleuse  spirituelle2  ; 
l'Italie,  où  Gozzi  fonda  son  Osservatore;  la  Russie 
même,  où  la  première  revue  que  patronna  Cathe- 
rine II  fut  une  imitation  des  journaux  anglais  de 
morale  4. 

En  France,  leur  fortune  ne  fut  pas  moindre.  «  Il 
n'est  personne,  écrit  Tabaraud,  qui  n'ait  lu  le  Spec- 
tateur, dont  le  succès  fut  prodigieux  5.  »  Dès  1716,  les 


1.  Cf.  Joret,  Herder,  et  une  intéressante  brochure  de 
M.  Th.  Vetter  :  Zurich  als  Vermittlerin  englischer  Literalur  im 
achtzehnten  Iahrhundert.  Zurich,  1891,  in-S.  Voir,  du  môme, 
son  édition  des  Discours  des  Peintres  (Frauenfeld,  11591,  in-8). 

2.  Perry,  Littérature  anglaise  au  xvme  siècle,  trad.  fr.,  p.  166. 

3.  Hatin,  Les  gazettes  de  Hollande,  p.  200. 

4.  Cf.  TheAcademy,  25  mars  1882. 

5.  Hist.  du  philos,  angl.,  t.  I,  p.  66.  —  Cf.   1°  pour  le  Spec- 


IMITATIONS    D'ADDISON.  143 

Mémoires  de  Trévoux,  peu  favorables  cependant  aux 
productions  anglaises,  déclarent  «  le  Socrate  anglais  » 
très  supérieur  au  «  Théophraste  français  ».  Camusat 
y  relève  des  idées  neuves  et  singulières,  qui  ne  pour- 
ront qu'accroître  «  l'estime  que  l'on  a  aujourd'hui 
pour  les  livres  anglais  1  ».  Ce  succès  étonne  d'abord 
Voltaire;  mais  quand  il  est  en  Angleterre,  il  comprend 
l'originalité  d'Addison  et  exprime  son  admiration  en 
termes  très  vifs  s.  D'Argenson  estime  qu'on  ne  peut 
rien  lire  «  de  plus  agréable  et  de  mieux  fait  3  ».  Bref, 
le  succès  fut  général,  et  les  imitations  furent  innom- 
brables, les  unes,  et  les  plus  nombreuses,  aujour- 
d'hui totalement  oubliées,  les  autres,  comme  le  Spec- 
tateur français  de  Marivaux,  sauvées  d'un  naufrage 
total  par  le  nom  de  leurs  auteurs.  Il  y  eut  un  Misan- 
thrope, un  Censeur,  un  Inquisiteur,  un  Spectateur  hol- 
landais, un  autre  danois,  en  attendant  le  Spectateur 
suisse,  etVaméricain,  et  cela  sans  préjudice  du  Rado- 
teur, de  la  Bagatelle  ou  du  Fantasque.  Addison  avait 
trouvé  une  forme  vraiment  adaptée  aux  besoins  des 

tator  :  Le  Spectateur  ou  le  Socrate  moderne,  où  Von  voit  un 
portrait  naïf  des  mœurs  de  ce  siècle.  Amsterdam,  1714,  in-12, 
456  p.;  les  autres  volumes  se  succèdent,  au  nombre  de  sept, 
jusqu'en  175i.  Le  traducteur  des  six  premiers  est  inconnu;  la 
traduction  des  deux  derniers  est  attribuée  par  les  uns,  à  Elie 
de  Joncourt,  par  les  autres,  à  J.  P.  Moet  (cf.  Quérard  et  Bar- 
bier). —  Le  Spectateur  fut  réimprimé  en  trois  volumes  in-4. 
2°  Pour  le  Tatler  :  Le  Babillard  ou  le  Nouvelliste  philosophe, 
traduit  de  V anglais  de  Steele  par  A.  D.  L.  C.  [Armand  de  la 
Chapelle],  Amsterdam,  1723,  in-12.  —  Ce  n'est  qu'un  premier 
volume  :  le  second  parut  à  Amsterdam  en  1735.  3°  Pour  le 
Guardian  :  Le  Mentor  moderne,  ou  Discours  sur  les  mœurs  du 
siècle,  traduits....  [par  Van  Eflen],  la  Haye,  1724,  3  vol.  in-12. 

—  Dans  les  recueils  bibliographiques,  beaucoup  de  détails  sont 
erronés. 

1.  Bibl.  française  de  Camusat  (t.  VII,  1726,  p.  193). 

2.  Cf.   Ballantyne,  p.    309   :   Il   préférait  jadis    Plutarque  à 
Addison  «  But  now  that  I  hâve  acquired  the  longue,  Iwipe  my 

—  with  Plutarch  »  (dans  Sharpe,  Letters  from  Italy). 

3.  Mémoires,  éd.  Jannet,  t.  V,  p.  164. 


144  ROUSSEAU   ET   LA    LITTERATURE    ANGLAISE. 

lecteurs  de  son  temps,  et  que  toute  l'Europe  lui  em- 
prunta *.  Mais  nul  n'effaça  le  souvenir  de  l'original. 
Marivaux  lui-même  ne  réussit  pas  à  retrouver  la  veine 
large  et  abondante  de  son  modèle,  la  richesse  de  son 
information  morale,  son  goût  des  problèmes  que  sou- 
lève la  vie  commune.  Addison  reposait  de  la  littérature 
du  jour  :  dans  ce  large  flot  de  morale,  si  simple  et 
si  pure,  les  lecteurs  d'un  Fontenelle  —  comme  il 
arrive  aux  époques  de  scepticisme  —  aimaient  à  se 
retremper,  ainsi  que  dans  un  bain  de  vertu.  Mari- 
vaux, esprit  sec  et  alambiqué,  était  loin  de  produire 
le  même  effet 2. 

Solide  et  de  bonne  tenue,  mais,  à  notre  goût 
moderne,  un  peu  terre  à  terre,  la  morale  du  Specta- 
teur avait  de  quoi  séduire,  par  ses  défauts  mêmes, 
des  hommes  dont  le  palais  blasé  commençait  à 
réclamer  des  mets  simples.  «  Les  Anglais  ne  sont 
pas  si  difficiles  que  nous,  écrivait-on,  sur  les  ouvrages 
de  morale  :  ils  la  souffrent  plus  commune,  pourvu 
qu'elle  soit  utile  et  populaire;  chez  nous,  elle  ne 
réussit  qu'autant  qu'elle  est  ingénieuse  et  piquante  3.  » 
L'absence  même  de  recherche  ou  de  style  faisait  le 
charme  de  ces  sermons  laïques.  On  n'y  regrettait  ni 
l'incomparable  finesse  de  La  Bruyère,  ni  la  philoso- 
phie profonde  de  La  Rochefoucauld,  ni  la  douceur  et 
la  mansuétude  de  Nicole  4,  ni  la  vigueur  dialectique 

1.  Voir  dans  Hatin,  Histoire  de  la  presse,  une  longue  liste, 
d'ailleurs  incomplète,  de  ces  imitations.  —  Il  y  a  dans  Caylus 
(Œuvres  badines,  1787,  t.  VI)  une  lettre  satirique  sur  les  Spec- 
tateurs :  «  Un  Anglais  compose  des  feuilles  détachées,  il  les 
rassemble  et  leur  donne  le  titre  de  Spectateur  :  son  livre 
réussit  et  mérite  son  succès  :  aussitôt  Spectateurs  de  paraître 
sous  le  titre  de  Français,  d'Inconnus,  de  Suisses,  etc.  » 

2.  Cf.  G.  Larroumet,  Marivaux,  p.  394. 

3.  Gazette  littéraire  de  l'Europe,  t.  VI,  p.  354. 

4.  Noter  que  Locke  avait  traduit  les  Essais  de  Nicole  pour 
Lord  Shaftesbury  :  sa  traduction  a  été  publiée,  par  Thomas 
Hancock,  en  1828  (cf.  H.  Marion,  Locke,  p.  147). 


LA   MORALE    D  ADDISON.  145 

de  Bourdaloue,  ces  maîtres  d'Addison.  On  s'accom- 
modait  de  cette  chaleur  sans  flamme,  de  ce  rayonne- 
ment, qui  nous  paraît  aujourd'hui  si  pâle,  d'une  âme 
honnête.  «  La  vertu,  pensait-on,  n'y  paraît  pas  sèche, 
rude,  pesante,  lugubre;...  elle  paraît  cette  aimable 
vertu,  faite  pour  l'homme,  répondant  à  toutes  ses 
facultés  naturelles,...  capable  d'y  verser  les  sensa- 
tions les  plus  délicieuses  *  »  :  bref,  une  vertu  à  la 
taille  des  hommes  du  xviir3  siècle.  Cette  médiocrité 
d'horizon,  ce  caractère  si  foncièrement  bourgeois  du 
moraliste  anglais,  cette  modération  et  cette  aimable 
tolérance,  tout  cela  paraissait  original  et  neuf.  Au 
commencement  de  ce  siècle,  le  cardinal  Maury,  qui 
avait  été  témoin  de  cette  vogue  persistante,  ne  pou- 
vait comprendre  qu'on  eût  jamais  préféré  Addison  à 
La  Bruyère  2;  et  nous  aussi,  nous  aimons  mieux 
La  Bruyère.  Mais  les  contemporains  des  Lettres  Per- 
sanes —  ces  Lettres  dont  on  accusait  Montesquieu 
d'avoir  pris  l'idée  dans  le  Spectateur  —  goûtaient 
cette  morale  qui  parlait  au  cœur  plus  qu'à  l'esprit, 
—  morale  de  moraliste,  non  de  lettré  : 

Usez,  n'abusez  point;  le  sage  ainsi  l'ordonne. 
Je  fuis  également  Épictète  et  Pétrone. 
L'abstinence  ou  l'excès  ne  fît  jamais  d'heureux  3. 

C'est  le  fond  du  sermon  qu'Addison  a  prêché  e  n 
deux  ou  trois  cents  points,  et  qu'il  adresse  aux  lec- 
teurs bourgeois  de  son  temps,  comme  un  viatique 
de  chaque  matin.  —  N'est-ce  pas  lui  qui  recom- 
mande ses  méditations  «  à  toutes  les  familles  bien 
réglées  »  qui,  déjeunant  de  thé,  de  pain  et  de  beurre, 


1.  Préface  du  Mentor  moderne  (la  Haye,  1724,  t.  I). 

2.  Lettres  et  opuscules  de  J.  de  Maistre,  t.  II,  p.  177. 

3.  Voltaire,  cinquième  Discours  en  vers  sur  l'homme. 

10 


146  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

se  feront  servir  cette  feuille  «  comme  un  appendice 
des  cuillers  et  du  plateau  »?  —  Le  sermon  n'est  pas 
neuf,  mais  tout  se  renouvelle,  même  et  surtout,  les 
lieux  communs.  On  sait  quel  cadre  aimable  Addison 
a  su  donner  à  sa  prédication,    comment,    dans   ce 
Club  où  il  nous  introduit,  le  bon  Sir  Roger  de  Cover- 
ley,  le  marchand  Freeport,  ce  vieux  brave  de  capi- 
taine Sentry  ou  cet  aimable  dandy  de  Will  Honey- 
comb  lui  servent  à  mettre,  le  plus  gracieusement  du 
monde,  sa  morale  en  action.  Là  se  discute  la  ques- 
tion du  mariage,  de  la  religion,  de  l'éducation  ou  du 
meilleur  gouvernement.    Mais   là   aussi   se  traitent, 
gravement  ou  gaîment,  suivant  l'heure,  ces  menus 
problèmes,  auxquels  un  La  Bruyère  eût  dédaigné  de 
toucher  :   du  costume  de  la  femme  dans  son  inté- 
rieur —  de  l'inconvenance  de  parler  librement  dans 
les  voitures  publiques  —  de  la  danse  —  de  la  tenue 
des  gens  mariés  dans  le  monde  —  s'il  faut  croire  aux 
revenants  —  comment  il  faut  se  comporter  à  l'église 
—  et  mille  questions  relatives  au  savoir-vivre  ou  à 
l'hygiène.  Addison  se  pose  la  question  de  l'allaite- 
ment des  enfants  :  il  se  demande  s'il  faut  satisfaire 
ou  non  les  envies  des  femmes  grosses,  et  nous  conte 
gaîment  les  ennuis  d'un  mari  ;  il  discute,  le  sourire 
aux  lèvres,  l'usage  du  chocolat,  et  indique  aux  fem- 
mes des  moyens  honnêtes  de  relever  leur  beauté.  Il 
se  fait  le  conseiller,   le  directeur,  le   médecin  de  la 
famille.  Nulle  question  trop  basse  pour  lui  dès  qu'elle 
touche,    de   près  ou   de  loin,  à  la  santé  morale  ou 
physique  de  l'homme. 

Cette  sollicitude  amusa  les  lecteurs  français  et  les 
charma  :  on  compara  Addison  et  Steele  à  Socrate  et 
on  estima  que  «  ces  hommes  véritablement  sages  » 
avaient  fait  descendre  la  philosophie  du  ciel  sur  la 
terre  et  «   des  ombres  du  cabinet  sur  la  scène  du 


INFLUENCE   D'ADDISON.  147 

monde  '  ».  Prévost,  dans  son  Pour  et  Contre,  fit,  lui 
aussi,  de  l'Addison  et  du  Steele.  Il  se  demanda  «  si 
la  grandeur  du  rang  ou  des  fonctions  excluent  cer- 
tains talents  »;  il  donna  des  règles  pour  la  conversa- 
tion ;  il  peignit  les  effets  des  passions  de  l'amour  sur  le 
caractère;  il  prodigua  des  avis  aux  belles  et  des  con- 
solations aux  laides;  il  conseilla  doctement  les  per- 
sonnes sur  le  retour  :  même  il  discuta  l'usage  du  thé 
et  conclut  que  par  l'usage  de  cette  liqueur  qui  relâ- 
che les  fibres  de  l'estomac,  «  le  brave  devient  lâche, 
l'ouvrier  robuste  s'affaiblit,  les  femmes  deviennent 
stériles  -  ».  On  puisa  dans  l'œuvre  d'Addison  à 
pleines  mains  :  tantôt  de  simples  récits,  tantôt  des 
allégories  philosophiques  3,  tantôt,  et  le  plus  souvent, 
des  sujets  de  pièces.  Car  non  seulement  Addison  est 
moraliste,  mais  il  est  riche  encore  en  tableaux  de  la 
vie  bourgeoise,  en  scènes  pathétiques,  en  drama- 
tiques aventures  :  Baculard  d'Arnaud  lui  prend  un 
sujet  de  tragédie  4,  Boissy  une  intrigue  de  comédie  5, 
La  Chaussée  plus  d'une  idée  et  d'une  situation  toute 
faite  6.  Plus  le  siècle  avance,  plus  sa  renommée 
grandit,  aux  dépens  de  celle  de  nos  moralistes  :  «  Il 
est  difficile,  écrivait  Saint-Lambert,  de  lire  beaucoup 
le  Spectateur  sans  en  devenir  plus  homme  de  bien;  il 
vous  réconcilie  avec  la  nature  humaine  dont  La 
Bruyère  vous  fait  peur  7.  » 

1.  Journal  étranger,  février  1762. 

2.  T.  XII,  p.  207. 

3.  Raynal  emprunte  au  Spectateur  une  anecdote  de  VHistoire 
philosophique  des  deux  Indes  (J.  Morley,  Diderot,  t.  II,  p.  226)  ; 
Voltaire  une  allégorie  pour  l'article  Religion  du  Dictionnaire 
philosophique,  etc.  Berquin  publie,  d'après  les  journaux  de 
morale,  ses  Tableaux  anglais  (Paris,  1775,  in-8). 

4.  Euphémie. 

5.  Les  Valels  maîtres. 

6.  Lanson,  Nivelle  de  la  Chaussée,  p.  133. 

7.  Essai  sur  la  vie  de  Bolingbroke  (1796). 


148  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

Rousseau  le  lut  à  Chambéry,  à  son  retour  de  Turin, 
et  le  goûta  fort.  «  Le  Spectateur,  dit-il,  me  plut  beau- 
coup et  me  fit  du  bien  '.  »  Comme  ses  contemporains, 
il  en  aima  la  morale  bourgeoise,  simple  et  familiale. 
C'est  Addison  dont  il  recommande  la  lecture  à  Sophie 
pour  y  apprendre  les  devoirs  des  honnêtes  femmes2. 
C'est  à  lui  sans  doute  qu'il  avait  pris  l'idée  de  ce 
Persifleur  qu'il  devait  fonder  avec  Diderot,  et  qui  en 
resta  à  son  premier  numéro  3.  Il  lui  a  emprunté, 
semble-t-il  —  à  lui  ou  à  Steele,  —  ce  qu'il  dit,  dans  la 
Lettre  sur  les  spectacles,  des  coteries  et  cercles  de 
Londres,  ou  dans  la  Nouvelle  Héloïse,  quelques  traits 
de  la  description  du  jardin  anglais,  ou  dans  X Emile, 
quelques  vues  sur  l'avantage  d'endurcir  les  enfants 
au  froid.  Ces  menues  dettes  sont  peu  de  chose  d'ail- 
leurs 4.  Ce  qui  nous  intéresse,  c'est  que  Rousseau 
ait  compris  et  aimé  cet  Addison  dont  le  génie  avait, 
en  commun  avec  le  sien,  une  rare  et  précieuse  élé- 
vation morale,  et  qui  peut  être  considéré,  sur  plus 
d'un  point,  comme  le  défenseur  des  mêmes  causes  5. 

Il  connaissait  enfin,  et  il  a  loué  en  termes  magnifi- 
ques, le  premier  chef-d'œuvre  du  roman  anglais  :  La 
vie  et  les  aventures  surprenantes  de  Robinson  Crusoé 
d'York,  marin,  qui  vécut  vingt-huit  ans  tout  seul,  dans 

1.  Confessions,  I,  3. 

2.  Emile,  liv.  V. 

3.  Conf.,  II,  7. 

4.  Cf.  L.  Mézières,  Histoire  de  la  litt.  angl.,  t.  I,  p.  145. 

5.  Cf.  notamment  ce  que  dit  Addison  de  la  moralité  du 
théâtre.  —  Sur  ce  dernier  point,  peut-être  Rousseau  a-t-il  lu 
aussi  La  critique  du  théâtre  anglais  comparé  au  théâtre 
d'Athènes,  de  Rome  et  de  France...  [traduit  de  Jeremy  Collier 
par  le  P.  de  Courbeville],  Paris,  1115,  in-12.  Ce  livre  parait 
avoir  fait  connaître  le  théâtre  anglais  à  plusieurs  de  nos  écri- 
vains. t^Cf.  Mémoires  de  Trévoux,  avril  1704;  Journal  des  savants, 
1715,  p.  219;  Me'm.  de  Trévoux,  juillet  1716  et  mai,  juin,  juillet, 
août  1732.  —  Voir  aussi  une  lettre  de  Brossette  à  J.-B.  Rous- 
seau du  25  décembre  1715.) 


«    ROBINSON    ».  149 

une  île  déserte,  sur  la  côte  d'Amérique,  près  de  l'em- 
bouchure du  fleuve  Orénoque  :  écrites  par  lui-même. 

Publié  en  1719  et  en  1720,  le  roman  de  de  Foe 
avait  été  traduit,  on  Ta  vu,  par  les  réfugiés,  dès  1720 
et  1721,  et  réimprimé  depuis  nombre  de  fois.  Ce  fut 
certainement  dans  l'infidèle  traduction  de  Saint-Hya- 
cinthe et  de  Van  Effen  que  Jean-Jacques  lut  Robinson. 
L'œuvre  était  célèbre  déjà  :  dès  son  apparition,  les 
journaux  s'en  étaient  occupés  ',  et  Lesage  en  avait 
tiré,  avec  d'Orneval,  un  opéra-comique  pour  le 
théâtre  de  la  Foire  2.  De  très  bonne  heure  aussi  le 
livre  était  entré  dans  le  grand  courant  de  la  littérature 
européenne  :  on  avait  vu  paraître  un  Robinson  alle- 
mand, un  Robinson  italien,  un  Robinson  de  Silésie, 
des  Robinsons  prêtre,  médecin,  juif,  poète,  libraire, 
et  même  une  femme  Robinson  3.  On  a  calculé  que, 
vers  1760,  quarante  «  Robinsonades  »  avaient  déjà 
paru  en  Allemagne  \  sans  préjudice  de  celles  qui 
parurent  en  Hollande  et  en  Autriche  5. 

Malgré  sa  popularité,  il  ne  semble  pas  que  le 
livre  ait  dû  tout  d'abord  son  succès  à  ses  vrais 
mérites  :  l'admirable  don  d'observation  de  l'auteur, 
qui  lui  a  inspiré,  comme  il  le  dit  lui-même,  une 
«  histoire  de  faits  »,  passa  presque  inaperçu.  Pas 
plus  en  France  que  dans  son  pays  d'origine,  ce  livre 
—  l'un  des  grands  livres  du  xvmc  siècle  —  ne  fit 
immédiatement  école. 

Les  traducteurs  affirment,  il  est  vrai,  que  la  plu- 

1.  Cf.  Journal  des  savants,  1720,  p.  503  et  suiv. 

2.  Cet  opéra-comique  est  perdu.  (Voir  Barberet  :  Lesage  et  le 
théâtre  de  la  Foire,  p.  222.) 

3.  Perry,  LUI.  angl.  au  xvme  siècle,  p.  264. 

4.  Cf.  Kippenberg,  Robinson  in  Deutschland  bis  zur  lnsel  Fel- 
senburg  (1713-43),  Hanovre.  1892,  in-8. 

5.  H.  F.  Wagner  :  Robinson  in  Œsterreieh,  Salzburg,  188  6, 
in-8.  On  trouvera  une  liste  des  imitations  hollandaises  dans 
les  Annales  typographiques  de  1759,  t.  I,  p.  58. 


1  50  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

part  des  lecteurs  croyaient  vivre  avec  Robinson,  tant 
l'art  de  Fauteur  faisait  illusion  *  :  «  Il  leur  semblait 
qu'ils  s'occupaient  avec  lui  des  années  entières  à 
dresser  une  hutte,  à  élargir  une  caverne,  à  faire  une 
palissade;  ils  se  sont  imaginés  qu'ils  l'aidaient  pen- 
dant plusieurs  mois  à  polir  une  seule  planche,  et  ils 
se  croyaient  aussi  emprisonnés  dans  leur  lecture  que 
le  pauvre  Robinson  l'était  dans  sa  solitude  »  2.  En 
fait,  beaucoup  de  détails  semblaient  bas,  ou  minu- 
tieux. Peu  d'années  auparavant,  Marivaux  avait, 
dans  un  roman  aujourd'hui  oublié,  décrit,  lui  aussi, 
la  vie  d'un  solitaire  dans  son  île;  mais  combien  son 
récit  était  plus  «  noble  »  !  Le  personnage  de  Mari- 
vaux a  besoin  de  bouillon.  Qu'à  cela  ne  tienne!  Il  tue 
des  oiseaux  à  coups  de  flèches.  Mais  il  n'a  pas  de 
vase  :  «  Que  l'industrie  rend  ingénieux!  Je  pris  de  la 
terre  que  je  pétris  avec  de  l'eau,  et  j'en  fis,  le  mieux 
que  je  pus,  un  pot  que  j'exposai  au  soleil  pour  le 
faire  sécher.  »  En  une  heure  de  temps,  le  pot  est  fait 
et  le  bouillon  préparé  :  on  n'est  pas  plus  expéditif. 
Même  industrie  et  même  ingéniosité,  s'il  s'agit  de  faire 
du  pain.  «  Comme  le  ciel  a  répandu  ses  dons  dans 
tous  les  endroits  de  la  terre  3,  je  m'aperçus  qu'il 
croissait  dans  cette  île  d'un  blé  sauvage  dont  ces 
hommes  ne  faisaient  aucun  usage  parce  qu'ils  ne  le 
connaissaient  pas.  J'en  fis  couper  une  quantité...  et 
le  fis  sécher.  Je  sus  enfin  trouver  le  secret  d'en 
exprimer  la  farine,  dont  je  pétris  plusieurs  petits 


i.  Voir  la  remarquable  étude  de  M.  J.  Jusserand  :  Le  roman 
anglais  et  la  réforme  littéraire  de  Daniel  de  Foe,  Bruxelles, 
1887.  —  On  peut  reprocher  à  l'auteur  d'exagérer,  non  la  gran- 
deur de  l'œuvre  de  de  Foe,  mais  son  influence  immédiate  : 
de  Foe  est  bien  le  créateur  du  roman  réaliste  en  Angleterre, 
mais  il  reste  sans  un  disciple  pendant  vingt  ans  et  plus. 

2.  Préface  du  tome  II. 

3.  Voir  Les  Effets  surprenants  de  la  sympathie  (1713),  2e  partie. 


DE    FOE    ET    MARIVAUX.  151 

pains.  »  Rien  n'est  plus  simple,  comme  on  voit; 
mais  rien  ne  fait  mieux  saisir  la  différence  de  deux 
génies,  et  même  de  deux  races,  que  la  comparaison 
du  Robinson  de  Marivaux  et  de  celui  de  de  Foe.  Les 
sauvages  de  l'un  sont  de  vrais  sauvages;  ceux  de 
l'autre,  vivant  comme  en  une  grande  famille,  sentent 
«  l'innocence  et  la  paix  se  glisser  dans  leurs  cœurs  ». 
«  Ils  m'appelaient  leur  père.  »  Que  nous  voilà  loin 
de  ce  Robinson  pratique,  commerçant  et  bien  Anglais 
qui  vend  son  esclave  Xury  pour  quelques  pistoles! 
Cette  observation  aiguë  du  détail,  cette  vraisem- 
blance du  plus  petit  fait,  cette  mainmise  sur  la  réa- 
lité, qui  donne  au  roman  anglais  tout  le  relief  d'une 
relation  authentique,  d'un  statement  of  facts,  il  ne 
parait  pas  que  les  lecteurs  de  Saint-Hyacinthe  et  de 
Van  Effen  —  car  je  n'ose  dire  de  de  Foe  —  en  aient 
saisi  toute  l'originalité.  Ils  aimèrent  en  Robinson 
Crusoé  une  curieuse  relation  de  voyage,  qui  flattait, 
chez  les  lecteurs  des  Mille  et  une  nuits,  des  Aven- 
tures de  Beauchêne  ou  de  Y  Histoire  des  voyages,  le 
goût,  alors  répandu,  des  récits  d'aventures  et  d'expé- 
ditions lointaines  L.  L'isolement  romanesque  du  héros 
frappa  vivement.  Ce  fut  presque  une  tradition  des 
romanciers  duxvm0  siècle  de  faire  séjourner  quelque 
temps  leur  héros  dans  une  île.  Prévost,  dans  V His- 
toire de  Cléveland,  imagine,  lui  aussi,  son  solitaire 
philosophe  et  misanthrope,  et  Cléveland  en  fait, 
comme  de  juste,  son  ami  2.  Fielding  impose  l'épreuve 


1.  Voir,  sur  ce  goût  des  voyage?,  L.  Claretie,  Lesage  roman- 
cier, p.  60  et  suiv.  —  Les  critiques  anglais  ont  noté  de  certaines 
ressemblances  entre  Robinson  et  le  roman  de  Lesage  sur  les 
Aventures  de  Beauchêne  (cf.  Saintsbury,  A  short  history  of 
French  Lite  ature);  je  ne  crois  pas  cependant  qu'il  y  ait  lieu 
de  conclure  à  une  imitation. 

2.  Voir  le  curieux  discours  du  solitaire  au  moment  où  il  met 
le  pied  sur  son  île  (t.  IV,  p.  70).  L'épisode  plut  aux  lecteurs 


i  52  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

de  la  solitude  à  Mme  Heartfree  et  Jean-Jacques  à 
Saint-Preux.  Le  héros  de  Rousseau  séjourne  même 
dans  deux  îles  successives  :  «  Je  fus  le  seul  peut- 
être,  dit-il,  qu'un  exil  si  doux  n'épouvanta  point.... 
J'ai  vu  dans  ce  lieu  de  délices  et  d'effroi  ce  que  peut 
tenter  l'industrie  humaine  pour  tirer  l'homme  civi- 
lisé d'une  solitude  où  rien  ne  lui  manque,  et  le  replon- 
ger dans  un  gouffre  de  nouveaux  besoins  !.  »  Tous, 
ils  étaient  restés  sous  le  charme  de  l'aventure  mer- 
veilleuse contée  par  de  Foe,  et  c'est  à  la  lecture  de 
fiobinson,  à  la  fin  du  siècle,  que,  sur  les  bords  de  la 
Manche,  Bernardin  de  Saint-Pierre  sent  s'éveiller  en 
lui  la  nostalgie  des  pays  inconnus2. 

Mais  Rousseau  le  premier  signale  la  haute  portée 
philosophique  de  ce  livre  «  qui  fournit  le  plus  heu- 
reux traité  de  philosophie  naturelle  »,  et  qui  doit 
composer  à  lui  seul  la  bibliothèque  d'Emile.  A  vrai 
dire,  il  ne  nomme  pas  l'auteur  :  les  hommes  du 
siècle  ne  le  connaissaient  pas  :  en  1768,  Fréron,  par- 
lant de  Robinson,  croit  devoir  rappeler,  en  note  que 
l'auteur  était  «  un  certain  Daniel  de  Foé  J  »  ;  une  autre 
fois,  un  traducteur  l'attribue  à  Steele  4 .  De  la  personne 
de  l'écrivain,  ou  de  son  talent,  on  ignorait  tout.  Mais 
Jean-Jacques  a  magnifiquement  loué  la  vertu  éduca- 
trice  de  l'œuvre,  dont  il  préfère  l'auteur  à  Aristote,  à 
Pline  ou  à  Buflbn  5.  «  Je  veux,  disait-il,  qu'Emile 
examine  la  conduite  de  son  héros,  qu'il  cherche  s'il 

de  Prévost  :  car  cinquante  ans  après,  de  la  Chabeaussière  en 
tira  son  Nouveau  Robinson,  comédie  en  trois  actes,  avec 
musique  de  Dalayrac  (1786). 

1.  Nouv.  HéL,  IV,  3. 

2.  Maury,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  p.  6. 

3.  Année  littéraire,  1768,  t.  I,  p.  235. 

4.  Les  avantures  ou  la  vie  et  les  voyages  de  Robinson  Crusoé, 
traduction  de  Vouvrage  anglais  attribué  au  célèbre  Richard 
Steele,  Francfort,  1769,  2  vol.  in-12. 

5.  Emile,  liv.  III. 


DE    FOE    ET   ROUSSEAU.  153 

n'a  rien  omis,  s'il  n'y  avait  rien  de  mieux  à  faire.  »  Il 
a  très  bien  vu  à  quel  point  l'auteur  de  Robinson  avait 
serré  de  près  la  vie,  et  quelle  haute  leçon  il  en  avait 
dégagée.  Il  a  mis  à  son  rang  un  livre  qu'on  ne  regardait 
que  comme  un  roman,  et  qui  est  un  traité  de  morale. 
Son  témoignage  a  fait  passer  l'œuvre  de  Daniel  de  Foe 
dans  le  patrimoine  philosophique  de  l'humanité  !. 


III 


Plus  encore  que  le  Spectateur  ou  que  Robinson, 
Rousseau  admirait  la  littérature  bourgeoise  des 
Anglais,  et  y  trouvait  réalisées  ses  propres  aspira- 
tions littéraires. 

De  1745  à  1758,  nul  doute  que  Rousseau  n'ait 
partagé  la  plupart  des  admirations  de  Diderot.  Tous 
deux,  pendant  les  premiers  temps  de  leur  intimité, 
songent  surtout  au  théâtre,  et  Rousseau  plus  encore 
que  Diderot.  Tous  deux  sont  amateurs  passionnés  de 
spectacles.  Jean-Jacques  a  ses  entrées  à  l'Opéra,  à  la 
Comédie  :  il  se  vante  d'avoir,  pendant  dix  ans,  suivi 
assidûment  toutes  les  représentations,  surtout  de 
Molière.  Dès  son  séjour  àChambéry,  il  avait  composé 
un  opéra-tragédie,  Jphis  et  Anaxarète.  A  Lyon,  alors 
qu'il  était  précepteur  chez  M.  de  Mably,  il  écrivait  sa 
Découverte  du  Nouveau  Monde.  11  est  superflu  de  rap- 
peler ici  les  opéras  dont  il  composa  les  paroles.  Mais 
Narcisse, mais  les  Prisonmers  de  guerre,  mais  VEnga- 

1.  L'Emile  provoqua  de  nouvelles  traductions.  Voir  Robinson 
Cvusoë,  nouvelle  imitation  de  l'anglais,  par  M.  Feutry,  Ams- 
terdam, 1765,  2  vol.  in-12,  et  Vile  de  Robinson  Crusoé,  extraite 
de  l'anglais,  par  M.  de  Montrcille,  Paris,  1767,  in-12.  —  Voir 
aussi  le  jugement  de  La  Harpe,  qui  n'est  qu'un  écho  de  celui 
de  Rousseau  (Cours  de  litt.,  t.  III,  p.  190). 


154  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

gement  téméraire,  mais  toutes  ces  tentatives,  qui,  au 
surplus,  n'ajoutent  rien  à  sa  gloire,  prouvent  abon- 
damment à  quel  point  il  avait  pris  goût  au  théâtre. 
Trois  ans  après  le  Discours  sur  les  sciences  et  les  arts, 
il  n'y  a  pas  renoncé  encore,  et  fait  jouer  son  Narcisse 
ou  V amant  de  lui-même  :  la  pièce  tombe;  il  ne  l'en 
publie  pas  moins,  avec  une  préface  où  il  rudoie  son 
public.  Deux  ans  après,  à  Genève,  il  commence  une 
tragédie  en  prose  de  Lucrèce.  Plus  tard  encore,  il  écrit 
son  Pygmalion.  Toute  sa  vie,  il  aima  le  théâtre,  lui  qui 
avait  écrit  la  Lettre  sur  les  spectacles.  — On  ne  combat 
avec  tant  d'âpreté  que  ce  qu'on  a  beaucoup  aimé. 

Non  seulement,  Rousseau  songeait  au  théâtre, 
mais  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  pris  le  plus  vif 
intérêt  à  la  réforme  dramatique  méditée  par  son 
ami.  Parmi  les  idées  exprimées  dans  sa  Lettre  sur  les 
spectacles  ou  dans  les  chapitres  littéraires  de  la 
Nouvelle  Héloïse,  plus  d'une  assurément  lui  vient  de 
Diderot,  ou  lui  est  commune  avec  lui. 

Comme  Diderot,  il  estime  que  la  tragédie  a  fait 
son  temps,  et  que  Corneille  et  Racine,  avec  tout 
leur  génie,  «  ne  sont  que  des  parleurs  '  ».  Plusieurs 
de  leurs  pièces  sont  tragiques,  mais  peu  touchantes, 
et  surtout  —  ce  à  quoi  Diderot  tenait  par-dessus 
tout,  —  «  n'offrent  aucune  sorte  d'instruction  sur  les 
mœurs  particulières  du  peuple  qu'elles  amusent  ». 
Nul  sentiment  naturel  et  simple,  mais  de  «  petits  agré- 
ments »  qui  en  imposent  à  la  foule2.  Comme  Diderot, 
il  pense  que  le  théâtre  doit  se  modeler  sur  l'idéal 
social,  qui  change  constamment;  or  ne  sait-on  pas 
qu'il  y  a  dans  Paris  «  cinq  ou  six  cent  mille  âmes  dont 


1.  Nouv.    Ilél.,    II,    17.    —  Comparer    au   passage   le  cha- 
pitre xxxviii  des  Bijoux  indiscrets. 

2.  Lettre  sur  les  spectacles. 


THÉORIES    DRAMATIQUES    DE   ROUSSEAU.  155 

il  n'est  jamais  question  sur  la  scène  '  »?  Comme  lui, 
il  estime  que  le  goût  varie  avec  les  époques  et  qu'il 
n'est  d'ailleurs  que  «  la  faculté  de  juger  ce  qui 
plaît  ou  déplaît  au  plus  grand  nombre  2  ».  Il  suit 
de  là  que  tous  «  les  vrais  modèles  du  goût  sont  dans 
la  nature  »,  qui  reste  toujours  à  découvrir  et  qui  est 
plus  riche  mille  fois  que  ne  l'imaginent  nos  poètes. 
Si  les  anciens  nous  sont  supérieurs,  c'est  simplement 
qu'étant  les  premiers,  ils  sont  plus  près  de  cette 
nature  éternelle.  Mais  que  de  découvertes  à  faire 
encore!  La  matière  du  drame  est  comme  figée  dans 
des  cadres  vieillis.  Il  reste  à  «  côtoyer  la  vie  »,  à 
découvrir  toute  la  province  —  c'est-à-dire  tout  l'uni- 
vers en  dehors  de  Paris,  —  à  retrouver  sous  l'homme 
poli  et  guindé  de  nos  salons,  l'homme  véritable.  On 
estimait,  dans  le  cercle  où  vivaient  Diderot  et  Jean- 
Jacques,  qu'en  France  «  tous  les  états  sont  confondus 
pour  la  société  »  :  seigneurs,  magistrats,  financiers, 
hommes  de  lettres  ou  soldats,  tous  se  ressemblent, 
et  il  n'y  a  plus  chez  nous  qu'un  état,  qui  est  celui 
d'homme  du  monde.  «Les  Anglais  au  contraire  ont 
conservé  avec  leur  liberté  le  privilège  d'être  chacun 
en  particulier  tel  que  la  nature  Va  formé,  de  ne  point 
cacher  ses  opinions,  ni  les  préjugés  et  les  manières  de 
la  profession  qu'il  exerce  :  voilà  pourquoi  leurs 
romans  domestiques  sont  si  agréables  3.  »  Et  voilà 
l'une  des  raisons  de  l'attraction  qu'exerçait  sur  Rous- 
seau «  ce  peuple  intrépide  et  fier,  pour  lequel  la 
douleur  et  la  mort  ne  sont  rien,  et  qui  ne  craint  au 
monde  que  la  faim  et  l'ennui  4  ».  Il  les  aime  parce 
qu'ils  sont  capables  encore  de  grandes  passions,  que 

1.  Nouv.  Ml.,  II,  17. 

2.  Emile,  liv.  IV. 

3.  Correspondance  littéraire,  août  1753. 

4.  Nouv.  Hél.y  IV,  3. 


156  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

<(  la  froide  raison  n'a  jamais  rien  fait  d'illustre  »,  et 
que  c'est  dans  l'Anglais  que  se  reconnaît  le  mieux 
l'homme. 

Il  retrouvait  aussi  chez  les  écrivains  anglais,  de 
même  que  Diderot,  mais  avec  plus  de  profonde  con- 
viction que  lui,  son  propre  souci  des  questions  de 
morale.  Comme  la  plupart  des  écrivains  protestants, 
il  estimait  que  le  beau  n'est  en  son  fond  qu'une 
forme  du  bien.  «  Si  le  système  moral  est  corrompu, 
écrivait  son  ami,  il  faut  que  le  goût  soit  faux  !.  » 
Rousseau  va  plus  loin  et  affirme  expressément  que 
«  le  bon  n'est  que  le  beau  mis  en  action  »,  que 
l'un  tient  intimement  à  l'autre,  qu'ils  ont  tous  deux 
une  même  source  dans  la  nature  bien  ordonnée, 
«  que  le  goût  se  perfectionne  par  les  mêmes  moyens 
que  la  sagesse  »  —  ce  qui  est  paradoxal,  —  et  «  qu'une 
âme  bien  touchée  des  charmes  de  la  vertu  doit  à 
proportion  être  aussi  sensible  à  tous  les  autres 
genres  de  beauté  »  —  ce  qui  est  faux,  mais  très 
anglais.  Donnez-nous  donc  des  tragédies  qui  res- 
pirent l'amour  de  la  liberté  et  de  la  patrie,  et  ce 
seront  de  belles  tragédies.  Donnez-nous  des  drames 
qui  fassent  pleurer  sur  la  vertu,  et  ce  seront  de  vrais 
drames. 

Or  c'est  du  peuple  anglais,  comme  le  remarquait 
Suard,  plus  encore  que  du  peuple  romain,  qu'il  est 
vrai  de  dire  qu'il  «  respire  la  tragédie  2  »,  et  c'est  du 
théâtre  anglais  qu'il  faut  attendre  le  renouvellement 
du  pathétique.  Dès  le  commencement  du  siècle,  La 
Motte  réclamait  «  des  actions  frappantes  »,  à  la 
manière  des  Anglais  3  et,  quelques  années  plus  tard, 
Montesquieu  comparait  leurs  pièces  moins  à  des  pro- 

1.  De  la  poésie  dramal.,  XXII. 

2.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  127. 

3.  Discours  sur  la  tragédie,  eu  tête  de  Romulus. 


ROUSSEAU    ET    SHAKESPEARE.  157 

ductions  régulières  de  la  nature  qu'à  ces  jeux  dans 
lesquels  elle  a  suivi  des  hasards  heureux  '.  L'année 
même  où  Rousseau  s'établissait  définitivement  à 
Paris,  paraissait  le  premier  volume  du  trop  fameux 
Théâtre  anglais  de  La  Place,  dont  il  eut  certaine- 
ment connaissance.  On  y  lisait  :  «  Un  lecteur  qui  ne 
croira  pas  que  l'esprit  français  doive  être  nécessaire- 
ment celui  de  toutes  les  nations,  sera  disposé  à 
trouver  du  plaisir  dans  la  lecture  de  Shakespeare, 
non  seulement  parce  qu'il  y  trouvera  la  différence 
du  génie  anglais  et  du  génie  français,  mais  parce 
qu'il  y  verra  des  traits  de  force,  des  beautés  neuves 
et  originales,  qui,  malgré  leur  air  étranger,  n'en  sont 
que  plus  piquantes  aux  yeux  de  ceux  qui  ne  s'atten- 
dent pas  à  les  voir.  » 

Parmi  ceux  qui  s'attendaient  à  les  y  rencontrer,  il 
faut  compter  Diderot  et  Rousseau.  Cependant  il  ne 
paraît  pas  que  Shakespeare  —  le  Shakespeare  de  La 
Place  —  les  ait  frappés  très  vivement.  Diderot, 
quoique  capable  de  consulter  le  texte  original,  a  tou- 
jours mal  loué  l'auteur  d'Othello,  et  en  termes  très 
vagues.  Car  ce  n'est  rien  de  le  comparer  au  Saint  Chris- 
tophe de  Notre-Dame,  «  colosse  informe,  grossière- 
ment sculpté  2  »,  si  l'on  ajoute  qu'il  n'y  a  pas  une 
de  ses  scènes,  «  dont,  avec  un  peu  de  talent,  on  ne  fit 
une  grande  chose  3  ».  Diderot,  en  fait,  semble  admirer 
Shakespeare,  parce  qu'il  est  Anglais  et  qu'il  paraît, 

1.  Pensées  diverses.  —  On  lit  dans  les  Mémoires  de  Trévoux, 
dès  le  mois  d'avril  1704  :  «  Les  Anglais,  qui  se  sont  appliqués 
depuis  près  d'un  siècle  à  la  poésie  dramatique,  l'ont  portée 
enfin  à  un  degré  de  perfection  que  la  plupart  de  leurs  voisins 
sont  contraints  d'admirer.  Le  génie  de  la  nation,  le  tour  de 
la  langue,  la  liberté  qu'on  se  donne  en  Angleterre  de  critiquer, 
tout  y  contribue.  »  —  Cf.  aussi  Riccoboni  :  Réflexions  histo- 
riques et  critiques  sur  les  différents  théâtres  de  l'Europe  (1738). 

2.  Paradoxe  sur  le  comédien,  t.  Vlll,  p.  384. 

3.  Lettre  à  Voltaire,  29  septembre  1762. 


158  ROUSSEAU    ET   LA    LITTERATURE   ANGLAISE. 

quoique  ancien,  très  moderne.  Il  n'en  parle  que 
sans  précision  et  sans  cette  chaleur  que  donne  à 
l'admiration  un  sentiment  sincère.  Quant  à  Rousseau, 
il  loue  quelque  part  Voltaire  d'avoir  osé,  à  l'exemple 
des  Anglais,  animer  le  théâtre  '  —  ce  qui  s'appelle,  si 
l'on  veut,  louer  Shakespeare  indirectement,  —  et 
nous  savons  d'ailleurs  qu'il  en  faisait  cas2  :  rien  de 
plus.  Faut-il  reprocher  à  Rousseau  ou  à  Diderot  de 
n'avoir  pas  mieux  compris  Shakespeare  à  travers 
La  Place?  Il  y  eût  fallu,  en  vérité,  des  yeux  de  lynx. 
Puis,  il  faut  le  dire,  leur  idéal  était  ailleurs.  Ce 
qu'ils  rêvaient,  c'était  ce  drame  bourgeois  que 
Diderot  inventa  si  bruyamment;  c'étaient  «  des  tra- 
gédies que  l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté  rende 
intéressantes  3  »  ;  c'était,  en  un  mot,  le  Marchand  de 
Londres  ou  le  Joueur. 

A  la  vérité,  La  Chaussée  avait  donné  les  premiers 
modèles  de  la  comédie  larmoyante;  mais  ils  le  goû- 
taient peu.  Diderot  ne  l'aimait  guère  parce  que 
c'était  un  précurseur,  mais  aussi  parce  que  c'était  un 
précurseur  médiocre  4.  Rousseau,  de  son  côté,  avouait 
que  si  La  Chaussée,  ou  Destouches,  a  écrit  des 
pièces  «  épurées  »,  ces  pièces,  qui  instruisent  beau- 
coup, ennuient  encore  davantage,  et  qu'autant  vau- 
drait aller  au  sermon  5.  D'ailleurs,  comme  l'avait 
noté  Prévost,  La  Chaussée  lui-même  n'était  que  le 
disciple  —  peut-être  involontaire  —  des  Anglais  :  «  Je 


1.  Noue.  Hé/.,  II,  17. 

2.  Bernardin  de  Saint-Pierre  :  Fragments  sur  J.-J.  Bousscau. 

3.  Nouv.  HëL,  II,  17. 

4.  OEuvres  de  Diderot,  t.  XIX,  p.  314.  Il  écrit  après  la  repré- 
sentation du  Père  de  famille  :  «  Ducios  disait,  en  sortant,  que 
trois  pièces  comme  celles-là  par  an  tueraient  la  tragédie. 
Qu'ils  se  fassent  à  ces  émotions-là,  et  qu'ils  supportent  après 
cela,  s'ils  le  peuvent,  Destouches  et  La  Chaussée.  » 

5.  Lettre  sur  les  spectacles,  éd.  Fontaine,  p.  165. 


LE    ««    MARCHAND    DE    LONDRES    ».  159 

ne  puis  refuser,  disait-il,  d'apprendre  au  public  qu'ils 
[les  auteurs  de  comédies  larmoyantes]  ne  sont  pas 
les  premiers  qui  aient  formé  cette  entreprise,  et  que 
si  l'exemple  d'une  nation  sensée  a  quelque  force,  ils 
peuvent  s'autoriser  de  celui  de  nos  voisins.  »  Sur 
quoi,  il  citait  quelques  exemples  de  drames  lar- 
moyants anglais  ',  et  il  faisait  connaître  à  son  public 
le  Marchand  de  Londres. 

L'auteur  de  ce  drame  jadis  célèbre  et  qui  fit  à  Rous- 
seau l'effet  d'un  chef-d'œuvre,  est  George  Lillo,  né 
en  1693,  d'un  père  hollandais  et  d'une  mère  anglaise, 
tous  deux    dissenters .   Comme   Hichardson,   comme 
Sedaine,  comme  Jean-Jacques,  comme  beaucoup  de 
ces  petits  bourgeois  qui   montent,  au  xvmc  siècle, 
à  l'assaut  du  roman  et  du  théâtre,  il  exerce  d'abord 
un  métier  manuel,  et  ne  débute  en  littérature  que  sur 
le  tard.  Après  un  essai  infructueux  dans  l'opéra,  il 
fait  jouer,  en  1731,  George  Barnicell  ouïe  Marchand  de 
Londres.  Malgré  la  saison  —  on  était  en  plein  été,  —  la 
pièce  eut  vingt  représentations.  En  vain,  des  ennemis 
de  l'auteur  cabalèrent  et  firent  vendre  dans  les  rues 
quelques  milliers  d'exemplairesde  la  ballade  ancienne 
d'où  la  pièce  était  tirée.  L'émotion,  dit  un  témoin, 
leur  fit  tomber  des  mains  leurs  ballades  et  tirer  leurs 
mouchoirs.  Pope,  présent,  trouva  l'intrigue  bien  con- 
duite et   le  style  naturel  sans  bassesse  2.  La  reine 
Caroline  désira  avoir  le  manuscrit  de  la  pièce,  et  les 
marchands  de  la  Cité,  fiers  de  ce  sermon  qui   leur 
faisait  tant  d'honneur,  la  portèrent  aux  nues.  Elle 

1.  Pour  et  Contre,  t.  XII,  p.  145.  —  On  peut  noter  d'ailleurs 
que  La  Chaussée  lui-même  fut  imité  en  Angleterre  :  son 
Préjugé  à  la  Mode  a  fourni  la  matière  de  The  way  to  keep  him, 
de  Murphy  (1761).  (Voir  Le  nouveau  théâtre  anglais,  Paris,  1769, 
t.  I.)  —  Paul  Lacroix  signale  une  réimpression  de  Mélanide  à 
Dublin  en  1749  {Catalogue  de  Soleinne,  t.  II,  p.  91). 

2.  Perry,  Litt.  angl.  au  xvmc  siècle,  p.  277. 


160]  ROUSSEAU   ET  LA  LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

resta  au  théâtre,  moins  encore  comme  œuvre  litté- 
raire que  comme  drame  d'édification,  semble-t-il. 
Longtemps,  le  théâtre  royal  de  Manchester  donna 
George  Barmvell  une  fois  par  an,  le  mardi  gras,  pour 
l'instruction  des  apprentis  de  la  ville.  Quand,  en 
1752,  l'acteur  Ross  joua  Barnwell,  un  jeune  apprenti 
qui,  comme  le  héros  de  la  pièce,  avait  volé  son 
maître  pour  entretenir  une  femme,  fut  pris  au  théâtre 
d'un  tel  remords  qu'il  en  perdit  la  raison.  Un  médecin 
qu'on  appela  intervint  auprès  du  père  et  réussit,  en 
l'apaisant,  à  rendre  la  raison  au  jeune  malade,  qui 
devint  un  honnête  marchand.  Ross,  qui  raconte  le 
fait  dans  ses  mémoires,  affirme  avoir  reçu  dès  lors 
chaque  année  une  somme  de  dix  guinées  avec  ces 
mots  :  «  Témoignage  de  gratitude  d'un  homme  qui 
vous  doit  une  grande  reconnaissance,  et  que  vous 
avez  sauvé  de  la  ruine,  en  jouant  Barmvell  l.  »  — 
Pourquoi  faut-il  que  Diderot  n'ait  pas  connu  ce  trait? 
Et  quelle  tirade  nous  avons  perdue! 

Ainsi  le  Marchand  de  Londres  faisait  des  miracles. 
Les  autres  œuvres  de  Lillo,  le  Héros  chrétien  ou  la 
Fatale  curiosité,  Marina  ou  Elmerick,  eurent  un 
succès  plus  modeste  2.  Mais,  quand  il  mourut,  leur 
auteur  fut  généralement  regretté.  Fielding  le  loua 
pour  «  sa  parfaite  connaissance  du  cœur  humain  », 
pour  son  caractère  noble,  pour  sa  philosophie 
d'homme  heureux,  pour  sa  généreuse  répugnance  à 
lépendre  des  autres.  «  Il  avait,  disait-il,  la  fierté 
l'un  vieux  Romain,  avec  l'innocence  d'un  chrétien 
■les  premiers  temps  3.  »  Éloge  significatif  sous  une 
pareille  plume. 

1.  Biographia  dramalica. 

2.  Aucune  d'elles  ne  fut  connue  chez  nous.  (Cf.  Grimm,  Corr. 
>tt.,  l"r  avril  1764.) 

3    The  Champion,  ap.  Biogr.  dram.  —  Voir  sur  Lillo  l'article 


LE    «  MARCHAND   DE    LONDRES  ».  4  61 

Relu  aujourd'hui,  le  «  chef-d'œuvre  »  de  cet 
homme  rare  paraît  moins  sublime.  C'est  un  mélo- 
drame assez  noir,  extrêmement  moral  et  par  endroits, 
mais  par  endroits  seulement,  très  pathétique.  Il  faut 
noter  que  cette  histoire  d'un  jeune  employé  de  com- 
merce qui,  séduit  par  une  fille  de  mauvaise  vie,  se 
laisse  entraîner  au  vol  et  au  meurtre,  était  un  sujet 
presque  neuf  au  théâtre.  Les  auteurs  comiques  ne 
s'étaient  pas  fait  faute  de  nous  montrer  des  jeunes 
gens  dissipés,  victimes  de  leurs  folies  de  jeunesse; 
mais  ces  folies  faisaient  rire,  ce  châtiment  n'avait 
rien  de  sévère.  Ils  en  étaient  quittes,  ces  écervelés, 
pour  un  mariage  manqué  —  la  belle  affaire  !  —  ou 
mieux  encore,  pour  une  semonce  paternelle.  Mais 
de  montrer  le  trouble  produit  dans  une  âme  d'ado- 
lescent par  les  basses  voluptés,  d'étudier  la  lente  et 
irrémédiable  chute  d'une  volonté  faible  dans  le  vice, 
de  dégager  sévèrement,  tristement,  la  moralité  qui 
ressort  d'une  vie  ainsi  manquée  et  gâchée,  c'était, 
en  1731,  une  matière  neuve.  Prévost  lui-même 
n'avait  pas  encore  écrit  Manon,  et  qui  sait  si  le 
drame  de  Lillo,  qu'il  vit  jouer  à  Londres  et  dont  il  a 
parlé  en  termes  si  enthousiastes,  ne  fut  pour  rien 
dans  l'éclosion  de  son  roman?  Quoi  qu'il  en  soit, 
Des  Grieux  a  du  fripon,  et  Manon  reste  trop  aimable  : 
la  leçon  est  moins  directe  et  moins  tragique.  Ce 
n'est  pas  ainsi  qu'a  voulu  procéder  l'humble  dissenter 
George  Lillo.  Il  a  voulu  frapper  plus  fort,  et,  au  lieu 
d'une  œuvre  dramatique,  il  a  écrit  un  sermon  dra- 
matisé. 

Pourtant  il  y  a  dans  ce  drame  d'un  art  si  rudimen- 
taire  le  pressentiment  de  quelque  chose  de  grand. 

Le  caractère    de   Barnwell  est,  à  vrai   dire,  peu 

du  Dictionary  of  National  Biography  de  M.  Leslie  Stephen,  où 
l'on  trouvera  une  bibliographie  détaillée. 

11 


162  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

étudié  :  c'est  un  fantoche.  Jusque  dans  le  plaisir,  il 
prêche  et  catéchise.  Voyez-le  au  moment  de  sa  chute  : 
il  parle  à  la  courtisane  :  «  A  vous  entendre  plaider 
la  cause  du  vice,  à  contempler  votre  beauté,  à  serrer 
cette   main,  à  voir   ce   sein   d'albâtre   s'abaisser   et 
s'élever,  mes  esprits  s'échauffent,  mes  désirs  s'en- 
flamment, tous  mes  sens  tombent  dans  un  désordre 
dont  la  douceur  est  une  espèce  de  tourment.  Mais  à 
ce  moment  de  délices,  faut-il  donc  sacrifier  mon  inno- 
cence, la  paix  de  mon  âme,  l'espérance  d'un  solide 
bonheur?  —  Chimères  que  tout  cela!  Venez,  venez 
éprouver  avec  moi  que  la  Terre  et  le  Ciel  n'ont  rien 
d'égal  aux  plaisirs  de  l'amour.  —  Je  voudrais,...  je 
ne  puis....  Allons  '.  »  Ceci  est  vraiment  trop  simple 
et  trop  brusque.  On  reste  confondu  et  étonné.  Mais 
c'était   déjà,   en  1731,  un   moyen,  pour   un   auteur 
dramatique,  de  se  faire  une  réputation  de  profon- 
deur que  de   brusquer   les  transitions,  d'effacer  les 
nuances,  de  sauter  à  pieds  joints  par-dessus  les  pro- 
blèmes de  l'âme. 

La  courtisane  Millwood  n'est  pas  une  femme,  c'est 
une  idée  :  c'est  la  bête  noire  de  l'Apocalypse,  qui  a 
déclaré  la  guerre  à  l'humanité.  En  perdant  Barnwell, 
c'est  de  tous  les  hommes  qu'elle  se  venge.  Comme 
certaines  héroïnes  du  drame  contemporain,  comme 
l'étrangère  de  Dumas  fils,  elle  est  une  force  aveugle, 
une  énigme  vivante,  un  fléau  symbolique.  C'est  à  la 
société  qu'elle  en  veut  :  «Je  veux  des  conquêtes  com- 
plètes, comme  celles  des  Espagnols  dans  le  Nouveau 
Monde,  qui  dépouillèrent  les  naturels  du  pays  de 
tous  leurs  biens,  et  les  condamnèrent  ensuite  à  tra- 
vailler aux  mines  pour  en  acquérir  davantage  -.  » 
C'est  une  ennemie  des  lois,  de  la  religion,  du  clergé, 

1.  Traduction  de  Clément  de  Genève,  I,  8. 

2.  I,  3. 


LE    <i  MARCHAND    DE   LONDRES  ».  163 

des  tribunaux,  de  tout  ordre  établi.  Car  tous  ces 
hommes,  sachez-le,  ne  vivent  que  de  réputations 
ruinées  et  d'innocence  pervertie,  «  comme  les  peu- 
ples de  Cornouailles  vivent  de  naufrages  ».  Clément 
de  Genève,  le  traducteur  français,  omet,  comme 
«  choquante  et  déplacée  »,  cette  curieuse  profession 
de  foi  qui  fait  de  Millwood  une  révoltée  à  la  façon 
des  héroïnes  d'Ibsen  :  «  Que  sont  ces  lois  dont  vous 
êtes  si  fiers,  si  ce  n'est  la  sagesse  d'un  fou,  la  valeur 
d'un  lâche,  l'instrument  et  le  voile  de  toutes  vos 
infamies?  Grâce  à  elles,  vous  punissez  en  autrui  ce 
que  vous  faites  vous-mêmes  ou  ce  que  vous  auriez 
fait  si  vous  aviez  été  dans  d'autres  circonstances.  Le 
juge  qui  condamne  le  pauvre  comme  voleur,  aurait  été 
voleur  lui-même,  s'il  avait  été  pauvre  *.  »  Voilà  sans 
doute  qui  était  neuf  :  cette  déclaration  de  guerre  à  la 
société,  dans  la  bouche  d'une  femme,  et  voilà  un 
type  nouveau  au  théâtre  :  celui  de  la  femme  fatale. 
Il  suffit  à  Millwood  d'avoir,  dans  la  rue,  regardé  un 
instant  le  jeune  Barnwell  :  en  le  regardant,  elle 
condamne  l'innocent  au  vol,  au  meurtre,  à  la  potence. 
Si  ce  n'est  ici  «  le  despotisme  de  la  femme  incarné  2  », 
qu'est-ce  donc? 

Voyez  comme  la  chute  est  prompte.  Du  jour  où  il 
tombe,  l'apprenti  est  un  homme  perdu  :  le  lende- 
main, il  vole;  le  surlendemain,  il  tue.  Cette  scène  du 
meurtre  ne  manque  ni  d'énergie  ni  d'une  sombre 
beauté.  Elle  est  naïve  comme  une  scène  du  Faust  de 
Marlowe;  mais,  par  la  complicité  des  éléments,  elle 
acquiert  je  ne  sais  quelle  grandeur  farouche,  qui  a 
certainement  frappé  Rousseau.  C'est  à  la  face  du  ciel, 
et  en  invoquant  la  nature,  que  Barnwell  va  tuer 
l'oncle  qui  l'a  élevé,  qui  lui  a  servi  de  père,  et  qu'il 

1.  Acte  IV,  scène  2.  —  British  Théâtre  (1828),  p.  14. 

2.  Dumas  iils,  Préface  de  VÉtrangère. 


164  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

faut  qu'il  vole,  —  et,  en  tuant,  il  philosophe  sur  sa 
faute  : 

La  scène  représente  des  allées  d'arbres  à  quelque  distance 
d'une  maison  de  campagne. 

Barnwell,  seul.  — Le  jour  s'est  tout  d'un  coup  obscurci  : 
c'est  le  soleil  qui  se  cache  derrière  quelque  nuée  ou  qui  a 
précipité  son  cours  pour  n'être  pas  témoin  de  l'action 
qu'on  me  condamne  à  commettre.  Depuis  que  je  me  suis 
mis  en  chemin  pour  exécuter  ce  détestable  complot,  je 
crois  sentir  à  tous  moments  la  terre  qui  tremble  sous  mes 
pieds.  Ce  ruisseau  que  je  viens  de  passer,  qui  forme  une 
cascade  naturelle,  me  semblait  murmurer  les  tristes  sons 
de  meurtre  et  d'assassinat.  L'air,  la  terre,  l'eau,  me  parais- 
sent consternés.  Mais  je  n'en  suis  point  surpris,  la  chute 
d'un  honnête  homme  est  un  châtiment  pour  l'univers,  et 
la  nature  en  est  ébranlée.  Justice  du  ciel!  qu'avez-vous 
donc  résolu  de  l'aire  de  moi?  Le  frère  unique  de  mon  père, 
celui  qui  m'a  tenu  lieu  de  père  depuis  mon  enfance,  qui 
m'a  élevé  avec  une  tendresse  vraiment  paternelle  et  qui 
n'a  rien  aujourd'hui  de  plus  cher  que  moi,  c'est  lui  que  je 
viens  chercher  avec  la  résolution  formée  de  l'assassiner. 
Mes  cheveux  se  dressent  d'horreur.  Le  coup  n'est  pas 
encore  frappé.  Quoi  !  ne  renoncerai-je  pas  à  cet  afiïeux 
dessein?  Qui  m'empêche  que  je  ne  quitte  un  lieu....  (//  fait 
quelques  pas  pour  s  en  aller,  et  s'arrête  aussitôt.)  Mais  où 
irai-je?  0!  misérable,  où  vas-tu?  La  porte  de  mon  maitre 
est  fermée  pour  moi,  et  sans  argent  Millwood  ne  veut  plus 
me  souffrir,  et  la  vie  est  un  tourment  qu'il  m'est  impos- 
sible de  supporter  sans  elle.  Elle  a  pris  une  si  ferme  pos- 
session de  mon  cœur,  elle  y  domine  si  impérieusement!... 
Ah!  oui,  voilà  la  cause  de  tous  mes  crimes  et  de  toutes 
mes  peines  :  c'est  la  fièvre  de  mon  âme,  c'est  une  rage 
dans  mes  désirs.... 

A  ce  moment  son  oncle  parait,  dans  une  allée.  Barnwell  se 
masque  et  tire  son  pistolet,  sans  être  vu. 

L'oncle  de  Barnwell.  —  0!  mort,  étrange  et  mysté- 
rieuse puissance,  qui  te  fais  connaître  tous  les  jours  par  tes 
effets  et  qui  n'est  comprise  que  de  ceux  qui  les  éprouvent1, 

1.  Contresens.  Le  texte  dit  :  «  0  mort  étrange,  mystérieux 
pouvoir,  qui  te  manifestes  chaque  jour,  mais  que  seuls  com- 
prennent les  morts  qui  ne  parlent  pas,  qu'es-tu  donc?  » 


LE    «  MARCHAND    DE    LONDRES  ».  165 

que  dirai-je  que  tu-es?Cet  esprit  si  étendu  qui  embrasse  la 
terre  d'une  seule  pensée,  qui  la  pénètre  jusqu'au  rentre, 
qui  s'élève  de  Là  au-dessus  des  étoiles  et  découvre  des 
inondes  nouveaux,  entreprend  en  vain  de  percer  les  nuages 
dans  lesquels  tu  t'enveloppes.  Il  se  perd  dans  ces  affreuses 
ténèbres  et  ne  remporte  de  ses  recherches  qu'un  redou- 
blement d'incertitude  et  la  fatigue  d'un  travail  inutile. 

Barnwell,  ayant  présenté  encore  une  fois  son  pistolet,  il 
le  jette  enfin  par  terre.  —  Ah!  c'est  une  chose  impossible! 

L'ONCLE.  —  Lu  homme  si  près  de  moi  armé  et  masqué! 

BARNWELL,  voyant  son  oncle  tressaillir  et  porter  la  main 
sur  son  épéc,  tire  un  poû/nard  dont  il  lui  perce  le  sein.  — 
Il  le  faut  donc  puisqu'il  n'y  a  pas  d'autre  voie! 

L'ONCLE,  tombant.  —  Ah!  je  suis  assassiné!  Dieu  plein  de 
clémence,  écoutez  la  prière  de  votre  serviteur  expirant! 
Répandez  vos  plus  précieuses  bénédictions  sur  mon  cher 
neveu,  pardonnez  à  mon  meurtrier,  et  recevez  mon  âme 
entre  vos  bras  ! 

Barnwell  jette  ici  son  masque  et,  pénétré  des  dernières 
paroles  de  son  oncle,  il  se  précipite  sur  son  corps  et  l'em- 
brasse. 

Barnwell.  —  Oh  !  trop  généreux  mourant  !  Saint  martyr, 
levez  vos  yeux  appesantis  et  voyez  votre  neveu  dans  votre 
meurtrier!  Oh!  ne  m'y  laissez  pas  voir  tant  de  bonté,  faites 
plutôt  éclater  votre  indignation,  si  vous  en  avez  encore  la 
force!  0  ciel!  il  pleure  de  compassion  pour  mon  sort.  Il 
me  donne  des  larmes  pour  du  sang.  Ses  derniers  soupirs 
sont  pour  son  assassin.  Ah!  parlez,  qu'ordonnez-vous? 
Prononcez  mon  pardon  et  entraînez-moi  avec  vous  dans  le 
tombeau....  Il  voudrait  parler  et  il  ne  le  peut....  Ah  !  pour- 
quoi serrez-vous  si  tendrement  cette  main  meurtrière? 
Quoi!  vous  voulez  m'embrasser?...  (Barnwell  embrasse 
so7i  oncle  qui  soupire  et  meurt  dans  ses  bras.)  Son  âme 
errante  sur  ses  lèvres  s'est  arrêtée  pour  sceller  mon  pardon 
et  s'est  épuisée  dans  ce  dernier  embrassement.  C'en  est 
fait,  il  n'est  plus.  Oh!  je  sens  que  je  vais  le  suivre.... 

//  tombe  évanoui  sur  le  corps  de  son  oncle. 

La  scène  est  naïve,  mais  pathétique,  et  il  passe, 
dans  le  style  maladroitement  poétique  de  Lillo,  mal 
rendu  par  son  traducteur,  je  ne  sais  quel  souffle 
lyrique. 


166  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

A  la  fin  du  drame,  on  aperçoit  la  potence  :  grande 
audace  pour  le  temps,  et  devant  laquelle  Fauteur  lui- 
même  avait  hésité.  Le  traducteur  supprime  la  scène, 
puis  l'ajoute,  en  s'excusant.  Malgré  l'emphase  de 
la  forme,  il  y  a  dans  ce  drame  rapide  et  tragique 
quelque  chose  qui  rappelle  les  vieux  drames,  si 
rudes  mais  si  puissants,  à'Arden  of  Feversham  ou  de 
A  Yorkshire  tragedy,  presque  dignes  de  Shakespeare  et 
auxquels  il  a  peut-être  mis  la  main.  Ce  n'est  pas  tant 
à  Southerne  ou  à  Rowe,  ses  prédécesseurs  immédiats, 
qu'il  faut  rattacher  Lillo,  qu'aux  Ford,  aux  Dekker, 
aux  Heywood,  et  à  Shakespeare  peut-être  l.  Et  dans 
l'imitation  de  ces  modèles,  il  met  une  brutale  gauche- 
rie de  débutant,  un  dédain  des  procédés,  un  mépris 
des  conventions,  qui  parurent  originaux. 

George  Bamwell,  qui  passait  en  Angleterre  pour 
un  drame  bourgeois  de  quelque  mérite,  fit  en  Europe 
l'effet  d'une  œuvre  de  génie  qui  renouvelait  le 
théâtre.  Les  Allemands  s'enthousiasmèrent  pour 
Lillo  comme  pour  Shakespeare,  Gottsched  et  Lessing 
le  portèrent  aux  nues,  et  celui-ci  l'imita  dans  Sara 
Sampson.  Il  fut  l'un  des  classiques  du  drame  mo- 
derne 2.  Mais,  chose  curieuse,  même  en  Allemagne, 
il  semblait  trop  brutal,  et  on  jouait  de  préférence  le 
Jenneval  de  Sébastien  Mercier,  qui  est  une  adapta- 
tion médiocre  et  adoucie.  Le  nom  de  Lillo  n'en  fut 
pas  moins  fameux,  et  il  faut  en  venir  à  W.  Schlegel 
pour  voir  traiter  le  Marchand  de  Londres  de  «  véri- 
table   histoire    de    cour    d'assises ,    presque    aussi 


1.  Sur  ces  «  drames  de  cours  d'assises  »,  voir  Mézières, 
Prédécesseurs  et  contemporains  de  Shakespeare,  et  surtout 
J.  A.  Symonds  :  Shakesj>eare's  predecessors  in  the  English 
drama,  p.  418  et  suiv.  —  Noter  que  Lillo  laissa,  en  mourant, 
une  adaptation  du  beau  drame  à'Arden  of  Feversham. 

2.  Cf.  Hettner,  Das  moderne  Drama,  Brunswick,  1852. 


LILLO    EN    FRANCE.  167 

absurde  qu'elle  est  triviale  '  ».  Avant  de  passer  de  la 
scène  tragique  aux  tréteaux  de  la  foire,  cette  histoire 
de  cour  d'assises  avait  fait  couler  bien  des  larmes. 

En  France,  Prévost,  dans  le  Pour  et  Contre,  se  fit 
le  coryphée  du  chef-d'œuvre  nouveau  :  «  Une  tra- 
gédie qui  a  été  représentée  trente-huit  fois  consécu- 
tives sur  le  théâtre  de  Drury  Lane,  avec  des  applau- 
dissements soutenus,  et  un  nombre  de  spectateurs 
presque  toujours  égal;  qui  a  eu  le  même  succès  sur 
tous  les  théâtres  où  elle  a  paru  ;  dont  il  s'est  débité 
plusieurs  milliers  d'exemplaires  imprimés,  et  qu'on 
ne  lit  pas  avec  moins  d'ardeur  et  de  plaisir  qu'on  ne 
l'a  vu  représenter  :  une  tragédie  qui  s'est  attiré  tant 
de  marques  d'approbation  et  d'estime,  doit  faire 
naître  à  ceux  qui  en  entendront  parler,  l'une  ou 
l'autre  de  ces  deux  pensées  :  ou  quelle  est  un  de  ces 
chefs-d'œuvre  dont  la  parfaite  beauté  se  fait  sentir 
à  tout  le  monde;  ou  qu'elle  est  si  conforme  au  goût 
particulier  de  la  nation  dont  elle  fait  ainsi  les  délices, 
qu'elle  peut  servir  de  règle  certaine  pour  juger  du 
goût  présent  de  cette  nation  2.  »  De  ces  deux  expli- 
cations, Prévost  admettait  la  première.  Sous  sa  plume, 
le  Marchand  de  Londres  était  sacré  chef-d'œuvre,  et, 
pour  appuyer  son  dire,  il  en  traduisait  une  scène. 

Quelques  années  après,  George  Barnwell  tente  un 
traducteur,  alléché  par  les  éloges  de  Prévost  :  Clément 
de  Genève  3  était  un  ancien  pasteur  et  avait  été  pré- 
cepteur des  enfants  de  lord  Waldegrave,  ambassa- 
deur d'Angleterre.  C'était  un  anglomane  déclaré. 
Auteur  d'un  «  hyperdrame  »  des  Frimaçons  et,  pour 


i.  W.  Schlegel,  Lit  ter.  dramat.,  34e  leçon. 

2.  Pour  et  Contre,  t.  III,  p.  337.  —  Prévost  traduit  la  scène  où 
Millwood  dénonce  son  amant,  à  la  justice. 

3.  Né  à  Genève  en  1707,  mort  à  Charenton,  en  1767.  (Senebier, 
Histoire  littéraire  de  Genève.) 


168  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

ce,  chassé  de  la  compagnie  des  Pasteurs  de  Genève, 
Clément  est  l'auteur  d'un  journal  littéraire  qui  ne 
manque  ni  de  verve  ni  de  mordant,  et  où  l'anglo- 
manie est  article  de  foi.  On  y  reproche  aux  Français 
de  ne  connaître  «  ni  le  beau  désordre,  ni  le  beau 
gigantesque,  ni  le  beau  fantasque,  ni  le  beau  triste, 
ni  l'affreusement  beau  »,  ni  toutes  les  formes  de  la 
beauté  romantique.  Conclusion  :  «  Venez  à  Londres. 
Nous  vous  agrandirons  l'imagination  *.  »  —  Donc, 
Clément,  qui  possédait  l'anglais,  traduit  le  Marchand 
de  Londres  et  pleure  en  corrigeant  les  épreuves  de 
sa  traduction  et  s'écrie  dans  sa  préface  :  «  Loin  d'ici, 
petits  beaux  esprits  moins  délicats  que  raffinés  et 
frivoles,  cœurs  ingrats  et  desséchés,  perdus  de 
débauches  et  de  réflexions  !  Vous  n'êtes  pas  faits 
pour  le  plaisir  de  verser  des  larmes  2!  » 

Un  public  choisi  se  laissa  persuader,  et,  suivant  le 
conseil  de  Clément,  «  s'abîma  délicieusement  dans  la 
plus  profonde  et  la  plus  amère  tristesse  ».  Lillo 
parut  plus  pathétique  que  Shakespeare,  et  le  Mar- 
chand de  Londres  plus  terrible  que  le  Marchand  de 
Venise  3.  A  vrai  dire,  la  pièce  s'adressait  «  aux  âmes 
dures  et  grossières  d'un  peuple  féroce  »,  mais  comment 
résister  à  ce  pathétique?  «  La  pitié,  la  terreur,  le  déchi- 
rement du  cœur  y  vont  croissant  d'acte  en  acte,  de 
scène  en  scène.  »  Et  quel  art  des  contrastes  !  Et  quelle 
«  gradation  de  terreur4  »!  Le  médisant  Collé,  tout 


1.  Les  cinq  années  littéraires,  15  mars  1752. 

2.  Le  Marchand  de  Londres,  ou  l'histoire  de  George  Barnwell, 
tragédie  bourgeoise  en  cinq  actes,  traduite  de  Vanglais  de  Lillo, 
par  M...,  s.  1.,  1748,  in-12,  139  p.  —  Dans  l'édition  de  1751, 
on  trouve  en  outre  la  scène  de  la  pendaison.  11  y  eut  encore  une 
édition  en  1767. 

3.  Journal  encyclopédique,  15  juin  1768. 

4.  Journal  étranger,  février  1760.  —  Journal  Encyclop., 
i«  mars  1764. 


LILLO    ET    ROUSSEAU.  169 

en  proclamant  que  le  traducteur  est  un  sot,  se  dit 
ému  jusqu'aux  larmes  et  s'écrie,  lui  aussi  :  «  Quelle 
vérité!  Quelle  chaleur!  Quel  intérêt!  »  Cela  est  mal 
fait;  mais  il  y  a  «  bien  du  génie  »,  qui  fait  passer 
sur  tout1.  Dorât  compose  une  Lettre  de  Barnevelt  (sic) 
dans  la  prison  à  Truman,  son  ami  2,  et  s'y  épanche 
en  vers  pleurnichards.  Le  drame  de  Lillo  inspire 
un  roman  à  Mme  de  Beaumont  3,  une  comédie  à 
Anseaume,  un  drame  à  Sébastien  Mercier  *.  Un  ins- 
tant, la  Comédie  songe  à  jouer  cette  œuvre  étrange. 
Mais  elle  recule  devant  «  l'ostrogothie  anglaise  ». 
Voltaire  lui-même  se  laisse  attendrir,  dit-on,  mais 
surtout  Diderot  prend  feu.  Il  croit  avoir  trouvé  enfin 
le  chef-d'œuvre  dramatique  tant  espéré  :  «  Appelez 
le  Marchand  de  Londres  comme  il  vous  plaira,  pourvu 
que  vous  conveniez  que  cette  pièce  étincelle  de  beau- 
tés sublimes  5.  »  Toute  sa  vie  il  médite  d'en  donner 
une  édition  et  un  commentaire,  en  même  temps  que 
du  Joueur  6. 

Fut-ce  Diderot  qui  fit  connaître  la  pièce  à  Rous- 
seau? ou  Clément  de  Genève,  son  compatriote?  ou 
Prévost,  son  ami?  Il  n'importe.  L'essentiel,  c'est 
qu'il  partagea  l'admiration  de  tout  son  cercle  : 
«  pièce  admirable,  lit-on  dans  une  note  de  la  Lettre 
sur  les  spectacles,  et  dont  la  morale  va  plus  directe- 


1.  Collé,  Journal,  éd.  H.  Bonhomme,  t.  I,  p.  21. 

2.  Paris,  1764.  —  Cf.  Fréron,  Année  littéraire,  1764,  t.  I,  et 
Journ.  Encyclop.,  1er  mars  1764. 

3.  Les  Lettres  du  ?narquis  de  Roselle. 

4.  L'école  de  la  jeunesse  ou  le  Barnevelt  français,  comédie  en 
trois  actes  et  en  vers,  par  M.  Anseaume,  jouée  aux  Italiens  le 
24  janvier  1765.  —  Jenneval  ou  le  Barnevelt  français,  Paris, 
1769,  in-8. — Chose  étrange  :  Mercier,  réformateur  audacieux 
du  théâtre,  n'a  pas  osé  faire  mourir  son  Jenneval  et  lui  fait 
épouser  la  fille  de  l'homme  qu'il  a  volé. 

5.  Article  Encyclopédie. 

6.  A  Mlle  Voland,  t.  II,  p.  87  et  p.  140. 


i70  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

ment  au  but  qu'aucune  pièce  française  que  je  con- 
naisse *.  »  Lui  qui  pensait  qu'il  faudrait  apprendre 
aux  jeunes  gens  «  à  se  défier  des  illusions  de  l'amour  » 
et  «  à  craindre  quelquefois  de  livrer  un  cœur  ver- 
tueux à  un  objet  indigne  de  ses  soins  »,  il  avoue 
n'avoir  trouvé,  avec  le  Misanthrope,  que  l'œuvre  de 
Lillo  qui  réponde  à  cet  idéal. 

Le  témoignage  est  court,  mais  expressif,  et  me 
justifie  d'avoir  insisté  sur  un  drame  qui  fut  l'une  des 
vives  admirations  de  Jean-Jacques  et  de  son  temps. 

Mais  ni  Addison,  ni  de  Foe,  ni  Lillo  lui-même,  si 
dignes  d'attention  qu'il  les  jugeât,  ne  remplissaient 
pleinement  l'idéal  qu'il  se  faisait  de  la  littérature 
bourgeoise,  et  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloise,  plus 
romancier  après  tout  qu'auteur  dramatique,  ne  se 
trouva  chez  lui,  si  je  pais  dire,  que  dans  le  roman 
anglais. 

1.  Cette  note,  qui  ne  figurait  pas  dans  la  première  édition, 
•a  été  imprimée  dans  l'édition  de  1781. 


CHAPITRE  III 


POPULARITÉ   EUROPÉENNE    DU   ROMAN   ANGLAIS 


I.  Grandeur  du  roman  anglais  au  xvme  siècle.  —  Son  succès  en 
Europe.  —  Fielding.  —  Fortune  prodigieuse  de  Richardson. 

II.  Pourquoi  le  public  français  s'enthousiasme  pour  le  roman 
anglais.  —  Pourquoi  il  le  met,  avec  Kousseau,  au-dessus  de 
Lesage,  de  Prévost,  de  Marivaux.  —  En  quoi  les  romanciers 
français,  et  notamment  Marivaux,  sont-ils  les  précurseurs 
de  Kichardon  et  de  Rousseau? 

III.  Prévost  traduit  Richardson  (1742,  1751,  1755-58).  —  Impor- 
tance de  ces  traductions.  —  Leur  valeur. 


De  toutes  les  créations  de  la  littérature  anglaise  du 
xvmc  siècle,  la  plus  originale,  à  coup  sûr,  est  le 
roman  de  mœurs  bourgeoises,  ou,  comme  l'appelle 
Taine,  le  roman  antiromanesque.  Dans  l'histoire  de 
la  littérature  européenne,  très  peu  de  révolutions 
sont  comparables  à  celle  qu'opèrent,  en  ce  temps,  de 
Foe,  Richardson,  Fielding,  esprits  positils  et  obser- 
vateurs qui,  aux  récits  d'aventures,  à  la  mode  espa- 
gnole ou  française,  substituent  hardiment  l'étude 
exacte  de  la  société  contemporaine.  Très  peu,  assu- 
rément, ont  eu  des  conséquences  aussi  lointaines. 
Ce  n'est  pas  trop  de  dire  de  cette  «  sévère  pensée 
bourgeoise  »  qu'elle  fit,  en  s'élevant,  l'effet  de  «  la  voix 


172  ROUSSEAU    ET   LA    LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

d'un  peuple  enseveli  sous  terre  *  ».  En  tous  pays, 
cette  voix  fut  entendue.  Le  roman  anglais  donna,  en 
Allemagne,  en  France,  dans  les  pays  du  Nord  et  jus- 
qu'en Italie,  l'impression  d'une  œuvre  neuve,  sem- 
blable à  nulle  autre,  libre,  dans  son  magnifique  essor, 
de  tous  modèles  antiques,  parfaitement  vierge  de 
toute  inenfluce  traditionnelle.  Il  semblait  que,  dans 
l'imagination  lassée  des  hommes,  les  Harlowe  et  les 
Jones  usurpaient  la  place  occupée  depuis  des  siècles 
par  les  héros  grecs  et  latins  ou  par  les  paladins 
épiques.  Le  roman  —  ce  genre  ignoré  des  anciens,  ou 
peu  s'en  faut  —  devient  avec  les  Anglais  l'épopée 
du  monde  moderne. 

«  Ce  sont  eux,  dit  excellemment  Mme  de  Staël, 
qui  ont  osé  croire  les  premiers  qu'il  suffisait  du 
tableau  des  affections  privées  pour  intéresser  l'esprit 
et  le  cœur  de  l'homme  ;  que  ni  l'illustration  des  per- 
sonnages, ni  le  merveilleux  des  événements  n'étaient 
nécessaires  pour  captiver  l'imagination,  et  qu'il  y 
avait  dans  la  puissance  d'aimer  de  quoi  renouveler 
sans  cesse  et  les  tableaux  et  les  situations,  sans 
jamais  lasser  la  curiosité.  Ce  sont  les  Anglais  enfin 
qui  ont  fait  des  romans  des  ouvrages  de  morale,  où 
les  vertus  et  les  destinées  obscures  peuvent  trouver 
des  motifs  d'exaltation  et  se  créer  un  genre  d'hé- 
roïsme 2.  »  Par  là,  ils  ont  révolutionné  ce  genre, 
tenu  jusque-là  pour  inférieur,  du  roman.  Et  par  là 
aussi,  ils  sont  les  maîtres  de  tout  romancier  quir 
aujourd'hui,  tient  une  plume.  «  Nos  romans,  d'où 
sortent-ils  ,  disait  un  jour  Goethe  à  Eckermannr 
sinon  de  Goldsmith  ou  de  Fielding?  »  C'est  qu'en 
effet  ils  l'ont  rendu  capable,   ce   genre    frivole,   de 


1.  Taine,  Litt.  angl.,  t.  IV,  p.  84. 

2.  De  la  litt.,  I,  15. 


ORIGINALITE    DU    ROMAN    ANGLAIS.  17  3 

porter  des  idées  et  des  passions;  ils  ont  prouvé  qu'il 
était  mieux  que  ce  qu'en  disait  Voltaire,  «  la  pro- 
duction d'un  esprit  faible,  écrivant  avec  facilité  des 
choses  indignes  d'être  lues  par  les  esprits  sérieux  »  : 
du  second  plan,  où  il  végétait,  ils  l'ont  fait  passer  au 
premier,  d'où  il  n'est  plus  descendu. 

Par  là  aussi  ils  ont,  sans  le  vouloir  sans  doute,  et 
peut-être  sans  le  savoir,  porté  un  coup  sensible  à  la 
longue  domination  des  littératures  classiques.  Voici 
en  effet,  qu'en  dehors  des  genres  consacrés,  de  ceux 
qu'avait  classés  Boileau,  —  de  ceux  qu'un  écrivain 
grave  pouvait  cultiver  sans  se  compromettre  et  sans 
déchoir,  —  s'élevait  un  nouveau  venu,  né  d'hier, 
ou,  tout  au  moins,  brusquement  promu  à  une 
dignité  si  haute,  qui,  du  premier  coup,  prenait  dans 
l'esprit  des  hommes  la  place  à  laquelle  le  théâtre 
seul,  ou  la  haute  poésie,  avait  prétendu  jusque-là. 
L'homme  moderne  s'y  retrouvait,  non  plus  sous  des 
traits  antiques,  non  plus  sous  la  forme  d'un  type  con- 
ventionnel à  force  d'être  général,  mais  avec  ses 
défauts,  ses  vices,  ses  ridicules,  ses  manies  du  jour 
—  tout  ce  qui  date  un  portrait.  La  littérature  bour- 
geoise, c'est-à-dire  presque  toute  la  littérature  des 
temps  modernes,  a  sa  racine  dans  le  roman  anglais. 

Des  deux  plus  grands  de  ces  romanciers  du 
xvine  siècle —  si  Ton  excepte  de  Foe,  —  l'un,  Fiel- 
ding,  est  un  esprit  cultivé,  grand  amateur  d'antiquité, 
élève  d'Eton,  mais  chez  qui  l'éducation  classique  n*a 
pas  émondé  la  puissante  originalité  native.  L'autre, 
le  fils  du  menuisier  Richardson,  est  dépourvu  de 
lettres,  ou,  du  moins,  il  n'en  a  qu'une  teinture  qu'il 
s'est  donnée  —  juste  de  quoi  paraître  pédant  à  l'occa- 
sion. C'est  un  self-made  man,  trop  profondément  chré- 
tien pour  sentir  la  beauté  des  œuvres  païennes,  trop 
foncièrement  Anglais  —  et  Anglais  du  peuple  —  pour 


174  ROUSSEAU   ET    LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

éprouver  le  besoin  de  politesse  que  donne  la  culture 
classique.  Tous  deux  ont  été,  en  leur  genre,  de  grands 
novateurs  et,  quoique  rivaux,  travaillent  à  la  même 
œuvre  !.  Tous  deux  ont  réalisé  le  mot  de  Montes- 
quieu sur  les  Anglais  :  «  Ils  n'imiteront  pas  même 
les  anciens,  qu'ils  admirent  2  ».  Grâce  à  eux,  et  à 
quelques  autres  moins  grands,  le  roman  anglais, 
définitivement  affranchi  de  la  longue  domination  du 
roman  héroïque  3,  a  jeté  un  incomparable  éclat. 

C'est  d'abord  un  premier  groupe  d'oeuvres  qui 
comprend  f'amela  (1740)  et  sa  parodie  Joseph  Andrews 
(1742),  le  premier  roman  de  Fielding  et  le  deuxième 
roman  du  même,  Jonathan  Wild  :  œuvres  de  début, 
d'un  art  encore  incomplet  et  incertain.  Puis  —  après 
un  silence  de  cinq  années  —  c'est  la  fameuse  Clarisse 
(1748),  qui  ouvre  la  série  des  chefs-d'œuvre.  Smollett 
donne  tour  à  tour  son  Roderick  Random  (1748)  et 
son  Peregrine  Pichle  (1751),  qui  reprennent  la  tradi- 
tion du  roman  picaresque;  Fielding  écrit  son  chef- 
d'œuvre,  Tom  Jones  (1749),  suivi  bientôt  du  délicieux 
roman  $  Amélie  (1751);  et  la  série  se  termine,  en  1754, 
par  le  dernier  des  trois  romans  de  Richardson,  par 
Grant/ison.  Fielding  meurt  cette  année  même,  Ri- 
chardson sept  ans  après. 

C'est  alors  une  nouvelle  génération  de  romanciers 
qui  reprend  l'œuvre  des  maîtres  :  Sterne  débute  en 
1759  par  la  première  partie  de  Tristram  Shandy, 
Goldsmilh  donne  en  1766  le  Ministre  de    Wakefield; 

\.  Fielding,  plus  jeune  de  dix-huit  ans  que  Richardson,  a 
toujours  parlé  de  lui  avec  déférence.  11  l'a  hautement  loué  pour 
sa  «  connaissance  profonde  de  la  nature  humaine  »  et  pour 
son  «  pathétique  puissant  ».  —  Richardson  ne  rendait  pas  la 
même  justice  à  Fielding  (Barbauld,  t.  V,  p.  275). 

2.  Pensées  diverses. 

3.  Sur  cette  longue  vogue  du  roman  français  en  Angleterre, 
voir  Beljame,  p.  14  et  suiv.,  et  J.  Jusserand,  The  English  Sovel, 
chap.  vu. 


FIELDING    EN    FRANCE.  175 

cinq  ans  après,    Smollett  reparaît  avec  Bumphrey 

Clinker.  Puis  il  semble  que  le  génie  du  roman  anglais  7 

se  taise  pendant  un  demi-siècle.  A  part  les  œuvres  Pfll 

sentimentales  de  miss  Burney  ou  de  Henry  Mackenzie, 

un  grand  silence  se  fait  jusqu'en  1811,  où  le  premier 

roman  de  miss  Austen  —  suivi  bientôt  du  Waverley  / 

de  Walter  Scott  —  ouvre  une  ère  nouvelle. 

La  fortune  de  ces  divers  romanciers,  en  dehors  de 
leur  pays,  fut  très  inégale. 

Smollett,  trop  purement  anglais,  fut  généralement 
incompris.  Goldsmith,  plus  populaire  en  Allemagne 
qu'en  France,  attendrit  beaucoup  de  cœurs,  mais  ne 
parut  pas  très  grand.  Fielding,  le  plus  original  de 
tous,  fut  célèbre,  mais  incompris,  du  moins  en 
France  :  car  en  Allemagne,  son  nom  s'associe  à  celui 
de  Richardson  :  Wieland  s'en  éprend  et  l'imite, 
Musâus  le  contrefait,  les  libres  penseurs  l'opposent 
triomphalement  au  prédicant  Richardson  !.  Chez 
nous,  son  nom  est  dans  toutes  les  bouches,  mais  on 
n'aperçoit  pas  la  portée  de  son  œuvre.  Les  uns  le 
prennent  pour  un  «  picaresque  »  grossier  et  trivial, 
les  autres  pour  un  disciple  de  l'auteur  de  Clarisse, 
auquel  pourtant  il  ne  ressemble  guère. 

A  qui  la  faute?  aux  traducteurs  d'abord,  à  Desfon- 
taines et  à  La  Place,  qui  l'ont  défiguré  et  contrefait. 
Comment  eût-on  reconnu,  sous  l'informe  version  de 
La  Place,  le  roman  dont  Stendhal  a  dit  qu'il  était 
aux  autres  ce  que  Y  Iliade  est  aux  poèmes  épiques  2? 
A  moins  d'y  avoir  regardé  de  près,  on  ne  saurait 
croire  à  quel  point  le  traducteur  de  Tom  Jones  a 
trahi  son  auteur  3.  Puis,  Fielding  parut  trop  pure- 

1.  Voir   le  livre  de  M.  Erich    Schmidt  :   Richardson,   Rous- 
seau und  Goethe,  Iéna,  1875,  in-8,  p.  68  et  suiv. 

2.  Mémoires  d'un  touriste,  t.  I,  p.  39. 

3.  Voir  :   les  Aventures    de  Joseph    Andrews  et   du  ministre 


176  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

ment  anglais  :  on  nota  que  les  romans  de  Richardson, 
moins  nationaux,  en  étaient  aussi  plus  intéressants 
pour  toutes  les  nations  l.  Enfin,  et  surtout,  il  parut, 
comme  Smollett,  avec  qui  on  le  confondait  d'ailleurs, 
trop  «  picaresque  ».  La  France  ne  voulait  plus  de  son 
Lesage,  de  celui-là  même  dont  Smollett  louait  «  l'hu- 
mour et  la  sagacité  infinies  ».  Pourquoi  donc  eût-elle 
voulu  de  ses  imitateurs,  ou  de  ceux  qu'elle  regardait 
comme  tels?  «  Le  talent  de  ces  gens-là  consiste  dans 
l'exactitude  avec  laquelle  ils  rapportent  les  propos  et 
les  quolibets  du  bas  peuple  -.  »  Que  trouve-t-on  dans 
leurs  livres?  Des  scènes  de  cabaret,  des  querelles  de 
grands  chemins,  «  force  batteries  à  coups  de  poings 
et  de  bâton  »  :  les  beaux  sujets 3  !  Et.de  fait,  comment 
les  lecteurs  de  Cléveland  ou  de  la  Vie  de  Marianne 
auraient-ils  goûté  l'aventure  du  bon  ministre  Adams 
à  qui  certain  malotru  retire  sa  chaise,  comme  il  va 
s'asseoir,  tandis  qu'un  autre  lui  verse  dans  ses 
chausses  une  assiettée  de  soupe?  Et  ce  n'est  pas  tout  : 
voici  qu'un  troisième  lui  attache  une  fusée  après  sa 
robe,  et  qu'un  quatrième  dissimule  adroitement  sous 
sa  chaise  un  baquet  d'eau,  où  il  ne  peut  manquer  de 

Abraham  Adams,  tr.  en  franc,  [par  Desfontaines],  Londres, 
1743,  2  vol.  in-12,  souvent  réimprimé;  —  Histoire  de  Jonathan 
Wild  le  Grand,  trad.  de  l'angl.  de  M.  Fielding,  Londres  et 
Paris,  1763,  2  vol.  in-12  [cette  traduction  est  de  Ch.  Picquet]; 
—  Amélie,  histoi?^e  anglaise,  traduction  libre  de  l'anglais  [par 
de  Puisieux],  Paris,  1762,  4  vol.  in-12;  le  même  ouvrage  fut 
adapté  par  Mme  Riccoboni;  —  Histoire  de  Tom  Jones  ou 
V Enfant  trouvé,  traduit  de  l'angl.  par  M.  D.  L-  P.  [de  la 
Place],  Londres  (Paris),  1750,  4  vol.  in-12.  —  On  a  encore 
attribué  à  Fielding  les  Mémoires  du  chevalier  de  Kilpar 
(Paris,  1168,  2  vol.  in-12),  qui  sont  de  Montagnac;  les  Malheurs 
du  sentiment  (1789,  in-12);  Julien  V Apostat  (1765,  in-12),  etc. 
Ces  supercheries  prouvent  du  moins  la  popularité  du  nom  de 
Fielding. 

1.  Journal  étranger,  février  1760. 

2.  Corr.  litt.,  sept.  1761. 

3.  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  temps,  t.  X,  p.  226. 


FIELDING    EN   FRANCE.  177 

prendre  un  bain  de  siège.  —  Cela  ramène  à  Furetière, 
ou  à  Scarron. 

Mais  c'est  le  moindre  côté  du  génie  robuste   de 
Fielding.  L'autre  côté,  le  réalisme  vaillant  et  sain  de 
ce  grand  et  libre  esprit,  fut  incompris.  Tom  Jones 
fut  mis  en  opéras-comiques  et  en  comédies  :  Poin- 
sinet  et  Desforges  en  tirèrent, l'un  un  ridicule  vaude- 
ville, l'autre  des  drames  larmoyants  l.  Mais  Fréron  ne 
peut  lui  pardonner  son  «  bas  comique  2  »  et  Voltaire 
proteste  qu'il  n'y  voit  rien  de  passable,  que  l'histoire 
d'un  barbier  3.  En  vain,  Mme  du  Deffand  en  a  loué 
«  les  vraies  leçons  de  morale  »  et  la  «  vérité  infinie  »  4  ; 
en  vain,  La  Harpe  a  écrit  bravement  :  «  Pour  moi, 
le  premier  roman  d^i  monde,  c'est  Tom  Jones  »,  Le 
grand  public  n'en  vit  pas  la  portée.  Il  en  loua  «  la 
vérité  et  la  gaîté  »  5;  il  le  proclama,  tantôt  «  aimable  » 
et  tantôt  «  sublime  ».  Il  ne  le  comprit  pas.  La  morale 
simple  et  trop  peu  sentimentale  n'en  suffisait  plus  aux 
lecteurs  de  Clarisse,  et  Fielding  avait  le  tort  de  n'être 
pas  sensible.  N'est-ce  pas  lui  qui  adressait  à  l'Amour 
cette    irrévérencieuse    apostrophe  :  «    Oui,   perfide 
Amour,  tu  nous  rends  aveugles  et  sourds  :  tu  ôtes 
au  nez  la  faculté  de  flairer....  Quand  tu  le  veux,  la 
colline  devient  montagne,  le  sifflet  trompette  et  le 
pissenlit  jasmin....    Enfin  tu   tournes  le    cœur    de 

1.  Le  Tom  Jones  de  Poinsinet  fut  joué  à  la  Comédie  Italienne 
le  27  février  1765,  avec  musique  de  Philidor  (cf.  Journal  ency- 
clop.,  15  avril  1765).  —  Desforges  fit  jouer  son  Tom  Jones  à 
Londres,  cinq  actes  en  vers,  aux  Italiens,  le  22  octobre  1782, 
et  son  Fellamar  et  Tom  Jones,  au  même  théâtre,  le  17  avril 
1787.  (Cf.  Correspondance  littéraire,  novembre  1782  et  mai  1787.) 

2.  Lettres  sur  quelques  écrits,  1751,  t.  V,  p.  3. 

3.  A  Mme  du  Deffand,  13  octobre  1759. 

4.  14  juillet  et  8  août  1773,  à  Walpole. 

5.  Article  de  Voltaire  dans  la  Gazette  littéraire,  mai  1764.  — 
Cf.  Clément,  les  Cinq  années  litt.,  t.  II,  p.  56  etsuiv. ;  —Horace 
Walpole,  Lettres  à  Mme  du  Deffand;  —  Geoffroy,  Cours  de  litt. 
dramat.,  t.  III,  p.  262. 

12 


178  ROUSSEAU    ET   LA    LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

l'homme  comme  un  joueur  de  gobelets  tourne  son 
sac  '.  »  Le  cœur  des  lecteurs  de  Jean-Jacques  se  refu- 
sait à  passer  pour  un  sac  à  muscade. 

Cependant  la  gloire  de  Richardson  s'étendait  par 
toute  l'Europe,  et  portait  en  tout  pays  le  renom  du 
roman  anglais.  Il  est  traduit  en  Hollande  par  le 
ministre  Stinstra.  En  Italie,  Goldoni  met  Pamela  au 
théâtre  2.  Mais  en  Allemagne  surtout,  la  vogue  de  ses 
œuvres  est  incomparable  :  suivant  la  remarque  d'un 
critique  allemand,  Richardson  appartient  aussi  bien 
à  l'histoire  de  la  littérature  allemande  qu'à  celle  de 
la  littérature  anglaise,  et  son  action  a  été  si  profonde 
que  son  génie  est  entré  dans  la  trame  même  du  roman 
germanique  3.  Dès  la  publication  de  Pamela,  les  Dis- 
cours des  peintres  s'enflamment  pour  ce  pieux  roman  ; 
Gellert  traduit  Pamela  et  Grandison,  et  imite  leur 
auteur  dans  sa  Vie  d'une  comtesse  suédoise  4;  Klop- 
stock  s'enthousiasme  pour  Clarisse  et  demande  à 
quitter  Copenhague  pour  être  nommé  chargé  d'af- 
faires du  Danemark  à  Londres,  à  la  seule  fin  de 
vivre  avec  Richardson  ou  dans  son  voisinage;  faute 
de  réaliser  son  projet,  il  se  console  en  correspon- 
dant avec  lui  et  en  écrivant  une  ode  sur  la  mort  de 
Clarisse.  On  aura  une  idée  du  ton  auquel  était  monté 
l'enthousiasme  dans  le  cercle  de  Klopstock  en  lisant 


1.  «  As  a  juggler  doth  a  petticoat.  »  (Liv.  I,  chap.  vu.) 

2.  Voir  le  Journal  étanger,  février  1755.  —  La  pièce  fut  tra- 
duite :  Pamela,  comédie  en  prose,  par  Charles  Goldoni,  avocat 
vénitien,  représentée  à  Mantoue  en  1750,  traduite  en  français 
par  D.  B.  D.  V.  [de  Bonnel  de  Valguier],  Paris,  1759,  in-8. 

3.  Voir  Erich  Schmidt  :  Richardson,  Rousseau  und  Goethe, 
qui  donne  de  nombreux  détails  à  ce  sujet,  —  et  un  article  de 

a  Zeitschrift  fur  vergleichende  Liferaturgeschichte,  nouv.  sér., 
Berlin,  18S7-S8,  t.  I,  p.  217  et  suiv. 

4.  Das  Leben  der  Schwedischen  Grâ/tn  von  G...,  1746,  traduit 
par  Formcy  sous  ce  titre  :  la  Comtesse  suédoise  ou  Mémoires  de 
Mme  de  G...,  Berlin.  1754,  2  part.  in-8. 


RICHARDSON    EN   ALLEMAGNE.  179 

ce  billet  de  sa  femme  à  l'auteur  de  Grandison  :  «  Après 
avoir  fini  votre  Clarisse —  oh!  le  divin  livre!  —  j'au- 
rais voulu  vous  demander  d'écrire  l'histoire  de  Cla- 
risse homme;  je  ne  l'ai  pas  osé  alors....  Vous  avez 
depuis  réalisé  mon  vœu  sans  ma  prière;  oh!  quelle 
n'a  pas  été  la  joie  et  la  reconnaissance  de  tous  vos 
heureux  lecteurs!  Maintenant  il  ne  vous  reste  plus  à 
écrire  que  l'histoire  d'un  ange  *  !  »  Wieland  lit  et  reli- 
Clarisse,  médite  des  lettres  de  Grandison  à  sa  pupille, 
compose  un  drame  de  Clémentine  de  Porretta.  Lessing 
propose  Richardson  comme  le  créateur  de  la  litté- 
rature bourgeoise  et  s'en  inspire  pour  ses  propres 
drames.  Les  imitations  et  panégyriques  sont  égale- 
ment innombrables.  Un  critique  plus  froid  a  beau  pro- 
tester contre  ce  qu'il  nomme  furor  anglicanus  :  il  lui 
arrive  à  lui-même  de  mettre  Lovelace  au  rang  des 
héros,  entre  Alexandre,  Charles  XII,  Richelieu  et 
Masaniello  2.  En  vain,  Musiius  écrit  son  Grandison  II, 
douce  satire  de  Richardson,  où  il  raille  cette  nuée  de 
créatures  angéliques  qui  se  sont  abattues,  comme 
une  trombe  céleste,  sur  son  pays.  En  vain,  Wieland 
revient,  en  lisant  Fielding,  de  son  admiration  aveugle 
pour  son  rival.  En  vain,  le  parti  des  libres  penseurs 
oppose  triomphalement  le  puissant  auteur  de  Joseph 
Andrews  au  mièvre  et  dévot  panégyriste  de  Pamela.  La 
grâce  des  héroïnes  de  Richardson  est  la  plus  forte. 
De  nombreux  voyageurs  vont  en  Angleterre  visiter 
Hampstead  et  le  Flask  Walk,  comme  on  fera  plus 
tard  le  pèlerinage  de  Clarens.  L'un  d'eux,  dans  un 
transport  d'enthousiasme,  baise  le  banc  et  l'encrier 
du  grand  homme  3. 

Richardson,  sous  la  plume  d'un  de  ses  fervents, 

1.  Voir  Mrs  Barbauld,  t.  III,   p.  139-150. 

2.  Knigge,  Erreurs  d'un  philosophe. 

3.  Mrs  Barbauld,  t.  I,  p.  clxv. 


180  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

passe  au  rang  du  premier  des  poètes  grecs  :  «  Voici 
l'esprit  créateur,  qui  par  ses  œuvres  riches  en  ensei- 
gnements, nous  fait  sentir  le  charme  de  la  vertu; 
dont  le  Grandison  arrache  à  l'âme  la  plus  scélérate 
une  première  aspiration  vers  la  piété.  Les  œuvres 
qu'il  a  créées,  jamais  le  temps  ne  les  fera  vieillir. 
Tout  en  elle  est  nature,  goût,  religion.  Immortel  est 
Homère,  plus  immortel  chez  les  chrétiens  est  l'An- 
glais Richardson1.  » 


II 


Quand  il  connut  Clarisse  Harlowe,  le  public  fran- 
çais pensa,  ou  plutôt  sentit  de  même. 

Ce  qui  est  ici  très  digne  de  remarque,  c'est  qu'au- 
près des  romans  anglais,  Gil  Blas,  ou  la  Vie  de 
Marianne  ou  Cléveland  lui  parurent  également  fades. 
Nous  avons  rendu  leurs  rangs  à  Lesage,  à  Marivaux, 
à  Prévost.  Nous  avons  vu  en  l'un  le  maître  de  Fiel- 
ding  et  de  Smollett,  en  l'autre  le  précurseur  de 
Richardson,  en  tous  des  émules  et  des  rivaux  des 
romanciers  anglais.  Mais  les  contemporains  sont 
très  loin  de  les  avoir  mis  sur  le  même  rang  —  et 
rien  ne  prouve  de  façon  plus  éclatante  les  progrès 
de  l'influence  anglaise.  Car  on  a  vite  fait  de  traiter 
l'anglomanie   de   mode  passagère   et  sans   portée  : 

1.  Gellert,  Ueber  Richardson 's  Bildniss  : 

Dies  ist  der  schôpferische  Geist, 

Der  uns  durch  lehrende  Gedichte 

Den  Reiz  der  Tugend  fiihlen  heisst, 

Der  durch  den  Grandison  selbst  einem  Bôsewichte 

Den  ersten  Wunsch,  auch  fromm  zu  sein,  entreisst. 

Die  Werke,  die  er  schuf,  wird  keine  Zeit  verwusten, 

Sie  sind  Natur,  Geschmack,  Religion. 

Unsterblich  ist  Homer,  unsterblicher  bei  Christen 

Der    Britte   Richardson. 


LES   PRÉCURSEURS   DE    RICHARDSON.  181 

le  succès  de  Richardson  fut  européen,  et  peut-on 
raisonnablement  supposer  que  des  esprits  comme 
Diderot,  comme  Rousseau,  comme  Goethe,  comme 
André  Chénier  ou  comme  Mme  de  Staël  aient  été  les 
dupes  d'un  fiévreux  et  risible  engouement?  Et,  s'ils 
ont  été  unanimes  à  mettre  Clarisse  ou  Grandi  son  fort 
au-dessus  de  Gil  Blas  ou  du  Paysan  parvenu,  n'est- 
ce  pas  là  le  signe  d'un  profond  changement  dans 
l'esprit  public?  et  n'est-ce  pas  aussi  qu'ils  trouvaient 
chez  le  romancier  anglais  ce  que  ni  Lesage  ni  Pré- 
vost ni  Crébillon  fils  ne  leur  avaient  donné  encore? 
Se  demander  la  raison  de  ce  dédain,  c'est  se  demander 
pourquoi  Richardson,  et  après  lui  Rousseau,  ont 
réussi  en  France. 

Pour  ce  qui  est  de  Lesage,  ni  la  forme  de  son 
roman,  ni  la  qualité  des  personnages,  ni  la  morale 
de  son  œuvre,  ne  suffisaient  plus.  Outre  qu'il  se 
réclame  des  Espagnols  —  dont  l'opinion  se  détour- 
nait maintenant  avec  mépris,  —  Lesage  continue 
cette  forme  artificielle  du  roman  «  à  tiroirs  »,  qui 
réduit  le  récit  à  n'être  qu'une  suite  décousue 
d'aventures,  incompatible  avec  l'analyse  suivie  d'un 
caractère  —  sauf  peut-être  le  caractère  même  de  Gil 
Blas.  Assurément  Lesage  est  bien  près  d'être  un 
grand  écrivain,  tant  par  la  netteté  de  l'observa- 
tion que  par  le  charme  d'une  langue  agile  et  spi- 
rituelle. Mais  il  reste  foncièrement  picaresque, 
c'est-à-dire  comique.  Les  contemporains  de  Richard- 
son et  de  Rousseau  se  sont  refusés  à  voir  en  Gil  Blas 
autre  chose  qu'un  roman  plaisant.  Ils  ont  pensé, 
comme  Joubert,  que  ce  livre  avait  dû  être  écrit  par 
un  joueur  de  dominos,  en  sortant  de  la  comédie.  Ils 
n'y  ont  pas  vu  cette  peinture  de  la  vie  moyenne  ni 
cette  étude  attentive  d'un  certain  milieu  social,  que 
nous  y  admirons  de  confiance.  Ils  ont  jugé  l'œuvre 


182  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

spirituelle,  mais  sans  portée.  On  les  eût  fort  étonnés 
en  essayant  de  dégager,  de  ce  tissu  de  friponneries  et 
d'escobarderies  d'un  valet  comique,  une  morale  ou 
une  «  conception  delà  vie  ».  De  fait,  son  personnage, 
tour  à  tour  brigand,  laquais,  médecin,  intendant  ou 
secrétaire  d'un  ministre,  est  une  création  amusante, 
mais  d'une  vérité  un  peu  sommaire.  Sans  compter 
qu'il  y  a  encore  ici  trop  de  romanesque  grossier,  de 
cavernes  de  brigands,  de  belles  dames  captives,  de 
déguisements  et  de  rencontres  inopinées,  ce  monde 
d'aigrefins  et  d*escarpes  est  bien  monotone.  Ce  sont, 
par  essence,  des  âmes  —  s'ils  en  ont  —  de  roués, 
d'intrigants,  de  brasseurs  d'affaires  et  de  poétas- 
tres.  Pour  être  peint  sur  de  vulgaires  modèles,  le 
tableau  reste  vulgaire. 

Surtout  il  n'a  rien  de  «  bourgeois  »  :  le  monde  de 
Gil  Blas  est  le  demi-monde;  les  héros  en  sentent 
tous,  plus  ou  moins,  la  hart;  sous  leurs  habits  bro- 
dés et  sous  la  chamarrure  de  leurs  pourpoints  dorés, 
ils  ont  un  reste  de  corde  au  cou.  Aventuriers  et  filous, 
barbiers  faméliques  et  médecins  assassins,  prêtres 
sans  scrupules  et  ministres  sans  vergogne,  est-ce  là 
le  monde  bourgeois  —  ce  monde  de  vertus  moyennes 
et  de  vices  médiocres  —  dont  le  siècle  attendait 
enfin  la  peinture?  J'ai  peur  que  la  société  où  hante 
Gil  Blas  n'en  soit  aussi  éloignée  que  les  salons  où 
fréquentaient  Marianne  et  Artamène.  Entre  le  roman 
héroïque  et  le  roman  picaresque,  il  reste  à  découvrir 
cette  humanité  moyenne  dont  je  suis  et  dont  je 
cherche  l'image,  très  différente  à  coup  sûr  de  ce 
monde  décrit  par  Lesage,  qui  est  décidément  plus 
bas  et  plus  éhonté  que  le  commun  des  hommes. 

La  meilleure  preuve,  c'est  que  dans  l'entourage  de 
Gil  Blas,  on  n'aime  pas.  Il  semble  même  que  l'auteur 
prenne  un  malin  plaisir  à  diminuer  l'amour.  «  C'est, 


LESAGE.  183 

dit  un  de  ses  personnages  *,  une  maladie  qui  nous 
vient  comme  la  rage  aux  animaux.  »  Même  quand  il 
n'est  pas  entièrement  grotesque,  l'amour  a  ici  je  ne 
sais  quoi  de  risible  et  d'absurde.  C'est  dérèglement 
ou  maladie,  mais  non  passion  au  sens  élevé  du 
mot.  Les  amoureuses  de  Lesage,  ce  sont  ou  des  aven- 
turières qui  aiment  par  intérêt,  ou  des  gourgandines 
qui  aiment  par  les  sens  —  à  moins  que  ce  ne  soient 
des  princesses  de  comédie  qui  aiment  follement  et 
parce  qu'il  est  dans  leur  rôle  d'aimer.  Trop  souvent, 
ce  sont  des  bourgeoises  éprises  d'un  garçon  barbier 
comme  Mergeline  de  Diego.  Cet  amour-là  ne  s'envole 
jamais  dans  aucun  empyrée.  A-t-il  soupiré  une  séré- 
nade sous  quelque  fenêtre  grillée,  le  galant  qui  s'en 
va  se  trouve,  au  premier  tournant,  «  coiffé  d'une  cas- 
solette qui  ne  chatouille  point  l'odorat  ».  Le  madri- 
gal finit  en  aventure  burlesque,  et  le  roman  qui  nais- 
sait en  satire  grossière. 

Il  suit  de  là  que,  Lesage  n'ayant  étudié,  parmi  les 
sentiments  constitutifs  de  notre  nature,  que  les  plus 
bas  et  les  plus  superficiels,  et  ayant  laissé  délibéré- 
ment de  côté  les  plus  profonds,  qui  sont  aussi  les 
plus  nobles,  sa  morale  n'a  rien  que  de  banal  et  de 
commun.  Nous  aurons  beau  chercher  sous  la  pierre 
l'àme  du  licencié  Pedro  Garcias  :  nous  ne  trouverons 
qu'un  sac  d'écus.  Cette  morale  est  toute  négative  :  c'est 
un  art  de  boutonner  ses  poches  et  de  serrer  son  porte- 
feuille. On  sort  de  la  lecture  de  ces  quatre  volumes 
très  amplement  convaincu  qu'il  y  a,  de  par  le  monde, 
bien  des  variétés  de  coupeurs  de  bourse.  Mais  y  cher- 
chez-vous la  moindre  réponse  à  ces  mille  problèmes 
de  la  vie  familière  et  intime  qui,  chaque  jour,  se  posent 
devant  nous  —  vous  n'y  trouverez  que  sécheresse  ou 

1.  Liv.  II,  chap.  vu. 


4  84  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

qu'ironie.  On  n'est  pas  plus  détaché  que  Lesage  de 
l'amour,  de  la  famille,  de  la  pensée  de  la  mort.  En 
vérité,  le  roman  n'est  ici  encore  qu'un  plaisir  de 
l'imagination,  qui  demande  à  battre  les  grands  che- 
mins et  les  buissons;  il  n'est  à  aucun  degré  une  con- 
fidence de  l'âme;  il  a  l'ambition  médiocre  et  courte. 
Et  c'est  ce  que  les  contemporains  ont  senti.  Desfon- 
tains  a  loué  Lesage  pour  ses  romans  «  ingénieux  »  ; 
Voltaire  le  félicite  sèchement,  dans  le  Siècle  de 
Louis  XV,  d'avoir  «  du  naturel  »;  Marmontel,  qui  le 
range  parmi  les  satiriques,  lui  reproche  sa  médiocre 
connaissance  du  monde.  La  plupart  louent,  et  très 
justement,  la  légèreté  et  la  pureté  du  style  '.  Comme 
l'a  noté  Sainte-Beuve,  Lesage  avait  écrit  depuis  un 
quart  de  siècle,  et  la  critique  ne  le  louait  encore 
qu'avec  parcimonie.  D'où  vient  cela?  de  ce  qu'il  ne 
répondait  plus  aux  besoins  de  l'époque.  Son  roman 
paraissait  trop  léger.  Ce  n'était  guère  plus,  pour  un 
lecteur  des  romans  anglais,  que  le  théâtre  de 
Regnard  mis  en  chapitres. 

L'opinion  a  été  plus  indulgente  à  Prévost,  celui  de 
tous  les  romanciers  du  xvme  siècle  dont  le  nom  s'as- 
socie le  plus  souvent  à  ceux  des  Anglais  —  non  pas 
seulement  parce  qu'il  les  a  traduits,  mais  parce  qu'il 
passe  pour  leur  être  seul  comparable.  Et  d'abord, 
au  contraire  de  Lesage,  il  est  toujours  grave,  et 
même  sombre.  Son  biographe  le  loue  d'avoir  porté 
dans  le  roman  la  terreur  de  la  tragédie,  qui  n'osait 
pas  encore  s'y  montrer  2.  L'éloge  est  mérité,  et  trop 


i.  Voir  le  curieux  article  de  Sainte-Beuve,  Jugements  et 
témoignages  sur  Le  Sage  (Causeries,  volume  des  Tables).  — 
Noter  que  Le  Sage  n'exerce  aucune  influence  littéraire.  11  n'a 
pas  un  disciple  (Lintilhac,  Lesage,  p.  189). 

2.  Essai  sur  la  vie  de  Prévost,  en  tête  des  Œuvres  choisies.  — 
Ce  point  de  vue  a  été  développé  par  M.  Brunetière  dans  son 
étude  sur  Prévost. 


PRÉVOST.  185 

mérité.  —  Puis  il  manque  d'art,  ce  qui  n'était  pas  une 
mauvaise  recommandation  aux  yeux  des  lecteurs 
de  1750.  —  Enfin  il  est  passionné  et  sensible  à 
souhait.  Plus  d'un  lecteur  a  pu  dire  avec  Jean- 
Jacques  :  «  La  lecture  des  malheurs  imaginaires  de 
Cléveland  m'a  fait  faire,  je  crois,  plus  de  mauvais 
sang  que  les  miens  *  ». 

En  revanche,  l'art  de  Prévost  reste,  sauf  dans 
Manon  Lescaut,  inférieur.  Il  ne  sait  «  ni  borner  son 
plan  ni  régler  sa  marche  2  ».  Il  entasse,  pendant  des 
volumes,  les  épisodes  et  les  incidents,  sans  que 
l'unité  des  caractères  établisse  un  lien  solide  entre 
les  parties  hétéroclites  de  ses  récits.  Bref,  il  écrit  trop 
vite,  et,  suivant  la  remarque  d'un  contemporain, 
«  content  d'un  succès  rapide,  il  n'eut  jamais,  ni  en 
bien,  ni  en  mal,  d'autre  intention  que  d'être  lu  avi- 
dement, et  par  la  multitude  3  ». 

Chose  plus  grave,  il  eut  la  naïveté  de  l'avouer.  Com- 
ment prendre  au  sérieux  l'homme  qui  écrivait  au 
sujet  de  ses  propres  œuvres  :  «  Les  Mémoires  d'un 
homme  de  qualité  et  leur  suite,  Cléveland  et  le  Doyen 
de  Killerine...  sont  autant  de  livres  inutiles  pour  l'his- 
toire, et  dont  tout  le  mérite  est  de  former  une  lecture 
honnête  et  amtisante  4  ».  Cette  absence  de  prétention 
désarme  la  critique,  il  est  vrai,  mais  elle  énerve 
l'admiration,  surprise  de  cet  aveu  trop  ingénu. 
L'abbé  Prévost,  avec  tout  son  talent,  borne  son 
ambition  à  être  «  intéressant  et  pathétique  »  :  «  il 
semble  avoir  oublié  que  le  roman  fut  fait  pour  cor- 
riger les  mœurs  5  »  —  et  c'est  un  tort  inexpiable  à  de 


i.  Confessions,  I,  5. 

2.  La  Harpe,  Cours  de  littér.,  t.  III,  p.  180. 

3.  Marmontel,  Essai  sur  tes  romans. 

4.  Pour  et  Contre,  t.  VI,  p.  353. 

5.  Marmontel,  ibid. 


186  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

certaines  époques  d'être  simplement  romancier,  sans 
plus.  Le  succès  de  Richardson,  et  celui  de  Rousseau, 
sont  venus  de  ce  que  tous  deux  ont  été  moralistes, 
éducateurs,  directeurs  de  conscience,  —  et  romanciers 
par  surcroît.  L'excellent  Prévost  ne  réforme  rien,  pas 
même  le  roman.  Avant  d'avoir  lu  Richardson,  il  en 
reste  à  l'idée  que  s'en  faisaient  l'auteur  de  Cassandre 
ou  celui  de  Cléopâtre,  livres  excellents,  dit-il,  et  dont 
on  a  trop  médit.  Restons  fidèles,  pensait  Prévost,  au 
goût  de  nos  pères  pour  le  galant  et  pour  l'héroïque  : 
«  En  voulant  peindre  les  hommes  au  naturel,  on  fait 
des  portraits  trop  charmants  de  leurs  défauts,...  au 
Heu  que  dans  les  romans  héroïques,  rien  n'est  appelé 
vertu,  que  ce  qui  en  mérite  le  nom  »  '. 

Quand  il  lut  Pamela  ou  Clarisse,  il  changea  d'avis, 
et  mit,  avec  la  même  candeur,  les  Anglais  au-dessus 
de  ces  romans  héroïques  dont  ils  ont  ruiné  l'influence. 
Il  écrivait,  en  traduisant  Clarisse  Harlowe  :  «  Je 
commence  par  un  aveu  qui  doit  faire  quelque  hon- 
neur à  ma  bonne  foi  quand  il  pourrait  en  faire  moins 
à  mon  discernement.  De  tous  les  ouvrages  d'imagina- 
tion, sans  que  l'amour-propre  me  fasse  excepter  les 
miens,  je  n'en  ai  lu  aucun  avec  plus  de  plaisir  que 
celui  que  j'offre  au  public  2.  »  Ainsi  donc  il  s'abrite, 
en  quelque  façon,  derrière  les  Anglais,  et,  à  partir  de 
ce  jour,  s'efforce  de  marcher  sur  leurs  traces  3. 
L'opinion,  en  vérité,  aurait  eu  mauvaise  grâce  à  pro- 
tester —  et  elle  s'en  est  bien  gardée. 

De  tous  nos  romanciers  du  xvme  siècle,  Marivaux 
est  celui  qui  se  rapproche  le  plus  des  Anglais  —  et 
c'est  leur  précurseur  le  plus  authentique,  sinon  leur 
maître. 

1.  Mém.  d'un  h.  de  quai.,  t.  I,  p.  406. 

2.  Préface  de  la  traduction  de  Clarisse. 

3.  Voir  les  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  vertu,  qui 
ne  sont  qu'une  longue  imitation  de  Richardson. 


MARIVAUX.  187 

lia  introduit  dans  le  roman  une  forme  plus  simple, 
moins  chargée  d'ornements  usés.  Il  en  a  écarté  les 
aventures  basses,  où  se  plaît  Lesage,  et  le  roma- 
nesque facile,  où  triomphe  Prévost.  Il  a  délibéré- 
ment voulu  peindre  des  âmes  contemporaines,  et 
moyennes,  «  non  pas  un  cœur  fait  à  plaisir,  mais  le 
cœur  d'un  homme,  d'un  Français,  qui  a  réellement 
existé  de  nos  jours  *  ».  Il  a  tenté  de  se  faire  le  Chardin 
des  «  états  médiocres  ».  On  n'a  plus  à  prouver,  aujour- 
d'hui qu'il  a  été  tant  et  si  bien  loué,  que  Marivaux 
a  su  introduire  dans  l'art  du  roman  ces  touches 
imperceptibles,  à  la  façon  des  miniaturistes,  avant  un 
Fielding  ou  un  Richardson;  qu'il  est,  comme  eux, 
long  et  prolixe;  qu'il  réduit,  comme  eux,  l'action  à 
rien  et  met  au  premier  plan  «  la  métaphysique  du 
cœur  2  »  ;  qu'il  prêche  et  moralise  comme  eux  ;  et  qu'il 
est,  comme  eux,  sensible  et  même  sensuel.  Comme 
eux  surtout,  et  en  vrai  «  réaliste  »,  il  est  préoccupé 
de  la  complexité  de  ses  modèles,  et  inquiet  de  les 
rendre  dans  la  richesse  et  la  mobilité  de  leur  nature. 
«  On  ne  saurait,  comme  il  dit,  rendre  en  entier  ce  que 
sont  les  personnes  3  »,  et  «  notre  âme  se  tourne  en 
bien  plus  de  façons  que  nous  n'avons  de  moyens 
pour  le  dire  *».  Par  ce  souci  presque  maladif  d'être 


1.  Vie  de  Marianne,  huitième  partie. 

2.  Les  contemporains  ont  vu  l'analogie  :  «  Si  quelques-uns 
de  nos  auteurs  pouvaient  être  soupçonnés  de  les  entendre  [les 
Anglais],  on  serait  tenté  de  croire  que  ce  serait  d'eux  qu'ils 
auraient  appris  à  faire  un  usage  commun  des  mots  les  plus 
extraordinaires,  à  raffiner  sur  les  sentiments  du  cœur,  à 
mettre  dans  tous  ses  mouvements  des  différences  impercep- 
tibles, et  à  former  de  tout  cela  un  jargon  presque  aussi  méta- 
physique et  aussi  inintelligible  que  celui  de  l'École.  »  (Du  Rcsnel, 
Les  principes  de  la  morale  et  du  goût,  1737,  p.  xxm.) 

3.  Marianne,  quatrième  partie. 

4.  Le  Paysan  parvenu,  5e  partie.  —  Cf.  dans  le  même  roman* 
3e  partie  :  «  Est-ce  qu'on  peut  dire  tout  ce  qu'on  sent?  ceux 


188  ROUSSEAU   ET  LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

vrai  et  d'être  moderne,  Marivaux  est  unique  en  son 
temps. 

Malgré  ces  mérites  éminents,  Marivaux  romancier 
n'a  paru  grand  que  de  nos  jours.  —  Ce  qui  lui  a  nui 
d'abord,  c'est  sa  paresse.  Quel  intérêt  eût-on  pris  à 
ces  romans  que  leur  auteur  n'achevait  jamais,  qui 
s'enchevêtraient,  en  quelque  façon,  l'un  dans  l'autre, 
et  dont  les  chapitres  sans  dénouement  mettaient, 
comme  pour  la  Vie  de  Marianne,  dix  années  entières 
à  paraître  1  ?  Quand  Pamela  fut  traduite,  Marianne 
n'était  pas  finie.  Ne  serait-ce  pas  le  succès  retentis- 
sant du  roman  anglais  qui  découragea  Marivaux  de 
finir  le  sien? 

Puis  Marivaux,  écrivain  délicieux,  a  le  tort  grave, 
pour  un  peintre  de  la  vie  commune,  d'écrire  trop 
bien  et  de  ne  s'oublier  jamais.  Son  subtil  esprit  se 
donne  perpétuellement  la  comédie,  et  c'est  un  para- 
doxe que  ce  diseur  de  jolis  riens  ait  voulu  être  le 
peintre  du  peuple.  Il  lui  manque  la  robuste  grossiè- 
reté d'un  Fielding,  ou  la  prolixité  intrépide  d'un 
Richardson.  Comment  eût-il  brossé  à  larges  traits,  et 
d'un  pinceau  vigoureux,  un  tableau  des  mœurs  de 
son  temps,  l'homme  qui  écrivait  des  mièvreries  de 
ce  genre  :  «  Il  me  faut  un  peu  de  loisir  pour  m'ajus- 
ter  avec  mon  cœur;  il  me  chicane,  et  je  vais  tâcher 
aujourd'hui  de  l'accoutumer  à  la  fatigue  2  »?  Aussi 
Desfontaines  disait-il  :  «  Quel  tissu  de  fadeurs  et  de 
riens  que  la  Vie  de  Marianne  ! 3  »  et  La  Harpe  :  «  Tout 
est  tracé  avec  une  vérité  d'expression  qui  voudrait 
ressembler  à  la  naïveté  et  qui  laisse  voir  la  finesse  *  »  ; 

qui  le  croient  ne  sentent  guère,  et   ne   voient  apparemment 
que  la  moitié  de  ce  qu'on  peut  voir,  » 

1.  De  1731  à  1741. 

2.  Paysan  parvenu,  lre  partie. 

3.  Traduction  de  Joseph  Andrews,  t.  II,  p.  326. 

4.  Cours  de  litt.,  t.  III,  p.  186. 


MARIVAUX.  189 

et  Marmontel  :  «  Il  ne  s'est  presque  jamais  donné 
l'occasion  d'exercer  un  pinceau  mâle  et  vigoureux. 
—  C'est  le  Girardon  du  roman  *  »;  et  Buffon  sur 
Marianne  :  «  Les  petits  esprits  et  les  précieux  admi- 
reront les  réflexions  et  le  style  '2  ».  C'est  bien  le  juge- 
ment du  siècle,  et  il  est  bon  de  le  rappeler.  Mari- 
vaux, pour  avoir  mis  trop  de  fini  et  de  poli  dans  la 
forme,  pour  avoir  eu  trop  d'esprit  en  un  temps  qui 
ne  voulait  que  du  génie,  est  très  loin  d'avoir  obtenu 
une  réputation  égale  à  son  mérite.  Les  contempo- 
rains de  Richardson  l'admirèrent  parce  qu'il  écrivait 
mal.  Il  a  manqué  à  Marivaux  d'avoir  moins  bien  écrit. 
Enfin  —  précisément  parce  qu'il  écrivait  trop  bien 
et  sentait  trop  finement  —  ses  peintures,  qui  n'étaient 
que  vraies,  ont  paru  triviales.  Il  y  a  chez  lui  un  con- 
traste choquant  entre  le  choix  du  modèle  et  celui 
du  procédé  de  peinture.  Il  imite  joliment  la  nature 
vulgaire.  Suivant  une  image  très  juste  de  Sainte- 
Beuve,  il  peint  sur  porcelaine  des  grotesques  et  des 
masques  :  d'où  un  certain  glacis  déplaisant,  qui 
fait  que  «  tout  miroite  à  la  lecture  3  ».  Et  c'est  ce 
qui  explique  que  les  contemporains  lui  aient  amère- 
ment reproché  cela  même  qu'ils  louaient  chez  les 
romanciers  anglais,  l'audace  de  certaines  descri- 
ptions 4.  Il  est  curieux  de  voir  le  futur  traducteur  de 
Pamela  reprocher  à  Marivaux  la  scène  du  cocher, 
que  nous  admirons  tant  aujourd'hui,  ou  la  boutique 
de  Mme  Dutour  :  «  Cela  est  indigne  d'un  homme 
bien  élevé  et  très  dégoûtant  dans  un  ouvrage  »  5. 
Quelques  années  encore,  et  les  traits  «  dégoûtants  » 
feront  la  gloire  de  Richardson.  Il  fallait,  pour  que  le 

1.  Essai  sur  les  romans. 

2.  Lettre  au  président  Bouhier,  8  février  1739. 

3.  Causeries,  t.  IX,  p.  358. 

4.  G.  Larroumet,  Marivaux,  p.  334. 

5.  Pour  et  Contre,  t.  II,  p.  346. 


190  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

réalisme  de  Marivaux  ne  choquât  plus  les  lecteurs 
français,  que  les  Anglais  en  eussent  donné  des  modèles 
singulièrement  plus  énergiques  et  plus  complets  ". 

Pour  toutes  ces  raisons,  Marivaux  romancier  ne  fut 
pas,  en  son  temps,  estimé  à  sa  valeur.  Sa  place,  a  dit 
justement  Sainte-Beuve,  n'est  alors  qu'à  côté  et  un 
peu  au-dessus  de  celle  de  Crébillon  fils. 

L'Angleterre  et  l'Allemagne  lui  furent  plus  équi- 
tables. «  M.  de  Marivaux,  écrivait  Diderot,  est  de 
tous  les  auteurs  français  celui  qui  plaît  le  plus  aux 
Anglais  »  *,  et  Gray  protestait  qu'il  ne  souhaitait 
d'autre  paradis  qu'une  lecture  éternelle  des  romans 
de  Marivaux  et  de  Crébillon  fils  3.  Les  étrangers 
goûtèrent  en  lui  le  souci  de  la  morale,  l'application 
d'une  fine  analyse  aux  cas  de  conscience,  le  respect 
de  l'honnête,  l'affectation  de  la  sensibilité.  Marivaux 
traduit  semble  moins  précieux,  et  la  forme  fait 
moins  de  tort  à  la  réelle  solidité  du  fond;  aussi  est-ce 
de  Marianne  traduit  en  anglais,  et  lu  par  un  Anglais, 
qu'on  a  pu  dire  que  c'est  le  meilleur  roman  du 
monde  *. 

Faut-il  dire  plus  encore?  Parmi  ceux  qui  la  lurent 
et  qui  s'en  inspirèrent,  faut-il  compter  Richardson? 
et  Marianne  a-t-elle  inspiré  Pamela*!  on  le  croyait 
généralement  au  siècle  dernier.  Diderot  l'affirme  5  et 


1.  Il  est  amusant  de  noter  que  les  premiers  romans  anglais 
parurent  bas  au  prix  des  picaresques  espagnols  :  «  Les  carac- 
tères des  gens  de  basse  condition  d'Angleterre,  disait  Desfon- 
taines, ne  plaisent  point,  tandis  que  les  maritornes,  les  mule- 
tiers, les  bergers,  les  chevriers  espagnols  nous  charment  ». 
(Observ.  sur  les  écrits  mod.,  t.  XXXIII,  p.  313.) 

2.  Lettre  sur  les  aveugles,  éd.  Fourneux,  t.  I,  p.  301. 

3.  Gray's  Works,  éd.  Gosse,  t.  II,  p,  107. 
i.  Jugement  de  Macaulay. 

5.  «  Les  romans  de  M.  de  Marivaux  ont  inspiré  Pamélcit 
Clarisse  et  Grandisson  »  (Projet  de  préface,  éd.  Toumeux,  t.  V, 
p.  434). 


R1CHARDS0N    ET    MARIVAUX.  191 

Mme  Du  Boccage  écrivait  d'Angleterre,  en  1750  : 
«  Dans  les  repas  d'amateurs  de  lettres,  nous  n'avons 
pas  manqué  de  célébrer  les  ingénieux  auteurs  de 
Tom  Jones  et  de  Clarisse.  On  m'a  bien  demandé  des 
nouvelles  du  père  de  Marianne  et  du  Paysan  parvenu, 
peut-être  le  modèle  de  ces  nouveaux  romans  !.  »  Quand 
parut  Clarisse,  les  journaux  anglais  comparèrent  son 
auteur  à  Marivaux  *. 

Malgré  cette  tradition  —  généralement  adoptée 
par  la  critique  3,  — il  me  semble  douteux  que  Richard- 
son  ait  imité  l'auteur  de  Marianne.  Quand  il  écrivit 
Pamela,  il  n'est  pas  certain  que  le  roman  de  Mari- 
vaux fût  traduit  en  anglais  :  or  on  sait  que  Richard - 
son  ignorait  absolument  notre  langue.  De  ce  chef 
donc,  l'influence  prétendue  de  Marianne  sur  Pamela 
est  au  moins  douteuse4.  —  Mais  peut-être,  quand  il 
écrivait  Clarisse,  Richardson  songeait-il  à  Marianne? 
—  Mais  il  cite  et  semble  adopter,  dans  son  Postscri- 
ptum,  le  jugement  d'un  critique  français  déclarant 
que  «  les  romans  de  Marivaux  sont  entièrement 
invraisemblables  »,  et  cela  est  d'une  grande  force. 
Nulle  part,  dans  sa  correspondance  pourtant  si  abon- 


1.  Ap.  Larroumet,  p.  348. 

2.  Gentleman's  Magazine  (juin  1749,  t.  XIX,  p.  245).  Noter 
cependant  que  l'article  est  traduit  du  français. 

3.  M.  Larroumet  écrit  :  «  II  est  visible  que  Richardson  a  pris 
dans  la  Vie  de  Marianne  l'idée  et  le  caractère  principal  de 
Pamela  ». 

4.  M.  Jusserand  me  communique  :  The  Life  of  Marianne  or 
the  adventures  of  the  Countess  of...,  by  M.  de  Marivaux,  trans- 
lated  from  the  French,  the  second  édition  revised  and  correc- 
ted,  London,  Charles  Davis,  1743,  in-12,  t.  II.  —  L'édition  à 
laquelle  appartient  ce  volume  est  donc  une  réimpression.  De 
quand  est  la  première  édition?  Pour  qu'elle  eût  servi  à 
Richardson,  il  faudrait  qu'elle  fût  de  1738  ou  1739.  —  Il  existe 
une  autre  traduction  anglaise,  bien  postérieure  :  The  vir- 
tuous  orphan,  or  the  Life  of  Marianne  Countess  of...,  London, 
1784,  4  vol.  in-8.  Il  n'y  est  pas  fait  mention  de  la  précédente. 


192  ROUSSEAU   ET  LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

dante,  le  romancier  anglais  ne  cite  son  prétendu 
modèle.  D'autre  part  Clarisse  n'a  rien,  ou  presque  rien, 
de  commun  avec  Marianne  ;  et  il  en  est,  quoi  qu'on 
dise,  de  même  de  Pamela.  On  a  beau  relire  les  deux 
livres  :  on  ne  note  guère  que  des  différences  :  la  fine, 
spirituelle  et  coquette  Marianne  n'a  rien  de  commun 
avec  l'humble  et  simple  Paméla;  l'histoire  de  Tune 
n'a  guère  de  rapport  avec  celle  de  l'autre;  et  enfin 
Richardson  —  est-il  besoin  de  le  rappeler?  —  est 
aussi  peu  soucieux  d'art  que  Marivaux  l'est  trop.  Il 
semble  donc  bien  que  la  dette  de  l'un  envers  l'autre 
soit  nulle,  ou  insignifiante  f.  Dans  l'histoire  de  la  lit- 
térature européenne,  Marivaux  est  le  précurseur  de 
Richardson;  il  ne  semble  pas  qu'on  puisse  le  consi- 
dérer comme  son  maître 2. 

Toujours  est-il  qu'on  écrasa  chez  nous  le  roman 
français  sous  la  gloire  de  celui  qu'on  prenait  pour 
son  imitateur  :  «  S'il  est  vrai,  disait  Grimm,  que  les 
romans  de  Marivaux  ont  été  les  modèles  de  Richard- 
son, de  Fielding,  on  peut  dire  que,  pour  la  première 
fois,  un  mauvais  original  a  fait  faire  des  copies  admi- 
rables ».  Jamais  la  gloire  du  «  maître  »  ne  balança 
celle  du  disciple,  et,  si  Richardson  devait  rencontrer 
en  France  des  émules  et  des  rivaux,  ce  ne  fut  pas 
l'auteur  de  Marianne. 


1.  Nous  savons  très  précisément  les  circonstances  qui  ont 
inspiré  à  Richardson  sa  Pamela.  C'est  une  histoire  qu'il  tient 
d'un  de  ses  amis,  et  lui-même  nous  en  informe.  (Cf.  Mrs  Bar- 
bauld,  Life  and  corresp.  of  Samuel  Richardson,  t.  I,  p.  52.) 
Nulle  trace  d'imitation  littéraire  dans  les  origines  du  roman. 

2.  M.  J.  Jusserand  {Les  grandes  écoles  du  roman  anglais, 
p.  49)  pense  de  même,  et,  consulté  par  moi  à  cette  occasion, 
maintient  ses  conclusions  :  malgré  l'opinion  courante,  Mari- 
vaux n'est  pas  le  maître  de  Richardson. 


RICHAHDSON    ET    PRÉVOST.  193 


III 


Tandis  que  la  gloire  de  Lesage  et  celle  de  Marivaux 
grandissaient  en  Angleterre,  Prévost  «  transplantait 
et  naturalisait  chez  nous  »,  comme  dit  La  Harpe,  le 
roman  anglais,  et,  si  on  croit  son  biographe,  les 
romans  de  Richardson  «  firent  en  France  plus  pour  la 
gloire  du  traducteur  qu'ils  n'avaient  fait  en  Angle- 
terre pour  celle  de  l'auteur  *  ».  L'exagération  est 
manifeste,  mais  non  pas  pourtant  si  énorme  qu'on 
pourrait  le  croire.  Le  xvme  siècle  a  su  autant  de  gré 
à  Prévost  de  ses  adaptations  de  Clarisse  ou  de  Gran- 
dison  que  d'avoir  écrit  Cléveland  ou  Manon,  et  Prévost 
lui-même  s'est  glorifié  à  plusieurs  reprises  de  cette 
partie,  essentielle  à  ses  yeux,  de  son  œuvre.  A  coup 
sûr,  rarement  traducteur  plus  éminent  s'est  consacré 
à  la  gloire  d'un  modèle  plus  illustre.  «  Ce  fut  un  bon- 
heur rare  —  on  l'a  noté  dès  le  siècle  dernier  2  — 
pour  le  plus  pathétique  des  écrivains  anglais  de 
trouver  en  France  un  traducteur  comme  l'auteur  de 
Cléveland.  »  Personne  en  effet  n'était  plus  qualifié 
pour  une  entreprise  de  ce  genre  que  l'homme  qui  dans 
ses  romans  comme  dans  son  journal  s'était  fait  le 
panégyriste  convaincu  du  génie  anglais. 

La  traduction  de  Pamela  parut  en  1742.  Il  semble 
que  Prévost,  absorbé  à  ce  moment  par  d'autres  tra- 
vaux, se  soit  fait  aider  par  un  collaborateur  3.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'il  se  mit,  à  cette  occasion,  en 

1.  Œuvres  choisies,  t.  I,  p.  24. 

2.  Marmontel,  Essai  sur  les  romans. 

3.  Aubert  de  la  Chesnaye-Desbois,  polygraphe  très  fécond 
et  auteur  notamment  de  Lettres  amusantes  et  critiques  sur  les 
romans  (1743),  où  il  est  assez  longuement  question  des  romans 
anglais.  (Voir  la  Biographie  générale,  et  Hauréau,  Hist.  litt.  du 
Maine,  1870,  t.  I,  p.  114.) 

13 


194  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

rapport  avec  Richardson,  qui  lui  envoya  un  certain 
nombre  d'additions  et  de  corrections,  et  lui  commu- 
niqua, pour  l'édition  française,  des  portraits,  encore 
inédits,  de  quelques-uns  des  personnages  l. 

Clarisse  Harlowe,  qui  est  de  1748,  fut  traduite  en 
1751  —  à  l'époque  précise  où  Prévost  se  liait  avec 
Rousseau  2.  La  version  de  Prévost  était  incomplète  : 
Richardson  en  fut  piqué  et  Diderot  s'en  plaignit,  dix 
ans  après,  dans  son  fameux  Éloge  3.  Le  Journal 
étranger  publia  alors,  par  la  plume  de  Suard,  une 
traduction  du  principal  morceau  omis,  le  récit  des 
funérailles  de  Clarisse,  et  l'offrit  aux  lecteurs  dont  le 
cœur  ne  serait  pas  «  trop  faible  pour  soutenir  une 
continuité  d'émotions  fortes  et  profondes  4  ».  Cette 
traduction,  avec  quelques  autres  morceaux,  trouva  sa 
place  dans  les  éditions  postérieures. 

Plus  tard,  la  traduction  «  élégante  »,  mais  assez 
infidèle  de  Prévost  ne  suffit  plus  aux  dévots  du 
romancier  anglais,  et  Letourneur  donna  une  version 
plus  complète  du  chef-d'œuvre  5. 


1.  Voir  la  préface  de  Prévost.  —  Pâmé  la,  ou  la  vertu  récom- 
pensée, traduit  de  l'anglais,  Londres,  1742,  4  parties  in-12  : 
souvent  réimprimé. 

2.  Lettres  angloises  ou  Histoire  de  Clarisse  Harlowe,  traduit 
de  l'anglais,  Paris,  1751,  4  vol.  in-12.  —  (Les  Nouvelles  litté- 
raires  annoncent  la  première  partie  en  janvier  1751.) 

3.  Mrs  Barbauld,  t.  VI,  p.  244  :  «This  gentleman  has  thought 
fit  to  omit  some  of  the  naost  afflicting  parts....  He  treats  the 
story  as  a  true  one,  and  says,  in  one  place,  that  the  English 
editor  has  often  sacrificed  his  story  o  moral  instructions, 
warnings,  etc  —  the  very  motive  with  me  of  the  story  being 
written  at  ail.  » 

4.  Journal  étranger  (mars  1762).  —  Voir  Supplément  aux 
Lettres  de  Miss  Clarisse  Harlowe,  traduit  de  l'anglais,  avec 
l'Éloge  de  l'auteur,  Lyon,  1762,  in-12. 

5.  Clarisse  Harlowe,  traduction  nouvelle  et  seule  complète, 
par  M.  Letourneur....  Dédiée  à  Monsieur,  frère  du  roi,  Genève  et 
Paris,  1785-87,  10  vol.  in-8  ou  14  vol.  in-18,  fig.  de  Chodowiecki. 
—  Clarisse  a  été  traduite  encore  par  Barré  (1845-46,  2  vol.  in-8) 


LES    TRADUCTIONS    DE    RICIIARDSON.  195 

Grandisou  enfin  parut  en  deux  fois,  la  première 
partie  en  1755  et  la  seconde  en  1758  '.  Dans  l'inter- 
valle, une  autre  traduction,  plus  complète  et  plus 
pénible,  avait  paru  en  Allemagne  2.  L'auteur  était  un 
ministre  protestant,  Gaspard  Joël  Monod,  et  sa  ver- 
sion est,  au  dire  de  Prévost,  «  un  des  plus  singuliers 
monuments  qui  soient  jamais  sortis  de  la  presse  ». 

La  version  de  Monod  est  littérale  et  pesante  :  celle 
de  Prévost  est  loin  d'encourir  les  mêmes  reproches. 
Même,  le  système  de  traduction  adopté  par  Prévost 
est,  à  lui  seul,  un  document  sur  le  goût  français  du 
xvme  siècle. 

«  Le  goût  de  Prévost,  dit  son  biographe,  était  trop 
sûr  pour  se  borner  à  traduire  son  original.  »  Lui- 
même  a  proclamé  hautement  «  le  droit  suprême  de 
tout  écrivain  qui  cherche  à  plaire  dans  sa  langue 
naturelle  3  »  —  et,  en  vertu  de  ce  droit,  il  a  changé 
et  supprimé  beaucoup.  Les  raisons  qu'il  allègue  sont 
des  plus  curieuses  :  «  Ma  crainte,  dit-il,  n'est  pas 
qu'on  m'accuse  de  rigueur.  Depuis  vingt  ans  que  la 
littérature   anglaise  est  connue  à  Paris  —  Prévost 

et  abrégée  par  J.  Janin  (1846,  2  vol.  in-12).  —  Le  chevalier  de 
Champigny  publia  à  Saint-Pétersbourg  et  Francfort,  en  1774 
et  1175,  deux  volumes  de  Lettres  anglaises,  pour  faire  suite 
à  Clarisse. 

1.  Nouvelles  lettres  anglaises  ou  histoire  du  chevalier  Gran- 
dissons par  l'auteur  de  Paméla  et  de  Clarisse,  Amsterdam, 
8  parties  en  4  tomes  in-12.  —  L'édition  originale  de  cette 
traduction  porte  la  date  de  1755  sur  les  tomes  I,  II  et  la  pre- 
mière partie  du  tome  III  :  la  deuxième  moitié  du  tome  III  et  le 
tome  IV  portent  la  date  de  1756.  Mais  il  ne  semble  pas  que 
cette  deuxième  partie  du  roman  ait  été  mise  en  vente  avant 
1758,  car  Grimm  et  Fréron  en  parlent,  à  cette  date,  comme 
d'un  ouvrage  nouveau. 

2.  Histoire  de  sir  Charles  Grandisson,  traduction  complète  de 
l'éd.  orig.  angl.,  Gôtlingue  et  Leyde,  1756,  7  vol. in-12.  (Voir,  sur 
celte  traduclion,  Corr.  HtL,  août  1748,  et  sur  l'auteur  :  Sene- 
bier,  Hist.  lilt.  de  Genève,  t.  III,  p.  251.) 

3.  Préface  de  Clarisse. 


196  ROUSSEAU    ET   LA  LITTERATURE   ANGLAISE. 

écrit  en  1751,  —  on  sait  que,  pour  s'y  faire  natura- 
liser, elle  a  souvent  besoin  de  ces  petites  répara- 
tions. »  Du  moins  il  se  fait  un  devoir  de  conserver 
aux  mœurs  et  aux  usages  «  leur  teinture  nationale  », 
car  les  droits  d'un  traducteur  ne  vont  pas  jusqu'à 
«  transformer  la  substance  d'un  livre  »,  et,  au 
surplus,  «  l'air  étranger  n'est  pas  une  mauvaise 
recommandation  en  France  ».  Mais  ce  principe  même 
n'avait,  semble-t-il,  rien  d'absolu,  puisqu'il  se  glorifie 
par  ailleurs  d'avoir  «  réduit  aux  usages  communs  de 
l'Europe  »  ce  que  ceux  de  l'Angleterre  peuvent  avoir 
de  choquant  pour  nous  *. 

Comme  les  traductions  de  Prévost  font  partie  inté- 
grante de  l'histoire  du  roman  français  et  que  c'est 
par  elles  que  Rousseau  a  connu  Richardson,  il  importe 
de  noter  encore  que  les  fautes  sur  le  sens  sont  assez 
fréquentes;  qu'il  y  a  plus  d'une  trace  de  hâte  et 
d'inattention;  que  nombre  de  lettres  sont  écourtées, 
ou  fondues;  que  certaines  sont  simplement  analy- 
sées, d'autres  entièrement  supprimées.  Quelques-unes 
de  ces  suppressions  proviennent  de  la  délicatesse 
du  traducteur  :  ce  sont  sacrifices  faits  «  au  goût  de 
notre  nation  ».  D'autres  proviennent  de  divers  scru- 
pules :  les  lettres  en  argot  du  domestique  Léman 
disparaissent  comme  «  trop  basses  »;  plusieurs  pas- 
sages «  indécents  »  subissent  le  même  sort;  l'histoire 
de  la  fausse  dispense  accordée  à  Lovelace  par  l'évêque 
de  Londres  est  supprimée  comme  impie.  D'autres  fois, 
c'est   le   réalisme  de   certains   détails   qui   inquiète 


1.  Préface  de  Grandison  :  «  J'ai  supprimé  ou  réduit  aux 
usages  communs  de  l'Europe,  ce  que  ceux  de  l'Angleterre 
peuvent  avoir  de  choquant  pour  les  autres  nations.  Il  m'a 
semblé  que  ces  restes  de  l'ancienne  grossièreté  britannique, 
sur  lesquels  il  n'y  a  que  l'habitude  qui  puisse  encore  fermer 
les  yeux  aux  Anglais,  déshonoreraient  un  livre  où  la  politesse 
doit  aller  de  pair  avec  la  noblesse  et  la  vertu.  » 


LES    TRADUCTIONS    DE    RICI1ARDSON.  197 

Prévost  :  l'emprisonnement  de  Clarisse  est  un  mor- 
ceau «  fort  long  et  fort  anglais  »  ;  son  agonie  ne 
serait  pas  tolérée  tout  entière;  ses  lettres  posthumes 
sont  absentes  de  la  traduction.  Certaines  forgeries  de 
Lovelace  paraissent  vraiment  trop  «  révoltantes  » 
pour  être  transcrites  :  si  on  s'y  décide  enfin,  c'est 
«  pour  prouver  que  l'ouvrage  n'est  pas  une  fiction  ». 
La  même  timidité  de  goûta  fait  disparaître  le  tableau 
de  l'agonie  du  libertin  Belton,  dans  Clarisse,  celui  de 
la  mort  de  la  Sinclair,  celui  des  funérailles  de  Clarisse. 
Dans  Grandison,  Prévost  a  été  jusqu'à  changer  le 
dénouement  '. 

Ce  ne  fut  donc  pas  Richardson  «  dans  sa  crudité  » 
que  lurent  les  contemporains  de  Diderot  et  de  Rous- 
seau, mais  bien  un  Richardson  poli  par  Prévost, 
débarrassé  de  quelques  scories  et  allégé  de  près  d'un 
tiers.  Mais  le  romancier  anglais  a  moins  souffert 
qu'on  ne  le  croirait  de  ces  changements.  Il  n'a  point 
de  style,  en  effet;  même  il  écrit  une  langue  incorrecte. 
Tout  son  mérite  est  dans  l'observation  morale,  qui 
est  riche,  et  dans  le  pathétique,  qui  est  fort.  De  l'ob- 
servation, il  en  restait  assez  dans  les  «  belles  infi- 
dèles »  de  Prévost  pour  que  le  goût  français  n'eût 
pas  trop  à  s'offusquer  de  cette  analyse  touffue  et 
débordante.  Des  scènes  de  passion,  l'essentiel  est 
demeuré  intact  :  ce  n'est  pas  l'auteur  de  Cléveland 
qui  aurait  ici  rogné  les  ailes  à  l'auteur  de  Clarisse. 
Moins  de  morale,  moins  de  détails  vulgaires,  une 
forme  plus  élégante  et  fleurie  :  c'est  en  ce  sens  que 
Prévost  a  trahi  son  auteur.  En  revanche,  il  n'a  guère 
touché  au  pathétique  de  l'œuvre  ni  au  relief  des 
caractères.  Même  émondée,  l'œuvre  de  Richardson 
sembla  très  neuve  aux  lecteurs  français. 

1.  Cf.  éd.  de  1784,  t.  IV,  p.  401. 


CHAPITRE  IV 


L  OEUVRE   DE    SAMUEL  RICHARDSON 


I.  Défauts  des  romans  de  Richardson.  —  Raisons  de  leur 
succès.  —  En  quoi  ils  s'opposent  à  l'art  classique. 

II.  Ce  que  c'est  que  le  réalisme  de  l'auleurde  Clarisse  Harlowe. 
—  Sa  vulgarité.  —  Sa  brutalité.  —  Sa  puissance. 

III.  Richardson  peintre  de  caractères.  —  Qu'il  est  un  peintre 
médiocre  des  mœurs  mondaines,  et  un  peintre  supérieur 
des  mœurs  bourgeoises  :  Lovelace,  Paméla,  Clarisse. 

IV.  Ses  idées  morales,  et  sa  prédication.  —  Goût  de  la 
casuistique  et  delà  dialectique  morale. 

V.  Sa  sensibilité.  —  Place  laite  à  l'amour.  —  Don  de  l'émo- 
tion. 

VI.  Que  la  révolution  faite  par  Richardson  dans  le  roman  reste 
considérable. 


1 


Cette  œuvre  est  aujourd'hui  bien  oubliée.  De  ces 
romans  jadis  si  fameux,  le  public  ne  connaît  plus 
que  les  titres.  De  celui  qui  passa  pour  le  plus  pathé- 
tique des  écrivains  anglais,  les  critiques  eux-mêmes 
ne  se  soucient  guère  *,  et  si  on  relit  encore  Tom  Jones, 
le  Ministre  de    Wakefîeld  ou  Robinson,   on  ne   relit 


1. Il  n'existe  aucune  monographie  satisfaisante  de  Richardson. 
La  principale  source  est  le  recueil  de  Mrs  Rarbauld  :  Life  and 
correspondance  of  Samuel  Richardson^  1^06,  6  vol.  in-8.  La 
meilleure  étude  d'ensemble  est  celle  de  M.  Leslie  Stephen,  dans 
ses  Hours  in  a  library.  —  On  consultera  aussi  l'étude  de 
Walter  Scott. 


DEFAUTS   DE    RICHARDSON.  199 

pas  plus  Clarisse  Harloice  qu'on  ne  relit  Clélie  ou  le 
Grand  Cyrus.  Cet  oubli  s'explique,  mais  ne  se  justifie 
pas.  Dans  l'histoire  du  roman,  l'œuvre  de  Richardson 
doit  resterait  premier  rang  :  car  la  révolution  accom- 
plie était  considérable. 

Par  ses  défauts  même,  qui  sautent  aux  yeux,  il  est 
original. 

On  se  figure  l'effarement,  je  ne  dis  pas  seulement 
d'un  Voltaire  ou  d'un  Marivaux,  mais  d'un  Addison 
ou  d'un  Pope,  qui,  ouvrant  Pamela,  y  trouvait  des 
galanteries  de  ce  genre  :  un  chevalier  met  ses  mains 
sur  les  épaules  d'une  jeune  fille,  et  lui  dit,  en 
manière  de  badinage  :  «  Voyons,  voyons,  c'est  là 
que  croissent  vos  ailes  :  car  je  n'ai  jamais  vu  d'oi- 
seau voler  comme  vous  ».  Et  ce  trait  semble  si  bien 
trouvé  à  l'auteur  qu'il  le  reprend  dans  un  autre 
roman  et  fait  dire  à  Lovelace,  en  parlant  de  Clarisse  : 
«  Bien  certainement ,  Belford,  c'est  un  ange.  Et 
cependant,  si  on  ne  l'avait  pas  prise  dans  son  enfance 
pour  une  femme,  on  ne  l'aurait  pas  habillée  comme 
une  femme,  et,  si  elle-même  n'en  était  pas  con- 
vaincue, elle  ne  porterait  pas  les  habits  qu'elle 
porte  '.  »  Voilà  pour  le  style  galant,  et  voici  com- 
ment les  personnages  parlent  quand  ils  parlent  natu- 
rellement :  «  Ballottée  de  ci  de  là  par  les  vents 
déchaînés  d'une  autorité  irascible  —  et  d'une  sévé- 
rité, à  mon  sens,  déplacée,  —  je  contemple  le  port 
désiré,  Y  état  de  fille,  vers  lequel  je  voudrais  bien 
gouverner  :  mais  j'en  suis  écartée  parles  vagues  écu- 
mantes  de  l'envie  que  me  portent  mon  frère  et  ma 

1.  The  novels  of  Samuel  Richardson  [BaUantynes  Xovelisfs 
Library),  t.  II,  p.  197  :  «  Surely,  Belford,  this  is  an  angel.And 
yet,  had  she  not  been  known  to  be  a  female,  they  would 
not  from  babyhood  hâve  dressed  her  as  sueh,  nor  would  she, 
but  upon  that  conviction,  hâve  conlinued  the  dress.  » 


200  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

sœur,  et  par  les  vents  en  fureur  d'un  pouvoir  qui, 
sans  doute,  n'est  plus  son  maître;  tandis  que  je  vois 
en  Lovelace,  d'une  part,  les  rochers,  en  Solmes,  de 
l'autre,  les  bas-fonds,  et  que  je  tremble  de  me  briser 
sur  les  uns  ou  de  m'échouer  sur  les  autres  l  ».  Ainsi 
parle  cette  précieuse  de  province,  l'immortelle  Cla- 
risse. 

Mais  la  préciosité  va  de  pair  avec  la  grossièreté. 
Une  milady  Davers  —  qu'on  nous  donne  pour  une 
femme  du  monde  —  ne  tarit  pas  en  plaisanteries  de 
harengère,  et  les  mots  de  «  pécore,  vestale,  mijau- 
rée »  s'abattent  dru  comme  grêle  sur  la  pauvre 
Paméla.  Ailleurs  c'est  un  gentilhomme  qui,  s'adres- 
sant  à  une  jeune  personne,  fait  délicatement  allu- 
sion à  l'intention  où  il  est  de  perpétuer  avec  elle  «  à 
la  fois  son  bonheur  et  sa  race  ». 

L'auteur  est  précieux  et  vulgaire.  C'est,  de  plus, 
un  pédant.  Clarisse  est-elle  mourante,  Lovelace  de 
s'écrier  :  «  Elle  est  bien  mal!  »  et  il  ajoute  senten- 
cieusement :  «  Quel  sujet,  entre  les  mains  d'un  bon 
poète,  pour  une  excellente  tragédie!  »  —  Suivent  dix 
ou  douze  pages  où  l'auteur  esquisse  un  plan  de  cette 
tragédie  et  nous  fait  part  de  ses  réflexions  sur  l'état 
du  théâtre  et  sur  les  causes  de  sa  décadence  2  —  et 
cette  digression  ne  laisse  pas,  comme  on  pense,  de 
rafraîchir  l'intérêt. 

S'il  veut  être  solennel,  il  est  emphatique.  Lovelace 

1.  The  novels  of  Samuel  Ricliardson,  etc.,  t.  I,  p.  669  :  «  Tost 
to  and  fro  by  the  high  winds  of  passionate  controul  (and,  as 
I  think,  unseasonable  severity),  I  behold  the  desired  port,  the 
single  state,  into  which  l  Nvould  fain  steer;  but  am  kept  o(T 
by  the  foaming  billows  of  a  brother's  and  sister's  envy,  and 
by  the  raging  winds  of  a  supposed  invaded  authority;  %vhile 
I  see  in  Lovelace,  the  rocks  on  one  hand,  and  in  Solmes, 
the  sands  on  the  other;  and  tremble  lest  I  should  split  upon 
the  former,    or  strike  upon  the  latter.  » 

2.  lbid.,  t.  II,  p.  565.  Voir  la  curieuse  note  au  bas  de  la  page. 


LE  ROMANESQUE  ET  LA  MORALE.         201 

s'emporte  jusqu'à  menacer  Clarisse.  Elle  s'écrie  : 
«  Partez!...  ô  homme!  mon  àme  est  au-dessus  de 
toi....  Ne  me  force  pas  à  dire  avec  quelle  sincérité  je 
crois  que  mon  âme  est  au-dessus  de  toi  !  *  »  Ce 
pathos  a  dû  réjouir  —  s'ils  l'ont  lu  —  les  lecteurs 
de  la  Vie  de  Marianne;  mais  les  traducteurs  ont  eu 
soin  d'atténuer  tout  cela. 

Le  romanesque  est  du  dernier  banal,  ou  du  plus 
bas  comique.  Tantôt  un  songe  effroyable  prédit  à 
Lovelace  sa  destinée  :  il  voit  Clarisse  monter  au  ciel 
avec  un  chœur  d'anges;  il  se  voit  lui-même  tomber 
dans  un  abîme  sans  fond.  Tantôt  il  se  fait,  au  plus 
fort  de  ses  chagrins  et  pour  passer  le  temps,  mar- 
chand de  gants  et  de  savonnettes,  s'installe  derrière 
un  comptoir  et  —  sans  qu'on  devine  à  quelle  fin  — 
mystifie  les  gens  qui  passent. 

Supposons  le  lecteur  français  familiarisé  avec  les 
étrangetés  de  la  forme,  le  manque  de  goût,  la  gros- 
sièreté, le  pédantisme  et  le  préciosité.  Comment 
admettra-t-il,  s'il  s'est  nourri  des  bons  modèles, 
cette  intrusion  perpétuelle  de  l'auteur  dans  son  récit, 
ce  moi  prédicant,  qui,  à  chaque  page,  vous  prend  au 
collet  et  vous  crie  aux  oreilles  :  «  Prenez  garde  au 
moins  à  la  morale  de  ce  conte  !  »  Voici  un  roman  dont 
le  titre  prend  une  page  —  pour  qu'il  n'y  ait  doute 
sur  l'intention  :  «  Paméla  ou  la  vertu  récompensée, 
suite  de  lettres  familières  écrites  par  une  belle  jeune 
personne  à  ses  parents,  et  publiées  afin  de  cultiver 
les  principes  de  la  vertu  et  de  la  religion  dans  les 
esprits  des  jeunes  gens  des  deux  sexes  :  ouvrage  qui 
a  un  fondement  vrai  2  et  qui,  en  même  temps  qu'il 


1.  T.  I,  p.  200  :  «  For  your  own  sake,  leave  me!  —  My  soûl 
is  above  thee,  man!...  Urge  me  not  to  tell  thee,  how*  sincerely 
I  think  my  soûl  above  thee.  » 

2.  Un  ami  de  Richardson  lui  avait  conté  l'histoire  d'une  ser- 


202  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

entretient  agréablement  l'esprit  par  une  variété  d'in- 
cidents curieux  et  touchants,  est  entièrement  purgé 
de  toutes  ces  images  qui,  dans  trop  d'écrits  composés 
pour  le  simple  amusement,  tendent  à  enflammer  le 
cœur  au  lieu  de  l'instruire.  »  —  Passons  sur  ce  titre 
qui  est  un  programme,  et  résignons-nous  à  feuilleter 
cet  étrange  livre.  Nous  faisons  connaissance  avec  les 
personnages  et  commençons  à  nous  intéresser  à 
l'action,  quand  l'auteur  nous  décoche  cette  réflexion  : 
«  On  verra  par  la  suite  de  cette  histoire  de  quels 
lâches  artifices  des  hommes  entreprenants  peuvent 
se  servir  pour  arriver  à  leur  but,  tout  criminel  qu'il 
est,  et  combien  le  beau  sexe  doit  être  sur  ses  gardes 
contre  eux,  principalement  lorsque....  »  L'étrange 
roman  que  ce  sermon! 

Non  seulement  la  morale  est  encombrante,  mais  le 
récit  est  désespérément  touffu.  Ce  ne  sont  pas  tant 
ici  des  romans  par  lettres  que  des  lettres  étendues 
et  délayées  en  forme  de  romans.  Dans  Clarisse,  huit 
volumes  sont  consacrés  à  une  histoire  qui  dure  moins 
d'un  an  —  du  10  janvier  au  8  décembre  de  la  même 
année.  Il  semble,  à  lire  ces  huit  volumes  compacts, 
que  la  vie  se  passe  à  écrire  des  lettres.  Elle  prend, 
à  travers  cet  échange  incessant  de  billets  et  d'épîtres, 
l'aspect  d'une  vaste  partie  d'échecs,  où  les  joueurs 
seraient  assis  sans  trêve  devant  un  bureau,  calculant 
leur  coup  du  lendemain.  C'est  un  incroyable  et  vrai- 
ment paradoxal  abus  de  Técritoire.  Miss  Byron,  dans 
Grandison,  écrit,  le  22  mars,  une  lettre  de  14  pages 
(dans  une  édition  compacte).  Elle  en  écrit,  le  même 
jour,  deux  autres  de  dix  et  douze  pages;  le  23,  deux 
lettres  de  dix-huit  et  dix  pages;  le  24,  deux  de  trente 

vante  que  son  maître  avait  voulu  séduire  et  dont  l'innocence 
l'avait  si  fort  touché  qu'il  l'avait  épousée.  (Cf.  Walter  Scott, 
Lives  of  the  novelists,  t.  Il,  p.  30.) 


LE    GOUT    DU    DOCUMENT.  203 

pages  ensemble.  Elle  remarque  enfin  qu'il  lui  faut 
poser  la  plume,  mais  non  sans  s'accorder  un  post- 
scriptum  de  six  pages.  En  trois  jours,  elle  écrit  donc 
près  de  150  pages  d'un  volume  de  format  ordinaire. 
—  Ils  sont  tous  ainsi.  Il  n'est  pas  un  instant  où  deux 
ou  trois  courriers  ne  soient  sur  les  grands  chemins. 
Et  ce  n'est  pas  tout  :  l'usage  est,  dans  ce  monde 
d'écrivailleurs,  de  garder  des  doubles  du  moindre 
billet,  Clarisse  classe  toutes  ses  missives.  Elle  réunit, 
de  son  propre  aveu,  des  documents  pour  son  futur 
biographe.  Mourante,  elle  écrit  un  long  testament, 
plus  onze  lettres  pour  divers,  plus  des  copies  de  ces 
lettres.  «  Je  ne  suis  plus  surpris,  dit  son  exécuteur 
testamentaire,  qu'elle  écrivît  continuellement.  »  Mais 
où  prenait-elle  le  temps  de  vivre? 

C'est  vraiment  ici  le  roman  documentaire,.  Tout  est 
en  comptes  rendus  et  en  protocoles.  Chaque  lettre 
est  un  mémoire  avec  renvois,  errata,  corrigenda, 
addenda.  A  chaque  page,  des  résumés  de  résumés 
précédents,  des  analyses  d'analyses.  Certaines  de  ces 
épîtres  tiennent  du  rapport  :  les  raisons  sont  classées, 
numérotées,  étiquetées,  avec  considérants  et  pièces 
à  l'appui.  Tout  est  peint,  rien  n'est  omis  :  un  mot, 
un  froncement  de  sourcils,  une  chaise  placée  de  telle 
ou  telle  façon,  tout  est  au  rapport.  L'auteur  est  un 
sténographe  scrupuleux  et  diffus.  Aussi  bien,  dans 
les  scènes  capitales,  on  place,  dans  un  coin,  un  scribe 
qui  écrit  sous  la  dictée.  Quand  Pollexfen  veut  se 
battre  avec  Grandison,  et  qu'il  s'explique  avec  lui, 
il  a  soin  de  placer  dans  un  angle  un  «  écrivain  » 
chargé  de  noter  le  moindre  mot.  Il  n'y  apas  jusqu'aux 
déclarations  d'amour  de  Grandison  qui  ne  soient 
dûment  formulées  et  paraphées.  Quand  Clémentine 
se  réconcilie  avec  sa  famille,  Grandison  rédige  un 
traité  en  six  articles  qui  donne  lieu  à  tout  un  échange 


204  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

d'observations  1.  C'est  le  triomphe  de  la  paperasserie  : 
on  dit  tout,  et,  tout  ce  qu'on  dit,  on  l'écrit;  chaque 
personnage  arrive  à  son  tour  avec  son  épître,  sem- 
blable, suivant  une  amusante  image  de  Victor  Hugot 
à  ces  acteurs  forains  qui,  ne  pouvant  paraître  que 
l'un  après  l'autre  et  n'ayant  pas  la  permission  de 
parler  sur  les  tréteaux,  se  présentent  successive- 
ment, portant  au-dessus  de  la  tête  un  grand  écriteau 
sur  lequel  le  public  lit  leur  rôle  2. 

Quelle  distance,  de  ces  lourds  romans  empesés, 
aux  petits  livres  légers  et  lestes  du  commencement 
du  siècle,  aux  Lettres  persanes  ou  à  Manonl  Quelle 
différence  même  de  Grandison  à  Clévelandl  Ceux  qui 
font  de  Richardson  un  pâle  imitateur  de  Marivaux 
n'ont  jamais  lu  Richardson.  Involontairement,  cet 
imprimeur  pédant  et  guindé  fait  songer  au  joli  mot 
de  Walpole  sur  le  baron  de  Gleichen  :  «  Il  se  perd 
en  définitions  de  choses  qui  n'en  demandent  point 
et  se  noie  dans  une  cuillerée  d'eau,  à  force  de  vou- 
loir aller  au  fond  ».  Richardson  se  noie  dans  un 
océan  de  protocoles  3. 

On  lui  reprochait  ses  longueurs.  Il  répondait  que 
c'était  la  nouveauté  de  sa  manière  d'écrire,  de  sub- 
stituer au  tableau,  fait  à  distance,  des  événements,  le 
récit  patient,  laborieux,  minutieux,  qui  rend  compte 
de  la  marche  des  choses  au  jour  le  jour,  heure  par 
heure,  et  presque  minute  par  minute.  Il  semble  bien 
que  de  tels  comptes  rendus  soient  invraisemblables; 
que,  d'ailleurs,  en  employant  une  forme  aussi  mono- 
tone, l'écrivain  se  condamne  à  ne  peindre  qu'une 
seule  classe  de  héros,  les  oisifs   et  les   contempla- 


1.  Voir  la  traduction  de  Prévost,  t.  IV,  p.  208  et  236. 

2.  Lilt.  et  philos,  mêlées  :  sur  Walter  Scott. 

3.  Et  encore   il  avait   sacrifié  la  moitié  de  chacun   de   ses 
manuscrits  (W.  Scott,  iôid.,  t.  II,  p.  74). 


LE   RÉALISME.  205 

tifs,  ceux  qui  ont  le  temps  et  le  goût  de  tenir  un 
journal  de  leur  vie;  et  qu'enfin  ce  soit  affaiblir  l'effet 
du  récit  que  de  donner,  du  môme  fait,  deux  ou  trois 
versions  successives.  Mais  toutes  ces  objections  ne 
sauraient  prévaloir,  à  ses  yeux,  contre  la  nécessité 
de  peindre  la  vie  dans  sa  complexité  presque  infinie. 
—  La  plupart  des  romans,  disait-il,  sont  très  impro- 
bables, parce  qu'ils  simplifient  et  abrègent  tout.  Ils 
ne  nous  donnent  qu'une  face  des  choses.  J'entends 
vous  donner  toute  la  réalité.  Je  serai  long,  et  évidem- 
ment ennuyeux.  Mais  je  n'écris  pas  pour  vous  dis- 
traire, et  ne  veux  que  vous  instruire.  Aimez-vous  le 
spectacle  d'une  vie  humaine?  Si  oui,  vous  aimerez 
mes  livres  '. 


II 

En  effet,  c'est  ici  un  art  aussi  différent  que  possible 
de  notre  art  classique. 

Mais  il  importe  de  s'entendre.  Invraisemblable 
dans  la  forme,  le  roman  de  Richardson  reste  souvent 
encore  romanesque  dans  le  fond.  Si  l'on  peut  dire 
qu'il  «  côtoie  la  vie  »  par  le  choix  des  personnages  et 
par  l'abondance  —  ou  la  surabondance  —  des  menus 
détails,  il  ne  s'en  rapproche  pas  également,  si  on  ne 
regarde  qu'à  l'intrigue.  Assurément,  ce  qui  pouvait  se 
voir  au  xvme  siècle  est  souvent  devenu  impossible  de 
nos  jours  :  on  peut  admettre  que,  dans  l'Angleterre 
du  siècle  dernier,  un  homme  de  la  hardiesse  de 
Lovelace  ait  pu  enlever  par  la  force  une  jeune  fille  de 
la  valeur  morale  de  Clarisse;  qu'il  ait  pu  la  séques- 
trer pendant  de  longs  mois,  la  présenter  à  sa  famille, 


1.  Voir  le  Post-scriptum  de  Clarisse,  qui  est  une  véritable 
profession  de  foi  littéraire. 


206  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

l'enfermer  —  sans  qu'elle  sans  doutât  —  dans  un 
mauvais  lieu,  abuser  d'elle  pendant  son  sommeil,  la 
faire  mourir  enfin  à  force  de  privations  et  de  dou- 
leurs. Tout  cela,  quoique  extraordinaire,  est  pos- 
sible. Mais  ce  qui  n'est  et  ne  sera  jamais  acceptable, 
ce  sont  les  moyens  dont  l'auteur  s'est  servi  pour 
rendre  une  pareille  intrigue  vraisemblable  :  ces 
lettres  interceptées,  ces  missives  supposées  ou  con- 
trefaites, ces  paquets  de  lettres  recopiés  en  une 
nuit,  ces  courtisanes  complaisantes  qui  jouent  les 
grandes  dames,  cette  maîtresse  d'un  mauvais  lieu  qui 
passe  pour  une  femme  de  haute  naissance,  ces  domes- 
tiques accoutrés  en  seigneurs  d'importance,  ce  Joseph 
Léman  ou  ce  Donald  Patrick  qui  jouent  tous  les  rôles 
et  se  prêtent  à  toutes  les  fantaisies,  ce  Lovelace 
qui  surprend  les  conversations  et  les  note  sur  ses 
tablettes,  cette  Clarisse  qui,  pas  un  instant,  ne 
songe  à  se  mettre  sous  la  protection  d'un  magis- 
trat. Ce  qui  sort  manifestement  des  possibilités,  c'est 
tout  cet  appareil  de  ruses,  de  machinations,  de  stra- 
tagèmes, c'est  tout  cet  arsenal  de  pièges,  trappes, 
oubliettes  et  souricières,  qui  sent  d'une  lieue  son 
roman  d'aventures.  Il  faut  se  résigner,  chez  le  fon- 
dateur du  roman  moderne,  à  retrouver  ces  restes  des 
vieux  romans  de  cape  et  d'épée.  Il  est  vrai  que  ce 
défaut  choquait  moins  les  lecteurs  du  xvme  siècle, 
habitués  qu'ils  étaient  à  trouver  l'observation  pré- 
cise enchâssée  dans  un  cadre  tout  fictif  ■  et  d'ailleurs 
tout  pleins  encore  de  la  lecture  des  romanciers  du 
xvne  siècle  ou  de  Prévost.  Le  contraste  n'en  est  pas 
moins  choquant  entre  l'intention  bien  avouée  de  l'au- 
teur de  peindre  la  vie  contemporaine,  et  cette  impuis- 


1.  Les  Lettres  persanes,  et,  plus  tard,  les  romans  de  Voltaire, 
Candide  ou  Zadig. 


LE    REALISME.  207 

sance  manifeste  à  placer  sa  peinture  dans  une  intrigue 
vraisemblable  et  simple.  Comme  Jean-Jacques  dans 
la  Nouvelle  Héloïse,  Richardson,  peintre  de  la  vie 
bourgeoise,  reste  fidèle,  sur  ce  point,  à  la  vieille 
conception  du  genre.  Et  ce  n'a  pas  été  peut-être  la 
moindre  cause  de  succès  de  l'un,  comme  de  celui  de 
l'autre. 

Cette  réserve  faite,  il  y  a  ici  un  art  tout  nouveau. 

Cet  art  est  menu,  patient,  laborieux.  C'est  une 
mosaïque  de  menues  impressions,  dont  aucune  ne 
valait  d'être  rapportée  seule,  mais  qui,  accumulées, 
donnent  l'impression  de  la  vie.  Rien  de  moins  fran- 
çais, rien  de  moins  classique.  Nous  aimons  à  trouver 
de  l'art  dans  les  moindres  choses,  et  que  toute  phrase 
soit  équilibrée,  comme  aussi  que  toute  pensée  se 
revête,  si  médiocre  soit-elle,  de  termes  choisis.  Or 
ce  vernis  des  maîtres,  cette  netteté  de  l'idée  et  de 
l'expression,  qui  trahit  une  pensée  ordonnée  et  maî- 
tresse d'elle-même;  ce  parfait  agencement  du  lan- 
gage et  de  la  pensée  ;  cette  harmonie  constante  entre 
les  périodes  d'une  phrase,  les  paragraphes  d'un 
chapitre,  les  parties  d'un  livre;  ce  souci  d'éviter  les 
redites  ou,  s'il  en  faut  subir  quelques-unes,  de  les 
relever  d'une  pointe  d'ironie  ou  de  pathétique;  ce 
besoin  de  graduer  les  effets  et  de  mener  l'intérêt  d'un 
récit  comme  on  mènerait,  dans  la  vie,  une  intrigue, 
en  ménageant  les  surprises,  en  se  garant  contre  les 
questions  indiscrètes,  en  dispensant  peu  à  peu,  dans 
un  ordre  savant  et  précis,  son  aliment  à  la  curiosité, 
de  manière  qu'elle  aille  de  secousse  en  secousse  et 
de  plaisir  en  plaisir,  —  tout  cela  est  inconnu  de 
Richardson.  Il  n'a  point  d'art,  à  proprement  parler, 
ou,  s'il  en  a,  c'est  l'art  même  de  la  nature.  Son  pro- 
cédé familier,  ou,  pour  mieux  dire,  unique,  est  la 
répétition   ou  l'accumulation  :  la  goutte   d'eau    qui 


■208  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

tombe  sur  le  roc,  et,  lentement,  sûrement,  finit  par 
creuser  son  trou.  Ni  transition,  ni  composition,  ni 
agencement  des  parties.  Nulle  crainte  d'ennuyer, 
mais  une  intrépidité  rare  dans  Fart  de  lasser  l'atten- 
tion. Vingt  fois,  cent  fois,  on  pose  le  livre,  de  dépit; 
vingt  fois  ou  cent  fois  on  le  reprend.  Car,  si  le  récit 
est  long  et  lourd,  le  narrateur  est  passionné,  et  d'un 
modèle  pauvre  et  vulgaire,  le  peintre  tire  un  tableau 
coloré  et  vivant.  —  Rien  n'est  plus  beau  qu'un  chau- 
dron ou  qu'une  marmite,  à  la  condition  qu'ils  soient 
peints  par  Chardin.  Et,  de  même,  il  est  vrai  que  rien 
n'est  vulgaire  comme  ce  monde  des  Harlowe,  et  que 
rien  n'est  prétentieux  comme  l'écrivain  qui  nous  en 
parle  :  personne  ne  représente  plus  complètement, 
suivant  les  mots  presque  intraduisibles  d'un  critique 
anglais  !,  our  common  English  clumsiness.  Mais  cet 
homme,  dont  la  parole  est  si  gauche  et  empêtrée, 
aie  don  de  s'émouvoir  en  présence  de  la  vie.  Mais  il 
est  né  avec  le  besoin  de  regarder  le  monde  et  d'ex- 
primer, le  plus  exactement  possible,  ce  qu'il  voit. 
Mais  il  faut  enfin,  pour  qu'il  ait  écrit  huit  volumes 
sur  cette  histoire  de  bourgeois  hargneux  et  malpro- 
pres, qu'il  y  ait  trouvé  quelque  émotion  profonde. 

Et  nous  l'y  trouverons  aussi,  à  la  condition  de 
dépouiller  tout  ce  que  deux  ou  trois  siècles  de  culture 
classique  ont  mis  en  nous  de  raffinement,  de  scru- 
pules délicats,  d'amour  du  joli  et  du  poli.  L'imagi- 
nation, disait  Voltaire,  «  ne  peut  agir  qu'avec  un 
jugement  profond  :  elle  combine  sans  cesse  ses 
tableaux,  elle  corrige  ses  erreurs,  elle  élève  tous  ses 
édifices  avec  ordre....  C'est  par  elle  qu'un  poète  crée 
ses  personnages,  leur  donne  des  caractères,  des  pas- 
sions, invente  sa  fable,  en  présente  l'exposition,  en 

1.  M.  Leslie  Stephen. 


LE    RÉALISME.  _  209 

redouble  le  nœud,  en  prépare  le  dénouement  ;  travail 
qui  demande  encore  le  jugement  le  plus  profond,  et 
en  même  temps  le  plus  tin.  Il  faut  un  très  grand  art 
dans  toutes  ces  imaginations  d'invention,  et  même 
dans  les  romans.  Ceux  qui  en  manquent  sont  mé- 
prisés des  esprits  bien  faits  *.  »  C'est  ainsi  que  la 
critique  classique  conçoit  l'invention.  Mais  que  les 
«  esprits  bien  faits  »  se  tiennent  pour  avertis.  Ce  n'est 
pas  ici  leur  affaire.  Ils  ne  trouveront,  dans  les  récits 
d'un  Richardson,  ni  intrigue  ingénieuse,  ni  nœud 
savamment  «  redoublé  »,  ni  dénouement  préparé 
avec  adresse,  mais  simplement  un  paquet  de  lettres 
sans  beaucoup  d'ordre,  qu'il  faut  lire,  non  comme 
une  œuvre  d'art,  mais  comme  un  recueil  de  docu- 
ments curieux  et  passionnants. 

Vous  trouvez  dans  un  tiroir  oublié  une  liasse  de 
papiers  jaunis.  D'un  œil  distrait,  vous  parcourez  une 
page,  puis  deux,  puis  trois.  Puis,  malgré  vous,  votre 
curiosité  se  pique.  Il  s'agit  d'une  vieille,  très  vieille 
histoire  d'amour,  dont  les  acteurs  vous  sont  incon- 
nus :  les  noms  ne  vous  disent  rien,  et  cela  se  passe 
dans  un  pays  lointain.  Mais  voici  que  cette  histoire 
vous  attache  :  comme  un  parfum  à  demi  évaporé,  un 
peu  de  passion  se  dégage  encore  de  ces  feuilles  jau- 
nies; ces  noms  se  colorent,  ces  ombres  s'animent, 
ces  vieux  souvenirs  vivent  et  s'agitent  sous  vos  yeux. 
Les  heures  passent,  et  vous  lisez  toujours,  douce- 
ment ému  et  comme  bercé  par  le  rythme  de  cette  vie 
dès  longtemps  éteinte.  A  un  certain  moment,  cela 
devient  très  pathétique  :  l'angoisse  est  poignante; 
un  cri  de  désespoir  s'élève  du  fond  du  passé....  Vous 
vous  reprenez.  Vous  dites  :  «  Que  me  fait  cette  his- 
toire? »  et,  en  le  disant,  vous  essuyez  une  larme.... 

1.  Dictionn.  philos. 

14 


210  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

—  C'est  l'histoire  de  tout  lecteur  de  Clarisse  Harlowe. 
Si  le  réalisme  est  l'art  de  donner  l'impression  de  la 
vie,  Richardson  est  le  plus  grand  des  réalistes. 

Mais  entre  lui  et  nos  classiques,  quoique  le  résultat 
soit  le  même,  nul  procédé  commun.  Ici,  pas  plus 
que  chez  les  peintres  hollandais,  il  n'y  a  de  sujet 
noble  ou  trivial.  Déjà  les  contemporains  l'avaient 
noté  :  «  Tout  tableau  qui  peint  fidèlement  la  nature, 
quelle  qu'elle  soit,  est  toujours  beau;  il  n'y  a  que  le 
sale  et  le  dégoûtant  qui  est  banni  de  nos  ouvrages, 
comme  il  l'est  de  la  peinture.  N'estime-t-on  pas  les 
tableaux  de  Heemskirk  et  d'autres  peintres  hollan- 
dais, quoique  les  sujets  soient  des  plus  vils?...  Si, 
prévenu  de  vos  nobles  idées  françaises,  vous  trouvez 
dans  ce  livre  quelques  images  qui  vous  semblent 
petites,  je  vous  prie  de  faire  réflexion  que  tout  ce 
qui  représente  la  nature  n'est  jamais  méprisé  parmi 
nous  f.  »  Cela  était,  ou  paraissait  neuf.  «  Il  était  dans 
la  destinée  de  la  Hollande  d'aimer  ce  qui  ressemble  », 
a  dit  un  critique  éminent  V  En  apparence,  rien  de  plus 
commun  qu'une  pareille  destinée;  rien  de  plus  rare, 
en  fait.  Nous  avons  eu  en  France  très  peu  de  vrais 
réalistes,  j'entends  de  ceux  qui  s'enfoncent  hardi- 
ment, sans  arrière-pensée,  au  cœur  de  la  réalité, 
libres  de  l'inquiétude  de  savoir  s'ils  y  trouveront 
l'ennui,  la  monotonie,  la  sécheresse.  Le  plus  réaliste 
de  tous  nos  romanciers  du  xvme  siècle,  Le  Sage,  reste 

1.  Desfontaines,  Lettre  d'une  dame  anglaise,  à  la  suite  de  la 
traduction  de  Joseph  Andrews,  t.  II.  —  Du  Resnel  écrit  de 
même,  en  tête  de  sa  traduction  de  YEssai  sur  V homme  :  «  Ils 
[les  Anglais]  imitent  très  heureusement  la  nature;  mais  sem- 
blables aux  peintres  flamands,  peu  délicats  sur  le  choix  de  la 
belle  nature,  tout  ce  qui  la  représente  dans  le  vrai  leur  plaît  ; 
nous  y  souhaitons  du  choix,  et,  malgré  la  finesse  et  la  correc- 
tion du  pinceau,  nous  blâmons  l'ouvrier,  si  son  sujet  n'est  pas 
noble  et  grand  ». 

2.  E.  Fromentin,  Les  maîtres  d'autrefois,  p.  165. 


SON   IMAGINATION.  211 

un  artiste  très  fin,  trop  fin,  trop  maître  de  lui;  il  ne 
s'abandonne  pas  aux  choses;  il  a  peur  d'ennuyer,  ou 
de  faire  rire;  il  n'est  pas  dans  sa  destinée  d'aimer 
absolument,  et  sans  retour,  «  ce  qui  ressemble  ». 

Richardson,  en  véritable  Anglais,  n'a  pas  de  tels 
scrupules.  S'il  marie  son  Grandison,  il  ne  nous  fait 
grâce  ni  d'un  costume  ni  d'un  salut  ni  d'une  révé- 
rence ;  nous  savons  très  exactement  combien  il  y  eut 
de  voitures,  et  qui  se  trouvait  dans  chacune  d'elles, 
et  quels  habits  chacun  portait  ce  jour-là;  on  ne  nous 
laisse  pas  ignorer  combien  d'argent  le  bon  sir  Charles 
distribua  aux  filles  du  village  qui  avaient  semé  des 
fleurs  sous  ses  pas.  —  Mais  c'est  du  verbiage.  — 
Mais  c'est  que  vous  n'aimez  pas  «  ce  qui  ressemble  ». 

Un  personnage  entre  dans  une  chambre.  On  vous 
dira  ses  gestes,  son  attitude,  le  nombre  des  pas  qu'il 
fait  :  «  C'est  la  peinture  des  mouvements  qui  charme, 
surtout  dans  les  romans  domestiques.  Voyez  avec 
quelle  complaisance  l'auteur  de  Paméla,  de  Gran- 
dison et  de  Clarisse  s'y  arrête!  Voyez  quelle  force, 
quel  sens  et  quel  pathétique  elle  donne  à  son  discours  ! 
Je  vois  le  personnage;  soit  qu'il  parle,  soit  qu'il  se 
taise,  je  le  vois... l.  »  Je  vois  le  Suisse  Colbrand,  dans 
Paméla,  avec  «  ses  cheveux  longs,  noirs  et  gras  »  et 
son  «  goitre  monstrueux  »  qui  émerge  de  dessous 
sa  cravate.  Je  vois  cette  «  grosse  tripière  »  de 
Mme  Jewkes,  «  trapue  et  poussive  »,  avec  ses 
«  mains  charnues  »,  son  nez  «  plat  et  recourbé  », 
ses  yeux  «  d'un  vilain  gris  »  qui  lui  sortent  de  la 
tête,  de  cette  tête  qui  paraît  avoir  séjourné  un  mois 
«  dans  une  saumure  de  salpêtre  ».  Je  vois  le  pauvre 
prétendant  de  Clarisse  Harlowe,  Solmes  «  aux  pieds 
plats  »,  quia  toujours  l'air  de  compter  ses  pas  en 

1.  Diderot,  Éloge  de  Richardson. 


212  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

marchant  et  qui  mordille  sottement  la  pomme  de  sa 
canne,  laquelle  représente  «  une  tête  sculptée  dans 
le  bois,  presque  aussi  laide  que  la  sienne  ».  Et,  s'ils 
parlent,  on  notera  les  moindres  inflexions  de  voix  et 
on  usera  des  points  suspensifs  tant  qu'il  faudra  : 
«  Voyez  combien  de  repos,  de  points,  d'interruptions, 
de  discours  brisés  »  —  et  quel  souci  de  la  vérité  du 
détail! 

De  même  que,  du  rang  inférieur  où  on  les  relé- 
guait, certains  faits  passent  au  premier  plan,  de 
même  certains  personnages,  confinés  jusque-là  dans 
le  ridicule,  prennent  hautement  leur  place  au  soleil. 
Ce  n'est  plus  ici  seulement  la  petite  lingère  ou  le  co- 
cher de  Marivaux,  —  aimables  sujets  de  vignettes,  — 
c'est  un  roman  entier  qui  se  passe  entre  domestiques 
et  dont  l'héroïne  est  une  servante.  A  part  le  Squire, 
séducteur  de  Paméla,  et  d'ailleurs  odieux,  quels  sont 
les  personnages  de  ce  roman?  Arthur  le  jardinier, 
Robert  le  cocher,  le  laquais  Isaac  et  jusqu'au  «  pauvre 
petit  marmiton  »  Thomas.  Tout  ce  monde  ne  serait-il 
pas  aussi  digne  d'intérêt  que  vos  comtes  ou  vos 
marquises  de  comédie?  Plus  de  Mascarille,  ni  de 
Frontin,  ni  de  Scapin,  ni  de  Lisette  —  tous  fourbes, 
intrigants,  vicieux  et  conventionnels.  Voici  un  bon 
vieux  maître  d'hôtel  qui  sanglote  en  voyant  sa  chère 
Paméla  si  maltraitée  :  «  Ah!  vit-on  jamais  rien  de 
semblable?  C'est  trop,  c'est  trop,  je  n'y  puis  plus 
tenir;  en  vérité,  je  suis  tout  attendri;  mon  cher  mon- 
sieur, pardonnez-lui...  *.  »  C'est  le  meilleur  des 
hommes.  Et  Paméla  est  la  plus  sage  des  filles  de 
chambre.  Aussi  ne  vous  étonnerez-vous  pas  de  voir 


J.  Lettre  XXVIII  (t.  I,  p.  45)  :  «  Tis  too  much,  too  much;  I 
can't  bear  it.  As  I  hope  te  live,  I  am  quite  melted.  Dear  sir, 
forgive  her!  The  poor  thing  prays  for  you  ;  she  prays  for  us 
ail!  » 


SON    IMAGINATION.  213 

tout  un  volume  consacré  à  la  question  de  savoir  si  on 
la  renverra  ou  non.  Partira-t-elle,  ou  non?  Ira-t-elle 
en  voiture,  ou  à  pied?  Louera-t-elle  un  cabriolet,  ou 
si  on  lui  en  prêtera  un?  Est-il  convenable,  si  elle  part 
à  cheval,  qu'elle  monte  en  croupe  derrière  un  domes- 
tique? Aura-t-elle  un,  deux  ou  trois  paquets?  Empor- 
tera-t-elle  ses  vieilles  hardes,  ouleslaissera-t-elle?  Et 
mettra-t-elle  son  beau  costume  des  dimanches  ou  sa 
robe  de  semaine?  Et  enfin  quel  salaire  lui  donnera- 
t-on  :  vingt  guinées  ou  vingt-cinq?  —  Jamais,  disait  le 
poète  Keats,  on  n'a  fait  plus  consciencieusement  «  une 
montagne  d'une  taupinière1  ».  —  Mais  jamais  on  n'a 
plus  passionnément  aimé  «  ce  qui  ressemble  ».  Voici 
encore,  pour  vous  plaire,  un  inventaire  exact  des 
robes,  jupons,  bas,  collerettes,  manchettes,  chapeaux 
et  mitaines  de  cette  fille  de  chambre.  Une  marchande 
de  modes  ne  décrirait  pas  mieux  cette  robe  de  chambre 
de  coton,  ce  «  jupon  piqué  de  calmandre  »,  cette 
paire  de  poches,  cette  jupe  de  flanelle.  Dans  son  exil, 
Paméla  se  précautionne  de  «  quarante  feuilles  de 
papier,  une  douzaine  de  plumes,  une  petite  bouteille 
d'encre  »,  de  cire  et  de  pains  à  cacheter.  Comme  son 
biographe,  elle  est  fille  d'esprit  pratique.  On  vous 
dira  comment  elle  sert  le  thé,  le  nombre  des  mor- 
ceaux de  sucre  et  la  qualité  des  petits  gâteaux.  On 
vous  mènera  à  la  cuisine  et  on  vous  montrera  com- 
ment se  nettoient  les  casseroles.  «  Je  voulus  essayer 
l'autre  jour,  dit  Paméla,  si  je  pourrais  écurer  de 
l'étain;  cet  essai  me  fit  venir  des  ampoules  à  la 
main....  J'espère  que  je  rendrai  mes  mains  rouges 
comme  du  sang  et  dures  comme  du  bois....  »  —  Je 
n'ose  compter  les  scènes  de  thé  dans  les  trois  romans 


1.  «  Richardson's    power   of  making   mountains    of   mole 
hills.  »  (Keats,  Works,  éd.  Buxton  Forman,  t.  IV,  p.  15.) 


214  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

de  Richardson  :  la  consommation  est  effroyable,  mais 
le  peintre  est  infatigable. 

Les  conversations  de  ces  personnages  sont  aussi 
plates  qu'il  convient.  Les  valets  parlent  un  jargon 
étrange.  Un  certain  Léman  écrit,  dans  Clarisse,  des 
lettres  d'une  orthographe  très  divertissante.  Des 
cochers  et  des  femmes  de  chambre  causent  à  une 
table  de  cuisine  :  l'auteur  s'assied  dans  un  coin,  note 
leurs  propos  —  sans  nous  faire  grâce  d'une  faute  de 
langue  ni  d'une  grossièreté  —  et  se  complaît  à  nous 
faire  patauger  dans  cette  mare  de  vulgarités  et  de 
banalités. 

Il  est  de  l'essence  de  tout  vrai  réalisme,  après 
nous  avoir  fait  toucher  du  doigt  la  vulgarité  des 
choses,  de  nous  en  montrer  aussi  la  violence  et  l'hor- 
reur. Car,  dans  ces  recoins  de  la  vie  où  tout  ce  que 
l'existence  a  de  douloureux  semble  s'être  amassé,  la 
pauvreté  de  notre  nature  éclate  à  plein.  Sur  ce  lit 
d'hôpital,  où  l'homme  agonise,  tout  ce  qu'il  y  a  de  la 
bête  en  lui  se  fait  jour.  Le  masque  que  les  conven- 
tions sociales  mettaient  sur  son  visage,  tombe,  et  il 
ne  reste  qu'une  pauvre  figure  nue  et  grelottante, 
tremblante  de  fièvre  et  de  peur.  Mettre  l'homme  en 
face  de  la  douleur  et  de  la  mort  :  il  n'y  a  pas  de 
meilleur  moyen  de  le  dépouiller  de  tout  prestige, 
comme  d'un  voile  dans  lequel  il  se  drapait,  et  il  n'y 
a  pas  de  sujet  qui  s'impose  avec  plus  de  violence  à 
l'intérêt  du  lecteur,  sûr,  en  ce  cas  du  moins,  qu'on 
lui  conte  sa  propre  histoire. 

Richardson  a  usé  et  abusé,  dans  Clarisse,  des  pein- 
tures d'agonies  et  des  apprêts  de  la  mort.  Clarisse 
achète  par  avance  son  cercueil,  le  place  dans  sa 
chambre,  s'en  sert  comme  d'un  pupitre,  donne  des 
ordres  précis  sur  la  manière  d'y  placer  son  corps, 
dès  qu'il  sera  froid.  Elle  meurt  longuement  sous  nos 


LE    PATHETIQUE.  2.15 

yeux.  Et  le  libertin  Belton,  lui  aussi,  meurt  en  dix  ou 
quinze  pages.  Ailleurs  encore,  c'est  le  tableau  inou- 
bliable —  d'une  merveilleuse  et  horrible  vigueur  — 
de  l'agonie  de  la  Sinclair.  Ici,  Prévost  a  reculé  :  «  Ce 
tableau  est  purement  anglais,  écrit-il,  c'est-à  dire, 
revêtu  de  couleurs  si  fortes  et  malheureusement  si 
contraires  au  goût  de  notre  nation,  que  tous  nos 
adoucissements  ne  le  rendraient  pas  supportable  en 
français.  Il  suffît  d'ajouter  que  l'infâme  et  le  terrible 
composent  le  fond  de  cette  étrange  peinture  *.  »  Mais 
les  curieux,  dont  Diderot,  lurent  l'original  et  d'autres 
traducteurs  le  mirent  en  français  2. 

Dans  une  maison  publique,  une  vieille  femme  se 
meurt,  abandonnée  des  médecins,  entourée  des  filles 
de  la  maison,  qui  se  sont  arrachées  aux  bras  de  leurs 
amants  de  la  nuit.  Sur  ces  faces  usées,  le  maquillage 
coule,  «  découvrant  de  rudes  peaux  ridées  »  ;  les  che- 
veux sont  noirs  là  seulement  où  le  peigne  plombé  a 
laissé  sa  trace.  «  Toutes  étaient  en  pantoufles;  quel- 
ques-unes sans  bas;  toutes,  vêtues  seulement  d'un 
jupon  de  dessous  :  leurs  robes,  faites  pour  couvrir 
de  larges  paniers,  tombant  piteusement  et  battant 
leurs  talons.  »  Quelques-unes,  «  sans  corset  »,  les 
yeux  lourds  de  sommeil,  bâillent  et  s'étirent.  Dans  la 
pièce,  une  odeur  d'emplâtres,  de  liniments  et  de 
liqueurs  spiritueuses3. 


I.T.  IV,  p.  480. 

2.  Ed.  Ballantyne,  t.  II,  lettre  CCCCVI. 

3.  T.  II,  p.  687  :  «  The  other  seven  seemed  to  hâve  been 
but  just  up,  risen  perhaps  from  their  customers  in  the  fore- 
house,  and  their  nocturnal  orgies,  with  faces,  three  and  four 
of  them,  that  had  run,  the  paint  lying  in  streaky  seams  not 
half  blowzed  off,  discovering  coarse,  wrinkled  skins;  the 
hair  of  some  of  them  of  divers  colours.  obliged  to  the  black- 
lead  comb  where  black  was  affected;  the  artificial  jet, 
however,  yielding  apace  to  the  natural  brindle;  that  of  others 
plastered    with    oil    and    powder;    the    oil    predominating.... 


216  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

Cependant,  la  moribonde  se  débat,  «  couvrant  le  lit 
tout  défait  de  sa  large  et  repoussante  carcasse  », 
tordant  ses  larges  mains,  «  roulant  de  gros  yeux 
enflammés  »,  «  sa  coiffure  rapiécée  à  demi  tombée, 
rejetée  sur  ses  oreilles  grasses  et  sur  son  cou  charnu; 
ses  lèvres  livides  toutes  desséchées,....  son  large 
menton  s'agitant  convulsivement,  sa  bouche  toute 
ouverte,  par  suite  de  la  contraction  de  la  peau  du 
front...  fendant,  en  quelque  sorte,  sa  figure  en  deux; 
et,  dans  cette  bouche,  sa  grosse  langue  roulant  de 
façon  hideuse;  haletante,  soufflant  comme  pour  res- 
pirer; tandis  que  ses  seins  en  forme  de  soufflets, 
diversement  colorés,  s'élèvent  tour  à  tour  jusqu'à  son 
menton,  puis  disparaissent,  dans  la  violence  de  ses 
soupirs  convulsifs1.  » 

On  lui  parle  de  mourir.  «  Mourir,  avez-vous  dit, 
monsieur?...  Mourir!...  Je  ne  veux  pas,  je  ne  puis 


They  were  ail  slip-shod;  stockingless  some;  only  under  petti- 
coated  ail;  their  gowns,  made  lo  cover  straddling  hoops, 
hanging  trollopy,  and  tangling  about  their  heels,  but  haslily 
wrapt  round  them,  as  soon  as  I  came  up  stairs  And  half  of 
them  (unpadded,  shoulder-bent,  pallid-lipt,  limber-jointed 
wretches)  appearing,  from  a  blooming  nineteen  or  twenty 
perhaps  over-night,  haggard,  well-worn  strumpets  of  thirty- 
eight  or  fôrty.  » 

1.  «  Behold  her,  then,  spreading  the  whole  troubled  bed 
with  her  huge,  quaggy  carcase;  her  mill-post  arms  held  up; 
her  broad  hands  clenched  wilh  violence;  her  big  eyes 
gagglind,  and  flaming-red  as  \ve  may  suppose  those  of  a 
salamander;  her  matted  grizzly  hair,  made  irreverend  by  her 
wickedness  (herclouted  headdress  being  half  off,  spread  about 
her  fat  ears  and  brawny  neck);  her  livid  lips  parched,  and 
working  violently;  her  broad  cliin  in  convulsive  motion;  her 
wide  mouth,  by  reason  of  the  contraction  of  her  forehead 
(which  seemed  to  be  half-lost  in  its  own  frighful  furrows) 
splitting  her  face,  as  it  were,  inlo  two  parts;  and  her  huge 
tongue  hideously  rolling  in  it  :  heaving,  pulïing  as  ifforbreath; 
her  bellows-shaped  and  various-coloured  breasts  ascending 
by  turns  to  her  chin,  and  descending  out  of  sight,  wilh  Ihe 
violence  of  her  gaspings.  » 


LIDÉE    DE    LA    MORT.  217 

pas  mourir!...  Je  ne  sais  comment  faire  pour  mou- 
rir!... Mourir,  monsieur!...  Et  faut-il  donc  que  je 
meure?...  Quitter  ce  monde!...  Je  ne  puis  en  sup- 
porter l'idée!...  Et  qui  vous  a  amené  ici,  monsieur 
(ses  yeux  me  lançaient  des  flammes),  qui  vous  a 
amené  ici  pour  me  dire  que  je  dois  mourir,  mon- 
sieur?... Je  ne  puis  pas,  je  ne  veux  pas  quitter  ce 
monde.  Que  d'autres  meurent,  qui  souhaitent  un 
autre  monde,  qui  en  attendent  un  meilleur!  J'ai  eu 
mes  maux  en  celui-ci;  mais  je  renoncerais  à  toute 
espérance  d'un  sort  meilleur,  pour  pouvoir  ne  plus 
exister  après  celui-ci!  »  «  Alors  elle  hurla  et  souffla 
tour  à  tour.  Par  ma  foi,  Lovelace,  je  tremblais  de 
tous  mes  membres.  «  Sally!..  Polly!...  Ma  sœur 
Carter,  dit-elle,  ne  m'avez-vous  pas  dit  que  je  pou- 
vais me  remettre?  Le  chirurgien  n'a-t-il  pas  dit  que 
je  le  pourrai  *?  » 

Les  chirurgiens  arrivent  et  discutent  longuement 
de  tibia,  de  fibula  et  de  patella.  Finalement,  ils  la 
condamnent,  et  on  le  lui  dit  : 

Alors  la  pauvre  misérable  poussa  un  hurlement  d'épou- 
vante inarticulé,  tel  que  je  n'en  avais  entendu  jusque-là, 
comme  si  déjà  les  tourments  de  l'enfer  la  saisissaient;  et 
comme  elle  nous  vit  tous  à  demi  glacés  par  l'épouvante,  et 
moi  me  préparant  à  me  retirer  :  «  Oh!  ayez  pitié  de  moi, 
monsieur  Belford,  cria-t-elle  —  ses  gémissements  lui  cou- 
pant la  parole, — je  vois  que  vous  pensez  que  je  mourrai!... 
Et  que  serai-je,  et  où  serai-je...,  dans  très  peu  d'heures,... 
qui  peut  le  dire?  » 

i.  «  Die,  did  you  say,  sir?  —  Die!  —  I  will  not,  I  cannot  die! 

—  I  knovv  not  how  to  die!  —  Die,  sir!  —  And  must  I  then  die? 

—  Leave  this  world?  —  1  cannot  bear  it!  —  And  who  brought 
you  hither,  sir?[hereyes  striking  fire  at  me]  who  brought  you 
hither  to  tell  me  I  must  die,  sir?  —  I  cannot,  I  will  not  leave 
this  world.  Let  others  die,  Who  wish  for  another!  who  expect 
a  better!  I  hâve  had  my  plagues  in  this;  but  would  compound 
for  ail  future  hopes,  so  as  I  may  be  nothing  after  this!  » 


218  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

Je  lui  dis  qu'il  était  vain  de  se  bercer  d'illusions  :  mon 
opinion  était  qu'elle  ne  se  remettrait  pas. 

J'allais  lui  répéter  de  se  calmer,  lui  conseiller  encore  la 
résignation,  l'engager  à  profiter  des  moments  qui  lui  res- 
taient; mais  cette  déclaration  la  mit  dans  un  furieux  délire 
Elle  se  fût  arraché  les  cheveux,  elle  eût  battu  sa  poitrine, 
si  quelques-unes  de  ces  créatures  ne  lui  eussent  tenu  les 
mains  par  force  *.... 


III 


Peintre  minutieux,  prolixe  et  parfois  répugnant 
des  misères  humaines,  Richardson  a  été  un  peintre 
supérieur  de  caractères,  mais  d'un  certain  ordre  de 
caractères  seulement,  et  de  ceux  précisément  que 
notre  roman  français  avait  jusque-là  le  plus  négligés. 

Quand  il  a  voulu  s'en  prendre  aux  mœurs  mon- 
daines, il  a  été  au-dessous  du  médiocre.  Il  fallait  s'y 
attendre.  Ce  n'est  pas  seulement  parce  que  ce  fils  de 
menuisier,  devenu  imprimeur,  n'avait  guère  fré- 
quenté le  monde,  qu'il  Ta  mal  peint.  C'est  encore 
qu'il  faut,  pour  saisir  certaines  nuances  délicates,  un 
art  plus  fin  et  plus  souple  que  le  sien.  Comme  Rous- 


1.  «  Then  did  the  poor  wretch  set  up  an  inarticulate  frighlful 
howl,  such  a  one  as  I  never  before  heard  uttered,  as  if  already 
pangs  infernal  had  taken  hold  of  her;  and  seeing  every  one 
half-frighted,  and  me  motioning  lo  withdraw,  0  pity  me,  pity 
me,  Mr.  Belford,  cried  she,  her  words  interrupted  by  groans 
—  I  find  you  think  I  shall  die!  —  And  what  I  may  be,  and 
where,  in  a  very  few  hours  —  who  can  tell? 

I  told  her  it  was  in  vain  to  flatter  her  :  it  was  my  opinion 
she  would  not  recover. 

I  was  going  to  re-advise  her  to  calm  her  spirits,  and  endea- 
vour  to  resign  herself,  ond  to  make  the  best  of  the  opportu- 
nité yet  left  her;  but  this  déclaration  set  her  into  a  most  outra- 
geous  raving.  She  would  hâve  torn  her  hair,  and  beaten  her 
breast,  had  not  some  of  the  wretches  held  her  hands  by 
force....  »  (T.  II,  p.  691.) 


LES    CARACTÈRES .  219 

seau,  Richardson  a  «  une  grande  crainte  de  s'im- 
poser aux  personnes  de  condition  '  »,  jointe  à  un 
grand  désir  d'approcher  d'elles;  comme  lui,  et 
quoique  plébéien,  il  a  un  respect  profond  de  la  nais- 
sance et  du  rang.  Mais,  pas  plus  que  Julie  d'Étanges 
ou  que  M.  de  Wolmar,  Grandison  ou  Clémentine  ne 
sont  de  vrais  nobles. 

Grandison,  ce  modèle  de  l'homme  du  monde,  est 
un  beau  corps  sans  âme.  Sa  taille  est  «  dune  parfaite 
proportion  »,  son  visage  «  d'un  bel  ovale,  »  son  teint 
clair,  ses  habits  de  la  meilleure  coupe,  sa  morale  irré- 
prochable. «  Quel  homme!  quelle  sublimité  d'âme!  » 
s'écrie  cette  candide  miss  Byron.  Elle  ne  lui  trouve 
qu'un  défaut  :  «  Ce  qui  paraît  sentir  un  peu  la  sin- 
gularité dans  un  équipage  d'homme,  jamais  ses  che- 
vaux n'ont  la  queue  coupée.  Elle  est  liée  simplement, 
lorsqu'ils  sont  en  marche....  Vous  voyez,  ma  chère, 
que  je  lui  cherche  des  faibles  2.  »  Telles  sont  les  niaise- 
ries auxquelles  s'abaisse  Samuel  Richardson,  peintre 
des  élégances  mondaines.  Son  Grandison,  qui  a  perpé- 
tuellement «  le  visage  brillant  de  plaisir  d'avoir  exercé 
toutes  ses  vertus  »,  est  un  mannequin.  Le  monde 
où  il  se  meut  est  une  assemblée  de  fantoches  grima- 
çants. On  n'y  pleure,  on  n'y  marche,  on  n'y  vit  que 
suivant  de  solides  principes  et  de  bonnes  règles.  On 
n'y  aime  que  noblement  :  Grandison  se  déclare  à 
Henriette  «  avec  toute  la  bonne  foi  qui  convient  dans 
les  traités  de  cette  nature,  comme  dans  ceux  qui  se 
concluent  solennellement  entre  les  nations  »,  en 
observant  le  cérémonial  obligé.  Ce  verbiage  galant 
et  sonore  grise  tous  ces  personnages  emphatiques, 
tous  gonflés  de  leur  propre  perfection.  Car  le  souci 


1.  Life,  t.  I,  p.  41. 

2.  Voir  la  traduction  de  Prévost,  t.  I,  p.  236-231. 


220  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

de  penser  généreusement  et  d'agir  grandement  se 
gagne.  «  Je  voudrais  agir  avec  noblesse,  écrit  Clé- 
mentine à  Grandison.  Vous  m'en  avez  donné  l'exem- 
ple. »  L'insupportable  Céladon  tient  école  de  subli- 
mité. 

Le  pauvre  Richardson  a  cru  qu'il  peignait  le  monde. 
Il  en  a  tout  au  plus  peint  les  dehors,  et  encore  est-ce, 
par  endroits,  une  caricature  que  son  tableau.  Ses 
nobles  sont  des  parvenus;  ils  ont,  à  leurs  talons,  un 
peu  de  la  boue  de  Lombard  Street.  Le  principe  de 
leur  élégance,  c'est  une  vie  réglée  comme  dans  un 
bureau  de  commerce.  Clarisse  dort  six  heures,  lit 
et  écrit  pendant  trois  heures,  en  emploie  deux  aux 
soins  domestiques  et  aux  comptes  de  ménage;  cinq  à 
dessiner,  à  la  musique,  aux  travaux  d'aiguille  et  aux 
causeries  avec  le  ministre  de  la  paroisse;  les  deux 
repas  du  matin  prennent  deux  heures;  une  heure  se 
passe  à  visiter  les  pauvres;  il  en  reste  quatre  pour 
souper  et  causer;  c'est  le  triomphe  de  la  méthode.  De 
même,  Grandison  ne  dort,  ne  mange,  ne  salue  que 
suivant  des  principes  inflexibles.  Il  entre  à  l'église,  et 
voit  des  dames  de  sa  connaissance,  dont  il  aime  l'une. 
Va-t-il  les  saluer?  Certes  non!  Sir  Charles  sait  trop 
qu'il  doit  son  premier  salut  à  Dieu.  Il  s'incline  donc 
dévotement  et  se  relève,  puis  il  a  un  deuxième  salut 
pour  miss  Byron,  puis  des  inclinations  successives 
pour  les  autres  dames.  Cela  est  mûrement  pesé,  et  l'au- 
teur nous  le  fait  remarquer  avec  soin.  Ce  personnage 
qui  agit  constamment  d'après  de  certaines  formules 
sur  lesquelles  il  a  réglé  jusqu'au  moindre  détail  de  sa 
vie,  cet  «  homme-machine  »,  dont  nous  prévoyons 
les  gestes,  comme  ceux  d'un  automate,  un  tel  homme 
n'est  qu'à  peine  dans  la  vérité  humaine,  et,  pour 
autant  qu'il  y  est,  c'est  un  insupportable  pédant  de 
morale.  Combien  Richardson  est  ici  au-dessous  de 


LOVELACE.  •  22 i 

nos  classiques,  qui  écrivent  pour  les  salons,  peignent 
des  âmes  d'une  trempe  fine,  démêlent  les  replis  du 
cœur,  précisent  les  nuances  changeantes  des  senti- 
ments ! 

Il  ne  sait,  lui,  peindre  que  des  âmes  simples.  Dans 
quelque  rang  social  qu'il  les  ait  prises  —  et  il  est 
remarquable  qu'à  part  Grandison  et  son  entourage, 
ses  personnages  sont  tout  au  plus  de  petite  noblesse 
de  province,  —  ce  sont,  si  l'on  peut  dire,  des  âmes  du 
commun,  partagées  entre  deux  ou  trois  sentiments 
élémentaires  et  puissants,  dont  la  vie  morale  trouve 
son  unité  dans  le  but  clair  et  aisément  discernable 
qu'elle  s'est  assigné. 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'excepter  ici  le  caractère  tant  dis- 
cuté de  Lovelace,  qu'on  a  voulu  présenter  à  tort 
comme  une  sorte  de  héros  du  vice,  monstre  sans 
vraisemblance,  «  un  mélange  fantastique  de  qualités 
destinées  à  l'armer  pour  le  rôle  difficile  qu'il  a  à 
jouer  '  ». 

Assurément,  Lovelace  n'est  pas  copié  sur  nature. 
Il  est  douteux  qu'il  représente,  comme  on  l'a  dit,  le 
duc  de  Wharton,  ou  tel  libertin  célèbre  2.  S'il  le 
représente,  il  n'y  a  pas  de  doute  que  le  portrait  ne  soit 
pas  de  tout  point  exact.  Car,  si  Hichardson  s'est  mis 
en  tête  de  peindre  un  original  vivant,  il  ne  connaissait 
que  trop  imparfaitement  le  monde  pour  avoir  plei- 
nement réussi.  Ace  point  de  vue,  tout  ce  qui  est  de 
l'extérieur  du  personnage,  tout  ce  qui,  en  Lovelace, 
peint  le  gentillomme,  est  de  convention.  Pas  plus  que 
Grandison,  Lovelace  n'est  qu'un  parvenu. 

Ayant,  d'autre  part,  à  peindre  un  criminel,  le  pieux 
Richardson,  pour  augmenter  l'horreur  qu'inspire  le 


i.  Leslie  Stephen,  Hours  in  a  lib?-ary,  t.  I,  p. 
2.  Villemain,  x\me  siècle,  27e  leçon. 


222  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

personnage,  a  manifestement  forcé  quelques  traits. 
Surtout  il  Ta  entouré  d'un  appareil  de  sbires,  de 
chevaliers  d'industrie  et  de  coupeurs  de  bourses  qui 
en  fait,  à  de  certains  moments,  un  véritable  héros  de 
mélodrame.  L'imagination  de  l'honnête  imprimeur 
fait  à  Lovelace,  pour  le  grandir,  une  auréole  de 
criminel  illustre  —  à  la  façon  de  Cartouche  ou  de 
Robert  Macaire.  Comme  eux,  il  écrit  des  lettres  chif- 
frées, prend  de  faux  noms,  rêve  de  complots,  d'in- 
cendies et  d'embuscades  '.  Il  lui  arrive  de  déguiser 
ses  hommes  en  marquis,  pour  les  faire  dîner  avec 
sa  maîtresse,  et  il  leur  remet  un  règlement  en 
forme  :  «  Instructions  pour  Jean  Belford,  Richard 
Mowbray ,  Thomas  Belton  et  Jacques  Tourville , 
écuyers  du  corps  de  leur  général  Robert  Lovelace,  le 
jour  qu'ils  seront  admis  à  la  présence  de  sa  déesse  ». 
Et,  les  instructions  une  fois  données,  il  s'écrie,  comme 
Méphistophélès  parlant  aux  esprits  de  l'air  :  «  Applau- 
dissez-moi, génies  subalternes,  et  reconnaissez-moi 
pour  votre  maître!  »  L'orgueil  l'étouffé  :  il  écrit  à 
Belford  :  «  Prépare  tes  oreilles  pour  le  chef-d'œuvre 
des  récits!  »  Il  a  tout  prévu,  tout  arrangé,  tout 
combiné.  La  victoire  est  sûre,  et  la  postérité  lui 
rendra  justice,  comme  à  un  artiste  consommé  dans 
la  débauche  :  «  Quelle  figure  ferai-je  dans  les  annales 
des  libertins?»  Ceci  est  puéril,  et  le  caractère  d'un 
pareil  homme  fait  plutôt  songer  à  quelque  type  de 
théâtre  forain,  taillé  dans  l'étoffe  grossière  des  lé- 
gendes, qu'à  un  grand  seigneur  anglais  du  xvme  siècle. 
Pourtant,  si  on  dégage  le  portrait  de  ces  oripeaux, 
Lovelace  est  bien  de  son  pays  et  il  est  bien  de  son 


1.  «  Had  1  been  a  military  hero,  I  should  hâve  made  gun- 
powder  useless  :  for  I  should  hâve  blown  up  ail  my  adver- 
saries  by  dint  of  stratagem,  turninsr  their  own  devices  upon 
them.  »  (T.  II,  p.  48.) 


LO VELAGE.  223 

époque.  Dans  la  galerie  des  personnages  de  Richard- 
son,  il  est  l'un  des  plus  vivants. 

Comme  don  Juan,  il  est  athée  avec  délices.  Mais, 
tout  en  se  permettant  les  plaisanteries  les  plus 
grasses  sur  de  certains  sujets,  il  professe  extérieure- 
ment le  respect  des  choses  saintes.  Il  est  passé 
maître  dans  le  cant.  Il  affirme  à  Clarisse  qu'il  a  tou- 
jours gardé  «une  grande  admiration  pour  la  religion  », 
se  montre  au  temple  et  fait  des  remises  de  termes  à 
ceux  de  ses  fermiers  qui  y  vont.  Tout  cela  le  plus 
sérieusement  du  monde,  avec  une  ironie  rentrée,  qui 
se  donne  cours  dans  les  lettres  au  confident  Belford, 

—  lettres  «  diaboliques  »,  d'une  verve  très  grosse  et 
purement  anglaise,  pleine  d'un  pathos  sentimental  et 
comique,  dont  on  ne  sait  s'il  faut  rire  ou  pleurer. 

Son  vice  est  moins  encore  la  débauche  que  l'orgueil 

—  et  ceci  est  du  temps.  N'est-ce  pas  le  xvme  siècle  qui 
a  produit  ce  type  particulier  du  séducteur  par  vanité, 
cruel  et  froid,  sacrifiant  tout,  non  pas  tant  à  la 
sensualité  qu'à  l'orgueil  de  vaincre  et  de  compter 
ses  victimes?  Cette  espèce  de  «  don  quichottisme  du 
vice  »,  suivant  le  mot  de  Walter  Scott  !,  n'est  plus 
aussi  compris  de  notre  époque.  Nulle  part  mieux  que 
dans  les  romans,  on  ne  peut  voir  ce  qu'une  époque 
a  pensé  ou  rêvé  de  l'amour  ou  de  la  galanterie  : 
Lovelace  est,  avec  Yalmont,  des  Liaisons  dangereuses, 
le  type  de  la  galanterie  du  siècle  dernier,  du  siècle 
d'un  Richelieu  ou  d'un  lord  Baltimore.  L'amour 
appelle  l'intrigue,  la  lutte,  le  sang  versé;  l'homme 
s'y  grise  comme  à  une  chasse  qui  passionne  son 
amour-propre  avant  d'allumer  ses  sens.  Tel  Love- 
lace, débauché  et  fanfaron  de  la  débauche.  Il  désire 
toute  femme  dont  la  possession  lui  ferait  honneur.  Il 

J.  Lives  of  the  novelists,  t.  II,  p.  39. 


224  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

veut  Clarisse,  mais  il  veut  aussi  son  amie  miss  Howe  : 
«  On  ne  peut  avoir  toute  femme  qui  en  vaut  la  peine  : 
c'est  dommage  !  »  Dans  l'auberge  où  il  entraîne  sa 
victime,  il  s'éprend  des  filles  de  l'aubergiste,  dès 
qu'il  s'aperçoit  que  leur  mère  le  soupçonne.  La 
difficulté  lui  est  un  ragoût  nécessaire.  L'honnêteté, 
le  rang  social,  la  valeur  morale  de  Clarisse  Harlowe 
sont  autant  de  stimulants  de  son  désir.  Le  jour  où 
elle  lui  donne  un  baiser,  il  estime  cette  simple 
faveur  plus  délicieuse  que  la  possession  complète  de 
toute  autre  femme,  tant  «  le  respect,  la  crainte,  la 
peur  du  scandale  »  lui  donnent  de  prix.  Notez  qu'il  ne 
tient  qu'à  lui  d'épouser  Clarisse.  Il  y  songe,  il  est 
prêt  de  céder  à  la  tentation,  mais  tout  à  coup  l'or- 
gueil reprend  le  dessus  :  le  sang  des  Lovelaces 
interdit  au  dernier  de  leurs  descendants  de  «  lécher 
la  poussière  »  pour  une  femme  1.  «  Enlever  une  fille 
comme  celle-ci,  en  dépit  de  ses  vigilants  et  impla- 
cables amis,  et  en  dépit  d'une  sagesse  que  je  n'ai 
jamais  trouvée  chez  aucune  personne  de  son  sexe  — 
quel  triomphe!  —  quel  triomphe  sur  tout  le  sexe!  — 
Et  puis,  quelle  vengeance  à  satisfaire  !  »  Vengeance 
contre  l'amour,  qui  le  possède  et  à  qui  il  en  veut  : 
«  Amour,  que  je  hais,  que  je  hais  de  tout  mon  cœur, 
parce  qu'il  est  mon  maître  2!  »  Voilà  bien,  comme  le 
disait  Diderot,  «  les  sentiments  d'un  cannibale,  le 
cri  d'une  bête  féroce  »,  que  la  vue  du  sang  grise  et 


1.  «  Forbid  it  the  blood  of  the  Lovelaces,  that  your  last, 
and,  let  me  say,  not  the  meanest  of  your  stock,  should  thus 
creep,  thus  fawn,  thus  lick  the  dust  fora  wife!  »  (T.  Il,  p.  39.) 

2.  «  Then  the  rewarding  end  of  ail!  To  carry  ofT  such  a  girl 
as  this,  in  spite  of  ail  her  watchful  and  implacable  friends  : 
and  in  spite  of  a  prudence  that  l  never  met  with  in  any  of 
hersex  :  —  whata  triumph  !  —  What  a  triumph  over  thewhole 
sex!  —  And  then  such  a  revenge  to  gratify!...  Love,  wich  I  hâte, 
heartilv  hâte,  because  'tis  my  master.  » 


LOVELACE.  225 

affole.  Une  fois  la  victime  entre  ses  mains,  Lovelace 
est-il  heureux?  Nullement.  Le  besoin  de  la  torturer 
le  reprend.  Dans  ses  lettres  à  Belford,  il  lui  prodigue 
l'insulte  et  le  mépris  :  il  la  veut  sa  maîtresse,  mais 
il  la  veut  aussi  perdue,  souillée  dans  l'opinion  des 
autres,  tout  à  la  merci  de  son  «  impériale  volonté  *  ». 
11  lui  arrive  de  rire  d'un  rire  satanique  :  «  Ha,  ha, 
ha,  ha....  Il  faut  que  je  pose  la  plume,  pour  me  tenir 
les  côtes  :  il  faut  que  mon  accès  de  fou  rire  se 
passe2.  »  Eh!  quoi  donc?  Elle  s'attend  à  quelque 
méfait  de  ma  part  :  «  Je  n'ai  pas  coutume  de 
détromper  ceux  que  je  considère.  » 

Son  châtiment,  c'est  qu'il  finit  par  penser  ce  qu'il 
dit.  «  Entre  les  honnêtes  femmes  et  moi,  il  n'y  a 
guère  de  différence.  La  seule  qu'il  y  ait  entre  nous, 
c'est  que  ce  qu'elles  pensent,  je  le  fais  3  ».  L'homme 
qui  en  est  là  s'est  interdit  l'amour  vrai.  Et  de  fait,  le 
jour  où  Lovelace  essaie  d'aimer  Clarisse  d'un  amour 
pur,  il  ne  le  peut  plus.  Le  soupçon,  la  jalousie  basse, 
le  doute  desséchant  sont  les  plus  forts  :  «  Le  bruit 
commun,  est-ce  donc  une  preuve  de  vertu?...  Qui 
me  prouve  qu'elle  soit  vertueuse  4?  »  Avec  une  dialec- 
tique pressante  et  méchante,  il  se  prouve  à  lui-même 
que  nulle  femme  n'est  honnête.  Toute  cette  «  flo- 
raison de  grâce  printanière  »  de  sa  maîtresse,  ce 
n'est  que  duperie  et  mensonge.  Et  là  réside  la  vérité 
profonde  du  caractère   de   Lovelace  :  elle  est  dans 


1.  «  My  own  impérial  will  and  plcasure  »  (II,  23). 

2.  «  The  sex,  the  sex,  ail  over  !  —  Charming  contradiction! 
—  Hah,  hah,  hah,  hahî  —  I  must  hère  —  I  must  hère  lay 
down  my  pen,  to  hold  my  sides  :  for  I  must  hâve  my  laugh 
out,  now  the  fit  is  upon  me.  » 

3.  «  The  modest  ones  and  I  are  pretty  much  upon  a  par. 
The  différence  betwen  us  is  onlv,  what  they  think,  I  act.  • 
(II.  48). 

4.  Cf.  t.  II,  p.  39. 

15 


226  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

cette  fatalité  qui  impose  le  mal  à  qui  a  commencé 
par  le  mal,  dans  ce  poids  des  premières  fautes  qui 
pèse  sur  l'existence  entière,  dans  cette  radicale 
impossibilité  du  bonheur  pour  qui  en  a  tari  en  soi  les 
sources  vives.  Toute  la  série  des  triomphes  de  Love- 
lace  est  une  lente  expiation,  et  le  jour  où  il  tombe 
enfin  sous  Tépée  du  colonel  Morden,  il  y  a  longtemps 
déjà  que  le  châtiment  a  commencé  pour  lui. 

Malgré  les  concessions  faites  à  la  convention,  le 
caractère  de  Lovelace  reste  une  création  admirable, 
parce  que,  dans  le  vivant  portrait  d'un  homme  de 
son  temps,  Richardson  a  su  mettre  une  vérité  pro- 
fondément humaine. 

En  peignant  les  Harlowe,  il  a  peint  une  galerie  très 
riche  de  caractères  bas,  mais  différemment  bas  et 
repoussants.  Voici  le  frère  de  Clarisse,  hobereau 
anglais,  grossier,  vindicatif  et  avide,  soucieux  uni- 
quement de  grandir  son  pécule,  haïssant  ses  sœurs 
d'une  haine  de  fils  aîné  et  d'héritier  du  nom,  à  qui 
elles  mangent  son  patrimoine  :  son  idée  —  et  il  le 
dit  —  c'est  qu'un  homme  qui  élève  des  fils  «  élève  des 
poulets  pour  sa  propre  table  »,  tandis  que  les  filles 
sont  des  poulets  qu'on  élève  pour  les  tables  des 
autres  '.  Avec  cela,  des  colères  terribles,  une  fureur 
continue  et  sauvage  :  on  dirait  d'un  personnage  de 
Fielding.  Voici  la  sœur,  Arabella,  aigre  et  perfide, 
incapable  de  pardonner  à  Clarisse  la  supériorité  de 
la  bonté  et  de  la  beauté.  Voici  le  père  inflexible  et 
tyrannique,  — l'oncle  James,  rude,  mais  bon  homme 
au  fond,  —  l'oncle  Antoine,  le  marin,  d'une  raideur 
qui  touche  à  la  férocité.  Que  de  variantes  d'un  même 
sentiment!  C'est  vraiment  ici  que  nous  pouvons  par- 

1.  T.  I,  p.  536  :  «  A  man  who  has  sons  brings  up  chickens 
for  his  own  table,  whereas  danghters  are  chickens  brought  up 
for  the  tables  of  other  men  ». 


LA   SENSIBILITE    DE    RICHARDSON.  227 

tager  l'admiration  de  Diderot  pour  la  diversité  admi- 
rable des  caractères  de  Richardson. 

Mais  les  femmes  sont  plus  vivantes  encore.  Le 
romancier  les  avait  mieux  connues,  plus  fréquentées. 
Sa  propre  nature  était  féminine.  Dès  son  enfance,  il 
avait  eu  son  auditoire  de  jeunes  filles,  à  qui  il  contait 
des  histoires  —  et  ses  confidentes,  à  qui  il  faisait  leurs 
lettres  d'amour.  Plus  âgé,  on  nous  le  donne  pour  un 
être  faible,  tendre  et  bon,  tout  imaginatif  et  senti- 
mental, avec  une  pointe  de  romanesque.  La  vue  d'une 
femme  lui  donnait  de  l'esprit  :  figurez  vous,  écrivait- 
il  sur  lui-même  à  Lady  Bradshaigh,  un  être  «  qui 
s'anime  beaucoup  s'il  a  chance  de  voir  une  dame 
qu'il  aime  et  honore,  et  dont  l'œil  est  toujours  sur 
les  dames  »  *.  Comme  Jean-Jacques,  il  est  nerveux, 
impressionnable  et  de  faible  santé.  Comme  lui,  il  est 
féminin.  Jamais  il  n'osa  monter  sur  un  cheval.  On  lui 
interdisait  le  vin,  la  viande,  le  poisson.  Telle  était,  à 
la  fin,  la  surexcitation  de  ses  nerfs  qu'il  était  devenu 
incapable,  tant  sa  main  tremblait,  de  porter  un  verre 
de  vin  à  ses  lèvres  et  qu'il  ne  communiquait  avec 
son  chef  d'atelier  que  par  écrit,  pour  éviter  de  parler 
haut. 

Un  pareil  homme,  qui  pleurait  sur  Clémentine  ou 
sur  Clarisse  comme  sur  des  personnes  de  sa  famille, 
avait  le  cœur  aussi  tendre  et  aussi  vulnérable  que 
celui  d'un  Cowper  ou  d'un  Rousseau.  Aussi  a-t-il 
écrit  avec  génie  l'histoire  de  deux  ou  trois  vies  de 
femmes. 

La  première,  l'humble  petite  servante  Paméla,  est 
à  peine  une  héroïne  de  roman,  tant  elle  est  près  de 
nous.  C'est  une  fille  de  paysans  qui  fait,  de  grand 
appétit,  ses  trois  repas  par  jour  :  elle  est  pratique  et 

1.  Ap.  W.  Scott,  t.  II,  p.  22. 


228  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

de  bon  sens,  on  dirait  presque  de  bon  rapport  :  une 
fois  mariée,  dit-elle  à  son  maître,  j'aiderai  encore, 
comme  ci-devant,  à  votre  femme  de  charge  à  préparer 
«  des  gelées,  des  confitures  sèches  et  liquides,  des 
marmelades  et  des  cordiaux,  à  faire  tout  votre  linge 
fin  et  le  mien  ».  Elle  tient  à  lui  prouver  qu'en  l'épou- 
sant, encore  que  l'honneur  soit  grand  pour  elle, 
cependant  il  ne  fera  pas  une  trop  mauvaise  affaire. 

Elle  sent  très  bien,  d'ailleurs,  les  différences  de 
rang.  Quand  elle  part,  les  domestiques  pleurent  et 
veulent,  en  témoignage  d'amitié,  lui  faire  de  petits 
présents.  Elle  refuse,  pour  ne  rien  recevoir  de 
«  domestiques  inférieurs  »  —  et  cela  est  typique. 

Elle  est  coquette  et  brûle  de  mettre  «  sa  belle  robe 
de  soie  ».  Mais  quoi?  N'y  aurait-il  pas  vanité?  Et  elle 
nous  dit  ses  raisons.  —  Et  de  même,  elle  est  peu- 
reuse. Séquestrée  par  son  maître,  elle  voudrait  fuir; 
par  malheur  il  y  a  dans  le  pré  certain  taureau,  qui  a 
blessé  déjà  la  cuisinière.  Elle  ouvre  donc  une  fois  la 
porte  du  jardin;  mais  elle  voit  le  taureau,  dont  les 
yeux  étincelants  la  regardent  fixement  :  «  Croyez- 
vous  qu'il  y  ait  des  sorcières  et  des  esprits?  s'il  y  en 
a,  je  crois  en  conscience  que  Mme  Jewkes  a  gagné  ce 
taureau  par  quelque  charme  l  ».  Elle  ressort  au  bout 
de  quelques  instants  et  prend  cette  fois  son  grand 
courage.  «  Eh  bien,  me  voici  encore  revenue,  effrayée 
comme  une  folle,  et  obligée  par  mes  frayeurs  à 
renoncer  à  mon  entreprise.  Oh!  que  tout  me  paraît 
terrible  !  »  Et  puis,  outre  le  taureau,  n'y  a-t-il  pas, 
dit-on,  les  voleurs  qui  battent  la  campagne?  Tout 
cela  est  naturel  et  vivant,  et  peint  la  petite  campa- 
gnarde, niaise  et  sotte  et  peureuse. 


1.  Trad.  de  Prévost,  t.  I,  p.  318,  319.  —  Cf.  éd.  Ballantvne, 
t.  I,  p.  77. 


LES    FEMMES.  229 

Paméla  aime  humblement,  tristement,  fidèlement. 
Elle  subit  sans  se  plaindre  mille  dégoûts  et  mille 
injures.  Son  maître  l'insulte,  et  pourtant  elle  ne 
veut  pas  qu'on  pense  mal  de  lui.  Le  vieux  maître 
d'hôtel,  la  voyant  partir,  devine  la  cause  du  départ  : 
«  Vous  êtes  trop  jolie,  ma  charmante  demoiselle,  et 
peut-être  aussi  trop  vertueuse.  Ah!  n'ai-je  pas  de- 
viné? »  Mais  elle,  fièrement  :  «  Non,  mon  cher  mon- 
sieur Longman,  ne  pensez  aucun  mal  de  mon  maître  », 
et  ce  simple  mot  est  presque  héroïque  '.  Ce  maître  la 
bafoue.  Elle  se  jette  à  genoux  et  proclame  devant 
témoins  qu'elle  est  «  fort  coupable  et  fort  ingrate 
envers  le  meilleur  de  tous  les  maîtres  »,  qu'elle  a  été 
«  obstinée  et  insolente  »  et  enfin  qu'elle  mérite  d'être 
chassée  avec  honte  2.  Elle  éprouve  une  sorte  de 
plaisir  cruel  à  se  ravaler  aux  pieds  de  l'homme 
qu'elle  aime.  Malgré  toutes  ses  persécutions,  elle  ne 
peut  le  haïr,  et  le  jour  où,  enfermée  et  outragée  par 
lui,  elle  apprend  qu'il  vient  d'échapper  à  la  mort,  sa 
joie  éclate  malgré  elle  :  «  En  vérité,  je  crois  que  je 
ne  suis  pas  faite  comme  les  autres  filles  3  ».  En  effet, 
elle  aime  comme  peu  de  femmes  ont  aimé.  Quand 
elle  se  croit  appréciée  de  son  maître,  il  lui  semble 
qu'elle  entend  «  des  concerts  célestes  ».  Elle  songe 
avec  terreur  qu'il  lui  faudra  peut-être  au  jour  du 
jugement  accuser  l'homme  qu'elle  aime  uniquement, 
«  le   pauvre  malheureux   que  je  voudrais  qu'il  fût 


1.  Prévost,  t.  I,  p.  88. 

2.  lbid.,  t.  I,  p.  150.  —  Ed.  Ballant.,  I,  44  :  «  Wcll,  sir,... 
sincc  it  seems  your  greatness  wants  to  be  justified  by  m  y 
lowness,...  I  will  say,  on  my  bended  knees  (and  so  I  kneeled 
down)  that  I  hâve  been  a  very  faulty  and  very  ungrateful 
créature  to  the  best  of  maslers;  I  hâve  been  very  perverse 
and  saucy;  and  hâve  deserved  nothing  at  your  hands  but  to 
be  turned  out  of  your  family  with  shame  and  disgrâce  ». 

3.  Prév.,  I,  381. 


230  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

en  mon  pouvoir  de  sauver  »  :  expression  grave  d'un 
sentiment  profond,  plus  pur  mille  fois  que  la  galan- 
terie d'une  Marianne  ou  d'une  Manon. 

En  véritable  Anglaise  du  peuple,  Paméla  a  la  reli- 
gion à  la  fois  naïve  et  scrupuleuse.  Il  est  curieux  qu'on 
ait  reproché  à  Richardson  cela  même  qui  donne  à  son 
personnage  un  si  indéniable  accent  de  vérité.  Comme 
les  héroïnes  de  George  Eliot,  dont  elle  est  comme  un 
prototype,  comme  la  prédicante  Dinah  Morris,  elle 
dit,  avec  une  aveugle  confiance  en  Dieu  :  «  Je  puis 
vivre  de  pain  et  d'eau...  et  être  contente....  Pour  de 
l'eau,  j'en  trouverai  partout,  et  si  je  ne  puis  gagner 
du  pain,  je  vivrai  comme   les  oiseaux   du  ciel....  » 
Certes,   Paméla  a  des  scrupules  puérils.  Mais  cela 
même  est  d'une  vérité  supérieure.  Un  jour,  dans  son 
affliction,  elle  récite  le   psaume   137,   en   y   faisant 
quelques  changements,  pour  l'appliquer  à  sa  propre 
situation.  Ces  changements  l'inquiètent  :  n'y  aurait- 
il  point  péché  là  dedans  *?  Le  trait  est  aussi  naturel, 
pour  le  moins,  que  son  naïf  orgueil,  le  jour  où  son 
maître  la  fait  monter,  pour  la  première  fois,  dans  un 
carrosse.  Ce  qui  fait  le  charme  de  ce  caractère,  c'est 
précisément  ce  mélange  de  candeur,  de  naïveté,  de 
spontanéité,  chez  une  petite  paysanne  anglaise,  toute 
tremblante  de  la  peur  du  démon,  toute  hantée  par 
l'idée  du  jour  du  jugement. 

Parfois,  cette  religion  s'élève  au  sublime.  Une  fois, 
elle  s'évade  du  château,  réussit  à  gagner  le  jardin, 
escalade  un  mur,  tombe  et  se  blesse.  Que  devenir  2? 


1.  Prév.,  I,  295. 

2.  Traduction  de  Prévost,  t.  I,  p.  365  et  suiv.  —  Voir,  sur 
cette  scène,  Saint-Marc-Girardin,  Cours  de  titt.  dram.,  t.  I, 
p.  109-111.  — Ed.  Ballantyne,  t.  I,  p.  86  :  «  God  forgive  me!  but 
a  sad  thought  came  just  then  into  my  head.  I  tremble  to 
think  of  it!  Indeed  my  appréhensions  of  the  usage  1  should 
meet  with,  had  like  to  hâve  made  me  misérable  for  ever!  0 


PAMELA.  231 

Dieu  veuille  me  pardonner  !  Il  me  vint  alors  une  affreuse 
pensée  dans  l'esprit;  je  tremble  encore  quand  j'y  songe. 
En  vérité,  l'appréhension  du  terrible  malheur  que  j'avais 
à  craindre,  me  détermina  presque  à  faire  une  action  qui 
m'aurait  rendue  misérable  durant  toute  l'éternité.  Oh  ! 
mes  chers  parents,  pardonnez  à  votre  pauvre  fille  :  je  me 
traînai  du  côté  du  vivier  et  dans  quel  dessein?  J'en  ai  hor- 
reur maintenant  —  dans  le  dessein  de  m'y  jeter  et  de  linir 
ainsi  tous  mes  maux  en  ce  monde,  mais  hélas  !  pour  en 
souffrir  d'infiniment  plus  grands  dans  l'autre,  si  la  grâce 
de  Dieu  ne  m'avait  retenue....  Ce  fut  un  bonheur  pour 
moi,  comme  je  l'ai  reconnu  dans  la  suite,  d'être  faible  et 
blessée,  car  cela  fut  cause  que  je  ne  pus  arriver  si  tôt  au 
vivier,  de  sorte  que  j'eus  le  temps  de  faire  les  réflexions 
qui  diminuèrent  un  peu  l'impétuosité  de  mon  désespoir. 

Elle  s'assied  donc  sur  le  gazon,  et  le  démon  la 
tente  : 

Je  pensai  alors  *  (et  cette  pensée  m'était  sans  doute 
suggérée  par  le  démon,  car  elle  me  plut  beaucoup  et  fit 

my  dear,  dear  parents,  forgive  your  poor  child;  but  being 
then  quite  desperate,  I  crept  along,  till  I  could  raise  myself 
on  my  staggering  feet;  and  away  limped  1!  what  to  do,  but 
to  throw  myself  into  the  pond,  and  so  put  a  period  to  ail  my 
griefs  in  the  world!  —  But  oh!  to  find  them  infinitely  aggra- 
vated  (had  I  not,  by  the  divine  grâce,  been  withheld)  in  a 
misérable  eternityl  » 

1  «  And  then,  thought  I  (and  oh!  that  thought  was  surely 
of  the  devil's  instigation;  for  it  was  very  soothing,  and 
powerful  with  me),  thèse  wicked  wretches,  who  hâve  now 
no  remorse,  no  pity  on  me,  will  then  be  moved  to  lament 
their  misdoings;  and  when  they  see  the  dead  corpse  of  the 
unhappy  Pamela  dragged  out  to  thèse  dewy  banks,  and  lying 
breathless  at  their  feet,  they  will  find  that  remorse  to  soften 
their  obdurate  heart,  which,  now,  has  no  place  there.  —  And 
my  master,  my  angry  master,  will  then  forget  his  resent- 
ments,  and  say,  0,  this  is  the  unhappy  Pamela!  that  I  hâve 
so  causelessly  persecuted  and  destroyed!  Now  do  I  see  she 
preferred  her  honesty  to  her  life,  will  he  say,  and  is  no  hypo- 
crite, nordeceiver;  but  really  was  the  innocent  créature  she 
pretended  to  be.  Then,  thought  I,  will  he,  perhaps,  shed  a  few 
tears  over  the  corpse  of  his  persecuted  servant;  and  though 
he  may  give  out,  it  was  love  and  disappointment;  and  that, 


232  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

une  forte  impression  sur  moi)  que  ces  méchants  qui  n'ont 
maintenant  aucun  remords  de  leur  conduite  ni  la  moindre 
compassion  pour  moi,  seraient  touchés  de  quelque  repentir 
lorsqu'ils  verraient  les  tristes  effets  de  leurs  crimes.  Oui, 
dis-je,  quand  ils  contempleront  le  cadavre  de  l'infortunée 
Paméla,  tiré  de  l'eau  et  couché  sur  ce  gazon,  ils  sentiront 
leur  cœur  déchiré  par  de  cruels  remords,  dont  ils  sont 
maintenant  incapables;  mon  maitre,  qui  est  à  présent  si 
en  colère,  oubliera  alors  tout  son  ressentiment  et  dira  : 
Ah!  c'est  là  la  pauvre,  la  malheureuse  Paméla,  que  j'ai  si 
injustement  persécutée;  c'est  moi  qui  suis  la  cause  de  sa 
mort.  Je  vois  bien  maintenant,  dira-t-il,  qu'elle  préférait  sa 
vertu  à  la  vie  même....  Peut-être  qu'alors  il  répandra  quel- 
ques larmes  sur  le  cadavre  de  sa  servante  qu'il  a  tant  per- 
sécutée.... Il  me  fera  enterrer  honorablement  et  me  garan- 
tira de  l'infamie  à  laquelle  on  expose  ceux  qui  se  défont 
eux-mêmes.  Tous  les  jeunes  garçons  et  les  jeunes  filles  du 
voisinage,  de  mes  chers  parents,  déploreront  le  sort  de  la 
pauvre  Paméla;  mais  j'espère  qu'on  ne  me  fera  pas  le  sujet 
de  ballades  et  d'élégies,  mais  que  pour  l'amour  de  mon 
père  et  de  ma  mère,  on  me  laissera  bientôt  tomber  dans 
l'oubli. 

Par  la  vivacité  et  la  sincérité  du  sentiment  reli- 
gieux, Clarisse  est  une  sœur  de  Paméla.  Comme 
Paméla  aussi,  Clarisse  est  profondément  anglaise, 
j'entends  qu'elle  a  un  fond  de  fermeté  et  de  solidité 
dans  le  jugement  qui  la  distingue  au  premier  abord 
des  héroïnes  de  nos  romans.  Elle  sait  ce  qu'elle  veut, 
et  pourquoi  elle  le  veut.  Elle  n'a  ni  caprices  ni  lubies 
de  jolie  femme.  Elle  réclame  pour  son  sexe  le  droit 
de  faire  preuve  de  sagesse  et  de  ténacité,  sfeadiness 

perhaps  (in  order  to  hide  his  own  guilt),  for  the  unfortunate 
Mr  Williams,  yet  will  lie  be  imvardly  grieved,  and  order  me 
a  décent  funeral,  and  save  me,  or  rather  this  part  of  me,  from 
the  dreadful  stake  and  the  highway  interment;  and  the 
youngmen  and  maidens  ail  around  my  dear  father's  will  pity 
poor  Paméla!  But,  o!  I  hope  I  sball  not  be  the  subject  of 
their  ballads  and  élégies;  but  that  my  memory,  for  the  sake 
of  my  dear  father  and  mother,  may  quickly  slide  into  obli- 
vion.  » 


CLARISSE.  233 

of  mind,  qualité,  dit-elle,  que  les  mal  intentionnés 
seuls  lui  refusent.  Elle  se  considère  comme  maîtresse 
de  sa  vie  et,  si  respectueuse  soit-elle  de  ses  parents, 
elle  entend  disposer  d'elle-même.  Pratique  avec  cela, 
et  versée  dans  les  questions  d'argent,  dont  elle  parle 
comme  un  intendant,  ce  n'est  pas  elle  qui  oubliera 
jamais  que  la  fortune  est  un  élément  du  bonheur. 
Que  les  âmes  romanesques  en  fassent  leur  deuil  : 
Clarisse  est  profondément  raisonnable.  Telle  on  la 
trouve,  avant  l'explosion  de  la  passion  en  elle,  dès 
les  premières  lettres  du  recueil;  telle  elle  demeure 
jusqu'à  la  fin.  Son  amie  Miss  Howe,  la  spirituelle  et 
sémillante  Miss  Howe,  la  trouve  trop  grave,  over- 
scrious.  De  fait  elle  n'est  dupe  de  rien  :  elle  démêle 
d'un  coup  d'oeil  très  sûr  les  machinations  qui  se 
trament  autour  d'elle,  perce  à  jour  les  menées  de 
ses  frères  et  sœurs,  s'en  défend  de  son  mieux,  en 
fille  avisée,  qui  est  son  propre  avocat,  et  garde, 
parmi  toutes  ces  épreuves,  un  jugement  net  et  par- 
fois un  peu  âpre. 

Très  anglaise  aussi,  comme  Paméla,  par  les  pré- 
jugés, elle  a  tout  le  bagage  d'opinions  communes  à 
toutes  les  jeunes  filles  bourgeoises  bien  élevées,  et, 
par-dessus  tout,  le  sentiment  vif  de  la  respeclabillty. 
Je  ne  sais  si  elle  aimerait  Lovelace  paysan  ou  petit 
commerçant  :  il  est  permis  d'en  douter.  Elle  sait  trop 
ce  qu'elle  se  doit  et  elle  tient  trop  au  décorum.  Elle 
approuve  fort  le  même  Lovelace  payant  ses  fermiers 
pour  les  faire  aller  à  l'église  :  iraient-ils  sans  cela?  or 
il  est  bon  qu'ils  y  aillent  :  cela  est  dans  l'ordre,  et  fait 
partie  d'une  bonne  organisation  sociale.  De  même 
elle  a,  sur  le  mariage,  des  idées  d'un  bon  sens  presque 
désespérant  :  elle  y  veut  la  convenance  des  rangs, 
des  familles,  des  fortunes,  toutes  les  convenances.  Par 
instants,  elle  décourage  à  force  de  calme  et  de  pos- 


234  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

session  d'elle-même;  on  lui  voudrait  plus  d'abandon 
et  de  laisser  aller.  Mais  c'est  que  Richardson,  avec  un 
art  admirable,  a  su  choisir  pour  l'héroïne  du  drame  le 
plus  passionné,  non  une  terrible  et  romanesque  Julie 
d'Etanges,  mais  la  fille  la  plus  vertueuse  et  la  plus 
sévère.  Combien  la  leçon  en  est  plus  forte,  le  drame 
plus  poignant!  Et  qu'importe,  pourrait-on  dire,  que 
l'héroïne  soit  moins  femme,  pourvu  qu'elle  reste 
vraie? 

Mais  Clarisse  reste  femme.  Elle  est  douce,  bonne, 
compatissante,  conseillère  excellente,  amie  fidèle. 
Elle  conserve  au  milieu  de  ses  malheurs,  une  inalté- 
rable affection  à  tous  les  siens,  même  à  sa  faible 
mère  —  au  point  de  ne  pouvoir  pardonner  à, 
Miss  Howe  quelques  traits  inoffensifs  contre  ses 
parents.  Elle  veut  rester,  elle  meurt  la  meilleure  des 
filles.  Et  tout  son  jugement  ne  la  met  pas,  d'autre 
part,  à  l'abri  des  surprises  du  cœur.  Elle  n'arrive  pas 
à  croire  à  l'étendue  de  la  malignité  humaine.  Voyez 
le  singulier  traité  qu'elle  signe  aux  mains  de  Lovelace  : 
si  ses  parents  s'opposaient  toujours  à  son  mariage, 
elle  restera  fille.  Grave  et  candide  engagement!  Et 
elle  ajoute,  avec  une  réserve  charmante,  qu'il  ne  doit 
pas  prendre  cette  promesse  pour  "une  faveur,  mais 
seulement  pour  une  manière  de  dédommagement  de 
la  peine  qu'il  a  eue  à  son  sujet. 

Ainsi  Clarisse  est  une  création  bien  vivante.  Même 
si  elle  n'aimait  pas,  ce  serait  mieux  qu'une  poupée 
de  cour  ou  de  salon.  C'est  la  première  complète 
biographie  féminine  du  roman  moderne. 

Mais  il  faut,  pour  comprendre  entièrement  les 
caractères  de  Richardson,  les  replacer  parmi  les  idées 
qui  les  soutiennent  et  les  font  vivre.  De  ces  idées, 
quelques-unes  sont  caduques,  quelques-unes  éter- 
nelles. Suivant  la  remarque  de  M.  Leslie  Stephen, 


LES    IDÉES   MORALES.  235 

ces  hommes  et  ces  femmes  ont  toutes  les  faiblesses 
de  leur  siècle  et  de  leur  pays  :  «  ils  sont  entravés  et 
déformés  par  les  conventions  de  leur  époque  et  de 
la  société  étroite  où  ils  s'agitent  et  vivent.  Et  malgré 
tout,  ils  ont  excité  l'émotion  des  générations  loin- 
taines. » 


IV 


Ces  idées  ne  pouvaient  être  que  celles  de  l'écrivain 
lui-même.  Si  grand  observateur  que  soit  un  roman- 
cier, si  souple  que  soit  son  talent,  il  y  a  toujours  une 
classe  de  personnages  qu'il  peint  avec  prédilection, 
parce  qu'ils  sont  plus  voisins  de  sa  propre  nature. 
Lesage  a  supérieurement  peint  le  pratique  et  vul- 
gaire Gil  Blas,  Marivaux  cette  précieuse  de  Marianne, 
Prévost  le  sensible  et  faible  Des  Grieux,  comme 
Balzac  s'est  incarné  dans  ses  aventuriers,  dans  Ras- 
tignac  ou  dans  Vautrin,  comme  George  Sand  a  mis  le 
meilleur  d'elle-même  en  Lelia. 

L'idéal  de  Richardson,  c'est  une  âme  noble,  tendre, 
accessible  aux  tentations  —  parce  [qu'elle  est  extrê- 
mement sensible,  —  mais  profondément  religieuse, 
et  chrétienne.  Les  personnages  de  Richardson,  disait 
Villemain,  sont  devenus  une  des  formes  de  sa  propre 
existence.  —  La  forme  dans  laquelle  s'est  projetée 
avec  prédilection  son  génie  est  le  caractère  de  Cla- 
risse Harlowe,  tendre  et  sage,  passionnée  et  maîtresse 
d'elle-même.  Et  ce  caractère  résume,  à  lui  seul,  toute 
la  morale  du  pieux  imprimeur  qui  fut  «  le  plus  grand 
et  peut-être  le  plus  involontaire  imitateur  de  Shakes- 
peare »  '. 

1.  Villemain,  xvme  siècle,  leç.  27. 


23  6  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

Assurément  Richardson  moralise  parce  qu'il  est 
Anglais  et  que  les  Anglais,  comme  l'avait  noté  Tacite, 
<(  ne  savent  pas  rire  des  vices  »  :  depuis  son  origine, 
le  roman  anglais  était  une  école  de  morale  et  on  a 
pu  retrouver  des  ancêtres  de  Richardson  dans  Lily  et 
dans  Greene  !.  Mais  il  y  a,  dans  cette  tendance  de  la 
race  et  du  genre,  bien  des  degrés,  et  nul  n'a  jamais 
moralisé  plus  ouvertement  que  l'auteur  de  Clarisse. 
Dès  son  enfance,  il  imagine  des  histoires,  «  qui  toutes, 
j'ose  le  dire,  portaient  avec  elles  une  moralité  2  ». 
Quand  il  prend  la  plume,  c'est  pour  «  inspirer  aux 
jeunes  gens  le  goût  de  lectures  différentes  de  nos  pom- 
peux et  enphatiques  romans  »  et  «  servir  la  cause  de  la 
religion  et  de  la  vertu  ».  Manifestement,  il  est  plus 
moraliste  que  romancier.  «  Certes,  Monsieur,  disait 
Johnson  à  Erskine  —  qui  lui  objectait  la  longueur  des 
romans  du  maître,  —  si  vous  lisiez  Richardson  pour 
l'histoire,  vous  perdriez  patience  au  point  de  vous 
pendre.  Mais  il  faut  le  lire  pour  le  sentiment,  et 
regarder  l'histoire  comme  un  motif  pour  le  senti- 
ment3. »  Or  «  le  sentiment  »  est  ici  surtout  le  senti- 
ment moral.  Cela  est  si  vrai  que  l'auteur  avait  ajouté 
à  son  propre  exemplaire  de  Clarisse  Harlowe  un 
index  alphabétique  des  pensées  et  développements 
de  morale  répandus  dans  l'ouvrage,  et  il  y  avait 
apporté  un  si  grand  soin  qu'on  y  voyait  figurer 
même  les  pensées  les  plus  indifférentes  4,  comme 
«  on  ne  change  pas  aisément  ses  habitudes  »  ou 
«  c'est  à  la  société  qu'ils  fréquentent  qu'on  connaît 
les  hommes  ».  Johnson  l'encourageait  dans  ce  travail, 
estimant  que  ce  roman  «  n'est  pas  une  œuvre  faite 

1.  Cf.  J.  Jusserand,  Le  )'oman  anglais  au  temps  de  Shakes- 
peare. 

2.  Life,  ap.  W.  Scott. 

3.  Boswell's  Life  of  Johnson. 

4.  Disraeli,  Curiosities  of  literature,  1889,  p.  200. 


LES   IDÉES   MORALES .  237 

pour  être  lue  hâtivement,  puis  mise  de  côté  pour 
toujours  »,  mais  qu'elle  serait  «  consultée  à  l'occasion 
par  les  personnes  affairées,  âgées  ou  studieuses1  ». 
Richardson  a  pris  soin  d'ailleurs,  dans  le  Postscri- 
ptum  de  Clarisse,  de  s'expliquer  aussi  nettement  que 
possible  sur  ce  sujet  : 

On  verra,  dit  il,  que  l'auteur  avait  en  vue  un  grand 
objet.  Il  a  vécu  pour  voir  le  scepticisme  et  l'incrédulité 
ouvertement  professés;  il  a  vu  la  presse  même  faire  ses 
efforts  pour  les  propager.  Il  a  vu  les  grandes  doctrines  de 
la  Bible  mises  en  doute,  les  idées  de  sacrifice  et  de  morti- 
fication rayées  du  catalogue  des  vertus  chrétiennes,  et  un 
goût,  qui  va  jusqu'au  libertinage,  pour  les  plaisirs  du 
dehors  et  pour  le  luxe  —  à  l'exclusion  de  la  vertu  domes- 
tique aussi  bien  que  publique  —  activement  développé 
dans  tous  les  rangs  et  à  tous  les  degrés  chez  le  peuple. 
Dans  cette  dépravation  générale...  l'auteur  imagina  que  si, 
dans  une  époque  livrée  au  divertissement  et  au  plaisir,  il 
pouvait  se  glisser  subrepticement,  et  examiner  les  grandes 
doctrines  du  christianisme  sous  le  masque  tout  mondain 
d'un  amusement,  il  serait  à  même  d'arriver  à  ses  fins  '-. 

Dans  la  pensée  de  l'auteur,  son  roman  est  une 
apologie  «  amusante  »  de  la  religion. 

A  vrai  dire,  de  cette  démonstration,  «  l'amuse- 
ment »  est  souvent  absent.  L'auteur  est  un  terrible 
diseur  de  lieux  communs.  11  est  homme  à  prouver 
par  vingt  bonnes  raisons,  que  «  la  vertu  la  plus 
immaculée  n'est  pas  à  l'abri,  si  elle  rencontre  un 
homme  qui  n'a  pas  souci  de  son  propre  honneur  », 
ou  encore  qu'  «  un  homme  de  bons  principes,  dont 


1.  Il  parut  en  efTet  un  recueil  intitulé  :  A  collection  of  the 
moral  and  instructive  Sentiments,  Maxims,  Cautions  and  Be/lec- 
tions  contained  in  the  Historiés  of  Pamela,  Clarissa  and  Sir 
Charles  Grandison,  1755,  in-12. 

2.  Ed.  Bail.,  t.  Il,  p.  778-779  :  «  Steal  in,  as  may  be  said,  and 
investigate  the  great  doctrines  of  Ghristianity  under  the 
fashionable  guise  of  an  amusement.  » 


238  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

l'amour  est  fondé  sur  la  raison  et  s'adresse  plus  à 
l'esprit  qu'au  corps,  doit  faire  le  bonheur  d'une 
femme  honnête  ».  Il  est,  de  plus,  moraliste  d'esprit 
étroit  et  mesquin;  il  croit  comme  à  autant  de 
dogmes,  aux  plus  tyranniques  conventions  sociales; 
il  unit  d'un  lien  vraiment  trop  rigoureux  la  vertu  e* 
le  protestantisme  anglican;  il  est  pharisien  et  utili- 
taire. La  vertu  devient  ici  une  sorte  de  placement  à 
intérêts  composés,  et  les  bénéficiaires  se  félicitent 
un  peu  trop  de  l'excellence  de  leur  combinaison. 
«  Que  ces  romans,  écrivait  Jeffrey,  aient  la  préten- 
tion d'être  tous  strictement  moraux,  c'est  ce  qui  est 
incontestable;  mais  il  n'est  pas  aussi  évident  qu'on 
s'accorde  à  les  trouver  tels  *.  »  Coleridge  ne  pouvait 
souffrir  le  cant  de  Richardson  et  lui  préférait  haute- 
ment la  morale  plus  simple  et  plus  saine  de  Fielding 2. 
Walter  Scott  signale  dans  Paméla  «  cette  veine  de 
froid  calcul  à  laquelle  nous  sommes  presque  obligés 
de  refuser  le  nom  de  vertu  ».  Dans  la  patrie  même 
de  Richardson,  il  a  paru  parfois  moins  moral  que 
prédicant. 

Mais,  si  on  peut  discuter  telle  ou  telle  de  ses  idées, 
il  n'en  reste  pas  moins  vrai  qu'un  profond  sentiment 
moral  anime  ces  gros  volumes.  S'ils  ont  passionné  à 
ce  point  le  siècle,  c'est  que  le  siècle  y  trouvait  une 
chose  nouvelle  alors  dans  le  roman,  la  prétention, 
hautement  affichée,  de  porter  dans  un  cadre  fictif  les 
plus  graves  problèmes.  Le  plaisir  que  Clarisse  Harloice 
a  procuré  aux  lecteurs,  c'est  de  sentir  renaître  en  eux 
les  sources,  qu'on  pouvait  croire  taries,  de  l'émotion 
morale.  Les  maîtres  de  l'auteur,  c'est  un  Berkeley, 
c'est  un  Bunyan3.  Mais  la  prédication  des  philosophes 

1.  Edinburgh  Review,  t.  V,  p.  43-44. 

2.  Literary  Remains. 

3.  J.  Jusserand,  Le  roman  anglais,  p.  68. 


LE    ROMAN   D  ANALYSE.  239 

et  des  sermonnaires  ne  va  qu'aux  convertis.  Richard- 
son  fut  l'homme  qui  fit  connaître  aux  mondains  la 
volupté  d'être  ou  de  se  croire  bons.  Sur  ces  œuvres 
lentes  et  paresseuses,  pareilles  à  quelque  cours  d'eau 
nonchalant,  plane  une  sorte  de  calme  bienfaisant. 
Voici  des  hommes  gâtés  par  l'abus  des  sensations 
vives,  plaisirs,  curiosités,  dégoûts  de  la  vie  du 
monde;  dans  le  torrent  de  ces  menues  impressions, 
leur  personnalité  s'est  amoindrie  au  point  de  dispa- 
raître :  ils  ne  sont  plus  que  des  échos  de  leur  entou- 
rage fiévreux,  incapables  de  résonner  par  eux-mêmes. 
A  ces  lecteurs  inquiets,  Richardson  rend  le  goût  de  la 
vie  intérieure,  l'illusion  qu'ils  peuvent  se  rendre  et 
se  croire  utiles,  la  ferme  assise  de  la  pensée  et  de 
l'activité  journalières.  —  La  lecture  de  Paméla  ou  de 
Clarisse  est  une  leçon  d'hygiène. 

Lui  reprocher  l'abus  de  la  morale,  c'est  donc  se 
méprendre  sur  la  nature  de  son  génie.  Otez  la  morale 
de  la  Nouvelle  Héloïse,  que  reste-t-il?  Peu  de  chose. 
Il  en  est  de  même  de  Clarisse.  L'inspiration  morale  a 
fait  la  grande  nouveauté  de  l'œuvre  et  en  a  assuré 
l'influence. 

Elle  a,  de  plus,  transformé  le  genre.  Ce  que  le 
roman  devient,  entre  les  mains  de  Richardson,  c'est 
un  merveilleux  instrument  d'analyse  de  l'âme.  «  Le 
roman  d'analyse,  a  écrit  Vigny,  est  né  de  la  confes- 
sion. C'est  le  christianisme  qui  en  a  donné  l'idée, 
par  l'habitude  de  la  confidence  l.  »  On  pourrait  dire, 
en  reprenant  le  mot  de  Vigny,  que  c'est  peut-être 
l'absence  de  la  confession  dans  le  protestantisme 
qui  a  donné  naissance  au  roman  d'analyse  morale. 
Richardson,  qui  fut  une  manière  de  directeur  laïque 
de  consciences,  «  un  confesseur  protestant  »,  comme 

1.  Journal  d'un  poète,  p.  192. 


240  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

rappelle  un  critique  anglais  l,  a  peut-être  dû  son 
succès  à  l'effacement  du  prêtre  dans  la  société  an- 
glaise du  xvme  siècle.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  bien 
ici  un  genre  tout  chrétien  et,  par  suite,  tout  moderne. 
Le  roman  moral,  inconnu  de  l'antiquité,  est  l'expres- 
sion la  plus  achevée  de  notre  société.  Il  en  reflète 
l'inquiétude,  le  trouble  maladif,  le  sourd  malaise.  La 
casuistique  chrétienne,  cette  «  histoire  naturelle  de 
l'âme  »  2,  est  une  incomparable  maîtresse  de  philoso- 
phie pratique.  La  faire  entrer  dans  le  roman,  c'était 
ouvrir  au  genre  tout  un  domaine  nouveau. 

Or  personne  n'a,  plus  que  Richardson,  pratiqué  la 
casuistique.  Il  songeait,  étant  jeune,  à  se  faire  théo- 
logien. A  défaut  d'une  chaire,  il  a  prêché  dans  ses 
romans.  «  C'est  lui,  disait  justement  Diderot,  qui 
porte  le  flambeau  au  fond  de  la  caverne;  c'est  lui 
qui  apprend  à  discerner  les  motifs  subtils  et  déshon- 
nêtes  qui  se  cachent  ou  se  dérobent  sous  d'autres 
motifs  qui  sont  honnêtes  et  qui  se  hâtent  de  se  mon- 
trer les  premiers.  »  Personne  n'est  plus  soucieux 
des  cas  de  conscience.  Pour  la  première  fois,  mille 
menus  problèmes  delà  vie  morale,  considérés  jusque- 
là  comme  indignes  de  la  haute  littérature  ou  abordés 
seulement  par  les  moralistes  de  profession,  comme 
un  Addison  ou  un  Steele,  sont  traités  sérieusement  et 
longuement.  —  Comment  une  fille  vertueuse  se  com- 
portera-t-elle  avec  une  mère  grondeuse  et  maussade? 
Comment  se  consolera-t-elle  des  petits  ridicules  de 
son  fiancé,  de  le  voir  mal  chaussé  ou  de  lui  trouver 
une  cravate  mal  mise?  Comment  le  fiancé  se  com- 
portera-t-il  avec  sa  fiancée?  Comment  saura-t-il,  tout 
en  restant  aimable,    garder  la  dignité  virile  ?  Miss 


1.  Leslie  Stephen,  loc.  cit. 

2.  Taine,  litt.  angl.,  t.  IV,  p.  103. 


LA    DIALECTIQUE.  241 

Howe  demande  à  son  amie  une  consultation  sur  ce 
sujet  :  Quelle  importance  une  femme  doit-elle  atta- 
cher à  la  beauté  physique  d'un  homme?  Clarisse 
répond  par  une  dissertation  en  règle,  et  envisage 
la  question  :  1°  en  général  et  2°  en  particulier.  Elle 
examine  le  rôle  de  l'amour  dans  la  vie  :  1°  quant  à 
nos  devoirs  relatifs;  2°  quanta  nos  devoirs  sociaux; 
3°  quant  à  nos  devoirs  supérieurs  et  au  point  de  vue 
divin.  Elle  numérote  ses  arguments,  souligne  les 
points  essentiels,  distingue  des  points  de  vue  nou- 
veaux dans  ceux  qu'elle  a  distingués  déjà  *.  Elle  se 
demande  si  elle  aime  Lovelace  et  finit  par  lui  accorder 
«  une  façon  d'amour  conditionnel  ».  Son  journal  lui 
est  un  procédé  pour  fixer,  compléter  ou  modifier  ses 
propres  résolutions  et  pour  «  traiter  avec  elle- 
même  »  2.  Ainsi  procèdent  les  casuistes,  décou- 
pant chaque  idée  en  tranches  menues,  voire  en  fils 
imperceptibles. 

La  dialectique  morale  est  ici  à  chaque  page.  L'ami, 
demande  miss  Howe,  est-il  tenu  de  tirer  son  ami 
d'un  embarras,  au  risque  de  tomber  lui-même  dans 
un  embarras  égal  ou  supérieur?  Problème  délicat,  et 
qui  vaut  toute  une  lettre.  —  Faut-il  se  marier  par 
intérêt  ou  par  amour?  Il  y  a,  là-dessus,  la  matière 
d'un  volume  dans  les  lettres  de  Clarisse.  —  Faut-il 
se  marier  contre  son  inclination  et  suivre  la  volonté 
de  ses  parents?  En  d'autres  termes,  Clarisse  est-elle 
tenue  d'épouser  Solmes?  Ne  croyez  pas  que  cette 
seule  perspective  la  jette  dans  le  désespoir,  comme 

1.  Cf.  t.  1,  p.  512  et  suiv. 

2.  «  When  I  set  down  what  I  will  do,  or  what  I  hâve  done,  on 
this  or  thaï  occasion  :  the  resolution  or  action  is  before  me, 
either  to  be  adhered  to,  withdrawn,  or  amended,  and  I  hâve 
entered  into  compact  with  myself,  as  I  may  say;  having  given 
it  under  m  y  own  hand  to  improve,  rather  than  to  go  backward, 
as  I  live  longer.  »  (T.  II,  p.  82.) 

16 


242  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

une  vulgaire  héroïne  de  comédie.  Elle  pèse  ses  rai- 
sons. En  refusant  Solmes,  elle  fera  beaucoup  souf- 
frir sa  mère  :  est-ce  là  une  faute?  Si  oui,  quelle 
excuse?  En  voici  une  peut-être  :  de  quelque  manière 
que  ce  débat  se  termine,  les  chagrins  de  sa  mère  ne 
^peuvent  durer  longtemps  :  car  le  jour  où  elle  aura 
épousé  Lovelace,  sa  mère  se  consolera;  au  con- 
traire, si  elle  épouse  un  homme  qu'elle  hait,  Cla- 
risse sera  éternellement  malheureuse.  Il  faut  donc 
préférer  un  chagrin  temporaire  de  sa  mère  à  un 
chagrin  éternel  de  Clarisse.  On  ne  pèse  pas  plus 
ingénieusement  les  devoirs,  dans  une  balance  plus 
sensible. 

Parfois  le  procédé  touche  à  la  manie.  Paméla 
restera- t-elle,  ou  non,  chez  son  maître?  Elle  fait  un 
bilan  de  ses  raisons.  Raisons  pour  :  la  grâce  divine 
la  soutiendra,  un  heureux  avenir  sera  assuré  à  ses 
parents,  etc.  Raisons  contre  :  son  inexpérience,  son 
innocence  menacée,  etc.  Richardson  établit  ce  bilan, 
comme  il  constatait,  sur  ses  livres,  le  doit  et  l'avoir 
de  son  atelier  d'imprimeur,  avec  une  méthode  con- 
sommée. 

Mais  par  là  aussi  il  rapproche  de  nous  ses  person- 
nages. Il  les  humanise  en  quelque  sorte  et  les  anime. 
Les  héros  de  tragédie  luttent  pour  l'honneur  contre 
l'amour,  ou  pour  la  gloire  contre  l'infamie.  Ces 
motifs  sont  très  nobles,  assurément,  mais  un  peu 
abstraits.  Ils  nous  touchent  moins,  parce  qu'ils  se 
présentent  dépouillés  du  cortège  de  circonstances 
précises  et  parfois  mesquines  qui  les  accompagnent 
dans  la  vie.  Richardson  ne  sait  ce  que  c'est  que 
«  l'amour  »  ou  «  l'honneur  ».  Il  voit  tel  cas  particu- 
lier, le  décrit,  le  retourne  en  tous  les  sens,  le  pèse 
deux  ou  trois  fois,  et  conclut  enfin  —  quitte  à  recom- 
mencer pour  le  suivant.  C'est  la  méthode  des  direc- 


LA   SENSIBILITÉ.  243 

teurs  de  conscience  ou  des  sermonnaires  '.  Il  fallait  la 
taire  entrer  dans  le  roman,  et,  pour  cela,  avoir  le 
goût  passionné  des  questions  morales. 


Si  enfin,  à  cette  vue  si  nette  du  monde  extérieur, 
à  cet  art  d'évoquer  les  caractères,  à  cette  richesse  et 
à  cette  plénitude  de  l'observation  morale,  on  ajoute 
une  extrême  sensibilité  et  un  don  particulier  de  se 
passionner  pour  ses  propres  créations,  on  aura  fait  le 
tour  —  ou  peu  s'en  faut  —  du  génie  de  Richardson. 

Cette  sensibilité  était  extrême  et  même,  dans  ce 
siècle  larmoyant,  paraît  sincère.  Aussi  a-t-il  fait 
pleurer  tout  son  siècle.  Quand  je  lis  Clarisse,  lui  écri- 
vait miss  Fielding,  «  je  suis  toute  sensations;  mon 
coeur  brûle  ».  Une  autre  correspondante,  après  avoir 
essayé  de  lui  peindre  son  émotion,  y  renonce  et  pose 
la  plume  :  «  Excusez-moi,  mon  bon  monsieur  Ri- 
chardson, je  ne  puis  continuer;  c'est  votre  faute, 
l'émotion  est  trop  forte  pour  moi  ».  Libre  à  un  des 
successeurs  de  Richardson  dans  le  roman  anglais  de 
railler  doucement  les  adoratrices  qui  «  encensaient 
le  maître  avec  une  théière  »,  baisaient  les  pantoufles 
qu'elles  lui  brodaient,  ou  croyaient  voir  «  un  halo 
de  vertu  »  autour  de  son  bonnet  de  nuit  2.  La  sensi- 
bilité du  xvme  siècle  a  pris  les  formes  les  plus  risi- 


1.  M.  Brunetière  {le  Roman  naturaliste,  p.  292)  veut  que 
Richardson  se  soit  beaucoup  inspiré  de  Bourdaloue.  Il  est  hors 
de  doute  du  moins  que  les  œuvres  du  sermonnaire  français 
étaient  très  populaires  en  Angleterre.  Burnet  disait  à  Voltaire 
que  Bourdaloue  «  avait  réformé  les  prédicateurs  d'Angleterre 
comme  ceux  de  France  ».  (Cf.  Lettre  au  duc  de  la  Vallière.) 

2.  Voir  le  roman  de  Thackeray  :  The  Virginians,  t.  I. 


• 


244  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

bles  :  s'ensuit-il  qu'un  Richardson  ou  un  Rousseau  ne 
fussent  pas  sincères? 

Richardson  est  sensible  et  il  est  —  il  faut  le  dire 
—  sensuel.  On  note  dans  Pamela  une  liberté  singu- 
lière à  toucher  certains  sujets  délicats.  Paméla  reçoit 
en  présent  de  son  maître  une  paire  de  bas;  elle 
rougit  :  «  Ne  rougis  pas,  Paméla,  penses-tu  que  je  ne 
sache  pas  que  les  jolies  filles  portent  des  souliers  et 
des  bas?  »  Des  amabilités  de  ce  genre  ne  sont  pas 
rares.  Sur  les  tentatives  auxquelles  une  jeune  fille  de 
quinze  ans  est  exposée  de  la  part  de  son  maître,  on 
peut  trouver  que  fauteur  insiste  longuement.  Cer- 
tains détails  sont  repoussants.  D'autres  traits  éton- 
nent. Paméla  sait  trop  bien  que  la  tristesse  suit  géné- 
ralement la  volupté  :  «  On  lit  dans  l'Écriture  qu'après 
qu'Ammon  eut  abusé  de  Thamar,  il  la  hait  plus  qu'il 
ne  l'avait  aimée  auparavant  i  »....  De  longues  scènes 
de  Clarisse  se  passent  dans  une  maison  publique,  et  ne 
sont  rien  moins  que  chastes.  Faut-il  accuser  le  siècle? 
ou  ne  serait-ce  pas  que  la  sensibilité  de  Richardson, 
comme  celle  de  Jean-Jacques,  confine  à  la  sensualité? 

A  coup  sûr,  on  ne  lit  pas  impunément  des  œuvres 
qui  font  si  constamment  et  si  puissamment  appel 
aux  émotions  fortes.  La  mélancolie  de  Richardson, 
cette  «  mélancolie  qui  plaît  et  qui  dure  »,  comme 
disait  Diderot,  a  je  ne  sais  quoi  de  maladif  et  de 
sensuel.  Elle  est  trop  manifestement  une  complai- 
sance dans  un  état  morbide  de  dépression  physique. 
Ces  romans  écrits  pour  des  femmes,  sur  des  femmes 
et  par  un  écrivain  tout  féminin,  ont  largement  pré- 
paré la  voie  à  cette  «  lacrimosité  vague  »  de  Hervey, 
d'Ossian  ou  de  Rousseau.  Il  faut,  dans  l'histoire  de  la 
«  mélancolie  »,  faire  la  place  grande  à  Richardson  s. 

1.  T.  I,  p.  35. 

2.  Voir  à  ce  sujet  Leslie  Stephen  (llistory  ofEnglish  thought. 


LA    MÉLANCOLIE.  245 

11  a  mis  à  la  mode  la  mollesse  de  l'âme,  la  tendresse 
intérieure,  le  goût  des  émotions  tristes  et  douces. 
Tous  ses  lecteurs  se  sont  attendris  avec  Lovelace  sur 
l'image  évanouie  de  Clarisse;  tous  ont  redit  avec  lui  : 

J'ai  traversé  sa  chambre  en  songeant,  et  en  prenant 
chaque  objet  qu'elle  avait  touché  ou  qui  lui  servait  :  son 
miroir,  j'ai  failli  le  briser  parce  qu'il  ne  me  donnait  pas 
l'image  accoutumée  de  celle  dont  la  pensée  m'est  à  tout 
jamais  présente.  Je  l'appelle  dans  les  termes,  tantôt  les 
plus  indulgents,  tantôt  les  plus  amers,  comme  si  elle 
m'entendait  :  comme  elle  me  manque  !  c'est  mon  âme 
même  qui  me  manque;  du  moins,  c'est  tout  ce  qu'elle 
aime.  Quel  vide  dans  mon  cœur  !  mon  sang  est  glacé, 
comme  si  la  circulation  s'arrêtait  en  moi.  De  sa  chambre 
à  la  mienne,  à  la  salle  à  manger,  partout  où  j'ai  vu  la 
bien-aimée  de  mon  cœur,  et  ailleurs  encore,  je  cours;  je 
ne  puis  m'airêter  nulle  part;  partout  son  image  charmante, 
en  quelque  attitude  pleine  de  vie,  vole  vers  moi l.... 

Cette  tristesse  délicieuse  de  la  passion,  Rousseau 
et  Gœthe  lui  donneront  un  accent  plus  lyrique  ;  mais 
elle  est  déjà  dans  Richardson.  Comme  eux,  il  s'atten- 
drit sans  fin  sur  l'amour,  parce  que,  pour  lui  comme 
pour  eux,  l'amour  est  un  besoin  irrésistible  de  l'âme. 
Avec  tout  son  cortège  de  troubles,  d'inquiétudes  et 


t.  Il),  qui  a  nettement  indiqué  le  rôle  du  roman  dans  le  déve- 
loppement de  la  mélancolie. 

1.  Ed.  Ballant.,  t.  I,  p.  266  :  «  I  hâve  been  traversing  her 
room,  meditating,  or  taking  up  every  thing  she  but  touched 
or  used  :  the  glass  she  dressed  at,  I  was  ready  to  break,  for 
not  giving  me  the  personal  image  it  was  wont  to  rellect  of 
lier,  whose  idea  is  for  ever  présent  with  me.  1  call  for  her, 
now  in  the  tenderesl,  now  in  the  most  reproachful  terms,  as 
if  within  hearing;  wanting  her,  I  want  my  own  soûl,  at  least 
every  thing  dear  to  it.  What  a  void  in  my  heart!  what  a  chil- 
ness  in  my  blood,  as  if  its  circulation  were  arrested!  From 
her  room  to  my  own;  in  the  dining-room,  and  in  and  out  of 
every  place  where  I  hâve  seen  the  beloved  of  my  heart,  do  I 
hurry;  in  none  can  I  tarry;  her  lovely  image  in  every  one,  in 
some  lively  attitude,  rushing  cruelly  upon  me....  » 


246  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

de  tristesses,  il  est  la  plus  haute  et  la  plus  profonde 
manifestation  de  notre  être  intime.  De  cela,  le  pieux 
romancier  ne  doute  pas.  Carlyle  soutenait  un  jour 
que  l'amour  n'occupe,  dans  l'existence  de  la  plupart 
des  hommes,  qu'une  place  infime.  Il  occupe,   dans 
les  romans  de  Richardson,  non  pas  une  place  impor- 
tante, mais  toute  la  place.  Il  est  la  question  morale 
et  la  question  sociale  par  excellence.  Et  il  ne  s'agit 
plus  ici  de  la  galanterie  qui  faisait  le  fond  de  nos 
romans   du   xvne   siècle  et  de  notre  comédie,  mais 
bien  de  cet  amour  «  tragique  et  terrible  »  où  il  y  va 
de  la  vie  même.  Il  faut  noter  que,  dans  les  romans 
de  Marivaux,  de  Lesage,  de  Prévost,  l'amour,  quelque 
importance  qu'ils  lui  accordent,  n'est  encore  qu'un 
accident  ou  qu'un  moyen  de  faire  son  chemin.  Nulle 
part  —  même  dans  Manon  Lescaut  —  il  ne  s'élève  à 
la  dignité  d'un  devoir  social.   Avec   Richardson,    il 
envahit  tout  l'homme  et  absorbe  tout  l'intérêt.  «  Il 
manque  à  nos  sentiments,  disait  jadis  Saint-Évre- 
mond,  quelque  chose  d'assez  profond;  les  passions  à 
demi   touchées  n'excitent  dans  nos  âmes  que  des 
mouvements  imparfaits  qui  ne  savent  ni  les  laisser 
dans    leur    assiette,    ni    les    enlever    hors    d'elles- 
mêmes  *.  »  Ce  quelque  chose  «  d'assez  profond  »  qui 
manquait  aux  passions,  Richardon  l'a  exprimé  avec 
génie,  parce  qu'il  a  conçu  l'amour,  non  pas  comme 
un    accident   ou   comme   une  bonne  fortune,   mais 
comme  le  plus  essentiel  devoir  de  l'homme. 

L'amour,  et  l'amour  passionné,  est  le  nœud  de 
tous  ses  romans.  Paméla  aime  son  maître  indigne, 
Clarisse  aime  ce  monstre  de  Lovelace,  Henriette 
Byron  ou  Clémentine  se  meurent  d'amour  pour  Gran- 
dison,  et  toutes  paient  leur  passion  de  mille  épreuves. 

I.  De  la  tragédie. 


LA    PASSION.  247 

Paméla  est  injuriée,  emprisonnée,  abreuvée  d'ou- 
trages; Clarisse  meurt;  Clémentine  devient  folle. 
Dira-t-on  que  la  passion  n'est  pas  tragique?  Quel 
objet  d'études  que  cette  lente  agonie  d'un  cœur!  Et 
comment  s'étonner  que  Richardson  y  ait  consacré 
tant  d'efforts?  «  Clarisse,  écrivait  Alfred  de  Vigny,  est 
un  ouvrage  de  stratégie.  Vingt-quatre  volumes 
employés  à  décrire  le  siège  d'un  cœur  et  sa  prise  : 
c'est  digne  de  Vauban  '.  »  Un  pareil  tour  de  force 
n'est  possible  qu'à  un  homme  très  convaincu  que  si 
l'amour  est  la  source  des  plus  grands  malheurs  de 
l'homme,  il  fait  aussi,  à  lui  seul,  toute  sa  dignité. 

Mais,  si  cet  homme  est  Anglais  et  protestant,  il 
faut  encore  que,  de  ces  aventures  du  cœur,  un  ensei- 
gnement se  dégage.  Il  faut  concilier  ces  deux  objets, 
émouvoir  le  lecteur  et  l'instruire,  être  à  la  fois  très 
passionné  et  très  moral,  très  pathéthique  et  très  édi- 
fiant. Et  dès  lors  un  seul  sujet  est  possible  :  l'amour 
contrarié  et  luttant,  soit  contre  des  obstacles  exté- 
rieurs,'soit  contre  lui-même.  Telle  est  en  effet  l'unique 
histoire  que  Richardson  ait  contée,  et,  de  cette  fatalité, 
ce  sont  toujours  des  femmes  qui  sont  victimes.  Toutes 
quatre  —  Paméla,  Clarisse,  Clémentine,  Henriette  — 
ou  toutes  six  —  en  y  joignant  miss  Jervins  et  Olivia 
—  elles  luttent  contre  leur  passion  ou  contre  leur 
devoir.  L'une  immole  son  bonheur  à  son  innocence; 
l'autre,  à  ses  devoirs  de  fille;  une  troisième,  à  sa  reli- 
gion; Henriette  même,  la  moins  éprouvée,  quand  elle 
s'aperçoit  que  Grandison  aime  Clémentine,  se  sacrifie 
héroïquement  à  son  heureuse  rivale. 

Or  personne  n'a  jamais  peint  comme  Richardson 
ces  combats  intimes.  Qui  donc  avant  lui  avait  songé 
à  mettre    en  conflit,    dans  le  cœur    d'une    femme, 

1.  A.  de  Vigny,  Journal  d'un  poète,  année  1833. 


248  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

l'amour  et  la  religion  1?  Quelle  héroïne  de  roman  ou 
de  tragédie  avait  refusé,  comme  Clémentine,  de  se 
donner  à  l'homme  qu'elle  aime  plutôt  que  de  renoncer 
à  sa  foi?  ou  plutôt  quel  romancier  avait  osé  trans- 
porter un  pareil  sujet  dans  la  société  contemporaine, 
—  avec  des  personnages  de  1750,  protestants  ou 
catholiques?  Le  combat  est  pathétique  dans  l'àme  de 
Clémentine  quand  elle  apprend  que  Grandison  refuse 
de  se  convertir.  La  noble  fille  n'a  qu'un  mot  à  dire 
pour  être  heureuse  :  elle  n'a  même  pas  à  sacrifier  sa 
foi;  mais  ce  mot  entamerait  la  dignité  de  son  amour. 
Elle  ne  le  dira  donc  pas;  et  c'est  alors  qu'elle  adresse 
à  Grandison  cette  admirable  lettre  2  : 

i.  Il  faut  rappeler  cependant  ici  les  fameuses  Lettres  d'une 
religieuse  portugaise,  qu'il  a  peut-être  connues. 

2.  Traduction  de  Prévost,  t.  III,  p.  247  et  suiv.  —  Ed.  Bal- 
lantyne,  t.  111,  p.  oOS  :  ■  0  thou  whom  my  heart  best  lovelh, 
forgive  me!  —  Forgive  me,  said  I,  for  what"?  —  For  acting.  if 
I  am  enabled  to  act,  greatly?  The  example  is  from  thee.  who, 
in  my  eyes,  art  the  greatest  of  human  créatures.  M  y  duty 
calls  upon  me  one  way:  my  heart  resisls  my  duty,  and  tempts 
me  not  to  perform  it.  Do  thou.  o  God,  support  me  in  the 
arduous  struggle!  Let  it  not,  as  once  before,  overthrow  my 
reason....  My  tutor,  my  brother,  my  friend!  O  most  beloved 
and  best  of  men!  Seek  me  not  in  marriage!  I  am  unworthy  of 
thee.  Thy  soûl  was  ever  most  dear  to  Clementina!  whenever  I 
meditated  the  gracefulness  of  thy  person,  1  restrained  my  eye, 
I  checked  my  fancy  :  and  how?  Why,  by  meditating  the 
superior  grâces  of  thy  mind.  And  is  not  that  souL  Ihought  I, 
to  be  saved?  Dear,  obstinate,  and  perverse!  And  shall  I  bind 
my  soûl  to  a  soûl  allied  to  perdition?  That  so  dearly  loves 
that  soûl,  as  hardly  to  wish  to  be  separated  from  it  in  its 
future  lot.  —  O  thou  most  amiable  ofmen!  How  can  I  be  sure, 
that,  if  I  were  thine,  thou  would'st  not  draw  me  after  thee, 
by  love,  by  sweetness  of  manners,  by  condescending  goodness? 
I,  who  once  thought  a  heretic  the  worst  of  beings,  bave  been 
already  led,  by  the  amiableness  of  thy  piety,  by  the  univer- 
sality  of  Ihycharity  to  ail  thy  fellow  -créatures,  to  thinkmore 
favourably  of  ail  heretics,  for  thy  sake  ?  Of  what  force  would 
be  the  admonitions  of  the  most  pious  confessor,  were  thy  con- 
descending goodness,  and  sweet  persuasion,  to  be  excrted  to 
melt  a  heart  wholly  thine?..  O  most  amiable  of  men!  —  O 


LA    CONCEPTION    DE   L  AMOUR.  249 

Oh!  vous  qui  êtes  ce  qu'il  y  a  de  plus  cher  à  mon  cœur, 
pardon  mille  fois...  de  quoi  dirai-je?  est-ce  du  dessein  que 
j'ai  de  faire  une  grande  action,  si  j'en  ai  la  force?  L'exemple 
me  vient  de  vous,  qui  êtes  à  mes  yeux  le  plus  grand  des 
hommes.  Mon  devoir  parle  d'un  côté;  mon  cœur  y  résiste 
et  me  tente  d'une  faiblesse.  C'est  toi,  Dieu  puissant  !  que  je 
prie  de  me  soutenir  dans  ce  grand  combat....  Mon  précep- 
teur! mon  frère!  mon  ami!  ô  le  plus  cher  et  le  meilleur 
des  hommes,  ne  pense  plus  à  moi.  Je  suis  indigne  de  toi. 
Ces!  ton  âme  qui  a  charmé  Clémentine.  Lorsque  j'ai 
remarqué  les  grâces  de  ta  ligure,  j'ai  retenu  mes  yeux,  j'ai 
mis  un  frein  à  mon  imagination;  et  comment?  en  tournant 
mes  réflexions  sur  les  grâces  supérieures  de  ton  âme. 
«  Mais  cette  âme,  ai-je  dit,  n'est-elle  pas  faite  pour  une 
autre  vie?  L'obstination,  la  perversité  de  celte  âme  si 
chère,  permet-elle  à  la  mienne  de  se  lier  à  elle?  L'aimerai- 
je  jusqu'à  souhaiter  à  peine  d'être  séparée  d'elle  dans  son 
sort  futur?  »  O  le  plus  aimable  de  tous  les  hommes,  com- 
ment puis-je  m'assurer  que,  si  j'étais  à  toi,  la  force  de 
l'amour,  la  douceur  des  manières,  les  complaisances  de  la 
bonté  ne  m'entrainassent  pas  après  toi?  Moi  qui  regardais 
autrefois  un  hérétique  comme  le  pire  de  tous  les  êtres,  je 
me  sens  déjà  changée,  par  une  séduction  irrésistible,  jus- 
qu'à prendre,  en  ta  faveur,  une  meilleure  opinion  de  ce 
que  j'ai  détesté.  De  quelle  force  seraient  les  avis  du  plus 
pieux  directeur  lorsque  tes  caresses  et  tes  douces  persua- 
sions s'emploiraient  à  pervertir  un  cœur  tout  à  toi?...  O 
le  plus  aimable  des  hommes,  ô  toi  que  mon  âme  adore, 
ne  cherche  point  à  me  perdre  par  ton  amour.  Si  je  me 
donnais  à  toi,  un  devoir  trop  cher  me  ferait  oublier  ce  que 
je  dois  à  Dieu.... 

L'amour  qui  inspire  une  pareille  lettre  est  un  sen- 
timent sublime.  Il  grandit  par  le  voisinage  du  senti- 
ment religieux  qui  s'y  mêle  et  le  transforme.  De  là, 
dans  la  passion,  des  nuances  nouvelles,  des  délica- 
tesses non  soupçonnées.  Notez,  au  surplus,  que 
toutes   ces   héroïnes  aiment  jusqu'à  s'oublier  elles- 

thou  whom  m  y  soûl  loveth,  seek  not  lo  entangle  me  by  thy 
love!  Were  I  to  be  thine,  my  dut  y  to  Itaee  ^ould  mislead  me 
from  that  I  owe  to  mv  God » 


250  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

mêmes  et  jusqu'à  s'abaisser  volontairement  devant 
l'homme  aimé.  A  la  différence  de  la  froide  Astrée  ou 
de  la  fière  Alcidiane,  elles  sont  vaincues  d'avance, 
humbles  et  soumises,  tendres  et  modestes.  «  0  ma 
chère,  s'écrie  humblement  Henriette  Byron,  quelle 
princesse  l'amour  déclaré  d'un  tel  homme  a  fait  de 
moi!  »  Semblables  à  l'Eve  de  Milton,  elles  n'ont  garde 

—  quoi  qu'en  dise  la  spirituelle  miss  Howe  —  de  se 
croire  les  égales  de  leur  maître.  Mais  cela  même  rend 
la  lutte  plus  touchante.  Si  elles  résistent  à  l'amour 
avec  cet  acharnement  admirable,  c'est  qu'elles  ont, 
elles  aussi,  une  âme,  dont  elles  doivent  compte  à 
Dieu.  Leur  dignité  leur  vient  de  leur  foi  :  jamais, 
dans  le  roman,  le  sentiment  religieux  n'avait  triom- 
phé de  façon  plus  éclatante  que  dans  ces  cœurs 
ravagés  par  l'amour  et  torturés  par  lui  jusqu'à  la 
folie  ou  jusqu'à  la  mort.  Nul  pathétique  ne  vaut  le 
tableau  de  ces  déchirements  intérieurs,  et  il  n'y  a  rien 
de  supérieur,  en  aucune  langue,  au  dernier  volume 
de  Clarisse  Harlowe.  Essayons  de  supposer  un  instant 

—  comme  le  demandaient  les  lecteurs  de  Richardson 

—  un  dénouement  heureux  :  toute  la  moralité  de 
l'œuvre  disparaît,  avec  tout  ce  qui  en  fait  la  beauté 
rare.  Il  faut  que  Clarisse  meure,  victime  de  son 
devoir.  Il  faut  que  Lovelace  aime  Clarisse;  mais  il 
faut  qu'il  soit  victime,  lui,  de  ses  fautes  passées,  dont 
le  souvenir  se  dresse  entre  elle  et  lui.  Il  faut  qu'il 
soit  devenu  incapable  de  l'aimer  comme  elle  doit 
être  aimée.  Il  faut  que,  jamais  plus,  il  ne  puisse  être 
le  mari  de  celle  qu'il  a  traitée  comme  une  maîtresse. 
Et  il  faut  enfin  qu'elle  lui  pardonne,  comme  elle  par- 
donne à  ses  parents,  et  qu'elle  meure  pour  avoir  obéi 
à  sa  conscience.  Nul  autre  dénouement  n'est  pos- 
sible. 

Il  n'importe  que  Clarisse  soit  prude,  bigote,  ou 


LE    DON    DU    PATHÉTIQUE.  251 

pédante.  Peu  à  peu,  à  mesure  que  le  dénouement 
approche,  les  ridicules  s'effacent  ou  s'atténuent.  De 
même  que  dans  la  vie,  devant  un  lit  de  mort,  s'éva- 
nouissent les  souvenirs  profanes  et  qu'au-dessus  des 
réalités  mesquines  ou  triviales  l'image  de  ceux  qui 
partent  nous  apparaît  plus  pure  et  déjà  moins 
humaine,  de  même,  en  présence  de  Clarisse  mou- 
rante, ce  n'est  plus  à  l'humble  petite  dévote,  à  la 
provinciale  prétentieuse,  à  la  verbeuse  et  fastidieuse 
correspondante  des  premiers  chapitres  que  nous 
songeons ,  mais  uniquement  à  celle  qui  meurt 
pour  être  restée,  au  milieu  des  plus  terribles 
épreuves,  maîtresse  de  sa  conscience  et  de  son  âme. 
Lentement  préparée  par  une  foule  d'événements 
accumulés,  l'émotion  se  dégage  plus  encore  de  la 
multiplicité  des  impressions  douloureuses  que  d'un 
choc  violent  et  subit.  Nous  sommes  profondément, 
non  brusquement  remués. 

«  Qu'il  est  heureux  pour  moi,  dit  Clarisse  sur  son 
lit  de  mort,  d'avoir  senti  l'affliction  en  cette  vie!  » 
Toute  la  morale  de  l'œuvre  est  dans  cette  glorification 
de  la  douleur  purificatrice,  et  c'était  là  une  grande 
nouveauté.  Aucun  roman  n'avait  porté  encore  avec 
lui  un  pareil  enseignement.  Aucun  n'avait  remué,  à 
de  si  grandes  profondeurs,  de  si  graves  problèmes. 
Aucun  n'avait,  dans  un  drame  si  touchant,  mis  une 
leçon  si  haute.  Aujourd'hui  encore,  quoiqu'on  le  lise 
peu,  le  dernier  volume  de  Clarisse  garde  toute  sa 
beauté.  «  Je  fais  amende  honorable  à  ce  vieux  libraire 
de  Richardson,  écrivait  un  jour  Doudan  surpris;  tout 
ce  dénouement  est  bien  beau  et  très  pathétique.  » 
Tout  homme  qui  relira  sans  prévention  ces  pages 
admirables  pensera  comme  Doudan. 


252  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 


VI 


Tout  cela  était  neuf  et  —  paraissait  tel. 

On  n'avait  pas  fait  encore  du  roman  un  genre 
capable  de  porter  des  idées.  Ni  Le  Sage  avec  sa  philo- 
sophie de  courte  allure  et  son  optimisme  facile,  ni 
Prévost,  avec  sa  conception  purement  romanesque  de 
la  vie,  ni  Marivaux  même,  esprit  charmant  mais  trop 
aimable,  n'y  avaient  qu'imparfaitement  réussi.  Seul, 
un  court  chef-d'œuvre,  la  Princesse  de  Clèves,  pouvait 
être  comparé,  pour  la  portée  morale,  aux  romans 
anglais. 

Pour  faire  du  roman  un  genre  sérieux,  il  fallait 
d'abord  en  renouveler  la  forme,  en  écarter  le  dra- 
matique facile,  l'héroïque  et  le  galant.  Richardson 
l'a  tenté,  sans  y  arriver  complètement  :  il  reste  du 
romanesque  dans  son  œuvre;  mais,  au  regard  de  ses 
précurseurs,  il  en  reste  peu.  Du  moins  a-t-il  réduit  le 
récit  à  peu  d'événements,  et  à  des  événements  sim- 
ples. Il  a  écrit  de  gros  livres  sur  de  petits  faits. 

Il  fallait  ensuite  choisir  des  personnages  nou- 
veaux. Richardson  les  prend  dans  la  bourgeoisie  ou 
dans  la  petite  noblesse,  tant  parce  que  ce  monde  lui 
était  plus  familier  que  parce  qu'il  avait  chance  d'y 
trouver  plus  d'àmes  vraiment  âmes,  c'est-à-dire 
capables  de  rentrer  en  elles-mêmes  et  d'y  vivre  d'une 
vie  intérieure  féconde.  Il  fallait  les  montrer  s'analy- 
sant,  et  c'est  pourquoi  il  a  choisi  la  forme  du  roman 
par  lettres  :  forme  imparfaite  encore  entre  ses  mains, 
mais  capable  de  porter  ce  que  l'auteur  voulait  y 
mettre,  l'étude  des  tragédies  bourgeoises  de  l'âme. 

Il  fallait  se  dégager  de  toute  préoccupation  trop 
littéraire  qui  eût  entravé  l'observation  et  nui  à 
l'effet  moral.  L'œuvre  du  fils  de  menuisier,  de  l'im- 


GRANDEUR   DE    L'ŒUVRE.  253 

primeur  ignorant  et  pédant,  supérieure  dans  le  fond, 
reste  médiocre  dans  la  forme. 

Il  fallait  peindre  la  vie  dans  le  détail  le  plus 
infime,  avec  une  patience  de  naturaliste  que  tout 
intéresse  et  passionne.  Il  l'a  tenté,  et  il  y  a  réussi 
jusqu'à  l'ennui  souvent,  mais  aussi  jusqu'à  donner 
des  tableaux  exacts  et  complets,  qui  font  de  lai  le 
plus  grand  réaliste  de  son  temps. 

Il  fallait  être,  plus  encore  qu'observateur  pers- 
picace, foncièrement  moraliste,  c'est-à-dire  joindre 
au  goût  des  questions  de  morale  de  graves  con- 
victions religieuses  :  condition  essentielle  et  rare- 
ment réalisée  chez  les  gens  de  lettres  du  siècle.  — 
Richardson,  comme  Rousseau  de  son  temps,  comme 
Tolstoï  du  nôtre,  a  eu  pour  lui  cette  grande  force 
d'être  un  croyant. 

Il  fallait  enfin,  à  tous  ces  dons,  joindre  le  don  de 
l'émotion,  une  extrême  sensibilité,  beaucoup  de  ten- 
dresse, un  goût  tout  féminin  des  larmes,  et  sur- 
tout ce  talent  d'animer  ses  créations  qui  a  fait  de 
lui,  comme  disait  Villemain,  «  le  plus  grand  et  peut- 
être  le  plus  involontaire  imitateur  de  Shakespeare  ». 

De  tout  cela  est  sortie  une  œuvre  indigeste,  pédan- 
tesque  et  inégale,  mais  aussi  profondément  ori- 
ginale, très  anglaise,  quoique  très  humaine,  et,  à 
coup  sûr,  si  l'on  se  rapporte  à  l'époque,  très  neuve. 
Même  à  distance,  elle  reste  puissante  et  suffit  à 
expliquer  —  sinon  à  justifier  de  tout  point  —  le  mot 
de  Johnson,  quand  il  disait  à  Boswell,  avec  son  gros 
bon  sens,  que  «  les  romans  français  pouvaient  être 
de  jolis  colifichets,  mais  qu'un  roitelet  n'était  pas 
un  aigle  »  *. 

1.  Life  of  Johnson,  éd.  Napier,  t.  1,  p.  516. 


CHAPITRE  V 


JEAN-JACQUES    ROUSSEAU    ET   LE   ROMAN   ANGLAIS 


I.  Succès  du  roman  anglais  en  France.  —  Tout  le  monde, 
autour  de  Rousseau,  lit  Richardson  et  l'imite.  —  Qu'il  y  a 
une  querelle  du  roman  anglais  :  ÏÉloge  de  Richa?*dson  de 
Diderot.  —  Opposition  de  Voltaire. —  Influence  de  Richard- 
son  sur  le  roman  français. 

II.  Admiration  de  Rousseau  pour  lui.  —  Qu'il  l'avait  sous  les 
yeux  en  écrivant  VHéloïse.  —  Que  le  parallèle  de  VHéloïse  et 
de  Clarisse  fut  un  lieu  commun  de  la  critique  du  xvme  siècle, 
et  pourquoi. 

III.  Analogies  dans  le  plan  des  deux  œuvres,  —  dans  les  per- 
sonnages, —  dans  la  forme  épistolaire,  —  dans  le  souci  de 
la  réalité  bourgeoise. 

IV.  Analogies  de  religion  entre  les  deux  écrivains.  —  Com- 
ment Rousseau,  à  l'exemple  de  Richardson,  transforme  et 
élève  le  roman. 

V.  En  quoi  il  dépasse  son  modèle  :  sentiment  de  la  nature, 
conception  de  l'amour,  mélancolie.  —  Que  le  succès  de 
VHéloïse  n'a  fait  que  grandir  Clarisse  Harlowe.  —  Richardson 
et  les  romantiques. 

On  a  dit  justement  que  Clarisse  Harlowe  est  à  la 
Nouvelle  Héloïse  ce  que  le  roman  de  Rousseau  est  à 
Werther  »  :  les  trois  œuvres  se  tiennent  d'un  lien  indis- 
soluble, parce  qu'elles  s'engendrent  l'une  l'autre. 
Mais  tandis  qu'on  lit  encore  Werther  et  YHéloise,  on 
ne  lit  plus  guère  Clarisse,  et  c'est  pourquoi  sans 
doute,  si  personne  ne  songe  à  contester  la  dette  de 

t.  Marc  Monnier,  Rousseau  et  les  étrangers  (dans  Jean-Jacques 
Rousseau  jugé  par  les  Genevois  d'aujourd'hui). 


«    PAMELA    »    EN   FRANCE.  255 

Goethe  envers  Rousseau,  nous  apercevons  moins 
aisément  aujourd'hui  l'étendue  de  celle  de  Rousseau 
envers  Richardson,  qui  est  cependant  considérable. 
Il  faut,  pour  s'en  rendre  compte,  rappeler  quelle 
avait  été,  depuis  leur  première  apparition  en 
France,  l'incomparable  fortune  de  Paméla,  de  Cla- 
risse, de  Grandison.  C'est  tout  un  chapitre  de  notre 
histoire  littéraire,  et  des  plus  curieux,  que  le  récit 
de  cette  querelle  du  roman  anglais  qui  passionna 
l'opinion  presque  au  même  degré  que  la  querelle 
autour  de  Shakespeare,  et  dont  le  dernier  épisode 
fut  une  éclatante  glorification  de  Richardson,  pro- 
clamé le  modèle  et  souvent  même  le  maître  de 
Jean-Jacques. 


Paméla  avait  réussi  d'abord  parce  que  ce  roman 
avait  paru  moral  et  vrai.  «  Une  jeune  Anglaise,  sans 
naissance  et  sans  biens,  offrit  un  exemple  capable  de 
décrier  les  comtesses  et  les  marquises  de  nos  plus 
célèbres  romanciers  l.  »  Desfontaines,  champion 
attitré  des  nouveautés  anglaises,  mit  hardiment  en 
relief  la  nouveauté  de  Paméla  :  ce  livre,  proclamait- 
il,  sortait  du  «  chemin  battu  »,  parce  qu'il  réhabilitait 
les  femmes,  outragées  dans  tant  de  livres  à  la  mode 
—  Crébillon  fils  venait  de  publier,  en  1736,  les  Éga- 
rements du  cœur  et  de  l'esprit,  —  et  parce  qu'il  reve- 
nait au  simple  et  au  naturel.  Ici  «  ni  peintures 
hardies,  ni  délicatesses  lascives,  ni  obscurité  épigram- 
matique  ».  «  Il  est  vrai  que  ce  ne  sont  pas  les  aven- 
tures de  quelque  princesse,  de  quelque  marquise,  de 
quelque  comtesse  ou  de  quelque  baronne,  héroïnes 

1.  Journal  étranger,  février  1755. 


256  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

ordinaires  de  nos  romans.  »  Mais  si  l'auteur  «  avait 
mis  tant  de  vertu  et  de  résistance  sur  le  compte 
d'une  personne  élevée  dans  le  grand  monde,  où 
aurait  été  la  vraisemblance?  »  A  la  vérité  le  style 
n'est  pas  «  d'une  élégance  géométrique  »  ;  mais  il  est 
plein  d'une  «  heureuse  négligence  ».  Bref,  le  roman 
de  Paméla,  quoique  anglais,  était  un  excellent  mo- 
dèle à  proposer  à  nos  auteurs  f. 

Malheureusement  pour  Desfontaines,  le  livre  était 
anglais,  et  l'Angleterre  venait  précisément  de  se 
déclarer,  dans  la  guerre  de  succession  d'Autriche, 
en  faveur  de  Marie-Thérèse.  Il  parut  une  brochure 
dénonçant  patriotiquement  le  danger  de  ce  nouveau 
roman,  qui  faisait  un  si  grand  éloge  de  la  vertu 
insulaire  2.  Le  Journal  de  police  déclare  qu'on  est 
«  révolté  contre  l'auteur  des  Observations  pour  avoir 
fait  l'apologie  de  Paméla  »  et  fort  surpris  qu'on  ait 
donné  un  privilège  au  traducteur  d'un  livre  «  dont 
la  préface  fait  l'éloge  des  Anglais  et  insulte  à  toute 
la  nation  ».  Comme  jadis  Corneille  fut  suspect  aux 
gouvernants  pour  avoir  fait,  dans  le  Cid,  l'éloge  de 
l'Espagne,  de  même  les  anglomanes  du  siècle  der- 
nier passaient  facilement  pour  des  ennemis  de  l'État. 

Fut-ce  par  dépit  que  Desfontaines  traduisit  Joseph 
Andrews,  qui  est  une  satire  de  Paméla?  Il  est  pos- 
sible. Mais  c'est  en  vain  qu'il  essaya  de  faire  un 
succès  au  roman  de  Fielding  et  de  le  vanter  comme 
«  un  livre  de  science  et  de  morale  familière  3  ».  Il 
lut  s'avouer  qu'il  ne  réussissait  pas  et  en  accusa  le 
goût  trop  classique  des  Français  :   «  En  vain  toute 

1.  Observations  sur  les  écrits  modernes,  t.  XXIX,  1742. 

2.  Lettre  à  Vabbë  Desfontaines  sur  Paméla,  Paris,  1142.  (Voir 
'ournal  de  police,  à  la  suite  du  Journal  de  Barbier,  éd.  Char- 
ip.ntier,  t.  VIII,  p.  158,  et  les  06s.  sur  les  écr.  mod.,  t.  XXIX, 
».  213.) 

3.  Lettre  d'une  dame  anglaise,  à  la  suite  de  Joseph  Andrews. 


«    PAMÉLA    »•  EN   FRANCE.  257 

une  nation,  chez  qui  régnent  l'esprit  et  le  bon  goût, 
est  charmée  de  l'original.  Ce  sont  des  Anglais, 
dit-on  :  savent-ils  ce  que  c'est  qu'un  ouvrage  d'es- 
prit? »  On  trouve  qu'il  n'y  a  point  d'intérêt  :  «  Je 
prends  la  liberté  de  demander  où  est  l'intérêt  des 
romans  de  Don  Quichotte,  de  Gil  Blas  et  de  celui  de 
Scarron  *?  »  Le  public  ne  voulait  pas  de  Fielding, 
maintenant  qu'on  lui  avait  révélé  Richardson,  et 
opposait  ce  roman  «  tout  rempli  de  petitesse  »  à  «  la 
modeste  et  sage  Paméla,  dont  les  fameuses  aven- 
tures ont  fait  l'admiration  de  tant  de  gens  2.  » 
Mme  du  Deffand  ne  se  consolait  pas  d'avoir  lu  le 
nouveau  chef-d'œuvre  3.  «  Sans  Paméla,  écrivait  Cré- 
billon  à  Chesterfield,  nous  ne  saurions  ici  que  lire  ni 
que  dire  *  »,  et  le  nom  de  l'héroïne  devint  rapide- 
ment populaire.  A  la  fin  du  siècle  encore,  le  duc 
d'Orléans  le  donnait  à  une  jeune  fille  qui  passait  pour 
sa  fille  naturelle  5. 

Le  roman  de  Richardson  fut  continué,  imité,  con- 
trefait. Il  y  eut  des  suites  de  Paméla,  comme  il  y 
eut  des  Anti-Paméla  6.  Ce  sujet  «  si  fortement  et  si 
maussadement  traité  en  anglais  »  7  tenta  les  drama- 
turges, au  moment  où  La  Chaussée  venait  de  donner 
ses  premières  comédies  bourgeoises;  mais  il  ne  leur 


1.  Observations,  t.  XXXIII,  p.  313. 

2.  Bibliothèque  française  ou  Hist.  litt.  de  la  France,  1744, 
p.  203. 

3.  5  juillet  1742. 

4.  26  juillet  1742  :  voir  J.  Jusserand,  The  English  Novel, 
p.  414. 

5.  Lamartine,  Hist.  des  Girondins,  t.  IV,  p.  182,  et  V,  227. 

6.  Voir  Lettres  amusantes  et  critiques  sur  les  romans  en 
général,  anglais  et  français,  tant  anciens  que  modernes  [par 
Auberl  de  la  Chesnaye  De>bois],  Paris,  1743,  2  parlies  in-12. 
—  Fanny  ou  la  Nouvelle  Paméla,  par  d'Arnaud  (1767):  Histoire 
de  Paméla  en  liberté  (1776),  etc. 

7.  Clément,  Les  cinq  années  litt.,  t.  I,  p.  234. 

17 


258  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

porta  pas  bonheur.  Dans  la  Paméla  en  France,  de 
Boissy,  on  vit  l'humble  servante,  devenue  coquette, 
se  pâmer  et  s'évanouir  presque  méthodiquement. 
«  Évanouissez-vous  »,  lui  disait  un  personnage,  pour 
la  sauver  d'une  situation  délicate  :  «  Je  le  devrais  », 
répondait-elle, 

Mais  le  public  encore  le  trouverait  mauvais. 

De  fait,  le  public  fit  un  médiocre  accueil  à  ce  grossier 
pastiche  du  roman  du  jour,  dans  lequel  le  marquis 
amoureux  de  sa  belle,  déguisé  en  Cupidon,  finissait 
par  l'épouser  dans  une  féerie  d'opéra  l.  La  Chaussée 
ne  fut  pas  plus  heureux,  malgré  l'évidente  affinité 
entre  son  talent  et  le  génie  de  Richardson.  Dans  sa 
pièce,  l'une  des  plus  médiocres  qu'il  ait  écrites,  toute 
la  saveur  originale  du  roman  a  disparu.  Paméla 
tombe  «  sur  un  sofa  de  gazon  ».  Elle  se  fait  scrupule 
de  pêcher  à  la  ligne  : 

Hélas!  peut-on  se  faire  un  jeu 
D'une  destruction?... 
Aux  animaux  d'aucune  espèce 
Je  ne  saurais  faire  de  mal. 

Et  ce  trait,  charmant  dans  l'original,  devient  risible 
au  théâtre.  A  un  certain  moment,  un  vers  inoffensif 
et  plat  : 

Vous  prendrez  mon  carrosse  afin  d'aller  plus  vite, 

déchaîna  les  rires  et  l'auteur  dut  retirer  sa  pièce  *. 
Les  Comédiens  Italiens  profitèrent  du  double  désastre 
de  Boissy  et  de  La  Chaussée  pour  jouer,  quelques 


1.  Paméla  en  France  ou  la  vertu  mieux  éprouvée  :  comédie 
en  trois  actes  et  en  vers,  jouée  aux  Italiens,  le  4  mars  1743. 

2.  Jouée  aux  Français,  le  6  décembre  1743  (voir  le  livre  de 
M.  Lanson,  p.  159  et  suiv.). 


«    PAMELA    »    AU    TUEATRE.  259 

jours  plus  tard,  la  Déroute  des  Paméla,  par  Godard 
d'Aucour,  qui  amusa  fort l. 

Mais  le  succès  du  roman  était  loin  d'être  épuisé. 
Car  six  ans  après,  Voltaire  à  son  tour  y  puise  l'in- 
trigue  de  sa  Nanine  et  jusqu'au  nom  de  l'héroïne  2, 
Nanine  pour  Nanny .  «  C'est  Paméla  même,  en 
miniature  française  »,  a-t-on  dit  complaisamment 3; 
mais  c'est  beaucoup  dire.  Au  lieu  que  le  séducteur 
de  Paméla  était  jeune,  la  Nanine  de  Voltaire  est 
aimée  par  le  vieux  d'Olban,  qu'elle  n'aime  pas.  Dès 
lors,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  pathétique  dans  la 
situation  de  la  servante  amoureuse,  mais  vertueuse, 
disparaît.  Ce  que  Nanine  cherche  dans  le  roman  de 
Kichardson,  ce  sont  des  leçons  de  philosophie  : 

Je  lisais.  —  Quel  ouvrage?  — 
Un  livre  anglais  dont  on  m'a  fait  présent. 
Sur  quel  sujet?  —  Il  est  intéressant  : 
L'auteur  prétend  que  les  hommes  sont  frères, 
Nés  tous  égaux;  mais  ce  sont  des  chimères.... 

Quelques-unes  de  ces  «  chimères  »,  exposées  en 
un  style  assez  plat,  ne  purent  sauver  la  pièce  \ 
'  Rousseau  le  regrettait  plus  tard  et  accusait  le  public 
français  de  n'avoir  pas  su  goûter  une  pièce  où  «  l'hon- 
neur, la  vertu,  les  purs  sentiments  de  la  nature  sont 
préférés  à  l'impertinent  préjuge  des  conditions  5  »  et 
qui,  au  surplus,  avait  le  mérite  à  ses  yeux  d'être  ins- 
pirée de  Richardson  6. 

1.  23  décembre  1743.  —  Voir  le  Mercure  de  1743,  p.  2722. 

2.  Voir  l'étude  de  M.  Holzhauser  sur  les  comédies  de  Vol- 
taire (Zeitschrift  fur  neufranzosische  Sprache  und  Literatur, 
t.  VII,  supplém.,  p.  69)  pour  les  emprunts  de  Voltaire  à 
Richardson. 

3.  Geoffroy,  Cours  de  litt.  drain.,  t.  III,  p.  7. 

4.  Jouée  le  16  juin  1749. 

5.  Lettre  sur  les  spectacles,  notes. 

6.  Il  y  eut  encore  sous  la  Révolution  une  Paméla  de  Fran- 
çois de  Neufchâteau. 


260  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

Mais  si  l'opinion  se  refusait  à  admettre  les  adap- 
tations de  Boissy,  de  La  Chaussée  ou  de  Voltaire, 
elle  avait  adopté  l'œuvre  originale  et  quand,  huit 
années  après,  Prévost  nous  donna  Clarisse,  l'ébauche 
l'avait  préparée  à  l'admiration  du  chef-d'œuvre. 

Si  on  en  croyait  Voltaire,  le  succès  de  ce  second 
roman  n'aurait  pas  été  comparable  à  celui  du  pre- 
mier l.  Mais  Voltaire,  qui  n'est  jamais  un  témoin 
très  sûr,  est  particulièrement  suspect  dès  qu'il  s'agit 
d'un  livre  anglais.  Tout  nous  prouve  que  Clarisse  eut 
autant  et  plus  de  succès  que  Paméla.  La  première 
partie  —  qui  parut  séparément  —  causa,  il  est  vrai, 
quelque  déception  :  on  lui  reprochait,  non  sans 
raison,  des  longueurs  :  «  Vos  réflexions  nous  tuent  », 
écrivait  Clément  de  Genève  :  «  malheur  au  subtil  et 
pesant  raisonneur  qui  nous  fait  une  dissertation  au 
lieu  d'une  histoire  M  »  Mais  l'ouvrage  fait  du  bruit  : 
on  traduit  des  romans  anglais,  depuis  celui-là, 
«  tout  le  long  de  la  journée  ». 

Dès  la  publication  de  l'original  anglais,  il  en  avait 
paru  à  Amsterdam  une  critique,  très  admirative,  en 
français.  L'auteur  y  établissait  un  parallèle  entre 
Richardson  et  Marivaux,  louait  modérément  celui-ci 
pour  avoir  tenté  de  ramener  le  roman  à  la  vérité,  et 
comblait  d'éloges  celui-là  pour  avoir  mis  dans  son 
livre  la  vraisemblance  des  détails  et  une  morale 
supérieure.  Richardson  s'était  emparé  de  ce  juge- 
ment et  s'en  était  servi  dans  l'appendice  de  Clarisse  3. 

1.  Gazette  littéraire,  30  mai  1764  :  «  On  ne  lisait  guère  dans 
l'Europe  les  romans  anglais  avant  Paméla.  Ce  genre  parut 
très  piquant  :  Clarisse  eut  moins  de  succès  et  en  méritait 
cependant  davantage.  »  —  Notez  d'ailleurs  qu'il  se  contredit 
par  ailleurs  (Préface  de  Y  Écossaise). 

2.  Les  cinq  années  littéraires  :  15  mars  1751.  —  Cf.  les  Nou- 
velles littéraires  du  25  janvier  de  la  même  année. 

3.  On  trouvera  ce  jugement,  dont  l'auteur  m'est  inconnu, 
dans  The  Gentleman's  Magazine  (juin  1749,  t.  XIX). 


«    CLARISSE    »    EN    FRANCE.  261 

Quand  il  fut  en  possession  du  chef-d'œuvre  com- 
plet, le  public  français  ratifia  le  jugement  et  redoubla 
ses  éloges.  Richardson,  qui  n'était,  après  Paméla, 
qu'un  écrivain  original,  passa  grand  homme.  «  Je  ne 
crois  pas,  écrit  Marmontel  !,  que  notre  siècle  ait  un 
pinceau  plus  vrai,  plus  délicat,  plus  animé.  On  ne  lit 
pas,  on  voit  ce  qu'il  raconte  »,  et  il  loue  l'art  con- 
sommé de  l'auteur  qui  «  attache  quoiqu'il  impa- 
tiente, ou  plutôt  n'impatiente  pas  par  la  raison  qu'il 
attache  »  :  son  génie,  c'est  la  vie  même.  D'Argenson 
admire  la  force  de  la  pensée  et  l'absence  de  lieux 
communs  dans  les  romans  anglais  :  «  Ce  qui  caracté- 
rise les  écrivains  anglais  et  toute  cette  nation  si 
approfondissante,  si  réfléchissante,  c'est  un  grand 
sens  en  tout2  ».  Voltaire  lui-même  avoue  que  cette 
lecture  lui  «  allume  le  sang  »,  et,  revenu  à  la  posses- 
sion de  soi,  avoue  que  les  Anglais  sont  uniques  pour 
leur  naturel  :  ici  «  nulle  envie  de  montrer  misérable- 
ment l'auteur  quand  on  ne  doit  montrer  que  les 
personnages  »,  nul  désir  d'avoir  de  l'esprit  hors  de 
propos  3. 

Fut-ce  le  respect  du  chef-d'œuvre  ou  l'insuccès  des 
adaptations  de  Paméla  qui  préserva  Clarisse  des 
auteurs  dramatiques?  Toujours  est-il  qu'aucune 
pièce  n'en  fut  tirée  avant  plusieurs  années.  Les  con- 
temporains insinuèrent,  il  est  vrai,  que  Beaumarchais 
y  avait  pris  le  sujet  de  son  Eugénie  4  :  mais  Beau- 
marchais lui-même  n'a-t-il  pas  avoué  en  avoir  em- 
prunté l'idée  à  Le  Sage?  —  En  1786  seulement,  Née 
de  la  Rochelle,  et,  six  ans  après,  Népomucène  Lemer- 


1.  Mercure  de  France,  août  1758. 

2.  Remarques  en  lisant. 

3.  Lettre  à  Mme  du  Deflfaod,   12   avril   1760;  —   Préface  de 
Y  Ecossaise  (1760). 

4.  Voir  le  Journal  encyclopédique,  1er  novembre  1756. 


262  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

cier  essayèrent  tous  deux  de  mettre  à  la  scène  le 
chef-d'œuvre  de  Richardson,  resté  populaire  jusque 
sous  la  Révolution  *. 

Quand,  en  1755,  parut  Grandison,  la  gloire  du 
romancier  anglais  était  à  son  comble.  Rien  ne 
prouve  mieux  le  progrès  accompli  que  le  toile  sou- 
levé par  les  retouches  que  Prévost  s'était  permises  : 
«  Il  faut  avoir  bonne  opinion  de  soi,  lit-on  dans  la 
Correspondance  littéraire  *,  pour  se  faire  ainsi  sculp- 
teur du  marbre  de  M.  Richardson.  C'est  vraiment  lui 
qui  est  un  artiste  sublime,  et  vous,  traducteurs,  si 
vous  osez  toucher  à  ses  chefs-d'œuvre,  ôtez-en,  si 
vous  pouvez,  ces  taches  légères  et  cette  poussière 
qui  couvre,  par-ci  par-là,  ces  statues  admirables  ; 
dégagez-les  de  cette  terre  qui  cache  quelquefois  leurs 
contours;  mais  gardez-vous  de  porter  une  main  pro- 
fane jusque  sur  la  statue  même,  de  peur  de  trahir 
votre  ignorance  et  votre  insensibilité.  » 

Cependant  la  statue  avait  ici  des  pieds  d'argile. 
Les  contemporains  ne  s'en  doutèrent  pas.  Gibbon 
recommande  le  nouveau  livre  à  sa  tante  comme  très 
supérieur  à  Clarisse  3.  Marmontel  —  tout  en  avouant 
que  le  succès  n'est  pas,  en  France,  tout  à  fait  égal 
à  celui  du  précédent  roman  de  l'auteur  —  réfute 
avec  ardeur  ceux  qui  trouvent  le  caractère  du  héros 
«  trop  compassé  et  trop  peu  naturel  ».  «  Si  l'on  osait, 
écrivait  d'Argenson,  on  nommerait  le  sieur  Gran- 
disson  un  nouveau  Christ  apparu  sur  la  terre,  tant 
il   est  parfait 4.   »  Mais   ce  caractère  est,  au  juge- 

4.  Le  drame  de  Née  de  la  Rochelle  est  anonyme  :  Clarisse 
Harlowe,  drame  en  trois  actes  et  en  prose,  Paris,  1186,  in-8.  — 
La  Clarisse  Harlowe  de  Népomucène  Lemercier  fut  jouée  en 
1792. 

2.  Janvier  1756. 

3.  Mémoires,  trad.  1797,  t.  II,  p.  240. 

4.  Mémoires,  éd.  Jannet,  t.  V,  p.  112. 


DIDEROT    ET    RICRARDSON.  263 

ment  de  Marmontel,  «  rare  et  merveilleux  »  :  il 
n'est  ni  extravagant  ni  romanesque  :  «  Ce  n'est 
jamais  qu'un  homme  de  bien,  tel  qu'il  est  possible 
à  chacun  de  l'être  »,  et  le  livre  dans  son  ensemble 
reste  «  un  chef-d'œuvre  de  la  plus  saine  philoso- 
phie »  *.  L'admiration  était  devenue  de  l'engouement. 
Ce  roman  «  de  beaucoup  de  mérite  et  de  peu  d'effet  a, 
comme  dit  La  Harpe  2,  ne  rebuta  pas  les  lecteurs 
français  3  :  la  morale  en  parut  sublime,  et  le  héros 
devint  populaire.  Grandison  fut  un  type,  au  même 
titre  que  Tartuffe  ou  que  Don  Juan.  L'épisode  de 
Clémentine,  dont  un  certain  Bastide  tira  un  drame  4, 
parut  incomparable,  et  on  estima  que  jamais  l'au- 
teur de  Clarisse  ne  s'était  élevé  si  haut  :  «  L'anti- 
quité, écrivait  Marmontel,  n'a  rien  de  plus  exquis  »  5. 

Quand  Richardson  mourut,  le  4  juillet  1761,  l'en- 
thousiasme devint  du  délire.  Le  moment  était  favo- 
rable pour  les  anglomanes  :  ils  en  profitèrent. 

Dès  le  mois  de  septembre  1757,  le  Journal  étran- 
ger donnait  à  ses  lecteurs  des  nouvelles  de  la  santé 
du  grand  homme.  Dans  son  numéro  de  janvier  1762, 
après  sa  mort,  on  put  lire  les  lignes  suivantes  :  «  Il 
nous  est  tombé  entre  les  mains  un  exemplaire  anglais 
de  Clarisse,  accompagné  de  réflexions  manuscrites, 
dont  l'auteur,  quel  qu'il  soit,  ne  peut  être  qu'un 
homme  de  beaucoup  d'esprit,  mais  dont  un  homme 
qui  n'aurait  que  beaucoup  d'esprit  ne  serait  jamais 


1.  Voir  Mercure,  août  1758,  —  et  Essai  sur  les  romans  (Œuvres, 
t.  X,  p.  341). 

2.  Cours  de  litt.,  t.  III,  p.  190. 

3.  Voir  Journal  encycfop.,  février  1756;  Mercure  de  France, 
janvier  1756;  Année  littéraire,  1755,  t.  VIII,  p.  136  et  1758,  t.  IV, 
p.  3. 

4.  Gésoncour  et  Clémentine,  tragédie  bourgeoise  en  cinq 
actes  et  en  prose  :  jouée  le  4  novembre  1766. 

5.  Mercure,  août  1758. 


264  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

l'auteur....  A  travers  le  désordre  et  la  négligence 
aimable  d'un  pinceau  qui  s'abandonne,  on  reconnaît 
aisément  la  main  sûre  et  savante  d'un  grand 
peintre.  » 

Ce  «  grand  peintre  »  était  Diderot,  «  l'énergumène 
Diderot  »,  comme  dit  Joseph  de  Maistre,  prodiguant 
à  Richardson  «  des  éloges  qu'il  n'eût  pas  accordés  à 
Fénelon  »  ',  —  louant,  suivant  la  remarque  plus  équi- 
table des  contemporains,  celui  de  tous  les  écrivains 
anglais  dont  le  génie  était  le  plus  analogue  au  sien  2. 

Les  contemporains  ont  vu  juste.  Mais  nombre  de 
critiques,  non  des  moindres,  de  notre  siècle,  ont 
pensé,  ou  peu  s'en  faut,  comme  Joseph  de  Maistre. 
V Éloge  de  Richardson  leur  a  semblé  une  pure  décla- 
mation. Peu  s'en  faut  qu'ils  n'en  rougissent  pour 
Diderot,  et,  volontiers,  ils  l'effaceraient  de  son  œuvre. 
Mais  c'est  qu'ils  méconnaissent  à  la  fois  et  Richardson 
et  Diderot.  Assurément  X Eloge  n'est  pas  parfait  : 
mais,  sous  sa  forme  emphatique,  il  reste  un  très 
intéressant  morceau  de  critique. 

Et  d'abord,  Diderot  est  entièrement  sincère.  Dès 
le  mois  d'octobre  17G0,  il  écrivait  du  Grandval  à 
Sophie  Volland  :  «  On  disputa  beaucoup  de  Clarisse. 
Ceux  qui  méprisaient  cet  ouvrage  le  méprisaient 
souverainement;  ceux  qui  l'estimaient,  aussi  outrés 
dans  leur  estime  que  les  premiers  dans  leurs 
mépris,  le  regardaient  comme  un  des  tours  de 
force  de  l'esprit  humain....  Je  ne  serai  content  de 
vous  ni  de  moi  que  je  ne  vous  aie  amené  à  goûter  la 
vérité  de  Paméla,  de  Tom  Joncs,  de  Clarisse  et  de 
Grandisson    3,    »   La   même    année    il   écrivait    son 


1.  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  t.  I,  p.  347. 

2.  Marmontel,  Œuvres,  t.  X,  p.  339. 

3.  20  octobre  1760.    Cf.  dans  les  Œuvres,  t.  XIX,  p.  47,    49, 

55. 


DIDEROT    ET    RIC1IARDSON.  265 

roman  de  la  Religieuse,  et  en  l'écrivant,  il  entendait 
les  plaintes  de  Clémentine,  il  voyait  errer  devant  lui 
«  l'ombre  de  Clarisse  »  ;  surtout  il  empruntait  à 
l'auteur  anglais  et  ses  procédés  descriptifs  et  la 
nature  de  son  pathétique,  et  presque  son  sujet,  puis- 
que la  Religieuse  est,  comme  Clarisse  Harlowe,  l'his- 
toire d'une  jeune  fille  séquestrée  et  soumise  aux 
pires  violences. 

Richardson  mort,  Diderot  prend  la  plume  et  en 
vingt-quatre  heures,  d'une  seule  inspiration,  il  écrit 
moins  une  étude  qu'une  oraison  funèbre,  moins  une 
critique  qu'un  panégyrique.  Ce  faisant,  il  répondait 
aux  vœux  d'un  grand  nombre  de  lecteurs  :  déclama- 
toire à  nos  yeux,  l'éloge  parut,  à  son  apparition,  sim- 
plement éloquent.  Le  comte  de  Bissy,  le  traducteur 
d'Young,  écrivait  à  Arnaud  :  «  Je  l'ai  lu,  je  l'ai  relu, 
cet  éloge  touchant  et  sublime  :  et  j'ai  senti  combien 
le  génie  et  la  vertu  réunis  se  prêtent  mutuellement 
de  puissance  et  de  charmes  »  *.  En  fait,  Diderot  pre- 
nait le  rôle  pour  lequel  l'opinion  le  désignait  et 
qu'elle  lui  sut  gré  d'avoir  pris.  Son  Eloge  devint 
rapidement  classique  et  fut  réimprimé  désormais  en 
tête  de  toutes  les  éditions  de  Richardson. 

On  a  voulu  y  voir  une  attaque  indirecte  contre 
Prévost  2.  Mais  comment  expliquer  alors  que  Pré- 
vost ait  été  le  premier  à  reproduire  le  morceau  en 
tête  de  sa  propre  traduction?  Et  d'ailleurs,  si  certains 
traits  s'appliquent  à  Cléveland,  —  à  ce  Cléveland  qui 
faisait  pleurer  Rousseau,  —  Prévost  lui-même  n'avait- 
il  pas  été  le  premier  à  condamner  le  romanesque  trop 
facile  de  ses  premières  œuvres?  D'autre  part,  Prévost, 
l'ami  de  Rousseau  et  sans  doute  aussi  de  Diderot, 


1.  Journal  étranger,  février  1762,  p.  143. 

2.  Brunetière,  Études  critiques,  t.  111,  p.  243. 


266  ROUSSEAU   ET   LA    LITTERATURE   ANGLAISE. 

n'avait-il  pas  été  tout  récemment  à  la  tête  de  ce 
Journal  étranger  qui  publiait  YÉloget  Enfin  qui  nous 
autorise  à  douter  de  la  sincérité  de  Diderot,  et  pour- 
quoi, s'il  loue  Richardson,  veut-on  qu'il  attaque  Pré- 
vost? On  supposerait  bien  plus  raisonnablement  que 
Y  Éloge  était  destiné  à  rappeler  aux  nombreux  admira- 
teurs de  la  Nouvelle  Héloïse,  publiée  depuis  quelques 
mois,  que  Rousseau  —  avec  qui  Diderot,  comme  on 
sait,  était  maintenant  brouillé  —  avait  eu  un  précur- 
seur et  un  maître,  et  c'est  bien  ainsi,  comme  on  le 
verra,  que  Rousseau  paraît  en  avoir  interprété  la 
publication. 

Cela  dit,  on  perdrait  son  temps  à  relever,  dans  ce 
morceau  si  curieux,  les  exagérations  trop  manifestes, 
si  elles  n'étaient  un  curieux  témoignage  des  progrès 
de  l'anglomanie.  N'est-il  pas  singulier  d'entendre 
reprocher  aux  romanciers  français  la  peinture  des 
«  lieux  clandestins  de  débauche  »,  quand  on  se 
rappelle  en  quels  endroits  se  passe  une  grande  par- 
tie de  Clarisse*!  N'est-il  pas  au  moins  paradoxal  de 
sacrifier  à  Richardson,  peintre  du  cœur  humain,  et 
Montaigne,  et  La  Rochefoucauld,  et  Nicole?  N'est-ce 
pas  une  erreur  grossière  que  de  louer  en  lui,  roman- 
cier populaire  et  parfois  vulgaire,  l'art  délicat,  acces- 
sible seulement  à  un  petit  nombre  de  lecteurs,  qui 
justement  ne  s'y  trouve  à  aucun  degré?  Diderot  s'est 
donc  mépris  —  volontairement  peut-être  —  sur 
quelques  traits.  Mais  il  a  très  justement,  et  élo- 
quemment,  caractérisé  l'ensemble  de  cette  œuvre. 
A  qui  vient  de  déposer  le  dernier  volume  de  Clarisse, 
non,  Y  Eloge  ne  semble  pas  un  pur  morceau  de  rhé- 
torique. 

Il  a  bien  vu  la  nouveauté  de  cet  art  minutieux, 
lent  et  exact,  de  ces  descriptions  menues,  de  ces 
peintures  qui  laissent  l'impression  de  la  vie  et  nous 


DIDEROT    ET    RICL1ARDSON.  267 

donnent  l'illusion  «  d'avoir  acquis  de  l'expérience  ». 
Tout  lecteur  non  prévenu  de  Richardson  peut  redire 
avec  Diderot  :  «  Je  connais  la  maison  des  Harlove 
comme  la  mienne;  la  demeure  de  mon  père  ne  m'est 
pas  plus  familière  que  celle  de  Grandisson.  » 
Richardson,  quand  il  prend  son  lecteur,  le  prend 
tout  entier  :  c'est  qu'il  a  une  intelligence  complète, 
variée  et  pénétrante  de  ce  chaos  d'incidents  et  de 
petits  faits  qu'on  nomme  la  vie.  Il  a  essayé  de  la 
peindre  dans  sa  complexité  et  dans  sa  totalité.  Et 
cela,  Diderot  l'a  dit  en  excellents  termes  : 


Vous  accusez  Richardson  de  longueurs  !  Vous  avez 
donc  oublié  combien  il  en  coûte  de  peines,  de  soins,  de 
mouvements,  pour  faire  réussir  la  moindre  entreprise,  ter- 
miner un  procès,  conclure  un  mariage,  amener  une  récon- 
ciliation? Pensez  de  ces  détails  ce  qu'il  vous  plaira,  mais  ils 
seront  intéressants  pour  moi,  s'ils  font  sortir  les  passions, 
s'ils  montrent  les  caractères.  «  Ils  sont  communs,  dites- 
vous  ;  c'est  ce  qu'on  voit  tous  les  jours  !  »  Vous  vous  trom- 
pez :  c'est  ce  qui  vous  passe  tous  les  jours  sous  vos  yeux  et 
que  vous  ne  voyez  jamais.  Prenez-y  garde;  vous  faites  le 
procès  aux  plus  grands  poètes,  sous  le  nom  de  Richardson. 
Vous  avez  vu  cent  fois  le  coucher  du  soleil  et  le  lever  des 
étoiles  ;  vous  avez  entendu  la  campagne  retentir  du  chant 
éclatant  des  oiseaux;  mais  qui  de  vous  a  senti  que  c'était  le 
bruit  du  jour  qui  rendait  le  silence  de  la  nuit  plus  touchant? 
Eh  bien  !  il  en  est  pour  vous  des  phénomènes  moraux 
ainsi  que  des  phénomènes  physiques  :  les  éclats  des  pas- 
sions ont  souvent  frappé  vos  oreilles;  mais  vous  êtes  bien 
loin  de  connaître  tout  ce  qu'il  y  a  de  secrets  dans  leurs 
accents  et  dans  leurs  expressions.  Il  n'y  en  a  aucune  qui 
n'ait  sa  physionomie;  toutes  ces  physionomies  se  succèdent 
sur  un  visage,  sans  qu'il  cesse  d'être  le  même  ;  et  l'art  du 
grand  poète  et  du  grand  peintre  est  de  vous  montrer  une 
circonstance  fugitive  qui  vous  avait  échappé....  Sachez  que 
c'est  à  cette  multitude  de  petites  choses  que  tient  l'illu- 
sion :  il  y  a  bien  de  la  difficulté  à  les  imaginer  :  il  y  en  a 
bien  encore  à  les  rendre. 


268  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

L'essence  même  du  «  réalisme  »  de  Richardson  est 
saisie. 

Mais  derrière  la  peinture  du  monde  extérieur,  il 
faut  chercher  celle  des  âmes.  Richardson  a  une  rare 
faculté  d'analyse.  Il  peint  tout  caractère  et  toute 
condition;  mais  surtout  il  démêle  les  sentiments 
secrets,  ceux  qui  échappent  à  votre  œil  indifférent, 
les  «  fêlures  »  de  Famé,  si  Ton  peut  dire  :  «  S'il  est 
au  fond  de  l'âme  du  personnage  qu'il  introduit  un 
sentiment  secret,  écoutez  bien,  et  vous  entendrez  un 
ton  dissonant  qui  le  recèlera...  »  Ou  encore  «  c'est  lui 
qui  porte  le  flambeau  au  fond  de  la  caverne  ».  — 
C'est  un  admirable  anatomiste  de  la  vie  morale. 

Tout  cela,  il  faut  le  noter,  venait  fort  à  propos 
pour  confirmer  les  propres  théories  de  Diderot  sur 
la  vraisemblance  dans  l'art.  Et  de  même  cette  apo- 
théose de  Richardson  —  au  lendemain  de  la  publica- 
tion du  Fils  naturel  (1757)  et  de  la  représentation  du 
Père  de  famille  (1761)  —  venait  à  point  pour  con- 
sacrer ses  idées  sur  la  moralité  au  théâtre  et  dans 
le  roman. 

Comment  Diderot  n'aurait-il  pas  goûté  l'homme 
qui,  faisant  du  roman  une  chaire  et  une  tribune, 
enveloppe  dans  la  trame  du  récit  une  continuelle 
leçon  à  l'adresse  du  lecteur?  On  peut  à  propos  de  la 
moindre  page  discuter  ici  «  les  points  les  plus  impor- 
tants de  la  morale  et  du  goût  ».  —  Laissez  Paméla 
ou  Clarisse  traîner  sur  une  table.  Bientôt  ceux  qui 
les  liront  se  passionneront  pour  les  acteurs  de  ces 
drames,  comme  pour  des  personnages  réels.  On  a  vu, 
de  la  diversité  de  ces  jugements,  naître  des  «  haines 
secrètes,  des  mépris  cachés,  en  un  mot  les  mêmes 
divisions  entre  des  personnes  unies,  que  s'il  eût  été 
question  de  l'affaire  la  plus  sérieuse  ».  Singulier  effet 
d'un  roman!  Et  le  rare  génie  que  celui  qui  a  rendu 


VOLTAIRE    ET    RICHARDSON.  269 

le  genre  le  plus  frivole  capable  de  produire  tel  ouvrage 
comparable  —  c'est  Diderot  qui  parle  —  «  à  un  livre 
plus  sacré  encore  »,  qui  est  l'Évangile!  Une  fois  le 
mot  lâché,  Diderot  ne  se  tient  plus.  —  «  0  Richard- 
son,  Richardson,  homme  unique  à  mes  yeux,  tu 
seras  ma  lecture  dans  tous  les  temps!  Forcé  par  des 
besoins  pressants,  je  vendrai  mes  livres  :  mais  tu 
me  resteras;  tu  me  resteras  sur  le  même  rayon  avec 
Moïse,  Homère,  Euripide  et  Sophocle....  » 

Moïse,  Homère,  Euripide  et  Sophocle  :  voilà  de 
grands  noms,  et  voilà  de  grands  mots.  Il  faut  se 
souvenir  que  c'est  Diderot  qui  parle,  et  aux  environs 
de  1760,  au  moment  où  notre  littérature  se  renou- 
velle et  se  transforme.  Elle  attend  son  Homère  et 
elle  croit  l'avoir  trouvé  :  «  0  Richardson  !  si  tu  n'as 
joui,  de  ton  vivant,  de  toute  la  réputation  que  tu 
mérites,  combien  tu  seras  grand  chez  nos  neveux, 
lorsqu'ils  te  verront  à  la  distance  d'où  nous  voyons 
Homère!  »  L'Homère  moderne  :  tel  est  Richardson. 
Diderot  se  rencontre  ici  avec  Gellert  et  les  Allemands, 
parce  que,  comme  à  eux,  il  lui  faut  un  génie  neuf, 
qui  puisse  guider  une  littérature  vierge  dans  des 
voies  nouvelles. 

L'audace  était  forte.  Aussi  Voltaire  s'émut-il. 

Il  avait,  jusque-là,  accepté  ou  subi  la  vogue  des 
romans  anglais.  Même  il  avait  essayé,  dans  Nanine 
et  dans  Y  Écossaise,  de  s'abriter  derrière  «  ces  romans 
anglais  qui  ont  fait  tant  de  fortune  ».  Mais  cette  fois 
son  antipathie  secrète  se  fait  jour.  Déjà,  tout  en 
avouant  que  la  lecture  de  Clarisse  lui  «  allumait  le 
sang  »,  il  relevait  malicieusement  les  défauts  de  l'au- 
teur, «  homme  adroit...  qui  promet  toujours  quelque 
chose  de  volumes  en  volumes  »,  et  ne  tient  jamais. 
«  Je  disais  :  quand  tous  ces  gens-là  seraient  mes 
parents  et  mes  amis,  je  ne  pourrais  m'intéresser  à 


270  ROUSSEAU   ET   LA    LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

eux  !  ».  Mme  du  Deffand  a  beau  lui  représenter  que 
Richardson  «  a  bien  de  l'esprit  ».  «  Il  est  cruel,  lui 
répond-il,  pour  un  homme  aussi  vif  que  je  le  suis,  de 
lire  neuf  volumes  entiers  dans  lesquels  on  ne  trouve 
rien  du  tout.  »  Au  fond,  il  en  tient  pour  sa  vieille  idée 
du  roman,  genre  léger,  indigne  d'occuper  un  esprit 
sérieux.  —  Mais  après  Y  Éloge  de  Richardson,  et 
à  mesure  que  l'anglomanie  gagne  du  terrain,  sa 
défiance  se  tourne  en  guerre  ouverte.  Dans  un 
article  de  la  Gazette  littéraire 2,  il  explique  et  excuse 
le  goût  des  Anglais  pour  ces  «  fariboles  »  par  l'habi- 
tude où  ils  sont  de  passer  neuf  mois  de  l'année  dans 
leurs  terres  :  que  faire,  sans  la  lecture,  durant  les 
longues  soirées  de  l'hiver?  —  Mais,  dans  une  lettre 
à  d'Argental,  il  jette  le  masque  et  avoue  son  étonne- 
ment  et  son  mépris  :  «  Je  n'aime  pas  les  longs  et 
insupportables  romans  de  Paméla  et  de  Clarisse.  Ils 
ont  réussi,  parce  qu'ils  ont  excité  la  curiosité  du 
lecteur,  à  travers  un  fatras  d'inutilités;  mais  si 
l'auteur  avait  été  assez  malavisé  pour  annoncer  dès 
le  commencement,  que  Clarisse  et  Paméla  aimaient 
leurs  persécuteurs,  tout  était  perdu,  le  lecteur  aurait 
jeté  le  livre  3  ».  Et  il  ajoute,  non  sans  ironie  et  sans 
dépit  :  «  Serait-il  possible  que  ces  insulaires  connus- 
sent mieux  la  nature  que  vos  Welches?  »  Mais  les 
Welches  s'obstinent  à  admirer,  et  un  certain  Jean- 
Jacques  leur  fait  des  livres  dans  le  même  goût  :  c'en 
est  trop.  Pour  lire  Clarisse,  il  faut  être  fou  et  avoir 
du  temps  à  perdre  4.  En  vérité,  n'est-il  pas  honteux 


1.  A  Mme  du  Deiïand,  42  avril  1160. 

2.  Gazette  littéraire,  30  mai  1764. 

3.  16  mai  176". 

4.  Lettres  chinoises,  XII  (1776)  :  «  Je  suis  occupé  d'un  problème 
de  géométrie;  vient  un  roman  de  Clarisse,  en  six  volumes,  que 
des    anglomanes    me  vantent   comme  le  seul    roman    digne 


VOLTAIRE    ET    RICHARDSON.  271 

que  les  Anglais  se  laissent  duper  par  la  «  charlata- 
nerie  des  romans  »,  et  que  cette  nation,  le  modèle  de 
l'Europe,  «  abandonne  l'étude  de  Locke  et  de  Newton 
pour  les  ouvrages  les  plus  extravagants  et  les  plus 
frivoles1?  »  Ce  fut  le  dernier  mot  de  Voltaire  sur  le 
roman  anglais.  Au  fond,  personne  n'était  moins 
romanesque  que  lui;  mais  personne  aussi  ne  voyait 
avec  plus  d'inquiétude  la  France  s'éprendre  de  ces 
modèles  étrangers,  qu'il  jugeait  inférieurs  ou  bar- 
bares. C'est  pourquoi  il  a  fini  par  traiter  Richardson 
ou  Sterne  comme  il  traitait  Shakespeare. 

Mais  il  n'avait  plus  l'opinion  avec  lui.  Tous  les  lec- 
teurs de  Rousseau  et  tout  le  clan  de  Diderot  atten- 
daient de  lui  un  jugement  motivé  sur  Richardson.  Il 
se  refusa  à  le  donner.  A  défaut  de  Diderot,  son  dis- 
ciple Sébastien  Mercier  se  chargea  de  lui  demander 
raison  de  son  silence  :  «  M.  de  Voltaire,  dans  ses 
nombreux  écrits,  que  j'ai  lus  et  relus,  s'est  abstenu  de 
parler  de  Richardson,  à  ce  que  je  sache,  soit  en  bien, 
soit  en  mal,  lui  qui  a  écrit  sur  tous  les  écrivains, 
même  sur  les  plus  obscurs  ».  De  fait,  en  1773  —  date 
où  écrivait  Mercier  —  le  dernier  jugement  cité  plus 
haut  n'avait  pas  été  imprimé.  «  Il  ne  peut  pas  mécon- 
naître le  roman  de  Paméla,  lui  qui  a  fait  Nanîne;  il  a 
lu  certainement  Clarisse,  Grandisson,  ces  poèmes 
auxquels  nous  n'avons  rien  de  comparable  dans  l'an- 
tiquité. Il  doit  savoir  que  ces  chefs-d'œuvre  de  sen- 
timent, de  vérité  et  de  morale,  ont  eu  des  lecteurs  de 
tout  sexe,  de  tout  pays  et  de  tout  âge....  Je  suppose 
que  la  manière  d'écrire  de  M.  de  Voltaire  étant  dia- 
métralement opposée  à   celle   de   Richardson,  il  a 

d'être  lu  par  un  homme  sage.  Je  suis  assez  fou  pour  le  lire  :  je 
perds  mon  temps  et  le  fil  de  mes  études.  » 

!.  Journal  de  politique  et  de  littérature  (1777)  :  article  sur 
Tristram  Shandy. 


272  ROUSSEAU   ET    LA.   LITTERATURE    ANGLAISE. 

gardé  sur  cet  auteur  de  génie  un  silence  raisonné  !.  » 
Mercier  voyait  juste.  Le  silence  de  Voltaire  était 
le  silence  du  mépris. 

Cependant  ces  livres  qu'il  méprisait  rendaient 
«  stupide  »,  comme  disait  Horace  Walpole,  la 
nation  française.  Les  femmes  en  raffolaient.  Mme 
du  Deffand  en  discutait  avec  Walpole  et  ne  pouvait 
lui  pardonner  son  dédain.  Certes  Clarisse  n'est  pas 
un  roman  comme  les  autres  :  c'est  «  un  mauvais 
antidote  contre  la  tristesse  ».  Mais  «  le  jeu  des  inté- 
rêts, des  goûts,  des  sentiments  ordinaires,  quand  ils 
sont  bien  nuancés  comme  dans  Richardson,  suffit 
pour  m'occuper  et  me  plaire  infiniment  2  ».  Que  tout 
cela  est  supérieur  à  La  Calprenède  et  à  nos  romans  I 
«  Depuis  vos  romans,  il  m'est  impossible  de  lire 
aucun  des  nôtres.  »  Ainsi  pensait  Mlle  de  Lespi- 
nasse  :  elle  aimait,  nous  dit  M.  de  Guibert,  Prévost 
et  Lesage;  mais  elle  mettait  au  dessus  de  tout  «  l'im- 
mortel Richardson  ».  Son  ami  d'Alembert  avait  beau 
dire  :  «  La  nature  est  bonne  à  imiter,  mais  non  pas 
jusqu'à  l'ennui  ».  Elle  écrivait  à  son  amant,  dans 
un  accès  de  découragement  :  «  Je  crois  que  si  je 
lisais  Clarisse  ce  soir,  je  n'y  trouverais  ni  amour  ni 
passion.  Mon  Dieu!  peut-on  tomber  plus  bas  3?  » 

Mais  ce  n'étaient  pas  seulement,  comme  l'écrivait 
Voltaire  \  les  femmes  qui  faisaient  le  succès  de  ces 
romans.  Tout  l'entourage  de  Diderot  et  de  Rousseau, 
tout  le  parti  des  réformateurs  les  adoptait  presque 
sans  réserves.  «  Il  y  a  plus  de  philosophie,  pensaient- 
ils,  dans  la  plupart  des  romans  anglais  que  dans  bien 


\.  Essai  sur  Vart  dramatique,  p.  326. 

2.  Voir  les  Lettres  de  Mme  du  Deffand  à   Horace   Walpole, 
notamment  celle  du  8  août  1773. 

3.  17  octobre  1775;  voir  aussi  la  lettre  du  7  juillet  1775. 

4.  Gazette  littéraire,  t.  I,  p.  334. 


RICHARDSON    ET    LE    ROMAN    FRANÇAIS.  273 

des  livres  de  morale1.  »  L'Encyclopédie  les  célébrait 
en  termes  emphatiques  2.  Marmontel,  disciple  fidèle 
de  Diderot,  mettait  le  romancier  anglais  au-dessus 
de  tous  les  écrivains  anciens  et  modernes.  Buffon 
même,  le  calme  Buffon,  si  volontiers  dédaigneux  des 
nouveautés  littéraires,  l'admirait  «  à  cause  de  sa 
grande  vérité,  et  parce  qu'il  avait  regardé  de  près 
tous  les  objets  qu'il  peignait3  ». 

Pendant  plus  d'un  demi-siècle,  la  France  resta  sous 
le  charme.  Richardson  mit  à  la  mode  le  genre  anglais 
dans  le  roman.  «  Nos  romanciers,  disait  le  Journal 
étranger  4,  sont  presque  réduits  à  travestir  leurs 
rêveries  sous  ce  masque  étranger,  lorsqu'ils  veulent 
être  lus.  »  Qui  n'a  trouvé,  sur  les  quais,  ou  au  fond 
des  vieilles  bibliothèques  provinciales,  quelques-unes 
de  ces  œuvres,  pâles  et  pauvres  imitations  du  maître? 
Il  en  est  qui  se  donnent  pour  des  suites,  la  Nouvelle 
Clémentine,  de  Léonard,  ou  le  Petit  Grandison,  de 
Berquin.  D'autres,  plus  ingénument,  se  réclament  de 
son  nom  :  «  Les  mœurs  du  jour,  ou  Histoire  de  Sir 
William  Harrington,  écrite  du  vivant  de  M.  Richard- 
son  (sic),  éditeur  de  Paméla,  Clarisse  et  Grandisson, 
revue  et  retouchée  par  lui,  sur  le  manuscrit  de  l'au- 
teur*. »  Tels,  et  plus  obscurs  encore,  on  vit  éclore 
par  douzaines  des  Lettres  de  Milady  Linsay,  des 
Mémoires  de  Clarence  Welldonne,  ou  Milord  iïAmbi, 
histoire  anglaise  :  la  liste  en  serait  longue,  et  sans 
profit.  Ce  qui  est  plus  digne  de  remarque,  c'est  que 


1.  Jownal  encyclop.,  1er  mars  1763. 

2.  Article  Roman  :  «  Les  romans  écrits  dans  ce  bon  goût 
sont  peut-êlre  la  dernière  instruction  qu'il  reste  à  donner  à 
une  nation  assez  corrompue  pour  que  toute  autre  lui  soit  inu- 
tile »,  etc. 

3.  Sainte-Beuve,  Causeries,  t.  IV,  p.  364. 

4.  Février  1757. 

5.  Voir  la  Corr.  litt.,  février  1773. 

18 


274  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

les  auteurs  en  vogue  se  parent  tous  de  l'étiquette 
britannique  :  Baculard  d'Arnaud,  l'auteur  populaire 
des  Épreuves  du  sentiment,  ne  perd  pas  une  occasion 
de  louer  Richardson,  et  donne  tour  à  tour  Anne  Bell, 
Sidnei  et  Silli,  Clary  ou  le  retour  à  la  vertu  récom- 
pensé, Adelson  et  Salvini,  «  anecdote  anglaise  »  — 
combien  d'autres,  qu'on  ne  lit  plus,  mais  qui  eurent 
jusqu'à  soixante  éditions  et  furent  traduits  en  plu- 
sieurs langues!  Les  romans  anglais,  disait  Rousseau, 
sont  «  sublimes  ou  détestables  ».  La  plupart  des  imi- 
tations qu'on  en  fit  ne  sont  pas  sublimes.  Mais  la 
livrée  étrangère  faisait  tout  passer.  Assurément  tous 
les  romans  anglais  ne  sont  pas  bons,  disait  la  Corres- 
pondance littéraire  i ,  du  moins  valent-ils  toujours 
mieux  que  «  nos  insipidités  françaises  en  ce  genre  ». 
Nul  romancier  connu  n'échappe  à  l'anglomanie. 
Crébillon  fils  donne  pour  une  traduction  ses  Heureux 
orphelins  \  Mme  Riccobani,  si  fameuse  en  son  temps 
et  si  admirée  encore  de  Doudan  3,  écrit  des  Mémoires 
de  Miledi  B***  ou  des  Lettres  de  Juliette  Catesby,  et 
Marmontel  l'en  félicite  :  «  C'est,  dit-il,  pour  avoir  pris 
exemple  des  Anglais  qu'une  femme  a  eu  parmi  nous 
tant  et  de  si  justes  succès  '*  ».  Prévost  donne  ses  médio- 
cres Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  vertu, 
extrait  du  journal  d'une  jeune  dame,  traduits  de  Van- 
glais  5,  qui  eux-mêmes  eurent  pour  suite  les  Mémoires 
de  Miss  Sidney  Bidulph,  de  Mrs  Sheridan.  Marmontel 
emprunte  à  Richardson  l'inspiration  et  même  le  sujet 


1.  Février  1767. 

2.  Les  heureux  orphelins,  histoire  imitée  de  l'anglais  (1754). 

3.  Lettres,  t.  I,  p.  271. 

4.  Œuvres,  t.  X,  p.  346. 

5.  -Tous  les  journaux  du  temps  attribuent  ce  roman  à  Pré- 
vost {Mercure,  juillet  1762;  Journ.  Encyclop.,  15  juillet  1762; 
Mé?noires  secrets,  30  avril  1762).  Il  a  d'ailleurs  été  compris 
dans   ses  Œuvres  choisies. 


RICHARDSON    ET    LE    ROMAN   FRANÇAIS.  275 

de  plusieurs  de  ses  Contes  moraux1.  Voltaire  lui-même 
se  souvient  de  Clarisse  dans  un  chapitre  de  Y  Ingénu 
et  écrit  l'agonie  de  la  belle  Saint-Yves  pour  faire  pen- 
dant à  l'agonie  de  l'héroïne  du  roman  anglais  2. 

De  1760  à  la  fin  du  siècle,  nul  roman  presque  qui 
échappe  à  cette  absorbante  influence.  C'est  Richard- 
son  qui  inspire  Diderot  écrivant  les  Deux  Amis  de 
Bourbonne  et  Y  Histoire  de  Mlle  de  la  Chaux;  c'est 
de  lui  qu'il  prend  cette  abondance  luxuriante  de 
détails,  cette  précision  toute  sensible  des  peintures, 
cet  éclat  un  peu  cru  des  couleurs,  et  c'est  à  lui  encore 
qu'il  songe  en  écrivant  la  Religieuse  :  suivant  la 
remarque  de  son  éditeur,  YEloge  de  Richardson 
nous  donne  la  raison  de  l'énorme  distance  qui  sépare 
ce  roman  des  premiers  essais  de  l'auteur  :  il  avait, 
lu,  dans  l'intervalle,  Clarisse  Harlowe  et  s'était  senti 
initié  3.  —  Richardson  se  fût-il  reconnu  en  un  pareil 
disciple?  Gela  est  douteux.  Mais  il  est  certain  qu'il 
eût  désavoué  hautement  Laclos  ou  Restif.  Cependant 
et  Laclos  et  Restif  se  réclament  de  lui.  Les  contem- 
porains avaient  noté  tout  ce  que  l'auteur  des  Liaisons 
dangereuses  devait,  pour  son  caractère  de  Valmont, 
à  celui  de  Lovelace  :  Valmont,  c'est  Lovelace  fran- 
çais \  Et  quant  à  Restif,  peintre  vulgaire  et  puissant 
de  la  vie  triviale,  il  écrit  son  Paysan  perverti  «  sous 
l'inspiration  de  Paméla  »,  et  s'en  vante;  c'est  d'après 

1.  Voir  notamment  VÉcole  de  V amitié. 

2.  Villemain  a  signalé  ce  rapprochement.  Voir  le  chapitre  xx 
de  Y  Ingénu  (1767)  :  «  Elle  ne  se  parait  pas  d'une  vaine  fermeté; 
elle  ne  concevait  pas  cette  misérable  gloire  de  faire  dire  à 
quelques  voisins  :  «  Elle  est  morte  avec  courage...  ».  Que 
d'autres  cherchent  à  louer  les  morts  fastueuses  de  ceux  qui 
entrent  dans  la  destruction  avec  insensibilité!  »  etc. 

3.  Voir -Assézat,  Œuvres  de  Diderot,  t.  V,  p.  211. 

4.  La  Harpe,  Corr.  litt.,  t.  III,  p.  339.  —  Noter  d'ailleurs  le 
succès  des  Liaisons  dangereuses  en  Angleterre  (Dutens,  Mémoires 
d'un  voyageur  qui  se  repose,  t.  III,  p.  221). 


276  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE    ANGLAISE. 

Richardson  qu'il  prétend  peindre  «  toute  la  marche 
de  la  corruption  qui  s'empare  d'un  cœur  innocent  et 
droit l  ».  Un  de  ses  nombreux  admirateurs  étrangers, 
Lavater,  le  surnomme  «  le  Richardson  français  »,  et 
ses  dévots  le  mettent  au-dessus  du  romancier  anglais, 
dont  il  se  dit  le  disciple,  pour  s'être  tracé,  avec  le 
même  génie,  un  plan  plus  vaste  encore  2.  Tous  les 
romanciers  de  la  fin  du  siècle  —  y  compris  le  mar- 
quis de  Sade  3  —  invoquent  le  nom  de  Richardson. 

Ainsi  donc  il  a  eu  toute  une  lignée  d'imitateurs 
illustres  ou  médiocres.  Les  uns  ont  aimé  de  lui  sur- 
tout le  peintre  exact  des  vulgarités  de  l'existence; 
les  autres,  les  plus  nombreux,  ont  admiré  en  lui  le 
plus  pathétique  des  romanciers.  Reaucoup  l'ont  mal 
imité,  parce  qu'ils  l'ont  trop  imité.  D'autres,  qui  se 
disent  ses  disciples,  ne  lui  doivent  rien  en  fait,  ou 
peu  de  chose.  Mais  tous  parlent  de  lui  avec  respect. 
Il  est,  dans  le  roman,  le  plus  grand  nom  du  siècle  : 
«  Clarisse,  dit  un  critique  de  ce  temps,  le  chef- 
d'œuvre  des  romans  anglais,  et  devenu  le  premier 
des  n ô très  4  ». 

La  tombe  de  l'éloquent  imprimeur  devient  un  lieu 
de  pèlerinage.  Mme  de  Genlis,  allant  en  Angleterre, 
va  voir  le  gendre  de  Richardson,  se  fait  montrer  son 
portrait,  s'assied  sur  son  banc  familier,  visite  sa 
sépulture.  Une  autre  visiteuse,  Mme  de  Tessé,  se  pros- 
terne sur  cette  pierre  et  y  témoigne  un  tel  désespoir 
qu'elle  en  inquiète  son  guide5. 

Quelques  années  encore,  et  un  grand  poète  rêvant 

1.  Voir  Y  Avis  de  Pierre  B**,  en  tête  du  Paysan  perverti. 

2.  Cf.  P.  Lacroix,  Bibliographie  de  Restif  de  la  Bretonne, 
p.  69,  127;  et  Mes  Inscriptions,  éd.  P.  Cottin,  1889,  p.  LXX. 

3.  Voir  son  Idée  sur  les  romans,  éd.  Uzanne,  chez  Jouaust, 
in-12,  p.  25. 

4.  Journal  des  savants,  septembre  1785. 

5.  Mme  de  Genlis,  Mémoires,  t.  111,  p.  360. 


R1CUARDS0N    ET    ROUSSEAU.  277 

dans  la  campagne,  par  un  beau  jour  d'élé,  évoquera 
les  images  des  héroïnes  de  Richardson  : 

Clarisse,  beauté  sainte  où  respire  le  ciel, 
Dont  la  douleur  ignore  et  la  haine  et  le  fiel, 
Qui  souiïre  sans  gémir,  qui  périt  sans  murmure; 
Clémentine  adorée,  âme  céleste  et  pure, 
Qui,  parmi  les  rigueurs  d'une  injuste  maison, 
Ne  perd  point  l'innocence  en  perdant  la  raison  : 
Mânes  aux  yeux  charmants,  vos  images  chéries 
Accourent  occuper  mes  belles  rêveries  M 

Quel  plus  éclatant  témoignage  de  la  popularité  de 
Richardson  que  cet  hommage  rendu  à  son  génie  par 
le  moins  anglais  de  tous  les  poètes  français,  par 
André  Ghénier? 


II 


La  Nouvelle  Héloïse  fut  commencée  par  Rousseau, 
à  l'Ermitage,  dans  l'hiver  de  1756,  au  moment  où  la 
publication,  récente  encore,  de  Clarisse  Harlowe  fai- 
sait grand  bruit. 

Comme  tout  le  monde,  Rousseau  lut  le  chef-d'œuvre 
nouveau,  et  il  le  lut  dans  la  traduction  de  Prévost  — 
qui  peut-être  la  lui  avait  fait  connaître  avant  l'im- 
pression. Il  est  probable  qu'il  n'eut  pas  recours  à 
l'original  :  car  il  n'a  jamais  su  beaucoup  d'anglais  2. 
Il  n'en  fut  pas  moins  très  frappé  de  l'originalité  de 


1.  A.  Chénier,  Élégie  XIV. 

2.  Quand  il  reçoit  la  traduction  anglaise  de  la  Nouvelle  Héloïse, 
il  demande  à  Mme  de  Boufflers,  qui  savait  la  langue,  de  la 
parcourir  et  de  lui  faire  part  de  ses  observations  :  «  Je  n'en- 
tends pas- assez  la  langue  »  (A  Mme  de  Luxembourg,  28  août 
1761).  Trois  ans  plus  tard,  Panckoucke  lui  demande  d'abréger 
Richardson,  et  il  s'excuse  sur  son  ignorance  de  l'anglais  (25  mai 
1764). 


278  ROUSSEAU    ET    LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

ce  roman,  comme  de  celle  des  autres  œuvres  du 
maître.  Lui  qui  demande  quelque  part  que  la  com- 
position des  romans  ne  soit  confiée  «  qu'à  des  gens 
honnêtes,  mais  sensibles,  dont  le  cœur  se  peigne 
dans  leurs  écrits  *  »,  proclama  aussitôt  qu'on  n'avait 
jamais  fait  encore  «  en  quelque  langue  que  ce  fût,  de 
roman  égal  à  Clarisse,  ni  même  approchant 2  ».  Je 
ne  sais  sur  quelle  autorité  Geoffroy  veut  voir  ici  une 
allusion  désobligeante  à  Tom  Jones,  récemment  tra- 
duit par  La  Place  3.  Nulle  part,  Rousseau  ne  parle 
de  Fielding.  D'autre  part,  au  moment  où  il  insérait 
ce  jugement  dans  la  Lettre  sur  les  spectacles,  il  mettait 
lui-même  la  dernière  main  à  la  Nouvelle  Héloïse,  où 
il  s'était  manifestement  inspiré  de  Clarisse.  Tout 
concorde  donc  à  faire  croire  qu'il  exprimait  sincè- 
rement, et  sans  aucune  arrière-pensée,  une  admira- 
tion qu'il  conserva  toute  sa  vie. 

Quand  par  la  suite  il  alla  en  Angleterre,  il  écrivit 
au  marquis  de  Mirabeau  *  :  «  Vous  admirez  Richard- 
son,  monsieur  le  marquis,  combien  vous  l'admire- 
riez davantage,  si,  comme  moi,  vous  étiez  à  portée 
de  comparer  les  tableaux  de  ce  grand  peintre  à  la 
nature;  de  voir  combien  ses  situations,  qui  paraissent 
romanesques,  sont  naturelles;  combien  ses  portraits, 
qui  paraissent  chargés,  sont  vrais  !  »  Et  il  regrettait 
de  trouver  sur  son  chemin  tant  de  capitaines  Tom- 
linson  et  si  peu  de  Relford. 

Rousseau  n  ajamais  varié  sur  ce  point.  Rernardin  de 
Saint-Pierre,  qui  le  connut  dans  les  dernières  années 
de  la  vie,  nous  dit  qu'«  il  ne  parlait  de  Richardson 
qu'avec  enthousiasme.  Clarisse  renfermait,  selon  lui, 


1.  Nouv.  Hél.,  II,  2i. 

2.  Lettre  sur  les  spectacles. 

3.  Voir  Cours  de  litt.  dram.,  t.  III,  p.  262. 

4.  8  avril  1767. 


ROUSSEAU    ET    «    CLARISSE    ».  279 

une  peinture  complète  du  genre  humain;  il  estimait 
moins  Grandisson  '.  » 

En  composant  son  roman,  il  n'est  pas  douteux  qu'il 
n'eût  Clarisse  et  peut-être  aussi  Paméla  2  sous  les 
yeux.  Dans  sa  seconde  préface,  il  proteste  contre  la 
folle  prétention  de  vouloir  adresser  aux  jeunes  filles 
la  morale  des  romans,  sans  songer  que  les  jeunes 
filles  n'ont  pas  de  part  aux  désordres  dont  on  se 
plaint  —  et  il  ajoute  en  note  :  «  Ceci  ne  regarde  que 
les  modernes  romans  anglais  »  :  visiblement  il  songe 
à  Richardson.  De  même,  en  envoyant  à  Duclos  la  cin- 
quième partie  de  la  Julie,  il  ajoute  qu'il  persiste  à 
croire  cette  lecture  dangereuse  aux  filles  :  «  Je  pense 
même  que  Richardson  s'est  lourdement  trompé  en 
voulant  les  instruire  par  des  romans;  c'est  mettre  le 
feu  à  la  maison  pour  faire  jouer  les  pompes  3  ».  Ail- 
leurs, dans  le  courant  même  du  récit,  il  s'arrête  pour 
réfuter  une  opinion  du  romancier  anglais  :  «  Mon 
cœur,  dit  Julie  à  Saint-Preux,  fut  à  vous  dès  la  pre- 
mière vue  ».  Rousseau  met  en  note  :  «  M.  Richardson 
se  moque  beaucoup  de  ces  attachements  nés  de  la 
première  vue,  et  fondés  sur  des  conformités  indéfi- 
nissables. C'est  fort  bien  fait  de  s'en  moquer;  mais 
comme  il  n'en  existe  pourtant  que  trop  de  cette 
espèce,  au  lieu  de  s'amuser  à  les  nier,  ne  ferait-on 
pas  mieux  de  nous  apprendre  à  les  vaincre  *?  »  Ainsi 
Rousseau,  tout  en  écrivant  Julie,  songe  à  Clarisse, 
dont  le  succès  bruyant  remplit  le  monde. 


1.  Fragments  sur  J.-J.  Rousseau,  dans  l'édition  des  Œuvres 
de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  d'Aimé  Martin. 

2.  Cf.  une  lettre  de  La  Roche,  ap.  Streckeisen-Moultou  : 
J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,  t.  I,  p.  493.  —  Rousseau 
cite  aussi  Paméla  dans  la  Lettre  sur  les  spectacles. 

3.  49  novembre  1760.  —  L'expression  se  retrouve  dans  la 
seconde  préface. 

4.  Nouv.  Hél.,  III,  18. 


280  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

Il  semble  même  que  ce  succès  lui  porte  ombrage. 
Malesherbes  demandait  des  suppressions  dans  XHé- 
loïse  :  Rousseau  écrit  ces  lignes  significatives  :  «  Une 
dévote  vulgaire,  humblement  soumise  à  son  direc- 
teur; une  femme  qui  commence  par  le  libertinage  et 
finit  par  la  dévotion  n'est  pas  un  objet  assez  rare  ni 
assez  instructif  pour  remplir  un  gros  livre;  mais  une 
femme  à  la  fois  aimable,  dévote,  éclairée  et  raison- 
nable est  un  objet  plus  nouveau  et,  selon  moi,  plus 
utile.  C'est  pourtant  cette  nouveauté  et  cette  utilité 
que  les  retranchements  exigés  font  disparaître  :  si 
Julie  n'a  point  les  sublimes  vertus  de  Clarisse,  elle  a 
une  vertu  plus  sage  et  plus  judicieuse,  qui  n'est  pas 
soumise  à  l'opinion  :  si  on  lui  ôte  cet  équivalent,  il 
ne  lui  reste  quà  se  cacher  devant  Vautre  ;  quel  droit 
a-t-elle  de  se  montrer  l?  » 

Lorsque  Diderot  eut  publié  son  retentissant  Éloge, 
ce  sentiment  s'affirma.  A  tort  ou  à  raison  —  mais  non 
sans  vraisemblance,  —  Rousseau  crut  deviner  que  le 
morceau  était  dirigé  contre  lui.  A  coup  sûr,  il  sentit 
que  le  parallèle  entre  Clarisse  et  la  Julie  était  dans 
tous  les  esprits  et  il  en  fut  quelque  peu  inquiet.  Lui- 
même  aborde,  dans  les  Confessions,  ce  sujet  délicat, 
et  répond,  en  1769,  à  Y  Éloge  de  Diderot.  Il  fait 
remarquer  qu'on  n'a  pas  suffisamment  loué,  dans 
son  roman,  la  simplicité  du  sujet  et  le  petit  nombre 
des  personnages,  qui  en  font  un  ouvrage  unique  : 
«  Diderot  a  fait  de  grands  compliments  à  Richardson 
sur  la  prodigieuse  variété  de  ses  tableaux  et  sur  la 
multitude  de  ses  personnages.  Richardson  a,  en  effet, 
le  mérite  de  les  avoir  tous  bien  caractérisés;  mais 
quant  à  leur  nombre,  il  a  cela  de  commun  avec  les 


1.  Date  inconnue.  —  Œuvres  et  corresp.  inëd.,  p.  p.  Streck- 
eisen  Moultou,  p.  390. 


ROUSSEAU   JUGE    DE    HICIIAUDSON.  281 

plus  insipides  romanciers,  qui  suppléent  à  la  stérilité 
de  leurs  idées,  à  force  de  personnages  et  d'aven- 
tures. »  Il  est  plus  difficile,  assurément,  de  soutenir 
l'attention  avec  des  moyens  simples  :  «  et  si,  toute 
chose  égale,  la  simplicité  du  sujet  ajoute  à  la  beauté 
de  l'ouvrage,  les  romans  de  Richardson,  supérieurs 
en  tant  d'autres  choses,  quoi  que  M.  Diderot  en  ait  pu 
dire  *,  ne  sauraient,  sur  cet  article,  entrer  en  parallèle 
avec  le  mien  2  ».  Manifestement,  Rousseau  est  gêné 
par  le  souvenir  de  X  Éloge,  qui,  publié  au  lendemain 
du  succès  de  la  Julie,  a  renouvelé  la  gloire  de 
Richardson  aux  dépens  de  la  sienne  —  et  il  en  veut 
à  Diderot. 

Trois  ans  après  la  mort  de  Richardson  —  au  moment 
où  la  gloire  du  maître  était  dans  tout  son  éclat  — 
Panckoucke  n'avait-il  pas  eu  l'indiscrétion  de  lui 
demander  une  édition  abrégée  de  ses  œuvres?  Rous- 
seau répond  de  Motiers  qu'il  se  fait  bien  du  scrupule 
d'abréger  de  pareils  livres  :  cependant  «  ils  en  ont 
besoin  incontestablement.  Ses  entretiens  de  cercle 
sont  surtout  insupportables;  car,  comme  il  n'avait 
pas  vu  le  grand  monde,  il  en  ignorait  entièrement  le 
ton.  »  Mais  quoi!  Sa  santé,  sa  paresse,  le  grand 
nombre  des  traductions  qu'il  faudrait  comparer,  ses 
propres  travaux,  tout  cela  l'effraie3.  Ne  faut-il  pas 
ajouter  à  ces  motifs  avoués  une  certaine  répugnance, 
chez  l'auteur  de  YHcloïse,  à  travailler  à  grandir  encore 
l'auteur  de  Clarisse**  J'inclinerais  à  le  croire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  parallèle  qui  le  gênait,  tout  le 
monde  le  faisait  autour  de  lui. 

i.  Ces  mots  significatifs,  supprimés  par  les  premiers  édi- 
teurs des  Confessions,  figurent,  sans  rature  ni  surcharge, 
dans  le  manuscrit,  qui  est  à  la  bibliothèque  de  la  Chambre 
des  Députés. 

2.  Confessions,  II,  11. 

3.  25  mai  1764. 


282  ROUSSEAU   ET    LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

Nous  avons  peine  aujourd'hui  à  nous  figurer  l'état 
d'esprit  des  contemporains  qui  mirent  en  balance 
Richardson  et  Rousseau.  Mais  nous  connaissons  tout 
Rousseau,  et  les  contemporains  ne  le  connaissaient 
pas.  Jean-Jacques  n'avait  encore  écrit,  en  1761,  ni 
les  Confessions  ni  les  Rêveries.  Quoiqu'il  fût  célèbre 
depuis  dix  ans,  il  ne  s'était  pas  encore  épanché  dans 
le  sein  de  ses  lecteurs  avec  l'exubérance  maladive 
qu'il  y  mit  plus  tard.  On  ne  connaissait  de  lui  que  le 
philosophe  et  le  politique.  Surtout  il  débutait  dans 
le  roman.  Quoique  attendue  avec  impatience,  la  Nou- 
velle Héloise  n'était  pas  sacrée  chef-d'œuvre  avant 
d'avoir  paru.  Quelle  apparence,  pensaient  de  bons 
esprits,  que  l'auteur  du  Discours  sur  V inégalité,  se 
hasardant  à  écrire  un  roman,  dépassât  du  premier 
coup  l'auteur  de  Clarisse*!  Tout  cela  explique  comment 
il  se  trouva,  au  grand  étonnement  de  quelques  histo- 
riens, des  critiques  pour  comparer  les  deux  œuvres 
et  les  deux  hommes. 

En  Angleterre,  il  paraît  bien  que  la  comparaison 
ne  fut  pas  favorable  à  Rousseau.  L'œuvre  fut  tra- 
duite aussitôt,  et  plusieurs  fois  éditée  l.  On  dit  que 
Richardson  n'y  trouva  aucun  plaisir.  Mais,  ce  qui  est 
plus  significatif,  c'est  que  le  délicat  esprit  de  Gray, 
si  ouvert,  et  généralement  si  curieux  des  œuvres 
françaises,  recula  devant  l'invraisemblance  d'un  livre 
«  plus  absurde  et  plus  improbable  que  YAmadis  de 
Gaule  ».  En  vain  il  espère  voir  sortir  «  un  peu  de 
naturel  et  d'intérêt  de  l'absurde  et  de  l'insipide  ». 
Si  le  livre  est  de  Rousseau,  dit-il,  «  c'est  le  plus  frap- 


1.  Eloisa,  or  a  séries  of  original  letters,  collected  and  publi- 
shed  by  J.-J.  Rousseau,  translated  from  the  French.  London, 
Becket,  1161,  4  vol.  in-12.  —  Milord  Maréchal  parle  de  plu- 
sieurs éditions  anglaises.  (Lettre  du  2  octobre  1762,  dans 
Streckeisen-Moultou,  t.  II,  p.  68.) 


«    CLARISSE    »    ET    L     «    UÉLOISE    ».  283 

pant  exemple  que  j'aie  vu  de  ce  fait  qu'un  homme 
très  extraordinaire  peut  se  tromper  entièrement  sur 
ses  propres  talents  *  ». 

Une  revue  anglaise,  The  critical  revieiv,  publia 
un  long  parallèle  de  Rousseau  et  de  son  rival,  qui 
fut  aussitôt  reproduit  par  le  Journal  étranger  —  et 
cela,  fait  significatif,  un  mois  avant  la  publication  de 
Y  Eloge  de  Diderot,  et  comme  pour  préparer  la  voie. 
«  Cet  ingénieux  écrivain,  y  lit-on,  a  formé  son  Héloïse 
sur  le  plan  de  Clarisse,  l'ouvrage  favori  de  notre 
célèbre  compatriote....  »  Héloïse  est  «  une  Clarisse 
moins  parfaite  »;  Claire  est  une  miss  Howe  moins 
gaie.  C'est  vraiment  un  grand  honneur  pour  Richard- 
son  d'avoir  été  pris  pour  modèle  par  «  un  écrivain  du 
mérite  de  M.  Rousseau  ».  Mais  il  faut  avouer  que  la 
morale  de  l'auteur  anglais  reste  plus  haute.  Il  est 
aussi  plus  solide,  quoique  moins  brillant,  et  plus 
vrai  :  «  M.  Rousseau  est  infiniment  plus  profond,  plus 
animé,  plus  ingénieux  et  plus  élégant;  et  M.  Richard- 
son  plus  naturel,  plus  intéressant,  plus  varié  et  plus 
dramatique.  L'un  est  partout  un  écrivain  facile, 
l'autre  un  écrivain  supérieur.  M.  Rousseau  mérite 
notre  admiration,  Richardson  sollicite  nos  larmes2.  » 
L'un  est  un  rhéteur  plein  de  talent,  l'autre  un 
peintre  de  génie. 

Ainsi  en  jugèrent  tous  les  ennemis  de  Jean- 
Jacques. 

Fréron  estime  qu'il  est  assez  vraisemblable  que 
Rousseau  doit  son  plan  et  les  principaux  caractères 
de  son  livre  à  Clarisse  3.  Grimm  —  l'ami  de  Diderot 


4.  Lettre  du  22  janvier  1761.  (Works,  éd.  Gosse,  t.  III,  p.  79.) 
—  Voir  Mrs  Barbauld,  t.  I,  p.  evn  :  «  Rousseau,  whose  Heloise 
alone,  perhaps,  can  divide  the  palm  with  Clarissa  ». 

2.  Journal  étranger,  décembre  1761. 

3.  Année  litl.,  1761,  t.  II,  p.  306  et  suiv. 


284  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

—  pense  que  «  c'est  le  sort  des  grands  ouvrages  de 
produire  quantité  de  mauvaises  copies  :  Miss  BiduJph 
et  la  Nouvelle  Héloïse  ne  seront  pas  les  dernières  ». 
Quelques  pages  seulement  du  roman  nouveau  sont 
comparables  à  Grandison.  Mais  les  trois  œuvres  du 
maître  restent  «  des  ouvrages  prodigieux  '  ».  La 
Harpe  signale,  lui  aussi,  les  analogies  et  en  fait  hon- 
neur à  Richardson,  sans  méconnaître  d'ailleurs  le 
génie  de  Rousseau  2. 

Bref,  ce  parallèle  fut  un  lieu  commun  de  la  cri- 
tique, au  siècle  dernier.  Le  grand  public,  moins 
partial,  se  divisa  entre  les  deux  œuvres.  L'une  sem- 
blait plus  piquante,  puisqu'on  y  retrouvait  l'histoire 
des  amours  de  Rousseau,  et  avait  pour  elle  l'attrait 
du  scandale;  l'autre  restait,  pour  beaucoup,  plus 
vraiment  grande.  Ils  ne  furent  pas  rares  ceux  qui 
gardèrent,  avec  la  duchesse  de  Lauzun,  une  prédilec- 
tion pour  le  roman  anglais  et  y  trouvèrent  «  mille 
fois  plus  de  plaisir  3  ».  «  J'ai  pleuré  également  sur 
l'une  et  sur  l'autre  »,  dira  Ballanche,  se  refusant  à 
choisir.  —  A  «  l'éloquence  artificielle  »  de  Rousseau, 
«  qui  éblouit  et  enchante  »,  plus  d'un  lecteur  préféra 
«  la  vraisemblance,  le  pathétique,  la  vérité  et  la 
bonté  des  mœurs  4  »,  qui  font  de  Clarisse  Harlowe  le 
chef-d'œuvre  du  roman  moderne. 


{.  Corr.  lit  t.,  février  1761   et  juin  1162. 

2.  Cf.  Cours  de  UtL,  t.  III,  p.  192. 

3.  D'Haussonville,  Le  salon  de  Mme  Necker,  t.  1,  p.  239. 

4.  Marmontel,  Essai  sur  les  romans  (1787).  —  On  trouvera 
un  parallèle  curieux  de  Richardson  et  de  Rousseau  dans 
Ballanche  (Du  sentiment,  Paris,  1801,  in-8,  p.  221  . 


l'anglomanie  en   1761.  285 


III 


Nous  lisons  aujourd'hui  le  roman  de  Jean-Jacques 
avec  des  yeux  moins  prévenus.  Mais,  si  on  le  replace 
dans  le  milieu  où  il  parut,  et  si,  de  plus,  on  relit 
attentivement  les  deux  œuvres,  on  s'explique  le 
parallèle  institué  par  les  contemporains. 

VHéloïse  parut  au  moment  précis  du  siècle  où 
l'anglomanie  était  à  son  comble.  «  Si  un  télescope 
comme  ceux  de  Herschell,  a  dit  Garât,  et  un  cornet 
acoustique  de  la  même  portée  avaient  existé  à  cette 
époque,  ils  auraient  été  dirigés  sur  l'Angleterre  plus 
souvent  encore  que  sur  la  lune  et  les  autres  corps 
célestes  l.  »  A  aucun  moment  du  siècle,  cet  enthou- 
siasme ne  fut  plus  vif  que  vers  la  fin  de  la  guerre  de 
Sept  Ans.  Quelques  esprits  rétrogrades  s'en  inquié- 
taient. On  leur  répondait  hautement  :  «  Mille  gens, 
Messieurs,  s'élèvent  et  déclament  contre  l'anglo- 
manie :  j'ignore  ce  qu'ils  entendent  par  ce  mot  :  s'ils 
veulent  parler  de  la  fureur  de  travestir  en  modes 
ridicules  quelques  usages  utiles...,  ils  pourraient 
avoir  raison;  mais  si  par  hasard  ces  déclamateurs 
prétendaient  nous  faire  un  crime  du  désir  d'étudier, 
d'observer,  de  philosopher  comme  les  Anglais,  ils 
auraient  certainement  grand  tort  2.  »  On  a  vu  com- 
ment Rousseau  avait  flatté,  dans  son  roman,  ce 
courant  d'opinion,  en  donnant  une  couleur  anglaise 
aux  sentiments  et  aux  mœurs  de  ses  personnages. 
C'était  une  première  raison  de  le  rapprocher  de 
Richardson.  Mais  il  y  en  avait  d'autres. 

Et  d'abord  l'intrigue  de  son  livre  rappelle  celle  de 

1.  Mém.  sur  Suard,  t.  I,  p.  72. 

2.  Lettre  aux  auteurs  de  la  Gazette  littéraire  (14  novembre 

1764). 


286  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

Clarisse.  Comme  dans  Clarisse,  c'est  l'histoire  d'une 
jeune  fille  malheureuse,  victime  d'un  père  qui  veut 
forcer  ses  inclinations.  En  un  certain  sens  même,  le 
roman  de  Rousseau  fait  suite  à  celui  de  Richardson  : 
le  père  de  Clarisse  projette  d'obtenir  de  sa  fille  un 
consentement  que  la  violence  n'a  pu  arracher;  mais 
la  fuite  de  Clarisse  prévient  l'exécution  de  son  projet. 
Ce  que  Richardson  fait  entrevoir,  Rousseau  l'exé- 
cute, et  ainsi  le  baron  d'Étanges  détermine  Julie  à 
épouser  M.  de  Wolmar.  Il  est  vrai  que  Clarisse  défend 
héroïquement  sa  vertu,  tandis  que  Julie  cède  dès 
le  début.  Mais  l'analogie  se  retrouve  en  quelque 
manière  par  le  mariage  de  Julie  :  Julie  mariée  résiste 
à  Saint-Preux,  qu'elle  aime  encore,  comme  Clarisse 
résiste  à  Lovelace,  qu'elle  a  toujours  aimé  et  à  qui 
d'ailleurs  elle  a  appartenu,  quoique  malgré  elle. 
L'amour  contrarié  par  le  devoir,  et  vaincu  par  lui, 
c'est  le  sujet  même  des  deux  œuvres. 

Puis  il  y  a  symétrie  dans  la  disposition  des  per- 
sonnages. Julie  ressemble  à  Clarisse,  comme  Claire  à 
miss  Howe  :  les  deux  premières  également  graves  et 
douces,  les  deux  confidentes  malicieuses  et  gaies.  De 
même  que  miss  Howe  épouse  le  lourd  et  excellent 
Hickman,  de  même  Claire  devient  la  femme  du  bon 
et  honnête  M.  d'Orbe,  celui-là  même  dont  elle  dit 
irrévérencieusement  qu'il  lui  manque  «  le  penser 
mâle  des  âmes  fortes  l  ».  Comme  miss  Howe,  Claire, 
qui  aime  son  mari  d'une  affection  calme,  a  pour  son 
ami  une  affection  presque  désordonnée,  jusqu'à  en 
perdre  la  raison  à  sa  mort.  Et  de  même  encore,  Julie 
a,  comme  Clarisse,  un  père  dur  et  insensible,  une 
mère  bonne  et  insignifiante.  Comme  Clarisse  trouve 
un  protecteur  en  le  colonel  Morden,  de  même  Julie  et 

i.  I,  65. 


LE  ROMAN   BOURGEOIS.  287 

Saint-Preux  ont  un  confident  en  milord  Bomston. 
Gomme  Morden,  Bomston  est  l'honneur  personnifié  ; 
comme  lui  il  est  fier  et  généreux.  Wolmar  —  quoique 
aussi  honnête  que  Lovelace  est  débauché  —  est 
incrédule  comme  lui,  et,  quoique  dans  de  meilleures 
intentions,  raisonne  de  même.  Enfin  Julie  songe, 
ainsi  que  Clarisse,  à  s'enfuir  de  la  maison  pater- 
nelle; elle  correspond  de  même  avec  son  amant  par 
l'intermédiaire  d'une  amie;  on  lui  intercepte  ses 
lettres;  et,  comme  Clarisse,  elle  meurt  à  la  fin,  en 
philosophant  longuement,  pour  la  plus  grande  édifi- 
cation de  son  entourage. 

Les  contemporains,  qui  ont  noté  toutes  ces  analo- 
logies,  sont-ils  si  inexcusables  d'en  avoir  conclu  que 
Jean-Jacques  avait  imité  le  plan  et  l'ordonnance  géné- 
rale du  roman  anglais?  —  Mais  il  a  envers  Richardson 
une  dette  plus  haute. 

Il  y  a  dans  YHéloïse  deux  œuvres  :  on  y  trouve 
d'abord  un  roman  bourgeois,  le  plus  éloquent,  le 
plus  moral,  le  plus  neuf  des  romans  du  xvmc  siècle, 
premier  modèle  de  Delphine,  de  Corinne  ou  de  Wer- 
ther, l'œuvre  qui  réalise  par  excellence  les  aspira- 
tions littéraires  de  l'époque.  Il  y  a  ensuite  un  poème 
en  prose,  une  première  «  confession  »  de  Rousseau, 
incomplète  encore  et  voilée,  mais  combien  pathétique 
déjà!  Il  y  a,  en  germe,  tout  le  lyrisme  qui  éclatera 
plus  tard  dans  les  Confessions  et  dans  les  Rêveries,  la 
communion  avec  la  nature,  la  mélancolie,  le  retour 
poétique  sur  soi-même  — ou,  comme  disait  Fréron  au 
lendemain  de  l'apparition  du  livre,  «  un  goût  exquis 
de  la  nature  physique  et  morale,  un  pinceau  souvent 
aimable  et  voluptueux,  une  douce  mélancolie  qui 
n'est  connue  que  dans  la  retraite  *.  »  Cela,  c'était  la 

1.  Année  littéraire,  1761,  t.  II. 


288  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

trouvaille  imprévue  du  génie,  et  Rousseau  n'a  eu  ici 
d'autre  maître  que  lui-même.  Son  lyrisme  lui  vient  de 
lui  seul.  Mais  le  «  roman  bourgeois  »  qu'il  y  a  dans 
sa  Julie,  Fart  de  peindre  les  personnages  et  de  les 
mettre  en  scène,  «  l'éloquence  du  cœur,  le  ton  du  sen- 
timent »  — c'est  encore  Fréron  qui  parle,  — tout  cela 
lui  venait  de  Richardson. 

Il  lui  doit,  d'abord,  la  forme  même  de  son  roman 
par  lettres. 

Richardson  est-il,  à  vrai  dire,  l'inventeur  du 
roman  épistolaire?  Dès  le  siècle  dernier,  on  s'est 
posé  la  question  :  les  uns  l'affirmaient,  les  autres 
objectaient  qu'il  s'était  inspiré,  soit  des  lettres  semi- 
romanesques  répandues  dans  le  Spectateur,  soit  de 
Mme  de  Sévigné,  de  Mme  Dacier,  de  Mme  de  Lam- 
bert, qu'il  citait  volontiers  comme  des  modèles1,  soit 
enfin  des  Lettres  portugaises  ou  de  celles  d'Héloïse 
et  Abélard  -.  Les  Lettres  portugaises  notamment 
avaient  été  fréquemment  réimprimées,  et  souvent  en 
un  même  recueil  avec  celles  d'Héloïse  3;  et  il  y  avait 
aussi  des  lettres  galantes  dans  nos  romans  français, 
dans  Polexandre  ou  dans  Cyrus;  et  Crébillon  fils  — 
si  célèbre  en  Angleterre  —  avait  donné,  dès  1738,  ses 
Lettres  de  la  marquise  de  ***  au  comte  de  R...  *.  Mais 
tout  cela  n'infirme  en  rien  la  gloire  de  Richardson. 
Il  est  clair  qu'on  avait  publié  avant  lui  des  romans 
par  lettres;  mais  il  n'est  pas  moins  évident  que  nul 

1.  Voir  Mrs  Barbauld,  t.  VI,  p.  121. 

2.  Voir  à  ce  sujet  Fréron,  Ann.  litt.,  t.  II,  p.  306;  Journal 
encyclop.,  fév.  1*756,  p.  32,  et  fév.  1775,  p.  459.  —  Voir  aussi 
J.  Jusserand  :  Les  grandes  écoles  du  roman  anglais. 

3.  Par  exemple  :  Recueil  de  lettres  galantes  et  amoureuses 
d'Héloïse  et  Abélard,  d'une  religieuse  portugaise  au  chevalier*", 
avec  celles  de  Cléante  et  deBélise,  Amsterdam,  1711,  in-12. 

4.  La  Haye,  2  parties  in-12.  —  Crébillon  fils  est  aussi  l'au- 
teur, suivant  Voltaire,  des  Lettres  de  Ninon,  publiées  par 
Damours  (Amst.,  1752,  2  vol.  in-12). 


LE   ROMAN    EPISTOLAIRE.  280 

n'avait  tiré  de  cette  forme  le  parti  qu'il  en  tira. 
Dans  Paméla,  —  outre  que  la  forme  du  journal  est 
employée  concurremment  avec  l'autre,  —  son  art  est 
bien  incertain  encore  et  ne  se  ressent  guère  de  l'imi- 
tation des  bons  modèles.  Dans  Clarisse  au  contraire, 
l'auteur  a,  de  son  propre  aveu,  pris  confiance  en  lui- 
même  l  :  les  correspondants  se  multiplient,  le  style 
s'assouplit  et  les  caractères  ont  le  loisir  de  se  pré- 
senter à  nous  dans  toute  la  complication  de  leur 
nature.  Le  roman  épistolaire  devient  vraiment  ce 
qu'il  doit  être,  une  forme  du  roman  d'analyse.  S'il 
n'est  cela,  il  n'est  rien,  et  l'originalité  de  Richardson, 
c'est  précisément  d'en  avoir  fait  cela.  L'essence  du 
roman  par  lettres,  c'est  de  supposer  «  plus  de  senti- 
ments que  de  faits  »  et  moins  d'événements,  même 
des  mieux  combinés,  que  «  d'observations  sur  ce  qui 
se  passe  dans  le  cœur2  ».  Une  lettre  est  un  journal 
à  moitié  intime.  En  tant  que  journal,  elle  ouvre 
un  jour  sur  les  sentiments  cachés  ;  en  tant  que 
lettre,  elle  prête  au  roman,  à  l'intrigue,  aux  coquet- 
teries de  l'esprit  et  du  cœur.  Elle  est  une  confidence, 
mais  tempérée  par  cette  dose  de  vanité  que  nous 
mettons  tous,  sans  le  vouloir,  dans  les  paroles  dites 
à  autrui.  Le  roman  épistolaire  est  donc  un  genre 
délicat,  aisément  fastidieux,  très  facilement  insup- 
portable. Ce  n'est  point  un  roman  par  lettres  qu'une 
liasse  d'homélies  sur  le  suicide,  le  duel  ou  le  ma- 
riage. Il  y  faut  une  action  qui  se  reflète  tour  à 
tour  dans  un  certain  nombre  d'âmes,  où  nous  puis- 
sions en  suivre,  avec  une  suffisante  clarté,  mais  sans 
trop  de  redites,  le  contre-coup.  Il  faut  que  les  person- 
nages aient  le  moyen  et  le  loisir  de  s'écrire  et,  pour 


1.  Voir  le  Post-scriptum  de  Clarisse. 

2.  Mme  de  Staël,  De  VAllem.,  Il,  28. 

19 


290  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

qu'ils  intéressent,  il  faut  qu'ils  soient  atteints  du 
tourment  intérieur  de  la  confession  et  de  l'analyse. 
11  faut  enfin  que  le  public  ait  le  goût  de  ces  sortes  de 
confidences  —  ce  qui  ne  se  produit  qu'à  de  certaines 
époques,  et  sous  l'influence  de  certaines  idées  mo- 
rales. Or  Richardson,  malgré  une  certaine  grossièreté 
dans  l'emploi  des  moyens,  est  vraiment  le  créateur 
du  roman  confession,  et  c'est  pourquoi  Rousseau 
—  la  confession  faite  homme  —  lui  emprunte  cette 
forme. 

Et  il  est  le  seul,  en  fait,  à  la  lui  emprunter.  Car 
Mme  de  Graffigny  a  beau  avoir  publié  ses  Lettres 
parisiennes  —  inspirées,  dit-on,  de  Paméla  l  —  ou 
Mme  Riccoboni  ses  Lettres  de  Juliette  Catesby  ou 
Mme  de  Beaumont  ses  Lettres  du  marquis  de  Roselle, 
le  premier  de  nos  romans  épistolaires,  c'est  vraiment 
la  Nouvelle  Héloïse,  parce  que,  seule,  elle  répond  à  la 
définition  du  genre. 

Comme  les  personnages  de  Clarisse  Harlowe,  ceux 
de  Rousseau  se  confessent  «  dans  le  sein  de  l'amitié  ». 
Comme  eux,  ils  ont,  suivant  le  mot  de  Mme  du  Def- 
fand,  «  l'éloquence  verbiageuse  ».  Comme  eux,  on 
s'étonne  de  les  voir,  au  plus  fort  de  leur  émotion, 
courir  à  leur  encrier  :  Wolmar  quitte  le  chevet  de  sa 
femme  mourante  pour  aller  noter,  dans  son  cabinet, 
ce  qu'elle  vient  de  lui  dire;  Julie  écrit  de  son  lit  de 
mort  à  son  ami;  Saint-Preux,  enfermé  dans  le 
cabinet  où  elle  lui  a  donné  son  premier  rendez-vous, 
s'écrie  :  «  Quel  plaisir  d'avoir  trouvé  de  l'encre  et  du 
papier!  J'exprime  ce  que  je  sens  pour  en  tempérer 
l'excès,  je  donne  le  change  à  mes  transports  en  les 
décrivant.  »  Que  n'écrit-on  pas?  quels  conseils,  et 


1.  Fréron,  Année  littéraire,  t.  II,  p.  306. 

2.  1,  54. 


LE    STYLE    I>E    ROUSSEAU.  291 

quelles  étranges  confidences  ne  met-on  pas  sur  le 
papier?  Comme  Richardson,  Rousseau  abuse  du  pro- 
cédé et  met  des  sermons  en  forme  de  lettres  :  lettre 
sur  les  jardins,  lettre  sur  le  duel,  lettres  sur  le 
suicide,  sur  l'éducation,  sur  la  musique,  sur  l'adul- 
tère :  ce  n'est  plus  une  correspondance,  c'est  un 
corps  de  morale  familière  ou  solennelle.  Les  digres- 
sions sont  plus  nombreuses  encore  que  dans  Clarisse] 
la  forme  n'en  est  pas  toujours  plus  heureuse. 

Et  comme  dans  Richardson,  malgré  l'énorme  supé- 
riorité de  Rousseau,  le  style  est  parfois  «  emphatique 
et  plat  »,  comme  il  est  dit  dans  la  préface,  et  digne 
«  des  provinciaux,  des  étrangers,  des  solitaires  et  des 
jeunes  gens  »  qui  parlent.  Rousseau  ne  croyait  pas  si 
bien  dire  :  beaucoup  de  passages  sont,  dans  ces  lettres, 
d'une  précieuse  vaudoise.  «  Trône  du  monde,  écrit 
Saint-Preux  à  Julie,  combien  je  te  vois  au-dessous 
de  moi!  »  Ou  encore  :  «  Mon  cœur  est  inondé  des 
pleurs  qui  coulent  de  tes  yeux  ».  Des  âmes  «  se 
touchent  par  tous  les  points  et  ont  partout  la  même 
cohérence  ».  Le  chalet  où  Julie  reçoit  son  amant  est 
«  le  temple  de  Gnide  »,  et  son  inquiétude  est  «  en 
raison  composée  des  intervalles  du  temps  et  du 
lieu  !  ».  —  Comme  Richardson  est  de  son  faubourg, 
Rousseau,  si  grand  écrivain  soit-il,  est  de  sa  pro- 
vince. 

Quant  à  l'intérêt,  «  il  est  pour  tout  le  monde,  il  est 
nul  ».  Est-ce  la  peine  de  tenir  registre  «  de  ce  que 
chacun  peut  voir  tous  les  jours  dans  sa  maison  ou 
dans  celle  de  son  voisin  »?  Même  prétention  chez 
Richardson  de  ne  rien  offrir  qui  ne  soit  «  vrai  et 
fondé  dans  la  nature  même  ».  Les  deux  romanciers 
se  complaisent  également  dans  la  peinture  prolixe 

1.  I,  5  —  III,  16  —  I,  11  —  I,  36  —  I,  13. 


292  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

et  menue  des  mœurs  bourgeoises.  Mais  Richardson 
était  plus  simple  :  Rousseau  est  plus  agressif  et, 
quand  il  peint  les  petites  gens,  met  dans  sa  pein- 
ture une  leçon  à  l'adresse  des  grands.  Cependant 
la  révolution  reste  considérable.  Notre  roman  était 
essentiellement  mondain  et  salonnier.  On  n'y  disait 
point  de  certaines  vérités,  on  n'y  touchait  pas  à  de 
certains  sujets,  sauf  pour  en  rire.  On  ne  cuisinait 
et  on  ne  lessivait  pas  dans  Prévost,  dans  Crébillon 
fils,  et  «  le  ménage  »  se  faisait  dans  les  coulisses. 
Pour  la  première  fois,  dans  un  roman  non  picares- 
que, Paméla  avait  offert  au  public  de  certaines  pein- 
tures réputées  jusque-là  comme  triviales  :  une  cui- 
sine, des  casseroles  et  des  marmitons.  Rousseau  à 
son  tour,  pour  être  plus  vrai,  s'abaisse  à  pénétrer 
dans  l'office  et  écrit  un  manuel  de  la  bonne  ména- 
gère. On  voit  ici  comment  on  forme  les  bons  domes- 
tiques; comment  on  fabrique  avec  économie  l'huile, 
le  pain,  la  laine,  la  dentelle;  comment  on  recon- 
naît les  bonnes  étoffes;  comment  on  dispose  un 
jardin;  comment  on  peut  avec  du  simple  vin  de 
Lavaux  faire  à  volonté  du  xérès,  du  rancio  et  du 
malaga  l.  C'est  toute  une  Économique  moderne.  Cer- 
taine «  pâtisserie  à  l'allemande  »  a  l'honneur  d'une 
description.  Il  faut  savoir  «  savourer  avec  délices  des 
plaisirs  d'enfant  »  :  ayez  deux  salles  à  manger,  une 
pour  tous  les  jours,  une  autre  pour  les  fêtes;  ne  pre- 
nez du  café  que  dans  les  grandes  occasions;  sachez 
vous  rafraîchir  l'âme  par  de  petites  recettes  fami- 
lières, et,  pas  plus  que  l'auteur,  ne  méprisez  les  gens 
de  peu,  qui  jouissent  de  ces  bonheurs  modestes. 

En  revanche,  Rousseau  néglige  de  parti  pris  ce  que 
le  réalisme  de  Richardson  a  de  trop  violent  :  pas  une 

i.  V,  2. 


LES    PERSONNAGES.  293 

page  n'égale  en  rudesse  l'agonie  de  la  Sinclair, 
l'emprisonnement  de  Clarisse  ou  ses  funérailles.  Il  a 
soin  de  faire  mourir  Julie  décemment  et  presque  gaî- 
ment,  vêtue  d'une  robe  de  fête  et  entourée  de  fleurs. 
Il  nous  épargne  le  cercueil,  le  cortège  funèbre,  les 
cloches  et  la  fosse. 

Il  est  soucieux  seulement  de  paraître  vrai,  ce  qui 
veut  dire,  pour  lui,  profondément  bourgeois.  Il  ne 
peint  guère  comme  Richardson,  que  gens  du  com- 
mun ou  de  petite  noblesse  :  ni  M.  d'Étanges,  qui  se 
targue  de  son  nom,  ni  M.  d'Orbe,  ne  sont  de  très 
grands  personnages.  Saint-Preux  est  un  homme  de 
rien.  «  Sublimes  auteurs,  rabaissez  un  peu  vos 
modèles....  »  Voici  des  bourgeois  d'une  petite  ville 
suisse,  qui  n'ont  ni  carrosse  ni  habit  doré,  qui  ne 
sont  ni  comtes  ni  chevaliers.  Voici  «  des  gens  de 
l'autre  monde  »,  Fanchon  Regard  ou  Claude  Anet. 
Leur  histoire  vous  paraît  fade?  A  votre  aise!  Je 
n'écris  pas  pour  vous.  Je  vous  peins  des  cœurs  sim- 
ples, non  pas  dépravés,  ni  parfaits.  Leurs  vertus 
sont  moyennes,  comme  aussi  leurs  vices.  Il  fallait, 
pour  créer  le  roman  bourgeois,  une  âme  bourgeoise. 
Et  c'est  pourquoi  l'homme  qui  a  osé  le  premier  écrire 
l'histoire  d'une  petite  servante  persécutée,  reste  ici 
encore  le  maître  de  Jean-Jacques  et  son  précurseur 
le  plus  authentique.  D'autres  avaient  professé  leur 
désir  de  faire  du  roman  le  tableau  de  la  vie  humaine. 
Crébillon  fils  lui-même  avait  parlé  d'une  littérature 
où  «  l'homme  enfin  verrait  l'homme  tel  qu'il  est,  où 
on  Téblouirait  moins,  mais  on  l'instruirait  davan- 
tage '  ».  Ce  sont  préfaces  de  romanciers  et  d'auteurs 
comiques.  Une  théorie  littéraire,  c'est  peu  de  chose. 
Il  fallait,  pour  réformer  le  roman,   un  art  vraiment 

l.  Préface  des  Égarements  du  cœur  et  de  V esprit  (1736). 


294  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE    ANGLAISE. 

plébéien,  l'éloquente  rudesse  de  la  forme,  la  sincère 
émotion  en  face  de  ces  matières  simples  et  neuves. 


IV 


Bourgeois  comme  Richardson,  Rousseau  est  comme 
lui  protestant,  et,  comme  lui,  prêche  sa  religion. 

Il  est  clair  que  le  credo  du  dévot  Anglais  diffère 
très  sensiblement  du  sien,  et  peut-être  Richardson 
eût-il  traité  l'auteur  de  la  Profession  de  foi  du  Vicaire 
savoyard  comme  il  traitait  les  déistes  de  son  pays. 
Mais  cette  haine  du  philosophisme  —  encore  qu'ils 
l'éprouvent  à  des  degrés  et  d'une  manière  différente 
—  leur  est  commune.  Pour  l'un  comme  pour  l'autre, 
on  n'apprend  dans  les  cercles  philosophiques  qu'à 
«  ébranler  tous  les  principes  de  la  vertu  ».  Toute  la 
morale  des  philosophes  n'est  qu'un  «  pur  verbiage  », 
et  ceux  qui  font  profession  de  l'enseigner  sont  les 
«  dignesapologistesducrime,  qui  ne  séduisirentjamais 
que  des  cœurs  déjà  corrompus1  ».  Comme  Richardson, 
Rousseau  prêche  contre  l'idole  du  siècle;  comme  lui, 
il  affecte  de  citer  hautement  l'Évangile  et  l'Ancien 
Testament,  quoiqu'il  les  cite  moins  dévotement  2. 
A  mesure  que  son  roman  marche  vers  la  conclusion, 
l'intention  morale  et  religieuse  s'affirme.  L'œuvre 
prend  un  caractère ,  non  pas  seulement  plus  chré- 
tien, mais  plus  confessionnel.  Il  est  vrai  que  dans  ses 
lettres,  Jean-Jacques  affirme  son  désir  de  ne  cho- 
quer personne  et  même  «  de  rapprocher  les  partis 
opposés  par  une  estime  réciproque  »  :  «  Julie  dévote, 
dit-il,  est  une  leçon  pour  les  philosophes  et  Wolmar 


1.  Hel,  II,  17  et  18. 

2.  V,  1  :  «  0  Rachel,  fille  charmante   et  si  constamment 
aimée...,  »  etc. 


LES   IDÉES   RELIGIEUSES.  295 

athée,  en  est  une  pour  les  intolérants  l.  »  Mais, 
quand  Malesherbes  parle  de  retranchements  ,  il 
revendique  hautement  le  caractère  religieux  de  son 
œuvre.  Il  n'imagine  pas  qu'un  «  roman  genevois  » 
doive  être  approuvé  en  Sorbonne.  Il  note  que  les 
retranchements  sont  faits  avec  tant  de  soin  «  qu'il  ne 
reste  rien  de  ses  calvinistes,  en  fait  de  doctrine,  »  que 
le  plus  superstitieux  catholique  ne  puisse  avouer  : 
«  autant  vaudrait  exiger  que  tout  protestant  qui 
vient  à  Paris  fît  abjuration  sur  la  frontière.  »  Que  ne 
traite-t-on  de  même  le  Cléveland  de  Prévost?  «  Il  me 
paraît  assez  étrange  qu'un  prêtre  catholique  puisse 
dans  ses  romans  faire  parler  des  protestants  selon 
leurs  idées  plus  librement  qu'un  protestant  dans 
les  siens  2.  »  Voilà  qui  est  net.  Quand  la  lettre  à 
Voltaire  en  réponse  au  Poème  sur  Lisbonne  ou  la  Pro- 
fession de  foi  du  Vicaire  savoyard  laisseraient  des 
doutes  sur  les  sentiments  de  Rousseau,  son  roman 
suffirait  à  nous  édifier.  C'est  bien,  en  effet,  la  conver- 
sion de  Julie  —  et  celle  même  de  Wolmar  —  qui 
sont  la  morale  de  l'œuvre.  Car  celle  de  l'athée, 
comme  le  remarque  Rousseau  lui-même,  est  indiquée 
«  avec  une  clarté  qui  ne  pouvait  souffrir  un  plus 
grand  développement  sans  devenir  une  capuci- 
nade  ».  Lovelace  athée  meurt  d'un  coup  d'épée. 
Julie  confie  à  Saint- Preux  l'âme  de  son  mari  : 
«  Soyez  chrétien,  pour  l'engager  à  l'être.  Le  succès 
est  plus  près  que  vous  ne  pensez....  Dieu  est  juste, 
ma  confiance  ne  me  trompera  pas  3.  »  Cela  est  édi- 
fiant. Mais  ce  coup  de  la  grâce  est-il  moins  romanes- 
que que  le  coup  d'épée  du  colonel  Morden? 
Julie,  à  qui  vont  toutes  les  sympathies  de  l'auteur, 

1.  A  Vernes,  24  juin  1761. 

2.  Observations  adressées  au  libraire  Génin,  t.  V,  p.  87. 

3.  VI,  12. 


296  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

est,  comme  Clarisse,  foncièrement  protestante,  et 
même  piétiste.  Elle  lit  YInstinct  divin  de  Murait,  à 
peu  près  comme  Mme  de  Warens,  qui  avait,  elle 
aussi,  «  l'esprit  un  peu  protestant  »,  subissait  l'in- 
fluence de  Magny.  Il  est  vrai  qu'elle  a  longtemps 
négligé  la  foi  :  faute  de  pouvoir  accorder  l'esprit  de 
l'Évangile  avec  celui  du  monde,  elle  était  «  dévote  à 
l'église  et  philosophe  au  logis1  »;  mais,  en  se  ma- 
riant, elle  revient  à  la  doctrine  de  «  notre  Église  ». 
Elle  prie,  et  c'est  la  prière,  la  prière  seule,  qui  lui 
donne  la  force  de  ne  faillir  plus  :  où  la  philosophie 
l'abandonnait,  la  religion  la  soutient.  Elle  cherche  à 
convertir  son  amant,  et  lui  -cite  saint  Paul.  Mariée  à 
un  athée,  elle  souffre  jusqu'aux  larmes  de  l'irréli- 
gion de  son  mari.  Sur  son  lit  de  mort,  elle  confesse 
hautement  la  foi  de  ses  pères  :  «  J'ai  vécu  et  je  meurs 
dans  la  communion  protestante,  qui  tire  son  unique 
règle  de  l'Écriture  Sainte  et  de  la  raison  2  »;  et,  pour 
confirmer  son  dire,  elle  maudit  pieusement  le  catho- 
licisme :  comme  le  pasteur  lui  fait  remarquer  qu'un 
catholique  mourant  est  environné  de  gens  d'Église 
qui  l'épouvantent  «  pour  avoir  meilleur  marché  de  sa 
bourse  »,  elle  répond  dévotement  :  «  Rendons  grâces 
au  ciel  de  n'être  point  née  dans  ces  religions  vénales 
qui  tuent  les  gens  pour  en  hériter.  »  —  Est  ce  le  phi- 
losophe seul  qui  parle  ici  par  la  bouche  de  Julie?  Et 
Richardson  eût-il  mieux  dit? 

Par  ce  trait,  comme  par  bien  d'autres,  Julie  est 
sœur  de  Clarisse.  La  femme  que  Jean-Jacques  aimait 
^n  écrivant  son  roman  a  pris  —  ce  qui  est  significatif 
—  un  caractère  protestant  et  étranger.  Il  lui  adonné, 
il  est  vrai,  quelques  traits  de  Mme  de  Warens  :   la 


i.  111,18. 
2.  VI,  11. 


LA    RELIGION    DE    ROUSSEAU.  297 

vulgarité,  la  sensualité,  la  grossière  impudeur.  Mais 
il  lui  a  donné  aussi  la  clairvoyance  terrible  de  Cla- 
risse ou  de  Paméla.  On  se  rappelle  certaine  pensée 
étrange  de  Paméla  sur  la  tristesse  qui  suit  la  faute. 
Julie,  encore  vierge,  sait  de  même  que  «  le  moment 
de  la  possession  est  une  crise  de  l'amour  '  ».  Elle  est, 
comme  sa  sœur  anglaise,  très  au  fait  de  ce  qu'igno- 
rent les  jeunes  filles  de  nos  romans  et  de  notre 
théâtre  —  ou  de  ce  qu'elles  feignent  d'ignorer.  Elle 
sait  qu'elle  dispose  d'elle-même,  et  pourquoi.  Ce 
n'est  pas  une  Agnès,  ni  même  une  Henriette.  On  a 
dit  ce  caractère  très  invraisemblable  :  il  faut  dire 
seulement  qu'il  n'est  pas  français.  Une  fois  qu'on  le 
replace  dans  son  milieu,  et  qu'on  le  dépouille  de  ce 
que  l'imagination  salie  de  Jean-Jacques  lui  a  prêté 
de  trop  déplaisant,  il  apparaît  comme  réel  et  vivant. 
«  Tu  fus  amante  comme  Héloïse,  te  voilà  dévote 
comme  elle  »,  dit  Claire  à  Julie.  C'est  Julie  dévote 
qui  est  la  vraie  Julie.  L'autre  est  un  fantôme  né,  dans 
l'esprit  de  Rousseau,  des  deux  figures  de  Mme  de 
Warens  et  de  Mme  d'Houdetot. 

Julie  est  pieuse.  Sa  foi  est  une  règle  de  vie,  qui 
commande  le  respect  des  grands  problèmes  et  la 
défiance  de  tout  ce  qui  n'est  qu'humain.  Il  s'agit 
«  d'épurer  par  des  mœurs  chrétiennes  les  leçons  de 
la  philosophie  ».  Mais  la  philosophie  est  ici  pour  la 
forme,  et  c'est  une  concession  faite  au  siècle;  car  les 
«  mœurs  chrétiennes  »  suffisent.  Comme  Clarisse, 
Julie,  sous  l'influence  de  sa  foi,  devient  raisonneuse 
et  sèche.  Elle  estime  que  l'honnêteté,  la  vertu,  de 
certaines  convenances  de  caractères  suffisent  entre 
époux,  à  défaut  d'amour,  et  dès  qu'il  y  a  de  la  reli- 
gion l.  Il  faut  voir  comment  elle  rompt  avec  le  pauvre 

1.  I,  9. 

2.  III,  20. 


298  ROUSSEAU    ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

Saint-Preux  :  elle  l'autorise  à  lui  écrire,  par  l'inter- 
médiaire de  Claire,  mais  à  condition  que  celle-ci  fera 
dans  ses  lettres  les  suppressions  convenables,  «  si 
vous  étiez,  dit-elle,  capable  d'en  abuser  ».  Sa  clair- 
voyance est  vraiment  effroyable  :  «  Mon  cher  ami, 
vous  m'avez  toujours  paru  bien  aimable....  Mais  je  ne 
vous  ai  jamais  vu  qu'amoureux  :  que  sais-je  ce  que 
vous  seriez  devenu  cessant  de  l'être?  »  Elle  lui  dit 
nettement  que  si  elle  avait  vingt  ans  et  sa  liberté, 
elle  ne  voudrait  pas  de  lui  :  elle  a  vu  trop  clair  dans 
les  conditions  du  bonheur.  C'est  que  les  femmes 
comme  Julie,  si  elles  sont  capables  d'amour,  ne  le 
sont  pas  de  la  même  manière  que  les  héroïnes  de 
nos  romans.  Elles  se  sentent,  à  un  bien  plus  haut 
degré,  des  personnes  morales.  Comme  ces  héroïnes 
du  théâtre  norvégien,  qui  procèdent  d'elles,  elles 
veulent  que  l'amour  soit  consacré  par  la  commu- 
nauté des  droits.  Elles  paraissent  très  orgueilleuses 
et  un  peu  sèches  :  une  Clarisse  écrit  àLovelace  :  «  Un 
homme  qui  n'a  que  des  défauts  —  car  quelles  sont, 
monsieur,  vos  vertus,  s'il  vous  plaît?  —  peut-il 
s'attendre  à  être  estimé  de  moi?  »  Mais  aussi  le  don 
d'une  telle  âme  a-t-il  un  plus  haut  prix.  Une  concep- 
tion morale  et  religieuse  différente  a  amené  Rous- 
seau, comme  Richardson,  à  créer  des  caractères  de 
femmes  très  nouveaux  dans  notre  littérature. 

Dira-t-on  que  Rousseau  emprunte  à  Richardson  le 
goût  des  questions  morales?  Non  pas  précisément. 
Mais  si  Clarisse  Harlowe  lui  semblait  le  premier 
roman  du  monde,  c'est  sans  doute  qu'il  yretro 
quelque  chose  de  ses  propres  aspirations.  L'auteur 
de  Clarisse  prêchait  éloquemment  la  cause  de  la 
famille  ;  et,  de  même,  Jean-Jacques  plaide  la  cause 
du  mariage.  On  peut  trouver  qu'il  la  plaide  assez 
mal  et  que  la  première  partie  de  son  livre  détruit  par 


LE    ROMAN    DU    MARIAGE.  299 

avance  l'effet  de  la  seconde;  on  peut  trouver  aussi 
que  ce  bonheur  fondé  moins  sur  l'affection  que  sur 
«  de  certaines  convenances  de  caractères  et  d'hu- 
meurs »  n'a  rien  de  très  persuasif.  Mais  enfin  la 
cause  est  plaidée  avec  chaleur,  et  cela  était  neuf. 
Le  mariage  était,  dans  notre  littérature,  un  thème  à 
plaisanteries  grasses,  quand  il  n'était  pas  un  moyen 
de  se  pousser  dans  le  monde.  La  Madelon  de  Molière 
estimait  que  débuter  par  là,  «  c'est  prendre  le  roman 
par  la  queue  »  ;  Dandin  y  trouvait  les  mésaventures 
qu'on  sait;  Gil  Blas  se  mariait  pour  finir,  en  manière 
d'acquit,  et  comme  on  bat  en  retraite.  Quant  au 
Jacob  de  Marivaux,  il  tombait  dans  les  bras  d'une 
vieille  dévote,  et  ne  s'en  relevait  pas.  Ce  n'étaient 
que  mésaventures  navrantes  ou  risibles.  Personne 
n'avait  écrit  —  ou  même  songé  à  écrire  —  le  roman 
du  mariage. 

Richardson  l'essaya  dans  Paméla,  assez  malheu- 
reusement il  est  vrai,  et,  dans  Clarisse,  montra  les 
dangers  de  l'amour  hors  du  mariage.  Rousseau  tenta, 
dans  la  deuxième  partie  de  son  roman,  une  démons- 
tration plus  directe  et  plus  complète.  Cela  choqua, 
tellement  l'entreprise  semblait  neuve.  Un  roman 
sans  passion,  cela  semblait  paradoxal.  Mais  Rousseau 
avait  un  faible  pour  cette  seconde  partie  :  cet  «  objet 
de  mœurs  et  d'honnêteté  conjugale  »  lui  paraissait 
plus  original. 

C'est  qu'il  ne  craint  pas  de  prêcher,  on  dirait 
volontiers  effrontément.  Nos  classiques  ne  procé- 
daient pas  ainsi.  Ils  n'étaient  pas  si  pleinement  con- 
vaincus que  le  beau  ri  est  que  le  bon  mis  en  action. 
Ils  évitaient  tout  enseignement  trop  direct,  et 
Richardson  les  eût  effarouchés.  Ils  ne  mettaient  pas 
surtout,  dans  le  roman,  les  questions  réservées  à  la 
chaire  ou  aux  écoles.  On  ne  traite  tout  au  long,  dans 


300  ROUSSEAU    ET    LA    LITTERATURE    ANGLAISE. 

la  Princesse  de  Clèves,  ni  des  devoirs  d'un  père,  ni 
du  suicide,  ni  du  duel,  ni  de  l'assistance  des  men- 
diants, ni  de  la  chasteté,  ni  de  l'adultère,  ni  du  libre 
arbitre.  Si  Ton  touchait  à  ces  questions,  c'était  en 
passant,  d'une  [main  délicate.  Tout  au  plus  Marivaux 
avait-il  introduit  dans  le  roman  une  dose  de  morale 
mondaine,  tempérée  de  beaucoup  d'esprit.  Il  ne 
montait  ni  en  chaire,  ni  à  la  tribune.  C'était  le  roman 
qui  portait  la  morale,  non  la  morale  qui  enveloppait 
et  légitimait  le  récit.  Avec  un  Richardson  ou  un 
Jean-Jacques,  c'est  la  prédication  toute  nue,  et  sans 
artifice,  qui  fait  irruption  en  littérature  :  effet  d'un 
siècle  philosophe,  je  le  veux,  mais  effet  surtout 
d'une  éducation  profondément  religieuse,  fût-elle 
incomplète,  comme  chez  Rousseau.  L'éducation, 
l'économie  domestique,  le  rôle  des  parents,  l'agri- 
culture, la  dévotion,  la  débauche,  le  suicide  —  que 
d'homélies  et  de  sermons  dans  un  seul  roman!  Il 
semble  que  le  roman  hérite  de  l'éloquence  de  la 
chaire  épuisée.  Il  prêche  sans  pudeur.  «  Tous  les 
voiles  du  cœur,  dit  Mme  de  Staël  ',  ont  été  déchirés. 
Les  anciens  n  auraient  jamais  fait  ainsi  de  leur  âme 
un  sujet  de  fictions.  »  Et  on  en  dirait  autant  des 
classiques,  disciples  en  cela  des  anciens.  Mais  voici 
qu'une  infatigable  curiosité  s'éveille  à  l'endroit  de  la 
vie  morale,  non  pas  de  l'humanité,  mais  de  chaque 
homme.  Le  roman  ne  parle  plus  par  <w,  mais  seule- 
ment par^'e.  Toute  une  hygiène,  toute  une  pathologie 
de  l'âme,  il  n'en  faut  pas  moins  à  Rousseau. 

Si  les  «  cas  »  font  défaut,  on  en  crée.  Déjà  Richard- 
son  était  singulièrement  curieux  des  cas  de  con- 
science. Dans  la  Nouvelle  Hcloïse,  la  casuistique  fleurit 
à  chaque  page.  —  Wolmar  explique  à  Mme  d'Orbe 

1.  De  VAllem.,  II,  28. 


LES  THEORIES  MORALES.  301 

comment  Julie  et  Saint-Preux  sont  «  toujours 
amants  »  bien  qu'ils  «  ne  soient  plus  qu'amis  ». 
Comment  cela?  C'est  un  cas  singulier  :  «  Ce  n'est  pas 
de  Julie  de  Wolmar  qu'il  est  amoureux,  c'est  de  Julie 
d'Étunges;  il  ne  me  hait  point  comme  le  possesseur 
de  la  personne  qu'il  aime,  mais  comme  le  ravisseur 
de  celle  qu'il  a  aimée....  Il  l'aime  dans  le  temps  passé, 
voilà  le  vrai  mot  de  l'énigme  :  ôtez-lui  la  mémoire, 
il  n'aura  plus  d'amour.  »  Et  voilà  un  homme  tran- 
quille. «  Plus  ils  se  verront  seul  à  seul,  plus  ils 
comprendront  aisément  leur  erreur,  en  comparant 
ce  qu'ils  sentiront  avec  ce  qiïils  auraient  autrefois 
senti  dans  une  situation  pareille.  »  C'est  ainsi  que 
Rousseau  résout  les  cas  de  conscience  qu'il  soulève 
complaisamment,  et  par  pur  amour  de  la  dialec- 
tique. De  là,  dans  son  livre,  tant  de  paradoxes  cent 
fois  signalés. 

Mais  de  là  aussi,  une  dignité  singulière  donnée  tout 
à  coup  au  roman.  Car  les  sophismes  mêmes  de  Rous- 
seau témoignent  d'un  étrange  souci  des  choses 
morales.  Il  faut,  à  de  certaines  époques,  pour  ramener 
l'attention  des  hommes  aux  questions  vitales,  donner 
à  de  certaines  vérités  l'éclat  du  paradoxe  :  la  morale 
oute  nue  semble  fade  :  nos  apôtres  contemporains, 
Ibsen,  Tolstoï  ou  M.  Dumas  fils,  font  bien  senti.  Et  de 
même  Rousseau,  pour  inoculer  au  roman  français 
cette  inquiétude  si  noble  et  si  haute  du  roman 
anglais,  pour  en  faire  «  un  ouvrage  de  morale,  où  les 
vertus  et  les  destinées  obscures  peuvent  trouver  des 
motifs  d'exaltation1  »  —  a  semé  dans  son  œuvre  les 
sophismes  les  plus  agressifs,  parce  qu'il  était  Rous- 
seau, d'abord,  mais  aussi  parce  quec'étaitpresqueune 
nécessité  ici,  pour  frapper  fort,  de  frapper  trop  fort. 

1    Mme  de  Staël,  De  ta  litt.,  I,  15. 


302  ROUSSEAU    ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  jamais  révolution  plus  complète 
n'avait  transformé  encore  le  roman  français.  Les 
littératures  latines  vivaient,  depuis  des  siècles,  du 
théâtre,  de  l'épopée,  de  la  haute  poésie.  Le  roman, 
genre  secondaire,  était  réservé  à  l'amusement  des 
heures  perdues.  Cependant  nul  genre  n'était,  au 
fond,  plus  capable  d'un  renouvellement  plus  pro- 
fond :  suffisamment  large  dans  son  cadre  pour  com- 
prendre et  absorber  tout  l'essentiel  des  autres  genres, 
admirablement  propre  à  développer  cette  énergie 
tenace  de  l'observation  précise  qui  est  le  propre 
du  génie  moderne,  susceptible  d'ailleurs  de  se  plier 
aux  diversités  du  talent  et  aux  fantaisies  même  de 
Y  humour,  il  ne  restait  au  roman,  pour  conquérir  la 
place  laissée  vide  par  le  théâtre  tragique  ou  par 
l'épopée,  qu'à  aborder  hardiment  les  plus  graves 
problèmes.  Et  c'est  ce  qu'il  a  fait  avec  les  Anglais 
d'abord,  et  avec  Rousseau  à  leur  suite.  D'autres, 
avant  eux,  avaient  mis  dans  le  roman  de  l'esprit,  de 
la  finesse,  même  du  pathétique  ;  d'autres  avaient 
charmé,  amusé,  ému  leur  siècle.  Nul  n'avait,  dans 
un  ouvrage  d'apparence  frivole,  porté  cette  éléva- 
tion de  sentiments,  cette  intensité  de  foi,  et,  si  l'on 
peut  dire,  cette  chaleur  d'apostolat.  Nul  n'avait  subs- 
titué hardiment  aux  types  conventionnels  et  aux 
récits  traditionnels,  la  peinture  de  l'individu,  avec 
ses  singularités  et  ses  travers,  mais  aussi  avec  la  puis- 
sance de  sa  conviction  personnelle  et  de  son  origi- 
nalité native. 

Par  là  les  romanciers  anglais  ont  mérité  d'être  ce 
que  Voltaire  souhaitait  à  Locke  et  aux  philosophes 
d'outre-Manche  de  devenir,  «  les  précepteurs  du 
genre  humain  ».  Grâce  aux  uns,  comme  on  l'a  dit 
justement,  le  plus  pur  et  le  plus  sain  des  idées  des 
autres  a  été  répandu   dans  l'univers,   «   en  même 


LE    SENTIMENT    DE    LA    NATURE.  303 

temps  que  les  parties  les  plus  nobles  et  les  plus  éle- 
vées des  doctrines  des  prêcheurs  britanniques  '  ». 
Grâce  à  eux,  le  roman  s'est  élevé  à  une  dignité  qu'il 
n'avait  jamais  connue,  celle  du  plus  puissant  instru- 
ment de  propagande  des  idées.  Grâce  à  eux  enfin,  — 
parce  qu'ils  avaient  préparé  la  voie  et  déblayé  le  ter- 
rain, —  il  a  été  donné  à  Jean-Jacques  Rousseau,  leur 
frère  par  le  génie,  d'écrire  le  plus  éloquent  et  le  plus 
passionné  des  romans  français. 

En  ce  sens  donc,  la  Nouvelle  Héloïse  est  née  de 
Clarisse  Harlowe. 


Mais,  parce  que  l'œuvre  était  susceptible  de  nou- 
veaux progrès,  et  surtout  parce  qu'il  était  Rousseau, 
Jean-Jacques  a  mis  dans  son  roman  ce  qu'ils  n'avaient 
pas  su  y  mettre. 

En  premier  lieu,  à  cette  peinture  si  consciencieuse 
de  la  vie,  il  manquait  un  cadre.  Le  roman  à  la 
Richardson,  c'était  un  drame,  mais  sans  décor. 
Rousseau  l'avait  senti.  Il  faisait,  nous  dit  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  un  reproche  général  à  cet  auteur, 
«  celui  de  n'avoir  rattaché  le  souvenir  de  ses  héros  à 
aucune  localité  dont  on  aurait  aimé  à  reconnaître  les 
tableaux  ».  «  Il  est  impossible,  disait-il,  de  se  repré- 
senter Achille  sans  voir  en  même  temps  les  plaines 
de  Troie.  On  suit  Énée  sur  les  rives  du  Latium  : 
Virgile  n'est  pas  seulement  le  peintre  de  l'amour  et 
de  la  guerre,  il  est  encore  le  peintre  de  sa  patrie.  Ce 
trait  de  génie  a  manqué  à  Richardson  2.  » 

On  n'imagine  pas  à  quel  point  il  lui  a  manqué.  Sur 

1.  J.  Jusserand,  Le  roman  anglais,  p.  69. 

2.  Fragments  sur  J.-J.  Rousseau. 


304  ROUSSEAU   ET   LA   LITTERATURE   ANGLAISE. 

ce  point,  il  reste  contemporain  de  la  reine  Anne  : 
«  La  tête,  écrivait  Addison  après  avoir  passé  les  Alpes, 
me  tourne  encore  de  montagnes  et  de  précipices; 
et  vous  ne  sauriez  croire  à  quel  point  je  suis  charmé 
de  voir  une  plaine1.  »  «  Tout  ce  qu'on  voit  ici,  dit 
Grandison  en  traversant  le  mont  Cenis,  est  extrême- 
ment misérable  »  —  et  cette  réflexion  lui  suffît.  Le 
paysage  idéal,  pour  Richardson,  c'est  «  une  grande 
et  commode  maison  de  campagne,  située  dans  un 
vaste  parc  »,  avec  quelques  constructions  «  dans  le 
goût  rustique  ».  Le  jardin  de  Clarisse  ne  lui  sert  qu'à 
la  promenade  et  à  la  rêverie.  On  ne  nous  le  décrit 
pas  de  manière  à  nous  le  faire  voir,  pas  plus  que 
l'auteur  de  la  Princesse  de  Clèves  ne  décrit  cette 
fameuse  «  allée  de  saules  »,  si  plaisamment  signalée 
par  Stendhal  comme  un  exemple  du  sentiment  de  la 
nature  au  xvir3  siècle. 

Rousseau  —  faut-il  le  rappeler?  —  mit  l'histoire 
des  tristesses  de  l'âme  dans  un  cadre  inoubliable.  Il 
associa  à  ses  autres  personnages  ce  nouvel  acteur,  la 
nature,  qui  souvent  joue  le  premier  rôle.  «  0  Julie, 
que  c'est  un  fatal  présent  du  ciel  qu'une  âme  sen- 
sible !  Celui  qui  l'a  reçue  doit  s'attendre  à  n'avoir  que 
peine  et  douleur  sur  la  terre.  Vil  jouet  de  l'air  et  des 
saisons,  le  soleil  ou  les  brouillards,  l'air  couvert  ou 
serein,  régleront  sa  destinée,  et  il  sera  content  ou 
triste  au  gré  des  vents  2.  »  Or,  on  se  figure  malaisé- 
ment le  pieux  et  noble  Grandison  livrant  aux  vents 
le  soin  de  gouverner  son  harmonieuse  personne.  On 
ne  le  voit  pas  associant  à  ses  joies  modérées  et  à  ses 
tristesses  compassées  cette  amie  de  toutes  les  heures 
qui  est  la  nature.  Il  est  trop  soucieux  de  sa  dignité 


1.  Lettres  :  décembre  1701 

2.  I,  23. 


s 

ROUSSEAU    ET    LA    NATURE.  305 

personnelle  pour  demander  à  la  «  nier  vaste  »,  à  la 
«  mer  immense  »,  «  le  calme  qui  fuit  son  cœur 
agité1  ».  Il  croirait  manquer  à  cette  possession  de 
soi  qui  est  la  marque  du  gentilhomme  en  laissant 
échapper  devant  Clémentine  ce  cri  passionné  :  «  Je 
trouve  la  campagne  plus  riante,  la  verdure  plus  fraî- 
che et  plus  vive,  l'air  plus  pur,  le  ciel  plus  serein;  le 
chant  des  oiseaux  semble  avoir  plus  de  tendresse  et 
de  volupté  ;  le  murmure  des  eaux  inspire  une  lan- 
gueur plus  amoureuse;  la  vigne  en  fleurs  exhale  au 
loin  de  plus  doux  parfums...,  on  dirait  que  la  terre  se 
pare  pour  former  à  ton  heureux  amant  un  lit  nuptial 
digne  de  la  beauté  qu'il  adore  et  du  feu  qui  le  con- 
sume 2.  »  Pourtant,  c'est  là  du  Shakespeare,  et  c'est 
du  Milton.  Mais  Richardson  sort  ici  de  la  tradition 
nationale  :  son  étroite  dévotion  lui  ferme  les  yeux. 

On  a  dit  que  le  christianisme,  en  concentrant 
l'homme  sur  lui-même,  tarit  en  lui  les  sources  du 
sentiment  de  la  nature,  et  qu'en  ouvrant  les  yeux  de 
rame,  il  a  clos  les  yeux  du  corps.  Théorie  contes- 
table :  car  elle  ne  tient  compte  ni  des  cantiques  de 
saint  François,  ni  des  Méditations  de  Bossuet,  ni  de 
la  poésie  de  Lamartine,  ni  de  tant  d'oeuvres  si  chré- 
tiennes à  la  fois  et  si  pittoresques.  Mais  une  certaine 
dévotion  trop  claustrale,  trop  «  chambrée  »  —  le 
jansénisme  ou  le  piétisme  —  décolore  l'univers  :  il  y 
a  des  cieux  qui  ne  content  pas  la  gloire  du  Seigneur. 
Il  y  a  des  âmes  qui  se  flétrissent  et  se  fanent  par 
l'excès  de  la  vie  intérieure. 

Puis,  il  faut  l'avouer,  c'est  un  médiocre  signe  de 
santé  morale  que  de  livrer  son  àme  «  au  gré  des 
vents   ».  Si,  par  la  pureté  de  l'atmosphère,  par  la 


1.  HI,  26. 

2.  I,  38. 


306  ROUSSEAU   ET   LA   LITTÉRATURE   ANGLAISE. 

grandeur  des  horizons,  par  ce  qu'il  y  a  en  elle  de  pri- 
mitif et  d'auguste,  la  nature  agit  comme  une  pacifica- 
trice, il  n'en  est  pas  moins  vrai,  comme  Rousseau  le 
redit  assez  haut,  que  «  toutes  les  grandes  passions 
se  forment  dans  la  solitude  »,  et  qu'il  lui  sait  gré  de 
les  former.  De  considérer  enfin  que  la  seule  sensibi- 
lité aux  beautés  naturelles  soit  une  vertu  ou  même, 
comme  le  veulent  les  disciples  de  Jean-Jacques,  la 
vertu,  c'est  un  paradoxe,  dès  qu'on  n'admet  pas  que 
la  sagesse  est  de  se  perdre  et  de  s'annihiler  dans  les 
choses.  Un  «  rousseauiste  »  célèbre,  Shelley,  tirait 
de  la  théorie  du  maître  les  conséquences  extrêmes, 
quand  il  écrivait  :  «  Quiconque  est  libre  de  la  souil- 
lure du  plaisir  ou  du  vice,  peut  s'en  aller  vers  les 
champs  et  vers  les  bois,  aspirant,  aux  brises  du  prin- 
temps, une  joyeuse  rénovation  de  son  être,  ou  pre- 
nant aux  odeurs  et  aux  sons  de  l'automne  quelque 
disposition  plus  divine  encore,  la  tristesse  la  plus 
douce,  qui   rend  meilleur  le  cœur  apaisé  '.  »  Cette 
exaltation    exquise    devient    une    récompense,    un 
encouragement,  un  don  fait  à  la  vertu  par  «  le  divin  ». 
Elle  est,    ou  peu   s'en  faut,    la  vertu   même.    Mais 
quelle  vertu   que   celle    qui  chancelle   au    moindre 
souffle  !  Et  combien  Grandison  était  plus  sûr  de   lui 
que  ce  faible  et  flottant  Saint-Preux  ! 

C'est  que  Rousseau  est  profondément  lyrique,  ce 
que  Richardson  n'était  pas,  ou  ce  qu'il  n'était  qu'aux 
moments  rares  où  le  pathétique  de  son  sujet  lui  don- 
nait des  ailes  et  l'enlevait  au-dessus  des  vulgarités 
de  l'existence. 

1.  «  Whosoever  is  free  from  the  contamination  of  luxury  and 
licence,  may  go  forth  to  the  field  and  to  the  woods,  inhaling 
joyous  rénovation  from  the  breath  of  spring,  or  catching  from 
the  odours  and  sounds  of  autumn  some  diviner  mood  of 
sweetest  sadness,  which  improves  the  softened  heart  »  (Essaxj 
on  christianity). 


LE   LYRISME    DE    ROUSSEAU.  307 

Rousseau  est  lyrique  par  sa  conception  de  l'amour. 
Il  le  conçoit  comme  plus  violent,  plus  envahissant  et 
plus  sensuel.  Clarisse  ne  peut  pas  ne  pas  aimer  Love- 
lace,  mais  elle  lutte.  Julie  commence  par  s'avouer 
vaincue,  et  par  le  dire  :  elle  n'a  «  que  le  choix  de  ses 
fautes  ».  C'est  qu'en  effet  «  l'amour  véritable  est  un 
feu  dévorant  qui  porte  son  ardeur  dans  les  autres 
sentiments,  et  les  anime  d'une  vigueur  nouvelle  l  ». 
Richardson  en  avait  peint  l'incomparable  puissance 
et  la  noblesse,  mais  il  en  avait  montré  les  dangers 
aussi.  Rousseau,  profondément  convaincu  que  «  la 
froide  raison  n'a  jamais  rien  fait  d'illustre  »,  aboutit 
aux  mêmes  conclusions,  mais  non  sans  avoir  décrit 
avec  complaisance  le  trouble  délicieux  que  met  «  dans 
une  âme  de  feu  »  la  passion,  «  qui  perce  et  brûle  jus- 
qu'à la  moelle.  »  En  un  mot,  le  poète,  chez  Jean- 
Jacques,  répugne  à  se  mettre  d'accord  avec  le  mora- 
liste. Mais  ce  que  le  moraliste  y  a  perdu,  le  poète, 
le  grand  poète  l'a  gagné. 

Et  en  même  temps  qu'il  exprime  la  volupté  de 
l'amour,  il  en  exprime  aussi  la  mélancolie.  —  Cela 
n'était  pas  entièrement  neuf  :  Prévost,  dans  Cléve- 
land  ou  dans  Manon  Lescaut,  et  Richardson  lui-même, 
dans  quelques  pages  de  Clarisse,  avaient  essayé  de 
rendre  l'inquiétude  farouche  et  délicieuse  qui  suit  le 
plaisir.  Mais  ils  ne  s'étaient  pas  complus  dans  la 
faute  avec  cette  exaltation.  Leurs  héros  n'avaient  pas 
cherché  dans  l'amour  l'amertume  qui  le  suit.  Ils 
n'avaient  pas  eu  cet  appétit  de  «  tristesse  enchante- 
resse »  ou  de  «  langueur  attendrie  2  ».  Ils  n'avaient 

i.  I,  12. 

2.  «  0  tristesse  enchanteresse!  ô  langueur  d'une  âme  atten- 
drie! combien  vous  surpassez  les  turbulents  plaisirs,  et  la 
gaieté  folâtre,  et  la  joie  emportée,  et  tous  les  transports 
qu'une  ardeur  sans  mesure  offre  aux  désirs  effrénés  des 
amants!  »  (I,  33.) 


308  ROUSSEAU    ET    LA    LITTERATURE    ANGLAISE. 

pas  eu  non  plus,  à  ce  degré,  le  sentiment  de  l'irrépa- 
rable dans  la  faute  qui  nous  fait  le  cœur  «  vide  et 
gonflé  comme  un  ballon  rempli  d'air  '  ».  Ils  n'avaient 
pas  cultivé  en  eux  «  le  souvenir  amer  et  délicieux 
d'un  bonheur  qui  n'est  plus  2  ».  Rousseau  leur  est  ici 
infiniment  supérieur,  et  toute  comparaison  serait 
vaine.  Nul  romancier  n'avait  pleuré  des  larmes  aussi 
sincères  sur  «  le  doux  enchantement  de  vertu  qui 
s'est  enfui  comme  un  rêve  ».  Nul  poète  n'avait  dit  à 
son  amante,  dans  une  langue  d'une  richesse  jusque- 
là  inconnue  :  «  Nos  âmes,  épuisées  d'amour  et  de 
peine,  se  fondent  et  coulent  comme  de  l'eau  3  ». 

Et  personne  enfin  n'avait  revêtu  d'une  forme  aussi 
poétique  des  sentiments  aussi  sincères.  «  Il  peut  être 
fort  plaisant,  écrivait  Voltaire,  de  voir  couler  une 
âme;  mais  pour  l'eau,  c'est  d'ordinaire  quand  elle 
est  épuisée  qu'elle  ne  coule  plus  *.  »  Voltaire  est 
dans  son  droit;  mais  nous  sommes  dans  le  nôtre  en 
affirmant  qu'il  ne  comprend  pas  Rousseau,  ni  ce  qui 
fait  l'essence  du  lyrisme,  ni  enfin  ce  qui  sépare  l'au- 
teur de  Julie  de  l'auteur  de  Clarisse.  Richardson 
écrivait  un  roman,  et  Rousseau  écrit  un  poème.  L'un 
est,  quoique  très  grand  romancier,  très  méchant  écri- 
vain; l'autre  est  un  incomparable  artisan  de  mots. 
L'un  n'a  aucun  style  ;  l'autre  a  renouvelé  dans  ses  pro- 
fondeurs la  langue  elle-même. 

Sentiment  de  la  nature,  mélancolie,  lyrisme  :  sur 
tous  ces  points,  qui  au  fond  se  réduisent  à  un, 
Rousseau  dépasse  Richardson  de  toute  la  hauteur  du 
génie. 

Mais  quelque  chose  de  Richardson  a  passé   dans 


1.  Il,  17. 

2.  III,  6. 

3.  I,  26. 

4.  Lettres  sur  la  Nouvelle  lléloïse. 


RICIIARDSON    ET    LES    ROMANTIQUES.  30£ 

tout  lecteur  de  Rousseau.  Il  faut  noter  que,  pendant 
près  d'un  siècle,  la  plupart  des  disciples  de  Jean- 
Jacques  ont  été  ses  disciples  aussi.  Tous  les  roman- 
tiques d'avant  ou  d'après  la  Révolution  ont  pieu- 
sement associé  son  nom  à  celui  de  son  glorieux 
imitateur. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  a  appris  de  lui  à  aimer 
et  à  imiter  l'auteur  de  Clarisse  '.  André  Chénier  le 
loue  en  termes  passionnés.  Mme  de  Staël  confesse 
que  l'enlèvement  de  Clarisse  a  été  «  le  grand  événe- 
ment de  sa  jeunesse  2  ».  «  Hommes  de  boue,  femmes 
dépravées,  écrivait  Ballanche,  ne  touchez  pas  les 
livres  de  Richardson,...  ils  sont  sacrés  3!  »  Chateau- 
briand appelle  de  ses  vœux  une  renaissance  de  sa 
gloire  *.  Charles  Nodier  admire  ses  caractères  «  naïfs 
et  sublimes  5  ».  Sainte  Beuve,  dans  ses  premiers 
vers,  rappelle  avec  émotion  «  les  purs  amours  »  de 
Clarisse  et  deClémentine  6.  Lamartine  fait  de  Richard- 
son  une  des  lectures  de  sa  jeunesse  7.  George 
Sand  s'enthousiasme  pour  celui  que  Villemain  appe- 
lait «  le  plus  grand  et  peut-être  le  plus  involontaire 
imitateur  de  Shakespeare  8  »,  et  dont  Alfred  de 
Musset  a  dit  qu'il  a  composé  «  le  premier  roman  du 
monde  ». 

1.  Voir  les  Fragments  sur  J.-J.  Rousseau. 

2.  Lady  Blennerhasset,  Mme  de  Staël  et  son  temps,  t.  I,  p.  1S5- 

3.  Du  sentiment,  1801,  p.  221. 

4.  Essai  sur  la  litt.  anglaise,  5°  partie. 

5.  Des  types  en  littérature. 

6.  Poésies  complètes,  p.  352. 

1.  F.  Reyssié,  La  jeunesse  de  Lamartine,  p.  80. 
8.  xvine  siècle,  21e  leçon. 


LIVRE  III 

ROUSSEAU  ET  L'INFLUENCE  ANGLAISE  DANS 
LA  SECONDE   MOITIÉ  DU    DIX-HUITIÈME  SIÈCLE 


CHAPITRE    I 

ROUSSEAU    ET  LA    DIFFUSION   DES   LITTÉRATURES    DU   NORD 

I.  Développement  de  l'influence  anglaise  dans  la  seconde 
moitié  du  siècle.  —  Relations  avec  l'Angleterre.  —  Influence 
des  mœurs  anglaises. 

II.  Progrès  de  l'idée  de  cosmopolitisme.  —  Diffusion  de  la 
langue  et  de  la  littérature  anglaises  :  les  journaux,  les  tra- 
ductions. 

III.  En  quoi  Rousseau  a  aidé  ce  mouvement.  —  Révolution 
qu'il  fait  dans  la  critique.  —  Comment  il  a  uni  l'Europe  ger- 
manique et  l'Europe  latine. 

L'influence  anglaise  avait  préparé  les  voies  à  la 
révolution  littéraire  accomplie  par  Rousseau,  et, 
inversement  dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  l'in- 
fluence de  Rousseau  favorisa  parmi  nous  l'expansion 
de  la  littérature  anglaise  et  plus  généralement  des 
littératures  germaniques.  Le  cosmopolitisme  est  né 
en  France  de  l'union  du  génie  latin  et  du  génie  ger- 
manique en  la  personne  de  Jean-Jacques  Rousseau. 

Vers    1760,    au  moment    où   paraît  la  Nouvelle 


312  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Héloïse,  «  il  y  avait  —  suivant  l'expression  déjà 
citée  d'un  homme  du  xvnr9  siècle  ■  —  une  épreuve 
faite  depuis  trente  ans  sur  une  seule  nation  voisine, 
l'Angleterre  :  dès  longtemps  il  n'y  avait  plus  aucun 
moyen  de  douter  que  les  croisements  des  races  per- 
fectionnent toutes  les  espèces  végétantes  et  vivantes; 
et  on  devait  en  conclure  que  dans  l'espèce  humaine, 
si  éminemment  perfectible,  grâce  à  la  pensée,  à  la 
parole  et  à  la  conscience,  le  croisement  des  esprits, 
qui  ont  aussi  leurs  races,  doit  en  produire  de  presque 
divines.  »  On  a  essayé  de  montrer,  dans  les  pages 
qui  précèdent,  ce  qu'on  devait  entendre  par  ce  croise- 
ment des  races  et  des  esprits.  On  a  tenté  de  prouver 
que  Jean -Jacques  Rousseau  a  inoculé  à  l'esprit 
français,  comme  dit  Mme  de  Staël,  «  un  peu  de  sève 
étrangère  ».  On  s'est  efforcé  d'appeler  l'attention  du 
lecteur  sur  un  fait  trop  peu  remarqué,  «  cette  jonc- 
tion des  esprits  français  et  anglais,  qui,  si  nous 
considérons  ses  effets  immenses,  est  le  fait  le  plus 
important  dans  l'histoire  du  xvme  siècle  2  ».  On  a 
voulu  mettre  en  lumière  la  portée  de  l'exemple 
donné  par  un  grand  écrivain  français  —  le  plus 
populaire  de  son  époque  —  imitant  ouvertement  un 
modèle  anglais  :  alors  même  que  la  dette  de  Rous- 
seau serait  moins  considérable  qu'elle  ne  Test  en 
effet,  il  n'en  resterait  pas  moins  que  les  contempo- 
rains ont  cru  voir  cette  dette,  et  qu'ils  ont  salué  avec 
joie  —  sans  en  discerner  très  nettement  les  consé- 
quences —  cette  influence  de  l'Angleterre  sur  le 
génie  de  Jean-Jacques.  De  ce  jour,  le  prestige  sécu- 
laire de  l'esprit  latin  s'est  trouvé  ébranlé  parmi  nous. 
Il  reste  à  montrer  comment  la  révolution  accomplie 

1.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  I,  p.  153. 

2.  Buckle,  Hist.  de  la  civilis.  en  Angleterre,  trad.   fr.,  t.  lit, 
p.  74. 


VOYAGEURS   ANGLAIS.  313 

dans  notre  goût  national  par  Rousseau  a  favorisé  à 
son  tour  l'intelligence  d'une  grande  littérature  voi- 
sine; comment  il  s'est  trouvé  être,  à  partir  de  1760, 
l'interprète  par  excellence  de  ceux  qui,  fatigués  d'une 
longue  domination  de  l'esprit  classique,  rêvaient, 
plus  ou  moins  confusément,  d'un  renouvellement  de 
l'art  par  le  génie  anglais;  comment,  grâce  à  lui,  les 
œuvres  exotiques,  suspectes  jusque-là  ou  mal  com- 
prises, ou  admirées  seulement  de  quelques  initiés, 
ont  fait  irruption  parmi  nous. 


Dans  la  seconde  moitié  du  xviir3  siècle,  de  la  fin 
de  la  guerre  de  Sept  Ans  jusqu'à  la  Révolution,  l'in- 
fluence sociale  et  intellectuelle  de  l'Angleterre  en 
France  est  allée  croissant.  Le  mouvement  dont  Vol- 
taire, Prévost,  Montesquieu  avaient  été  les  initiateurs 
acquiert,  dans  ces  années  décisives,  toute  sa  force. 
Comme  ce  sont  les  années  mêmes  où  le  génie  de 
Jean-Jacques  révolutionne  notre  littérature  et  ébranle 
les  principes  admis  jusque-là  dans  notre  critique,  il 
faut  rappeler  sommairement  dans  quelle  mesure  les 
circonstances  venaient  en  aide,  sans  qu'il  s'en  doutât, 
à  une  œuvre  dont  lui-même  n'a  pas  sans  doute 
mesuré  la  portée. 

De  1760  à  1789,  les  relations  deviennent  de  plus  en 
plus  étroites  entre  les  deux  pays.  La  faveur  dont 
jouit  en  France  tout  ce  qui  est  anglais  y  attire  un 
grand  nombre  d'étrangers  fameux  :  des  aventuriers 
comme  Haies,  des  poètes  comme  Gray  ',  des  roman- 

1.  Le  voyage  de  Gray  est  de  quelques  années  antérieur.  —  Voir 
dans  Gray  and  his  friends,  par  Duncan  C.  Tovey  (Cambridge, 
1890),  le  journal  de  son  voyage  en  France  et  en  Italie. 


314  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

ciers  comme  Smollett  ',  des  économistes  comme 
Arthur  Young,  des  acteurs  comme  Garrick,  des  criti- 
ques comme  Johnson,  des  philosophes  comme  Hume 
ou  Dugald  Stewart.  On  peut,  dans  un  même  salon 

—  celui  de  d'Holbach,  par  exemple,  —  voir  passer 
successivement  David  Hume,  Wilkes,  Shelburne, 
Garrick,  Priestley  et  l'Américain  Franklin.  Certains 
de  ces  hôtes  font  sensation  :  Garrick,  «  le  Roscius 
anglais  »,  comme  l'appelle  Diderot,  l'ami  de  Mme  Ric- 
coboni,  qui  se  prend  pour  lui  d'une  «  tendre  et  très 
tendre  amitié  2  »,  Garrick,  qui  rêve  de  convertir 
Voltaire  à  Shakespeare  3;  Wilkes,  ce  «  brouillon  », 
comme  l'appelle  Jean-Jacques,  qui  se  donne  pour  une 
grande  victime,  étonne  tout  Paris  par  son  éloquence 
fougueuse  et  se  promène  partout  avec  sa  fille  «  comme 
OEdipe  avec  Antigone  4  »;  David  Hume,  qu'on  courut 
voir,  dit  un  contemporain,  comme  on  fit,  jadis, 
«  pour  un  rhinocéros  qui  vint  à  la  foire  »  :  le  «  lourd 
et  silencieux  »  David  Hume,  «  le  plus  vrai  philoso- 
phe que  je  connaisse,  disait  Rousseau,  et  le  seul  his- 
torien qui  ait  jamais  écrit  avec  impartialité5  »,  son 
protecteur,  puis  son  ennemi  —  combien  d'autres!  Le 
nom  d'Anglais,  dit  Gibbon  —  qui  vint  à  Paris  en  1761, 

—  était  clarum  et  venerabile  nomen  gentibus  3,  et  tous 
les  salons  s'ouvraient  devant  lui. 

1.  Voir  Peregrine  Pickle,  chap.  35-50. 

2.  Voir  la  dédicace  des  Lettres  de  Mme  de  Sancerre. 

3.  Cf.  Ballantyne,  op.  cit.,  p.  271. 

4.  Garât,  Mém.  su?'  Suard,  t.  II,  p.  91  et  suiv.  —  (Cf.  Légier, 
Amusements  poétiques,  Paris,  1769,  p.  182  : 

Ce  républicain   intrépide 
Qui  brave  les  plus  grands  revers, 
Des  mains  d'une  beauté  timide, 
Vient  à  Paris  prendre  des  fers.) 

5.  Lettre  à  Mme  de  Boufflers,  août  1762.  —  Voir  aussi  Con- 
fessions, II,  12. 

6.  Miscellaneous  Works,  p.  73.  —  Voir,  sur  les   voyageurs 


FRANÇAIS  EN  ANGLETERRE  315 

Inversement,  les  Français  apprenaient  à  franchir 
la  Manche,  et  «  le  pèlerinage  d'Angleterre  »  devenait 
presque  obligatoire.  Buckle  note  avec  orgueil  que, 
sur  deux  générations  d'hommes  qui  séparent  la  fin 
du  règne  de  Louis  XIV  du  début  de  la  Révolution,  il 
n'y  a  presque  pas  un  Français  de  marque  qui  n'ait 
passé  le  détroit.  L'assertion  est  un  peu  hasardeuse 
pour  la  période  antérieure  à  1750.  On  citait  MM.  de 
Conflans  et  de  Lauzun,  Mmes  de  Boufflers  et  du  Boc- 
cage  pour  être  allés  en  Angleterre.  Un  contemporain 
remarque  avec  curiosité  que  Mme  de  Boufflers  est  la 
première  dame  de  qualité  qui  ait  tenté  le  voyage  *. 
Mais,  dans  la  deuxième  moitié  du  siècle,  une  excur- 
sion en  pays  anglais  fait  partie  de  l'éducation  que  se 
donne  tout  homme  intelligent.  La  plupart  des  savants 
connus,  Buffon,  La  Condamine,  Delisle,  Élie  de  Beau- 
mont,  Jussieu,  Lalande,  Nollet,  Valmont  de  Bomare; 
la  plupart  des  politiques  et  des  économistes,  de  Mon- 
tesquieu àHelvétius,  de  Gournay  à  Morellet,  de  Mira- 
beau à  Lafayette  ou  à  Rolland;  enfin,  de  plus  en  plus, 
les  simples  littérateurs,  Grimm,  Suard,  Duclos  et  tant 
d'autres!  se  conformaient  à  l'usage.  Dans  le  cercle 
philosophique,  où  Rousseau  vécut  si  longtemps,  on 
prêchait  d'exemple.  L'abbé  Le  Blanc,  l'ami  d'Helvé- 
tius,  passe  plusieurs  années  en  Angleterre  et  en  rap- 
porte trois  gros  volumes  de  lettres,  qui  complètent, 
en  un  style  lourd,  mais  non  sans  jugement,  Voltaire 
et  Murait2.  Raynal,  l'auteur  de  cette  Histoire philoso- 

anglais  en  France  au  xviiic  siècle  :  Rathery,  les  Relations 
sociales  et  intellectuelles...,  4e  partie,  et  A.  Babeau,  les  Voya- 
geurs en  France. 

1.  Dutens,  Journal  d'un  voyageur,  t.  I,  p.  217. 

2.  Les  Lettres  de  Le  Blanc  furent  traduites  en  anglais  en 
1747  (Londres,  2  vol.  in-8)  et  discutées  par  les  critiques 
anglais.  — VoirMém.  de  Trévoux,  mai  et  juin  1746;  Nouv.  litt., 
janvier  1751;  Clément,  les  Cinq  années  littér.,  III,  26;  Taba- 
raud,  Hist.  du  philosophisme  anglais,  t.  II,  p.  443-444. 


3  I  6  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

phique  des  deux  Indes  si  prisée  de  Franklin  et  de  Gib- 
bon, devient  à  Londres  membre  de  la  Société  Royale. 
Helvétius  passe  le  détroit  en  1763,  revient  «  fou  à 
lier  des  Anglais  »  et  parle  «  d'emballer  sa  femme  et 
ses  enfants  »  pour  aller  se  fixer  à  Londres  *.  D'Hol- 
bach, moins  anglomane,  n'aime  qu'une  chose  de 
cette  terre  de  liberté  :  c'est  que  «  la  religion  chré- 
tienne y  est  presque  éteinte  »;  mais,  une  fois  de 
retour,  il  traduit  prodigieusement  de  livres  anglais, 
les  moins  chrétiens  qu'il  peut  trouver  -.  Grimm  est 
enchanté  «  de  la  simplicité,  du  naturel,  du  bon  sens  » 
britanniques  et  voudrait  rester  dans  ce  pays  heu- 
reux 3.  Necker  et  sa  femme,  Duclos,  Morellet,  Suard, 
ne  sont  guère  moins  enthousiastes.  Il  faut  noter, 
comme  un  fait  très  intéressant,  que  la  mode  déter- 
mine même  quelques  jeunes  gens  à  compléter  leurs 
études  en  Angleterre  :  le  jeune  Walckenaer  est 
envoyé  par  son  oncle  à  Oxford,  puis  à  Glascow,  et 
passe  quatre  ans  hors  de  France;  Fontanes  y  reste 
dix-huit  mois,  peu  avant  la  Révolution,  et  y  apprend 
à  aimer  les  poètes  anglais,  Gray  ou  Ossian  4. 

C'est  une  révolution  dans  les  mœurs,  grosse  de 
conséquences  significatives. 

La  première  est  l'influence  grandissante  des  mœurs 
anglaises.  «  L'anglomanie,  dit  un  témoin  peu  suspect 
—  Grimm,  —  et  ses  progrès  effrayants  menacent  égale- 
ment la  galanterie  des  Français,  leur  esprit  de  société, 
leur  goût  pour  la  toilette.  »  Elle  menace,  plus  géné- 


1.  Diderot,  Œuvres,  t.  XIX,  p.  187. 

2.  Ibid.,  t.  XX,  p.  246  et  308. 

3.  E.  Scherer,  Melchior  Grimm,  p.  254. 

4.  Noter  aussi  l'abondance  des  récits  de  voyages  en  Angle- 
terre; le  Londres  de  Grosley,  souvent  réimprimé;  les  livres  de 
Lacombe,  Chantreau,  de  Cambry,  etc.  Il  faut  signaler  tout 
spécialement,  comme  un  document  curieux,  le  Voyage  philoso- 
phique en  Angleterre,  de  Lacoste  (Paris,  1787,  2  vol.  in-8). 


LES   MOEURS   ANGLAISES.  317 

ralement,  toute  une  tradition  de  grâce  aimable  et  de 
sociabilité  qui  était  comme  le  support  de  notre  litté- 
rature classique.  A  l'esprit  de  société,  elle  tend  à 
substituer,  ici  comme  ailleurs,  l'individualisme,  qui 
en  est  la  négation. 

Une  aimable  comédie  de  ce  temps  raille  agréable- 
ment l'anglomanie.  Éraste  est  anglomane  —  ce  qui 
veut  dire  qu'il  transforme  son  jardin  en  un  monceau 
de  ruines,  qu'il  a  plein  la  bouche  d'Hogard  et  d'Hin- 
del  (sic),  qu'il  ne  boit  que  du  thé,  ne  monte  que  des 
chevaux  anglais,  et  ne  lit  que  Shakespeare,  Otway 
et  Pope  : 

Les  précepteurs  du  monde  à  Londres  ont  pris  naissance. 
C'est  d'eux  qu'il  faut  prendre  leçon... 
Je  le  verrai,  ce  pays  où  l'on  pense. 

Damis,  qui  le  berne,  flatte  sa  manie  : 

On  rit  de  tout  chez  les  Français; 
Sachez,  monsieur,  qu'en  Angleterre 
On  se  pend  quelquefois,  mais  qu'on  n'y  rit  jamais. 

Mais  surtout  notez  bien  que 

A  Londres  chacun  prend  la  forme  qui  lui  plaît, 
On  n'y  surprend  personne  en  étant  ce  qu'on  est  *. 

Aussi  les  anglomanes  s'efforcent-ils  d'être  comme 
personne.  Les  femmes  sont  «  en  chemise  et  en  cha- 
peau »  et  en  robe  courte,  après  V Emile,  pour  «  tron- 
chiner  »  à  l'aise;  les  hommes,  en  frac  et  en  gilet, 
«  marchent  la  tête  haute  et  se  donnent  l'air  répu- 
blicain 2  ».  Un  magistrat  érudit  de  ce  temps,  que 
ces  ridicules  inquiètent,  se  demande  ce  que  nous 
valent  ces  rapports  si  étroits  avec  l'Angleterre  :  «  Des 

1.  Saurin,   V Anglomane  ou  l'Orpheline  léguée. 

2.  Voir  Grimm,  Corr.  litt.,  mai  1786;  îMercier,  Tableau  de 
Paris,  t.  VII,  p.  38  ;  Quicherat,  Histoire  du  costume  en  France, 
p.  601. 


318  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

goûts  bizarres,  des  manières  et  un  ton  plus  brusques, 
un  plus  grand  nombre  de  ridicules  insupportables.... 
Reconnaîtrez-vous  cet  ecclésiastique,  ce  magistrat, 
ce  nouveau  favori  de  la  Fortune,  en  bottines,  en 
fouet,  ou  un  léger  roseau  à  la  main,  les  cheveux 
retroussés  sous  un  chapeau  à  larges  bords  qui  leur 
tombent  sur  les  yeux,  en  frac  si  étroit  qu'il  couvre 
à  peine  le  dos,  et  le  col  enveloppé  d'une  épaisse  cra- 
vate? Aurez-vous  le  temps  de  vous  ranger,  de  voir 
et  de  laisser  passer  ce  jeune  écervelé,  monté,  comme 
un  marchand  d'orviétan,  dans  une  voiture  aussi  fra- 
gile que  dangereuse,  qu'il  mène  plus  vite  que  le  vent, 
au  risque  de  sa  vie  et  de  celle  des  passants,  et  qui, 
coiffé,  habillé,  chaussé  comme  son  Jockey,  peut  être 
également  dedans  ou  derrière  la  voiture,  sans  que 
l'on  distingue  quel  est  le  maître  ou  le  valet  !?  »  Le 
fat  à  V anglaise,  «  empaqueté  d'une  grande  vilaine 
casaque  »,  crotté  jusqu'aux  épaules,  un  peigne  sous 
le  chapeau,  se  donne  pour  un  philosophe,  cite 
Addison  et  Pope  et  semble  dire  :  «  Je  pense  à  pré- 
sent. »  Cet  être  pensant  «  vêtu  de  vert  »,  dont  l'habit 
est  sans  pli,  les  cheveux  sans  poudre  et  la  tête  tou- 
jours couverte  —  c'est  l'anglomane  :  «  Eh!  bien, 
disait  l'un  d'eux  à  l'abbé  Le  Blanc,  comment  me 
trouvez-vous?  N'ai-je  pas  l'air  tout  à  fait  anglais  2?  » 
Ce  sont  des  ridicules,  mais  ils  témoignent  d'une 
transformation  sociale  qui  a  frappé  tous  les  contem- 
porains. Cette  mode  est  démocratique  et  vulgaire. 
Elle  reflète  une  société  plus  rude  et  plus  fruste,  ou 
qui  voudrait  l'être.  Louis  XV  combat  cet  engouement, 
mais  Louis  XVI,  dirigé  par  Necker  vers  l'étude  de 


1.  Rigoley   de  Juvigny,   de   la   Décadence  des  lettres  et  des 
mœurs,  Paris,  1787,  in-12,  p.  476. 

2.  Préservatif  contre  l'anglomanie,  Minorque  et  Paris,  1757. 
—  Le  Blanc,  Lettres,  t.  I,  p.  63. 


LES    MŒURS    ANGLAISES.  319 

l'Angleterre,  la  favorise  '.  A  partir  de  1774,  tout  est 
à  FAngleterre  :  les  costumes,  les  courses  de  chevaux, 
les  clubs  2.  —  On  soupe  à  l'anglaise,  vers  quatre  ou 
cinq  heures  :  comment  y  aurait-il  encore  de  l'esprit  en 
France?  Un  club  à  V anglaise  est  un  lieu  de  perdition  : 
on  y  mange,  dit  Fox  surpris,  des  mets  exécrables,  on 
y  boit  du  ponche  fait  avec  de  mauvais  rhum  et  on  y 
lit  les  gazettes  :  «  Je  suis  bien  aise,  conclut  Fox  après 
une  soirée  de  ce  genre,  de  voir  qu'en  fait  d'imitation, 
nous  ne  pouvons  pas  être  plus  ridicules  que  nos  chers 
voisins  3  ».  Cette  nouvelle  influence  sociale  modifie 
notre  tempérament  :  «  L'élégance  était  à  n'en  pas 
avoir.  Les  dîners  d'hommes,  de  soi-disant  gens  d'es- 
prit, ou  gens  de  guerre  qui  n'en  avaient  guère,  avaient 
gâté  la  société.  Les  lieux  communs  sur  la  liberté  et 
les  abus  leur  faisaient  croire  qu'ils  étaient  Anglais; 
combien  de  fois  ne  leur  ai-je  pas  dit  —  c'est  le  prince 
de  Ligne  qui  parle  :  —  «  Laissez  là  ces  grandes 
gazettes  en  longueur  que  vous  ne  savez  pas  lire.  Que 
vous  font  Pitt  et  Fox,  qui  se  moquent  tous  les  jours 
des  anglomanes?  Vous  ne  savez  pas  seulement  com- 
ment s'appelle  l'intendant  de  votre  province  4....  »  La 


1.  Tabaraud,  t.  II,  p.  451. 

2.  Les  dames  portent  des  coiiïures  dites  «  de  l'union  de  la 
France  et  de  l'Angleterre  »  (Mercier,  Tableau  de  Paris).  Nombre 
de  magasins  ont  des  enseignes  anglaises  et  débitent  des  pro- 
duits anglais.  Grimm  {Corr.  litt.,  [mai  1786)  dit  qu'on  fait 
venir  d'outre-Manche  chevaux,  voitures,  meubles,  bijoux, 
étoffes.  —  On  construit  à  Paris  des  Vauxhalls  à  la  mode  de 
Londres,  un  Colisée,  un  Ranelagh,  le  cirque  anglais  d'Astley, 
qui  fait  courir  Paris.  Les  courses  de  chevaux  font  fureur 
(voir  Le  Blanc,  Lettres,  t.  III,  p.  151),  etc. 

3.  Cité  par  Rathery. 

4.  Prince  de  Ligne,  Mémoires,  t.  IV,  p.  154.  —  On  lit  dans 
le  même  écrivain  :  «  Les  chevaux  et  les  cabriolets  du  malin 
perdent  les  jeunes  gens  à  Paris.  Les  Anglais  feront  plus  de 
tort  aux  Français  par  leurs  modes  qu'ils  adoptent  que  par 
leur  marine....  Tous  ces  clubs  vont  les  achever.  Adieu  la  poli- 


320  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

vie  sociale  s'en  va,  et  avec  elle  une  part  de  l'héritage 
des  ancêtres.  Un  salon  devient  une  antichambre  : 
tout  le  monde  se  tient  debout,  même  les  femmes  : 
«  On  vante  l'esprit  de  la  maîtresse  de  maison;  mais  à 
quoi  lui  sert-il?  Un  mannequin  placé  dans  un  fauteuil 
ferait  aussi  bien  les  honneurs  d'une  telle  soirée.  Elle 
est  condamnée  à  rester  là  jusqu'à  trois  heures  du 
matin,  et  elle  ira  se  coucher  sans  avoir  pu  aperce- 
voir la  moitié  des  gens  qu'elle  a  reçus....  C'est  là  une 
assemblée  à  V anglaise  l.  » 


II 


Dans  une  pareille  société,  le  cosmopolitisme  intel- 
lectuel est  la  première  des  vertus.  Le  mot  n'est  pas 
de  cette  époque,  mais  c'est  bien  alors  qu'il  entre  dans 
la  circulation  2  : 

Le  véritable  sage  est  un  cosmopolite, 

dit  un  auteur  comique  3.  «  Heureux,  s'écrie  Sébastien 
Mercier,  qui  connaît  le  cosmopolitisme  littéraire  *!  » 

tesse,  la  galanterie,  l'envie  de  plaire.  On  parle  du  Parlement, 
de  la  Chambre  des  Communes.  On  lit  le  Courrier  de  l'Europe, 
on  parle  chevaux.  On  parie.  On  joue  au  creps.  On  boit  du  triste 
vin  clairet  au  lieu  du  vin  de  Champagne  qui  égayait  leurs 
aïeux  et  leur  inspirait  des  chansons.  Welches,  donnez  le  ton  et 
ne  le  recevez  jamais.  >»  (Œuvres,  éd.  1796,  t.  XII,  p.  1~3.) 
i.  Mme  de  Genlis,  Mémoires,  t.  V,  p.  101,  et  t.  VII,  p.  10. 

2.  Au  xvie  siècle,  on  trouve  surtout  la  forme  cosmopolitain. 
En  1605,  un  écrivain  suisse  publie  à  Berne  la  Comédie  du 
cosmopolite  (Virgile  Rossel,  Hist.  de  la  litt.  française  en  Suisse, 
t.  I,  p.  464).  La  forme  cosmopolite  est  mentionnée  par  le  Dic- 
tionnaire de  Trévoux  en  1721,  et  admise  par  l'Académie  en  1762. 
En  1750,  un  certain  Monbron  publie  le  Cosmopolite  ou  le 
Citoyen  du  monde,  et  en  1762  Chéviier  donne  le  Cosmopolite 
ou  les  Contradictions. 

3.  Palissot,  les  Philosophes,  III.  4. 

4.  Sébastien  Mercier,  Préface  de  Jeanne  d'Arc. 


DIFFUSION   DE    LA   LANGUE.  321 

Un  voyageur  affirme  qu'  «  après  les  femmes,  le  pre- 
mier titre  à  Paris,  c'est  celui  d'étranger  l  ».  Et  Fran- 
klin note  de  même  qu'on  a  pour  les  étrangers  en 
France  le  même  respect  qu'on  a  en  Angleterre  pour 
une  dame  2. 

A  la  faveur  de  cet  engouement  pour  tout  ce  qui  est 
exotique,  la  connaissance  d'une  au  moins  des  langues 
étrangères  se  précise  et  se  répand  de  façon  très 
remarquable. 

L'anglais  avait  rebuté  longtemps  par  la  dureté  de 
sa  prononciation  «  inconcevable  »,  comme  dit  La 
Harpe  —  qui  ne  le  sut  jamais.  Il  n'y  a,  pensait  Le 
Blanc,  «  qu'une  oreille  du  Nord  »  qui  puisse  souffrir 
des  sons  si  durs  qu'ils  paraissent  heurter  les  prin- 
cipes de  l'articulation  humaine  3  ».  «  Je  ne  conçois  pas, 
écrivait  naïvement  Fréron  à  Desfontaines,  comment 
une  nation  si  délicate  et  si  spirituelle  peut  se  servir 
d'un  pareil  langage  pour  composer  des  ouvrages 
d'esprit.  Puis-je  m'imaginer  que  Gulliver,  Paméla  ou 
Joseph  Andrews  s'expriment  en  une  langue  si  dure?  » 
et  il  exprimait  l'espoir  que  bientôt  les  Anglais  se 
décideraient  à  leur  écrire  leurs  livres  en  français, 
«  langue  douce,  expressive,  coulante,  harmo- 
nieuse 4  ».  Louis  XV  s'opposait  d'ailleurs  à  l'ensei- 
gnement de  l'anglais,  et  comme  Paris -Duverney, 
directeur  de  l'École  militaire,  lui  proposait  d'y  intro- 
duire pour  les  élèves  de  marine  des  cours  de  cette 
langue,  il  répondait  avec  humeur  :  «  Les  Anglais  ont 
perdu  l'esprit  de  mon  royaume;  n'exposons  pas  la 
génération  naissante  au  danger  d'être  pervertie  elle- 
même  5.  » 

1.  John  Moore,  Lettres  d'un  voyageur  anglais,  Paris,  1788,  t.  I. 

2.  Correspondance,  trad.  Éd.  Laboulaye. 

3.  Lettres,  t.  1,  p.  75  et  suiv. 

4.  Observ.  sur  les  écrits  mod.,  t.  XXXIII  (1743),  p.  285. 

5.  Tabaraud,  t.  II,  p.  447. 

21 


322  ROUSSEAU   ET   i/lNFLUENCE    ANGLAISE. 

Voltaire,  le  premier,  avait  réagi  contre  ce  préjugé. 
A  son  retour  d'Angleterre,  il  avait  converti  Thiériot, 
Mme  du  Chàtelet,  l'abbé  de  Sade  l.  A  un  jeune  homme 
qui  lui  demandait  des  conseils  sur  le  métier  de  journa- 
liste, il  répondait  hardiment  dès  1737  :  «  Il  faut  qu'un 
bon  journaliste  sache  au  moins  l'anglais  et  l'italien  :  car 
il  y  a  beaucoup  d'ouvrages  de  génie  dans  ces  langues, 
et  le  génie  n'est  presque  jamais  traduit....  Ce  sont,  je 
crois,  les  deux  langues  de  l'Europe  les  plus  néces- 
saires à  un  Français  2.  »  Quelques  années  après,  sa 
propagande  avait  porté  ses  fruits.  Vers  le  milieu  du 
siècle  la  mode  est,  pour  les  femmes,  même  en  pro- 
vince, d'apprendre  l'anglais  :  «  Il  n'est  point  d'Ar- 
mande  ou  de  Bélise  »  qui  ne  se  livre  à  cette  étude  \ 
Les  instruments  de  travail  se  multiplient  :  la  gram- 
maire et  le  dictionnaire  de  Boyer  provoquent  de 
nombreuses  imitations  '\  En  1755,  le  Journal  étranger 
rend  longuement  compte  du  dictionnaire  de  Johnson 
et  en  traduit  la  préface  5.  Mais,  dès  1739,  Prévost 
affirme  que  l'étude  de  l'anglais  est  devenue  une  partie 
essentielle  de  «  la  belle  littérature  c  ».  Un  voyageur 
anglais  est  frappé  du  changement  qui  se  produit  : 
«  Il  y  a  trente  ans,  un  Français  qui  aurait  su  deux 
ou  trois  idiomes  étrangers  eût  passé  pour  un  phéno- 
mène :  aujourd'hui  beaucoup  de  gens  lisent  dans  le 
texte  les  discours  qui  se  prononcent  au  Parlement 7  ». 

1.  Lettre  à  l'abbé  de  Sade,  13  novembre  1733. 

2.  Conseils  à  un  journaliste  :  Œuvres,  t.  XXII,  p.  2G1. 

3.  Le  Blanc,  Lettres,  t.  II,  p.  465.  —  Voir  aussi  La  Harpe. 
Cours  de  litt.,  t.  III,  p.  224. 

4.  Grammaires  de  J.  Wallis,  Mauger  et  Festeau,  Peytou, 
Siret,  Rogissard,  Lavery,  Gautier,  Berry,  O'Reilly,  Flint. 
Dumay,  etc.;  dictionnaires  de  Boyer,  Brady,  Chambaud  et 
Robinet,  etc. 

5.  Juin  1755  et  décembre  1756. 

6.  Pour  et  Contre,  t.  XVIII. 

7.  Premier  et  secojid  voyage  de  Milord"*  à  Paris,  t.  III, 
p.  153. 


DIFFUSION    DE    LA   LANGUE.  323 

Sous  le  règne  de  Louis  XVI,  une  Société  philologique 
se  fonde  à  Paris  pour  l'étude  des  langues  étran- 
gères, en  même  temps  que  pour  faciliter  celle  du 
français  aux  étrangers  f.  Grimm  constate  que  la  seule 
langue  qui  entre  essentiellement  dans  le  plan  des 
éducations  à  la  mode  est  la  langue  de  Shakespeare  2. 
Mercier  note  que  la  lecture  des  papiers  anglais  est 
devenue  aussi  commune  à  Paris  qu'elle  était  rare  il  y 
a  un  demi-siècle  3.  Un  journal  spécial,  les  Papiers 
anglais,  publie  chaque  semaine  dans  les  deux  langues 
les  plus  intéressants  articles  des  journaux  d'outre- 
Manche,  et  Fréron  note  le  succès  de  cette  combi- 
naison, qui  permet  d'apprendre  la  langue  tout  en  se 
mettant  au  fait  des  événements  du  jour  \  Buckle  a 
dressé  une  longue  liste  de  tous  les  Français  connus, 
qui  ont  pris  la  peine,  au  siècle  dernier,  d'apprendre 
l'anglais  :  elle  comprend  —  ou  peu  s'en  faut  —  tous 
les  écrivains  de  marque  de  l'époque  5,  et  permet  de 
mesurer,  mieux  que  bien  des  considérations  géné- 
rales, la  profondeur  et  l'étendue  de  l'influence  an- 
glaise. Assurément,  cette  connaissance  n'était  pas 
toujours  exacte  ni  complète;  mais  elle  est  très  répan- 
due, et  presque  générale  —  ce  qui  est  significatif. 
Bon  nombre  de  mots  anglais,  introduits  alors  dans 
la  langue,  témoignent  de  cette  vogue  :  les  usages 
nouveaux  amènent  les  nouveaux  mots  :  on  va  au 
club,  on  boit  du  potiche,  on  joue  au  whisk;  «  les  maî- 
tres d'hôtel,  dit  Voltaire,  servent  à  présent  des  rost- 
hifs  de  mouton....  Notre  jargon  deviendra  ce  qu'il 


1.  Babcau,  Paris  en  1789,  p.  339. 

2.  Corr.  litt.,  mai  1786. 

3.  Tableau  de  Paris,  t.  XI,  p.  128. 

4.  11  y  eut  aussi  d'assez  nombreux  Musées  à  l'anglaise,  dans 
plusieurs  villes  :  le  Musée  de  Paris,  la  Société  olympique,  etc. 

5.  Buckle,  t.  III,  p.  81. 


324  ROUSSEAU    ET   L'INFLUENCE   ANGLAISE. 

pourra  4  ».  Le  fait  est  que  les  anglomanes  le  met- 
taient à  de  rudes  épreuves  :  une  dame  se  nomme 
une  ladi2;  une  loi  devient  un  bilz\  Monsieur  se  dit 
Sir,  même  contre  toutes  les  règles  de  la  langue  : 
passe  encore  pour  :  «  Sir,  voulez-vous  du  thé?  »  Mais 
«  à  Sir  donnez  un  verre  d'eau  4  »  n'est  ni  de  l'anglais 
ni  du  français.  Un  «  plaisant  sérieux  »  est  un  «  homme 
d'humour  »  5  et  il  est  de  bon  ton,  au  lieu  d'avoir  des 
vapeurs,  d'avoir  le  spleen  6. 

Dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  le  «  démon  tra- 
ducteur »  fait  rage.  Point  de  libraire  qui  n'ait  des 
traducteurs  à  gages  7.  Desfontaines,  Mme  du  Boccage, 
Dupré  de  Saint-Maur,  Du  Resnel,  Saint-Hyacinthe, 
Van  Effen,  avaient  ouvert  la  voie.  Même,  le  Pcu*adis 
Perdu  avait  mené  Dupré  de  Saint-Maur  à  l'Aca- 
démie. Ils  eurent  d'innombrables  successeurs,  depuis 
Leclerc  de  Septchênes  jusqu'à  Frenais,  traducteur 
de  Sterne,  depuis  l'abbé  Yart,  auteur  d'une  volumi- 
neuse Idée  de  la  poésie  anglaise,  jusqu'au  «  fatal 
Monsieur  Eidous,  »  qui  traduisait,  au  dire  de  Grimm, 
un  volume  par  mois.  Les  femmes  s'en  mêlèrent  et 
firent  «  leur  traductionnette  »,  pour  se  donner  un 

1.  Lettre  à  Linguet,  publiée  dans  le  Journ.  encyriop.,  sep- 
tembre 1769. 

2.  Prévost,  Mém.  d'un  homme  de  qualité,  t.  II,  p.  254  : 
«  C'est  une  charmante  ladi  ». 

3.  François  de  Neufchàteau,  Paméla,  IV,  12  : 
Dans  vos  bills  dès  longtemps  mon  supplice  est  écrit. 

Le  mot  se  trouve  déjà  dans  le  Dictionnaire  de  Trévoux  (U04) . 

4.  Ibid.,  II,  12. 

5.  Suard,  Mélanges  de  litt.,  t.  IV,  p.  366.  —  Murait  donne 
la  première  définition  de  Yhumour.  Voir  aussi  Le  Blanc, 
Lettres,  t.  1,  p.  79.  —  On  essaya  de  distinguer  Yhumour,  ou, 
comme  dit  Garât,  Yhyumour  (Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  92),  du 
whim  (voir  le  Journal  encyclop.,  1er  juin  1786). 

6.  Sur  le  spleen  ou  «  vapeurs  anglaises  »,  voir  Cléveland: 
Le  Blanc,  t.  1,  p.  169;  Bezenval,  Mémoires,  t.  IV,  etc. 

7.  Journal  encyclop.,  février  1761. 


LES  JOURNAUX  COSMOPOLITES.  325 

air  d'auteur  '  :  Mme  de  Bouflïers  traduit  des  chan- 
sons anglaises,  la  présidente  de  Meynières  se  met 
aux  historiens,  la  duchesse  d'Aiguillon  s'attaque  à 
Ossian.  Des  écrivains  en  vue,  Prévost,  Diderot, 
d'Holbach,  Suard,  se  font  traducteurs.  D'autres,  plus 
modestes  ou  plus  médiocres,  fondent  toute  leur  for- 
tune sur  leur  connaissance  de  l'anglais  :  tel  La  Place, 
le  premier  adaptateur  de  Shakespeare,  qui,  pour 
avoir  été  élevé  dans  le  collège  des  jésuites  anglais 
de  Saint-Omer,  se  flattait  de  savoir  deux  langues,  et, 
en  fait,  n'en  savait  aucune.  Mais  ce  fut  pourtant  «  la 
cause  de  sa  petite  fortune  »  :  La  Place  traduit  la 
Venise  sauvée  d'Otway,  traduit  le  Théâtre  anglais, 
en  huit  volumes,  traduit  Tom  Jones,  traduit  tout  ce 
qu'on  veut  —  et  devient,  grâce  à  tant  de  traductions, 
et  à  Mme  de  Pompadour,  directeur  du  Mercure  2. 
Un  autre,  le  fameux  Letourneur,  «  secrétaire  de  la 
librairie  »,  disait  Voltaire,  «  mais  non  secrétaire 
du  bon  goût  » ,  étend  encore  ce  genre  de  com- 
merce, fonde  une  véritable  entreprise  de  traductions 
avec  Fontaine-Malherbe,  le  comte  de  Catuélan,  le 
chevalier  de  Rutlidge  et  d'autres,  met  en  français 
Shakespeare,  Richardson,  Young,  Ossian  et,  après 
avoir  tant  traduit,  trouve  le  moyen  de  laisser  encore, 
en  mourant,  quelques  morceaux  de  traduction  iné- 
dits que  ses  amis  publient  pieusement,  avec  sa 
biographie  3. 

Ce  qui  est  plus  important,  c'est  que,  pour  satis- 
faire à  ce  goût  d'exotisme  qui  allait  croissant,  des 
journaux  se  fondaient  —  non  plus  à  la  Haye  ou  à 

1.  Mercier,  Tableau,  t.  XI,  p.  130. 

2.  La  Harpe  :  Notice  sur  La  Place,  dans  le  Cours  de  littéra- 
ture. 

3.  Le  Jardin  anglais  ou  Variétés  tant  originales  que  traduites  : 
ouvrage  posthume  avec  notice  de  l'auteur,  Paris,  1788,  2  vol. 
in  12. 


326  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Londres,  —  qui  faisaient  la  part  très  grande  aux 
choses  anglaises,  quand  ils  ne  leur  étaient  pas  exclu- 
sivement consacrés. 

La  plupart  des  journaux  littéraires  de  ce  temps 
professent  que  le  cosmopolitisme  établit  «  un  com- 
merce tout  à  fait  digne  des  nations  éclairées  qui 
composent  la  confédération  européenne  !  ».  Ceux 
même  qui  étaient  d'abord  hostiles  au  mouvement 
finissent  par  céder  à  la  mode  :  Fréron,  d'abord  assez 
fermé  aux  littératures  étrangères,  en  devient  mainte- 
nant très  curieux  :  il  fait,  dans  son  Année  littéraire, 
une  large  place  aux  livres  allemands  et  anglais,  se 
lie  avec  Letourneur,  correspond  avec  Garrick.  Le 
Journal  encyclopédique,  de  Pierre  Rousseau,  est  une 
mine  de  renseignements  pour  l'étude  des  rapports 
de  la  France  avec  l'Europe  au  xvme  siècle,  et  on 
en  dirait  autant  de  cet  Esprit  des  journaux,  dont 
l'énorme  collection  renferme  un  choix  si  curieux 
des  meilleurs  articles  de  tous  les  journaux  du  monde, 
—  et  qui  faisait  les  délices  de  Sainte-Beuve.  Qui 
n'a  jamais  feuilleté  les  deux  cent  quatre-vingt-huit 
volumes  du  Journal  encyclopédique  ou  les  quatre 
cent  quatre-vingt-quinze  volumes  de  l'Esprit  des 
journaux  2,  ne  soupçonne  pas  la  curiosité  qu'exci- 
taient les  productions  étrangères  parmi  nous. 

Mais,  à  côté  de  ces  recueils  généraux,  des  revues 
spéciales  se  fondaient  :  à  l'exemple  de  la  Bibliothèque 
germanique  ou  de  la  Bibliothèque  italique,  il  y  eut  un 
Traducteur,  qui  résumait  les  périodiques  anglais, 
une  Bibliothèque  des  romans  anglais,  un  Censeur  uni- 
versel   anglais    ou    «    Revue    générale,    critique    et 

1.  Coït,  lit  t.,  août  1772. 

2.  L'Esprit  des  journaux  français  et  étrangers  parut  du  mois 
de  juillet  1772  au  mois  d'avril  1818.  —  Le  Journal  encyclopé- 
dique parut  de  l'année  1*56  à  l'année  1773. 


LE    «  JOURNAL   ETRANGER  ».  327 

impartiale  de  toutes  les  productions  anglaises1  »\ 

—  nombre  de  tentatives  qui  auraient  fort  étonné 
l'Ariste  du  P.  Bouhours  —  celui  qui  estimait  «  que 
les  beaux  esprits  sont  un  peu  plus  rares  dans  les 
pays  froids  ». 

Le  plus  célèbre,  et  le  plus  digne  de  mémoire,  de 
ces  recueils  cosmopolites  fut  le  Journal  étranger,  qui 
parut  de  1754  à  1762,  et  qui  eut  successivement 
pour  directeurs  Prévost,  Fréron,  Arnaud  et  Suard. 

Fondé  en  avril  1754,  le  Journal  eut  tour  à  tour  un 
caractère  plus  scientifique  avec  Prévost,  plus  poli- 
tique sous  Fréron,  plus  littéraire  enfin  sous  Arnaud 
et  Suard.  A  diverses  reprises,  le  titre  et  les  divisions 
en  furent  remaniés  2.  En  octobre  1756,  après  le  départ 
de  Fréron,  le  plan  s'étendit  :  on  s'assura  des  corres- 
pondants réguliers  en  Orient,  à  Rome,  à  Livourne, 
à  Florence,  à  Gôttingue,  à  Leipzig,  à  Dresde,  à 
Stockholm,  à  Londres  —  et  les  correspondances 
furent  plus  informées  et  plus  abondantes.  Mais 
l'esprit  du  recueil  se  maintint  le  même  :  dès  sa 
fondation,  il  s'était  proposé  d'unir  «  les  génies  des 
diverses  nations  »,  de  mettre  en  relations  «  les  écri- 
vains de  tous  les  pays  »,  de  permettre  «  au  public 
cosmopolite  »  de  «  décider   ces   vaines   préférences 

1.  Voir  Halin,  Histoire  de  lapresse,  t.  III,  p.  114. 

2.  Le  Journal  étranger  a  été,  en  général,  inexactement 
décrit  par  les  bibliographies.  —  Il  porte  successivement  le 
titre  de  Journal  étranger,  ouvrage  périodique.  A  Paris,  au 
bureau  du  Journal  étranger,...  puis,  à  partir  de  1756,  celui  de 
Journal  étranger  ou  notice  exacte  et  détaillée  des  ouvrages  de 
toutes  les  nations  étrangères,  en  fait  d'arts,  de  sciences,  de  litté- 
rature, etc.,  par  M.  Fréron...  (Paris,  Michel  Lambert).  En  1756, 
il  reprend  son  premier  titre.  En  1760,  il  porte  sur  le  titre  le 
nom  de  l'abbé  Arnaud  et  paraît  sous  la  protection  du  Dauphin. 

—  La  collection  complète  va  d'avril  1754  à  août  1702  (46  volumes 
in-12)  :  il  manque  le  mois  de  décembre  1754  et  toute  l'année 
1759.  —  La  direction  de  Prévost  va  de  janvier  à  août  1755; 
celle  de  Fréron,  d'août  1755  à  octobre  1756. 


328  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

qui  divisent  les  peuples  de  l'Europe  »  et  d'apprendre 
à  la  France  «  à  ne  plus  s'attribuer  ce  don  exclusif  de 
penser,  dont  la  prétention  seule  fournirait  presque  un 
titre  contraire,  à  ne  plus  hasarder  ces  railleries  indé- 
centes et  capables  de  faire  haïr  un  peuple  de  tous 
les  autres,  à  ne  plus  marquer  ce  mépris  offensant 
pour  des  nations  estimables,  qui  n'est  qu'un  reste 
des  préjugés  barbares  de  l'ancienne  ignorance.  »  Ce 
qu'il  faut  enfin,  c'est  «  naturaliser  pour  ainsi  dire  la 
raison  chez  tous  les  peuples,  et  lui  donner  par-dessus 
tout  une  certaine  universalité  qui  semble  lui  man- 
quer encore  *  ».  En  un  mot,  le  Journal  étranger  se 
proposait  de  reprendre,  en  l'élargissant,  l'idée  qui 
avait  guidé,  dans  la  rédaction  de  leurs  recueils,  les 
critiques  réfugiés.  Une  lettre  sur  l'état  de  la  littéra- 
ture en  Pologne  y  coudoie  un  mémoire  sur  les  fabu- 
listes allemands.  On  y  parle  tantôt  des  écrivains  por- 
tugais, et  tantôt  des  poètes  arabes.  Winckelmann, 
Kleist,  Klopstock  ou  Lessing  se  trouvent  confondus 
avec  Goldoni  ou  Métastase.  Mais  surtout  l'Angleterre 
fournit  des  numéros  entiers  :  «  Nous  savons,  écri- 
vaient les  auteurs,  combien  la  littérature  anglaise  est 
devenue  nécessaire  à  notre  journal.  Le  goût  vif  et 
presque  exclusif,  qu'on  a  partout  pour  toutes  les 
productions  britanniques  nous  fait  une  loi  de  nous 
conformer  en  ce  point  au  vœu  général  2.  »  Dès  les 
premiers  volumes,  Hume,  Johnson,  Foote,  Glover, 
Milton,  ou  même  Ghaucer,  Spenser  et  Ben  Jonson, 
font  les  frais  du  recueil,  soit  par  des  traductions 
partielles,  soit  par  des  biographies.  Sous  l'impul- 
sion de  Suard,  les  écrivains  anglais  y  furent  étudiés 
de  plus  près  encore. 

1.  Avril  1754.  —  Comparer,  dans  l'année  1760,  le  Discours 
préliminaire  d'Arnaud  sur  le  caractère  des  principales  langues 
de  l'Europe. 

2.  Septembre  1757. 


LA    «  GAZETTE    LITTERAIRE  ».  329 

Suard,  esprit  fin  et  délicat  —  dont  on  a  dit  qu'il  était 
u  comme  le  portrait  en  pied  d'un  Français  '  »,  — 
s'était  fait,  de  l'Angleterre,  une  province.  Il  savait 
à  fond  la  langue,  traduisit  Roberlson  et  peut-être 
Y  Essai  sur  Shakespeare  de  Mme  Monlague,  fit  trois 
voyages  à  Londres,  dont  l'un  avec  Necker,  et  vit 
jouer  Garrick  dans  le  Jioi  Lear.  On  le  citait,  dit  son 
biographe,  pour  «  sa  confiance  imperturbable  dans 
ses  connaissances  ainsi  acquises  sur  la  Grande-Bre- 
tagne ».  Dès  qu'il  s'agissait  de  l'Angleterre,  «  il  avait 
l'air  de  prendre  le  fauteuil  du  président 2  »,  et  son 
salon  était  le  rendez-vous  de  tous  les  anglomanes 
de  Paris. 

Le  Journal  étranger  fut  remplacé  en  1764  par  la 
Gazette  littéraire  3,  sous  la  même  direction  et  dans 
le  même  esprit.  La  Gazette  est  la  suite  naturelle  du 
Journal.  Comme  lui,  elle  «  s'attachera  particulière- 
ment à  rendre  compte  de  la  littérature  étrangère, 
dont  la  connaissance  importe  plus  qu'on  ne  pense 
à  l'avancement  de  la  raison  et  du  goût  4  ».  Elle 
s'appuiera,  pour  ses  informations,  sur  le  personnel 
diplomatique,  et  s'autorisera  de  l'appui  du  ministre 
des  affaires  étrangères  8. 

Voltaire  y  collabora  et  y  rendit  compte  de  plu- 
sieurs livres  anglais,  notamment  des  discours  de 
Sidney  sur  le  gouvernement  et  des  lettres  de  lady 
Montagu.  Mais  cette  illustre  collaboration  était  irré- 
gulière, et  d'ailleurs  les  directeurs  étaient  paresseux 

1.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  1,  p.  133. 

2.  lùid.,  p.  78. 

3.  Gazette  littéraire  de  l'Europe,  à  Paris,  de  l'imprimerie  de 
la  Gazette  de  France,  aux  galeries  du  Louvre  (mars  1764- 
août  176o),  G  vol.  in-8. 

4.  T.  I,  p.  7. 

5.  Cette  protection  officielle  inquiéta  le  Journal  des  savants, 
qui  se  crut  lésé  dans  ses  droits  et  protesta,  inutilement  d'ail- 
leurs, par  la  bouche  deChoiseul. 


330  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

et  trop  occupés  de  la  Gazelle  de  France,  qu'ils  rédi- 
geaient aussi.  Quand  la  Gazette  littéraire  cessa  de 
paraître,  en  août  1765,  ils  avaient  du  moins  démontré 
à  toutes  les  nations  de  l'Europe,  suivant  le  mot  de 
l'abbé  Arnaud,  «  qu'il  n'est  permis  à  personne  d'af- 
fecter la  tyrannie  ». 

«  Dans  la  ridicule  dispute  sur  les  anciens  et  les 
modernes,  les  partisans  de  l'antiquité  demandaient 
avec  raison  qu'avant  de  juger  Homère,  on  se  trans- 
portât dans  les  temps  dont  ce  poète  peint  les  mœurs 
et  les  personnages.  Nous  devons  à  tout  ce  qui  est 
étranger  la  même  justice.  Il  faut  nous  mettre  au  point 
de  vue  où  ils  sont,  pour  juger  de  la  manière  dont  ils 
virent  l.  »  —  Ainsi  les  aspirations  confuses  de  tous 
ceux  qui  espéraient  un  rapprochement  de  la  France 
et  des  nations  germaniques  trouvaient  un  aliment 
dans  les  journaux,  miroir  fidèle  de  l'opinion  pu- 
blique. 


III 


Entre  ces  aspirations  vagues,  que  suscitait  en 
France  la  lecture  des  étrangers  anglais,  —  Rousseau 
fut  le  lien  commun.  Il  les  anima,  les  vivifia,  leur 
donna  un  corps.  Grâce  à  lui  —  et  par  ce  qu'il  avait 
écrit,  —  on  lut  et  on  goûta  Sterne,  Ossian,  Young, 
Hervey,  ou  Shakespeare  lui-même,  qui  tous  avaient 
exprimé  dans  une  autre  langue  des  sentiments  ana- 
logues à  ceux  qu'il  exprimait,  qui  tous  étaient, 
comme  lui,  sensibles,  mélancoliques  et  lyriques.  Les 
admirateurs  de  ces  écrivains  —  dont  la  plupart  sont 
antérieurs  à  Rousseau —  sont  les  admirateurs  mêmes 
de  Jean-Jacques.  Entre  ces  deux  courants  qui,   en 

1.  Journal  étranger,  janvier  1760. 


IDEES   LITTÉRAIRES   DE   ROUSSEAU.  331 

France  d'une  part,  en  Angleterre  et  en  Allemagne  de 
l'autre,  menaient  la  littérature  vers  un  renouvelle- 
ment des  sources  de  l'inspiration,  une  jonction  va  se 
produire.  Pour  la  première  fois,  la  France,  pays  de 
langue  latine,  aura  la  conscience  de  sentir,  d'imaginer 
et  de  penser  comme  les  pays  de  langue  germanique,  et 
quand  on  cherchera  des  ancêtres  et  des  précurseurs 
à  Rousseau,  ce  n'est  plus  dans  l'antiquité  classique, 
mais  à  l'étranger  qu'il  faudra  les  chercher. 

Comment  dès  lors  la  critique  n'eût-elle  pas  dis- 
tingué, avec  Mme  de  Staël,  un  génie  du  Nord  — 
représenté  par  les  Anglais,  par  Rousseau  et  par  les 
Allemands  qui  se  sont  inspirés  de  lui  —  et  un  génie 
du  Midi,  qui  est  celui  des  nations  latines  livrées  à 
elles-mêmes?  Assurément,  une  pareille  distinction 
n'a  rien  de  rigoureux,  et  peut-être  même  n'est-elle 
pas  fondée  en  nature.  Mais  on  écrit  ici  l'histoire 
d'une  idée  —  qui  a  porté  ses  fruits  dans  le  monde, 
—  plutôt  qu'on  n'examine  l'exactitude  d'une  théorie. 

Le  cosmopolitisme  date,  en  littérature,  de  Jean- 
Jacques  Rousseau,  —  parce  que  Rousseau  a  déplacé 
la  base  de  la  critique. 

Personne  ne  doutait  jusque-là,  du  moins  en  France, 
qu'il  n'y  eût  certaines  règles  qui  président  à  la  com- 
position d'un  livre,  épopée  ou  satire,  drame  ou 
sermon.  On  disputait  de  la  nature  de  ces  règles, 
mais  on  ne  doutait  pas  de  leur  existence,  et  on  tom- 
bait généralement  d'accord  sur  quelques  principes 
essentiels,  légués  par  la  critique  ancienne.  On  croyait, 
en  un  mot,  qu'il  y  a  un  art  de  penser  et  même  d'ima- 
giner ou  de  sentir  comme  il  faut.  Jean-Jacques  sentit 
et  imagina  contre  toutes  les  règles.  Il  proclama  hau- 
tement qu'il  n'était  fait  comme  aucun  de  ceux  qu'il 
avait  vus,  et  qu'il  «  osait  croire  n'être  fait  comme 
aucun  de  ceux  qui  existent  ».  Ce  n'était  rien  de  le 


332  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

dire  :  il  le  prouva  par  l'exemple,  et  réclama  pour 
l'individu  le  droit  d'aimer  et  d'admirer,  sans  con- 
sulter d'autre  guide  que  lui-même. 

La  révolution  était  considérable,  mais  elle  n'était 
une  révolution  qu'en  France.  C'est  en  vain,  procla- 
mait Rousseau,  qu'on  prétendait  refondre  tous  les 
esprits  «  sur  un  modèle  commun  ».  Pour  changer  un 
esprit,  il  faudrait  changer  un  caractère,  qui  lui-même 
est  subordonné  à  «  un  tempérament  ».  Car  le  tempé- 
rament —  ou  la  sensibilité,  —  c'est  le  fond  de 
l'homme.  «  11  ne  s'agit  donc  point  de  changer  le 
caractère  et  de  plier  le  naturel,  mais  au  contraire  de 
le  pousser  aussi  loin  qu'il  peut  aller.  »  —  Mais  ses 
précurseurs  anglais  en  avaient  dit  autant,  et  long- 
temps avant  lui,  Young,  l'auteur  des  Nuits  —  adres- 
sant à  Richardson  ses  Conjectures  sur  la  compo- 
sition originale,  qui  eurent  une  certaine  réputation 
au  siècle  dernier,  —  s'exprimait  ainsi  :  «  Nous  nais- 
sons tous  originaux  :  comment  donc  arrive-t-il 
que  nous  mourions  tous  copies?  Est-ce  la  faute  de  la 
nature?  Non.  La  nature  ne  crée  point  deux  âmes 
semblables  en  tout,  comme  elle  ne  fait  point  deux 
visages  qui  se  ressemblent  parfaitement.  C'est  donc 
la  faute  de  l'homme  »  ;  et  il  proposait  le  même 
remède  que  Jean-Jacques  :  rentrons  en  nous-mêmes, 
et  cherchons  à  développer  ce  qui  nous  appartient  en 
propre,  notre  tempérament  :  «  Connais-toi....  Rien 
n'est  si  près,  rien  n'est  si  loin  de  nous  que  notre 
àme.  »  Rousseau  n'a  jamais  dit  autre  chose;  peut-être 
même  n'a-t-il  pas  tiré  la  conclusion  de  son  principe 
avec  autant  de  rigueur  que  Young,  opposant  tout 
l'effort  de  l'antiquité  aux  horizons  illimités  de  l'ave- 
nir :  «  Quel  est  celui  qui  a  sondé  l'abîme  de  l'esprit 
humain?  Ses  bornes  ne  sont  pas  moins  inconnues 
que  celles  de  l'univers....  Serait-il  impossible  que  les 


ROUSSEAU    ET    LA    CRITIQUE    LITTÉRAIRE.  333 

dernières  copies  que  le  créateur  doit  tirer  de  rame 
humaine  ne  fussent  aussi  les  plus  correctes  et  les 
plus  belles  *?  » 

Le  rôle  de  Rousseau  dans  la  critique  est  précisé- 
ment d'avoir  substitué,  à  ridée  d'un  goût  absolu  — 
parfaitement  réalisée  dans  quelques  œuvres  de  génie, 
—  la  notion  d'un  goût  relatif,  variable  suivant  les 
époques  et  les  pays.  Le  goût,  dit-il  expressément, 
«  n'est  que  la  faculté  de  juger  ce  qui  plaît  ou  déplaît 
au  plus  grand  nombre  2  ».  Voyez  plutôt  comme 
l'homme  est  divers,  suivant  qu'il  habite  au  nord  ou 
au  midi,  qu'il  est  né  au  ior  siècle  et  au  xv°.  Voyez-le  à 
ses  origines,  et  essayez  d'évoquer  sa  vie  sauvage  et 
simple,  l'éveil  très  lent  de  son  esprit  à  une  existence 
plus  complète,  sa  lutte  avec  cette  terre  «  abandonnée 
à  sa  fertilité  naturelle  et  couverte  de  forêts  immenses 
que  la  cognée  ne  mutila  jamais  3  ».  Quel  rapport 
entre  cet  être  grossier  et  l'homme  de  nos  salons, 
qu'on  essaie  de  nous  donner,  dans  les  livres,  pour  le 
type  de  l'homme?  —  De  même,  Saint-Preux  fait  le 
tour  du  monde  et  essaie,  en  s'éloignant  dans  l'es- 
pace, de  se  donner  l'illusion  de  l'éloignement  dans  le 
temps  :  il  parcourt  et  «  les  mers  orageuses  qui  sont 
sous  le  cercle  antarctique  »  et  l'Océan,  où  l'homme 
est  l'ennemi  de  l'homme,  et  «  ces  vastes  et  malheu- 
reuses contrées  qui  ne  semblent  destinées  qu'à  cou- 
vrir la  terre  de  troupeaux  d'esclaves  *.  »  Quelle  ana- 
logie entre  un  Hottentot,  un  Indien  du  Congo,  un 
Caraïbe  des  Antilles  5,  et  les  héros  de  nos  tragédies 
ou  de  nos  romans?  —  Plus  près  de  nous  enfin,   ne 

1.  Traduction  de  Letourneur  :  voir  le  Discours  préliminaire 
des  Nuits. 

2.  Emile,  I.  IV. 

3.  Disc,  sur  Vinégalité,  lre  partie. 

4.  Noue,  llél.,  IV,  3. 

5.  Voir  les  curieuses  notes  du  Discours  sur  Vinégalité. 


334  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

faut-il  pas  songer  à  ces  milliers  d'âmes  dont  il  n'est 
jamais  question  dans  nos  livres,  presque  aussi  incon- 
nues de  nos  écrivains  que  celles  du  nègre  d'Afrique 
ou  du  Chinois?  Ainsi  Rousseau  a,  au  plus  haut  degré, 
le  sentiment  de  la  diversité  presque  infinie  de  notre 
nature  —  sentiment  tout  à  fait  étranger  à  la  critique 
classique;  et  il  en  tire  cette  conséquence  que,  si  les 
modèles  sont  en  nombre  presque  indéterminé,  il 
reste  donc  à  peindre  presque  toute  l'humanité .  «  On 
dirait,  écrit  Mme  de  Staël,  interprète  fidèle  de 
Rousseau,  que  la  logique  est  le  fondement  des  arts  », 
et  cette  «  nature  ondoyante  »  dont  parle  Montaigne, 
est  bannie  de  nos  livres.  Il  faut  rendre  à  cette 
nature  ondoyante  la  place  qui  lui  revient,  et  se  per- 
suader que  le  goût  ne  consiste  pas  à  la  réduire  aux 
cadres  étroits  de  notre  logique  de  Français  et  d'Oc- 
cidentaux. 

Mais  cela,  bien  d'autres,  comme  un  Young,  l'avaient 
pressenti  avant  Rousseau.  La  supériorité  de  Jean- 
Jacques  est  de  l'avoir  prouvé  par  son  propre  exemple, 
et  d'avoir  trouvé  en  lui-même  la  plus  éclatante  jus- 
tification de  ses  idées.  C'est  pourquoi  il  a  été  le  guide 
et  le  maître  de  l'Europe.  La  France,  mais  aussi  l'Alle- 
magne, l'Angleterre,  l'Italie  ou  l'Espagne  —  tous 
ceux  qui,  en  tout  pays,  s'étaient  retrouvés  déjà  dans 
les  écrivains  anglais,  —  se  reconnaissent,  plus  com- 
plètement encore,  en  Rousseau.  Aucun  écrivain  n'a 
eu  autant  de  patries  à  la  fois;  aucun  n'a  parlé  à  plus 
de  cœurs  et  d'esprits;  aucun  n'a  abattu  plus  de  bar- 
rières ei  supprimé  plus  de  frontières.  —  De  lui,  date 
la  littérature  européenne. 

Les  écrivains  allemands  le  saluent  comme  un 
libérateur.  Schiller  se  nourrit  de  Julie,  et  compose 
les  Brigands  ou  Fiesque  sous  l'inspiration  de  son 
auteur.   Le   jeune   Goethe    s'éprend   de    lui   et    fait 


RÔLE   EUROPÉEN   DE   ROUSSEAU.  335 

chaque  jour,  à  Strasbourg,  des  extraits  de  ses 
œuvres.  Herder  l'invoque  en  termes  passionnés  : 
«  C'est  moi-même  que  je  veux  chercher,  pour  me 
trouver  enfin  et  ne  plus  me  perdre;  viens,  Rousseau, 
et  sois  mon  guide  !  !  »  Lessing  éprouve  pour  lui  un 
«  respect  secret  ».  Kant  suspend  son  portrait  dans 
son  cabinet  de  travail.  Lenz  demande  qu'on  lui  élève 
une  statue,  en  face  de  celle  de  Shakespeare.  Pour 
beaucoup  d'écrivains  de  ce  temps,  il  est  un  apôtre, 
ou,  comme  disait  Herder  à  sa  fiancée,  «  un  saint,  un 
prophète;  peu  s'en  faut  que  je  ne  lui  adresse  des 
prières  ».  A  sa  mort,  Schiller  le  célèbre  comme  un 
martyr  : 

Le  sage  meurt  au  temps  de  lumière  où  nous  sommes. 
Socrate  fut  martyr  des  sophistes  anciens; 
Rousseau  pâtit,  Rousseau  tombe  sous  les  chrétiens, 
Rousseau  qui  des  chrétiens  voulut  faire  des  hommes  2. 

Son  succès  ne  fut  guère  moindre  dans  cette  Angle- 
terre à  laquelle  il  devait  tant.  A  vrai  dire,  son  art  y 
parut  moins  nouveau  peut-être  qu'en  Allemagne.  Car 
beaucoup  des  sentiments  qu'il  avait  exprimés  étaient 
familiers  déjà  à  la  littérature  anglaise.  Avant  Rous- 
seau, Richardson,  Fielding  et  Sterne  avaient  créé  le 
roman  sentimental  et  bourgeois.  Son  lyrisme  même 
n'apportait  rien  d'absolument  nouveau  :  «  Trente 
ans  avant  Rousseau,  Thomson  avait  exprimé  tous 
les  sentiments  de  Rousseau,  presque  dans  le  même 
style  3  ».  Toute  une  école  poétique  avait  célébré 
avant  lui  la  mélancolie,   depuis  les  Nuits  d'Young, 

1.  C.  Joret,  Herder,  p.  323. 

2.  Traduction  de  Marc  Monnier  (Jean-Jacques  Rousseau  et  les 
étrangers,  dans  :  Rousseau  jugé  par  les  Genevois  d'aujour- 
d'hui). —  Voir  aussi,  sur  le  succès  de  Rousseau  en  Allemagne, 
Erich  Schmidt  :  Richardson,  Rousseau  und  Goethe. 

3.  Tainc,  Lilt.  angl.,  t.  IV,  p.  224. 


336  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

qui  sont  de  1742,  jusqu'aux  premiers  fragments 
d'Ossian,  publiés  en  1760.  Mais  Rousseau  donna  à 
ces  sentiments  une  expression  plus  vraiment  poé- 
tique. C'est  pourquoi  il  fut  l'un  des  maîtres  des 
romantiques  anglais,  de  Cowper,  qui  l'invoque  en 
beaux  vers,  de  Shelley,  qui  se  réclame  sans  celle  de 
lui,  de  Byron,  qui  le  lit  dans  l'adolescence  et  lui  reste 
fidèle  dans  l'âge  mûr  *.  Beaucoup  de  poètes  anglais 
du  dernier  siècle  et  aussi  du  xixe  auraient  pu  dire, 
comme  George  Eliot  :  «  Rousseau  a  vivifié  mon  âme 
et  éveillé  en  moi  des  facultés  nouvelles1  ».  On  ne 
peut  écrire  l'histoire  de  la  littérature  européenne 
depuis  un  siècle  et  demi  sans  prononcer  son  nom. 
C'est  qu'il  a  uni  en  lui  le  génie  de  l'Europe  latine 
à  celui  de  l'Europe  germanique. 

Mais,  si  son  œuvre  philosophique  est  surtout  l'ex- 
pression du  génie  latin,  la  révolution  littéraire  qu'il 
a  accomplie  a  profité  surtout  au  génie  germanique 
ou,  comme  dira  Mme  de  Staël,  aux  littératures  du 
Nord.  Le  triomphe  de  Rousseau  marque  l'avènement 
de  ces  littératures;  son  influence  sera  désormais  insé- 
parable de  leur  influence.  Et  cela,  dès  le  xvme  siècle, 
et  dès  avant  la  Révolution. 

Je  ne  me  propose  pas  d'écrire  ici  l'histoire  des  rap- 
ports de  la  France  avec  l'Angleterre  et  l'Allemagne 
de  1760  à  1789.  —  J'essayerai  de  montrer  seulement 
comment  le  succès  de  Jean-Jacques  Rousseau  a  pro- 
voqué celui  de  quelques  écrivains  étrangers,  ses 
précurseurs  et  ses  contemporains,  dont  le  génie  avait 
une  parenté  étroite  avec  le  sien,  et  dont  l'influence 
se  confond  avec  la  sienne. 

1.  Voir  0.  Schmidt,  Rousseau  und  Byron,  Greifswald,  1889, 
in-8. 

2.  H.  Rigault,  la  Querelle  des  anciens  et  des  modernes,  p.  43. 


CHAPITRE  II 


L'iNFLUBNCE    ANGLAISE   ET   LE    «OMAN    SENTIMENTAL 


I.  Sterne  et  le  roman  sentimental.  —  Que  Sterne  met  à  la 
mode,  comme  Rousseau,  la  confession  sentimentale.  —  Son 
voyage  à  Parrs.  —  Ses  amours.  —  Le  culte  du  moi. 

IL  Que  le  xvme  siècle  n'a  pas  compris  son  humour,  mais  qu'il 
aime  de  lui  l'affectation  de  parler  de  soi,  comme  Rousseau, 
et  de  s'attendrir  sur  lui-même.  —  Sens  et  portée  de  l'in- 
fluence que  son  œuvre  exerce  en  France. 


I 

Quelques  mois  après  l'apparition  de  la  Nouvelle 
Héloïse  —  au  moment  même  où  Diderot  publiait  son 
retentissant  Eloge  de  Richardson,  —  on  vit  arriver  à 
Paris  un  des  hommes  les  plus  singuliers  que  le  siècle 
ait  produits.  Laurence  Sterne,  avec  une  santé  faible, 
avait  un  caractère  débordant,  une  sensibilité  pro- 
fonde, un  génie  étrange.  Un  contemporain  dit  qu'il 
«  donna  des  émotions  nouvelles  aux  âmes  tendres 
par  la  sensibilité  la  plus  naïve,  la  plus  prompte  et 
la  plus  touchante  1  ».  Suard  lui  demandait  un  jour 
de  définir  lui-même  sa  propre  personnalité  :  Sterne 
répondit  qu'il  apercevait  trois  causes  qui  avaient  fait 
de  lui  un  homme  semblable  à  nul  autre  :  la  lecture 

1.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  135. 

22 


338  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

quotidienne  de  la  Bible,  —  l'étude  de  la  philosophie 
de  Locke,  «  philosophie  sainte,  sans  laquelle  il  n'y 
aura  jamais  sur  la  terre  ni  vraie  religion  universelle, 
ni  vraie  morale,  ni  vraie  puissance  de  l'homme  sur 
la  nature  »,  —  enfin,  et  par-dessus  tout,  «  une  de 
ces  organisations  où  prédomine  le  principe  sacré  qui 
forme  l'âme,  cette  flamme  immortelle  qui  nourrit  la 
vie  et  la  dévore1  ».  —  Sterne  était  original  comme 
un  Anglais,  sensible,  passionné,  et,  par  moments, 
lyrique  comme  Rousseau. 

Quand  il  arriva  à  Paris,  Tristram  Shandy  —  dont 
le   premier  volume    venait   de   paraître   —  y   était 
fameux  déjà.  Aussi  Sterne  écrivait-il  àGarrick  :  «  La 
tête  me  tourne  de  tout  ce  que  je  vois  et  de  l'honneur 
inattendu  qu'on  me  fait  ici.  Tristram  était  presque 
aussi  fameux  ici  qu'à  Londres  2.  »  Comme  on  était  au 
plus  fort  de  la  guerre  de  Sept  Ans,  il  fallut  se  porter 
garant  de  la  correction  de  sa  conduite  :  d'Holbach  lui 
servit  de  patron  et  lui  ouvrit  son  salon.  Il  y  trouva 
tous  les  anglomanes  de  Paris,  et  les  étonna  tour  à 
tour  par  sa  gaîté  exubérante  et  par  sa  gravité  très 
philosophique.  Mais  il  plut  surtout  par  son  mépris 
affiché  de  «  l'éternelle  platitude  »  du  caractère  et  de 
l'esprit  français.  On  lui  demandait  s'il  n'avait  pas 
trouvé  en  France  quelque  caractère  dont  il  pût  faire 
usage   dans    son   roman    :    «    Non,    répondit-il,   les 
hommes  y  sont  comme  ces  pièces  de  monnaie  dont 
l'empreinte  est  effacée  par  le  frottement 3  ».  Cette  bou- 
tade à  la  Jean-Jacques  eut  un  vif  succès.  «  Quel  diable 
d'homme  est-ce  là?  »  demandait  Choiseul  étonné.  — 
Un  autre  jour,  il  s'arrête  sur  le  Pont-Neuf,  devant  la 
statue  de  Henri  IV;  la  foule  l'entoure;  il  se  retourne 

1.  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  149. 

2.  Voir  Traill,  Sterne,  p.  67. 

3.  Traill,  p.  81. 


STERNE    A    PARIS.  339 

et  leur  crie  :  «  Qu'avez-vous  tous  à  me  regarder? 
Imitez-moi  tous!  »  —  et  tous  se  mettent  à  genoux 
comme  lui  devant  la  statue.  «  L'Anglais,  ajoute  le 
narrateur,  oubliait  que  c'était  celle  d'un  roi  de  France. 
Un  esclave  n'eût  jamais  rendu  cet  hommage  à 
Henri  IV  ».  » 

De  même  que  Rousseau  s'éprenait,  quoiqu'il  eût 
sa  Thérèse,  de  Mme  d'Houdetot,  de  même  «  le  bon  et 
agréable  Tristram  »,  comme  l'appelle  un  contempo- 
rain, quoiqu'il  eût  une  femme  qui  était  bien  à  lui, 
aimait  Élisa  Draper,  qui  était  celle  d'un  autre;  et 
aucune  des  deux,  ni  même  toutes  les  deux,  ne  le  pré- 
servaient d'être  épris  de  toutes  les  femmes  qu'il  ren- 
contrait :  «  C'était,  dit  gravement  Garât,  en  les  aimant 
toutes  si  fugitivement  que  le  ministre  de  l'Évangile 
conservait  dans  son  cœur  la  pureté  de  son  culte  ». 

Il  adressait  à  Élisa,  «  épouse  de  M.  Daniel  Draper, 
chef  de  la  factorerie  anglaise  à  Surate  »,  les  lettres 
les  plus  passionnées,  «  avec  la  négligence  facile  d'un 
cœur  qui  s'ouvre  de  lui-même2  ».  Elle  lui  écrivait  : 
«  Laissez-moi,  comme  une  ombre  chère,  charmer 
votre  imagination  pendant  votre  sommeil  ».  Il  lui 
répondait  en  parlant  de  lui-même,  de  sa  tristesse,  de 
la  vieillesse  de  son  corps  et  de  la  jeunesse  de  son 
âme;  il  lui  proposait  de  l'épouser  au  cas  où  tous 
deux  deviendraient  veufs.  Élisa,  à  vingt-cinq  ans, 
était  phtisique  et  se  disposait  à  partir  pour  l'Inde, 
d'où  sans  doute  elle  ne  reviendrait  pas.  Sterne  lui 
écrit  :  «  Femme  céleste,  reçois  mon  dernier  adieu.... 
Chéris  ma  mémoire!  »  —  Ce  roman  passionna  les 
contemporains.  Quand  Élisa  fut  morte,  à  trente-trois 
ans,  Raynal  écrivit  son  éloge,  dans  V Histoire  philo- 


1.  Garât,  p.  148. 

2.  Voir  le  Voyage  sentimental,  traduit   par  Frenais   et  suivi 
:s  Lettres  d' York  le  à  Élisa,  Genève,  4779,  in-12,  p.  24t. 


340  ROUSSEAU    ET   L INFLUENCE    ANGLAISE. 

sophique  des  deux  Indes  :  «  Territoire  d'Anjinga  — 
s'écriait-il,  en  s'adressant  à  la  patrie  d'Élisa,  —  tu 
n'es  rien!  Mais  tu  as  donné  naissance  à  Élisa.  Un 
jour,  ces  entrepôts  de  commerce  fondés  par  les 
Européens  sur  les  côtes  d'Asie  ne  subsisteront  plus. 
L'herbe  les  couvrira,  ou  l'Indien  vengé  aura  bâti 
sur  leurs  débris....  Mais  si  mes  écrits  ont  quelque 
durée,  le  nom  d'Anjinga  restera  dans  la  mémoire 
des  hommes.  Ceux  qui  me  liront,  ceux  que  les  vents 
pousseront  vers  ces  rivages,  diront  :  «  C'est  là  que 
naquit  Élisa  Draper  »,  et  s'il  est  un  Breton  parmi 
eux,  il  se  hâtera  d'ajouter,  «  et  qu'elle  naquit  de 
parents  anglais!  » 

Ainsi,  comme  Jean-Jacques,  Sterne  offrait  en 
pâture  à  la  curiosité  publique  sa  vie  privée.  Comme 
lui,  il  se  glorifiait  de  ses  faiblesses.  Comme  Mme  de 
Warens  ou  comme  Mme  d'Houdetot,  Élisa  Draper  — 
parce  qu'elle  fut  aimée  de  Laurence  Sterne,  qui  d'ail- 
leurs l'oublia  —  fut  célébrée  par  les  romanciers  et 
par  les  poètes  :  «  Élisa,  femme  sublime,  écrira  encore 
l'excellent  Ballanche  f,  reçois  mes  hommages  : 
modèle  de  la  vraie  amitié,  le  Ciel  te  produisit  dans 
un  moment  de  calme  et  de  sérénité  :  Dieu  te  montra 
aux  faibles  mortels  comme  une  preuve  éclatante  de 
son  ineffable  bonté,  dont  tu  fus  une  image  appro- 
chante sur  la  terre....  Reçois  mes  hommages,  femme 
unique....  Ames  sensibles,  venez  autour  de  ce  monu- 
ment, élevé  à  l'envi  par  Sterne  et  Raynal  ! 2  » 

Sterne  fut  très  fêté  à  Paris.  Il  fréquenta  chez  d'Hol- 
bach, chez  Suard,  chez  Choiseul,  chez  le  comte  de 
Bissy,  grand  anglomane  —  qui  lui  a  fourni  la  matière 
d'un  amusant  chapitre  du  Voyage  sentimental,  — chez 


1.  Du  sentiment,  p.   219. 

2.  Les  Lettres  (TYorick  à  Elisa,  suivies  de  YÉloge  de  Raynal, 


STERNE   A    PARIS.  34  i 

Crébillon  fils,  avec  qui  il  projeta  une  polémique  sin- 
gulière, dans  laquelle  ils  se  seraient  mutuellement 
accusés  d'immoralité,  pour  L'amusement  de  lagalerie !  ; 
mais  ce  projet  n'eut  pas  de  suite.  Il  vit  aussi  Diderot, 
qui  goûta  fort  ses  bizarreries  et  le  chargea  de  lui  pro- 
curer des  livres  anglais.  Une  dame  lui  soumit  le  Fils 
naturel  —  avec  ou  sans  le  consentement  de  l'auteur, 
on  ne  sait  trop  —  et,  pensant  que  cela  était  «  dans  le 
genre  anglais  »,  lui  offrit  de  le  faire  jouer  par  Garrick. 
Mais  Sterne  y  trouva  trop  de  discours,  trop  de  mo- 
rale et,  ce  qui  est  plus  fort,  «  trop  de  sentiment  -  ». 

Le  dernier  acte,  et  non  le  moins  amusant,  de  cette 
comédie  3  fut  un  sermon  prêché  par  Sterne  à  l'ambas- 
sade d'Angleterre,  devant  les  libres  penseurs  les  plus 
connus  de  Paris,  Diderot,  d'Holbach,  David  Hume 
et  autres.  Il  prit  pour  texte  de  son  discours  le  pas- 
sage du  livre  des  Rois  où  Ésaii  reproche  à  Ézéchias 
la  vanité  dont  il  a  fait  preuve  en  montrant  ses  trésors 
aux  ambassadeurs  de  Babylone  :  «  Ils  ont  vu  tout  ce 
qui  est  dans  ma  maison;  il  n'y  a  rien  dans  mes  tré- 
sors que  je  ne  leur  aie  fait  voir  ».  Le  texte  prêtait 
aux  allusions.  Elles  furent  saisies  par  l'auditoire,  et 
le  soir,  au  dîner  qui  suivit,  Hume  plaisanta  Sterne 
sur  son  sermon  :  «  David,  dit  Sterne,  avait  envie  de 
s'amuser  un  peu  du  ministre  que  je  suis;  le  ministre, 
en  retour,  avait  envie  de  s'amuser  un  peu  du  scep- 
tique. Nous  nous  moquâmes  l'un  de  l'autre,  et  la 
société  se  moqua  de  nous  deux  4.  »  La  singulière 
soirée!  et  le  singulier  homme! 

Nous  plaisantons  de  Laurence  Sterne.  Mais,  tout 

1.  Traill,  p.  71. 

2.  Traill,  p.  70. 

3.  On  a  tiré  de  ce  séjour  de  Sterne  un  vaudeville,  que  signale 
le  Magazin  encyclopédique  (1799,  t.  VI,  p.  121)  :  Sterne  à  Paris, 
ou  le   Voyageur  sentimental,  par  Révoil  et  Forbin. 

4.  Traill,  p.  86. 


342  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

en  appréciant  l'humoriste,  les  contemporains  aimè- 
rent surtout  de  lui  l'originalité  et  la  profondeur  du 
génie,  «  son  extérieur  mélancolique  et  sombre  »,  et 
—  comme  disait  son  traducteur — «  cette  fleur  de  sen- 
timent, cette  souplesse  de  pensée  que  je  ne  saurais 
définir1  ».  Ses  compatriotes  le  louaient  pour  sa  gaîté. 
La  France  le  prit  pour  une  manière  de  prophète  de 
cette  religion  nouvelle  que  Rousseau  venait  de  mettre 
à  la  mode,  la  religion  du  moi. 


II 

Ses  œuvres  furent  connues  rapidement  en  France, 
et  y  remportèrent  un  succès,  non  pas  moindre,  mais 
assez  différent  de  celui  qu'elles  trouvaient  à  Londres. 

Dès  le  mois  de  mai  1760,  le  Journal  encyclopédique 
parle  du  «  fameux  livre  de  Tristram  Shandy  ».  Ce 
roman  étrange  soulevait  en  Angleterre  de  vives  dis- 
cussions. Les  esprits  pondérés  et  respectueux  de  la 
tradition  n'en  parlaient  qu'avec  pitié.  Goldsmith, 
Johnson,  ne  cachaient  pas  leur  mépris;  Richardson 
le  déclarait  «  exécrable  »;  'Walpole,  après  avoir  souri 
une  ou  deux  fois,  bâillait  «  pendant  deux  heures  »  et 
constatait  que  «  l'esprit  est  forcé  ou  absent  -  ».  Mais 
le  grand  public,  au  témoignage  du  même  Walpole, 
raffolait  du  roman  nouveau  :  Reynolds  peignait  le 
portrait  de  l'auteur  qui,  hier  encore,  végétait  inconnu 
au  fond  de  sa  paroisse,  et  Hogarth  dessinait  un 
frontispice  pour  ses  œuvres.  Gray  affirme  que,  pour 
dîner  avec  l'auteur,  il  fallait  s'y  prendre  quinze  jours 
à  l'avance  3.  Mais  c'était  surtout  un  succès  de  curio- 

i.  Voyage  sentimental,  traduction  de  Frenais,  p.  223. 

2.  Avril  1760. 

3.  Lettres  :  22  juin  1760. 


LA    PI1IL0S0PJ1IE   DE    STERNE.  343 

site,  et  on  riait  des  singulières  plaisanteries  de  Tris- 
tram  plus  qu'on  ne  croyait  à  la  profondeur  de  son 
génie. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  au  dehors.  En  passant  la 
mer,  la  gloire  de  Sterne  grandit.  Les  Allemands  le 
sacrèrent  philosophe.  Lessing  s'en  éprit,  et  quand 
Sterne  mourut,  écrivit  à  Nicolaï  qu'il  eût  volontiers 
donné  quelques  années  de  sa  propre  vie  pour  prolonger 
celle  du  voyageur  sentimental.  Gœthe  écrit  :  «  Qui 
le  lit,  se  sent  aussitôt  l'âme  libre  et  belle  *  ».  La  phi- 
losophie de  Sterne  est  la  plus  belle  invention  de  l'an- 
glomanie du  xviii0  siècle. 

Chez  nous,  la  Gazette  littéraire  donna  des  frag- 
ments de  Shandy,  et  trois  traducteurs  se  disputèrent 
l'honneur  de  le  traduire  en  entier  2.  Le  Voyageur  sen- 
timental fut  traduit  l'année  qui  suivit  sa  publication; 
les  Sermons,  publiés  par  l'auteur  avec  les  souscrip- 
tions de  d'Holbach,  de  Diderot,  de  Crébillon  fils  et  de 
Voltaire,  parurent  également  dans  notre  langue,  ainsi 
que  les  fameuses  Lettres  à  Elïsa,  considérées  comme 
un  précieux  document  autobiographique  3. 

1.  Voir  Hettner,  t.  I,  p.  508,  et,  pour  les  nombreuses  imita- 
tions allemandes  de  Sterne,  t.  V,  p.  410. 

2.  Tristram  Shandy,  traduit  par  Frenais  (Paris,  1176,  2  vol. 
in-12),  ne  contient  que  la  première  partie  du  roman.  En  1785, 
de  Bonnay  et  G.  de  la  Baume  publient  concurremment  deux 
traductions  de  la  suite.  (Voir  le  Journal  encyclop.,  15  mars  1786.) 
Enfin  les  traductions  de  Frenais  et  de  de  Bonnay  sont  réim- 
primées ensemble  (1785,  4  vol.  in-12). 

3.  Voyage  sentimental,  par  M.  Sterne,  sous  le  nom  d'Yorick, 
traduit  de  l'anglais  par  M.  Frenais,  Amsterdam  et  Paris,  1769, 
2  vol.  in-12  (souvent  réimprimé).  —  Sermons  choisis  de 
Sterne,  traduits  par  M.  D.  L.  B.  [de  la  Baume],  Londres  et 
Paris,  1786,  in-12.  —  Lettres  de  Sterne  à  ses  amis  (trad.  par  le 
même),  Londres  et  Paris,  1788,  in-8;  autre  traduction  (par 
Durand  de  Saint-Georges),  la  Haye,  1789,  in-12.  —  Lettres 
d'Yorick  à  Elisa  (trad.  par  Frenais),  Paris,  1776,  in-12.  —  11  y 
eut  aussi  des  Beautés  de  Sterne,  Paris,  1800,  2  parties  in-8,  et 
plusieurs  éditions  des  Œuvres complètes(en  1787, 1797, 1803,  etc.). 


344  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE  ANGLAISE. 

Son  principal  livre,  cet  étonnant  et  étourdissant  et 
fatigant  Tristram  Shandy,  où  se  heurtent,  dans  un  si 
bizarre  mélange,  toutes  les  langues  et  tous  les  arts, 
le  français,  le  grec,  le  latin,  la  médecine,  la  théologie 
et  Fart  des  fortifications;  où  Ton  trouve  une  paren- 
thèse en  deux  volumes,  une  dédicace  au  milieu  d'un 
tome,  un  chapitre  xvm  qui  succède  à  un  chapi- 
tre xxviii,  et  où  des  mots  s'enroulent  en  forme  de  ser- 
pents; ce  «  grand  magasin  de  bric  à  brac  »,  comme 
l'appelle  Taine,  excita  plus  d'étonnement  que  d'admi- 
ration vraie  .  Comment  d'ailleurs  l'eût-on  jugé? 
«  Les  plaisanteries  de  M.  Sterne,  dit  son  traducteur 
Frenais,  ne  m'ont  pas  toujours  paru  fort  bonnes.  Je 
les  ai  laissées  où  je  les  ai  trouvées  et  j'y  en  ai  sub- 
stitué d'autres.  »  Il  faut  voir  ce  que  devient,  sous 
cette  lourde  main,  la  trame  légère  de  l'humoriste. 
Sterne  dit  d'une  sage-femme  de  village  qu'elle  était 
fameuse  dans  le  monde  :  entendez,  dit-il,  par  «  le 
monde  »  un  cercle  «  de  quatre  milles  anglais  de  dia- 
mètre ».  L'ironie  est  fine,  légère  en  tout  cas.  Frenais 
commente  i  :  «  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  ce 
n'était  pas  le  monde  entier.  Elle  n'était  pas  connue, 
par  exemple,  des  Hottentotes,  ni  des  Hollandaises 
du  Cap  de  Bonne-Espérance,  qui  accouchent,  dit-on, 
comme  Mme  Gigogne;  le  monde  n'était  pour  elle 
qu'un  petit  cercle  »,  etc.  Les  bizarreries  de  Sterne 
deviennent  des  énormités.  Le  public  s'attend  à  une 
satire  fine  et  gaie  :  on  lui  donne  «  une  énigme  qui 
n'a  point  de  mot  2  »,  et  il  cherche  en  vain  «  un  sens 
profond  dans  des  bouffonneries  qui  n'en  ont  aucun  ». 

1.  T.  I,  p.  22. 

2.  Gaz.  litt.,  20  mars  1765.  Les  deux  premiers  volumes 
«  piquèrent  la  curiosité  des  lecteurs;  on  crut  y  voir  une  satire 
fine  et  gaie  où  le  sage  se  cachait  sous  le  masque  de  la  folie. 
Le  sage  a  publié  quatre  autres  volumes  qu'on  a  lus  avec  avi- 
dité, et  on  a  été  surpris  de  n'y  rien  comprendre.  » 


l'humoriste.  3t:> 

Cependant  Sterne  —  même  défiguré  par  les  traduc- 
teurs—  charme  Voltaire.  «  Le  second  Rabelais  de  l'An- 
gleterre »  avait  tracé,  suivant  lui,  «  plusieurs  pein- 
tures supérieures  à  celles  de  Rembrandt  et  au  crayon 
de  Callot !  ».  Mais  il  fait,  par  ailleurs,  ses  réserves  : 
rendant  compte  de  Tristram  Shandy  dans  le  Journal 
de  politique  et  de  littérature  -,  il  affirme  que  c'est  une 
«  bouffonnerie  continuelle  dans  le  goût  de  Scarron  ». 
Le  livre  est  vide  —  vide  comme  la  bouteille  dans 
laquelle  certain  charlatan  avait  promis  d'entrer.  Et 
pourtant  cet  original  de  Sterne  «  avait  de  la  philoso- 
phie dans  la  tête  ».  Il  y  a  chez  lui,  comme  dans 
Shakespeare,  «  des  éclairs  d'une  raison  supérieure  ». 

Au  fond,  le  xvine  siècle  n'a  pas  compris  l'inimi- 
table humour  de  Sterne.  Il  n'a  été  frappé  que  de  cette 
allure  décousue  et  heurtée  de  la  pensée,  de  ces 
enchevêtrements  d'idées,  de  ses  soubresauts  d'imagi- 
nation, si  contraires  à  nos  habitudes  classiques  de 
développement  méthodique  et  suivi.  Diderot  a 
essayé  de  lui  emprunter  quelques-uns  de  ses  pro- 
cédés :  «  Comment  s'étaient-ils  rencontrés?  Par 
hasard,  comme  tout  le  monde.  D'où  venaient-ils?  Du 
lieu  le  plus  prochain.  Où  allaient-ils?  Est-ce  que  l'on 
sait  où  l'on  va?  Que  disaient-ils?  Le  maître  ne  disait 
rien,  et  Jacques  disait  que  son  capitaine  disait  que 
tout  ce  qui  nous  arrive  de  mal  ici-bas  était  écrit  là- 
haut.  »  Ce  début  de  Jacques  le  fataliste  est  digne  de 
Sterne  :  c'est  même  du  Sterne,  textuellement  3. 
Diderot  a  amplement  puisé  dans  Tristram  Shandy  :1a 
jeune  femme  qui  recueille  Jacques  blessé  est  la  même 
que  celle  qui  avait  déjà  hébergé  Toby4;  certaine  his- 

1.  Dictionn.  philos.  :  arl.  Conscience. 

2.  25  avril  1777. 

3.  Voir  la  traduction  de  Wailly  :  chapitre  cclxiii. 

4.  Diderot,  Œuvres,  t.  VI.  p.  14. 


346  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

toire  grivoise  vient  de  la  même  source  l.  Ces  emprunts 
sont  patents  :  ils  ne  sont  pas  heureux.  Diderot  aimait 
cette  allure  décousue  et  vagabonde  —  et  d  ailleurs  il 
écrivait  Jacques  le  fataliste  à  bâtons  rompus,  dans  la 
chaise  de  poste  qui  l'emportait  en  Hollande  et  en 
Russie  2.  Il  a  rendu  tout  l'extérieur  de  l'œuvre;  mais 
la  fine  pointe  de  Y  humour  lui  a  échappé.  Les  vrais 
héritiers  de  Sterne,  en  ce  sens,  sont  postérieurs  à 
la  Révolution  :  c'est  Xavier  de  Maistre  ou  c'est 
Charles  Nodier3. 

Ce  que  les  hommes  du  xvine  siècle  ont  aimé  de 
Sterne,  c'est  d'abord  le  disciple  de  Richardson,  le 
peintre  minutieux  et  pointilleux  de  la  vie  commune, 
«  de  cette  vie  où  il  ne  peut  y  avoir  de  grandeur  ni  dans 
les  événements  ni  dans  les  choses  ni  dans  les  pen- 
sées, de  cette  vie  qui  a  toujours  manqué  d'observa- 
teurs, comme  si  elle  était  indigne  de  tout  intérêt, 
parce  qu'elle  est  celle  de  presque  tous  4  ». 

A  l'exemple  de  Richardson,  Sterne  note  les  petits 
faits  et  les  menues  fluctuations  de  la  pensée  :  il  écrit 
le  roman  du  geste  :  «  J'ai  pensé,  disait  Henriette 
Ryron.  J'ai  réfléchi.  J'ai  hésité....  Je  me  suis  arrêtée 
ici,  et  ma  tête  s'est  penchée  malgré  moi.  —  Parlez 
donc,  ma  chère....  —  Ces  instances  m'ont  encou- 
ragée. J'ai  levé  la  tête  aussi  hardiment  que  je  l'ai 
pu;  pas  trop  hardiment,  je  m'imagine  5....  »  C'est 

1.  Diderot,  Œuvres,  t.  VI,  p.  284. 

2.  Ibid.,  p.  8.  —  M.  Ducros,  dans  son  Diderot,  a  finement 
étudié  les  imitations  de  Sterne  clans  son  auteur. 

3.  Voir  notamment  le  Voyage  autour  de  ma  chambre,  chap. 
xix  et  xxviii,  et,  dans  Nodier,  YHistoire  du  roi  de  Bohême  et  de 
ses  sept  châteaux.  —  On  trouvera  aussi  une  imitation  de  Sterne 
dans  Bug  Jargal,  de  V.  Hugo,  où  le  capitaine  d'Auverney  et  le 
sergent  Thadée  sont  des  réminiscences  du  capitaine  Toby  et  du 
caporal  Tri  m. 

4.  Garât,  Mém.  sur  Sua rd,  t.  II,  p.  143. 

5.  Trad.  de  Prévost,  t.  II,  p.  108. 


LA    SENSIBILITE    DE    STERNE.  347 

ainsi  que  Richardson  peint  ses  personnages,  en 
action  ou  au  repos.  Il  les  voit  tout  entiers,  et  à 
chaque  moment.  Sterne  fait  de  même  et  ses  lecteurs 
français  l'en  félicitaient,  en  le  raillant  doucement  de 
l'abus  du  procédé.  Dans  Faublas,  il  est  dit  d'un  per- 
sonnage que  «  par  un  mouvement  machinal,  son  bras 
gauche  fut  porté  en  l'air,  où  il  se  posa...  »;  et  le  nar- 
rateur ajoute  :  «  Que  ne  suis-je  Tristram  Shandy,  ma 
belle  dame?  Je  vous  dirais  à  quelle  hauteur,  sur  quelle 
ligne  et  dans  quelle  situation  *.  »  Et  c'est  bien  cela  : 
Sterne  écrit  le  roman  du  geste,  au  point  de  faire  de 
ses  personnages  des  automates  ou  des  figures  de 
cire. 

Mais  aussi,  avec  un  art  charmant,  il  peint  de  très 
petits  tableaux  dans  des  cadres  minuscules.  Il  lui 
arrive  de  dire  des  riens;  mais  souvent  aussi,  dans 
ses  bons  jours,  il  découvre,  dans  l'existence  des 
humbles,  hommes  ou  bêtes,  des  coins  oubliés  et  déli- 
cieux. Son  domaine  est,  suivant  un  mot  singulière- 
ment heureux,  l'entomologie  morale  2.  Il  prend  au 
vol  de  menues  impressions  et  les  pique  prestement. 
«  Le  mérite  de  Sterne,  écrivait  Mme  Suard  —  une  de 
ses  admiratrices  passionnées,  —  c'est,  ce  me  semble, 
d'avoir  attaché  de  l'intérêt  à  des  détails  qui  n'en  ont 
aucun  par  eux-mêmes  ;  c'est  d'avoir  saisi  mille  impres- 
sions légères,  mille  sentiments  fugitifs  qui  passent 
par  le  cœur  ou  l'imagination  d'un  homme  sensible.... 
Sterne  étend,  pour  ainsi  dire,  le  cœur  humain  en  nous 
peignant  ses  sensations,...  il  ajoute  au  trésor  de  nos 
jouissances3.  » 

Mais  il  n'y  ajouterait  rien  s'il  n'était  sensible.  Le 
moindre  trouble,  le  plus  léger  frémissement  de  l'âme 

1.  Éd.  de  1807,  t.  III,  p.  8. 

2.  Voir  la  belle  étude  de  M.  Montégut  sur  Sterne. 

3.  Dans  les  Mélanges  de  Suard,  t.  III,  p.  111-122. 


348  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

suffisent  à  rémouvoir.  Un  poil  sur  une  main,  une 
tache  sur  une  nappe,  le  pli  d'un  habit,  c'est  matière 
à  un  paragraphe,  voire  à  un  chapitre.  Les  humeurs, 
les  manies,  les  tristesses  vagues,  les  commencements 
des  passions  et  les  embryons  des  grandes  crises,  voilà 
le  domaine  de  Sterne.  Et  c'est  là  le  secret  de  l'incompa- 
rable popularité,  au  xvme  siècle,  de  ce  petit  livre 
charmant,  spirituel  et  aisé,  mais  aussi  larmoyant  et 
maniéré,  le  Voyage  sentimental  en  France  et  en 
Italie. 

«  Sentimental?  écrivait  John  Wesley  dans  son 
journal  *,  qu'est-ce  que  cela?  Le  mot  n'est  pas  anglais. 
L'auteur  pourrait  aussi  bien  dire  :  continental.  » 
Pourtant,  dès  1749,  Clarisse  H arlowe  avait  mis  le  mot 
et  la  chose  à  la  mode  :  «  Le  mot  sentimental ,  écri- 
vait lady  Bradshaigh  à  Richardson ,  obtient  une 
grande  vogue  dans  la  bonne  société  2  ».  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  petit  livre  de  Sterne  gagna  tous  les  lecteurs 
que  les  excentricités  de  Sliandy  et  du  shandéisme 
avaient  effrayés.  Horace  Walpole  lui-même  s'y  plut  3. 
L'œuvre  était  plus  courte,  plus  claire.  Elle  nous  par- 
lait, à  nous  Français,  de  la  France.  Il  est  vrai  que 
l'on  nous  y  maltraitait  un  peu.  Il  y  a  là  un  certain 
La  Fleur  «  hâbleur,  poli  et  naïf  »,  et  ignorant  comme 
un  Français,  quoique  le  meilleur  garçon  du  monde. 
Mais  ne  sait-on  pas  qu'il  n'y  a  que  les  Anglais  pour 
être  «  des  médailles  neuves  »?  Puis  comment  résister 
à  un  auteur  qui,  traîné  de  salon  en  salon  et  de  fête 
en  fête  à  travers  Paris,  se  plaint  hautement  d'être 
traité  «  comme  l'esclave  le  plus  vil  »  et  qui,  plutôt 
que  de  «  se  prostituer  à  une  demi-douzaine  de  per- 
sonnes du  plus  haut  parage  »,  demande  sa  chaise  de 

1.  II  février  17*2. 

2.  L.  Stephen,  llours  in  a  librari/.  t.  I.  p.  l>8. 

3.  Lettre  du  12  mars  1768. 


LA    SENSIBILITÉ    1>K    STERNE.  349 

poste  et  s'enfuit  loin  «  des  bons  amis  que  l'adulation 
lui  avait  donnés  »? —  Il  n'en  faut  pas  plus  pour  passer 
philosophe. 

Le  Voi/age  sentimental,  «  une  des  productions  les 
plus  inimitables  qui  existent  en  aucune  langue1  », 
charma  toute  la  France  par  la  sensibilité  que  Sterne 
y  a  répandue  et  suscita  toute  une  école  d'imitateurs. 

Sterne  et  ail  homme  à  relâcher  une  mouche  avec 
un  sermon  et  une  larme  :  «  Va-t'en,  lui  disait-il,  va- 
t'en,  pauvre  diablesse,  va-t'en,  pourquoi  est-ce  que 
je  te  ferais  du  mal?  Le  monde  certainement  est  assez 
grand  pour  nous  contenir  tous  les  deux,  toi  et  moi  !  »  — 
Ses  disciples  s'attendrirent  sur  la  grandeur  d'âme  du 
boucher  qui  renonce  à  son  métier  plutôt  que  de  tuer 
un  mouton  qu'il  aime  -.  Mlle  de  Lespinasse  conta,  en 
deux  chapitres  dans  la  manière  de  Sterne,  l'histoire 
de  la  laitière  de  Mme  Geofïrin,  qui,  ayant  perdu  sa 
vache,  en  reçut  une  ou  même  deux  autres  de  la  bien- 
faisance de  cette  dame  :  elle  y  montrait  Sterne  lui- 
même,  le  tendre  Sterne,  au  récit  de  cette  bonne 
action,  prenant  dans  ses  bras  Mme  Geofïrin  et  la  ser- 
rant avec  transports  :  «  Mon  âme,  dit-il,  eut  un 
moment  d'ivresse....  J'en  serai  plus  digne  de  mon 
Éliza  :  elle  pleurera  avec  moi  lorsque  je  lui  conterai 
l'histoire  de  la  laitière  de  Mme  Geofïrin  !  3  » 

Cette  sensibilité  dont  il  gonflait  les  cœurs,  n'était, 

1.  Corr.  tilt.,  décembre  17SG. 

2.  Le  voyageur  sentimental  ou  une  promenade  à  Yverdun, 
parVernes,  Lausanne,  1786,  in-12.  —  Il  y  eut  un  Nouveau  voyage 
sentimental  [par  Gorgyj,  un  Voyage  pittoresque  et  sentimental 
dans  plusieurs  provinces  occidentales  de  la  France  [par  Brune], 
un  Voyage  sentimental  daiis  les  Pyrénées,  etc.  —  Le  Nouveau 
voyage  de  Sterne  en  France,  traduit  par  D.  L"*  (Lausanne, 
1785,  in-12),  est  extrait  de  Tristram  Shandy. 

3.  Le  récit  de  Mlle  de  Lespinasse  a  été  imprimé  dans  les 
Œuvres  posthumes  de  oVAlembert,  1799,  t.  1T,  p.  22-43.  —  Voir 
à  ce  sujet  Garât,  Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  150. 


350  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

aux  yeux  des  contemporains,  que  le  signe  extérieur 
d'une  philosophie  profonde  et  bienfaisante.  «  Si 
vous  ne  sentez  pas  cet  auteur,  il  vous  paraîtra  sou- 
vent minutieux,  frivole,  extravagant,  puéril;  mais 
pénétrez  son  génie,  et  vous  trouverez  un  grand  pré- 
cepteur des  hommes.  »  C'est  qu'en  effet  il  vous  montre 
partout  autour  de  vous  «  de  nouvelles  sources  d'in- 
térêt, de  sensations  et  de  jouissances  »  .  Le  shan- 
déisme  est  la  philosophie  de  l'homme  «  ingénieux, 
sensible  et  philanthrope  l  ».  Sterne  affirme  qu'il 
voyage  «  avec  toute  son  âme  »  :  c'était,  à  ce  moment 
précis  de  notre  histoire  qui  va  de  1760  à  1789,  la 
meilleure  des  recommandations.  —  Mais  il  est  gai, 
et  même  graveleux.  —  Mais  c'est ,  disait  Voltaire, 
qu'il  ressemble  «  à  ces  petits  satyres  de  l'antiquité 
qui  renferment  des  essences  précieuses  ».  Or  l'es- 
sence précieuse  de  Sterne,  c'est  simplement  l'art  de 
s'attendrir  où  nul  ne  s'était  encore  attendri  et  de 
verser  un  torrent  de  larmes  où  il  avait  suffi  jusque-là 
d'un  pleur  discret.  Il  donne,  disait-on,  «  une  fête 
aux  cœurs  tendres  2  ».  De  fait,  il  est  mobile  et  impres- 
sionnable comme  une  femme,  livre  son  esprit  au 
premier  souffle,  son  cœur  au  premier  désir,  et  ouvre 
son  âme  toute  grande  aux  curieux  et  aux  badauds. 
Être  ému  où  il  faut,  et  même  où  il  ne  faut  pas,  sans 
en  rougir  jamais,  c'est  tout  le  secret  de  Sterne.  Il  a 
écrit,  avant  Rousseau,  et  sans  plus  de  fausse  honte, 
ses  confessions.  Il  est  le  plus  «  personnel  »  et,  si 
l'on  peut  lui  appliquer  ce  néologisme,  le  plus  fran- 
chement «  impressionniste  »  des  écrivains  de  son 
siècle. 
Quand  on  le  relit  aujourd'hui,  il  ne  donne  plus  au 


1.  Journal  encyclopédique,  1er  août  1786. 

2.  Garât. 


LE    DON    DES    LARMES.  351 

même  degré  cette  sensation  de  nouveauté.  Mais  on 
conçoit  que  son  procédé  ait  paru  neuf  en  son  temps. 
Sterne  écrit  sans  plan,  sans  ordre,  on  dirait  presque 
sans  but  :  il  promène  son  àme.  Au  fond,  il  n'a  jamais 
écrit  qu'un  long  récit  de  voyage,  et  toujours  senti- 
mental, à  travers  les  choses.  Voici,  dans  une  cour 
d'auberge,  une  vieille  désobligeante  —  et  Sterne  de 
s'attendrir  sur  le  sort  de  ce  véhicule    oublié,   qui 
tombe  en  pièces.  —  Un  vieux  moine  franciscain  lui 
fait  présent  d'une  tabatière  en  corne.  Il  la  conserve 
pour  «  aider  son  esprit  à  s'élever  au-dessus  des  choses 
terrestres  »,  et,  un  jour,  repassant   à  Calais,   il   va 
s'asseoir  sur  la  tombe  du  P.  Laurent,  tire  la  tabatière 
de  corne  et  verse  un  torrent  de  larmes.  —  Ailleurs, 
dans  Tristram  Shandy,  c'est  l'histoire  de  Marie  de 
Moulines  que  Garât  met  au-dessus  de  la  folie  de  Clé- 
mentine et  du  convoi  funèbre  de  Clarisse,  —  ou  c'est, 
dans  le  Voyage,  la  scène  du  sansonnet  :  Sterne  est 
seul  à  Paris,  sans  passeport  et  menacé  de  la  Bastille; 
un  sansonnet,  prisonnier  dans  une  cage,  se  met  à 
chanter;  aussitôt  les  horreurs  de  la  prison  se  pei- 
gnent à  son  esprit  :  il  voit  un  captif  dans  un  cachot, 
pâle,  miné  par  la  fièvre,  la  main  sur  un  calendrier 
rudimentaire  fait  de  bâtonnets  marqués  d'entailles  : 
il  le  voit  prendre  un  clou  rouillé,  percer  le  bâtonnet; 
ce  mouvement  fait  sonner  ses  chaînes;  il  soupire....  A 
cette  vue,  le  cœur  de  Sterne  éclate,  non  sans  com- 
plaisance :  «  Charmante  sensibilité!   Source  inépui- 
sable de  nos   plaisirs  les   plus  parfaits,   et  de  nos 
douleurs  les  plus  cuisantes  !  !  »  —  Comme  l'auteur, 
les  lecteurs  se  savaient  gré  de  leur  propre  attendris- 
sement. Comme  lui,  ils  se  persuadaient  volontiers  que 
le  don  des  larmes  est  une  preuve  de  l'excellence  et  de 

1.  Trad.  de  Frenais.  —  Chap.  lxv. 


352  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

la  dignité  de  notre  nature  et  s'écriaient,  après  avoir 
pleuré  :  «  Oh!  je  suis  assuré  que  j'ai  une  àme  M  »  On 
apprend  avec  lui,  disait  l'un  d'eux,  à  mieux  sentir  tout 
son  cœur,  à  jouir  de  cette  foule  de  biens  semés  par 
la  nature  dans  toutes  les  routes  de  la  vie,  et  perdus 
pour  tous,  parce  que  tous  les  cœurs  sont  desséchés 
par  la  misère  ou  par  l'opulence,  par  la  bassesse  ou 
par  l'orgueil  2.  » 

Ainsi  Sterne  se  laisse  aller  au  courant  tumultueux 
de  ses  impressions.  11  se  confesse  ingénument  et 
cyniquement.  Ajoutez  qu'il  flatte,  lui  aussi,  les  ten- 
dances sociales  de  son  temps.  Un  soir,  il  arrive,  à  la 
nuit  tombante,  dans  une  ferme  d'Anjou.  Tout  le 
monde  y  est  à  table  :  un  pain  de  froment,  une  bou- 
teille de  vin,  une  soupe  aux  lentilles  font  le  menu  : 
c'est  «  un  festin  d'amour  et  d'amitié  ».  Le  voyageur 
s'assied,  sur  l'invitation  de  ses  hôtes,  prend  le  cou- 
teau du  père  de  famille,  se  coupe  un  gros  morceau 
de  pain  —  et  les  regards  émus  de  ses  hôtes  le  remer- 
cient de  la  liberté  qu'il  prend  :  c'est  un  tableau  tout 
fait  pour  Greuze.  Le  souper  fini,  c'est  la  danse,  sur 
la  pelouse,  au  son  de  la  vielle  :  garçons  et  filles  dan- 
sent librement  et  décemment;  au  milieu  de  la 
seconde  danse,  le  voyageur  les  voit  tous  lever  les 
yeux,  et,  dit-il,  «  je  crus  entrevoir  que  cette  élévation 
était  l'effet  d'une  autre  cause  que  celle  de  la  simple 
joie  ».  Le  père  de  famille,  interrogé,  lui  explique 
que  c'est  leur  manière  de  rendre  grâces  à  Dieu  :  «  Je 
m'imagine,  ajoute-t-il,  que  le  contentement  et  la 
gaieté  de  l'esprit  sont  les  meilleures  actions  de  grâces 
qu'un  homme  comme  eux,  qui  n'est  point  instruit, 
peut  rendre  au  ciel  3  ».  —  Cette  religiosité  mêlée  au 

1.  oy.  Vsenthn.,  chap.  lxii. 

2.  Garât,  ibid. 

3.  «  Il  fancicd  I  coulddistingnish  an  élévation  of  spirit  différent 


LA  LITTÉRATURE  PERSONNELLE.         353 

plaisir,  ce  bal  édifiant,  cet  élan  de  la  conscience 
parmi  les  ivresses  de  la  danse,  tout  cela  charma  les 
lecteurs  de  Jean-Jacques.  Sterne  fut  sacré  philosophe 
et  Ton  déclara  même  complaisamment  qu'il  s'élève 
«  au-dessus  de  tous  les  philosophes  et  de  tous  les 
prédicateurs  dans  la  solution  des  problèmes  les  plus 
mystérieux  ».  Suard  fit  mieux,  —  il  compara  Lau- 
rence Sterne  à  la  Bible. 

Telle  était  la  révolution  produite,  sous  l'influence 
de  Rousseau,  dans  la  manière  de  juger  les  œuvres 
littéraires.  Supposons  l'œuvre  décousue,  paradoxale 
et  larmoyante  de  Sterne  nous  arrivant  trente  ou 
quarante  ans  plus  tôt,  et  tombant  sous  les  yeux  d'un 
Montesquieu  ou  d'un  Fontenelle.  J'imagine  qu'elle 
eût  provoqué  un  certain  étonnement  et  qu'elle  se 
fût  attiré  un  certain  mépris.  On  n'avait  pas  cou- 
tume, vers  1730,  d'offrir  au  public  des  impressions 
décousues  pour  une  œuvre.  On  ne  lui  eût  pas  pré- 
senté un  carnet  de  voyageur,  qui  n'est  ni  un  roman, 
ni  un  pamphlet,  ni  un  traité  de  morale,  ni  une  satire, 
mais  qui  est  tout  cela  à  la  fois  et  qui  veut  être,  de 
plus,  une  œuvre  sublime. 

Surtout,  on  n'eût  pas  pardonné  à  l'auteur  de  parler 
de  lui  avec  cette  sentimentale  impudeur.  L'homme 
sensible,  «  vil  jouet  de  l'air  et  des  saisons,  content 
ou  triste  au  gré  des  vents  »,  a  fait  depuis  son 
chemin  dans  le  monde.  Il  a  laissé  vaguer  son  âme, 
tantôt  joyeuse,  tantôt  désespérée,  au  gré  des  aqui- 
lons et  des  zéphyrs;  il  leur  a  crié  ses  peines  et  ses 
triomphes;  il  a  pris  un  plaisir  étrange  à  se  fondre 
en  les  éléments,  à  s'absorber  en  l'univers,  à  se  sentir 
vivre,  lui  chétif,  dans  la  grande  symphonie  ou  dans 
la  tempête  des  cieux. 

from  that  which  is  the  cause  or  the  eiïect  of  simple  jollity. 
In  a  word,  I  thought  I  beheld  Religion  mixing  in  the  dance.  » 

23 


354  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

Rousseau  est  le  premier  de  cette  lignée  poétique  et 
lamentable.  Sterne  est-il  le  second?  On  hésite  à  rap- 
procher ces  deux  noms  aujourd'hui  :  car  nous  ne 
croyons  plus  en  lui  comme  ses  lecteurs  contempo- 
rains. Mais  ceux-ci  —  et  le  fait  est  significatif  — 
ont  pressenti  chez  lui  un  don  analogue  :  «  Sous  les 
pinceaux  de  Sterne,  dit  encore  Garât,  l'homme  n'est 
pas  enchaîné,  il  est  ballotté.  »  Ses  personnages,  «  dans 
je  ne  sais  quel  demi-sommeil  et  quel  demi-réveil, 
marchent  sur  le  bord  de  toutes  les  erreurs  et  de 
tous  les  crimes,  comme  les  somnambules  sur  les 
bords  des  toits  et  des  précipices  ».  En  un  mot, 
Sterne,  comme  Rousseau,  découvre  en  l'homme  «  le 
somnambule  »,  c'est-à-dire  l'être  instinctif,  livré  aux 
fluctuations  de  la  sensation  et  du  sentiment. 

Et  il  se  donne  lui-même,  sans  artifice,  semble-t-il, 
pour  ce  qu'il  est,  pour  un  être  passionné,  sensible  et 
très  peu  raisonnable.  «  Il  fait  sourire,  disait  Ballanche 
—  un  de  ses  plus  fervents  admirateurs,  —  mais  c'est 
le  sourire  de  Târne;  il  fait  pleurer,  mais  ces  larmes 
sont  douces  comme  des  gouttes  de  rosée.  »  Il  parut 
délicieusement  sincère,  et  ce  fut  le  secret  de  son 
succès.  On  lui  .sut  gré  de  parler  de  lui,  et  de  ne 
parler  que  de  lui.  L'heure  était  venue  où,  sous  l'im- 
pulsion du  génie  de  Rousseau,  la  littérature  se  rédui- 
sait de  plus  en  plus  à  être  «  la  confession  d'une 
âme  »,  et  où  il  suffisait,  pour  se  faire  lire,  de  se 
raconter  soi-même,  —  fût-on  Yorick,  «  bouffon  de 
Sa  Majesté  le  Roi  d'Angleterre  ». 


CHAPITRE  III 


l'influence   ANGLAISE   ET  LE   LYRISME   DE   ROUSSEAU 


I.  Sentiment  de  la  nature.  — Les  précurseurs  anglais  de  Rous- 
seau. —  Thomson  :  son  talent.  —  Gessner.  —  Leur  succès  en 
France. 

II.  La  mélancolie.  —  Que  la  mélancolie  anglaise  était  légen- 
daire en  France.  —  Succès  de  Gray.  —  Young  et  les  Nuits  : 
l'homme  et  l'œuvre;  sa  popularité. 

III.  Tristesse  du  passé.  —  Macpherson  et  Ossian.  —  Origines 
de  la  poésie  celtique.  —  Succès  européen  d'Ossian.  —  Sa 
fortune  en  France. 

IV.  Comment  Rousseau  a  assuré  le  succès  de  ces  œuvres. 


En  même  temps  qu'il  donnait  à  ses  contemporains 
le  goût  de  la  confession  sentimentale,  Rousseau  leur 
ouvrait  les  yeux  sur  la  nature  physique  et  leur  ins- 
pirait le  goût  de  la  mélancolie.  —  Sensibilité,  nature, 
tristesse  poétique  :  ce  sont  trois  formes  de  la  même 
disposition  d'âme,  et  c'est  tout  le  lyrisme  de  Rous- 
seau. 

Dans  quelle  mesure  se  rencontrait-il,  ici  encore, 
avec  des  écrivains  étrangers,  ses  précurseurs  ou  ses 
contemporains? 


I 

«  Le  pittoresque  —  a  écrit  Stendhal,  —  comme  les 
bonnes   diligences   et  les   bateaux    à  vapeur,  nous 


356  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

vient  d'Angleterre  *  »,  et  il  ajoutait  :  «  Un  beau 
paysage  fait  partie  de  la  religion  comme  de  l'aristo- 
cratie d'un  Anglais  ».  Les  hommes  du  siècle  dernier 
avaient  déjà  noté  ce  trait  et  avaient  essayé,  dans  la 
fureur  de  leur  anglomanie,  de  se  l'approprier.  A 
l'exemple  de  nos  voisins,  la  mode  les  avait  pous- 
sés à  vivre  à  la  campagne,  —  ce  qui  est,  écrivait 
Arthur  Young,  «  une  des  meilleures  habitudes  qu'ils 
nous  aient  prises 2  ».  A  leur  exemple,  ils  plantaient  ces 
parcs  étranges  où,  aux  larges  allées  de  Versailles,  se 
substituaient  les  chemins  contournés,  les  colimaçons 
et  les  labyrinthes;  où  les  statues  antiques  étaient 
remplacées  par  des  grottes,  des  ermitages  et  des 
tombeaux;  où  un  castel  heurtait  un  temple  hindou 
et  une  chaumière  russe  un  chalet  suisse,  et  où  l'urne 
de  Pétrarque  voisinait  avec  le  tombeau  du  capitaine 
Gook.  On  croyait  imiter  la  nature,  et  on  ne  faisait 
que  la  singer.  Le  jardin  anglais  fut  une  école  de 
vertu  :  «  Quand  on  pense ,  écrivait  un  amateur 
fameux  3,  à  ombrager  un  ravin,  quand  on  cherche  à 
attraper  un  ruisseau  à  la  course,  on  a  trop  à  faire 
pour  devenir  citoyen  dangereux,  général  intrigant 
et  courtisan  cabaleur  ».  L'homme  qui  a  la  tête  rem- 
plie de  son  «  buffet  de  fleurs  »  ou  de  son  «  bouquet 
d'arbres  de  Judée  »  ne  saurait  être  un  mauvais 
homme.  Avec  d'aussi  vertueuses  préoccupations,  on 
ne  ferait  rien  de  coupable  :  «  A  peine  arriverait-on  à 
temps  pour  profiter  de  la  faiblesse  de  la  femme  d'un 
de  ses  amis,  et  on  partirait  bien  vite  après,  pour  aller 
expier  dans  les  champs  le  plus  joli  des  forfaits  ». 

Telle  la  littérature  descriptive  de  1760  à  la  Révolu- 
tion. Si  l'on  excepte  les  belles  pages  de  Rousseau, 

{.Mémoires  (Tuntouriste,  t.  I,  p.  87. 

2.  Travels,  t.  I,  p.  72. 

3.  Le  prince  de  Ligne,  ap.  de  Lescure,  Rivarol,  p.  310. 


LH   SENTIMENT   DE   LA   NATURE.  357 

elle  est  médiocre  et  fade;  et  encore,  l'influence  de 
Rousseau  n'a-t-elle  porté  ses  fruits  que  vingt-cinq 
ans  après  la  Nouvelle  Ilrlotse  l.  C'est  que  le  senti- 
ment de  la  nature  n'est  pas  de  ceux  qui  s'apprennent 
en  un  jour.  11  y  faut  toute  une  éducation  de  l'œil  et 
du  cœur.  Peut-être  aussi  de  certaines  races,  même 
préparées  par  de  certains  climats  ou  de  certaines 
conditions  de  la  vie  sociale,  éprouvent-elles  plus  aisé- 
ment cette  rupture  d'équilibre  moral  que  suppose  le 
goût  de  la  nature  physique.  La  France  du  centre  et 
du  nord  —  celle  qui  nous  a  donné  la  plupart  de  nos 
grands  classiques,  — la  molle  France  de  Touraine  ou 
d'Anjou,  berceau  de  la  Pléiade,  n'a  produit  ni  Rous- 
seau ni  Chateaubriand  ni  Bernardin  de  Saint-Pierre  : 
l'un  venait  des  Alpes,  les  deux  autres  de  la  mer. 

Mais  bien  avant  Rousseau,  les  Anglais  avaient  aimé 
et  peint  l'univers  physique.  Le  sentiment  de  la 
nature  est  commun  à  tous  leurs  grands  poètes  : 
Shakespeare  en  est  plein,  et  Letourneur  lui-même 
s'en  était  avisé  2;  Milton  abonde  en  descriptions 
admirables,  qui  eussent  fort  étonné  ses  contempo- 
rains français;  dans  les  années  les  plus  sèches  du 
xvnie  siècle,  Thomson,  Gray,  Collins,  Chatterton  — 
sans  aller  jusqu'à  Burns  ou  aux  lakistes,  —  sont  de 
grands  peintres.  Quel  écrivain  français  eût  dit,  en 
1739,  comme  Gray  en  montant  à  la  Grande-Char- 
treuse :  «  Pas  un  précipice,  pas  un  torrent,  pas  un 
rocher,  qui  ne  soit  gros  de  religion  et  de  poésie  — 
pregnant  with  religion  and  poetry.  Il  y  a  de  certains 
spectacles  qui  feraient  croire  un  athée  3  !  » 

Thomson  —  le  seul  de  ces  poètes  qui  fut  célèbre 

i.  Bernardin  de  Saint-Pierre  :  Éludes  de  la  nature,  H84  ; 
Paul  et  Virginie,  1788. 

2.  Voir  l'introduction  de  sa  traduction  de  Shakespeare. 

3.  Voir  la  correspondance  de  Gray. 


358  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

en  France  —  avait  publié  dès  1730  son  admirable 
poème  des  Saisons,  si  indignement  travesti  par 
Saint-Lambert  et  par  Roucher.  Assurément,  l'homme 
social  tient  ici  encore  trop  de  place  :  il  n'y  a  pas  pour 
Thomson  de  peinture  de  l'hiver  sans  un  tableau  sen- 
timental des  horreurs  du  froid,  ni  de  printemps  sans 
un  hymne  à  l'Amour.  On  trouve  encore  trop  de 
réminiscences  des  Géorgiques,  trop  d'apostrophes  au 
«  mortel  esclave  du  luxe  »  ou  aux  «  généreux  Anglais 
qui  honorent  l'agriculture  ».  Mais,  avec  cela,  Thom- 
son a  un  œil  de  peintre.  Son  hiver  ni  son  printemps 
ne  sont  de  simples  adaptations  de  Virgile.  Il  a  un  sens 
juste  et  profond  du  paysage  anglais.  Il  rend  délica- 
tement les  impressions  de  printemps  ou  d'automne, 
le  charme  des  saisons  indécises,  la  venue  de  la  pluie, 
la  menace  de  l'orage,  les  cieux  gris  et  voilés  où  cou- 
rent les  nuées  lourdes.  Même  dans  la  maladroite  tra- 
duction française,  quelque  chose  du  charme  de  ces 
peintures  est  resté  :  «  La  lune  pâle  se  lève  lentement 
dans  l'orient  plombé  :  un  cercle  blanchâtre  couronne 
ses  cornes  émoussées.  Les  étoiles  obscurcies  ne  don- 
nent qu'un  rayon  tremblant  qui  se  perd  dans  l'air 
flottant  et  troublé  :  elles  dardent  leur  lumière  qui 
perce  par  intervalles  à  travers  l'obscurité,  et  sem- 
blent briller  d'une  lueur  blanchâtre.  Les  feuilles 
séchées  sont  le  jouet  des  tourbillons  et  les  plumes 
flottent  sur  les  fleuves  l.  »  Ces  tableaux  dans  la 
nuance  grise  sont  le  triomphe  de  Thomson.  Mais 
d'autres  ont  une  précision  presque  luxuriante  de 
détails  :  telle  ferme  sent  le  fumier,  l'herbe  mouillée, 
le  laitage  frais;  tel  parterre  renferme  des  oreilles 
d'ours  «  à  feuilles  de  velours  »,  des  œillets  tachetés, 
des  hyacinthes  au  «  calice  incarnat  »  :  le  tout  décrit 

1.    Les  Saisons,  poème   traduit    de   l'anglais   de  Thomson, 
Paris,  1759,  in-8  (Winter,  v.  122). 


THOMSON.  359 

avec  le  coup  d'oeil  d'un  artiste,  dans  la  langue  d'un 
poète.  Parfois  enfin,  Thomson  arrive  à  l'opulence 
des  tons  et  aux  somptueuses  images  l  :  «  Le  soleil 
perce,  éclaire  et  change  en  lames  d'or  les  nuages 
voisins  :  la  lumière  rapide  frappe  subitement  les 
montagnes  rougies;  ses  rayons  pénètrent  les  forêts, 
se  répandent  sur  les  fleuves,  éclairent  un  brouillard 
jaunissant....  Le  paysage  brille  de  fraîcheur,  de  ver- 
dure et  de  joie.  »  —  Qui  donc  écrivait  de  ce  style, 
chez  nous,  vers  1730? 

L'auteur  des  Saisons  était  venu  en  France  dans  sa 
jeunesse  et  y  avait  passé  inaperçu.  Mais,  depuis,  Vol- 
taire avait  fait  connaître  son  nom,  sinon  son  talent 2. 
En  1759,  les  Saisons  furent  une  révélation,  si  on  en 
croit  Villemain  3  :  une  certaine  Mme  Bontemps  s'était 
donné  pour  tâche  de  les  présenter  au  public  fran- 
çais dans  une  traduction  qu'elle  dit  «  transparente 
jusqu'au  scrupule  »,  et  en  s'excusant  fort  des  images 
«  outrées  et  presque  hideuses  »  de  son  auteur.  Ville- 
main  affirme  que  le  climat  du  Nord,  les  montagnes 
d'Ecosse,  la  joie  que  donnent  la  tempête  et  l'orage, 
tout  cela  charma  les  esprits  et  les  prépara  à  admirer, 


1.  The  downward  Sun 
Looks  out,  effulgent,  from  amid  the  flush 
Of  broken  clouds,  gay-shifting  to  his  beam. 
The  rapid  radiance  instantaneous  strikes 

The  illumined  nountain,  Ihrough  the  foresl  streams, 

Shakes  on  the  floods,  and  in  a  yellow  mist, 

Far  smoking  o'er  the  interminable  plain, 

In  twinkling  myriads  lights  the  dewy  gems. 

Moist,  bright  and  green,  the  landscape  laughs  around. 

(Spring,  v.  187.) 

2.  Voltaire  attribue  à  Thomson  son  drame  de  Socrate  (1759). 
Saurin  fait  jouer,  en  1763,  une  tragédie  de  Blanche  et  Guiscar, 
imitée  de  Thomson,  qui  lui-même  avait,  dit-on,  pris  son  sujet 
dans  Gil  Blas.  (Voir  le  Journal  encyclop.,  mars  1764.)  —  Voir 
une  lettre  anglaise  de  Voltaire  sur  Thomson,  publiée  par 
Ballantyne  (p.  99-101). 

3.  Leçon  XXVI. 


360  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

quelques  années  plus  tard,  Ossian.  Il  me  semble  que 
l'œuvre  étonna,  sur  le  premier  moment,  plus  encore 
qu'elle  ne  séduisit  les  lecteurs  français.  Le  Mercure 
lui  reproche  des  images  «  dégoûtantes  »  :  comment 
souffrir  «  des  champs  empuantis  par  des  armées  de 
sauterelles  putréfiées  »?  Grimm,  tout  y  reconnais- 
sant une  grande  richesse  d'images,  trouve  le  poème 
monotone  '.  Fréron  se  plaint  d'y  respirer  «  le  char- 
bon de  terre  2  ».  —  Même  traduite,  l'œuvre  restait 
trop  vraie  et  semblait  triviale. 

Ce  qui  en  fit  le  succès,  ce  fut  la  philosophie  et  la 
philanthropie.  Thomson  passa  pour  un  digne  élève 
des  Addison,  des  Pope  et  des  Steele,  et  on  mit  son 
poème  à  côté  du  Paradis  perdu  ou  de  Y  Essai  sur 
V homme  3.  Il  y  avait,  en  effet,  à  côté  du  Thomson 
peintre  exact  de  la  nature  anglaise,  un  Thomson 
philosophe,  qui  s'attendrissait  en  beaux  vers  sur  la 
vie  éternelle  ou  sur  le  bonheur  conjugal.  Celui-là 
surtout  fut  imité  par  les  Léonard,  les  Bernis,  les 
Gentil  Bernard,  les  Gilbert,  les  Dorât  ou  les  Delille  \ 
incapables  de  comprendre  le  «  doux  barde  »,  dont 
Collins  célébrait  dans  une  pièce  admirable  le  mélan- 
colique génie  5.  Saint-Lambert  osait  le  louer  d'avoir 
«  embelli  »  la  nature  et  d'avoir  vu  les  paysans  «  du 
côté  qui  doit  plaire  »  ;  il  le  félicitait  d'avoir  fait  pour 
les  laboureurs  ce  que  Racine  ou  M.  de  Voltaire  ont 
fait  pour  leurs  héros,  d'avoir  «  ennobli  notre  espèce  ». 
Le  vrai  poète  descriptif,  disait-il,  ne  parlera  que  des 


1.  Corr.  litt.,]\\m  1760. 

2.  Ann.  lilt.,  1760,  t.  1,  p.  142. 

3.  Journal  encyclopédique,  mars  1760. 

4.  Il  y  eut  d'innombrables  imitations  des  Saisons.  —  Quant 
aux  traductions,  les  plus  importantes,  après  celle  de  Mme  Bon- 
temps,  qui  fut  souvent  réimprimée,  sont  celles  de  Deleuze, 
Poulin,  de  Beaumont  (1801,  1802,  1806),  etc. 

5.  Ode  on  the  death  of  Mr.  Thompson. 


THOMSON'    EN    FRANCE.  30 i 

oiseaux  nobles  :  il  ne  nommera  ni  le  geai  ni  la  pie. 
Cependant  Thomson  avait  décrit  minutieusement  la 
poule  et  «  sa  famille  caquetante  »,  le  canard  pana- 
ché, le  coq  d'Inde,  la  grive  ou  les  linottes  qui 
«  ramagent  sur  le  genêt  »,  et  le  geai  lui-même  au 
cri  «  discordant  et  dur  '  ».  Tout  cela  n'empêche  pas 
Saint-Lambert  d'écrire  :  «  Il  faut  faire  pour  la  nature 
physique  ce  qu'Homère,  le  Tasse,  nos  poètes  drama- 
tiques ont  fait  pour  la  nature  morale  :  il  faut  l'agran- 
dir, l'embellir,  la  rendre  intéressante  2  ».  La  campa- 
gne n'est  pour  lui  que  le  temple  de  l'Amour;  il  y 
emmène  «  Doris,  aimable  et  tendre  amie  »;  il  met 
la  nature  à  la  portée  des  gens  de  la  ville, 

Des  mœurs  et  des  plaisirs  arbitres  éclairés. 

Il  est  fade  et  faux  et  stérile. 

Assurément,  tout  le  xvnr3  siècle  n'a  pas  partagé 
pour  ces  prétendus  disciples  de  Thomson  l'admira- 
tion de  Voltaire  3.  «  C'est  la  stérilité  même,  disait 
Mme  du  Deffand  de  Saint-Lambert ,  et  sans  les 
roseaux,  les  oiseaux,  les  ormeaux  et  leurs  rameaux, 
il  aurait  bien  peu  de  choses  à  dire.  »  «  Saint-Lam- 
bert, écrivait  plus  durement  Buflbn,  n'est  qu'une 
froide  grenouille,  Delille  un  hanneton,  Roucher  un 
oiseau  de  nuit.  Aucun  d'eux  n'a  su,  je  ne  dis  pas 
peindre  la  nature,  mais  nous  présenter  un  seul  trait 
bien  caractérisé  de  ses  beautés  les  plus  frappantes  *.  » 


1.  Voir  la  traduction  de  Mme  Bontemps,  p.  38. 

2.  Préface  des  Saisons  (1769). 

3.  Cf.  la  lettre  à  Dupont  du  7  juin  1769  :  «  S'il  m'appartient 
de  décider,  je  donnerais  sans  difficulté  la  préférence  à  M.  de 
Saint-Lambert.  Il  me  paraît  non  seulement  plus  agréable,  mais 
plus  utile.  L'Anglais  décrit  les  saisons,  et  le  Français  dit  ce 
qu'il  faut  faire  dans  chacune  d'elles.  » 

4.  A  Mme  Necker,  16  juillet  1782. 


362  ROUSSEAU    ET   L'INFLUENCE  ANGLAISE. 

Thomson  eut  ses  dévots,  qui  le  lisaient  pour  lui- 
même  :  quand  Mme  Roland  fut  menée  en  prison,  en 
1793,  elle  prit  avec  elle,  pour  la  consoler  dans  sa  cap- 
tivité, Tacite,  Plutarque,  Shaftesbury,  Thomson  —  et 
elle  disait  en  parlant  de  ce  dernier  :  «  Il  m'est  cher  à 
plus  d'un  titre1  ».  Mais  ni  Mme  Roland  ni  aucun  de 
ses  contemporains  n'ont  rendu  pleinement  justice  à 
ses  dons  de  peintre.  Ce  qu'ils  demandaient  à  Thomson 
—  ou  à  Gessner,  dont  l'incroyable  vogue  est  du  même 
temps2,  —  c'étaient  des  descriptions  où  l'homme, 
et  l'homme  du  xvme  siècle,  tînt  encore  une  grande 
place.  André  Chénier,  qui  a  beaucoup  emprunté  au 
«  bon  Suisse  Gessner  »  ou  à  Thomson,  leur  a  pris  à 
tous  deux  l'art  de  mêler  aux  tableaux  discrets  d'une 
nature  tempérée  les  professions  de  foi  philanthro- 
piques : 

Ah!  prends  un  cœur  humain,  laboureur  trop  avide, 
Lorsque  d'un  pas  tremblant  l'indigence  timide 
De  tes  larges  moissons  vient,  le  regard  confus, 
Recueillir  après  toi  les  restes  superflus. 
Souviens-toi  que  Cybèle  est  la  mère  commune. 
Laisse  la  probité  que  trahit  la  fortune, 
Comme  l'oiseau  du  ciel,  se  nourrir  à  tes  pieds 
De  quelques  grains  épars  sur  la  terre  oubliés  3. 


1.  Lettre  à  Buzot,  22  juin  1793. 

2.  La  Mort  d'Abel  fut  traduite  par  Huber  en  1760;  les  Idylles 
et  poèmes  champêtres,  en  1762.  —  Voir,  sur  Gessner  en  France, 
le  livre  de  M.  Th.  Siïpfle,  Geschichte  des  deutschen  Culturein- 
flusses  auf  Frankreich.  Gotha,  1886-1890,  t.  I. 

3.  Traduit  de  Thomson  :  éd.  Becq  de  Fouquières,  Bucoliques, 
LX.  —  Voir  aussi  Becq  de  Fouquières  [Lettres  critiques  sur 
André  Chénier,  p.  182  et  suiv.)  pour  les  emprunts  de  Chénier 
à  Gessner.  C'est  du  Gessner  que  ces  vers  charmants  : 

Ma  muse  fuit  les  champs  abreuves  de  carnage, 

Et  ses  pieds  innocents  ne  se  poseront  pas 

Où  la  cendre  des  morts  gémirait  sous  ses  pas. 

Elle  pâlit  d'entendre  et  le  cri  des  batailles 

Et  les  assauts  tonnants  qui  frappent  les  murailles; 

Et  le  sang  qui  jaillit  sous  les  pointes  d'airain 

Souillerait  la  blancheur  de  sa  robe  de  lin. 


ROUSSEAU    ET    GESSNER.  363 

Nous  sommes  devenus  moins  sensibles  à  ce  genre  un 
peu  fade.  Mais  il  faut  se  rendre  compte  que  ces 
tableautins  d'un  coloris  modeste  et  d'un  sentiment 
voilé,  qui  n'est  pas  sans  grâce,  ont  charmé  nos 
pères.  De  1760  à  la  Révolution,  et  même  au  delà  *, 
Thomson  et  Gessner  ont  passé  pour  de  grands 
poètes,  et  on  a  cru  que  «  les  Anglais  et  les  Allemands 
ont  créé  le  genre  de  la  poésie  descriptive  2  ».  Diderot 
admire  Gessner  et  l'imite 3  ;  Mlle  de  Lespinasse  trouve 
chez  l'homme  qu'elle  aime  «  la  douceur  de  Gessner, 
jointe  à  l'énergie  de  Jean-Jacques  ».  Chênedollé, 
lisant  les  Idylles  dans  la  jeunesse,  dit  avoir  rarement 
éprouvé  «  un  enchantement  pareil  à  celui-là  *  ». 
Grimm  l'appelle  «  un  poète  divin  ». 

11  a  de  Fénelon  l'âme  sublime  et  pure; 
Dans  ses  tableaux  naïfs  Théocrite  est  vaincu; 
En  le  lisant,  on  croit  voir  la  nature; 
En  le  voyant,  on  croit  à  la  vertu  '6. 

Ainsi  en  jugeait  YAlmanach  des  Muses.  Mais  ainsi  en 
jugeait,  de  son  côté,  Jean-Jacques  lui-même.  Sans 
doute,  lui  aussi,  admire  les  Saisons  et  y  retrouve 
sa  propre  manière  de  sentir  et  de  penser.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'il  compose  dans  la  manière 
«  naïve  et  champêtre  »  de  Gessner  son  Lévite 
d'Éphraïm  et  qu'il  écrit  à  Huber,  qui  lui  avait  envoyé 
les  Idylles  :  «  Je  sens  que  votre  ami  Gessner  est  un 
homme  selon  mon  cœur....  Je  vous  sais,  en  parti- 
culier, un   gré   infini   d'avoir   osé   dépouiller   notre 

1.  Legouvé,  La  mort  d'Ahel  (1792).  —  II  y  eut,  sous  la  Révo- 
lution, des  traductions  de  Thomson  (Épisodes  des  saisons  de 
Thomson,  Paris,  an  VII,  in-8,  etc.). 

2.  Saint-Lambert,  Préface  des  Saisons,  p.  9. 

3.  Dans  les  Pères  malheureux.  (Voir  Œuvres,  t.  XIII,  p.  19.) 

4.  Sainte-Beuve,  Chateaubriand  et  son  groupe,  t.  II,  p.  149, 

5.  Almanach  des  Muses.  1786. 


364  ROUSSEAU    ET    i/lNFLUENCE   ANGLAISE. 

langue  de  ce  sot  et  précieux  jargon  qui  ôte  toute 
vérité  aux  images  et  toute  vie  aux  sentiments.  Ceux 
qui  veulent  embellir  et  parer  la  nature  sont  des  gens 
sans  âme  et  sans  goût,  qui  n'ont  jamais  connu  ses 
beautés  '.  » 

Ni  Rousseau  ni  ses  contemporains  n'ont  vu,  en 
Gessner  ou  en  Thomson,  de  «  sot  et  précieux  jargon  ». 
Ils  ont  jugé  qu'ils  peignent  la  nature  «  avec  le  scru- 
pule d'un  amant  qui  rend  compte  des  charmes  de  sa 
maîtresse  2  ».  Ils  ont  goûté  ces  églogues  mièvres,  ces 
idylles  édulcorées,  et  la  grâce  alanguie  de  ces  des- 
criptions. Il  faut  noter  que  les  fameuses  Lettres  à 
M.  de  Malesherbes  —  qui  renferment  les  plus  belles 
pages  descriptives  de  Jean-Jacques  —  ne  furent 
publiées  qu'en  1779,  que  les  Confessions  sont  de  1782 
et  que  les  Rêveries  d'un  promeneur  solitaire  sont  éga- 
lement posthumes.  De  1760  à  1780,  Thomson  et 
Gessner  partagent  avec  Rousseau  la  gloire  d'initier  le 
public  français  à  la  nature.  L'un  —  l'imprimeur  de 
Zurich  —  ne  lui  est  pas  comparable,  même  de  loin; 
l'autre  —  l'auteur  des  Saisons  —  est  un  vrai  poète, 
qui  a  exprimé  bien  avant  Rousseau  beaucoup  de  sen- 
timents que  Jean-Jacques  a  fait  entrer  dans  le  grand 
courant  de  notre  littérature.  Avant  lui,  le  pieux 
Thomson  avait  chanté  l'or  des  genêts  et  la  pourpre 
des  bruyères;  avant  lui,  il  avait  élevé  ses  idées  à 
l'être  incompréhensible  qui  embrasse  tout.  «  Père 
tout-puissant,  s'écriait-il,  l'année  dans  son  cours  est 
pleine  de  toi.  Ta  beauté  se  manifeste,  ta  tendresse  et 
ton  amour  se  découvrent  dans  le  printemps  :  les 
champs  sont  émaillés  de  fleurs,  l'air  adouci  et 
embaumé,    l'écho   retentit   dans  les  montagnes,   les 


1.  Lettre  à  Huber  du  24  décembre  1761. 

2.  Dorât,  Recueil  de  contes  et  de  poèmes,  la  Haye,  1170,  p.  118. 


LA    MELANCOLIE    ANGLAISE.  365 

forêts  se  parent,  et  tous  les  cœurs  et  tous  les  sens  ne 
sont  que  joie  *.  » 

Thomson  n'a  pas  été  un  maître,  mais  il  a  été  un 
précurseur  de  Rousseau.  On  dirait,  presque  sans 
paradoxe,  que  Rousseau  a  acquitté  la  dette  qu'il 
avait  contractée  envers  la  littérature  anglaise  en  per- 
mettant à  la  France  de  goûter  Thomson,  Young  et 
Ossian. 


Il 


De  même  qu'il  fit  sentir  à  ses  contemporains  la 
nature  physique,  de  même  Rousseau  fut  le  grand 
poète  de  la  mélancolie.  C'est  lui  l'interprète  de  ces 
âmes  ardentes,  dont  parle  Chateaubriand,  qui  «  se 
sont  trouvées  étrangères  au  milieu  des  hommes  »; 
lui,  qui  habite  «  avec  un  cœur  plein  un  monde  vide  »; 
lui  enfin  qui,  misérable  au  sein  du  bonheur,  est 
désabusé  de  tout,  sans  avoir  usé  de  rien.  Du  droit 
que  donne  le  génie,  il  est  le  père  de  René,  d'Ober- 
mann,  d'Adolphe. 

Mais,  dans  l'histoire  de  la  littérature  européenne, 
lui-même  a  eu  pour  précurseurs  les  Anglais,  et  les 
dates  sont  ici  plus  éloquentes  que  tous  les  raison- 
nements :  sans  parler  de  Shakespeare  ni  de  l'auteur 
du  Penseroso,  qui  est  le  maître  de  tous  les  poètes 
mélancoliques   de   l'âge  moderne  2,   les  Saisons   de 

i.  Hymne  à  la  suite  des  Saisotis,  trad.  de  1759,  p.  325. 

The  rolling  year 
Is  full  of  ïhee.  Forth  in  the  pleasant  Spring 
Thy  beauly  walks,  thy  tenderness  and  love. 
Wide  flush  the  ûelds  ;  the  soflening  air  is  balm  ; 
Echo  the  mountains  round;  the  forest  smiles; 
And  every  sensé,  and  every  heart,  is  joy. 

2.  Voir  le  livre  de  M.  Phelps  :  The  origins  of  the  English 
romantic  movement,  notamment  le  chapitre  v  :  The  literature 
of  melancholy . 


366  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

Thomson  sont  de  1730,  les  Nuits  d'Young  de  1742 
à  1744,  les  Odes  de  Collins  de  1747,  Y 'Élégie  sur  un 
cimetière  de  campagne,  de  Gray,  de  1751,  enfin  les 
premiers  fragments  d'Ossian  sont  antérieurs  d'une 
année  à  la  Nouvelle  Héloise  et  de  plusieurs  années 
aux  Rêveries.  Bien  avant  que  Rousseau  eût  écrit,  les 
Anglais  avaient  une  poésie  mélancolique  très  riche  et 
féconde,  sinon  en  chefs-d'œuvre,  du  moins  en  œuvres 
caractéristiques  et  fortes. 

De  bonne  heure  la  mélancolie  anglaise  était 
devenue  légendaire  parmi  nous,  et  nos  auteurs  comi- 
ques s'en  moquaient  volontiers.  Il  y  a,  dans  Y  Anglais 
à  Bordeaux,  de  Favart,  un  certain  Milord  Brumton, 
fier,  doux,  brave,  sensible  et  triste,  qui  est  un  arrière- 
cousin  d'Hamlet.  Brumton  porte  envie  à  la  folle  gaîté 
française  qu'il  ne  connaîtra  jamais  :  apercevant  une 
pendule,  il  s'écrie  : 

Tandis  que  tristement  ce  globe  qui  balance 
Me  fait  compter  les  pas  de  la  mort  qui  s'avance, 
Le  Français,  entraîné  par  de  légers  désirs, 
Ne  voit  sur  le  cadran  qu'un  cercle  de  plaisirs! 

Quant  à  lui,  il  se  nourrit  de  Locke,  de  Newton  et  de 
la  musique  sévère  de  Hœndel.  En  vain,  une  aimable 
marquise,  qui  l'aime  en  secret,  lui  dit  joliment  : 

Cessez  de  chercher  des  raisons 
Pour  nourrir  chaque  jour  votre  mélancolie. 

Vous  pensez,  et  nous  jouissons. 
Laissez  là,  croyez-moi,  votre  philosophie  : 
Elle  donne  le  spléene,  elle  endurcit  les  cœurs. 

Notre  gaîté,  que  vous  nommez  folie, 
Nuance  notre  esprit  de  riantes  couleurs.... 

Brumton  reste  mélancolique,  et,  au  fond,  la  marquise 
ne  lui  en  veut  pas.  A  mesure  que  le  siècle  avance, 
la  mélancolie  apparaît  comme  une  des  plus  sûres 
marques  du  génie  anglais.  Un  autre  poète  comique, 


LA    MELANCOLIE    ANGLAISE.  367 

homme  de  bon  sens,  s'en  indigne  et  dit  leur  fait  à 
ces  insulaires  : 

Par  vos  tristes  vapeurs  vos  goûts  sont  rembrunis, 
Vos  livres  et  vos  arts  portent  ce  noir  vernis. 
Vos  yeux,  cherchant  partout  des  aspects  funéraires, 
Jusque  dans  les  jardins  veulent  des  cimetières  l. 

Mais  le  même  cimetière  qui  choque  si  fort  François 
de  Neufchâteau  charmait  les  âmes  sensibles.  Mme  de 
Genlis  affirme  qu'en  Angleterre  les  amoureux  ont 
coutume  de  se  réunir,  le  soir,  au  clair  de  lune, 
autour  des  tombeaux,  et  elle  estime  qu'il  n'y  a  qu'un 
amour  «  légitime,  profond  et  pur  »,  qui  puisse 
s'exprimer  dans  un  tel  lieu  2.  Ducis  loue,  en  pleine 
Académie,  le  génie  «  mélancolique  et  sombre  »  des 
Anglais,  et  Sébastien  Mercier  se  tue,  comme  il  dit,  à 
faire  connaître  «  ces  âmes  mélancoliques  et  tristes 3  »  : 
sachez,  ô  Français  dont  on  vante  «  la  prétendue 
gaîté  »,  que  «  les  âmes  frivoles  ne  savent  ni  raisonner 
ni  jouir!  » 

Déjà  Prévost,  dans  son  Cléveland,  avait  écrit,  à 
l'exemple  des  Anglais,  quelques  pages  d'une  mélan- 
colie pénétrante  et  singulière,  qui  donnent  comme 
un  avant-goût  de  Chateaubriand.  Déjà  Gresset,  dans 
son  Sidnei,  qui  est  de  1745,  avait  traduit  en  assez 
beaux  vers  la  tristesse  d'Hamlet  : 

Insensible  aux  plaisirs  dont  j'étais  idolâtre, 

Je  ne  les  connais  plus,  je  ne  trouve  aujourd'hui 

Dans  ces  mêmes  plaisirs  que  le  vide  et  l'ennui  : 

Cette  uniformité  des  scènes  de  la  vie 

Ne  peut  plus  réveiller  mon  âme  appesantie.... 

Le  monde,  usé  pour  moi,  n'a  plus  rien  qui  me  touche.... 

Privé  de  sentiment,  et  mort  à  tout  plaisir, 

Mon  cœur  anéanti  n'est  plus  fait  pour  jouir. 

1.  Paméla  de  F.  de  Neufchâteau,  II,  12. 

2.  Mémoires,  t.  III,  p.  357. 

3.  Voir  le  Discours  de  réception  de  Ducis,  et  l'Essai  sur  l'art 
dramatique  de  Mercier,  p.  207. 


368  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

Aussi  le  poète  Gray,  qui  avait  beaucoup  lu  Gresset, 
rappelait-il  un  grand  maître,  et  sa  tragédie  une  belle 
œuvre  '.  Mais  il  faut  noter  que  Gresset  —  originaire 
lui-même  d'une  famille  anglaise  établie  en  France 
depuis  un  siècle  —  ne  fait  qu'imiter,  et  de  très  près, 
le  monologue  d'Hamlet 2,  et  il  se  trouve  ainsi  que  ce 
précurseur  français  de  Rousseau  a,  comme  Prévost 
lai-même,  puisé  aux  sources  étrangères. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  Rousseau  fit  en  France  la 
fortune  d'Young,  d'Ossian  et  de  Gray,  dont  les  œuvres 
nous  arrivent  toutes  entre  1760  et  1770,  au  lende- 
main de  YHéloïse.  Il  avait  ouvert  la  source  :  le  public 
français  se  jeta  avec  empressement  sur  ces  poètes 
anglais,  dont  le  génie  était  si  voisin  du  sien. 

Gray  fut  le  moins  connu.  On  ne  lut  de  lui  que 
X Elégie  sur  un  cimetière  de  campagne,  traduite  en 
1765  par  la  Gazette  littéraire  et  qui  fut  abondam- 
ment imitée  par  nos  poètes,  de  Lemierre  à  Marie- 
Joseph  Chénier,  de  Fontanes  ou  de  Delilleà  Chateau- 
briand. V Élégie  est  bien  l'œuvre  la  plus  populaire 
de  Gray,  mais  elle  est  loin  de  représenter  la  profonde 
et  discrète  originalité  de  l'auteur  du  Barde  et  de  la 
Descente  d'Odin,  un  des  plus  sincères  poètes  qui 
aient  écrit.  Cependant  cette  œuvre,  si  moderne  de 
sentiment,  quoique  d'un  goût  si  finement  classique, 
fut  presque  célèbre  parmi  nous.  La  veine  studieuse 


1.  Voir  Gray's  Works,  éd.  Gosse,  t.  I,  p.  123,  et  t.  II,  p.  182, 
183,  etc. 

'  2.  Voir  tout  particulièrement  la  tirade  de  l'acte  III,  scène  i, 
et  celle  de  l'acte  II,  scène  n  : 

Dans  le  brillant  fracas  où  longtemps  j'ai  vécu, 
J'ai  tout  vu,  tout  goûté,  tout  revu,  tout  connu, 
J'ai  rempli  pour  ma  part  ce  théâtre  frivole  : 
Si  chacun  n'y  restait  que  le  temps  de  son  rôle. 
Tout  serait  à  sa  place,  et  l'on  ne  verrait  pas 
Tant  de  gens  éternels  dont  le  public  est  las.... 


(JHAY    EN    FRANCE.  369 

et  polie  de  Gray  servit  comme  de  transition  entre  nos 
habitudes  classiques  et  les  aspirations  nouvelles  : 

Philosophe  sublime,  enfant  de  l'harmonie, 

disait-on  de  lui  l.  Quelques  curieux  de  littérature 
étrangère  s'enquirent  de  l'auteur  :  Bonstetten  le  visita 
à  Cambridge;  Fontanes,  quand  il  alla  à  Londres  en 
1786,  se  lia  avec  Mason,  son  biographe,  et  apprit  de 
sa  bouche  quelques  détails  sur  celui  qui  était  un  de 
ses  poètes  de  prédilection.  Voltaire  même  avait  tenté 
de  correspondre  avec  lui.  Mais  Gray  s'y  était  refusé  : 
son  âme  pieuse  et  tendre  avait  une  horreur  mal 
déguisée  pour  Fauteur  de  tant  de  livres  impies,  et  il 
disait  à  un  de  ses  amis,  qui  partait  pour  la  France  : 
«  J'ai  une  prière  à  vous  faire....  N'allez  pas  rendre 
visite  à  Voltaire  :  personne  ne  sait  le  mal  que  fera 
cet  homme  2.  » 

«  La  mélancolie,  écrivait-il  un  jour,  est  ma  com- 
pagne fidèle  :  elle  se  lève  avec  moi,  se  couche  avec 
moi,  voyage  et  revient  avec  moi.  »  L'Élégie  sur  un 
cimetière  de  campagne  est  la  plus  parfaite  expression 
qu'il  ait  donnée  à  ce  sentiment  intime  : 

Dans  les  airs  frémissants  j'entends  le  long  murmure 
De  la  cloche  du  soir  qui  teinte  avec  lenteur; 
Les  troupeaux,  en  bêlant,  errent  sur  la  verdure.... 
Dans  l'Orient  d'azur  l'astre  des  nuits  s'avance, 
Et  tout  l'air  se  remplit  d'un  calme  solennel. 
Du  vieux  temple  verdi  sous  ce  lierre  immortel 
L'oiseau  de  la  nuit  seul  trouble  ce  grand  silence. 
On  n'entend  que  le  bruit  de  l'insecte  incertain 
Et  quelquefois  encore,  au  travers  de  ces  hêtres, 
Les  sons  interrompus  des  sonnettes  champêtres 
Du  troupeau  qui  s'endort  sur  le  coteau  lointain  3. 


i.  Journal  encyclopéd.,  1er  nov.  1788. 

2.  Gray' s  Works,  éd.  Mitford,  t.  V,  p.  32. 

3.  Traduction  de  Chateaubriand. 

24 


370  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Gray  est,  par  la  sincérité  du  sentiment  religieux,  par 
le  vague  délicieux  des  impressions,  par  la  grandeur 
sereine  de  l'inspiration,  le  précurseur  avéré  de  Cha- 
teaubriand et  de  Lamartine,  et,  avant  eux,  de  Rous- 
seau. «  A  lui,  dit  Fauteur  de  René  —  qui  fut  son 
traducteur,  —  commence  cette  école  de  poètes  mélan- 
coliques, qui  s'est  transformée  de  nos  jours  en  l'école 
des  poètes  désespérés1.  »  Venant  d'un  tel  juge,  le 
témoignage  est  précieux. 

Ni  Collins,  ni  Chatterton,  ni  Cowper  ne  furent 
connus  chez  nous  au  xvme  siècle  que  par  quelques 
rares  mentions  des  journaux-.  Au  contraire,  l'auteur 
des  Nuits  fut  célèbre  non  pas  seulement  en  France, 
mais  en  Europe,  et  même  beaucoup  plus  célèbre  que 
dans  son  pays. 

Edouard  Young,  le  «  sépulcral  Young  »,  comme  on 
disait,  était  proprement  un  survivant  du  xvne  siècle 
—  étant  né,  avant  Pope,  en  1684.  Tout,  dans  cet 
homme,  est  singulier.  Il  avait  près  de  soixante  ans 
quand  il  se  révéla,  non  pas  grand  poète,  mais  inter- 
prète éloquent  de  la  mélancolie  de  son  siècle.  On 
l'avait  vu  successivement  candidat  aux  fonctions 
politiques,  puis  prêtre,  puis  aspirant  évêque,  puis 
enrichi  par  un  riche  mariage,  et  toujours  insatiable. 
Il  a  excité  sur  lui-même  la  pitié  de  l'Europe,  et  il  se 
trouve  qu'il  a  menti  dans  l'histoire  de  ses  malheurs. 
En  quelques  mois,  il  avait,  disait-il,  perdu  sa  femme, 
sa  belle-fille  et  le  fiancé  de  cette  fille.  Circonstance 
grave,  et  qui  nous  couvrait,  nous  Français,  de  confu- 
sion :  cette  jeune  personne,  la  Narcissa  des  Nuits, 
serait  morte  à  Montpellier,  où  son  père  l'avait  con- 
duite pour  sa  santé,  et  les  durs  habitants  du  pays,  sous 

1.  Essai  sur  la  litt.  angl. 

2.  Voir,  sur  Chatterton,  \e  Journal  encyclopédique' Au  ltr  mars 
1790. 


YOUNG    ET    SA    LEGENDE.  371 

prétexte  quelle  était  protestante,  lui  auraient  refusé 
la  sépulture  :  «  0  zèle  barbare,  s'écriait  son  père,  et 
haï  d'un  Dieu  bienfaisant!  Ces  hommes  impitoyables 
ont  refusé  de  répandre  une  poussière  sur  une  pous- 
sière.... Que  pouvais-je  faire?  Qui  pouvais-je  implo- 
rer? Par  un  pieux  sacrilège,  j'ai  dérobé  furtivement 
un  tombeau  pour  ma  fille,  mais  j'ai  outragé  sa 
cendre....  Au  milieu  de  la  nuit,  enveloppé  des  ténè- 
bres, d'un  pied  tremblant,  étouffant  mes  sanglots, 
ressemblant  plus  à  son  assassin  qu'à  son  ami,  je  lui 
ai  murmuré  tout  bas  mes  derniers  adieux,  je  me  suis 
enfui  comme  un  coupable....  0  lune,  pâlis  d'ef- 
froi M  »  L'histoire  macabre  de  ce  père  qui  enseve- 
lissait secrètement  sa  fille  fit  son  tour  d'Europe  :  en 
tête  du  second  volume  de  la  traduction  des  Nuits  par 
Letourneur,  on  vit  une  gravure  funèbre  qui  repré- 
sentait Young  enterrant  Narcissa,  à  la  lueur  d'une 
lanterne.  L'intolérance  des  Français  sembla  mons- 
trueuse. Young,  victime  du  sort,  parut  encore  une 
victime  du  fanatisme,  et,  pendant  de  longues  années, 
les  visiteurs  anglais  allèrent  en  pèlerinage  à  la  grotte 
où  s'était  déroulé  ce  lugubre  drame.  —  Malheureu- 
sement pour  la  sincérité  du  poète,  l'histoire  est  de 
son  invention  :  Young  a  bien  perdu  sa  belle-fille  en 
France,  mais,  comme  l'a  prouvé  un  érudit  lyonnais,  à 
Lyon,  non  à  Montpellier  :  c'est  là  qu'elle  fut  ensevelie, 
non  dans  une  tombe  anonyme,  mais  dans  l'enceinte 
réservée  jadis  aux  réformés,  —  non  pas  furtivement, 
mais  avec  les  honneurs  convenables  :  tout  au  plus 
paraît-il  que  le  prix  de  la  sépulture  fut  excessif,  et 
c'est  ce  léger  grief  que  Young  a  dramatisé  2. 


1.  Quatrième  Nuit  :  traduction  de  Letourneur. 

2.  Voir  Breghot  du  Lut,  Nouveaux  mélanges  bibliographiques 
et  littéraires,  Lyon,  1829,  in-8,  p.  363;  on  trouvera  au  même 
endroit  une  noie  du  Dr  Ozanam  sur  le  même  point  d'histoire. 


372  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Un  grave  soupçon  d'insincérité  plane  donc  sur  les 
neuf  livres  et  les  dix  mille  vers  de  The  Complaint  or 
Night  thoughts  qu'Young  composa,  dit  la  légende,  à 
la  lueur  d'une  chandelle  brûlant  dans  un  crâne.  Ses 
malheurs,  pourtant  réels,  sonnent  faux,  à  notre 
oreille,  dans  ses  vers.  Mais  le  véritable  Young, 
satirique  et  intrigant,  ne  fut  pas  connu  en  France. 
Médiocrement  célèbre  et  déconsidéré  dans  sa  patrie, 
Young  passa  chez  nous  pour  une  victime  éloquente 
et  pitoyable,  comme  son  livre  fut  «  la  plus  sublime 
élégie  qui  ait  jamais  été  faite  sur  les  misères  de  la 
condition  humaine1  ».  Cet  ambitieux  insatiable  eut 
le  renom  d'un  prêtre  philosophe,  ami  de  la  retraite 
et  de  l'ombre,  marié  modestement  à  une  femme  ver- 
tueuse et  que  le  sentiment  du  devoir  à  remplir  avait 
seul  jeté  dans  le  monde.  On  contait  qu'il  avait  servi 
comme  aumônier  dans  la  guerre  de  Flandre  et  que 
dès  cette  époque  sa  «  noire  et  brillante  imagination  » 
le  plongeait  dans  des  rêveries  sans  fin  :  un  jour  il 
s'égare  loin  du  camp  anglais,  tenant  à  la  main  un 
Eschyle,  et  tombe  dans  les  troupes  françaises,  qui, 
le  prenant  pour  un  espion,  le  conduisent  au  général; 
mais  celui  ci,  apprenant  son  nom,  le  fait  reconduire 
sain  et  sauf  parmi  les  siens,  rendant  ainsi  un  hom- 
mage sincère  à  son  génie  -.  —  Frappé  en  plein  bonheur, 
Young  «  descend  vivant  dans  la  tombe  de  ses  amis, 
s'ensevelit  avec  eux,  tire  le  rideau  entre  le  monde  et 
lui  ».  Semblable  à  une  lampe  sépulcrale,  son  génie 
brûle  pendant  dix  années  en  l'honneur  des  morts,  puis 
il  meurt  oublié.  Nulle  cloche  ne  sonne  pour  lui;  les 
pauvres  même  qu'il  a  soignés  ne  suivent  pas  son  cer- 
cueil, «  et  ce  corps  qu'avait  illustré  une  âme  ver- 


1.  Les  Nuits,  trad.  Letourneur,  t.  1,  p.  7. 

2.  Journ.  encycl.,  15  septembre  1772. 


YOUNG    EN    FRANCE.  373 

tueuse,  un  génie  sublime,  ne  reçut  pas  même  les 
honneurs  vulgaires  ».  Son  âme  était  «  naturellement 
auguste  »  ;  son  caractère  sérieux  et  noble.  On  le  com- 
parait à  Pascal.  Mais  que  les  âmes  sensibles  se  ras- 
surent :  Young  était  grave,  non  misanthrope  :  «  il  ne 
parlait  pas  toujours  de  tombeaux  et  de  mort  »;  il 
aimait  le  plaisir  et  institua  même  un  jeu  de  boules 
dans  sa  paroisse.  Sa  mélancolie  était  profonde,  mais 
douce. 

Telle  fut,  au  xvine  siècle,  la  légende  de  Young  l. 
Comme  l'auteur,  le  livre  a  la  sienne. 

En  1760,  on  vit  paraître  un  petit  recueil  anonyme 
intitulé  :  Pensées  anglaises  sur  divers  sujets  de  religion 
et  de  morale  2.  C'était  un  choix  de  pensées  extraites 
des  Nuits,  publiées  depuis  seize  ans  déjà,  qui  devait 
être,  dans  la  pensée  de  l'auteur,  une  sorte  de  manuel 
de  la  bonne  mort.  Quelques-unes  de  ces  pensées  sont 
d'une  rare  banalité;  d'autres,  étant  obscures,  sem- 
blent profondes;  quelques-unes  ont  un  tour  singu- 
lier :  «  La  nuit  est  un  voile  que  la  Providence  tire 
entre  l'homme  et  sa  vanité  »  ;  ou  :  «  Le  firmament, 
tel  que  le  pectoral  du  souverain  sacrificateur  sous  la 
loi,  est  tout  semé  de  pierres  précieuses,  qui  rendent 
des  oracles  ».  Certaines  enfin  ont  un  tour  apocalyp- 
tique :  «  Quelle  nuit!  quelles  ténèbres  et  quel  silence! 
Toute  la  création  dort.  C'est  comme  si  le  pouls 
général  de  la  nature  ne  battait  plus....  Pause  formi- 
dable! Présage  de  sa  destruction!  » 

Tout  cela  parut  original,  quoique  bizarre  et  décousu. 
Les  uns  y  louèrent  la  rareté  et  l'extraordinaire  des 
idées   3;  d'autres  s'extasièrent   sur  «  le  sombre  et 


1.  Voir  l'introduction  de  Letourneur  aux  Nuits. 

2.  Amsterdam,  1760,  in-12. 

3.  Journal  encycl.,  octobre  1760. 


374  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

l'énergie  de  l'imagination  anglaise  1  ».  Les  anglo- 
manes,  alléchés,  demandèrent  une  traduction  plus 
étendue.  En  1762,  le  Journal  étranger,  toujours  à 
l'affût  des  œuvres  exotiques,  donna  une  version  de 
la  première  Nuit. 

Le  traducteur  était  le  comte  de  Bissy,  lieutenant 
général  du  Languedoc  et  membre  de  l'Académie 
française,  celui-là  même  qu'on  a  vu  servir  de  protec- 
teur à  Sterne.  Quoiqu'il  sût,  au  dire  de  Collé,  peu 
d'anglais  et  encore  moins  d'orthographe,  Bissy  était 
un  anglomane  décidé  et  avait  traduit  —  ou  fait  tra- 
duire, disait-on  —  les  Lettres  de  Bolingbroke  sur  le 
patriotisme.  Sa  traduction  d'Young  était  accompagnée 
d'une  épître  curieuse,  qui  nous  indique  clairement 
ce  que  le  xvnr3  siècle  a  aimé  en  l'auteur  des  Nuits  : 

Nous  n'avons  pas,  disait-il,  de  ces  ouvrages  remplis 
d'idées  grandes,  mais  sombres,  tristes  et  cependant  déli- 
cieuses, de  ces  ouvrages  qui  laissent  après  eux  une  impres- 
sion de  mélancolie,  qui  nous  précipite  dans  les  profon- 
deurs de  la  méditation....  L'âme  de  nos  auteurs  est,  pour 
ainsi  dire,  toute  au  dehors;  plus  dissipés,  moins  solitaires 
que  les  auteurs  anglais,  ils  habitent  trop  avec  les  hommes, 
et,  comme  ils  ne  les  voient  le  plus  souvent  que  dans  le 
grand  monde,  où  les  idées  riantes  ont  seules  droit  de 
plaire,  ils  accommodent  leurs  ouvrages  au  goût  qu'ils  ont 
cru  remarquer  dans  le  plus  grand  nombre  des  lecteurs. 
Mais  que  ne  les  suit-on,  ces  lecteurs,  au  fond  de  leur 
cabinet?  et  l'on  verrait  que  les  ouvrages  mélancoliques 
sont  ceux  qui  plaisent  et  attachent  le  plus. 

Revenant  à  Young,  Bissy  ajoutait  :  «  J'oserais 
dire  de  ce  poète  qu'il  est  en  profondeur  ce  qu'Homère 
et  Pindare  sont  en  élévation.  Il  me  serait  difficile  de 
rendre  compte  de  l'effet  que  fit  sur  moi  la  première 
lecture  de  cet  ouvrage.  Telle  serait  à  peu  près  l'im- 

1.  Fréron,  Ann.  litt.,  1762,  t.  VII,  p.  47. 


LES    «    NUITS    ».  375 

pression  que  j'éprouverais  au  fond  d'un  désert  pen- 
dant une  nuit  orageuse  et  sombre  dont  les  éclairs 
perceraient  de  temps  en  temps  l'obscurité  l.  » 

Bissy  se  trouvait  avoir  touché  une  corde  sensible  : 
sa  Nuit  eut  un  grand  succès.  Pendant  vingt  ans,  ce 
fut  à  qui  traduirait,  en  prose  ou  en  vers,  une  ou 
plusieurs  des  Nuits  2.  Et  quand  les  Nuits  furent 
épuisées,  on  s'en  prit  aux  satires,  aux  tragédies,  aux 
opuscules  :  tout  Young  y  passa  3. 

La  plus  fameuse,  et  la  seule  à  peu  près  complète, 
de  ces  versions,  fut  celle  de  Letourneur  4,  qui  fut 
un  événement.  Elle  était  précédée  d'un  curieux  dis- 
cours destiné  à  faire  connaître  «  le  grand  poète,  sûr 
d'accompagner  à  l'immortalité  les  Swift,  les  Shaftes- 
bury,  les  Pope,  les  Addison,  les  Richardson  ».  On  a 
vu  ce  qu'il  dit  de  l'homme.  Il  ne  loue  pas  moins 
l'écrivain  «  né  pour  être  original  »,  incapable  de 
s'asservir  à  un  modèle  et  «  singulier  »  entre  tous. 
Les  grands  mots  ne  coûtent  pas  à  Letourneur  :  les 

1.  Journal  étranger,  février  1762. 

2.  La  première  Nuit  fut  traduite  par  Sabatier  de  Castres, 
par  Colardeau  (1170);  la  deuxième,  traduite  dans  la  Gazette 
littéraire  (t.  II,  p.  101),  fut  mise  en  vers  par  Colardeau  (1770); 
le  même  donne  encore  la  quatrième,  la  douzième  et  la  quin- 
zième (1771),  et  une  autre  traduction  est  donnée  par  Doigni  du 
Ponceau,  la  même  année;  la  quinzième  fut  encore  traduite  par 
L.  de  Limoges  (1787).  —  Il  y  eut,  de  plus,  des  Vérités  philoso- 
phiques tirées  des  Nuits  d'  Young  (par  Mouslier  de  Moissy), 
Paris,  1770,  in-8,  Le  triomphe  du  chrétien.  Nuit,  trad.  par  Dom 
Devienne,  Paris,  1781,  in-8;  etc.  —  On  trouvera  plusieurs 
fragments  d'Young  épars  dans  les  recueils  du  temps.  (Voir  not. 
Journal  encyclopédique,  15  octobre  1784,  15  juillet  1786.)  — 
L'abbé  Baudrand  donna  :  Esprit,  Maximes  et  Pensées  d'Young, 
Paris,  1786,  in-12. 

3.  Œuvres  diverses  d'Young,  traduites  de  l'anglais  par  Letour- 
neur, Paris,  1770,2  vol.  in-8.  —  Satires  d'Young...  traduction 
libre  de  Bertin,  Londres  et  Paris,  1787,  in-8. 

4.  Les  Nuits  d'Young,  traduites  de  l'anglais  par  Letourneur, 
Paris,  1769,  2  vol.  in-8  (Privilège  du  21  mai  1769).  —  Souvent 
réimprimé  :  il  y  eut  quatre  éditions  de  1769  à  1775. 


376  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Français  doivent  être  accusés  «  de  lâcheté  dans  le 
champ  du  génie  »  :  ils  étouffent  leur  talent  «  à  force 
de  goût  et  de  servitude  ».  Qui  donc  donnera  une 
«  secousse  a  l'âme  »?  Qui  la  lancera  vers  des  beautés 
nouvelles?  Faisons  comme  Young.  Soyons  nous- 
mêmes.  Il  faut  «  exprimer  ses  idées  et  ses  sensations 
à  mesure  qu'on  les  reçoit  »  —  ce  qui  est  du  pur 
Diderot,  en  même  temps  que  du  Sterne.  Or  Young 
nous  en  fournit  le  meilleur  exemple  avec  «  ce  senti- 
ment vague  et  confus  qu'on  nomme  ennui,  et  dont 
le  vrai  remède  est  placé  dans  l'attendrissement  de 
l'âme  ». 

Si  admirable  que  soit  son  texte,  Letourneur  ne  se 
croit  pas  tenu  cependant  de  le  traduire  fidèlement  :  il 
supprime,  ou  relègue  en  note,  tout  ce  qui  lui  parait 
sentir  le  prédicant  :  ce  sont,  dit-il  agréablement, 
«  morceaux  qui  appartiennent  uniquement  à  la  théo- 
logie ».  Young  n'est  plus  chrétien,  mais  il  reste 
philosophe. 

Il  reste  aussi  très  suffisamment  «  sépulcral  ». 
Nécessairement,  la  majestueuse  harmonie  du  vers 
blanc,  qui  fait  de  quelques  pages  de  Yroung  des 
morceaux  admirables —  cités,  et  à  bon  droit,  dans  les 
anthologies,  —  cette  pompe  tout  oratoire  de  la  phrase, 
ce  large  développement  des  plus  poétiques  lieux 
communs,  tout  cela  disparaît.  La  rhétorique  de 
fauteur  apparaît  dans  sa  pauvreté.  Ses  continuelles 
imprécations  semblent  creuses.  Vraiment,  Young 
traduit  a  trop  peu  d'idées.  Nous  savons  du  reste  que 
f  esprit  n'est  que  fart  de  «  combattre  la  vérité  par  des 
sophismes  »,  et,  puisque  nous  avons  lu  Jean-Jacques, 
nous  n'ignorons  pas  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  rare 
que  «  cette  sagesse  précieuse  qui  approfondit  et 
creuse  les  objets  ».  Le  thème  de  fauteur  des  Auits, 
c'est  la  vieille  opposition   entre  l'homme   social  et 


LA   POESIE    DES    «    NUITS    ».  .'J7  7 

Thomme  naturel.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  dans  son  livre, 
communion  avec  la  nature,  appel  à  la  conscience, 
sentiment  sincère  de  la  misère  de  l'homme,  tout  cela 
a  été  redit  depuis  lui  par  tant  d'autres  voix,  plus 
persuasives  que  la  sienne! 

Et  pourtant,  si  l'on  se  reporte  à  ces  années  1742  et 
1744  où  parut  son  recueil,  si  l'on  songe  surtout  à  ce 
que  notre  poésie  lyrique  était  devenue  à  cette  date 
précise,  peut-être  sentira-t-on,  même  aujourd'hui,  et 
même  à  travers  Letourneur,  le  charme,  un  peu 
évaporé,  de  ces  lignes  : 

0  nuit  majestueuse,  auguste  ancêtre  de  l'univers,  loi  qui, 
née  avant  l'astre  des  jours,  dois  lui  survivre  encore  ;  toi 
que  les  mortels  et  les  immortels  ne  contemplent  qu'avec 
respect,  où  commencerai-je,  où  dois-je  finir  ta  louange? 
Ton  front  ténébreux  est  couronné  d'étoiles  :  les  nuages 
nuancés  par  les  ombres  et  repliés  en  mille  contours 
divers,  composent  l'immense  draperie  de  ta  robe  écla- 
tante :  elle  flotte  sur  tes  pas  et  se  déploie  le  long  des  cieux 
azurés.  0  nuit,  ta  sombre  grandeur  est  ce  que  la  nature  a 
de  plus  touchant  et  de  plus  auguste....  Souverain  des  cieux, 
toi  dont  la  vue  est  le  bonheur  suprême,  toi  qui  seul  peux 
remplir  ce  vide  immense  que  l'univers  laisse  encore  dans 
le  cœur  de  l'homme ,  au  milieu  des  doux  transports 
qu'éprouvait  le  fils  de  Jessé,  en  contemplant  tous  ces  feux 
de  la  nuit,  lu  daignas  toucher  ses  lèvres  et  accorder  sa 
harpe  avec  l'harmonie  des  sphères  célestes....  Lance  mon 
âme  loin  des  bornes  de  la  terre,  hors  du  cercle  étroit  que 
régit  le  soleil  !  ! 

1.  Vingtième  Nuit  : 

O  majestic  Night! 

Nature's  great  ancestor  !  Day's  elder  boni  ! 

And  fated  to  survive  the  transienl  sun '. 

By  mortals  and  immortals  ?een  with  awe! 

A  starry  crown  thy  raven  brown  adorns, 

An  azuré  zone  thy  waist;  clouds,  in  heaven's  loom, 

Wroupht  lhrou<rh  varieties  of  shape  and  shade, 

In  ample  folds  of  drapery  divine, 

Thy  flowing  manlle  form,  and,  heaven  Ihroujrhout. 

Voluminously  pour  thy  pompons  train.... 


378  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Ne  se  retrouve-t-il  rien,  dans  cette  prose,  du  vrai 
poète  que  fut,  à  quelques  heures,  Edouard  Young? 
pour  nos  esprits  blasés,  tout  l'enchantement  qui 
saisit  nos  pères  s'est-il  donc  évanoui? 

Cet  enchantement  fut  général.  En  Allemagne,  le 
livre,  deux  fois  traduit,  fit  révolution  dans  le  cercle 
de  Klopstock.  En  dépit  des  protestations  de  Lessing, 
Kremer  proclama,  dans  le  Spectateur  du  Nord,  que 
l'auteur  est  plus  grand  que  Milton  et  qu'il  est  plein 
«  de  l'esprit  de  Dieu  et  des  prophètes  ».  Le  maître, 
Klopstock,  écrivit  des  vers  sur  sa  mort !.  —  Young  mit 
à  la  mode  la  mort  et  le  clair  de  lune  :  c'est  au  clair 
de  lune  que  Werther  erre  dans  la  forêt  pour  calmer 
son  âme,  et  c'est  au  clair  de  lune  qu'il  prend  congé 
de  Charlotte.  Pendant  de  longues  années,  Young 
resta  le  poète  par  excellence  de  la  nuit 2. 

Chez  nous,  il  trouva  des  sceptiques,  et,  au  premier 
rang,  Voltaire.  Celui-ci  l'avait  connu  jadis,  à  Eastbury, 
chez  Bubb  Dodington,  à  l'époque  où  il  n'avait  pas 
encore  pris  les  ordres.  11  l'avait  vu  spirituel,  sarcas- 
tique  et  mondain.  Même,  Young  lui  avait  décoché 
certaine  épigramme  assez  mordante  3.  Plus  tard,  le 
poète  dédia  au  philosophe  une  pièce  de  vers  où  il  lui 
rappelait  que  «  le  drame  si  court  de  notre  vie  touche 
à  sa  fin  »;  et  il  ajoutait  :  «  N'entends-tu  pas  le  cri 
des  années  et  la  voix  de  l'Éternel  qui  nous  appelle  *?  » 


1.  Tmités  dans  le  Journ.  encycl.,  1er  décembre  1785. 

2.  Voir  Erich  Schmidt,  Richardson,  Rousseau  und  Goethe, 
p.  190. 

3.  Ils  discutaient  ensemble  au  sujet  des  personnages  de  la 
Mort  et  du  Péché  dans  le  Paradis  perdu.  Young  adressa  à 
Voltaire  ces  deux  vers  : 

You  are  so  witty,  profligate  and  thin 

At  once  we  think  thee  Milton,  Death  and  Sin. 

4.  Letourneur  a  traduit  la  pièce  à  la  suite  des  Nuits  :  t.  II, 
p.  318-321. 


INFLUENCE    DES    «    NUITS    ».  379 

Je  ne  sais  si  ce  sermon  choqua  Voltaire.  Toujours  est- 
il  qu'il  répondit  à  Letourneur,  qui  lui  avait  envoyé  sa 
traduction  des  Nuits  :  «  Vous  avez,  Monsieur,  fait 
beaucoup  d'honneur  à  mon  ancien  camarade  Young; 
il  me  semble  que  le  traducteur  a  plus  de  goût  que 
l'auteur.  Vous  avez  mis  autant  d'ordre  que  vous  avez 
pu  dans  ce  ramas  de  lieux  communs,  ampoulés  et 
obscurs.  »  Et,  après  avoir  opposé  aux  Nuits  le  poème 
de  la  Religion,  il  concluait  :  «  Je  crois  que  tous  les 
étrangers  aimeront  mieux  votre  prose  que  la  poésie 
de  cet  Anglais,  moitié  prêtre  et  moitié  poète  *  ». 

Un  certain  abbé  Rémy  fit  mieux.  Déguisé  en 
«  mousquetaire  noir  »,  il  publia  les  Jours,  pour  servir 
de  correctif  et  de  supplément  aux  Nuits  2.  Il  y  plaidait 
la  cause  du  rire  et  protestait  que  «  l'homme  qui  a 
introduit  l'usage  du  tabac  parmi  nous,  jouissance  si 
simple,  si  rarement  dangereuse  et  accessible  à  tous 
les  hommes,  mériterait  un  autel  dans  nos  cœurs, 
s'il  n'en  avait  d'assez  brillants  à  l'hôtel  des  fermes  ». 

Un  livre  qu'on  parodie  est  un  livre  qu'on  lit.  De 
fait,  les  Nuits,  en  dépit  de  Voltaire,  faisaient  fureur. 
«  C'est,  dit  Mme  Riccoboni,  une  preuve  sans  réplique 
du  changement  de  l'esprit  français 3.  »  Tout  ce  qu'il  y 
avait  de  réformateurs  de  notre  poésie  prit  feu.  L'un 
signale  ce  chef-d'œuvre  «  d'une  imagination  triste  et 
d'une  âme  sensible  4  »,  l'autre  —  c'est  Baculard 
d'Arnaud  —  y  voit  le  parfait  exemplaire  du  «  genre 
sombre  »  :  «  Mon  âme,  écrit  cet  amateur  de  larmes, 
s'est  enfoncée  dans  les  tombeaux....  J'ai  creusé,  j'ai 
fouillé    dans    le    sein   d'une   nouvelle   nature!    Eh! 


1.  7  juin  1769. 

2.  Londres  et   Paris,  1770,  in-12.  (Voir  le  Journ.  encyclop., 
15  juin  1770.) 

3.  Garrick,  Correspondance,  t.  II,  p.  566. 

4.  Journ.  encyclop.,  15  août  et  1er  sept.  U69. 


380  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

quelles  richesses  n'y  ai-je  point  découvertes  '  !  »  Mer- 
cier, qui  ne  pouvait  manquer  de  donner  sa  voix, 
pense  que  le  livre  traduit  par  Letourneur  imprimera 
à  notre  langue  «  une  physionomie  nouvelle  2  ».  Un 
autre,  du  même  clan,  compare  Young  à  Eschyle  pour 
«  son  imagination  colossale  et  le  délire  de  son  style 
oriental 3  ».  Grimm,  plus  calme,  estime  que  l'œuvre 
est  «  du  plus  beau  noir;  »  mais  n'est-ce  rien  que  de 
se  faire  lire  d'un  peuple  «  dont  l'esprit  est  couleur  de 
rose  »  ? 

Encouragé  par  le  succès,  Letourneur  traduit,  dans 
le  même  genre,  les  Méditations  sur  les  tombeaux, 
de  Hervey,  et  le  Journal  encyclopédique  constate 
«  l'étrange  révolution  que  la  littérature  française 
éprouve  depuis  quelques  années  4  ». 

Mais  Young  eut  de  plus  illustres  admirateurs. 

Grimm  avait  osé  manifester  quelques  doutes.  Il 
estimait  que  cette  poésie,  pleine  de  «  lueurs  vagues 
et  indéterminées  »,  ne  peut  réussir  en  France  :  «  11 
y  a  dans  tout  cela  trop  de  cloches,  trop  de  tombeaux, 
trop  de  chants  et  de  cris  funèbres,  trop  de  fantômes; 
l'expression  simple  et  naïve  de  la  vraie  douleur 
ferait  cent  fois  plus  d'effet 5.  »  Et  Grimm  voyait  assez 
juste.  Mais  Diderot  veillait,  qui  le  tança  de  la  belle 
manière  :  «  Monsieur  le  maître  de  la  boutique  du 
Houx  toujours  vert,  vous  rétractez-vous  quelquefois? 


1.  Préface  du  Comte  de  Comminges. 

2.  Essai  sur  Vart  dramatique,  p.  299. 

3.  Essai  sur  la  tragédie,  par  un  philosophe,  s.  1.,  1773,  in-8. 

4.  15  novembre  1770.  —  La  traduction  de  Letourneur  est  de 
1770  (Paris,  in-8).  Voir  aussi,  pour  Hervey  :  Méditations  sur 
des  tombeaux,  traduites  [par  Mme  d'ArcouvilleJ,  Paris,  1771, 
in-12;  Les  Tombeaux  [par  Bridel],  Lausanne,  1779,  in-8;  Abrégé 
les  œuvres  d'Hervey,  Baie,  1796,  in-16;  et  les  imitations  en  vers 
de  Baour-Lormian.  —  Sur  Hervey,  voir  Leslie  Stephen,  Historg 
of  English  thought,  t.  II,  p.  438.  * 

5.  Mai  1770.  ' 


INFLUENCE    DES    «    NUITS    ».  381 

Eh!  bien  en  voici  une  belle  occasion.  »  Sachez  donc 
que  la  traduction  de  Letourneur  est  «  pleine  d'har- 
monie et  de  la  plus  grande  richesse  d'expression  ». 
Sachez  que  l'édition  en  a  été  épuisée  en  quatre  mois, 
«  et  que  ce  n'est  pas  sans  un  mérite  rare  qu'on  fait 
lire  des  jérémiades  à  un  peuple  frivole  et  gai....  Ah  ! 
Monsieur  Grimm  !  Monsieur  Grimm  !  Votre  conscience 
s'est  chargée  d'un  pesant  fardeau  M  »  —  Comment 
Grimm  ne  se  fût-il  pas  soumis  à  la  sentence  de 
«  Caton  Diderot  »? 

Il  s'y  soumit  donc,  et  toute  la  masse  du  public  avec 
lui.  Les  Nuits  continuèrent  à  causer  «  la  fermentation 
la  plus  générale  ».  On  les  accusa  de  répandre  la  manie 
du  suicide  *.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  l'œuvre  de 
Young,  inégale  et  fumeuse,  éloquente  et  fausse, 
déclamatoire  et  poétique,  eut  une  grande  influence 
sur  beaucoup  d'esprits.  Elle  devint,  sous  la  Révo- 
lution, un  des  livres  de  chevet  de  Robespierre. 
Camille  Desmoulins  la  relisait  encore  la  veille  de  sa 
mort,  en  même  temps  que  les  Tombeaux  de  Hervey  : 
«  Tu  veux  donc  mourir  deux  fois?  »  lui  disait  en  plai- 
santant Westermann 3.  —  Mais  surtout  Chateaubriand, 
Byron,  tous  les  premiers  romantiques  français  et 
anglais,  ont  lu  Young,  et  c'est  pourquoi  il  est  permis 
de  dire,  avec  Villemain,  que  sa  puissance  dure  encore. 
Comme  Rousseau,  et  avant  lui,  il  avait  pressenti  le 
charme  de  la  «  tristesse  enchanteresse  »  ;  comme  lui, 
il  avait  connu  «  ce  vide  immense  que  l'univers 
laisse  dans  le  cœur  de  l'homme  »  ;  comme  lui,  il  a  — 
selon  les  paroles  de  Chateaubriand  —  créé  le  genre 
«  descriptif  élégiaque  »,  qui  «  laisse  dans  l'âme  comme 
une   sorte  de  plainte  »  4.  Si  la  mélancolie  est  l'une 

1.  Corr.  litt.,  juin  1110. 

2.  Voir  la  Gazette  universelle  de  littérature,  1117,  p.  236. 

3.  Lamartine,  Histoire  des  Girondins,  t.  VIII,  p.  51. 

4.  Essai  sur  la  litt.  angl. 


382  ROUSSEAU   ET   L INFLUENCE    ANGLAISE. 

des  sources  de  la  poésie  moderne,  Young  est  l'un  des 
précurseurs  les  plus  authentiques  de  nos  poètes. 


III 


Dans  le  même  temps  où  elle  s'éprenait  d'Young,  la 
France  s'enthousiasmait  pour  Ossian,  et  ce  n'est 
encore,  si  on  y  regarde  d'un  peu  près,  qu'une  des 
conséquences  naturelles  de  la  révolution  opérée  par 
Rousseau. 

La  mélancolie  d'Young  semblait  d'un  poète  et  d'un 
sage.  Mais  Young  ne  pleurait  que  sur  le  temps  pré- 
sent, sur  notre  corruption,  notre  misère,  notre  mort 
prochaine.  Il  ne  laisse  pas  errer  son  imagination  dans 
les  siècles  disparus  ni  dans  les  civilisations  antiques. 
Il  ne  sent  pas  ce  que  le  regret  du  passé  ajoute  de 
profondeur  et  de  poésie  à  la  tristesse.  Cependant  il 
était  presque  fatal  que  la  poésie  mélancolique  devînt 
la  poésie  du  passé.  Par  lui-même,  et  parce  qu'il  est 
évanoui,  le  passé  a  sa  mélancolie,  et  Rousseau  le 
savait  bien,  lui  qui  avait  connu  «  ce  souvenir  amer  et 
délicieux  qui  nourrit  nos  tourments  du  vain  senti- 
ment d'un  bonheur  qui  n'est  plus  ».  Mais  de  même 
que  l'individu,  sur  le  déclin  de  la  vie,  se  reporte  avec 
délices  aux  premières  années,  de  même,  quand  elle 
s'est  enivrée  du  sentiment  de  sa  force,  quand  elle 
a  pleinement  joui  de  sa  virilité,  quand  elle  en  a 
éprouvé  la  vigueur  et  l'éclat,  la  race  se  sent  prise, 
elle  aussi,  d'une  nostalgie  des  siècles  évanouis.  Il  lui 
prend  comme  un  grand  désir  de  redevenir  enfant. 
Elle  rêve  de  retrouver  la  fraîcheur  des  impressions 
premières;  elle  remonte  l'océan  des  souvenirs;  à  la 
lumière  diffuse  de  l'imagination,  elle  reconnaît,  dans 
un  lointain  mystérieux,  les  vagues  et  flottants  con- 


LA    POÉSIE    CELTIQUE.  383 

tours  de  l'humanité  qu'elle  fut  et  qu'elle  ne  peut 
plus  être.  Même  la  rudesse  de  l'homme  primitif  appa- 
raît alors  comme  un  signe  de  vigoureuse  adoles- 
cence :  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  sauvage  et  de 
monstrueux  s'atténue  à  distance  et  s'estompe,  si  l'on 
peut  dire;  seules,  la  fière  stature,  la  fidélité,  la  vail- 
lance, la  noblesse  natives,  frappent  les  regards  :  telle 
une  statue  de  faune,  dans  le  brouillard,  semble  un 
Apollon. 

Le  xvmc  siècle  a  cédé,  comme  tant  d'autres,  à  ce 
prestige.  Avec  Rousseau,  avec  Ossian,  avec  Chateau- 
briand dans  sa  jeunesse,  il  s'est  épris  du  passé.  A  ce 
besoin  de  rêverie  qui  commençait  à  tourmenter  les 
hommes  de  ce  temps,  les  âges  crépusculaires  de  l'hu- 
manité offraient  un  merveilleux  cadre.  Homère  ou 
la  Bible,  quels  livres  de  chevet  où  toujours  l'homme 
est  tenté  de  se  replonger  aux  heures  de  lassitude, 
non  seulement  parce  qu'ils  sont  éloquents  ou  sacrés, 
mais  aussi  parce  qu'ils  sont  très  antiques!  Mais 
Homère,  d'ailleurs  peu  connu,  était  suspect  aux  nova- 
teurs, comme  étant  la  source  des  littératures  clas- 
siques; et,  quant  à  la  Bible,  elle  était  deux  fois  plus 
suspecte  qu'Homère  :  la  Bible,  a-t-on  dit  justement, 
«  n'a  jamais  été  un  livre  français  »  l. 

11  fallait  donc,  à  cette  littérature  nouvelle  dont 
l'idéal  se  dessinait  vaguement  dans  quelques  esprits, 
des  ancêtres  qui  fussent  bien  à  elle.  Il  fallait  décou- 
vrir, dans  le  passé  de  l'humanité,  une  race  d'où  Ton 
pût  faire  descendre  légitimement  toute  une  lignée  de 
poètes  et  qu'on  pût  opposer  à  l'antiquité  proprement 
dite,  à  la  Grèce  ou  à  Rome.  Il  fallait  enfin,  suivant 
l'expression  de  Garât,  «  porter,  dans  la  poésie  un 
peu  épuisée  du  Midi,  des  images,  des  tableaux,  des 

1.  J.-J.  Weiss,  A  propos  de  théâtre,  p.  168. 


384  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

mœurs,  où  les  talents  poétiques  pussent  se  rajeunir 
comme  dans  un  monde  naissant  »  !. 

Cet  Homère  moderne  qu'on  n'avait  pas,  un  très 
habile  homme  le  retrouva,  et  toute  l'Europe  adopta 
avec  enthousiasme  la  Calédonie  de  Macpherson,  et 
son  poète,  qui  est  Ossian  2. 

Depuis  quelques  années  déjà,  un  mouvement  se 
dessinait  chez  nos  voisins,  qui  emportait  beaucoup 
d'esprits  distingués  vers  un  passé,  sinon  plus  lointain 
que  l'antiquité  classique,  du  moins  plus  mystérieux 
et  plus  gros  d'inconnu.  Les  uns,  comme  Walpole, 
comme  Warton,  comme  Hurd,  cherchaient  à  remettre 
à  la  mode  l'architecture  et  la  poésie  médiévales  3.  Les 
autres  s'appliquaient  à  réunir  de  vieilles  chansons 
anglaises,  irlandaises  ou  galloises  :  le  fameux  livre 
de  Percy,  qui  parut  en  1765,  n'est  que  le  plus  célèbre 
recueil  d'une  longue  série  qui  commence  dès  les 
premières  années  du  siècle  4.  D'autres  enfin,  plus 
ambitieux,  ressuscitaient  toute  une  civilisation  morte, 
celle  des  Celtes,  et,  plus  généralement,  des  peuples 
du  Nord,  qu'ils  opposaient  triomphalement  aux  civi- 
lisations vieillies  de  l'Europe  latine.  Dès  1749,  Collins 
célèbre  en  beaux  vers  la  vieille  Ecosse  et  ses  monta- 
gnes «  où  dorment  les  puissants  rois  de  trois  beaux 
royaumes....  Souvent,  à  l'heure  solennelle  de  minuit, 
les  tertres  se  fendent  pour  ouvrir  leurs  béantes  cel- 
lules, et  voici  que  les  monarques  s'avancent,  majes- 


\.  Mém.  sur  Suard,  t.  II,  p.  153. 

2.  Voir  le  livre  de  Bailey  Saunders  :  The  life  and  letters  of 
James  Macpherson,  Londres,  1894,  in-8. 

3.  Thomas  Warton,  Observations  on  the  Faery  Queen  (1754) 
—  Richard  Hurd,  Letters  on  Chivalry  and  Romance  (1762). 

4.  On  trouvera  un  tableau  très  précis  de  ce  mouvement  dans 
le  livre  de  M.  Phelps  :  Origins  of  the  English  romantic  move- 
ment,  ch.  vu  {Revival  of  the  past).  —  Le  recueil  de  Percy  fut 
connu  en  France.  (Voir  Suard.  Mélanges  de  littérature.) 


LE    LIVRE    DE    M  ALLE  T.  385 

tueux  et  souverains,  en  robes  d'apparat,  couronnés 
d'or  éclatant,  et  sur  leurs  tombes  crépusculaires  ils 
tiennent  d'aériens  conseils  '.  » 

Ce  n'était  encore  qu'un  pressentiment  de  poète. 
Un  livre  d'histoire  —  important  dans  l'évolution 
de  la  littérature  du  siècle  —  fournit  la  matière  atten- 
due aux  imaginations  inquiètes.  Ce  fut  Y  Introduction 
à  Vhistoire  de  Danemark,  publiée  par  Malleten  17o5  et 
suivie  bientôt  des  Monuments  de  la  mythologie  et  de 
la  poésie  des  Celtes  et  particulièrement  des  anciens 
Scandinaves  2. 

Paul-Henri  Mallet  était  un  Genevois,  devenu,  à 
lage  de  vingt-deux  ans,  professeur  de  belles-lettres 
à,  Copenhague  3,  où  il  s'était  pris  d'un  beau  feu  pour 
les  littératures,  encore  inconnues,  du  Nord  et  s'était 
donné  pour  tâche  de  les  révéler  à  l'Europe.  Aidé  de 
versions  danoises  ou  suédoises,  il  lut  et  traduisit 
YEdda,  et  ce  fut  cette  traduction,  qui,  retraduite  en 
allemand,  inspira  à  Klopstock  et  à  son  école  leur 
goût  pour  la  poésie  bardique  4.  Mallet  détermina  ainsi 
en  Europe  un  mouvement  qui  ne  demandait  qu'à 
naître.  Son  livre,  traduit  par  Percy,  eut  en  Angleterre 
un  grand  retentissement.  Gray  le  lut  avidement  3. 
Percy  publia,  dans  le  genre  des  poèmes  Scandinaves, 
des  poèmes  runiques.  Toute  une  génération  de  poètes 
et  de  critiques  apprit  dans  Mallet  à  connaître  l'Eu- 
rope du  Nord,  et  Mme  de  Staël  y  puisa  elle-même 

1.  Yet  fréquent  now,  at  midnight  solemn  hour, 
The  rifted  mounds  Iheir  yawning  cells  unfold, 
And  forlli  the  monarchs  stulk  with  sovereiirn  power, 
In  pageant  robes,  and  wreathed  with  sheeny  gold, 
And  on  their  twilight  tombs  acrial  councils   liold. 

(An  Ode  on  the  popular  superstitions  of  the  Hu/hlandsof  Scotland.} 

2.  1756. 

3.  Voir  Sismondi,  De  la  vie  et  des  écrits  de  P. -IL  Mallet, 
1807,  et  Sayous,  XVIIIe  siècle  à  l'étranger,  t.  II,  p.  46  et  suiv. 

4.  Joret,  Herder,  p.  20. 

5.  Voir  Gray's  Works,  éd.  Gosse,  t.  II,  p.  352. 


386  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

une  foule  de  notions  l.  Une  antiquité  nouvelle  était 
née.  Toute  une  civilisation  apparaissait,  très  diffé- 
rente de  la  Grèce  et  de  Rome,  vierge  d'imitations, 
pâture  offerte  aux  imaginations  avides.  A  peine  si 
quelques  esprits  chagrins  demandaient  compte  à 
Mallet  de  son  entreprise  et  lui  reprochaient  d'exhumer 
des  «  fables  puériles  »  2.  —  Ce  n'est  pas  trop  de  dire 
de  son  livre  qu'il  a  été  le  point  de  départ  de  toute  la 
littérature  ossianique. 

En  1760,  Macpherson  donne  ses  Fragments  d'an- 
cienne poésie  recueillis  dans  les  Highlands  d'Ecosse 
et  traduits  de  la  langue  gaélique  ou  erse.  En  1762  — 
ou  peut-être  à  la  fin  de  1761  —  il  donne  Fingal,  en 
1763,  Temora  :  Ossian  était  né. 

On  voit  par  ces  dates  qu'il  naît  au  moment  précis  où 
Rousseau  imprime  à  notre  littérature  une  nouvelle 
direction  —  l'année,  ou  peu  s'en  faut,  de  la  Nouvelle 
Héloise.  Macpherson,  au  surplus,  doit  aussi  peu  de 
chose  à  Rousseau  que  Rousseau  à  Macpherson  :  il  y  a 
coïncidence  remarquable,  mais  influence,  non  pas. 
Macpherson  d'ailleurs  n'est  nullement  un  réformateur 
littéraire  :  personnellement,  il  a  le  goût  le  plus 
timide  et  se  moque  agréablement  des  vieux  poètes 
anglais,  de  Spenser,  de  ses  géants  et  de  ses  fées.  Il 
fait  peu  de  cas  de  leurs  imitateurs  et  «  de  ces  poésies 
romantiques,  si  répugnantes  pour  les  gens  de 
goût 3  ».  S'il  publie  Ossian,  c'est  pour  faire  œuvre 
d'antiquaire,  non  de  poète  :  il  satisfait  le  goût  de  ses 
contemporains  pour  le  bric-à-brac  littéraire.  On  l'eût 
fort  étonné  en  lui  apprenant  que  les  critiques  de 
l'âge  suivant  le  considéreraient  comme  un  des 
ancêtres  authentiques  du  romantisme. 

\.  Voir  De  la  littérature  :  Préface  de  la  deuxième  édition. 

2.  Préface  de  l'édition  de  1773. 

3.  Note  de  Cuthloda. 


SUCCÈS   EUROPÉEN   D'OSSÏAN  387 

Cependant,  Ossian  ne  tarde  pas  à  faire  révolution. 
Presque  aussitôt  on  pressent  en  lui  le  maître  de  la 
littérature  nouvelle,  «  l'Homère  moderne  »  de  Mme  de 
Staël.  En  Angleterre,  tous  les  purs  classiques  s'en 
méfient  et  s'inquiètent.  Walpolc  se  plaint  d'avoir  à 
apprendre  «  en  combien  de  manières  un  guerrier  peut 
ressembler  à  la  lune  ou  au  soleil  ou  à  un  rocher  ou 
à  un  lion  ou  à  l'océan  ».  L'Anglais  et  le  classique 
Johnson  devine  en  l'Écossais  Macpherson  un  impos- 
teur et  un  novateur  dangereux.  Il  lui  écrit  des  aménités 
de  ce  genre  :  «  J'ai  reçu  votre  sotte  et  impudente 
lettre...  J'espère  n'être  jamais  détourné  de  dévoiler 
une  fourberie  par  les  menaces  d'un  gueux  '.  »  Mais 
Macpherson,  hier  encore  maître  d'école  et  précepteur 
gagé,  a  maintenant  de  chauds  admirateurs  en  tous 
ceux  qui  croient  à  sa  Calédonie.  Ceux  même  qui  dou- 
tent de  l'authenticité  des  fragments  y  admirent  une 
beauté  singulière.  Le  délicat  esprit  de  Gray  y  trouve 
«  une  noble  et  sauvage  imagination  2  »  et  «  une  infinie 
beauté  ».  Sont-ils  d'Ossian?  Qu'importe?  «  Je  suis 
résolu  à  les  croire  authentiques,  en  dépit  du  diable 
ou  de  l'Église....  »  A  coup  sûr,  «  cet  homme  est  le 
propre  démon  de  la  poésie  »,  et,  si  d'aventure  il  n'y 
a  pas  de  supercherie,  «  l'Imagination  dans  toute  sa 
splendeur  habitait,  il  y  a  bien  des  siècles,  les  froides 
et  stériles  montagnes  de  l'Ecosse  ». 

Bientôt,  Macpherson  put  constater  avec  orgueil 
que  le  succès  d'Ossian  était  européen. 

Il  fut  traduit  en  vers  italiens  par  Cesarotti;  il  y 
eut  deux  versions  espagnoles,  plusieurs  allemandes, 
une  suédoise,  une  danoise,  deux  hollandaises,  dont 


1.  Dans  Villemain,  31*  leçon. 

2.  Lettres  du  29  juin  1760  et  17  février  1763. 


388  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

Tune  de  Bilderdyk.  En  Allemagne  surtout,  ce  fut  du 
délire.  On  tenait  enfin  le  véritable  ancêtre  de  la 
poésie  du  Nord  :  «  Toi  aussi,  Ossian,  s'écrie  Klops- 
tock,  l'oubli  t'enveloppait;  mais  on  t'a  redressé  et  te 
voilà  devant  nous,  égal  au  Grec  Homère,  et  le  bra- 
vant! »  «  Qu  est-il  besoin  de  la  belle  nature?  écrit 
Voss  à  Bruckner  :  l'Écossais  Ossian  est  un  plus 
grand  poète  que  l'Ionien  Homère.  »  Lerse,  à  Stras- 
bourg, dans  un  discours  retentissant,  reconnaît  trois 
guides  de  la  «  sainte  poésie  »  :  Shakespeare,  Homère, 
Ossian,  —  deux  poètes  du  Nord  contre  un  classique. 
Herder  écrit  un  parallèle  des  deux  épopées  homé- 
rique et  ossianique,  appelle  Ossian  «  son  homme  », 
projette  un  voyage  en  Ecosse  pour  y  recueillir  des 
chants  bardiques.  Burger  l'imite,  Christian  Heyne  se 
fait,  à  l'université  de  Gottingue,  son  champion. 
Goethe  enfin  s'en  inspire,  est-il  besoin  de  le  rappeler? 
dans  Werther  et  ailleurs  :  Werther  heureux  goûte 
Homère,  mais,  dans  le  malheur,  il  se  nourrit  d'Ossian, 
et,  alors  que  «  l'automne  se  fait  en  lui  et  autour  de 
lui  »,  il  s'écrie  :  «  Ossian  a  chassé  Homère  de  mon 
cœur!  »  C'est  un  fragment  d'Ossian  —  les  lamenta- 
tions d'Armin  sur  la  mort  de  sa  fille  —  qui  jette 
Charlotte  éperdue  dans  le  trouble  qui  manque  de 
la  perdre  :  «  Pourquoi  me  réveilles-tu,  souffle  du 
printemps?  Tu  me  caresses  et  tu  dis  :  Je  baigne  la 
terre  de  la  rosée  du  ciel.  Mais  il  approche,  le  temps 
où  je  dois  me  flétrir;  elle  approche,  la  tempête  qui 
dévastera  mon  feuillage.  Demain  le  voyageur  viendra; 
il  viendra  celui  qui  vit  ma  beauté  :  ses  yeux  me  cher- 
cheront dans  la  campagne  et  ne  me  trouveront  pas1.  » 
Goethe  a   très  bien  expliqué,  dans  ses  Mémoires, 


1.  Trad.  Porchat.  —  Sur  Ossian   en  Allemagne,  voir  Erich 
Schmidt,  loc.  cit.,  p.  225  et  suiv. 


OSSIAN    EN    FRANCE.  :\H9 

les  causes  de  cotte  popularité  du  barde  calédonien. 

C'est  lui  qui  a  développé,  dans  la  jeunesse  allemande, 

le  goût  de  «  ces  sombres  réflexions  qui  égarent  dans 

Tinfini   celui  qui   s'y    abandonne    ».   C'est   lui,   avec 

Young  et  Gray,  qui  a  excité  et  «  encouragé  en  elle 

ce  funeste  travail  ».  «  Afin  que  toute  cette  mélancolie 

eût  un  théâtre  fait  pour  elle,  Ossian  nous  avait  attirés 

dans  la  Thulé  lointaine,   où,   parcourant  l'immense 

bruyère    grisâtre,   parmi   les  pierres  moussues  des 

tombeaux,  nous  voyions  autour  de  nous  les  herbes 

agitées  par  un  vent  horrible,  et  sur  nos  têtes  un  ciel 

chargé  de  nuages.  La  lune  enfin  changeait  en  jour 

cette    nuit   calédonienne;  des   héros  trépassés,   des 

beautés  pâlies,  planaient  autour  de  nous;  enfin  nous 

croyions  voir,  dans  sa  forme  effroyable,  l'esprit  même 

de  Loda  '.  » 

Rien  ne  prouve  mieux  l'intérêt  croissant  qu'on 
prenait  chez  nous  aux  choses  étrangères,  que  la 
rapidité  avec  laquelle  Ossian  y  fut  connu.  Il  est  très 
digne  de  remarque  que,  contrairement  à  une  opinion 
répandue,  il  y  fut  célèbre  presque  avant  de  l'être 
dans  les  pays  du  Nord2. 

Le  premier  volume  de  Macpherson  est  du  commen- 
cement de  1760  :  dès  le  mois  de  septembre,  le 
Journal  étranger  public  deux  fragments  «  d'anciennes 
poésies,  traduits  en  anglais  de  la  langue  erse,  que 
parlent  les  montagnards  d'Ecosse  »  :  c'étaient  Connal 
et  Crimora,  liyno  et  Alpin.  Le  traducteur  y  signalait 
«  cette  marche  singulière,  ces  passages  rapides  et 
sans  transition  d'une  idée  à  l'autre,  ces  images  accu- 
mulées, ces  répétitions  fréquentes  et  aussi  tous  les 


1.  Mémoires,  3e  partie  (trad.  Porchat,  t.  VIII,  p.  499-501). 

2.  Sur  le  succès  d'Ossian  en  France,  voir  le  livre  de 
M.  Bailey  Saunders,  déjà  cité  (chap.  i)  et  deux  articles  d'Arvède 
Barine  {Journal  des  Débats,  13  et  27  novembre  1894). 


390  ROUSSEAU  ET    I/INFLUENCE    ANGLAISE. 

défauts  de  ce  que  nous  appelons  le  style  oriental  ». 
Il  en  concluait  que  les  peuples  du  Nord  n'ont  pas 
l'imagination  moins  poétique  que  ceux  de  l'Asie. 
«  Un  peuple  dont  la  langue  est  pauvre,  et  qui  n'a 
fait  aucun  progrès  dans  les  arts,  doit  faire  un  emploi 
fréquent  des  figures  et  des  métaphores....  La  gran- 
deur et  la  multiplicité  des  images,  la  hardiesse  des 
tours,  et  une  sorte  d'irrégularité  dans  la  marche  des 
idées,  doivent  faire  le  caractère  de  sa  poésie.  » 

Ce  premier  traducteur  et  critique  français  d'Ossian 
était  Turgot  '. 

La  tentative  ayant  réussi,  le  même  journal  inséra 
deux  nouveaux  fragments,  avec  une  notice  som- 
maire sur  le  recueil  de  Macpherson.  On  remarquait 
cette  fois  que  la  poésie  erse  est  plus  voisine  d'Homère 
que  de  Pope  ou  de  Dryden.  On  en  concluait  que  la 
poésie  «  est  de  toutes  les  nations  et  de  toutes  les 
langues  ».  Peut-être  même  «  que  la  grande  poésie, 
telle  que  la  concevaient  les  anciens,  appartient  plus 
aux  peuples  encore  barbares  qu'aux  peuples  plus  ins- 
truits et  plus  civilisés».  Des  hommes  sauvages,  dont 
l'âme  est,  pour  ainsi  dire  «  toute  au  dehors  »,  dont 
les  passions  ne  sont  tempérées  ni  par  l'éducation  ni 
par  les  lois,  dont  l'esprit,  incapable  de  se  plier  aux 
abstractions,  ne  parle  que  le  langage  de  l'imagina- 
tion, de  tels  hommes  sont  poètes  naturellement. 
«  L'âme,  en  se  repliant  sur  elle-même,  se  détache  en 
quelque  sorte  des  objets  extérieurs;  l'habitude  de  la 
réflexion  et  de  la  pensée  émousse  la  sensibilité  et 
l'imagination,  et  modère  l'activité  des  passions;  l'es- 
prit devient  plus  sévère  et  s'accommode  moins  d'une 
certaine  latitude  vague  et  indéterminée  dans  les  idées 
dont  lapoésic  a  besoin  2.  »  —  C'était,  avec  plus  de  netteté 

1.  Voir  ses  Œuvres,  t.  IX,  p.  141  et  suiv. 

2.  Journ.  étr.,  janvier  1761. 


OSSIAN   EN    FRANCE.  391 

dans  l'expression,  la  théorie  de  Diderot  et  celle  de 
Rousseau;  seul,  l'homme  primitif  est  poétique;  par 
conséquent,  seul  il  est  poète. 

Nous  savons  de  bonne  source  que  le  succès  de  ces 
fragments  fut  très  vif  :  «  Cela  est  beau  comme 
Homère  »,  écrivait  Grimm  '.  Aussi  le  Journal  publiait- 
il  successivement,  par  la  plume  de  Suard,  des  traduc- 
tions de  Fingal,  de  Lathmon,  d'Oithona,  de  Dar-Thula, 
de  Conlath  et  Cuthona,  tous  «  poèmes  erses  -  ».  Un 
nouveau  traducteur,  la  duchesse  d'Aiguillon,  tra- 
duisit Carthon  3.  Cela  donna  lieu  à  une  grande  dis- 
pute sur  l'authenticité  de  tous  ces  poèmes,  qui  rem- 
plit le  Journal  des  savants  *,  et  dont  la  conclusion  fut 
que  «  l'honneur  d'avoir  créé  ces  poésies  touchantes 
et  sublimes  vaudrait  bien  l'heureux  hasard  de  les 
avoir  découvertes  ». 

Pendant  dix  ans  la  querelle  ossianique  occupa  les 
critiques,  sans  qu'on  pût  arriver  en  France,  plus 
qu'en  Angleterre,  à  convaincre  d'imposture  l'heu- 
reux Macpherson.  Là  où  échouaient  les  plus  savants 
membres  des  plus  doctes  académies  d'Ecosse,  com- 
ment des  journalistes  français  eussent-ils  réussi  5? 
Pendant  cinquante  ans  et  plus,  la  fortune  de  la 
poésie  bardique,  erse,  runique  nu  galloise  —  comme 
on  l'appela  tour  à  tour  —  se  soutint  parmi  nous. 

Dès  1764,  la  Gazette  littéraire  opposait,  comme  eût 


1.  Corr.  lilt.,  avril  1762. 

2.  Décembre  1761,  janvier,  février,  avril,  juillet  1762. 

3.  Carthon,  poème,  traduit  de  l'anglais  par  Mme*",  Londres, 
1762,  in-12.  —  Voir,  à  ce  sujet,  les  Mém.  secrets  (20  février  1763). 
Quérard  affirme  que  la  duchesse  —  qui  était  la  mère  de  l'adver- 
saire de  La  Chalotais  —  eut  un  collaborateur  appelé  Marin. 

4.  Février  et  novembre  1762;  mai,  juin,  sept.  déc.  1764.  — 
Gazette  littéraire  (1er  sept.  176o)  :  réflexions  de  Cesarotti  sur 
Ossian. 

5.  Voir  l'édition  des  poèmes  d'Ossian  de  M.  Archibald  Clerk 
(Londres,  1870,  2  vol.  in-8). 


392  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

pu  le  faire  Herder  lui-même  ou  Gœthe,  cette  poésie 
d'un  nouveau  genre  à  la  poésie  des  Grecs,  et, 
tout  en  y  reconnaissant  «  ce  caractère  d'enthou- 
siasme que  les  Grecs  appelaient  fureur  poétique  », 
elle  y  signalait  la  différence  du  climat,  de  la  religion, 
de  la  race  :  «  Les  poèmes  du  Nord  abondent  en 
images  fortes  et  terribles,  mais  n'en  offrent  que 
rarement  de  douces  et  jamais  de  riantes....  Tout  y 
peint  un  ciel  triste,  une  nature  sauvage,  des  mœurs 
féroces.  »  Cependant  on  y  trouve  le  don  essentiel  qui 
fait  les  poètes,  le  pouvoir  «  de  réaliser  les  fantômes 
de  sa  propre  imagination  »  :  ne  serait-ce  pas  que 
«  les  temps  que  nous  appelons  barbares  sont,  par  un 
grand  nombre  de  circonstances,  favorables  au  génie 
poétique  »?  Or  Ossian,  quoique  moins  ancien, 
paraît  cent  fois  plus  barbare  qu'Homère  :  son  inspi- 
ration est  plus  simple,  plus  naïve,  plus  voisine  de  la 
nature.  Elle  est  pareille  à  une  source  jaillissante. 
Bien  mieux,  «  elle  est  véritablement  la  poésie  de 
cœur,  car  on  y  sent  toujours  un  cœur  animé  de  sen- 
timents nobles  et  de  passions  tendres  l  ». 

Ainsi  l'opinion  était  saisie  de  la  question  des 
poèmes  erses  et  inclinait  vers  le  culte  de  ce  nouveau 
dieu,  quand  Letourneur,  infatigable  courtier  en  litté- 
rature étrangère,  donna  sa  traduction  des  «  poésies 
galliques  d'Ossian,  fils  de  Fingal  »  —  augmentée  de 
quelques  poèmes  «  bardiques  »  de  John  Smith  2,  — 
qui  eut  un  prodigieux  succès.  Il  s'en  faut  pourtant 
que  la  traduction  de  Letourneur  mérite  les  éloges 
que  La  Harpe  lui  a  complaisamment  décernés  :  dans 


1.  Gaz.  litt.,  1764,  t.  1,  p.  238;  1er  juillet  et  1er  août  1765. 

2.  Ossian,  fils  de  Fingal,  poésies  galliques,  traduites  de 
l'anglais  de  Macpherson,  par  Letourneur,  Paris,  1771,  2  vol. 
in-8.  —  Nombreuses  réimpressions,  notamment,  avec  addi- 
tions, en  1799,  et  en  1810,  avec  une  préface  de  Ginguené. 


OSSIAN    EN    FRANCE.  393 

sa  prose  médiocre,  on  a  peine  à  retrouver  l'harmonie, 
si  admirée  de  Gray,  de  la  prose  poétique  que  Mac- 
pherson  a  eu  l'honneur,  non  pas  de  créer,  niais  de 
mettre  à  la  mode  :  qu'on  se  figure  Atnla  traduit 
dans  la  langue  de  Johnson.  Cependant  YOssian  de 
Letourneur  reste  un  livre  capital  dans  l'histoire  de 
notre  littérature. 

«  Je  ne  crois  plus,  écrivait  un  jour  Chateaubriand, 
à  l'authenticité  des  ouvrages  d'Ossian....  J'écoute 
cependant  encore  la  harpe  du  barde,  comme  on  écou- 
terait une  voix,  monotone  il  est  vrai,  mais  douce  et 
plaintive  '.  »  Cette»  voix»,  nous  l'entendons  aujour- 
d'hui encore,  et,  quand  il  nous  plaît  de  l'y  chercher, 
nous  trouvons  dans  le  faux  Ossian  ce  qu'y  trouvait 
Chateaubriand,  «  une  haute  et  noble  source  de 
poésie  —  suivant  les  paroles  d'un  excellent  juge,  — 
où  passe,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  un  souffle  aussi  puis- 
sant que  les  vents  orageux2  ». 

En  revanche,  nous  ne  croyons  plus  ni  à  Fingal  ni 
à  Oscar.  La  civilisation  «  calédonienne  »,  qui  avait 
pour  les  contemporains  le  charme  d'une  nouveauté 
piquante,  nous  fait  l'effet  d'un  composé  artificiel 
d'éléments  hétéroclites.  Les  clans,  les  druides,  les 
bardes  de  Macpherson  ont  perdu  leur  prestige  : 
nous  avons  admis  —  un  peu  légèrement  peut-être 
—  que  Macpherson  n'est  qu'un  adroit  mystificateur, 
Mais  il  faut  noter,  quand  on  cherche  à  s'expliquer 
la  vogue  des  poèmes  ossianiques,  que  les  contempo- 
rains en  jugèrent  tout  autrement.  Ils  crurent,  de 
la  foi  de  l'imagination,  aux  Calédoniens,  hommes 
robustes,  dont  la  peau   était   blanche,   les   cheveux 


1.  Préface  de  la  traduction  des  Poésies  yallii/ues. 

2.  Angellier,  Bums,  t.   I,  p.  59.  —  M.  Clerk  admet  l'authen- 
ticité des  poèmes  d'Ossian. 


394  ROUSSEAU    ET   L'INFLUENCE   ANGLAISE. 

blonds,  la  prunelle  azurée.  Ils  crurent  aux  druides, 
législateurs  et  prêtres,  aux  bardes,  poètes  et  ambas- 
sadeurs. Ils  crurent  à  ce  peuple  étrange,  qui  n'avait 
ni  industrie  ni  agriculture,  ne  connaissait  que  l'or 
et  le  fer,  lançait  sur  les  mers  ses  barques  hardies, 
plaçait  ses  demeures  sur  les  lieux  élevés,  près  du 
ciel.  Ils  crurent  à  cette  religion  poétique  et  vague, 
où  les  âmes  habitent  les  nuées,  commandent  aux 
vents  et  aux  tempêtes,  parlent  aux  vivants  dans  les 
heures  solennelles  et  les  défient  aux  combats.  Ils 
crurent  aux  combats  mystérieux  des  dieux  avec  les 
hommes,  dans  les  nuits  obscures  —  et  ils  en  aimè- 
rent la  sombre  poésie  : 

«  La  lune  montrait  à,  l'Orient  sa  pâle  et  froide 
lumière;  le  sommeil  descendit  sur  l'armée  :  les 
casques  assoupis  brillaient  au  feu  mourant  des 
chênes  :  mais  le  sommeil  ne  ferma  pas  les  yeux  de 
Fingal.  Il  se  lève,  il  prend  ses  armes,  monte  lente- 
ment la  colline,  et  veut  revoir  encore  la  flamme 
sinistre  du  palais  de  Cathula. 

«  Elle  ne  jetait  dans  l'éloignement  qu'une  lueur 
obscure  :  la  lune  cachait  sa  face  rougeâtre  dans  les 
nuages  de  l'Orient  :  tout  à  coup  fond  de  la  montagne 
un  vent  impétueux  :  il  portait  l'esprit  de  Loda.  Le 
fantôme  vient  se  placer  sur  la  pierre;  la  terreur  et 
les  feux  l'environnent;  il  agite  sa  lance  énorme;  ses 
yeux  semblent  des  flammes  sur  sa  face  ténébreuse, 
et  sa  voix  est  comme  le  roulement  lointain  du  ton- 
nerre. »  Fingal  défie  l'esprit  divin  :  «  Veux-tu  me 
forcer  à  quitter  l'enceinte  où  l'on  m'adore?  répondit  le 
fantôme  d'une  voix  sépulcrale.  Les  peuples  se  pros- 
ternent devant  moi  :  le  sort  des  armées  est  dans  mes 
mains.  Je  regarde  les  nations,  et  elles  disparaissent; 
mon  souffle  exhale  et  répand  la  mort;  je  me  promène 
sur  les  vents  :  les  tempêtes  marchent  devant  moi; 


VOLTAIRE   ET   OSSIAN.  395 

mais  mon  séjour  est  paisible  au-dessus  des  nuages. ...» 
Le  héros  reste  inflexible.  Alors  «  le  fantôme  leva  sa 
lance  aérienne,  et  pencha  vers  Fingal  sa  stature 
immense.  Aussitôt  le  roi  s'avance,  tirant  son  épée,... 
il  frappe....  Le  fantôme  perd  sa  forme  et  s'étend  dans 
l'air  comme  une  colonne  de  fumée  que  le  bâton  d'un 
enfant  a  rompue....  L'esprit  de  Loda  jette  un  cri,  se 
roule  sur  lui-même,  et  se  perd  dans  les  vents  *.  » 

De  pareilles  scènes,  quoique  analogues  à  celles  de 
la  Bible  et  d'Homère,  ont  leur  grandeur.  Mais  elles 
nous  touchent  moins  qu'elles  ne  touchaient  les  con- 
temporains de  Macpherson.  Elles  nous  paraissent 
moins  originales.  Des  deux  poètes  qu'il  y  a  dans  le 
vieil  Ossian,  du  poète  épique  et  du  poète  lyrique, 
nous  préférons  le  second,  qui  est  vraiment  original. 
Mais  la  critique  du  xvmG  siècle  s'est  beaucoup  préoc- 
cupée du  premier,  de  celui  qu'on  pouvait  comparer 
à  Homère. 

Quelques  années  déjà  avant  que  Letourneur  eût 
publié  sa  traduction,  Voltaire  mettait  en  scène,  dans 
un  dialogue  amusant,  un  Florentin,  un  professeur 
d'Oxford  et  un  Écossais,  réunis  chez  Lord  Ghester- 
field  2.  —  L'Écossais  tient  pour  Ossian  :  «  Que  l'anti- 
quité est  belle,  s'écrie-t-il;  le  poème  de  Fingal  a 
passé  de  bouche  en  bouche  jusqu'à  nous  depuis  près 
de  deux  mille  ans,  sans  avoir  jamais  été  altéré  :  tant 
les  beautés  véritables  ont  de  force  sur  l'esprit  des 
hommes!  »  Et  il  récite  une  traduction,  ou  plutôt  une 
paraphrase  du  début  de  Fingal3.  «  Ah!  dit  le  pro- 
fesseur d'Oxford,  voilà  le  véritable  style  d'Homère; 

1.  Carric-thura,  trad.  de  Letourneur.  —  The  poems  of 
Ossian,  Londres,  1812,  p.  ni. 

2.  Dictionnaire  philosophique  :  Anciens  et  modernes  (1770). 

3.  «  Cuchullin  était  assis  près  de  la  muraille  de  Tura,  sous 
V arbre  de  la  feuille  agitée.  »  11  y  a  :  «  by  the  treeof  the  rustling 
sound  ».  Voltaire  parodie. 


396  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

mais  ce  qui  me  plaît  encore  davantage,  c'est  que  j'y 
vois  la  sublime  éloquence  hébraïque.  »  Et  notre 
homme  de  citer  quelques  passages  des  psaumes,  que 
Voltaire  choisit  avec  soin,  comme  on  le  devine,  pour 
donner  une  idée  du  «  style  oriental  ».  L'Écossais 
pâlit  de  colère.  Mais  le  Florentin  sourit  et  déclare 
qu'il  parlera  tant  qu'on  voudra  dans  ce  prétendu 
«  style  oriental  »,  puisqu'il  ne  faut  qu'un  peu  d'adresse 
«  pour  être  ampoulé  en  vers  négligés  »  et  pour 
«  entasser  combats  sur  combats  »  ou  «  peindre  des 
chimères  ».  Et  de  fait,  il  improvise  séance  tenante 
un  fragment  amphigourique  sur  le  premier  sujet 
qu'on  lui  fournit.  —  La  raillerie  était  facile.  Elle 
n'est  pas  tout  à  fait  injuste.  Ossian  est  monotone;  il 
cultive  «  le  style  oriental  »;  et  qui  oserait  soutenir 
qu'il  n'a  pas  «  peint  des  chimères  »? 

Mais  Voltaire  ne  voit  pas,  ou  feint  de  ne  pas  voir, 
que  la  véritable  cause  de  son  succès  était  ailleurs. 
Assurément,  l'épopée  calédonienne  était,  aux  yeux 
de  plus  d'un  esprit  superficiel,  la  rivale  heureuse  de 
l'épopée  homérique  : 

Adieu  les  fables  des  vieux  âges, 
Les  dieux  des  Grecs  et  des  Troyens! 
Vivent  les  héros  des  nuages 
Dans  leurs  palais  aériens  *! 

Mais  l'épopée  d'Ossian  n'était  pas  tout  Ossian,  tant 
s'en  faut.  Ce  que  les  lecteurs  anglais  ou  français 
aimaient  de  lui,  c'était  plus  encore,  c'était  surtout  le 
poète  lyrique,  celui  qui  donnait  une  forme,  ou  du 
moins  un  cadre  nouveau,  à  l'amour  de  la  nature,  à 
la  mélancolie,  à  ce  «  vague  des  passions  »  dont  Rous- 
seau leur  faisait   éprouver   le   charme    douloureux. 

1.  Creuzé  de  Lesser. 


LE    LYRISME    l>  OSSIAN.  397 

C'était  celui  qui  adressait  au  soleil,  par  la  bouche  du 
barde  aveugle,  cette  pathétique  apostrophe  : 

O  toi  qui  roules  au-dessus  de  nos  têtes,  rond  comme 
le  bouclier  de  nos  pères,  d'où  partent  tes  rayons,  ô  soleil? 
D'où  te  vient  ta  lumière  éternelle?  Tu  t'avances  dans  ta 
beauté  majestueuse.  Les  étoiles  se  cachent  dans  le  firma- 
ment. La  lune  pâle  et  froide  se  plonge  dans  les  ondes  de 
l'occident....  Hélas!  tu  brilles  en  vain  pour  Ossian.  Il  ne 
voit  plus  tes  rayons,  soit  que  ta  chevelure  dorée  flotte  sur 
les  nuages  de  l'orient,  soit  que  ta  lumière  tremble  aux 
portes  de  l'occident.  Mais  tu  n'as  peut-être  comme  moi 
qu'une  saison,  et  tes  années  auront  un  terme  :  peut-être  tu 
t'endormiras  un  jour  dans  le  sein  des  nuages,  et  tu  seras 
insensible  à  la  voix  du  matin.  Réjouis-toi  donc,  ô  soleil, 
dans  la  force  de  ta  jeunesse.  La  vieillesse...  ressemble  à  la 
pâle  lumière  de  la  lune,  qui  se  montre  au  travers  des  nuées 
déchirées  par  le  vent  du  nord,  lorsqu'il  est  déchaîné  dans 
la  plaine,  que  le  brouillard  enveloppe  la  colline,  et  que  le 
voyageur  transi  tremble  au  milieu  de  sa  course  *. 

Là,  dans  des  morceaux  de  ce  genre,  d'une  poésie 
pénétrante  et  voilée,  est  le  véritable  Ossian,  celui 
dont  Chateaubriand  a  pu  dire  qu'il  a  «  ajouté  aux 
chants  des  Muses  une  note  jusqu'à  lui  inconnue  2  ». 
Et  c'est  bien  celui  que  les  lecteurs  de  Letourneur  ont 
goûté  et  compris. 

).  Carthon.  —  Poems,  p.  190  :  «  O  thou  that  rollest  above, 
round  as  the  shield  of  my  fathers!  Whence  are  thy  beams,  O 
sun!  thy  everlasting  light?  Thou  comest  forth  in  thy  awful 
beauty;  the  stars  hide  themselves  in  the  sky;  the  moon,  cold 
and  pale,  sinks  in  the  western  wave;  but  thou  thyself  movest 
alone....  But  to  Ossian  thou  lookest  in  vain,  for  lie  beholds 
thy  beams  no  more;  whether  thy  yellow  hair  flows  on  the 
eastern  clouds,  or  thou  tremblest  at  the  gâtes  of  the  west. 
But  thou  art  perhaps  like  me,  for  a  season  :  thy  years  will 
hâve  an  end.  Thou  shalt  sleep  in  thy  clouds,  careless  of  the 
voice  of  the  morning.  Exult  then,  O  sun,  in  the  strength  of 
thy  youthîage  is  dark  und  unlovely;  it  is  like  the  glimmering 
light  of  the  moon  when  it  shines  through  broken  clouds,  and 
the  mist  is  on  the  hills....  » 

2.  Préf.  des  traductions  du  gallique. 


398  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

Que  ne  puis-je  habiter  les  monts  couverts  de  neige 
Où  TÉcosse  enferma  ses  citoyens  heureux! 
Et  contemplant  les  mers  qui  baignent  la  Norwège, 
Rêver  au  bruit  des  vents  sous  un  ciel  ténébreux! 
Peut-être  l'habitant  de  ces  roches  sauvages 
Redirait  près  de  moi  les  hymnes  douloureux 
Que  chantait  Ossian  sur  les  mêmes  rivages. 

Ce  fut  l'impression  d'un  des  premiers  lecteurs  du 
Macpherson  français,  de  Fontanes,  alors  tout  jeune 
encore;  et  il  ajoutait,  s'adressant  avec  une  émotion 
mal  contenue  au  traducteur  d'Ossian  : 

0  Le  Tourneur!  ô  toi  dont  la  prose  hardie 
Des  vers  audacieux  osa  presque  imiter 

L'inimitable  mélodie, 

Tu  découvris  plus  d'une  fois 
Des  trésors  inconnus  aux  muses  de  notre  âge  J! 

Les  vers  sont  médiocres;  mais  le  sentiment  était 
sincère,  et  Fontanes  composait,  à  l'exemple  d'Ossian, 
son  Chant  du  Barde,  pour  essayer  de  rendre  à  son 
tour,  comme  il  l'écrivait  de  Londres  à  Joubert,  «  ce 
son  lent  et  doux,  qui  semble  venir  du  rivage  éloigné 
de  la  mer  et  se  prolonger  parmi  des  tombeaux  ». 

Ainsi,  dès  le  xvnr3  siècle,  on  pressentit  chez  nous 
ce  qu'il  y  avait  d'original  chez  celui  qui  devait  être 
l'un  des  maîtres  de  Lamartine  et  de  Chateaubriand. 
On  en  devina,  si  on  ne  réussit  pas  à  s'approprier 
pleinement,  la  subtile  poésie.  On  se  plut  à  le  lire, 
avec  Mme  de  Genlis,  «  en  face  d'un  tableau  agreste 
et  mélancolique  »,  sur  un  siège  de  verdure  «  ombragé 
par  deux  peupliers  »,  avec  une  harpe  éolienne  dans 
les  environs  2.  On  essaya,  avec  Fontanes,  de  recons- 
tituer la  musique  de  ces  mélopées  singulières.  On  y 
loua,  avec  La  Harpe,   «    cette   sorte    d'imagination 


1.  Œuvres,  1839,  1. 1,  p.  398. 

2.  Mémoires,  t.  III,  p.  353. 


OSSIAN    SOUS    LA    REVOLUTION.  309 

mélancolique  »,  qui  fait  songer  à  un  pays  «  reculé  et 
nébuleux,  où  les  vapeurs  des  montagnes,  le  bruit 
monotone  de  la  mer  et  les  vents  sifllants  dans  les 
rochers,  donnent  aux  esprits  une  tristesse  habituelle 
et  réfléchissante  *  ».  Dès  avant  la  Révolution,  grâce 
à  Ossian,  la  «  poésie  du  Nord  »  eut  des  partisans  en 
France. 

Tristes  comme  leur  ciel  toujours  ceint  de  nuages, 
Enflés  comme  la  mer  qui  blanchit  leurs  rivages, 
Et  sombres,  et  pesants  comme  l'air  nébuleux, 
Que  leur  île  farouche  épaissit  autour  d'eux  2, 

ces  poètes  septentrionaux  semblaient  destinés  à  re- 
nouveler notre  littérature  épuisée.  On  ne  les  imitait 
pas  encore,  ou  on  les  imitait  mal  3.  Mais  les  temps 
approchaient  où  un  Chateaubriand  allait  s'approprier 
le  meilleur  de  leur  génie,  et  où,  exilé  dans  la  patrie 
de  Macpherson,  il  se  préparera  à  écrire  René  en  tra- 
duisant les  poèmes  ossianiques  *. 

De  1789  à  la  période  impériale,  Ossian  fut  célèbre. 
Arnault  lui  emprunta  le  sujet  d'une  tragédie  5.  La- 
baume  et  David  de  Saint-George  donnèrent  une  suite 


1.  Cours  de  littér.,  t.  III,  p.  214-217. 

2.  André  Chénier,  Élégie  XXI. 

3.  Voir  Athos  et  Dermide,  pièce  dont  le  fond  est  tiré  d'une 
note  de  Macpherson  (Joum.  encyclop.,  1er  juin  1786);  Essai 
d'une  traduction  d'Ossian  en  vers  français,  par  Lombard  (Berlin, 
1789,  in-8),  etc. 

4.  «  Lorsqu'en  1793,  la  révolution  me  jeta  en  Angleterre, 
j'étais  grand  partisan  du  barde  écossais  :  j'aurais,  la  lance 
au  poing,  soutenu  son  existence  envers  et  contre  tous,  contre 
celle  du  vieil  Homère.  Je  lus  avec  avidité  une  foule  de  poèmes 
inconnus  en  France....  Dans  l'ardeur  de  mon  admiration  et  de 
mon  zèle,  tout  malade  et  tout  occupé  que  j'étais,  je  traduisis 
quelques  productions  ossianiques  de  John  Smith  »  (Préf.  des 
trad.  du  gallique).  —  Ces  productions  sont  Dargo,  Duthona  et 
Gaul,  insérées  dans  les  œuvres  de  Chateaubriand  :  ce  sont 
plutôt  des  imitations  que  des   traductions. 

5.  Oscar,  fils  d'Ossian,  1796. 


400  ROUSSEAU   ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

à  Letourneur  l.  On  raconte  que,  sous  le  Directoire, 
les  habitants  du  bois  de  Boulogne  furent  épouvantés 
de  voir  briller  au  milieu  des  arbres  une  grande 
flamme,  et  que,  s'étant  approchés,  ils  aperçurent 
des  hommes  accoutrés  à  la  Scandinave  qui  tentaient 
de  mettre  le  feu  à  un  sapin  et  chantaient  d'un  air 
inspiré  en  s'accompagnant  d'une  guitare  :  c'étaient 
des  admirateurs  d'Ossian  qui  voulaient,  comme  les 
héros  calédoniens,  dormir  en  plein  air  et  allumer  des 
arbres  pour  se  chauffer  2.  Sous  le  Consulat,  cette 
faveur  redoubla  :  le  premier  consul  avait  fait  d'Ossian 
«  son  poète  »  et  s'attira  par  là  la  sympathie  de 
Mme  de  Staël  :  il  le  lisait  sur  le  navire  qui  le  rame- 
nait d'Egypte,  comme  il  le  relut  plus  tard  sur  celui 
qui  l'emportait  vers  Sainte-Hélène  3.  «  Voilà  qui  est 
beau  »,  disait-il  à  Arnault.  On  a  dit  qu'il  l'imposa  à 
l'art  de  son  temps.  Il  serait  plus  juste  de  dire  que, 
nourri  dans  les  traditions  littéraires  du  xvme  siècle, 
il  partageait  avec  ses  contemporains  le  culte  du 
barde  calédonien.  C'est  sous  le  Consulat  que,  sur  son 
invitation,  Baour  Lormian  compose  ses  Poésies  gai- 
ligues,  que  Girodet  peint  son  tableau  de  Fingal  et 
d'Ossian  accueillant  les  ombres  des  guerriers  fran- 
çais, et  que  Lesueur  écrit  cet  opéra  des  Bardes  que 
Napoléon  proclamait  une  pièce  «  brillante,  héroïque 
et  vraiment  ossianique  4  ». 


i.  Poèmes  d'Ossian  et  de  quelques  autres  bardes,  pour  servir 
de  suite  à  l'Ossian  de  Letourneur,  traduit  de  l'anglais  par  Hill 
(pseudon.),  Paris,  1795,  3  vol.  in-18. 

2.  G.  Renard,  De  V influence  de  l'antiquité  classique  sur  la  lit- 
térature française  pendant  les  dernières  années  du  xvme  siècle 
et  les  premières  années  du  xixe,  Lausanne,  1875,  in-8. 

3.  Voir  le  Journal  de  la  traversée  d'Angleterre  à  Sainte- 
Hélène,  par  un  officier  anglais,  publiée  dans  le  Journal  des 
Débats. 

4.  Les  Poésies  galliques  sont  de  1801.  Le  tableau  de  Girodet 
fut  exposé  au  salon  de  1802.  L'opéra  de  Lesueur  fut  joué  en 


OSSIAN   APRÈS    LA   RÉVOLUTION.  401 

Quand,  après  la  Révolution,  Mme  de  Staël  et  Cha- 
teaubriand essayèrent  de  poser  les  principes  d'une 
poétique  nouvelle,  tous  deux  acceptèrent  Ossian, 
comme  un  héritage  précieux  du  siècle  qui  venait  de 
finir.  Ils  le  firent  goûter  à  tous  les  écrivains,  encore 
jeunes  alors,  qui  devaient  former  bientôt  la  pléiade 
romantique  : 

Toi  qui  chantais  l'amour  et  les  héros, 
Toi,  d'Ossian  la  compagne  assidue, 
Harpe  plaintive,  en  ce  triste  repos, 
Ne  reste  pas  plus  longtemps  suspendue  '. 

Ces  vers  sont  d'Alphonse  de  Lamartine  et  ils  datent 
de  1808.  Lamartine  est  resté  fidèle  toute  sa  vie  à 
cette  admiration  de  sa  jeunesse  et,  jusque  dans  les 
Confidences,  il  a  mis  Ossian  sur  le  même  rang  que 
Dante  et  au-dessus  d'Homère  : 

La  harpe  de  Morven  de  mon  âme  est  l'emblème. 

De  combien  d'imaginations  Ossian  n'a-t-il  pas 
hanté  les  rêves,  entre  1800  et  1830!  Le  jeune  Edgar 
Quinet,  au  fond  de  sa  province,  s'étonnait  d'un 
engouement  qu'il  ne  partageait  pas,  et  notait  avec 
curiosité  l'incomparable  popularité  de  Fingal,  de 
Malvina  et  de  Garril  2.  Les  distributions  de  prix, 
dit  Villemain,  retentissaient  des  noms  des  héros 
calédoniens  d'Oscar  et  de  Temora,  et  Bernadotte 
dut  peut-être  le  royaume  de  Suède  au  prénom  ossia- 
nique  que  portait  son  fils  3.  Nodier  s'éprenait,  comme 

1804.  —  Voir  aussi  Catheluina  ou  les  Amis  rivaux,  poème 
imité  d'Ossian  (par  le  général  Despinay),  Paris,  1801,  iu-S; 
Traductions  et  imitations  de  quelques  poésies  d'Ossian,  ancien 
poète  celte,  par  Ch.  Arbaud  Jouques,  Paris,  1801,  in-8;  Tra- 
duction libre,  en  vers,  des  chants  de  Selma,  d'Ossian,  etc.,  par 
J.  Taillasson,  Paris,  180),  in-8,  etc. 

1.  Lettre  à  M.  de  Virieu,  1808. 

2.  Histoire  de  mes  idées,  p.  132. 

3.  Voir  Brunetière,  L'évolution  de  la  poésie  lyrique,  1. 1,  p.  82. 

26 


402  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

tout  le  monde,  de  la  prose  de  Macpherson,  et  George 
Sand  se  consolait  dans  la  lecture  de  Fingal  des  tris- 
tesses de  son  mariage  l.  «  Quatre  pierres  couvertes 
de  mousse  —  avait  écrit  Chateaubriand  dans  le 
Génie  du  Christianisme  —  marquent  sur  les  bruyères 
de  la  Calédonie  la  tombe  des  guerriers  de  Fingal, 
Oscar  et  Malvina  ont  passé,  mais  rien  n'est  changé 
dans  leur  solitaire  patrie.  Le  montagnard  écossais  se 
plaît  encore  à  redire  les  chants  de  ses  ancêtres;  il 
est  encore  brave,  serviable,  généreux  :  ce  n'est  plus, 
qu'on  nous  pardonne  l'image,  ce  n'est  plus  la  main 
du  barde  même  qu'on  entend  sur  la  harpe  :  c'est  ce 
frémissement  des  cordes  produit  par  le  toucher 
d'une  ombre,  lorsque  la  nuit,  dans  une  salle  déserte, 
elle  annonçait  la  mort  d'un  héros  2.  » 

Depuis  le  xvnr3  siècle  jusqu'à  la  génération  roman- 
tique, des  milliers  de  lecteurs  ont  écouté  ce  frémis- 
sement de  la  harpe  d'Ossian. 


IV 

Mais  ils  ne  l'ont  entendu  et  surtout  ils  ne  l'ont 
goûté  que  parce  que  Rousseau  avait  écrit.  De  même 
que  Thomson  ou  Gessner  se  sont  rencontrés  parfois 
avec  lui  dans  leur  manière  de  sentir  et  de  peindre  la 
nature,  de  même  Young  ou  Ossian,  ou  même  Wer- 
ther, qui  nous  arrivait  —  sans  grand  succès  d'ail- 
leurs _  dans  le  même  temps  3,   n'ont   pénétré   si 

1.  Nodier,  Essais  d'un  jeune  barde  (1804).  —  G.  Sand,  Histoire 
de  ma  vie,  t.  IV,  chap.  i. 

2.  Génie  du  christianisme,  4e  p.,  II,  5. 

3.  Voir  à  ce  sujet  :  Th.  Siipfle  {Gœthes  lilerarischer  Einfluss 
auf  Frankreich,  dans  le  Goethe-Jahrbuch,  18S7,  p.  208),  et 
F.  Gross  :  Werther  in  Frankreich,  Leipzig,  1888.  —  Outre  les 
traductions  de  Seckendorfï  et  d'Aubry,  il  y  eut  un  drame  de 


ROUSSEAU  ET  LES  POETES  DU  NORD.       403 

aisément  en  France  que  parce  que  Jean -Jacques 
leur  avait  ouvert  la  voie.  Ils  peuvent  bien  être,  dans 
l'histoire  de  la  littérature  européenne,  ses  précur- 
seurs —  et  ils  le  sont  en  effet.  Dans  Thistoire  de  la 
littérature  française,  ils  ne  sont  que  ses  successeurs. 
Il  ne  leur  doit  rien,  ni  eux  à  lui. 

Mais  ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que  leur 
mélancolie  n'est  qu'une  forme  de  sa  mélancolie,  leur 
lyrisme  une  variété,  ou  un  développement,  de  son 
propre  lyrisme.  «  Vois  la  rapidité  de  cet  astre  qui 
jamais  n'arrête;  il  vole,  et  le  temps  fuit,  l'occasion 
s'échappe  :  ta  beauté,  ta  beauté  même  aura  son  terme  ; 
elle  doit  décliner  et  périr  un  jour  comme  une  fleur 
qui  tombe  sans  avoir  été  cueillie....  0  amante  aveu- 
glée! tu  cherches  un  chimérique  bonheur  pour  un 
temps  où  nous  ne  serons  plus;  tu  regardes  un  avenir 
éloigné,  et  tu  ne  vois' pas  que  nous  nous  consumons 
sans  cesse,  et  que  nos  âmes,  épuisées  d'amour  et 
de  peine,  se  fondent  et  coulent  comme  de  l'eau  !.  » 
Après  Ossian  et  après  Young  dans  l'ordre  des  temps, 
mais  avant  eux  dans  l'ordre  du  génie,  l'homme  qui 
a  écrit  ces  lignes  est  le  créateur  de  la  poésie  lyrique 
moderne. 

Seulement  —  et  c'est  ce  qu'on  oublie  trop  —  les 
sentiments  qu'il  exprime  nous  arrivent  dans  le  même 
temps  —  ou  même  avant,  —  exprimés  aussi  dans 
les  œuvres  étrangères.  A  cet  art  nouveau  que  crée 
Rousseau,  la  littérature  anglaise  fournit  des  ancêtres, 
et  l'Allemagne  fournit  des  disciples.  Comment  donc 

La  Rivière  :  Werther  ou  le  Délire  de  V Amour  (la  Haye,  1778). 
—  La  Correspondance  littéraire  (mars  1778)  dit  au  sujet  du 
roman  de  Gœthe  :  «  On  n'y  a  trouvé  que  des  événements 
communs  et  préparés  sans  art,  des  mœurs  sauvages,  un  ton 
bourgeois,  et  l'héroïne  de  Thistoire  a  paru  d'une  simplicité 
tout  à  fait  grossière  et  tout  à  fait  provinciale  ». 
1.  Nouv.  ffe7.,I,  26. 


404  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

les  esprits,  lassés  de  la  tradition  classique  et  impa- 
tients de  s'émanciper  de  ce  qui  leur  apparaît  comme 
une  tutelle  séculaire,  ne  se  tourneraient-ils  pas,  avec 
une  curiosité  de  plus  en  plus  vive,  vers  cette  Angle- 
terre, qui  semblait  la  patrie  intellectuelle  de  Rous- 
seau, vers  cette  Allemagne,  qui  l'accueillait  —  et  les 
écrivains  anglais  comme  lui  —  avec  un  si  juvénile 
enthousiasme?  «  On  a  épuisé  toutes  les  manières 
d'imiter  les  anciens,  disaient-ils.  Creusons  donc  ces 
mines  profondes  (de  la  littérature  anglaise)  ;  séparons 
l'or  de  la  terre  qui  le  couvre;  polissons-le  et  mettons- 
le  en  œuvre  *.  »  Mais  cette  imitation  des  modèles 
exotiques,  c'était  l'abandon  du  patrimoine,  jusque-là 
national,  de  la  Grèce  et  de  Rome.  C'était  la  rupture 
avec  toutes  les  traditions  de  notre  littérature  clas- 
sique. Rousseau  lui-même,  qui  doit  tant  d'idées  aux 
anciens,  ne  leur  doit  aucun  de  ses  procédés  d'art;  ou 
plutôt  son  art  est  la  négation  même  du  leur.  Ainsi,  à 
mesure  que  l'influence  des  étrangers,  Anglais  ou 
Allemands,  croissait  en  France,  celle  de  Rousseau 
croissait  d'autant;  mais  celle  de  l'antiquité,  et  celle 
aussi  de  nos  classiques,  s'ébranlait  de  plus  en  plus. 
«  0  Germanie,  écrivait  dès  1768  un  critique  français, 
nos  beaux  jours  sont  évanouis,  les  tiens  commencent. 
Tu  renfermes  dans  ton  sein  tout  ce  qui  élève  un 
peuple  au-dessus  des  autres,  et  notre  frivolité  dédai- 
gneuse est  forcée  de  rendre  hommage  aux  grands 
hommes  que  lu  produis  2!  » 

La  Germanie  du  xvme  siècle,  c'est  l'ensemble  de 
ce  que  Mme  de  Staël  appellera  les  littératures  ossia- 
niques,  c'est  le  «  génie  du  Nord  »,  c'est  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  nouveau,  de  poétique  et  de  troublant  dans 


1.  Yart,  Idée  de  la  poésie  anglaise,  t.  I,  Préface. 

2.  Dorât,  Idée  de  la  poésie  allemande,  17G8.  p.  133. 


ROUSSEAU  ET  LES  POETES  DU  NORD.       405 

Rousseau,  eu  tant  qu'il  semble  personnifier  l'influence 
des  nations  germaniques.  «  Je  reconnais,  a  dit 
Chateaubriand,  que  dans  ma  première  jeunesse 
Ossian,  Werther,  les  Rêveries  <Tun  promeneur  soli- 
taire, les  Éludes  de  la  nature  ont  pu  s'apparenter  à 
mes  idées  '.  »  Il  ne  les  sépare  pas  :  il  confond,  au 
contraire,  le  génie  de  Rousseau,  celui  d'Ossian,  celui 
de  Gœthe.  Mme  de  Staël  dira  de  même,  couram- 
ment :  «  Rousseau  et  les  Anglais  »,  ou  «  Rousseau 
et  l'idéal  germanique  »;  dans  son  idée,  c'est  tout  un, 
c'est  l'esprit  germanique  qui  s'oppose  à  l'esprit  latin, 
ou  le  génie  du  Midi  à  celui  du  Nord. 

C'était  là,  sans  nul  doute,  une  révolution  considé- 
rable, que  cette  substitution,  à  l'antique  humanisme 
dont  se  contentaient  nos  pères,  du  cosmopolitisme 
et  de  l'exotisme.  A  vrai  dire,  elle  ne  s'accomplit 
qu'en  notre  siècle,  avec  Mme  de  Staël  et  les  roman- 
tiques. Mais  on  a  vu  qu'elle  se  prépare  dès  avant  89. 
Les  vingt-cinq  années  qui  ont  précédé  la  Révolution 
ont  préparé  l'avènement  des  littératures  du  Nord  en 
Europe.  Faut-il  s'étonner  que  Herder,  aveuglé  par  le 
préjugé,  ait  cru  pouvoir  écrire  :  «  Le  temps  de  la 
littérature  française  est  fini2  »? 

Ce  qui  était  fini  seulement,  c'était,  après  trois 
siècles  de  gloire,  une  forme  particulière  de  l'esprit 
français,  l'une  des  plus  belles  qu'il  ait  revêtues, 
mais  dans  laquelle  il  ne  s'est,  quoi  qu'on  en  dise, 
ni  épuisé,  ni  défini  tout  entier. 

\.  Essai  sur  la  litt.  angl. 
2.  Lebensbilder. 


CHAPITRE  IV 


LA    RÉVOLUTION    ET    LA    DEUXIEME    EMIGRATION    DE    L  ESPRIT    FRANÇAIS. 
JEAN-JACQUES   ROUSSEAU   ET   MADAME    DE  STAËL. 


I.  Pourquoi  le  cosmopolitisme  n'est,  au  xvine  siècle,  qu'une 
aspiration  mal  définie.  —  Réaction  de  l'esprit  classique  avec 
Voltaire  et  son  école  :  insuffisance  et  médiocrité  de  la  cri- 
tique classique.  —  Renaissance  de  l'antiquité  aux  approches 
de  la  Révolution. 

II.  Que  la  Révolution  ramena  les  esprits  au  respect  de  l'an- 
tiquité. —  Rupture  intellectuelle  avec  les  nations  germa- 
niques. —  Diminution  de  l'influence  littéraire  de  Rous- 
seau. —  Mais  l'émigration  rouvre  à  l'esprit  français  les 
sources  que  la  Révolution  avait  taries. 

III.  Le  livre  de  la  Littérature  (1800).  —  Qu'il  est  à  la  fois 
l'expression  du  cosmopolitisme  et  de  l'influence  de  Rous- 
seau. —  Qu'il  dérive  surtout  de  l'influence  anglaise.  —  C'est 
le  dernier  livre  de  critique  du  xviue  siècle.  —  Comment 
l'auteur  juge  l'esprit  classique.  —  Ce  qu'il  lui  oppose.  —  Le 
cosmopolitisme  devient  une  théorie  littéraire.  —  Triomphe 
de  l'influence  de  Rousseau  et  des  littératures  du  Nord. 


«  Il  existe,  ce  me  semble,  deux  littératures  tout  à 
fait  distinctes,  celle  qui  vient  du  Midi  et  celle  qui 
vient  du  Nord,  celle  dont  Homère  est  la  première 
source,  celle  dont  Ossian  est  l'origine.  Les  Grecs,  les 
Latins,  les  Italiens,  les  Espagnols  et  les  Français  du 
siècle  de  Louis  XIV,  appartiennent  au  genre  de  litté- 
rature que  j'appellerai  la  littérature  du  Midi.  Les 
ouvrages  anglais,  les  ouvrages  allemands  et  quelques 
écrits  des  Danois  et  des  Suédois  doivent  être  classés 


LA    RÉACTION    CLASSIQIT.  .  407 

dans  la  littérature  du  Nord  *.  »  Le  jour  où  Mme  de 
Staël  écrivait  ces  lignes,  elle  exprimait,  avec  une 
netteté  singulière,  le  principe  même  du  cosmopo- 
litisme littéraire,  tel  qu'elle  le  concevait.  Quelques- 
années  plus  tard,  elle  ajoutera,  précisant  encore  sa 
pensée  :  «  Toutes  les  fois  que  de  nos  jours  on  a  pu 
faire  entrer  dans  la  régularité  française  un  peu  de 
sève  étrangère,  les  Français  y  ont  applaudi  avec 
transport  :  Jean-Jacques  Rousseau,  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  Chateaubriand,  etc.,  dans  quelques-uns 
de  leurs  ouvrages,  sont  tous,  même  à  leur  insu,  de 
l'école  germanique  2.  » 

Ainsi  notre  littérature  a  été  orientée  successive- 
ment, suivant  les  époques,  vers  l'antiquité  et  vers 
l'Europe  germanique,  vers  l'humanisme  et  vers  le 
cosmopolitisme,  et  l'agent  le  plus  important  de  cette 
transformation,  c'a  été  Rousseau.  —  Le  xviir3  siècle 
a  pressenti  la  théorie  de  Mme  de  Staël.  Il  ne  l'a 
pas  formulée  avec  clarté.  Le  cosmopolitisme  a  été, 
avant  le  livre  de  la  Littérature,  qui  est  de  1800,  une 
aspiration  confuse  plus  qu'une  théorie  proprement 
dite.  L'influence  de  Rousseau,  que  Mme  de  Staël 
personnifie,  a  mis  du  temps  à  se  développer  jus- 
qu'à ses  conséquences  extrêmes.  Le  cosmopolitisme 
ne  s'est  que  lentement  opposé,  avec  la  netteté  sou- 
haitable, à  l'humanisme. 


C'est  d'abord  que,  si  les  vingt  années  qui  précèdent 
la  Révolution  ont  vu  se  produire  un  renouvellement 
et  un  élargissement  du  goût,  elles  ont  vu  aussi  se 

1.  De  la  litt.,  I,  H. 

2.  De  VAllem.,  II,  1. 


408  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

dessiner  une  véritable  réaction  classique.  A  mesure 
que  l'anglomanie  se  répand,  les  admirateurs  de  nos 
grands  écrivains  éprouvent  le  besoin  de  défendre 
plus  ardemment  une  cause  de  plus  en  plus  menacée. 
«  Lorsqu'on  nous  eut  ouvert,  dit  un  critique,  les 
sources  de  la  littérature  anglaise,  il  se  fit  bientôt  une 
révolution  dans  la  nôtre  :  le  Français,  qui  s'échauffe 
aisément,  n'accueillit,  n'estima  plus  que  ce  qui  se 
rapprochait  du  goût  britannique....  Notre  génie  s'al- 
téra par  le  mélange  monstrueux  d'un  génie  qui  lui 
était  étranger  !.  »  C'est  contre  cette  altération  du 
génie  national  que  s'insurge  le  parti  classique,  con- 
duit par  Voltaire.  La  cause  était  belle.  Quel  dommage 
qu'elle  ait  été  si  mal  défendue! 

Là,  en  effet,  était  le  danger  du  cosmopolitisme.  Il 
s'agissait  en  fait  de  savoir  si  l'esprit  français  reste- 
rait fidèle  à  cet  idéal  d'universalité  et  d'humanité 
qui  avait  fait,  pendant  deux  ou  trois  cents  ans,  la 
force  de  notre  littérature,  et  qu'elle  avait  hérité  elle- 
même  des  littératures  antiques.  Peindre  l'homme 
dans  ce  que  sa  nature  a  de  plus  général  et  de  moins 
contingent,  non  pas,  il  est  vrai,  in  abstracto  —  ce  qui 
eût  été  le  dépouiller  de  toute  réalité,  —  mais  du  moins 
dans  la  mesure  où  il  se  rapproche  de  cet  «  exemplaire 
de  l'humaine  condition  »  que  chacun  porte  en  soi,  tel 
avait  été  l'idéal  de  nos  classiques.  «  J'avoue,  disait 
Voltaire  en  parlant  de  Shakespeare,  qu'on  ne  doit 
pas  condamner  un  artiste  qui  a  saisi  le  goût  de  sa 
nation;  mais  on  peut  le  plaindre  de  n'avoir  contenté 
qu'elle.  »  Voltaire  ne  s'est  jamais  départi  de  ce  prin- 
cipe, et,  par  conséquent,  il  s'est  toujours  obstinément 
refusé  à  admettre  que  la  critique  littéraire  eût  pour 
objet  de  nous  faire  admirer  ce  qu'il  y  a  de  plus 

1.  Dorât,  Idée  de  la  poésie  allemande  (l"68),  p.  43. 


LA    HÉ  ACTION    CLASSIQUE.  409 

national  dans  le  génie  de  chaque  peuple.  Il  était 
curieux  de  ces  divers  génies  nationaux  dans  sa  jeu- 
nesse, mais  à  titre  seulement  de  singularité.  II  con- 
cevait qu'on  fit  l'histoire  comparée  des  mœurs  et  des 
lois;  il  a  quelquefois  prêché,  mais  il  n'a  jamais  admis 
au  fond  la  critique  comparée  et  désintéressée  des 
littératures;  et  en  cela  il  restait  bien  français  et 
classique.  «  Nous  nous  sommes,  depuis  longtemps, 
chargés  de  dire  à  l'univers  des  généralités  qui  peu- 
vent plaire.  Nous  faisons  les  gros  meubles  et  les 
articles  de  mode.  »  Ce  joli  mot  de  Doudan  !  est  un 
mot  que  Voltaire  eût  avoué.  Il  réclamait  comme  un 
honneur  pour  l'esprit  français  la  fabrication  du«  gros 
meuble  ». 

Il  estimait  d'ailleurs,  avec  les  purs  classiques  de 
son  temps,  que  tout  a  été  dit  et  que,  seule,  la  forme 
se  renouvelle.  «  Tous  les  vers  sont  faits  »,  a  dit  Fon- 
tanes  en  parlant  de  Racine.  Tous  les  livres  sont 
écrits,  pensaient  les  classiques.  «  L'imitation  de  la 
belle  nature,  écrivait  d'Alembert,  semble  bornée  à  de 
certaines  limites  qu'une  génération  ou  deux  au  plus 
ont  bientôt  atteintes;  il  ne  reste  à  la  génération  sui- 
vant que  d'imiter  2.  »  Cela  étant,  et  si  la  poésie  est 
l'art  de  broder  une  variation  nouvelle  sur  un  thème 
ancien,  il  est  très  désavantageux  de  venir  le  dernier  Jt-tci* 
et  très  glorieux  de  réussir  après  les  maîtres,  par  la 
seule  beauté  de  la  forme.  Les  novateurs  admettent, 
au  contraire,  qu'il  y  a  en  littérature,  comme  disait 
Sébastien  Mercier,  des  «  terres  australes  »,  où  tout 
reste  à  découvrir.  Ils  estiment  que  tout  n'a  pas  été 
dit  sur  l'homme.  Ils  croient  que  le  progrès  littéraire 
n'a  d'autres  limites  que  les  bornes  mêmes  de  l'esprit 


1.  Lettres,  t.  II,  p.  346. 

2.  Disc,  prélim. 


410  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

humain,  qui  n'ont  pas  encore  été  fixées.  Ils  prùnent 
les  «  imaginations  stupidement  extravagantes  »  de 
Dante  ',  ou  ce  Milton  dont  les  descriptions  «  font 
vomir  tout  homme  qui  a  le  goût  un  peu  délicat 2  »,  ou 
encore  cet  Ossian  qui  mit  en  vers  ampoulés  des  lieux 
communs  emphatiques.  De  très  bonne  foi,  un  Vol- 
taire, fidèle  à  la  tradition  du  grand  siècle,  ne  com- 
prend pas.  «  Que  m'importe,  écrivait-il  à  un  Anglais 
qui  lui  vantait  Shakespeare,  qu'un  auteur  tragique 
ait  du  génie,  si  aucune  de  ses  pièces  ne  peut  se  jouer 
dans  tous  les  pays  du  monde ?Cimabuë  avait  le  génie 
de  la  peinture,  mais  ses  tableaux  ne  valent  rien  ; 
Lully  avait  un  grand  talent  pour  la  musique,  mais  on 
ne  chante  ses  airs  nulle  part  si  ce  n'est  en  France  3 ....  » 
C'est  bien  son  dernier  mot,  non  seulement  sur  Sha- 
kespeare, mais  sur  Young,  Ossian,  Milton,  Dante, 
Swift  ou  Rabelais.  L'universalité,  c'est  la  marque  du 
génie,  et  ne  voit-on  pas  le  Transylvain,  le  Hongrois, 
le  Courlandais,  comme  il  dit,  se  réunir  avec  l'Espa- 
gnol, le  Français  et  l'Allemand,  pour  admirer  Virgile 
ou  Horace?  Ils  sont,  ces  maîtres,  de  tous  les  siècles. 
Dante  n'est  que  du  xmc,  et  Milton  du  xvir3;  l'un  n'est 
qu'Anglais  et  l'autre  n'est  qu'Italien. 

Il  ne  faut  pas  accuser  d'étroitesse  le  seul  Voltaire. 
Car  il  n'est  que  l'interprète  d'une  tradition,  à  laquelle 
beaucoup  de  bons  esprits  restaient  fidèles.  La  «  lit- 
térature du  Nord  »  les  inquiétait,  parce  qu'elle  man- 
quait à  la  fois  d'humanité  et  d'art,  ce  qui,  au  fond, 


1.  Voltaire  au  P.  Bettinelli,  mars  17G1  :  «  Je  fais  grand  cas 
du  courage  avec  lequel  vous  avez  osé  dire  que  le  Dante 
était  un  fou,  et  son  ouvrage  un  monstre....  Le  Dante  pourra 
entrer  dans  les  bibliothèques  des  curieux,  mais  il  ne  sera 
jamais  lu.  » 

2.  Voir  Candide,  chap.  xxv. 

3.  Lettre  publiée  par  M.  Ballantyne  (p.  278)  :  l'original  fran- 
çais —  que  l'éditeur  ne  donne  pas  —  est  au  British  Muséum. 


LA    RÉACTION    CLASSIQUE.  41  1 

est  tout  un.  Car  l'art  décrire,  ce  n'est  pas,  comme  le 
voulait  un  Sterne  ou  un  Young,  l'art  d'exprimer  «  ses 
sensations  et  ses  impressions  »  ou  de  noter,  au  hasard 
de  l'inspiration,  les  fluctuations  d'un  «  tempérament  », 
mais  c'est  parler  à  la  raison  dans  un  langage  que  tout 
homme  instruit  puisse  entendre  : 

Ce  que  l'on  conçoit  bien  s'énonce  clairement. 

Or  les  Ossian,  les  Young  ou  les  Sterne  énoncent 
sans  clarté  des  pensées  qu'ils  ne  conçoivent  pas  net- 
tement ou  plutôt  ils  ne  pensent  pas  :  ils  se  contentent 
de  sentir,  et  de  se  laisser  aller  au  courant  des  menues 
impressions.  Rousseau  disait  de  lui-même  :  «  Il 
dépend  beaucoup  de  ses  sens  l  ».  Au  fond,  tous 
ces  novateurs  en  dépendent  et  se  font  gloire  d'en 
dépendre.  Comment  donc  seraient-ils  des  écrivains, 
si  l'art  d'écrire  est  celui  d'ordonner  dans  un  tout  har- 
monieux des  pensées  justes?  Shakespeare,  qui  ne 
compose  pas,  n'est  pas  un  écrivain,  et  Letourneur  ne 
nous  donne  qu'un  «  abominable  grimoire  ».  De  là 
l'incomparable  supériorité  de  nos  grands  poètes. 
«  Le  sublime  et  le  génie  brillent  dans  Shakespeare 
comme  des  éclairs  dans  une  longue  nuit,  et  Racine 
est  toujours  Racine.  »  De  qui  cette  pensée?  De  Vol- 
taire? Non,  de  Diderot  2.  Le  génie  commence  avec 
l'art,  et  ne  va  pas  sans  lui.  Ainsi  en  jugeaient  tous 
les  hommes  nourris  de  la  tradition,  aux  yeux  de  qui 
le  culte  des  modèles  étrangers  produisait  «  ce  goût 
anti-national,  dont  les  ravages  ne  sont  que  trop  sen- 
sibles 3  »;  et  quelques-uns  même  de  ceux  qui  par- 
laient  de   tout  renouveler   ne   pouvaient  réussir  à 

1.  Roassseaujuge  de  Jean-Jacquns,  second  Dialogue. 

2.  Article  Génie. 

3.  Discours  sur  les  progrès  des  lettres  en  France,  par  Rigoley 
de  Juvigny  (Paris,  1773,  in-8,  p.  190;. 


412  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

secouer  les  préventions  que  l'éducation  avait  mises 
en  eux.  Assez  clairvoyants  pour  pressentir  que  l'art 
classique  n'est  pas  tout  l'art,  ils  avaient  peine  à  croire 
qu'en  rompant  avec  lui,  ils  ne  tombaient  pas  dans  la 
barbarie.  C'est  ce  qui  explique  qu'un  Condorcet  pût 
écrire  à  Voltaire,  à  propos  de  Necker,  qu'il  n'espérait 
rien  d'un  homme  «  qui  croit  que  les  tragédies  de 
Shakespeare  sont  des  chefs-d'œuvre  *  »,  ou  qu'un 
Marie-Joseph  Chénier,  l'un  des  meilleurs  critiques 
de  son  temps,  ait  affirmé  que  le  même  Shakespeare 
«  porte  le  délire  et  l'indécence  à  un  degré  humiliant 
pour  l'humanité 2  ».  De  tels  jugements  nous  étonnent, 
ailleurs  même  que  dans  la  bouche  d'un  Voltaire.  Ils 
s'expliquent  cependant  si  l'on  songe  que  les  révolu- 
tions du  goût  sont,  pour  la  plupart  des  hommes,  des 
changements  dans  leur  façon  de  sentir  plutôt  que 
dans  celle  de  juger.  Pour  beaucoup  d'hommes  du 
xvnie  siècle,  la  révolution  était  faite  dans  leur  esprit, 
mais  restait  à  faire  dans  leur  sensibilité. 

Quelques-uns,  comme  Voltaire,  restaient  tout 
entiers  fidèles  aux  admirations  de  leur  jeunesse  et 
se  refusaient  à  leur  en  associer  de  nouvelles,  qui  ne 
pouvaient  se  concilier  avec  leur  idée  de  la  beauté. 
Cette  beauté  classique,  dont  ils  étaient  épris,  est 
faite  d'art  et  d'humanité.  Or,  il  est  bien  vrai  que 
les  cosmopolites  se  donnaient  l'air  d'élargir  les 
frontières  intellectuelles  et  d'étendre  le  domaine 
de  l'art.  Mais  en  fait,  ils  le  restreignaient,  en  sub- 
stituant à  l'idéal  antique,  communément  accepté 
jusque-là  par  toutes  les  nations,  l'imitation  de  ce 
qu'il  y  a,  chez  chacune  d'elles,  de  plus  national,  c'est- 
à-dire  de  moins  communicable.  «  Quoique  je  n'ad- 


1.  Sainte-Beuve,  Caus.,  t.  III,  p.  342. 

2.  Fragments,  à  la  suite  du  Tableau  de  la  littérature. 


LA    RÉACTION   CLASSIQUE.  413 

mire  pas  beaucoup  l'esprit  humain,  écrivait  Vauve- 
nargues,  en  songeant  à  Shakespeare,  je  ne  puis 
cependant  le  dégrader  jusqu'à  mettre  dans  le  pre- 
mier rang  un  génie  si  défectueux,  qui  choque  essen- 
tiellement le  sens  commun1.  »  Si  chaque  peuple  ou 
chaque  race  a  ses  cordes  sensibles,  parfaitement 
étrangères  aux  étrangers,  on  ne  peut  donc,  sans 
choquer  le  sens  commun,  transporter  d'un  pays  dans 
un  autre  des  beautés  incommunicables,  pas  plus 
qu'on  ne  fait  pousser  des  palmiers  en  Norvège  ou 
qu'on  n'élève  des  rennes  sous  l'équateur.  C'est  ce 
qu'exprimait  avec  force  Rivarol,  dans  son  discours 
fameux  sur  l'universalité  de  la  langue  française  2, 
quand,  après  avoir  avoué  que  les  livres  anglais 
«  seront  l'éternel  honneur  de  l'esprit  humain  »,  il 
ajoutait  que  cependant  ces  livres  «  ne  sont  pas  devenus 
les  livres  de  tous  les  hommes.  Ils  n'ont  pas  quitté 
certaines  mains;  il  a  fallu  des  essais  et  de  la  précau- 
tion pour  n'être  pas  rebuté  de  l'écorce  et  du  goût 
étranger.  »  En  un  mot,  l'Anglais  fait  un  livre  «  avec 
une  ou  deux  sensations  »;  il  est  sec,  taciturne,  triste 
et  solitaire;  il  écrit  pour  soi  seul,  d'où  suit  que  la 
littérature  anglaise  «  se  sent  trop  de  l'isolation  du 
peuple  et  de  l'écrivain  ».  Au  contraire,  le  Français 
«  cherche  le  côté  plaisant  de  ce  monde  »;  il  est  tout 
grâces,  tout  esprit,  tout  finesse;  il  a  conquis  par  sa 
sociabilité  l'univers  entier.  —  Irons-nous  sacrifier 
de  gaîté  de  cœur  une  domination  si  laborieusement 
acquise,  pour  nous  mettre  à  l'école  d'une  nation  ori- 
ginale au  point  d'en  avoir  obscurci  en  elle-même  la 
notion  d'humanité? 

Ainsi  toute  la  réaction  classique  de  la  fin  du  siècle 


1.  Œuvres,  éd.  Gilbert,  p.  486. 

2.  1184. 


414  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

est  fondée  sur  deux  idées  et  fait  appel  à  deux  prin- 
cipes :  le  respect  de  l'art,  la  tradition  de  l'huma- 
nisme. Et  ces  deux  idées  en  leur  fond  se  réduisent  à 
une,  qui  est  l'impérieuse  nécessité  pour  l'écrivain 
d'être  entendu  de  tous  les  hommes,  et  non  pas  seu- 
lement de  ses  compatriotes  —  d'être  lu  dans  tous  les 
siècles,  et  non  pas  seulement  pour  ses  contemporains. 
Si  bien  que,  pour  la  première  fois  dans  l'histoire  de 
notre  critique,  les  défenseurs  de  notre  esprit  national 
se  trouvaient  être,  ou  se  croyaient,  les  défenseurs  de 
l'esprit  humain.  Car  on  avait  bien  discuté,  dès  le 
xvne  siècle,  de  la  prééminence  des  anciens  et  des 
modernes.  Mais  la  querelle  n'avait  jamais  dépassé,  en 
aucun  pays,  les  frontières.  A  l'antiquité  grecque  ou 
latine,  l'Italie  de  la  Renaissance  n'opposait  que  l'Italie, 
et  la  France  du  siècle  suivant  que  la  France;  et  les 
partisans  les  plus  décidés  de  l'idée  de  progrès  persis- 
taient à  se  tenir  sur  ce  terrain.  Ni  Perrault  ni  La  Motte 
n'opposaient  à  la  stérilité  de  l'esprit  français  la  fécon- 
dité littéraire  de  l'Angleterre  ou  même  de  l'Italie.  La 
dispute  était  entre  Virgile  et  Racan,  Horace  et  Boi- 
leau,  Euripide  et  Racine.  C'était  une  lutte  courtoise 
où  les  adversaires,  d'accord  sur  les  principes,  ne  dis- 
cutaient que  du  plus  ou  moins  de  bonheur  avec  lequel 
tel  ou  tel  écrivain  les  avait  appliqués.  Mais  nul 
d'entre  les  plus  ardents  des  «  anciens  »  ne  s'insurgeait 
contre,  une  prétendue  déviation  de  l'esprit  national, 
pas  plus  que  le  plus  décidé  des  «  modernes  »  ne  fai- 
sait appel  à  une  influence  exotique.  Ici,  au  contraire, 
il  s'agit,  dans  la  pensée  d'un  Voltaire,  de  sauver  de 
la  main  sacrilège  des  barbares,  non  pas  seulement 
la  tradition  nationale,  mais  encore  la  tradition,  plus 
sacrée  encore,  de  l'humanité  :  «  Figurez-vous,  Mes- 
sieurs, disait-il  à  l'Académie,  Louis  XIV  dans  sa 
galerie  de  Versailles,  entouré  de  sa  cour  brillante  : 


LA    CRITIQUE    DE    VOLTAIRE.  415 

un  Gilles  couvert  de  lambeaux  perce  la  foule  des 
héros,  des  grands  hommes  et  des  beautés  qui  com- 
posent cette  cour  :  il  leur  propose  de  quitter  Corneille, 
Racine,  Molière,  pour  un  saltimbanque  qui  a  des 
saillies  heureuses  et  qui  fait  des  contorsions.  Gom- 
ment croyez-vous  que  cette  offre  soit  reçue  '?  » 

Le  saltimbanque  qui  fait  des  contorsions,  c'est 
Shakespeare,  mais  c'est  aussi  Richardson,  ou  Young, 
ou  Sterne,  ou  Ossian,  ceux  qui  prétendent,  au  culte 
de  la  beauté  que  le  commerce  de  l'antiquité  a  établi 
parmi  nous  et  qui  a  fait  de  l'esprit  latin  l'image  même 
de  l'esprit  humain,  substituer  la  fantaisie  individuelle 
et  relever,  comme  disait  Rousseau,  «  de  leur  seul 
tempérament  ».  Le  cosmopolitisme,  c'est  donc,  aux 
yeux  de  Voltaire,  l'individualisme,  autant  dire  la 
barbarie.  —  «  Il  est  ce  que  l'a  fait  la  nature  »,  écrivait 
Jean-Jacques  de  lui-même2.  Or  la  nature  seule  ne 
peut  rien,  sans  l'art  qui  la  modère  et  sans  la  raison  qui 
la  dirige.  Livrée  à  elle-même,  elle  n'est  que  désordre 
et  caprice;  elle  n'a  que  «  des  saillies  heureuses  »  ;  elle 
ne  produit  que  Hamlet  ou  que  Tristram  Shandy,  qui 
sont  des  monstres. 

Voltaire,  en  se  posant  en  défenseur  de  l'esprit 
national,  ne  voit  pas,  aussi  clairement  que  nous  le 
voyons,  que  le  cosmopolitisme  pourrait  bien  n'être, 
en  fin  de  compte,  qu'une  nouvelle  forme  de  l'huma- 
nisme. Il  n'y  voit  pas  un  lien  entre  les  peuples;  il  n'y 
voit  qu'un  ferment  de  discorde  et  de  ruine.  Il  ne 
paraît  pas  soupçonner  qu'en  faisant  appel  à  ce  qu'il 
y  a  de  plus  personnel  en  nous,  ce  Rousseau  qu'il  hait 
ne  fait  peut-être  qu'exprimer  les  sentiments  com- 
muns à  toute  une  génération  nouvelle,  plus  disposée 


1.  Première  lettre  à  l'Académie  sur  Shakespeare. 

2.  Rousseau  juge...  (second  Dialogue). 


416  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

à  se  reconnaître  en  lui  et  dans  les  écrivains  étrangers 
qu'en  nos  poètes  classiques.  Voltaire  ne  discute  pas  : 
il  injurie  :  «  L'abomination  de  la  désolation  est  dans 
le  temple  du  Seigneur  »  ;  nous  sommes  en  proie  à  des 
«  sauvages  »  et  à  des  «  monstres  »,  nous  allons  être, 
si  un  Letourneur  traduit  Shakespeare,  «  mangés  par 
des  Hottentots  '  ».  —  Notez  qu'en  s'attaquant  à  Shakes- 
peare, il  a  la  partie  belle  :  de  tous  les  écrivains  anglais 
introduits  en  France  au  xvnr  siècle,  Shakespeare  a 
été  le  moins  compris,  parce  qu'il  est  le  plus  anglais 
et  le  plus  original.  Aussi  est-ce  à  travers  Shakes- 
peare que  Voltaire  attaque  tous  les  anglomanes.  C'est 
un  combat  en  champ  clos,  un  tournoi  qu'il  lui  faut  : 
«  Il  faut  que  Shakespeare  ou  Racine  demeure  sur  la 
place!  »  Il  faut  crier  :  «  Vive  Saint-Denis  Voltaire  et 
meure  George  Shakespeare2!  »  Singulière  façon,  en 
vérité,  de  poser  le  problème! 

Malheureusement  pour  Voltaire,  il  plaide  mal  une 
cause  qui  méritait  mieux.  Il  combat  «  comme  un 
vieux  housard  contre  une  armée  de  pandours3  »,  à 
l'aveugle,  en  faisant  flèche  de  tout  bois.  N'est-ce  pas 
lui  qui,  en  pleine  Académie,  en  appelait,  en  faveur  de 
Racine,  «  à  nos  princesses,  aux  filles  de  tant  de  héros 
qui  savent  comment  les  héros  doivent  parler4  »?  ou 
qui,  implorant  contre  Shakespeare  la  protection  du 
duc  de  Richelieu,  évoquait  l'ombre  du  grand  cardinal 
«  qui  n'aimait  pas  les  Anglais5  »?  De  pareils  pro- 
cédés touchaient  au  burlesque.  De  jour  en  jour,  l'opi- 
nion avait  le  sentiment  de  plus  en  plus  net  de  la 
faiblesse  de  cette  critique  :  elle  en  sentait  le  vide, 


1.  Voir  lettre  du  24  juillet  1716. 

2.  D'Alembert  à  Voltaire,  20  avril  1776. 

3.  27  août  1776. 

4.  Première  lettre. 

5.  11  septembre  1776. 


INSUFFISANCE    DE    LA    CRITIQUE    CLASSIQUE.  417 

l'emphase,  l'absence  totale  d'informations  exactes  et 
de  connaissances  précises,  elle  pressentait  qu'en  s'at- 
taquant  à  Shakespeare,  Voltaire  s'attaquait  à  un  rival 
de  sa  propre  gloire  tragique  '  ;  ceux  même  que  l'an- 
glomanie inquiétait  le  plus  regrettaient  qu'on  la  com- 
battît avec  de  pareilles  armes. 

La  réaction  classique,  qu'elle  s'en  prît  à  Shakes- 
peare, à  Ossian  ou  à  Rousseau,  a  donc  été  plus 
furieuse  que  vraiment  efficace.  Voltaire  parle  des 
auteurs  anglais,  sans  les  avoir  lus  de  près.  La  Harpe, 
son  plus  illustre  disciple,  celui  qui  devait,  dans  sa 
pensée,  faire  échec  «  à  l'histrion  barbare  »,  critique 
Othello  sans  savoir  un  mot  d'anglais 2,  mais,  comme 
dit  Grimm,  «  l'esprit  supplée  à  tout  ».  Et  c'est  La 
Harpe  encore  qui  affirme  que  des  «  forcenés  »  veu- 
lent «  amener  Bedlam  et  Tyburn  sur  la  scène  fran- 
çaise et  élever  des  huttes  de  sauvages  autour  de  la 
colonnade  du  Louvre3  ».  «  Ce  que  Shakespeare,  écri- 
vait Marie-Joseph  Chénier,  a  copié  de  Plutarque  est 
bon,  mais  je  ne  saurais  admirer  ce  qu'il  y  a  ajouté4.  »  — 
En  vérité,  comment  discuter  avec  le  préjugé,  quand  il 
est  à  ce  point  tenace,  ou  avec  l'ignorance,  quand  elle 
est  à  ce  point  profonde?  L'influence  de  Voltaire  vieilli 
et  aigri  a  été  ici  désastreuse.  Il  lui  a  manqué,  comme 
à  tous  ceux  qui  défendaient  la  même  cause,  d'être  un 
peu  mieux  informé  de  ce  dont  i1  parlait.  Vir  esf,  disait 

1.  A  la  séance  du  25  août  1776,  à  l'Académie,  quand 
d'Alembert  eut  fini  de  lire  la  fameuse  lettre  contre  Sha- 
kespeare, il  s'approcha  de  Mme  Montague  et  lui  demanda  si 
elle  était  fâchée  de  tout  cela.  «  Du  tout,  monsieur,  répondit- 
elle,  je  ne  suis  pas  des  amis  de  M.  de  Voltaire.  »  —  «  L'union 
entre  l'Angleterre  et  la  France  est  accomplie,  écrivait  Grimm 
{Corr.  litt.,  juillet  1176)....  C'est  ainsi  qu'on  oublie  les  vieilles 
haines.  » 

2.  Mme  de  Genlis,  Mémoires,  t.  III,  p.  193. 

3.  De  Shakespeare  (Œuvres  nouvelles,  1788,  t.  I). 

4.  Lettre  à  André  Chénier,  17  février  1788. 

27 


418  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Johnson,  acerrimi  ingenii  et  paucarum  litterarum.  A 
mesure  que  s'étendait  la  connaissance  des  littératures 
étrangères,  à  mesure  aussi  que  Rousseau  donnait  à 
l'esprit  français  un  sens  plus  complet  de  la  diversité 
des  époques  et  des  races,  cette  insuffisance  de  la  cri- 
tique classique  devenait  plus  irritante  et  presque 
plus  scandaleuse. 

Cependant  le  terrain  était  admirablement  préparé, 
dans  les  années  qui  précédèrent  la  Révolution,  pour 
une  renaissance  de  notre  littérature  classique.  L'an- 
tiquité regagnait  une  faveur  inattendue.  Herculanum 
et  Pompéi  retrouvés  renouvelaient  l'archéologie; 
Winckelmann  fondait,  avec  son  Histoire  de  l'art  chez 
les  anciens  *,  la  critique  historique  des  monuments 
figurés  en  même  temps  que  l'esthétique.  Brunck 
publiait  ses  Analecta  (1776),  Yilloison  ses  scolies 
d'Homère  (1788).  Des  voyageurs,  Wood,  Choiseul, 
Gouffier,  Guys,  parcouraient  l'Orient  et  la  Grèce  2. 
L'abbé  Barthélémy  résumait  et  animait  les  résultats 
de  l'érudition  dans  son  charmant  Voyage  d'Ana- 
chai-sis,  qui  est  de  17G8.  David  ouvrait,  en  1780, 
l'école  de  peinture  d'où  sont  sortis  le  Serment  des 
Horaces  et  YEnlèvement  des  Sabines.  Quelques  en- 
thousiastes parlaient  de  «  se  défranciser  et  de  rede- 
venir Grecs  et  Romains  par  l'àme  3  ». 

Tout  ce  mouvement,  qui  a  une  réelle  portée,  resta 
sans  influence  sur  la  critique  des  œuvres  littéraires. 
Il  n'eut  pour  effet  ni  d'élargir  ni  de  préciser  le  débat. 
Les  conséquences  en  furent  surtout  politiques,  et 
d'ailleurs  l'esprit  français,   tel  que  l'entendait  Vol- 

1.  Deux   fois   traduite    avant    1189,    une    première    fois    à 
Amsterdam  en  1766,  une  deuxième  à  Leipzig  en  1781. 

2.  Guys,    Voyage  littéraire  de   la  Grèce  (1176).  —  Choiseul- 
Gouffler,  Voyage  pittoresque  en  Grèce  (1782). 

3.  Mot  cité  par  Chamfort.  —  Voir  sur  tout  ce  mouvement 
l'intéressante  étude  de  M.  G.  Renard,  citée  plus  haut. 


ANDRÉ   CHÉNIER.  419 

taire,  ne  s'y  ressaisit  pas.  «  Notre  éducation  publique, 
a  dit  Bernardin  de  Saint-Pierre  —  en  se  reportant  à 
ses  années  de  collège,  —  altère  le  caractère  national. ..  : 
on  rend  les  hommes  chrétiens  par  le  catéchisme, 
païens  par  les  vers  de  Virgile,  Grecs  ou  Romains  par 
l'étude  de  Démosthène  ou  de  Cicéron,  jamais  Fran- 
çais l.  »  C'est  qu'en  effet  l'étude  même  de  l'anti- 
quité, telle  que  l'entendaient  Winckelmann  ou  Bar- 
thélémy, n'était  encore  qu'une  façon  de  se  dépayser 
et  de  sortir  de  chez  soi.  Livrée  à  ses  propres  forces 
et  à  l'impulsion  acquise,  l'influence  classique  produi- 
sait les  Gcorgiques  de  Delille  ou  X Éloge  de  Marc 
Aurèle,  de  Thomas,  ce  qui  est  peu  de  chose.  Renou- 
velée par  l'archéologie  et  par  le  souffle  de  l'inspira- 
tion personnelle,  elle  inspirait  à  Chénier  ses  plus 
beaux  vers. 

Celui-là  est  le  seul  qui,  dans  les  vingt  dernières 
années  du  siècle,  relève  vraiment  des  anciens  : 

Dévot  adorateur  de  ces  maîtres  antiques, 

Je  veux  m'envelopper  de  leurs  saintes  reliques. 

11  est  le  seul  qui  oppose  triomphalement  leur  impec- 
cable beauté  au  charme  troublant  d'un  Ossian  ou 
d'un  Shakespeare  : 

De  ce  cortège  de  la  Grèce 
Suivez  les  banquets  séducteurs; 
Mais  fuyez  la  pesante  ivresse 
De  ce  faux  et  bruyant  Permesse 
Que  du  Nord  nébuleux  boivent  les  durs  chanteurs  2. 

Il  est  le  seul  qui,  après  avoir  lu  et  traduit  à  Londres3 


1.  Œuvres  posthunes,  p.  447. 

2-  Ed.  Becq  de  Fouq u iè res,  Poésies  diverses,  XI. 

3.  Le  séjour  de  Chénier  à  l'ambassade  de  Londres  semble  lui 
avoir  pesé  comme  un  exil.  L'Angleterre  lui  avait  été,  comme 
le  lui  écrivait  Alfieri,  «  plus  amère  que  l'absinthe  »  (Becq  de 


420  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Mil  ton,  Thomson,  Shakespeare  !,  et,  après  avoir  parlé 
de  Richardson  comme  on  Ta  vu  —  proclame  haute- 
ment la  supériorité  de  l'art  antique  : 

Les  poètes  anglais,  trop  fiers  pour  être  esclaves, 
Ont  même  du  bon  sens  rejeté  les  entraves. 

Mais  l'antiquité  de  Chénier  n'est  plus  celle  que 
notre  xvir3  siècle  avait  aimée  et  comprise,  et  on  se 
demande  avec  inquiétude  ce  qu'en  eût  dit  Voltaire. 
D'autre  part  l'influence  littéraire  de  Chénier  est  nulle 
au  xvme  siècle,  puisque  personne  ne  lut  ses  vers.  Elle 
n'a  pu  servir  ni  d'excitant  ni  d'exemple  à  la  critique. 

Plus  efficacement  que  tous  les  livres,  la  Révolu- 
tion trancha  le  débat. 


II 


Son  premier  effet  fut  de  ramener  les  esprits  vers  le 
culte,  ou  même  vers  la  superstition  de  l'antiquité. 

Les  novateurs  en  avaient  attendu  d'abord  un  renou- 
vellement de  l'art.  Dans  une  curieuse  lettre  que 
Daunou  adressait  aux  auteurs  du  Journal  encyclopé- 
dique*, il  exprimait,  avant  Mme  de  Staël,  cette  idée 


Fouquières,  Doc.  nouv.,  p.  21).  11  écrivait  de  Londres  en  1187  : 

Sans  parents,  sans  amis  et  sans  concitoyens, 

Oublié  sur  la  terre  et  loin  de  tous  les  miens, 

Par  la  vague  jeté  sur  cette  île  farouche, 

Le  doux  nom  de  la  France  est  souvent  sur  ma  bouche. 

Auprès  d'un  noir  foyer,  seul,  je  me  plains  du  sort, 

Je  compte  les  moments,  je  souhaite  la  mort. 

Cependant  son  frère  lui  écrit  (7  février  1788)  :   «   Vous  vous 
plaisez  à  Londres,  et  je  m'y  attendais...  ». 

1.  Outre  les  imitations  de  Thomson  citées  plus  haut,  Chénier 
a  traduit  de  Shakespeare  —  que  son  frère  lui  reprochait  de 
trop  admirer  —  la  Chanson  des  Yeux. 

2.  15  mars  1790. 


LA   RÉVOLUTION.  421 

que  «  le  monotone  régime  du  despotisme  »  con- 
damne le  génie  poétique  à  ne  pas  sortir  d'un  cercle 
étroit  d'idées,  et  il  ajoutait  :  «  La  Révolution  qui 
va  régénérer  l'empire  français  peut  renouveler  les 
forces  du  génie,  féconder  les  talents,  agrandir  les 
sujets,  étendre  les  moyens,  multiplier  les  formes  et 
recréer  la  poésie  aussi  bien  que  l'éloquence  et  l'his- 
toire ».  Cette  espérance  fut  déçue,  du  moins  tout 
d'abord,  et,  loin  de  recréer  la  poésie,  la  Révolution 
la  ramena  aux  sources  classiques,  ou  pseudo-classi- 
ques, loin  de  ce  Rousseau  dont  elle  plaçait  si  haut 
les  théories  politiques,  mais  dont  elle  méconnaissait 
le  génie  littéraire. 

La  Révolution  marque  d'abord  un  recul  dans  les 
progrès  du  cosmopolitisme  parce  qu'elle  rompt,  de 
1789  à  1814,  avec  l'Europe,  surtout  germanique.  En 
l'espace  de  quelques  mois,  la  France  se  trouve  aussi 
isolée,  suivant  l'image  d'un  historien,  qu'une  île 
dans  l'Océan.  Quels  rapports  littéraires  seraient  pos- 
sibles dans  ces  années  troublées  avec  l'Angleterre  ou 
l'Allemagne? 

Ile   coupable,  orgueilleuse  Carlhage, 

disait-on  de  la  Grande-Bretagne  E.  En  1792,  l'Institut 
ayant  reçu  un  mémoire  scientifique  d'un  Allemand, 
Roland,  alors  ministre  de  l'intérieur,  y  ajoute  cette 
note  marginale,  expressive  dans  sa  brièveté  :  «  Nous 
n'avons  pas  de  lumière  à  attendre  de  l'Allemagne  sur 
de  tels  sujets  *  ».  Ce  fut  pis  encore  sous  l'Empire. 
Pour  avoir  vanté  l'Allemagne,  on  sait  ce  qu'il  en 
coûta  à  Mme  de  Staël,  et  Napoléon  n'a  jamais  caché 
son  mépris  pour  «  les  folies  germaniques,  dont  les 


1.  Dans  un  opéra  de  la  Reprise  de  Toulon. 

2.  J.  Simon,  Une  académie  sous  le  Directoire,  p.  213. 


422  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

partisans  dénigrent  sans  cesse  la  littérature,  les 
journaux,  le  théâtre  français  pour  exalter  aux  dépens 
des  nôtres  les  ridicules  et  dangereuses  productions 
de  l'Allemagne  et  du  Nord  '  ». 

Ainsi  les  circonstances  politiques  brisent,  pen- 
dant vingt  ans  et  plus,  les  fils  qui  s'étaient  tendus  et 
croisés  entre  l'Europe  du  Nord  et  la  France.  Plu- 
sieurs des  hommes  de  la  Révolution  restent,  il  est 
vrai,  fidèles  à  leurs  admirations  de  jeunesse  :  Robes- 
pierre lit  Gessner  et  Young;  Camille  Desmoulins 
Hervey  et  fauteur  des  Nuits;  Mme  Roland  Thomson, 
et  Collot  d'Herbois  Shakespeare,  dont  il  avait  jadis 
imité  les  Joyeuses  Commères 2.  Bon  nombre  d'écrivains 
allemands  sont  traduits  ou  adaptés  :  Lessing,  Goethe, 
Wieland,  Klopstock 3  et  surtout  «  Monsieur  Scheller  », 
comme  disait  le  Moniteur,  «  grand  avocat  de  la  répu- 
blique contre  la  monarchie,  un  vrai  girondin  »,  dont 
plusieurs  drames  obtinrent  un  assez  vif  succès  sur 
nos  théâtres  4.  On  peut  même  affirmer  que  la  litté- 
rature allemande  préoccupe  assez  vivement  un  public 
restreint  et  Guillaume  de  Humboldt  écrit  de  Paris 


1.  Rapport  d'Esménard,  dans  Welschinger  :  La  Censure  sous 
le  premier  Empire,  p.  249. 

2.  L'amant  loup  garou  ou  M.  Rodomont  (1177). 

3.  La  Dramaturgie  de  Lessing  est  traduite  en  1795,  Laocoon 
en  1802;  Nathan  le  Sage  inspire  un  drame  à  M.-J.  Chénier. 
Werther  est  plusieurs  fois  imité  (Stellino  ou  le  nouveau  Werther, 
1791,  etc.).  Stella,  traduite  par  Du  Buisson,  est  représentée 
en  1791  sur  le  théâtre  de  Louvois;  Wilhelm  Meister  est  traduit 
par  Sévelinges,  en  1802,  sous  le  titre  d'Alfred. 

4.  12  février  1792.  —  Les  Brigands  sont  adaptés  par  de  La 
Martelière  [l'allemand  Schwindenhammer]  en  1793  et  par 
Creuzé,  en  1795;  en  1799,  A.  de  Lezay  traduit  Don  Carlos,  et  la 
même  année,  La  Martelière  publie  son  Théâtre  de  Schiller 
(Paris,  an  VIII);  en  1802,  Mercier  donne,  d'après  Schiller,  sa 
Jeanne  d'Arc.  —  Voir  le  travail  du  Dr  Richter  :  Schiller  and 
seine  Rauher  in  der  franzosischen  Révolution,  Grùnberg,  1865, 
in-8,  et  le  livre  cité  de  M.  Siipfle. 


LA    RÉVOLUTION    ET   L'ANTIQUITÉ.  423 

en  1800  que  «  les  gens  ont  iei  plus  que  jamais  la 
bouche  pleine  de  noms  allemands  '   ». 

Mais  il  faut  ajouter  que  la  masse  du  public  reste 
indifférente  à  ces  productions  exotiques  et  que  ceux 
même  qui  se  disent  connaisseurs  parlent  des  écrivains 
d'outre-Rhin  par  ouï-dire  :  «  On  s'imagine  ici,  écrit  le 
même  témoin,  être  fort  au  courant  de  [notre  littéra- 
ture; on  croit  beaucoup  la  connaître  et  l'aimer....  Mais 
il  suffit  d'écouter  un  peu  pour  savoir  à  quoi  s'en 
tenir  sur  cette  connaissance  et  cet  amour....  Les 
Français  sont  encore  trop  éloignés  de  nous  pour  être 
en  état  de  nous  comprendre  sur  les  points  où,  nous 
aussi,  nous  commençons  à  avoir  notre  originalité.  » 
L'influence  de  l'esprit  allemand  sur  l'esprit  français 
prend  corps  avec  le  livre  De  V Allemagne,  en  1812. 
Quant  à  la  littérature  anglaise ,  les  romanciers , 
Richardson,  Sterne,  Miss  Burney  ou  même  Anne 
Radcliffe  conservent  des  lecteurs  et  trouvent  même 
des  adaptateurs  au  théâtre  2.  Young  et  Ossian  res- 
tent fameux3.  Shakespeare  lui-même  fournit  presque 
chaque  année  un  sujet  de  pièce  à  notre  théâtre  i.  En 
conclura-t- on  que  ces  écrivains  étaient  plus  goûtés  et 
mieux  compris?  Il  suffit  d'avoir  feuilleté  la  Paméla  de 
François  de  Neufchâteau  ou  le  Jean  sans  Terre  de  Ducis 
pour  être  persuadé  du  contraire. 

En  fait,  la  littérature  révolutionnaire  reste,  comme 
la  critique  de  ce  temps,  pseudo-classique,  c'est-à-dire 


1.  Lady  Blennerhasset,  Mme  de  Staël,  t.  II,  p.  560. 

2.  Paméla  de  F.  de  Neufchâteau  (4793).  —  Clainsse  Harlowe 
de  Népomucène  Lemercier  (1792). 

3.  Les  Nuits  d'Young,  traduites  par  Letourneur,  mises  en 
vers  français,  Paris,  1792,  4  vol.  in-12. 

4.  Jean  sans  Terre  de  Ducis  (1791);  Othello  du  même  (1792); 
Epicharis  et  Néron,  de  Legouvé  (d'après  Richard  III)  (1793); 
Timon  d'Athènes,  de  Séb.  Mercier  (1794);  Imogènes  de  Dejaure 
(d'après  Cymbeline,  1796),  etc. 


424  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

médiocre.  Au  fond,  l'antiquité,  dont  ces  hommes 
avaient  plein  la  bouche,  était  mal  connue.  Où  donc  eus- 
sent-ils pris  le  loisir  et  les  moyens  de  s'instruire  dans 
les  langues  anciennes?  N'est-ce  pas  Lakanal  qui  se 
plaignait  à  la  Convention  que  la  jeunesse  se  passât  «  à 
baragouiner  du  grec  et  du  latin  »  ?  N'est-ce  pas  la  Révo- 
lution qui  a  fait  passer,  dans  ses  programmes  d'en- 
seignement, les  languesmodernes  et  lessciencesavant 
les  langues  classiques  ],  et  qui  proposait  de  remplacer 
la  Sorbonne  et  les  collèges  par  des  écoles  d'arts  et 
métiers?  Certes,  l'œuvre  pédagogique  de  la  Conven- 
tion reste  considérable.  Qui  oserait  soutenir  qu'elle 
a  profité  à  la  connaissance  des  littératures  antiques? 
Quelle  que  fût  l'admiration  qu'inspiraient  aux  démo- 
crates de  cette  époque  Socrate,  Scévola,  Brutus  ou 
Caton  d'Utique,  nous  avons  des  raisons  de  douter 
qu'ils  eussent  beaucoup  lu  Plutarque  ou  Tacite. 
Camille  Desmoulins  disait  bien  :  «  Mes  chers  amis, 
puisque  vous  lisez  Cicéron,  je  réponds  de  vous,  vous 
serez  libres  ».  Combien  d'hommes  de  la  Révolution 
lisaient  Cicéron? 

Cependant,  si  l'on  ne  regarde  qu'aux  dehors,  cette 
littérature  est  inspirée  de  l'antique.  De  même  que 
la  peinture  de  David,  de  Letronne  ou  de  Lemercier, 
le  théâtre  de  Legouvé,  de  Luce  de  Lancival,  d'Ar- 
nault  vit  de  sujets  classiques,  la  poésie  de  Delille  ou 
de  Lebrun-Pindare  est  coulée  dans  les  moules  tra- 
ditionnels. «  Il  n'y  avait  pas  grand  effort,  dit  Charles 
Nodier,  à  passer  de  nos  études  de  collège  aux  débats 
du  forum  et  à  la  guerre  des  esclaves.  Notre  admi- 
ration était  gagnée  d'avance  aux  institutions  de 
Lycurgue  et  aux  tyrannicides  des  Panathénées  -.  » 
Le    Contrai  Social    n'enfantait    pas  seulement   des 

1.  Voir  le  rapport  de  Condorcet  à  l'Assemblée  législative. 

2.  Jeanroy-Félix,  La  litt.  franc,  sous  la  Rév.,  p.  349. 


LA   RÉVOLUTION   ET   ROUSSEAU.  42;> 

constitutions;  il  inspirait  des  tragédies  et  des  odes. 

Mais  tout  ce  que  gagnaient  en  influence  les  théories 
politiques  de  Rousseau,  on  dirait  presque  que  son 
génie  de  romancier  et  de  poète  le  perdait.  De  cette 
intelligence  délicate  du  cœur,  de  ce  sentiment  vif 
et  sincère  de  la  nature,  de  cette  «  tristesse  enchante- 
resse »,  de  tout  ce  qui  fait  enfin  de  lui  un  poète  lyrique 
de  premier  ordre,  qu'est-ce  donc  qui  transpire  dans 
ces  médiocres  œuvres  dont  l'ensemble  indigeste 
forme  la  littérature  révolutionnaire?  A  peu  près  rien, 
qu'une  fade  et  infidèle  copie,  qui  ressemble  à  une 
grimace.  Mme  de  Staël  se  plaint,  à  la  fin  du  siècle, 
qu'on  oublie  «  l'écrivain  qui  a  donné  le  plus  de  cha- 
leur, de  force  et  de  vie  à  la  parole  »,  celui  qui 
devrait  être  pour  tous  «  un  ami,  un  séducteur  ou  un 
maître  l  ».  On  ne  le  lit  plus,  et,  quoiqu'on  affecte  de 
le  citer,  on  ne  le  comprend  plus.  Après  dix  ou  douze 
stériles  années,  Chateaubriand  n'aura  qu'à  reprendre 
les  traditions  poétiques  de  Rousseau  et  qu'à  retrouver 
dans  l'auteur  du  Contrat  Social,  le  poète  qu'on  avait 
désappris  d'y  chercher. 

Et  de  même  que  l'influence  purement  littéraire 
de  Rousseau  diminue  en  réalité  presque  jusqu'à  dis- 
paraître, de  même  l'intelligence  des  œuvres  étran- 
gères, que  Rousseau  avait  mises  à  la  mode,  devenait 
de  plus  en  plus  rare.  Le  culte  superstitieux  pour 
l'antiquité  mal  comprise  fermait  tout  accès  à  cette 
littérature  anglaise  qui  avait,  peu  d'années  encore 
auparavant,  suscité  tant  d'espérances.  La  mythologie 
renaissait  de  ses  cendres,  et  l'Olympe  antique  détrô- 
nait les  dieux  du  Nord  : 

Vive  Homère  et  son  Elysée, 
Et  son  Olympe  et  ses  héros 

i.  De  la  litt.,  deuxième  préface. 


426  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

Et  sa  muse  favorisée 

Des  regards  du  dieu  de  Glarosî 

Mes  amis,  qu'Apollon  nous  garde 

Et  des  Fingals  et  des  Oscars, 

Et  da  sublime  ennui  d'un  barde 

Qui  chante  au  milieu  des  brouillards  M 

La  majorité  du  public  pensait  comme  Lebrun-Pin- 
dare  et  se  laissait  retomber  sous  le  joug  d'une  tra- 
dition que  le  génie  de  Jean  Jacques  avait  cependant 
ébranlée.  Rares  étaient  ceux  qui  se  disaient  avec 
Béranger  encore  jeune  :  «  Non,  les  Latins  et  les  Grecs 
mêmes  ne  doivent  pas  être  des  modèles.  Ce  sont  des 
flambeaux,  sachez  vous  en  servir  9.  »  L'imitation  de 
l'antiquité  n'a  été,  sous  la  Révolulion,  qu'un  pas- 
tiche —  et  c'est  pourquoi  elle  est  restée  inféconde. 

Quand  Tordre  se  rétablit,  et  que  la  critique  essaya 
de  se  rendre  compte  du  chemin  parcouru,  les  Geof- 
froy, les  Dussault,  les  Fiévée  renouèrent  tout  natu- 
rellement la  chaîne  de  la  tradition.  Ce  fut  vers  1800, 
comme  l'a  dit  Sainte-Beuve,  une  manière  de  «  restau- 
ration solennelle  »  de  la  critique  classique  :  aux 
Débats,  avec  Dussault  et  Geoffroy;  au  Mercure,  avec 
Fontanes,  de  Bonald,  Guéneau  de  Mussy;  au  Lycée, 
avec  La  Harpe  et  ses  cours  de  littérature.  C'est  le 
moment  où  l'on  propose  le  rétablissement  de  l'an- 
cienne Académie  française,  où  Ton  rappelle  de 
Londres  le  «  Virgile  français  »,  Delille,  où  enfin  l'es- 


1.  Ses  fleuves  ont  perdu  leurs  urnes; 
Ses  lacs  sont  la  prison  des  morts, 
Et  leurs  naïades  taciturnes 

Sont  les  spectres  des  sombres  bords. 
11  n'a  point  d'Hébé,  d'ambroisie, 
Ni  dans  le  ciel  ni  dans  ses  vers; 
Sa  nébuleuse  poésie 
Est  fille  des  rocs  et  des  mers. 

(Lebrun   :  Ode  sur  Homère  et  Ossian,  dans  le  livre  VII   des 
Odes.) 

2.  Ma  biographie. 


i.  i-:.\i[uhation.  427 

prit  classique  se  réveille,  non  sans  force  et  sans 
éclat.  Le  moment  était  venu  d'opposer  un  frein  à 
ceux  qui  tenteraient  de  nouveau  de  toucher  à  l'arche 
sainte  :  «  Si  au  lieu  de  se  passionner,  écrivait  Fon- 
tanes,  pour  ces  chefs-d'œuvre  admirés  d'âge  en  âge, 
on  veut  affaiblir  l'enthousiasme  qu'ils  inspirent,  si 
on  leur  oppose  quelques  -unes  de  ces  productions 
barbares  que  les  hommes  de  goût  ont  généralement 
condamnées,  il  est  presque  sûr  qu'on  n'a  point  reçu 
de  la  nature  cette  sensibilité  dans  les  organes  et  cette 
justesse  dans  l'esprit,  sans  lesquelles  on  ne  peut 
bien  parler  des  beaux-arts  f.  »  Il  semblait  qu'en  face 
de  l'Europe  armée,  la  France  éprouvât  comme  un 
besoin  de  se  recueillir  sur  elle-même  et  de  revenir 
une  fois  de  plus  aux  maîtres  qui  lui  avaient  assuré, 
dans  le  domaine  de  l'esprit,  une  hégémonie  sécu- 
laire. 

Ainsi  la  Révolution,  si  l'on  regarde  au  dedans, 
marque  un  temps  d'arrêt  dans  le  développement  du 
cosmopolitisme  en  France.  Mais  ni  Bonaparte,  ni 
aucun  de  ses  collaborateurs  ne  soupçonnaient  qu'elle 
dût  apparaître  bientôt  sous  un  jour  tout  différent,  si, 
au  lieu  de  l'étudier  à  l'intérieur,  on  en  suivait  les 
effets  au  delà  des  frontières. 

L'émigration,  en  effet,  en  jetant  hors  de  France 
quelques  milliers  d'hommes  appartenant  aux  classes 
les  plus  éclairées  de  la  nation,  avait  eu  un  effet 
analogue  à  celui  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes. 
Elle  avait,  en  dépit  des  hostilités  politiques,  préparé 
de  nouveaux  liens  entre  l'Europe  et  nous.  Pour  beau- 
coup d'esprits,  elle  avait  été  une  initiation  pénible, 
mais  souvent  féconde,  aux  choses  de  l'étranger. 

Dans  la  solitude  de  l'exil,  dans  les  longues  années 

i.  Œuvres,  t.  II,  p.  183. 


428  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

de  l'expatriation,  comment  les  émigrés,  un  Chateau- 
briand, un  Narbonne,  un  Gérando,  un  Fontanes 
même,  n'auraient-ils  rien  appris,  rien  retenu,  des 
mœurs,  de  l'art,  de  la  littérature  de  nos  voisins?  Un 
critique  étranger  a  fait  l'histoire  de  la  «  littérature 
des  émigrés  *  ».  Il  y  aurait  lieu  d'écrire  l'histoire  de 
l'influence  de  l'émigration  sur  notre  littérature  : 
car  cette  influence  fut,  quoique  dispersée  et  mor- 
celée, très  féconde.  La  liste  serait  longue  de  ceux 
dont  on  pourrait  dire,  comme  Lamartine  de  Mme  de 
Staël,  qu'ils  «  se  réfugièrent  dans  la  pensée  de  l'An- 
gleterre et  de  l'Allemagne  2  »,  et  qu'ils  se  laissèrent 
séduire  par  ces  nations,  «  qui  seules  vivaient  alors 
de  vie  morale,  de  poésie  et  de  philosophie  ». 

L'Allemagne,  l'Angleterre,  les  Pays-Bas  furent  leurs 
principaux  asiles.  Ils  y  arrivaient  sans  aucune  préoc- 
cupation littéraire,  assurément,  et  maudissant  l'exil, 
comme  Fontanes  maudissait  Hambourg,  quand  il 
demandait,  plutôt  que  de  rester  en  Allemagne,  à 
être  déporté  à  Corfou.  Mais  la  nécessité  les  obligeait 
à  apprendre  la  langue  du  pays,  à  en  observer  les 
mœurs,  et  bientôt  une  curiosité  toute  naturelle,  qui 
s'excitait  dans  les  loisirs  forcés,  les  rapprochait  des 
étrangers  capables  de  leur  ouvrir  de  nouveaux  hori- 
zons. On  vit  Narbonne,  de  Gerando,  Camille  Jordan 
s'installer  à  Tubingue  et  traduire,  l'un  le  WaU 
lenstein  de  Schiller,  l'autre  les  philosophes  alle- 
mands, le  troisième  Klopstock.  On  vit,  à  Weimar, 
Mounier,  devenu  directeur  d'un  pensionnat,  se  lier 
avec  Wieland,  et,  à  Hambourg,  Rivarol,  Sénac  de 
Meilhan,  Chênedollé,  Esménard  ou  Delille  assister 
à  la  comédie  allemande  ou  anglaise,  dans  les  théâ- 


1.  M.  G.  Brandes  :  Die  Emigranten-Literatur. 

2.  Des  destinées  de  la  poésie. 


LES    EMIGRES   EN    ANGLETERRE.  42(J 

très  de  la  ville  où  Lessing  avait  écrit  sa  Dramaturgie. 
On  vit  se  nouer  des  relations  étroites  entre  les  émi- 
grés et  quelques  grands  écrivains  allemands  :  de 
Serre,  le  marquis  de  la  ïresne,  Ghênedollé  se  prirent 
d'admiration  pour  Klopstock,  se  firent  présenter  a 
lui  et  apprirent  de  lui  à  goûter  la  poésie  du  Nord.  Ils 
conçurent  une  haute  idée  de  cette  littérature  alors 
peu  connue  parmi  nous  et  dont  les  plus  illustres 
représentants  vivaient  encore.  «  C'est  quand  je  lis 
des  hommes  comme  Gœthe,  Schiller,  Klopstock, 
Byron...,  écrivait  Ghênedollé,  que  je  sens  combien 
je  suis  mince  et  petit.  Je  le  dis  dans  la  sincérité  de 
mon  âme  et  avec  la  plus  intime  conviction,  je  n'ai 
pas  la  dixième  partie  de  la  pensée,  du  talent  et  du 
génie  poétique  de  Gœthe  \  »  Combien  d'autres 
s'avouèrent  que  cette  Allemagne  si  décriée  renfer- 
mait des  trésors  ignorés  et  précieux! 

En  Angleterre,  on  vit,  outre  Montlosier,  Lally-Tollen- 
dal  ou  Cazalès,  Rivarol,  de  Jaucourt,  Delille,  Fontanes, 
Chateaubriand2.  Quelques-uns,  il  est  vrai,  comme  jadis 
Saint-Évremond,  persistaient  à  vivre  à  la  française, 
sans  entrer  en  contact  avec  les  Anglais  :  «  Je  n'aime 
pas,  disait  l'incorrigible  Rivarol,  un  pays  où  il  y  a 
plus  d'apothicaires  que  de  boulangers,  et  où  l'on  ne 
trouve  de  fruits  mûrs  que  les  pommes  acides3  ».  Mais 
d'autres  prenaient  leur  parti  de  l'exil,  et  même  en 
tiraient  profit.  Chateaubriand,  qui  passa  huit  ans  hors 
de  France,  s'est  plu  à  rappeler  lui-même  tout  ce  qu'il 
a  dû  à  cette  fréquentation  prolongée  4  des  étrangers  : 

1.  Dans  Sainte-Beuve,  Chateaubriand  et  son  groupe  :  article 
sur  Chênedollé.  —  Voir,  sur  les  émigrés  d'Allemagne,  Lady 
Blennerhasset,  Mme  de  Staël  et  son  temps;  et  de  Lescure, 
Rivarol  et  la  société  française. 

2.  Voir  de  Lescure,  ibid.,  liv.  III,  et  les  Mémoires  d'Outre-Tombe. 

3.  De  Lescure,  p.  414. 

4.  Essai  sur  la  lill.  angl.  :  Avertissement. 


430  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

dans  ses  longues  causeries  avec  Fontanes,  le  long  de 
la  Tamise,  à  Ghelsea,  ils  parlaient  de  Milton  —  qu'il  a 
traduit,  —  de  Shakespeare,  d'Ossian.  C'est  pendant 
ces  années  fécondes  où  il  se  vante  d'avoir  appris 
l'anglais  «  autant  qu'un  homme  peut  savoir  une 
langue  étrangère  »,  qu'il  traduit  les  poèmes  ossia- 
niques,  auxquels  il  avoue  avoir  pris  un  goût  singu- 
lier et  dont  il  se  souviendra  en  plus  d'une  page  de 
René  ou  des  Martyrs.  C'est  là  qu'il  prépare  les  maté- 
riaux de  son  Essai  sur  la  littérature  anglaise.  C'est 
là  surtout  qu'il  puise  cette  intelligence  variée  et 
souple  des  génies  divers  des  peuples  de  l'Europe,  qui 
fait  de  lui,  avec  Mme  de  Staël,  le  plus  grand  critique 
littéraire  du  début  de  ce  siècle. 

On  pourrait  multiplier  les  exemples,  pour  prouver 
que  la  Révolution,  comme  tous  les  grands  mouve- 
ments historiques,  comme  les  croisades  ou  comme 
la  Révocation  de  l'édit  de  Nantes,  eut  pour  résultat 
de  mêler  les  peuples  et  de  croiser  les  esprits.  Il  fallait 
la  Révolution  pour  qu'on  vît  un  Chamisso,  né  de 
parents  champenois,  devenir,  par  suite  de  l'émigra- 
tion, page  de  la  reine  de  Prusse,  puis,  après  son  retour 
en  France,  professeur  dans  un  lycée  français,  puis, 
dans  un  deuxième  séjour  en  Prusse,  employé  au 
jardin  botanique  de  Berlin,  et,  après  sa  mort  enfin, 
un  des  classiques  de  la  littérature  allemande,  l'un  de 
ceux  que  nos  écoliers  expliquent  au  collège;  ou 
encore  pour  qu'un  Charles  de  Yillers,  officier  fran- 
çais, banni  par  la  Révolution,  vînt  s'établira  Gôttin- 
gue  et  à  Lubeck,  se  lier  avec  Goethe,  Jacobi,  Klops- 
tock  ou  Schelling,  se  faire  de  l'allemand  une  deuxième 
langue  maternelle  et  de  l'Allemagne  une  patrie  intel- 
lectuelle l.   La  Révolution  —  l'a-t-on  suffisamment 

d.  Voir  le  curieux  écrit  de  Ch.  de  Villers  :  Idées  sw*  la  des- 


LA  LITTERATURE   \)ES   EMIGRES.  431 

noté?  —  marque  en  Littérature  l'avènement  des  cos- 
mopolites :  Benjamin  Constant,  Bonstetten,  Sismondi, 
Mme  de  Staël,  tous  imbus  d'esprit  germanique  autant 
que  d'esprit  latin,  tous  héritiers,  à  travers  Rous- 
seau, des  critiques  réfugiés  du  commencement  du 
xvmc  siècle. 

Si  l'on  doutait  que  tel  ait  été  réellement  un  des 
résultats  de  la  période  révolutionnaire,  on  n'au- 
rait qu'à  feuilleter  Tune  des  revues  qui  se  fondèrent 
sous  le  Directoire  avec  le  concours  des  émigrés  ou 
avec  celui  des  étrangers  :  la  Bibliothèque  britannique 
de  Genève  ou  le  Journal  de  littérature  étrangère,  la 
Décade  philosophique  ou  le  Magasin  encyclopédique, 
ou  mieux  encore  le  Spectateur  du  Nord,  ou  les  Archi- 
ves littéraires  de  V Europe  :  le  premier  de  ces  recueils, 
fondé  à  Hambourg  par  un  émigré,  de  Baudus,  et  qui 
eut  pour  collaborateurs  Chênedollé,  l'abbé  Louis 
Delille,  Rivarol,  Charles  de  Villers,  s'était  donné  pour 
but  de  propager  en  France  la  littérature  et  la  philo- 
sophie allemandes  *,  et  fut,  pour  cette  raison,  inter- 
dit en  1798;  l'autre,  rédigé  par  Schweighâuser,  de 
Villers  ,  Morellet  ,  Vanderbourg  ,  Quatremère  de 
Quincy,  commençait  sa  publication  par  un  article  de 
de  Gérando  sur  «  les  communications  littéraires  et 
philosophiques  entre  les  nations  de  l'Europe  2  »,  dans 
lequel  l'auteur  s'efforçait  de  prouver  que  le  patrio- 
tisme bien  entendu  autorise  ou  même  commande  les 


tination  des  hommes  de  lettres  sortis  de  France  et  qui  séjournent 
en  Allemagne  (dans  le  Spectateur  du  Nord,  1798,  t.  Vil). 

1.  Le  Spectateur  du  Nord,  journal  politique,  littéraire  et 
moral,  Hambourg,  janvier  1797  —  décembre  1802,  24  vol.  in-8. 
(Voir  Siïpfle,  t.  II,  p.  93,  et  Hatin,  Ilist.  de  la  presse,  t.  VII, 
p.  576.) 

2.  Archives  littéraires  de  l'Europe,  ou  Mélanges  de  littérature, 
d'histoire  et  de  philosophie,  par  une  société  de  gens  de  lettres. 
—  Tûbingue  et  Paris,  1794-1808,  51  livraisons  in-8. 


432  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

communications  littéraires  de  peuple  à  peuple,  et 
que  c'est,  en  fait,  se  montrer  riche  que  de  savoir 
emprunter  à  propos. 

Il  est  donc  légitime  de  dire  de  l'esprit  français 
qu'il  a  émigré  pendant  la  période  révolutionnaire; 
qu'il  s'est,  sans  le  savoir  et  surtout  sans  le  vouloir, 
étendu  et  assoupli  au  contact  de  l'Europe;  qu'il  a 
puisé,  dans  ce  mélange  des  hommes  et  des  races, 
des  curiosités  nouvelles. 


III 


Un  livre,  qui  est  moins  le  premier  livre  du  xixe  siècle 
que  le  dernier  du  xvme,  résume  ces  acquisitions, 
en  même  temps  qu'il  marque  ,  dans  la  critique, 
une  renaissance  de  l'influence  de  Rousseau  et  de 
celle  des  littératures  du  Nord.  Le  livre  de  la  Littéra- 
ture considérée  dans  ses  rapports  avec  les  institutions 
sociales,  qui  est  de  1800,  ferme  dans  l'histoire  de  la 
critique,  une  époque  et  en  ouvre  une  autre.  C'est  la 
première,  et  encore  imparfaite,  expression  raisonnée 
du  cosmopolitisme,  élevé  à  la  hauteur  d'une  théorie. 
C'est,  à  coup  sûr,  le  terme  d'aboutissement  du  mou- 
vement qui  a  fait  l'objet  de  cette  étude. 

Personne  n'était  mieux  désigné  que  Mme  de  Staël 
pour  la  tâche  délicate  de  définir  les  deux  grandes 
classes  d'esprits  qui  devaient  désormais,  suivant  elle, 
se  partager  la  littérature  européenne.  On  dirait 
volontiers  d'elle  qu'elle  complète  et  couronne  l'œuvre 
ébauchée  par  Jean-Jacques,  dont  elle  est  le  plus 
fidèle  disciple.  La  critique  de  Mme  de  Staël,  ce  n'est 
en  vérité  que  la  poétique  ou  l'esthétique  de  Rous- 
seau, extraite  de  ses  œuvres  par  le  plus  brillant  des 
commentateurs. 


MADAME    DE   STAËL.  433 

Elle  était,  comme  lui,  Genevoise  d'origine,  comme 
lui  protestante,  comme  lui,  née  aux  confins  de  deux 
races  et  sur  les  frontières  de  deux  génies.  Comme  lui, 
d'ailleurs,  elle  en  était  fière  et  parfois  triste  :  «  Mon 
Dieu,  écrivait-elle  un  jour  aune  étrangère,  à  Frédérike 
Brun,  s'il  y  avait  dans  cette  France,  ma  patrie,  dans 
ce  pays  dont  je  parle  la  langue,  quelques  étincelles 
de  votre  foyer,  combien  je  tirerais  parti  de  moi-même  ! 
Je  sais  que  j'ai  en  moi  des  facultés  qui  pourraient 
faire  plus  que  je  n'ai  fait;  mais  naître  Française  avec 
un  caractère  étranger,  avec  le  goût  et  les  habitudes 
françaises  et  les  idées  et  les  sentiments  du  Nord, 
c'est  un  contraste  qui  abîme  la  vie  '.  »  Tous  ceux  qui 
l'ont  approchée  ont  été  frappés  de  ce  contraste  : 
«  Comme  à  vous,  écrivait  Humboldt  à  Gœthe,  il  m'a 
toujours  semblé  que  le  milieu  français  où  l'a  jetée 
l'éducation  était  trop  étroit  pour  elle....  C'est  un  sin- 
gulier phénomène  de  trouver  parfois  dans  une  nation 
des  intelligences  animées  par  un  souffle  étranger2.  » 
Cette  contradiction  féconde  avait  fait  la  grandeur  de 
Rousseau  en  même  temps  que  son  malheur.  Comme 
lui,  Mme  de  Staël  peut  être  définie,  suivant  une 
formule  heureuse,  «  un  esprit  européen  dans  une 
âme  française  3  ». 

On  sait  de  reste  tout  ce  qu'elle  doit  à  Rousseau  et 
comment  elle  lui  avait  consacré  un  de  ses  premiers  et 
plus  intéressants  écrits.  Elle  ne  se  rattachait  pas  seu- 
lement à  lui  par  l'admiration  ou  par  un  engouement 
passager,  comme  nombre  de  Français.  Elle  retrouvait 
en  lui  ses  aspirations  les  plus  intimes,  religieuses, 
politiques,  littéraires  —  ou,  pour  mieux  dire,  elle  se 
retrouvait  en  lui.  C'est  à  son  école  qu'elle  avait  été 

1.  15  juillet  1806  (Lady  Blennerhasset,  t.  III,  p.  223). 

2.  18  octobre  1800  (Ibid.,  t.  III,  p.  11). 

3.  E.  Faguet,  Mme  de  Staël. 

23 


434  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

élevée;  c'est  dans  le  respect  de  son  nom  qu'elle  avait 
grandi;  c'est  à  son  influence  qu'elle  est,  toute  sa  vie, 
restée  fidèle,  jusque  dans  ses  erreurs. 

De  très  bonne  heure  aussi,  elle  s'était  sentie  portée 
vers  les  pays  du  Nord.  Dans  le  salon  de  Mme  Xecker, 
elle  avait  vu  de  près,  et  souvent,  les  anglomanes  les 
plus  décidés  du  siècle,  Grimm,  Raynal,  Diderot, 
Suard.  En  vrai  Genevois,  son  père  lui  avait  proposé 
de  bonne  heure  comme  modèle  la  constitution  an- 
glaise. Sa  mère  avait  tenu  à  ce  qu'elle  apprît  l'anglais, 
et,  tout  naturellement,  comme  à  des  livres  de  chevet, 
elle  était  allée  à  Milton,  à  Thomson,  à  Ossian,  à  Young, 
à  ce  Richardson  dont  la  lecture  avait  fait  époque 
dans  sa  jeunesse,  et  dont  elle  avait  essayé,  dans  un 
écrit  de  début l,  d'imiter  la  manière. 

Comme  tout  le  xvmc  siècle,  elle  était  encore,  en 
1800,  peu  curieuse  de  l'Allemagne,  et  cela  est  digne 
de  remarque.  Elle  n'avait  pas  encore  rencontré  celui 
qui  fut  son  initiateur,  Charles  de  Yillers,  ni  Guillaume 
Schlegel,  qui  fut  son  second  maître.  Nous  nous  figu- 
rons malaisément  aujourd'hui  Mme  de  Staël  étran- 
gère et  indifférente  aux  choses  allemandes.  Telle  elle 
était,  cependant,  quand  elle  écrivit  son  livre  de  la 
Littérature.  Tout  le  chapitre  consacré  à  l'Allemagne 
y  est  flottant  et  vague.  Elle  loue,  mais  en  termes 
inexacts,  Wieland,  Schiller,  Gessner  et  «  le  livre  par 
excellence  que  possèdent  les  Allemands  »,  Werther. 
Au  fond,  elle  parlait  d'après  Chênedollé,  qui  revenait 
de  Hambourg  et  qui,  se  trouvant  près  d'elle  au  mo- 
ment où  elle  écrivait  —  dans  l'hiver  de  1798,  — 
essayait  de  lui  souffler  un  peu  de  son  enthousiasme. 
Mais  elle  ne  savait  pas  l'allemand,  et  répondait  à 
Goethe,  qui  lui  avait  envoyé  son  Willamsmeister  (sic), 

1.  Le  roman  de  Pauline. 


MADAME    DE    STAËL   ET   L  ANGLETERRE.  435 

quelle  n'était  pas  juge  de  la  valeur  du  présent  : 
«  Comme  il  était  en  allemand,  écrit-elle  à  Meister, 
je  n'ai  pu  qu'admirer  la  reliure  l  ».  Le  même  Meister 
lui  écrivait,  en  1797,  de  Zurich  pour  lui  demander 
de  venir  y  voir  Wieland.  Elle  lui  répondait  vive- 
ment :  «  Aller  à  Zurich  pour  un  auteur  allemand? 
C'est  ce  que  vous  ne  me  verrez  pas  faire....  Je  crois 
savoir  tout  ce  qui  se  dit  en  allemand  et  même  cin- 
quante ans  de  ce  qui  se  dira.  »  Ce  ne  fut  que  par  la 
suite  qu'elle  apprit  la  langue  et  étudia  de  près  les 
hommes.  En  1800,  Humboldt  lui  reprochait  de  redire 
souvent  avec  le  P.  Bouhours  :  «  Un  Allemand  peut-il 
avoir  de  l'esprit?  »  et  de  manquer  à  la  fois  «  de  phi- 
losophie et  d'érudition  »  en  parlant  de  son  pays  2. 

Au  contraire,  l'Angleterre  lui  était  familière.  Elle 
la  connaissait  presque  de  naissance,  ayant  grandi 
dans  un  milieu  épris  de  tout  ce  qui  était  anglais. 
En  1793,  elle  y  avait  fait  un  séjour  de  plusieurs  mois 
et  s'y  était  liée  avec  miss  Burney,  l'une  des  femmes 
écrivains  les  plus  connues  de  l'époque  3.  Elle  avait 
lu  tout  ce  qu'un  homme  intelligent  du  siècle  dernier 
connaissait  en  fait  d'écrivains  anglais,  et  elle  parta- 
geait sur  plus  d'un  point,  les  préjugés  du  siècle.  Il 
lui  arrive  de  disserter  un  peu  à  l'aveugle,  d'après 
Mallet,  sur  «  les  bardes  du  ivc  siècle  »;  elle  estime 
que  Spenser  est  «  ce  qu'il  y  a  de  plus  fatigant  au 
monde  >>;  elle  croit,  sur  la  foi  de  Voltaire  —  qui  a 
toujours  tenu  à  cette  idée  fausse,  —  que  «  les  vers 


1.  Lady  Blennerhasset,  t.  II,  p.  564-565. 

2.  30  mai  1800,  lettre  à  Gœthe  sur  le  livre  de  la  Littérature. 

3.  Le  deuxième  séjour  de  Mme  de  Staël  en  Angleterre  est  de 
1813  et  de  1814.  Elle  connut,  cette  fois,  Byron,  Rogers,  Sheridan, 
Coleridge,  Godwin,  Kemble,  et  autres.  Elle  projeta  alors  de 
faire  pour  l'Angleterre  ce  qu'elle  avait  fait  pour  l'Allemagne. 
Mais  elle  n'écrivit,  du  livre  qu'elle  rêvait,  que  la  partie  poli- 
tique, qui  fut  insérée  dans  les  Considérations. 


436  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

blancs  offrent  très  peu  de  difficultés  »  ;  surtout  elle 
considère  naïvement,  avec  tout  le  xvine  siècle,  Ossian, 
qui  est  un  Celte,  comme  un  Germain  et  comme  le 
père  de  la  poésie  germanique. 

Ce  sont  là  des  faiblesses  imputables  à  son  temps. 
En  revanche,  elle  parle  très  suffisamment  des  philo- 
sophes, de  Bacon,  de  Hobbes,  de  Locke,  de  Hume,  et 
même  de  Ferguson,  dont  l'utilitarisme  «  a  donné,  si 
je  puis  dire,  tant  de  corps  à  la  littérature  des  Anglais  ». 
Elle  a  lu  les  politiques,  Bolingbroke  et  Junius,  les 
moralistes,  comme  Addison,  les  dramaturges,  Sha- 
kespeare, Congreve,  Sheridan.  Comme  tous  ses  con- 
temporains, elle  goûte  peu  les  humoristes  et  n'en 
retient  que  la  philosophie  de  Swift,  qu'elle  admire, 
ce  semble,  un  peu  sur  parole.  Mais  Shakespeare, 
mais  Ossian,  mais  Milton,  mais  les  romanciers,  c'est 
tout  ce  qui  se  rapprochait  de  Rousseau,  et  ce  qu'elle 
aime  surtout.  C'est  d'après  ces  modèles  qu'elle  a 
opposé  l'esprit  français  à  l'esprit  anglais,  le  Nord  au 
Midi,  et  une  littérature  fondée  sur  l'esprit  de  société 
à  une  autre  qui  repose  sur  le  culte  de  la  personne 
morale. 

Elle  l'a  fait,  il  faut  le  dire,  sans  réussir  à  se  débar- 
rasser encore  de  plus  d'un  préjugé  de  la  critique  du 
xvme  siècle. 

Et  d'abord,  elle  est  de  son  siècle,  par  son  inintelli- 
gence de  l'antiquité,  dont  l'esprit  lui  échappe.  En 
fait,  elle  la  connaît  aussi  imparfaitement  qu'un  Vol- 
taire ou  qu'un  d'Alembert.  Elle  en  admire  de  con- 
fiance les  grands  exemples,  mais  elle  en  a  peu  lu  les 
écrivains. 

Ce  qu'elle  ne  pardonne  pas  aux  anciens,  c'est  que 
leur  littérature  est  surtout  masculine.  Elle  est  mascu- 
line, parce  qu'elle  ignore  la  puissance  d'aimer  : 
«  Racine,  Voltaire,  Pope,  Rousseau,  Goethe,  etc.,  ont 


Î4ADAME    )>K    STAËL   ET   L'ANTIQUITÉ.  437 

peint  l'amour  avec  une  sorte  de  délicatesse,  de  culte, 
de  mélancolie  et  de  dévouement  »,  que  les  anciens 
n'ont  pas  connue.  Leur  littérature  n'est  ni  tendre,  ni 
rêveuse,  ni  triste,  ni  désespérée;  elle  ne  se  sent  pas 
du  commerce  des  femmes.  Elle  est  masculine,  parce 
qu'elle  est  sereine,  et  qu'il  n'y  a  pas,  dans  les  œuvres 
grecques,  le  frisson  de  la  mort,  l'agonie  du  désespoir, 
le  découragement  que  produit  l'irréparable.  Or  il  n'y 
a  de  grande  poésie  que  la  poésie  triste.  La  leur  est 
masculine,  parce  qu'elle  nie  la  douleur  :  les  Grecs 
se  raidissent  contre  le  malheur  et  se  redressent  sous 
les  coups  qui  les  frappent.  Ils  mettent  une  sorte  de 
pudeur  sauvage  à  ne  pas  avouer  leur  souffrance.  Ils 
se  méfient  de  la  peinture  des  «  passions  secrètes  »  : 
ils  ne  sont  nullement  lyriques. 

Ce  sont  eux  qui  ont  borné  la  littérature  à  l'étude 
de  l'homme  social  et  qui  ont  observé  la  société 
«  comme  on  décrit  la  végétation  des  plantes  ».  Par 
là,  ils  se  sont  privés  du  principal  ressort  de  l'art, 
qui  est  la  peinture  de  nos  affections  intimes,  animée 
par  un  sentiment  moral  exalté.  Le  peuple  grec  n'est 
pas  «  moral  »  :  «  Ils  ne  blâment  ni  n'approuvent  : 
ils  transmettent  les  vérités  morales  comme  les  faits 
physiques  ».  On  les  dit  profonds;  mais  qui  pourrait 
comparer  un  Thucydide  à  un  David  Hume?  Il  leur  a 
manqué,  pour  faire  naître  l'émotion,  cette  grande 
puissance  de  la  sensibilité  :  «  Le  genre  humain 
n'avait  pas  encore  atteint  l'âge  de  la  mélancolie  ». 
Il  suit  de  là  que  les  Grecs,  n'étant  ni  sensibles,  ni 
tristes,  «  laissent  peu  de  regrets  ». 

On  voit  l'étroitesse  de  l'idéal  de  Mme  de  Staël.  Elle 
juge  Euripide,  Thucydide  ou  Homère  à  travers 
Richardson  et  Rousseau.  Comment  les  eût-elle  com- 
pris? 

Comme  son  siècle,  et  comme  Rousseau,  son  maître, 


438  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

elle  préfère  les  Romains.  Ils  étaient  moins  inconnus 
et  «  le  sublime  Montesquieu  »  les  avait  mis  à  la  mode. 
Elle  aime  la  majesté  républicaine  de  ce  peuple.  Elle 
le  loue  d'avoir  eu  «  plus  de  vraie  sensibilité  que  les 
Grecs  »,  d'avoir  donné  plus  d'importance  à  la  femme, 
d'avoir  exprimé,  quoique  avec  une  extrême  discré- 
tion, je  ne  sais  quoi  «  de  tendre  et  de  philosophique  », 
sous  la  plume  de  Tibulle,  de  Properce  ou  de  Virgile. 
Elle  le  croit  plus  vraiment  poète  et  plus  philosophe. 

Mais,  à  la  prendre  dans  son  ensemble,  la  littéra- 
ture ancienne  a  un  tort  irrémédiable  :  elle  peint 
l'homme  social,  non  l'homme  individuel.  Elle  est 
politique,  satirique,  épique,  mais  lyrique,  non  pas. 
Or  les  modèles  de  Mme  de  Staël,  ce  sont  «  Tancrède, 
la  Nouvelle  Héloïse,  Werther  et  les  poètes  anglais  ». 
Plus  généralement,  elle  est  du  Nord  contre  le  Midi  : 
elle  aime  mieux,  dit-elle,  Thomson  que  Pétrarque  et 
Gray  la  touche  plus  qu'Anacréon.  C'est  parce  qu'ils 
sont  lyriques  et  passionnés  que  «  presque  tous  nos 
poètes  de  ce  siècle  ont  imité  les  Anglais  »,  à  com- 
mencer par  Rousseau,  qui  est  le  poète  du  siècle. 

Mais  il  faut  s'entendre.  La  poésie  n'est  pas  seule- 
ment l'art  de  parler  de  soi  avec  émotion.  Il  faut 
encore  que  l'émotion  soit  morale  :  «  la  littérature 
ne  puise  ses  beautés  durables  que  dans  la  morale  la 
plus  délicate  »,  et  par  suite  «  la  critique  littéraire  est 
bien  souvent  un  traité  de  morale  ».  —  Ceci  est  du  pur 
Jean-Jacques.  Voici  qui  en  est  plus  authentiquement 
encore.  Il  faut  que  la  poésie,  l'éloquence,  la  rêverie 
«  agissent  sur  les  organes  »;  il  faut  que  la  vertu  soit 
une  impulsion  involontaire,  «  un  mouvement  qui 
passe  dans  le  sang  »,  qu'elle  soit  la  vertu-passion 
chère  à  Rousseau.  Et  enfin  —  troisième  condition,  et 
la  plus  importante  —  il  faut  que  la  littérature  d'un 
peuple  libre  soit  grave  :  car  «  la  nature  humaine  est 


LES    LITTÉRATURES    DU    NORD.  43(J 

sérieuse  ».  L'homme  du  Nord,  à  la  différence  du 
Grec,  du  Romain,  du  Français,  n'aime  que  «  les 
écrits  raisonnables  ou  sensibles  »,  et  de  préférence 
les  derniers.  Mais  à  tout  prix  évitons  ce  que  Dante 
appelait  «  l'enfer  des  tièdes  ». 

Si  donc  nous  examinons  la  littérature  moderne 
«  dans  ses  rapports  avec  la  vertu,  la  gloire,  la  liberté 
et  le  bonheur  »,  nous  apercevrons  «  deux  manières 
de  voir,  qui  forment  aujourd'hui  comme  deux  partis 
différents  »  :  il  y  a  ceux  qui  tiennent  pour  les  littéra- 
tures du  Midi,  et  ceux  qui  tiennent  pour  celle  du 
Nord.  —  C'est  l'idée  centrale  du  livre,  et  c'en  est  la 
plus  nette.  Mme  de  Staël  n'a  pas  voulu  récrire  une 
poélique  :  elle  s'en  tient  là-dessus  et  nous  renvoie 
à  Voltaire,  Marmontel,  La  Harpe,  qu'elle  a  lus,  et  ne 
désavoue  pas  encore.  Mais  faire  entrer  dans  la  litté- 
rature la  notion  de  progrès,  et,  pour  cela,  opposant 
à  l'antiquité  des  modèles  nouveaux,  donner  une  forme 
arrêtée  aux  aspirations  confuses  qui  travaillaient  les 
esprits  depuis  un  siècle,  voilà  qui  était  vraiment 
fécond.  C'était  une  reprise  de  l'ancienne  querelle  des 
anciens  et  des  modernes,  mais,  cette  fois,  à  un  point 
de  vue  plus  large,  avec  l'exemple  de  Rousseau  et 
celui  de  plusieurs  littératures  modernes  pour  servir 
de  preuves.  Le  Journal  des  Débals,  rendant  compte 
du  livre  de  Mme  de  Staël,  protestait  «  que  les  hommes 
ont  toujours  été  les  mômes,  que  rien  ne  peut  changer 
dans  leur  nature,  et  que  c'est  dans  le  passé  qu'il  faut 
chercher  des  leçons  pour  régler  le  présent  i  ».  C'est, 
très  nettement  formulée,  la  thèse  contraire  à  la  doc- 
trine du  livre  de  la  Littérature. 

Où  Mme  de  Staël  faiblit,  c'est  quand  elle  tente 
d'expliquer  les  origines  historiques  du  mouvement 

1.  Voir  11  et  14  messidor  an  vm. 


440  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

qu'elle  justifie.  Elle  rappelle  comment  l'invasion  des 
barbares,   qui  a  été   l'un   des   événements  les  plus 
féconds  de  l'histoire  du  monde,  a  croisé  les  races  et 
fondu  les   esprits;   comment   le   christianisme  s'est 
trouvé  être  «   le  lien   des  peuples   du  Nord   et  du 
Midi  »;  comment  toute  la  période  du  moyen  âge  a 
été  une   manière  de  creuset  d'où  est  sorti  le  monde 
moderne  et  chrétien;  comment  le  Nord  est  resté  plus 
fidèle  à  la  femme,  à  la  mélancolie,  à  «  une  morale 
toute  sympathique  »,  et  le  Midi,   au  sentiment  de 
l'art,  au  goût  de  la  volupté,  au  culte  de  la  forme  *. 
Quoique    pleine    d'idées ,    toute    cette    partie    de 
l'œuvre  reste  confuse.  Comment,  en  vertu  de  quelles 
lois,  sous  l'influence  de  quelles  circonstances,  cette 
séparation  de  l'Europe  en  deux  groupes  intellectuels 
est-elle   allée   s'accentuant?  Comment   expliquer   et 
comment  prouver  surtout  que  l'antiquité  ait  perdu 
son  prestige  sur  les  nations  germaniques?  D'où  vient 
que  la  France  ait  exercé  la  plus  profonde  et  la  plus 
durable  influence  sur  des  peuples  qu'on  dit  si  diffé- 
rents d'elle?  C'est  ce  que  Mme  de  Staël  n'explique 
pas,   ou  explique  mal.   Par  ses  vues  générales  sur 
l'histoire,  elle  reste  du  xviii0  siècle,  et  du  siècle  de 
Y  Encyclopédie.  Elle  emprunte  beaucoup,  même  dans 
la  forme,  à  d'Alcmbert  2.  Comme  lui,  elle  estime  que 
l'histoire  de  l'esprit  humain,  entre  Pline  et  Bacon, 
entre   Epictète  et  Montaigne,   «  entre  Plutarque  et 
Machiavel  »,  ne  présente  pas  d'intérêt  :  en  quoi,  elle 

1.  On  notera,  à  ce  propos,  que  Mme  de  Staël  est  très  peu 
informée  sur  la  littérature  du  Midi.  De  l'Espagne,  elle  ne  sait 
rien  ;  de  l'Italie,  peu  de  chose.  Elle  croit qu'  «  il  n'y  a  d'éminent 
en  Italie  que  ce  qui  vient  de  France  ».  Son  ami  Sismondi  ne 
professa  qu'en  1804  ses  belles  leçons  sur  les  Littératures  du 
Midi  de  l'Europe;  et  elle-même  ne  franchit  les  Alpes  qu'en 
1806.  —  Voir  le  livre  de  M.  Dejob  :  Mme  de  Staël  et  Vltalie. 

2.  Voir  surtout  liv.  I,  chap.  vin  et  ix;  comparer  d'Alembert, 
Discours  préliminaire,  éd.  Picavet,  p.  81  et  suiv. 


MADAME    DE    STAËL   ET   LE    XVIIIe    SIÈCLE.  441 

se  contredit  ouvertement.  Comme  lui,  elle  écrit  bra- 
vement que  «  depuis  Virgile  jusqu'aux  mystères 
catholiques,  l'esprit  humain,  dans  la  carrière  des 
arts,  n'a  fait  que  reculer  vers  la  plus  absurde  bar- 
barie *  ».  Enfin,  il  lui  arrive  d'affirmer,  par  une  con- 
tradiction plus  étrange  encore,  que,  le  principe  des 
beaux  arts  étant  l'imitation,  «  les  modernes  à  cet 
égard  ne  font  et  ne  feront  jamais  que  recommencer 
les  anciens  2  »  —  ce  qui  ruine  sa  thèse. 

On  voit  par  quelles  profondes  racines  le  livre  de  la 
Littérature  plonge  encore  dans  le  siècle  finissant.  Visi- 
blement l'auteur  écrit  aux  confins  de  deux  époques. 
Elle  rêve  d'un  art  nouveau,  mais  sans  se  résoudre, 
plus  que  Rousseau  lui-même,  à  rompre  avec  l'art 
classique.  Après  avoir  proclamé  que  le  goût  n'est 
que  l'observation  de  la  nature  —  ce  qui  est  du  Jean- 
Jacques,  —  elle  revient  à  dire  que  le  bon  goût  est 
absolu,  ce  qui  est  du  d'Alembert.  Elle  estime,  avec 
Voltaire,  que  Shakespeare  est  trop  Anglais  et  que 
sa  gloire  en  est  bien  diminuée  3;  ou,  avec  Ducis, 
qu'il  faut  se  défier  des  «  incohérences  des  tragiques 
anglais  et  allemands  ».  En  un  mot,  elle  cherche  un 
compromis  et  proclame  que  «  le  talent  consiste  à 
savoir  respecter  les  vrais  préceptes  du  goût,  en 
introduisant  dans  notre  littérature  tout  ce  qu'il  y 
a  de  beau,  de  sublime,  de  touchant,  dans  la  nature 
sombre  que  les  écrivains  du  Nord  ont  su  peindre  ». 

Mais  ces  contradictions  et  ces  timidités  n'empê- 
chaient pas  le  livre  d  exprimer  clairement,  en 
d'autres  pages,  ce   que    le   xvme   siècle  pressentait 

1.  Gibbon  note  quelque  part  comme  un  des  signes  les  plus 
manifestes  de  la  diminution  de  l'influence  antique  au  xvin*  siècle 
la  désinvolture  avec  laquelle  d'Alembert  traite  comme  de 
simples  pédants  un  Juste  Lipse  ou  un  Casaubon. 

2.  I,  vin. 

3.  I,  m. 


442  ROUSSEAU   ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

confusément.  Si  Mme  de  Staël  en  eût  douté,  le  ton 
de  la  critique  officielle  eût  suffi  à  lui  prouver  qu'elle 
avait  atteint  son  but,  puisqu'on  lui  reprochait  de  ne 
tenir  aucun  compte  de  «  l'expérience  des  siècles  » 
et  de  «  s'égarer  dans  de  vaines  théories  ■  ». 

«  L'expérience  des  siècles  »  démontre,  lui  disait- 
on,  que  l'esprit  français  ne  reste  dans  sa  voie  natu- 
relle qu'en  marchant  sur  la  trace  des  Latins  et  des 
Grecs.  Elle  répondait  :  Il  est  vrai  que  les  anciens 
sont  à  la  base  de  toutes  les  littératures  modernes  : 
les  Anglais  et  les  Allemands  eux-mêmes  leur  doivent 
beaucoup.  Il  n'en  est  pas  moins  évident  que,  prise 
dans  son  ensemble,  la  littérature  du  Nord,  c'est-à-dire 
germanique  et  protestante  —  et  Rousseau  appartient 
à  cette  littérature,  —  a  des  beautés  originales,  qui 
n'ont  rien  de  commun  avec  celles  des  œuvres  clas- 
siques, grecques,  latines  ou  françaises. 

Et  d'abord,  l'esprit  philosophique  :  par  où  elle 
entend,  si  on  la  presse  un  peu,  l'aptitude  à  la  vie  inté- 
rieure et  le  sentiment  de  la  gravité  de  l'existence.  En 
ce  sens,  le  Français  est  rarement  philosophe,  il  voit 
«  le  côté  plaisant  des  choses  »,  et  le  voit  gaiement. 
Au  contraire,  Ossian  est  philosophe.  —  Mais  il  ne 
raisonne  guère?  —  Il  n'importe  :  il  cause  «  un  ébran- 
lement à  l'imagination  »,  qui  la  prédispose  aux 
méditations  les  plus  graves.  —  Mais  Homère  est 
philosophe  en  ce  sens?  —  Oui,  mais  il  n'est  pas 
mélancolique,  ou  il  ne  l'est  qu'exceptionnellement. 
Seule,  «  l'imagination  du  Nord  »  se  plaît  sur  le  bord 
de  la  mer,  au  bruit  des  vents,  dans  les  bruyères  sau- 
vages; seule,  elle  s'élance  à  travers  les  nuées  qui 
bordent  l'horizon  et  semblent  représenter  «  l'obscur 
passage  de  la  vie  à  l'éternité  ».  —  Tout  ce  que  Rous- 

1.  Journil  des  Débats,  ibid. 


LES   LITTÉRATURES    ET    LES   RELIGIONS.  44 3 

seau,  Young,  Ossian  avaient  éprouvé  de  poétique  tris- 
tesse, elle  le  sent  vivement  et  l'exprime  avec  force. 
Trois  ans  encore,  et  Atala,  puis  René,  vont  donner 
raison  à  ses  pressentiments.  Mme  de  Staël,  inter- 
prète des  aspirations  de  son  siècle,  excitées  et  avi- 
vées par  la  Révolution,  devance  ici  Chateaubriand. 

Si  Ossian  et  Shakespeare  sont  tristes,  ils  le  doivent 
à  leur  climat  aussi,  qui  les  porte  à  la  méditation  plus 
qu'au  mouvement;  à  leur  tempérament  passionné,  — 
comme  Rousseau,  elle  pense  que  les  passions  sont 
plus  violentes  dans  le  Nord  que  dans  le  Midi;  —  à 
leur  sensibilité  pour  les  beautés  naturelles,  qui  sup- 
pose une  âme  inquiète.  Ajoutez  encore  une  certaine 
fierté  d'âme,  un  détachement  de  la  vie,  que  fait 
naître  l'àpreté  du  sol;  ajoutez  le  goût  de  l'héroïsme, 
un  enthousiasme  réfléchi,  une  exaltation  pure  en 
face  des  grandes  choses;  ajoutez  enfin  l'extrême 
tendresse  des  écrivains  du  Nord,  le  culte  de  la 
femme,  ce  je  ne  sais  quoi  de  frémissant  et  de  roma- 
nesque, qui  fait  que  Gœthe,  ou  même  Thomson,  ou 
même  Pope,  iront  toujours  plus  droit  au  cœur  que 
Pétrarque  :  —  qu'est-ce  donc  que  Mme  de  Staël 
ajoute  aux  aspirations  du  xvme  siècle?  Elle  les  pré- 
cise seulement  et  les  formule. 

Sur  un  point  seulement,  elle  a  été  au  delà,  avec 
Rousseau.  Elle  a  proclamé  que  la  supériorité  des 
littératures  «  ossianiques  »  venait  du  protestantisme. 

Rousseau,  on  l'a  vu,  s'était  glorifié  d'être  né  pro- 
testant et  il  avait  éloquemment  prouvé,  ou  essayé  de 
prouver,  qu'un  christianisme  qui  ne  fait  appel  qu'à 
la  conscience  morale  est  seul  conforme  à  l'esprit  du 
Christ.  L'individualisme  religieux  a  été  le  support 
de  sa  propagande  philosophique,  et  il  a  été  l'aliment 
de  son  éloquence.  A  la  fin  de  sa  vie  encore,  il  se 
félicitait  d'être  resté  fidèle  aux  «  préjugés  »  de  son 


444  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE   ANGLAISE. 

enfance,  et,  jusque  dans  le  sein  du  catholicisme, 
d'être  «  demeuré  chrétien  *  ».  Mme  de  Staël  n'avait 
donc  qu'à  généraliser  une  idée  de  Rousseau  pour 
faire  du  protestantisme  la  principale  cause  de  la  gran- 
deur des  écrivains  du  Nord.  Déjà  ébauchée  par  les 
réfugiés,  la  démonstration  de  cette  thèse  tentera 
successivement  Charles  de  Villers,  Bonstetten,  Sis- 
mondi,  Benjamin  Constant  2.  Pour  eux,  comme  pour 
Mme  de  Staël,  leur  amie,  la  Réformation  a  été 
«  l'époque  de  l'histoire  qui  a  le  plus  efficacement 
servi  la  perfectibilité  de  l'espèce  humaine  ». 

L'idée  n'était  pas  neuve  de  tout  point,  même  en  cri- 
tique littéraire.  Montesquieu  avait  déjà  noté  quelque 
part  que  le  Nord  est  protestant  parce  que  les  peuples 
du  Nord  «  ont  et  auront  toujours  un  esprit  d'indépen- 
dance que  n'ont  pas  les  peuples  du  Midi  »,  et  il  ne 
craignait  pas  d'ajouter  «  que  la  religion  donne  un 
avantage  infini  »  aux  premiers  3.  Mais  il  n'établissait 
aucun  rapport  entre  la  religion  et  l'art.  Il  louait  seu- 
lement le  protestantisme  de  donner  aux  nations  une 
prospérité  plus  grande  :  de  son  influence  morale,  il 
ne  disait  rien,  et  pensait  même  que  les  catholiques 
sont  «  plus  invinciblement  attachés  à  la  religion  ». 
D'une  façon  générale ,  on  n'établissait  pas ,  au 
xvme  siècle,  de  rapport  étroit  entre  la  littérature  et 
les  croyances  des  Anglais.  On  s'en  tenait,  sur  ce  der- 
nier point,  aux  plaisanteries  de  Voltaire  sur  les  qua- 


1.  Rêveries  d'un  promeneur  solitaire,  III. 

2.  Charles  de  Villers  :  Essai  sur  Vesprit  et  l'influence  de  la 
réformation  de  Luther  (1803).  Couronné  par  l'Institut,  ce  livre 
eut  quatre  éditions  en  un  an,  et  fut  traduit  trois  fois  en 
allemand,  deux  fois  en  anglais,  une  fois  en  italien.  —  Cf. 
Bonstetten  :  L'homme  du  Midi  et  l'homme  du  Nord;  Sismondi, 
Hisjt.  des  litiér.  du  midi  de  l'Europe;  Benj.  Constant,  De  la  reli- 
gion. 

3.  Esprit  des  Lois,  xxiv,  o,  et  xxv,  2;  Lettres  persanes,  cxvin. 


L  INFLUENCE   DES   RELIGIONS.  445 

kers.  On  ne  sentait  pas  ce  que  la  Réforme  avait  ajouté 
de  haute  et  sereine  gravité,  de  fière  et  ardente  con- 
viction, d'étroitesse  aussi  et  de  faux  orgueil  à  l'esprit 
anglais.  De  même,  nul  n'a  jamais  su  gré  à  Rousseau, 
dans  les  salons  parisiens,  de  son  protestantisme,  dont 
il  était  si  plein  :  c'était  seulement,  aux  yeux  de  ses 
admirateurs  français,  une  singularité  de  plus  et,  aux 
yeux  d'un  certain  nombre,  une  tache.  —  Diderot,  rece- 
vant un  jour  la  visite  d'un  Anglais,  lui  expliquait  que 
le  seul  défaut  de  sa  nation  était  d'avoir  mêlé  la  théo- 
logie à  la  philosophie,  et  il  ajoutait  :  «  Il  faut  sabrer 
la  théologie  *  ».  Le  protestantisme,  c'était  de  la  théo- 
logie encore  à  sabrer. 

Seuls,  les  critiques  réfugiés  avaient  essayé  de  mon- 
trer comment  la  littérature  anglaise  dérive  de  la 
Réformation.  Mais  ils  n'avaient  persuadé  qu'eux- 
mêmes.  Quand  Mme  de  Staël  reprit  la  même  thèse, 
elle  introduisait  donc  dans  la  critique  littéraire  un 
élément  nouveau  et  capital.  On  opposait  jusque-là 
les  uns  aux  autres  les  peuples  par  leurs  lois,  leurs 
mœurs,  leurs  théories  philosophiques  ou  artistiques. 
On  s'était  bien  avisé  de  la  différence  des  religions, 
mais  on  n'y  voyait  pas  la  source  la  plus  importante 
des  autres  différences,  qui  toutes  peut-être  dérivent 
de  celle-là.  Si  la  religion  n'est  pas  toute  la  race,  du 
moins  on  ne  conçoit  pas  de  définition  d'une  race  sans 
une  définition  de  sa  religion. 

Gomme  il  arrive,  Mme  de  Staël  tombe  dans  l'exa- 
gération. Il  lui  plaît  de  revêtir  d'une  teinte  protes- 
tante jusqu'aux  poèmes  d'Ossian  et  d'écrire  que  la 
poésie  du  Nord  suppose  beaucoup  moins  de  super- 
stition que  la  mythologie  grecque  :  ce  qui  est  fort 


1.  Memoirs  of  Sir  Samuel  Romilly,  ap.  Morley,  Diderot,  t.  II, 
p.  247. 


446  ROUSSEAU    ET   L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

douteux.  —  Est-il  probable  que  «  les  dogmes  et  les 
fables  de  l'Edda  »  aient,  comme  elle  le  veut,  quelque 
chose  de  plus  philosophique  que  les  mythes  des  reli- 
gions méridionales,  et  que  les  idées  religieuses  du 
Nord  «  conviennent  presque  toutes  à  la  raison 
exaltée  »?  —  Et  de  même,  il  est  singulier  de  la  voir, 
par  défiance  du  catholicisme,  réduire  le  miracle  à  je 
ne  sais  quel  «  merveilleux  philosophique  »,  et  se  con- 
damner à  écrire  que  Dante  «  manque  de  lumières  ». 

En  revanche,  ce  n'est  pas  trop  de  dire  que  sa  cri- 
tique religieuse  lui  a  ouvert,  et  à  nous  après  elle,  la 
plupart  des  grands  écrivains  du  Nord,  et  par  exemple 
Shakespeare. 

Le  xvme  siècle  s'étonnait  des  sorcières  de  Macbeth, 
du  dialogue  des  fossoyeurs  d'Bamlet,  du  monologue 
du  prince  danois  :  ce  «  merveilleux  »  tragique  sem- 
blait étrange,  et  parfois  un  peu  fou.  Au  fond,  on 
n'en  comprenait  pas  la  singulière  grandeur.  On  n'y 
voyait  qu'un  procédé  de  dramaturge  :  tel  Voltaire 
faisant  paraître  sur  la  scène  l'ombre  de  -Ninus.  On  ne 
soupçonnait  pas  la  philosophie  de  Shakespeare,  ni 
pourquoi  il  a  été  le  grand  peintre  de  la  mort  et  de 
la  pitié.  Mme  de  Staël,  la  première,  le  dit  en  excel- 
lents termes.  Ce  n'est  plus  seulement  l'esprit  de 
Shakespeare,  c'est  son  âme  qu'elle  comprend.  Elle 
sait  pourquoi  il  fait  sentir  «  cette  impression  redou- 
table, ce  frisson  glacé  qu'éprouve  l'homme  alors  que, 
plein  de  vie,  il  apprend  qu'il  va  périr  »  ;  pourquoi  il 
excite  en  nous  la  pitié  «  pour  un  être  insignifiant  et 
quelquefois  même  méprisable  »;  pourquoi  en  un  mot 
il  a  mis  dans  son  théâtre,  non  pas  des  lieux  communs 
de  tragédie  sur  l'homme,  mais  sa  pitié,  sa  terreur,  sa 
conception  de  la  vie  et  de  la  mort.  Il  sent  qu'il  faut, 
à  ces  misérables  tragi-comédies  de  nos  intérêts  et  de 
nos  passions,  un  arrière-fond  obscur  et  grandiose.  Il 


l'influence  des  religions.  ï  i  7 

sait  qu'à  de  certains  moments  la  raison  de  l'homme 
—  que  notre  littérature  classique  peint  si  sûre  d'elle- 
même  —  vient  à  sombrer,  quand  elle  essaye  de  plonger 
dans  ce  mystère.  Il  comprend  enfin  que  «  ce  que 
l'homme  a  fait  de  plus  grand,  il  le  doit  au  sentiment 
douloureux  de  l'incomplet  de  sa  destinée  ». 

Ce. sentiment  douloureux  et  amer,  nulle  part  notre 
théâtre  ne  l'avait  exprimé  :  où  donc  est,  dans  le 
théâtre  de  Racine  ou  de  Corneille,  la  philosophie  de 
Corneille  et  de  Racine?  Que  pensaient- ils  de  ces 
grands  problèmes  qui  sont  le  tourment  des  âmes 
nobles?  Rien  ne  nous  le  dit.  11  y  avait,  il  y  a  encore 
en  France,  une  manière  de  divorce  entre  la  religion 
et  la  littérature  profane.  Une  pudeur  très  respectable 
empêchait  le  poète,  le  romancier,  le  dramaturge  de 
mettre  dans  leurs  œuvres  le  plus  intime  d'eux- 
mêmes.  Notre  littérature  y  perdait  —  elle  y  perd 
encore  aujourd'hui,  de  l'aveu  de  M.  Jules  Lemaitre, 
«  quelque  profondeur  morale  ».  —  Cette  «  profon- 
deur »,  un  Rousseau  avait  prétendu  l'y  mettre.  Le 
premier,  il  avait  rompu  ce  silence  et  avait,  dans  un 
roman,  osé  mettre  au  premier  plan  la  question 
religieuse.  Le  premier  en  France,  à  l'exemple  des 
Anglais,  il  avait  mêlé  le  profane  au  sacré  et  affiché 
hautement,  dans  une  œuvre  toute  mondaine,  des 
convictions  ardentes.  En  le  suivant  sur  ce  terrain, 
Mme  de  Staël  ne  faisait  donc  que  constater  et  justifier 
dans  la  critique  une  révolution  déjà  accomplie  dans 
la  littérature  d'imagination. 

Mais  par  là  même  elle  creusait  un  abîme  de  plus 
entre  notre  esprit  «  catholique  et  français  »,  et 
l'esprit  «  protestant  et  germanique  ».  Elle  introdui- 
sait un  élément  tout  nouveau,  et  dont  un  Taine  tirera 
le  parti  que  l'on  sait,  dans  la  définition  de  l'homme 
du  Midi  et  de  l'homme  du  Nord.  Elle  posait  avec  une 


448  ROUSSEAU    ET    L  INFLUENCE    ANGLAISE. 

plus  grande  rigueur  Je  problème  des  races,  qui  est  à 
la  base  du  cosmopolitisme.  Elle  nous  faisait  sentir 
avec  force  —  comme  on  a  pu  le  redire  à  propos  des 
«  livres  protestants  »  d'un  Ibsen  ou  d'une  Eliot  —  à 
quel  point  «  les  différences  des  littératures  se  ratta- 
chent aux  différences  profondes  des  peuples  ». 


CONCLUSION 


LE    COSMOPOLITISME    LITTÉRAIRE    AL    XIX"    SILCLE 


I 

Une  idée  qu'on  précise  est  une  idée  qu'on  féconde. 

Le  livre  de  la  Littérature  a  donné  une  forme  aux 
aspirations  du  xvme  siècle;  il  a  été  l'aboutissement 
logique  de  l'œuvre  entreprise  et  poursuivie  depuis  la 
fin  du  xvne  siècle  par  les  réfugiés,  par  Prévost,  par 
Voltaire,  par  Diderot;  il  a  dégagé  des  livres  de  Rous- 
seau et  des  Anglais  —  non  pas  peut-être  la  poétique 
qu'un  Rousseau  eût  écrite,  —  mais  assurément  celle 
que  ses  livres  contenaient  en  germe.  Par  Mme  de 
Staël,  et  parce  qu'elle  identifiait  l'influence  de  Jean- 
Jacques  avec  celle  des  littératures  du  Nord,  le  «  génie 
du  Nord  »  a  pris,  en  quelque  manière,  conscience 
de  lui-même.  11  est  devenu,  dans  la  critique  littéraire, 
une  puissance,  et,  en  face  de  la  tradition  classique, 
un  danger.  Il  s'est  opposé  plus  ou  moins  nettement 
à  la  vieille  tradition  nationale.  Il  est  entré  définiti- 
vement, et  pour  n'en  plus  sortir,  dans  le  concert  des 
puissances  européennes.  Quelques  années  encore,  et 
Lamartine,  portant  à  l'éditeur  Didot  ses  premiers 
vers  —  qui  s'appelaient  les  Méditations,  —  en  recevra 
cette  réponse  caractéristique  :  «  Renoncez  à  ces  nou- 

29 


4o0  CONCLUSION. 

veautés,  qui  dépayseraient  le  génie  français  '  ».  Quel- 
ques années  encore,  et  les  romantiques,  au  nom  de 
la  «  littérature  du  Nord  »,  feront  la  guerre  au  «  génie 
français  ».  Il  arrivera  à  l'un  d'eux  de  s'écrier,  dans 
l'ivresse  de  la  bataille  :  «  Vivent  les  Anglais,  et  les 
Allemands!  Vive  la  nature  brute  et  sauvage  2!  »  Et 
l'on  verra  un  Stendhal  écrire  avec  une  sorte  de  joie 
féroce  :  «  Malgré  les  pédants,  l'Allemagne  et  l'Angle- 
terre l'emporteront  sur  la  France;  Shakespeare, 
Schiller  et  Lord  Byron  l'emporteront  sur  Racine  et 
Boileau  3  ». 

Il  est  hors  de  doute  aujourd'hui  que  Stendhal  se 
trompe,  que  ni  Lord  Byron  ni  Schiller  n'ont  fait  ni 
ne  feront  oublier  Racine,  et  que  le  romantisme  n'a 
pas  été  la  défaite  de  l'esprit  français  par  l'esprit  ger- 
manique. Une  telle  conception  a  même  je  ne  sais 
quoi  de  puéril.  Il  faudrait,  pour  qu'elle  fût  juste,  que 
la  France  eût  renoncé,  depuis  1823,  à  lire  des  livres 
français  et  que,  pareille  à  l'Allemagne  du  commen- 
cement du  xvme  siècle,  elle  se  fût  livrée,  pieds  et 
poings  liés,  aux  influences  exotiques.  Or  quelle 
période  de  notre  histoire  littéraire  a  été  plus  féconde 
que  celle  qui  va  de  1820  à  1848?  Quels  écrivains  onl 
été  plus  vraiment  et  plus  pleinement  nationaux  qu'un 
Hugo,  qu'un  Vigny,  qu'un  Michelet?  Quelle  littérature 
a  plus  agi  et  plus  rayonné  en  Europe,  depuis  un 
demi-siècle,  que  la  nôtre?  —  Les  faits  parlent  ici 
trop  haut  pour  avoir  besoin  d'un  commentaire.  «  La 
véritable  force  d'un  pays  —  a  écrit  Mme  de  Staël 
assez  imprudemment,  —  c'est  son  caractère  naturel, 
et  l'imitation  des  étrangers,  sous  quelque  rapport 


1.  Voir  Raphaël. 

2.  L.  Thiessé,  Mercure  du  XIX*  siècle,  1826  (cité  parDorison, 

Alfred  de  Vigny). 

3.  Racine  et  Shakespeare,  p.  246. 


CONCLUSION.  451 

que  ce  soil,  est  un  défaut  de  patriotisme.  »  Je  ne 
sais  trop,  et  il  me  semble  bien  que  Corneille  n'a 
pas  manqué  de  «  patriotisme  »  en  empruntant  le 
Cid  à  l'Espagne,  ni  Molière  en  prenant  YÉlourdi  aux 
Italiens,  ni  Racine  en  demandant  aux  écrivains 
grecs  —  «  étrangers  »  après  tout,  eux  aussi  —  les 
sujets  de  ses  tragédies.  Mais  imitation,  ce  n'est  pas 
abdication,  et  on  aurait  trop  beau  jeu  à  montrer  que, 
pour  avoir  imité  Byron,  Lamartine  n'en  reste  pas 
moins  Lamartine,  que  Musset,  pour  s'être,  dans  ses 
comédies,  inspiré  de  Shakespeare,  n'en  est  pas  moins 
Musset.  A  aucune  période  de  son  histoire  —  même, 
et  surtout,  au  moyen  âge  —  notre  littérature  ne  s'est 
renfermée  en  elle-même.  «  S'enfermer  dans  ses  fron- 
tières, écrivait  récemment  M.  G.  Paris,  surtout  à  une 
époque  intellectuellement  aussi  vivante  et  féconde 
que  la  nôtre,  c'est  pour  une  littérature  se  condamner 
à  se  rabougrir  et  à  s'étioler.  »  Le  romantisme  français 
s'est  gardé  de  cette  étroitesse.  Rappeler  ce  qu'il  doit 
aux  littératures  voisines,  ce  n'est  pas  en  diminuer 
l'originalité.  En  fait,  personne  ne  conteste  que  les 
grands  écrivains  qui  ont  suivi  Rousseau  et  Mme  de 
Staël  ne  soient,  au  plein  sens  du  mot,  des  écrivains 
«  français  ».  S'ils  ne  l'étaient  pas,  il  ne  vaudrait  pas 
la  peine  de  rechercher  les  origines  de  la  révolution 
qu'ils  ont  accomplie,  et  le  tour  de  leur  esprit  serait 
vite  fait. 

Mais  c'est  parce  qu'ils  sont  très  personnels,  très 
vivants  et,  tout  compte  fait,  très  «  originaux  »,  qu'il 
est  tout  au  moins  imprudent  de  réclamer  pour  eux 
un  rôle  qui  ne  leur  appartient  pas,  celui  d'initiateurs. 
De  même  que  les  littératures  antiques  ont  été  jadis 
pour  l'esprit  français  le  levain  qui  a  fait  lever  notre 
littérature  classique,  de  même  les  «  littératures  du 
Xord  »  ont  fait  germer,  au   dernier  siècle  et  dans 


452  CONCLUSION. 

celui-ci,  la  grande  moisson  romantique.  Elles  ont,  sui- 
vant l'excellente  expression  d'Arvède  Barine,  imprimé 
à  notre  race  une  «  forte  secousse  intellectuelle  »,  dont 
les  vibrations  sont  allées  «  se  perdre  dans  le  tour- 
billon de  forces  dont  la  résultante  est  le  génie  fran- 
çais ».  Et  cela,  de  deux  façons  :  par  Rousseau  d'abord, 
et  surtout,  qui  apportait  à  ce  génie  un  tour  d'esprit, 
une  imagination,  une  sensibilité  déjà  «  septentrio- 
nales »,  et  qui  lui  a  infusé,  selon  le  mot  de  Mme  de 
Staël,  une  «  sève  étrangère  »  ;  par  les  œuvres  anglaises 
ensuite,  suivies  dans  notre  siècle  des  œuvres  alle- 
mandes et  slaves,  et  dont  l'influence,  se  confondant 
avec  celle  de  Rousseau  lui-même,  a  profondément 
agi  sur  toute  la  génération  romantique.  Si  le  roman- 
tisme a  été  vraiment  «  une  rébellion  contre  l'esprit 
d'une  race  latinisée  à  fond  »  —  le  mot  est  de  M.  Bru- 
netière,  —  Rousseau  a  vraiment  levé  l'étendard  de  la 
révolte.  Benjamin  Constant,  disait  Sainte-Beuve,  est 
«  de  la  descendance  de  Rousseau  teintée  de  germa- 
nisme ».  La  plupart  de  nos  romantiques  sont  de  la 
même  descendance  que  Benjamin  Constant.  —  Mme  de 
Staël  n'a  pas  dit  autre  chose,  et  il  faut  la  féliciter  de 
l'avoir  dit. 

Mais  alors  même  que  ce  problème  des  origines 
étrangères  du  romantisme  resterait  sans  solution,  on 
n'en  serait  pas  moins  fondé  à  suivre  de  près,  dans 
notre  siècle,  la  fortune  de  l'idée  de  «  cosmopoli- 
tisme ».  Car  il  ne  suffit  pas  d'écarter  d'un  trait  de 
plume,  comme  oiseuse  ou  trop  obscure,  une  question 
encombrante.  Le  fait  seul  que  cette  question  a  préoc- 
cupé plusieurs  générations  d'hommes,  dont  quelques 
écrivains  de  génie,  lui  donne  droit  de  cité  dans  l'his- 
toire des  idées.  On  a  essayé  jadis  de  prouver  à 
Macpherson  qu'il  n'était  qu'un  imposteur  de  talent. 
Mais,  authentiques  ou  non,  les  poèmes  d'Ossian  res- 


CONCLUSION.  453 

tent  un  monument  de  l'histoire  littéraire  européenne, 
et  on  ne  fera  pas  que  Chateaubriand  n'ait  misOssian 
au-dessus  d'Homère.  —  De  même,  le  plus  sceptique 
des  critiques  et  le  plus  incrédule  à  l'endroit  de  «  l'es- 
prit français  »  et  du  «  génie  germanique  »  ne  fera 
pas  que  le  prestige  de  cette  entité  des  «  littératures 
du  Nord  »  n'ait  été  très  puissant  sur  les  hommes  de 
notre  époque.  Sans  doute,  il  lui  sera  permis  de  con- 
tester à  Mme  de  Staël  la  solidité  de  l'échafaudage 
historique  dont  elle  étayait  sa  théorie;  il  lui  sera 
loisible  de  railler  son  Ossian  fabuleux  et  nébuleux, 
et  de  nier  la  Calédonie  des  poètes;  il  pourra  se  dis- 
penser de  rechercher,  à  la  suite  de  l'auteur  du  livre 
de  la  Littérature  et  de  son  critique  Fontanes,  «  si 
les  arts  vont  du  Nord  au  Midi,  ou  s'ils  vont  du  Midi 
au  Nord  ».  S'il  s'aide  de  lethnographie,  il  pourra 
enfin  démontrer  à  un  Taine  que  sa  théorie  des  races 
européennes  est  fausse,  qu'il  n'y  a  pas  de  groupe 
de  peuples  purement  «  latin  »  ni  purement  «  germa- 
nique »,  et  que  le  peuple  anglais  comprend  bien 
d'autres  éléments  que  le  Normand  mâtiné  de  Saxon  '. 
Accordons-lui  même,  s'il  y  tient,  que  nulle  race  euro- 
péenne n'a  un  génie  littéraire  particulier.  —  L'his- 
torien en  sera-t-il  moins  tenu  de  rapporter  les  vicis- 
situdes du  «  cosmopolitisme  littéraire  »  au  xixe  siècle? 
La  réponse  n'est  pas  douteuse.  —  Le  triomphe  de 
l'influence  de  Rousseau  a  marqué  le  triomphe  du 
cosmopolitisme.  Le  romantisme  a  opposé,  à  l'in- 
fluence classique,  l'exemple  de  l'Europe  non  latine. 
Le  livre  de  V Allemagne  a  repris,  en  l'élargissant  et  en 
l'appuyant  d'arguments  nouveaux,  la  thèse  du  livre 
de  la  Littérature.  Nous   avons   eu,  après   Ossian  et 

l.  Cf.  Angellier,  Robert  Burns,  Introduction,  —  et  le  premier 
volume  de  la  belle  Histoire  littéraire  du  peuple  français,  de 
M.  J.  Jusserand. 


454  CONCLUSION. 

Shakespeare,  Byron  et  Walter  Scott,  et,  après  Gœthe 
et  Schiller,  toute  la  série  des  romantiques  allemands, 
suivie  depuis  des  «  romantiques  du  Nord  »,  —  et 
nous  les  avons  tous  admirés,  un  peu  confusément 
peut-être  et  indiscrètement,  mais  avec  une  sincérité 
qu'on  ne  peut  raisonnablement  mettre  en  doute.  «  Je 
le  répète,  écrivait  Stendhal,  la  poésie  romantique  est 
celle  de  Shakespeare,  de  Schiller  et  de  Lord  Byron.  Le 
combat  à  mort  est  entre  le  système  tragique  de  Racine 
et  celui  de  Shakespeare.  Les  deux  armées  ennemies 
sont  les  littérateurs  français,  conduits  par  M.  Dus- 
sault,  et  YEdinburgh  Reviewi.  »  Le  cosmopolitisme 
est  entré  si  intimement  dans  la  trame  de  cette 
période  de  notre  histoire  littéraire  qu'en  prétendant 
l'en  arracher,  on  risquerait  de  déchirer  la  trame  elle- 
même. 

On  notera  qu'il  ne  sert  de  rien  de  contester  ici, 
comme  on  le  fait  souvent,  telle  influence  d'un  écri- 
vain étranger  sur  un  écrivain  français.  —  Qu'est-ce 
donc  que  Lamartine  doit  à  Gœthe?  ou  Musset  à 
Schiller?  et  Hugo  n'a-t-il  pas  ignoré  les  premiers  élé- 
ments de  la  langue  allemande?  —  Assurément.  Mais 
niera-t-on  que  le  goût  des  œuvres  étrangères,  et  sur- 
tout septentrionales,  n'ait  été  l'un  des  facteurs  essen- 
tiels de  la  révolution  romantique,  et  ne  voit-on  pas 
que  «  le  génie  du  Nord  »  a  gagné  tout  le  terrain  que 
le  «  génie  antique  »  avait  perdu?  Romantisme,  c'est 
cosmopolitisme,  non  parce  que  nos  écrivains  ont, 
comme  on  l'a  écrit  non  sans  naïveté,  plagié  les  poètes 
anglais  ou  allemands,  mais  bien  parce  qu'ils  avaient 
appris,  à  travers  Rousseau,  à  s'infuser  eux  aussi 
cette  «  sève  étrangère  »  qui  lui  avait  servi  à  greffer 
le  vieux  tronc  national.  Nisard  écrit  quelque  part,  en 

\.  Rac.  et  Shak.,  p.  253. 


CONCLUSION.  455 

parlant  de  la  Renaissance  :  «  L'esprit  français,  s'atta- 
chant  à  l'esprit  ancien,  c'est  Dante  conduit  par  Vir- 
gile, son  doux  maître,  dans  les  cercles  mystérieux 
de  la  Divine  Comédie  ».  Dans  deux  ou  trois  siècles, 
ou  peut-être  avant,  Jean-Jacques  Rousseau  apparaîtra 
comme  le  Dante  des  temps  modernes,  celui  qui  nous 
a  ouvert,  non  pas  les  portes  du  monde  antique,  mais 
celles  de  cette  Europe  germanique  et  septentrionale, 
dont  le  prestige  aura  été  si  grand,  en  notre  siècle, 
sur  le  génie  français. 

On  objectera  que  le  cosmopolitisme  nest  pas  resté 
seulement,  suivant  le  mot  de  Sainte-Beuve,  le  «  ger- 
manisme »  littéraire,  et  que  la  curiosité  de  la  géné- 
ration romantique,  comme  de  la  suivante,  s'est 
étendue  à  l'Espagne,  à  l'Italie,  à  l'Orient,  à  l'antiquité 
même.  Et  de  fait,  le  cosmopolitisme  a  essayé,  en  ce 
siècle,  de  remplir  sa  définition  :  il  a  voulu  embrasser 
«  la  littérature  du  monde  ».  Mais  j'ose  dire  que  jus- 
qu'ici l'influence  indélébile  du  Nord  est  restée  à  la 
base  du  mouvement  comme  elle  en  a  été,  avec  un 
Rousseau,  le  point  de  départ.  Ce  que  l'esprit  français 
a  surtout  goûté  des  littératures  méridionales,  c'est 
précisément  ce  qui  lui  rappelait  les  septentrionales, 
et,  suivant  la  remarque  très  fine  de  Doudan,  peut- 
être  que  l'Orient  et  le  Midi  que  nous  aimons,  est  ce 
qui  a  passé  par  les  imaginations  du  Nord.  «  Il  nous 
faut  des  lunettes  bleues  pour  regarder  ce  soleil. 
Après  tout,  nous  entendrons  toujours  mieux  Shakes- 
peare que  Calderon.  »  Plus  exactement,  nous  aime- 
rons en  Calderon  ce  que  nous  aimons  en  Shakespeare, 
et  en  Alfieri  ou  en  Leopardi  —  comme  en  Ibsen  ou 
en  Tolstoï  —  ce  que  ceux-ci  doivent  à  Rousseau.  Et 
cela  parce  que  nous  sommes  avant  tout  de  la  posté- 
rité littéraire  de  Jean-Jacques,  et  que  la  littérature 
du  xixe  siècle  commence  à  lui. 


456  CONCLUSION, 


II 


Ainsi  le  cosmopolitisme  littéraire  est  devenu 
l'un  des  traits  de  tout  esprit  pensant  de  la  fin  de 
ce  siècle. 

Faut-il  s'en  plaindre?  faut-il  surtout  trembler 
pour  l'intégrité  de  notre  patrie  intellectuelle?  faut-il 
ne  voir  en  «  l'exotisme  »  qu'un  dissolvant  du  génie 
national? 

Déjà  Sismondi  avait  affirmé  que,  pour  une  nation 
vigoureuse,  «  il  n'y  a  point  de  littérature  étrangère  ». 
J.-J.  Weiss  souhaitait  presque  qu'il  n'y  en  eût  pas 
pour  nous,  quand,  songeant  à  nos  classiques,  il  écri- 
vait éloquemment:  «  Là  il  reste  encore  une  heureuse 
réserve,  un  dépôt  qui  a  été  longtemps  national,  et 
qui  nous  est  toujours  accessible,  de  sagesse  positive, 
de  bon  sens  pratique,  de  morale  forte,  de  politique 
objective,  d'idées  et  de  sentiments  héroïques.  Là  est  la 
France  K  » —  Beaucoup  d'excellents  esprits  ont  craint 
de  même  «  qu'à  force  de  devenir  européen,  notre 
génie  national  ne  devienne  enfin  moins  français.  » 
—  Beaucoup  se  sont  demandés  avec  J.-J.  Weiss  : 
«  Où  est  la  France?  » 

Il  serait  puéril  de  nier  que  leurs  craintes  ne  sont 
pas  entièrement  chimériques.  Assurément,  la  France 
revendique  également  comme  siens  un  Malherbe  et 
un  Hugo,  un  Voltaire  et  un  Chateaubriand,  un 
Molière  et  un  Renan.  Mais  les  uns,  pour  être  pleine- 
ment «  français  »,  ne  le  sont  pourtant  pas  de  la  même 
manière  que  les  autres.  Ils  représentent  une  autre  face 

].  A  propos  de  théâtre,  p.  168. 


CONCLUSION.  457 

—  plus  européenne,  si  je  puis  dire,  et  par  là  moins 
purement  française  —  du  génie  national.  Surtout, 
ils  ont  rompu  avec  «  la  tradition  ».  Déjà,  Fontanes 
notait,  au  sujet  de  Mme  de  Staël,  qu'elle  a  «  traité  le 
siècle  de  Louis  XIV  presque  avec  la  même  légèreté 
que  la  Grèce  »  —  ce  qui,  on  Ta  vu  plus  haut,  est 
beaucoup  dire,  —  et  il  exprimait  la  crainte  que,  pour 
avoir  trop  aimé  J.-J.  Rousseau,  «  elle  aimât  fort  peu 
Racine  ».  —  «  Eh!  quoi,  disait  Stendhal,  dans  un 
passage  significatif,  nous  repousserions  des  plaisirs 
entraînants  uniquement  pour  vouloir  imiter  des  Fran- 
çais \  »  —  Plus  récemment,  un  critique  d'avant-garde 
écrivait  avec  assurance  :  «  Ce  à  quoi  nous  faisons  la 
guerre,  c'est  à  la  tradition  nationale  ». 

Là  est  le  danger  de  l'exotisme  en  littérature,  dans 
un  avenir  éloigné.  Mais  ce  danger  est  celui  qui 
menace  indistinctement  toutes  les  littératures  euro- 
péennes. Peut-être,  dans  l'Europe  du  xxve  siècle, 
l'idée  de  la  patrie  littéraire  sera-t-elle  aussi  affaiblie 
que  celle  de  la  patrie  politique.  Italiens,  hollandais, 
portugais  ou  russes,  combien  de  livres  ont  déjà 
maintenant,  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  petite  Europe, 
les  mêmes  tendances  et  la  même  livrée!  Comment 
lutter  contre  l'incroyable  facilité  des  échanges,  la 
fréquence  des  relations,  la  multiplication  des  traduc- 
tions, —  plus  tard  peut-être,  l'unification  des  lan- 
gues? «  Il  se  crée  de  nos  jours,  écrit  M.  de  Vogué,  au- 
dessus  des  préférences  de  coterie  et  de  nationalité, 
un  esprit  européen.  »  —  Si  ce  mouvement  se  préci- 
pitait, qu'adviendrait-il?  Était-ce  un  rêve  que  faisait 
Rivarol,  quand  il  souhaitait  de  voir  les  hommes 
«  se  former  en  républiqne,  d'un  bout  de  la  terre  à 
l'autre,  sous  la  domination  d'une  même  langue  »? 
Serait-il  si  absurde  qu'après  avoir  tant  comparé,  tant 
rapproché  et,  disons-le,  tant  brouillé  d'œuvres  nées 

29* 


458  CONCLUSION. 

en  tout  pays,  il  en  résultât  une  sorte  d'idéal  mixte, 
formé  d'éléments  artificiellement  rapprochés  pour 
créer  une  littérature  qui  ne  serait  plus  ni  anglaise, 
ni  allemande,  ni  française,  mais  simplement  euro- 
péenne—  en  attendant  qu'elle  devienne  universelle? 
—  Ce  jour-là,  s'il  arrive  jamais,  par-dessus  les 
frontières  —  s'il  en  reste,  —  se  seront  tendus  et 
enchevêtrés  les  liens  invisibles  qui  uniront  les 
peuples  aux  peuples  et  qui  feront,  comme  jadis  à 
l'époque  du  moyen  âge,  une  âme  collective  à  l'Eu- 
rope. 

Ce  rêve  —  ou  ce  danger,  commun  à  toutes  les 
littératures  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Monde  — 
n'est  pas  chimérique.  Du  moins  le  péril  n'est-il  pas 
prochain.  Les  obstacles  sont  formidables.  Longtemps 
encore  les  hommes,  groupés  par  la  même  race,  le 
même  idiome  et  les  mêmes  traditions  historiques, 
continueront  à  être  d'un  pays  ou  d'une  province, 
avant  d'être  citoyens  de  l'univers.  Longtemps  encore 
s'exercera  la  fatalité  qui  attache  l'homme  à  la  glèbe 
et  le  fait  citoyen  de  sa  bourgade  natale.  Longtemps 
encore,  les  peuples  se  transmettront,  comme  un 
pieux  héritage,  les  œuvres  littéraires  nées,  dans  les 
siècles  disparus,  des  efforts  du  génie  national.  — Oui, 
il  se  peut  que  le  cosmopolitisme,  devenu  vraiment  le 
culte  de  «  la  littérature  du  monde  »,  renie  son  prin- 
cipe en  en  épuisant  les  conséquences  et  qu'il  ne  soit 
plus  qu'une  forme  rajeunie  de  ce  vieil  «  humanisme  », 
dont  le  nom  deviendrait  ainsi  synonyme  du  sien. 
Mais,  à  l'heure  actuelle,  le  triomphe  d'une  pareille 
idée  est  irréalisable.  La  lutte  des  races  continue,  plus 
acharnée  que  jamais,  et  il  appartient  à  la  littérature 
de  notre  pays,  comme  à  toute  autre  —  et  plus  qu'à 
toute  autre,  —  de  maintenir  dans  le  monde  son 
influence  séculaire.  Comme  l'écrivait  d'elle  un  de  ses 


CONCLUSION.  459 

maîtres  \  «  c'est  prouver  sa  jeunesse  et  sa  force 
vitale,  c'est  s'assurer  un  avenir  de  renouvellement  et 
d'action  au  dehors,  que  de  faire  connaître  et  de  com- 
prendre tout  ce  qui  se  fait  de  grand,  de  beau,  de  neuf 
en  dehors  de  ses  frontières,  de  s'en  servir,  sans 
l'imiter,  de  l'assimiler,  de  le  transformer  suivant  sa 
nature  propre,  de  conserver  sa  personnalité  en  l'élar- 
gissant et  d'être  ainsi  toujours  la  même  et  toujours 
changeante,  toujours  nationale  et  toujours  euro- 
péenne ». 

J'ai  essayé  de  montrer  qu'entre  l'Europe  du  Nord 
et  la  France,  un  homme  surtout  a  servi  de  lien  ; 
que,  préparé  par  ses  origines  étrangères  au  rôle  de 
médiateur  et  d'initiateur,  et  admirablement  servi 
d'ailleurs  par  son  éducation  en  pays  de  langue  fran- 
çaise, il  a  été  puissamment  aidé  par  les  circon- 
stances dans  l'accomplissement  de  cette  tâche;  que 
son  esprit  —  le  plus  complexe  et  le  plus  riche  de 
son  siècle  —  a  vraiment  provoqué  la  naissance 
d'une  sorte  de  littérature  européenne,  dont  l'avenir 
est  désormais  assuré;  que  s'il  n'a  pas,  enfin,  réussi 
à  déplacer  l'hégémonie  littéraire  de  l'Europe  aux 
dépens  de  la  France  latine  et  au  profit  des  nations  du 
Nord,  il  a  du  moins  fait  comprendre  à  Tune  le  génie 
original  des  autres  et  qu'il  a,  par  là,  mérité  la  recon- 
naissance de  toutes. 

«  Il  semble,  a  écrit  Ernest  Renan,  que  la  race  gau- 
loise ait  besoin,  pour  produire  tout  ce  qui  est  en  elle, 
d'être  de  temps  en  temps  fécondée  par  la  race  ger- 
manique :  les  plus  belles  manifestations  de  la  nature 
humaine  sont  sorties  de  ce  commerce  réciproque,  qui 
est,  selon  moi,  le  principe  delà  civilisation  moderne, 


1.  G.   Paris,  Leçons   et  lectures  sur  la  poésie  du  moyen  âge 
(1895),  Préface. 


460  CONCLUSION. 

la  cause  de  sa  supériorité  et  la  meilleure  garantie  de 
sa  durée.  » 

S'il  en  est  ainsi,  personne  assurément  n"a  mieux 
mérité  de  la  race  gauloise  que  Jean-Jacques  Rous- 
seau. 


FIN 


Vu  et  lu 

en  Sorbonne,  le  19  février  1895, 

par  le  Doyen  de  la  Faculté  des  Lettres  de  Paris, 

A.  HlMLY. 

Vu 
et  permis  d'imprimer. 
Le  Vice -Recteur  de  l'Académie  de  Paris, 
Gréard. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction vu 

LIVRE  I 
L'influence  anglaise  en  France  avant  J.-J.  Rousseau. 

CHAPITRE  I 

LA   RÉVOCATION    DE    l'ÉDIT   DE   NANTES    ET   LA   PREMIÈRE    ÉMIGRATION 
DE    L'ESPRIT  FRANÇAIS. 

I.  Ignorance  du  xvne  siècle  en  ce  qui  touche  à  l'Angle- 
terre. —  Préjugés  et  préventions.  —  Ignorance  de  la 
langue.  —  Quelques  exemples  de  livres  anglais  connus 
en  France  au  xvne  siècle.  —  Pourquoi  ces  exemples  ne 
prouvent  rien.  —  Influence  prépondérante  de  l'huma- 
nisme. 

II.  La  colonie  française  de  Londres.  —  Propagande  des 
réfugiés  en  faveur  de  la  philosophie  et  de  la  politique 
anglaises. 

III.  Leurs  relations  de  voyages.  —  Leurs  journaux.  —  En 
quel  sens  peut-on  dire  que  les  revues  de  Hollande  ont 
contribué  à  l'éclosion  du  cosmopolitisme  littéraire?  — 
Bayle,  Le  Clerc  et  Basnage.  —  Multiplication  des  revues 
internationales.  —  Guerre  faite  à  l'antiquité.  —  Place 
faite  à  la  littérature  anglaise.  —  La  Roche,  La  Cha- 
pelle, Maty.  —  Imitateurs  français  des  réfugiés  :  Dubos, 
Destouches,  Desfontaines.  —  Médiocrité  et  insigni- 
fiance de  leur  œuvre,  comparée  à  celle  de  la  critique 
protestante 1 


462  TABLE    DES   MATIERES. 


CHAPITRE  II 

LES   VULGARISATEURS   DE   L'iNFLUENCE  ANGLAISE    : 
MURALT,   PRÉVOST,    VOLTAIRE 

I.  Prévost  et  Voltaire  ont  eux-mêmes  pour  précurseur  le 
Suisse  Béat  de  Murait,  auteur  des  Lettres  sur  les 
Anglais  et  les  Français  (1725).  —  Caractère  de  l'auteur. 

—  En  quoi  il  continue  les  réfugiés,  en  quoi  il  les 
dépasse.  —  Ses  illusions.  —  Ses  jugements  sur  la  lit- 
térature et  sur  l'esprit  anglais.  —  Vif  succès  de  son 
livre  :  Murait  et  Desfontaines.  —  Influence  qu'il  exerce 
sur  Rousseau. 

II.  L'abbé  Prévost  admirateur  et  vulgarisateur  des  idées 
anglaises.  —  Ses  deux  voyages  en  Angleterre.  —  Ses 
traductions.  —  Ses  romans  cosmopolites  :  les  Mémoires 
d'un  homme  de  qualité  et  Y  Histoire  de  Cléveland.  —  Son 
journal  le  Pour  et  Contre  (1732-1740)  :  but  de  l'auteur, 
sa  méthode.  —  Part  considérable  faite  à  l'Angleterre. 

III.  Voltaire  et  les  Lettres  anglaises  (1734).  —  Importance 
de  l'œuvre  dans  la  vie  de  Voltaire.  —  Relations  litté- 
raires de  Voltaire  pendant  son  séjour  à  Londres.  —  Sa 
connaissance  de  la  langue.  —  Sa  propagande  anglaise. 

—  Origine  des  Lettres  philosophiques  :  qu'il  y  a  deux 
livres  en  elles. 

IV.  Insuffisance  de  l'information  et  inexactitudes  voulues 
de  Voltaire.  —  Que  le  pamphlétaire  fait  tort  au  cri- 
tique. —  Pourquoi  son  livre  reste  cependant  capital 
dans  l'histoire  de  l'influence  anglaise.  —  Que  Voltaire 

a  poussé  à  l'imitation  des  œuvreè  anglaises 43 


CHAPITRE  III 

DES   CAUSES  QUI  ONT   PRÉPARÉ,  AVANT   ROUSSEAU, 
LE   SUCCÈS    DU    COSMOPOLITISME   EN    FRANCE 

I.  Circonstances  qui  ont  aidé,  dans  la  première  moitié  du 
siècle,  la  diffusion  du  cosmopolitisme.  —  Abaissement 
de  l'idée  de  patrie.  —  Épuisement  de  la  littérature 
nationale. 

II.  Diffusion  de  l'esprit  scientifique,  et  ses  conséquences 
littéraires. 

III.  Rôle  de  Jean-Jacques  Rousseau  par  rapport  à  l'in- 
fluence anglaise  :  il  unit  en  lui  le  génie  germanique  et 

le  génie  latin 90 


TABLE   DES   MATIERES.  463 

LIVRE  II 
Rousseau  et  la  littérature  anglaise. 

CHAPITRE  1 

ROUSSEAU   ET    L'ANGLETERRE 

I.  Origines  du  génie  de  Rousseau  :  ce  qu'il  doit  à  Genève, 
et,  par  Genève,  à  l'Angleterre.  —  Caractère  exotique  de 
ce  génie. 

II.  Qu'il  a  partagé  l'admiration  de  ses  contemporains 
pour  l'Angleterre.  —  Liberté  de  l'esprit  anglais.  —  Res- 
pect du  xviii*  siècle  français  pour  la  vertu  anglaise. 

III.  Comment  ces  traits  se  retrouvent  chez  Rousseau.  — 
Où  a-t-il  puisé  ses  notions  sur  l'Angleterre?  —  Influence 
de  Murait  sur  lui.  —  Les  mœurs  anglaises  dans  la  Nou- 
velle Héloïse.  —  Milord  Bomston,  ou  l'Anglais.  —  Que 
l'anglomanie  du  siècle  se  reflète  dans  son  œuvre 105 

CHAPITRE  II 

PHEMIERES    LECTURES    ANGLAISES   DE    ROUSSEAU 

I.  Premières  fréquentations  de  Rousseau  à  Paris  :  les 
anglomanes  et  Diderot. 

II.  Premières  lectures  anglaises  :  .Pope  et  sa  popularité. 
—  Addison  :  influence  de  sa  morale  bourgeoise  sur  le 
siècle  et  sur  Rousseau.  —  Daniel  de  Foe  :  fortune  de 
son  Robinson. 

III.  L'admiration  de  Rousseau  va  surtout  à  la  littérature 
bourgeoise  des  Anglais.  —  Pourquoi  :  ses  tendances 
littéraires.  —  Son  admiration  pour  le  théâtre  anglais  : 

la  traduction  du  Marchand  de  Londres  (1748) 132 

CHAPITRE  III 

POPULARITÉ  EUROPÉENNE  DU  ROMAN  ANGLAIS 

I.  Grandeur  du  roman  anglais  au  xvin0  siècle.  —  Son 
succès  en  Europe.  —  Fielding.  —  Fortune  prodigieuse 
de  Richardson. 

II.  Pourquoi  le  public  français  s'enthousiasme  pour  le 
roman  anglais.  —  Pourquoi  il  le  met,  avec  Rousseau, 
au-dessus  de  Lesage,  de  Prévost,  de  Marivaux.  —  En 
quoi  les  romanciers  français,  et  notamment  Marivaux, 
sont-ils  les  précurseurs  de  Richardson  et  de  Rous- 
seau ? 

III.  Prévost  traduit  Richardson  (1742,  1754,  1751-58).  — 
Importance  de  ces  traductions.  —  Leur  valeur.   ...     171 


464  TABLE    DES   MATIÈRES. 

CHAPITRE  IV 

L'OECVRE    DE   SAMUEL  RICHARDSON 

I.  Défauts  des  romans  de  Richardson.  —  Raisons  de 
leur  succès.  —  En  quoi  ils  s'opposent  à  l'art  classique. 

II.  Ce  que  c'est  que  le  réalisme  de  l'auteur  de  Clarisse 
Harlowe.  —  Sa  vulgarité.  —  Sa  brutalité.  —  Sa  puis- 
sance. 

III.  Richardson  peintre  de  caractères.  —  Qu'il  est  un 
peintre  médiocre  des  mœurs  mondaines  et  un  peintre 
supérieur  des  mœurs  bourgeoises  :  Lovelace,  Paméla, 
Clarisse. 

IV.  Ses  idées  morales,  et  sa  prédication.  —  Goût  de  la 
casuistique  et  de  la  dialectique  morale. 

V.  Sa  sensibilité.  —  Place  faite  à  l'amour.  —  Don  de 
l'émotion. 

VI.  Que  la  révolution  faite  par  Richardson  dans  le  roman 
reste  considérable 198 


.CHAPITRE  V 

ROL'SSEAU    ET    LE    ROMAN  ANGLAIS 

I.  Succès  du  roman  anglais  en  France.  —  Tout  le  monde, 
autour  de  Rousseau.,  lit  Richardson  et  l'imite.  —  Qu'il  y 
a  une  querelle  du  roman  anglais  :  l'Éloge  de  Richardson 
de  Diderot.  —  Opposition  de  Voltaire.  —  Influence  de 
Richardson  sur  le  roman  français. 

II.  Admiration  de  Rousseau  pour  lui.  —  Qu'il  l'avait  sous 
les  yeux  en  écrivant  YHéloïse.  —  Que  le  parallèle  de 
YHéloïse  et  de  Clarisse  fut  un  lieu  commun  de  la  cri- 
tique du  xvnie  siècle,  et  pourquoi. 

III.  Analogies  dans  le  plan  des  deux  œuvres,  —  dans  les 
personnages,  —  dans  la  forme  épistolaire,  —  dans  le 
souci  de  la  réalité  bourgeoise. 

IV.  Analogies  de  religion  entre  les  deux  écrivains.  — 
Comment  Rousseau,  à  l'exemple  de  Richardson,  trans- 
forme et  élève  le  roman. 

V.  En  quoi  il  dépasse  son  modèle  :  sentiment  de  la 
nature,  conception  de  l'amour,  mélancolie.  —  Que  le 
succès  de  YHéloïse  n'a  fait  que  grandir  Clarisse  Harlowe. 

—  Richardson  et  les  romantiques 254 


TABLE    DES    MATIERES.  465 


LIVRE  III 

Rousseau  et  rinfluenec  anglaise  dans  la 
seconde  moitié  du   XVIIIe  siècle. 


CHAPITRE  I 

ROUSSEAU    ET    LA    DIFFUSION    DES   LITTÉRATURES    DU    NORD 

I.  Développement  de  l'influence  anglaise  dans  la  seconde 
moitié  du  siècle.  —  Relations  avec  l'Angleterre.  — 
Influence  des  mœurs  anglaises. 

II.  Progrès  de  l'idée  de  cosmopolitisme.  —  Diffusion  de 
la  langue  et  de  la  littérature  anglaises  :  les  journaux, 
les  traductions. 

III.  En  quoi  Rousseau  a  aidé  ce  mouvement.  —  Révolu- 
tion qu'il  fait  dans  la  critique.  —  Ornement  il  a  uni 
l'Europe  germanique  et  l'Europe  latine 311 


CHAPITRE  II 

L'INFLUENCE  ANGLAISE    ET   LE   ROMAN    SENTIMENTAL 

I.  Sterne  et  le  roman  sentimental.  —  Que  Sterne  met  à 
la  mode,  comme  Rousseau,  la  confession  sentimentale. 
—  Son  voyage  à  Paris.  —  Ses  amours.  —  Le  culte  du 
moi. 

II.  Que  le  xvme  siècle  n'a  pas  compris  son  humour,  mais 
qu'il  aime  de  lui  l'affectation  de  parler  de  soi,  comme 
Rousseau,  et  de  s'attendrir  sur  lui-même.  —  Sens  et 
portée  de  l'influence  que  son  amvre  exerce  en  France.     337 

CHAPITRE  III 

L'INFLUENCE   ANGLAISE    ET   LE    LYRISME    DE    ROUSSEAU 

I.  Sentiment  de  la  nature.  —  Les  précurseurs  anglais  de 
Rousseau.  — Thomson  :  son  talent.  —  Gessner.  —  Leur 
succès  en  France. 

II.  La  mélancolie.  —  Que  la  mélancolie  anglaise  était 
légendaire  en  France.  —  Succès  de  Gray.  —  Young  et 
les  Nuits  :  l'homme  et  l'œuvre;  sa  popularité. 

III.  Tristesse  du  passé.  —  Macpherson  et  Ossian.  —  Ori- 
gines de  la  poésie  celtique.  —  Succès  européen 
d'Ossian.  —  Sa  fortune  en  France. 

IV.  Comment  Rousseau  a  assuré  le  succès  de  ces  œuvres.     355 


466  TABLE    DES   MATIERES. 


CHAPITRE  IV 


LA    REVOLUTION    ET    LA    DEUXIEME    EMIGRATION     DE     L ESPRIT 
FRANÇAIS.    ROUSSEAU    ET   MADAME  DE    STAËL 

I.  Pourquoi  le  cosmopolitisme  n'est,  au  xvme  siècle, 
qu'une  aspiration  mal  définie.  —  Réaction  de  l'esprit 
classique  avec  Voltaire  et  son  école  :  insuffisance  et 
médiocrité  de  la  critique  classique.  —  Renaissance  de 
l'antiquité  aux  approches  de  la  Révolution. 

II.  Que  la  Révolution  ramena  les  esprits  au  respect  de 
l'antiquité.  —  Rupture  intellectuelle  avec  les  nations 
germaniques.  —  Diminution  de  l'influence  littéraire  de 
Rousseau.  —  Mais  l'émigration  rouvre  à  l'esprit 
fanrçais  les  sources  que  la  Révolution  avait  taries. 

III.  Le  livre  de  la  Littérature  (1800).  —  Qu'il  est  à  la  fois 
l'expression  du  cosmopolitisme  et  de  l'influence  de 
Rousseau.  —  Qu'il  dérive  surtout  de  l'influence 
anglaise.  —  C'est  le  dernier  livre  de  critique  du 
xvme  siècle.  —  Comment  l'auteur  juge  l'esprit  clas- 
sique. —  Ce  qu'il  lui  oppose.  —  Le  cosmopolitisme 
devient  une  théorie  littéraire.  —  Triomphe  de  l'in- 
fluence de  Rousseau  et  des  littératures  du  Nord.    .    .    .     406> 


CONCLUSION 
Le  cosmopolitisme  littéraire  au   xixe  siècle 449" 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  —  129-95. 


INRI  PAUL 

Livres 
isins  -  Antiquités 
9,  Rue  d'Antibes 
CANNES 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


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