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JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ET LES ORIGINES
COSMOPOLITISME LITTÉRAIRE
COULOMMIERS
Imprimerie Pall Brodard.
JEAN- JACQUES ROUSSEAU
ET LES ORIGINES
DU
COSMOPOLITISME LITTÉRAIRE
ÉTUDE
sur les relations littéraires de la France et de l'Angleterre
au XVIIIe siècle
THÈSE POUR LE DOCTORAT
présentée à la Faculté des lettres de Paris
PAR
JOSEPH TEXTE
Ancien élève de l'Ecole Normale
Chargé de cours à la Faculté des lettres de Lyon
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1895
Droit* de traduction «t de reproduction réservés.
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M. FERDINAND BRUNETIERE
l)K L'ACADEMIE FRANÇAIS!-:
Il i»in mage reconnaissant.
INTRODUCTION
Mme de Staël écrivait dans la dernière année du
xvme siècle : « Il existe deux littératures tout à fait
dislinctes, celle qui vient du Midi et celle qui vient
du Nord » : d'une part, le groupe des littératures
romanes, dérivées de la tradition latine, et dont la
littérature française est la principale; de l'autre, le
groupe des littératures « du Nord », c'est-à-dire
germaniques et slaves, libres — Mme de Staël le
pensait du moins — de cette absorbante influence,
et dont la littérature anglaise était, suivant elle, « la
plus illustre ».
Nous ne divisons plus les littératures européennes,
avec autant d'assurance que Mme de Staël, en deux
groupes aussi tranchés. Nous avons appris qu'il y a
entre les « littératures du Midi », comme entre les
« littératures du Nord », des distinctions essentielles
à établir. Nous avons, en un mot, multiplié les
données du problème et entrevu des solutions plus
complexes. Nous sommes-nous affranchis de l'idée
centrale de la théorie de Mme de Staël? Avons-nous
VIII INTRODUCTION.
renoncé à opposer la tradition latine à la tradi-
tion non latine, la littérature du Midi à celle du
Nord, F « humanisme » — comme on dit aujourd'hui
— à T « exotisme » ou au « cosmopolitisme »?
Il paraît bien que non. Tout récemment, un bril-
lant débat s'engageait autour de cette question, plus
actuelle que jamais, de « l'influence des littératures
du Nord » et du « cosmopolitisme », et, adversaires
ou partisans de 1' « exotisme », tous s'accordaient à
opposer la « tradition latine » à la « septentrio-
manie », comme disait spirituellement M. Jules
Lemaître1. Quelquesmois auparavant, M. E. Faguet
— cherchant à définir l'esprit « classique » — cons-
tatait que deux influences se disputent en ce moment
l'orientation delà littérature française : l'humanisme
d'une part, et l'exotisme de l'autre 2.
Resterons-nous fidèles au culte trois ou quatre fois
séculaire de l'esprit français pour l'antiquité? Nous
laisserons-nous emporter au mouvement qui, depuis
cent ans et plus, nous entraîne vers des littératures
plus jeunes et plus détachées de la tradition antique?
Reviendrons-nous à la Grèce, à Rome, à nos classi-
ques? Irons-nous à l'Angleterre, à l'Allemagne, à la
Russie, à la Norvège, — au Nord enfin? — Il paraît
bien que, puisqu'on se pose la question, la distinc-
1. Articles de M. Jules Lemaître sur « l'influence des litté-
ratures du Nord » (Revue des Deux Mondes, décembre 1894),
de M. Melchior de Vogué sur la « Renaissance latine » (même
revue, janvier 1895), de M. André Hallays sur « l'influence
des littératures étrangères » (Revue de Paris, février 1895).
d'Arvrde Barine sur le même sujet [Journal des Débats, 8 jan-
vier 1^95).
2. Étude sur l'AIexandrinisme [Revue des Deux Mondes,
mai 1894).
INTRODUCTION. IX
lion faite jadis par Mme de Staël subsiste en ce
qu'elle a d'essentiel : fondée ou non en raison, sa
Ihéorie a été, depuis tantôt cent ans, une des idées
directrices <le la critique du xix' siècle.
Mais commenl cette ihéorie a-t-elle pu être for-
mulée? Quels (ails lui onl servi <le hase? Commenl,
où, et sous l'influence de quelles circonstances est-
elle née? — C'est le problème que j'ai essayé de
résoudre.
Il m'a semblé qu'on avait souvent, et longuement,
étudié les origines et les formes successives de l'in-
fluence, sur notre génie national, de l'esprit clas-
sique, mais «pion avait moins souvent — et surtout
inexactement — parlé des origines du « cosmopoli-
tisme », qui a battu en brèche cette influence et qui
prétend s'y substituer.
Qu'est-ce donc que le cosmopolitisme, ou 1' « exo-
tisme », a représenté d'abord? — Peu d'historiens de
notre littérature se sont posé la question. Quelques-
uns des plus grands, comme Nisard, l'ont esquivée;
d'autres l'ont abordée en passant et de biais, soit à
propos des origines du romantisme, soit à propos
de Mme de Staël. La plupart — après avoir consacré
quelques pages rapides à l'anglomanie ou à la « ger-
manomanie » des romantiques — déclarent que cette
mode fut sans portée, et se hâtent, suivant le mot
de Nisard, de « restituer à l'esprit français ses vrais
guides », les anciens.
Par malheur, voici un siècle que 1' « esprit fran-
çais », rebelle — à tort ou à raison — aux conseils de
la critique, se refuse à se rattacher à ses anciens
maîtres et que — suivant l'observation d'Emile
X INTRODUCTION.
Hennequin — « la littérature nationale suffit moins
que jamais à exprimer les sentiments dominants de
notre société ». Bien plus, « celle-ci s'est mieux
reconnue et complue dans les productions de certains
génies étrangers que dans celles des poètes et des
conteurs qu'elle a fait naître. » D'où suit qu'il y
aurait entre les esprits « des liens électifs plus libres
et plus vivaces que cette longue communauté du
sang, du sol, de l'idiome, de l'histoire, des mœurs,
qui paraît former et départager les peuples » '. —
La question du cosmopolitisme repose donc sur la
question même des races, et ce que l'exotisme met
en jeu, c'est l'existence de notre génie national, si
du moins on conçoit ce génie comme l'héritier légi-
time et privilégié du génie antique.
J'ai tenté, dans le livre qu'on va lire, de déterminer
les origines de ce mouvement, et il m'a paru qu'il
fallait remonter, non pas seulement, comme on le
fait d'ordinaire, à l'école romantique, mais au
xvme siècle et à Rousseau.
Il est vrai que les romantiques ont déehaîné, si je
puis dire, le cosmopolitisme en France, mais le
maître de tous les romantiques — et celui de
Mme de Staël, — celui dont ils n'ont fait que
formuler les aspirations et développer l'influence,
c'est Rousseau. C'est bien lui qui a ébranlé, au
profit de l'Europe germanique, la vieille hégémonie
littéraire de l'Europe latine. C'est lui qui a uni en
lui-même, comme le dit Mme de Staël, « le génie
du Nord à celui du Midi ». C'est du jour où il a
1. E. Hennequin, Écrivains francisés, p. m.
INTRODUCTION. XI
écrit, et parce qu'il avait écrit, que les littératures
du Nord se sont ouvertes et imposées à l'esprit
français. Jean-Jacques, disait encore Mme de Staël,
quoiqu'il ait écrit dans notre langue, appartient à
« l'école germanique » : il a infusé à notre génie
national « une sève étrangère ». — Reprenant et
précisant la même idée, M. de Vogué écrivait récem-
ment : « Il n'y a qu'une raison très forte à opposer
aux gens qui veulent voir dans le romantisme fran-
çais un produit des influences étrangères : c'est que
tout notre romantisme est en germe dans Rousseau.
Or ce diable d'homme, père authentique de Ber-
nardin et de Chateaubriand, grand-père de George
Sand et des autres, ne s'avise-t-il pas d'être Suisse?
N'arrive-t-il pas dans notre tradition française avec
une physionomie étrangère très caractérisée, déjà sep-
tentrionale par plus d'un trait*! L'aveu est cruel, mais,
pour nous défendre contre le reproche d'intoxication
allemande et anglaise, nous sommes contraints de
reconnaître qu'il est suisse, le sang qui coule, depuis
un siècle, au plus profond de nos veines littéraires. »
Montrer en Rousseau l'homme qui a le plus fait
pour nous inspirer le goût et le besoin des littéra-
tures du Nord, — c'est tout l'objet de ce livre.
J'ai essayé de montrer d'abord que Rousseau a
largement profité de l'influence qu'exerçait en
France, depuis le commencement du xvme siècle,
« la plus illustre des nations germaniques », — la
seule, à vrai dire, que ce siècle ait vraiment connue,
— l'Angleterre. Entre son arrivée à Paris, en 17-44,
et la publication de la Nouvelle Héloise, en 1761,
l'influence anglaise s'établit en France par la
XII INTRODUCTION.
science, par la philosophie, par le théâtre, par
le roman. Un contemporain, frappé du courant
d'idées qui joignait, dans ces années décisives, les
deux pays, disait que, si la France eût disposé alors
d'un télescope pour les choses de l'esprit, cet instru-
ment eût été dirigé sans cesse sur l'Angleterre; et
Buckle affirmait jadis que cette jonction de l'esprit
français et de l'esprit anglais est « l'événement le
plus important de tout le xvme siècle » *. — J'ai
étudié les origines de ce mouvement; j'ai tenté de
montrer comment la révocation de l'édit de Nantes,
en faisant émigrer, si je puis dire, l'esprit national,
a préparé l'avènement des littératures du Nord; j'ai
rappelé comment Murait, Voltaire. Prévost — que
Rousseau avait tous lus, et de près — ont continué
l'œuvre delà critique protestante. Grâce à ces vulga-
risateurs de I aient ou de génie, l'influence anglaise
devient — au moment où Jean-Jacques prend la
plume — une puissance. Elle est le secret espoir de
tous ceux qui rêvent plus ou moins vaguement d'un
renouvellement de notre littérature. L'Angleterre
apparaît comme une terre d'esprits libres à Diderot,
l'ami de Rousseau, el à toute son école : « L'Anglais,
écrivait l'un d'eux — reprenant une image et une
pensée de Rousseau, — ne plie point sa tête au joug
que la plupart des autres hommes portent sans
murmure, et il préfère la plus orageuse liberté à un
assujétissement tranquille» 2.
Cette « orageuse liberté » du génie anglais devait
1. Hisi. de la civilis., trad. fr., t. III, p. 14.
2. Journal encyclopédique, avril HS8.
INTRODUCTION. XIII
séduire Jean-Jacques. Par ses origines étrangères,
par ses convictions religieuses, par ses aspirations
littéraires, il devait se sentir attiré tôt ou lard vers
cette Salente du xvnr siècle. On verra à quel point
il s'en éprit en effet et comment son admiration pour
l'Angleterre, sans être dans sa pensée une protesta-
tion contre notre tradition classique, s'est trouvée
être cela par la force des choses.
Mais Rousseau ne s'en est pas tenu à l'anglo-
manie de ses contemporains. Il a imité, dans le plus
retentissant de ses livres, un roman anglais fameux.
Tous les contemporains ont noté comment, suivanl
l'expression d'un critique anglais, « l'âme de Cla-
risse Harlowe a transmigré dans l'âme de Julie » *.
J'ai essayé de préciser la dette de Jean-Jacques
envers Richardson et de montrer pourquoi celui-ci
est, dans l'histoire de la littérature européenne, le
précurseur trop inconnu de celui-là. Toute la litlé-
rature bourgeoise des temps modernes — et c'est
beaucoup dire — sort du roman anglais, et, comme
on l'a dit excellemment, « l'on ne peut nier que Cla-
risse Harlowe ait été pour la Nouvelle Héloïse ce que
la Nouvelle Héloïse devait être pour Werther, René el
Jacopo Or lis » 2. Pour la première fois, un grand
écrivain anglais avait servi de modèle à l'un de nos
grands écrivains français. Faut-il s'étonner que les
contemporains aient noté le fait comme un signe
des temps?
Ainsi Rousseau admire d'instinct les Anglais, el
1. M. Leslie Stephen, Hours in a library, t. I, p. 59.
2. Marc Alonnier : Jean-Jacques Rousseau et les étrangers, dans
Rousseau jugé par les Genevois d'aujourd'hui (Genève, 18"9).
XIV INTRODUCTION.
il les imite. Il personnifie avec éclat ce que le génie
anglais avait de plus original et de plus libre. Trente
ans avant lui, Thomson a célébré, dans les Saisoiis,
la nature en termes aussi émus ; vingt ans ou presque
avant YHéloïse, un Young a exprimé en beaux vers
la « tristesse enchanteresse » qui ravissait Saint-
Preux; dans le même temps que Rousseau, le vieil
Ossian ouvrait aux hommes les sources délicieuses
de la mélancolie. Toutes ces œuvres nous arrivent à
peu près au moment où il écrit. — A vrai dire, il ne
leur doit rien. Mais leur influence se confond avec son
influence; mais les lecteurs français, entre 1760 et
1789, y retrouvent ses propres aspirations, sa propre
inquiétude, son propre lyrisme, tout ce que notre
littérature classique ne leur donnait pas et dont
ils avaient soif. Comment n'eussent-ils pas été
frappés de cette parenté du génie de Rousseau avec
celui des écrivains du Nord? Comment n'y eussent-
ils pas vu, suivant le mot d'un contemporain, « un
croisement des esprits »? Comment Mme de Staël
n eut-elle pas été amenée à écrire qu'il avait infusé
à l'esprit français « une sève étrangère », puisqu'à
son école cet esprit apprenait à se complaire dans
les œuvres exotiques plus que dans les œuvres pure-
ment françaises? Si c'est une illusion, elle est du
moins excusable et explicable.
A cette école de Rousseau et des Anglais, nos pères
ont appris à goûter ce que Mme de Staël appelle
« le génie du Nord ». Ils sont devenus, ou ils ont
commencé à être « cosmopolites », c'est-à-dire las de
la domina lion trop prolongée des littératures anti-
ques. Les anciens, écrira bientôt l'auteur du livre de la
INTRODUCTION. XV
Littérature, « laissent peu de regrets», et, vingt-cinq
nos plus tard, les romantiques, par la plume d'un
Stendhal, ajouteront : « Malgré les pédants, l'Alle-
magne et V Angleterre l'emporteront sur la France 1 ».
11 est vrai que le cosmopolitisme n'a pris la forme
«lune théorie qu'après la Révolution, avec Mme de
Staël. J'espère avoir montré qu'il date, à titre d'as-
piration, très précise déjà, du précédent siècle et
qu'en opposant le génie germanique au génie latin,
la critique nouvelle ne faisait que tirer, de la révo-
lution opérée par Rousseau, une conséquence iné-
vitable. L'influence des littératures du Nord a
grandi ou diminué, depuis un siècle , avec celle
même de Jean-Jacques. — C'est que la première n'est
qu'une autre forme de la seconde.
Il faut noter au surplus que l'initiation n'a pas
élé complète du premier coup. C'est ainsi que le
xvme siècle n'a pas compris Shakespeare, et que les
critiques en ont pris texte pour démontrer qu'il
n'avait eu aucun sentiment des littératures étran-
gères. Mais, outre qu'on serait fort embarrassé de
retrouver Shakespeare sous les informes versions de
ce temps 2, il y avait entre le siècle et Shakespeare
plus qu'une différence de races, il y avait encore
l'abîme de deux époques. Ce n'est pas du premier
coup que l'esprit français pouvait pénétrer dans la
Renaissance anglaise, lui qui ne réussissait plus à
goûter ni Ronsard ni Rabelais.
1. Stendhal, Racine et Shakespeare, p. 246.
2. Noter que jusqu'en 1776, date du premier volume de la
version de Letourneur, les lecteurs français n'ont connu Sha-
kespeare qu'à travers la grotesque parodie de La Place, et à
travers les critiques, très peu désintéressées, de Voltaire.
XVI INTRODUCTION.
Mais il a compris et goûté, dès le xvmc siècle,
les romans de Richardson ou de Sterne, les poèmes
d'Young, de Thomson, d'Ossian, tous écrivains très
anglais et très peu « classiques ». Ils font cortège à
Rousseau, qui est plus grand qu'eux tous. Les uns
sont ses modèles, les autres ses précurseurs et ses
contemporains. Tous ont avec lui un air de famille :
« Rousseau et les Anglais », dit sans cesse Mme de
Staël, et elle dit juste. Le cosmopolitisme est né, au
siècle dernier, de l'union féconde du génie anglais
avec le génie de Jean-Jacques.
Telle est la thèse soutenue dans ce livre.
On voudra bien noter que le cosmopolitisme n'y
est pas identifié avec l'influence de telle ou telle
littérature européenne. L'Angleterre tient ici la pre-
mière place, parce qu'elle a, la première, agi en
France, et presque exclusivement, pendant un siècle.
De l'Allemagne, le xvmc n'a su que quelques noms,
et Rousseau n'a connu que Gessner. Ceux qui
lurent Werther ou les Brigands, qu'il a inspirés,
purent y trouver une preuve de plus de la parenté
de son génie avec le génie germanique. — Des écrits
« des Danois ou des Suédois », que cite Mme de
Staël, quelques curieux seuls se préoccupaient. —
L'influence anglaise est donc venue d'abord, et elle
a imprimé au mouvement cosmopolite la direction
qu'il a toujours gardée en notre siècle, d'une pro-
testation, au nom des littératures étrangères H
modernes, contre l'influence de l'esprit classique.
Mais y a-t-il un « esprit classique »? un « esprit
français »? un « esprit anglais »? Et de quel droii
distinguerait-on un « génie germanique » d'un
INTRODUCTION. XVII
«génie latin »?Nesont-ce pas là des formules vides,
e1 sans portée réelle, qui dissimulent mal le vague
des idées? — J'avoue que, plus d'une ibis, en écri-
vant ces pages, je me suis posé celle inquiétante
question.
« Il y a naturellement, écrivait Taine dans un pas-
sage fameux, des variétés d'hommes comme des
variétés de taureaux, de chevaux, les unes braves
et intelligentes, les autres timides et bornées, les
unes capables de conceptions et de créations supé-
rieures, les autres réduites aux idées et aux inven-
tions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus
particulièrement à certaines œuvres et approvision-
nées plus richement de certains instincts, comme
on voit des races de chiens mieux douées, les unes
pour la course, les autres pour le combat, les autres
pour la chasse, les autres enfin pour la garde des
maisons et des troupeaux '. » Depuis Taine, héritier
de Mme Staël, l'histoire littéraire est, avant tout, un
problème d'ethnographie.
A vrai dire, nous avons appris, depuis que Taine
écrivait ces lignes, à nous défier des conséquences
trop absolues qu'on a prétendu tirer de l'ethnogra-
phie morale, la plus difficile assurément et la plus
complexe des sciences. Même, cette défiance s'est
tournée, chez de bons esprits, en scepticisme absolu.
Tout récemment, l'auteur d'un très beau livre sur
Robert Burns affirmait que l'idée de race est « flot-
tante, peu solide et controversée ». Acceptable peut-
être pour le physique, elle est fragile pour le moral,
1. Introduction de la Littérature anglaise.
XVIII INTRODUCTION.
et cela pour deux raisons : « D'abord parce que rien
ne prouve que quelques différences dans les carac-
tères corporels, si faibles d'ailleurs et si superficiels,
la courbe d'un nez, la couleur des yeux ou des che-
veux, entraînent des différences, et des différences
capitales, dons le régime intellectuel. Ensuite, parce
que la psychologie des races semble encore plus
problématique. Il ne suffit pas d'appliquer quelques
adjectifs vagues à quelques dénominations ethno-
logiques pour obtenir lame d'une fraction de l'hu-
manité '. »
Ces objections sont spécieuses. J'avoue qu'elles
ne me paraissent pas décisives.
En premier lieu, il ne s'agit pas seulement ici de
« la couleur des yeux » et de « la courbe d'un nez ».
11 est légitime de parler de 1' « esprit français » ou
du « génie italien » parce que, en Italie comme en
France, une longue série d'écrivains de talent ou de
génie se sont fait une certaine idée, plus ou moins
précise, de ce « génie » ou de cet « esprit » national.
Vraie ou fausse — il n'importe après tout, et il y a
des illusions fécondes. 11 suffit que, de la collection
des œuvres écrites en langue italienne ou française,
on puisse dégager de certains caractères communs,
qui différencient ces œuvres de celles qu'ont créées
les Espagnols ouïes Anglais. On dirait volontiers de
la littérature française ce que Nisard dit excellem-
ment de son histoire, qu'elle n'est possible « que
parce qu'il existe une image claire de l'esprit fran-
çais ». En d'autres termes, cette image — ou, si l'on
1. Angellier, Robert Burns, t. 1, p. vu.
INTRODUCTION. XIX
y tient, ce fantôme — csl L'œuvre collective de tous
ceux qui, depuis des siècles, ont tenu une plume
dans notre pays, et l'esprit français existe, parce
que des centaines ou des milliers decrivains onl
voulu qu'il existai . De même, Robert Burns pour-
rait-il être dit « le grand poêle de l'Ecosse » s'il ne
s'était fait un certain idéal du « génie écossais »?
On veut qu'il n'ait pas, en écrivant ses poèmes.
obéi à des fatalités de race et de sang. Il se peut. Du
moins faut-il bien accorder qu'il a cru de toutes les
forces de son âme à l'originalité de sa nation, et
qu'il s'est fait gloire d'être — par un acte de sa
volonté libre — « enfant de l'Ecosse ».
Assurément, l'idée de race, comme tant d'au 1res
idées essentielles à toute science — comme l'idée
de l'hérédité, comme celle de la liberté morale, —
n'est ni parfaitement claire ni exactement définie
dans sa portée. S'ensuit-il qu'elle ne réponde à
aucune réalité? Une pareille hypothèse — outre
qu'elle irait à l'encontre de toute notion scientifique
des choses — conduirait infailliblement aux plus
singuliers paradoxes, et quand Taine exprimait cette
idée que la race es( « la première source d'où déri-
vent les événements historiques », il posait la loi
à laquelle n'échappera pas, de longtemps encore,
l'histoire des littératures. En éliminant cette notion
essentielle de la race, on se condamnerait tout
d'abord à ne plus rien comprendre qu'aux individus.
Mais l'individu, qu'est-ce donc, sans le milieu?
Qu'est-ce qu'un Dante, sans l'Italie, ou qu'un
Burns, sans l'Ecosse, ou qu'un Ibsen, sans la Nor-
vège? L'insuffisance et le vide d'une étude du génie
XX INTRODUCTION.
de ces hommes faite en dehors de l'idée de race,
sautent aux yeux. — Niera-t-on, d'autre part, que
l'ensemble de la littérature hellénique représente
une forme très particulière de l'esprit humain?
Soutiendra-t-on que la collection des œuvres rédi-
gées en langue latine pourrait être attribuée indiffé-
remment au peuple arabe ou au peuple chinois?
L'Alhambra pourrait-il être l'œuvre de l'architecte
du Parthénon, et le Discobole serait-il d'un sculp-
teur hindou? — Oui se récrie devant l'absurdité de
ces conclusions admet que l'histoire de la littérature
et de l'art est avant tout un problème ethnogra-
phique. Xisard déclarait — en retraçant l'histoire
des œuvres écrites en langue française — vouloir
faire « l'histoire de l'esprit français ». Il était dans
le vrai. Une histoire de notre littérature qui ne vise-
rait pas à être cela, ne pourrait être qu'un recueil
informe de matériaux.
On a donc beau noter les obscurités de l'idée de
race, protester que le génie renverse toutes les bar-
rières, ou faire ressortir les dangers et les inconvé-
nients de la « psychologie des peuples », force est
d'admettre que cette notion de la race constitue
actuellement, et pour longtemps encore, le principe
directeur de toute recherche historique féconde.
« L'humanité, disait Vigny, fait un interminable
discours dont chaque homme illuslrecst une idée. »
En étudiant un homme, l'historien étudie donc l'hu-
manité; mais, pour remonter à l'humanité, forceluiest
d'étudier le groupe ethnique où cet homme est placé.
Car, de cet « interminable discours » que fait l'huma-
nité, chaque nation tour à tour débite un fragment.
INTRODUCTION. XXI
Mais, à vrai dire, seul le discours de l'humanité
peut être dit « interminable ». Celui de chaque
peuple, au contraire, ne dure qu'un nombre limité
de siècles. C'est ce qui permet à l'historien de la
Grèce ou de l'Italie antique de parler avec sûreté du
génie grec ou de l'esprit latin. Ces peuples ayant
fini « leurs discours », nous pouvons définir la nature
de leur génie. Ce sont des civilisations mortes, des
organismes dont l'évolution est terminée. Combien
l'étude en est plus facile que celle d'une civilisation
encore vivante et qui se développera pendant des
siècles! En bonne logique, de quel droit définirions-
nous actuellement « l'esprit français » ou « l'esprit»
allemand », tant qu'il y aura une Allemagne et une
France? Au nom de quelle science classer, juger et
définir ce qui vit, ce qui se meut, ce qui marche
chaque jour vers un but que nous n'entrevoyons pas
encore! Dans quelques siècles, — quand la sève de
notre race sera épuisée, quand nous aurons, à notre
tour, fini « notre discours », — alors, mais alors seu-
lement, il sera tout à fait légitime de dire ce que
nous fûmes. D'ici là, nous en sommes réduits aux
conjectures et aux probabilités.
C'est une première raison d'être prudent. — En
voici une seconde.
Pas plus que les espèces animales, les races ne
sont immuables et impénétrables, mais, comme
ces espèces mêmes, elles se croisent et se transfor-
ment par ces croisements. Voici « huit ou dix siè-
cles qu'il se fait, en quelque manière, d'un bout de
l'Europe à l'autre, un commerce ou un échange
d'idées » et que l'Allemagne vit de la pensée fran-
XXII INTRODUCTION.
çaise, l'Angleterre de la pensée allemande, l'Espagne
de la pensée italienne, et chacune de ces nations
successivement de la pensée de toutes les autres.
L'étude d'un être vivant est, pour une bonne part,
l'étude des relations qui l'unissent aux êtres voisins.
De même, il n'y a pas une littérature dont l'histoire
se renferme dans les limites de son pays d'origine.
A travers toutes les littératures modernes, ce ne
sont qu'échanges et prêts successifs, et, comme le
disait Voltaire : « Presque tout est imitation.... Il en
est des livres comme du feu de nos foyers : on va
prendre ce feu chez son voisin, on l'allume chez soi,
on le communique à d'autres, et il appartient à
tous. » Il existe comme une matière fluide qui, se
coulant successivement dans des moules divers,
court de cerveaux en cerveaux et qui, passant de
l'un à l'autre, emporte chaque fois avec elle un
nouveau principe de vie et de mouvement.
Quand on a constaté la difficulté de ces problèmes
de race, ce n'en est pas moins une nécessité, pour
l'historien des littératures, surtout modernes, de
traiter chacune d'elles, « non plus comme une his-
toire particulière et se suffisant à elle-même, mais
comme une branche de la littérature européenne ' ».
C'est ce que j'ai essayé, dans la mesure de mes
forces, de faire dans ces pages, pour Rousseau.
De même que dans leur vie politique, les nations
ont, dans leur vie morale, des périodes de concen-
tration et des périodes d'expansion. J'ai essayé de
montrer que le cosmopolitisme littéraire a été,
1. F. Brunetière, Revue des Deux Mondes, 10 mai 1891.
I
INTRODUCTION. XXIII
depuis un siècle et demi, l'expansion de l'espril
français, à la suite de Rousseau, vers l'Europe du
Nord.
Ce livre doit beaucoup à renseignement et aux
conseils de M. Ferdinand Brunetière. Il a écrit
quelque part et il a bien voulu me redire qu'il
« serait bon de subordonner l'histoire des littéra-
tures particulières à l'histoire générale de la litté-
rature de l'Europe ». Il a pensé que, « si Ton se pla-
çait à ce point de vue pour étudier l'histoire de la
littérature française, elle n'en paraîtrait ni moins
originale ni surtout moins classique », mais qu'assu-
rément « on la renouvellerait en partie ». Je l'ai cru
avec lui et le crois encore. Même après avoir éprouvé
les difficultés de l'entreprise et touché du doigt
mon insuffisance, je ne puis que garder une pro-
fonde reconnaissance au maître bienveillant sans les
encouragements duquel ces pages n'auraient jamais
été écrites, et dont l'enseignement a été l'un des
grands bonheurs de ma vie. Je voudrais que ce
livre fût moins indigne de l'intérêt qu'il lui a témoi-
gné.
J'exprime aussi tous mes remerciements, pour leurs
utiles avis, à M. J.-J. Jusserand, à mon ancien
maître M. A. Beljame, professeur à la Sorbonne,
cl généralement aux membres de l'Université d'Ox-
ford, envers qui j'ai contracté une dette de recon-
naissance.
Je me fais un plaisir de joindre à ces noms ceux
XXIV INTRODUCTION.
de M. E. Rjtter, de M. H. Carré, et surtout de feu
M. Guillaume Guizot, qui avait mis généreusement
à ma disposition des notes manuscrites sur les rela-
tions littéraires de l'Angleterre avec la France au
xvme siècle.
Lyon, avril 189o.
LES ORIGINES
DU
COSMOPOLITISME LITTÉRAIRE
LIVRE I
L'INFLUENCE ANGLAISE EN FRANCE
AVANT JEAN-JACQUES ROUSSEAU
CHAPITRE I
LA RÉVOCATION DE l'ÉDIT DE NANTES ET LA PREMIÈRE ÉMIGRATION
DE L'ESPRIT FRANÇAIS
I. Ignorance du xvne siècle en ce qui touche à l'Angleterre. —
Préjugés et préventions. — Ignorance de la langue. — Quel-
ques exemples de livres anglais connus en France au
xvjr siècle. — Pourquoi ces exemples ne prouvent rien. —
Influence prépondérante de l'humanisme.
II. La colonie française de Londres. — Propagande des réfu-
giés en faveur de la philosophie et de la politique anglaises.
III. Leurs relations de voyages. — Leurs journaux. — En
quel sens peut-on dire que les revues de Hollande ont con-
tribué à Téclosion du cosmopolitisme littéraire? — Bayle,
Le Clerc et Basnage. — Multiplication des revues interna-
tionales. — Guerre faite à l'antiquité. — Place faite à la
littérature anglaise. — La Roche, La Chapelle, Maty. —
Imitateurs français des réfugiés : Dubos, Deslouches, Des-
fontaines. — Médiocrité et insignifiance de leur œuvre,
comparée à celle de la critique protestante.
La révocation de l'édit de Nantes n'est pas seule-
ment, dans l'histoire de notre pays, un grave événe-
1
2 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
ment politique et religieux. Elle a eu encore de
lointaines conséquences sur nos destinées intellec-
tuelles. Car c'est de la révocation que date le mouve-
ment d'idées qui a ouvert à l'esprit français l'intel-
ligence des littératures du Nord.
Quand Louis XIV condamnait à vivre hors de
France, principalement dans les pays de langue
germanique , quatre cent mille Français d'esprit
aclif et curieux, il ne se doutait pas qu'il travaillait
à une profonde transformation du génie national.
Cependant, c'est bien par suite de la révocation que
la pensée française est entrée en contact avec l'An-
gleterre d'abord, avec l'Allemagne ensuite. Les réfu-
giés ont servi, entre l'Europe germanique et l'Europe
latine, d'interprètes industrieux, et, du fond des
Pays-Bas, de la Grande-Bretagne, du Brandebourg,
de la Suisse, la critique protestante s'est appliquée,
pendant deux siècles, à nous faire entrer en commu-
nication avec l'esprit européen.
Les résultats de cette propagande, commencée par
les réfugiés, continuée par Prévost et par Voltaire,
en faveur notamment de la littérature anglaise,
furent considérables. Au milieu du xvnic siècle,
c'est-à-dire au moment où Jean-Jacques Rousseau
révolutionnait notre littérature, les effets commen-
çaient à s'en faire sentir. « Dès longtemps, suivant
les expressions d'un critique du siècle, il n'y avait
plus aucun moyen de douter que les croisements des
races perfectionnent toutes les espèces végétantes
et vivantes », et « l'épreuve faite depuis trente ans
sur une seule nation voisine, l'Angleterre », avait
prouvé jusqu'à l'évidence que « le croisement des
esprits, qui ont aussi leurs races », peut être fécond '.
]. Garât. Mémoires sur Suard, t. 1, p. 153.
IGNORANCE DU XVII0 SIECLE. 3
Il me paraît que Rousseau profita plus largement
qu'on ne Ta dit généralement, de ce « croisement »
de l'esprit français et de l'esprit anglais. Rappeler
sommairement ce que fut cette propagande des
réfugiés et celle de leurs imitateurs français, c'est
donc étudier les origines mêmes de la révolution
accomplie par lui.
I
Il faut, pour en mesurer l'importance, se reporter
en esprit au xvitc siècle, et se rappeler quel dédain
les plus hardis écrivains de cette époque professaient
pour les littératures des pays du Nord et notamment
pour « la plus illustre des nations germaniques »,
comme l'appelle Mme de Staël.
C'est par l'Angleterre que la France est entrée en
contact avec l'Europe non latine. Or l'Angleterre était,
de tous les pays d'Europe, le moins connu des Fran-
çais du grand siècle. Elle leur était suspecte par sa
religion et odieuse par sa politique. Les « tragédies
d'Angleterre », comme dit Descartes, avaient épou-
vanté leur attachement aux traditions catholiques et
monarchiques. « Barbares révoltés » , écrivait Mme de
Motteville en parlant de Cromwell et de sa bande.
Nation coupable, s'écriait Bossuet, « et plus agitée en
sa terre et dans ses ports que l'océan qui l'environne ! »
Comment eût-on supposé que ces hommes « plus
sauvages que leurs dogues », au dire de Saumaise,
et contre qui la France conservait encore la rancune
vivace des guerres du moyen âge !, fussent capables
d'être des poètes ou des artistes?
I. Voir l'élude de M. Langlois sur Les Anglais au moyen âge
Revue historique, 1894).
4 L'iNFLUExNCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
On les connaissait peu, et on les méprisait sans
scrupule. Ils nous le rendaient bien. Le chevalier
Temple défendait à sa fille d'épouser un Français,
« ayant toujours eu, dit-il, une grande haine pour
cette nation, à cause de son caractère fier et impé-
tueux, si peu assortissant avec la dépendance servile
où elle est chez elle * ». S'ils nous accusaient de ser-
vilité, nous les accusions de sot orgueil et de férocité :
La sottise et l'arrogance
Composent toutes ses mœurs;
Ses moins ineptes humeurs
Sont pleines d'extravagance,
disait Saint-Amant du peuple anglais, et il en par-
lait de visu, ayant vu à l'œuvre, dans leur pays,
Ces malignes Têtes Rondes
A qui le trône est suspect 2.
Deux émigrations des royalistes anglais, en 1649
et en 1688, ne suffirent pas à combler cet abîme
entre les deux peuples. Il eût pu être franchi par la
curiosité des voyageurs. Mais on sait de reste que
les Français du grand siècle voyageaient peu. Rares
étaient surtout les écrivains qui, comme Malherbe
ou comme Descartes, avaient passé les frontières du
côté du nord ou de l'est. On allait en Italie ou en
Espagne; mais on ne se hasardait pas sur la Manche.
Quand, en 1654, le Père Coulon, jésuite, publia un des
premiers guides du voyageur en Angleterre — le
premier peut-être qui ait paru dans notre langue 3,
— cet ancêtre de Baedeker et de Joanne ne dissimula
pas à ses lecteurs la difficulté de l'entreprise, et, pour
1. A. Babeau, Les voyageurs en France, p. 199.
2. V Albion (Œuvres, éd. Livet, t. Il, p. 439)
3. Le fidèle conducteur pour le voyage d'Angleterre, par le
sieur Coulon. A Paris, chez Gervais Clouzier, 1654, in-12.
IGNORANCE DU XVII0 SIECLE. 3
leur donner du cœur, il dut avoir recours aux plus
illustres exemples : « Elle [l'Angleterre] a été autre-
fois le séjour des anges et des saints, et à présent elle
est Tenter des démons et des parricides. Mais pour
cela elle n'a pas changé de nature, elle est toujours
en sa place, et de même que dans les enfers la jus-
tice du Tout-Puissant y est accompagnée de miséri-
corde, ainsi dans cette île abominable tu pourras
remarquer les vestiges de l'ancienne piété, et les
remuements et les bouleversements de la brutalité
d'un peuple enragé, quoique stupide et septentrional
(sic). » Le tableau est peu engageant. Aussi Goulon
éprouve-t-il le besoin de réconforter un peu son lec-
teur : « Puisque Jules César eut bien autrefois le
courage et la curiosité de s'embarquer sur les rivages
de Calais, pour aller chercher un monde nouveau
au delà de nos mers, et joindre à son empire des
provinces que la nature a séparées de nos terres par
un autre élément, notre voyageur ne doit point
appréhender de passer en Angleterre et de suivre
les vents et la fortune, qui ont autrefois conduit heu-
reusement ce maître de l'univers au port de Douvres. »
Passons donc en Angleterre à la suite de Jules César;
mais n'y restons pas : « Je ne conseille pas à un
voyageur de s'engager bien avant dans ce pays, que
la nature a mis sous un climat fâcheux, et comme
aux extrémités du monde, pour nous en fermer l'en-
trée. Il vaut mieux reprendre la route de France !. »
La plupart des hommes de ce temps pensaient
comme Coulon et s'épargnaient la peine de « reprendre
1. Vers le même temps un sieur de la Boullaye Legoux
publie quelques notes sur l'Angleterre, qu'il visite en 1643 :
il y donne pour ses amis « Charles Stuart, premier du nom, roi
d'Angleterre », et « Mme Cromwell, veuve du feu Olivier
Cromwell, de Londres ». (Voir Rathery, Des relations sociales
et intellectuelles entre la France et V Angleterre, 4e partie.)
G L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
la route de France », en ne franchissant pas la fron-
tière. La plupart considéraient les voyages, avec
Guy Patin, comme « une agitation de corps et d'es-
prit en pure perte » l. Si au siècle précédent quel-
ques écrivains, comme Brantôme, Ronsard, Mon-
chrestien, Bodin, Henri Estienne, La Noue ou du
Bartas, étaient allés en Angleterre, c'était générale-
ment en mission diplomatique, ou à la suite d'un
grand.
Les rares hommes de lettres qui, au xvne siècle,
franchirent la Manche furent presque tous des
voyageurs malgré eux, et à coup sûr peu curieux de
littérature anglaise. Tels Voiture -, Gabriel Naudé,
qui alla recueillir des livres pour la bibliothèque de
Mazarin; Puget de la Serre, que ses fonctions d'his-
toriographe entraînèrent à la suite de Marie de
Médicis 3; Théophile de Yiaud, qui se réfugia en
Angleterre pour sa sûreté personnelle; Pavillon, d'As-
soucy, Jean de Schelandre, Ghappuzeau, presque
tous aventuriers de lettres et qui tous, sauf peut-
être Schelandre, restèrent très insensibles aux lettres
anglaises. Saint-Amant disait de l'Anglais, en mé-
chants vers 4 :
Il a néanmoins l'audace
De vanler ses rimailleurs;
A son goût ils sont meilleurs
Que Virgile ni qu'Horace.
1. 11 semble douteux que Coulon lui-même ait passé le détroit,
à voir la façon dont il estropie les noms propres : Exe ter
devient Exceste, Bristol Brestel, la Tamise la Tamese, etc.
2. Cf. Livet, Précieux et Précieuses, t. II, p. 191.
3. Voir la relation de l'entrée de Marie de Médicis à Londres,
par Puget de la Serre : elle parut à Londres en 11339. (Cf.
Hdward Smith, Foreign visitors in England, p. X.)
4. Cf. Albion, caprice héroï-comique, dédié à Mgr le maréchal
de Bassompierre, composé en 1644, publié par M. Livet dans
son édition de Saint-Amant, 1855, t. II.
IGNORANCE DU XVIIe SIECLE. 7
Sénèque au prix d'un Janson [Ben Jonson|
Pour la force et pour le son
N'est qu'un poète insipide,
Et le fameux Euripide
N'a ni grâce ni façon;
et il disait des vers anglais :
C'est de l'anglais, c'est assez,
Ils seront réduits en cendres.
Pavillon s'attend à trouver chez nos voisins une con-
trée sauvage, peuplée de forêts vierges, et s'étonne
de ne pas rencontrer « un seul pont ni une seule bar-
rière à défendre, pas un seul château à forcer, point
de torts à redresser ni de filous à punir; enfin pas
le moindre petit galant à combattre ». « Hors quel-
ques demoiselles en palefroi, que Ton rencontre
de temps en temps, je n'aurais jamais cru être dans
le royaume de la Grande Bretagne, tant j'y trouve
tout changé depuis le règne du roi Artus '. » Le Pays
— celui qu'on appelait « le singe de Voiture » et que
Boileau a si fort malmené — note la férocité des
spectacles anglais, mais ne cite aucun nom d'auteur
ni de pièce 2.
De même qu'on ignorait le pays, on ignorait la
langue. Qui donc se fût mis en peine de l'apprendre?
1. Lettre à Mme de Pelissari. — Œuvres de M. Pavillo»,
Paris, 1720, in-12, p. 110.
2. Amitiez, amours et amourettes, par M. Le Pays, 3e éd.,
Paris, 1665, in-12, p. 202. «Vous savez, monsieur, que c'est une
règle de notre théâtre de n'exposer point les choses tragiques
aux yeux des spectateurs. Nos poètes, qui connaissent notre
douceur, n'ensanglantent point notre scène.... Tout au con-
traire, les poètes anglais, pour flatter l'humeur et l'inclination
de leurs spectateurs, font toujours couler du sang sur leur
théâtre, et ne manquent jamais d'orner leur scène des cata-
strophes du monde les plus cruelles. 11 ne se joue pas une
pièce qu'on n'y pende, qu'on n'y déchire, ou qu'on n'y assassine
quelqu'un. Lt c'est à pareils endroits de leurs comédies, que
les femmes battent des mains, et éclatent de rire. -
8 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
L'Europe nous épargnait le souci de parler les lan-
gues étrangères, en parlant la nôtre. Déjà Etienne
Pasquier notait que dans toute rAllemagne, l'An-
gleterre et l'Ecosse, il n'y avait maison noble où ne
se trouvât un précepteur français. Au xvne siècle, le
français est, après le latin, la langue internationale.
C'est en français que Bacon écrit au marquis d'Effiat,
ou Hobbes à Gassendi. Dans les petites écoles de
Port-Royal, on enseigne l'italien ou l'espagnol l. Dans
le plan d'études rédigé par Richelieu pour le collège
qu'il veut fonder dans sa ville natale, on ne voit
figurer que « la comparaison des langues grecque,
latine, française, italienne, espagnole ». Les écri-
vains du temps, Mme de Sévigné, Racine, Corneille,
La Fontaine, lisent l'espagnol ou l'italien, parfois les
deux : des langues germaniques, nul souci. On cite
La Bruyère ou Saint-Simon pour avoir su un peu
d'allemand. En 1665, le Journal des savants n'avait
pu trouver encore de rédacteur pour rendre compte
des Proceedings de la Société Royale de Londres.
« Les Anglais, écrivait Le Clerc, ont beaucoup de
bons ouvrages : c'est dommage que les auteurs de
ce pays-là n'écrivent guère que dans leur langue 2. »
L'anglais passait pour un jargon barbare. Corneille
montrait à ses amis, comme une curiosité, une tra-
duction anglaise du Cid, qu'il conservait dans son
cabinet à côté de traductions de la même pièce en turc
et en esclavon. On citait, pour leur connaissance de
cette langue, le jurisconsulte Jean Doujat, qui passait
pour savoir toutes les langues de l'Europe; La Mothe
le Vayer, marié aune Écossaise; Régnier Desmarais,
qui, dans sa grammaire, fait quelques rapproche-
1. Lantoine, Histoire de l'enseîgn. second, en France au
xvue siècle, p. 181.
2. Ralhery, 3° partie.
IGNORANCE DU XVIIe SIECLE. 9
ments avec l'anglais; le sieur de la Hoguette, qui
était allé en Angleterre, avait vu Bacon et connais-
sait des romans anglais f. « J'entends dire, écrit
vaguement Fénelon — l'ami de Ramsay, — que les
Anglais ne se refusent aucun des mots qui leur sont
commodes. Ils les prennent partout où ils les trouvent
chez leurs voisins 2. » Sorel, dans son Francion,
obtient un succès facile en parodiant le jargon d'un
milord anglais 3.
Cependant, il existe, dès le xvnc siècle, des ouvra-
ges destinés à l'enseignement de l'anglais. Depuis
Gabriel Meurier jusqu'à Louis Oursel et jusqu'à Boyer,
en passant par Festeau et par Miège , plusieurs
grammairiens s'étaient occupés de cette langue 4.
L'un d'eux, Claude Mauger, dans une grammaire qui
eut treize éditions, se vante, pour ses lecteurs anglais,
d'avoir fréquenté à Paris les meilleurs esprits de
Port-Royal, qui ont placé son livre dans leur biblio-
thèque 3.
Mais ces ouvrages sont destinés aux commerçants.
Le premier, Boyer, dans la grammaire qu'il publie
en 1700, proclame qu'il y a « du Sophocle et de
1. Rathery, 3e partie.
2. Lettre à VAcacl., III.
3. Francion, liv. II, p. 70-72.
4. Le livre de Gabriel Meurier {Traité pour apprendre à parler
françois et anglais) est de 1563. VAlphabet anglois de Louis
Oursel est de 1639 (Rouen, in-8, 32 p.). La Grammere angloise
du même est de la même année (Rouen, 1639, in-8, 205 p.). La
Nouvelle grammaire anglaise de Festeau est de 1672. Le Dic-
tionnaire anglais-français et français-a?iglais de Miège est de
1685.
5. « I assure you that there are no Words nor Phrases in my
Grammar but are very Modish, for l was every day with some
of Ihe ablest Gentlemen of Port Royal, who assured me that
my Grammar is in their Library. »— Cf. l'Avis au lecteur à la
fin de la Grammaire angloise, expliquée par règles générales,
par Claude Mauger, professeur de langues, Rordeaux, s. d. —
La treizième édition est de 1689.
10 l'influente ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
l'Eschyle dans Shakespeare ». Mais Boyer est un
réfugié, et sa grammaire, comme aussi son diction-
naire, appartient déjà au xvnr siècle.
Rares sont les livres anglais qui ont pénétré en
France avant 1700 : quelques traductions du latin,
V Utopie de Morus ou YArgenis de Barclay; quelques
ouvrages historiques, Burnet ou Ricaut, dans la tra-
duction duquel Racine puisa le sujet de Bajazet ' ;
presque tout Bacon, dont les Essais furent mis en
français dès 1611 par un certain Jean Baudouin -,
et quelques livres de Hobbes; en fait d'ouvrages
d'imagination, V Homme dans la lune de Godwin ou
le Discours sur un nouveau monde de John Wilkins,
traduits, l'un par Jean Beaudouin, en 1648, et l'autre
par le sieur de la Montagne, en 1655, et tous deux
connus de Cyrano de Bergerac; un roman de Greene
et YArcadie de Sidney : telles furent les princi-
pales œuvres anglaises qui franchirent la Manche au
xvne siècle 3.
1. Histoire de l'état présent de V empire ottoman, trad. par
Briot. Paris, 1670, in-4.
2. Voir la liste de ces traductions dans Ch. Adam, Philoso-
phie de François Bacon. — Il faut ajouter à la liste de M. Adam
la traduction du De augmentis, par le sieur de Golefer, histo-
riographe du roi, Paris, 1632, in-4.
3. L'homme dans la lune, ou le voyage chimérique fait au
monde de la Lune, par Dominique Gonzalès [Jean Baudouin],
aventurier espagnol. Paris, 1618. in-8.
Découverte d'un nouveau monde, pour montrer qu'il y a un
autre monde habitable clans la lune, et un discours pour faire
voir la possibilité du passage, plus un traité des planètes.
Londres, 1640, in-8. [Traduit de John Wilkins.]
Le monde dans la lune, par le sieur de la Montagne. Rouen.
1655, 2 vol. in- 12.
Histoire tragique de Pandosto, roi de Bohème et de BellaTia
sa femme; ensemble les Amours de Dorastus et de Favina,
traduit de l'angl. en fr. par L. Regnault, Paris. 1015. in-12 cité
par Lenglet-Dufresnoy, Biblioth. des romans, p. 44).
On cite aussi certains Mémoires du chevalier llazard, trad.
SAINT-EVREMOND. 1 1
VArcadie seule fut célèbre à cause du nom de son
auteur. Deux traducteurs se disputèrent l'honneur
de la présenter au public français. D'Urfé semble
l'avoir lue; Balzac loue son auteur; Sorel la critique;
Boisrobert et Maréchal y puisent des sujets de pièces.
Mais toutes ces traductions, qu'on peut citer à
titre de curiosités, n'exercent aucune action appré-
ciable sur notre littérature. Ce sont au contraire nos
tragédies, nos romans, nos comédies, qui émigrent à
ce moment et exercent au dehors une profonde
influence '. A peine si l'on peut citer au xvii0 siècle
une œuvre ou deux dont le sujet soit emprunté d'un
livre anglais : peut-être Jean de Schelandrc a-t-il
connu Shakespeare; assurément La Fosse, dans son
Manlius, a suivi Otway, et La Fontaine paraît avoir
emprunté de Hudibras le sujet d'un Animal dans la
lune. Ce sont des exceptions très rares. De la litté-
rature anglaise, de ses caractères généraux, de ses
traits essentiels, les esprits cultivés ne se font nulle
idée, et Boileau apprend d'Addison qu'il existe une
poésie anglaise.
Seul des critiques de son temps, Saint-Evremond
en a parlé avec quelque compétence. Condamné à
vivre à Londres, l'ami de Waller, de Buckingham, de
d'Aubigny, s'il n'a jamais su l'anglais, s'est du moins
fait une idée assez exacte du génie de nos voisins.
Il a démêlé finement le fort et le faible du drame
de Vangl. sur l'original manuscrit, Cologne, 1G03, in-12, que je
n'ai pu identifier (Bibl. des romans, mars 1779).
Le Blanc {Lettres, I, 33) parle d'une traduction du Quo vadis,
de J. Hall, dont il ne donne pas la date.
Quant aux traductions de YArcadie, voir J. Jusserand, The
English nocel, p. 2S2. — L'Arcadie figurait dans la bibliothèque
de Fouquet.
1. Cf. Beljamc, Le public et les hommes de lettres en Angleterre^
p. 14etsuiv. — J. Jusserand, The English novc/x chap. vu.
12 l'influence ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
anglais. A la vérité, il ne nomme pas Shakespeare,
ou du moins il n'y fait qu'une allusion rapide et
vague l. Mais il nomme Ben Jonson, dont il avait lu,
ou vu jouer, Catilina, Séjan, plusieurs comédies.
L'année même de Phèdre, il a parlé en bons termes
-de ce théâtre qui « donne trop aux sens », mais qui
renferme des beautés neuves et fortes, dont notre
tragédie est incapable 2. Surtout — et sans que son
information fût toujours très précise — il s'est élargi
l'esprit au contact d'une littérature nouvelle et très
différente de la notre. Il reste gentilhomme de
lettres, mais d'esprit ouvert et compréhensif ; il a
entrevu avec Fontenelle que « les différentes idées
sont comme des plantes et des (leurs qui ne viennent
pas également bien en toute sorte de climats » 3, et
il aurait volontiers ajouté avec lui : « Peut-être notre
terroir de France n'est-il pas propre pour les raison-
nements que font les Égyptiens non plus que pour
les palmiers 4 ».
Saint-Évremond, comme Fontenelle, reste isolé.
Prise dans l'ensemble, la France du xvne siècle de-
meure fermée aux littératures des peuples du Nord —
ou plutôt à la seule de ces littératures qu'elle eût
pu connaître. La carte de l'Europe intellectuelle est
bornée, pour elle, par les Alpes, par le Rhin, par la
Manche. Au delà, c'est le désert et la nuit. Là-bas,
1. Lettre à Mme de Mazarin, 1082 {Œuvres mêlées de Saint-
Evremond, édit. Giraud, t. III, p. 180).
2. Sur les tragédies, 1677. — Ed. Giraud, t. II, p. 308.
3. Digression sur les anciens.
4. Cf. Saint-Evremond, Dissertât, sur Alexandre, éd. Giraud,
t. I, p. 295 : « Un des grands défauts de notre nation, c'est de
ramener tout à elle, jusqu'à nommer étrangers dans leur propre
pays ceux qui n'ont pas bien ou son air ou ses manières. De
là vient qu'on nous reproche justement de ne savoir estimer
les choses que par le rapport qu'elles ont avec nous. « — Cf.
t. I. p. 109, et t. II, p. 385.
INFLUENCE DE L ANTIQUITÉ. 4 3
dans les contrées du Nord, de grossiers esprits
végètent, incapables à tout jamais de s'élever à la
notion d'un art personnel ou d'une pensée indépen-
dante. « Il faut du moins que vous confessiez, dit un
personnage du P. Bouhours, que le bel esprit est de
tous les pays et de toutes les nations; c'est-à-dire
que, comme il y a eu autrefois de beaux esprits grecs
et romains, il y en a maintenant de français, d'ita-
liens, d'espagnols, d'anglais, d'allemands même et
de moscovites. » Et son interlocuteur, 'indigné, lui
répond : « C'est une chose singulière qu'un bel esprit
allemand ou moscovite, et s'il y en a quelques-uns
au monde, ils sont de la nature de ces esprits qui
n'apparaissent jamais sans causer de l'étonnement.
Le cardinal de Perron disait un jour, en parlant du
jésuite Gretser : « Il a bien de l'esprit pour un Alle-
« mand », comme si c'eût été un prodige qu'un Alle-
mand spirituel. — J'avoue, interrompit Ariste, que
les beaux esprits sont un peu plus rares dans les pays
froids, parce que la nature y est plus languissante et
plus morne, pour parler ainsi. — Avouez plutôt, dit
Eugène, que le bel esprit, tel que vous l'avez défini,
ne s'accommode point du tout avec les tempéra-
ments grossiers et les corps massifs des peuples du
Nord '. »
Qu'aurait dit le P. Bouhours si on lui eût appris
qu'un jour viendrait où ces « corps massifs » et ces
« tempéraments grossiers » feraient envie a nos
écrivains, et où cette « nature languissante et morne »
s'opposerait triomphalement au clair soleil d'Italie?
« La prévention du pays, écrit La Bruyère, jointe à
l'orgueil de la nation, nous fait oublier que la raison
1. Les Entreliens d' 'Ariste. el d'Eugène, nouv. éd., Amslerdam,
1611, p. 231-232.
14 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
est de tous les climats, et que l'on pense juste par-
tout où il y a des hommes. Nous n'aimerions pas à
être traités ainsi de ceux que nous appelons bar-
bares; et s'il y a en nous quelque barbarie, elle
consiste à être épouvantés de voir d'autres peuples
raisonner comme nous. » De fait, cette « préven-
tion », même chez les grands esprits de ce siècle, est
très forte. Non pas que le génie national apparaisse
comme l'expression la plus haute du génie humain;
mais la curiosité et l'admiration, au lieu d'aller aux
œuvres étrangères, vont aux œuvres antiques. Au
lieu de s'étendre, si l'on peut dire, dans l'espace,
elles s'étendent dans le temps. Si puissant est le
charme de l'antiquité que très peu d'esprits songent
à s'affranchir d'un respect séculaire et doux. L'huma-
nisme est devenu comme la substance même de
l'esprit français, et il semble que l'histoire du génie
humain comprenne trois étapes seulement : Athènes,
Rome, Paris. Hors de là, hors de ces grands siècles
qu'ornent les beaux noms de Périclès, d'Auguste, de
Louis XIV, la critique classique ne trouve à citer que
le siècle de Léon X, regain glorieux de la grande
moisson antique. Par-dessus les époques nébuleuses,
ces âges lumineux se rejoignent et se complètent. Ils
apparaissent dans la marche de l'humanité comme
autant de phares étincelants, qui font plus sombres
encore les intervalles obscurs de la route.
Faut-il reprocher aux hommes du xvne siècle, au
génie d'un Bossuet, au libre esprit d'un Fénelon, à
la grave raison d'un Boileau, de n'avoir pas conçu
autrement l'histoire intellectuelle du monde? Ce
serait une étrange naïveté. Outre que les circon-
slances historiques, indépendantes de la volonté des
hommes, leur cachaient la prodigieuse floraison de
la littérature anglaise au XVIe siècle ou le poétique
INFLUENCE DE L ANTIQUITE. \o
épanouissement du génie allemand au moyen âge,
outre que l'Europe du Nord ne leur eût offert, en
leur temps, rien de comparable à notre littérature,
l'humanisme, dont ils étaient imbus, les condamnait
à rester étrangers à tout ce qui n'était pas d'inspira-
tion antique. Ceux-là même qui s'insurgent contre la
superstition de l'antiquité, un Desmarets, un Perrault,
un Lamotte, ne songent pas à opposer aux modèles
classiques des modèles étrangers. Ce qu'ils compa-
rent aux œuvres antiques, ce sont des œuvres imitées,
quoi qu'ils fassent, de l'antique — l'épopée française à
l'épopée grecque et, à la tragédie antique, la tragédie
moderne. La querelle des anciens et des modernes,
c'est donc une querelle entre Rome et Paris, et on
eût fort étonné Perrault en jetant dans le débat le
nom de Spenser ou celui de Milton. C'est qu'il ne
s'agit pas, en fait, de substituer aux principes con-
sacrés de l'art des principes différents ni surtout, à
une conception vieillie de l'homme, une conception
nouvelle. Il s'agit seulement de savoir si, dans les
cadres tracés par un Homère, par un Virgile ou par
un Sophocle, le progrès est possible encore et si
nous sommes, oui ou non, condamnés à rester au-
dessous de ces maîtres. Mais de se demander si
d'autres modèles ne peuvent être opposés à ceux-là,
si quelque part dans le monde un art différent n'a
pas été réalisé déjà par des génies d'un autre ordre,
nul n'y songe — et c'est ce qui fait, dans cette
querelle, qui eût pu être féconde, des anciens et des
modernes, la faiblesse du parti des modernes. Les
œuvres qu'ils opposent aux œuvres classiques, le
théâtre d'un Racine ou celui d'un Molière, c'est l'anti-
quité elle-même qui revit et renaît dans des œuvres
presque aussi parfaites que les modèles, mais qui
ne prétendent pas les faire oublier et dont les auteurs
16 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
se glorifient au contraire de continuer la tradition.
Le plus pur du génie de ces modernes, c'est encore
le génie antique. D'une littérature vierge de toute
contamination classique, poussée spontanément,
sans levain étranger, en plein sol national, Perrault
ne pouvait avoir nulle idée : il y eût fallu, au lieu
d'une antiquité si peu dissemblable, en apparence,
du siècle de Louis XIV, ou l'art du moyen âge, ou la
littérature du Nord. Il eût fallu, il fallait qu'à l'huma-
nisme se substituât ou se joignît le cosmopolitisme.
Louis XIV eut un jour la curiosité de s'enquérir
s'il y avait en Angleterre des écrivains et des savants.
Son ambassadeur de Londres, le comte de Com-
minges, lui répondit : « Il semble que les arts et les
sciences abandonnent quelques fois un pays pour en
aller honorer un autre à son tour. Présentement elles
ont passé en France et, s'il en reste ici quelques
vestiges, ce n'est que dans la mémoire de Bacon, de
Morus, de Bucanan, et, dans les derniers siècles,
d'un nommé Miltonius qui s'est rendu plus infâme
par ses dangereux écrits que les bourreaux et les
assassins de leur roi * ».
Toute la France du xviic siècle, ou peu s'en faut,
pensait comme le comte de Comminges. Notre hégé-
monie littéraire nous aveuglait. Nous étions, suivant
l'énergique expression d'un contemporain, « dans
l'heureuse persuasion que tout ce qui n'était pas
français mangeait du foin et marchait à quatre
pattes », quand un événement historique considé-
rable remania, avec la carte politique de l'Europe,
les frontières intellectuelles, et prépara l'avènement,
en face de l'Europe latine, de l'Europe germanique
et anglo-saxonne.
1. J. J tisserand, le Roman anglais^ p. 37.
LA REVOCATION.
II
L'effet de la révocation de l'édit de Nantes fut
double. En premier lieu, elle marque un arrêt dans
la diffusion de l'influence française au dehors : au
groupe des nations catholiques, représenté par la
France, elle oppose l'Angleterre protestante et bientôt
— après la révolution de 1688 — hollandaise et
calviniste. En second lieu, elle constitue aux fron-
tières de la France, notamment en Grande-Bretagne
et dans les Pays-Bas, des colonies de libres esprits,
aigris et aiguisés par l'exil, dont la curiosité va se
tourner de plus en plus vers ces patries d'adoption,
où déjà les appelaient des sympathies politiques et
religieuses.
L'Angleterre, cette dernière terre du vieux conti-
nent, « la terre héroïque », comme l'appelle Michelet1,
fut le grand asile des réfugiés. Il en vint, les uns
disent soixante-dix, les autres quatre-vingt mille 2,
dont on peut affirmer qu'ils ont largement payé
l'hospitalité britannique, non seulement en y portant
leur industrie, mais encore en vulgarisant en France,
par une propagande tenace et féconde, la science, la
philosophie, la littérature de leur seconde patrie.
Avant 1688, la colonie réfugiée de Londres était
peu considérable : Charles II n'aimait pas les réfu-
giés, et les recevait mal. En 1688, ils affluent à
Londres. Ils y trouvent un asile, des pensions, des
places : Desmaizeaux eut une pension sur l'Irlande,
1. Michelet, Hist. de France, t. II, p. 90.
2. Cf. Weiss, Hist. des réfugiés protestants de France, t. I,
p. 272. — Voir aussi Sayous, Hist.de la litt. franc, à Vétranger,
1853, 2 vol.; — Rathery, 4e article; — un article de la Revue
Britannique (mai 186S).
o
18 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
Justel fut bibliothécaire du roi. Rapidement, ils
devinrent les défenseurs du gouvernement nouveau
et ses avocats devant l'Europe. A l'intérieur, pro-
tégés par les whigs, ardents contre Sacheverell et
contre les tories, ils ne tardèrent pas à constituer un
parti. Quand en 1709 leurs amis les whigs propo-
sèrent au Parlement leur naturalisation, elle était
déjà accomplie de fait par l'accord des volontés.
Pourquoi faut-il que leur zèle britannique ait poussé
quelques-uns d'entre eux jusqu'à soutenir de leurs
deniers leur patrie adoptive contre celle qu'ils avaient
quittée?
C'est là, dans cette colonie protestante de Londres
— dont la fortune va de 1688 à 1730 environ, — qu'il
faut chercher le premier noyau de ces esprits moyens,
mais singulièrement informés et remuants, qui sont
les agents les plus actifs du cosmopolitisme scienti-
fique ou littéraire et dont la médiocrité infatigable
fait des vulgarisateurs excellents. Beaucoup s'angli-
cisèrent au point de se faire une place dans la litté-
rature anglaise : tel ce Pierre Antoine Motteux qui
fît jouer, non sans succès, des pièces en anglais, et
fonda un journal mensuel, the Gentleman ' ; tel encore
Abel Boyer, fondateur de la revue the Postboy, auteur
d'une tragédie anglaise et d'un dictionnaire de la
langue. La plupart parlent l'anglais, l'écrivent au
besoin, fréquentent les écrivains du jour. A Londres,
ils se réunissent dans la taverne de l'Arc-en-ciel, iïain
Dow Coffce-House, dans le voisinage de Mary le Bone,
et y constituent l'un des premiers bureaux d'informa-
tions qu'il y ait eu en Europe sur les choses anglaises.
Nul doute que Voltaire, quand il vint à Londres, ne
\. Cf. Beljamc, Le public et les hommes de lettres. Bibliogra-
phie.
LES REFUGIES DE LONDRES. \ <l
se soit assis à leur table et n'ait profité de l'expé-
rience des hôtes de V Arc-en-ciel.
Le doyen de ces réunions, Pierre Daudé, commis
de l'Échiquier, est baconien fervent, traduit Chubb,
passe pour une manière d'oracle en matière de philo-
sophie et de théologie britanniques '. Tel autre, « le
célèbre M. de Moivre », est l'ami de Newton et son
disciple : aussi instruit d'ailleurs sur Corneille et
sur Racine, au dire d'un témoin 2, que sur Newton
ou sur Leibniz, « grammarien consultant de tous
les traducteurs et critiques du lieu ». Tous ont l'esprit
encyclopédique. Dans la taverne de V Arc-en-ciel, on
dispute de tout, on se tient au courant de tout. A
côté de théologiens comme Colomiès ou Misson, d'un
orientaliste comme de la Croze ou d'un historien
comme Rapin de Thoyras, voici Durand, historien,
poète et numismate; César de Missy, prédicateur;
Le Clerc, l'un des premiers journalistes de l'époque;
l'excellent et honnête Coste, traducteur de Locke. On
voit poindre dans ce cercle grave et studieux l'esprit
de xvme siècle, moins curieux de littérature que de
sciences, mais avide surtout d'embrasser, fût-ce d'un
coup d'œil superficiel, l'ensemble des connaissances
humaines. « Il serait bien à souhaiter, écrivait
Le Clerc dès 1703 3, que, puisque l'esprit de l'homme
est très borné, et que le temps de la vie est si court,
chacun s'appliquât seulement à une certaine sorte de
lecture et d'étude. Il faut avouer qu'en faisant autre-
ment on ne perfectionne rien, et que le temps de la
vie s'écoule.... Mais que faire à cela? Les sciences,
surtout, celles qui regardent les faits, comme l'his-
1. Voir IV loge de Daudé dans la Bibliothèque britannique ,
1133, t. I, p. 161-183.
•2. Le Blanc, Lettre*, t. 1, p. 11 et 142, t. 111. p. 86.
3. Avertissement de la Bibliothèque choisie.
20 l'influence ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
toire et la critique, et toutes les autres qui y ont du
rapport, ont tant de liaison ensemble, qu'on est obligé
de les joindre, et que Ton se voit parla jeté, malgré
soi, dans un océan de lectures, que Ton ne saurait
épuiser. D'ailleurs il n'est pas possible d'éteindre la
curiosité naturelle de l'esprit de l'homme, qui souhaite
d'être instruit de tout, du moins en général. »
C'est pourquoi — parce qu'ils sont laborieux,
curieux, et d'ailleurs superficiels — les réfugiés d'An-
gleterre et de Hollande sont des journalistes excel-
lents. Ils compilent, traduisent, font des extraits. Ils
ont été les plus infatigables traducteurs et adaptateurs
du xviii0 siècle : « le fatal M. Eidous » lui-même,
comme l'appelait Grimm, leur rendrait des points. Un
Armand de la Chapelle soutient pendant dix ans la
Bibliothèque anglaise, collabore activement à la Biblio-
thèque raisonnée des savants de l'Europe — sorte de
tribune internationale où, pendant vingt-cinq ans,
toute l'Europe protestante trouva un organe, —
traduit la Beligion chrétienne démontrée, de Ditton,
ou, pour se délasser, le Babillard de Steele. Un Des-
maizeaux, celui-là même qui était l'âme des réunions
de VArc-en-ciel, se fait le biographe de Bayle, de
Boileau, de Saint-Evremond, collabore à tous les
journaux de Hollande et de Londres, correspond
officieusement avec le Journal des savants et avec
Leibnitz, traduit pour les libraires, écrit en anglais
une vie de Chillingworth et une autre de Haies,
publie les œuvres inédites de Clark e, de Newton ou
de Collins — le tout sans préjudice d'une énorme cor-
respondance privée qui gît enfouie dans les archives
du British Muséum. « Il est l'homme qui connaît tous
les gens illustres : il leur écrit, il en reçoit des lettres,
il est leur commissionnaire infatigable '. » C'est un
1. Sayous, Le xvnr siècle à l'étranger, t. I, p. 16.
PROPAGANDE PHILOSOPHIQUE. 21
faclotum littéraire. Éditeur, traducteur, compilateur
et journaliste, Desmaizeaux n'appartient à aucun
pays : il est citoyen de l'Europe savante et pensante L
Ils sont beaucoup comme lui, les uns graves et
convaincus de la grandeur de leur tâche, les autres,
simples aventuriers de lettres, comme ce Thémiseul
de Saint-Hyacinthe, l'auteur famélique du Chef-
d'œuvre d'un inconnu, qui, après avoir, si on en croit
Voltaire, servi dans les dragons des dragonnades,
avait passé en Angleterre, s'y était converti, avait
traduit Robinson Crusoé et s'était fait nommer, quoi-
que toujours errant et misérable, membre de la
Société Royale de Londres.
Les réfugiés vulgarisent d'abord la philosophie
anglaise : ils sont baconiens et lockistes. Locke trouve
dans la colonie anglaise d'Amsterdam un accueil
enthousiaste. C'est dans les Bibliothèques de Le Clerc
qu'il publie plusieurs de ses écrits. C'est là, dans la
Bibliothèque universelle, que paraît d'abord certain
« extrait d'un livre anglais qui n'est pas encore
publié, intitulé Essai philosophique concernant l'enten-
dement.,, communiqué par M. Locke » 2. C'est un
réfugié, Pierre Coste, qui publie les premières tra-
ductions du maître, notamment, en 1700, de Y Essai
sur l'entendement ; qui, précepteur chez lady Masham,
partage son admiration pour le philosophe, l'assiste
à ses derniers moments et lui ferme les yeux. Ce
sont les gazettes de Hollande qui, les premières, cher-
chent à propager ouvertement le lockisme en France
et qui poursuivent de leurs sarcasmes la philosophie
de Descartes 3. C'est Le Clerc enfin, qui, à la mort du
l.Cf. l'article Desmaizeaux dans la France protestante.
2. Bibliothèque universelle, janvier 1688 : l'abrégé a 92 pages.
3. Cf. Biblioth. anc. et mod., IV, 230; XIII, 225.
22 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
maître, insère dans ses feuilles, son éloge funèbre,
et entoure sa mémoire d'un culte respectueux l.
Ainsi les réfugiés assument devant l'Europe la res-
ponsabilité de la diffusion du « philosophisme
anglais». Ils s'en font les apôtres, sinon les martyrs,
et ce n'est pas sans motif qu'après avoir nommé
Locke, Clarke et Newton, « les plus grands philoso-
phes et les meilleures plumes de leur temps », Vol-
taire associe à ces noms fameux le nom, plus modeste
aujourd'hui, de Le Clerc -.
Libéraux en philosophie, les réfugiés sont libéraux
aussi en politique, avec ardeur, persévérance et
acrimonie 3. Par eux, la connaissance de la constitu-
tion anglaise se répand en Europe. Déjà la révolution
d'Angleterre avait fait naître chez nous une sorte de
républicanisme théorique. Vers 1650, un vent de
liberté avait soufflé sur l'Europe. Cœlum ipsum res-
publicaiurit, disait-on en Allemagne. « Nous étions
alors, dit un contemporain 4, en un temps où l'on
disputait plus qu'on n'avait jamais fait du droit des
rois, à propos de celui d'Angleterre.... De là nais-
saient mille discours, et dans les entretiens particu-
liers et dans les actions publiques, contre les rois,
comme contre autant de tyrans. » Même, Retz avait
eu soin, disait-on, de faire écrire par un homme à
lui, l'Ecossais Salmonet, le récit des révolutions de la
Grande-Bretagne, « afin d'apprendre à un chacun la
1. On trouvera cet « éloge historique de feu M. Locke »
dans les Œuvres diverses de M. Locke, Amsterdam, 1132,
2 vol. in-12.
2. Lettres anglaises, Vil.
3. Le Blanc, Lettres, t. III. p. 243 : « On pourrait reprocher
aux Réfugiés l'esprit de satire qu'ils ont contracté chez nos
voisins, si le malheur qui les aigrit ne les rendait en quelque
façon excusables; mais les Anglais ne le sont pas de nous
juger d'après de vaines déclamations. »
4. Alexandre -Morus à Mestrezat, cité par Rathery, toc. cit.
PROPAGANDE POLITIQUE. 23
méthode qu'on devait tenir l ». Mais la révolution de
L649 faisait eneore plus horreur qu'elle n'inspirait de
sympathie, même aux frondeurs.
Au contraire, celle de 1G88 donna un corps et un
programme à ces aspirations en même temps qu'elle
constituait aux portes de la France, à Londres et
à la Haye, deux centres agissants de propagande
parlementaire. En Angleterre, les réfugiés se font
ouvertement les champions du libéralisme politique.
Timides parfois sur les questions de théologie, ils
louent audacieusement le gouvernement anglais. Le
Journal littéraire de la Haye est fort instructif à
cet égard. La chaire retentit également des louanges
de Guillaume III et ne s'interdit ni les menaces ni
l'espoir d'une revanche : « Que si jamais, disait
César de Missy, dans un sermon prêché à la chapelle
française de la Savoye 2, on nous a vus par troupes
tristement assis auprès des fleuves d'une impure
Babylone, cette Babylone fut la France, notre marâtre
patrie, et non V Angleterre, qui est pour nous une
seconde patrie digne de ce beau nom, une Judée, une
Jérusalem, une Sion. . . . Heureux rivages que la Tamise
arrose ! Si jamais à quelque égard la religion per-
sécutée doit vous comparer à Babylone, c'est que de
vous comme de Babylone pourra sortir un Cyrus, un
Darius restaurateur des sanctuaires qu'un Nabu-
cadnezar a pillés et démolis. »
Aussi les journalistes protestants prêtent-ils ouver-
tement la main à tous les projets de réformes qui
naissent en France. La Pohjsynodie de l'abbé de
Saint-Pierre a toutes leurs sympathies. A défaut de
république et de parlements, ils éveillent l'opinion
1. Cf. une lettre de Mazarin, ap. Rathery, 3e parlie.
2. Sayous, op. cit., I, 24.
24 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
sur les questions politiques et la préparent aux solu-
tions hardies.
Les premiers, ils écrivent l'histoire des institu-
tions anglaises. Gregorio Leti, Larrey, surtout Rapin
de Thoyras apprennent cette histoire aux Anglais
eux-mêmes. « Sans les Français, sans Rapin de
Thoyras, les Anglais n'auraient pas encore d'histoire
générale de leur nation *. » De fait, l'histoire d'An-
gleterre de Rapin, qui parut à la Haye, en 1724, en
huit volumes, fit époque et resta longtemps clas-
sique. Ce neveu de Pellisson, jadis combattant à la
Royne, devenu, par la faveur royale, gouverneur des
fils de lord Portland, avait su profiter de ces fonc-
tions ingrates pour observer de près la haute société
anglaise. Son livre, qui est proprement l'histoire des
accroissements du Parlement, est, à vrai dire, le pre-
mier essai philosophique d'une histoire des institu-
tions britanniques. Sous sa forme anglaise — Tindal,
neveu du déiste, l'avait traduit, — il suscita une très
vive curiosité en Angleterre. Nul livre n'a plus contri-
bué à faire connaître la Grande-Bretagne à l'Europe 2.
Peu à peu, ces efforts des réfugiés produisent leur
effet. La grandeur de l'Angleterre, qui s'oppose au
déclin de la France, attire tous les regards sur le gou-
vernement de Guillaume d'Orange. Le gros du public
français reste encore, il est vrai, par politique, par
tradition religieuse, sympathique aux Stuarts, et il
suffit de parcourir les romans de Prévost, par exemple
Cléveland, pour s'apercevoir, suivant le mot de
Michelet, que la France « gardait un coin de cœur
pour le petit Joas, je veux dire le prétendant 3 ».
1. Le Blanc, Lettres, t. III, p. 71.
2. Cf., sur Rapin de Thoyras, le jugement de Voltaire :
Lettres anglaises, fin de la lettre XXII. dans l'édition de 1734.
3. llist. de France, t. XV, p. 4G.
PROPAGANDE POLITIQUE. 25
Mais peu à peu, « l'esprit jacobite, cette mauvaise
petite fièvre de l'intrigue galante et familière » perd
du terrain. Déjà Fénelon, instruit de la constitution
anglaise par l'Écossais Ramsay, rèvc d'un gouverne-
ment qui laisse les rois « tout-puissants pour le bien
et impuissants pour le mal ! », et Ramsay nous
informe que « la constitution anglaise, à laquelle il
croyait ce mérite, lui convenait par- dessus toute
autre 2 ». Avec la Régence et avec l'alliance anglaise,
ce mouvement de sympathie s'affirme. Montesquieu
a dit quelque part que les ministres, au temps de sa
jeunesse, « ne connaissaient pas plus l'Angleterre
qu'un enfant de six mois 3 ». Ceci cesse d'être vrai
à partir de 1715. Le public même commence à suivre
d'assez près la politique anglaise, à s'informer des
théories anglaises sur le gouvernement civil, vulga-
risées par les réfugiés 4. Les idées de Locke font
leur chemin dans certains esprits. Quelques années
encore et d'Argenson écrira : « Le public était peu
curieux de nouvelles de politique il y a cinquante
ans.... Les raisonnements anglais sur la politique et
la liberté ont passé la mer et s'adoptent ici : on en
devient plus philosophe en toutes matières 5 ». Au
club de l'Entresol se réunissent des anglomanes
« qui aiment à raisonner sur tout ce qui se passe » :
on y lit les gazettes de Hollande et les papiers
1. On notera que la formule a été reprise textuellement par
Voltaire : Lettres anglaises, VIII.
2. Vie de Fénelon.
3. Notes sur l'Angleterre (OEuvres complètes, éd. Lefèvre,
1839, t. II, p. 484).
4. En 1702, Samson traduit à la Haye le Discours sur le
gouvernement c/y/Zd'Algernon Sidney (3 vol. in-8), que Rousseau
lira. — Scheurléeret Rousset traduisent VAtlantis, de Mrs Man-
ley, satire contre les auteurs de la Révolution de 1688
(1114-16, 3 vol. in-8), etc.
5. Remarques en Usant : 1750. (Bibl. elzévirienne.)
26 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
anglais, et on y rencontre Bolingbroke. L'attention
s'éveille au sujet de nos voisins. La propagande des
réfugiés, aidée par les circonstances, porte ses
fruits *.
III
En même temps qu'ils vulgarisent la philosophie
et la politique anglaises, les protestants de Hollande,
d'Angleterre, de Suisse, font connaître au public
français les mœurs, la science, la littérature de nos
voisins.
Les premières relations de voyages en Angleterre
sont l'œuvre des réformés.
Déjà au xviie siècle, Samuel Sorbière, dans une
relation parue en 1664, avait jugé librement, et
même trop librement, semble-t-il, nos voisins. Tra-
ducteur de Y Utopie de Morus, ami, correspondant et
traducteur de Hobbes, Sorbière avait choqué les
Anglais par certain jugement sur le comte d'Ulfeld,
qui avait épousé une fille naturelle du roi de Dane-
mark , et aussi parce qu'il leur reprochait « de
n'aimer pas leurs souverains autant qu'on le pourrait
désirer ». Cette imprudence entraîna la suppression
du livre, et l'exil de l'auteur à Nantes. Elle lui a
valu un jugement sévère de Voltaire. Il parle de
« feu M. Sorbière qui, n'ayant passé que trois mois
à Londres, sans connaître ni le langage ni les mœurs
1. Sur l'influence des idées politiques anglaises en France.
voir surtout Buckie, Histoire de la civilisation. — Noter que la
franc-maçonnerie anglaise s'introduit en France sous la
Régence et qu'elle devient rapidement un centre de propa-
gande libérale et philosophique. Le bon abbé Le Blanc y signale
une association de buveurs et d'esprits forts, dès 1745 : <> Les
orgies », dit-il, en sont « les principaux mystères ». (Lettre*,
t. I, p. 35.) Dès 1738, d'ailleurs, le pape la condamne.
SAMUEL SORBIÈRE. 27
du pays, avait jugé convenable de publier une
relation qui n'était qu'une satire contre un peuple
dont il ne savait rien ' ». Mais Voltaire est ici aussi
inexact qu'injuste 2. La Relation oVun voyage en Angle-
terre n'est nullement une satire et elle est — si l'on
regarde à la date où elle parut — l'une des premières
appréciations motivées de l'esprit anglais qu'il y ait
dans notre langue. Même, cette appréciation est
généralement favorable. Sorbière note avec complai-
sance la grandeur du caractère anglais, « qui paraît
tenir de l'ancienne Rome ». Il signale la singulière
prospérité d'un pays où l'on ne rencontre « point de
visage à faire pitié, ni d'habit qui marque la misère »
et il lui paraît, en traversant la campagne, « que
l'herbe y a une plus belle couleur qu'ailleurs ». Avant
Taine, il s'extasie sur ces jardins, sur ces parterres,
sur ces parcs « où les daims se promènent à grosses
troupes », sur l'abondance des arbres et des haies
qui sillonnent la campagne.
Il n'a pas assez d'admiration pour la science
anglaise. Il assiste très dévotement aux séances de
la Société Royale, dont il décrit l'organisation par
le menu. Il fréquente les physiciens les plus en vue.
Il fait un vif éloge de l'indépendance de leur pensée.
Il cultive Hobbes, et Wallis le promène dans les
collèges d'Oxford.
Il est vrai qu'il a sommairement jugé les livres
anglais, « qui ne contiennent, dit-il, que des rapsodies
assez mal cousues ». Mais il fait quelques excep-
tions, et il écrit : « J'ai été bien aisé de faire voir en
France que le bel esprit, le bon sens et l'éloquence
1. Avis au lecteur, en tête de Y Essai sur la poésie épique, éd.
de 1*27. — Cf. Bengesco, Bibliographie de Voltaire, t. II, p. u.
2. Cf., sur le voyage de Sorbière, le Journal des savants, 1709,
Supplém., p. 432.
28 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
se trouvent partout 1 ». Surtout, il a, bien avant
Saint-Évremond, qu'on cite toujours, parlé curieuse-
ment du théâtre anglais. Après avoir noté l'aspect de
la scène, et « le tapis vert » qui la couvre, et l'abon-
dance des décors, et la musique qui se joue dans les
entr'actes, il ajoute : « Les comédies n'auraient pas
en France toute l'approbation qu'elles ont en Angle-
terre. Les poètes se moquent de l'uniformité du lieu,
et de la règle des vingt-quatre heures. Ils font des
comédies de vingt-cinq ans, et après avoir représenté
au premier acte le mariage d'un prince, ils représen-
tent tout d'une suite les belles actions de son fils, et
lui font voir bien du pays. Ils se piquent surtout de
faire d'excellents caractères des passions, des vices et
des vertus, et en cela ils réussissent assez bien. Pour
dépeindre un avare, ils en font faire à un homme
toutes les plus basses actions qui se pratiquent en
divers âges, en diverses rencontres, et en diverses
professions; et il ne leur importe que ce soit un pot
pourri, parce qu'ils n'en regardent, disent-ils, qu'une
partie après l'autre, sans se soucier du total. »
Sorbière au surplus avoue qu'il n'entend pas
l'anglais. Mais, pour un homme qui n'a passé que
quelques semaines outre Manche, il n'a pas — quoi
qu'en dise Voltaire — perdu son temps.
La Relation de Sorbière est de 16Gi et fut réim-
primée deux ans après. Les Mémoires et observations
faites par un voyageur en Angleterre, de Misson,
parurent en 1G98, et les Remarques sur V Angleterre
faites par un voyageur, de Le Sage de la Colombière,
sont de 1715. Les deux auteurs sont protestants.
L'un, ancien conseiller au Parlement de Paris et
gendre de Mme de la Sablière, réfugié à Londres en
1. P. 112.
LES REVUES DES RÉFUGIÉS. 29
1G88, y joua un rôle religieux important1 : il a écrit
un livre un peu lourd, mais assez informé, et qui fut
traduit en anglais 2. L'autre, descendant d'Agrippa
d'Aubigné, après avoir passé dix années en Angle-
terre comme précepteur , écrit le premier livre
français où la physique de Newton soit exposée
avec suite3, et réunit en un mince volume un certain
nombre de remarques, souvent insignifiantes, parfois
grossières, sur les mœurs des Anglais.
Mais c'est surtout dans les gazettes et dans les
journaux des réfugiés qu'il faut chercher une véri-
table mine de renseignements sur tout ce qui touche
à l'Angleterre \ Là, dans ces petits volumes imprimés
en caractères grêles, qui se comptent par centaines
et qui portent l'étiquette de la Haye, d'Amsterdam
ou de Londres, dans les revues de Le Clerc, de La
Chapelle ou de Maty — premiers modèles imparfaits
de nos revues modernes, — là se trouvent les pre-
mières études de littérature anglaise, et aussi alle-
mande, qui aient été écrites en français.
Non pas, à vrai dire, dans les Nouvelles de la
République des lettres, de Bayle 5. Ceci est avant tout
i. Sayous, xvme siècle à l'étranger, t. I, p. 10.
2. Mr Misson's Memoirs and Observations in his travels over
England.... translatée by Mr Ozell. London, 1719, in-8. — Cf.,
sur le livre de Misson, Journal des savants, 1699, p. 127.
3. Le Mécanisme de l'esprit, par Le Sage de la Colombière,
Genève, 1700. (Cf. Sayous, xvmc siècle, t. I, p. 103.)
4. Cf., sur les gazettes de Hollande : Kœnen, Histoire des
réfugiés français aux Pays-Bas, Leyde, 1846; — Ch. Weiss,
Histoire des réfugiés protestants de France; — E. Hatin, Les
Gazettes de Hollande, 1865, in-8, et l'Histoire de la presse, du
même; — enfin les deux livres de Sayous, notamment La lit-
térature française à V étranger, t. II, p. 27 et suiv.
5. Nouvelles de la Républigne des lettres, par Bayle et autres.
Amsterdam, mars 1684-juin 1718, 56 vol. in-12. — La partie
qui est de Bayle va jusqu'en février 1687, et est réimprimée
dans ses Œuvres complètes. — Les continuateurs furent La
Roque, Jacques Bernard, Barrin et Le Clerc.
30 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
un recueil théologique et scientifique, et, au surplus,
il n'y est guère question que de livres latins et fran-
çais. Cependant les Nouvelles ont déjà — suivant un
usage qui va se répandre — des correspondants à
Londres, qui rendent compte des événements scien-
tifiques, des expériences de Boyle, des séances de
la Société Royale, des nouveautés astronomiques,
géographiques ou médicales. Une de ces correspon-
dances se termine ainsi : « On voit par là que l'An-
gleterre toute seule pourrait fournir chaque mois de
quoi remplir de bons livres un journal plus gros que
le nôtre, et cependant on n'en voit presque aucun
en Hollande. C'est une négligence de nos libraires,
dont nous souhaiterions bien qu'ils se défissent1. »
Les successeurs de Bayle entendirent cet appel.
Car celui qu'on peut considérer comme le deuxième
fondateur du journalisme réformé, Le Clerc, esprit
solide et avisé, croit devoir, dans la Bibliothèque uni-
verselle, remédier de son mieux à l'ignorance du
public en ce qui touche l'Angleterre. « Combien peu
de gens, écrit-il, y a-t-il deçà la mer qui sachent
l'anglais? Cependant il y a une infinité de bons livres
dans cette langue, qu'on n'a point traduits, et qui ne
le seront apparemment jamais, dont il est néanmoins
très avantageux au public d'avoir au moins quelque
connaissance 2. » Le Clerc s'emploie donc à combler
celte lacune. Mais la littérature n'est pas son fait. Il
a, comme le lui disait vertement Boileau, « trop de
hauteur calviniste et socinienne » pour s'arrêter à
des bagatelles. Si donc il parle des livres anglais,
ce sera des traités scientifiques, des ouvrages d'his-
toire, ou des œuvres philosophiques, comme celles
1. Juin 1685.
•2. Bibliothèque universelle, t. XXVI, Avertissement.
LES REVUES DES RÉFUGIÉS. 31
de Hobbes. C'est par aventure qu'il s'oublie à parler
des voyages d'Addison en Italie !. En revanche, il ne
se lasse pas de célébrer, dans ses recueils successifs 2,
la grandeur commerciale, maritime ou politique de
nos voisins.
Plus lettré que Bayle et que Le Clerc, le troisième
membre de ce triumvirat qui fonda le journalisme
international, Basnage de Beauval, continuateur des
Nouvelles de la République des lettres 3, consacre
indistinctement plusieurs feuilles à Hobbes, à Sher-
lock, à Locke, à Boyle, à W. Temple \ à la querelle
de Jeremy Collier et de Dennis sur la moralité au
théâtre 3, à Milton et à ses dernières poésies 6. Il a
l'esprit plus ouvert que ses illustres rivaux. Il a sur-
tout plus de chaleur, et il lui arrive de prendre
ardemment, contre le Père Bonhours, la défense de
« l'Allemagne, féconde en grands hommes, l'inven-
trice de tant d'arts nécessaires à la vie 7 ».
On sait quel était le succès de ces feuilles à Paris,
et avec quel goût La Fontaine les lisait 8. Est-il
invraisemblable que, par elles, le nom de Milton
soit tombé quelque jour sous les yeux distraits d'un
Boileau ou d'un Racine?
Plus on avance dans l'histoire de ces journaux de
1. Bibliothèque choisie, 1107, t. XI, 198.
2. Hibliothrrjue universelle et historique. Amsterdam, 1686-93.
26 vol. in-12. — Bibliothèque choisie, AmsL, 1703-1113, 27 vol.
in-12. — Bibliothèque ancienne et moderne, Amst., 1714-27,
26 vol. in-12. — Cf. not. sur l'Angleterre le tome I de la Bibl.
univ., p. 118-120.
3. Dans son Histoire des ouvrages des savants, Rotterdam.
4687-1709, 24 vol. in-12.
4. Cf. à ce propos un passage sur le caractère anglais : juin
1692.
5. Juillet 1-698.
6. Février 1699.
7. Janvier 1700.
8. Lettre à A/. Simon de Troyes.
32 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
Hollande, plus on voit augmenter la part faite aux
études de littérature étrangère, surtout anglaise. « La
Grande Bretagne, lit-on dans V Histoire critique de
la République des lettres \ a été trop fertile en grands
hommes pour ne pas lui rendre toute la justice qui
lui est due. Cette savante nation nous a fait part d'un
trop grand nombre de beaux ouvrages, pour souffrir
qu'ils demeurent à jamais inconnus au reste de
l'Europe. » Même, l'anglomanie des gazetiers de
Hollande finit par inquiéter quelques littérateurs
français, qui crurent répondre au sentiment public
en leur prouvant « que les Français n'étaient pas si
dégénérés qu'on le prétendait en Hollande ». De
Sauzet, Bernard, Camusat, Granet, l'abbé Goujet,
fondèrent dans ce but la Bibliothèque française, mais
elle dura peu.
Au contraire, le nombre des revues qu'on peut
appeler européennes, allait croissant. Toutes procè-
dent du même esprit, ont la même prétention : abattre
les barrières qui séparent les nations, préparer l'avè-
nement d'une sorte de littérature internationale. On
peut douter, à vrai dire, que cette propagande fût
entièrement désintéressée, et trop souvent l'amour
de l'Europe n'est ici, en son fond, que la haine de la
France. On ne peut nier du moins qu'elle ne fût fort
active. Depuis la Bibliothèque raisonnée des ouvrages
des savants de l'Europe 2, jusqu'à la Nouvelle biblio-
thèque ou Histoire littéraire des principaux écrits qui
se publient 3, en passant par V Europe savante * et par
1. Utrecht, 1112, t. I, Avertissement.
2. De la Chapelle, Desmaizeaux, Van Effen, Saint-Hyacinthe.
Amsterdam, 1728-53, 52 vol. in-12.
3. De Ghaix, Barbeyrac, d'Argens, La Chapelle, etc. La Haye.
1738-1744, 19 vol. in-12.
4 De Saint-Hyacinthe, Van EfTen et autres. La Haye,
1718-20, 12 vol. in-''.
PROPAGANDE LITTÉRAIRE. 33
Y Histoire littéraire de V Europe !, ce ne sont, pendant
plus de cinquante ans, que recueils encyclopédiques,
dont le titre seul suffit à indiquer la prétention et la
portée.
Aucun de ces recueils ne supporte aujourd'hui la
lecture. Le style en est aussi « réformé » que possible.
La critique s'y pratique sans grâce. La plaisanterie
y est de poids. Mais l'information demeure singuliè-
rement abondante et précise.
Quand ils raillent, ces gazetiers de Hollande sont
terribles : leur ironie ressemble à un coup de mas-
sue. Tel ce Chef-d'œuvre d'un inconnu, jadis célèbre,
qui fut leur manifeste dans la querelle des anciens et
des modernes, et dont ils avaient pris l'idée à Swift
et au Spectateur. Il s'agit de moquer ces prétendus
critiques « qui ne veulent pas qu'un ancien ait jamais
pensé faux, ni qu'il se soit expliqué d'une manière
peu juste et triviale ». Swift, Pope et Arbuthnot
s'amusaient aux dépens du philologue Bentley en
commentant, à leur manière, inter pocula, des vers
de Virgile. Le Spectateur avait publié une facétie de
ce genre, flèche légère, décochée, d'une main d'ail-
leurs respectueuse, aux partisans des anciens. Entre
les mains de Thémiseul de Saint-Hyacinthe et de ses
amis, la flèche se transforme en pavé.
Soit donc ce texte d'une chanson que chantait la
fille d'un menuisier de la Haye :
L'autre jour Colin malade
Dedans son lit,
D'une grosse maladie
Pensa mourir.
Voici notre commentaire : « Malade, c'est-à-dire qui
ne se porte pas bien, ou, comme Messieurs de l'Aca-
1. De Van ElTen, 1726, 6 vol. in-8.
34 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
demie française le remarquent, qui sent quelque
dérèglement, quelque altération dans sa santé. Ainsi
Colin était malade, non pas toutefois que sa santé
fût dérangée par la fièvre, ou quelque autre maladie
qui eût besoin d'un docteur en médecine. Il était
proprement ce qu'on appelle, dans le style familier,
être tout je ne sais comment, dans le style bas, être
tout chose. Cette maladie de Colin rappelle dans ma
mémoire celle du fils de Séleucus Nicanor ou Nica-
tor... », et voilà une glose en bonne voie de s'étendre,
comme il convient à une glose, sur vingt colonnes.
Telle est, quand ils plaisantent, la plaisanterie des
gazetiers de Hollande : c'est du Swift de la troisième
qualité. Mais généralement le ton est grave. On ne
trouvera rien de pareil dans toute la collection du
Journal littéraire de la Haye, qui, fondé par Sallengre,
Sgravesande et Van Effen, essaya de prendre la suc-
cession de Basnage '. On y trouvera, en revanche,
comme dans toutes ces gazettes, une littérature
anglaise très abondante. En métaphysique, les rédac-
teurs sont lockistes, en science, baconiens et newto-
niens, en politique, parlementaires. C'est vraiment
ici une revue cosmopolite : elle a des correspondants
partout, à Bruxelles, à Leipzig, à Hambourg, à Cam-
bridge, en Italie. C'est de plus — comme le titre le
promet — une revue littéraire. On y trouve un long-
parallèle de la poésie anglaise et de la française 2,
des extraits du Spectateur, du Conte du Tonneau, de
Gulliver. Swift séduit particulièrement les rédac-
teurs. Ils aiment sa plaisanterie acérée et un peu
grasse, son rire narquois, sa moquerie amère. De
même, ils cultivent Montaigne, pour son scepticisme,
1. La Haye, 1713-36 (avec plusieurs interruptions). 24 vol.
in-12.
:!. T. IX.
PROPAGANDE LITTÉRAIRE. 35
Rabelais, pour sa gaîté, Fontenelle, pour son ironie.
Comme leurs confrères, ils soutiennent avec ardeur
les modernes contre les anciens.
Nous savons détonne source que la partie anglaise
de ces feuilles fit leur succès. Car bientôt se fondent
des recueils consacrés spécialement à l'Angleterre.
« C'est un pays, dit Michel de la Roche, directeur de
la Bibliothèque anglaise ', où les sciences et les arts
fleurissent autant qu'en aucun lieu du monde; ils y
sont cultivés dans le sein de la liberté. » La Roche
avait essayé d'abord, dans des Memoirs of l'itéra-
ture 2, de présenter au public anglais les productions
françaises. Ce projet n'ayant pas réussi, il se mit à
la tâche opposée avec un zèle égal. Cependant, la
Bibliothèque anglaise était en passe de subir le sort
des Memoirs, quand elle tomba entre les mains de
l'industrieux Armand de la Chapelle, qui en élargit le
cadre et en varia les matières, tout en faisant ses
réserves sur le goût anglais : « Il y a peut-être peu
de pays, écrivait-il, où la poésie soit sur un plus
beau pied pour les titres (sic) qu'en Angleterre, et si
la langue anglaise était plus commune, les étrangers
seraient surpris d'y trouver tant de bonnes pièces
poétiques en tous les genres, si ce n'est que l'on
en excepte la dramatique, où le goût est, à mon avis,
encore trop singulier ». L'excellent La Chapelle avait
l'esprit aussi lourd que sa plume. Néanmoins, quand
il disparut, on le regretta. De la Roche avait, dans
l'intervalle, fondé de nouveaux Mémoires littéraires
de la Grande Bretagne, surtout scientifiques, en dépit
du titre 3. De leur côté, Desmaizeaux, Bernard et
1. Ou Histoire littéraire de la Grande-Bretagne, Amsterdam,
1717-2S, 15 vol. in-12.
2. 1710-14, 4 vol. in-4.
3. 1720-24, la Haye, 16 vol. in-12.
36 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
autres lançaient la Bibliothèque britannique. Ils se
disent fort au courant de la langue et des choses
anglaises. Jordan, qui se trouvait à Londres au mo-
ment de leurs débuts, affirme que « les auteurs sont
gens de mérite et qui entendent tous parfaitement
l'anglais » l. Rédigé à Londres et publié à la Haye,
leur recueil professe, comme de juste, que « l'An-
gleterre, plus qu'aucun autre pays, est fertile en
ouvrages remarquables par la nouveauté, la singu-
larité ou la hardiesse des sentiments, ce qui vient de
la liberté qu'on y a d'examiner tout, et d'en appeler
au seul tribunal de la raison » 2.
Vingt fois interrompue, vingt fois l'oeuvre de vul-
garisation entreprise par les réfugiés est reprise
avec une ténacité singulière.
La Bibliothèque britannique disparaît en 1747. Trois
ans après, la tentative est renouvelée par l'un des
plus intéressants de tous ces journalistes, le docteur
Maty. Fils d'un pasteur d'Utrecht excommunié par le
synode de l'église wallonne de la Haye et réfugié en
Angleterre, — le jeune Maty avait vécu dans ce pays
depuis l'âge de vingt-deux ans. Médecin, il fonde un
journal surtout dans le but de suivre les travaux des
chirurgiens anglais. Mais il y met aussi, suivant le
mot d'un critique du temps, « de bonne littérature
anglaise et très bien assaisonnée3 ». Son Journal
britannique eut vingt-quatre volumes 4. L'excellent
Maty se propose, lui aussi, « d'animer tous les
hommes à l'amour de la vérité et de la vertu » et
1. Hist. d'un voyage littéraire fait en 1733, p. 159.
2. Bibliothèque britannique , ou histoire des ouvrages des
savants de la Grande-Bretagne, la Haye, 1733-47, 25 vol. in-12.
3. Clément, Les Cinq années littéraires, t. III, p. 145. — Cf.
les Mémoires de Trévoux, décembre 1750 et février 1751.
4. Journal britannique, par Maty, docteur en philosophie et
en médecine, la Haye, 1750-55, 24 vol. in-8.
PROPAGANDE LITTÉRAIRE. 37
professe que « tout homme qui pense est son ami ».
Il est au surplus maître de son sujet et écrit l'anglais
couramment, quoiqu'il regrette de n'avoir pu « natu-
raliser sa langue aussi bien que son cœur1 ». Gibbon,
qui parle de lui avec une grande reconnaissance 8,
déclare que « l'auteur du Journal britannique s'élève
quelquefois à la hauteur du poète et du philosophe ».
Ayant obtenu un emploi au British Muséum, il re-
nonça à son journal. Mais son fils fonda une revue
destinée à faire connaître l'Europe aux Anglais.
On voit que le cosmopolitisme était, chez les Maty,
une vertu de famille.
Quand Maty se retira, plusieurs écrivains se dispu-
tèrent sa succession. De Joncourt fonda une Nouvelle
bibliothèque anglaise 3 ; de Mauve reprit le Journal
britannique, pendant deux ans4; enfin Gibbon et
Deyverdun publièrent deux volumes de Mémoires
littéraires de la Grande Bretagne, en 1767 et 1768 %
auxquels Chesterfield et Hume s'intéressèrent; celui-
ci même y collabora. Quant à Deyverdun, Gibbon lui
rend ce témoignage que « peu d'étrangers ont possédé
comme lui la connaissance critique de notre langue
et de notre poésie ».
Mais, outre que Gibbon n'était peut-être pas
l'homme d'une tache aussi ingrate, le public — à
l'époque où nous sommes parvenus — était trop
amplement renseigné sur l'Angleterre, et par des
hommes trop éminents, pour faire vivre la compila-
tion obscure de deux inconnus. Ici encore, la propa-
1. Lettres à Gibbon, ap. Hatin, Hist. de la presse, t. II, p. 433.
2. Mémoires, t. I, p. 126.
3. La Haye, 1756-57, 3 vol. in-12.
4. Je ne connais cette suite que par la mention qu'en fait
Pietet dans sa propre Bibliothèque britannique (t. II, 1796, p. V).
5. Cf. Gibbon, Mémoires, chap. xviu.
38 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
gande acharnée des journalistes de Hollande avait
produit d'importants résultats, et leur œuvre patiente
avait, pendant plus d'un demi-siècle, ouvert à la
curiosité du public des voies nouvelles.
En même temps qu'ils rendent compte, dans leurs
journaux, des livres anglais, les réfugiés les tra-
duisent avec un zèle infatigable. Dès les premières
années du siècle, « le démon traducteur », comme
dit Grimm, sévit aussi furieusement que « le démon
romancier ». Dans le clan des réfugiés, tout le monde
traduit ou adapte quelque livre anglais. Ce métier
faisait vivre son homme et donnait une manière de
situation littéraire. Juste Van Effen — pour avoir
traduit dans une langue prolixe et incorrecte quel-
ques douzaines de volumes — fut pleuré par ses
confrères comme s'il eût été un écrivain1. Il est juste
de dire que nous lui devons la première version
française de Robinson.
On ne songe pas à faire ici le catalogue, fastidieux
et interminable, des traductions de Van Effen et de
ses confrères. On se bornera à noter que les réfugiés
prirent rapidement l'habitude de traduire les prin-
cipales productions anglaises dès le lendemain de
leur publication. La liberté de penser, de Collins,
paraît en 1713, et elle est traduite en 1714. La Lettre
sur V enthousiasme, de Shaftesbury, publiée en 1708,
est traduite la même année. Très peu d'ouvrages
marquants, surtout philosophiques, échappent aux
réfugiés. Ceux qu'on ne traduit pas aussitôt, comme
la Fable des Abeilles, de Mandeville, sont analysés
longuement 2.
1. Voir dans la Bibliothèque française de 1737 un éloge de
Van Effen.
2. Bibl. rais, des ouv. des sav. de l'Eur., t. III, 1729, p. 402
et suiv.
PROPAGANDE LITTÉRAIRE. 39
Que si Shakespeare et les grands poètes du xvic siè-
cle n'obtiennent que de rares et maigres mentions.
faut-il s'en étonner? Les Anglais eux-mêmes ne s'en
occupaient guère *. Mais toute la littérature contem-
poraine est consciencieusement analysée, adaptée,
traduite. Addison et Steele sont particulièrement heu-
reux : le Spectateur est traduit dès 1714, le Guardian
dès 1725, le Frceholder dès 1727, le Tatler en 1734.
Dès 1714, Boyer traduit le Caton d' Addison, et le
Journal des savants lui consacre une notice i. Vers la
même époque, V Essai sur la critique de Pope trouve
deux traducteurs ou imitateurs 3, et les journaux
parlent de l'auteur et de son livre 4. Les œuvres de
Swift franchissent le détroit presque aussi rapide-
ment. Dès 1713, le Journal littéraire en annonce plu-
sieurs 5 et le même recueil publie des fragments de
Gulliver et du Conte du Tonneau. En 1720, la Biblio-
thèque anglaise traduit la « Proposition pour corriger,
améliorer et fixer la langue anglaise 6 ». L'année
suivante, paraît à la Haye la traduction du Conte du
tonneau par Van Effen, et, cinq ans après, celle de la
Dédicace critique des dédicaces. En 1727, Desfontaines,
suivant l'exemple des réfugiés, traduit Gulliver, qui
1. Cependant Boyer nomme Shakespeare, on l'a vu, dans sa
Grammaire (1700), en compagnie de Ben Jonson, Dryden et
Milton, et, au surplus, préfère Dryden. En 1716, le Journal lit-
téraire (t. IX) consacre un article â Shakespeare et cite
Hamiet, Richard III, Henri VIII, Othello.
2. 1714, p. 448 et suiv.
3. Essai sur la critique, imité de M. Pope [par Robeton,
conseiller et secrétaire privé du feu roi d'Angleterre]. Londres
et Amsterdam, 1717. (Cf. Mém. de Trévoux, août 1717.)— Essai
sur la critique, imité de l'anglais de M. Pope, par J. Delage,
Londres, 1717.
4. Cf. Bibl. anc. et mod., t. VII, part. I. — Journal des
savants, juillet 1717. — Bibl. angl, 1719, part. IL
5. Mai et juin 1713.
6. T. VIII, 1" partie.
40 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
avait paru l'année précédente. On a déjà vu Robinson,
qui est de 1719, traduit Tannée qui suivit son appa-
rition !.
Ces exemples suffisent à prouver quelle fut l'acti-
vité des réfugiés. On peut dire hardiment que toute
la littérature anglaise contemporaine leur fut fami-
lière, et qu'ils en firent connaître à la France toutes
les œuvres essentielles. Par eux. cette connaissance
se répandit. Quand l'abbé Dubos alla à Londres, en
1698 et en 1702, il y fréquenta les réfugiés, et notam-
ment Moivre 2, et c'est à eux sans doute qu'il dut
cette teinture des littératures étrangères qu'on note
dans les Réflexions sur la poésie et la peinture.
Dubos cita dans son livre quelques poètes anglais,
dont Butler, l'auteur de Hudibras 3. Il traduisit aussi
dans un journal de la Haye, quelques scènes du
Caton d'Addison *. Mais son goût restait bien fran-
çais : « Si je fréquente les nations étrangères, écri-
vait-il, pour apprendre leurs sentiments, c'est sans
renoncer aux sentiments de la mienne. Je puis dire
comme Sénèque : Soieo saepe in aliéna castra transire
non tanquam transfuga sed tanquam explorator. »
Quelques années après Dubos, Destouches vint à
Londres, où il accompagna le cardinal Dubois. Il y
séjourna de 1717 à 1723, et s'y maria, de façon assez
romanesque, avec une jeune Écossaise 5. Probable-
4. Lenglet Dufresnoy (De l'usage des romans) attribue cette
traduction à Saint-Hyacinthe. L'auteur de l'Éloge de Van
EfTen, cité plus haut, l'attribue à celui-ci, à partir de la moitié
du premier volume. La traduction est d'ailleurs anonyme.
2. Le Blanc, Lettres, t. I, p. 142.
3. lrc partie, section 18.
4. Les trois premières; voir les Nouvelles littéraires de la
Haye (octobre 1716), t. VIII, p. 285. — Cf., dans le même journal
(janvier 1717), deux lettres de Boyer sur Caton.
5. Cf. Desnoiresterres, Voltaire et la soc. franc., t. I, p. 215.
— Villemain, Tabl. de la litt. au xviue s., 12e leçon.
DESFONTAINES. 41
ment, les réfugiés l'accueillirent comme ils avaient
accueilli Dubos, et comme ils reçurent, quelques
années après, Voltaire. Destouches, qui paraît avoir
connu Addison, lui emprunta, comme on sait, le
sujet de son Tambour nocturne, adaptation de the
Drummer, et traduisit quelques scènes de la Tempête
de Dryden et Davenant, sous le titre de Scènes
anglaises. Mais les Scènes anglaises ne parurent qu'en
1745, et le Tambour nocturne ne fut joué qu'en 1762.
Le rôle de Destouches, comme vulgarisateur des
œuvres anglaises en France, fut donc insignifiant.
Il n'en est pas de même de l'abbé Desfontaines, le
plus actif, sinon le plus glorieux émule que les
réfugiés aient trouvé en France avant Voltaire et
Prévost. L'ambition de Desfontaines — l'une du
moins de ses ambitions — fut d'être, en quelque ma-
nière, l'introducteur attitré des productions anglaises.
Traducteur d'un opuscule de Swift, le Grand mystère
ou Vart de méditer sur la garde robe, Desfontaines
traduit aussi, ou feint d'avoir traduit, Gulliver (1727) :
car on a d'assez bonnes raisons de croire que cette
traduction est d'un certain abbé Markan l. Ce qui est
certain, c'est que l'irascible critique, malgré ses pré-
tentions, possédait assez mal l'anglais 2, et Voltaire
ne s'est pas privé du plaisir de le lui prouver. Ceci
ne l'empêcha pas , d'ailleurs, de correspondre avec
Swift, et même de donner une suite à Gulliver 3, qui
1. E. Nisard, Les ennemis de Voltaire, p. 49.
2. Cf. Clément, Le? cinq années littéraires, t. I, p. 61. — Vol-
taire avait chargé Desfontairics de traduire de l'anglais son
Essai sur V épopée. Desfontaines fit autant de contre sens que
de lignes. (Cf. Lettres à d'Argens, 19 nov. 1736, et à Thiériot,
14 juin 1727.) A en croire Voltaire, il entendait si peu la
langue qu'ayant à rendre compte de YAlciphron de Berkeley,
qui est une apologie du christianisme, il le prit pour un livre
athée (Lettre à Cideville, 20 sept. 1735).
3. Le Nouveau Gulliver ou Voyage de Jean Gulliver, fils du
42 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
d'ailleurs eut peu de succès : « Oh! pour ce nouveau
Gulliver, écrivait Lenglet-Dufresnoy, il est entière-
ment de l'invention et de la fabrique de M. l'abbé
Desfontaines M » L'abbé couronna enfin sa carrière
de traducteur en s'attaquant au Joseph Andrews de
Fielding, mais cette version ne fait guère plus d'hon-
neur à ses connaissances que son Gulliver.
Les réfugiés restent donc, pendant les trente pre-
mières années du siècle, les vulgarisateurs les plus
laborieux, les plus informés et les plus qualifiés de
la littérature anglaise.
Il leur manque le talent. Ce sont des compilateurs
et des faiseurs d'extraits, des écrivains, non pas.
Leur rôle a été de dégrossir les matériaux que de
plus illustres ont mis en œuvre, et ce rôle n'est pas si
méprisable. Ils ont été les précurseurs obscurs d'un
Voltaire ou d'un Prévost. Mais il fallait dire, parce
qu'on Ta trop oublié, que l'œuvre des uns n'a été
possible que grâce au persévérant labeur des autres.
capitaine Gulliver, traduit d'un manuscrit anglais, par M. l'abbé
D. F., Amsterdam, 1730, 2 vol. in-12.
1. Bibl. des Romans, p. 342.
CHAPITRE II
LES VULGARISATEURS DE L'INFLUENCE ANGLAISE :
MURALT, PRÉVOST, VOLTAIRE
I. Prévost et Voltaire ont eux-mêmes pour précurseur le
Suisse Béat de Murait, auteur des Lettres sur les Anglais et
les Français (1725). — Caractère de l'auteur. — En quoi il
continue les réfugiés, en quoi il les dépasse. — Ses illusions.
— Ses jugements sur la littérature et sur l'esprit anglais. —
Vif succès de son livre : Murait et Desfontaines. — Influence
qu'il exerce sur Rousseau.
II. L'abbé Prévost admirateur et vulgarisateur des idées
anglaises. — Ses deux voyages en Angleterre. — Ses tra-
ductions. — Ses romans cosmopolites : les Mémoires d'un
hoynme de qualité et l'Histoire de Cléveland. — Son journal
le Pour et Contre (1732-1740) : but de l'auteur, sa méthode. —
Part considérable faite à l'Angleterre.
III. Voltaire et les Lettres anglaises (1734]. — Importance de
l'œuvre dans la vie de Voltaire. — Relations littéraires de
Voltaire pendant son séjour à Londres. — Sa connaissance
de la langue. — Sa propagande anglaise. — Origine des
Lettres philosophiques : qu'il y a deux livres en elles.
IV. Insuffisance de l'information et inexactitudes voulues de
Voltaire. — Que le pamphlétaire fait tort au critique. —
Pourquoi son livre reste cependant capital dans l'histoire de
l'influence anglaise. — Que Voltaire a poussé à l'imitation
des œuvres anglaises.
Trois hommes ont inégalement contribué — entre
1725 et 1740 — à attirer sur l'Angleterre l'attention
du public français, déjà éveillée depuis le commen-
cement du siècle par la critique protestante.
L'un, aujourd'hui bien oublié, est l'auteur d'un
44 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
aimable et piquant recueil de lettres qui fit quelque
bruit à son heure : c'est le Bernois et le protestant
Béat de Murait, continuateur ou même précurseur des
réfugiés, auxquels il se rattache par des liens étroits.
Un autre, beaucoup plus célèbre, a été, dans ses
romans, dans son journal et par des traductions fa-
meuses, l'un des champions les plus ardents de cette
littérature nouvelle qui s'introduisaitparmi nous: c'est
l'abbé Prévost. Le troisième enfin, et de beaucoup
le plus grand, a écrit quelque part : « Je suis le pre-
mier qui ai fait connaître Shakespeare aux Français;
j'en traduisis des passages il y a quarante ans, ainsi
que de Milton, de Waller, de Rochester, de Dryden et
de Pope. Je peux vous assurer qu'avant moi per-
sonne en France ne connaissait la poésie anglaise ; à
peine avait-on entendu parler de Locke V. » Et assu-
rément l'auteur des Lettres anglaises est en droit de
réclamer pour lui-même l'honneur d'avoir, à force
de génie et de scandale, imposé à la France le culte
de l'Angleterre philosophique, politique et littéraire.
Mais il n'est pas excusable de taire, ou d'oublier, ce
qu'il doit à ses prédécesseurs. Car, si les Lettres
anglaises ou philosophiques sont de 1734, les Lettres
sur les Anglais et les Français de Murait sont de 1725,
et les plus importants des romans de Prévost, ainsi
que le premier volume au moins du Pour et Contre,
leur sont également antérieurs. Voltaire, en fait,
« résume avec éclat », suivant le mot de Sainte-Beuve,
ce qui avait été dit de l'Angleterre avant lui. Mais,
outre qu'il puise abondamment dans les travaux de
ses précurseurs, il omet de dire que d'autres avaient
déjà éveillé l'attention du public et préparé les voies.
1. Voltaire à Horace Walpole, 15 juillet 1768.
MURALT. 45
I
« Maintenant que l'on réimprime tout, a écrit
quelque part Sainte-Beuve, on devrait bien réimpri-
mer les lettres de M. de Murait : elles le méritent. Il
a dit le premier bien des choses que l'on a répétées
depuis avec moins de netteté et de franchise l. » Net
et franc et d'ailleurs un peu bizarre, tel fut en effet
« ce Suisse atrabilaire », comme on l'appela de son
temps 2.
Il était Bernois et de famille protestante, moitié
Français, moitié Allemand par l'éducation, né sur
les confins de deux civilisations et apte à les bien
comprendre toutes deux. Engagé comme soldat au
service de la France, il se lasse du métier mili-
taire, passe en Angleterre, y note, pour un ami, ses
impressions — c'était en 1694 et 1695, — revient en
Suisse, y embrasse avec ardeur des idées piétistes fort
exaltées, se fait chasser de Berne, puis de Genève,
se réfugie à Colombier, où il meurt après une aven-
ture singulière, où son mysticisme l'avait entraîné.
« Vous lisez Murait, écrit Saint-Preux à Julie : voyez
comment il a fini, déplorez les égarements de cet
homme sage 3. »
1. Causeries, t. XV, p. 142.
2. Voir sur Murait l'excellente monographie de M. de Greierz :
Beat Ludwig von Murait (Frauenfeld, 1888, in-8) ; un article de
M. E. Ritter dans la Zeitschrift fur neufranzôsische Sprache and
Literatur (1880), et divers documents publiés par le même au-
teur, notamment une notice sur les idées religieuses de Murait,
dans les Étrennes chrétiennes de 1894. Voir aussi les Histoires
de la littérature française en Suisse de M. Godet et de M. Vir-
gile Rossel (on trouvera dans cette dernière une bibliographie
complète). — Je me permets enfin de renvoyer à un article
de la Revue d'histoire littéraire de la France (janvier 1894), où
j'ai parlé plus longuement de Murait.
3. Nouvelle Héloise, VI, 7.
46 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
Ces « égarements » nous ont valu quelques ouvrages
religieux aujourd'hui oubliés, et qui méritent, sem-
ble-t-il, de l'être f.
La gloire de Murait est ailleurs. Elle est dans ses
Lettres sur les Anglais et les Français et sur les voyages 2,
souvent réimprimées au xvme siècle, et jusque sous
la Révolution. Il y a six lettres sur l'Angleterre, et
autant sur la France : les unes et les autres écrites
d'un point de vue un peu bien protestant, mais d'une
plume alerte et plus vive cent fois que celle des Bas-
nage de Beauval ou des Van Effen. Quand il composait
ces aimables pages, Murait n'était pas encore sous
l'influence des idées qui modifièrent si complètement
les dernières années de sa vie et qui faillirent l'empê-
cher, par scrupule, de laisser publier son livre 3. Il
aimait à voir et à noter, en un joli style, ses impres-
sions. « Dès qu'un Français, écrit-il, vient dans un
autre pays, surpris de voir tout un peuple différer de
lui, il ne peut plus se contenir et il s'échappe à la
vue de tant d'horreurs. » Murait essaie de n'être pas
Français en cela. Il se méfie également de notre goût
immodéré pour l'esprit, « éternel sujet de ridicule »
pour notre nation. Il lui faut du solide, sans pédan-
tisme, à la bernoise, ou même à l'anglaise : « J'ai-
merais mieux, je crois, être un digne Anglais qu'un
digne Français; mais l'inconvénient serait peut-être
moins grand d'être un indigne Français qu'un indigne
1. L'instinct divin recommandé aux hommes, 1727; Lettres sur
V esprit fort, 1728 ;> Lettrés fanatiques, 1739. — Murait a laissé
de plus des fables et a collaboré aux œuvres de Marie lluber.
2. (Genève), in-8. — 11 est possible que le livre ait été mis
en vente dès 1724. (Cf. Bibliothèque française, t. IV, 2e partie,
p. 70-82.)
3. Murait avait soixante ans quand les instances de ses
amis le décidèrent à se laisser publier. Mais ses lettres étaient
presque célèbres avant d'être imprimées, et l'une d'elles avait
paru dans les Nouvelles littéraires de la Haye (mai 1718).
MURALT. 47
Anglais. J'aimerais mieux aussi faire la rencontre
d'un Français homme de mérite que d'un homme de
mérite Anglais, comme il y aurait plus de plaisir à
trouver un trésor en pièces d'or, dont on pourrait
d'abord jouir, que d'en trouver un en lingots, qu'il
faudrait premièrement convertir en espèces !. » Avec
cela, un esprit net, acéré et incisif, et singulière-
ment curieux de tout, sauf pourtant de « bagatelles »
— et par là il faut entendre tout ce qui est de pur
agrément et ne contribue en aucune manière à la
vie intérieure. S'il lui arrive de parler de la comédie,
c'est qu' « on a vu même des gens graves, non seu-
lement s'y amuser, mais en parler aussi sérieusement
que si c'était une affaire importante ». Le voilà cou-
vert par de bonnes autorités, et en droit de rire sans
trop de scrupules.
Mais c'est parce qu'il n'a rien de la « légèreté »
française qu'il a — dès 1694 — jugé admirablement
le génie anglais, et comme on ne l'avait jamais jugé
encore en notre langue.
Certes, il loue un peu trop complaisamment la
« liberté » anglaise et la « vertu » britannique — ces
illusions généreuses du xvme siècle. « Il a l'esprit
français, disait de lui l'abbé Le Blanc, mais il a le
cœur anglais 2. » Mais c'est aussi parce qu'il avait le
cœur, et aussi, quoi qu'en dise Le Blanc, l'esprit un
peu anglais, que Murait définit en bons termes le
tempérament moral et intellectuel de nos voisins. Il
déduit avec soin leurs origines, saxonnes, normandes,
latines. Il observe de près, en esprit avisé et pra-
tique, leurs mœurs, leurs jeux, leurs vices même. Il
s'enquiert de leurs industries. Il s'éprend de leur
1. Lettre IV.
2. Lettres, t. I, p. 87.
48 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
franchise et de leur fidélité, et même de leur sauva-
gerie. « Oserait-on dire qu'il faut quelque férocité à
une nation pour se garantir de l'esclavage, comme il
faut être né misanthrope pour se soutenir honnête
homme?... La raison seule ne peut pas tout sur les
hommes : il faut, ce me semble, un peu de férocité
pour la soutenir '. » Comme cette « férocité » cette
« misanthropie » vont faire envie bientôt à notre fri-
volité, et comme Murait devance ici son siècle, le
siècle de ce Jean-Jacques, qui, au surplus, fut son
admirateur convaincu! L'esprit français « consiste
principalement dans l'art de faire valoir des baga-
telles ». L'esprit anglais est plus précis, plus solide,
plus libre, et plus simple 2 : « c'est ici un pays de
retenue et de sang froid. »
Comme les réfugiés, Murait est un « moderne »,
mais timide et de goût étroit. Il parle lestement de
Boileau et estime que les Français ne connaissent
guère la grande poésie. Il fait profession de mépriser
« les génies subalternes » et croit que « d'habiller en
belles expressions des pensées ordinaires, c'est nous
donner des apparences de la poésie, et non pas de la
poésie même ». Malheureusement il n'a pas suffisam-
ment démontré que les Anglais sont plus vraiment
poètes que nos classiques 3. Pas plus que Saint-Évre-
1. Éd. de 1725, p. 55.
2. Cf. p. 65 : « Le titre de bon homme n'est jamais pris en
mauvaise part chez eux, de quelque ton même qu'on le pro-
nonce : bien loin de là, lorsqu'ils veulent louer beaucoup leur
nation, ils allèguent leur f/ood natured people, peuple de bon
naturel, dont ils prétendent qu'on ne trouve ailleurs ni le nom
ni la chose. >• — Ce trait a été repris dans Murait par Rousseau
(Emile, 1. II, note 26).
3. Il est essentiel de rappeler d'ailleurs que Murait se trou-
vait en Angleterre en 1694 ou 1695. 11 a peint l'Angleterre, comme
dit Sainte-Beuve, « dans toute sa crudité sous Guillaume, et
avant qu'elle eût eu le temps de se polir sous la reine Anne ». Il
MLR ALT. 49
mond, il ne remonte aux sources, à Shakespeare — il
le nomme pourtant en passant — ou à Spenser. Il
s'en tient à Ben Jonson, qu'il compare à Molière et
qu'il met au-dessous de lui, « quoique véritablement
grand poète à certains égards ». L'une des raisons
qu'il donne de l'infériorité des Anglais pour la comé-
die est d'ailleurs d'une assez grande portée : « Les
caractères en France sont généraux et comprennent
toute une espèce de gens, au lieu qu'en Angleterre,
chacun vivant à sa fantaisie, le poète ne trouve
presque que des caractères particuliers, qui sont en
grand nombre, mais qui ne sauraient faire un grand
efîet !. » Idée juste et féconde, et qu'on regrette que
l'auteur n'ait pas plus creusée.
Mais, à vrai dire, il connaissait trop peu la littéra-
ture dramatique des Anglais. Il la juge en moraliste,
et sévère. Elle choque son bon sens et sa conscience.
L'humour ou, comme il dit, « Yhoumow* », n'est que
la faculté « de renverser les idées des choses, tour-
nant la vertu en ridicule et rendant le vice agréable ».
Il juge Shadwell ou Congreve comme les eût infailli-
blement jugés Rousseau.
Il a mieux parlé de la tragédie. Il en a dévoilé ou
entrevu la grandeur sauvage. « L'Angleterre est un
pays de passions et de catastrophes.... D'ailleurs,
le génie de la nation est pour le sérieux; leur langue
est forte et succincte.... » Quel dommage qu'ils tom-
bent dans les mêmes vices que les Français, et nous
ne mentionne ni Pope ni Addison, et il n'a pas retouché son
livre avant de le publier.
4. Éd. de 1125, p. 23. — Saint-Évremond avait déjà noté que
la comédie anglaise n'est pas « une pure galanterie, pleine
d'aventures et de discours amoureux, comme en Espagne ou
en France; c'est la représentation de la vie ordinaire, selon
la diversité des humeurs et des différents caractères des
hommes. >< {De la comédie anglaise.)
4
50 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
présentent des Annibals à perruque poudrée et des
Achilles enrubannés! Nulle couleur historique, ni
gravité soutenue : un mélange choquant de comique
et de tragique; des spectacles dégoûtants : « Il me
semble que des poètes qui ont le vrai génie, et qui
savent émouvoir, ne doivent pas avoir recours à des
tenailles. » Il y a trop de « tenailles » dans le théâtre
anglais.
Murait a résumé en excellents termes, et qui ont
fait fortune au siècle dernier, son jugement sur l'es-
prit anglais : « Je ne dois pas oublier de vous dire
que les Anglais réussissent dans les sciences, et que
sur toutes sortes de sujets il y a de bons écrivains
parmi eux. Cela ne me paraît pas surprenant; ils se
sentent libres; ils sont à leur aise; ils aiment à faire
usage de leur raison, ils négligent cette politesse
dans le discours, et cette attention aux manières, qui
dissipe et rend l'esprit petit.... Parmi les Anglais il
y a des gens qui pensent plus fortement et qui ont de
ces pensées fortes en plus grand nombre que les gens
d'esprit des autres nations. Mais il me paraît que
d'ordinaire le délicat et le naïf leur manquent, et je
crois que vous trouveriez leurs ouvrages d'esprit
surchargés de pensées. » Manquent-ils pour cela
d'imagination? « La plupart ont de l'imagination,
mais dont le feu ressemble à celui de leur charbon
de pierre, en ce qu'il a plus de force que de lueur l. »
Ici encore, que n'a-t-il précisé par des exemples?
Personne sans doute n'eût été plus capable, en 1694,
de porter en France un jugement complet et solide
sur ce sujet encore neuf.
Murait n'a prétendu faire qu'une esquisse. Mais,
si incomplète qu'elle fût, cette esquisse eut un vil'
1. Lettre première.
MURALT. 51
succès. Le livre fut traduit eu anglais ' et lu en
Allemagne 2. Mais c'est surtout en France que le
recueil des lettres fit son chemin. Murait posait pour
la première fois devant le grand public la question
de la suprématie intellectuelle de l'Angleterre. L'au-
dace était grande, et parut excessive. Sa critique de
la « politesse » française choqua. « C'est un para-
doxe de notre auteur, lisait-on dans la Bibliothèque
française 3, qui ne veut que du bon sens, comme si
on ne pouvait l'allier avec la politesse ». Le Journal
des savants consacra au livre deux longs extraits 4.
La plupart des critiques, tout en rendant justice à
l'originalité de l'auteur, estimèrent sa thèse insou-
tenable. Un jésuite, le R. P. de la Santé, professeur
de rhétorique au collège Louis-le-Grand, crut devoir
la réfuter dans une harangue publique 5. Desfon-
taines prit feu et publia une Apologie du caractère des
Anglais et des Français 6, dans laquelle, tout en rele-
vant assez vivement les erreurs de l'auteur et en lui
1 . Letters describing the Character and Customs of the English
and French Nations... by Mr. Murait, a gentleman of Switzer-
land. Second édition, Londres, 1126, in-8.
2. Voir l'édition des poésies de Haller publiée par M. Hirzel
(Fraucnfeld, 1882).
3. T. IV, 2e partie, p. 70-82, et t. VI, lre p., p. 102-123.
4. Août 1726. — Cf. Bibliothèque des livres nouveaux (sept.,
oct. et déc. 1726) ; Journal littéraire de la Haye, 1731, t. XVIII,
p. 50 et 246; Mercure suisse, mars 1733, nov. et déc. 1736;
Lettres juives de d'Argens, lettre 68 ou 72 — suivant les édi-
tions; Clément, les Cinq années littéraires, 1er mars 1751, et
30 déc. 1752.
5. Le 28 janvier 1728 {Mercure de France, mai 1728). On voit
que, trois ans après la publication, l'émotion causée par le
livre de Murait n'était pas encore calmée.
6. Ou observations sur le livre intitulé : Lettres sur les
Anglais et les Français et sur les voyages, avec la défense de la
sixième satire de Despréaux et la justification du bel esprit fran-
çais [ces deux dernières pièces sont du P. Brumoy]. Paris, 1726,
in- 12.
52 L INFLUENCE ANGLAISE AYANT ROUSSEAU.
contestant ses conclusions, il rendait justice à son
mérite en termes curieux : « Je fus bien aise de voir
un Suisse penser. Il faut avouer que nous avons, au
sujet de quelques nations, des préjugés ridicules. Je
commence donc à me figurer des philosophes sur la
cime des Alpes, comme je commence depuis quelque
temps à me représenter des poètes d'Astracan ou de
Norvège.... Ce Suisse à tête pensante n'est pas, s'il
vous plaît, un Français déguisé, un spectateur
suisse 1...; c'est un Suisse, un vrai Suisse, mais un
Suisse anglais et français en même temps, c'est-à-
dire qu'il s'est formé l'esprit dans le commerce des
deux nations. Comme Suisse, il a du bon sens et de
la simplicité; comme Anglais, assez de profondeur
et de pénétration; comme Français, de la vivacité
et quelque délicatesse. » Desfontaines démêle avec
exactitude le mérite, rare encore à cette date, de l'es-
prit de Murait, à savoir son caractère cosmopolite.
Cependant il lui reproche, assez sottement, de
prétendues erreurs. Voltaire l'en reprend vertement :
« Imprime-t-on un livre sage et ingénieux de M. de
Murait, qui fait tant d'honneur à la Suisse,... l'abbé
Desfontaines prend la plume, déchire M. de Murait,
qu'il ne connaît pas, et décide sur l'Angleterre, qu'il
n'a jamais vue 2. »
Voltaire admirait Murait, « le sage et ingénieux
M. de Murait » — comme il l'appelle encore dans les
Lettres anglaises 3. Il s'est très certainement servi de
lui pour s'orienter dans ses premières études an-
1. Allusion aux imitations, alors nombreuses, d'Addison.
2. Mémoire du sieur de Voltaire : OEuvres, éd. Garnier,
t. XXIII, p. 32. — Noter que le passage, qui est de 4739, est
postérieur aux Lettres anglaises et au séjour de Voltaire en
Angleterre.
3. Début de la lettre XIX (supprimé dans les éditions posté-
rieures).
l'abbé phévost. 53
glaises. « Les lettres de M. de Murait, écrivait un
témoin !, sont fort goûtées ici par tous les gens de
bon sens. Ceux qui déclament contre la corruption
du goût et du style en France se plaisent à relever
ce livre-là, comme un modèle de belle et nerveuse
simplicité. » Jean-Jacques à son tour louera « le grave
Murait », cet « homme sage », et lui fera, comme
nous le verrons, plus d'un emprunt.
Murait a donc été — avec les réfugiés, auxquels il
se rattache étroitement — l'un des premiers en
France à établir un parallèle entre l'esprit français
et l'esprit anglais, et à marquer une préférence pour
celui-ci. Et comme, au surplus, il était écrivain de
talent, le succès de ses Lettres, antérieures de près
de dix ans aux Lettres anglaises, doit être noté comme
un symptôme.
II
Piquée par Murait, la curiosité du public ne tarda
pas à trouver, au sujet de l'Angleterre, un nouvel ali-
ment dans les romans cosmopolites de l'abbé Prévost.
Deux fois, Prévost s'était réfugié en Angleterre. La
première, en 17:28, après sa rupture avec l'Église. Il
y resta cette fois jusqu'en 1730 ou 1731 2, et paraît
avoir goûté très vivement les joies de ce premier
séjour, en même temps que l'enivrement de la liberté
reconquise. Secrétaire ou précepteur dans la maison
d'un grand seigneur anglais, il paraît bien qu'une
1. Lettre de Jacob Vernet à Turrettini, datée de Paris,
7 mars 1726, citée par M. E. Ritter.
2. On ne connaît pas la date exacte de son retour. II y a une
lettre de lui, datée de la Hâve, du 10 novembre 1731.
54 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
« affaire de cœur » l'obligea de quitter « un poste si
gracieux » et cette Angleterre qui l'avait tant séduit1.
Il y revint en 1733, accompagné cette fois d'une
jeune femme venue de Hollande avec lui. Cette cir-
constance lui valut un accueil assez froid, et dont il
s'est plaint, de la part des réfugiés, qui vraisembla-
blement avaient reçu à bras ouverts, lors de son pre-
mier voyage, ce bénédictin défroqué, d'esprit si
curieux et remuant 8. « C'est un homme fin — écri-
vait Jordan, qui le vit à Londres en 1733 — qui
joint à la connaissance des belles-lettres celle de la
théologie, de l'histoire et de la philosophie. Il a de
l'esprit infiniment.... Je ne parlerai point de sa con-
duite, ni d'une action criminelle dont il s'est rendu
coupable à Londres. Cela ne me regarde point 3. »
Quel que fût d'ailleurs ce crime mystérieux, Prévost,
forcé de vivre en Angleterre, et d'y gagner sa vie, s'y
anglicisa plus qu'aucun autre écrivain duxviiie siècle.
Il apprit à fond la langue du pays et, de ce jour, se
fit traducteur gagé des livres anglais : sans parler ici
des fameuses traductions de Richardson, il a mis en
français Y Histoire métallique des Pays-Bas, de Van
Loon, les Voyages de Robert Lade, Y Histoire de Cicé-
ron, de Middleton, Y Histoire de la maison de Stuart,
de Hume, Tout pour Vamour, tragédie de Dryden.
Son Histoire des voyages n'est elle-même, dans ses
premiers volumes, qu'une adaptation d'un livre de
Green*, de même que le roman de Almoran el Hamet
n'est qu'une adaptation de J. Hawkesworth.
4. Voir la belle étude de M. Brunetière sur Prévost : Éludes
critiques, t. III, p. 195.
2. Prévost a traduit Y Histoire métallique des Pays-Bas en
collaboration avec Van EfTen.
3. Jordan, Hist. d'un voy. litt. fait en 1733, p. 148.
4. A new gênerai collection of voyages aud travels, Londres.
1745-47.
LES ROMANS DE PRÉVOST. 55
Ainsi Prévost a abondamment usé de sa connais-
sance de la langue anglaise, qu'il semble avoir parlée
et écrite avec facilité !.
Mais surtout il s'est vivement intéressé au pays, à
ses mœurs, à ses lois, à sa littérature. Essentielle-
ment curieux de l'étranger, Prévost s'est appliqué à
faire entrer dans ses premiers romans presque tous
les pays d'Europe. L'originalité des Mémoires d'un
homme de qualité, qu'il écrivit pendant son premier
séjour en Angleterre, est moins dans le décousu d'une
action romanesque et constamment traversée d'inci-
dents inattendus, que dans la peinture des mœurs
exotiques, tant allemandes, espagnoles ou italiennes,
que turques, hollandaises ou anglaises. Il a beau
écrire dédaigneusement : « Je laisse aux géographes,
et à ceux qui ne voyagent que par curiosité, le soin
de donner au public la description des pays qu'ils
ont parcourus. L'histoire que j'écris n'est composée
que d'actions et de sentiments2. » C'est bien la géo-
graphie, sinon physique, du moins morale, si je puis
dire, des pays que traverse le héros du livre qui en
fait la nouveauté.
Mais, si ce n'était pas une grande nouveauté que
de crayonner, après Lesage, quelques croquis d'Es-
pagne — conventionnels d'ailleurs — ou de hasarder,
après Montesquieu, une peinture des mœurs d'un
harem, c'en était une assurément que de prétendre
nous donner « une idée des plaisirs allemands et de
la galanterie germanique », ou mieux encore —
puisque Prévost peignait ici d'après nature — du
caractère et des mœurs des Anglais. A ce titre, ces
Mémoires d'un homme de qualité, dont le succès fut
1. Il existe une lettre anglaise de Prévost à Thiérot {Œuvres.
de Voltaire, t. XXXIII, p. 467).
2. Mém. d'un h. de quai., dans les Œuvres choisies, t. I, p. 330.
56 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
si vif en leur temps, sont tout particulièrement ins-
tructifs. Peu de livres ont plus contribué, suivant les
paroles mêmes de Fauteur, à faire connaître parmi
nous « un pays, qui n'est pas aussi estimé qu'il
devrait l'être des autres peuples de l'Europe, parce
qu'il ne leur est pas assez connu ! ». Et peu d'écri-
vains ont travaillé avec autant d'ardeur à dissiper
« certains préjugés puérils, qui sont ordinaires à la
plupart des hommes, mais surtout aux Français, et
qui les portent à se donner fièrement là préférence
sur tous les autres peuples de l'univers 2 ».
L'Angleterre tient une grande place dans les
Mémoires. Voici tout d'abord de gentils tableaux de
mœurs : une mascarade à Haymarket, un bal anglais,
une description de Londres, un « combat de gladia-
teurs », ou plus exactement, une partie de boxe,
suivie d'un combat au sabre, « espèce d'école où —
selon le narrateur indulgent — la jeunesse va se
former à l'intrépidité, au mépris de la mort et des
blessures 3 ». Voici tout un voyage à travers l'Angle-
terre, plein d'observations fines et exactes 4, et qui
peint. Telle description des eaux de Tunbridge est
un document historique : on y apprend qu'une tasse
de café se vend six sous; même prix pour le cho-
colat; il y a des bals où l'on trouve « les grisettes à
côté des duchesses », et les aventures d'amour y sont
communes. « Si ce lieu charmant avait subsisté du
temps des anciens, ils n'auraient pas dit que Vénus
et les Grâces faisaient leur résidence à Cythère, »
C'est presque un guide du voyageur, et du voyageur
en quête de certaines aventures.
1. T. II, p. 237.
2. T. II, p. 251.
3. Cf. t. II, p. 281, p. 288, p. 289, p. 326.
4. Liv. XI.
LES ROMANS DE PREVOST. 57
Mais Prévost n'oublie pas de s'enquérir aussi de
choses plus graves. Il s'informe des poêles, cite
Milton, Spenser, Addison, Thomson, et note que le
théâtre est florissant : « J'ai vu plusieurs de leurs
pièces de théâtre, qui m'ont paru ne le céder ni aux
grecques, ni aux françaises. J'ose même dire qu'elles
les surpasseraient, si leurs poètes y mettaient plus
de régularité; mais pour la beauté des sentiments,
soit tendres, soit sublimes, pour cette force tragique
qui remue le fond du cœur et qui excite infaillible-
ment les passions dans l'âme la plus engourdie; pour
l'énergie des expressions et l'art de conduire les évé-
nements ou de ménager les situations, je n'ai rien
lu, ni en grec, ni en français, qui l'emporte sur le
théâtre d'Angleterre ' ». Il cite Hamlet de « Shakes-
pear », le Don Sébastien de Dryden, la Conspiration
de Venise d'Otway, quelques comédies de Congreve
et de Farquhar — les mêmes exemples que Voltaire
reprendra dans ses Lettres, et que peut-être le roman
de Prévost lui a suggérés. Et notez que Prévost a vu
jouer tous ces drames, à la représentation desquels
il a goûté « une satisfaction infinie ».
Les pages les plus neuves, et les plus enthou-
siastes, ont trait au caractère national. Si l'on songe
que Murait ne nous appartient pas, Prévost est bien
le premier écrivain français qui se soit épris de cette
Angleterre libre, sage et philosophique — et d'ail-
leurs tout idéale — qui fut la Salente du xvme siècle.
Tout lui plaît de ce pays. Et d'abord, l'air de liberté.
« Quelle leçon de voir, dans un café, un ou deux
milords, un chevalier baronnet, un cordonnier, un
tailleur, un marchand de vin, et quelques autres
gens de même trempe », assis tous ensemble autour
1. T. II, p. 270-271.
58 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
d'une même table, et devisant familièrement, la pipe
à la bouche, des affaires publiques! En vérité « les
cafés sont comme le siège de la liberté anglaise ' ».
Il est vrai que la populace est grossière. Mais il est
vrai aussi qu1 « il n'y a point de pays où l'on trouve
tant de droiture, tant d'humanité, des idées si justes
d'honneur, de sagesse et de félicité que parmi les
Anglais. L'amour du bien public, le goût des sciences
solides, l'horreur de l'esclavage et de la flatterie,
sont des vertus presque naturelles à ces peuples
heureux; elles passent de père en fils comme un
héritage. » En un mot c'est « un des premiers peu-
ples de l'univers ».
Suit un parallèle entre les Anglais, les Français, les
Espagnols. Il est digne de remarque que l'Espagne
est très maltraitée par Prévost : elle était en voie de
baisser dans l'opinion publique, et payait chèrement
la longue fortune dont elle avait joui en France 2
depuis Corneille jusqu'à Lesage. Le Français, très
séduisant au premier abord, perd à être connu. Seul
l'Anglais, quoique un peu rude, promet beaucoup à
des yeux attentifs. « C'est une écorce saine, sous
laquelle la première chose qu'on est porté à croire,
c'est qu'il ne saurait y avoir de corruption cachée.
L'ouvre-t-on? On n'aperçoit que des parties solides
et entières, qui plaisent également à la vue et pour
l'usage.... En un mot, les vertus anglaises sont ordi-
nairement des vertus constantes, parce qu'elles sont
fondées en principes; et ces principes sont l'ouvrage
d'une heureuse nature et de la plus pure raison 3.
S'il en est ainsi, d'où vient donc la méchante répu-
1. T. I, p. 293.
2. Voir la curieuse étude de M. Morel Fatio sur les vicissi-
tudes de l'influence espagnole en France {Études sur l'Espagne).
3. T. II, p. 247-252.
LES ROMANS DE PRÉVOST. 59
tation de ce peuple? C'est d'abord que leur histoire
est sanglante et terrible ; mais en cela diffère-t-elle
beaucoup de celle des autres nations? C'est ensuite
qu'étant séparés du monde par « une mer dange-
reuse » — toto divisos orbe Britannos — ils en sont
moins connus, parce qu'on les voit moins. « On
voyage rarement chez eux », du moins c'est Prévost
qui l'affirme, et de là vient qu'on se fait d'eux un
portrait inexact. Il faut les connaître dans leur pays.
Alors peut-être souhaitera-t-on, comme l'auteur de
Manon Lescaut, de voir ressembler aux Anglais « toutes
les personnes qui vous sont chères ».
Ici l'auteur s'attendrit. L'enthousiasme le gagne, et
il lance, lui aussi, son 0 fortunatos nimium! « Heu-
reuse île! trop heureux habitants, s'ils sentent bien
tous les avantages de leur climat et de leur situa-
tion! Que leur manque-t-il, de ce qui peut rendre la
vie agréable et commode? Prenons-les du côté de
la nature : la chaleur de leur été n'est point exces-
sive, ni le froid de leur hiver immodéré. Leurs terres
produisent abondamment ce qui suffit pour leur
usage. Ils pourraient se passer des biens de leurs
voisins; cependant ils ajoutent à leurs propres biens
ce qui se trouve de plus rare ou de plus précieux
dans tous les pays du monde.... Sont-ils moins heu-
reux dans l'ordre moral? Ils ont su conserver leur
liberté contre toutes les atteintes de la tyrannie. Elle
est établie sur des fondements qui paraissent iné-
branlables. Leurs lois sont sages et d'une explica-
tion facile. Vous n'en trouverez pas une qui ne se
rapporte au bien public; et chez eux le bien public
n'est point un vain nom, qui serve de masque à l'in-
justice et à la violence de ceux qui ont l'autorité en
main : chacun y connaît l'étendue de ses droits; le
peuple a les siens, dans lesquels il sait se conserver,
60 l'influence ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
comme les grands ont leurs bornes au delà desquelles
ils n'osent rien entreprendre. La religion n'y est pas
moins libre. Les Anglais ont reconnu que la con-
trainte est un attentat contre l'esprit de l'Évangile.
Ils savent que le cœur des hommes est le domaine
de Dieu.... Aussi la vertu ne consiste-t-elle jamais
parmi eux en grimaces et en démonstrations affec-
tées.... On ne voit en Angleterre, dans les villes et dans
les plus simples villages, que des hôpitaux pour les
malades, des asiles pour les vieillards de l'un et de
l'autre sexe, des écoles pour l'instruction des enfants,
enfin mille monuments de piété et de zèle pour la
religion et la patrie. Quel est l'homme de bon sens
qui ne préférât point ces sages et religieuses fonda-
tions à nos couvents et à nos monastères, où l'on ne
sait que trop que la fainéantise et l'inutilité s'hono-
rent quelquefois du nom de haine du monde et de
contemplation des vérités célestes '? »
N'était la dernière phrase — où les rancunes du
moine défroqué percent trop visiblement — ne croi-
rait-on par lire quelque page d'un Fénelon ou d'un
Bernardin de Saint-Pierre, la description de quelque
Salente ou de quelque merveilleuse Ile-de-France?
Et n'est-il pas vrai que, dès 1729, dans un livre qui
fut populaire, l'Angleterre apparaît comme cette
Ultima Thule, où le bonheur de la race se réalise
dans l'amour et dans la solidarité par le libre jeu
des facultés humaines?
La veine une fois trouvée, Prévost l'a exploitée
largement dans ses autres romans 2. Le Philosophe
1. T. II, p. 379-381.
2. Cf. les Lettres de Mentor à un jeune seigneur, Londres
[Paris], 1764, in-12. L'auteur examine l'état de la poésie en
Angleterre et en France, le développement de l'instruction
dans les deux pays, etc.
LES ROMANS DE PREVOST. 61
anglais, notamment, ou Histoire de Monsieur Cléveland,
fils naturel de Cromwell, qui parut de 1732 à 1739,
n'est qu'une glorification de la vertu britannique.
Après avoir vanté les vertus de ce peuple, il fallait les
montrer à l'œuvre : c'est le but principal de ces
six longs volumes, dans lesquels toute une partie
de l'histoire d'Angleterre sous Cromwell et sous
Charles II est, en quelque sorte, romanisée. Le héros
du livre, le philosophe Cléveland, est une manière
de Montesquieu romanesque et voyageur. Il court les
continents et les mers sans que sa philosophie se
démente un instant. Au plus fort du malheur, au
fond des solitudes américaines, parmi les sauvages
qui lui tuent ses plus chers amis et lui mangent — du
moins il le croit — sa propre fille, Cléveland, sans
s'émouvoir, médite, observe et légifère. Rien de plus
curieux que sa profession de foi, dans laquelle on
a noté comme un avant-goût de celle du vicaire
savoyard *.
Rien de plus étrange que les procédés dont il
use pour civiliser les sauvages et en faire autant
de philosophes. Cléveland n'a qu'une faiblesse, qui
est bien anglaise. Il est hanté par l'idée du suicide,
il a le spleen, « espèce de délire frénétique, qui est
plus commun parmi les Anglais que parmi les
autres peuples de l'Europe.... C'est la plus dange-
reuse et la plus terrible des maladies. » Et cependant
Cléveland, après une lutte terrible, triomphe du
spleen même. Serait-il, sans cela, digne du nom de
philosophe et d'Anglais?
Au moment même où il publiait Cléveland, Prévost
s'était lancé dans une nouvelle entreprise, qui avait
pour but unique et avoué la diffusion des idées
1. Liv. VII. — Cf. Brunetière, Étude sur Prévost.
62 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
anglaises en France; il avait fondé le Pour et Contre *.
L'entreprise était nouvelle, et, suivant la remarque
du biographe de Prévost, « n'avait nulle ressem-
blance avec les journaux d'alors 2 ». Aussi eut-elle
un grand succès. Mais l'auteur pensa compromettre
la feuille en s'adjoignant, dès le second volume, Le
Fèvre de Saint -Marc, compilateur médiocre 3. Le
public, à qui on avait voulu faire prendre le change,
ne s'y laissa pas tromper. Prévost dut reprendre la
plume *, et ne l'abandonna pas jusqu'au dix-sep-
tième volume. Il eut, à ce moment, une nouvelle défail-
lance, et ne se remit à l'œuvre qu'au tome XIX.
Des vingt volumes que comprend la collection de
son journal, les quatre premiers seuls furent com-
posés à Londres. Prévost, en effet, était revenu en
France, et, grâce à l'appui du prince de Conti, il
avait obtenu le droit de reprendre l'habit séculier.
Aumùnier du prince, il continuait à diriger son
journal à l'aide de ses correspondants littéraires de
Londres, mais, disait-on, avec moins d'indépen-
dance, à cause du voisinage des auteurs ses con-
frères 5.
Quoi qu'il en soit, le succès du recueil s'affirmait.
On en faisait des contrefaçons en Hollande, « sans
ma participation, dit Prévost, avec des additions quel-
quefois fort ridicules ». Les confrères s'irritaient de
se voir distancés : l'irascible Desfontaines — à qui
1. Le Pour et Contre parut de 1733 à 1740. La collection
renferme vingt volumes.
2. Cf. VEssai sur la vie de l'abbé Prévost, en tête des Œuvres
choisies.
3. Éditeur de Boileau, de Chaulieu , de Malherbe, auteur
d'un Abrégé chronologique de Vtlistoire d'Italie.
\. Prévost écrit lui-même, pour fixer les lecteurs : « La plus
grande partie du second tome et le dix-septième et le dix-
huitième entiers, ne sont pas de moi. » (T. XX, p. 335.)
5. Bibliothèque française, t. XXIX, p. 155.
LE « POUR ET CONTRE ». 63
Prévost enlevait le rôle, qu'il enviait pour lui-même,
de vulgarisateur des choses anglaises, — ne pouvant
contester l'intérêt du journal, contesta la véracité de
l'auteur. Il l'accusait notamment de parler de l'Angle-
terre non pas de visu, mais d'après des relations de
voyages, d'après Camden et autres !. L'insinuation
était perfide et d'ailleurs, semble-t-il, peu fondée 2.
Le public resta fidèle à Prévost3.
11 trouvait dans le Pour et Contre une revue ency-
clopédique, plus variée, plus amusante, plus vrai-
ment littéraire que ces journaux de Hollande, qui lui
avaient servi de modèles. Si, en effet, l'art d'éveiller,
par tous les moyens, l'attention du public est une
des vertus professionnelles du journaliste, Prévost a
droit, dans l'histoire des journaux modernes, à une
place d'honneur. Il a accumulé dans son recueil les
informations les plus diverses. Il n'a oublié ni les
modes, ni les sports, ni les théâtres, ni les jeux
d'esprit, ni même la « causerie médicale » ou la
« petite correspondance ». Il donne vraiment, comme
le promet son titre, un « ouvrage périodique d'un goût
nouveau, dans lequel on s'explique librement sur
tout ce qui peut intéresser la curiosité du public ».
Il satisfait ce goût de l'information précise, variée,
abondante et récente, qui se développe en France à
cette époque. Il ne se propose pas moins de douze
objets, parmi lesquels le caractère des dames « dis-
1. Observ. sur les écrits mod., t. I, p. 328.
2. Prévost paraît avoir passablement voyagé en Angleterre :
au tome VII du Pour et Contre (p. 241), il annonce à ses lec-
teurs qu'il vient de faire un voyage de neuf mois dans les pro-
vinces du Royaume-Uni et en promet une relation en deux
volumes, qui n'a jamais paru. Du moins a-t-il utilisé ses sou-
venirs dans ses romans (Cf. les Mém. d'un homme de quai.,
liv. XI.)
3. Cf. le Mercure de déc. 1733, oct. 1735, etc.
64 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
tinguées par le mérite » et « les faits avérés qui
paraîtront surpasser le pouvoir de la nature » tiennent
deux des premiers rangs. Il est gazetier et chroni-
queur : recettes contre la petite vérole ou l'apoplexie,
éruptions volcaniques, momies d'Egypte, aloès gigan-
tesques, « galanteries » et vers erotiques, commé-
rages, papotages et « échos mondains », tout lui est
bon. « Pourquoi préférerais-je un lecteur à un autre?
Rendre un ouvrage public, n'est-ce pas déclarer que
l'on écrit pour tout le monde f? » L'aveu est ingénu.
Ce qui l'est plus encore — et ce qui est même d'un
autre âge — c'est la modestie du rédacteur, obligé de
parler de tout sans rien savoir : « J'ose aujourd'hui
vous communiquer quelques réflexions sur la divisibi-
lité de la matière, son existence, la nature de l'àme des
bêtes, des hommes et des intelligences supérieures,
sans être versé néanmoins dans la lecture des métaphy-
siciens, non plus que dans la géométrie et l'algèbre,
où j'avoue que je ne comprends presque rien 2. » Son
intrépidité de reviewer ne recule ni devant les expé-
riences de l'abbé Nollet sur le phosphore, ni devant
la physique de Newton, ni devant tel problème
d'algèbre.
Mais, tout en donnant beaucoup, et même trop, à
l'amusette, Prévost ne perd pas de vue son objet
principal. « Ce qui sera tout à fait particulier à cette
feuille, je promets d'y insérer chaque fois quelque
particularité intéressante touchant le génie des
Anglais, les curiosités de Londres et des autres parties
de l'ile, les progrès qu'on y fait tous les jours dans
les sciences et les arts, et de traduire même quelque-
fois les plus belles scènes de leurs pièces de théâtre 3. »
1. T. II, p. 30.
2. T. XIII, p. 169.
3. T. I, p. 10-11.
LE « POUR ET CONTRE ». Il il
Londres n'est-il pas, en effet, « comme un quartier
d'assemblée de tout ce qui arrive d'extraordinaire et
de curieux dans le monde ! », une façon de capitale
intellectuelle de l'univers? Il ne se propose point
d'ailleurs l'apologie des Anglais : il parle « en simple
historien qui veut les faire connaître 2 ». Cette méthode
lui réussit. Il constate lui-même qu'il a sur ses con-
frères l'avantage « de pouvoir donner, comme il dit,
au sujet de mes feuilles, et même à une réflexion,
un tour assez neuf, une teinture anglaise, si l'on me
permet ces deux termes, qui ne saurait manquer de
piquer le goût des Français3 ». Et, de fait, il le pique
si bien qu'on l'accable de lettres et de questions, qui
sur les arts, qui sur les sciences, qui sur les modes :
il n'y suffit plus, il est débordé. Sur les mœurs, cou-
tumes, anecdotes de la vie privée et publique, il ne
tarit pas. Il nomme les chanteurs en vue et les dan-
seuses, Farinelli et Mlle Salle. Il rapporte les menus
bruits de la vie politique. On lui demande « mille fois »
la traduction exacte du procès-verbal d'un débat du
Parlement. Il se décide, traduit le procès-verbal
d'une séance, et se fait un succès. Un autre jour,
c'est la faune, c'est la flore, ou les paysages, ou les
curiosités naturelles, ou encore les mouvements de
l'opinion, querelles des savants et débats des théo-
logiens.
Son triomphe, ce sont les « pièces ou fragments
de littérature étrangère ». Ceci est le plus rare du
recueil, et l'auteur le sait bien, et il le dit.
Il sait que les Français ont tout à apprendre.
Tandis qu'on joue Molière à Londres, et Brutus, et
Zaïre, et qu'on lit nos romans et qu'on les pille, nous
1. T. III, p. 50.
2. T. VIII, p. 325.
3. T. III, p. 50.
66 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
ignorons presque tout des productions anglaises.
Cependant à Londres « dix mille exemplaires d'un
bon livre se débitent fort bien en un mois.... Un livre
dont il se vend quatre cents exemplaires fait grand
bruit à Paris *. » Voilà des preuves. Que penser
d'un peuple qui produit en trois mois, du 1er décem-
bre au 1er mars, « cent quatorze ouvrages de différente
grosseur »?
Il est vrai que trop souvent on ne trouve, dans
cette masse de livres, ni « grâce ni finesse ». Mais
aussi que de beautés originales! On ne mentionnera
qu'en passant, et à titre de curiosités, les anciens
poètes, peu lus des Anglais eux-mêmes, un Chaucer,
un Gower. En revanche, on insistera sur le grand
Shakespear 2. Ce fils du « chef d'une manufacture de
laine » avait bien du génie. Assurément il a peu
connu les anciens. Faut-il s'en plaindre? Il y eût
perdu sans doute quelque chose de « cette chaleur,
de cette impétuosité et de ce délire admirable, si
l'on ose s'exprimer ainsi, qui éclate dans ses moindres
productions ». C'est un très grand poète. Suit une
analyse de la Tempête, qui passerait parmi nous pour
« une pièce ridicule », des Joyeuses Commères, d'Othello
et enfin à'Hamlet. Ici, le goût de Prévost se révolte :
« étrange rapsodie, s'écrie-t-il, où l'on n'aperçoit
ni ordre ni vraisemblance ». Mais enfin il l'avait lue
et il avait pressenti le génie de l'auteur.
Une autre fois, c'est de la vie de Milton qu'il
s'agit 3, non sans inexactitudes, dont la plus grave
est le reproche fait à l'auteur du Paradis perdu d'être
mort « sans attachement pour aucune religion ».
Dryden est mieux traité et mieux connu. On nous
1. T. II, p. 272.
2. Voir t. XIV, p. 25-73.
3. T. XII, p. 128.
LE « POUR ET CONTRE ». 67
traduit la Fête d'Alexandre, et Clropâtre, qui remplit
plusieurs numéros, au désespoir, il faut le dire, de
quelques lecteurs '. Sans doute ils préféraient les
anecdotes sur les contemporains, Addison, Dennis,
Tyndal, Bentley, Berkeley et autres, dont Prévost
agrémente ses feuilles. La traduction d'une comédie
de Steele, The conscious lovcrs, ou, suivant la ver-
sion de Prévost, L'amour confident de lui-même 2; un
compte rendu des lettres de Pope; une analyse du
Léonidas de Glover, « ce chef-d'œuvre de la poésie
anglaise », qui d'ailleurs ne tarda pas à être traduit;
quelques scènes de V Avare de Fielding; quelques
opuscules de Swift, comme le Traité du Profond 3,
tout cela était neuf et piquant, et flattait la curiosité.
Prévost fait donc en conscience son métier de
chroniqueur littéraire. Il tient l'opinion en haleine.
Il établit une chaîne entre Paris et Londres. Quand
son journal cessa de paraître, on le regretta vive-
ment. Si Prévost s'est jamais tracé un programme
de sa vie — ce qui est assez douteux, — il put se dire,
en posant la plume, que la première partie de sa
tâche était accomplie. Il avait — après Murait et un
peu avant Voltaire — naturalisé parmi nous le goût
de la littérature anglaise. Mais, en s'en faisant ainsi
le champion, il avait contracté envers ses lecteurs une
dette d'honneur, et il l'acquitta — on sait avec quel
talent et quel succès — en traduisant Richardson.
III
Dans la première année de la publication du Pour
et Contre avait paru à Londres, sous sa première
1. Nos 62, 82 et 96-101.
_>. Nos 109 et suiv.
3. T. XIII.
68 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
forme, le livre fameux qui imposa décidément à la
France, en la dénaturant, l'influence du génie an-
glais : les Lettres philosophiques.
A tous égards, les Lettre?, philosophiques ou an-
glaises — car Voltaire a employé les deux titres —
sont une œuvre capitale. D'elles date la campagne
ouverte contre le christianisme, qui va remplir le
siècle; d'elles, la guerre faite aux institutions poli-
tiques; d'elles enfin, et surtout, cet esprit nouveau,
dédaigneux des questions d'art, réformateur et rai-
sonneur, batailleur et pratique, plus soucieux de
politique ou de science que de poésie ou d'éloquence,
curieux par-dessus tout d'une littérature d'action et
de propagande. L'esprit du siècle, qui se cherchait
depuis quelque trente ans, s'est reconnu dans ce
livre. Les Lettres anglaises sont les lettres de majo-
rité du xvme siècle.
Elles marquent aussi, dans le développement de
l'influence anglaise, un pas décisif. Il faut en croire
ici les contemporains : « Cet ouvrage, a dit Condor-
cet, fut parmi nous l'époque d'une révolution; il
commença à y faire naître le goût de la philosophie
et de la littérature anglaises, à nous intéresser aux
mœurs, à la politique, aux connaissances commer-
ciales de ce peuple, à répandre sa langue parmi
nous ». » Du moins Voltaire eut-il le mérite de redire
avec esprit, verve et cynisme quelques vérités
éparses chez ses précurseurs et qui n'étaient pas
encore du domaine public. C'est pourquoi Voltaire
est largement responsable — si ardemment qu'il
s'en soit défendu plus tard — de l'anglomanie de son
époque.
Il était arrivé en Angleterre à l'âge de la maturité
1. Vie de Voltaire.
VOLTAIRE EN ANGLETERRE. 69
intellectuelle, à trente-deux ans, dans les meilleures
conditions pour tirer un plein profit de son séjour
forcé; préparé déjà à comprendre l'esprit anglais par
ses relations antérieures avec quelques Anglais de
mérite, lord Stair, l'évêque Atterbury, le marchand
Falkener, Bolingbroke surtout, dans l'intimité de
qui il avait, suivant ses propres paroles, « appris à
penser ! »; préparé surtout par l'injure sanglante
que lui avait infligée M. de Rohan-Chabot et par son
mépris momentané pour la France, à accueillir avec
transport tout ce qui ne lui rappellerait pas une patrie
ingrate. Le voyage d'Angleterre est un point tour-
nant dans sa vie. Il n'était que poète, le malheur et
l'exil le sacrèrent philosophe. « M. de Voltaire, écri-
vait un contemporain, est bien heureux d'avoir fait
le voyage d'Angleterre.... Tout le monde connaissait
depuis longtemps le talent poétique de cet auteur.
On ne s'était point avisé de le mettre dans la classe des
gens qui pensent et qui raisonnent 2. »
Gela est capital. Car on aura beau soutenir qu'au
fond le génie de Voltaire doit à l'Angleterre moins
qu'on ne l'a dit; noter, avec Michelet 3, que tout le
scepticisme des Anglais était déjà dans Bayle, dans
Fontenelle, dans Chaulieu ou dans La Fare; rappeler,
avec M. Brunetière, la jeunesse « impie » de Voltaire,
ses premières fréquentations, ses premières lectures,
1. A Thiériot, 12 août 1726. Cf. aussi la lettre au même, du
2 janvier 1723. 11 avait été présenté à Bolingbroke en 1719 et lui
avait rendu visite, ainsi qu'à Mme de Villette, à La Source.
2. Bibliolh. française on Hist. litt. de la France, t. XX, 1735,
p. 190.
3. Hist. de France, t. XVI, p. 70 : « Que doit-il aux déistes
anglais? Au fond moins qu'on ne dit. Il relève bien plus de
nos libres penseurs du xvue siècle, de la tradition des Gassen-
disl.es, Bernier, Molière, Hesnault, Boulainvilliers, etc. » —
Voir la même thèse soutenue dans Lanfrey [L'Église et les phi-
losophes au xviii* siècle).
70 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
ses premiers vers, et la société du Temple, et le
patronage de Ninon, et YÉpître à Uranie, et tant
d'autres arguments sans réplique, qui prouvent jus-
qu'à l'évidence que Voltaire, dès avant 1726, n'était
plus croyant. On ne prouvera pas que le séjour
d'Angleterre n'ait élargi, nourri et assagi son esprit
et ne lui ait donné cette autorité qui manquait
encore à l'auteur de Mariamne ou de YIndisc?*et. Non
certes, Voltaire n'a pas appris des Anglais à douter
de toute vérité religieuse. Avant d'avoir lu Tindal ou
Toland, il avait écrit :
Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science1.
Et il avait conclu :
Ne nous fions qu'à nous; voyons tout par nos yeux.
Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux 2.
Avant de mettre le pied sur le sol anglais, il avait
respiré l'air de la France déjà irréligieuse et de
ce Paris dont Madame écrivait : « Je ne crois pas
qu'il y ait dans Paris, tant parmi les ecclésiastiques
que parmi les gens du monde, cent personnes qui
aient la véritable foi chrétienne, et même qui croient
en notre Sauveur : cela fait frémir 3. » Avant de fuir
devant M. de Rohan-Chabot, enfin, il s'était nourri
de ce dictionnaire de Bayle, de « l'incomparable dic-
tionnaire », comme l'appelle Locke 4, qui a été l'ar-
senal où tous les sceptiques du xvine siècle, anglais et
français, ont puisé leurs armes. Deux fois, le Diction-
naire critique avait été traduit en anglais, et même
1. Œdipe, IV, 1.
2. Ibid., II, 1.
3. Cité par M. Brunetière : Bévue des Deux Mondes, 1« no-
vembre 1890.
4. Cf. Le Clerc dans la Biblioth. anc. et mod., t. XIII, p. 45S.
VOLTAIRE ET LA PHILOSOPHIE ANGLAISE. 7 1
vendu par cahiers pour qu'il se répandît plus aisé-
ment *, et les Toland, les Collins, les Tindal, sans
oublier Bernard de Mandcville, avaient abondam-
ment emprunté au « plus grand dialecticien qui ait
jamais écrit 8 ».
Mais de ce que les déistes anglais sont les disci-
ples avérés et de nos libres penseurs du xvn° siècle
et de Bayle, s'ensuit-il donc qu'ils n'en sont que les
copistes? De ce que Locke a puisé dans Bayle, en
conclura- t-on qu'il n'a rien inventé? Et, plus géné-
ralement, de ce que l'opinion en France se dégageait
peu à peu, entre 1700 et 1730, des liens du catho-
licisme, en conclura-t-on qu'elle avait atteint, en
matière d'opinions religieuses, l'indépendance des
Anglais? Ce serait un étrange paradoxe. « Point de
religion en Angleterre, écrivait Montesquieu, dans
ses notes de voyage.... Si quelqu'un parle de religion,
tout le monde se met à rire. Un homme ayant dit,
de mon temps : « Je crois cela comme article de foi »,
tout le monde se mit à rire. » Montesquieu exagère
manifestement. Mais Murait dit vrai quand il affirme
que le scepticisme des Anglais, dans les classes cul-
tivées, avait je ne sais quoi de plus arrêté, de plus
calme et de plus résolu que notre frivole incroyance :
1. Desfontaines, Lettre d'une dame anglaise, à la suite de la
traduction du Joseph Andrews de Fielding. — Cf., sur les tra-
ductions anglaises de Bayle, llist. desouv. des savants, juin 1709,
p. 284; Biblioth. britannique, t. IV, p. 176, et t. 1, p. 460. — La
première des deux traductions était médiocre. La seconde,
plus exacte et augmentée, commença de paraître en 1734, sous
ce titre : A général Diclionary Uistorical and Critical, in wkich
a New and Accurate Translation of that of the celebrated
Mr Bayle is included.... Londres, 1734, in-fol.— Les auteurs de
l'adaptation sont John Peter Bernard, Thomas Birch, John
Lockman, George Sale. Il y a, en tête, une vie de Bayle par
Desmaizeaux.
2. Voltaire, Poème sur Lisbonne, Préface.
72 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
« En matière de religion, vous diriez presque que
chaque Anglais a "pris son parti pour en avoir tout
de bon, du moins à sa mode, ou pour n'en avoir point
du tout, et que leur pays, à la distinction de tous
les autres, est sans hypocrites l. » La liberté de
penser, quelque répandue qu'elle fût en France, n'y
faisait point parlie, comme en Angleterre, de l'esprit
public, évitait de s'étaler ouvertement, et ne prenait
pas d'allures aussi agressives. Voltaire trouva donc,
sur ce point, l'Angleterre en progrès sur la France.
Et de même, il trouva dans les livres anglais toute
une philosophie nouvelle, très affirmative et très pré-
cise, dontBayle lui-même ne renfermait que le germe,
et qu'il vulgarisa parmi nous. Assurément, les réfugiés
avaient traduit déjà ou analysé Herbert, Blount,
Shaftesbury, Toland, Tindal ou Collins. Mais outre
que ces traductions étaient « dans ce style dur et
incorrect que les réfugiés avaient contracté en pays
étranger 2 ». on ne les lisait pas en dehors d'un petit
cercle. Voltaire en prit la substance, et la fit connaître
au grand public. On vit Fauteur d'Œdipe et de la
Benriade écrire un Traité de métaphysique, qui est un
abrégé de Locke, et publier des Eléments de la philo-
sophie de Newton. En ce sens donc, l'Angleterre a
fait de Voltaire, sceptique mondain et bel esprit, un
philosophe qu'il n'était pas. La philosophie anglaise
a donné un corps à son incroyance. Suivant le mot
de M. John Morley, « quand il quitta la France c'était
un poète; quand il y revint c'était un sage 3 ».
1. Lettres sur les Anglais et les Français, p. iG.
2. Tabaraud, Histoire du philotophisme anglais, t. Il, p. 338.
3. ïaine, LUI. angl., t. IV, p. 215 : « Tout l'arsenal des scep-
tiques et des matérialistes était bâti et rempli en Angleterre,
quand les Français y sont venus; Voltaire n'a fait qu'y choisir,
affiler des flèches. » Tous les contemporains en ont jugé
ain>i : voir notamment Condorcet, Vie de Voltaire ; Garât,
SÉJOUR EN ANGLETERRE. 73
Ce qui est certain c'est que, pendant les trois
années — ou peu s'en faut — qu'il passa en Angle-
terre, il fit preuve d'une activité d'esprit singulière *.
Tout d'abord par Bolingbroke, qui fut son premier
hôte, par Bubb Dodington, par Falkener, il eut ses
entrées à la fois chez les tories, chez les whigs, dans
les classes moyennes. Il vit de près, de trop près, si
on en croit les médisants 2, le monde politique
anglais, qui d'ailleurs le traita magnifiquement en
souscrivant pour la Henriade une somme de deux
mille livres sterling 3. Le roi le reçut en audience
privée. La reine Caroline se laissa dédier la fameuse
épopée.
Choyé par le monde officiel, Voltaire fréquente
fort chez les savants. 11 assiste, en mars 1727, aux
funérailles de Newton, se lie avec la propre nièce du
grand homme, Mrs Conduit, interroge son médecin,
fait, en un mot, son enquête sur le newtonianisme,
qui est la plus grande des nouveautés anglaises. En
même temps, il fréquente la Société Royale — qui,
plus tard, le nommera membre — et s'instruit, dans
la société de sir Hans Sloane, des derniers progrès de
la science. Il se met au fait des querelles religieuses
et philosophiques. Il s'informe des Quakers et va voir
Mémoires sur Suard, t. II; Tabaraud, llist. du philosophisme
anglais; et l'auteur inconnu du Préservatif contre Vanfjlomanie
(1757).
1. Sur ce séjour, voir Churton Collins, Bolingbroke and Vol-
taire in Englarid, et le récent livre de M. A. Ballantyne : Vol-
taire's visit lo England, qui ajoute peu de chose au précédent.
Le séjour de Voltaire va, semble-t-il, du 30 mai 1726 au mois
de février ou de mars 1729.
2. On l'accusa d'avoir fait le métier d'espion. (Voir une lettre
de Bolingbroke à Mme de Terriole, dans Churton Collins.)
3. Michelet dit à tort que Voltaire ne reçut que « quelques
guinées de la reine » (t. XVI, p. 69). Longchamp et Wagnère
(Mémoires sur Voltaire, t. II, p. 492) parlent même de 6 000 livres
qu'auraient produites la souscription et la vente.
74 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
Andrew Pitt à Hampstead. Il lit les philosophes,
dépouille — ou parcourt — Locke, « le sage Locke »,
Bacon — qu'il connut toujours assez mal, — Chubb,
Tillotson, Berkeley, Woolston, ïindal. Il se lie avec
ces derniers et avec Clarke , dont « l'imagination
métaphysique » l'épouvante. Il prend, dans la société
de « ces intrépides défenseurs de la loi naturelle »,
de nouvelles et fécondes habitudes de pensée.
Il connaît presque tous les grands écrivains anglais,
sur lesquels Desmaizeaux et le famélique Saint-Hya-
cinthe — avec qui il ne tarde pas à être en délica-
tesse — lui avaient donné sans doute plus d'une indi-
cation utile. Il va voir Pope à Twickenham, et, faute
de savoir encore suffisamment l'anglais, il a avec lui
une entrevue un peu embarrassée, qui ne les empêcha
pas de se lier par la suite f. Il connaît Swift d'assez
près et passe trois mois avec lui chez lord Peterbo-
rough : quand Swift pense à un voyage en France, il
lui offre une lettre d'introduction pour M. de Mor-
ville; Swift, de son côté, écrit une préface pour Y Essai
sur la poésie épique 2.
Il rencontre, chez Dodington, Young, qui n'était
pas encore l'auteur des Nuits, et Thomson, dont il
aime « le grand génie et la grande simplicité 3 ». Il
1. Villemain se fait, à ce sujet (Tableau de la litt. du
xvme siècle, 7e legon), l'écho d'une anecdote bien suspecte.
Voltaire ayant plaisanté grossièrement sur la religion catho-
lique, Pope se serait levé brusquement et serait sorti, indigné.
Owen RufThead (Life of Pope, p. 156) rapporte cette histoire.
Goldsmith (Miscellan. Works, t. IV, p. 24) prétend au contraire
que l'entrevue fut cordiale. Il parait sage d'admettre, avec
Duvernet, que, faute de parler, Voltaire l'anglais et Pope le
français, l'entrevue fut un peu embarrassée. Voltaire affirme
d'autre part avoir « beaucoup vécu » avec Pope. Il resta en
relations avec lui après son retour. (Cf. A. Ballantvne, op. cit..,
p. 86-00.)
2. Bengesco, Bibliof/r. de Volt., t. II, p. 4.
3. Ballantvne, p. 99.
SÉJOUR EN ANGLETERRE. 7o
fréquente beaucoup le théâtre, entend jouer « avec
ravissement » du Shakespeare \ se lie avec Colley
Cibber, rencontre Gay, qui lui fait connaître, avant la
représentation, the Beggafs Opéra, et rend à Con-
greve une visite restée célèbre, qui lui cause une
déception, par l'affectation que mit le vieux drama-
turge à se faire traiter en gentilhomme plutôt qu'en
poète 2.
En un mot, il n'y a guère d'écrivain marquant de
l'époque qu'il n'ait eu l'occasion de voir. S'il ne se
préoccupe pas de Daniel de Foe, c'est que De Foe se
cachait même de ses compatriotes 3 et de ses amis
— et que d'ailleurs il avait une méchante réputation.
Mais il s'informe, soit des morts illustres, comme
Addison ou Dryden, soit même des contemporains
moins fameux, comme Garth ou Parnell4.
Il se familiarise enfin avec la langue. Déjà, à la
Bastille, il s'occupait d'en apprendre les éléments,
et Thiériot lui avait envoyé des livres anglais. Quand
il fut en Angleterre, il s'y mit avec ardeur et fré-
quenta assidûment le théâtre, le texte de la pièce
en main 5. Il en vint très vite à lire et à écrire l'an-
glais. Il le parla plus difficilement : après dix-huit
mois de séjour, il l'entendait encore assez mal dans
la conversation 6. Plus tard, il avouait à Sherlock
que, quoiqu'il sentît parfaitement l'harmonie de la
langue, il n'avait jamais pu s'en rendre maître 7. En
1. Discours sur la tragédie.
2. Lettres anglaises, éd. de 1134, lettre XIX. — Cf. Johnson,
Life of Congreve .
3. Minto, Daniel de Foe, p. 165.
4. Voltaire emprunte à Parnell l'histoire de l'ermite dans
Zadig. Il traduit, de Garth, le début de the Dispensary.
5. A. Ballantyne, p. 48-49.
6. Cf. l'Avis au lecteur, en tète de l' Essai sur la poésie épique
réimprimé par Bengesco (t. II, p. 5).
1. Lettres d'un voyageur anglais, XXV.
76 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
revanche il écrit des lettres dans cette langue à ses
amis, notamment à Thiériot, et compose des vers
anglais '.
Il rédige en anglais le premier acte de Brutus * et
les notes qu'il amasse pour son Charles XII 3. Il s'ac-
coutume à ce point à penser en anglais, que, si on
l'en croit, il se trouve empêché de penser dans sa
langue maternelle. Même, il fait œuvre d'écrivain
anglais et publie en anglais son Essai sur les guerres
civiles de France et Y Essai sur la poésie épique,
« embryon anglais mal formé », qu'il retravailla en
français par la suite 4, — tous deux assez correcte-
ment et même élégamment écrits pour qu'un bon
juge ait proposé de mettre Voltaire au nombre des
classiques anglais 5.
Voltaire resta toujours fidèle à son goût pour cette
langue, qu'il n'a jamais peut-être possédée tout à fait,
mais dont il s'est toujours servi avec complaisance.
A Cirey, qu'il appellera plaisamment Cireyshire, il se
querellera en anglais avec Mme de Grafïigny, pour
n'être pas entendu des domestiques. Il parlera anglais
avec Franklin et, Mme Denis se plaignant de ne pas
comprendre, il lui dira : « J'avoue que je suis fier
de savoir parler la langue de Franklin. » — Il con-
naissait même les termes les moins nobles : le natu-
l.On les trouvera dans Ballantyne, p. 68-69.
2. Goldsmith a donné un fragment de cette première ver-
sion (Works, éd. Cunningham, t. IV, p. 20).
3. Quelques-unes de ces notes sont à la Bibliothèque Natio-
nale.
4. An Essay upon the civil Wars of France. Extracted from
curions Manuscripts. And also upon the Epick poetry of the
European nations from Home?' down to Milton, by M. de Vol-
taire, London, 172', in-8. — L'exemplaire donné par Voltaire à
sir Hans Sloane est au Britisb Muséum, avec une dédicace.
5. M. Churton Collins, p. 265. — Spence affirme, il est vrai,
que Voltaire fut aidé par Young (ap. Ballantyne, p. 53).
VOLTAIRE ET LES ANGLAIS. 77
raliste Pennant, qui le visita à Ferney en 1765, le
trouva parfaitement au courant des jurons anglais1.
C'est donc injustement que Desfontaines et, après
lui, Mme de Genlis, l'ont accusé d'ignorer abso-
lument la langue de Shakespeare 2. Encore que la
connaissance qu'il en avait soit devenue moins pré-
cise à mesure qu'il vieillissait, il l'a toujours pos-
sédée aussi bien qu'écrivain français du xvuie siècle.
Et ce n'a pas été pour Voltaire, revenant en France
en 1729, une si mince originalité, que cette posses-
sion d'un idiome jusque-là universellement ignoré
et qu'on se faisait gloire de ne pas apprendre.
A son retour, Voltaire ne cessa plus de se préoc-
cuper de Londres et de l'Angleterre. Il correspondit
avec Bolingbroke, avec Pope, avec Gay, avec Milord
Hervey, avec Falkener, Pitt, lord Lyttleton. La
chaîne était nouée : elle ne se rompra plus. Toute sa
vie, Voltaire, très sincèrement, garda une reconnais-
sance profonde au pays qui l'avait reçu dans l'exil.
Alors même que l'influence littéraire de l'Angleterre
l'inquiétera et l'exaspérera, il continuera à recevoir à
Ferney et Fox et Beckford et Boswell et Sherlock et
"Wilkes, et tant d'autres, avec une affabilité aussi
infatigable que leur curiosité. Ferney a été, comme
Voltaire se plaisait à le constater, une des maisons
d'Europe les plus hospitalières à ce qui portait un
nom britannique. Quand Sherlock le visita, il se plut
aussi à lui montrer, rangées sur les rayons de sa
bibliothèque, les œuvres de Shakespeare, de Milton,
de Congreve, de Rochester, de Shaftesbury, de
Bolingbroke, d'autres encore — admirations de sa
1. Cf. A. Ballantyne, p. 50 et suiv.
2. Voltairomanie , p. 26, 27 et 46. — Mémoires, t. III,
p. 362. — Cf. aussi Baretti, dans sa lettre à Voltaire sur Sha-
kespeare.
78 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
jeunesse à qui il restait fidèle dans l'âge mur.
On sait de reste avec quel zèle il se met, après
1729, à glorifier nos voisins. Propagande intéressée,
il est vrai :
Quoi! n'est-ce donc qu'en Angleterre
Que les mortels osent penser?
0 rivale d'Athène! ô Londreî heureuse terre!
Ainsi que les tyrans, vous avez su chasser
Les préjugés honteux qui vous livraient la guerre,
C'est là qu'on peut tout dire et tout récompenser L
Mais, pour être intéressée, l'admiration de Voltaire
n'en est pas moins sincère. C'est à Thiériot, c'est à
un intime qu'il écrit : « Je joins ma faible voix à
toutes les voix d'Angleterre pour faire un peu sentir
la différence qu'il y a entre leur liberté et notre
esclavage, entre leur sage hardiesse et notre folle
superstition, entre l'encouragement que les arts
reçoivent à Londres et l'oppression honteuse sous
laquelle ils languissent à Paris 2. »
C'est le moment où il dédie Brutus à Bolingbroke,
Zaïre à Falkener — et celle-ci en termes si enthou-
siastes que l'épître fit scandale.
Surtout il frappe un grand coup en publiant les
Lettres anglaises.
C'était un vieux projet. Quelques-unes de ces let-
tres paraissent remonter aux premiers temps de son
exil. Laplupart avaient été écrites entre la fin de 1728
et la fin de 1732 3. Dès 1727, il annonçait au public son
intention de donner une relation de son voyage et
demandait, en vue de ce travail, qu'on lui commu-
1. Vers sur la mort de Mlle Le Couvreur, 1731.
2. 1" mai 1731.
3. Le livre est presque fini en septembre et terminé en
novembre (Lettres à Formont, septembre et novembre 1732).
En décembre, il soumet au jugement de Maupertuis les
lettres sur Newton.
LES « LETTRES ANGLAISES ». 79
niquât des notes sur Newton, Locke, Tillotson,
Milton, Boyle et autres1. Néanmoins, ce ne fut qu'à
son retour en France qu'il donna suite à, son dessein.
Le cadre était trouvé : c'était les lettres qu'il avait
adressées à Thiériot, sur sa demande, concernant
les mœurs et coutumes du pays -. Elles furent seu-
lement remaniées, complétées et mises dans un ordre
plus rigoureux.
On sait les difficultés que la censure opposa à
l'impression. Voltaire envoya alors son manuscrit à
Thiériot, qui se trouvait à Londres, et celui-ci le fit
traduire par un certain Lockman. L'édition anglaise
parut à Londres, au mois d'août 1733. Prévost nous
affirme qu'elle obtint un grand succès 3. Toujours
est-il qu'elle fut réimprimée cette année même et les
suivantes, à Dublin, Glascow et Londres.
L'édition française ne parut que l'année suivante,
chez Jore, et fut mise en vente en avril 4. Quoi qu'en
ait dit Voltaire, elle ne diffère pas sensiblement de
l'édition anglaise ;i.
On n'a pas à rappeler ici le scandale provoqué par
cette œuvre fameuse, ni l'arrêt du 10 juin 1734, la
condamnant au feu, comme « propre à inspirer le
libertinage le plus dangereux pour la religion et pour
l'ordre de la société civile ». Nul livre n'a, dans toute
l'œuvre de Voltaire, causé un plus vif émoi et pro-
voqué plus de discussions.
1. Avertissement en tête de l'édition anglaise de V Essai sur
la poésie épique : M. Bengesco a traduit ce curieux morceau,
que Voltaire a supprimé dans les éditions postérieures
(Bibliogr., t. II, p. 5).
2. Cf. Bengesco, t. II, p. 12, et Voltaire à Cideville, 15 dé-
cembre 1732.
3. Pour et Contre, t. I, p. 242. — Cf. Voltaire à Formont,
lettre 359 de l'édition Moland, et à l'abbé de Sade, 29 août 1733.
4. Beuchot affirme à tort l'existence d'une édition de 1731.
5. A Cideville, 4 janvier 1732.
80 i/lNFLUEXCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
Il y a, en fait, dans les Lettres anglaises, deux
œuvres : un pamphlet philosophique, politique et
religieux, — une étude sur l'Angleterre. On n'a pas à
s'occuper ici du pamphlet — sinon dans la mesure
où il dénature l'étude que l'auteur a voulu écrire.
IV
On perdrait son temps à vouloir prouver que les
rancunes de Voltaire ont faussé son jugement. Toute
la première partie de son livre n'est qu'une satire.
Les quatre lettres sur les Quakers sont une grossière
attaque contre la religion, et ne se donnent pas pour
autre chose. Mais ailleurs, l'auteur est, ou distrait,
ou mal informé, ou sciemment inexact.
Le plus souvent, il force les traits. Il sait de reste
qu'il fait un panégyrique au lieu d'un portrait.
Comme Tacite avait sa Germanie, il a son Angleterre,
qui est trop belle pour être vraie, et d'ailleurs les
contemporains le lui ont dit. Il a paru à lun que
Voltaire possédait mal son sujet l, et à l'autre que, si
la lecture des Lettres est « amusante », « il est ques-
tion de savoir si l'exactitude se trouve toujours dans
les faits, la vérité dans les réflexions, la justice dans
la critique a ». Ainsi en a jugé Prévost, l'un des pre-
miers lecteurs du livre. Ainsi nous en jugeons encore.
Sur l'état religieux de l'Angleterre, sur la tolé-
rance, sur la liberté de penser, il y a des exagé-
rations manifestes et voulues. Mais il y en a aussi sur
des sujets moins brûlants, sur le commerce, par
exemple, ou sur la condition des gens de lettres.
1. Jordan, Hist. d'un voyage littéraire fait en 1733, p. 186.
2. Pour et Contre, nos XI, XII et XIII.
VOLTAIRE PAMPHLÉTAIRE. 81
A en croire Voltaire, rien de plus enviable que la
condition des écrivains dans cette terre de liberté.
Une tendre fraternité régnerait entre les nobles et
les poètes. Le meilleur titre pour arriver aux plus
hautes fonctions serait une ode ou un traité de
morale : n'a-t-on pas vu Addison secrétaire d'État?
Newton intendant des monnaies? Prior plénipoten-
tiaire? Swift doyen d'Irlande? N'a-t-on pas vu Pope
gagner 200 000 francs avec une traduction d'Ho-
mère? Et la leçon sera plus édifiante encore si l'on
ajoute que Prior était « garçon cabaretier » et qu'il
dut sa fortune au comte de Dorset, « bon poète et un
peu ivrogne », qui le trouva dans son cabaret lisant
Horace. Et ne voit-on pas enfin les comédiennes,
pour peu qu'elles aient de génie, enterrées à West-
minster, près d'un Newton?
Ce que Voltaire ne dit pas, ce qu'il avait pu voir
pourtant de ses yeux, c'est un Thomson vendant
son poème à vil prix pour s'acheter des souliers;
c'est un Savage sans logement et réduit à coucher
dans les rues; c'est un Johnson, à ses débuts, restant
quarante-huit heures sans manger; c'est enfin le
poète peint par Hogarth, vêtu d'une simple robe de
chambre, dans un taudis, tandis que sa femme
raccommode son unique culotte l. C'en était fait,
entre 1726 et 1729, du bon temps où les Prior étaient
ambassadeurs et les Addison ministres. Cela, Voltaire
le savait, et il ne l'a pas dit.
C'est qu'il est avant tout pamphlétaire et qu'il
écrit une satire. Un excellent juge 2 lui a reproché
d'avoir très mal parlé des institutions anglaises, de
n'avoir fait aucun effort sérieux pour pénétrer le
1. Beljame, Le public et les Iwmmes de lettres, p. 364-317.
2. M. John Morley. dans sa belle étude sur Voltaire.
6
82 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
mécanisme du gouvernement, d'avoir méconnu le
rapport qu'il aurait dû voir entre ce gouvernement
et le génie de la race : c'est oublier que Voltaire
compose moins une étude historique qu'il n'écrit une
satire de son pays.
Il n'a été ni très exact ni très scrupuleux en par-
lant de la littérature anglaise. Mais comme il la
connaissait mieux, qu'il l'admirait très sincèrement
et qu'il jouissait vivement du plaisir de la révéler
à ses compatriotes, il se trouve que la partie litté-
raire du livre est aujourd'hui encore la meilleure.
Assurément, elle est trop discursive. Voltaire écrit
vite. Il lui arrive de dire que Shakespeare était, en
1734, vieux « de deux cents ans ». Il prend pour une
simple scène de comédie, dans Venise sauvée, ce qui
est une satire contre Shaftesbury — et cela, faute
d'avoir lu d'assez près. Il oublie, dans un tableau de
la littérature contemporaine, de mentionner le Spec-
tateur, qui est cependant de 1711, ou Robimon
Crusoe, qui est de 1719, ou les Saisons de Thomson,
dont le premier chant parut l'année même de son
arrivée. A peine s'il mentionne Gulliver et, dans la
première édition, il ne citait même pas Y Essai sur
l'homme, qui est de 1731.
Il suit de là que le tableau est gravement incom-
plet. Mais il est surtout gravement et volontaire-
ment inexact. Que dire, par exemple, de cette pré-
tendue traduction — toute « philosophique » — du
monologue (ïHamlet :
On nous menace, on dit que cette courte vie
De tourments étemels est aussitôt suivie.
0 mort! moment fatal! affreuse éternité!
Tout cœur à ton nom seul se glace épouvanté.
Eh! qui pourrait sans toi supporter cette vie.
De nos prêtres menteurs bénir l'hypocrisie { ?
1. Œuvres, éd. xMoland, t. XXII, p. 151.
VOLTAIRE PAMPHLETAIRE. 83
En vérité, qui s'attendait à voir Shakespeare en cette
a flaire?
Êtes-vous curieux de savoir pourquoi les Anglais,
ayant tant pillé Molière, n'ont jamais imité ou traduit
Tartuffel « Il était impossible que ce sujet réussît
à Londres : la raison en est qu'on ne se plaît guère
aux portraits des gens qu'on ne connaît pas. » C'est
une pointe; est-ce un jugement?
Il y a un art de citer qui est à lui seul un procédé
de satire : Voltaire le pratique supérieurement. Yeut-il
prouver que les nobles Anglais cultivent les lettres,
il laisse tomber de sa plume une citation de Milord
Hervey, qui se trouve être une peinture de la vie
ecclésiastique en Italie :
Les monsignor, soi-disant grands,
Seuls dans leurs palais magnifiques,
Y sont d'illustres fainéants
Sans argent et sans domestiques.
Voilà qui est un peu impertinent. Mais ne fallait-il
pas vous donner une idée des imaginations « un peu
fortes » de ces Anglais? Mais il y a mieux, et Vol-
taire met ses propres amis en méchante posture. Soit
cette appréciation du Conte du Tonneau, de Swift :
« Dans ce pays, qui paraît si étrange à une partie
de l'Europe, on n'a point trouvé trop étrange que
le révérend Swift, doyen d'une cathédrale, se soit
moqué, dans son Conte du Tonneau, du catholicisme,
du luthéranisme et du calvinisme : il dit pour ses
raisons qu'il n'a pas touché au christianisme. Il
prétend avoir respecté le père en donnant cent coups
de fouet aux trois enfants; des gens difficiles ont cru
que les verges étaient si longues qu elles allaient jus-
qu'au père l. » Si ce n'est une trahison, qu'est-ce
1. T. XXII, p. 175.
84 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
donc? Et que dire de cette insinuation, qui range
Swift au nombre de ces philosophes dont le nom
seul le mettait en rage? Or la conscience de l'ami
n'a rien reproché à Voltaire, et dans sa lettre « sur
les ailleurs anglais qui ont écrit contre la religion »,
il a fait figurer sans scrupule, — à côté de théolo-
giens comme Warburton ou Tillotson, — et Jeremy
Taylor, une des gloires de l'anglicanisme, et le doyen
Swift, qui certes eût été peu flatté de se trouver
en cette compagnie 1.
Si donc on défalque tout ce que le parti pris et la
mauvaise foi ont dicté à Voltaire sur la littérature
anglaise, la part de la pure critique, impartiale et
compréhensive, reste peu étendue. Mais il faut dire
que cetle part du moins est curieuse et, à certains
égards, très neuve. Si la critique littéraire est l'art de
comprendre les œuvres étrangères en elles-mêmes et
pour elles-mêmes, il y a dans les Lettres anglaises
deux ou trois chapitres où le vif et curieux esprit de
Voltaire a été vraiment critique.
De la littérature anglaise, il goûte d'abord et il
cite les poètes de la Restauration, les Rochester, les
Waller, les Dorset et les Roscommon. Quoique très
français par le goût, ils étaient à peine connus en
France. En traduisant un fragment d'une satire de
Rochester, Voltaire cherche à donner quelque idée
à son lecteur de « la licence impétueuse du style
anglais ». On peut trouver qu'il n'y réussit pas. L'in-
tention, du moins, était bonne.
Il a été plus heureux avec l'une des productions les
plus singulières, et assurément, les plus purement
anglaises, de la même période, avec le poème de
1. Sur Swift, voir la cinquième des Lettres à S. A. le prince
de *** (t. XXVI, p. 480), et la lettre à Mme du Deiïand, du
13 octobre 1759.
LE CRITIQUE LITTÉRAIRE. 85
Hudibras, de Butler. Évidemment, la grosse raillerie,
le ricanement sauvage et insultant de Butler, cet art
inférieur, mais très personnel, de découper l'histoire
et la vie en caricatures gigantesques, tout cela lui
plaît. Peu s'en faut qu'il ne mette Butler au-dessus
de Milton. C'est un maître du rire : « Un homme qui
aurait dans l'imagination la dixième partie de l'es-
prit comique, bon ou mauvais, qui règne dans cet
ouvrage, serait encore très plaisant '. » Notre Satyre
Ménippée est « très médiocre » auprès de ce chef-
d'œuvre. Ni les platitudes du poème, ni l'ordure, ni
ces petits vers bouffons et pesants, ni ces relents de
cuisine et d'écurie, qui font de l'œuvre de Butler un
poème bizarre et presque monstrueux, rien de tout
cela n'a rebuté Voltaire. Il a ricané sans scrupule au
spectacle de ces marionnettes criardes. Il s'est ébaudi
avec la valetaille, applaudissant Hudibras qui
Tout rempli d'une sainte bile,
Suivi de son grand écuyer,
S'échappa de son poulailler,
Avec son sabre et l'Évangile 2.
Et de même, il a goûté la savoureuse et cynique
comédie anglaise de la Restauration. Il en aime le
naturel un peu rude et la peinture, fidèle jusqu'à
l'impudence, de la vie commune. Certes, ce naturel
ne va pas sans grossièreté, ni cette peinture sans
bassesse. Mais enfin bassesse et grossièreté font
partie des mœurs anglaises, et les Anglais ont modelé
leur comédie sur leurs mœurs. Leur climat faisant des
misanthropes, ils ont mis, par la plume de Wycher-
ley, des misanthropes à la scène. Cela manque assu-
1. Lettre XXII.
2. Voltaire a toujours aimé Hudibras : cf. Nichols, Illustra-
tions of the eighteenth century, t. III, p. 122.
86 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
rément de « finesse » et de « bienséance ». Cela est
trop « hardi pour nos mœurs », et ce théâtre n'est pas
l'école de toutes les vertus. Mais il faut avouer que
c'est « l'école de l'esprit et du bon comique ». Clas-
sique par les hautes parties de son esprit, Voltaire a
toujours eu un goût secret pour les plaisanteries
grasses, qui trouvent amplement à se satisfaire dans
le théâtre de Wycherley, dans Congreve — ou dans
Swift, ce « Rabelais de l'Angleterre », dont les œuvres
sont « d'un goût singulier et inimitable » et dont
Voltaire a été l'un des rares Français qui ont plei-
nement goûté Y humour. « Un homme, écrivait-il, qui
n'a lu que les auteurs classiques méprise tout ce qui
est écrit dans les langues vivantes; et celui qui ne
sait que la langue de son pays est comme ceux qui
n'étant jamais sortis de la cour de France, pré-
tendent que le reste du monde est peu de chose, et
que qui a vu Versailles a tout vu1. » Voltaire — au
moment où il écrit les Lettres anglaises — a très sin-
cèrement essayé de voir, et de bien voir, autre chose
que Versailles.
Il n'y a donc pas lieu de le féliciter d'avoir com-
pris Pope, dont « les sujets, pour la plupart, sont géné-
raux et du ressort de toutes les nations »; il convient
au contraire de louer sa brève, mais significative
appréciation des tragiques anglais, de ces tragi-
ques « barbares », mais « qui ont des lueurs éton-
nantes au milieu de cette nuit». Il a très bien noté
que si la langue d'un Shakespeare ou son imagina-
tion nous semblent « hors de nature », c'est que son
style est « trop copié des écrivains hébreux, si rem-
plis de l'enflure asiatique ». Le premier sans doute
des critiques français, Voltaire a signalé cette
1. Essai sur la poésie épique, chap. i.
LE CRITIQUE LITTERAIRE. 87
parenté du génie britannique et du génie de la
Bible, qui est le premier des livres anglais. Il a pres-
senti combien cette poésie nous est étrangère et à
quel point elle est liée au sol qui Ta vu naître : « Le
génie poétique des Anglais ressemble, jusqu'à pré-
sent, à un arbre touffu planté par la nature, jetant
au hasard mille rameaux, et croissant inégalement
avec force. Il meurt si vous voulez forcer la nature et
le tailler en arbre des jardins de Marly. » C'est une
indication, plutôt qu'une démonstration. De cette
littérature poétique, Voltaire, à vrai dire, ne dit
presque rien de précis, ni surtout rien qu'on n'eût
déjà dit. Les quelques pages de Shakespeare qu'il
traduit sont des exemples très insuffisants. Encore
une fois, les Lettres philosophiques ne sont pas un
tableau de la littérature anglaise : qui voudrait y
chercher un aperçu complet de cette littérature vers
1730, serait fort déçu. En revanche, elles donnaient
envie de la connaître, et cela était essentiel. Moitié
par dépit, moitié par admiration sincère, Voltaire se
fait l'apologiste et l'introducteur du goût anglais,
quitte à le combattre, en désavouant ses propres
déclarations, quelques années plus tard. Bien mieux,
il loue avec feu et s'échauffe volontiers. « M. de Vol-
taire, disaient les gazettes de Hollande l, n'est point
de ces juges froids qui n'ont que de l'esprit, et que le
plaisir de critiquer rend insensibles à celui d'admirer
et d'être touché. Il loue en homme, et en homme de
génie, les beaux morceaux dont il parle. »
C'est pourquoi les Lettres anglaises restent une date
dans l'histoire de la critique. L'opinion, préparée
par les réfugiés, fortement ébranlée par Murait et
par Prévost, a été décidément entraînée par Voltaire.
1. Biblioth. britannique, 1733, t. II, p. 121-122.
88 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
Les dix années qui suivirent la publication des
Lettres assurèrent en France le succès de la littéra-
ture anglaise. Quatre ans après, J.-B. Rousseau cons-
tate avec regret les progrès de « ce malheureux
esprit anglais qui s'est glissé parmi nous depuis
vingt ans 1 ». Vers la même époque, l'abbé du
Resnel, traducteur de Pope, constate que l'étude de
l'anglais se répand et que les plus illustres écrivains
de ce pays ne nous sont plus inconnus. Il ajoute, il
est vrai, que « cette espèce de liaison est encore trop
récente « pour le persuader » que nous soyons bien
disposés à sympathiser ensemble », et regrette le dis-
crédit où tombent les livres italiens -. Mais cinq ans
après, Goujet affirme que « la poésie anglaise n'est
guère moins connue aujourd'hui que celle des Ita-
liens et des Espagnols 3 ». Les Mémoires de Trévoux
constatent que la France devint « bien bonne amie
de la littérature d'Angleterre », et s'en inquiètent *.
La Correspondance littéraire note que la mode des
ouvrages traduits de l'anglais dure « plus longtemps
que les modes n'ont coutume de durer en ce pays-ci 5 ».
Fréron écrit en 1755 : « Il n'y a guère plus de qua-
rante ans qu'un homme qui se serait avisé de parler
1. Lettre à Louis Racine, Bruxelles, 18 mai 1138.
2. Les principes de la morale et du goût, traduits de l'anglais
de M. Pope. Paris.. 1737, in-8, p. xxiu.
3. Bibliothèque française, t. VII, p. 189 : « Le commerce que
nous avons avec les Anglais, l'étude que l'on fait de leur
langue, le zèle de nos écrivains pour traduire leurs ouvrages,
sont autant de voies qui nous ont facilité la connaissance du
goût et du génie de leur poésie. » — Cf. Silhouette, Introduc-
tion à la traduction de l'Essai sur V homme, Londres, 1741, in-4.
4. Octobre 1749. — Cf. V esprit des journalistes de Trévoux.
Paris, 1771, t. 11, p. 491 : « On dirait que les productions de ce
pays deviennent parmi nous le germe de toutes ces opinions
hardies qui ont fait en Angleterre autant de chrétiens impies
que de mauvais citoyens. »
5. 1er août 1753.
INFLUENCE DES « LETTRES ANGLAISES ». 89
d'une tragédie et d'une comédie anglaise, se serait fait
siffler dans une société de bon ton.... Nous avons vu
avec assez de surprise que cette nation égalait la
nôtre en génie, la surpassait en force, et ne lui
cédait que la délicatesse et le goût l. » On m'excu-
sera de citer tant de témoignages d'une révolution
si considérable dans le goût français.
Il restait un progrès encore à faire, ou, suivant le
point de vue dont on envisage les choses, une faute
à commettre. C'était, après avoir excité la curiosité
au sujet des œuvres anglaises, d'en recommander
l'imitation. Voltaire n'a pas reculé devant cette con-
séquence.
Tout dans l'histoire de la littérature n'est-il pas
imitation et emprunt? Montesquieu emprunte à
Marana, Boiardo à Pulci, l'Arioste à Boiardo. Les
Anglais nous ont pillés souvent, et sans le dire. Les
livres sont comme « le feu de nos foyers ». On va
prendre son feu chez le voisin, on l'allume chez soi,
on le communique à d'autres, et il appartient à tous.
Heureux qui sait emprunter à propos ! Puis donc
que les Anglais ont beaucoup profité des ouvrages de
notre langue, « nous devrions à notre tour, emprunter
d'eux après leur avoir prêté 2 ».
Le conseil venait à son heure, et il fut suivi.
1. Journal étranger, septembre 1755, p. 4. — Voir aussi La
Harpe, Cours de lût., t. III, p. 208.
2. T. XXII, p. 177, note. — En 1156, Voltaire, trouvant sans
doute que le conseil était trop suivi, supprime ce passage.
CHAPITRE III
DES CAUSES QUI ONT PREPARE, AVANT ROUSSEAU,
LE SUCCÈS DU COSMOPOLITISME EN FRANCE
I. Circonstances qui ont aidé, dans la première moitié du
siècle, la diffusion du cosmopolitisme. — Abaissement de
l'idée de patrie. — Épuisement de la littérature nationale.
IL Diffusion de l'esprit scientifique, et ses conséquences
littéraires.
III. Rôle de Jean-Jacques Rousseau par rapport à l'influence
anglaise : il unit en lui le génie germanique et le génie
latin.
I
Les réfugiés et Murait, Voltaire et l'abbé Prévost
ont préparé l'opinion à l'influence de la littérature
anglaise, et, par elle, des littératures du Nord en
France. Les uns volontairement et sciemment, les
autre par simple curiosité d'esprit, et sans mesurer
la portée de leur tentative, ils ont contribué à dimi-
nuer le prestige séculaire des littératures classiques,
en faisant entrevoir à l'esprit français une littérature
autochtone, du moins en apparence, profondément
originale et, au lieu d'être fondée sur la tradition,
orientée tout entière vers le progrès.
« Il semble, écrivait Gottsched dès 1739, que les
Anglais se disposent à chasser les Français d'Alle-
magne l. » L'invasion de la littérature anglaise fut
1. Lettre manuscrite conservée à la bibliothèque de Zurich
et citée par M. de Greierz, dans son Murait.
L IDEE DE PATRIE. 91
plus lente parmi nous. Cependant, de 1700 à 1760
environ, quelques vulgarisateurs préparent le « croi-
sement » de l'esprit français. Beaucoup de circon-
stances les ont aidés dans leur tentative.
En premier lieu, il faut le dire, rabaissement sin-
gulier de Tidée de patrie. « Le xvme siècle, a-t-on écrit
justement, n'a été ni chrétien ni Français l. » C'est
pourquoi il n'a pas maintenu en littérature plus
qu'ailleurs ce qui était considéré depuis deux siècles
comme la tradition nationale. Il est curieux de noter
que les recrudescences de l'anglomanie coïncident
précisément avec nos plus cruelles défaites ou avec
les traités les plus désastreux. Jamais notre admi-
ration de l'Angleterre ne fut plus vive qu'aux envi-
rons de 1748, de 1763 ou de la guerre d'Amérique.
Pendant la guerre de Sept Ans , elle atteint au
délire. En vain quelques patriotes élèvent la voix
contre « cette abominable contrée, asile affreux des
sauvages de l'Europe, où la raison, l'humanité, la
nature ne peuvent faire entendre leur voix 2 ». En
vain pleuvent les pamphlets et les satires. — On lit
dans un poème de 1762 :
Tigres de sang nourris, vos Lockes, vos Newtons,
Ne vous ont pas dicté ces barbares leçons.
C'est d'eux que s'élevait votre éclat immortel;
Ils vous avaient absous des forfaits de Cromwel 3.
L'auteur d'un Petit catéchisme politique des Anglais,
par demandes et par réponses 4, essaie, à la suite de
l'affaire de Port-Mahon, de réveiller le sentiment
1. E. Faguet, xvme siècle, Préface.
2. Les Sauvages de l'Europe, Berlin, 4150. (Voir le Journal ency-
clop., 1er juin 1764.)
3. D'Arnauld, A la Nation, 1762.
4. 1756. (Journal encyclopédique, septembre 1756.) — Voir
aussi V Adresse à la nation anglaise, poème patriotique, par un
92 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
national : « Comment définissons-nous la politique?
fait-il dire aux Anglais. — C'est la science pratique
de tout ce qui est injuste et déshonnête. — Qu'est-ce
que le droit de la nature? — C'est un vieux code du
cœur humain, que nous venons de rectifier sur des
exemplaires qui ne se trouvent qu'en Barbarie.... —
Qu'est-ce qu'un traité? — C'est la chose du monde
dont nous nous soucions le moins. — Qu'est-ce que
des limites? — C'est ce que nous n'avons point
envie de savoir. — Qu'est-ce que des amis? — C'est
ce que nous n'aurons jamais. »
Ils en avaient cependant, et de très chauds. Gibbon,
qui visita Paris en 1763, écrit : « Nos opinions, nos
mœurs, même nos habits étaient adoptés en France;
un rayon de gloire nationale illuminait tout Anglais,
dont on supposait toujours qu'il était né patriote et
philosophe1. » — Voltaire demandait un jour à Sher-
lock : « Comment avez-vous trouvé les Français? —
Aimables et spirituels, lui répondit son hôte; je ne
leur ai remarqué qu'un seul défaut : ils imitent trop
les Anglais 2. » Au lendemain même de la paix
désastreuse qui nous enlève nos plus belles colonies,.
Favart célèbre l'union des deux peuples dans Y An-
glais à Bordeaux :
Le courage et l'honneur rapprochent les pays,
Et deux peuples égaux en vertus, en lumières,
De leurs décisions renversent les barrières,
Pour demeurer à jamais amis 3.
citoyen, Paris, 1757, in-12 : « On a cru, dit l'auteur en termes-
bien significatifs, qu'il était permis de dire hautement la
vérité à une nation qui la dit si hardiment à ses rois » ; — et
La différence du patriotisme national chez les Fiançais et chez
les Anglais (par Basset de la Marelle, Paris, 1766), où l'auteur
signale fortement l'alfaiblissement du sentiment patriotique.
1. Mémoires, chap. xv.
2. Lettres d'un voyageur anglais, p. 135.
3. Le traité de Paris est de février. La pièce est de mars 1"63~
LIDEE DE PATRIE. 93
Telle était la singulière mollesse du sentiment
national que ces vers furent applaudis à tout rompre,
et que l'auteur, traîné sur la scène, fut acclamé.
Il faut donc noter, comme une des causes qui pro-
pagèrent l'anglomanie, l'affaiblissement de l'idée de
patrie.
Par une étrange contradiction, nous admirions chez
nos voisins les vertus mêmes qui nous faisait le plus
défaut. Leur patriotisme, même sauvage et brutal,
nous faisait envie !. Dès 1728, Marivaux s'étonnait de
ces contradictions dans une page charmante : « C'est,
disait-il, une plaisante nation que la nôtre : sa vanité
n'est pas faite comme celle des autres peuples; ceux-ci
sont vains, tout naturellement, ils n'y cherchent point
de subtilité ; ils estiment tout ce qui se fait chez eux
cent fois plus que tout ce qui se fait partout ailleurs ;
ils n'ont point de bagatelles qui ne soient au-dessus
de tout ce que nous avons de plus beau; ils en par-
lent avec un respect qu'ils n'osent exprimer, de peur
de le gâter; et ils croient avoir raison, ou, si quel-
quefois ils ne le croient point, ils n'ont garde de le
dire; car où serait l'honneur de la patrie? Et voilà
ce qu'on appelle une vanité franche.... Mais nous
autres Français, il faut que nous touchions à tout, et
nous avons changé tout cela; vraiment! nous y
entendons bien plus de finesse, nous sommes bien
autrement déliés sur l'amour-propre. Estimer ce qui
L'auteur la soumit à l'ambassadeur d'Angleterre, qui en modifia
le titre, et en fit précéder la représentation de celle de Brutus,
« tragédie patriotique dans le goût anglais ». — Le Journal
encyclopédique écrit, à la suite de ce succès scandaleux :
« Qu'à Paris, on présente les Anglais comme un peuple grand,
généreux, qui cherche à faire assaut de talents et de vertus
avec les Français, l'auteur fait sa charge, et en l'applaudissant
le public fait la sienne » (1er mars 1763).
1. Cf. les Lettres de Bolingbroke sur le patriotisme, traduites
par le comte de Bissy.
94 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
se fait chez nous! eh! où en serait-on, s'il fallait
louer ses compatriotes? ils seraient trop glorieux, et
nous trop humiliés; non, non, il ne faut pas donner
cet avantage-là à ceux avec qui nous vivons tous les
jours, et qu'on peut rencontrer partout. Louons
les étrangers, à la bonne heure; ils ne sont pas là
pour en devenir vains Voilà votre portrait,
Messieurs les Français. On ne saurait croire le plaisir
qu'un Français prend à dédaigner nos meilleurs
ouvrages, et à leur préférer les fariboles venues de
loin. Ces gens-là pensent plus que nous, dit-il, en
parlant des étrangers : et dans le fond, il ne le croit
pas, et, s'il s'imagine qu'il le croit, je l'assure qu'il
se trompe. Eh! que croit-il donc? Rien; mais c'est
qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive....
Quand il met les étrangers au-dessus de son pays,
Monsieur n'est plus du pays au moins, c'est l'homme
de toute nation l... », c'est le cosmopolite.
Être l'homme « de toute nation », n'être pas « du
français pays », c'est l'un des rêves des écrivains du
xvme siècle; et c'est l'une des raisons pour lesquelles
« les fariboles venues de loin » ont fait leur chemin.
L'un des traits du « philosophe », n'est-ce pas préci-
sément le parfait détachement de ce lien national, qui
pourrait bien être un des préjugés les plus absurdes
légués par les vieux âges? Où Marivaux se trompe,
c'est quand il ne voit là qu'une mode. C'est l'une des
tendances profondes du siècle, un de ses caractères
essentiels. Or ce qui distingue les nations, ce qui dif-
férencie les races, c'est proprement la littérature ou
l'art, c'est-à-dire l'expression des mœurs et du génie
intime. Ce qui les unit, c'est au contraire l'esprit
philosophique ou scientifique. L'art est infiniment
1. L'Indigent philosophe, 5e feuille (1728).
STERILITE LITTERAIRE. 95
varié, la philosophie est une. La relativité de l'un
s'oppose à l'universalité de l'autre. Et, par une con-
séquence naturelle, plus le prestige de la science
augmente, plus le pouvoir de l'art diminue.
Ces deux conséquences se vérifient dans la pre-
mière moitié du xviir0 siècle.
Les vingt premières années en sont littérairement
infécondes. Ce n'est guère qu'une liquidation du
grand siècle. Un à un, les survivants de la grande
époque disparaissent : en 1 704, Bossuet et Bourdaloue ;
en 1706, Bayle; en 1707, Vauban etMabillon; en 1711,
Boileau; en 1715, avec Louis XIV, Fénelon et Male-
branche. Au contraire, les écrivains marquants du
wiii0 siècle ne font que de naître : Duclos en 1704,
Buffon en 1707, Gresset et Mably en 1709, Rousseau
en 1712, Diderot et Raynal en 1713, Helvétius,
Vauvenargues et Condillac en 1715, d'Alembert
en 1717, Fréron en 1718; Marmontel, d'Holbach et
Grimm en 1723. Fontenelle seul — et c'est son ori-
ginalité — fait, avec Lesage, le trait d'union entre
les deux siècles. Montesquieu, Voltaire, Marivaux,
Prévost, en sont à leurs débuts, et d'ailleurs ouvrent
le feu.
En même temps que l'heure des disparitions, c'est
celle des publications posthumes : les Sermons de
Bourdaloue, en 1707; la Politique tirée de V Ecriture
Sainte, en 1709; les Mémoires de Retz, en 1717; les
Dialogues sur l'éloquence de la chaire, en 1718, en
attendant le Traité de la connaissance de Dieu et de
soi-même (1722), les Mémoires de Mme de Motte-
ville (1723), les Lettres de Mme de Sévigné (1726),
les Elévations sur les Mystères et le Traité de la con-
cupiscence (1727 et 1731). Il faut voir avec quel mépris
les journaux de Hollande — ces avant-coureurs du
siècle — accueillent ces œuvres retardataires. Visi-
$6 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
blement, les années d'attente paraissent longues et
vides. L'opinion flotte entre une admiration qui
s'éteint et un besoin vague, et encore non satisfait,
de nouveautés : attente inquiète d'une littérature
nouvelle que les œuvres anglaises viendront à point
pour satisfaire.
Car, si le xvir3 siècle se prolonge, par une sorte de
vitalité posthume, dans les premières années du
xvme, l'esprit nouveau ne s'affirme encore dans aucune
œuvre décisive. Œdipe n'est que de 1718, les Lettres
persanes de 1721. Les genres épuisés végètent péni-
blement. Il faut la complaisance des contemporains
pour s'échauffer aux tragédies de Crébillon ou de
Lagrange-Chancel. En comédie, avec les dernières
œuvres de Boursault ou de Regnard, les premières de
Dufresny ou de Destouches, c'est l'influence de
Molière qui se prolonge et s'épuise. Seul, Turcaret —
dont la forme reste d'ailleurs toute traditionnelle —
fait exception en 1709.
En histoire, en politique, en morale, ces années sont
stériles. Quelques serinons de Massillon font pres-
sentir une éloquence nouvelle, plus accommodée au
siècle, plus mondaine, moins solide aussi et moins
religieuse que celle des Bossuet et des Bourdaloue.
La littérature d'imagination languit : seul, Gil Blas
commence à paraître en 1715. L'une des rares
œuvres marquantes de cette époque ingrate, les
Mémoires du chevalier de Grammont, sont l'œuvre d'un
étranger et, au surplus, l'un des livres qui ont le plus
contribué à faire connaître l'Angleterre parmi nous.
J'ai dit le parti que les réfugiés ont essayé de tirer
de cette infécondité de notre littérature pour nous
imposer une littérature voisine, et comment ils ont
réussi sinon à la naturaliser en France, du moins
à exciter l'attention à son endroit. Peu à peu, cette
LA SCIENCE ANGLAISE. 97
littérature va devenir le refuge de tous ceux que la
stérilité de notre art classique exaspère. Tout ce que
celui-ci perdra, la littérature anglaise le gagnera.
Il
L'esprit scientifique et philosophique, d'autre part,
prépare le succès des œuvres anglaises.
Depuis le xvne siècle, l'Angleterre apparaissait
comme la patrie de la science expérimentale. Dès
1665, le Journal des savants affirmait que « la belle
philosophie y fleurit plus qu'en aucun autre lieu du
monde l ». Chapelain écrivait à Vossius sur les
Anglais : « Ils sont doctes, curieux et libres, et l'on
n'en doit guère rien attendre que de bon 2. » « Les
Anglais, disait le P. Rapin quelques années plus
tard, par cette profondeur de génie qui est ordinaire
à leur nation, aimèrent les méthodes profondes,
abstruses, recherchées; et par un attachement opi-
niâtre au travail, s'appliquèrent à observer la nature
encore plus que les autres nations 3. » Et La Fon-
taine :
Les Anglais pensent profondément :
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament ;
Creusant tous les sujets et forts d'expériences,
Us étendent partout l'empire des sciences 4.
Le grand nom de celui dont on a dit qu'il était
« le type en quelque sorte, ou la gravure avant la
lettre du génie anglais 5 », Bacon, symbolisait toutes
1. 30 mars 1665.
2. Lettres de Chapelain, éd. Tamizey de Larroque, t. II,
p. 393.
3. Œuvres, 1725, t. II, p. 365. — Le passage est de 1676.
4. Le Renard anglais, publié en 1694.
5. Garât, Mém. sur Suard, t. II, p. 45.
7
98 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
les aspirations que les sciences d'observation com-
mençaient à faire naître et que Newton réalisa si
magnifiquement. Lui qui a parlé si éloquemment du
progrès et si dédaigneusement de la tradition, lui
qui estimait que « les découvertes doivent être
demandées à la lumière de la nature, et non aux
ténèbres de l'antiquité », faut-il s'étonner qu'il ait
été, aux yeux d'un d'Alembert, « le plus grand, le
plus universel et le plus éloquent des philosophes * »?
Or, ce que Bacon avait espéré, Newton le réalisait.
Les cieux, suivant le mot de Voltaire, racontaient la
gloire de l'auteur des Principia et de Y Optique. La
science anglaise, de jour en jour plus glorieuse, a
produit l'effet, aux contemporains de Voltaire et de
Maupertuis, du plus grand renouvellement de l'esprit
humain depuis l'antiquité. Elle a plus fait, pour la
gloire du génie anglais, que tous les Addison et tous
les Pope réunis. La méthode expérimentale — la
méthode baconienne — s'opposait triomphalement à
la méthode toute française de Descartes. « Je crois,
écrivait Le Clerc, que le monde commence à revenir
de cet air décisif que Descartes avait introduit en
débitant des conjectures pour des démonstrations, et
on ne voit pas un habile homme qui soit autant sys-
thématique, pour ainsi dire, qu'il était. Les Anglais
surtout sont ceux qui en sont le plus éloignés 2. »
Dès lors, sur le nom de Newton, se groupe, de
1700 à 1740, tout le « parti anglais », depuis Mauper-
tuis, le premier « newtonien » déclaré qu'il y ait eu
en France 3, jusqu'à Voltaire, vulgarisateur éloquent
1. Disc, prélim. de l'Encycl.
2. Lettre à Louis Tronchin, ap. Sayous, La litt. franc, à
l'étr., t. Il, p. 41.
3. Discours sur la Figure des astres, 1132. — Cf. d'Alembert,
Disc, prélim.
LA SCIENCE ANGLAISE. 99
de la physique nouvelle *. « Plusieurs de nos savants,
écrit un témoin en 1745, se sont déjà rangés sous la
bannière anglaise.... Avec quelle emphase n'exaltent-
ils pas tout ce qui nous vient de ce pays-ci ! Avec quelle
ardeur ne cherchent-ils pas à faire des prosélytes!
Si Ton en croit ces espèces de fanatiques, il n'y a
d'hommes véritables que les Anglais : on ne peut
faire un pas dans la philosophie et dans les lettres
sans l'étude de leur langue : elle est, selon eux, la
clef de toutes les sciences; ils la regardent comme
la seule qui soit riche, la façon de penser des Anglais,
comme la seule qui soit juste, et leur manière de
vivre, comme la seule qui soit raisonnable 2. »
Ainsi le culte de la science anglaise, en tournant
tous les regards vers la patrie de Newton, devançait
et préparait le culte de Shakespeare ou de Richardson.
Les hommes s'unissent plus aisément sur le terrain
de la science, qui n'a point de patrie, que sur celui
de l'art, qui ne peut être que plus difficilement uni-
versel et humain.
Mais cette évolution de l'esprit du siècle a eu
d'autres conséquences encore, et même en littéra-
ture. C'est à l'école des Bacon, des Locke, des Newton
que l'esprit français, tout imbu jusque-là du res-
pect des modèles antiques et tout pénétré, par leur
influence, de la supériorité de l'art sur la science,
désapprenait et l'admiration des anciens et le res-
pect de l'art lui-même.
« La poésie est une niaiserie ingénieuse », disait
Newton. Locke avait écrit: « Ceux qui s'appliquent
1. L'Optique est traduite par Coste, en 1122. L'Éloge de
Newton par Fontenelle est de 1727. Les Éléments de la philo-
sophie de Newton, de Voltaire, de 1738. L'Épître LI, à Mme du
Châtelet, écrite en 1736, paraît la même année.
2. Lettres, t. I, p. 63.
100 L INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
sérieusement à manipuler et à arranger des abstrac-
tions se donnent beaucoup de peine pour peu de
chose, et feraient aussi bien de reprendre, étant
hommes, leurs poupées d'enfants.... Il n'y a de con-
naissances vraiment dignes de ce nom que celles qui
conduisent à quelque invention nouvelle et utile, qui
apprennent à faire quelque chose mieux, plus vite
et plus facilement qu'auparavant. Toute autre spécu-
lation, fût-elle curieuse et raffinée, eût-elle des appa-
rences de profondeur, n'est qu'une philosophie vaine
et paresseuse, une occupation de désœuvrés !. » C'est
proprement l'esprit du xvme siècle anglais : dédain
de toute spéculation superflue, incuriosité absolue à
l'égard des problèmes dont la solution n'intéresse
pas directement notre bonheur en ce monde, souci
exclusif du bien-être physique ou moral. « Notre
affaire en ce monde, disait encore Locke, n'est pas
de connaître toutes choses, mais celles qui regardent
la conduite de notre vie. » Il avait semblé à nos pen-
seurs du xvne siècle, à un Pascal ou à un Descartes,
que la vie avait sa fin hors d'elle-même et que la
pensée humaine trouvait sa dignité à se projeler, si
l'on peut dire, à l'infini. Le baconisme borne la pensée
et la science à l'existence présente. Il professe qu'il
y a des vérités ingénieuses et inutiles pareilles à des
étoiles « qui, placées trop loin de nous, ne nous
donnent point de clarté 2 ». Il n'y a de solide que la
nécessité où nous sommes d'améliorer notre condition
présente, de maîtriser la matière, d'en faire un docile
f et utile esclave. Hors de là, il n'y a que rêveries.
« Quand un homme, écrit Johnson, s'occupe de ques-
tions inutiles ou qui ne le touchent pas personnel-
1. De arte medica, ap. Marion.J. Locke, p.
2. Lettres anglaises, XXIV.
/
LA SCIENCE ANGLAISE. 101
lement, qu'il passe sa vie à essayer de résoudre des
problèmes insolubles ou dont la solution n'augmen-
terait guère le bonheur des hommes, quand il prodi-
gue son temps pour calculer le poids du globe, ou
pour trouver les lois qui régissent des mondes que
le télescope n'aperçoit pas, on peut lui rappeler à
propos le précepte : Connais-toi toi-même, et lui faire
remarquer qu'il y a, plus près de lui, un être bien
plus important à connaître et auquel il refuse son
attention, car son esprit est occupé à des recherches
dont la seule cause est la vanité ou la curiosité l. »
Une pareille conception entraîne le dédain de tout
ce qui n'est qu'amusement, libre jeu de l'esprit,
luxe de la pensée. La poésie devient « une niaiserie
ingénieuse ».Le rationalisme d'un Locke ne s'accom-
mode de la littérature qu'en tant qu'elle est un vête-
ment modeste de l'idée. Les anglomanes qui profes-
sent, dit Voltaire, un grand respect pour « les quatre
règles de l'arithmétique et le bon sens»2, opposent
à 1' « élégance facile » des Français, la « rudesse de
l'invention », qui fait ressembler les Anglais aux
Michel-Ange de l'art d'écrire, tandis que nous en
sommes, plus modestement, les Raphaël 3. Ils répu-
dient le culte des modèles et estiment avec Bacon
que c'est « chose vaine et inutile de faire son étude
principale de ce qu'ont pensé les hommes ». Locke
n'a point étudié les livres; il a essayé de constituer
« la physique expérimentale de l'âme i », donnant
ainsi un illustre modèle de ce que doit être la pensée
moderne, indépendante de toute tradition.
Cependant, vers 1740, en dépit de John Locke et
1. The Rambler, n° 24.
2. Lettres anglaises, XXIV.
3. Garât, Mémoires sur Suard, t. Il, p. 48.
4. D'Alembert, Disc, prélim.
102 l'influence anglaise avant bousseau.
des Anglais, le public français s'amuse encore de ses
tragédies, de ses opéras, de ses petits vers. Il applau-
dit ses amuseurs. Il reste le peuple le plus frivole du
monde, « la crème fouettée de l'Europe », comme
l'appelle Voltaire. Mais peu à peu il lui arrivera d'avoir
honte de lui-même. Il se comparera à ses voisins, et
tel Français se trouvera le cerveau léger, au prix de
la tête d'un Bacon ou d'un Newton, ou même du
« sage Addison » ou du « respectable doyen Swift». Il
estimera que « le purisme dans le langage, l'extrême
souci de polir son style » ne peut servir « qu'à briller
dans le monde et à se faire la réputation d'un homme
lettré » \ ce qui est vraiment peu de chose. Du moins
paraîtra-t-il bientôt à beaucoup de bons esprits que
la littérature a des bornes étroites et que « l'imita-
tion de la belle nature semble bornée à de certaines
limites qu'une génération ou deux, tout au plus, ont
bientôt atteintes 2 ».
En un mot — et pour emprunter encore les expres-
sions mêmes des contemporains, — « la France doit
à V Angleterre la grande révolution qui s'est faite dans
sa littérature.... Au lieu de ces futilités ingénieuses,
que l'on est enfin parvenu à n'estimer que ce qu'elles
valent, combien dans ces dernières années n'a-t-on
pas vu paraître d'ouvrages excellents sur les arts
utiles, sur l'agriculture, le plus essentiel et, par
conséquent, le premier de tous, le commerce, les
1. Locke, ap. H. Marion, op. cit., p. 97-98 : « Donner beau-
coup de temps à tout cela peut servir à briller dans le monde
et à se faire la réputation d'un homme lettré; mais si c'est là
tout, il me semble que c'est travailler pour un avantage tout
extérieur. Pour mettre les choses au mieux, c'est s'occuper à
faire un joli vêtement pour la vérité ou l'erreur; et la plupart
de ceux qui dépensent leur temps de la sorte font des gens à
la mode plutôt que des hommes sages et utiles. »
2. D'Alembert, Disc.prélim.
l'idéal nouveau. 103
finances, les manufactures, la marine, les colonies,
sur tous les objets enfin qui peuvent contribuer à
rendre les peuples plus heureux et les États plus
florissants » l.
Ainsi l'esprit des deux peuples se rencontre dans
un idéal commun. Avant qu'ils aient adopté une
même façon de sentir et d'imaginer, des relations
scientifiques et philosophiques suivies les ont habi-
tués à une manière d'alliance intellectuelle. Tandis
que Voltaire et Prévost font effort pour acclimater
chez nous la littérature de nos voisins, la France
s'habitue à regarder de plus en plus du côté du Nord,
à y chercher des inspirations et des guides. « Nous
avons pris des Anglais, écrivait un jour Voltaire à
Helvétius, les annuités, les rentes tournantes, les
fonds d'amortissement, la construction et la manœu-
vre des vaisseaux, l'attraction, le calcul différentiel,
les sept couleurs primitives, l'inoculation. Nous pren-
drons insensiblement leur noble liberté de penser,
et leur profond mépris pour les fadaises de l'école 2. »
III
Telle était, si Ton peut dire, iïnfluence négative
de l'esprit anglais en France, au lendemain des
Lettres philosophiques. Nulle grande œuvre littéraire
n'avait définitivement conquis le public. Mais le
1. Journal encyclopédique, avril 1158. — Cf. le Journal étran-
ger, avril 1754 : « Il viendra un temps où la mode exigera
qu'on soit instruit, qu'on observe, qu'on raisonne, qu'on dis-
cute avec justesse un fait de la nature, de même que le ton
général nous porte aujourd'hui à parler avec goût de tout ce
qui concerne les arts agréables, à juger finement et légèrement
un ouvrage de poésie, à critiquer une pièce de théâtre ».
2. 15 septembre 1763. — Cf. à Mme du Deffand, 17 sept. 1757.
104 L'INFLUENCE ANGLAISE AVANT ROUSSEAU.
public ne demandait qu'à se laisser prendre. Il restait,
par attachement aux traditions, fidèle aux anciens
modèles, mais sans chaleur et sans conviction. « La
saine antiquité, écrivait mélancoliquement Fréron,
n'est plus consultée. A peine connaît-on de nom les
plus beaux génies d'Athènes et de Rome1. » L'abbé
Le Blanc se plaint qu'à une « aveugle prévention »
ait succédé un dédain injustifié et, après avoir con-
staté les progrès de l'anglomanie, il exprime le désir
que le culte de ces nouveaux dieux ne fasse pas
oublier les anciens 2.
Il restait, après avoir fait connaître l'Angleterre à
la France et avoir mis en contact les deux nations, à
faire passer dans l'esprit français le meilleur de
l'esprit anglais ou, si Ton veut, à unir la première des
nations de l'Europe latine à la plus grande des nations
de l'Europe germanique, — et ce fut l'œuvre du Suisse
Jean-Jacques Rousseau.
1. Lettres sur quelques écrits de ce temps, t. II, p. 234.
2. Lettres, t. II, p. 234. — Cf. t. III, p. 227.
LIVRE II
JEAN-JACOUES ROUSSEAU
ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE
CHAPITRE I
ROUSSEAU ET L'ANGLETERRE
I. Origines du génie de Rousseau : ce qu'il doit à Genève, et,
par Genève, à l'Angleterre. — Caractère exotique de ce génie.
II. Qu'il a partagé l'admiration de ses contemporains pour
l'Angleterre. — Liberté de l'esprit anglais. — Respect du
xvin* siècle français pour la vertu anglaise.
III. Comment ces traits se retrouvent chez Rousseau. — Où
a-t-il puisé ses notions sur l'Angleterre? — Influence de Murait
sur lui. — Les mœurs anglaises dans la Nouvelle Héloïse. —
Milord Bomston, ou l'Anglais. — Que l'anglomanie du siècle
se reflète dans son œuvre.
I
Nul écrivain de son siècle n'a été, par les origines,
mieux préparé à faire l'union entre l'Europe germa-
nique et l'Europe latine.
« Il y a, disait Doudan, quelque chose d'anglais
dans la nature genevoise !. » Quelque juste que soit
1. Lettres, t. II, p. 316.
106 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
cette remarque, on hésiterait cependant à l'appliquer
à ce Rousseau que la vie ballotta, depuis l'adoles-
cence, loin de sa ville natale, si lui-même ne s'était
arrêté sur cette idée avec complaisance. Voltaire
disait irrévérencieusement de Genève qu'elle imite
l'Angleterre comme la grenouille imite le bœuf :
elle est le Gille de l'Angleterre '. Ce qui lui paraît
plaisant est, selon Rousseau, un des sujets d'orgueil
de sa patrie : « Comme autrefois, dit-il, les mœurs
anglaises ont pénétré jusqu'en ce pays, les hommes,
y vivant encore un peu plus séparés des femmes que
dans le nôtre — c'est Saint-Preux qui parle, — con-
tractent entre eux un ton plus grave, et générale-
ment plus de solidité dans leurs discours 2. » Ainsi
une part du sérieux, de la Grùndlichkeit des Genevois,
leur viendrait d'outre-Manche. De là, comme dit Jean-
Jacques, ce « ton dogmatique et froid », qui cache des
passions ardentes. De là aussi, dans leurs discours,
« des longueurs toujours excédantes, des arguments,
des exordes, un peu d'apprêt, quelquefois des phrases,
rarement de la légèreté, jamais de cette simplicité
naïve qui dit le sentiment avant la pensée, et fait si
bien valoir ce qu'elle dit ». Qu'on relise le portrait
des Genevois, tel que Rousseau l'a tracé : combien de
traits sont anglais ou dignes de l'être !
C'est qu'en effet Jes relations entre les deux
nations ont toujours été, comme il le note, très
étroites. Dès le xvie siècle les Anglais persécutés et
exilés par Marie Tudor forment à Genève une com-
munauté religieuse, et Knox est l'élève de Calvin. La
Grande-Bretagne, en retour, protège, en des temps
meilleurs, la petite république, accueille les Genevois
de marque, leur confère volontiers des charges mili-
1. Ap. Ballantvne, op. cit., p. 283 : lettre à George Keate.
2. Nouv. Hél., VI, 5.
GENEVE ET L ANGLETERRE. 107
taires et ecclésiastiques '. Au xvmc siècle, ces relations
basées sur une communauté de génie et de religion
se resserrent encore. 11 se fonde à Genève des deba-
ting-clubs, composés pour moitié de Genevois et
pour moitié d'Anglais*. Sismondi nous apprend qu'on
parlait et qu'on écrivait le français à Genève, mais
qu'on y « lisait et pensait en anglais », et Napoléon
reprochera à ses habitants « de trop bien savoir »
cette langue. A aucune époque, les relations entre la
Grande-Bretagne et la patrie de Jean-Jacques ne
furent plus étroites qu'au siècle dernier. De nom-
breux pasteurs genevois servirent dans les églises du
refuge. Plusieurs savants genevois furent associés
de la Société Royale de Londres, et Newton corres-
pondit avec Abauzit. Delorme, Francis d'Ivernois,
Mallet du Pan se firent les propagateurs en Europe
de la constitution britannique. Beaucoup de Genevois
de marque, Alphonse Turretin, Tronchin, André de
Luc, de Saussure, et avant eux, ce fameux et « res-
pectable Abauzit », dont Rousseau a vanté en termes
si peu mesurés la sagesse et le génie, avaient étudié
dans les universités anglaises. Le premier livre qui
ait paru au xvme siècle sur l'Angleterre est d'un
Genevois, Le Sage de la Colombière. C'est à Genève
enfin, centre du cosmopolitisme en Europe, que Marc-
Auguste et Charles Pictet fondèrent la Bibliothèque
britannique, véritable héritière des revues cosmo-
polites fondées par les réfugiés, destinée, dans la
pensée de ses premiers directeurs, à répandre les
i. Deux Cazaubon ont été dignitaires de l'Église, quatre
Prévost et d'autres se sont distingués comme officiers supé-
rieurs dans les armées anglaises, etc. (Cf. A. Bouvier, Le pro-
testantisme à Genève, Paris, 1884.)
2. Cf. le livre de M. Pictet : Pictet de Rochemont, p. 61. Voir
aussi Sismondi : Considération sur Genève dans ses rapports
avec l'Angleterre et les États protestants, Londres, 1814.
108 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
idées anglaises dans les pays de langue française 1.
Genève a donc toujours été, pour les anglomanes,
une terre de prédilection, et, sans attribuer à ce
fait une influence directe sur la formation du génie
de Jean-Jacques, on peut noter cependant — puisqu'il
s'est réclamé si haut de son origine genevoise — ce
que sa patrie devait elle-même au génie anglais.
Mais ce que Genève doit au génie anglais n'est
qu'une part de ce qu'elle doit au génie germanique.
« Naître Française, écrivait Mme de Staël, avec un
caractère étranger, avec le goût et les habitudes fran-
çaises et les idées et les sentiments du Nord, c'est un
contraste qui abîme la vie 2. » Or, ce contraste ou
cet alliage fait précisément le fond de l'esprit gene-
vois. L'intelligence ici est latine, mais l'àme est sou-
vent germanique : de là sont nés, entre la France et
Genève, les plus singuliers et parfois les plus dou-
loureux malentendus. Ce que Genève, par la plume
du plus fin et du plus souple de ses écrivains, ne peut
pardonner à l'esprit français, c'est de méconnaître
absolument « la dignité personnelle et la majesté de
la conscience », c'est encore de ne jamais concevoir la
« personnalité maîtresse et consciente d'elle-même 3 ».
Il faut relire dans Amiel le parallèle si curieux et si
peu mesuré qu'il trace de l'esprit germanique et de
l'esprit latin : « La soif du vrai n'est pas une passion
française. En tout, le paraître est plus goûté que
l'être, le dehors que le dedans, la façon que l'étoffe.
1. Voir sur cette fondation le livre de H. Pictet sur Pictet
de Rochemont (Georg, 1892, in-8, p. 53 et suiv.). Pictet se pro-
pose de « faire valoir l'Angleterre et de la proposer comme
modèle aux nations voisines ». Il veut faire de sa revue <■ une
oasis pour les idées anglaises ».
2. A Frederike Brun, 15 juillet 1806 (Lady Blennerhasset,
Mme de Staël et son temps, t. III, p. 223).
3. Amiel, Journal intime, t. II, p. 92, t. I, p. 87.
ORIGINES DE KOUSSEAU. 109
ce qui brille que ce qui sert, l'opinion que la con-
science.... Tout ici peut se dériver d'une sociabilité
exagérée qui tue dans Came le courage de la résistance,
la capacité de l'examen et de la conviction person-
nelle, le culte direct de l'idéal1. » Trop sociable et
trop discipliné, l'esprit français se méfie de l'indi-
vidu. Il a en suspicion la conviction isolée et exige,
pour toute idée personnelle, l'estampille de la com-
munauté. 11 a le culte des « assignats intellectuels. »
— Le mot est dur et profondément injuste. Mais
il pourrait être de Jean-Jacques. Comme Murait,
comme Rousseau, comme Benjamin Constant, Amiel
est dans la pure tradition germanique. Et qu'a dit
Rousseau, en quelques centaines de pages admira-
bles, que ce que dit ici Amiel? Il a voulu être, en
face de la France trop catholique et trop latine,
foncièrement protestant et Genevois. Il a, lui aussi,
prétendu relever la dignité individuelle. Il a fait appel
à « la conscience ». Il a détruit, le plus qu'il a pu, d'as-
signats intellectuels et moraux.
Je n'oublie pas qu'il est, par l'un de ses ascendants,
de famille française. Par les origines du sang, il est à
moitié nôtre. Mais l'est-il par les influences d'enfance
et de jeunesse? Cette souche gauloise a été « retrempée
par la Réforme 2 ». S'il faut en croire un des hommes
qui le connaissent le mieux, le plus pur du protes-
tantisme germanique a passé en lui. Par Mme de
Warens, disciple du piétiste Magny, il aurait reçu
l'essentiel des idées de Spener et des piétistes alle-
mands. Le piétisme romand, Magny et Mme de Warens
i. Amiel, Journal intime, t. II, p. 186.
2. Voir H. F. Amiel, dans l'intéressant volume intitulé :
Rousseau jugé par les Genevois d'aujourd'hui, p. 30, et, sur les
ancêtres de Rousseau, M. E. Ritter {Revue des Deux Mondes,
15 janvier 1895).
HO ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
se trouveraient être ainsi « trois anneaux qui relient
la pensée et la piété germaniques aux idées reli-
gieuses de Jean-Jacques ». Un sentiment de piété pro-
fonde et habituelle, une grande indépendance en face
de l'autorité traditionnelle, une indifférence marquée
pour les querelles dogmatiques, l'idée de Dieu et
d'un avenir éternel toujours présente, l'habitude des
états contemplatifs : tels sont les traits de cette sorte
de quiétisme protestant *, qui rattacherait directe-
ment les piritualisme de Rousseau aux traditions reli-
gieuses de l'Allemagne. — Je ne sais trop et ne puis
oublier certaine phrase inquiétante de Jean-Jacques 2.
Mais il n'en reste pas moins vrai que Rousseau,
quoique Français par le sang, ne nous appartient
qu'à demi. Les critiques étrangers le regardent volon-
tiers comme le plus Allemand des Français, si ce
n'est comme le plus Anglais. C'est, tout au moins,
un cosmopolite. A regarder les choses de haut, on
dirait volontiers qu'il résume en lui tout ce que le
protestantisme a pu ajouter, en sortant de France,
de profondeur, de variété, de personnalité à l'esprit
français. En face de notre littérature classique, si
essentiellement sociable et dont la société fait le lien
en même temps que le principal et presque l'unique
sujet, il apparaît comme un paradoxe. On s'étonne
qu'il l'ait comprise ; on doute qu'il l'ait aimée. « Le je,
disait-il, est presque aussi scrupuleusement banni de
1. E. Ritter, Magny et le piétisme romand, Lausanne, 1891,
et Revue des Deux Mondes, 15 mars 1895.
2. Nouv. HéL, VI, 7. Saint-Preux déplore les « égarements »
de Murait, devenu piétiste, et détourne Julie de lire V Instinct
divin. Rousseau met en note, à propos des piétistes : « Sorte
de fous qui avaient la fantaisie d'être chrétiens et de suivre
l'Évangile à la lettre, à peu près comme sont aujourd'hui les
méthodistes en Angleterre, les moraves en Allemagne, les
jansénistes en France ».
ORIGINES DE SON GENIE. 111
la scène française que des écrits de Port-Royal, et
les passions humaines, aussi modestes que l'humilité
chrétienne, n'y parlent jamais que par on l. » Or
Rousseau parle par^'e, non par on. Nul génie n'a été
plus personnel et plus lyrique, par suite moins fran-
çais — au sens où l'ont entendu nos classiques. La
Nouvelle Héloïse, a dit justement Mme de Staël,
« caractérise le génie d'un homme, non les mœurs
d'une nation * ». On en dirait autant de tous ses
livres : ils ne sont nullement dans la tradition fran-
çaise. Œuvres d'un étranger, ils jurent étrangement
avec les habitudes de notre art classique. Ils en pren-
nent exactement le contre-pied. Ils en sont la néga
tion même. Ils en ont fait perdre, à ceux qui s'en son
inspirés, l'intelligence.
Gomme on se le représente aisément, au contraire,
prenant sa place dans la lignée anglaise ! Comme il en
est, par le sens profond de la « dignité intérieure »,
par le goût du détail et par l'observation précise des
petits faits, par l'amour de ce home qu'il a si passion-
nément loué, par ses aspirations vers la nature —
qu'un Thomson avait découverte trente ans avant luil
Par le développement maladif du moi, comme il est le
compatriote d'un Swift! Comme il est, par la richesse
et l'abondance de la poésie intérieure, de l'école d'un
Milton ou d'un Gray! Et par le goût de la mélan-
colique rêverie, comme il eût été près, si le siècle
l'eût permis, d'un Shakespeare! Certes, ces pro-
blèmes de race sont obscurs, et nos paroles rendent
mal la complexité de ce que nous devinons. Mais s'il
est vrai que le romantisme ait été « une sorte de
rébellion contre l'esprit d'une race latinisée à fond 3 »,
1. Nouv. HéL, II, 17.
2. De la littérature, I, 15.
3. F. Brunetière, L'évolution de la poésie lyrique, t. I, p. 178.
112 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
qui donc y a mis, avec le ferment de la révolte, ce
germe d'exotisme, sinon l'homme dont il a été dit
qu'il était, quoique Français par la langue, étranger
par le génie, parce qu'il n'avait puisé son talent
que « dans le fond de son âme? ' »
Ce qui est certain, c'est que dans l'histoire de la
formation du cosmopolitisme, la place de Rousseau
est la première. Entre l'Europe du Nord et l'Europe
du Midi, il a été le lien puissant qui a uni deux
génies. Ce que ni les réfugiés, ni Prévost, ni Voltaire
n'avaient réussi à faire, il l'a fait : il a inoculé, par la
seule puissance de son talent, la pleine intelligence
de ces beautés nouvelles à l'esprit français. Il n'a pas
seulement transformé notre goût, mais encore notre
notion même de l'art; et il s'est trouvé que cette
notion nouvelle de l'art, telle qu'il l'a dégagée à tous
les yeux, répondait exactement à ce que les efforts
des écrivains anglais tendaient à réaliser depuis le
commencement du siècle. Ce que Richardson ou Pope,
Thomson ou Macpherson avaient tenté et en partie
accompli, Rousseau le complète et l'achève avec
toute la puissance d'un génie supérieur au leur. C'est
d'eux qu'il relève, et, dans l'histoire de la littérature
européenne, c'est à eux qu'il se rattache. S'il ne peut
être dit leur disciple à tous, il est leur continuateur.
Il achève et couronne leur œuvre. Il est, comme eux,
sensible, profondément religieux, poète et lyrique.
Pareillement, après Genève, c'est l'Angleterre qu'il
a le plus aimée. Il a paru aux contemporains qu'il y
avait comme une couleur anglaise répandue sur cette
Nouvelle Hêloïse, où l'Angleterre tient tant de place.
— Avant de rechercher ce que Rousseau a dû à cer-
tains écrivains anglais, et en quoi il s'est rencontré
1. Mme de Staël, De V Allemagne , V, 1.
ILLUSION DU SIÈCLE. H3
avec d'autres, il faut donc se demander ce qu'il a
pensé de l'Angleterre et s'il a partagé, sur ce point,
l'engouement des contemporains.
II
L'influence d'une nation sur une autre ne se mani-
feste pas seulement par sa littérature, et l'influence
littéraire elle-même ne consiste pas seulement en
imitations des œuvres. Elle est faite aussi, et surtout,
de ces courants d'opinion, de ces convois mystérieux
de sentiments et d'idées, qui, à de certaines époques,
portent un peuple vers un autre peuple, la France du
xvie siècle vers l'Italie — patrie de la beauté, — la
France duxvn6 vers l'Espagne — patrie de l'héroïsme,
— la France du commencement de ce siècle vers
l'Allemagne — « patrie de la pensée », comme dit
Mme de Staël. Ce n'est pas seulement, dans ces
influences internationales, tel livre ou tel écrivain
qui s'impose à l'admiration : c'est un ensemble d'oeu-
vres, une certaine aspiration littéraire ou morale,
un certain idéal de vie, une âme collective, le cœur
et l'esprit d'un peuple. Il ne suffit donc pas de se
demander à propos de ces influences : que savait-on
chez nous, en 1550, de l'Italie? en 1630, de l'Espa-
gne? en 1815, de l'Allemagne? en 1760, de l'Angle-
terre? Ce qu'on en savait n'est pas toujours ce qu'on
en aimait. Et ce qu'on en aimait n'était pas toujours
conforme à la réalité. Une certaine idée du génie grec,
qui était vraie sans doute, a inspiré Racine et lui a
fait aimer la Grèce; une idée assez différente du même
génie, et qui n'était pas fausse, a inspiré André Ché-
nier, et lui a fait aimer une autre Grèce, aussi réelle
que la première, mais assez sensiblement différente.
8
114 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Qui dit influence dit donc bien connaissance d'une
nation étrangère, mais connaissance généralement
incomplète et tronquée. L'admiration s'en prend à
quelques traits essentiels et saillants et elle laisse de
côté ce qui lui paraît secondaire ou choquant. Il en
été ainsi de l'Angleterre pour les hommes du
xvme siècle. Ils ont admiré une Angleterre idéale,
parce qu'ils ont voulu qu'elle fût conforme à leur rêve.
« L'anglais, a dit La Harpe, s'est introduit parmi
nous avec le goût de la philosophie, qui commençait
à naître; et nous avons connu Bacon, Locke, Addi-
son, Shaftesbury, avant de lire Pope et Milton l. »
Aussi le premier caractère qui a frappé les hommes
du xvme siècle dans les productions anglaises, a-l-il
été la hardiesse de la pensée et la profondeur du
génie. « Ces gens-là pensent plus que nous », disait
Marivaux en se moquant. Mais Voltaire écrivait
sérieusement : « Tout prouve que les Anglais sont
plus philosophes et plus hardis que nous 2 » ; mais
Diderot, dans un de ses premiers livres, présente
l'Angleterre comme « le pays des philosophes, des
curieux, des systématiques 3 » ; mais Buffon ne se
lasse point d'admirer « ce peuple si sensé et si pro-
fondément pensant », et il lui arrive d'écrire : « Féne-
lon, Voltaire et Jean-Jacques ne feraient pas un
sillon dune ligne de profondeur sur la tête massive
de pensées des Bacon, des Newton et — fort heureu-
sement pour nous — des Montesquieu 4 ».
1. Cours de littérature, t. III, p. 224.
2. Lettres anglaises, XI. — Cf. à Helvétius, 26 juin 1765 : « Nous
ne sommes pas faits en France pour arriver les premiers; les
vérités nous sont venues d'ailleurs. » — Voir aussi les lettres à
Mme du DeiTand, 13 oct. 1759; à Helvétius, 25 août 1763; à
Marmontel, 1er août 1769.
3. Lettre sur les aveugles, éd. Tourneux, t. I, p. 312.
4. Lettre à Mme Necker, 2 janvier 1777.
LE GÉNIE ANGLAIS. 115
Ainsi en jugeaient les plus grands esprits du siècle.
Mais le sentiment public les avait devancés. « Les
Anglais, écrivait le traducteur du Conte du Tonneau,
sont outrés et libres à l'excès, dans leur tour d'esprit
comme dans leur conduite et dans leurs manières :
leur imagination pétulante s'évapore tout entière en
comparaisons et en métaphores», et il leur reprochait
de s'écarter, par leur singularité, de la « noble sim-
plicité » des anciens !. Cette hardiesse de la pensée
anglaise jette à l'occasion sur les productions d'outre-
Manche un vague parfum d'hérésie : dans un roman
de Prévost, on voit les philosophes anglais, Hobbes
ou Toland, relégués dans un coin spécial d'une biblio-
thèque, avec les ouvrages interdits et « extraordi-
naires », comme ceux de Vanini, de Cardan, de
Paracelse 2. Mais aussi la profondeur du génie anglais
devient un lieu commun de la critique, et même de
la conversation. Dans une aimable comédie de Boissy,
qui fut jouée au lendemain des Lettres sur les Anglais
et les Français de Murait, et sept ans avant la publi-
cation des Lettres philosophiques, l'auteur — qui
d'ailleurs a visiblement puisé dans le livre de Murait
— met dans la bouche d'un de ses personnages la
déclaration suivante : « Le bon sens n'est autre chose
que ce sens commun qui court les rues et qui est de
tous les pays. Mais l'esprit ne vient qu'en France.
C'est, pour ainsi dire, son terroir, et nous en four-
nissons tous les autres peuples de l'Europe. L'esprit
ne fait que voltiger sur les matières; il n'en prend
que la fleur. C'est lui qui fait un homme aimable, vif,
léger, enjoué, amusant, les délices des sociétés, un
beau parleur, un railleur agréable, et, pour tout dire,
1. Le Conte du Tonneau... par Jonathan Swift. Traduit de
l'anglais, la Haye, 1732, t. I, Préface.
2. Mém. d'un homme de qualité, t. III, p. 11.
116 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
un Français. Le bon sens, au contraire, s'appesantit
sur les matières en croyant les approfondir; il traite
tout méthodiquement, ennuyeusement. C'est lui qui
fait un homme lourd, pédant, mélancolique, taciturne,
ennuyeux, le fléau des compagnies, un moraliseur,
un rêvereux, en un mot un.... — Un Anglais, n'est-
ce pas? — Par politesse, je ne voulais pas trancher
le mot, mais vous avez mis le doigt dessus. — C'est-
à-dire, selon votre langage, qu'un Anglais est un
homme de bon sens qui n'a pas d'esprit. — Fort
bien. — Et qu'un Français est un homme d'esprit qui
n'a pas le sens commun. — A merveille. » D'où suit
« que les Anglais ne sont pas brillants, mais qu'ils
sont profonds1 ».
Depuis le moment où cet écervelé de Polinville
exprimait cette idée sur la scène, jusqu'à l'époque
où Rousseau commença d'écrire, le respect de la
profondeur et de la gravité anglaises n'avait fait que
grandir en France. On ne s'élonne pas de voir tel
critique de second ordre admirer chez nos voisins
« des raisonnements si vastes, qu'on les prendrait
pour les opérations d'une intelligence supérieure à
l'homme 2 ». Mais on ne lit pas sans surprise dans le
Journal d'un d'Argenson : « La nation anglaise est
philosophe, elle est composée de gens qui pensent
beaucoup et continuellement, nous le voyons par leurs
livres 3. » Ces livres sont, il est vrai, sans art; tout y
est décousu, ex abrupto. Mais on y trouve « un sens
neuf et de grandes profondeurs », et ils sont
« exempts de lieux communs ». Et d'Argenson ajoute,
qu'il ne connaît en France de vraiment originaux et
i. Le Français à Londres (1727), scène xvi.
2. L'abbé Millot, en tête de la traduction de YEssai sur
V homme.
3. Journal et mémoires, octobre 1747 (éd. Jannet, V, 232).
LA VERTU ANGLAISE. 117
personnels que les gens de lettres qui ont fréquenté
l'Angleterre : Voltaire — ce qui est peut-être juste
— et l'abbé Le Blanc — ce qui est au moins
paradoxal.
Si on louait les Anglais pour l'indépendance de
leur pensée, si on était tenté déjà d'admettre que
« l'esprit anglais est un autre esprit humain, formé
à part1 », on ne les admirait pas moins pour la fierté
de leur caractère.
L'Angleterre était une terre de liberté, d'où souf-
flait, comme dit d'Argenson, « un vent philoso-
phique ». Voltaire et Montesquieu avaient fortement
admiré, l'un, la puissance de la bourgeoisie anglaise,
l'autre, l'excellence de la constitution et des mœurs
publiques. Dans le Français à Londres, déjà, le mar-
chand Jacques Rosbif, tout gonflé de son importance,
faisait le personnage d'un rustre philosophe qui dit
leur fait aux puissances : « Je me moque, moi, d'une
noblesse imaginaire : les vrais gentilshommes, ce
sont les honnêtes gens ; il n'y a que le vice de roturier. »
Dans les Lettres anglaises, Voltaire reprend ce thème,
avec quel esprit mordant, on le sait de reste. Il y
drape ces hobereaux qui arrivent du fond de leur
province avec un nom en ac ou en xlle pour fortune,
et qui jouent le rôle d'esclaves dans l'antichambre
d'un ministre. Il y exalte « l'honnête négociant » qui,
du fond de son cabinet, donne des ordres à Surate et
au Caire, et contribue au bonheur du monde 2. Il fait
mieux : il dédie Zaïre « à M. Falkener, marchand
anglais ». L'idée parut plaisante et la Comédie Ita-
lienne mit en scène « M. Falkener, ou l'honnête négo-
ciant ». Voltaire releva le gant, et, dans une seconde
1. Garât, Mém. sur Suard, t. I, p. 70.
2. Lettre X, Sur le commerce.
118 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
dédicace, qu'il eut la satisfaction d'adresser à « M. le
chevalier Falkener, ambassadeur d'Angleterre à la
porte Ottomane », il se donna le plaisir d'abaisser
encore une fois l'orgueil national, incapable de com-
prendre comment un négociant peut devenir un
législateur, un bon officier, un ministre public. Dou-
teriez-vous, par hasard, que la Bourse de Londres
soit « un endroit plus respectable que bien des
cours »? ou seriez-vous assez aveugle pour ne pas
admettre que l'état de marchand de laine soit la pre-
mière des professions?
Ce que Voltaire affirme, sans trop y croire peut-
être, Montesquieu le prouve. — Supposons un peuple
de caractère singulier, nullement conquérant, mépri-
sant les hommes de guerre, et considérant fort « les
qualités civiles »; supposons ce peuple, investi de
l'empire de la mer, placé au centre des négocia-
tions de l'Europe, et portant dans ses transactions
toute la bonne foi et toute la probité que les autres
n'y mettent pas; supposons, chez ce peuple, une
noblesse vertueuse, un clergé charitable et actif, un
peuple instruit et industrieux; supposons encore une
habitude invétérée de n'estimer les hommes que par
leurs qualités réelles et de sacrifier aux mérites
solides les faux brillants de l'oisiveté; supposons
enfin, dans les ouvrages d'esprit, œuvre de gens
recueillis « et qui auraient pensé tout seuls », une
« rudesse originale de l'invention », fruit d'une cer-
taine probité sauvage du cœur — ne serait-ce pas la
nation la plus heureuse? En un mot — et ici le mas-
que tombe — « c'est le peuple du monde qui a le
mieux su se prévaloir à la fois de ces trois grandes
choses : la religion, le commerce et la liberté l ».
1. Esprit des Lois, liv. XIX, chap. xxvii, et liv. XX, chap. vin.
LA VERTU ANGLAISE. 119
Ce magnifique éloge sous une pareille plume, con-
sacrait décidément la vertu anglaise, qui a été l'une
des idoles du siècle. En vain, quelques voix obscures
s'élèvent pour protester contre cette « métamorphose
surprenante », qui renverse toutes les cervelles.
Eh! quoi! ce peuple, qu'on avait pris jadis pour le
plus orgueilleux, le plus jaloux, le plus intéressé, le
plus féroce des peuples — la Carthage moderne, — on
nous le donne pour le plus généreux, le plus magna-
nime, le plus humain ! « Que de comptes le célèbre,
lillustre, le grand Voltaire n'aura-t-il pas à rendre à
Dieu au sujet du nombre prodigieux de cervelles
qu'il a renversées l ! » L'engouement est le plus fort :
reprenant une phrase de Jean-Jacques, un journaliste
du temps écrivait : « Comme un coursier indompté
hérisse les crins, frappe la terre du pied, et se débat
impétueusement à la seule approche du mors, tandis
qu'un cheval dressé souffre patiemment la verge et
l'éperon, l'Anglais ne plie point sa tête au joug que
la plupart des autres hommes portent sans murmure,
et il préfère la plus orageuse liberté à un assujettis-
sement tranquille 2. »
L'illusion était grossière, ou, tout au moins, l'exa-
gération manifeste. Quand on la regarde de près,
cette Angleterre du xviiic siècle est loin d'apparaître
comme la terre privilégiée de la vertu et de l'hon-
neur. La noblesse y est débauchée et brutale, le
clergé ignorant, la justice vénale : les romans de
Fielding abondent en traits caractéristiques, et trop
exacts, qui donnent une médiocre idée de la haute
société de ce temps 3. Montesquieu lui-même notait
1. Préservatif contre V anglomanie, à Minorque et à Paris,
1751.
2. Journal encyclopédique, avril 1758.
3. Un critique anglais, M.Forsyth, a composé, avec les seuls
120 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
qu'en Angleterre « l'argent est souverainement estimé,
la vertu peu '. » Mais lui-même cédait à l'enthou-
siasme général, et les Anglais n'en revenaient pas.
« Nous pouvons être dupes de la politique fran-
çaise, écrivait Horace Walpole, mais les Français
sont dix fois plus sots que nous d'être les dupes de
nos vertus 2. »
C'est que l'admiration exagérait, transformait tout.
On connaissait de réputation la brutalité anglaise.
Mais on estimait que c'était un signe de vigueur
et que « la nature en Angleterre paraît être plus
énergique, plus vraie que parmi nous 3 ». « C'est
là que se trouvent l'amour des devoirs, le respect
plein de tendresse pour les parents, la soumission
sans bornes à leurs volontés.... Une jeune fille
anglaise élevée au village est une espèce de créature
céleste *.... » C'est le ton des romans de l'époque. Un
certain reste de sauvagerie n'était pas pour déplaire.
Lord Carlisle écrivait de France : « Ils croient que
nous sommes très peu changés depuis l'invasion de
Jules César, que nous laissons nos vêtements à
Calais, n'ayant plus d'occasion de les porter, et que
chacun de nous est tatoué sur la poitrine, ou ailleurs,
d'une fleur de tournesol, comme les Pietés qu'on voit
dans les gravures du César de Clarke 5. » La vertu
insulaire avait le ragoût d'un peu de barbarie, et le
paysan du Danube, pour être du Danube, n'en prê-
chait que mieux. On subissait chez nous le prestige
de la sensibilité anglaise, de cette virginité du cœur
romans du temps, tout un tableau de l'époque (Cf. Forsyth,
Novels and Xovelists.) — Voir, au surplus, Lecky.
1. Notes sur l'Angleterre.
2. Letters, t. IV, "p. 119.
3. D'Arnaud, Œuvres, t. 1. p. XV-XVI.
4. Ibid.
5. Cité par Rathery.
ANGLOMANIE DE ROUSSEAU. 121
et des sens, qui laisse intacte la source des grandes
émotions, tarie chez nos petits-maîtres par le scepti-
cisme et le plaisir. « Quelques peintures, croyait-on,
qu'on nous fasse des passions du Midi, l'Italie ou
l'Espagne n'en fournissent point des exemples aussi
grands et aussi tragiques que l'Angleterre l. »
Philosophe, méditatif et passionné : tel le peuple
anglais apparaissait à l'imagination d'un lecteur
français vers le milieu du siècle. Telle aussi on entre-
voyait la littérature anglaise : une littérature d'hom-
mes sages, de tempérament sombre, volontiers rai-
sonneurs et infiniment philosophes. Tous ces traits
se ramènent à un : l'individualisme. A une nation où
une excessive sociabilité a effacé l'originalité native
et où le frottement continuel a usé tous les reliefs,
l'exemple de l'Angleterre oppose un peuple vigoureux
et plein de sève, dont le génie, pareil à une médaille
neuve, garde encore toute la netteté luisante des
contours.
III
Rousseau partage et exprime éloquemment l'admi-
ration de ses contemporains
Il avait lu, aux Charmettes, les Lettres philosophi-
ques avec un intérêt profond. Il y avait trouvé quel-
ques livres anglais, Y Essai sur V entendement, le Specta-
teur2, et avait commencé l'étude de la langue anglaise.
Mme de Warens lui avait appris à aimer Bayle et
Saint-Évremond : « Elle avait, si je puis parler ainsi,
le goût un peu protestant; elle ne parlait que de
1. Journal étranger, juin 1755, p. 237.
2. Voir les Confessions : Œuvres, éd. Hachette, t. VIII, p. 78.
122 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Bayle, et faisait grand cas de Saint Ëvremond, qui
depuis longtemps était mort en France. » Peut-être
puisa-t-il aussi dans Saint-Ëvremond quelques notions
sur l'Angleterre. A coup sûr il avait lu avec un intérêt
passionné les romans de Prévost, et surtout Ctéveland.
A Paris, à partir de 1744, il fut en contact avec
tout ce qu'il y avait de gens de lettres curieux des
choses anglaises : Marivaux; Desfontaines, qui fut
son conseiller littéraire ! ; Saurin, futur auteur d'un
drame de Beverley, imité d'Edouard Moore ; Grimm,
esprit ouvert et curieux de choses étrangères; Pré-
vost, « homme très aimable et très simple, dont le
cœur vivifiait ses écrits, dignes de l'immortalité 2 », et
qu'il voyait à Passy, chez son compatriote Mussard ;
Diderot surtout, l'anglomane Diderot, dont l'esprit
était déjà tourné, comme il le fut toute sa vie, vers
cette Angleterre qui fut le pays de ses rêves. Dans ce
milieu, si ami de tout ce qui venait d'outre-Manche,
Rousseau sentit se confirmer les sympathies qu'il
exprima ensuite si haut.
Il lut, lors de son apparition, Y Esprit des Lois, et, en
1756, il lut les Lettres sur les Anglais et les Français,
de Murait, son compatriote et, sur plus d'un point,
son précurseur modeste. Deleyre lui avait envoyé le
livre 3, qu'il admira fort et auquel il a beaucoup
emprunté. La plupart des idées de Rousseau sur l'An-
gleterre lui viennent de Murait. Mais il lui doit aussi
plus d'une pensée, dans la Lettre sur les spectacles.
« La vertu, avait écrit Murait en parlant de la
comédie, devient un spectacle donné à la curiosité du
peuple, un objet de théâtre où les hommes la relè-
1. Cf. H. Beaudoin, Jean-Jacques Rousseau, t. I, p. 154.
2. Confessions, II, 8.
3. Lettre du 2 novembre 1756 (ap. Streckeisen Moulton
Jean-Jacques Rousseau : ses amis et ses ennemis).
ROUSSEAU ET MURALT. 123
guent, et tous ces grands sentiments leur paraissent
éloignés de l'ordinaire de la vie, autant que les habil-
lements et les attitudes de théâtre le sont de ceux
qu'ils voient dans leur domestique '. » « Le théâtre,
reprenait Rousseau, a ses règles, ses maximes, sa
morale à part, ainsi que son langage et ses vête-
ments. On se dit bien que rien de tout cela ne nous
convient, et l'on se croirait aussi ridicule d'adopter
les vertus de ses héros que de parler en vers et d'en-
dosser un habit à la romaine. » Il ne cherche pas
d'ailleurs à dissimuler ses emprunts et cite son
auteur à la page suivante 2.
Rousseau a beaucoup emprunté à Murait dans la
Nouvelle Héloise et l'a souvent nommé 3. Il l'avait
entre les mains en peignant les mœurs de Paris. Il
lui prend, tantôt un mot sur la conversation française,
tantôt une critique de notre esprit. « Vous lisez
Murait, écrit Saint-Preux à Julie; je le lis aussi; mais
je choisis ses lettres, et vous choisissez son Instinct
divin. Voyez comment il a fini, déplorez les égare-
ments de cet homme sage. » C'est cet « homme
sage » qui lui inspire, sur le caractère des Anglais,
certaines réserves : « Je sais, écrivait-il, que les
Anglais vantent beaucoup leur humanité et le bon
naturel de leur nation, qu'ils appellent good natured
people; mais ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent,
personne ne le répète après eux *. » Le mot est,
comme la vu, de Murait 5.
1. Lettre V.
2. Voir l'excellente édition de la Lettre sur les spectacles de
M. L. Fontaine, p. 135 et 136 : « C'est une erreur, disait le
grave Murait, d'espérer qu'on y montre fidèlement les véri-
tables rapports des choses, etc. » : allusion à un passage de
la lettre V de Murait.
3. Cf. les passages cités plus haut et VI, 7.
4. Emile, liv. II.
5. Lettre IV. — Il lui emprunte aussi (lettre V) quelques
124 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Mais c'est lui aussi qui lui dicte souvent jusqu'aux
termes de son admiration, qui est vive. « J'ai pris sur
la nation anglaise, écrivait-il à Mme de Boufflers, une
liberté qu'elle ne pardonne à personne, et surtout aux
étrangers, c'est d'en dire le mal ainsi que le bien !. »
Mais à vrai dire il avait dit le bien plus encore que
le mal.
Il aimait des Anglais leur patriotisme farouche.
C'est « la seule nation d'hommes qui reste parmi les
troupeaux divers dont la terre est couverte2 ». Les
Suisses de Rousseau sont fiers d'être Suisses : ils
vivent « à la valaisanne » ou à la genevoise, non sans
orgueil. « Il est beau d'avoir une patrie, et Dieu
garde de mal tous ceux qui pensent en avoir une,
et n'ont pourtant qu'un pays3! » Or les Anglais sen-
tent leur terroir : ils sont Genevois d'au delà de la
Manche, d'accès difficile et réservé, peu hospitaliers
et peu ouverts : « Mais convenons aussi que l'Anglais
ne va guère demander aux autres l'hospitalité qu'il
leur refuse chez lui. Dans quelle cour, hors celle de
Londres, voit-on ramper lâchement ces fiers insulaires?
Dans quel pays, hors le leur, vont-ils chercher à
s'enrichir? Ils sont durs, il est vrai : cette dureté
ne me déplaît pas, quand elle marche avec la justice.
Je trouve beau qu'ils ne soient qu'Anglais, puisqu'ils
n'ont pas besoin d'être hommes *. »
idées de la lettre à M. d'Offreville sur les jurys anglais :
4 octobre 1761; et un passage des Lettres écrites de ta Mo?i-
tagne, lettre V (cf. la lettre IV de Murait).
i. Août 1762. — Sur la constitution anglaise, voirie Contrat
social et le Gouvernement de Pologne, chap. x.
2. Nouv. HéL, V, 1.
3. Ibid., VI, 5.
4. Ibid., II, 9. La même idée et les expressions sont reprises
dans V Emile, liv. V : « Le peuple anglais ne veut point cher-
cher fortune chez les autres nations... ils sont t?-op fiers pour
aller ramper hors de chez eux », etc.
ROUSSEAU ET MURALT. 125
Il est curieux de noter que Murait avait cru devoir
faire quelques réserves sur la brutalité des vices des
Anglais; Rousseau les atténue, si même il ne les
tourne en éloges. La comparaison des deux passages
est instructive : « Les femmes, avait écrit Murait, se
laissent aller aisément à la tendresse, elles ne se
mettent pas beaucoup en peine de la cacher, et...
elles sont capables d'une grande résolution en faveur
d'un amant; douces avec cela, presque sans finesse et
sans art, naturelles dans la conversation; et peu
gâtées par les douceurs des hommes, qui ne leur
donnent que la moindre partie de leur temps. En
effet, la plupart préfèrent le vin et le jeu.... Il est
bien vrai que lorsqu'ils deviennent amoureux, c'est
avec violence : l'amour n'est pas chez eux une fai-
blesse dont ils aient honte; c'est une affaire sérieuse
et importante, dans laquelle il s'agit assez souvent
de réussir, ou de laisser la raison ou la vie *. » —
« Les Anglaises, écrit Rousseau, sont douces et
timides; les Anglais sont durs et féroces.... A part
cela, tout est semblable. Les deux sexes aiment à
vivre à part; tous deux font cas des plaisirs de la
table.... Tous deux se livrent au jeu sans fureur et
s'en font un mérite plutôt qu'une passion : tous deux
ont un grand respect pour les choses honnêtes; tous
deux honorent la foi conjugale [Murait n'en avait pas
tant dit];... tous deux sont silencieux et taciturnes;
tous deux difficiles à émouvoir; tous deux emportés
dans leurs passions : pour tous deux, l'amour est
terrible et tragique : il ne s'agit pas de moins, dit
Murait, que d'y laisser la raison ou la vie.... Ainsi
tous deux, plus recueillis avec eux-mêmes, se livrent
moins à des imitations frivoles, prennent mieux le
\. Lettre III.
126 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
goût des vrais plaisirs de la vie, et songent moins à
paraître heureux qu'à l'être *. »
Quand il écrivit son roman, Rousseau eut soin d'en
placer certaines scènes dans un cadre anglais, et tous
les contemporains l'en félicitèrent.
Il y a dans YHéloïse, une « matinée à l'anglaise »,
dont il fut certainement très content. Qu'est-ce
qu'une matinée à l'anglaise? C'est, dit Rousseau, un
état de contemplation, un silence communicatif,
« une immobilité d'extase », dont la légèreté fran-
çaise ne s'accommoderait pas. Et ce n'est encore ici
que le développement d'un passage de Murait : « Les
Anglais, avait dit le philosophe bernois, se sont fort
bien aperçus, que quand on ne parle que pour
parler, on ne manque guère de dire des sottises, et
que la conversation doit être un commerce de senti-
ments et non pas de paroles; et comme sur ce pied-
là, on n'a pas toujours de quoi s'entretenir, il leur
arrive quelquefois de se taire assez longtemps -. »
Et c'est précisément la « matinée » de Jean-Jacques.
Les amis de Mme de Wolmar se taisent, deux heures
durant, avec délices, « réunis et dans le silence, goû-
tant à la fois le plaisir d'être ensemble et la douceur
du recueillement 3 ». Cette scène avait vivement frappé
1. Lettre sur les spectacles. — On notera que le mot si dur des
Confessions : « Je n'ai jamais aimé l'Angleterre ni les Anglais »,
est postérieur au séjour de Rousseau en Angleterre et, par
conséquent, aux persécutions dont il s'y était cru victime. Ce
n'est pas un jugement, mais une boutade. Et d'ailleurs Rous-
seau lui-même désavoue formellement le mot dans Rousseau juge
de Jean-Jacques {Premier dialogue, note). « On l'a trop abusée
sur mon compte, écrit-il en parlant de la nation anglaise, pour
que j'aie pu ne pas m'abuser quelquefois sur le sien », et il parle
de choisir un Anglais pour confident, afin de « réparer d'une
manière bien authentique le mal que j'ai pu penser et dire
de sa nation ». —Voir aussi le Troisième Dialogue (t. IX, p. 280).
2. Lettre IV.
3. Nouv. Hél , V, .
ANGLOMANIE DE ROUSSEAU. 127
Rousseau. Aussi l'a-t-il choisie pour sujet d'une des
estampes exécutées pour son livre par Gravelot : on y
prend le thé et on y lit les gazettes — ou du moins
on les tient à la main. Vous remarquerez « un air de
contemplation rêveuse et douce » dans les trois spec-
tateurs : Julie surtout « doit paraître dans une extase
délicieuse ' ».
Tout cela nous semble aujourd'hui un peu puéril.
Mais les contemporains n'en jugeaient pas ainsi. Ils
goûtaient fort « la matinée à l'anglaise », de même
qu'ils aimaient le « jardin anglais » de Julie. « Ceux
qui ont produit les scènes sublimes et gigantesques
de Shakespeare et les grotesques de Hudibras, s'en
ressentent, en jardins comme en morale, en méde-
cine et en philosophie. » Tout le xvnr9 siècle l'a pensé
avec le prince de Ligne 2. Grimm affirmait ne pouvoir
sortir d'un jardin anglais, sans avoir l'âme aussi
affectée qu'en sortant d'une tragédie 3. L' Elysée de
Julie, conçu dans « le genre anglais » qu'avait créé le
paysagiste Kent, fit fortune, et pendant longtemps, il
n'y eut plus de bon roman sentimental sans un bos-
quet, une allée d'arbres, un « cabinet de verdure ». —
Il n'y a point ici de travail humain. La nature a tout
fait. C'est un simple verger, sans plantes exotiques.
Voici un gazon verdoyant et épais, du serpolet, du
thym, de la marjolaine, des « broussailles de roses »
et des « fourrés de lilas », des guirlandes jetées
négligemment d'un arbre à l'autre, des fruits sau-
1. Œuvres, t. V, p. 97.
2. Coup d'œil sur les jardins. — Cf., du même, le Coup d'œil
sur Bel-Œil; Le Blanc, Lettres, t. II, p. 63 (Rousseau paraît
l'avoir lu ; de Chabanon, Épitre sur la manie des jardins
anglais, 1775 ; Masson, Le jardin anglais, poème en quatre chants,
tr. en fr., 1789; Delille, etc. — Voir aussi Vitet, Études sur
les beaux-arts, t. II.
3. Ed. Scherer, Melchior Grimm, p. 254.
128 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
vages, mais exquis, un fond de verdure qui donne
l'impression d'une forêt et qui n'est fait que de
plantes rampantes et parasites, un ruisseau qui « ser-
pente avec économie ». Des oiseaux, « époux insé-
parables », permettent au cœur de se livrer au plus
doux sentiment de la nature. Il y a de la mousse
partout et c'est milord Edouard qui a envoyé d'An-
gleterre le secret de la faire naître. Ni symétrie — car
elle est « ennemie de la nature », ni belles perspec-
tives, car « le goût des points de vue et des lointains
vient du penchant qu'ont la plupart des hommes à
ne se plaire qu'où ils ne sont pas ». — Murait avait
rappelé que Le Nôtre, appelé à Londres par Charles II
pour embellir le parc de Saint-James, déclara que
tout son art n'atteignait pas à cette simplicité '.
Rousseau, qui lui emprunte encore ce trait, a trouvé
dans le jardin anglais l'idéal qu'il s'était forgé 2.
Non seulement les mœurs et le décor ont quelque
chose d'anglais. Mais, ce qui est plus significatif, le
personnage le plus sympathique du récit est milord
Edouard « ou l'Anglais », comme il est dit dans les
notices que l'auteur a composées pour les sujets
d'estampes.
Au physique, « un air de grandeur qui vient de
l'âme plus que du rang »; l'empreinte d'un courage
un peu rude et d'une vertu un peu âpre; un main-
tien « grave et stoïque », sous lequel « il cache
1. Lettre VI. Voir toute la fin de la lettre, sur la campagne
anglaise. — Noter que dans le chapitre de Rousseau (Nouv.
HéL, IV, 11), le jardin de iMilord Cobham à Staw, qu'il cri-
tique, est « un jardin chinois », non un jardin anglais.
2. Garât parle, dans ses Mémoires sur Suard, de l'Angleterre
« où tant de paysages ressemblent à ceux de YHéloise, quoi-
qu'ils n'aient pas le soleil de mai » (t. II, p. 157). C'est un bel
exemple de ce qu'une idée préconçue peut faire dire de sot-
lises.
ANGLOMANIE DE ROUSSEAU. 120
avec peine une extrême sensibilité » ; la parufe à
1 anglaise, celle d'un grand seigneur sans faste, et
le port « un peu spadassin ». Au moral, milord
Edouard est sensible et philosophe, digne compa-
triote à la fois de Richardson et de Locke l. Il a, dans
le langage, du sens, du sel, du feu. On lui reconnaît
plus d'énergie que de grâce, et Julie lui trouve d'abord
l'esprit « un peu rèche 2 ». Il est emporté et se garde
comme de la peste de « cette politesse réservée et
circonspecte que nos jeunes officiers nous apportent
de France ». Il provoque assez brutalement Saint-
Preux en duel; mais il lui demande pardon avec
générosité, à deux genoux, devant témoins, quand il
a reconnu ses torts. Car enfin, comme disait Murait,
ne sait-on pas que la bravoure des Anglais « ne dégé-
nère pas en duels » et que dans ce « pays de bon
sens », on se fait une plus haute idée de l'honneur3?
Et d'ailleurs « la dureté philosophique et nationale
n'altère point dans cet honnête Anglais l'humanité
naturelle ».
Milord Edouard a été jadis, en Italie, passionné-
ment amoureux, et de la façon la plus romanesque :
sans l'amitié de Saint-Preux, il cédait à une surprise
des sens et du cœur *. Il s'éprend de Julie à pre-
1. Plusieurs traits du caractère de Milord Edouard sont des
réminiscences du portrait de Cléveland, dans ce roman que
Jean-Jacques lut avec passion {Confess., I, 5).
2. I, 44.
3. Lettres, p. 4.
4. Voir le petit roman intitulé les Amours de Milord Edouard,
qui fait suite à Ylléloïse. Cette histoire a beaucoup préoccupé
les contemporains. Voir les Aventures d'Edouard Bomston,
pour servir de suite à ta Nouvelle Héloïse, Lausanne, 1789, et
les Lettres d'un jeune lord à une religieuse italienne, imitées de
l'anglais [par Mme Suard], Paris, 178S. — Voir aussi Letters
of an Italian Nun and an English gentleman, translated from
the French of J.-J. Rousseau, London, 1781, in-12, qui paraît,
9
130 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
mière vue, et se targue de sa sensibilité : « c'est le
chemin des passions, dit -il ingénument, qui m'a
conduit à la philosophie. » Avec cela, très curieux
de peinture, de musique, et, selon le cœur de Jean-
Jacques, de musique italienne.
Mais voici les plus grands entés de cette figure, que
Rousseau a dessinée avec prédilection.
Bomston met « un vernis stoïque » à tous ses actes.
Il sait être solennel dans quelques circonstances
graves : il dit à Saint-Preux, qui s'oublie dans l'amour :
<( Sors de l'enfance, ami, réveille-toi! Ne livre point
ta vie entière au long sommeil de la raison... »; et
il le raille de sa faiblesse : « Mon cher, votre cœur
nous en a longtemps imposé sur vos lumières ! ! »
Est-ce là, ô Bomston, le ton d'un philosophe? et con-
vient-il à la sagesse de s'exprimer en termes si empha-
tiques à la fois et si amers? Est-ce, d'autre part, le
rôle d'un sage de conseiller, comme vous le faites, à
une jeune fille de fuir la maison paternelle en com-
pagnie de son maître d'études? Ceci me gâte milord
Edouard. Je l'aime mieux dans la fameuse lettre sur
le suicide, encore qu'il abuse un peu du droit d'être
Anglais : « J'ai l'âme ferme, je suis Anglais. Je sais
mourir : car je sais vivre, souffrir en homme. » Il est
bon d'avoir une patrie. Il l'est moins de faire sonner
si haut son éloge : « Nous ne sommes point les esclaves
du prince, mais ses amis, ni les tyrans du peuple,
mais ses chefs.... Nous ne souffrons point que per-
sonne dise : Dieu et mon épée, mais seulement : Dieu
et mon droit. » L'excuse de Bomston, c'est que c'est
Jean-Jacques qui parle par sa bouche et qui lui fait
sans que j'aie pu vérifier le fait, être une traduction du pré-
cédent.
1. V, 1.
ANGLOMANIE DE ROUSSEAU. 131
dire toutes ces belles choses. Heureusement pour lui,
milord Edouard est un faux Anglais.
0 Bomston, « âme grande, ami sublime », vous
fûtes la plus naïve, mais la plus sincère expression de
l'anglomanie de Jean-Jacques Rousseau!
CHAPITRE II
PREMIERES LECTURES ANGLAISES DE ROUSSEAU
I. Premières fréquentations de Rousseau à Paris : les anglo-
manes et Diderot.
II. Premières lectures anglaises : Pope et sa popularité. —
Addison : influence de sa morale bourgeoise sur le siècle et
sur Rousseau. — Daniel de Foe : fortune de son Robinson.
III. L'admiration de Rousseau va surtout à la littérature bour-
geoise des Anglais. — Pourquoi : ses tendances littéraires.
— Son admiration pour le théâtre anglais : la traduction du
Marchand de Londres (1148).
I
Les premières lectures anglaises de Rousseau
furent celles de la plupart de ses contemporains : il
avait lu, aux Charmettes, Locke et Addison. Il lut,
vraisemblablement pendant son deuxième séjour
à Paris, Pope, Milton, les romans de Richardson,
Robinson Crusoé, quelques autres œuvres de moindre
importance. Il est permis de croire, sans qu'on
puisse l'affirmer absolument, qu'il fut parmi les pre-
miers admirateurs, en France, de quelques-uns de
ces chefs-d'œuvre. Comment croire qu'il ne lut pas,
dès 1742 , au moment même où elle arrivait en
France, cette Paméla, dont nous savons qu'il l'admi-
rait si fort? Il était très lié à ce moment précis
avec Desfontaines, et l'on sait que Paméla attira à
DIDEROT ET ROUSSEAU. 133
Desfontaines une assez méchante affaire l. N'est-il pas
vraisemblable, d'autre part, que Prévost, qu'il voyait
fréquemment dans le courant de 1751, l'entretint de
Clarisse Harlowe, dont l'original avait paru en 1748
et qu'il venait — avec quel enthousiasme, on s'en sou-
vient — de traduire en français? Enfin il n'est pas
douteux que Diderot, avec qui il se lia dès son arrivée
à Paris, l'anglomane Diderot, n'ait attiré son atten-
tion sur quelques-unes des productions anglaises qui
commençaient à faire grand bruit.
Il importe ici de se souvenir que Diderot, dont
Rousseau avait fait la connaissance dès sa première
arrivée à Paris, en 1741, resta pendant seize années
— les années décisives de la vie de Jean-JacquesT
celles de l'élaboration des chefs-d'œuvre — son
confident littéraire. Il y avait entre eux des ana-
logies d'âge, de fortune, de goût : comme Rousseau,
Diderot était pauvre, comme lui, de naissance
modeste, comme lui, sensible, comme lui, musicien.
De même que Diderot avait sa Nanette, Rousseau
avait sa Thérèse, et les ménages se voyaient souvent.
On se souvient du voyage à pied que tous deux pro-
jetaient de faire en Italie avec Grimm. On connaît le
dessein qu'ils avaient formé de lancer ensemble et
de rédiger tour à tour un journal, le Persifleur, qui
d'ailleurs ne dépassa pas son premier numéro.
Chacun se rappelle l'amitié que Rousseau témoigne
à Diderot quand celui-ci est enfermé àVincennes : Je
crois, dit-il, que si cette captivité eût duré, «je serais
mort de désespoir au pied de ce malheureux don-
jon 2 ». C'était lage d'or de leur intimité. C'était le
moment aussi où ils travaillaient de concert. Rous-
i. Voir plus loin.
2. Confessions, II,
134 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
seau montre à son ami son Discours sur les sciences
et en reçoit de bons avis. Il le consulte de même sur
le Discours de Vinégalité, et sur la Nouvelle Hcloïse.
En revanche, Rousseau collabore, du moins par ses
conseils, aux Entretiens sur le Fils Naturel; il est le
confident des tentatives dramatiques de Diderot, qui
lui communique le plan du Père de famille.
Or — peut-être ne l'a-t-on pas assez noté — de tous
les écrivains du xvme siècle, Diderot est le plus
curieux de littérature étrangère, et spécialement
anglaise 1. Il est « tout anglais », a écrit excellem-
ment M. Brunetière2. Nul n'a plus « gueuse », comme
disait énergiquement Crébillon, chez les nations voi-
sines, qui d'ailleurs Font payé d'une vive admiration.
Presque autant qu'en Rousseau, les anglomanes
d'Allemagne se sont reconnus en lui. — Lessing
affirme que, depuis Aristote, « jamais esprit plus
philosophique ne s'est occupé du théâtre ». Herder
le nomme « un véritable Allemand » et le révèle à
Gœthe, qui s'en éprend : « Diderot, c'est Diderot —
écrivait Gœthe encore le 9 mars 1831, peu de temps
avant sa mort, à Zelter, — une individualité sans
pareille. Celui qui fait fi de lui et de ses œuvres est
un Philistin 3. »
Par le caractère tout moderne de son génie, comme
par son goût essentiellement cosmopolite, Diderot
occupe une place à part dans l'histoire de la critique
au xviiic siècle. Il avait appris l'anglais à fond, et
M. John Morley lui rend ce témoignage qu'il l'a su
1. Voir les ouvrages de Rosenkrantz et de M. John Morley,
où ce point de vue est indiqué avec force. M. L. Ducros l'a
adopté également dans son livre sur Diderot, l'homme et l'écri-
vain (Paris, 1804, in-12).
2. Les époques du théâtre français, p. 295.
3. Voir C. Joret, Herder, p. 101, 372, etc., et l'essai de
Gandar sur Diderot et la critique allemande.
DIDEROT ET ROUSSEAU. 135
remarquablement !. Il en profita, aux années de début
— à l'époque précisément où il se lia avec Jean-
Jacques, — pour faire plusieurs traductions de l'an-
glais 2 : en 1743, Y histoire de Grèce, de Stanyan; en
1745, Y Essai su?' le mérite et la vertu, de Shaftesbury;
en 1746, avec Eidous et Toussaint, le Dictionnaire de
médecine, de James, dont l'introduction lui servit plus
tard pour sa propre Encyclopédie. En même temps
il se nourrit de Bacon, à qui il emprunte l'essentiel
des Pensées philosophiques, et de Bernard de Man-
deville, dont la Fable des abeilles lui fournit la plupart
des idées qu'il développera plus tard dans le fameux
Supplément au voyage de Bougainville. C'est encore
à un ouvrage anglais, au Dictionnaire de Ghambers,
qu'il doit le plan et l'idée de Y Encyclopédie. Toute sa
vie, Diderot a prêché l'admiration de l'Angleterre, ce
pays « des philosophes, des curieux, des systémati-
ques », comme il l'écrivait dès 1749. Toute sa vie,
nous le voyons entouré d'Anglais, comme Hume,
Garrick, Wilkes, « le père Hoop » — ou d'amis des
Anglais, comme Toussaint, Suard, Deleyre le « baco-
niste ». Sa maison est une manière de rendez-vous
de tout ce qu'il y a d'anglomanes à Paris.
En littérature, faut-il rappeler qu'il se réclame,
pour son théâtre, de Lillo et de Moore, pour ses
romans, de Richardson et de Sterne? Nul n'a le goût,
sinon l'esprit, moins français; nul ne regarde plus
complaisamment par- dessus les frontières; nul n'a
été, et n'a voulu être, plus entièrement « en rupture
avec la tradition latine ». Et tous ses disciples ont
soigneusement cultivé et développé ce goût de l'exo-
1. Sur la façon dont il l'apprit, voir l'article Encyclopédie.
2. Noter que Diderot avait préparé aussi les matériaux
d'une histoire de Charles I'r (Life of Sir Samuel Romilly, t. I,
p. 46).
136 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
tisme. « Combien l'anglomanie n'avait-elle pas égaré
le goût de nos auteurs dès 1765! » Le principal
auteur du méfait dont se plaint Geoffroy, c'est
Diderot : c'est lui qui apprend à un Sébastien Mercier
à exalter le génie d'un Richardson ou d'un Fielding *,
ou à un Baculard d'Arnaud à louer cette Allemagne
« où les ailes du génie ne sont point rognées par les
ciseaux timides du bel esprit 2 ». C'est lui qui se fait,
quand elle nous arrive, le patron de la Sara Sampson
de Lessing, écrit une préface pour la traduction et
professe qu'en Allemagne « le génie a pris la grand'
route de la nature 3 ». C'est lui enfin qui compare le
Marchand de Londres à du Sophocle et traduit lui-
même le Joueur, dont il fait le chef-d'œuvre du
théâtre moderne.
Tel était l'homme dans l'intimité duquel Jean-
Jacques vécut pendant les plus fécondes années de sa
vie : celui dont on a pu dire tour à tour qu'il
était le plus Allemand des Français et qu'il en était
1. Essai sur Vart dramatique, p. 326 : « Plongez-vous, âmes
neuves et sensibles, dans la lecture de Paméla, de Clarisse, de
Grandison, dans ce Fielding si varié,... etc. » Ailleurs il loue
« l'immortel Richardson qui (dit l'histoire de sa vie) vécut
douze années dans la société sans presque ouvrir la bouche,
tant il était occupé à saisir ce qui se passait autour de lui ».
Mercier admire aussi les Allemands : « Le fond de leur théâtre
est admirable.... S'ils le perfectionnent, comme il y a grande
apparence, ils ne tarderont pas à l'emporter sur nous. »
2. Cf. Liebman, anecdote allemande. 11 dit encore sur l'Alle-
magne, où il avait passé quelques années : « Il n'y a point
de pays où il existe plus d'hommes Ces villes sont le
séjour du vrai, du simple, de ce que les Anglais ont nommé
good nature.... Le moment où les Allemands se soumettront à
la servitude de l'imitation sera le premier pas vers leur déca-
dence. » — Voir les lettres de Gottsched à Baculard, p. p.
M. Th. Sùpfle {Zeitschrift fur vergleichende Literaturgeschichte,
t. I, p. 146 et suiv.).
3. Journal étranger, décembre 1761. L'article est très vrai-
semblablement de Diderot. — Voir Crouslé : Lessing et le goût
français en Allemagne, p. 316.
POPE. 137
le plus Anglais ; celui, du moins, de tous les grands
écrivains du siècle dont le goût était le plus en éveil
à l'endroit des productions exotiques.
L'influence de Diderot, manifeste sur les idées
littéraires de Rousseau, ne le fut pas moins sur le
choix de ses modèles.
II
En dehors de Richardson, dont il faut étudier à
part l'action décisive sur le génie de Rousseau, Jean-
Jacques paraît avoir admiré surtout Pope, Addison
et l'auteur de liobinson '.
Pope, traduit par les réfugiés, loué par Voltaire,
fameux, dès les premières années du siècle, en Alle-
magne, en Italie, en Suède, en Hollande, dans toute
l'Europe lisante et pensante 2, Pope a représenté en
son temps ce que la morale et la philosophie anglaises
avaient de plus séduisant. VEssai su?* l'homm.e, dont
la première partie est de 1732, avait fait de lui le
poète populaire du déisme. Le livre avait été traduit
aussitôt par l'abbé Du Resnel3. D'autres traducteurs,
1. Il faut ajouter Milton, auquel il adresse, dans VÉmile,
l'éloquente apostrophe : « Divin Milton, apprends à ma plume
grossière à décrire les plaisirs de l'amour », etc. (liv. VII),
mais que la traduction de Dupré de Saint-Maur (1729) ne réussit
pas à naturaliser en France. Milton, pour le xvnie siècle, n'est
qu'un grand nom.
2. Les traductions de V Essai sur la critique et de la Boucle
de cheveux enlevée ?ont très nombreuses. Le premier est tra-
duit notamment par Robeton, Delage, de la Pilonière, dès
1117, et par du Resnel, en 1730. On traduisit et imita aussi la
fameuse Ëpitre d'Ucloïse à Abélard.
3. Cf. sur la traduction de Du Resnel, qui est de 1136 :
Mém. de Trévoux, juin 1736; Journal des savants, avril 1136;
Observ. sur les écrits modernes, t. IV, lettre 47. — Voir aussi
La Harpe, Cours de littérature, t. 111.
138 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Silhouette, de Seré, de Schleinitz, l'abbé Millot, de
Saint-Simon, en attendant Fontanes et Delille,
avaient suivi '. On peut dire de Y Essai sur V homme
qu'il a été vraiment francisé. Une querelle s'éleva
autour des doctrines de Pope : de Crouzas l'attaqua;
Warburton, Silhouette, d'autres encore le défen-
dirent. « Je sais bien, a écrit Jean-Jacques, que le
livre de M. de Crouzas ne fera jamais faire une bonne
action, et qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tenté
de faire en quittant celui de Pope 2. »
VEssai sur V homme fut pour Rousseau, comme
on l'a dit excellemment, une sorte de livre sacré,
d' « évangile rythmé », où les hommes de son temps
aimaient à trouver justifiées, en beaux vers, leurs plus
flatteuses illusions et leurs plus hautes espérances 3 :
Il porte le flambeau dans l'abîme de l'être,
Et l'homme avec lui seul apprit à se connaître 4.
Ce que Pope lui enseigne, c'est d'abord le dédain
de toute recherche vaine sur des problèmes insonda-
bles. C'est en nous-mêmes qu'il faut rentrer, en
nous qu'il faut chercher cette règle de nos actes que
nulle métaphysique ne nous donnera jamais; cette
règle, la nature nous la fournit. Elle parle assez haut
en nous : elle nous crie que notre devoir, c'est d'être
heureux, dans la mesure où notre bonheur ne nuit
pas à celui des autres. Or le bonheur — et ici on voit
poindre cette sensibilité qui va devenir la morale
même du siècle, — le bonheur réside surtout dans
la satisfaction de nos passions, que les religions
i. Voir, sur ces traductions, Goujet. Biblioth. franc., t. VII,
p. 227-267.
2. Nouv. Hél.
3. Voir la remarquable étude de M. Montégut sur Pope.
4. Voltaire, Poàme siir la loi naturelle.
POPE ET ROUSSEAU. 139
condamnent injustement. Pope croit à l'excellence et
à la pureté native de nos instincts :
Toutes les passions, entre elles combinées,
Au bonheur des humains ont été destinées;
De leurs combats divers résultent des accords
Qui forment l'union et de l'âme et du corps ».
Dans cette harmonie réside non pas seulement le
bonheur, mais encore la véritable personnalité de
l'homme. La raison est une, la passion, au contraire,
est infiniment diverse. Elle est, à vrai dire, ce qui
différencie un homme d'un autre, et par suite la
satisfaction des passions, qui constituent le seul fon-
dement réel de notre personne, est le seul aliment
que réclame notre besoin de félicité. Oui, disait Vol-
taire, interprète de Pope,
Oui, pour nous élever aux grandes actions,
Dieu nous a, par bonté, donné les passions.
Voltaire, comme Pope, oppose au débordement des
passions le frein des nécessités sociales. Mais ce frein
est faible et lâche, et Pope reste bien l'un des initia-
teurs du mouvement qui a porté le siècle de Jean-
Jacques à la glorification de la passion, considérée
comme la fin véritable de l'homme Bien plus, il n'a
jamais regardé que d'un œil de pitié cette morale
des humbles qui prétend « châtier l'homme sous
couleur de l'ennoblir - ». Pope considère que l'homme
passionné est le seul complet. Il a le culte de la pas-
sion maîtresse, non pas tant parce qu'elle est morale,
que parce qu'elle est belle et qu'elle fait l'homme
plus grand. C'est assez dire qu'il y a dans certaines
pages de Y Essai sur V homme comme un avant-goût de
i. Traduction de Du Resnel, Épître III.
2. Voltaire, Cinquième discours en vers.
140 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Rousseau. Mais surtout il y a un étalage complaisant
de cette vague et larmoyante bienfaisance, chère à
tout le siècle. Si Pope ne fait pas pleurer, il met du
moins au cœur une certaine tendresse et un certain
appétit de larmes, dont il fait un mérite à l'homme.
Être sensible, si ce n'est la vertu, c'est du moins le
commencement de la vertu :
Plus l'homme vertueux devient sensible et tendre,
Plus il sent son bonheur s'agrandir et s'étendre * ;
ou si Ton préfère du Voltaire à du Pope 2, qu'on
relise à la fin du Discours sur la vraie vertu, la tirade
sentimentale sur la bienfaisance : c'est le même
thème, ce sont presque les mêmes expressions.
V Essai sur l'homme a plus fait pour la diffusion en
France du déisme anglais que tout Shaftesbury. Au
fond, c'est la même doctrine, mais dépouillée de ce
qu'elle avait d'agressif, purifiée de tout levain de
scepticisme et de panthéisme, plus vague et plus
indécise, partant plus poétique. Faut-il s'étonner que
Rousseau ait lu le poème de Pope et qu'il ait écrit à
Voltaire : « Le poème de Pope adoucit mes maux et
me porte à la patience 3 »? C'est lui-même que fau-
teur de la Profession de foi du Vicaire Savoyard
retrouvait en Pope.
C'est encore la morale, une morale familière et
bourgeoise qu'il a cherchée dans le Spectateur, un
des livres les plus populaires du siècle.
Les réfugiés avaient vulgarisé le nom du « sage
M. Addison » et celui du « vertueux M. Stcele ». Dès
1. Trad. de Du Resnel. Épilre IV.
2. Notons ici en passant que Voltaire avoue avoir fait la
moitié des vers de la traduction do Du Resnel (A Thibou ville,.
2 février 1769). Ceci n'ajoute rien à sa gloire.
3. 18 août 1156.
ADDISON. 141
1719, le Journal des savants avait rendu compte du
Voyage en Italie. Dix ans après, la Bibliothèque
anglaise consacrait à l'auteur une notice biogra-
phique '. Comme Pope, il eut, très jeune encore, une
réputation européenne. Son Calon passait, au siècle
dernier, pour une grande œuvre : une adaptation qui
en fut faite, deux ans après sa représentation, par un
certain Deschamps, eut un grand succès, et Voltaire
oppose souvent Tunique tragédie d'Addison à tout le
théâtre de Shakespeare -.
Mais son grand titre de gloire fut assurément la
publication, en collaboration avec Steele, de ses jour-
naux de morale, dont le Spectateur fut le plus ori-
ginal, en même temps que le plus goûté. Quotidien
et non politique, soucieux avant tout de philoso-
phie familière et pratique, s'interdisant résolument
toute allusion aux scandales du jour et toute provoca-
tion adressée aux curiosités mauvaises de ses lecteurs,
le Spectateur fit révolution dans la presse anglaise,
et, par elle, en Europe.
« Sa manière d'écrire, a dit Voltaire en parlant de
fauteur du Spectateur, est un excellent modèle en
tout pays 3. » Or, cette manière lui venait en grande
partie de ses modèles français. L'élégant esprit
d'Addison s'était accommodé sans effort, avec la phi-
losophie antique, le meilleur de nos moralistes du
xvn' siècle 4. Mais il y avait ajouté, avec une connais-
1. T. VI, p. 213-220.
2. Caton (TU tique, tragédie dédiée au duc d'Orléans (par
M. C. Deschamps, Paris, 1715, in-12). — Gottsched a imité le
Caton d'Addison dans son Caton mourant, et son drame fut
traduit par Riccoboni dans ses Recherches historiques sur les
théâtres de l'Europe, Paris, 1738, in-8. — On traduisit aussi
d'Addison La prétendue veuve ou Vépoux magicien, comédie
en cinq actes, Paris, 1737, in-8.
3. Siècle de Louis XIV, chap. xxxiv.
4. Cf. Voltaire, Lettre à Milord Harvey, 1740.
142 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
sance très précise des mœurs de son pays, une
aimable philosophie bourgeoise, d'allures modestes,
qui lui avait conquis tout le public que la finesse
d*un La Bruyère effarouchait. Sous des formes très
classiques, Addison reste au fond très Anglais. Il
faut noter qu'au début du siècle il personnifie à
l'étranger l'esprit bourgeois anglais. « Addison avait
mon cœur, écrit Breitinger à Zurich; avec lui, je suis
sorti de mon obscure retraite, et j'ai fait mes pre-
miers pas au milieu de la société des hommes. »
Bodmer fonde, à l'exemple du Spectateur, les Dis-
cours des peintres (1721 et les dédie « à l'auguste
Spectateur de la nation anglaise l ». Gottsched, Klop-
stock, bien d'autres publient, eux aussi, leurs jour-
naux de morale. Avant 1760, on a compté en
Allemagne plus de cent quatre-vingts imitations du
Spectateur 2, et le Journal étranger, en en relevant un
grand nombre, signalait aux lecteurs français cette
incroyable fortune. Le succès gagna rapidement la
Hollande, qui eut son Spectateur hollandais, après
avoir eu son Babillard ou sa Contrôleuse spirituelle2 ;
l'Italie, où Gozzi fonda son Osservatore; la Russie
même, où la première revue que patronna Cathe-
rine II fut une imitation des journaux anglais de
morale 4.
En France, leur fortune ne fut pas moindre. « Il
n'est personne, écrit Tabaraud, qui n'ait lu le Spec-
tateur, dont le succès fut prodigieux 5. » Dès 1716, les
1. Cf. Joret, Herder, et une intéressante brochure de
M. Th. Vetter : Zurich als Vermittlerin englischer Literalur im
achtzehnten Iahrhundert. Zurich, 1891, in-S. Voir, du môme,
son édition des Discours des Peintres (Frauenfeld, 11591, in-8).
2. Perry, Littérature anglaise au xvme siècle, trad. fr., p. 166.
3. Hatin, Les gazettes de Hollande, p. 200.
4. Cf. TheAcademy, 25 mars 1882.
5. Hist. du philos, angl., t. I, p. 66. — Cf. 1° pour le Spec-
IMITATIONS D'ADDISON. 143
Mémoires de Trévoux, peu favorables cependant aux
productions anglaises, déclarent « le Socrate anglais »
très supérieur au « Théophraste français ». Camusat
y relève des idées neuves et singulières, qui ne pour-
ront qu'accroître « l'estime que l'on a aujourd'hui
pour les livres anglais 1 ». Ce succès étonne d'abord
Voltaire; mais quand il est en Angleterre, il comprend
l'originalité d'Addison et exprime son admiration en
termes très vifs s. D'Argenson estime qu'on ne peut
rien lire « de plus agréable et de mieux fait 3 ». Bref,
le succès fut général, et les imitations furent innom-
brables, les unes, et les plus nombreuses, aujour-
d'hui totalement oubliées, les autres, comme le Spec-
tateur français de Marivaux, sauvées d'un naufrage
total par le nom de leurs auteurs. Il y eut un Misan-
thrope, un Censeur, un Inquisiteur, un Spectateur hol-
landais, un autre danois, en attendant le Spectateur
suisse, etVaméricain, et cela sans préjudice du Rado-
teur, de la Bagatelle ou du Fantasque. Addison avait
trouvé une forme vraiment adaptée aux besoins des
tator : Le Spectateur ou le Socrate moderne, où Von voit un
portrait naïf des mœurs de ce siècle. Amsterdam, 1714, in-12,
456 p.; les autres volumes se succèdent, au nombre de sept,
jusqu'en 175i. Le traducteur des six premiers est inconnu; la
traduction des deux derniers est attribuée par les uns, à Elie
de Joncourt, par les autres, à J. P. Moet (cf. Quérard et Bar-
bier). — Le Spectateur fut réimprimé en trois volumes in-4.
2° Pour le Tatler : Le Babillard ou le Nouvelliste philosophe,
traduit de V anglais de Steele par A. D. L. C. [Armand de la
Chapelle], Amsterdam, 1723, in-12. — Ce n'est qu'un premier
volume : le second parut à Amsterdam en 1735. 3° Pour le
Guardian : Le Mentor moderne, ou Discours sur les mœurs du
siècle, traduits.... [par Van Eflen], la Haye, 1724, 3 vol. in-12.
— Dans les recueils bibliographiques, beaucoup de détails sont
erronés.
1. Bibl. française de Camusat (t. VII, 1726, p. 193).
2. Cf. Ballantyne, p. 309 : Il préférait jadis Plutarque à
Addison « But now that I hâve acquired the longue, Iwipe my
— with Plutarch » (dans Sharpe, Letters from Italy).
3. Mémoires, éd. Jannet, t. V, p. 164.
144 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
lecteurs de son temps, et que toute l'Europe lui em-
prunta *. Mais nul n'effaça le souvenir de l'original.
Marivaux lui-même ne réussit pas à retrouver la veine
large et abondante de son modèle, la richesse de son
information morale, son goût des problèmes que sou-
lève la vie commune. Addison reposait de la littérature
du jour : dans ce large flot de morale, si simple et
si pure, les lecteurs d'un Fontenelle — comme il
arrive aux époques de scepticisme — aimaient à se
retremper, ainsi que dans un bain de vertu. Mari-
vaux, esprit sec et alambiqué, était loin de produire
le même effet 2.
Solide et de bonne tenue, mais, à notre goût
moderne, un peu terre à terre, la morale du Specta-
teur avait de quoi séduire, par ses défauts mêmes,
des hommes dont le palais blasé commençait à
réclamer des mets simples. « Les Anglais ne sont
pas si difficiles que nous, écrivait-on, sur les ouvrages
de morale : ils la souffrent plus commune, pourvu
qu'elle soit utile et populaire; chez nous, elle ne
réussit qu'autant qu'elle est ingénieuse et piquante 3. »
L'absence même de recherche ou de style faisait le
charme de ces sermons laïques. On n'y regrettait ni
l'incomparable finesse de La Bruyère, ni la philoso-
phie profonde de La Rochefoucauld, ni la douceur et
la mansuétude de Nicole 4, ni la vigueur dialectique
1. Voir dans Hatin, Histoire de la presse, une longue liste,
d'ailleurs incomplète, de ces imitations. — Il y a dans Caylus
(Œuvres badines, 1787, t. VI) une lettre satirique sur les Spec-
tateurs : « Un Anglais compose des feuilles détachées, il les
rassemble et leur donne le titre de Spectateur : son livre
réussit et mérite son succès : aussitôt Spectateurs de paraître
sous le titre de Français, d'Inconnus, de Suisses, etc. »
2. Cf. G. Larroumet, Marivaux, p. 394.
3. Gazette littéraire de l'Europe, t. VI, p. 354.
4. Noter que Locke avait traduit les Essais de Nicole pour
Lord Shaftesbury : sa traduction a été publiée, par Thomas
Hancock, en 1828 (cf. H. Marion, Locke, p. 147).
LA MORALE D ADDISON. 145
de Bourdaloue, ces maîtres d'Addison. On s'accom-
modait de cette chaleur sans flamme, de ce rayonne-
ment, qui nous paraît aujourd'hui si pâle, d'une âme
honnête. « La vertu, pensait-on, n'y paraît pas sèche,
rude, pesante, lugubre;... elle paraît cette aimable
vertu, faite pour l'homme, répondant à toutes ses
facultés naturelles,... capable d'y verser les sensa-
tions les plus délicieuses * » : bref, une vertu à la
taille des hommes du xviir3 siècle. Cette médiocrité
d'horizon, ce caractère si foncièrement bourgeois du
moraliste anglais, cette modération et cette aimable
tolérance, tout cela paraissait original et neuf. Au
commencement de ce siècle, le cardinal Maury, qui
avait été témoin de cette vogue persistante, ne pou-
vait comprendre qu'on eût jamais préféré Addison à
La Bruyère 2; et nous aussi, nous aimons mieux
La Bruyère. Mais les contemporains des Lettres Per-
sanes — ces Lettres dont on accusait Montesquieu
d'avoir pris l'idée dans le Spectateur — goûtaient
cette morale qui parlait au cœur plus qu'à l'esprit,
— morale de moraliste, non de lettré :
Usez, n'abusez point; le sage ainsi l'ordonne.
Je fuis également Épictète et Pétrone.
L'abstinence ou l'excès ne fît jamais d'heureux 3.
C'est le fond du sermon qu'Addison a prêché e n
deux ou trois cents points, et qu'il adresse aux lec-
teurs bourgeois de son temps, comme un viatique
de chaque matin. — N'est-ce pas lui qui recom-
mande ses méditations « à toutes les familles bien
réglées » qui, déjeunant de thé, de pain et de beurre,
1. Préface du Mentor moderne (la Haye, 1724, t. I).
2. Lettres et opuscules de J. de Maistre, t. II, p. 177.
3. Voltaire, cinquième Discours en vers sur l'homme.
10
146 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
se feront servir cette feuille « comme un appendice
des cuillers et du plateau »? — Le sermon n'est pas
neuf, mais tout se renouvelle, même et surtout, les
lieux communs. On sait quel cadre aimable Addison
a su donner à sa prédication, comment, dans ce
Club où il nous introduit, le bon Sir Roger de Cover-
ley, le marchand Freeport, ce vieux brave de capi-
taine Sentry ou cet aimable dandy de Will Honey-
comb lui servent à mettre, le plus gracieusement du
monde, sa morale en action. Là se discute la ques-
tion du mariage, de la religion, de l'éducation ou du
meilleur gouvernement. Mais là aussi se traitent,
gravement ou gaîment, suivant l'heure, ces menus
problèmes, auxquels un La Bruyère eût dédaigné de
toucher : du costume de la femme dans son inté-
rieur — de l'inconvenance de parler librement dans
les voitures publiques — de la danse — de la tenue
des gens mariés dans le monde — s'il faut croire aux
revenants — comment il faut se comporter à l'église
— et mille questions relatives au savoir-vivre ou à
l'hygiène. Addison se pose la question de l'allaite-
ment des enfants : il se demande s'il faut satisfaire
ou non les envies des femmes grosses, et nous conte
gaîment les ennuis d'un mari ; il discute, le sourire
aux lèvres, l'usage du chocolat, et indique aux fem-
mes des moyens honnêtes de relever leur beauté. Il
se fait le conseiller, le directeur, le médecin de la
famille. Nulle question trop basse pour lui dès qu'elle
touche, de près ou de loin, à la santé morale ou
physique de l'homme.
Cette sollicitude amusa les lecteurs français et les
charma : on compara Addison et Steele à Socrate et
on estima que « ces hommes véritablement sages »
avaient fait descendre la philosophie du ciel sur la
terre et « des ombres du cabinet sur la scène du
INFLUENCE D'ADDISON. 147
monde ' ». Prévost, dans son Pour et Contre, fit, lui
aussi, de l'Addison et du Steele. Il se demanda « si
la grandeur du rang ou des fonctions excluent cer-
tains talents »; il donna des règles pour la conversa-
tion ; il peignit les effets des passions de l'amour sur le
caractère; il prodigua des avis aux belles et des con-
solations aux laides; il conseilla doctement les per-
sonnes sur le retour : même il discuta l'usage du thé
et conclut que par l'usage de cette liqueur qui relâ-
che les fibres de l'estomac, « le brave devient lâche,
l'ouvrier robuste s'affaiblit, les femmes deviennent
stériles - ». On puisa dans l'œuvre d'Addison à
pleines mains : tantôt de simples récits, tantôt des
allégories philosophiques 3, tantôt, et le plus souvent,
des sujets de pièces. Car non seulement Addison est
moraliste, mais il est riche encore en tableaux de la
vie bourgeoise, en scènes pathétiques, en drama-
tiques aventures : Baculard d'Arnaud lui prend un
sujet de tragédie 4, Boissy une intrigue de comédie 5,
La Chaussée plus d'une idée et d'une situation toute
faite 6. Plus le siècle avance, plus sa renommée
grandit, aux dépens de celle de nos moralistes : « Il
est difficile, écrivait Saint-Lambert, de lire beaucoup
le Spectateur sans en devenir plus homme de bien; il
vous réconcilie avec la nature humaine dont La
Bruyère vous fait peur 7. »
1. Journal étranger, février 1762.
2. T. XII, p. 207.
3. Raynal emprunte au Spectateur une anecdote de VHistoire
philosophique des deux Indes (J. Morley, Diderot, t. II, p. 226) ;
Voltaire une allégorie pour l'article Religion du Dictionnaire
philosophique, etc. Berquin publie, d'après les journaux de
morale, ses Tableaux anglais (Paris, 1775, in-8).
4. Euphémie.
5. Les Valels maîtres.
6. Lanson, Nivelle de la Chaussée, p. 133.
7. Essai sur la vie de Bolingbroke (1796).
148 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Rousseau le lut à Chambéry, à son retour de Turin,
et le goûta fort. « Le Spectateur, dit-il, me plut beau-
coup et me fit du bien '. » Comme ses contemporains,
il en aima la morale bourgeoise, simple et familiale.
C'est Addison dont il recommande la lecture à Sophie
pour y apprendre les devoirs des honnêtes femmes2.
C'est à lui sans doute qu'il avait pris l'idée de ce
Persifleur qu'il devait fonder avec Diderot, et qui en
resta à son premier numéro 3. Il lui a emprunté,
semble-t-il — à lui ou à Steele, — ce qu'il dit, dans la
Lettre sur les spectacles, des coteries et cercles de
Londres, ou dans la Nouvelle Héloïse, quelques traits
de la description du jardin anglais, ou dans X Emile,
quelques vues sur l'avantage d'endurcir les enfants
au froid. Ces menues dettes sont peu de chose d'ail-
leurs 4. Ce qui nous intéresse, c'est que Rousseau
ait compris et aimé cet Addison dont le génie avait,
en commun avec le sien, une rare et précieuse élé-
vation morale, et qui peut être considéré, sur plus
d'un point, comme le défenseur des mêmes causes 5.
Il connaissait enfin, et il a loué en termes magnifi-
ques, le premier chef-d'œuvre du roman anglais : La
vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoé
d'York, marin, qui vécut vingt-huit ans tout seul, dans
1. Confessions, I, 3.
2. Emile, liv. V.
3. Conf., II, 7.
4. Cf. L. Mézières, Histoire de la litt. angl., t. I, p. 145.
5. Cf. notamment ce que dit Addison de la moralité du
théâtre. — Sur ce dernier point, peut-être Rousseau a-t-il lu
aussi La critique du théâtre anglais comparé au théâtre
d'Athènes, de Rome et de France... [traduit de Jeremy Collier
par le P. de Courbeville], Paris, 1115, in-12. Ce livre parait
avoir fait connaître le théâtre anglais à plusieurs de nos écri-
vains. t^Cf. Mémoires de Trévoux, avril 1704; Journal des savants,
1715, p. 219; Me'm. de Trévoux, juillet 1716 et mai, juin, juillet,
août 1732. — Voir aussi une lettre de Brossette à J.-B. Rous-
seau du 25 décembre 1715.)
« ROBINSON ». 149
une île déserte, sur la côte d'Amérique, près de l'em-
bouchure du fleuve Orénoque : écrites par lui-même.
Publié en 1719 et en 1720, le roman de de Foe
avait été traduit, on Ta vu, par les réfugiés, dès 1720
et 1721, et réimprimé depuis nombre de fois. Ce fut
certainement dans l'infidèle traduction de Saint-Hya-
cinthe et de Van Effen que Jean-Jacques lut Robinson.
L'œuvre était célèbre déjà : dès son apparition, les
journaux s'en étaient occupés ', et Lesage en avait
tiré, avec d'Orneval, un opéra-comique pour le
théâtre de la Foire 2. De très bonne heure aussi le
livre était entré dans le grand courant de la littérature
européenne : on avait vu paraître un Robinson alle-
mand, un Robinson italien, un Robinson de Silésie,
des Robinsons prêtre, médecin, juif, poète, libraire,
et même une femme Robinson 3. On a calculé que,
vers 1760, quarante « Robinsonades » avaient déjà
paru en Allemagne \ sans préjudice de celles qui
parurent en Hollande et en Autriche 5.
Malgré sa popularité, il ne semble pas que le
livre ait dû tout d'abord son succès à ses vrais
mérites : l'admirable don d'observation de l'auteur,
qui lui a inspiré, comme il le dit lui-même, une
« histoire de faits », passa presque inaperçu. Pas
plus en France que dans son pays d'origine, ce livre
— l'un des grands livres du xvmc siècle — ne fit
immédiatement école.
Les traducteurs affirment, il est vrai, que la plu-
1. Cf. Journal des savants, 1720, p. 503 et suiv.
2. Cet opéra-comique est perdu. (Voir Barberet : Lesage et le
théâtre de la Foire, p. 222.)
3. Perry, LUI. angl. au xvme siècle, p. 264.
4. Cf. Kippenberg, Robinson in Deutschland bis zur lnsel Fel-
senburg (1713-43), Hanovre. 1892, in-8.
5. H. F. Wagner : Robinson in Œsterreieh, Salzburg, 188 6,
in-8. On trouvera une liste des imitations hollandaises dans
les Annales typographiques de 1759, t. I, p. 58.
1 50 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
part des lecteurs croyaient vivre avec Robinson, tant
l'art de Fauteur faisait illusion * : « Il leur semblait
qu'ils s'occupaient avec lui des années entières à
dresser une hutte, à élargir une caverne, à faire une
palissade; ils se sont imaginés qu'ils l'aidaient pen-
dant plusieurs mois à polir une seule planche, et ils
se croyaient aussi emprisonnés dans leur lecture que
le pauvre Robinson l'était dans sa solitude » 2. En
fait, beaucoup de détails semblaient bas, ou minu-
tieux. Peu d'années auparavant, Marivaux avait,
dans un roman aujourd'hui oublié, décrit, lui aussi,
la vie d'un solitaire dans son île; mais combien son
récit était plus « noble » ! Le personnage de Mari-
vaux a besoin de bouillon. Qu'à cela ne tienne! Il tue
des oiseaux à coups de flèches. Mais il n'a pas de
vase : « Que l'industrie rend ingénieux! Je pris de la
terre que je pétris avec de l'eau, et j'en fis, le mieux
que je pus, un pot que j'exposai au soleil pour le
faire sécher. » En une heure de temps, le pot est fait
et le bouillon préparé : on n'est pas plus expéditif.
Même industrie et même ingéniosité, s'il s'agit de faire
du pain. « Comme le ciel a répandu ses dons dans
tous les endroits de la terre 3, je m'aperçus qu'il
croissait dans cette île d'un blé sauvage dont ces
hommes ne faisaient aucun usage parce qu'ils ne le
connaissaient pas. J'en fis couper une quantité... et
le fis sécher. Je sus enfin trouver le secret d'en
exprimer la farine, dont je pétris plusieurs petits
i. Voir la remarquable étude de M. J. Jusserand : Le roman
anglais et la réforme littéraire de Daniel de Foe, Bruxelles,
1887. — On peut reprocher à l'auteur d'exagérer, non la gran-
deur de l'œuvre de de Foe, mais son influence immédiate :
de Foe est bien le créateur du roman réaliste en Angleterre,
mais il reste sans un disciple pendant vingt ans et plus.
2. Préface du tome II.
3. Voir Les Effets surprenants de la sympathie (1713), 2e partie.
DE FOE ET MARIVAUX. 151
pains. » Rien n'est plus simple, comme on voit;
mais rien ne fait mieux saisir la différence de deux
génies, et même de deux races, que la comparaison
du Robinson de Marivaux et de celui de de Foe. Les
sauvages de l'un sont de vrais sauvages; ceux de
l'autre, vivant comme en une grande famille, sentent
« l'innocence et la paix se glisser dans leurs cœurs ».
« Ils m'appelaient leur père. » Que nous voilà loin
de ce Robinson pratique, commerçant et bien Anglais
qui vend son esclave Xury pour quelques pistoles!
Cette observation aiguë du détail, cette vraisem-
blance du plus petit fait, cette mainmise sur la réa-
lité, qui donne au roman anglais tout le relief d'une
relation authentique, d'un statement of facts, il ne
parait pas que les lecteurs de Saint-Hyacinthe et de
Van Effen — car je n'ose dire de de Foe — en aient
saisi toute l'originalité. Ils aimèrent en Robinson
Crusoé une curieuse relation de voyage, qui flattait,
chez les lecteurs des Mille et une nuits, des Aven-
tures de Beauchêne ou de Y Histoire des voyages, le
goût, alors répandu, des récits d'aventures et d'expé-
ditions lointaines L. L'isolement romanesque du héros
frappa vivement. Ce fut presque une tradition des
romanciers duxvm0 siècle de faire séjourner quelque
temps leur héros dans une île. Prévost, dans V His-
toire de Cléveland, imagine, lui aussi, son solitaire
philosophe et misanthrope, et Cléveland en fait,
comme de juste, son ami 2. Fielding impose l'épreuve
1. Voir, sur ce goût des voyage?, L. Claretie, Lesage roman-
cier, p. 60 et suiv. — Les critiques anglais ont noté de certaines
ressemblances entre Robinson et le roman de Lesage sur les
Aventures de Beauchêne (cf. Saintsbury, A short history of
French Lite ature); je ne crois pas cependant qu'il y ait lieu
de conclure à une imitation.
2. Voir le curieux discours du solitaire au moment où il met
le pied sur son île (t. IV, p. 70). L'épisode plut aux lecteurs
i 52 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
de la solitude à Mme Heartfree et Jean-Jacques à
Saint-Preux. Le héros de Rousseau séjourne même
dans deux îles successives : « Je fus le seul peut-
être, dit-il, qu'un exil si doux n'épouvanta point....
J'ai vu dans ce lieu de délices et d'effroi ce que peut
tenter l'industrie humaine pour tirer l'homme civi-
lisé d'une solitude où rien ne lui manque, et le replon-
ger dans un gouffre de nouveaux besoins !. » Tous,
ils étaient restés sous le charme de l'aventure mer-
veilleuse contée par de Foe, et c'est à la lecture de
fiobinson, à la fin du siècle, que, sur les bords de la
Manche, Bernardin de Saint-Pierre sent s'éveiller en
lui la nostalgie des pays inconnus2.
Mais Rousseau le premier signale la haute portée
philosophique de ce livre « qui fournit le plus heu-
reux traité de philosophie naturelle », et qui doit
composer à lui seul la bibliothèque d'Emile. A vrai
dire, il ne nomme pas l'auteur : les hommes du
siècle ne le connaissaient pas : en 1768, Fréron, par-
lant de Robinson, croit devoir rappeler, en note que
l'auteur était « un certain Daniel de Foé J » ; une autre
fois, un traducteur l'attribue à Steele 4 . De la personne
de l'écrivain, ou de son talent, on ignorait tout. Mais
Jean-Jacques a magnifiquement loué la vertu éduca-
trice de l'œuvre, dont il préfère l'auteur à Aristote, à
Pline ou à Buflbn 5. « Je veux, disait-il, qu'Emile
examine la conduite de son héros, qu'il cherche s'il
de Prévost : car cinquante ans après, de la Chabeaussière en
tira son Nouveau Robinson, comédie en trois actes, avec
musique de Dalayrac (1786).
1. Nouv. HéL, IV, 3.
2. Maury, Bernardin de Saint-Pierre, p. 6.
3. Année littéraire, 1768, t. I, p. 235.
4. Les avantures ou la vie et les voyages de Robinson Crusoé,
traduction de Vouvrage anglais attribué au célèbre Richard
Steele, Francfort, 1769, 2 vol. in-12.
5. Emile, liv. III.
DE FOE ET ROUSSEAU. 153
n'a rien omis, s'il n'y avait rien de mieux à faire. » Il
a très bien vu à quel point l'auteur de Robinson avait
serré de près la vie, et quelle haute leçon il en avait
dégagée. Il a mis à son rang un livre qu'on ne regardait
que comme un roman, et qui est un traité de morale.
Son témoignage a fait passer l'œuvre de Daniel de Foe
dans le patrimoine philosophique de l'humanité !.
III
Plus encore que le Spectateur ou que Robinson,
Rousseau admirait la littérature bourgeoise des
Anglais, et y trouvait réalisées ses propres aspira-
tions littéraires.
De 1745 à 1758, nul doute que Rousseau n'ait
partagé la plupart des admirations de Diderot. Tous
deux, pendant les premiers temps de leur intimité,
songent surtout au théâtre, et Rousseau plus encore
que Diderot. Tous deux sont amateurs passionnés de
spectacles. Jean-Jacques a ses entrées à l'Opéra, à la
Comédie : il se vante d'avoir, pendant dix ans, suivi
assidûment toutes les représentations, surtout de
Molière. Dès son séjour àChambéry, il avait composé
un opéra-tragédie, Jphis et Anaxarète. A Lyon, alors
qu'il était précepteur chez M. de Mably, il écrivait sa
Découverte du Nouveau Monde. 11 est superflu de rap-
peler ici les opéras dont il composa les paroles. Mais
Narcisse, mais les Prisonmers de guerre, mais VEnga-
1. L'Emile provoqua de nouvelles traductions. Voir Robinson
Cvusoë, nouvelle imitation de l'anglais, par M. Feutry, Ams-
terdam, 1765, 2 vol. in-12, et Vile de Robinson Crusoé, extraite
de l'anglais, par M. de Montrcille, Paris, 1767, in-12. — Voir
aussi le jugement de La Harpe, qui n'est qu'un écho de celui
de Rousseau (Cours de litt., t. III, p. 190).
154 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
gement téméraire, mais toutes ces tentatives, qui, au
surplus, n'ajoutent rien à sa gloire, prouvent abon-
damment à quel point il avait pris goût au théâtre.
Trois ans après le Discours sur les sciences et les arts,
il n'y a pas renoncé encore, et fait jouer son Narcisse
ou V amant de lui-même : la pièce tombe; il ne l'en
publie pas moins, avec une préface où il rudoie son
public. Deux ans après, à Genève, il commence une
tragédie en prose de Lucrèce. Plus tard encore, il écrit
son Pygmalion. Toute sa vie, il aima le théâtre, lui qui
avait écrit la Lettre sur les spectacles. — On ne combat
avec tant d'âpreté que ce qu'on a beaucoup aimé.
Non seulement, Rousseau songeait au théâtre,
mais il n'est pas douteux qu'il n'ait pris le plus vif
intérêt à la réforme dramatique méditée par son
ami. Parmi les idées exprimées dans sa Lettre sur les
spectacles ou dans les chapitres littéraires de la
Nouvelle Héloïse, plus d'une assurément lui vient de
Diderot, ou lui est commune avec lui.
Comme Diderot, il estime que la tragédie a fait
son temps, et que Corneille et Racine, avec tout
leur génie, « ne sont que des parleurs ' ». Plusieurs
de leurs pièces sont tragiques, mais peu touchantes,
et surtout — ce à quoi Diderot tenait par-dessus
tout, — « n'offrent aucune sorte d'instruction sur les
mœurs particulières du peuple qu'elles amusent ».
Nul sentiment naturel et simple, mais de « petits agré-
ments » qui en imposent à la foule2. Comme Diderot,
il pense que le théâtre doit se modeler sur l'idéal
social, qui change constamment; or ne sait-on pas
qu'il y a dans Paris « cinq ou six cent mille âmes dont
1. Nouv. Ilél., II, 17. — Comparer au passage le cha-
pitre xxxviii des Bijoux indiscrets.
2. Lettre sur les spectacles.
THÉORIES DRAMATIQUES DE ROUSSEAU. 155
il n'est jamais question sur la scène ' »? Comme lui,
il estime que le goût varie avec les époques et qu'il
n'est d'ailleurs que « la faculté de juger ce qui
plaît ou déplaît au plus grand nombre 2 ». Il suit
de là que tous « les vrais modèles du goût sont dans
la nature », qui reste toujours à découvrir et qui est
plus riche mille fois que ne l'imaginent nos poètes.
Si les anciens nous sont supérieurs, c'est simplement
qu'étant les premiers, ils sont plus près de cette
nature éternelle. Mais que de découvertes à faire
encore! La matière du drame est comme figée dans
des cadres vieillis. Il reste à « côtoyer la vie », à
découvrir toute la province — c'est-à-dire tout l'uni-
vers en dehors de Paris, — à retrouver sous l'homme
poli et guindé de nos salons, l'homme véritable. On
estimait, dans le cercle où vivaient Diderot et Jean-
Jacques, qu'en France « tous les états sont confondus
pour la société » : seigneurs, magistrats, financiers,
hommes de lettres ou soldats, tous se ressemblent,
et il n'y a plus chez nous qu'un état, qui est celui
d'homme du monde. «Les Anglais au contraire ont
conservé avec leur liberté le privilège d'être chacun
en particulier tel que la nature Va formé, de ne point
cacher ses opinions, ni les préjugés et les manières de
la profession qu'il exerce : voilà pourquoi leurs
romans domestiques sont si agréables 3. » Et voilà
l'une des raisons de l'attraction qu'exerçait sur Rous-
seau « ce peuple intrépide et fier, pour lequel la
douleur et la mort ne sont rien, et qui ne craint au
monde que la faim et l'ennui 4 ». Il les aime parce
qu'ils sont capables encore de grandes passions, que
1. Nouv. Ml., II, 17.
2. Emile, liv. IV.
3. Correspondance littéraire, août 1753.
4. Nouv. Hél.y IV, 3.
156 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
<( la froide raison n'a jamais rien fait d'illustre », et
que c'est dans l'Anglais que se reconnaît le mieux
l'homme.
Il retrouvait aussi chez les écrivains anglais, de
même que Diderot, mais avec plus de profonde con-
viction que lui, son propre souci des questions de
morale. Comme la plupart des écrivains protestants,
il estimait que le beau n'est en son fond qu'une
forme du bien. « Si le système moral est corrompu,
écrivait son ami, il faut que le goût soit faux !. »
Rousseau va plus loin et affirme expressément que
« le bon n'est que le beau mis en action », que
l'un tient intimement à l'autre, qu'ils ont tous deux
une même source dans la nature bien ordonnée,
« que le goût se perfectionne par les mêmes moyens
que la sagesse » — ce qui est paradoxal, — et « qu'une
âme bien touchée des charmes de la vertu doit à
proportion être aussi sensible à tous les autres
genres de beauté » — ce qui est faux, mais très
anglais. Donnez-nous donc des tragédies qui res-
pirent l'amour de la liberté et de la patrie, et ce
seront de belles tragédies. Donnez-nous des drames
qui fassent pleurer sur la vertu, et ce seront de vrais
drames.
Or c'est du peuple anglais, comme le remarquait
Suard, plus encore que du peuple romain, qu'il est
vrai de dire qu'il « respire la tragédie 2 », et c'est du
théâtre anglais qu'il faut attendre le renouvellement
du pathétique. Dès le commencement du siècle, La
Motte réclamait « des actions frappantes », à la
manière des Anglais 3 et, quelques années plus tard,
Montesquieu comparait leurs pièces moins à des pro-
1. De la poésie dramal., XXII.
2. Garât, Mém. sur Suard, t. II, p. 127.
3. Discours sur la tragédie, eu tête de Romulus.
ROUSSEAU ET SHAKESPEARE. 157
ductions régulières de la nature qu'à ces jeux dans
lesquels elle a suivi des hasards heureux '. L'année
même où Rousseau s'établissait définitivement à
Paris, paraissait le premier volume du trop fameux
Théâtre anglais de La Place, dont il eut certaine-
ment connaissance. On y lisait : « Un lecteur qui ne
croira pas que l'esprit français doive être nécessaire-
ment celui de toutes les nations, sera disposé à
trouver du plaisir dans la lecture de Shakespeare,
non seulement parce qu'il y trouvera la différence
du génie anglais et du génie français, mais parce
qu'il y verra des traits de force, des beautés neuves
et originales, qui, malgré leur air étranger, n'en sont
que plus piquantes aux yeux de ceux qui ne s'atten-
dent pas à les voir. »
Parmi ceux qui s'attendaient à les y rencontrer, il
faut compter Diderot et Rousseau. Cependant il ne
paraît pas que Shakespeare — le Shakespeare de La
Place — les ait frappés très vivement. Diderot,
quoique capable de consulter le texte original, a tou-
jours mal loué l'auteur d'Othello, et en termes très
vagues. Car ce n'est rien de le comparer au Saint Chris-
tophe de Notre-Dame, « colosse informe, grossière-
ment sculpté 2 », si l'on ajoute qu'il n'y a pas une
de ses scènes, « dont, avec un peu de talent, on ne fit
une grande chose 3 ». Diderot, en fait, semble admirer
Shakespeare, parce qu'il est Anglais et qu'il paraît,
1. Pensées diverses. — On lit dans les Mémoires de Trévoux,
dès le mois d'avril 1704 : « Les Anglais, qui se sont appliqués
depuis près d'un siècle à la poésie dramatique, l'ont portée
enfin à un degré de perfection que la plupart de leurs voisins
sont contraints d'admirer. Le génie de la nation, le tour de
la langue, la liberté qu'on se donne en Angleterre de critiquer,
tout y contribue. » — Cf. aussi Riccoboni : Réflexions histo-
riques et critiques sur les différents théâtres de l'Europe (1738).
2. Paradoxe sur le comédien, t. Vlll, p. 384.
3. Lettre à Voltaire, 29 septembre 1762.
158 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
quoique ancien, très moderne. Il n'en parle que
sans précision et sans cette chaleur que donne à
l'admiration un sentiment sincère. Quant à Rousseau,
il loue quelque part Voltaire d'avoir osé, à l'exemple
des Anglais, animer le théâtre ' — ce qui s'appelle, si
l'on veut, louer Shakespeare indirectement, — et
nous savons d'ailleurs qu'il en faisait cas2 : rien de
plus. Faut-il reprocher à Rousseau ou à Diderot de
n'avoir pas mieux compris Shakespeare à travers
La Place? Il y eût fallu, en vérité, des yeux de lynx.
Puis, il faut le dire, leur idéal était ailleurs. Ce
qu'ils rêvaient, c'était ce drame bourgeois que
Diderot inventa si bruyamment; c'étaient « des tra-
gédies que l'amour de la patrie et de la liberté rende
intéressantes 3 » ; c'était, en un mot, le Marchand de
Londres ou le Joueur.
A la vérité, La Chaussée avait donné les premiers
modèles de la comédie larmoyante; mais ils le goû-
taient peu. Diderot ne l'aimait guère parce que
c'était un précurseur, mais aussi parce que c'était un
précurseur médiocre 4. Rousseau, de son côté, avouait
que si La Chaussée, ou Destouches, a écrit des
pièces « épurées », ces pièces, qui instruisent beau-
coup, ennuient encore davantage, et qu'autant vau-
drait aller au sermon 5. D'ailleurs, comme l'avait
noté Prévost, La Chaussée lui-même n'était que le
disciple — peut-être involontaire — des Anglais : « Je
1. Noue. Hé/., II, 17.
2. Bernardin de Saint-Pierre : Fragments sur J.-J. Bousscau.
3. Nouv. HëL, II, 17.
4. OEuvres de Diderot, t. XIX, p. 314. Il écrit après la repré-
sentation du Père de famille : « Ducios disait, en sortant, que
trois pièces comme celles-là par an tueraient la tragédie.
Qu'ils se fassent à ces émotions-là, et qu'ils supportent après
cela, s'ils le peuvent, Destouches et La Chaussée. »
5. Lettre sur les spectacles, éd. Fontaine, p. 165.
LE «« MARCHAND DE LONDRES ». 159
ne puis refuser, disait-il, d'apprendre au public qu'ils
[les auteurs de comédies larmoyantes] ne sont pas
les premiers qui aient formé cette entreprise, et que
si l'exemple d'une nation sensée a quelque force, ils
peuvent s'autoriser de celui de nos voisins. » Sur
quoi, il citait quelques exemples de drames lar-
moyants anglais ', et il faisait connaître à son public
le Marchand de Londres.
L'auteur de ce drame jadis célèbre et qui fit à Rous-
seau l'effet d'un chef-d'œuvre, est George Lillo, né
en 1693, d'un père hollandais et d'une mère anglaise,
tous deux dissenters . Comme Hichardson, comme
Sedaine, comme Jean-Jacques, comme beaucoup de
ces petits bourgeois qui montent, au xvmc siècle,
à l'assaut du roman et du théâtre, il exerce d'abord
un métier manuel, et ne débute en littérature que sur
le tard. Après un essai infructueux dans l'opéra, il
fait jouer, en 1731, George Barnicell ouïe Marchand de
Londres. Malgré la saison — on était en plein été, — la
pièce eut vingt représentations. En vain, des ennemis
de l'auteur cabalèrent et firent vendre dans les rues
quelques milliers d'exemplairesde la ballade ancienne
d'où la pièce était tirée. L'émotion, dit un témoin,
leur fit tomber des mains leurs ballades et tirer leurs
mouchoirs. Pope, présent, trouva l'intrigue bien con-
duite et le style naturel sans bassesse 2. La reine
Caroline désira avoir le manuscrit de la pièce, et les
marchands de la Cité, fiers de ce sermon qui leur
faisait tant d'honneur, la portèrent aux nues. Elle
1. Pour et Contre, t. XII, p. 145. — On peut noter d'ailleurs
que La Chaussée lui-même fut imité en Angleterre : son
Préjugé à la Mode a fourni la matière de The way to keep him,
de Murphy (1761). (Voir Le nouveau théâtre anglais, Paris, 1769,
t. I.) — Paul Lacroix signale une réimpression de Mélanide à
Dublin en 1749 {Catalogue de Soleinne, t. II, p. 91).
2. Perry, Litt. angl. au xvmc siècle, p. 277.
160] ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
resta au théâtre, moins encore comme œuvre litté-
raire que comme drame d'édification, semble-t-il.
Longtemps, le théâtre royal de Manchester donna
George Barmvell une fois par an, le mardi gras, pour
l'instruction des apprentis de la ville. Quand, en
1752, l'acteur Ross joua Barnwell, un jeune apprenti
qui, comme le héros de la pièce, avait volé son
maître pour entretenir une femme, fut pris au théâtre
d'un tel remords qu'il en perdit la raison. Un médecin
qu'on appela intervint auprès du père et réussit, en
l'apaisant, à rendre la raison au jeune malade, qui
devint un honnête marchand. Ross, qui raconte le
fait dans ses mémoires, affirme avoir reçu dès lors
chaque année une somme de dix guinées avec ces
mots : « Témoignage de gratitude d'un homme qui
vous doit une grande reconnaissance, et que vous
avez sauvé de la ruine, en jouant Barmvell l. » —
Pourquoi faut-il que Diderot n'ait pas connu ce trait?
Et quelle tirade nous avons perdue!
Ainsi le Marchand de Londres faisait des miracles.
Les autres œuvres de Lillo, le Héros chrétien ou la
Fatale curiosité, Marina ou Elmerick, eurent un
succès plus modeste 2. Mais, quand il mourut, leur
auteur fut généralement regretté. Fielding le loua
pour « sa parfaite connaissance du cœur humain »,
pour son caractère noble, pour sa philosophie
d'homme heureux, pour sa généreuse répugnance à
lépendre des autres. « Il avait, disait-il, la fierté
l'un vieux Romain, avec l'innocence d'un chrétien
■les premiers temps 3. » Éloge significatif sous une
pareille plume.
1. Biographia dramalica.
2. Aucune d'elles ne fut connue chez nous. (Cf. Grimm, Corr.
>tt., l"r avril 1764.)
3 The Champion, ap. Biogr. dram. — Voir sur Lillo l'article
LE « MARCHAND DE LONDRES ». 4 61
Relu aujourd'hui, le « chef-d'œuvre » de cet
homme rare paraît moins sublime. C'est un mélo-
drame assez noir, extrêmement moral et par endroits,
mais par endroits seulement, très pathétique. Il faut
noter que cette histoire d'un jeune employé de com-
merce qui, séduit par une fille de mauvaise vie, se
laisse entraîner au vol et au meurtre, était un sujet
presque neuf au théâtre. Les auteurs comiques ne
s'étaient pas fait faute de nous montrer des jeunes
gens dissipés, victimes de leurs folies de jeunesse;
mais ces folies faisaient rire, ce châtiment n'avait
rien de sévère. Ils en étaient quittes, ces écervelés,
pour un mariage manqué — la belle affaire ! — ou
mieux encore, pour une semonce paternelle. Mais
de montrer le trouble produit dans une âme d'ado-
lescent par les basses voluptés, d'étudier la lente et
irrémédiable chute d'une volonté faible dans le vice,
de dégager sévèrement, tristement, la moralité qui
ressort d'une vie ainsi manquée et gâchée, c'était,
en 1731, une matière neuve. Prévost lui-même
n'avait pas encore écrit Manon, et qui sait si le
drame de Lillo, qu'il vit jouer à Londres et dont il a
parlé en termes si enthousiastes, ne fut pour rien
dans l'éclosion de son roman? Quoi qu'il en soit,
Des Grieux a du fripon, et Manon reste trop aimable :
la leçon est moins directe et moins tragique. Ce
n'est pas ainsi qu'a voulu procéder l'humble dissenter
George Lillo. Il a voulu frapper plus fort, et, au lieu
d'une œuvre dramatique, il a écrit un sermon dra-
matisé.
Pourtant il y a dans ce drame d'un art si rudimen-
taire le pressentiment de quelque chose de grand.
Le caractère de Barnwell est, à vrai dire, peu
du Dictionary of National Biography de M. Leslie Stephen, où
l'on trouvera une bibliographie détaillée.
11
162 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
étudié : c'est un fantoche. Jusque dans le plaisir, il
prêche et catéchise. Voyez-le au moment de sa chute :
il parle à la courtisane : « A vous entendre plaider
la cause du vice, à contempler votre beauté, à serrer
cette main, à voir ce sein d'albâtre s'abaisser et
s'élever, mes esprits s'échauffent, mes désirs s'en-
flamment, tous mes sens tombent dans un désordre
dont la douceur est une espèce de tourment. Mais à
ce moment de délices, faut-il donc sacrifier mon inno-
cence, la paix de mon âme, l'espérance d'un solide
bonheur? — Chimères que tout cela! Venez, venez
éprouver avec moi que la Terre et le Ciel n'ont rien
d'égal aux plaisirs de l'amour. — Je voudrais,... je
ne puis.... Allons '. » Ceci est vraiment trop simple
et trop brusque. On reste confondu et étonné. Mais
c'était déjà, en 1731, un moyen, pour un auteur
dramatique, de se faire une réputation de profon-
deur que de brusquer les transitions, d'effacer les
nuances, de sauter à pieds joints par-dessus les pro-
blèmes de l'âme.
La courtisane Millwood n'est pas une femme, c'est
une idée : c'est la bête noire de l'Apocalypse, qui a
déclaré la guerre à l'humanité. En perdant Barnwell,
c'est de tous les hommes qu'elle se venge. Comme
certaines héroïnes du drame contemporain, comme
l'étrangère de Dumas fils, elle est une force aveugle,
une énigme vivante, un fléau symbolique. C'est à la
société qu'elle en veut : «Je veux des conquêtes com-
plètes, comme celles des Espagnols dans le Nouveau
Monde, qui dépouillèrent les naturels du pays de
tous leurs biens, et les condamnèrent ensuite à tra-
vailler aux mines pour en acquérir davantage -. »
C'est une ennemie des lois, de la religion, du clergé,
1. Traduction de Clément de Genève, I, 8.
2. I, 3.
LE <i MARCHAND DE LONDRES ». 163
des tribunaux, de tout ordre établi. Car tous ces
hommes, sachez-le, ne vivent que de réputations
ruinées et d'innocence pervertie, « comme les peu-
ples de Cornouailles vivent de naufrages ». Clément
de Genève, le traducteur français, omet, comme
« choquante et déplacée », cette curieuse profession
de foi qui fait de Millwood une révoltée à la façon
des héroïnes d'Ibsen : « Que sont ces lois dont vous
êtes si fiers, si ce n'est la sagesse d'un fou, la valeur
d'un lâche, l'instrument et le voile de toutes vos
infamies? Grâce à elles, vous punissez en autrui ce
que vous faites vous-mêmes ou ce que vous auriez
fait si vous aviez été dans d'autres circonstances. Le
juge qui condamne le pauvre comme voleur, aurait été
voleur lui-même, s'il avait été pauvre *. » Voilà sans
doute qui était neuf : cette déclaration de guerre à la
société, dans la bouche d'une femme, et voilà un
type nouveau au théâtre : celui de la femme fatale.
Il suffit à Millwood d'avoir, dans la rue, regardé un
instant le jeune Barnwell : en le regardant, elle
condamne l'innocent au vol, au meurtre, à la potence.
Si ce n'est ici « le despotisme de la femme incarné 2 »,
qu'est-ce donc?
Voyez comme la chute est prompte. Du jour où il
tombe, l'apprenti est un homme perdu : le lende-
main, il vole; le surlendemain, il tue. Cette scène du
meurtre ne manque ni d'énergie ni d'une sombre
beauté. Elle est naïve comme une scène du Faust de
Marlowe; mais, par la complicité des éléments, elle
acquiert je ne sais quelle grandeur farouche, qui a
certainement frappé Rousseau. C'est à la face du ciel,
et en invoquant la nature, que Barnwell va tuer
l'oncle qui l'a élevé, qui lui a servi de père, et qu'il
1. Acte IV, scène 2. — British Théâtre (1828), p. 14.
2. Dumas iils, Préface de VÉtrangère.
164 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
faut qu'il vole, — et, en tuant, il philosophe sur sa
faute :
La scène représente des allées d'arbres à quelque distance
d'une maison de campagne.
Barnwell, seul. — Le jour s'est tout d'un coup obscurci :
c'est le soleil qui se cache derrière quelque nuée ou qui a
précipité son cours pour n'être pas témoin de l'action
qu'on me condamne à commettre. Depuis que je me suis
mis en chemin pour exécuter ce détestable complot, je
crois sentir à tous moments la terre qui tremble sous mes
pieds. Ce ruisseau que je viens de passer, qui forme une
cascade naturelle, me semblait murmurer les tristes sons
de meurtre et d'assassinat. L'air, la terre, l'eau, me parais-
sent consternés. Mais je n'en suis point surpris, la chute
d'un honnête homme est un châtiment pour l'univers, et
la nature en est ébranlée. Justice du ciel! qu'avez-vous
donc résolu de l'aire de moi? Le frère unique de mon père,
celui qui m'a tenu lieu de père depuis mon enfance, qui
m'a élevé avec une tendresse vraiment paternelle et qui
n'a rien aujourd'hui de plus cher que moi, c'est lui que je
viens chercher avec la résolution formée de l'assassiner.
Mes cheveux se dressent d'horreur. Le coup n'est pas
encore frappé. Quoi ! ne renoncerai-je pas à cet afiïeux
dessein? Qui m'empêche que je ne quitte un lieu.... (// fait
quelques pas pour s en aller, et s'arrête aussitôt.) Mais où
irai-je? 0! misérable, où vas-tu? La porte de mon maitre
est fermée pour moi, et sans argent Millwood ne veut plus
me souffrir, et la vie est un tourment qu'il m'est impos-
sible de supporter sans elle. Elle a pris une si ferme pos-
session de mon cœur, elle y domine si impérieusement!...
Ah! oui, voilà la cause de tous mes crimes et de toutes
mes peines : c'est la fièvre de mon âme, c'est une rage
dans mes désirs....
A ce moment son oncle parait, dans une allée. Barnwell se
masque et tire son pistolet, sans être vu.
L'oncle de Barnwell. — 0! mort, étrange et mysté-
rieuse puissance, qui te fais connaître tous les jours par tes
effets et qui n'est comprise que de ceux qui les éprouvent1,
1. Contresens. Le texte dit : « 0 mort étrange, mystérieux
pouvoir, qui te manifestes chaque jour, mais que seuls com-
prennent les morts qui ne parlent pas, qu'es-tu donc? »
LE « MARCHAND DE LONDRES ». 165
que dirai-je que tu-es?Cet esprit si étendu qui embrasse la
terre d'une seule pensée, qui la pénètre jusqu'au rentre,
qui s'élève de Là au-dessus des étoiles et découvre des
inondes nouveaux, entreprend en vain de percer les nuages
dans lesquels tu t'enveloppes. Il se perd dans ces affreuses
ténèbres et ne remporte de ses recherches qu'un redou-
blement d'incertitude et la fatigue d'un travail inutile.
Barnwell, ayant présenté encore une fois son pistolet, il
le jette enfin par terre. — Ah! c'est une chose impossible!
L'ONCLE. — Lu homme si près de moi armé et masqué!
BARNWELL, voyant son oncle tressaillir et porter la main
sur son épéc, tire un poû/nard dont il lui perce le sein. —
Il le faut donc puisqu'il n'y a pas d'autre voie!
L'ONCLE, tombant. — Ah! je suis assassiné! Dieu plein de
clémence, écoutez la prière de votre serviteur expirant!
Répandez vos plus précieuses bénédictions sur mon cher
neveu, pardonnez à mon meurtrier, et recevez mon âme
entre vos bras !
Barnwell jette ici son masque et, pénétré des dernières
paroles de son oncle, il se précipite sur son corps et l'em-
brasse.
Barnwell. — Oh ! trop généreux mourant ! Saint martyr,
levez vos yeux appesantis et voyez votre neveu dans votre
meurtrier! Oh! ne m'y laissez pas voir tant de bonté, faites
plutôt éclater votre indignation, si vous en avez encore la
force! 0 ciel! il pleure de compassion pour mon sort. Il
me donne des larmes pour du sang. Ses derniers soupirs
sont pour son assassin. Ah! parlez, qu'ordonnez-vous?
Prononcez mon pardon et entraînez-moi avec vous dans le
tombeau.... Il voudrait parler et il ne le peut.... Ah ! pour-
quoi serrez-vous si tendrement cette main meurtrière?
Quoi! vous voulez m'embrasser?... (Barnwell embrasse
so7i oncle qui soupire et meurt dans ses bras.) Son âme
errante sur ses lèvres s'est arrêtée pour sceller mon pardon
et s'est épuisée dans ce dernier embrassement. C'en est
fait, il n'est plus. Oh! je sens que je vais le suivre....
// tombe évanoui sur le corps de son oncle.
La scène est naïve, mais pathétique, et il passe,
dans le style maladroitement poétique de Lillo, mal
rendu par son traducteur, je ne sais quel souffle
lyrique.
166 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
A la fin du drame, on aperçoit la potence : grande
audace pour le temps, et devant laquelle Fauteur lui-
même avait hésité. Le traducteur supprime la scène,
puis l'ajoute, en s'excusant. Malgré l'emphase de
la forme, il y a dans ce drame rapide et tragique
quelque chose qui rappelle les vieux drames, si
rudes mais si puissants, à'Arden of Feversham ou de
A Yorkshire tragedy, presque dignes de Shakespeare et
auxquels il a peut-être mis la main. Ce n'est pas tant
à Southerne ou à Rowe, ses prédécesseurs immédiats,
qu'il faut rattacher Lillo, qu'aux Ford, aux Dekker,
aux Heywood, et à Shakespeare peut-être l. Et dans
l'imitation de ces modèles, il met une brutale gauche-
rie de débutant, un dédain des procédés, un mépris
des conventions, qui parurent originaux.
George Bamwell, qui passait en Angleterre pour
un drame bourgeois de quelque mérite, fit en Europe
l'effet d'une œuvre de génie qui renouvelait le
théâtre. Les Allemands s'enthousiasmèrent pour
Lillo comme pour Shakespeare, Gottsched et Lessing
le portèrent aux nues, et celui-ci l'imita dans Sara
Sampson. Il fut l'un des classiques du drame mo-
derne 2. Mais, chose curieuse, même en Allemagne,
il semblait trop brutal, et on jouait de préférence le
Jenneval de Sébastien Mercier, qui est une adapta-
tion médiocre et adoucie. Le nom de Lillo n'en fut
pas moins fameux, et il faut en venir à W. Schlegel
pour voir traiter le Marchand de Londres de « véri-
table histoire de cour d'assises , presque aussi
1. Sur ces « drames de cours d'assises », voir Mézières,
Prédécesseurs et contemporains de Shakespeare, et surtout
J. A. Symonds : Shakesj>eare's predecessors in the English
drama, p. 418 et suiv. — Noter que Lillo laissa, en mourant,
une adaptation du beau drame à'Arden of Feversham.
2. Cf. Hettner, Das moderne Drama, Brunswick, 1852.
LILLO EN FRANCE. 167
absurde qu'elle est triviale ' ». Avant de passer de la
scène tragique aux tréteaux de la foire, cette histoire
de cour d'assises avait fait couler bien des larmes.
En France, Prévost, dans le Pour et Contre, se fit
le coryphée du chef-d'œuvre nouveau : « Une tra-
gédie qui a été représentée trente-huit fois consécu-
tives sur le théâtre de Drury Lane, avec des applau-
dissements soutenus, et un nombre de spectateurs
presque toujours égal; qui a eu le même succès sur
tous les théâtres où elle a paru ; dont il s'est débité
plusieurs milliers d'exemplaires imprimés, et qu'on
ne lit pas avec moins d'ardeur et de plaisir qu'on ne
l'a vu représenter : une tragédie qui s'est attiré tant
de marques d'approbation et d'estime, doit faire
naître à ceux qui en entendront parler, l'une ou
l'autre de ces deux pensées : ou quelle est un de ces
chefs-d'œuvre dont la parfaite beauté se fait sentir
à tout le monde; ou qu'elle est si conforme au goût
particulier de la nation dont elle fait ainsi les délices,
qu'elle peut servir de règle certaine pour juger du
goût présent de cette nation 2. » De ces deux expli-
cations, Prévost admettait la première. Sous sa plume,
le Marchand de Londres était sacré chef-d'œuvre, et,
pour appuyer son dire, il en traduisait une scène.
Quelques années après, George Barnwell tente un
traducteur, alléché par les éloges de Prévost : Clément
de Genève 3 était un ancien pasteur et avait été pré-
cepteur des enfants de lord Waldegrave, ambassa-
deur d'Angleterre. C'était un anglomane déclaré.
Auteur d'un « hyperdrame » des Frimaçons et, pour
i. W. Schlegel, Lit ter. dramat., 34e leçon.
2. Pour et Contre, t. III, p. 337. — Prévost traduit la scène où
Millwood dénonce son amant, à la justice.
3. Né à Genève en 1707, mort à Charenton, en 1767. (Senebier,
Histoire littéraire de Genève.)
168 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
ce, chassé de la compagnie des Pasteurs de Genève,
Clément est l'auteur d'un journal littéraire qui ne
manque ni de verve ni de mordant, et où l'anglo-
manie est article de foi. On y reproche aux Français
de ne connaître « ni le beau désordre, ni le beau
gigantesque, ni le beau fantasque, ni le beau triste,
ni l'affreusement beau », ni toutes les formes de la
beauté romantique. Conclusion : « Venez à Londres.
Nous vous agrandirons l'imagination *. » — Donc,
Clément, qui possédait l'anglais, traduit le Marchand
de Londres et pleure en corrigeant les épreuves de
sa traduction et s'écrie dans sa préface : « Loin d'ici,
petits beaux esprits moins délicats que raffinés et
frivoles, cœurs ingrats et desséchés, perdus de
débauches et de réflexions ! Vous n'êtes pas faits
pour le plaisir de verser des larmes 2! »
Un public choisi se laissa persuader, et, suivant le
conseil de Clément, « s'abîma délicieusement dans la
plus profonde et la plus amère tristesse ». Lillo
parut plus pathétique que Shakespeare, et le Mar-
chand de Londres plus terrible que le Marchand de
Venise 3. A vrai dire, la pièce s'adressait « aux âmes
dures et grossières d'un peuple féroce », mais comment
résister à ce pathétique? « La pitié, la terreur, le déchi-
rement du cœur y vont croissant d'acte en acte, de
scène en scène. » Et quel art des contrastes ! Et quelle
« gradation de terreur4 »! Le médisant Collé, tout
1. Les cinq années littéraires, 15 mars 1752.
2. Le Marchand de Londres, ou l'histoire de George Barnwell,
tragédie bourgeoise en cinq actes, traduite de Vanglais de Lillo,
par M..., s. 1., 1748, in-12, 139 p. — Dans l'édition de 1751,
on trouve en outre la scène de la pendaison. 11 y eut encore une
édition en 1767.
3. Journal encyclopédique, 15 juin 1768.
4. Journal étranger, février 1760. — Journal Encyclop.,
i« mars 1764.
LILLO ET ROUSSEAU. 169
en proclamant que le traducteur est un sot, se dit
ému jusqu'aux larmes et s'écrie, lui aussi : « Quelle
vérité! Quelle chaleur! Quel intérêt! » Cela est mal
fait; mais il y a « bien du génie », qui fait passer
sur tout1. Dorât compose une Lettre de Barnevelt (sic)
dans la prison à Truman, son ami 2, et s'y épanche
en vers pleurnichards. Le drame de Lillo inspire
un roman à Mme de Beaumont 3, une comédie à
Anseaume, un drame à Sébastien Mercier *. Un ins-
tant, la Comédie songe à jouer cette œuvre étrange.
Mais elle recule devant « l'ostrogothie anglaise ».
Voltaire lui-même se laisse attendrir, dit-on, mais
surtout Diderot prend feu. Il croit avoir trouvé enfin
le chef-d'œuvre dramatique tant espéré : « Appelez
le Marchand de Londres comme il vous plaira, pourvu
que vous conveniez que cette pièce étincelle de beau-
tés sublimes 5. » Toute sa vie il médite d'en donner
une édition et un commentaire, en même temps que
du Joueur 6.
Fut-ce Diderot qui fit connaître la pièce à Rous-
seau? ou Clément de Genève, son compatriote? ou
Prévost, son ami? Il n'importe. L'essentiel, c'est
qu'il partagea l'admiration de tout son cercle :
« pièce admirable, lit-on dans une note de la Lettre
sur les spectacles, et dont la morale va plus directe-
1. Collé, Journal, éd. H. Bonhomme, t. I, p. 21.
2. Paris, 1764. — Cf. Fréron, Année littéraire, 1764, t. I, et
Journ. Encyclop., 1er mars 1764.
3. Les Lettres du ?narquis de Roselle.
4. L'école de la jeunesse ou le Barnevelt français, comédie en
trois actes et en vers, par M. Anseaume, jouée aux Italiens le
24 janvier 1765. — Jenneval ou le Barnevelt français, Paris,
1769, in-8. — Chose étrange : Mercier, réformateur audacieux
du théâtre, n'a pas osé faire mourir son Jenneval et lui fait
épouser la fille de l'homme qu'il a volé.
5. Article Encyclopédie.
6. A Mlle Voland, t. II, p. 87 et p. 140.
i70 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
ment au but qu'aucune pièce française que je con-
naisse *. » Lui qui pensait qu'il faudrait apprendre
aux jeunes gens « à se défier des illusions de l'amour »
et « à craindre quelquefois de livrer un cœur ver-
tueux à un objet indigne de ses soins », il avoue
n'avoir trouvé, avec le Misanthrope, que l'œuvre de
Lillo qui réponde à cet idéal.
Le témoignage est court, mais expressif, et me
justifie d'avoir insisté sur un drame qui fut l'une des
vives admirations de Jean-Jacques et de son temps.
Mais ni Addison, ni de Foe, ni Lillo lui-même, si
dignes d'attention qu'il les jugeât, ne remplissaient
pleinement l'idéal qu'il se faisait de la littérature
bourgeoise, et l'auteur de la Nouvelle Héloise, plus
romancier après tout qu'auteur dramatique, ne se
trouva chez lui, si je pais dire, que dans le roman
anglais.
1. Cette note, qui ne figurait pas dans la première édition,
•a été imprimée dans l'édition de 1781.
CHAPITRE III
POPULARITÉ EUROPÉENNE DU ROMAN ANGLAIS
I. Grandeur du roman anglais au xvme siècle. — Son succès en
Europe. — Fielding. — Fortune prodigieuse de Richardson.
II. Pourquoi le public français s'enthousiasme pour le roman
anglais. — Pourquoi il le met, avec Kousseau, au-dessus de
Lesage, de Prévost, de Marivaux. — En quoi les romanciers
français, et notamment Marivaux, sont-ils les précurseurs
de Kichardon et de Rousseau?
III. Prévost traduit Richardson (1742, 1751, 1755-58). — Impor-
tance de ces traductions. — Leur valeur.
De toutes les créations de la littérature anglaise du
xvmc siècle, la plus originale, à coup sûr, est le
roman de mœurs bourgeoises, ou, comme l'appelle
Taine, le roman antiromanesque. Dans l'histoire de
la littérature européenne, très peu de révolutions
sont comparables à celle qu'opèrent, en ce temps, de
Foe, Richardson, Fielding, esprits positils et obser-
vateurs qui, aux récits d'aventures, à la mode espa-
gnole ou française, substituent hardiment l'étude
exacte de la société contemporaine. Très peu, assu-
rément, ont eu des conséquences aussi lointaines.
Ce n'est pas trop de dire de cette « sévère pensée
bourgeoise » qu'elle fit, en s'élevant, l'effet de « la voix
172 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
d'un peuple enseveli sous terre * ». En tous pays,
cette voix fut entendue. Le roman anglais donna, en
Allemagne, en France, dans les pays du Nord et jus-
qu'en Italie, l'impression d'une œuvre neuve, sem-
blable à nulle autre, libre, dans son magnifique essor,
de tous modèles antiques, parfaitement vierge de
toute inenfluce traditionnelle. Il semblait que, dans
l'imagination lassée des hommes, les Harlowe et les
Jones usurpaient la place occupée depuis des siècles
par les héros grecs et latins ou par les paladins
épiques. Le roman — ce genre ignoré des anciens, ou
peu s'en faut — devient avec les Anglais l'épopée
du monde moderne.
« Ce sont eux, dit excellemment Mme de Staël,
qui ont osé croire les premiers qu'il suffisait du
tableau des affections privées pour intéresser l'esprit
et le cœur de l'homme ; que ni l'illustration des per-
sonnages, ni le merveilleux des événements n'étaient
nécessaires pour captiver l'imagination, et qu'il y
avait dans la puissance d'aimer de quoi renouveler
sans cesse et les tableaux et les situations, sans
jamais lasser la curiosité. Ce sont les Anglais enfin
qui ont fait des romans des ouvrages de morale, où
les vertus et les destinées obscures peuvent trouver
des motifs d'exaltation et se créer un genre d'hé-
roïsme 2. » Par là, ils ont révolutionné ce genre,
tenu jusque-là pour inférieur, du roman. Et par là
aussi, ils sont les maîtres de tout romancier quir
aujourd'hui, tient une plume. « Nos romans, d'où
sortent-ils , disait un jour Goethe à Eckermannr
sinon de Goldsmith ou de Fielding? » C'est qu'en
effet ils l'ont rendu capable, ce genre frivole, de
1. Taine, Litt. angl., t. IV, p. 84.
2. De la litt., I, 15.
ORIGINALITE DU ROMAN ANGLAIS. 17 3
porter des idées et des passions; ils ont prouvé qu'il
était mieux que ce qu'en disait Voltaire, « la pro-
duction d'un esprit faible, écrivant avec facilité des
choses indignes d'être lues par les esprits sérieux » :
du second plan, où il végétait, ils l'ont fait passer au
premier, d'où il n'est plus descendu.
Par là aussi ils ont, sans le vouloir sans doute, et
peut-être sans le savoir, porté un coup sensible à la
longue domination des littératures classiques. Voici
en effet, qu'en dehors des genres consacrés, de ceux
qu'avait classés Boileau, — de ceux qu'un écrivain
grave pouvait cultiver sans se compromettre et sans
déchoir, — s'élevait un nouveau venu, né d'hier,
ou, tout au moins, brusquement promu à une
dignité si haute, qui, du premier coup, prenait dans
l'esprit des hommes la place à laquelle le théâtre
seul, ou la haute poésie, avait prétendu jusque-là.
L'homme moderne s'y retrouvait, non plus sous des
traits antiques, non plus sous la forme d'un type con-
ventionnel à force d'être général, mais avec ses
défauts, ses vices, ses ridicules, ses manies du jour
— tout ce qui date un portrait. La littérature bour-
geoise, c'est-à-dire presque toute la littérature des
temps modernes, a sa racine dans le roman anglais.
Des deux plus grands de ces romanciers du
xvine siècle — si Ton excepte de Foe, — l'un, Fiel-
ding, est un esprit cultivé, grand amateur d'antiquité,
élève d'Eton, mais chez qui l'éducation classique n*a
pas émondé la puissante originalité native. L'autre,
le fils du menuisier Richardson, est dépourvu de
lettres, ou, du moins, il n'en a qu'une teinture qu'il
s'est donnée — juste de quoi paraître pédant à l'occa-
sion. C'est un self-made man, trop profondément chré-
tien pour sentir la beauté des œuvres païennes, trop
foncièrement Anglais — et Anglais du peuple — pour
174 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
éprouver le besoin de politesse que donne la culture
classique. Tous deux ont été, en leur genre, de grands
novateurs et, quoique rivaux, travaillent à la même
œuvre !. Tous deux ont réalisé le mot de Montes-
quieu sur les Anglais : « Ils n'imiteront pas même
les anciens, qu'ils admirent 2 ». Grâce à eux, et à
quelques autres moins grands, le roman anglais,
définitivement affranchi de la longue domination du
roman héroïque 3, a jeté un incomparable éclat.
C'est d'abord un premier groupe d'oeuvres qui
comprend f'amela (1740) et sa parodie Joseph Andrews
(1742), le premier roman de Fielding et le deuxième
roman du même, Jonathan Wild : œuvres de début,
d'un art encore incomplet et incertain. Puis — après
un silence de cinq années — c'est la fameuse Clarisse
(1748), qui ouvre la série des chefs-d'œuvre. Smollett
donne tour à tour son Roderick Random (1748) et
son Peregrine Pichle (1751), qui reprennent la tradi-
tion du roman picaresque; Fielding écrit son chef-
d'œuvre, Tom Jones (1749), suivi bientôt du délicieux
roman $ Amélie (1751); et la série se termine, en 1754,
par le dernier des trois romans de Richardson, par
Grant/ison. Fielding meurt cette année même, Ri-
chardson sept ans après.
C'est alors une nouvelle génération de romanciers
qui reprend l'œuvre des maîtres : Sterne débute en
1759 par la première partie de Tristram Shandy,
Goldsmilh donne en 1766 le Ministre de Wakefield;
\. Fielding, plus jeune de dix-huit ans que Richardson, a
toujours parlé de lui avec déférence. 11 l'a hautement loué pour
sa « connaissance profonde de la nature humaine » et pour
son « pathétique puissant ». — Richardson ne rendait pas la
même justice à Fielding (Barbauld, t. V, p. 275).
2. Pensées diverses.
3. Sur cette longue vogue du roman français en Angleterre,
voir Beljame, p. 14 et suiv., et J. Jusserand, The English Sovel,
chap. vu.
FIELDING EN FRANCE. 175
cinq ans après, Smollett reparaît avec Bumphrey
Clinker. Puis il semble que le génie du roman anglais 7
se taise pendant un demi-siècle. A part les œuvres Pfll
sentimentales de miss Burney ou de Henry Mackenzie,
un grand silence se fait jusqu'en 1811, où le premier
roman de miss Austen — suivi bientôt du Waverley /
de Walter Scott — ouvre une ère nouvelle.
La fortune de ces divers romanciers, en dehors de
leur pays, fut très inégale.
Smollett, trop purement anglais, fut généralement
incompris. Goldsmith, plus populaire en Allemagne
qu'en France, attendrit beaucoup de cœurs, mais ne
parut pas très grand. Fielding, le plus original de
tous, fut célèbre, mais incompris, du moins en
France : car en Allemagne, son nom s'associe à celui
de Richardson : Wieland s'en éprend et l'imite,
Musâus le contrefait, les libres penseurs l'opposent
triomphalement au prédicant Richardson !. Chez
nous, son nom est dans toutes les bouches, mais on
n'aperçoit pas la portée de son œuvre. Les uns le
prennent pour un « picaresque » grossier et trivial,
les autres pour un disciple de l'auteur de Clarisse,
auquel pourtant il ne ressemble guère.
A qui la faute? aux traducteurs d'abord, à Desfon-
taines et à La Place, qui l'ont défiguré et contrefait.
Comment eût-on reconnu, sous l'informe version de
La Place, le roman dont Stendhal a dit qu'il était
aux autres ce que Y Iliade est aux poèmes épiques 2?
A moins d'y avoir regardé de près, on ne saurait
croire à quel point le traducteur de Tom Jones a
trahi son auteur 3. Puis, Fielding parut trop pure-
1. Voir le livre de M. Erich Schmidt : Richardson, Rous-
seau und Goethe, Iéna, 1875, in-8, p. 68 et suiv.
2. Mémoires d'un touriste, t. I, p. 39.
3. Voir : les Aventures de Joseph Andrews et du ministre
176 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
ment anglais : on nota que les romans de Richardson,
moins nationaux, en étaient aussi plus intéressants
pour toutes les nations l. Enfin, et surtout, il parut,
comme Smollett, avec qui on le confondait d'ailleurs,
trop « picaresque ». La France ne voulait plus de son
Lesage, de celui-là même dont Smollett louait « l'hu-
mour et la sagacité infinies ». Pourquoi donc eût-elle
voulu de ses imitateurs, ou de ceux qu'elle regardait
comme tels? « Le talent de ces gens-là consiste dans
l'exactitude avec laquelle ils rapportent les propos et
les quolibets du bas peuple -. » Que trouve-t-on dans
leurs livres? Des scènes de cabaret, des querelles de
grands chemins, « force batteries à coups de poings
et de bâton » : les beaux sujets 3 ! Et.de fait, comment
les lecteurs de Cléveland ou de la Vie de Marianne
auraient-ils goûté l'aventure du bon ministre Adams
à qui certain malotru retire sa chaise, comme il va
s'asseoir, tandis qu'un autre lui verse dans ses
chausses une assiettée de soupe? Et ce n'est pas tout :
voici qu'un troisième lui attache une fusée après sa
robe, et qu'un quatrième dissimule adroitement sous
sa chaise un baquet d'eau, où il ne peut manquer de
Abraham Adams, tr. en franc, [par Desfontaines], Londres,
1743, 2 vol. in-12, souvent réimprimé; — Histoire de Jonathan
Wild le Grand, trad. de l'angl. de M. Fielding, Londres et
Paris, 1763, 2 vol. in-12 [cette traduction est de Ch. Picquet];
— Amélie, histoi?^e anglaise, traduction libre de l'anglais [par
de Puisieux], Paris, 1762, 4 vol. in-12; le même ouvrage fut
adapté par Mme Riccoboni; — Histoire de Tom Jones ou
V Enfant trouvé, traduit de l'angl. par M. D. L- P. [de la
Place], Londres (Paris), 1750, 4 vol. in-12. — On a encore
attribué à Fielding les Mémoires du chevalier de Kilpar
(Paris, 1168, 2 vol. in-12), qui sont de Montagnac; les Malheurs
du sentiment (1789, in-12); Julien V Apostat (1765, in-12), etc.
Ces supercheries prouvent du moins la popularité du nom de
Fielding.
1. Journal étranger, février 1760.
2. Corr. litt., sept. 1761.
3. Lettres sur quelques écrits de ce temps, t. X, p. 226.
FIELDING EN FRANCE. 177
prendre un bain de siège. — Cela ramène à Furetière,
ou à Scarron.
Mais c'est le moindre côté du génie robuste de
Fielding. L'autre côté, le réalisme vaillant et sain de
ce grand et libre esprit, fut incompris. Tom Jones
fut mis en opéras-comiques et en comédies : Poin-
sinet et Desforges en tirèrent, l'un un ridicule vaude-
ville, l'autre des drames larmoyants l. Mais Fréron ne
peut lui pardonner son « bas comique 2 » et Voltaire
proteste qu'il n'y voit rien de passable, que l'histoire
d'un barbier 3. En vain, Mme du Deffand en a loué
« les vraies leçons de morale » et la « vérité infinie » 4 ;
en vain, La Harpe a écrit bravement : « Pour moi,
le premier roman d^i monde, c'est Tom Jones », Le
grand public n'en vit pas la portée. Il en loua « la
vérité et la gaîté » 5; il le proclama, tantôt « aimable »
et tantôt « sublime ». Il ne le comprit pas. La morale
simple et trop peu sentimentale n'en suffisait plus aux
lecteurs de Clarisse, et Fielding avait le tort de n'être
pas sensible. N'est-ce pas lui qui adressait à l'Amour
cette irrévérencieuse apostrophe : « Oui, perfide
Amour, tu nous rends aveugles et sourds : tu ôtes
au nez la faculté de flairer.... Quand tu le veux, la
colline devient montagne, le sifflet trompette et le
pissenlit jasmin.... Enfin tu tournes le cœur de
1. Le Tom Jones de Poinsinet fut joué à la Comédie Italienne
le 27 février 1765, avec musique de Philidor (cf. Journal ency-
clop., 15 avril 1765). — Desforges fit jouer son Tom Jones à
Londres, cinq actes en vers, aux Italiens, le 22 octobre 1782,
et son Fellamar et Tom Jones, au même théâtre, le 17 avril
1787. (Cf. Correspondance littéraire, novembre 1782 et mai 1787.)
2. Lettres sur quelques écrits, 1751, t. V, p. 3.
3. A Mme du Deffand, 13 octobre 1759.
4. 14 juillet et 8 août 1773, à Walpole.
5. Article de Voltaire dans la Gazette littéraire, mai 1764. —
Cf. Clément, les Cinq années litt., t. II, p. 56 etsuiv. ; —Horace
Walpole, Lettres à Mme du Deffand; — Geoffroy, Cours de litt.
dramat., t. III, p. 262.
12
178 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
l'homme comme un joueur de gobelets tourne son
sac '. » Le cœur des lecteurs de Jean-Jacques se refu-
sait à passer pour un sac à muscade.
Cependant la gloire de Richardson s'étendait par
toute l'Europe, et portait en tout pays le renom du
roman anglais. Il est traduit en Hollande par le
ministre Stinstra. En Italie, Goldoni met Pamela au
théâtre 2. Mais en Allemagne surtout, la vogue de ses
œuvres est incomparable : suivant la remarque d'un
critique allemand, Richardson appartient aussi bien
à l'histoire de la littérature allemande qu'à celle de
la littérature anglaise, et son action a été si profonde
que son génie est entré dans la trame même du roman
germanique 3. Dès la publication de Pamela, les Dis-
cours des peintres s'enflamment pour ce pieux roman ;
Gellert traduit Pamela et Grandison, et imite leur
auteur dans sa Vie d'une comtesse suédoise 4; Klop-
stock s'enthousiasme pour Clarisse et demande à
quitter Copenhague pour être nommé chargé d'af-
faires du Danemark à Londres, à la seule fin de
vivre avec Richardson ou dans son voisinage; faute
de réaliser son projet, il se console en correspon-
dant avec lui et en écrivant une ode sur la mort de
Clarisse. On aura une idée du ton auquel était monté
l'enthousiasme dans le cercle de Klopstock en lisant
1. « As a juggler doth a petticoat. » (Liv. I, chap. vu.)
2. Voir le Journal étanger, février 1755. — La pièce fut tra-
duite : Pamela, comédie en prose, par Charles Goldoni, avocat
vénitien, représentée à Mantoue en 1750, traduite en français
par D. B. D. V. [de Bonnel de Valguier], Paris, 1759, in-8.
3. Voir Erich Schmidt : Richardson, Rousseau und Goethe,
qui donne de nombreux détails à ce sujet, — et un article de
a Zeitschrift fur vergleichende Liferaturgeschichte, nouv. sér.,
Berlin, 18S7-S8, t. I, p. 217 et suiv.
4. Das Leben der Schwedischen Grâ/tn von G..., 1746, traduit
par Formcy sous ce titre : la Comtesse suédoise ou Mémoires de
Mme de G..., Berlin. 1754, 2 part. in-8.
RICHARDSON EN ALLEMAGNE. 179
ce billet de sa femme à l'auteur de Grandison : « Après
avoir fini votre Clarisse — oh! le divin livre! — j'au-
rais voulu vous demander d'écrire l'histoire de Cla-
risse homme; je ne l'ai pas osé alors.... Vous avez
depuis réalisé mon vœu sans ma prière; oh! quelle
n'a pas été la joie et la reconnaissance de tous vos
heureux lecteurs! Maintenant il ne vous reste plus à
écrire que l'histoire d'un ange * ! » Wieland lit et reli-
Clarisse, médite des lettres de Grandison à sa pupille,
compose un drame de Clémentine de Porretta. Lessing
propose Richardson comme le créateur de la litté-
rature bourgeoise et s'en inspire pour ses propres
drames. Les imitations et panégyriques sont égale-
ment innombrables. Un critique plus froid a beau pro-
tester contre ce qu'il nomme furor anglicanus : il lui
arrive à lui-même de mettre Lovelace au rang des
héros, entre Alexandre, Charles XII, Richelieu et
Masaniello 2. En vain, Musiius écrit son Grandison II,
douce satire de Richardson, où il raille cette nuée de
créatures angéliques qui se sont abattues, comme
une trombe céleste, sur son pays. En vain, Wieland
revient, en lisant Fielding, de son admiration aveugle
pour son rival. En vain, le parti des libres penseurs
oppose triomphalement le puissant auteur de Joseph
Andrews au mièvre et dévot panégyriste de Pamela. La
grâce des héroïnes de Richardson est la plus forte.
De nombreux voyageurs vont en Angleterre visiter
Hampstead et le Flask Walk, comme on fera plus
tard le pèlerinage de Clarens. L'un d'eux, dans un
transport d'enthousiasme, baise le banc et l'encrier
du grand homme 3.
Richardson, sous la plume d'un de ses fervents,
1. Voir Mrs Barbauld, t. III, p. 139-150.
2. Knigge, Erreurs d'un philosophe.
3. Mrs Barbauld, t. I, p. clxv.
180 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
passe au rang du premier des poètes grecs : « Voici
l'esprit créateur, qui par ses œuvres riches en ensei-
gnements, nous fait sentir le charme de la vertu;
dont le Grandison arrache à l'âme la plus scélérate
une première aspiration vers la piété. Les œuvres
qu'il a créées, jamais le temps ne les fera vieillir.
Tout en elle est nature, goût, religion. Immortel est
Homère, plus immortel chez les chrétiens est l'An-
glais Richardson1. »
II
Quand il connut Clarisse Harlowe, le public fran-
çais pensa, ou plutôt sentit de même.
Ce qui est ici très digne de remarque, c'est qu'au-
près des romans anglais, Gil Blas, ou la Vie de
Marianne ou Cléveland lui parurent également fades.
Nous avons rendu leurs rangs à Lesage, à Marivaux,
à Prévost. Nous avons vu en l'un le maître de Fiel-
ding et de Smollett, en l'autre le précurseur de
Richardson, en tous des émules et des rivaux des
romanciers anglais. Mais les contemporains sont
très loin de les avoir mis sur le même rang — et
rien ne prouve de façon plus éclatante les progrès
de l'influence anglaise. Car on a vite fait de traiter
l'anglomanie de mode passagère et sans portée :
1. Gellert, Ueber Richardson 's Bildniss :
Dies ist der schôpferische Geist,
Der uns durch lehrende Gedichte
Den Reiz der Tugend fiihlen heisst,
Der durch den Grandison selbst einem Bôsewichte
Den ersten Wunsch, auch fromm zu sein, entreisst.
Die Werke, die er schuf, wird keine Zeit verwusten,
Sie sind Natur, Geschmack, Religion.
Unsterblich ist Homer, unsterblicher bei Christen
Der Britte Richardson.
LES PRÉCURSEURS DE RICHARDSON. 181
le succès de Richardson fut européen, et peut-on
raisonnablement supposer que des esprits comme
Diderot, comme Rousseau, comme Goethe, comme
André Chénier ou comme Mme de Staël aient été les
dupes d'un fiévreux et risible engouement? Et, s'ils
ont été unanimes à mettre Clarisse ou Grandi son fort
au-dessus de Gil Blas ou du Paysan parvenu, n'est-
ce pas là le signe d'un profond changement dans
l'esprit public? et n'est-ce pas aussi qu'ils trouvaient
chez le romancier anglais ce que ni Lesage ni Pré-
vost ni Crébillon fils ne leur avaient donné encore?
Se demander la raison de ce dédain, c'est se demander
pourquoi Richardson, et après lui Rousseau, ont
réussi en France.
Pour ce qui est de Lesage, ni la forme de son
roman, ni la qualité des personnages, ni la morale
de son œuvre, ne suffisaient plus. Outre qu'il se
réclame des Espagnols — dont l'opinion se détour-
nait maintenant avec mépris, — Lesage continue
cette forme artificielle du roman « à tiroirs », qui
réduit le récit à n'être qu'une suite décousue
d'aventures, incompatible avec l'analyse suivie d'un
caractère — sauf peut-être le caractère même de Gil
Blas. Assurément Lesage est bien près d'être un
grand écrivain, tant par la netteté de l'observa-
tion que par le charme d'une langue agile et spi-
rituelle. Mais il reste foncièrement picaresque,
c'est-à-dire comique. Les contemporains de Richard-
son et de Rousseau se sont refusés à voir en Gil Blas
autre chose qu'un roman plaisant. Ils ont pensé,
comme Joubert, que ce livre avait dû être écrit par
un joueur de dominos, en sortant de la comédie. Ils
n'y ont pas vu cette peinture de la vie moyenne ni
cette étude attentive d'un certain milieu social, que
nous y admirons de confiance. Ils ont jugé l'œuvre
182 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
spirituelle, mais sans portée. On les eût fort étonnés
en essayant de dégager, de ce tissu de friponneries et
d'escobarderies d'un valet comique, une morale ou
une « conception delà vie ». De fait, son personnage,
tour à tour brigand, laquais, médecin, intendant ou
secrétaire d'un ministre, est une création amusante,
mais d'une vérité un peu sommaire. Sans compter
qu'il y a encore ici trop de romanesque grossier, de
cavernes de brigands, de belles dames captives, de
déguisements et de rencontres inopinées, ce monde
d'aigrefins et d*escarpes est bien monotone. Ce sont,
par essence, des âmes — s'ils en ont — de roués,
d'intrigants, de brasseurs d'affaires et de poétas-
tres. Pour être peint sur de vulgaires modèles, le
tableau reste vulgaire.
Surtout il n'a rien de « bourgeois » : le monde de
Gil Blas est le demi-monde; les héros en sentent
tous, plus ou moins, la hart; sous leurs habits bro-
dés et sous la chamarrure de leurs pourpoints dorés,
ils ont un reste de corde au cou. Aventuriers et filous,
barbiers faméliques et médecins assassins, prêtres
sans scrupules et ministres sans vergogne, est-ce là
le monde bourgeois — ce monde de vertus moyennes
et de vices médiocres — dont le siècle attendait
enfin la peinture? J'ai peur que la société où hante
Gil Blas n'en soit aussi éloignée que les salons où
fréquentaient Marianne et Artamène. Entre le roman
héroïque et le roman picaresque, il reste à découvrir
cette humanité moyenne dont je suis et dont je
cherche l'image, très différente à coup sûr de ce
monde décrit par Lesage, qui est décidément plus
bas et plus éhonté que le commun des hommes.
La meilleure preuve, c'est que dans l'entourage de
Gil Blas, on n'aime pas. Il semble même que l'auteur
prenne un malin plaisir à diminuer l'amour. « C'est,
LESAGE. 183
dit un de ses personnages *, une maladie qui nous
vient comme la rage aux animaux. » Même quand il
n'est pas entièrement grotesque, l'amour a ici je ne
sais quoi de risible et d'absurde. C'est dérèglement
ou maladie, mais non passion au sens élevé du
mot. Les amoureuses de Lesage, ce sont ou des aven-
turières qui aiment par intérêt, ou des gourgandines
qui aiment par les sens — à moins que ce ne soient
des princesses de comédie qui aiment follement et
parce qu'il est dans leur rôle d'aimer. Trop souvent,
ce sont des bourgeoises éprises d'un garçon barbier
comme Mergeline de Diego. Cet amour-là ne s'envole
jamais dans aucun empyrée. A-t-il soupiré une séré-
nade sous quelque fenêtre grillée, le galant qui s'en
va se trouve, au premier tournant, « coiffé d'une cas-
solette qui ne chatouille point l'odorat ». Le madri-
gal finit en aventure burlesque, et le roman qui nais-
sait en satire grossière.
Il suit de là que, Lesage n'ayant étudié, parmi les
sentiments constitutifs de notre nature, que les plus
bas et les plus superficiels, et ayant laissé délibéré-
ment de côté les plus profonds, qui sont aussi les
plus nobles, sa morale n'a rien que de banal et de
commun. Nous aurons beau chercher sous la pierre
l'àme du licencié Pedro Garcias : nous ne trouverons
qu'un sac d'écus. Cette morale est toute négative : c'est
un art de boutonner ses poches et de serrer son porte-
feuille. On sort de la lecture de ces quatre volumes
très amplement convaincu qu'il y a, de par le monde,
bien des variétés de coupeurs de bourse. Mais y cher-
chez-vous la moindre réponse à ces mille problèmes
de la vie familière et intime qui, chaque jour, se posent
devant nous — vous n'y trouverez que sécheresse ou
1. Liv. II, chap. vu.
4 84 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
qu'ironie. On n'est pas plus détaché que Lesage de
l'amour, de la famille, de la pensée de la mort. En
vérité, le roman n'est ici encore qu'un plaisir de
l'imagination, qui demande à battre les grands che-
mins et les buissons; il n'est à aucun degré une con-
fidence de l'âme; il a l'ambition médiocre et courte.
Et c'est ce que les contemporains ont senti. Desfon-
tains a loué Lesage pour ses romans « ingénieux » ;
Voltaire le félicite sèchement, dans le Siècle de
Louis XV, d'avoir « du naturel »; Marmontel, qui le
range parmi les satiriques, lui reproche sa médiocre
connaissance du monde. La plupart louent, et très
justement, la légèreté et la pureté du style '. Comme
l'a noté Sainte-Beuve, Lesage avait écrit depuis un
quart de siècle, et la critique ne le louait encore
qu'avec parcimonie. D'où vient cela? de ce qu'il ne
répondait plus aux besoins de l'époque. Son roman
paraissait trop léger. Ce n'était guère plus, pour un
lecteur des romans anglais, que le théâtre de
Regnard mis en chapitres.
L'opinion a été plus indulgente à Prévost, celui de
tous les romanciers du xvme siècle dont le nom s'as-
socie le plus souvent à ceux des Anglais — non pas
seulement parce qu'il les a traduits, mais parce qu'il
passe pour leur être seul comparable. Et d'abord,
au contraire de Lesage, il est toujours grave, et
même sombre. Son biographe le loue d'avoir porté
dans le roman la terreur de la tragédie, qui n'osait
pas encore s'y montrer 2. L'éloge est mérité, et trop
i. Voir le curieux article de Sainte-Beuve, Jugements et
témoignages sur Le Sage (Causeries, volume des Tables). —
Noter que Le Sage n'exerce aucune influence littéraire. 11 n'a
pas un disciple (Lintilhac, Lesage, p. 189).
2. Essai sur la vie de Prévost, en tête des Œuvres choisies. —
Ce point de vue a été développé par M. Brunetière dans son
étude sur Prévost.
PRÉVOST. 185
mérité. — Puis il manque d'art, ce qui n'était pas une
mauvaise recommandation aux yeux des lecteurs
de 1750. — Enfin il est passionné et sensible à
souhait. Plus d'un lecteur a pu dire avec Jean-
Jacques : « La lecture des malheurs imaginaires de
Cléveland m'a fait faire, je crois, plus de mauvais
sang que les miens * ».
En revanche, l'art de Prévost reste, sauf dans
Manon Lescaut, inférieur. Il ne sait « ni borner son
plan ni régler sa marche 2 ». Il entasse, pendant des
volumes, les épisodes et les incidents, sans que
l'unité des caractères établisse un lien solide entre
les parties hétéroclites de ses récits. Bref, il écrit trop
vite, et, suivant la remarque d'un contemporain,
« content d'un succès rapide, il n'eut jamais, ni en
bien, ni en mal, d'autre intention que d'être lu avi-
dement, et par la multitude 3 ».
Chose plus grave, il eut la naïveté de l'avouer. Com-
ment prendre au sérieux l'homme qui écrivait au
sujet de ses propres œuvres : « Les Mémoires d'un
homme de qualité et leur suite, Cléveland et le Doyen
de Killerine... sont autant de livres inutiles pour l'his-
toire, et dont tout le mérite est de former une lecture
honnête et amtisante 4 ». Cette absence de prétention
désarme la critique, il est vrai, mais elle énerve
l'admiration, surprise de cet aveu trop ingénu.
L'abbé Prévost, avec tout son talent, borne son
ambition à être « intéressant et pathétique » : « il
semble avoir oublié que le roman fut fait pour cor-
riger les mœurs 5 » — et c'est un tort inexpiable à de
i. Confessions, I, 5.
2. La Harpe, Cours de littér., t. III, p. 180.
3. Marmontel, Essai sur tes romans.
4. Pour et Contre, t. VI, p. 353.
5. Marmontel, ibid.
186 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
certaines époques d'être simplement romancier, sans
plus. Le succès de Richardson, et celui de Rousseau,
sont venus de ce que tous deux ont été moralistes,
éducateurs, directeurs de conscience, — et romanciers
par surcroît. L'excellent Prévost ne réforme rien, pas
même le roman. Avant d'avoir lu Richardson, il en
reste à l'idée que s'en faisaient l'auteur de Cassandre
ou celui de Cléopâtre, livres excellents, dit-il, et dont
on a trop médit. Restons fidèles, pensait Prévost, au
goût de nos pères pour le galant et pour l'héroïque :
« En voulant peindre les hommes au naturel, on fait
des portraits trop charmants de leurs défauts,... au
Heu que dans les romans héroïques, rien n'est appelé
vertu, que ce qui en mérite le nom » '.
Quand il lut Pamela ou Clarisse, il changea d'avis,
et mit, avec la même candeur, les Anglais au-dessus
de ces romans héroïques dont ils ont ruiné l'influence.
Il écrivait, en traduisant Clarisse Harlowe : « Je
commence par un aveu qui doit faire quelque hon-
neur à ma bonne foi quand il pourrait en faire moins
à mon discernement. De tous les ouvrages d'imagina-
tion, sans que l'amour-propre me fasse excepter les
miens, je n'en ai lu aucun avec plus de plaisir que
celui que j'offre au public 2. » Ainsi donc il s'abrite,
en quelque façon, derrière les Anglais, et, à partir de
ce jour, s'efforce de marcher sur leurs traces 3.
L'opinion, en vérité, aurait eu mauvaise grâce à pro-
tester — et elle s'en est bien gardée.
De tous nos romanciers du xvme siècle, Marivaux
est celui qui se rapproche le plus des Anglais — et
c'est leur précurseur le plus authentique, sinon leur
maître.
1. Mém. d'un h. de quai., t. I, p. 406.
2. Préface de la traduction de Clarisse.
3. Voir les Mémoires pour servir à l'histoire de la vertu, qui
ne sont qu'une longue imitation de Richardson.
MARIVAUX. 187
lia introduit dans le roman une forme plus simple,
moins chargée d'ornements usés. Il en a écarté les
aventures basses, où se plaît Lesage, et le roma-
nesque facile, où triomphe Prévost. Il a délibéré-
ment voulu peindre des âmes contemporaines, et
moyennes, « non pas un cœur fait à plaisir, mais le
cœur d'un homme, d'un Français, qui a réellement
existé de nos jours * ». Il a tenté de se faire le Chardin
des « états médiocres ». On n'a plus à prouver, aujour-
d'hui qu'il a été tant et si bien loué, que Marivaux
a su introduire dans l'art du roman ces touches
imperceptibles, à la façon des miniaturistes, avant un
Fielding ou un Richardson; qu'il est, comme eux,
long et prolixe; qu'il réduit, comme eux, l'action à
rien et met au premier plan « la métaphysique du
cœur 2 » ; qu'il prêche et moralise comme eux ; et qu'il
est, comme eux, sensible et même sensuel. Comme
eux surtout, et en vrai « réaliste », il est préoccupé
de la complexité de ses modèles, et inquiet de les
rendre dans la richesse et la mobilité de leur nature.
« On ne saurait, comme il dit, rendre en entier ce que
sont les personnes 3 », et « notre âme se tourne en
bien plus de façons que nous n'avons de moyens
pour le dire *». Par ce souci presque maladif d'être
1. Vie de Marianne, huitième partie.
2. Les contemporains ont vu l'analogie : « Si quelques-uns
de nos auteurs pouvaient être soupçonnés de les entendre [les
Anglais], on serait tenté de croire que ce serait d'eux qu'ils
auraient appris à faire un usage commun des mots les plus
extraordinaires, à raffiner sur les sentiments du cœur, à
mettre dans tous ses mouvements des différences impercep-
tibles, et à former de tout cela un jargon presque aussi méta-
physique et aussi inintelligible que celui de l'École. » (Du Rcsnel,
Les principes de la morale et du goût, 1737, p. xxm.)
3. Marianne, quatrième partie.
4. Le Paysan parvenu, 5e partie. — Cf. dans le même roman*
3e partie : « Est-ce qu'on peut dire tout ce qu'on sent? ceux
188 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
vrai et d'être moderne, Marivaux est unique en son
temps.
Malgré ces mérites éminents, Marivaux romancier
n'a paru grand que de nos jours. — Ce qui lui a nui
d'abord, c'est sa paresse. Quel intérêt eût-on pris à
ces romans que leur auteur n'achevait jamais, qui
s'enchevêtraient, en quelque façon, l'un dans l'autre,
et dont les chapitres sans dénouement mettaient,
comme pour la Vie de Marianne, dix années entières
à paraître 1 ? Quand Pamela fut traduite, Marianne
n'était pas finie. Ne serait-ce pas le succès retentis-
sant du roman anglais qui découragea Marivaux de
finir le sien?
Puis Marivaux, écrivain délicieux, a le tort grave,
pour un peintre de la vie commune, d'écrire trop
bien et de ne s'oublier jamais. Son subtil esprit se
donne perpétuellement la comédie, et c'est un para-
doxe que ce diseur de jolis riens ait voulu être le
peintre du peuple. Il lui manque la robuste grossiè-
reté d'un Fielding, ou la prolixité intrépide d'un
Richardson. Comment eût-il brossé à larges traits, et
d'un pinceau vigoureux, un tableau des mœurs de
son temps, l'homme qui écrivait des mièvreries de
ce genre : « Il me faut un peu de loisir pour m'ajus-
ter avec mon cœur; il me chicane, et je vais tâcher
aujourd'hui de l'accoutumer à la fatigue 2 »? Aussi
Desfontaines disait-il : « Quel tissu de fadeurs et de
riens que la Vie de Marianne ! 3 » et La Harpe : « Tout
est tracé avec une vérité d'expression qui voudrait
ressembler à la naïveté et qui laisse voir la finesse * » ;
qui le croient ne sentent guère, et ne voient apparemment
que la moitié de ce qu'on peut voir, »
1. De 1731 à 1741.
2. Paysan parvenu, lre partie.
3. Traduction de Joseph Andrews, t. II, p. 326.
4. Cours de litt., t. III, p. 186.
MARIVAUX. 189
et Marmontel : « Il ne s'est presque jamais donné
l'occasion d'exercer un pinceau mâle et vigoureux.
— C'est le Girardon du roman * »; et Buffon sur
Marianne : « Les petits esprits et les précieux admi-
reront les réflexions et le style '2 ». C'est bien le juge-
ment du siècle, et il est bon de le rappeler. Mari-
vaux, pour avoir mis trop de fini et de poli dans la
forme, pour avoir eu trop d'esprit en un temps qui
ne voulait que du génie, est très loin d'avoir obtenu
une réputation égale à son mérite. Les contempo-
rains de Richardson l'admirèrent parce qu'il écrivait
mal. Il a manqué à Marivaux d'avoir moins bien écrit.
Enfin — précisément parce qu'il écrivait trop bien
et sentait trop finement — ses peintures, qui n'étaient
que vraies, ont paru triviales. Il y a chez lui un con-
traste choquant entre le choix du modèle et celui
du procédé de peinture. Il imite joliment la nature
vulgaire. Suivant une image très juste de Sainte-
Beuve, il peint sur porcelaine des grotesques et des
masques : d'où un certain glacis déplaisant, qui
fait que « tout miroite à la lecture 3 ». Et c'est ce
qui explique que les contemporains lui aient amère-
ment reproché cela même qu'ils louaient chez les
romanciers anglais, l'audace de certaines descri-
ptions 4. Il est curieux de voir le futur traducteur de
Pamela reprocher à Marivaux la scène du cocher,
que nous admirons tant aujourd'hui, ou la boutique
de Mme Dutour : « Cela est indigne d'un homme
bien élevé et très dégoûtant dans un ouvrage » 5.
Quelques années encore, et les traits « dégoûtants »
feront la gloire de Richardson. Il fallait, pour que le
1. Essai sur les romans.
2. Lettre au président Bouhier, 8 février 1739.
3. Causeries, t. IX, p. 358.
4. G. Larroumet, Marivaux, p. 334.
5. Pour et Contre, t. II, p. 346.
190 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
réalisme de Marivaux ne choquât plus les lecteurs
français, que les Anglais en eussent donné des modèles
singulièrement plus énergiques et plus complets ".
Pour toutes ces raisons, Marivaux romancier ne fut
pas, en son temps, estimé à sa valeur. Sa place, a dit
justement Sainte-Beuve, n'est alors qu'à côté et un
peu au-dessus de celle de Crébillon fils.
L'Angleterre et l'Allemagne lui furent plus équi-
tables. « M. de Marivaux, écrivait Diderot, est de
tous les auteurs français celui qui plaît le plus aux
Anglais » *, et Gray protestait qu'il ne souhaitait
d'autre paradis qu'une lecture éternelle des romans
de Marivaux et de Crébillon fils 3. Les étrangers
goûtèrent en lui le souci de la morale, l'application
d'une fine analyse aux cas de conscience, le respect
de l'honnête, l'affectation de la sensibilité. Marivaux
traduit semble moins précieux, et la forme fait
moins de tort à la réelle solidité du fond; aussi est-ce
de Marianne traduit en anglais, et lu par un Anglais,
qu'on a pu dire que c'est le meilleur roman du
monde *.
Faut-il dire plus encore? Parmi ceux qui la lurent
et qui s'en inspirèrent, faut-il compter Richardson?
et Marianne a-t-elle inspiré Pamela*! on le croyait
généralement au siècle dernier. Diderot l'affirme 5 et
1. Il est amusant de noter que les premiers romans anglais
parurent bas au prix des picaresques espagnols : « Les carac-
tères des gens de basse condition d'Angleterre, disait Desfon-
taines, ne plaisent point, tandis que les maritornes, les mule-
tiers, les bergers, les chevriers espagnols nous charment ».
(Observ. sur les écrits mod., t. XXXIII, p. 313.)
2. Lettre sur les aveugles, éd. Fourneux, t. I, p. 301.
3. Gray's Works, éd. Gosse, t. II, p, 107.
i. Jugement de Macaulay.
5. « Les romans de M. de Marivaux ont inspiré Pamélcit
Clarisse et Grandisson » (Projet de préface, éd. Toumeux, t. V,
p. 434).
R1CHARDS0N ET MARIVAUX. 191
Mme Du Boccage écrivait d'Angleterre, en 1750 :
« Dans les repas d'amateurs de lettres, nous n'avons
pas manqué de célébrer les ingénieux auteurs de
Tom Jones et de Clarisse. On m'a bien demandé des
nouvelles du père de Marianne et du Paysan parvenu,
peut-être le modèle de ces nouveaux romans !. » Quand
parut Clarisse, les journaux anglais comparèrent son
auteur à Marivaux *.
Malgré cette tradition — généralement adoptée
par la critique 3, — il me semble douteux que Richard-
son ait imité l'auteur de Marianne. Quand il écrivit
Pamela, il n'est pas certain que le roman de Mari-
vaux fût traduit en anglais : or on sait que Richard -
son ignorait absolument notre langue. De ce chef
donc, l'influence prétendue de Marianne sur Pamela
est au moins douteuse4. — Mais peut-être, quand il
écrivait Clarisse, Richardson songeait-il à Marianne?
— Mais il cite et semble adopter, dans son Postscri-
ptum, le jugement d'un critique français déclarant
que « les romans de Marivaux sont entièrement
invraisemblables », et cela est d'une grande force.
Nulle part, dans sa correspondance pourtant si abon-
1. Ap. Larroumet, p. 348.
2. Gentleman's Magazine (juin 1749, t. XIX, p. 245). Noter
cependant que l'article est traduit du français.
3. M. Larroumet écrit : « II est visible que Richardson a pris
dans la Vie de Marianne l'idée et le caractère principal de
Pamela ».
4. M. Jusserand me communique : The Life of Marianne or
the adventures of the Countess of..., by M. de Marivaux, trans-
lated from the French, the second édition revised and correc-
ted, London, Charles Davis, 1743, in-12, t. II. — L'édition à
laquelle appartient ce volume est donc une réimpression. De
quand est la première édition? Pour qu'elle eût servi à
Richardson, il faudrait qu'elle fût de 1738 ou 1739. — Il existe
une autre traduction anglaise, bien postérieure : The vir-
tuous orphan, or the Life of Marianne Countess of..., London,
1784, 4 vol. in-8. Il n'y est pas fait mention de la précédente.
192 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
dante, le romancier anglais ne cite son prétendu
modèle. D'autre part Clarisse n'a rien, ou presque rien,
de commun avec Marianne ; et il en est, quoi qu'on
dise, de même de Pamela. On a beau relire les deux
livres : on ne note guère que des différences : la fine,
spirituelle et coquette Marianne n'a rien de commun
avec l'humble et simple Paméla; l'histoire de Tune
n'a guère de rapport avec celle de l'autre; et enfin
Richardson — est-il besoin de le rappeler? — est
aussi peu soucieux d'art que Marivaux l'est trop. Il
semble donc bien que la dette de l'un envers l'autre
soit nulle, ou insignifiante f. Dans l'histoire de la lit-
térature européenne, Marivaux est le précurseur de
Richardson; il ne semble pas qu'on puisse le consi-
dérer comme son maître 2.
Toujours est-il qu'on écrasa chez nous le roman
français sous la gloire de celui qu'on prenait pour
son imitateur : « S'il est vrai, disait Grimm, que les
romans de Marivaux ont été les modèles de Richard-
son, de Fielding, on peut dire que, pour la première
fois, un mauvais original a fait faire des copies admi-
rables ». Jamais la gloire du « maître » ne balança
celle du disciple, et, si Richardson devait rencontrer
en France des émules et des rivaux, ce ne fut pas
l'auteur de Marianne.
1. Nous savons très précisément les circonstances qui ont
inspiré à Richardson sa Pamela. C'est une histoire qu'il tient
d'un de ses amis, et lui-même nous en informe. (Cf. Mrs Bar-
bauld, Life and corresp. of Samuel Richardson, t. I, p. 52.)
Nulle trace d'imitation littéraire dans les origines du roman.
2. M. J. Jusserand {Les grandes écoles du roman anglais,
p. 49) pense de même, et, consulté par moi à cette occasion,
maintient ses conclusions : malgré l'opinion courante, Mari-
vaux n'est pas le maître de Richardson.
RICHAHDSON ET PRÉVOST. 193
III
Tandis que la gloire de Lesage et celle de Marivaux
grandissaient en Angleterre, Prévost « transplantait
et naturalisait chez nous », comme dit La Harpe, le
roman anglais, et, si on croit son biographe, les
romans de Richardson « firent en France plus pour la
gloire du traducteur qu'ils n'avaient fait en Angle-
terre pour celle de l'auteur * ». L'exagération est
manifeste, mais non pas pourtant si énorme qu'on
pourrait le croire. Le xvme siècle a su autant de gré
à Prévost de ses adaptations de Clarisse ou de Gran-
dison que d'avoir écrit Cléveland ou Manon, et Prévost
lui-même s'est glorifié à plusieurs reprises de cette
partie, essentielle à ses yeux, de son œuvre. A coup
sûr, rarement traducteur plus éminent s'est consacré
à la gloire d'un modèle plus illustre. « Ce fut un bon-
heur rare — on l'a noté dès le siècle dernier 2 —
pour le plus pathétique des écrivains anglais de
trouver en France un traducteur comme l'auteur de
Cléveland. » Personne en effet n'était plus qualifié
pour une entreprise de ce genre que l'homme qui dans
ses romans comme dans son journal s'était fait le
panégyriste convaincu du génie anglais.
La traduction de Pamela parut en 1742. Il semble
que Prévost, absorbé à ce moment par d'autres tra-
vaux, se soit fait aider par un collaborateur 3. Ce qui
est certain, c'est qu'il se mit, à cette occasion, en
1. Œuvres choisies, t. I, p. 24.
2. Marmontel, Essai sur les romans.
3. Aubert de la Chesnaye-Desbois, polygraphe très fécond
et auteur notamment de Lettres amusantes et critiques sur les
romans (1743), où il est assez longuement question des romans
anglais. (Voir la Biographie générale, et Hauréau, Hist. litt. du
Maine, 1870, t. I, p. 114.)
13
194 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
rapport avec Richardson, qui lui envoya un certain
nombre d'additions et de corrections, et lui commu-
niqua, pour l'édition française, des portraits, encore
inédits, de quelques-uns des personnages l.
Clarisse Harlowe, qui est de 1748, fut traduite en
1751 — à l'époque précise où Prévost se liait avec
Rousseau 2. La version de Prévost était incomplète :
Richardson en fut piqué et Diderot s'en plaignit, dix
ans après, dans son fameux Éloge 3. Le Journal
étranger publia alors, par la plume de Suard, une
traduction du principal morceau omis, le récit des
funérailles de Clarisse, et l'offrit aux lecteurs dont le
cœur ne serait pas « trop faible pour soutenir une
continuité d'émotions fortes et profondes 4 ». Cette
traduction, avec quelques autres morceaux, trouva sa
place dans les éditions postérieures.
Plus tard, la traduction « élégante », mais assez
infidèle de Prévost ne suffit plus aux dévots du
romancier anglais, et Letourneur donna une version
plus complète du chef-d'œuvre 5.
1. Voir la préface de Prévost. — Pâmé la, ou la vertu récom-
pensée, traduit de l'anglais, Londres, 1742, 4 parties in-12 :
souvent réimprimé.
2. Lettres angloises ou Histoire de Clarisse Harlowe, traduit
de l'anglais, Paris, 1751, 4 vol. in-12. — (Les Nouvelles litté-
raires annoncent la première partie en janvier 1751.)
3. Mrs Barbauld, t. VI, p. 244 : «This gentleman has thought
fit to omit some of the naost afflicting parts.... He treats the
story as a true one, and says, in one place, that the English
editor has often sacrificed his story o moral instructions,
warnings, etc — the very motive with me of the story being
written at ail. »
4. Journal étranger (mars 1762). — Voir Supplément aux
Lettres de Miss Clarisse Harlowe, traduit de l'anglais, avec
l'Éloge de l'auteur, Lyon, 1762, in-12.
5. Clarisse Harlowe, traduction nouvelle et seule complète,
par M. Letourneur.... Dédiée à Monsieur, frère du roi, Genève et
Paris, 1785-87, 10 vol. in-8 ou 14 vol. in-18, fig. de Chodowiecki.
— Clarisse a été traduite encore par Barré (1845-46, 2 vol. in-8)
LES TRADUCTIONS DE RICIIARDSON. 195
Grandisou enfin parut en deux fois, la première
partie en 1755 et la seconde en 1758 '. Dans l'inter-
valle, une autre traduction, plus complète et plus
pénible, avait paru en Allemagne 2. L'auteur était un
ministre protestant, Gaspard Joël Monod, et sa ver-
sion est, au dire de Prévost, « un des plus singuliers
monuments qui soient jamais sortis de la presse ».
La version de Monod est littérale et pesante : celle
de Prévost est loin d'encourir les mêmes reproches.
Même, le système de traduction adopté par Prévost
est, à lui seul, un document sur le goût français du
xvme siècle.
« Le goût de Prévost, dit son biographe, était trop
sûr pour se borner à traduire son original. » Lui-
même a proclamé hautement « le droit suprême de
tout écrivain qui cherche à plaire dans sa langue
naturelle 3 » — et, en vertu de ce droit, il a changé
et supprimé beaucoup. Les raisons qu'il allègue sont
des plus curieuses : « Ma crainte, dit-il, n'est pas
qu'on m'accuse de rigueur. Depuis vingt ans que la
littérature anglaise est connue à Paris — Prévost
et abrégée par J. Janin (1846, 2 vol. in-12). — Le chevalier de
Champigny publia à Saint-Pétersbourg et Francfort, en 1774
et 1175, deux volumes de Lettres anglaises, pour faire suite
à Clarisse.
1. Nouvelles lettres anglaises ou histoire du chevalier Gran-
dissons par l'auteur de Paméla et de Clarisse, Amsterdam,
8 parties en 4 tomes in-12. — L'édition originale de cette
traduction porte la date de 1755 sur les tomes I, II et la pre-
mière partie du tome III : la deuxième moitié du tome III et le
tome IV portent la date de 1756. Mais il ne semble pas que
cette deuxième partie du roman ait été mise en vente avant
1758, car Grimm et Fréron en parlent, à cette date, comme
d'un ouvrage nouveau.
2. Histoire de sir Charles Grandisson, traduction complète de
l'éd. orig. angl., Gôtlingue et Leyde, 1756, 7 vol. in-12. (Voir, sur
celte traduclion, Corr. HtL, août 1748, et sur l'auteur : Sene-
bier, Hist. lilt. de Genève, t. III, p. 251.)
3. Préface de Clarisse.
196 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
écrit en 1751, — on sait que, pour s'y faire natura-
liser, elle a souvent besoin de ces petites répara-
tions. » Du moins il se fait un devoir de conserver
aux mœurs et aux usages « leur teinture nationale »,
car les droits d'un traducteur ne vont pas jusqu'à
« transformer la substance d'un livre », et, au
surplus, « l'air étranger n'est pas une mauvaise
recommandation en France ». Mais ce principe même
n'avait, semble-t-il, rien d'absolu, puisqu'il se glorifie
par ailleurs d'avoir « réduit aux usages communs de
l'Europe » ce que ceux de l'Angleterre peuvent avoir
de choquant pour nous *.
Comme les traductions de Prévost font partie inté-
grante de l'histoire du roman français et que c'est
par elles que Rousseau a connu Richardson, il importe
de noter encore que les fautes sur le sens sont assez
fréquentes; qu'il y a plus d'une trace de hâte et
d'inattention; que nombre de lettres sont écourtées,
ou fondues; que certaines sont simplement analy-
sées, d'autres entièrement supprimées. Quelques-unes
de ces suppressions proviennent de la délicatesse
du traducteur : ce sont sacrifices faits « au goût de
notre nation ». D'autres proviennent de divers scru-
pules : les lettres en argot du domestique Léman
disparaissent comme « trop basses »; plusieurs pas-
sages « indécents » subissent le même sort; l'histoire
de la fausse dispense accordée à Lovelace par l'évêque
de Londres est supprimée comme impie. D'autres fois,
c'est le réalisme de certains détails qui inquiète
1. Préface de Grandison : « J'ai supprimé ou réduit aux
usages communs de l'Europe, ce que ceux de l'Angleterre
peuvent avoir de choquant pour les autres nations. Il m'a
semblé que ces restes de l'ancienne grossièreté britannique,
sur lesquels il n'y a que l'habitude qui puisse encore fermer
les yeux aux Anglais, déshonoreraient un livre où la politesse
doit aller de pair avec la noblesse et la vertu. »
LES TRADUCTIONS DE RICI1ARDSON. 197
Prévost : l'emprisonnement de Clarisse est un mor-
ceau « fort long et fort anglais » ; son agonie ne
serait pas tolérée tout entière; ses lettres posthumes
sont absentes de la traduction. Certaines forgeries de
Lovelace paraissent vraiment trop « révoltantes »
pour être transcrites : si on s'y décide enfin, c'est
« pour prouver que l'ouvrage n'est pas une fiction ».
La même timidité de goûta fait disparaître le tableau
de l'agonie du libertin Belton, dans Clarisse, celui de
la mort de la Sinclair, celui des funérailles de Clarisse.
Dans Grandison, Prévost a été jusqu'à changer le
dénouement '.
Ce ne fut donc pas Richardson « dans sa crudité »
que lurent les contemporains de Diderot et de Rous-
seau, mais bien un Richardson poli par Prévost,
débarrassé de quelques scories et allégé de près d'un
tiers. Mais le romancier anglais a moins souffert
qu'on ne le croirait de ces changements. Il n'a point
de style, en effet; même il écrit une langue incorrecte.
Tout son mérite est dans l'observation morale, qui
est riche, et dans le pathétique, qui est fort. De l'ob-
servation, il en restait assez dans les « belles infi-
dèles » de Prévost pour que le goût français n'eût
pas trop à s'offusquer de cette analyse touffue et
débordante. Des scènes de passion, l'essentiel est
demeuré intact : ce n'est pas l'auteur de Cléveland
qui aurait ici rogné les ailes à l'auteur de Clarisse.
Moins de morale, moins de détails vulgaires, une
forme plus élégante et fleurie : c'est en ce sens que
Prévost a trahi son auteur. En revanche, il n'a guère
touché au pathétique de l'œuvre ni au relief des
caractères. Même émondée, l'œuvre de Richardson
sembla très neuve aux lecteurs français.
1. Cf. éd. de 1784, t. IV, p. 401.
CHAPITRE IV
L OEUVRE DE SAMUEL RICHARDSON
I. Défauts des romans de Richardson. — Raisons de leur
succès. — En quoi ils s'opposent à l'art classique.
II. Ce que c'est que le réalisme de l'auleurde Clarisse Harlowe.
— Sa vulgarité. — Sa brutalité. — Sa puissance.
III. Richardson peintre de caractères. — Qu'il est un peintre
médiocre des mœurs mondaines, et un peintre supérieur
des mœurs bourgeoises : Lovelace, Paméla, Clarisse.
IV. Ses idées morales, et sa prédication. — Goût de la
casuistique et delà dialectique morale.
V. Sa sensibilité. — Place laite à l'amour. — Don de l'émo-
tion.
VI. Que la révolution faite par Richardson dans le roman reste
considérable.
1
Cette œuvre est aujourd'hui bien oubliée. De ces
romans jadis si fameux, le public ne connaît plus
que les titres. De celui qui passa pour le plus pathé-
tique des écrivains anglais, les critiques eux-mêmes
ne se soucient guère *, et si on relit encore Tom Jones,
le Ministre de Wakefîeld ou Robinson, on ne relit
1. Il n'existe aucune monographie satisfaisante de Richardson.
La principale source est le recueil de Mrs Rarbauld : Life and
correspondance of Samuel Richardson^ 1^06, 6 vol. in-8. La
meilleure étude d'ensemble est celle de M. Leslie Stephen, dans
ses Hours in a library. — On consultera aussi l'étude de
Walter Scott.
DEFAUTS DE RICHARDSON. 199
pas plus Clarisse Harloice qu'on ne relit Clélie ou le
Grand Cyrus. Cet oubli s'explique, mais ne se justifie
pas. Dans l'histoire du roman, l'œuvre de Richardson
doit resterait premier rang : car la révolution accom-
plie était considérable.
Par ses défauts même, qui sautent aux yeux, il est
original.
On se figure l'effarement, je ne dis pas seulement
d'un Voltaire ou d'un Marivaux, mais d'un Addison
ou d'un Pope, qui, ouvrant Pamela, y trouvait des
galanteries de ce genre : un chevalier met ses mains
sur les épaules d'une jeune fille, et lui dit, en
manière de badinage : « Voyons, voyons, c'est là
que croissent vos ailes : car je n'ai jamais vu d'oi-
seau voler comme vous ». Et ce trait semble si bien
trouvé à l'auteur qu'il le reprend dans un autre
roman et fait dire à Lovelace, en parlant de Clarisse :
« Bien certainement , Belford, c'est un ange. Et
cependant, si on ne l'avait pas prise dans son enfance
pour une femme, on ne l'aurait pas habillée comme
une femme, et, si elle-même n'en était pas con-
vaincue, elle ne porterait pas les habits qu'elle
porte '. » Voilà pour le style galant, et voici com-
ment les personnages parlent quand ils parlent natu-
rellement : « Ballottée de ci de là par les vents
déchaînés d'une autorité irascible — et d'une sévé-
rité, à mon sens, déplacée, — je contemple le port
désiré, Y état de fille, vers lequel je voudrais bien
gouverner : mais j'en suis écartée parles vagues écu-
mantes de l'envie que me portent mon frère et ma
1. The novels of Samuel Richardson [BaUantynes Xovelisfs
Library), t. II, p. 197 : « Surely, Belford, this is an angel.And
yet, had she not been known to be a female, they would
not from babyhood hâve dressed her as sueh, nor would she,
but upon that conviction, hâve conlinued the dress. »
200 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
sœur, et par les vents en fureur d'un pouvoir qui,
sans doute, n'est plus son maître; tandis que je vois
en Lovelace, d'une part, les rochers, en Solmes, de
l'autre, les bas-fonds, et que je tremble de me briser
sur les uns ou de m'échouer sur les autres l ». Ainsi
parle cette précieuse de province, l'immortelle Cla-
risse.
Mais la préciosité va de pair avec la grossièreté.
Une milady Davers — qu'on nous donne pour une
femme du monde — ne tarit pas en plaisanteries de
harengère, et les mots de « pécore, vestale, mijau-
rée » s'abattent dru comme grêle sur la pauvre
Paméla. Ailleurs c'est un gentilhomme qui, s'adres-
sant à une jeune personne, fait délicatement allu-
sion à l'intention où il est de perpétuer avec elle « à
la fois son bonheur et sa race ».
L'auteur est précieux et vulgaire. C'est, de plus,
un pédant. Clarisse est-elle mourante, Lovelace de
s'écrier : « Elle est bien mal! » et il ajoute senten-
cieusement : « Quel sujet, entre les mains d'un bon
poète, pour une excellente tragédie! » — Suivent dix
ou douze pages où l'auteur esquisse un plan de cette
tragédie et nous fait part de ses réflexions sur l'état
du théâtre et sur les causes de sa décadence 2 — et
cette digression ne laisse pas, comme on pense, de
rafraîchir l'intérêt.
S'il veut être solennel, il est emphatique. Lovelace
1. The novels of Samuel Ricliardson, etc., t. I, p. 669 : « Tost
to and fro by the high winds of passionate controul (and, as
I think, unseasonable severity), I behold the desired port, the
single state, into which l Nvould fain steer; but am kept o(T
by the foaming billows of a brother's and sister's envy, and
by the raging winds of a supposed invaded authority; %vhile
I see in Lovelace, the rocks on one hand, and in Solmes,
the sands on the other; and tremble lest I should split upon
the former, or strike upon the latter. »
2. lbid., t. II, p. 565. Voir la curieuse note au bas de la page.
LE ROMANESQUE ET LA MORALE. 201
s'emporte jusqu'à menacer Clarisse. Elle s'écrie :
« Partez!... ô homme! mon àme est au-dessus de
toi.... Ne me force pas à dire avec quelle sincérité je
crois que mon âme est au-dessus de toi ! * » Ce
pathos a dû réjouir — s'ils l'ont lu — les lecteurs
de la Vie de Marianne; mais les traducteurs ont eu
soin d'atténuer tout cela.
Le romanesque est du dernier banal, ou du plus
bas comique. Tantôt un songe effroyable prédit à
Lovelace sa destinée : il voit Clarisse monter au ciel
avec un chœur d'anges; il se voit lui-même tomber
dans un abîme sans fond. Tantôt il se fait, au plus
fort de ses chagrins et pour passer le temps, mar-
chand de gants et de savonnettes, s'installe derrière
un comptoir et — sans qu'on devine à quelle fin —
mystifie les gens qui passent.
Supposons le lecteur français familiarisé avec les
étrangetés de la forme, le manque de goût, la gros-
sièreté, le pédantisme et le préciosité. Comment
admettra-t-il, s'il s'est nourri des bons modèles,
cette intrusion perpétuelle de l'auteur dans son récit,
ce moi prédicant, qui, à chaque page, vous prend au
collet et vous crie aux oreilles : « Prenez garde au
moins à la morale de ce conte ! » Voici un roman dont
le titre prend une page — pour qu'il n'y ait doute
sur l'intention : « Paméla ou la vertu récompensée,
suite de lettres familières écrites par une belle jeune
personne à ses parents, et publiées afin de cultiver
les principes de la vertu et de la religion dans les
esprits des jeunes gens des deux sexes : ouvrage qui
a un fondement vrai 2 et qui, en même temps qu'il
1. T. I, p. 200 : « For your own sake, leave me! — My soûl
is above thee, man!... Urge me not to tell thee, how* sincerely
I think my soûl above thee. »
2. Un ami de Richardson lui avait conté l'histoire d'une ser-
202 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
entretient agréablement l'esprit par une variété d'in-
cidents curieux et touchants, est entièrement purgé
de toutes ces images qui, dans trop d'écrits composés
pour le simple amusement, tendent à enflammer le
cœur au lieu de l'instruire. » — Passons sur ce titre
qui est un programme, et résignons-nous à feuilleter
cet étrange livre. Nous faisons connaissance avec les
personnages et commençons à nous intéresser à
l'action, quand l'auteur nous décoche cette réflexion :
« On verra par la suite de cette histoire de quels
lâches artifices des hommes entreprenants peuvent
se servir pour arriver à leur but, tout criminel qu'il
est, et combien le beau sexe doit être sur ses gardes
contre eux, principalement lorsque.... » L'étrange
roman que ce sermon!
Non seulement la morale est encombrante, mais le
récit est désespérément touffu. Ce ne sont pas tant
ici des romans par lettres que des lettres étendues
et délayées en forme de romans. Dans Clarisse, huit
volumes sont consacrés à une histoire qui dure moins
d'un an — du 10 janvier au 8 décembre de la même
année. Il semble, à lire ces huit volumes compacts,
que la vie se passe à écrire des lettres. Elle prend,
à travers cet échange incessant de billets et d'épîtres,
l'aspect d'une vaste partie d'échecs, où les joueurs
seraient assis sans trêve devant un bureau, calculant
leur coup du lendemain. C'est un incroyable et vrai-
ment paradoxal abus de Técritoire. Miss Byron, dans
Grandison, écrit, le 22 mars, une lettre de 14 pages
(dans une édition compacte). Elle en écrit, le même
jour, deux autres de dix et douze pages; le 23, deux
lettres de dix-huit et dix pages; le 24, deux de trente
vante que son maître avait voulu séduire et dont l'innocence
l'avait si fort touché qu'il l'avait épousée. (Cf. Walter Scott,
Lives of the novelists, t. Il, p. 30.)
LE GOUT DU DOCUMENT. 203
pages ensemble. Elle remarque enfin qu'il lui faut
poser la plume, mais non sans s'accorder un post-
scriptum de six pages. En trois jours, elle écrit donc
près de 150 pages d'un volume de format ordinaire.
— Ils sont tous ainsi. Il n'est pas un instant où deux
ou trois courriers ne soient sur les grands chemins.
Et ce n'est pas tout : l'usage est, dans ce monde
d'écrivailleurs, de garder des doubles du moindre
billet, Clarisse classe toutes ses missives. Elle réunit,
de son propre aveu, des documents pour son futur
biographe. Mourante, elle écrit un long testament,
plus onze lettres pour divers, plus des copies de ces
lettres. « Je ne suis plus surpris, dit son exécuteur
testamentaire, qu'elle écrivît continuellement. » Mais
où prenait-elle le temps de vivre?
C'est vraiment ici le roman documentaire,. Tout est
en comptes rendus et en protocoles. Chaque lettre
est un mémoire avec renvois, errata, corrigenda,
addenda. A chaque page, des résumés de résumés
précédents, des analyses d'analyses. Certaines de ces
épîtres tiennent du rapport : les raisons sont classées,
numérotées, étiquetées, avec considérants et pièces
à l'appui. Tout est peint, rien n'est omis : un mot,
un froncement de sourcils, une chaise placée de telle
ou telle façon, tout est au rapport. L'auteur est un
sténographe scrupuleux et diffus. Aussi bien, dans
les scènes capitales, on place, dans un coin, un scribe
qui écrit sous la dictée. Quand Pollexfen veut se
battre avec Grandison, et qu'il s'explique avec lui,
il a soin de placer dans un angle un « écrivain »
chargé de noter le moindre mot. Il n'y apas jusqu'aux
déclarations d'amour de Grandison qui ne soient
dûment formulées et paraphées. Quand Clémentine
se réconcilie avec sa famille, Grandison rédige un
traité en six articles qui donne lieu à tout un échange
204 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
d'observations 1. C'est le triomphe de la paperasserie :
on dit tout, et, tout ce qu'on dit, on l'écrit; chaque
personnage arrive à son tour avec son épître, sem-
blable, suivant une amusante image de Victor Hugot
à ces acteurs forains qui, ne pouvant paraître que
l'un après l'autre et n'ayant pas la permission de
parler sur les tréteaux, se présentent successive-
ment, portant au-dessus de la tête un grand écriteau
sur lequel le public lit leur rôle 2.
Quelle distance, de ces lourds romans empesés,
aux petits livres légers et lestes du commencement
du siècle, aux Lettres persanes ou à Manonl Quelle
différence même de Grandison à Clévelandl Ceux qui
font de Richardson un pâle imitateur de Marivaux
n'ont jamais lu Richardson. Involontairement, cet
imprimeur pédant et guindé fait songer au joli mot
de Walpole sur le baron de Gleichen : « Il se perd
en définitions de choses qui n'en demandent point
et se noie dans une cuillerée d'eau, à force de vou-
loir aller au fond ». Richardson se noie dans un
océan de protocoles 3.
On lui reprochait ses longueurs. Il répondait que
c'était la nouveauté de sa manière d'écrire, de sub-
stituer au tableau, fait à distance, des événements, le
récit patient, laborieux, minutieux, qui rend compte
de la marche des choses au jour le jour, heure par
heure, et presque minute par minute. Il semble bien
que de tels comptes rendus soient invraisemblables;
que, d'ailleurs, en employant une forme aussi mono-
tone, l'écrivain se condamne à ne peindre qu'une
seule classe de héros, les oisifs et les contempla-
1. Voir la traduction de Prévost, t. IV, p. 208 et 236.
2. Lilt. et philos, mêlées : sur Walter Scott.
3. Et encore il avait sacrifié la moitié de chacun de ses
manuscrits (W. Scott, iôid., t. II, p. 74).
LE RÉALISME. 205
tifs, ceux qui ont le temps et le goût de tenir un
journal de leur vie; et qu'enfin ce soit affaiblir l'effet
du récit que de donner, du môme fait, deux ou trois
versions successives. Mais toutes ces objections ne
sauraient prévaloir, à ses yeux, contre la nécessité
de peindre la vie dans sa complexité presque infinie.
— La plupart des romans, disait-il, sont très impro-
bables, parce qu'ils simplifient et abrègent tout. Ils
ne nous donnent qu'une face des choses. J'entends
vous donner toute la réalité. Je serai long, et évidem-
ment ennuyeux. Mais je n'écris pas pour vous dis-
traire, et ne veux que vous instruire. Aimez-vous le
spectacle d'une vie humaine? Si oui, vous aimerez
mes livres '.
II
En effet, c'est ici un art aussi différent que possible
de notre art classique.
Mais il importe de s'entendre. Invraisemblable
dans la forme, le roman de Richardson reste souvent
encore romanesque dans le fond. Si l'on peut dire
qu'il « côtoie la vie » par le choix des personnages et
par l'abondance — ou la surabondance — des menus
détails, il ne s'en rapproche pas également, si on ne
regarde qu'à l'intrigue. Assurément, ce qui pouvait se
voir au xvme siècle est souvent devenu impossible de
nos jours : on peut admettre que, dans l'Angleterre
du siècle dernier, un homme de la hardiesse de
Lovelace ait pu enlever par la force une jeune fille de
la valeur morale de Clarisse; qu'il ait pu la séques-
trer pendant de longs mois, la présenter à sa famille,
1. Voir le Post-scriptum de Clarisse, qui est une véritable
profession de foi littéraire.
206 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
l'enfermer — sans qu'elle sans doutât — dans un
mauvais lieu, abuser d'elle pendant son sommeil, la
faire mourir enfin à force de privations et de dou-
leurs. Tout cela, quoique extraordinaire, est pos-
sible. Mais ce qui n'est et ne sera jamais acceptable,
ce sont les moyens dont l'auteur s'est servi pour
rendre une pareille intrigue vraisemblable : ces
lettres interceptées, ces missives supposées ou con-
trefaites, ces paquets de lettres recopiés en une
nuit, ces courtisanes complaisantes qui jouent les
grandes dames, cette maîtresse d'un mauvais lieu qui
passe pour une femme de haute naissance, ces domes-
tiques accoutrés en seigneurs d'importance, ce Joseph
Léman ou ce Donald Patrick qui jouent tous les rôles
et se prêtent à toutes les fantaisies, ce Lovelace
qui surprend les conversations et les note sur ses
tablettes, cette Clarisse qui, pas un instant, ne
songe à se mettre sous la protection d'un magis-
trat. Ce qui sort manifestement des possibilités, c'est
tout cet appareil de ruses, de machinations, de stra-
tagèmes, c'est tout cet arsenal de pièges, trappes,
oubliettes et souricières, qui sent d'une lieue son
roman d'aventures. Il faut se résigner, chez le fon-
dateur du roman moderne, à retrouver ces restes des
vieux romans de cape et d'épée. Il est vrai que ce
défaut choquait moins les lecteurs du xvme siècle,
habitués qu'ils étaient à trouver l'observation pré-
cise enchâssée dans un cadre tout fictif ■ et d'ailleurs
tout pleins encore de la lecture des romanciers du
xvne siècle ou de Prévost. Le contraste n'en est pas
moins choquant entre l'intention bien avouée de l'au-
teur de peindre la vie contemporaine, et cette impuis-
1. Les Lettres persanes, et, plus tard, les romans de Voltaire,
Candide ou Zadig.
LE REALISME. 207
sance manifeste à placer sa peinture dans une intrigue
vraisemblable et simple. Comme Jean-Jacques dans
la Nouvelle Héloïse, Richardson, peintre de la vie
bourgeoise, reste fidèle, sur ce point, à la vieille
conception du genre. Et ce n'a pas été peut-être la
moindre cause de succès de l'un, comme de celui de
l'autre.
Cette réserve faite, il y a ici un art tout nouveau.
Cet art est menu, patient, laborieux. C'est une
mosaïque de menues impressions, dont aucune ne
valait d'être rapportée seule, mais qui, accumulées,
donnent l'impression de la vie. Rien de moins fran-
çais, rien de moins classique. Nous aimons à trouver
de l'art dans les moindres choses, et que toute phrase
soit équilibrée, comme aussi que toute pensée se
revête, si médiocre soit-elle, de termes choisis. Or
ce vernis des maîtres, cette netteté de l'idée et de
l'expression, qui trahit une pensée ordonnée et maî-
tresse d'elle-même; ce parfait agencement du lan-
gage et de la pensée ; cette harmonie constante entre
les périodes d'une phrase, les paragraphes d'un
chapitre, les parties d'un livre; ce souci d'éviter les
redites ou, s'il en faut subir quelques-unes, de les
relever d'une pointe d'ironie ou de pathétique; ce
besoin de graduer les effets et de mener l'intérêt d'un
récit comme on mènerait, dans la vie, une intrigue,
en ménageant les surprises, en se garant contre les
questions indiscrètes, en dispensant peu à peu, dans
un ordre savant et précis, son aliment à la curiosité,
de manière qu'elle aille de secousse en secousse et
de plaisir en plaisir, — tout cela est inconnu de
Richardson. Il n'a point d'art, à proprement parler,
ou, s'il en a, c'est l'art même de la nature. Son pro-
cédé familier, ou, pour mieux dire, unique, est la
répétition ou l'accumulation : la goutte d'eau qui
■208 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
tombe sur le roc, et, lentement, sûrement, finit par
creuser son trou. Ni transition, ni composition, ni
agencement des parties. Nulle crainte d'ennuyer,
mais une intrépidité rare dans Fart de lasser l'atten-
tion. Vingt fois, cent fois, on pose le livre, de dépit;
vingt fois ou cent fois on le reprend. Car, si le récit
est long et lourd, le narrateur est passionné, et d'un
modèle pauvre et vulgaire, le peintre tire un tableau
coloré et vivant. — Rien n'est plus beau qu'un chau-
dron ou qu'une marmite, à la condition qu'ils soient
peints par Chardin. Et, de même, il est vrai que rien
n'est vulgaire comme ce monde des Harlowe, et que
rien n'est prétentieux comme l'écrivain qui nous en
parle : personne ne représente plus complètement,
suivant les mots presque intraduisibles d'un critique
anglais !, our common English clumsiness. Mais cet
homme, dont la parole est si gauche et empêtrée,
aie don de s'émouvoir en présence de la vie. Mais il
est né avec le besoin de regarder le monde et d'ex-
primer, le plus exactement possible, ce qu'il voit.
Mais il faut enfin, pour qu'il ait écrit huit volumes
sur cette histoire de bourgeois hargneux et malpro-
pres, qu'il y ait trouvé quelque émotion profonde.
Et nous l'y trouverons aussi, à la condition de
dépouiller tout ce que deux ou trois siècles de culture
classique ont mis en nous de raffinement, de scru-
pules délicats, d'amour du joli et du poli. L'imagi-
nation, disait Voltaire, « ne peut agir qu'avec un
jugement profond : elle combine sans cesse ses
tableaux, elle corrige ses erreurs, elle élève tous ses
édifices avec ordre.... C'est par elle qu'un poète crée
ses personnages, leur donne des caractères, des pas-
sions, invente sa fable, en présente l'exposition, en
1. M. Leslie Stephen.
LE RÉALISME. _ 209
redouble le nœud, en prépare le dénouement ; travail
qui demande encore le jugement le plus profond, et
en même temps le plus tin. Il faut un très grand art
dans toutes ces imaginations d'invention, et même
dans les romans. Ceux qui en manquent sont mé-
prisés des esprits bien faits *. » C'est ainsi que la
critique classique conçoit l'invention. Mais que les
« esprits bien faits » se tiennent pour avertis. Ce n'est
pas ici leur affaire. Ils ne trouveront, dans les récits
d'un Richardson, ni intrigue ingénieuse, ni nœud
savamment « redoublé », ni dénouement préparé
avec adresse, mais simplement un paquet de lettres
sans beaucoup d'ordre, qu'il faut lire, non comme
une œuvre d'art, mais comme un recueil de docu-
ments curieux et passionnants.
Vous trouvez dans un tiroir oublié une liasse de
papiers jaunis. D'un œil distrait, vous parcourez une
page, puis deux, puis trois. Puis, malgré vous, votre
curiosité se pique. Il s'agit d'une vieille, très vieille
histoire d'amour, dont les acteurs vous sont incon-
nus : les noms ne vous disent rien, et cela se passe
dans un pays lointain. Mais voici que cette histoire
vous attache : comme un parfum à demi évaporé, un
peu de passion se dégage encore de ces feuilles jau-
nies; ces noms se colorent, ces ombres s'animent,
ces vieux souvenirs vivent et s'agitent sous vos yeux.
Les heures passent, et vous lisez toujours, douce-
ment ému et comme bercé par le rythme de cette vie
dès longtemps éteinte. A un certain moment, cela
devient très pathétique : l'angoisse est poignante;
un cri de désespoir s'élève du fond du passé.... Vous
vous reprenez. Vous dites : « Que me fait cette his-
toire? » et, en le disant, vous essuyez une larme....
1. Dictionn. philos.
14
210 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
— C'est l'histoire de tout lecteur de Clarisse Harlowe.
Si le réalisme est l'art de donner l'impression de la
vie, Richardson est le plus grand des réalistes.
Mais entre lui et nos classiques, quoique le résultat
soit le même, nul procédé commun. Ici, pas plus
que chez les peintres hollandais, il n'y a de sujet
noble ou trivial. Déjà les contemporains l'avaient
noté : « Tout tableau qui peint fidèlement la nature,
quelle qu'elle soit, est toujours beau; il n'y a que le
sale et le dégoûtant qui est banni de nos ouvrages,
comme il l'est de la peinture. N'estime-t-on pas les
tableaux de Heemskirk et d'autres peintres hollan-
dais, quoique les sujets soient des plus vils?... Si,
prévenu de vos nobles idées françaises, vous trouvez
dans ce livre quelques images qui vous semblent
petites, je vous prie de faire réflexion que tout ce
qui représente la nature n'est jamais méprisé parmi
nous f. » Cela était, ou paraissait neuf. « Il était dans
la destinée de la Hollande d'aimer ce qui ressemble »,
a dit un critique éminent V En apparence, rien de plus
commun qu'une pareille destinée; rien de plus rare,
en fait. Nous avons eu en France très peu de vrais
réalistes, j'entends de ceux qui s'enfoncent hardi-
ment, sans arrière-pensée, au cœur de la réalité,
libres de l'inquiétude de savoir s'ils y trouveront
l'ennui, la monotonie, la sécheresse. Le plus réaliste
de tous nos romanciers du xvme siècle, Le Sage, reste
1. Desfontaines, Lettre d'une dame anglaise, à la suite de la
traduction de Joseph Andrews, t. II. — Du Resnel écrit de
même, en tête de sa traduction de YEssai sur V homme : « Ils
[les Anglais] imitent très heureusement la nature; mais sem-
blables aux peintres flamands, peu délicats sur le choix de la
belle nature, tout ce qui la représente dans le vrai leur plaît ;
nous y souhaitons du choix, et, malgré la finesse et la correc-
tion du pinceau, nous blâmons l'ouvrier, si son sujet n'est pas
noble et grand ».
2. E. Fromentin, Les maîtres d'autrefois, p. 165.
SON IMAGINATION. 211
un artiste très fin, trop fin, trop maître de lui; il ne
s'abandonne pas aux choses; il a peur d'ennuyer, ou
de faire rire; il n'est pas dans sa destinée d'aimer
absolument, et sans retour, « ce qui ressemble ».
Richardson, en véritable Anglais, n'a pas de tels
scrupules. S'il marie son Grandison, il ne nous fait
grâce ni d'un costume ni d'un salut ni d'une révé-
rence ; nous savons très exactement combien il y eut
de voitures, et qui se trouvait dans chacune d'elles,
et quels habits chacun portait ce jour-là; on ne nous
laisse pas ignorer combien d'argent le bon sir Charles
distribua aux filles du village qui avaient semé des
fleurs sous ses pas. — Mais c'est du verbiage. —
Mais c'est que vous n'aimez pas « ce qui ressemble ».
Un personnage entre dans une chambre. On vous
dira ses gestes, son attitude, le nombre des pas qu'il
fait : « C'est la peinture des mouvements qui charme,
surtout dans les romans domestiques. Voyez avec
quelle complaisance l'auteur de Paméla, de Gran-
dison et de Clarisse s'y arrête! Voyez quelle force,
quel sens et quel pathétique elle donne à son discours !
Je vois le personnage; soit qu'il parle, soit qu'il se
taise, je le vois... l. » Je vois le Suisse Colbrand, dans
Paméla, avec « ses cheveux longs, noirs et gras » et
son « goitre monstrueux » qui émerge de dessous
sa cravate. Je vois cette « grosse tripière » de
Mme Jewkes, « trapue et poussive », avec ses
« mains charnues », son nez « plat et recourbé »,
ses yeux « d'un vilain gris » qui lui sortent de la
tête, de cette tête qui paraît avoir séjourné un mois
« dans une saumure de salpêtre ». Je vois le pauvre
prétendant de Clarisse Harlowe, Solmes « aux pieds
plats », quia toujours l'air de compter ses pas en
1. Diderot, Éloge de Richardson.
212 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
marchant et qui mordille sottement la pomme de sa
canne, laquelle représente « une tête sculptée dans
le bois, presque aussi laide que la sienne ». Et, s'ils
parlent, on notera les moindres inflexions de voix et
on usera des points suspensifs tant qu'il faudra :
« Voyez combien de repos, de points, d'interruptions,
de discours brisés » — et quel souci de la vérité du
détail!
De même que, du rang inférieur où on les relé-
guait, certains faits passent au premier plan, de
même certains personnages, confinés jusque-là dans
le ridicule, prennent hautement leur place au soleil.
Ce n'est plus ici seulement la petite lingère ou le co-
cher de Marivaux, — aimables sujets de vignettes, —
c'est un roman entier qui se passe entre domestiques
et dont l'héroïne est une servante. A part le Squire,
séducteur de Paméla, et d'ailleurs odieux, quels sont
les personnages de ce roman? Arthur le jardinier,
Robert le cocher, le laquais Isaac et jusqu'au « pauvre
petit marmiton » Thomas. Tout ce monde ne serait-il
pas aussi digne d'intérêt que vos comtes ou vos
marquises de comédie? Plus de Mascarille, ni de
Frontin, ni de Scapin, ni de Lisette — tous fourbes,
intrigants, vicieux et conventionnels. Voici un bon
vieux maître d'hôtel qui sanglote en voyant sa chère
Paméla si maltraitée : « Ah! vit-on jamais rien de
semblable? C'est trop, c'est trop, je n'y puis plus
tenir; en vérité, je suis tout attendri; mon cher mon-
sieur, pardonnez-lui... *. » C'est le meilleur des
hommes. Et Paméla est la plus sage des filles de
chambre. Aussi ne vous étonnerez-vous pas de voir
J. Lettre XXVIII (t. I, p. 45) : « Tis too much, too much; I
can't bear it. As I hope te live, I am quite melted. Dear sir,
forgive her! The poor thing prays for you ; she prays for us
ail! »
SON IMAGINATION. 213
tout un volume consacré à la question de savoir si on
la renverra ou non. Partira-t-elle, ou non? Ira-t-elle
en voiture, ou à pied? Louera-t-elle un cabriolet, ou
si on lui en prêtera un? Est-il convenable, si elle part
à cheval, qu'elle monte en croupe derrière un domes-
tique? Aura-t-elle un, deux ou trois paquets? Empor-
tera-t-elle ses vieilles hardes, ouleslaissera-t-elle? Et
mettra-t-elle son beau costume des dimanches ou sa
robe de semaine? Et enfin quel salaire lui donnera-
t-on : vingt guinées ou vingt-cinq? — Jamais, disait le
poète Keats, on n'a fait plus consciencieusement « une
montagne d'une taupinière1 ». — Mais jamais on n'a
plus passionnément aimé « ce qui ressemble ». Voici
encore, pour vous plaire, un inventaire exact des
robes, jupons, bas, collerettes, manchettes, chapeaux
et mitaines de cette fille de chambre. Une marchande
de modes ne décrirait pas mieux cette robe de chambre
de coton, ce « jupon piqué de calmandre », cette
paire de poches, cette jupe de flanelle. Dans son exil,
Paméla se précautionne de « quarante feuilles de
papier, une douzaine de plumes, une petite bouteille
d'encre », de cire et de pains à cacheter. Comme son
biographe, elle est fille d'esprit pratique. On vous
dira comment elle sert le thé, le nombre des mor-
ceaux de sucre et la qualité des petits gâteaux. On
vous mènera à la cuisine et on vous montrera com-
ment se nettoient les casseroles. « Je voulus essayer
l'autre jour, dit Paméla, si je pourrais écurer de
l'étain; cet essai me fit venir des ampoules à la
main.... J'espère que je rendrai mes mains rouges
comme du sang et dures comme du bois.... » — Je
n'ose compter les scènes de thé dans les trois romans
1. « Richardson's power of making mountains of mole
hills. » (Keats, Works, éd. Buxton Forman, t. IV, p. 15.)
214 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
de Richardson : la consommation est effroyable, mais
le peintre est infatigable.
Les conversations de ces personnages sont aussi
plates qu'il convient. Les valets parlent un jargon
étrange. Un certain Léman écrit, dans Clarisse, des
lettres d'une orthographe très divertissante. Des
cochers et des femmes de chambre causent à une
table de cuisine : l'auteur s'assied dans un coin, note
leurs propos — sans nous faire grâce d'une faute de
langue ni d'une grossièreté — et se complaît à nous
faire patauger dans cette mare de vulgarités et de
banalités.
Il est de l'essence de tout vrai réalisme, après
nous avoir fait toucher du doigt la vulgarité des
choses, de nous en montrer aussi la violence et l'hor-
reur. Car, dans ces recoins de la vie où tout ce que
l'existence a de douloureux semble s'être amassé, la
pauvreté de notre nature éclate à plein. Sur ce lit
d'hôpital, où l'homme agonise, tout ce qu'il y a de la
bête en lui se fait jour. Le masque que les conven-
tions sociales mettaient sur son visage, tombe, et il
ne reste qu'une pauvre figure nue et grelottante,
tremblante de fièvre et de peur. Mettre l'homme en
face de la douleur et de la mort : il n'y a pas de
meilleur moyen de le dépouiller de tout prestige,
comme d'un voile dans lequel il se drapait, et il n'y
a pas de sujet qui s'impose avec plus de violence à
l'intérêt du lecteur, sûr, en ce cas du moins, qu'on
lui conte sa propre histoire.
Richardson a usé et abusé, dans Clarisse, des pein-
tures d'agonies et des apprêts de la mort. Clarisse
achète par avance son cercueil, le place dans sa
chambre, s'en sert comme d'un pupitre, donne des
ordres précis sur la manière d'y placer son corps,
dès qu'il sera froid. Elle meurt longuement sous nos
LE PATHETIQUE. 2.15
yeux. Et le libertin Belton, lui aussi, meurt en dix ou
quinze pages. Ailleurs encore, c'est le tableau inou-
bliable — d'une merveilleuse et horrible vigueur —
de l'agonie de la Sinclair. Ici, Prévost a reculé : « Ce
tableau est purement anglais, écrit-il, c'est-à dire,
revêtu de couleurs si fortes et malheureusement si
contraires au goût de notre nation, que tous nos
adoucissements ne le rendraient pas supportable en
français. Il suffît d'ajouter que l'infâme et le terrible
composent le fond de cette étrange peinture *. » Mais
les curieux, dont Diderot, lurent l'original et d'autres
traducteurs le mirent en français 2.
Dans une maison publique, une vieille femme se
meurt, abandonnée des médecins, entourée des filles
de la maison, qui se sont arrachées aux bras de leurs
amants de la nuit. Sur ces faces usées, le maquillage
coule, « découvrant de rudes peaux ridées » ; les che-
veux sont noirs là seulement où le peigne plombé a
laissé sa trace. « Toutes étaient en pantoufles; quel-
ques-unes sans bas; toutes, vêtues seulement d'un
jupon de dessous : leurs robes, faites pour couvrir
de larges paniers, tombant piteusement et battant
leurs talons. » Quelques-unes, « sans corset », les
yeux lourds de sommeil, bâillent et s'étirent. Dans la
pièce, une odeur d'emplâtres, de liniments et de
liqueurs spiritueuses3.
I.T. IV, p. 480.
2. Ed. Ballantyne, t. II, lettre CCCCVI.
3. T. II, p. 687 : « The other seven seemed to hâve been
but just up, risen perhaps from their customers in the fore-
house, and their nocturnal orgies, with faces, three and four
of them, that had run, the paint lying in streaky seams not
half blowzed off, discovering coarse, wrinkled skins; the
hair of some of them of divers colours. obliged to the black-
lead comb where black was affected; the artificial jet,
however, yielding apace to the natural brindle; that of others
plastered with oil and powder; the oil predominating....
216 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Cependant, la moribonde se débat, « couvrant le lit
tout défait de sa large et repoussante carcasse »,
tordant ses larges mains, « roulant de gros yeux
enflammés », « sa coiffure rapiécée à demi tombée,
rejetée sur ses oreilles grasses et sur son cou charnu;
ses lèvres livides toutes desséchées,.... son large
menton s'agitant convulsivement, sa bouche toute
ouverte, par suite de la contraction de la peau du
front... fendant, en quelque sorte, sa figure en deux;
et, dans cette bouche, sa grosse langue roulant de
façon hideuse; haletante, soufflant comme pour res-
pirer; tandis que ses seins en forme de soufflets,
diversement colorés, s'élèvent tour à tour jusqu'à son
menton, puis disparaissent, dans la violence de ses
soupirs convulsifs1. »
On lui parle de mourir. « Mourir, avez-vous dit,
monsieur?... Mourir!... Je ne veux pas, je ne puis
They were ail slip-shod; stockingless some; only under petti-
coated ail; their gowns, made lo cover straddling hoops,
hanging trollopy, and tangling about their heels, but haslily
wrapt round them, as soon as I came up stairs And half of
them (unpadded, shoulder-bent, pallid-lipt, limber-jointed
wretches) appearing, from a blooming nineteen or twenty
perhaps over-night, haggard, well-worn strumpets of thirty-
eight or fôrty. »
1. « Behold her, then, spreading the whole troubled bed
with her huge, quaggy carcase; her mill-post arms held up;
her broad hands clenched wilh violence; her big eyes
gagglind, and flaming-red as \ve may suppose those of a
salamander; her matted grizzly hair, made irreverend by her
wickedness (herclouted headdress being half off, spread about
her fat ears and brawny neck); her livid lips parched, and
working violently; her broad cliin in convulsive motion; her
wide mouth, by reason of the contraction of her forehead
(which seemed to be half-lost in its own frighful furrows)
splitting her face, as it were, inlo two parts; and her huge
tongue hideously rolling in it : heaving, pulïing as ifforbreath;
her bellows-shaped and various-coloured breasts ascending
by turns to her chin, and descending out of sight, wilh Ihe
violence of her gaspings. »
LIDÉE DE LA MORT. 217
pas mourir!... Je ne sais comment faire pour mou-
rir!... Mourir, monsieur!... Et faut-il donc que je
meure?... Quitter ce monde!... Je ne puis en sup-
porter l'idée!... Et qui vous a amené ici, monsieur
(ses yeux me lançaient des flammes), qui vous a
amené ici pour me dire que je dois mourir, mon-
sieur?... Je ne puis pas, je ne veux pas quitter ce
monde. Que d'autres meurent, qui souhaitent un
autre monde, qui en attendent un meilleur! J'ai eu
mes maux en celui-ci; mais je renoncerais à toute
espérance d'un sort meilleur, pour pouvoir ne plus
exister après celui-ci! » « Alors elle hurla et souffla
tour à tour. Par ma foi, Lovelace, je tremblais de
tous mes membres. « Sally!.. Polly!... Ma sœur
Carter, dit-elle, ne m'avez-vous pas dit que je pou-
vais me remettre? Le chirurgien n'a-t-il pas dit que
je le pourrai *? »
Les chirurgiens arrivent et discutent longuement
de tibia, de fibula et de patella. Finalement, ils la
condamnent, et on le lui dit :
Alors la pauvre misérable poussa un hurlement d'épou-
vante inarticulé, tel que je n'en avais entendu jusque-là,
comme si déjà les tourments de l'enfer la saisissaient; et
comme elle nous vit tous à demi glacés par l'épouvante, et
moi me préparant à me retirer : « Oh! ayez pitié de moi,
monsieur Belford, cria-t-elle — ses gémissements lui cou-
pant la parole, — je vois que vous pensez que je mourrai!...
Et que serai-je, et où serai-je..., dans très peu d'heures,...
qui peut le dire? »
i. « Die, did you say, sir? — Die! — I will not, I cannot die!
— I knovv not how to die! — Die, sir! — And must I then die?
— Leave this world? — 1 cannot bear it! — And who brought
you hither, sir?[hereyes striking fire at me] who brought you
hither to tell me I must die, sir? — I cannot, I will not leave
this world. Let others die, Who wish for another! who expect
a better! I hâve had my plagues in this; but would compound
for ail future hopes, so as I may be nothing after this! »
218 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Je lui dis qu'il était vain de se bercer d'illusions : mon
opinion était qu'elle ne se remettrait pas.
J'allais lui répéter de se calmer, lui conseiller encore la
résignation, l'engager à profiter des moments qui lui res-
taient; mais cette déclaration la mit dans un furieux délire
Elle se fût arraché les cheveux, elle eût battu sa poitrine,
si quelques-unes de ces créatures ne lui eussent tenu les
mains par force *....
III
Peintre minutieux, prolixe et parfois répugnant
des misères humaines, Richardson a été un peintre
supérieur de caractères, mais d'un certain ordre de
caractères seulement, et de ceux précisément que
notre roman français avait jusque-là le plus négligés.
Quand il a voulu s'en prendre aux mœurs mon-
daines, il a été au-dessous du médiocre. Il fallait s'y
attendre. Ce n'est pas seulement parce que ce fils de
menuisier, devenu imprimeur, n'avait guère fré-
quenté le monde, qu'il Ta mal peint. C'est encore
qu'il faut, pour saisir certaines nuances délicates, un
art plus fin et plus souple que le sien. Comme Rous-
1. « Then did the poor wretch set up an inarticulate frighlful
howl, such a one as I never before heard uttered, as if already
pangs infernal had taken hold of her; and seeing every one
half-frighted, and me motioning lo withdraw, 0 pity me, pity
me, Mr. Belford, cried she, her words interrupted by groans
— I find you think I shall die! — And what I may be, and
where, in a very few hours — who can tell?
I told her it was in vain to flatter her : it was my opinion
she would not recover.
I was going to re-advise her to calm her spirits, and endea-
vour to resign herself, ond to make the best of the opportu-
nité yet left her; but this déclaration set her into a most outra-
geous raving. She would hâve torn her hair, and beaten her
breast, had not some of the wretches held her hands by
force.... » (T. II, p. 691.)
LES CARACTÈRES . 219
seau, Richardson a « une grande crainte de s'im-
poser aux personnes de condition ' », jointe à un
grand désir d'approcher d'elles; comme lui, et
quoique plébéien, il a un respect profond de la nais-
sance et du rang. Mais, pas plus que Julie d'Étanges
ou que M. de Wolmar, Grandison ou Clémentine ne
sont de vrais nobles.
Grandison, ce modèle de l'homme du monde, est
un beau corps sans âme. Sa taille est « dune parfaite
proportion », son visage « d'un bel ovale, » son teint
clair, ses habits de la meilleure coupe, sa morale irré-
prochable. « Quel homme! quelle sublimité d'âme! »
s'écrie cette candide miss Byron. Elle ne lui trouve
qu'un défaut : « Ce qui paraît sentir un peu la sin-
gularité dans un équipage d'homme, jamais ses che-
vaux n'ont la queue coupée. Elle est liée simplement,
lorsqu'ils sont en marche.... Vous voyez, ma chère,
que je lui cherche des faibles 2. » Telles sont les niaise-
ries auxquelles s'abaisse Samuel Richardson, peintre
des élégances mondaines. Son Grandison, qui a perpé-
tuellement « le visage brillant de plaisir d'avoir exercé
toutes ses vertus », est un mannequin. Le monde
où il se meut est une assemblée de fantoches grima-
çants. On n'y pleure, on n'y marche, on n'y vit que
suivant de solides principes et de bonnes règles. On
n'y aime que noblement : Grandison se déclare à
Henriette « avec toute la bonne foi qui convient dans
les traités de cette nature, comme dans ceux qui se
concluent solennellement entre les nations », en
observant le cérémonial obligé. Ce verbiage galant
et sonore grise tous ces personnages emphatiques,
tous gonflés de leur propre perfection. Car le souci
1. Life, t. I, p. 41.
2. Voir la traduction de Prévost, t. I, p. 236-231.
220 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
de penser généreusement et d'agir grandement se
gagne. « Je voudrais agir avec noblesse, écrit Clé-
mentine à Grandison. Vous m'en avez donné l'exem-
ple. » L'insupportable Céladon tient école de subli-
mité.
Le pauvre Richardson a cru qu'il peignait le monde.
Il en a tout au plus peint les dehors, et encore est-ce,
par endroits, une caricature que son tableau. Ses
nobles sont des parvenus; ils ont, à leurs talons, un
peu de la boue de Lombard Street. Le principe de
leur élégance, c'est une vie réglée comme dans un
bureau de commerce. Clarisse dort six heures, lit
et écrit pendant trois heures, en emploie deux aux
soins domestiques et aux comptes de ménage; cinq à
dessiner, à la musique, aux travaux d'aiguille et aux
causeries avec le ministre de la paroisse; les deux
repas du matin prennent deux heures; une heure se
passe à visiter les pauvres; il en reste quatre pour
souper et causer; c'est le triomphe de la méthode. De
même, Grandison ne dort, ne mange, ne salue que
suivant des principes inflexibles. Il entre à l'église, et
voit des dames de sa connaissance, dont il aime l'une.
Va-t-il les saluer? Certes non! Sir Charles sait trop
qu'il doit son premier salut à Dieu. Il s'incline donc
dévotement et se relève, puis il a un deuxième salut
pour miss Byron, puis des inclinations successives
pour les autres dames. Cela est mûrement pesé, et l'au-
teur nous le fait remarquer avec soin. Ce personnage
qui agit constamment d'après de certaines formules
sur lesquelles il a réglé jusqu'au moindre détail de sa
vie, cet « homme-machine », dont nous prévoyons
les gestes, comme ceux d'un automate, un tel homme
n'est qu'à peine dans la vérité humaine, et, pour
autant qu'il y est, c'est un insupportable pédant de
morale. Combien Richardson est ici au-dessous de
LOVELACE. • 22 i
nos classiques, qui écrivent pour les salons, peignent
des âmes d'une trempe fine, démêlent les replis du
cœur, précisent les nuances changeantes des senti-
ments !
Il ne sait, lui, peindre que des âmes simples. Dans
quelque rang social qu'il les ait prises — et il est
remarquable qu'à part Grandison et son entourage,
ses personnages sont tout au plus de petite noblesse
de province, — ce sont, si l'on peut dire, des âmes du
commun, partagées entre deux ou trois sentiments
élémentaires et puissants, dont la vie morale trouve
son unité dans le but clair et aisément discernable
qu'elle s'est assigné.
Il n'y a pas lieu d'excepter ici le caractère tant dis-
cuté de Lovelace, qu'on a voulu présenter à tort
comme une sorte de héros du vice, monstre sans
vraisemblance, « un mélange fantastique de qualités
destinées à l'armer pour le rôle difficile qu'il a à
jouer ' ».
Assurément, Lovelace n'est pas copié sur nature.
Il est douteux qu'il représente, comme on l'a dit, le
duc de Wharton, ou tel libertin célèbre 2. S'il le
représente, il n'y a pas de doute que le portrait ne soit
pas de tout point exact. Car, si Hichardson s'est mis
en tête de peindre un original vivant, il ne connaissait
que trop imparfaitement le monde pour avoir plei-
nement réussi. Ace point de vue, tout ce qui est de
l'extérieur du personnage, tout ce qui, en Lovelace,
peint le gentillomme, est de convention. Pas plus que
Grandison, Lovelace n'est qu'un parvenu.
Ayant, d'autre part, à peindre un criminel, le pieux
Richardson, pour augmenter l'horreur qu'inspire le
i. Leslie Stephen, Hours in a lib?-ary, t. I, p.
2. Villemain, x\me siècle, 27e leçon.
222 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
personnage, a manifestement forcé quelques traits.
Surtout il Ta entouré d'un appareil de sbires, de
chevaliers d'industrie et de coupeurs de bourses qui
en fait, à de certains moments, un véritable héros de
mélodrame. L'imagination de l'honnête imprimeur
fait à Lovelace, pour le grandir, une auréole de
criminel illustre — à la façon de Cartouche ou de
Robert Macaire. Comme eux, il écrit des lettres chif-
frées, prend de faux noms, rêve de complots, d'in-
cendies et d'embuscades '. Il lui arrive de déguiser
ses hommes en marquis, pour les faire dîner avec
sa maîtresse, et il leur remet un règlement en
forme : « Instructions pour Jean Belford, Richard
Mowbray , Thomas Belton et Jacques Tourville ,
écuyers du corps de leur général Robert Lovelace, le
jour qu'ils seront admis à la présence de sa déesse ».
Et, les instructions une fois données, il s'écrie, comme
Méphistophélès parlant aux esprits de l'air : « Applau-
dissez-moi, génies subalternes, et reconnaissez-moi
pour votre maître! » L'orgueil l'étouffé : il écrit à
Belford : « Prépare tes oreilles pour le chef-d'œuvre
des récits! » Il a tout prévu, tout arrangé, tout
combiné. La victoire est sûre, et la postérité lui
rendra justice, comme à un artiste consommé dans
la débauche : « Quelle figure ferai-je dans les annales
des libertins?» Ceci est puéril, et le caractère d'un
pareil homme fait plutôt songer à quelque type de
théâtre forain, taillé dans l'étoffe grossière des lé-
gendes, qu'à un grand seigneur anglais du xvme siècle.
Pourtant, si on dégage le portrait de ces oripeaux,
Lovelace est bien de son pays et il est bien de son
1. « Had 1 been a military hero, I should hâve made gun-
powder useless : for I should hâve blown up ail my adver-
saries by dint of stratagem, turninsr their own devices upon
them. » (T. II, p. 48.)
LO VELAGE. 223
époque. Dans la galerie des personnages de Richard-
son, il est l'un des plus vivants.
Comme don Juan, il est athée avec délices. Mais,
tout en se permettant les plaisanteries les plus
grasses sur de certains sujets, il professe extérieure-
ment le respect des choses saintes. Il est passé
maître dans le cant. Il affirme à Clarisse qu'il a tou-
jours gardé «une grande admiration pour la religion »,
se montre au temple et fait des remises de termes à
ceux de ses fermiers qui y vont. Tout cela le plus
sérieusement du monde, avec une ironie rentrée, qui
se donne cours dans les lettres au confident Belford,
— lettres « diaboliques », d'une verve très grosse et
purement anglaise, pleine d'un pathos sentimental et
comique, dont on ne sait s'il faut rire ou pleurer.
Son vice est moins encore la débauche que l'orgueil
— et ceci est du temps. N'est-ce pas le xvme siècle qui
a produit ce type particulier du séducteur par vanité,
cruel et froid, sacrifiant tout, non pas tant à la
sensualité qu'à l'orgueil de vaincre et de compter
ses victimes? Cette espèce de « don quichottisme du
vice », suivant le mot de Walter Scott !, n'est plus
aussi compris de notre époque. Nulle part mieux que
dans les romans, on ne peut voir ce qu'une époque
a pensé ou rêvé de l'amour ou de la galanterie :
Lovelace est, avec Yalmont, des Liaisons dangereuses,
le type de la galanterie du siècle dernier, du siècle
d'un Richelieu ou d'un lord Baltimore. L'amour
appelle l'intrigue, la lutte, le sang versé; l'homme
s'y grise comme à une chasse qui passionne son
amour-propre avant d'allumer ses sens. Tel Love-
lace, débauché et fanfaron de la débauche. Il désire
toute femme dont la possession lui ferait honneur. Il
J. Lives of the novelists, t. II, p. 39.
224 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
veut Clarisse, mais il veut aussi son amie miss Howe :
« On ne peut avoir toute femme qui en vaut la peine :
c'est dommage ! » Dans l'auberge où il entraîne sa
victime, il s'éprend des filles de l'aubergiste, dès
qu'il s'aperçoit que leur mère le soupçonne. La
difficulté lui est un ragoût nécessaire. L'honnêteté,
le rang social, la valeur morale de Clarisse Harlowe
sont autant de stimulants de son désir. Le jour où
elle lui donne un baiser, il estime cette simple
faveur plus délicieuse que la possession complète de
toute autre femme, tant « le respect, la crainte, la
peur du scandale » lui donnent de prix. Notez qu'il ne
tient qu'à lui d'épouser Clarisse. Il y songe, il est
prêt de céder à la tentation, mais tout à coup l'or-
gueil reprend le dessus : le sang des Lovelaces
interdit au dernier de leurs descendants de « lécher
la poussière » pour une femme 1. « Enlever une fille
comme celle-ci, en dépit de ses vigilants et impla-
cables amis, et en dépit d'une sagesse que je n'ai
jamais trouvée chez aucune personne de son sexe —
quel triomphe! — quel triomphe sur tout le sexe! —
Et puis, quelle vengeance à satisfaire ! » Vengeance
contre l'amour, qui le possède et à qui il en veut :
« Amour, que je hais, que je hais de tout mon cœur,
parce qu'il est mon maître 2! » Voilà bien, comme le
disait Diderot, « les sentiments d'un cannibale, le
cri d'une bête féroce », que la vue du sang grise et
1. « Forbid it the blood of the Lovelaces, that your last,
and, let me say, not the meanest of your stock, should thus
creep, thus fawn, thus lick the dust fora wife! » (T. Il, p. 39.)
2. « Then the rewarding end of ail! To carry ofT such a girl
as this, in spite of ail her watchful and implacable friends :
and in spite of a prudence that l never met with in any of
hersex : — whata triumph ! — What a triumph over thewhole
sex! — And then such a revenge to gratify!... Love, wich I hâte,
heartilv hâte, because 'tis my master. »
LOVELACE. 225
affole. Une fois la victime entre ses mains, Lovelace
est-il heureux? Nullement. Le besoin de la torturer
le reprend. Dans ses lettres à Belford, il lui prodigue
l'insulte et le mépris : il la veut sa maîtresse, mais
il la veut aussi perdue, souillée dans l'opinion des
autres, tout à la merci de son « impériale volonté * ».
11 lui arrive de rire d'un rire satanique : « Ha, ha,
ha, ha.... Il faut que je pose la plume, pour me tenir
les côtes : il faut que mon accès de fou rire se
passe2. » Eh! quoi donc? Elle s'attend à quelque
méfait de ma part : « Je n'ai pas coutume de
détromper ceux que je considère. »
Son châtiment, c'est qu'il finit par penser ce qu'il
dit. « Entre les honnêtes femmes et moi, il n'y a
guère de différence. La seule qu'il y ait entre nous,
c'est que ce qu'elles pensent, je le fais 3 ». L'homme
qui en est là s'est interdit l'amour vrai. Et de fait, le
jour où Lovelace essaie d'aimer Clarisse d'un amour
pur, il ne le peut plus. Le soupçon, la jalousie basse,
le doute desséchant sont les plus forts : « Le bruit
commun, est-ce donc une preuve de vertu?... Qui
me prouve qu'elle soit vertueuse 4? » Avec une dialec-
tique pressante et méchante, il se prouve à lui-même
que nulle femme n'est honnête. Toute cette « flo-
raison de grâce printanière » de sa maîtresse, ce
n'est que duperie et mensonge. Et là réside la vérité
profonde du caractère de Lovelace : elle est dans
1. « My own impérial will and plcasure » (II, 23).
2. « The sex, the sex, ail over ! — Charming contradiction!
— Hah, hah, hah, hahî — I must hère — I must hère lay
down my pen, to hold my sides : for I must hâve my laugh
out, now the fit is upon me. »
3. « The modest ones and I are pretty much upon a par.
The différence betwen us is onlv, what they think, I act. •
(II. 48).
4. Cf. t. II, p. 39.
15
226 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
cette fatalité qui impose le mal à qui a commencé
par le mal, dans ce poids des premières fautes qui
pèse sur l'existence entière, dans cette radicale
impossibilité du bonheur pour qui en a tari en soi les
sources vives. Toute la série des triomphes de Love-
lace est une lente expiation, et le jour où il tombe
enfin sous Tépée du colonel Morden, il y a longtemps
déjà que le châtiment a commencé pour lui.
Malgré les concessions faites à la convention, le
caractère de Lovelace reste une création admirable,
parce que, dans le vivant portrait d'un homme de
son temps, Richardson a su mettre une vérité pro-
fondément humaine.
En peignant les Harlowe, il a peint une galerie très
riche de caractères bas, mais différemment bas et
repoussants. Voici le frère de Clarisse, hobereau
anglais, grossier, vindicatif et avide, soucieux uni-
quement de grandir son pécule, haïssant ses sœurs
d'une haine de fils aîné et d'héritier du nom, à qui
elles mangent son patrimoine : son idée — et il le
dit — c'est qu'un homme qui élève des fils « élève des
poulets pour sa propre table », tandis que les filles
sont des poulets qu'on élève pour les tables des
autres '. Avec cela, des colères terribles, une fureur
continue et sauvage : on dirait d'un personnage de
Fielding. Voici la sœur, Arabella, aigre et perfide,
incapable de pardonner à Clarisse la supériorité de
la bonté et de la beauté. Voici le père inflexible et
tyrannique, — l'oncle James, rude, mais bon homme
au fond, — l'oncle Antoine, le marin, d'une raideur
qui touche à la férocité. Que de variantes d'un même
sentiment! C'est vraiment ici que nous pouvons par-
1. T. I, p. 536 : « A man who has sons brings up chickens
for his own table, whereas danghters are chickens brought up
for the tables of other men ».
LA SENSIBILITE DE RICHARDSON. 227
tager l'admiration de Diderot pour la diversité admi-
rable des caractères de Richardson.
Mais les femmes sont plus vivantes encore. Le
romancier les avait mieux connues, plus fréquentées.
Sa propre nature était féminine. Dès son enfance, il
avait eu son auditoire de jeunes filles, à qui il contait
des histoires — et ses confidentes, à qui il faisait leurs
lettres d'amour. Plus âgé, on nous le donne pour un
être faible, tendre et bon, tout imaginatif et senti-
mental, avec une pointe de romanesque. La vue d'une
femme lui donnait de l'esprit : figurez vous, écrivait-
il sur lui-même à Lady Bradshaigh, un être « qui
s'anime beaucoup s'il a chance de voir une dame
qu'il aime et honore, et dont l'œil est toujours sur
les dames » *. Comme Jean-Jacques, il est nerveux,
impressionnable et de faible santé. Comme lui, il est
féminin. Jamais il n'osa monter sur un cheval. On lui
interdisait le vin, la viande, le poisson. Telle était, à
la fin, la surexcitation de ses nerfs qu'il était devenu
incapable, tant sa main tremblait, de porter un verre
de vin à ses lèvres et qu'il ne communiquait avec
son chef d'atelier que par écrit, pour éviter de parler
haut.
Un pareil homme, qui pleurait sur Clémentine ou
sur Clarisse comme sur des personnes de sa famille,
avait le cœur aussi tendre et aussi vulnérable que
celui d'un Cowper ou d'un Rousseau. Aussi a-t-il
écrit avec génie l'histoire de deux ou trois vies de
femmes.
La première, l'humble petite servante Paméla, est
à peine une héroïne de roman, tant elle est près de
nous. C'est une fille de paysans qui fait, de grand
appétit, ses trois repas par jour : elle est pratique et
1. Ap. W. Scott, t. II, p. 22.
228 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
de bon sens, on dirait presque de bon rapport : une
fois mariée, dit-elle à son maître, j'aiderai encore,
comme ci-devant, à votre femme de charge à préparer
« des gelées, des confitures sèches et liquides, des
marmelades et des cordiaux, à faire tout votre linge
fin et le mien ». Elle tient à lui prouver qu'en l'épou-
sant, encore que l'honneur soit grand pour elle,
cependant il ne fera pas une trop mauvaise affaire.
Elle sent très bien, d'ailleurs, les différences de
rang. Quand elle part, les domestiques pleurent et
veulent, en témoignage d'amitié, lui faire de petits
présents. Elle refuse, pour ne rien recevoir de
« domestiques inférieurs » — et cela est typique.
Elle est coquette et brûle de mettre « sa belle robe
de soie ». Mais quoi? N'y aurait-il pas vanité? Et elle
nous dit ses raisons. — Et de même, elle est peu-
reuse. Séquestrée par son maître, elle voudrait fuir;
par malheur il y a dans le pré certain taureau, qui a
blessé déjà la cuisinière. Elle ouvre donc une fois la
porte du jardin; mais elle voit le taureau, dont les
yeux étincelants la regardent fixement : « Croyez-
vous qu'il y ait des sorcières et des esprits? s'il y en
a, je crois en conscience que Mme Jewkes a gagné ce
taureau par quelque charme l ». Elle ressort au bout
de quelques instants et prend cette fois son grand
courage. « Eh bien, me voici encore revenue, effrayée
comme une folle, et obligée par mes frayeurs à
renoncer à mon entreprise. Oh! que tout me paraît
terrible ! » Et puis, outre le taureau, n'y a-t-il pas,
dit-on, les voleurs qui battent la campagne? Tout
cela est naturel et vivant, et peint la petite campa-
gnarde, niaise et sotte et peureuse.
1. Trad. de Prévost, t. I, p. 318, 319. — Cf. éd. Ballantvne,
t. I, p. 77.
LES FEMMES. 229
Paméla aime humblement, tristement, fidèlement.
Elle subit sans se plaindre mille dégoûts et mille
injures. Son maître l'insulte, et pourtant elle ne
veut pas qu'on pense mal de lui. Le vieux maître
d'hôtel, la voyant partir, devine la cause du départ :
« Vous êtes trop jolie, ma charmante demoiselle, et
peut-être aussi trop vertueuse. Ah! n'ai-je pas de-
viné? » Mais elle, fièrement : « Non, mon cher mon-
sieur Longman, ne pensez aucun mal de mon maître »,
et ce simple mot est presque héroïque '. Ce maître la
bafoue. Elle se jette à genoux et proclame devant
témoins qu'elle est « fort coupable et fort ingrate
envers le meilleur de tous les maîtres », qu'elle a été
« obstinée et insolente » et enfin qu'elle mérite d'être
chassée avec honte 2. Elle éprouve une sorte de
plaisir cruel à se ravaler aux pieds de l'homme
qu'elle aime. Malgré toutes ses persécutions, elle ne
peut le haïr, et le jour où, enfermée et outragée par
lui, elle apprend qu'il vient d'échapper à la mort, sa
joie éclate malgré elle : « En vérité, je crois que je
ne suis pas faite comme les autres filles 3 ». En effet,
elle aime comme peu de femmes ont aimé. Quand
elle se croit appréciée de son maître, il lui semble
qu'elle entend « des concerts célestes ». Elle songe
avec terreur qu'il lui faudra peut-être au jour du
jugement accuser l'homme qu'elle aime uniquement,
« le pauvre malheureux que je voudrais qu'il fût
1. Prévost, t. I, p. 88.
2. lbid., t. I, p. 150. — Ed. Ballant., I, 44 : « Wcll, sir,...
sincc it seems your greatness wants to be justified by m y
lowness,... I will say, on my bended knees (and so I kneeled
down) that I hâve been a very faulty and very ungrateful
créature to the best of maslers; I hâve been very perverse
and saucy; and hâve deserved nothing at your hands but to
be turned out of your family with shame and disgrâce ».
3. Prév., I, 381.
230 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
en mon pouvoir de sauver » : expression grave d'un
sentiment profond, plus pur mille fois que la galan-
terie d'une Marianne ou d'une Manon.
En véritable Anglaise du peuple, Paméla a la reli-
gion à la fois naïve et scrupuleuse. Il est curieux qu'on
ait reproché à Richardson cela même qui donne à son
personnage un si indéniable accent de vérité. Comme
les héroïnes de George Eliot, dont elle est comme un
prototype, comme la prédicante Dinah Morris, elle
dit, avec une aveugle confiance en Dieu : « Je puis
vivre de pain et d'eau... et être contente.... Pour de
l'eau, j'en trouverai partout, et si je ne puis gagner
du pain, je vivrai comme les oiseaux du ciel.... »
Certes, Paméla a des scrupules puérils. Mais cela
même est d'une vérité supérieure. Un jour, dans son
affliction, elle récite le psaume 137, en y faisant
quelques changements, pour l'appliquer à sa propre
situation. Ces changements l'inquiètent : n'y aurait-
il point péché là dedans *? Le trait est aussi naturel,
pour le moins, que son naïf orgueil, le jour où son
maître la fait monter, pour la première fois, dans un
carrosse. Ce qui fait le charme de ce caractère, c'est
précisément ce mélange de candeur, de naïveté, de
spontanéité, chez une petite paysanne anglaise, toute
tremblante de la peur du démon, toute hantée par
l'idée du jour du jugement.
Parfois, cette religion s'élève au sublime. Une fois,
elle s'évade du château, réussit à gagner le jardin,
escalade un mur, tombe et se blesse. Que devenir 2?
1. Prév., I, 295.
2. Traduction de Prévost, t. I, p. 365 et suiv. — Voir, sur
cette scène, Saint-Marc-Girardin, Cours de titt. dram., t. I,
p. 109-111. — Ed. Ballantyne, t. I, p. 86 : « God forgive me! but
a sad thought came just then into my head. I tremble to
think of it! Indeed my appréhensions of the usage 1 should
meet with, had like to hâve made me misérable for ever! 0
PAMELA. 231
Dieu veuille me pardonner ! Il me vint alors une affreuse
pensée dans l'esprit; je tremble encore quand j'y songe.
En vérité, l'appréhension du terrible malheur que j'avais
à craindre, me détermina presque à faire une action qui
m'aurait rendue misérable durant toute l'éternité. Oh !
mes chers parents, pardonnez à votre pauvre fille : je me
traînai du côté du vivier et dans quel dessein? J'en ai hor-
reur maintenant — dans le dessein de m'y jeter et de linir
ainsi tous mes maux en ce monde, mais hélas ! pour en
souffrir d'infiniment plus grands dans l'autre, si la grâce
de Dieu ne m'avait retenue.... Ce fut un bonheur pour
moi, comme je l'ai reconnu dans la suite, d'être faible et
blessée, car cela fut cause que je ne pus arriver si tôt au
vivier, de sorte que j'eus le temps de faire les réflexions
qui diminuèrent un peu l'impétuosité de mon désespoir.
Elle s'assied donc sur le gazon, et le démon la
tente :
Je pensai alors * (et cette pensée m'était sans doute
suggérée par le démon, car elle me plut beaucoup et fit
my dear, dear parents, forgive your poor child; but being
then quite desperate, I crept along, till I could raise myself
on my staggering feet; and away limped 1! what to do, but
to throw myself into the pond, and so put a period to ail my
griefs in the world! — But oh! to find them infinitely aggra-
vated (had I not, by the divine grâce, been withheld) in a
misérable eternityl »
1 « And then, thought I (and oh! that thought was surely
of the devil's instigation; for it was very soothing, and
powerful with me), thèse wicked wretches, who hâve now
no remorse, no pity on me, will then be moved to lament
their misdoings; and when they see the dead corpse of the
unhappy Pamela dragged out to thèse dewy banks, and lying
breathless at their feet, they will find that remorse to soften
their obdurate heart, which, now, has no place there. — And
my master, my angry master, will then forget his resent-
ments, and say, 0, this is the unhappy Pamela! that I hâve
so causelessly persecuted and destroyed! Now do I see she
preferred her honesty to her life, will he say, and is no hypo-
crite, nordeceiver; but really was the innocent créature she
pretended to be. Then, thought I, will he, perhaps, shed a few
tears over the corpse of his persecuted servant; and though
he may give out, it was love and disappointment; and that,
232 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
une forte impression sur moi) que ces méchants qui n'ont
maintenant aucun remords de leur conduite ni la moindre
compassion pour moi, seraient touchés de quelque repentir
lorsqu'ils verraient les tristes effets de leurs crimes. Oui,
dis-je, quand ils contempleront le cadavre de l'infortunée
Paméla, tiré de l'eau et couché sur ce gazon, ils sentiront
leur cœur déchiré par de cruels remords, dont ils sont
maintenant incapables; mon maitre, qui est à présent si
en colère, oubliera alors tout son ressentiment et dira :
Ah! c'est là la pauvre, la malheureuse Paméla, que j'ai si
injustement persécutée; c'est moi qui suis la cause de sa
mort. Je vois bien maintenant, dira-t-il, qu'elle préférait sa
vertu à la vie même.... Peut-être qu'alors il répandra quel-
ques larmes sur le cadavre de sa servante qu'il a tant per-
sécutée.... Il me fera enterrer honorablement et me garan-
tira de l'infamie à laquelle on expose ceux qui se défont
eux-mêmes. Tous les jeunes garçons et les jeunes filles du
voisinage, de mes chers parents, déploreront le sort de la
pauvre Paméla; mais j'espère qu'on ne me fera pas le sujet
de ballades et d'élégies, mais que pour l'amour de mon
père et de ma mère, on me laissera bientôt tomber dans
l'oubli.
Par la vivacité et la sincérité du sentiment reli-
gieux, Clarisse est une sœur de Paméla. Comme
Paméla aussi, Clarisse est profondément anglaise,
j'entends qu'elle a un fond de fermeté et de solidité
dans le jugement qui la distingue au premier abord
des héroïnes de nos romans. Elle sait ce qu'elle veut,
et pourquoi elle le veut. Elle n'a ni caprices ni lubies
de jolie femme. Elle réclame pour son sexe le droit
de faire preuve de sagesse et de ténacité, sfeadiness
perhaps (in order to hide his own guilt), for the unfortunate
Mr Williams, yet will lie be imvardly grieved, and order me
a décent funeral, and save me, or rather this part of me, from
the dreadful stake and the highway interment; and the
youngmen and maidens ail around my dear father's will pity
poor Paméla! But, o! I hope I sball not be the subject of
their ballads and élégies; but that my memory, for the sake
of my dear father and mother, may quickly slide into obli-
vion. »
CLARISSE. 233
of mind, qualité, dit-elle, que les mal intentionnés
seuls lui refusent. Elle se considère comme maîtresse
de sa vie et, si respectueuse soit-elle de ses parents,
elle entend disposer d'elle-même. Pratique avec cela,
et versée dans les questions d'argent, dont elle parle
comme un intendant, ce n'est pas elle qui oubliera
jamais que la fortune est un élément du bonheur.
Que les âmes romanesques en fassent leur deuil :
Clarisse est profondément raisonnable. Telle on la
trouve, avant l'explosion de la passion en elle, dès
les premières lettres du recueil; telle elle demeure
jusqu'à la fin. Son amie Miss Howe, la spirituelle et
sémillante Miss Howe, la trouve trop grave, over-
scrious. De fait elle n'est dupe de rien : elle démêle
d'un coup d'oeil très sûr les machinations qui se
trament autour d'elle, perce à jour les menées de
ses frères et sœurs, s'en défend de son mieux, en
fille avisée, qui est son propre avocat, et garde,
parmi toutes ces épreuves, un jugement net et par-
fois un peu âpre.
Très anglaise aussi, comme Paméla, par les pré-
jugés, elle a tout le bagage d'opinions communes à
toutes les jeunes filles bourgeoises bien élevées, et,
par-dessus tout, le sentiment vif de la respeclabillty.
Je ne sais si elle aimerait Lovelace paysan ou petit
commerçant : il est permis d'en douter. Elle sait trop
ce qu'elle se doit et elle tient trop au décorum. Elle
approuve fort le même Lovelace payant ses fermiers
pour les faire aller à l'église : iraient-ils sans cela? or
il est bon qu'ils y aillent : cela est dans l'ordre, et fait
partie d'une bonne organisation sociale. De même
elle a, sur le mariage, des idées d'un bon sens presque
désespérant : elle y veut la convenance des rangs,
des familles, des fortunes, toutes les convenances. Par
instants, elle décourage à force de calme et de pos-
234 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
session d'elle-même; on lui voudrait plus d'abandon
et de laisser aller. Mais c'est que Richardson, avec un
art admirable, a su choisir pour l'héroïne du drame le
plus passionné, non une terrible et romanesque Julie
d'Etanges, mais la fille la plus vertueuse et la plus
sévère. Combien la leçon en est plus forte, le drame
plus poignant! Et qu'importe, pourrait-on dire, que
l'héroïne soit moins femme, pourvu qu'elle reste
vraie?
Mais Clarisse reste femme. Elle est douce, bonne,
compatissante, conseillère excellente, amie fidèle.
Elle conserve au milieu de ses malheurs, une inalté-
rable affection à tous les siens, même à sa faible
mère — au point de ne pouvoir pardonner à,
Miss Howe quelques traits inoffensifs contre ses
parents. Elle veut rester, elle meurt la meilleure des
filles. Et tout son jugement ne la met pas, d'autre
part, à l'abri des surprises du cœur. Elle n'arrive pas
à croire à l'étendue de la malignité humaine. Voyez
le singulier traité qu'elle signe aux mains de Lovelace :
si ses parents s'opposaient toujours à son mariage,
elle restera fille. Grave et candide engagement! Et
elle ajoute, avec une réserve charmante, qu'il ne doit
pas prendre cette promesse pour "une faveur, mais
seulement pour une manière de dédommagement de
la peine qu'il a eue à son sujet.
Ainsi Clarisse est une création bien vivante. Même
si elle n'aimait pas, ce serait mieux qu'une poupée
de cour ou de salon. C'est la première complète
biographie féminine du roman moderne.
Mais il faut, pour comprendre entièrement les
caractères de Richardson, les replacer parmi les idées
qui les soutiennent et les font vivre. De ces idées,
quelques-unes sont caduques, quelques-unes éter-
nelles. Suivant la remarque de M. Leslie Stephen,
LES IDÉES MORALES. 235
ces hommes et ces femmes ont toutes les faiblesses
de leur siècle et de leur pays : « ils sont entravés et
déformés par les conventions de leur époque et de
la société étroite où ils s'agitent et vivent. Et malgré
tout, ils ont excité l'émotion des générations loin-
taines. »
IV
Ces idées ne pouvaient être que celles de l'écrivain
lui-même. Si grand observateur que soit un roman-
cier, si souple que soit son talent, il y a toujours une
classe de personnages qu'il peint avec prédilection,
parce qu'ils sont plus voisins de sa propre nature.
Lesage a supérieurement peint le pratique et vul-
gaire Gil Blas, Marivaux cette précieuse de Marianne,
Prévost le sensible et faible Des Grieux, comme
Balzac s'est incarné dans ses aventuriers, dans Ras-
tignac ou dans Vautrin, comme George Sand a mis le
meilleur d'elle-même en Lelia.
L'idéal de Richardson, c'est une âme noble, tendre,
accessible aux tentations — parce [qu'elle est extrê-
mement sensible, — mais profondément religieuse,
et chrétienne. Les personnages de Richardson, disait
Villemain, sont devenus une des formes de sa propre
existence. — La forme dans laquelle s'est projetée
avec prédilection son génie est le caractère de Cla-
risse Harlowe, tendre et sage, passionnée et maîtresse
d'elle-même. Et ce caractère résume, à lui seul, toute
la morale du pieux imprimeur qui fut « le plus grand
et peut-être le plus involontaire imitateur de Shakes-
peare » '.
1. Villemain, xvme siècle, leç. 27.
23 6 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Assurément Richardson moralise parce qu'il est
Anglais et que les Anglais, comme l'avait noté Tacite,
<( ne savent pas rire des vices » : depuis son origine,
le roman anglais était une école de morale et on a
pu retrouver des ancêtres de Richardson dans Lily et
dans Greene !. Mais il y a, dans cette tendance de la
race et du genre, bien des degrés, et nul n'a jamais
moralisé plus ouvertement que l'auteur de Clarisse.
Dès son enfance, il imagine des histoires, « qui toutes,
j'ose le dire, portaient avec elles une moralité 2 ».
Quand il prend la plume, c'est pour « inspirer aux
jeunes gens le goût de lectures différentes de nos pom-
peux et enphatiques romans » et « servir la cause de la
religion et de la vertu ». Manifestement, il est plus
moraliste que romancier. « Certes, Monsieur, disait
Johnson à Erskine — qui lui objectait la longueur des
romans du maître, — si vous lisiez Richardson pour
l'histoire, vous perdriez patience au point de vous
pendre. Mais il faut le lire pour le sentiment, et
regarder l'histoire comme un motif pour le senti-
ment3. » Or « le sentiment » est ici surtout le senti-
ment moral. Cela est si vrai que l'auteur avait ajouté
à son propre exemplaire de Clarisse Harlowe un
index alphabétique des pensées et développements
de morale répandus dans l'ouvrage, et il y avait
apporté un si grand soin qu'on y voyait figurer
même les pensées les plus indifférentes 4, comme
« on ne change pas aisément ses habitudes » ou
« c'est à la société qu'ils fréquentent qu'on connaît
les hommes ». Johnson l'encourageait dans ce travail,
estimant que ce roman « n'est pas une œuvre faite
1. Cf. J. Jusserand, Le )'oman anglais au temps de Shakes-
peare.
2. Life, ap. W. Scott.
3. Boswell's Life of Johnson.
4. Disraeli, Curiosities of literature, 1889, p. 200.
LES IDÉES MORALES . 237
pour être lue hâtivement, puis mise de côté pour
toujours », mais qu'elle serait « consultée à l'occasion
par les personnes affairées, âgées ou studieuses1 ».
Richardson a pris soin d'ailleurs, dans le Postscri-
ptum de Clarisse, de s'expliquer aussi nettement que
possible sur ce sujet :
On verra, dit il, que l'auteur avait en vue un grand
objet. Il a vécu pour voir le scepticisme et l'incrédulité
ouvertement professés; il a vu la presse même faire ses
efforts pour les propager. Il a vu les grandes doctrines de
la Bible mises en doute, les idées de sacrifice et de morti-
fication rayées du catalogue des vertus chrétiennes, et un
goût, qui va jusqu'au libertinage, pour les plaisirs du
dehors et pour le luxe — à l'exclusion de la vertu domes-
tique aussi bien que publique — activement développé
dans tous les rangs et à tous les degrés chez le peuple.
Dans cette dépravation générale... l'auteur imagina que si,
dans une époque livrée au divertissement et au plaisir, il
pouvait se glisser subrepticement, et examiner les grandes
doctrines du christianisme sous le masque tout mondain
d'un amusement, il serait à même d'arriver à ses fins '-.
Dans la pensée de l'auteur, son roman est une
apologie « amusante » de la religion.
A vrai dire, de cette démonstration, « l'amuse-
ment » est souvent absent. L'auteur est un terrible
diseur de lieux communs. 11 est homme à prouver
par vingt bonnes raisons, que « la vertu la plus
immaculée n'est pas à l'abri, si elle rencontre un
homme qui n'a pas souci de son propre honneur »,
ou encore qu' « un homme de bons principes, dont
1. Il parut en efTet un recueil intitulé : A collection of the
moral and instructive Sentiments, Maxims, Cautions and Be/lec-
tions contained in the Historiés of Pamela, Clarissa and Sir
Charles Grandison, 1755, in-12.
2. Ed. Bail., t. Il, p. 778-779 : « Steal in, as may be said, and
investigate the great doctrines of Ghristianity under the
fashionable guise of an amusement. »
238 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
l'amour est fondé sur la raison et s'adresse plus à
l'esprit qu'au corps, doit faire le bonheur d'une
femme honnête ». Il est, de plus, moraliste d'esprit
étroit et mesquin; il croit comme à autant de
dogmes, aux plus tyranniques conventions sociales;
il unit d'un lien vraiment trop rigoureux la vertu e*
le protestantisme anglican; il est pharisien et utili-
taire. La vertu devient ici une sorte de placement à
intérêts composés, et les bénéficiaires se félicitent
un peu trop de l'excellence de leur combinaison.
« Que ces romans, écrivait Jeffrey, aient la préten-
tion d'être tous strictement moraux, c'est ce qui est
incontestable; mais il n'est pas aussi évident qu'on
s'accorde à les trouver tels *. » Coleridge ne pouvait
souffrir le cant de Richardson et lui préférait haute-
ment la morale plus simple et plus saine de Fielding 2.
Walter Scott signale dans Paméla « cette veine de
froid calcul à laquelle nous sommes presque obligés
de refuser le nom de vertu ». Dans la patrie même
de Richardson, il a paru parfois moins moral que
prédicant.
Mais, si on peut discuter telle ou telle de ses idées,
il n'en reste pas moins vrai qu'un profond sentiment
moral anime ces gros volumes. S'ils ont passionné à
ce point le siècle, c'est que le siècle y trouvait une
chose nouvelle alors dans le roman, la prétention,
hautement affichée, de porter dans un cadre fictif les
plus graves problèmes. Le plaisir que Clarisse Harloice
a procuré aux lecteurs, c'est de sentir renaître en eux
les sources, qu'on pouvait croire taries, de l'émotion
morale. Les maîtres de l'auteur, c'est un Berkeley,
c'est un Bunyan3. Mais la prédication des philosophes
1. Edinburgh Review, t. V, p. 43-44.
2. Literary Remains.
3. J. Jusserand, Le roman anglais, p. 68.
LE ROMAN D ANALYSE. 239
et des sermonnaires ne va qu'aux convertis. Richard-
son fut l'homme qui fit connaître aux mondains la
volupté d'être ou de se croire bons. Sur ces œuvres
lentes et paresseuses, pareilles à quelque cours d'eau
nonchalant, plane une sorte de calme bienfaisant.
Voici des hommes gâtés par l'abus des sensations
vives, plaisirs, curiosités, dégoûts de la vie du
monde; dans le torrent de ces menues impressions,
leur personnalité s'est amoindrie au point de dispa-
raître : ils ne sont plus que des échos de leur entou-
rage fiévreux, incapables de résonner par eux-mêmes.
A ces lecteurs inquiets, Richardson rend le goût de la
vie intérieure, l'illusion qu'ils peuvent se rendre et
se croire utiles, la ferme assise de la pensée et de
l'activité journalières. — La lecture de Paméla ou de
Clarisse est une leçon d'hygiène.
Lui reprocher l'abus de la morale, c'est donc se
méprendre sur la nature de son génie. Otez la morale
de la Nouvelle Héloïse, que reste-t-il? Peu de chose.
Il en est de même de Clarisse. L'inspiration morale a
fait la grande nouveauté de l'œuvre et en a assuré
l'influence.
Elle a, de plus, transformé le genre. Ce que le
roman devient, entre les mains de Richardson, c'est
un merveilleux instrument d'analyse de l'âme. « Le
roman d'analyse, a écrit Vigny, est né de la confes-
sion. C'est le christianisme qui en a donné l'idée,
par l'habitude de la confidence l. » On pourrait dire,
en reprenant le mot de Vigny, que c'est peut-être
l'absence de la confession dans le protestantisme
qui a donné naissance au roman d'analyse morale.
Richardson, qui fut une manière de directeur laïque
de consciences, « un confesseur protestant », comme
1. Journal d'un poète, p. 192.
240 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
rappelle un critique anglais l, a peut-être dû son
succès à l'effacement du prêtre dans la société an-
glaise du xvme siècle. Quoi qu'il en soit, c'est bien
ici un genre tout chrétien et, par suite, tout moderne.
Le roman moral, inconnu de l'antiquité, est l'expres-
sion la plus achevée de notre société. Il en reflète
l'inquiétude, le trouble maladif, le sourd malaise. La
casuistique chrétienne, cette « histoire naturelle de
l'âme » 2, est une incomparable maîtresse de philoso-
phie pratique. La faire entrer dans le roman, c'était
ouvrir au genre tout un domaine nouveau.
Or personne n'a, plus que Richardson, pratiqué la
casuistique. Il songeait, étant jeune, à se faire théo-
logien. A défaut d'une chaire, il a prêché dans ses
romans. « C'est lui, disait justement Diderot, qui
porte le flambeau au fond de la caverne; c'est lui
qui apprend à discerner les motifs subtils et déshon-
nêtes qui se cachent ou se dérobent sous d'autres
motifs qui sont honnêtes et qui se hâtent de se mon-
trer les premiers. » Personne n'est plus soucieux
des cas de conscience. Pour la première fois, mille
menus problèmes delà vie morale, considérés jusque-
là comme indignes de la haute littérature ou abordés
seulement par les moralistes de profession, comme
un Addison ou un Steele, sont traités sérieusement et
longuement. — Comment une fille vertueuse se com-
portera-t-elle avec une mère grondeuse et maussade?
Comment se consolera-t-elle des petits ridicules de
son fiancé, de le voir mal chaussé ou de lui trouver
une cravate mal mise? Comment le fiancé se com-
portera-t-il avec sa fiancée? Comment saura-t-il, tout
en restant aimable, garder la dignité virile ? Miss
1. Leslie Stephen, loc. cit.
2. Taine, litt. angl., t. IV, p. 103.
LA DIALECTIQUE. 241
Howe demande à son amie une consultation sur ce
sujet : Quelle importance une femme doit-elle atta-
cher à la beauté physique d'un homme? Clarisse
répond par une dissertation en règle, et envisage
la question : 1° en général et 2° en particulier. Elle
examine le rôle de l'amour dans la vie : 1° quant à
nos devoirs relatifs; 2° quanta nos devoirs sociaux;
3° quant à nos devoirs supérieurs et au point de vue
divin. Elle numérote ses arguments, souligne les
points essentiels, distingue des points de vue nou-
veaux dans ceux qu'elle a distingués déjà *. Elle se
demande si elle aime Lovelace et finit par lui accorder
« une façon d'amour conditionnel ». Son journal lui
est un procédé pour fixer, compléter ou modifier ses
propres résolutions et pour « traiter avec elle-
même » 2. Ainsi procèdent les casuistes, décou-
pant chaque idée en tranches menues, voire en fils
imperceptibles.
La dialectique morale est ici à chaque page. L'ami,
demande miss Howe, est-il tenu de tirer son ami
d'un embarras, au risque de tomber lui-même dans
un embarras égal ou supérieur? Problème délicat, et
qui vaut toute une lettre. — Faut-il se marier par
intérêt ou par amour? Il y a, là-dessus, la matière
d'un volume dans les lettres de Clarisse. — Faut-il
se marier contre son inclination et suivre la volonté
de ses parents? En d'autres termes, Clarisse est-elle
tenue d'épouser Solmes? Ne croyez pas que cette
seule perspective la jette dans le désespoir, comme
1. Cf. t. 1, p. 512 et suiv.
2. « When I set down what I will do, or what I hâve done, on
this or thaï occasion : the resolution or action is before me,
either to be adhered to, withdrawn, or amended, and I hâve
entered into compact with myself, as I may say; having given
it under m y own hand to improve, rather than to go backward,
as I live longer. » (T. II, p. 82.)
16
242 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
une vulgaire héroïne de comédie. Elle pèse ses rai-
sons. En refusant Solmes, elle fera beaucoup souf-
frir sa mère : est-ce là une faute? Si oui, quelle
excuse? En voici une peut-être : de quelque manière
que ce débat se termine, les chagrins de sa mère ne
^peuvent durer longtemps : car le jour où elle aura
épousé Lovelace, sa mère se consolera; au con-
traire, si elle épouse un homme qu'elle hait, Cla-
risse sera éternellement malheureuse. Il faut donc
préférer un chagrin temporaire de sa mère à un
chagrin éternel de Clarisse. On ne pèse pas plus
ingénieusement les devoirs, dans une balance plus
sensible.
Parfois le procédé touche à la manie. Paméla
restera- t-elle, ou non, chez son maître? Elle fait un
bilan de ses raisons. Raisons pour : la grâce divine
la soutiendra, un heureux avenir sera assuré à ses
parents, etc. Raisons contre : son inexpérience, son
innocence menacée, etc. Richardson établit ce bilan,
comme il constatait, sur ses livres, le doit et l'avoir
de son atelier d'imprimeur, avec une méthode con-
sommée.
Mais par là aussi il rapproche de nous ses person-
nages. Il les humanise en quelque sorte et les anime.
Les héros de tragédie luttent pour l'honneur contre
l'amour, ou pour la gloire contre l'infamie. Ces
motifs sont très nobles, assurément, mais un peu
abstraits. Ils nous touchent moins, parce qu'ils se
présentent dépouillés du cortège de circonstances
précises et parfois mesquines qui les accompagnent
dans la vie. Richardson ne sait ce que c'est que
« l'amour » ou « l'honneur ». Il voit tel cas particu-
lier, le décrit, le retourne en tous les sens, le pèse
deux ou trois fois, et conclut enfin — quitte à recom-
mencer pour le suivant. C'est la méthode des direc-
LA SENSIBILITÉ. 243
teurs de conscience ou des sermonnaires '. Il fallait la
taire entrer dans le roman, et, pour cela, avoir le
goût passionné des questions morales.
Si enfin, à cette vue si nette du monde extérieur,
à cet art d'évoquer les caractères, à cette richesse et
à cette plénitude de l'observation morale, on ajoute
une extrême sensibilité et un don particulier de se
passionner pour ses propres créations, on aura fait le
tour — ou peu s'en faut — du génie de Richardson.
Cette sensibilité était extrême et même, dans ce
siècle larmoyant, paraît sincère. Aussi a-t-il fait
pleurer tout son siècle. Quand je lis Clarisse, lui écri-
vait miss Fielding, « je suis toute sensations; mon
coeur brûle ». Une autre correspondante, après avoir
essayé de lui peindre son émotion, y renonce et pose
la plume : « Excusez-moi, mon bon monsieur Ri-
chardson, je ne puis continuer; c'est votre faute,
l'émotion est trop forte pour moi ». Libre à un des
successeurs de Richardson dans le roman anglais de
railler doucement les adoratrices qui « encensaient
le maître avec une théière », baisaient les pantoufles
qu'elles lui brodaient, ou croyaient voir « un halo
de vertu » autour de son bonnet de nuit 2. La sensi-
bilité du xvme siècle a pris les formes les plus risi-
1. M. Brunetière {le Roman naturaliste, p. 292) veut que
Richardson se soit beaucoup inspiré de Bourdaloue. Il est hors
de doute du moins que les œuvres du sermonnaire français
étaient très populaires en Angleterre. Burnet disait à Voltaire
que Bourdaloue « avait réformé les prédicateurs d'Angleterre
comme ceux de France ». (Cf. Lettre au duc de la Vallière.)
2. Voir le roman de Thackeray : The Virginians, t. I.
•
244 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
bles : s'ensuit-il qu'un Richardson ou un Rousseau ne
fussent pas sincères?
Richardson est sensible et il est — il faut le dire
— sensuel. On note dans Pamela une liberté singu-
lière à toucher certains sujets délicats. Paméla reçoit
en présent de son maître une paire de bas; elle
rougit : « Ne rougis pas, Paméla, penses-tu que je ne
sache pas que les jolies filles portent des souliers et
des bas? » Des amabilités de ce genre ne sont pas
rares. Sur les tentatives auxquelles une jeune fille de
quinze ans est exposée de la part de son maître, on
peut trouver que fauteur insiste longuement. Cer-
tains détails sont repoussants. D'autres traits éton-
nent. Paméla sait trop bien que la tristesse suit géné-
ralement la volupté : « On lit dans l'Écriture qu'après
qu'Ammon eut abusé de Thamar, il la hait plus qu'il
ne l'avait aimée auparavant i ».... De longues scènes
de Clarisse se passent dans une maison publique, et ne
sont rien moins que chastes. Faut-il accuser le siècle?
ou ne serait-ce pas que la sensibilité de Richardson,
comme celle de Jean-Jacques, confine à la sensualité?
A coup sûr, on ne lit pas impunément des œuvres
qui font si constamment et si puissamment appel
aux émotions fortes. La mélancolie de Richardson,
cette « mélancolie qui plaît et qui dure », comme
disait Diderot, a je ne sais quoi de maladif et de
sensuel. Elle est trop manifestement une complai-
sance dans un état morbide de dépression physique.
Ces romans écrits pour des femmes, sur des femmes
et par un écrivain tout féminin, ont largement pré-
paré la voie à cette « lacrimosité vague » de Hervey,
d'Ossian ou de Rousseau. Il faut, dans l'histoire de la
« mélancolie », faire la place grande à Richardson s.
1. T. I, p. 35.
2. Voir à ce sujet Leslie Stephen (llistory ofEnglish thought.
LA MÉLANCOLIE. 245
11 a mis à la mode la mollesse de l'âme, la tendresse
intérieure, le goût des émotions tristes et douces.
Tous ses lecteurs se sont attendris avec Lovelace sur
l'image évanouie de Clarisse; tous ont redit avec lui :
J'ai traversé sa chambre en songeant, et en prenant
chaque objet qu'elle avait touché ou qui lui servait : son
miroir, j'ai failli le briser parce qu'il ne me donnait pas
l'image accoutumée de celle dont la pensée m'est à tout
jamais présente. Je l'appelle dans les termes, tantôt les
plus indulgents, tantôt les plus amers, comme si elle
m'entendait : comme elle me manque ! c'est mon âme
même qui me manque; du moins, c'est tout ce qu'elle
aime. Quel vide dans mon cœur ! mon sang est glacé,
comme si la circulation s'arrêtait en moi. De sa chambre
à la mienne, à la salle à manger, partout où j'ai vu la
bien-aimée de mon cœur, et ailleurs encore, je cours; je
ne puis m'airêter nulle part; partout son image charmante,
en quelque attitude pleine de vie, vole vers moi l....
Cette tristesse délicieuse de la passion, Rousseau
et Gœthe lui donneront un accent plus lyrique ; mais
elle est déjà dans Richardson. Comme eux, il s'atten-
drit sans fin sur l'amour, parce que, pour lui comme
pour eux, l'amour est un besoin irrésistible de l'âme.
Avec tout son cortège de troubles, d'inquiétudes et
t. Il), qui a nettement indiqué le rôle du roman dans le déve-
loppement de la mélancolie.
1. Ed. Ballant., t. I, p. 266 : « I hâve been traversing her
room, meditating, or taking up every thing she but touched
or used : the glass she dressed at, I was ready to break, for
not giving me the personal image it was wont to rellect of
lier, whose idea is for ever présent with me. 1 call for her,
now in the tenderesl, now in the most reproachful terms, as
if within hearing; wanting her, I want my own soûl, at least
every thing dear to it. What a void in my heart! what a chil-
ness in my blood, as if its circulation were arrested! From
her room to my own; in the dining-room, and in and out of
every place where I hâve seen the beloved of my heart, do I
hurry; in none can I tarry; her lovely image in every one, in
some lively attitude, rushing cruelly upon me.... »
246 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
de tristesses, il est la plus haute et la plus profonde
manifestation de notre être intime. De cela, le pieux
romancier ne doute pas. Carlyle soutenait un jour
que l'amour n'occupe, dans l'existence de la plupart
des hommes, qu'une place infime. Il occupe, dans
les romans de Richardson, non pas une place impor-
tante, mais toute la place. Il est la question morale
et la question sociale par excellence. Et il ne s'agit
plus ici de la galanterie qui faisait le fond de nos
romans du xvne siècle et de notre comédie, mais
bien de cet amour « tragique et terrible » où il y va
de la vie même. Il faut noter que, dans les romans
de Marivaux, de Lesage, de Prévost, l'amour, quelque
importance qu'ils lui accordent, n'est encore qu'un
accident ou qu'un moyen de faire son chemin. Nulle
part — même dans Manon Lescaut — il ne s'élève à
la dignité d'un devoir social. Avec Richardson, il
envahit tout l'homme et absorbe tout l'intérêt. « Il
manque à nos sentiments, disait jadis Saint-Évre-
mond, quelque chose d'assez profond; les passions à
demi touchées n'excitent dans nos âmes que des
mouvements imparfaits qui ne savent ni les laisser
dans leur assiette, ni les enlever hors d'elles-
mêmes *. » Ce quelque chose « d'assez profond » qui
manquait aux passions, Richardon l'a exprimé avec
génie, parce qu'il a conçu l'amour, non pas comme
un accident ou comme une bonne fortune, mais
comme le plus essentiel devoir de l'homme.
L'amour, et l'amour passionné, est le nœud de
tous ses romans. Paméla aime son maître indigne,
Clarisse aime ce monstre de Lovelace, Henriette
Byron ou Clémentine se meurent d'amour pour Gran-
dison, et toutes paient leur passion de mille épreuves.
I. De la tragédie.
LA PASSION. 247
Paméla est injuriée, emprisonnée, abreuvée d'ou-
trages; Clarisse meurt; Clémentine devient folle.
Dira-t-on que la passion n'est pas tragique? Quel
objet d'études que cette lente agonie d'un cœur! Et
comment s'étonner que Richardson y ait consacré
tant d'efforts? « Clarisse, écrivait Alfred de Vigny, est
un ouvrage de stratégie. Vingt-quatre volumes
employés à décrire le siège d'un cœur et sa prise :
c'est digne de Vauban '. » Un pareil tour de force
n'est possible qu'à un homme très convaincu que si
l'amour est la source des plus grands malheurs de
l'homme, il fait aussi, à lui seul, toute sa dignité.
Mais, si cet homme est Anglais et protestant, il
faut encore que, de ces aventures du cœur, un ensei-
gnement se dégage. Il faut concilier ces deux objets,
émouvoir le lecteur et l'instruire, être à la fois très
passionné et très moral, très pathéthique et très édi-
fiant. Et dès lors un seul sujet est possible : l'amour
contrarié et luttant, soit contre des obstacles exté-
rieurs,'soit contre lui-même. Telle est en effet l'unique
histoire que Richardson ait contée, et, de cette fatalité,
ce sont toujours des femmes qui sont victimes. Toutes
quatre — Paméla, Clarisse, Clémentine, Henriette —
ou toutes six — en y joignant miss Jervins et Olivia
— elles luttent contre leur passion ou contre leur
devoir. L'une immole son bonheur à son innocence;
l'autre, à ses devoirs de fille; une troisième, à sa reli-
gion; Henriette même, la moins éprouvée, quand elle
s'aperçoit que Grandison aime Clémentine, se sacrifie
héroïquement à son heureuse rivale.
Or personne n'a jamais peint comme Richardson
ces combats intimes. Qui donc avant lui avait songé
à mettre en conflit, dans le cœur d'une femme,
1. A. de Vigny, Journal d'un poète, année 1833.
248 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
l'amour et la religion 1? Quelle héroïne de roman ou
de tragédie avait refusé, comme Clémentine, de se
donner à l'homme qu'elle aime plutôt que de renoncer
à sa foi? ou plutôt quel romancier avait osé trans-
porter un pareil sujet dans la société contemporaine,
— avec des personnages de 1750, protestants ou
catholiques? Le combat est pathétique dans l'àme de
Clémentine quand elle apprend que Grandison refuse
de se convertir. La noble fille n'a qu'un mot à dire
pour être heureuse : elle n'a même pas à sacrifier sa
foi; mais ce mot entamerait la dignité de son amour.
Elle ne le dira donc pas; et c'est alors qu'elle adresse
à Grandison cette admirable lettre 2 :
i. Il faut rappeler cependant ici les fameuses Lettres d'une
religieuse portugaise, qu'il a peut-être connues.
2. Traduction de Prévost, t. III, p. 247 et suiv. — Ed. Bal-
lantyne, t. 111, p. oOS : ■ 0 thou whom my heart best lovelh,
forgive me! — Forgive me, said I, for what"? — For acting. if
I am enabled to act, greatly? The example is from thee. who,
in my eyes, art the greatest of human créatures. M y duty
calls upon me one way: my heart resisls my duty, and tempts
me not to perform it. Do thou. o God, support me in the
arduous struggle! Let it not, as once before, overthrow my
reason.... My tutor, my brother, my friend! O most beloved
and best of men! Seek me not in marriage! I am unworthy of
thee. Thy soûl was ever most dear to Clementina! whenever I
meditated the gracefulness of thy person, 1 restrained my eye,
I checked my fancy : and how? Why, by meditating the
superior grâces of thy mind. And is not that souL Ihought I,
to be saved? Dear, obstinate, and perverse! And shall I bind
my soûl to a soûl allied to perdition? That so dearly loves
that soûl, as hardly to wish to be separated from it in its
future lot. — O thou most amiable ofmen! How can I be sure,
that, if I were thine, thou would'st not draw me after thee,
by love, by sweetness of manners, by condescending goodness?
I, who once thought a heretic the worst of beings, bave been
already led, by the amiableness of thy piety, by the univer-
sality of Ihycharity to ail thy fellow -créatures, to thinkmore
favourably of ail heretics, for thy sake ? Of what force would
be the admonitions of the most pious confessor, were thy con-
descending goodness, and sweet persuasion, to be excrted to
melt a heart wholly thine?.. O most amiable of men! — O
LA CONCEPTION DE L AMOUR. 249
Oh! vous qui êtes ce qu'il y a de plus cher à mon cœur,
pardon mille fois... de quoi dirai-je? est-ce du dessein que
j'ai de faire une grande action, si j'en ai la force? L'exemple
me vient de vous, qui êtes à mes yeux le plus grand des
hommes. Mon devoir parle d'un côté; mon cœur y résiste
et me tente d'une faiblesse. C'est toi, Dieu puissant ! que je
prie de me soutenir dans ce grand combat.... Mon précep-
teur! mon frère! mon ami! ô le plus cher et le meilleur
des hommes, ne pense plus à moi. Je suis indigne de toi.
Ces! ton âme qui a charmé Clémentine. Lorsque j'ai
remarqué les grâces de ta ligure, j'ai retenu mes yeux, j'ai
mis un frein à mon imagination; et comment? en tournant
mes réflexions sur les grâces supérieures de ton âme.
« Mais cette âme, ai-je dit, n'est-elle pas faite pour une
autre vie? L'obstination, la perversité de celte âme si
chère, permet-elle à la mienne de se lier à elle? L'aimerai-
je jusqu'à souhaiter à peine d'être séparée d'elle dans son
sort futur? » O le plus aimable de tous les hommes, com-
ment puis-je m'assurer que, si j'étais à toi, la force de
l'amour, la douceur des manières, les complaisances de la
bonté ne m'entrainassent pas après toi? Moi qui regardais
autrefois un hérétique comme le pire de tous les êtres, je
me sens déjà changée, par une séduction irrésistible, jus-
qu'à prendre, en ta faveur, une meilleure opinion de ce
que j'ai détesté. De quelle force seraient les avis du plus
pieux directeur lorsque tes caresses et tes douces persua-
sions s'emploiraient à pervertir un cœur tout à toi?... O
le plus aimable des hommes, ô toi que mon âme adore,
ne cherche point à me perdre par ton amour. Si je me
donnais à toi, un devoir trop cher me ferait oublier ce que
je dois à Dieu....
L'amour qui inspire une pareille lettre est un sen-
timent sublime. Il grandit par le voisinage du senti-
ment religieux qui s'y mêle et le transforme. De là,
dans la passion, des nuances nouvelles, des délica-
tesses non soupçonnées. Notez, au surplus, que
toutes ces héroïnes aiment jusqu'à s'oublier elles-
thou whom m y soûl loveth, seek not lo entangle me by thy
love! Were I to be thine, my dut y to Itaee ^ould mislead me
from that I owe to mv God »
250 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
mêmes et jusqu'à s'abaisser volontairement devant
l'homme aimé. A la différence de la froide Astrée ou
de la fière Alcidiane, elles sont vaincues d'avance,
humbles et soumises, tendres et modestes. « 0 ma
chère, s'écrie humblement Henriette Byron, quelle
princesse l'amour déclaré d'un tel homme a fait de
moi! » Semblables à l'Eve de Milton, elles n'ont garde
— quoi qu'en dise la spirituelle miss Howe — de se
croire les égales de leur maître. Mais cela même rend
la lutte plus touchante. Si elles résistent à l'amour
avec cet acharnement admirable, c'est qu'elles ont,
elles aussi, une âme, dont elles doivent compte à
Dieu. Leur dignité leur vient de leur foi : jamais,
dans le roman, le sentiment religieux n'avait triom-
phé de façon plus éclatante que dans ces cœurs
ravagés par l'amour et torturés par lui jusqu'à la
folie ou jusqu'à la mort. Nul pathétique ne vaut le
tableau de ces déchirements intérieurs, et il n'y a rien
de supérieur, en aucune langue, au dernier volume
de Clarisse Harlowe. Essayons de supposer un instant
— comme le demandaient les lecteurs de Richardson
— un dénouement heureux : toute la moralité de
l'œuvre disparaît, avec tout ce qui en fait la beauté
rare. Il faut que Clarisse meure, victime de son
devoir. Il faut que Lovelace aime Clarisse; mais il
faut qu'il soit victime, lui, de ses fautes passées, dont
le souvenir se dresse entre elle et lui. Il faut qu'il
soit devenu incapable de l'aimer comme elle doit
être aimée. Il faut que, jamais plus, il ne puisse être
le mari de celle qu'il a traitée comme une maîtresse.
Et il faut enfin qu'elle lui pardonne, comme elle par-
donne à ses parents, et qu'elle meure pour avoir obéi
à sa conscience. Nul autre dénouement n'est pos-
sible.
Il n'importe que Clarisse soit prude, bigote, ou
LE DON DU PATHÉTIQUE. 251
pédante. Peu à peu, à mesure que le dénouement
approche, les ridicules s'effacent ou s'atténuent. De
même que dans la vie, devant un lit de mort, s'éva-
nouissent les souvenirs profanes et qu'au-dessus des
réalités mesquines ou triviales l'image de ceux qui
partent nous apparaît plus pure et déjà moins
humaine, de même, en présence de Clarisse mou-
rante, ce n'est plus à l'humble petite dévote, à la
provinciale prétentieuse, à la verbeuse et fastidieuse
correspondante des premiers chapitres que nous
songeons , mais uniquement à celle qui meurt
pour être restée, au milieu des plus terribles
épreuves, maîtresse de sa conscience et de son âme.
Lentement préparée par une foule d'événements
accumulés, l'émotion se dégage plus encore de la
multiplicité des impressions douloureuses que d'un
choc violent et subit. Nous sommes profondément,
non brusquement remués.
« Qu'il est heureux pour moi, dit Clarisse sur son
lit de mort, d'avoir senti l'affliction en cette vie! »
Toute la morale de l'œuvre est dans cette glorification
de la douleur purificatrice, et c'était là une grande
nouveauté. Aucun roman n'avait porté encore avec
lui un pareil enseignement. Aucun n'avait remué, à
de si grandes profondeurs, de si graves problèmes.
Aucun n'avait, dans un drame si touchant, mis une
leçon si haute. Aujourd'hui encore, quoiqu'on le lise
peu, le dernier volume de Clarisse garde toute sa
beauté. « Je fais amende honorable à ce vieux libraire
de Richardson, écrivait un jour Doudan surpris; tout
ce dénouement est bien beau et très pathétique. »
Tout homme qui relira sans prévention ces pages
admirables pensera comme Doudan.
252 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
VI
Tout cela était neuf et — paraissait tel.
On n'avait pas fait encore du roman un genre
capable de porter des idées. Ni Le Sage avec sa philo-
sophie de courte allure et son optimisme facile, ni
Prévost, avec sa conception purement romanesque de
la vie, ni Marivaux même, esprit charmant mais trop
aimable, n'y avaient qu'imparfaitement réussi. Seul,
un court chef-d'œuvre, la Princesse de Clèves, pouvait
être comparé, pour la portée morale, aux romans
anglais.
Pour faire du roman un genre sérieux, il fallait
d'abord en renouveler la forme, en écarter le dra-
matique facile, l'héroïque et le galant. Richardson
l'a tenté, sans y arriver complètement : il reste du
romanesque dans son œuvre; mais, au regard de ses
précurseurs, il en reste peu. Du moins a-t-il réduit le
récit à peu d'événements, et à des événements sim-
ples. Il a écrit de gros livres sur de petits faits.
Il fallait ensuite choisir des personnages nou-
veaux. Richardson les prend dans la bourgeoisie ou
dans la petite noblesse, tant parce que ce monde lui
était plus familier que parce qu'il avait chance d'y
trouver plus d'àmes vraiment âmes, c'est-à-dire
capables de rentrer en elles-mêmes et d'y vivre d'une
vie intérieure féconde. Il fallait les montrer s'analy-
sant, et c'est pourquoi il a choisi la forme du roman
par lettres : forme imparfaite encore entre ses mains,
mais capable de porter ce que l'auteur voulait y
mettre, l'étude des tragédies bourgeoises de l'âme.
Il fallait se dégager de toute préoccupation trop
littéraire qui eût entravé l'observation et nui à
l'effet moral. L'œuvre du fils de menuisier, de l'im-
GRANDEUR DE L'ŒUVRE. 253
primeur ignorant et pédant, supérieure dans le fond,
reste médiocre dans la forme.
Il fallait peindre la vie dans le détail le plus
infime, avec une patience de naturaliste que tout
intéresse et passionne. Il l'a tenté, et il y a réussi
jusqu'à l'ennui souvent, mais aussi jusqu'à donner
des tableaux exacts et complets, qui font de lai le
plus grand réaliste de son temps.
Il fallait être, plus encore qu'observateur pers-
picace, foncièrement moraliste, c'est-à-dire joindre
au goût des questions de morale de graves con-
victions religieuses : condition essentielle et rare-
ment réalisée chez les gens de lettres du siècle. —
Richardson, comme Rousseau de son temps, comme
Tolstoï du nôtre, a eu pour lui cette grande force
d'être un croyant.
Il fallait enfin, à tous ces dons, joindre le don de
l'émotion, une extrême sensibilité, beaucoup de ten-
dresse, un goût tout féminin des larmes, et sur-
tout ce talent d'animer ses créations qui a fait de
lui, comme disait Villemain, « le plus grand et peut-
être le plus involontaire imitateur de Shakespeare ».
De tout cela est sortie une œuvre indigeste, pédan-
tesque et inégale, mais aussi profondément ori-
ginale, très anglaise, quoique très humaine, et, à
coup sûr, si l'on se rapporte à l'époque, très neuve.
Même à distance, elle reste puissante et suffit à
expliquer — sinon à justifier de tout point — le mot
de Johnson, quand il disait à Boswell, avec son gros
bon sens, que « les romans français pouvaient être
de jolis colifichets, mais qu'un roitelet n'était pas
un aigle » *.
1. Life of Johnson, éd. Napier, t. 1, p. 516.
CHAPITRE V
JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET LE ROMAN ANGLAIS
I. Succès du roman anglais en France. — Tout le monde,
autour de Rousseau, lit Richardson et l'imite. — Qu'il y a
une querelle du roman anglais : ÏÉloge de Richa?*dson de
Diderot. — Opposition de Voltaire. — Influence de Richard-
son sur le roman français.
II. Admiration de Rousseau pour lui. — Qu'il l'avait sous les
yeux en écrivant VHéloïse. — Que le parallèle de VHéloïse et
de Clarisse fut un lieu commun de la critique du xvme siècle,
et pourquoi.
III. Analogies dans le plan des deux œuvres, — dans les per-
sonnages, — dans la forme épistolaire, — dans le souci de
la réalité bourgeoise.
IV. Analogies de religion entre les deux écrivains. — Com-
ment Rousseau, à l'exemple de Richardson, transforme et
élève le roman.
V. En quoi il dépasse son modèle : sentiment de la nature,
conception de l'amour, mélancolie. — Que le succès de
VHéloïse n'a fait que grandir Clarisse Harlowe. — Richardson
et les romantiques.
On a dit justement que Clarisse Harlowe est à la
Nouvelle Héloïse ce que le roman de Rousseau est à
Werther » : les trois œuvres se tiennent d'un lien indis-
soluble, parce qu'elles s'engendrent l'une l'autre.
Mais tandis qu'on lit encore Werther et YHéloise, on
ne lit plus guère Clarisse, et c'est pourquoi sans
doute, si personne ne songe à contester la dette de
t. Marc Monnier, Rousseau et les étrangers (dans Jean-Jacques
Rousseau jugé par les Genevois d'aujourd'hui).
« PAMELA » EN FRANCE. 255
Goethe envers Rousseau, nous apercevons moins
aisément aujourd'hui l'étendue de celle de Rousseau
envers Richardson, qui est cependant considérable.
Il faut, pour s'en rendre compte, rappeler quelle
avait été, depuis leur première apparition en
France, l'incomparable fortune de Paméla, de Cla-
risse, de Grandison. C'est tout un chapitre de notre
histoire littéraire, et des plus curieux, que le récit
de cette querelle du roman anglais qui passionna
l'opinion presque au même degré que la querelle
autour de Shakespeare, et dont le dernier épisode
fut une éclatante glorification de Richardson, pro-
clamé le modèle et souvent même le maître de
Jean-Jacques.
Paméla avait réussi d'abord parce que ce roman
avait paru moral et vrai. « Une jeune Anglaise, sans
naissance et sans biens, offrit un exemple capable de
décrier les comtesses et les marquises de nos plus
célèbres romanciers l. » Desfontaines, champion
attitré des nouveautés anglaises, mit hardiment en
relief la nouveauté de Paméla : ce livre, proclamait-
il, sortait du « chemin battu », parce qu'il réhabilitait
les femmes, outragées dans tant de livres à la mode
— Crébillon fils venait de publier, en 1736, les Éga-
rements du cœur et de l'esprit, — et parce qu'il reve-
nait au simple et au naturel. Ici « ni peintures
hardies, ni délicatesses lascives, ni obscurité épigram-
matique ». « Il est vrai que ce ne sont pas les aven-
tures de quelque princesse, de quelque marquise, de
quelque comtesse ou de quelque baronne, héroïnes
1. Journal étranger, février 1755.
256 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
ordinaires de nos romans. » Mais si l'auteur « avait
mis tant de vertu et de résistance sur le compte
d'une personne élevée dans le grand monde, où
aurait été la vraisemblance? » A la vérité le style
n'est pas « d'une élégance géométrique » ; mais il est
plein d'une « heureuse négligence ». Bref, le roman
de Paméla, quoique anglais, était un excellent mo-
dèle à proposer à nos auteurs f.
Malheureusement pour Desfontaines, le livre était
anglais, et l'Angleterre venait précisément de se
déclarer, dans la guerre de succession d'Autriche,
en faveur de Marie-Thérèse. Il parut une brochure
dénonçant patriotiquement le danger de ce nouveau
roman, qui faisait un si grand éloge de la vertu
insulaire 2. Le Journal de police déclare qu'on est
« révolté contre l'auteur des Observations pour avoir
fait l'apologie de Paméla » et fort surpris qu'on ait
donné un privilège au traducteur d'un livre « dont
la préface fait l'éloge des Anglais et insulte à toute
la nation ». Comme jadis Corneille fut suspect aux
gouvernants pour avoir fait, dans le Cid, l'éloge de
l'Espagne, de même les anglomanes du siècle der-
nier passaient facilement pour des ennemis de l'État.
Fut-ce par dépit que Desfontaines traduisit Joseph
Andrews, qui est une satire de Paméla? Il est pos-
sible. Mais c'est en vain qu'il essaya de faire un
succès au roman de Fielding et de le vanter comme
« un livre de science et de morale familière 3 ». Il
lut s'avouer qu'il ne réussissait pas et en accusa le
goût trop classique des Français : « En vain toute
1. Observations sur les écrits modernes, t. XXIX, 1742.
2. Lettre à Vabbë Desfontaines sur Paméla, Paris, 1142. (Voir
'ournal de police, à la suite du Journal de Barbier, éd. Char-
ip.ntier, t. VIII, p. 158, et les 06s. sur les écr. mod., t. XXIX,
». 213.)
3. Lettre d'une dame anglaise, à la suite de Joseph Andrews.
« PAMÉLA »• EN FRANCE. 257
une nation, chez qui régnent l'esprit et le bon goût,
est charmée de l'original. Ce sont des Anglais,
dit-on : savent-ils ce que c'est qu'un ouvrage d'es-
prit? » On trouve qu'il n'y a point d'intérêt : « Je
prends la liberté de demander où est l'intérêt des
romans de Don Quichotte, de Gil Blas et de celui de
Scarron *? » Le public ne voulait pas de Fielding,
maintenant qu'on lui avait révélé Richardson, et
opposait ce roman « tout rempli de petitesse » à « la
modeste et sage Paméla, dont les fameuses aven-
tures ont fait l'admiration de tant de gens 2. »
Mme du Deffand ne se consolait pas d'avoir lu le
nouveau chef-d'œuvre 3. « Sans Paméla, écrivait Cré-
billon à Chesterfield, nous ne saurions ici que lire ni
que dire * », et le nom de l'héroïne devint rapide-
ment populaire. A la fin du siècle encore, le duc
d'Orléans le donnait à une jeune fille qui passait pour
sa fille naturelle 5.
Le roman de Richardson fut continué, imité, con-
trefait. Il y eut des suites de Paméla, comme il y
eut des Anti-Paméla 6. Ce sujet « si fortement et si
maussadement traité en anglais » 7 tenta les drama-
turges, au moment où La Chaussée venait de donner
ses premières comédies bourgeoises; mais il ne leur
1. Observations, t. XXXIII, p. 313.
2. Bibliothèque française ou Hist. litt. de la France, 1744,
p. 203.
3. 5 juillet 1742.
4. 26 juillet 1742 : voir J. Jusserand, The English Novel,
p. 414.
5. Lamartine, Hist. des Girondins, t. IV, p. 182, et V, 227.
6. Voir Lettres amusantes et critiques sur les romans en
général, anglais et français, tant anciens que modernes [par
Auberl de la Chesnaye De>bois], Paris, 1743, 2 parlies in-12.
— Fanny ou la Nouvelle Paméla, par d'Arnaud (1767): Histoire
de Paméla en liberté (1776), etc.
7. Clément, Les cinq années litt., t. I, p. 234.
17
258 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
porta pas bonheur. Dans la Paméla en France, de
Boissy, on vit l'humble servante, devenue coquette,
se pâmer et s'évanouir presque méthodiquement.
« Évanouissez-vous », lui disait un personnage, pour
la sauver d'une situation délicate : « Je le devrais »,
répondait-elle,
Mais le public encore le trouverait mauvais.
De fait, le public fit un médiocre accueil à ce grossier
pastiche du roman du jour, dans lequel le marquis
amoureux de sa belle, déguisé en Cupidon, finissait
par l'épouser dans une féerie d'opéra l. La Chaussée
ne fut pas plus heureux, malgré l'évidente affinité
entre son talent et le génie de Richardson. Dans sa
pièce, l'une des plus médiocres qu'il ait écrites, toute
la saveur originale du roman a disparu. Paméla
tombe « sur un sofa de gazon ». Elle se fait scrupule
de pêcher à la ligne :
Hélas! peut-on se faire un jeu
D'une destruction?...
Aux animaux d'aucune espèce
Je ne saurais faire de mal.
Et ce trait, charmant dans l'original, devient risible
au théâtre. A un certain moment, un vers inoffensif
et plat :
Vous prendrez mon carrosse afin d'aller plus vite,
déchaîna les rires et l'auteur dut retirer sa pièce *.
Les Comédiens Italiens profitèrent du double désastre
de Boissy et de La Chaussée pour jouer, quelques
1. Paméla en France ou la vertu mieux éprouvée : comédie
en trois actes et en vers, jouée aux Italiens, le 4 mars 1743.
2. Jouée aux Français, le 6 décembre 1743 (voir le livre de
M. Lanson, p. 159 et suiv.).
« PAMELA » AU TUEATRE. 259
jours plus tard, la Déroute des Paméla, par Godard
d'Aucour, qui amusa fort l.
Mais le succès du roman était loin d'être épuisé.
Car six ans après, Voltaire à son tour y puise l'in-
trigue de sa Nanine et jusqu'au nom de l'héroïne 2,
Nanine pour Nanny . « C'est Paméla même, en
miniature française », a-t-on dit complaisamment 3;
mais c'est beaucoup dire. Au lieu que le séducteur
de Paméla était jeune, la Nanine de Voltaire est
aimée par le vieux d'Olban, qu'elle n'aime pas. Dès
lors, tout ce qu'il y avait de pathétique dans la
situation de la servante amoureuse, mais vertueuse,
disparaît. Ce que Nanine cherche dans le roman de
Kichardson, ce sont des leçons de philosophie :
Je lisais. — Quel ouvrage? —
Un livre anglais dont on m'a fait présent.
Sur quel sujet? — Il est intéressant :
L'auteur prétend que les hommes sont frères,
Nés tous égaux; mais ce sont des chimères....
Quelques-unes de ces « chimères », exposées en
un style assez plat, ne purent sauver la pièce \
' Rousseau le regrettait plus tard et accusait le public
français de n'avoir pas su goûter une pièce où « l'hon-
neur, la vertu, les purs sentiments de la nature sont
préférés à l'impertinent préjuge des conditions 5 » et
qui, au surplus, avait le mérite à ses yeux d'être ins-
pirée de Richardson 6.
1. 23 décembre 1743. — Voir le Mercure de 1743, p. 2722.
2. Voir l'étude de M. Holzhauser sur les comédies de Vol-
taire (Zeitschrift fur neufranzosische Sprache und Literatur,
t. VII, supplém., p. 69) pour les emprunts de Voltaire à
Richardson.
3. Geoffroy, Cours de litt. drain., t. III, p. 7.
4. Jouée le 16 juin 1749.
5. Lettre sur les spectacles, notes.
6. Il y eut encore sous la Révolution une Paméla de Fran-
çois de Neufchâteau.
260 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Mais si l'opinion se refusait à admettre les adap-
tations de Boissy, de La Chaussée ou de Voltaire,
elle avait adopté l'œuvre originale et quand, huit
années après, Prévost nous donna Clarisse, l'ébauche
l'avait préparée à l'admiration du chef-d'œuvre.
Si on en croyait Voltaire, le succès de ce second
roman n'aurait pas été comparable à celui du pre-
mier l. Mais Voltaire, qui n'est jamais un témoin
très sûr, est particulièrement suspect dès qu'il s'agit
d'un livre anglais. Tout nous prouve que Clarisse eut
autant et plus de succès que Paméla. La première
partie — qui parut séparément — causa, il est vrai,
quelque déception : on lui reprochait, non sans
raison, des longueurs : « Vos réflexions nous tuent »,
écrivait Clément de Genève : « malheur au subtil et
pesant raisonneur qui nous fait une dissertation au
lieu d'une histoire M » Mais l'ouvrage fait du bruit :
on traduit des romans anglais, depuis celui-là,
« tout le long de la journée ».
Dès la publication de l'original anglais, il en avait
paru à Amsterdam une critique, très admirative, en
français. L'auteur y établissait un parallèle entre
Richardson et Marivaux, louait modérément celui-ci
pour avoir tenté de ramener le roman à la vérité, et
comblait d'éloges celui-là pour avoir mis dans son
livre la vraisemblance des détails et une morale
supérieure. Richardson s'était emparé de ce juge-
ment et s'en était servi dans l'appendice de Clarisse 3.
1. Gazette littéraire, 30 mai 1764 : « On ne lisait guère dans
l'Europe les romans anglais avant Paméla. Ce genre parut
très piquant : Clarisse eut moins de succès et en méritait
cependant davantage. » — Notez d'ailleurs qu'il se contredit
par ailleurs (Préface de Y Écossaise).
2. Les cinq années littéraires : 15 mars 1751. — Cf. les Nou-
velles littéraires du 25 janvier de la même année.
3. On trouvera ce jugement, dont l'auteur m'est inconnu,
dans The Gentleman's Magazine (juin 1749, t. XIX).
« CLARISSE » EN FRANCE. 261
Quand il fut en possession du chef-d'œuvre com-
plet, le public français ratifia le jugement et redoubla
ses éloges. Richardson, qui n'était, après Paméla,
qu'un écrivain original, passa grand homme. « Je ne
crois pas, écrit Marmontel !, que notre siècle ait un
pinceau plus vrai, plus délicat, plus animé. On ne lit
pas, on voit ce qu'il raconte », et il loue l'art con-
sommé de l'auteur qui « attache quoiqu'il impa-
tiente, ou plutôt n'impatiente pas par la raison qu'il
attache » : son génie, c'est la vie même. D'Argenson
admire la force de la pensée et l'absence de lieux
communs dans les romans anglais : « Ce qui caracté-
rise les écrivains anglais et toute cette nation si
approfondissante, si réfléchissante, c'est un grand
sens en tout2 ». Voltaire lui-même avoue que cette
lecture lui « allume le sang », et, revenu à la posses-
sion de soi, avoue que les Anglais sont uniques pour
leur naturel : ici « nulle envie de montrer misérable-
ment l'auteur quand on ne doit montrer que les
personnages », nul désir d'avoir de l'esprit hors de
propos 3.
Fut-ce le respect du chef-d'œuvre ou l'insuccès des
adaptations de Paméla qui préserva Clarisse des
auteurs dramatiques? Toujours est-il qu'aucune
pièce n'en fut tirée avant plusieurs années. Les con-
temporains insinuèrent, il est vrai, que Beaumarchais
y avait pris le sujet de son Eugénie 4 : mais Beau-
marchais lui-même n'a-t-il pas avoué en avoir em-
prunté l'idée à Le Sage? — En 1786 seulement, Née
de la Rochelle, et, six ans après, Népomucène Lemer-
1. Mercure de France, août 1758.
2. Remarques en lisant.
3. Lettre à Mme du Deflfaod, 12 avril 1760; — Préface de
Y Ecossaise (1760).
4. Voir le Journal encyclopédique, 1er novembre 1756.
262 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
cier essayèrent tous deux de mettre à la scène le
chef-d'œuvre de Richardson, resté populaire jusque
sous la Révolution *.
Quand, en 1755, parut Grandison, la gloire du
romancier anglais était à son comble. Rien ne
prouve mieux le progrès accompli que le toile sou-
levé par les retouches que Prévost s'était permises :
« Il faut avoir bonne opinion de soi, lit-on dans la
Correspondance littéraire *, pour se faire ainsi sculp-
teur du marbre de M. Richardson. C'est vraiment lui
qui est un artiste sublime, et vous, traducteurs, si
vous osez toucher à ses chefs-d'œuvre, ôtez-en, si
vous pouvez, ces taches légères et cette poussière
qui couvre, par-ci par-là, ces statues admirables ;
dégagez-les de cette terre qui cache quelquefois leurs
contours; mais gardez-vous de porter une main pro-
fane jusque sur la statue même, de peur de trahir
votre ignorance et votre insensibilité. »
Cependant la statue avait ici des pieds d'argile.
Les contemporains ne s'en doutèrent pas. Gibbon
recommande le nouveau livre à sa tante comme très
supérieur à Clarisse 3. Marmontel — tout en avouant
que le succès n'est pas, en France, tout à fait égal
à celui du précédent roman de l'auteur — réfute
avec ardeur ceux qui trouvent le caractère du héros
« trop compassé et trop peu naturel ». « Si l'on osait,
écrivait d'Argenson, on nommerait le sieur Gran-
disson un nouveau Christ apparu sur la terre, tant
il est parfait 4. » Mais ce caractère est, au juge-
4. Le drame de Née de la Rochelle est anonyme : Clarisse
Harlowe, drame en trois actes et en prose, Paris, 1186, in-8. —
La Clarisse Harlowe de Népomucène Lemercier fut jouée en
1792.
2. Janvier 1756.
3. Mémoires, trad. 1797, t. II, p. 240.
4. Mémoires, éd. Jannet, t. V, p. 112.
DIDEROT ET RICRARDSON. 263
ment de Marmontel, « rare et merveilleux » : il
n'est ni extravagant ni romanesque : « Ce n'est
jamais qu'un homme de bien, tel qu'il est possible
à chacun de l'être », et le livre dans son ensemble
reste « un chef-d'œuvre de la plus saine philoso-
phie » *. L'admiration était devenue de l'engouement.
Ce roman « de beaucoup de mérite et de peu d'effet a,
comme dit La Harpe 2, ne rebuta pas les lecteurs
français 3 : la morale en parut sublime, et le héros
devint populaire. Grandison fut un type, au même
titre que Tartuffe ou que Don Juan. L'épisode de
Clémentine, dont un certain Bastide tira un drame 4,
parut incomparable, et on estima que jamais l'au-
teur de Clarisse ne s'était élevé si haut : « L'anti-
quité, écrivait Marmontel, n'a rien de plus exquis » 5.
Quand Richardson mourut, le 4 juillet 1761, l'en-
thousiasme devint du délire. Le moment était favo-
rable pour les anglomanes : ils en profitèrent.
Dès le mois de septembre 1757, le Journal étran-
ger donnait à ses lecteurs des nouvelles de la santé
du grand homme. Dans son numéro de janvier 1762,
après sa mort, on put lire les lignes suivantes : « Il
nous est tombé entre les mains un exemplaire anglais
de Clarisse, accompagné de réflexions manuscrites,
dont l'auteur, quel qu'il soit, ne peut être qu'un
homme de beaucoup d'esprit, mais dont un homme
qui n'aurait que beaucoup d'esprit ne serait jamais
1. Voir Mercure, août 1758, — et Essai sur les romans (Œuvres,
t. X, p. 341).
2. Cours de litt., t. III, p. 190.
3. Voir Journal encycfop., février 1756; Mercure de France,
janvier 1756; Année littéraire, 1755, t. VIII, p. 136 et 1758, t. IV,
p. 3.
4. Gésoncour et Clémentine, tragédie bourgeoise en cinq
actes et en prose : jouée le 4 novembre 1766.
5. Mercure, août 1758.
264 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
l'auteur.... A travers le désordre et la négligence
aimable d'un pinceau qui s'abandonne, on reconnaît
aisément la main sûre et savante d'un grand
peintre. »
Ce « grand peintre » était Diderot, « l'énergumène
Diderot », comme dit Joseph de Maistre, prodiguant
à Richardson « des éloges qu'il n'eût pas accordés à
Fénelon » ', — louant, suivant la remarque plus équi-
table des contemporains, celui de tous les écrivains
anglais dont le génie était le plus analogue au sien 2.
Les contemporains ont vu juste. Mais nombre de
critiques, non des moindres, de notre siècle, ont
pensé, ou peu s'en faut, comme Joseph de Maistre.
V Éloge de Richardson leur a semblé une pure décla-
mation. Peu s'en faut qu'ils n'en rougissent pour
Diderot, et, volontiers, ils l'effaceraient de son œuvre.
Mais c'est qu'ils méconnaissent à la fois et Richardson
et Diderot. Assurément X Eloge n'est pas parfait :
mais, sous sa forme emphatique, il reste un très
intéressant morceau de critique.
Et d'abord, Diderot est entièrement sincère. Dès
le mois d'octobre 17G0, il écrivait du Grandval à
Sophie Volland : « On disputa beaucoup de Clarisse.
Ceux qui méprisaient cet ouvrage le méprisaient
souverainement; ceux qui l'estimaient, aussi outrés
dans leur estime que les premiers dans leurs
mépris, le regardaient comme un des tours de
force de l'esprit humain.... Je ne serai content de
vous ni de moi que je ne vous aie amené à goûter la
vérité de Paméla, de Tom Joncs, de Clarisse et de
Grandisson 3, » La même année il écrivait son
1. Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 347.
2. Marmontel, Œuvres, t. X, p. 339.
3. 20 octobre 1760. Cf. dans les Œuvres, t. XIX, p. 47, 49,
55.
DIDEROT ET RIC1IARDSON. 265
roman de la Religieuse, et en l'écrivant, il entendait
les plaintes de Clémentine, il voyait errer devant lui
« l'ombre de Clarisse » ; surtout il empruntait à
l'auteur anglais et ses procédés descriptifs et la
nature de son pathétique, et presque son sujet, puis-
que la Religieuse est, comme Clarisse Harlowe, l'his-
toire d'une jeune fille séquestrée et soumise aux
pires violences.
Richardson mort, Diderot prend la plume et en
vingt-quatre heures, d'une seule inspiration, il écrit
moins une étude qu'une oraison funèbre, moins une
critique qu'un panégyrique. Ce faisant, il répondait
aux vœux d'un grand nombre de lecteurs : déclama-
toire à nos yeux, l'éloge parut, à son apparition, sim-
plement éloquent. Le comte de Bissy, le traducteur
d'Young, écrivait à Arnaud : « Je l'ai lu, je l'ai relu,
cet éloge touchant et sublime : et j'ai senti combien
le génie et la vertu réunis se prêtent mutuellement
de puissance et de charmes » *. En fait, Diderot pre-
nait le rôle pour lequel l'opinion le désignait et
qu'elle lui sut gré d'avoir pris. Son Eloge devint
rapidement classique et fut réimprimé désormais en
tête de toutes les éditions de Richardson.
On a voulu y voir une attaque indirecte contre
Prévost 2. Mais comment expliquer alors que Pré-
vost ait été le premier à reproduire le morceau en
tête de sa propre traduction? Et d'ailleurs, si certains
traits s'appliquent à Cléveland, — à ce Cléveland qui
faisait pleurer Rousseau, — Prévost lui-même n'avait-
il pas été le premier à condamner le romanesque trop
facile de ses premières œuvres? D'autre part, Prévost,
l'ami de Rousseau et sans doute aussi de Diderot,
1. Journal étranger, février 1762, p. 143.
2. Brunetière, Études critiques, t. 111, p. 243.
266 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
n'avait-il pas été tout récemment à la tête de ce
Journal étranger qui publiait YÉloget Enfin qui nous
autorise à douter de la sincérité de Diderot, et pour-
quoi, s'il loue Richardson, veut-on qu'il attaque Pré-
vost? On supposerait bien plus raisonnablement que
Y Éloge était destiné à rappeler aux nombreux admira-
teurs de la Nouvelle Héloïse, publiée depuis quelques
mois, que Rousseau — avec qui Diderot, comme on
sait, était maintenant brouillé — avait eu un précur-
seur et un maître, et c'est bien ainsi, comme on le
verra, que Rousseau paraît en avoir interprété la
publication.
Cela dit, on perdrait son temps à relever, dans ce
morceau si curieux, les exagérations trop manifestes,
si elles n'étaient un curieux témoignage des progrès
de l'anglomanie. N'est-il pas singulier d'entendre
reprocher aux romanciers français la peinture des
« lieux clandestins de débauche », quand on se
rappelle en quels endroits se passe une grande par-
tie de Clarisse*! N'est-il pas au moins paradoxal de
sacrifier à Richardson, peintre du cœur humain, et
Montaigne, et La Rochefoucauld, et Nicole? N'est-ce
pas une erreur grossière que de louer en lui, roman-
cier populaire et parfois vulgaire, l'art délicat, acces-
sible seulement à un petit nombre de lecteurs, qui
justement ne s'y trouve à aucun degré? Diderot s'est
donc mépris — volontairement peut-être — sur
quelques traits. Mais il a très justement, et élo-
quemment, caractérisé l'ensemble de cette œuvre.
A qui vient de déposer le dernier volume de Clarisse,
non, Y Eloge ne semble pas un pur morceau de rhé-
torique.
Il a bien vu la nouveauté de cet art minutieux,
lent et exact, de ces descriptions menues, de ces
peintures qui laissent l'impression de la vie et nous
DIDEROT ET RICL1ARDSON. 267
donnent l'illusion « d'avoir acquis de l'expérience ».
Tout lecteur non prévenu de Richardson peut redire
avec Diderot : « Je connais la maison des Harlove
comme la mienne; la demeure de mon père ne m'est
pas plus familière que celle de Grandisson. »
Richardson, quand il prend son lecteur, le prend
tout entier : c'est qu'il a une intelligence complète,
variée et pénétrante de ce chaos d'incidents et de
petits faits qu'on nomme la vie. Il a essayé de la
peindre dans sa complexité et dans sa totalité. Et
cela, Diderot l'a dit en excellents termes :
Vous accusez Richardson de longueurs ! Vous avez
donc oublié combien il en coûte de peines, de soins, de
mouvements, pour faire réussir la moindre entreprise, ter-
miner un procès, conclure un mariage, amener une récon-
ciliation? Pensez de ces détails ce qu'il vous plaira, mais ils
seront intéressants pour moi, s'ils font sortir les passions,
s'ils montrent les caractères. « Ils sont communs, dites-
vous ; c'est ce qu'on voit tous les jours ! » Vous vous trom-
pez : c'est ce qui vous passe tous les jours sous vos yeux et
que vous ne voyez jamais. Prenez-y garde; vous faites le
procès aux plus grands poètes, sous le nom de Richardson.
Vous avez vu cent fois le coucher du soleil et le lever des
étoiles ; vous avez entendu la campagne retentir du chant
éclatant des oiseaux; mais qui de vous a senti que c'était le
bruit du jour qui rendait le silence de la nuit plus touchant?
Eh bien ! il en est pour vous des phénomènes moraux
ainsi que des phénomènes physiques : les éclats des pas-
sions ont souvent frappé vos oreilles; mais vous êtes bien
loin de connaître tout ce qu'il y a de secrets dans leurs
accents et dans leurs expressions. Il n'y en a aucune qui
n'ait sa physionomie; toutes ces physionomies se succèdent
sur un visage, sans qu'il cesse d'être le même ; et l'art du
grand poète et du grand peintre est de vous montrer une
circonstance fugitive qui vous avait échappé.... Sachez que
c'est à cette multitude de petites choses que tient l'illu-
sion : il y a bien de la difficulté à les imaginer : il y en a
bien encore à les rendre.
268 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
L'essence même du « réalisme » de Richardson est
saisie.
Mais derrière la peinture du monde extérieur, il
faut chercher celle des âmes. Richardson a une rare
faculté d'analyse. Il peint tout caractère et toute
condition; mais surtout il démêle les sentiments
secrets, ceux qui échappent à votre œil indifférent,
les « fêlures » de Famé, si Ton peut dire : « S'il est
au fond de l'âme du personnage qu'il introduit un
sentiment secret, écoutez bien, et vous entendrez un
ton dissonant qui le recèlera... » Ou encore « c'est lui
qui porte le flambeau au fond de la caverne ». —
C'est un admirable anatomiste de la vie morale.
Tout cela, il faut le noter, venait fort à propos
pour confirmer les propres théories de Diderot sur
la vraisemblance dans l'art. Et de même cette apo-
théose de Richardson — au lendemain de la publica-
tion du Fils naturel (1757) et de la représentation du
Père de famille (1761) — venait à point pour con-
sacrer ses idées sur la moralité au théâtre et dans
le roman.
Comment Diderot n'aurait-il pas goûté l'homme
qui, faisant du roman une chaire et une tribune,
enveloppe dans la trame du récit une continuelle
leçon à l'adresse du lecteur? On peut à propos de la
moindre page discuter ici « les points les plus impor-
tants de la morale et du goût ». — Laissez Paméla
ou Clarisse traîner sur une table. Bientôt ceux qui
les liront se passionneront pour les acteurs de ces
drames, comme pour des personnages réels. On a vu,
de la diversité de ces jugements, naître des « haines
secrètes, des mépris cachés, en un mot les mêmes
divisions entre des personnes unies, que s'il eût été
question de l'affaire la plus sérieuse ». Singulier effet
d'un roman! Et le rare génie que celui qui a rendu
VOLTAIRE ET RICHARDSON. 269
le genre le plus frivole capable de produire tel ouvrage
comparable — c'est Diderot qui parle — « à un livre
plus sacré encore », qui est l'Évangile! Une fois le
mot lâché, Diderot ne se tient plus. — « 0 Richard-
son, Richardson, homme unique à mes yeux, tu
seras ma lecture dans tous les temps! Forcé par des
besoins pressants, je vendrai mes livres : mais tu
me resteras; tu me resteras sur le même rayon avec
Moïse, Homère, Euripide et Sophocle.... »
Moïse, Homère, Euripide et Sophocle : voilà de
grands noms, et voilà de grands mots. Il faut se
souvenir que c'est Diderot qui parle, et aux environs
de 1760, au moment où notre littérature se renou-
velle et se transforme. Elle attend son Homère et
elle croit l'avoir trouvé : « 0 Richardson ! si tu n'as
joui, de ton vivant, de toute la réputation que tu
mérites, combien tu seras grand chez nos neveux,
lorsqu'ils te verront à la distance d'où nous voyons
Homère! » L'Homère moderne : tel est Richardson.
Diderot se rencontre ici avec Gellert et les Allemands,
parce que, comme à eux, il lui faut un génie neuf,
qui puisse guider une littérature vierge dans des
voies nouvelles.
L'audace était forte. Aussi Voltaire s'émut-il.
Il avait, jusque-là, accepté ou subi la vogue des
romans anglais. Même il avait essayé, dans Nanine
et dans Y Écossaise, de s'abriter derrière « ces romans
anglais qui ont fait tant de fortune ». Mais cette fois
son antipathie secrète se fait jour. Déjà, tout en
avouant que la lecture de Clarisse lui « allumait le
sang », il relevait malicieusement les défauts de l'au-
teur, « homme adroit... qui promet toujours quelque
chose de volumes en volumes », et ne tient jamais.
« Je disais : quand tous ces gens-là seraient mes
parents et mes amis, je ne pourrais m'intéresser à
270 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
eux ! ». Mme du Deffand a beau lui représenter que
Richardson « a bien de l'esprit ». « Il est cruel, lui
répond-il, pour un homme aussi vif que je le suis, de
lire neuf volumes entiers dans lesquels on ne trouve
rien du tout. » Au fond, il en tient pour sa vieille idée
du roman, genre léger, indigne d'occuper un esprit
sérieux. — Mais après Y Éloge de Richardson, et
à mesure que l'anglomanie gagne du terrain, sa
défiance se tourne en guerre ouverte. Dans un
article de la Gazette littéraire 2, il explique et excuse
le goût des Anglais pour ces « fariboles » par l'habi-
tude où ils sont de passer neuf mois de l'année dans
leurs terres : que faire, sans la lecture, durant les
longues soirées de l'hiver? — Mais, dans une lettre
à d'Argental, il jette le masque et avoue son étonne-
ment et son mépris : « Je n'aime pas les longs et
insupportables romans de Paméla et de Clarisse. Ils
ont réussi, parce qu'ils ont excité la curiosité du
lecteur, à travers un fatras d'inutilités; mais si
l'auteur avait été assez malavisé pour annoncer dès
le commencement, que Clarisse et Paméla aimaient
leurs persécuteurs, tout était perdu, le lecteur aurait
jeté le livre 3 ». Et il ajoute, non sans ironie et sans
dépit : « Serait-il possible que ces insulaires connus-
sent mieux la nature que vos Welches? » Mais les
Welches s'obstinent à admirer, et un certain Jean-
Jacques leur fait des livres dans le même goût : c'en
est trop. Pour lire Clarisse, il faut être fou et avoir
du temps à perdre 4. En vérité, n'est-il pas honteux
1. A Mme du Deiïand, 42 avril 1160.
2. Gazette littéraire, 30 mai 1764.
3. 16 mai 176".
4. Lettres chinoises, XII (1776) : « Je suis occupé d'un problème
de géométrie; vient un roman de Clarisse, en six volumes, que
des anglomanes me vantent comme le seul roman digne
VOLTAIRE ET RICHARDSON. 271
que les Anglais se laissent duper par la « charlata-
nerie des romans », et que cette nation, le modèle de
l'Europe, « abandonne l'étude de Locke et de Newton
pour les ouvrages les plus extravagants et les plus
frivoles1? » Ce fut le dernier mot de Voltaire sur le
roman anglais. Au fond, personne n'était moins
romanesque que lui; mais personne aussi ne voyait
avec plus d'inquiétude la France s'éprendre de ces
modèles étrangers, qu'il jugeait inférieurs ou bar-
bares. C'est pourquoi il a fini par traiter Richardson
ou Sterne comme il traitait Shakespeare.
Mais il n'avait plus l'opinion avec lui. Tous les lec-
teurs de Rousseau et tout le clan de Diderot atten-
daient de lui un jugement motivé sur Richardson. Il
se refusa à le donner. A défaut de Diderot, son dis-
ciple Sébastien Mercier se chargea de lui demander
raison de son silence : « M. de Voltaire, dans ses
nombreux écrits, que j'ai lus et relus, s'est abstenu de
parler de Richardson, à ce que je sache, soit en bien,
soit en mal, lui qui a écrit sur tous les écrivains,
même sur les plus obscurs ». De fait, en 1773 — date
où écrivait Mercier — le dernier jugement cité plus
haut n'avait pas été imprimé. « Il ne peut pas mécon-
naître le roman de Paméla, lui qui a fait Nanîne; il a
lu certainement Clarisse, Grandisson, ces poèmes
auxquels nous n'avons rien de comparable dans l'an-
tiquité. Il doit savoir que ces chefs-d'œuvre de sen-
timent, de vérité et de morale, ont eu des lecteurs de
tout sexe, de tout pays et de tout âge.... Je suppose
que la manière d'écrire de M. de Voltaire étant dia-
métralement opposée à celle de Richardson, il a
d'être lu par un homme sage. Je suis assez fou pour le lire : je
perds mon temps et le fil de mes études. »
!. Journal de politique et de littérature (1777) : article sur
Tristram Shandy.
272 ROUSSEAU ET LA. LITTERATURE ANGLAISE.
gardé sur cet auteur de génie un silence raisonné !. »
Mercier voyait juste. Le silence de Voltaire était
le silence du mépris.
Cependant ces livres qu'il méprisait rendaient
« stupide », comme disait Horace Walpole, la
nation française. Les femmes en raffolaient. Mme
du Deffand en discutait avec Walpole et ne pouvait
lui pardonner son dédain. Certes Clarisse n'est pas
un roman comme les autres : c'est « un mauvais
antidote contre la tristesse ». Mais « le jeu des inté-
rêts, des goûts, des sentiments ordinaires, quand ils
sont bien nuancés comme dans Richardson, suffit
pour m'occuper et me plaire infiniment 2 ». Que tout
cela est supérieur à La Calprenède et à nos romans I
« Depuis vos romans, il m'est impossible de lire
aucun des nôtres. » Ainsi pensait Mlle de Lespi-
nasse : elle aimait, nous dit M. de Guibert, Prévost
et Lesage; mais elle mettait au dessus de tout « l'im-
mortel Richardson ». Son ami d'Alembert avait beau
dire : « La nature est bonne à imiter, mais non pas
jusqu'à l'ennui ». Elle écrivait à son amant, dans
un accès de découragement : « Je crois que si je
lisais Clarisse ce soir, je n'y trouverais ni amour ni
passion. Mon Dieu! peut-on tomber plus bas 3? »
Mais ce n'étaient pas seulement, comme l'écrivait
Voltaire \ les femmes qui faisaient le succès de ces
romans. Tout l'entourage de Diderot et de Rousseau,
tout le parti des réformateurs les adoptait presque
sans réserves. « Il y a plus de philosophie, pensaient-
ils, dans la plupart des romans anglais que dans bien
\. Essai sur Vart dramatique, p. 326.
2. Voir les Lettres de Mme du Deffand à Horace Walpole,
notamment celle du 8 août 1773.
3. 17 octobre 1775; voir aussi la lettre du 7 juillet 1775.
4. Gazette littéraire, t. I, p. 334.
RICHARDSON ET LE ROMAN FRANÇAIS. 273
des livres de morale1. » L'Encyclopédie les célébrait
en termes emphatiques 2. Marmontel, disciple fidèle
de Diderot, mettait le romancier anglais au-dessus
de tous les écrivains anciens et modernes. Buffon
même, le calme Buffon, si volontiers dédaigneux des
nouveautés littéraires, l'admirait « à cause de sa
grande vérité, et parce qu'il avait regardé de près
tous les objets qu'il peignait3 ».
Pendant plus d'un demi-siècle, la France resta sous
le charme. Richardson mit à la mode le genre anglais
dans le roman. « Nos romanciers, disait le Journal
étranger 4, sont presque réduits à travestir leurs
rêveries sous ce masque étranger, lorsqu'ils veulent
être lus. » Qui n'a trouvé, sur les quais, ou au fond
des vieilles bibliothèques provinciales, quelques-unes
de ces œuvres, pâles et pauvres imitations du maître?
Il en est qui se donnent pour des suites, la Nouvelle
Clémentine, de Léonard, ou le Petit Grandison, de
Berquin. D'autres, plus ingénument, se réclament de
son nom : « Les mœurs du jour, ou Histoire de Sir
William Harrington, écrite du vivant de M. Richard-
son (sic), éditeur de Paméla, Clarisse et Grandisson,
revue et retouchée par lui, sur le manuscrit de l'au-
teur*. » Tels, et plus obscurs encore, on vit éclore
par douzaines des Lettres de Milady Linsay, des
Mémoires de Clarence Welldonne, ou Milord iïAmbi,
histoire anglaise : la liste en serait longue, et sans
profit. Ce qui est plus digne de remarque, c'est que
1. Jownal encyclop., 1er mars 1763.
2. Article Roman : « Les romans écrits dans ce bon goût
sont peut-êlre la dernière instruction qu'il reste à donner à
une nation assez corrompue pour que toute autre lui soit inu-
tile », etc.
3. Sainte-Beuve, Causeries, t. IV, p. 364.
4. Février 1757.
5. Voir la Corr. litt., février 1773.
18
274 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
les auteurs en vogue se parent tous de l'étiquette
britannique : Baculard d'Arnaud, l'auteur populaire
des Épreuves du sentiment, ne perd pas une occasion
de louer Richardson, et donne tour à tour Anne Bell,
Sidnei et Silli, Clary ou le retour à la vertu récom-
pensé, Adelson et Salvini, « anecdote anglaise » —
combien d'autres, qu'on ne lit plus, mais qui eurent
jusqu'à soixante éditions et furent traduits en plu-
sieurs langues! Les romans anglais, disait Rousseau,
sont « sublimes ou détestables ». La plupart des imi-
tations qu'on en fit ne sont pas sublimes. Mais la
livrée étrangère faisait tout passer. Assurément tous
les romans anglais ne sont pas bons, disait la Corres-
pondance littéraire i , du moins valent-ils toujours
mieux que « nos insipidités françaises en ce genre ».
Nul romancier connu n'échappe à l'anglomanie.
Crébillon fils donne pour une traduction ses Heureux
orphelins \ Mme Riccobani, si fameuse en son temps
et si admirée encore de Doudan 3, écrit des Mémoires
de Miledi B*** ou des Lettres de Juliette Catesby, et
Marmontel l'en félicite : « C'est, dit-il, pour avoir pris
exemple des Anglais qu'une femme a eu parmi nous
tant et de si justes succès '* ». Prévost donne ses médio-
cres Mémoires pour servir à l'histoire de la vertu,
extrait du journal d'une jeune dame, traduits de Van-
glais 5, qui eux-mêmes eurent pour suite les Mémoires
de Miss Sidney Bidulph, de Mrs Sheridan. Marmontel
emprunte à Richardson l'inspiration et même le sujet
1. Février 1767.
2. Les heureux orphelins, histoire imitée de l'anglais (1754).
3. Lettres, t. I, p. 271.
4. Œuvres, t. X, p. 346.
5. -Tous les journaux du temps attribuent ce roman à Pré-
vost {Mercure, juillet 1762; Journ. Encyclop., 15 juillet 1762;
Mé?noires secrets, 30 avril 1762). Il a d'ailleurs été compris
dans ses Œuvres choisies.
RICHARDSON ET LE ROMAN FRANÇAIS. 275
de plusieurs de ses Contes moraux1. Voltaire lui-même
se souvient de Clarisse dans un chapitre de Y Ingénu
et écrit l'agonie de la belle Saint-Yves pour faire pen-
dant à l'agonie de l'héroïne du roman anglais 2.
De 1760 à la fin du siècle, nul roman presque qui
échappe à cette absorbante influence. C'est Richard-
son qui inspire Diderot écrivant les Deux Amis de
Bourbonne et Y Histoire de Mlle de la Chaux; c'est
de lui qu'il prend cette abondance luxuriante de
détails, cette précision toute sensible des peintures,
cet éclat un peu cru des couleurs, et c'est à lui encore
qu'il songe en écrivant la Religieuse : suivant la
remarque de son éditeur, YEloge de Richardson
nous donne la raison de l'énorme distance qui sépare
ce roman des premiers essais de l'auteur : il avait,
lu, dans l'intervalle, Clarisse Harlowe et s'était senti
initié 3. — Richardson se fût-il reconnu en un pareil
disciple? Gela est douteux. Mais il est certain qu'il
eût désavoué hautement Laclos ou Restif. Cependant
et Laclos et Restif se réclament de lui. Les contem-
porains avaient noté tout ce que l'auteur des Liaisons
dangereuses devait, pour son caractère de Valmont,
à celui de Lovelace : Valmont, c'est Lovelace fran-
çais \ Et quant à Restif, peintre vulgaire et puissant
de la vie triviale, il écrit son Paysan perverti « sous
l'inspiration de Paméla », et s'en vante; c'est d'après
1. Voir notamment VÉcole de V amitié.
2. Villemain a signalé ce rapprochement. Voir le chapitre xx
de Y Ingénu (1767) : « Elle ne se parait pas d'une vaine fermeté;
elle ne concevait pas cette misérable gloire de faire dire à
quelques voisins : « Elle est morte avec courage... ». Que
d'autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux qui
entrent dans la destruction avec insensibilité! » etc.
3. Voir -Assézat, Œuvres de Diderot, t. V, p. 211.
4. La Harpe, Corr. litt., t. III, p. 339. — Noter d'ailleurs le
succès des Liaisons dangereuses en Angleterre (Dutens, Mémoires
d'un voyageur qui se repose, t. III, p. 221).
276 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Richardson qu'il prétend peindre « toute la marche
de la corruption qui s'empare d'un cœur innocent et
droit l ». Un de ses nombreux admirateurs étrangers,
Lavater, le surnomme « le Richardson français », et
ses dévots le mettent au-dessus du romancier anglais,
dont il se dit le disciple, pour s'être tracé, avec le
même génie, un plan plus vaste encore 2. Tous les
romanciers de la fin du siècle — y compris le mar-
quis de Sade 3 — invoquent le nom de Richardson.
Ainsi donc il a eu toute une lignée d'imitateurs
illustres ou médiocres. Les uns ont aimé de lui sur-
tout le peintre exact des vulgarités de l'existence;
les autres, les plus nombreux, ont admiré en lui le
plus pathétique des romanciers. Reaucoup l'ont mal
imité, parce qu'ils l'ont trop imité. D'autres, qui se
disent ses disciples, ne lui doivent rien en fait, ou
peu de chose. Mais tous parlent de lui avec respect.
Il est, dans le roman, le plus grand nom du siècle :
« Clarisse, dit un critique de ce temps, le chef-
d'œuvre des romans anglais, et devenu le premier
des n ô très 4 ».
La tombe de l'éloquent imprimeur devient un lieu
de pèlerinage. Mme de Genlis, allant en Angleterre,
va voir le gendre de Richardson, se fait montrer son
portrait, s'assied sur son banc familier, visite sa
sépulture. Une autre visiteuse, Mme de Tessé, se pros-
terne sur cette pierre et y témoigne un tel désespoir
qu'elle en inquiète son guide5.
Quelques années encore, et un grand poète rêvant
1. Voir Y Avis de Pierre B**, en tête du Paysan perverti.
2. Cf. P. Lacroix, Bibliographie de Restif de la Bretonne,
p. 69, 127; et Mes Inscriptions, éd. P. Cottin, 1889, p. LXX.
3. Voir son Idée sur les romans, éd. Uzanne, chez Jouaust,
in-12, p. 25.
4. Journal des savants, septembre 1785.
5. Mme de Genlis, Mémoires, t. 111, p. 360.
R1CUARDS0N ET ROUSSEAU. 277
dans la campagne, par un beau jour d'élé, évoquera
les images des héroïnes de Richardson :
Clarisse, beauté sainte où respire le ciel,
Dont la douleur ignore et la haine et le fiel,
Qui souiïre sans gémir, qui périt sans murmure;
Clémentine adorée, âme céleste et pure,
Qui, parmi les rigueurs d'une injuste maison,
Ne perd point l'innocence en perdant la raison :
Mânes aux yeux charmants, vos images chéries
Accourent occuper mes belles rêveries M
Quel plus éclatant témoignage de la popularité de
Richardson que cet hommage rendu à son génie par
le moins anglais de tous les poètes français, par
André Ghénier?
II
La Nouvelle Héloïse fut commencée par Rousseau,
à l'Ermitage, dans l'hiver de 1756, au moment où la
publication, récente encore, de Clarisse Harlowe fai-
sait grand bruit.
Comme tout le monde, Rousseau lut le chef-d'œuvre
nouveau, et il le lut dans la traduction de Prévost —
qui peut-être la lui avait fait connaître avant l'im-
pression. Il est probable qu'il n'eut pas recours à
l'original : car il n'a jamais su beaucoup d'anglais 2.
Il n'en fut pas moins très frappé de l'originalité de
1. A. Chénier, Élégie XIV.
2. Quand il reçoit la traduction anglaise de la Nouvelle Héloïse,
il demande à Mme de Boufflers, qui savait la langue, de la
parcourir et de lui faire part de ses observations : « Je n'en-
tends pas- assez la langue » (A Mme de Luxembourg, 28 août
1761). Trois ans plus tard, Panckoucke lui demande d'abréger
Richardson, et il s'excuse sur son ignorance de l'anglais (25 mai
1764).
278 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
ce roman, comme de celle des autres œuvres du
maître. Lui qui demande quelque part que la com-
position des romans ne soit confiée « qu'à des gens
honnêtes, mais sensibles, dont le cœur se peigne
dans leurs écrits * », proclama aussitôt qu'on n'avait
jamais fait encore « en quelque langue que ce fût, de
roman égal à Clarisse, ni même approchant 2 ». Je
ne sais sur quelle autorité Geoffroy veut voir ici une
allusion désobligeante à Tom Jones, récemment tra-
duit par La Place 3. Nulle part, Rousseau ne parle
de Fielding. D'autre part, au moment où il insérait
ce jugement dans la Lettre sur les spectacles, il mettait
lui-même la dernière main à la Nouvelle Héloïse, où
il s'était manifestement inspiré de Clarisse. Tout
concorde donc à faire croire qu'il exprimait sincè-
rement, et sans aucune arrière-pensée, une admira-
tion qu'il conserva toute sa vie.
Quand par la suite il alla en Angleterre, il écrivit
au marquis de Mirabeau * : « Vous admirez Richard-
son, monsieur le marquis, combien vous l'admire-
riez davantage, si, comme moi, vous étiez à portée
de comparer les tableaux de ce grand peintre à la
nature; de voir combien ses situations, qui paraissent
romanesques, sont naturelles; combien ses portraits,
qui paraissent chargés, sont vrais ! » Et il regrettait
de trouver sur son chemin tant de capitaines Tom-
linson et si peu de Relford.
Rousseau n ajamais varié sur ce point. Rernardin de
Saint-Pierre, qui le connut dans les dernières années
de la vie, nous dit qu'« il ne parlait de Richardson
qu'avec enthousiasme. Clarisse renfermait, selon lui,
1. Nouv. Hél., II, 2i.
2. Lettre sur les spectacles.
3. Voir Cours de litt. dram., t. III, p. 262.
4. 8 avril 1767.
ROUSSEAU ET « CLARISSE ». 279
une peinture complète du genre humain; il estimait
moins Grandisson '. »
En composant son roman, il n'est pas douteux qu'il
n'eût Clarisse et peut-être aussi Paméla 2 sous les
yeux. Dans sa seconde préface, il proteste contre la
folle prétention de vouloir adresser aux jeunes filles
la morale des romans, sans songer que les jeunes
filles n'ont pas de part aux désordres dont on se
plaint — et il ajoute en note : « Ceci ne regarde que
les modernes romans anglais » : visiblement il songe
à Richardson. De même, en envoyant à Duclos la cin-
quième partie de la Julie, il ajoute qu'il persiste à
croire cette lecture dangereuse aux filles : « Je pense
même que Richardson s'est lourdement trompé en
voulant les instruire par des romans; c'est mettre le
feu à la maison pour faire jouer les pompes 3 ». Ail-
leurs, dans le courant même du récit, il s'arrête pour
réfuter une opinion du romancier anglais : « Mon
cœur, dit Julie à Saint-Preux, fut à vous dès la pre-
mière vue ». Rousseau met en note : « M. Richardson
se moque beaucoup de ces attachements nés de la
première vue, et fondés sur des conformités indéfi-
nissables. C'est fort bien fait de s'en moquer; mais
comme il n'en existe pourtant que trop de cette
espèce, au lieu de s'amuser à les nier, ne ferait-on
pas mieux de nous apprendre à les vaincre *? » Ainsi
Rousseau, tout en écrivant Julie, songe à Clarisse,
dont le succès bruyant remplit le monde.
1. Fragments sur J.-J. Rousseau, dans l'édition des Œuvres
de Bernardin de Saint-Pierre, d'Aimé Martin.
2. Cf. une lettre de La Roche, ap. Streckeisen-Moultou :
J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, t. I, p. 493. — Rousseau
cite aussi Paméla dans la Lettre sur les spectacles.
3. 49 novembre 1760. — L'expression se retrouve dans la
seconde préface.
4. Nouv. Hél., III, 18.
280 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Il semble même que ce succès lui porte ombrage.
Malesherbes demandait des suppressions dans XHé-
loïse : Rousseau écrit ces lignes significatives : « Une
dévote vulgaire, humblement soumise à son direc-
teur; une femme qui commence par le libertinage et
finit par la dévotion n'est pas un objet assez rare ni
assez instructif pour remplir un gros livre; mais une
femme à la fois aimable, dévote, éclairée et raison-
nable est un objet plus nouveau et, selon moi, plus
utile. C'est pourtant cette nouveauté et cette utilité
que les retranchements exigés font disparaître : si
Julie n'a point les sublimes vertus de Clarisse, elle a
une vertu plus sage et plus judicieuse, qui n'est pas
soumise à l'opinion : si on lui ôte cet équivalent, il
ne lui reste quà se cacher devant Vautre ; quel droit
a-t-elle de se montrer l? »
Lorsque Diderot eut publié son retentissant Éloge,
ce sentiment s'affirma. A tort ou à raison — mais non
sans vraisemblance, — Rousseau crut deviner que le
morceau était dirigé contre lui. A coup sûr, il sentit
que le parallèle entre Clarisse et la Julie était dans
tous les esprits et il en fut quelque peu inquiet. Lui-
même aborde, dans les Confessions, ce sujet délicat,
et répond, en 1769, à Y Éloge de Diderot. Il fait
remarquer qu'on n'a pas suffisamment loué, dans
son roman, la simplicité du sujet et le petit nombre
des personnages, qui en font un ouvrage unique :
« Diderot a fait de grands compliments à Richardson
sur la prodigieuse variété de ses tableaux et sur la
multitude de ses personnages. Richardson a, en effet,
le mérite de les avoir tous bien caractérisés; mais
quant à leur nombre, il a cela de commun avec les
1. Date inconnue. — Œuvres et corresp. inëd., p. p. Streck-
eisen Moultou, p. 390.
ROUSSEAU JUGE DE HICIIAUDSON. 281
plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité
de leurs idées, à force de personnages et d'aven-
tures. » Il est plus difficile, assurément, de soutenir
l'attention avec des moyens simples : « et si, toute
chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté
de l'ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs
en tant d'autres choses, quoi que M. Diderot en ait pu
dire *, ne sauraient, sur cet article, entrer en parallèle
avec le mien 2 ». Manifestement, Rousseau est gêné
par le souvenir de X Éloge, qui, publié au lendemain
du succès de la Julie, a renouvelé la gloire de
Richardson aux dépens de la sienne — et il en veut
à Diderot.
Trois ans après la mort de Richardson — au moment
où la gloire du maître était dans tout son éclat —
Panckoucke n'avait-il pas eu l'indiscrétion de lui
demander une édition abrégée de ses œuvres? Rous-
seau répond de Motiers qu'il se fait bien du scrupule
d'abréger de pareils livres : cependant « ils en ont
besoin incontestablement. Ses entretiens de cercle
sont surtout insupportables; car, comme il n'avait
pas vu le grand monde, il en ignorait entièrement le
ton. » Mais quoi! Sa santé, sa paresse, le grand
nombre des traductions qu'il faudrait comparer, ses
propres travaux, tout cela l'effraie3. Ne faut-il pas
ajouter à ces motifs avoués une certaine répugnance,
chez l'auteur de YHcloïse, à travailler à grandir encore
l'auteur de Clarisse** J'inclinerais à le croire.
Quoi qu'il en soit, ce parallèle qui le gênait, tout le
monde le faisait autour de lui.
i. Ces mots significatifs, supprimés par les premiers édi-
teurs des Confessions, figurent, sans rature ni surcharge,
dans le manuscrit, qui est à la bibliothèque de la Chambre
des Députés.
2. Confessions, II, 11.
3. 25 mai 1764.
282 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Nous avons peine aujourd'hui à nous figurer l'état
d'esprit des contemporains qui mirent en balance
Richardson et Rousseau. Mais nous connaissons tout
Rousseau, et les contemporains ne le connaissaient
pas. Jean-Jacques n'avait encore écrit, en 1761, ni
les Confessions ni les Rêveries. Quoiqu'il fût célèbre
depuis dix ans, il ne s'était pas encore épanché dans
le sein de ses lecteurs avec l'exubérance maladive
qu'il y mit plus tard. On ne connaissait de lui que le
philosophe et le politique. Surtout il débutait dans
le roman. Quoique attendue avec impatience, la Nou-
velle Héloise n'était pas sacrée chef-d'œuvre avant
d'avoir paru. Quelle apparence, pensaient de bons
esprits, que l'auteur du Discours sur V inégalité, se
hasardant à écrire un roman, dépassât du premier
coup l'auteur de Clarisse*! Tout cela explique comment
il se trouva, au grand étonnement de quelques histo-
riens, des critiques pour comparer les deux œuvres
et les deux hommes.
En Angleterre, il paraît bien que la comparaison
ne fut pas favorable à Rousseau. L'œuvre fut tra-
duite aussitôt, et plusieurs fois éditée l. On dit que
Richardson n'y trouva aucun plaisir. Mais, ce qui est
plus significatif, c'est que le délicat esprit de Gray,
si ouvert, et généralement si curieux des œuvres
françaises, recula devant l'invraisemblance d'un livre
« plus absurde et plus improbable que YAmadis de
Gaule ». En vain il espère voir sortir « un peu de
naturel et d'intérêt de l'absurde et de l'insipide ».
Si le livre est de Rousseau, dit-il, « c'est le plus frap-
1. Eloisa, or a séries of original letters, collected and publi-
shed by J.-J. Rousseau, translated from the French. London,
Becket, 1161, 4 vol. in-12. — Milord Maréchal parle de plu-
sieurs éditions anglaises. (Lettre du 2 octobre 1762, dans
Streckeisen-Moultou, t. II, p. 68.)
« CLARISSE » ET L « UÉLOISE ». 283
pant exemple que j'aie vu de ce fait qu'un homme
très extraordinaire peut se tromper entièrement sur
ses propres talents * ».
Une revue anglaise, The critical revieiv, publia
un long parallèle de Rousseau et de son rival, qui
fut aussitôt reproduit par le Journal étranger — et
cela, fait significatif, un mois avant la publication de
Y Eloge de Diderot, et comme pour préparer la voie.
« Cet ingénieux écrivain, y lit-on, a formé son Héloïse
sur le plan de Clarisse, l'ouvrage favori de notre
célèbre compatriote.... » Héloïse est « une Clarisse
moins parfaite »; Claire est une miss Howe moins
gaie. C'est vraiment un grand honneur pour Richard-
son d'avoir été pris pour modèle par « un écrivain du
mérite de M. Rousseau ». Mais il faut avouer que la
morale de l'auteur anglais reste plus haute. Il est
aussi plus solide, quoique moins brillant, et plus
vrai : « M. Rousseau est infiniment plus profond, plus
animé, plus ingénieux et plus élégant; et M. Richard-
son plus naturel, plus intéressant, plus varié et plus
dramatique. L'un est partout un écrivain facile,
l'autre un écrivain supérieur. M. Rousseau mérite
notre admiration, Richardson sollicite nos larmes2. »
L'un est un rhéteur plein de talent, l'autre un
peintre de génie.
Ainsi en jugèrent tous les ennemis de Jean-
Jacques.
Fréron estime qu'il est assez vraisemblable que
Rousseau doit son plan et les principaux caractères
de son livre à Clarisse 3. Grimm — l'ami de Diderot
4. Lettre du 22 janvier 1761. (Works, éd. Gosse, t. III, p. 79.)
— Voir Mrs Barbauld, t. I, p. evn : « Rousseau, whose Heloise
alone, perhaps, can divide the palm with Clarissa ».
2. Journal étranger, décembre 1761.
3. Année litl., 1761, t. II, p. 306 et suiv.
284 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
— pense que « c'est le sort des grands ouvrages de
produire quantité de mauvaises copies : Miss BiduJph
et la Nouvelle Héloïse ne seront pas les dernières ».
Quelques pages seulement du roman nouveau sont
comparables à Grandison. Mais les trois œuvres du
maître restent « des ouvrages prodigieux ' ». La
Harpe signale, lui aussi, les analogies et en fait hon-
neur à Richardson, sans méconnaître d'ailleurs le
génie de Rousseau 2.
Bref, ce parallèle fut un lieu commun de la cri-
tique, au siècle dernier. Le grand public, moins
partial, se divisa entre les deux œuvres. L'une sem-
blait plus piquante, puisqu'on y retrouvait l'histoire
des amours de Rousseau, et avait pour elle l'attrait
du scandale; l'autre restait, pour beaucoup, plus
vraiment grande. Ils ne furent pas rares ceux qui
gardèrent, avec la duchesse de Lauzun, une prédilec-
tion pour le roman anglais et y trouvèrent « mille
fois plus de plaisir 3 ». « J'ai pleuré également sur
l'une et sur l'autre », dira Ballanche, se refusant à
choisir. — A « l'éloquence artificielle » de Rousseau,
« qui éblouit et enchante », plus d'un lecteur préféra
« la vraisemblance, le pathétique, la vérité et la
bonté des mœurs 4 », qui font de Clarisse Harlowe le
chef-d'œuvre du roman moderne.
{. Corr. lit t., février 1761 et juin 1162.
2. Cf. Cours de UtL, t. III, p. 192.
3. D'Haussonville, Le salon de Mme Necker, t. 1, p. 239.
4. Marmontel, Essai sur les romans (1787). — On trouvera
un parallèle curieux de Richardson et de Rousseau dans
Ballanche (Du sentiment, Paris, 1801, in-8, p. 221 .
l'anglomanie en 1761. 285
III
Nous lisons aujourd'hui le roman de Jean-Jacques
avec des yeux moins prévenus. Mais, si on le replace
dans le milieu où il parut, et si, de plus, on relit
attentivement les deux œuvres, on s'explique le
parallèle institué par les contemporains.
VHéloïse parut au moment précis du siècle où
l'anglomanie était à son comble. « Si un télescope
comme ceux de Herschell, a dit Garât, et un cornet
acoustique de la même portée avaient existé à cette
époque, ils auraient été dirigés sur l'Angleterre plus
souvent encore que sur la lune et les autres corps
célestes l. » A aucun moment du siècle, cet enthou-
siasme ne fut plus vif que vers la fin de la guerre de
Sept Ans. Quelques esprits rétrogrades s'en inquié-
taient. On leur répondait hautement : « Mille gens,
Messieurs, s'élèvent et déclament contre l'anglo-
manie : j'ignore ce qu'ils entendent par ce mot : s'ils
veulent parler de la fureur de travestir en modes
ridicules quelques usages utiles..., ils pourraient
avoir raison; mais si par hasard ces déclamateurs
prétendaient nous faire un crime du désir d'étudier,
d'observer, de philosopher comme les Anglais, ils
auraient certainement grand tort 2. » On a vu com-
ment Rousseau avait flatté, dans son roman, ce
courant d'opinion, en donnant une couleur anglaise
aux sentiments et aux mœurs de ses personnages.
C'était une première raison de le rapprocher de
Richardson. Mais il y en avait d'autres.
Et d'abord l'intrigue de son livre rappelle celle de
1. Mém. sur Suard, t. I, p. 72.
2. Lettre aux auteurs de la Gazette littéraire (14 novembre
1764).
286 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Clarisse. Comme dans Clarisse, c'est l'histoire d'une
jeune fille malheureuse, victime d'un père qui veut
forcer ses inclinations. En un certain sens même, le
roman de Rousseau fait suite à celui de Richardson :
le père de Clarisse projette d'obtenir de sa fille un
consentement que la violence n'a pu arracher; mais
la fuite de Clarisse prévient l'exécution de son projet.
Ce que Richardson fait entrevoir, Rousseau l'exé-
cute, et ainsi le baron d'Étanges détermine Julie à
épouser M. de Wolmar. Il est vrai que Clarisse défend
héroïquement sa vertu, tandis que Julie cède dès
le début. Mais l'analogie se retrouve en quelque
manière par le mariage de Julie : Julie mariée résiste
à Saint-Preux, qu'elle aime encore, comme Clarisse
résiste à Lovelace, qu'elle a toujours aimé et à qui
d'ailleurs elle a appartenu, quoique malgré elle.
L'amour contrarié par le devoir, et vaincu par lui,
c'est le sujet même des deux œuvres.
Puis il y a symétrie dans la disposition des per-
sonnages. Julie ressemble à Clarisse, comme Claire à
miss Howe : les deux premières également graves et
douces, les deux confidentes malicieuses et gaies. De
même que miss Howe épouse le lourd et excellent
Hickman, de même Claire devient la femme du bon
et honnête M. d'Orbe, celui-là même dont elle dit
irrévérencieusement qu'il lui manque « le penser
mâle des âmes fortes l ». Comme miss Howe, Claire,
qui aime son mari d'une affection calme, a pour son
ami une affection presque désordonnée, jusqu'à en
perdre la raison à sa mort. Et de même encore, Julie
a, comme Clarisse, un père dur et insensible, une
mère bonne et insignifiante. Comme Clarisse trouve
un protecteur en le colonel Morden, de même Julie et
i. I, 65.
LE ROMAN BOURGEOIS. 287
Saint-Preux ont un confident en milord Bomston.
Gomme Morden, Bomston est l'honneur personnifié ;
comme lui il est fier et généreux. Wolmar — quoique
aussi honnête que Lovelace est débauché — est
incrédule comme lui, et, quoique dans de meilleures
intentions, raisonne de même. Enfin Julie songe,
ainsi que Clarisse, à s'enfuir de la maison pater-
nelle; elle correspond de même avec son amant par
l'intermédiaire d'une amie; on lui intercepte ses
lettres; et, comme Clarisse, elle meurt à la fin, en
philosophant longuement, pour la plus grande édifi-
cation de son entourage.
Les contemporains, qui ont noté toutes ces analo-
logies, sont-ils si inexcusables d'en avoir conclu que
Jean-Jacques avait imité le plan et l'ordonnance géné-
rale du roman anglais? — Mais il a envers Richardson
une dette plus haute.
Il y a dans YHéloïse deux œuvres : on y trouve
d'abord un roman bourgeois, le plus éloquent, le
plus moral, le plus neuf des romans du xvmc siècle,
premier modèle de Delphine, de Corinne ou de Wer-
ther, l'œuvre qui réalise par excellence les aspira-
tions littéraires de l'époque. Il y a ensuite un poème
en prose, une première « confession » de Rousseau,
incomplète encore et voilée, mais combien pathétique
déjà! Il y a, en germe, tout le lyrisme qui éclatera
plus tard dans les Confessions et dans les Rêveries, la
communion avec la nature, la mélancolie, le retour
poétique sur soi-même — ou, comme disait Fréron au
lendemain de l'apparition du livre, « un goût exquis
de la nature physique et morale, un pinceau souvent
aimable et voluptueux, une douce mélancolie qui
n'est connue que dans la retraite *. » Cela, c'était la
1. Année littéraire, 1761, t. II.
288 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
trouvaille imprévue du génie, et Rousseau n'a eu ici
d'autre maître que lui-même. Son lyrisme lui vient de
lui seul. Mais le « roman bourgeois » qu'il y a dans
sa Julie, Fart de peindre les personnages et de les
mettre en scène, « l'éloquence du cœur, le ton du sen-
timent » — c'est encore Fréron qui parle, — tout cela
lui venait de Richardson.
Il lui doit, d'abord, la forme même de son roman
par lettres.
Richardson est-il, à vrai dire, l'inventeur du
roman épistolaire? Dès le siècle dernier, on s'est
posé la question : les uns l'affirmaient, les autres
objectaient qu'il s'était inspiré, soit des lettres semi-
romanesques répandues dans le Spectateur, soit de
Mme de Sévigné, de Mme Dacier, de Mme de Lam-
bert, qu'il citait volontiers comme des modèles1, soit
enfin des Lettres portugaises ou de celles d'Héloïse
et Abélard -. Les Lettres portugaises notamment
avaient été fréquemment réimprimées, et souvent en
un même recueil avec celles d'Héloïse 3; et il y avait
aussi des lettres galantes dans nos romans français,
dans Polexandre ou dans Cyrus; et Crébillon fils —
si célèbre en Angleterre — avait donné, dès 1738, ses
Lettres de la marquise de *** au comte de R... *. Mais
tout cela n'infirme en rien la gloire de Richardson.
Il est clair qu'on avait publié avant lui des romans
par lettres; mais il n'est pas moins évident que nul
1. Voir Mrs Barbauld, t. VI, p. 121.
2. Voir à ce sujet Fréron, Ann. litt., t. II, p. 306; Journal
encyclop., fév. 1*756, p. 32, et fév. 1775, p. 459. — Voir aussi
J. Jusserand : Les grandes écoles du roman anglais.
3. Par exemple : Recueil de lettres galantes et amoureuses
d'Héloïse et Abélard, d'une religieuse portugaise au chevalier*",
avec celles de Cléante et deBélise, Amsterdam, 1711, in-12.
4. La Haye, 2 parties in-12. — Crébillon fils est aussi l'au-
teur, suivant Voltaire, des Lettres de Ninon, publiées par
Damours (Amst., 1752, 2 vol. in-12).
LE ROMAN EPISTOLAIRE. 280
n'avait tiré de cette forme le parti qu'il en tira.
Dans Paméla, — outre que la forme du journal est
employée concurremment avec l'autre, — son art est
bien incertain encore et ne se ressent guère de l'imi-
tation des bons modèles. Dans Clarisse au contraire,
l'auteur a, de son propre aveu, pris confiance en lui-
même l : les correspondants se multiplient, le style
s'assouplit et les caractères ont le loisir de se pré-
senter à nous dans toute la complication de leur
nature. Le roman épistolaire devient vraiment ce
qu'il doit être, une forme du roman d'analyse. S'il
n'est cela, il n'est rien, et l'originalité de Richardson,
c'est précisément d'en avoir fait cela. L'essence du
roman par lettres, c'est de supposer « plus de senti-
ments que de faits » et moins d'événements, même
des mieux combinés, que « d'observations sur ce qui
se passe dans le cœur2 ». Une lettre est un journal
à moitié intime. En tant que journal, elle ouvre
un jour sur les sentiments cachés ; en tant que
lettre, elle prête au roman, à l'intrigue, aux coquet-
teries de l'esprit et du cœur. Elle est une confidence,
mais tempérée par cette dose de vanité que nous
mettons tous, sans le vouloir, dans les paroles dites
à autrui. Le roman épistolaire est donc un genre
délicat, aisément fastidieux, très facilement insup-
portable. Ce n'est point un roman par lettres qu'une
liasse d'homélies sur le suicide, le duel ou le ma-
riage. Il y faut une action qui se reflète tour à
tour dans un certain nombre d'âmes, où nous puis-
sions en suivre, avec une suffisante clarté, mais sans
trop de redites, le contre-coup. Il faut que les person-
nages aient le moyen et le loisir de s'écrire et, pour
1. Voir le Post-scriptum de Clarisse.
2. Mme de Staël, De VAllem., Il, 28.
19
290 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
qu'ils intéressent, il faut qu'ils soient atteints du
tourment intérieur de la confession et de l'analyse.
11 faut enfin que le public ait le goût de ces sortes de
confidences — ce qui ne se produit qu'à de certaines
époques, et sous l'influence de certaines idées mo-
rales. Or Richardson, malgré une certaine grossièreté
dans l'emploi des moyens, est vraiment le créateur
du roman confession, et c'est pourquoi Rousseau
— la confession faite homme — lui emprunte cette
forme.
Et il est le seul, en fait, à la lui emprunter. Car
Mme de Graffigny a beau avoir publié ses Lettres
parisiennes — inspirées, dit-on, de Paméla l — ou
Mme Riccoboni ses Lettres de Juliette Catesby ou
Mme de Beaumont ses Lettres du marquis de Roselle,
le premier de nos romans épistolaires, c'est vraiment
la Nouvelle Héloïse, parce que, seule, elle répond à la
définition du genre.
Comme les personnages de Clarisse Harlowe, ceux
de Rousseau se confessent « dans le sein de l'amitié ».
Comme eux, ils ont, suivant le mot de Mme du Def-
fand, « l'éloquence verbiageuse ». Comme eux, on
s'étonne de les voir, au plus fort de leur émotion,
courir à leur encrier : Wolmar quitte le chevet de sa
femme mourante pour aller noter, dans son cabinet,
ce qu'elle vient de lui dire; Julie écrit de son lit de
mort à son ami; Saint-Preux, enfermé dans le
cabinet où elle lui a donné son premier rendez-vous,
s'écrie : « Quel plaisir d'avoir trouvé de l'encre et du
papier! J'exprime ce que je sens pour en tempérer
l'excès, je donne le change à mes transports en les
décrivant. » Que n'écrit-on pas? quels conseils, et
1. Fréron, Année littéraire, t. II, p. 306.
2. 1, 54.
LE STYLE I>E ROUSSEAU. 291
quelles étranges confidences ne met-on pas sur le
papier? Comme Richardson, Rousseau abuse du pro-
cédé et met des sermons en forme de lettres : lettre
sur les jardins, lettre sur le duel, lettres sur le
suicide, sur l'éducation, sur la musique, sur l'adul-
tère : ce n'est plus une correspondance, c'est un
corps de morale familière ou solennelle. Les digres-
sions sont plus nombreuses encore que dans Clarisse]
la forme n'en est pas toujours plus heureuse.
Et comme dans Richardson, malgré l'énorme supé-
riorité de Rousseau, le style est parfois « emphatique
et plat », comme il est dit dans la préface, et digne
« des provinciaux, des étrangers, des solitaires et des
jeunes gens » qui parlent. Rousseau ne croyait pas si
bien dire : beaucoup de passages sont, dans ces lettres,
d'une précieuse vaudoise. « Trône du monde, écrit
Saint-Preux à Julie, combien je te vois au-dessous
de moi! » Ou encore : « Mon cœur est inondé des
pleurs qui coulent de tes yeux ». Des âmes « se
touchent par tous les points et ont partout la même
cohérence ». Le chalet où Julie reçoit son amant est
« le temple de Gnide », et son inquiétude est « en
raison composée des intervalles du temps et du
lieu ! ». — Comme Richardson est de son faubourg,
Rousseau, si grand écrivain soit-il, est de sa pro-
vince.
Quant à l'intérêt, « il est pour tout le monde, il est
nul ». Est-ce la peine de tenir registre « de ce que
chacun peut voir tous les jours dans sa maison ou
dans celle de son voisin »? Même prétention chez
Richardson de ne rien offrir qui ne soit « vrai et
fondé dans la nature même ». Les deux romanciers
se complaisent également dans la peinture prolixe
1. I, 5 — III, 16 — I, 11 — I, 36 — I, 13.
292 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
et menue des mœurs bourgeoises. Mais Richardson
était plus simple : Rousseau est plus agressif et,
quand il peint les petites gens, met dans sa pein-
ture une leçon à l'adresse des grands. Cependant
la révolution reste considérable. Notre roman était
essentiellement mondain et salonnier. On n'y disait
point de certaines vérités, on n'y touchait pas à de
certains sujets, sauf pour en rire. On ne cuisinait
et on ne lessivait pas dans Prévost, dans Crébillon
fils, et « le ménage » se faisait dans les coulisses.
Pour la première fois, dans un roman non picares-
que, Paméla avait offert au public de certaines pein-
tures réputées jusque-là comme triviales : une cui-
sine, des casseroles et des marmitons. Rousseau à
son tour, pour être plus vrai, s'abaisse à pénétrer
dans l'office et écrit un manuel de la bonne ména-
gère. On voit ici comment on forme les bons domes-
tiques; comment on fabrique avec économie l'huile,
le pain, la laine, la dentelle; comment on recon-
naît les bonnes étoffes; comment on dispose un
jardin; comment on peut avec du simple vin de
Lavaux faire à volonté du xérès, du rancio et du
malaga l. C'est toute une Économique moderne. Cer-
taine « pâtisserie à l'allemande » a l'honneur d'une
description. Il faut savoir « savourer avec délices des
plaisirs d'enfant » : ayez deux salles à manger, une
pour tous les jours, une autre pour les fêtes; ne pre-
nez du café que dans les grandes occasions; sachez
vous rafraîchir l'âme par de petites recettes fami-
lières, et, pas plus que l'auteur, ne méprisez les gens
de peu, qui jouissent de ces bonheurs modestes.
En revanche, Rousseau néglige de parti pris ce que
le réalisme de Richardson a de trop violent : pas une
i. V, 2.
LES PERSONNAGES. 293
page n'égale en rudesse l'agonie de la Sinclair,
l'emprisonnement de Clarisse ou ses funérailles. Il a
soin de faire mourir Julie décemment et presque gaî-
ment, vêtue d'une robe de fête et entourée de fleurs.
Il nous épargne le cercueil, le cortège funèbre, les
cloches et la fosse.
Il est soucieux seulement de paraître vrai, ce qui
veut dire, pour lui, profondément bourgeois. Il ne
peint guère comme Richardson, que gens du com-
mun ou de petite noblesse : ni M. d'Étanges, qui se
targue de son nom, ni M. d'Orbe, ne sont de très
grands personnages. Saint-Preux est un homme de
rien. « Sublimes auteurs, rabaissez un peu vos
modèles.... » Voici des bourgeois d'une petite ville
suisse, qui n'ont ni carrosse ni habit doré, qui ne
sont ni comtes ni chevaliers. Voici « des gens de
l'autre monde », Fanchon Regard ou Claude Anet.
Leur histoire vous paraît fade? A votre aise! Je
n'écris pas pour vous. Je vous peins des cœurs sim-
ples, non pas dépravés, ni parfaits. Leurs vertus
sont moyennes, comme aussi leurs vices. Il fallait,
pour créer le roman bourgeois, une âme bourgeoise.
Et c'est pourquoi l'homme qui a osé le premier écrire
l'histoire d'une petite servante persécutée, reste ici
encore le maître de Jean-Jacques et son précurseur
le plus authentique. D'autres avaient professé leur
désir de faire du roman le tableau de la vie humaine.
Crébillon fils lui-même avait parlé d'une littérature
où « l'homme enfin verrait l'homme tel qu'il est, où
on Téblouirait moins, mais on l'instruirait davan-
tage ' ». Ce sont préfaces de romanciers et d'auteurs
comiques. Une théorie littéraire, c'est peu de chose.
Il fallait, pour réformer le roman, un art vraiment
l. Préface des Égarements du cœur et de V esprit (1736).
294 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
plébéien, l'éloquente rudesse de la forme, la sincère
émotion en face de ces matières simples et neuves.
IV
Bourgeois comme Richardson, Rousseau est comme
lui protestant, et, comme lui, prêche sa religion.
Il est clair que le credo du dévot Anglais diffère
très sensiblement du sien, et peut-être Richardson
eût-il traité l'auteur de la Profession de foi du Vicaire
savoyard comme il traitait les déistes de son pays.
Mais cette haine du philosophisme — encore qu'ils
l'éprouvent à des degrés et d'une manière différente
— leur est commune. Pour l'un comme pour l'autre,
on n'apprend dans les cercles philosophiques qu'à
« ébranler tous les principes de la vertu ». Toute la
morale des philosophes n'est qu'un « pur verbiage »,
et ceux qui font profession de l'enseigner sont les
« dignesapologistesducrime, qui ne séduisirentjamais
que des cœurs déjà corrompus1 ». Comme Richardson,
Rousseau prêche contre l'idole du siècle; comme lui,
il affecte de citer hautement l'Évangile et l'Ancien
Testament, quoiqu'il les cite moins dévotement 2.
A mesure que son roman marche vers la conclusion,
l'intention morale et religieuse s'affirme. L'œuvre
prend un caractère , non pas seulement plus chré-
tien, mais plus confessionnel. Il est vrai que dans ses
lettres, Jean-Jacques affirme son désir de ne cho-
quer personne et même « de rapprocher les partis
opposés par une estime réciproque » : « Julie dévote,
dit-il, est une leçon pour les philosophes et Wolmar
1. Hel, II, 17 et 18.
2. V, 1 : « 0 Rachel, fille charmante et si constamment
aimée..., » etc.
LES IDÉES RELIGIEUSES. 295
athée, en est une pour les intolérants l. » Mais,
quand Malesherbes parle de retranchements , il
revendique hautement le caractère religieux de son
œuvre. Il n'imagine pas qu'un « roman genevois »
doive être approuvé en Sorbonne. Il note que les
retranchements sont faits avec tant de soin « qu'il ne
reste rien de ses calvinistes, en fait de doctrine, » que
le plus superstitieux catholique ne puisse avouer :
« autant vaudrait exiger que tout protestant qui
vient à Paris fît abjuration sur la frontière. » Que ne
traite-t-on de même le Cléveland de Prévost? « Il me
paraît assez étrange qu'un prêtre catholique puisse
dans ses romans faire parler des protestants selon
leurs idées plus librement qu'un protestant dans
les siens 2. » Voilà qui est net. Quand la lettre à
Voltaire en réponse au Poème sur Lisbonne ou la Pro-
fession de foi du Vicaire savoyard laisseraient des
doutes sur les sentiments de Rousseau, son roman
suffirait à nous édifier. C'est bien, en effet, la conver-
sion de Julie — et celle même de Wolmar — qui
sont la morale de l'œuvre. Car celle de l'athée,
comme le remarque Rousseau lui-même, est indiquée
« avec une clarté qui ne pouvait souffrir un plus
grand développement sans devenir une capuci-
nade ». Lovelace athée meurt d'un coup d'épée.
Julie confie à Saint- Preux l'âme de son mari :
« Soyez chrétien, pour l'engager à l'être. Le succès
est plus près que vous ne pensez.... Dieu est juste,
ma confiance ne me trompera pas 3. » Cela est édi-
fiant. Mais ce coup de la grâce est-il moins romanes-
que que le coup d'épée du colonel Morden?
Julie, à qui vont toutes les sympathies de l'auteur,
1. A Vernes, 24 juin 1761.
2. Observations adressées au libraire Génin, t. V, p. 87.
3. VI, 12.
296 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
est, comme Clarisse, foncièrement protestante, et
même piétiste. Elle lit YInstinct divin de Murait, à
peu près comme Mme de Warens, qui avait, elle
aussi, « l'esprit un peu protestant », subissait l'in-
fluence de Magny. Il est vrai qu'elle a longtemps
négligé la foi : faute de pouvoir accorder l'esprit de
l'Évangile avec celui du monde, elle était « dévote à
l'église et philosophe au logis1 »; mais, en se ma-
riant, elle revient à la doctrine de « notre Église ».
Elle prie, et c'est la prière, la prière seule, qui lui
donne la force de ne faillir plus : où la philosophie
l'abandonnait, la religion la soutient. Elle cherche à
convertir son amant, et lui -cite saint Paul. Mariée à
un athée, elle souffre jusqu'aux larmes de l'irréli-
gion de son mari. Sur son lit de mort, elle confesse
hautement la foi de ses pères : « J'ai vécu et je meurs
dans la communion protestante, qui tire son unique
règle de l'Écriture Sainte et de la raison 2 »; et, pour
confirmer son dire, elle maudit pieusement le catho-
licisme : comme le pasteur lui fait remarquer qu'un
catholique mourant est environné de gens d'Église
qui l'épouvantent « pour avoir meilleur marché de sa
bourse », elle répond dévotement : « Rendons grâces
au ciel de n'être point née dans ces religions vénales
qui tuent les gens pour en hériter. » — Est ce le phi-
losophe seul qui parle ici par la bouche de Julie? Et
Richardson eût-il mieux dit?
Par ce trait, comme par bien d'autres, Julie est
sœur de Clarisse. La femme que Jean-Jacques aimait
^n écrivant son roman a pris — ce qui est significatif
— un caractère protestant et étranger. Il lui adonné,
il est vrai, quelques traits de Mme de Warens : la
i. 111,18.
2. VI, 11.
LA RELIGION DE ROUSSEAU. 297
vulgarité, la sensualité, la grossière impudeur. Mais
il lui a donné aussi la clairvoyance terrible de Cla-
risse ou de Paméla. On se rappelle certaine pensée
étrange de Paméla sur la tristesse qui suit la faute.
Julie, encore vierge, sait de même que « le moment
de la possession est une crise de l'amour ' ». Elle est,
comme sa sœur anglaise, très au fait de ce qu'igno-
rent les jeunes filles de nos romans et de notre
théâtre — ou de ce qu'elles feignent d'ignorer. Elle
sait qu'elle dispose d'elle-même, et pourquoi. Ce
n'est pas une Agnès, ni même une Henriette. On a
dit ce caractère très invraisemblable : il faut dire
seulement qu'il n'est pas français. Une fois qu'on le
replace dans son milieu, et qu'on le dépouille de ce
que l'imagination salie de Jean-Jacques lui a prêté
de trop déplaisant, il apparaît comme réel et vivant.
« Tu fus amante comme Héloïse, te voilà dévote
comme elle », dit Claire à Julie. C'est Julie dévote
qui est la vraie Julie. L'autre est un fantôme né, dans
l'esprit de Rousseau, des deux figures de Mme de
Warens et de Mme d'Houdetot.
Julie est pieuse. Sa foi est une règle de vie, qui
commande le respect des grands problèmes et la
défiance de tout ce qui n'est qu'humain. Il s'agit
« d'épurer par des mœurs chrétiennes les leçons de
la philosophie ». Mais la philosophie est ici pour la
forme, et c'est une concession faite au siècle; car les
« mœurs chrétiennes » suffisent. Comme Clarisse,
Julie, sous l'influence de sa foi, devient raisonneuse
et sèche. Elle estime que l'honnêteté, la vertu, de
certaines convenances de caractères suffisent entre
époux, à défaut d'amour, et dès qu'il y a de la reli-
gion l. Il faut voir comment elle rompt avec le pauvre
1. I, 9.
2. III, 20.
298 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
Saint-Preux : elle l'autorise à lui écrire, par l'inter-
médiaire de Claire, mais à condition que celle-ci fera
dans ses lettres les suppressions convenables, « si
vous étiez, dit-elle, capable d'en abuser ». Sa clair-
voyance est vraiment effroyable : « Mon cher ami,
vous m'avez toujours paru bien aimable.... Mais je ne
vous ai jamais vu qu'amoureux : que sais-je ce que
vous seriez devenu cessant de l'être? » Elle lui dit
nettement que si elle avait vingt ans et sa liberté,
elle ne voudrait pas de lui : elle a vu trop clair dans
les conditions du bonheur. C'est que les femmes
comme Julie, si elles sont capables d'amour, ne le
sont pas de la même manière que les héroïnes de
nos romans. Elles se sentent, à un bien plus haut
degré, des personnes morales. Comme ces héroïnes
du théâtre norvégien, qui procèdent d'elles, elles
veulent que l'amour soit consacré par la commu-
nauté des droits. Elles paraissent très orgueilleuses
et un peu sèches : une Clarisse écrit àLovelace : « Un
homme qui n'a que des défauts — car quelles sont,
monsieur, vos vertus, s'il vous plaît? — peut-il
s'attendre à être estimé de moi? » Mais aussi le don
d'une telle âme a-t-il un plus haut prix. Une concep-
tion morale et religieuse différente a amené Rous-
seau, comme Richardson, à créer des caractères de
femmes très nouveaux dans notre littérature.
Dira-t-on que Rousseau emprunte à Richardson le
goût des questions morales? Non pas précisément.
Mais si Clarisse Harlowe lui semblait le premier
roman du monde, c'est sans doute qu'il yretro
quelque chose de ses propres aspirations. L'auteur
de Clarisse prêchait éloquemment la cause de la
famille ; et, de même, Jean-Jacques plaide la cause
du mariage. On peut trouver qu'il la plaide assez
mal et que la première partie de son livre détruit par
LE ROMAN DU MARIAGE. 299
avance l'effet de la seconde; on peut trouver aussi
que ce bonheur fondé moins sur l'affection que sur
« de certaines convenances de caractères et d'hu-
meurs » n'a rien de très persuasif. Mais enfin la
cause est plaidée avec chaleur, et cela était neuf.
Le mariage était, dans notre littérature, un thème à
plaisanteries grasses, quand il n'était pas un moyen
de se pousser dans le monde. La Madelon de Molière
estimait que débuter par là, « c'est prendre le roman
par la queue » ; Dandin y trouvait les mésaventures
qu'on sait; Gil Blas se mariait pour finir, en manière
d'acquit, et comme on bat en retraite. Quant au
Jacob de Marivaux, il tombait dans les bras d'une
vieille dévote, et ne s'en relevait pas. Ce n'étaient
que mésaventures navrantes ou risibles. Personne
n'avait écrit — ou même songé à écrire — le roman
du mariage.
Richardson l'essaya dans Paméla, assez malheu-
reusement il est vrai, et, dans Clarisse, montra les
dangers de l'amour hors du mariage. Rousseau tenta,
dans la deuxième partie de son roman, une démons-
tration plus directe et plus complète. Cela choqua,
tellement l'entreprise semblait neuve. Un roman
sans passion, cela semblait paradoxal. Mais Rousseau
avait un faible pour cette seconde partie : cet « objet
de mœurs et d'honnêteté conjugale » lui paraissait
plus original.
C'est qu'il ne craint pas de prêcher, on dirait
volontiers effrontément. Nos classiques ne procé-
daient pas ainsi. Ils n'étaient pas si pleinement con-
vaincus que le beau ri est que le bon mis en action.
Ils évitaient tout enseignement trop direct, et
Richardson les eût effarouchés. Ils ne mettaient pas
surtout, dans le roman, les questions réservées à la
chaire ou aux écoles. On ne traite tout au long, dans
300 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
la Princesse de Clèves, ni des devoirs d'un père, ni
du suicide, ni du duel, ni de l'assistance des men-
diants, ni de la chasteté, ni de l'adultère, ni du libre
arbitre. Si Ton touchait à ces questions, c'était en
passant, d'une [main délicate. Tout au plus Marivaux
avait-il introduit dans le roman une dose de morale
mondaine, tempérée de beaucoup d'esprit. Il ne
montait ni en chaire, ni à la tribune. C'était le roman
qui portait la morale, non la morale qui enveloppait
et légitimait le récit. Avec un Richardson ou un
Jean-Jacques, c'est la prédication toute nue, et sans
artifice, qui fait irruption en littérature : effet d'un
siècle philosophe, je le veux, mais effet surtout
d'une éducation profondément religieuse, fût-elle
incomplète, comme chez Rousseau. L'éducation,
l'économie domestique, le rôle des parents, l'agri-
culture, la dévotion, la débauche, le suicide — que
d'homélies et de sermons dans un seul roman! Il
semble que le roman hérite de l'éloquence de la
chaire épuisée. Il prêche sans pudeur. « Tous les
voiles du cœur, dit Mme de Staël ', ont été déchirés.
Les anciens n auraient jamais fait ainsi de leur âme
un sujet de fictions. » Et on en dirait autant des
classiques, disciples en cela des anciens. Mais voici
qu'une infatigable curiosité s'éveille à l'endroit de la
vie morale, non pas de l'humanité, mais de chaque
homme. Le roman ne parle plus par <w, mais seule-
ment par^'e. Toute une hygiène, toute une pathologie
de l'âme, il n'en faut pas moins à Rousseau.
Si les « cas » font défaut, on en crée. Déjà Richard-
son était singulièrement curieux des cas de con-
science. Dans la Nouvelle Hcloïse, la casuistique fleurit
à chaque page. — Wolmar explique à Mme d'Orbe
1. De VAllem., II, 28.
LES THEORIES MORALES. 301
comment Julie et Saint-Preux sont « toujours
amants » bien qu'ils « ne soient plus qu'amis ».
Comment cela? C'est un cas singulier : « Ce n'est pas
de Julie de Wolmar qu'il est amoureux, c'est de Julie
d'Étunges; il ne me hait point comme le possesseur
de la personne qu'il aime, mais comme le ravisseur
de celle qu'il a aimée.... Il l'aime dans le temps passé,
voilà le vrai mot de l'énigme : ôtez-lui la mémoire,
il n'aura plus d'amour. » Et voilà un homme tran-
quille. « Plus ils se verront seul à seul, plus ils
comprendront aisément leur erreur, en comparant
ce qu'ils sentiront avec ce qiïils auraient autrefois
senti dans une situation pareille. » C'est ainsi que
Rousseau résout les cas de conscience qu'il soulève
complaisamment, et par pur amour de la dialec-
tique. De là, dans son livre, tant de paradoxes cent
fois signalés.
Mais de là aussi, une dignité singulière donnée tout
à coup au roman. Car les sophismes mêmes de Rous-
seau témoignent d'un étrange souci des choses
morales. Il faut, à de certaines époques, pour ramener
l'attention des hommes aux questions vitales, donner
à de certaines vérités l'éclat du paradoxe : la morale
oute nue semble fade : nos apôtres contemporains,
Ibsen, Tolstoï ou M. Dumas fils, font bien senti. Et de
même Rousseau, pour inoculer au roman français
cette inquiétude si noble et si haute du roman
anglais, pour en faire « un ouvrage de morale, où les
vertus et les destinées obscures peuvent trouver des
motifs d'exaltation1 » — a semé dans son œuvre les
sophismes les plus agressifs, parce qu'il était Rous-
seau, d'abord, mais aussi parce quec'étaitpresqueune
nécessité ici, pour frapper fort, de frapper trop fort.
1 Mme de Staël, De ta litt., I, 15.
302 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
Quoi qu'il en soit, jamais révolution plus complète
n'avait transformé encore le roman français. Les
littératures latines vivaient, depuis des siècles, du
théâtre, de l'épopée, de la haute poésie. Le roman,
genre secondaire, était réservé à l'amusement des
heures perdues. Cependant nul genre n'était, au
fond, plus capable d'un renouvellement plus pro-
fond : suffisamment large dans son cadre pour com-
prendre et absorber tout l'essentiel des autres genres,
admirablement propre à développer cette énergie
tenace de l'observation précise qui est le propre
du génie moderne, susceptible d'ailleurs de se plier
aux diversités du talent et aux fantaisies même de
Y humour, il ne restait au roman, pour conquérir la
place laissée vide par le théâtre tragique ou par
l'épopée, qu'à aborder hardiment les plus graves
problèmes. Et c'est ce qu'il a fait avec les Anglais
d'abord, et avec Rousseau à leur suite. D'autres,
avant eux, avaient mis dans le roman de l'esprit, de
la finesse, même du pathétique ; d'autres avaient
charmé, amusé, ému leur siècle. Nul n'avait, dans
un ouvrage d'apparence frivole, porté cette éléva-
tion de sentiments, cette intensité de foi, et, si l'on
peut dire, cette chaleur d'apostolat. Nul n'avait subs-
titué hardiment aux types conventionnels et aux
récits traditionnels, la peinture de l'individu, avec
ses singularités et ses travers, mais aussi avec la puis-
sance de sa conviction personnelle et de son origi-
nalité native.
Par là les romanciers anglais ont mérité d'être ce
que Voltaire souhaitait à Locke et aux philosophes
d'outre-Manche de devenir, « les précepteurs du
genre humain ». Grâce aux uns, comme on l'a dit
justement, le plus pur et le plus sain des idées des
autres a été répandu dans l'univers, « en même
LE SENTIMENT DE LA NATURE. 303
temps que les parties les plus nobles et les plus éle-
vées des doctrines des prêcheurs britanniques ' ».
Grâce à eux, le roman s'est élevé à une dignité qu'il
n'avait jamais connue, celle du plus puissant instru-
ment de propagande des idées. Grâce à eux enfin, —
parce qu'ils avaient préparé la voie et déblayé le ter-
rain, — il a été donné à Jean-Jacques Rousseau, leur
frère par le génie, d'écrire le plus éloquent et le plus
passionné des romans français.
En ce sens donc, la Nouvelle Héloïse est née de
Clarisse Harlowe.
Mais, parce que l'œuvre était susceptible de nou-
veaux progrès, et surtout parce qu'il était Rousseau,
Jean-Jacques a mis dans son roman ce qu'ils n'avaient
pas su y mettre.
En premier lieu, à cette peinture si consciencieuse
de la vie, il manquait un cadre. Le roman à la
Richardson, c'était un drame, mais sans décor.
Rousseau l'avait senti. Il faisait, nous dit Bernardin
de Saint-Pierre, un reproche général à cet auteur,
« celui de n'avoir rattaché le souvenir de ses héros à
aucune localité dont on aurait aimé à reconnaître les
tableaux ». « Il est impossible, disait-il, de se repré-
senter Achille sans voir en même temps les plaines
de Troie. On suit Énée sur les rives du Latium :
Virgile n'est pas seulement le peintre de l'amour et
de la guerre, il est encore le peintre de sa patrie. Ce
trait de génie a manqué à Richardson 2. »
On n'imagine pas à quel point il lui a manqué. Sur
1. J. Jusserand, Le roman anglais, p. 69.
2. Fragments sur J.-J. Rousseau.
304 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
ce point, il reste contemporain de la reine Anne :
« La tête, écrivait Addison après avoir passé les Alpes,
me tourne encore de montagnes et de précipices;
et vous ne sauriez croire à quel point je suis charmé
de voir une plaine1. » « Tout ce qu'on voit ici, dit
Grandison en traversant le mont Cenis, est extrême-
ment misérable » — et cette réflexion lui suffît. Le
paysage idéal, pour Richardson, c'est « une grande
et commode maison de campagne, située dans un
vaste parc », avec quelques constructions « dans le
goût rustique ». Le jardin de Clarisse ne lui sert qu'à
la promenade et à la rêverie. On ne nous le décrit
pas de manière à nous le faire voir, pas plus que
l'auteur de la Princesse de Clèves ne décrit cette
fameuse « allée de saules », si plaisamment signalée
par Stendhal comme un exemple du sentiment de la
nature au xvir3 siècle.
Rousseau — faut-il le rappeler? — mit l'histoire
des tristesses de l'âme dans un cadre inoubliable. Il
associa à ses autres personnages ce nouvel acteur, la
nature, qui souvent joue le premier rôle. « 0 Julie,
que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sen-
sible ! Celui qui l'a reçue doit s'attendre à n'avoir que
peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des
saisons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert ou
serein, régleront sa destinée, et il sera content ou
triste au gré des vents 2. » Or, on se figure malaisé-
ment le pieux et noble Grandison livrant aux vents
le soin de gouverner son harmonieuse personne. On
ne le voit pas associant à ses joies modérées et à ses
tristesses compassées cette amie de toutes les heures
qui est la nature. Il est trop soucieux de sa dignité
1. Lettres : décembre 1701
2. I, 23.
s
ROUSSEAU ET LA NATURE. 305
personnelle pour demander à la « nier vaste », à la
« mer immense », « le calme qui fuit son cœur
agité1 ». Il croirait manquer à cette possession de
soi qui est la marque du gentilhomme en laissant
échapper devant Clémentine ce cri passionné : « Je
trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraî-
che et plus vive, l'air plus pur, le ciel plus serein; le
chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse et
de volupté ; le murmure des eaux inspire une lan-
gueur plus amoureuse; la vigne en fleurs exhale au
loin de plus doux parfums..., on dirait que la terre se
pare pour former à ton heureux amant un lit nuptial
digne de la beauté qu'il adore et du feu qui le con-
sume 2. » Pourtant, c'est là du Shakespeare, et c'est
du Milton. Mais Richardson sort ici de la tradition
nationale : son étroite dévotion lui ferme les yeux.
On a dit que le christianisme, en concentrant
l'homme sur lui-même, tarit en lui les sources du
sentiment de la nature, et qu'en ouvrant les yeux de
rame, il a clos les yeux du corps. Théorie contes-
table : car elle ne tient compte ni des cantiques de
saint François, ni des Méditations de Bossuet, ni de
la poésie de Lamartine, ni de tant d'oeuvres si chré-
tiennes à la fois et si pittoresques. Mais une certaine
dévotion trop claustrale, trop « chambrée » — le
jansénisme ou le piétisme — décolore l'univers : il y
a des cieux qui ne content pas la gloire du Seigneur.
Il y a des âmes qui se flétrissent et se fanent par
l'excès de la vie intérieure.
Puis, il faut l'avouer, c'est un médiocre signe de
santé morale que de livrer son àme « au gré des
vents ». Si, par la pureté de l'atmosphère, par la
1. HI, 26.
2. I, 38.
306 ROUSSEAU ET LA LITTÉRATURE ANGLAISE.
grandeur des horizons, par ce qu'il y a en elle de pri-
mitif et d'auguste, la nature agit comme une pacifica-
trice, il n'en est pas moins vrai, comme Rousseau le
redit assez haut, que « toutes les grandes passions
se forment dans la solitude », et qu'il lui sait gré de
les former. De considérer enfin que la seule sensibi-
lité aux beautés naturelles soit une vertu ou même,
comme le veulent les disciples de Jean-Jacques, la
vertu, c'est un paradoxe, dès qu'on n'admet pas que
la sagesse est de se perdre et de s'annihiler dans les
choses. Un « rousseauiste » célèbre, Shelley, tirait
de la théorie du maître les conséquences extrêmes,
quand il écrivait : « Quiconque est libre de la souil-
lure du plaisir ou du vice, peut s'en aller vers les
champs et vers les bois, aspirant, aux brises du prin-
temps, une joyeuse rénovation de son être, ou pre-
nant aux odeurs et aux sons de l'automne quelque
disposition plus divine encore, la tristesse la plus
douce, qui rend meilleur le cœur apaisé '. » Cette
exaltation exquise devient une récompense, un
encouragement, un don fait à la vertu par « le divin ».
Elle est, ou peu s'en faut, la vertu même. Mais
quelle vertu que celle qui chancelle au moindre
souffle ! Et combien Grandison était plus sûr de lui
que ce faible et flottant Saint-Preux !
C'est que Rousseau est profondément lyrique, ce
que Richardson n'était pas, ou ce qu'il n'était qu'aux
moments rares où le pathétique de son sujet lui don-
nait des ailes et l'enlevait au-dessus des vulgarités
de l'existence.
1. « Whosoever is free from the contamination of luxury and
licence, may go forth to the field and to the woods, inhaling
joyous rénovation from the breath of spring, or catching from
the odours and sounds of autumn some diviner mood of
sweetest sadness, which improves the softened heart » (Essaxj
on christianity).
LE LYRISME DE ROUSSEAU. 307
Rousseau est lyrique par sa conception de l'amour.
Il le conçoit comme plus violent, plus envahissant et
plus sensuel. Clarisse ne peut pas ne pas aimer Love-
lace, mais elle lutte. Julie commence par s'avouer
vaincue, et par le dire : elle n'a « que le choix de ses
fautes ». C'est qu'en effet « l'amour véritable est un
feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres
sentiments, et les anime d'une vigueur nouvelle l ».
Richardson en avait peint l'incomparable puissance
et la noblesse, mais il en avait montré les dangers
aussi. Rousseau, profondément convaincu que « la
froide raison n'a jamais rien fait d'illustre », aboutit
aux mêmes conclusions, mais non sans avoir décrit
avec complaisance le trouble délicieux que met « dans
une âme de feu » la passion, « qui perce et brûle jus-
qu'à la moelle. » En un mot, le poète, chez Jean-
Jacques, répugne à se mettre d'accord avec le mora-
liste. Mais ce que le moraliste y a perdu, le poète,
le grand poète l'a gagné.
Et en même temps qu'il exprime la volupté de
l'amour, il en exprime aussi la mélancolie. — Cela
n'était pas entièrement neuf : Prévost, dans Cléve-
land ou dans Manon Lescaut, et Richardson lui-même,
dans quelques pages de Clarisse, avaient essayé de
rendre l'inquiétude farouche et délicieuse qui suit le
plaisir. Mais ils ne s'étaient pas complus dans la
faute avec cette exaltation. Leurs héros n'avaient pas
cherché dans l'amour l'amertume qui le suit. Ils
n'avaient pas eu cet appétit de « tristesse enchante-
resse » ou de « langueur attendrie 2 ». Ils n'avaient
i. I, 12.
2. « 0 tristesse enchanteresse! ô langueur d'une âme atten-
drie! combien vous surpassez les turbulents plaisirs, et la
gaieté folâtre, et la joie emportée, et tous les transports
qu'une ardeur sans mesure offre aux désirs effrénés des
amants! » (I, 33.)
308 ROUSSEAU ET LA LITTERATURE ANGLAISE.
pas eu non plus, à ce degré, le sentiment de l'irrépa-
rable dans la faute qui nous fait le cœur « vide et
gonflé comme un ballon rempli d'air ' ». Ils n'avaient
pas cultivé en eux « le souvenir amer et délicieux
d'un bonheur qui n'est plus 2 ». Rousseau leur est ici
infiniment supérieur, et toute comparaison serait
vaine. Nul romancier n'avait pleuré des larmes aussi
sincères sur « le doux enchantement de vertu qui
s'est enfui comme un rêve ». Nul poète n'avait dit à
son amante, dans une langue d'une richesse jusque-
là inconnue : « Nos âmes, épuisées d'amour et de
peine, se fondent et coulent comme de l'eau 3 ».
Et personne enfin n'avait revêtu d'une forme aussi
poétique des sentiments aussi sincères. « Il peut être
fort plaisant, écrivait Voltaire, de voir couler une
âme; mais pour l'eau, c'est d'ordinaire quand elle
est épuisée qu'elle ne coule plus *. » Voltaire est
dans son droit; mais nous sommes dans le nôtre en
affirmant qu'il ne comprend pas Rousseau, ni ce qui
fait l'essence du lyrisme, ni enfin ce qui sépare l'au-
teur de Julie de l'auteur de Clarisse. Richardson
écrivait un roman, et Rousseau écrit un poème. L'un
est, quoique très grand romancier, très méchant écri-
vain; l'autre est un incomparable artisan de mots.
L'un n'a aucun style ; l'autre a renouvelé dans ses pro-
fondeurs la langue elle-même.
Sentiment de la nature, mélancolie, lyrisme : sur
tous ces points, qui au fond se réduisent à un,
Rousseau dépasse Richardson de toute la hauteur du
génie.
Mais quelque chose de Richardson a passé dans
1. Il, 17.
2. III, 6.
3. I, 26.
4. Lettres sur la Nouvelle lléloïse.
RICIIARDSON ET LES ROMANTIQUES. 30£
tout lecteur de Rousseau. Il faut noter que, pendant
près d'un siècle, la plupart des disciples de Jean-
Jacques ont été ses disciples aussi. Tous les roman-
tiques d'avant ou d'après la Révolution ont pieu-
sement associé son nom à celui de son glorieux
imitateur.
Bernardin de Saint-Pierre a appris de lui à aimer
et à imiter l'auteur de Clarisse '. André Chénier le
loue en termes passionnés. Mme de Staël confesse
que l'enlèvement de Clarisse a été « le grand événe-
ment de sa jeunesse 2 ». « Hommes de boue, femmes
dépravées, écrivait Ballanche, ne touchez pas les
livres de Richardson,... ils sont sacrés 3! » Chateau-
briand appelle de ses vœux une renaissance de sa
gloire *. Charles Nodier admire ses caractères « naïfs
et sublimes 5 ». Sainte Beuve, dans ses premiers
vers, rappelle avec émotion « les purs amours » de
Clarisse et deClémentine 6. Lamartine fait de Richard-
son une des lectures de sa jeunesse 7. George
Sand s'enthousiasme pour celui que Villemain appe-
lait « le plus grand et peut-être le plus involontaire
imitateur de Shakespeare 8 », et dont Alfred de
Musset a dit qu'il a composé « le premier roman du
monde ».
1. Voir les Fragments sur J.-J. Rousseau.
2. Lady Blennerhasset, Mme de Staël et son temps, t. I, p. 1S5-
3. Du sentiment, 1801, p. 221.
4. Essai sur la litt. anglaise, 5° partie.
5. Des types en littérature.
6. Poésies complètes, p. 352.
1. F. Reyssié, La jeunesse de Lamartine, p. 80.
8. xvine siècle, 21e leçon.
LIVRE III
ROUSSEAU ET L'INFLUENCE ANGLAISE DANS
LA SECONDE MOITIÉ DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE
CHAPITRE I
ROUSSEAU ET LA DIFFUSION DES LITTÉRATURES DU NORD
I. Développement de l'influence anglaise dans la seconde
moitié du siècle. — Relations avec l'Angleterre. — Influence
des mœurs anglaises.
II. Progrès de l'idée de cosmopolitisme. — Diffusion de la
langue et de la littérature anglaises : les journaux, les tra-
ductions.
III. En quoi Rousseau a aidé ce mouvement. — Révolution
qu'il fait dans la critique. — Comment il a uni l'Europe ger-
manique et l'Europe latine.
L'influence anglaise avait préparé les voies à la
révolution littéraire accomplie par Rousseau, et,
inversement dans la seconde moitié du siècle, l'in-
fluence de Rousseau favorisa parmi nous l'expansion
de la littérature anglaise et plus généralement des
littératures germaniques. Le cosmopolitisme est né
en France de l'union du génie latin et du génie ger-
manique en la personne de Jean-Jacques Rousseau.
Vers 1760, au moment où paraît la Nouvelle
312 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Héloïse, « il y avait — suivant l'expression déjà
citée d'un homme du xvnr9 siècle ■ — une épreuve
faite depuis trente ans sur une seule nation voisine,
l'Angleterre : dès longtemps il n'y avait plus aucun
moyen de douter que les croisements des races per-
fectionnent toutes les espèces végétantes et vivantes;
et on devait en conclure que dans l'espèce humaine,
si éminemment perfectible, grâce à la pensée, à la
parole et à la conscience, le croisement des esprits,
qui ont aussi leurs races, doit en produire de presque
divines. » On a essayé de montrer, dans les pages
qui précèdent, ce qu'on devait entendre par ce croise-
ment des races et des esprits. On a tenté de prouver
que Jean -Jacques Rousseau a inoculé à l'esprit
français, comme dit Mme de Staël, « un peu de sève
étrangère ». On s'est efforcé d'appeler l'attention du
lecteur sur un fait trop peu remarqué, « cette jonc-
tion des esprits français et anglais, qui, si nous
considérons ses effets immenses, est le fait le plus
important dans l'histoire du xvme siècle 2 ». On a
voulu mettre en lumière la portée de l'exemple
donné par un grand écrivain français — le plus
populaire de son époque — imitant ouvertement un
modèle anglais : alors même que la dette de Rous-
seau serait moins considérable qu'elle ne Test en
effet, il n'en resterait pas moins que les contempo-
rains ont cru voir cette dette, et qu'ils ont salué avec
joie — sans en discerner très nettement les consé-
quences — cette influence de l'Angleterre sur le
génie de Jean-Jacques. De ce jour, le prestige sécu-
laire de l'esprit latin s'est trouvé ébranlé parmi nous.
Il reste à montrer comment la révolution accomplie
1. Garât, Mém. sur Suard, t. I, p. 153.
2. Buckle, Hist. de la civilis. en Angleterre, trad. fr., t. lit,
p. 74.
VOYAGEURS ANGLAIS. 313
dans notre goût national par Rousseau a favorisé à
son tour l'intelligence d'une grande littérature voi-
sine; comment il s'est trouvé être, à partir de 1760,
l'interprète par excellence de ceux qui, fatigués d'une
longue domination de l'esprit classique, rêvaient,
plus ou moins confusément, d'un renouvellement de
l'art par le génie anglais; comment, grâce à lui, les
œuvres exotiques, suspectes jusque-là ou mal com-
prises, ou admirées seulement de quelques initiés,
ont fait irruption parmi nous.
Dans la seconde moitié du xviir3 siècle, de la fin
de la guerre de Sept Ans jusqu'à la Révolution, l'in-
fluence sociale et intellectuelle de l'Angleterre en
France est allée croissant. Le mouvement dont Vol-
taire, Prévost, Montesquieu avaient été les initiateurs
acquiert, dans ces années décisives, toute sa force.
Comme ce sont les années mêmes où le génie de
Jean-Jacques révolutionne notre littérature et ébranle
les principes admis jusque-là dans notre critique, il
faut rappeler sommairement dans quelle mesure les
circonstances venaient en aide, sans qu'il s'en doutât,
à une œuvre dont lui-même n'a pas sans doute
mesuré la portée.
De 1760 à 1789, les relations deviennent de plus en
plus étroites entre les deux pays. La faveur dont
jouit en France tout ce qui est anglais y attire un
grand nombre d'étrangers fameux : des aventuriers
comme Haies, des poètes comme Gray ', des roman-
1. Le voyage de Gray est de quelques années antérieur. — Voir
dans Gray and his friends, par Duncan C. Tovey (Cambridge,
1890), le journal de son voyage en France et en Italie.
314 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
ciers comme Smollett ', des économistes comme
Arthur Young, des acteurs comme Garrick, des criti-
ques comme Johnson, des philosophes comme Hume
ou Dugald Stewart. On peut, dans un même salon
— celui de d'Holbach, par exemple, — voir passer
successivement David Hume, Wilkes, Shelburne,
Garrick, Priestley et l'Américain Franklin. Certains
de ces hôtes font sensation : Garrick, « le Roscius
anglais », comme l'appelle Diderot, l'ami de Mme Ric-
coboni, qui se prend pour lui d'une « tendre et très
tendre amitié 2 », Garrick, qui rêve de convertir
Voltaire à Shakespeare 3; Wilkes, ce « brouillon »,
comme l'appelle Jean-Jacques, qui se donne pour une
grande victime, étonne tout Paris par son éloquence
fougueuse et se promène partout avec sa fille « comme
OEdipe avec Antigone 4 »; David Hume, qu'on courut
voir, dit un contemporain, comme on fit, jadis,
« pour un rhinocéros qui vint à la foire » : le « lourd
et silencieux » David Hume, « le plus vrai philoso-
phe que je connaisse, disait Rousseau, et le seul his-
torien qui ait jamais écrit avec impartialité5 », son
protecteur, puis son ennemi — combien d'autres! Le
nom d'Anglais, dit Gibbon — qui vint à Paris en 1761,
— était clarum et venerabile nomen gentibus 3, et tous
les salons s'ouvraient devant lui.
1. Voir Peregrine Pickle, chap. 35-50.
2. Voir la dédicace des Lettres de Mme de Sancerre.
3. Cf. Ballantyne, op. cit., p. 271.
4. Garât, Mém. su?' Suard, t. II, p. 91 et suiv. — (Cf. Légier,
Amusements poétiques, Paris, 1769, p. 182 :
Ce républicain intrépide
Qui brave les plus grands revers,
Des mains d'une beauté timide,
Vient à Paris prendre des fers.)
5. Lettre à Mme de Boufflers, août 1762. — Voir aussi Con-
fessions, II, 12.
6. Miscellaneous Works, p. 73. — Voir, sur les voyageurs
FRANÇAIS EN ANGLETERRE 315
Inversement, les Français apprenaient à franchir
la Manche, et « le pèlerinage d'Angleterre » devenait
presque obligatoire. Buckle note avec orgueil que,
sur deux générations d'hommes qui séparent la fin
du règne de Louis XIV du début de la Révolution, il
n'y a presque pas un Français de marque qui n'ait
passé le détroit. L'assertion est un peu hasardeuse
pour la période antérieure à 1750. On citait MM. de
Conflans et de Lauzun, Mmes de Boufflers et du Boc-
cage pour être allés en Angleterre. Un contemporain
remarque avec curiosité que Mme de Boufflers est la
première dame de qualité qui ait tenté le voyage *.
Mais, dans la deuxième moitié du siècle, une excur-
sion en pays anglais fait partie de l'éducation que se
donne tout homme intelligent. La plupart des savants
connus, Buffon, La Condamine, Delisle, Élie de Beau-
mont, Jussieu, Lalande, Nollet, Valmont de Bomare;
la plupart des politiques et des économistes, de Mon-
tesquieu àHelvétius, de Gournay à Morellet, de Mira-
beau à Lafayette ou à Rolland; enfin, de plus en plus,
les simples littérateurs, Grimm, Suard, Duclos et tant
d'autres! se conformaient à l'usage. Dans le cercle
philosophique, où Rousseau vécut si longtemps, on
prêchait d'exemple. L'abbé Le Blanc, l'ami d'Helvé-
tius, passe plusieurs années en Angleterre et en rap-
porte trois gros volumes de lettres, qui complètent,
en un style lourd, mais non sans jugement, Voltaire
et Murait2. Raynal, l'auteur de cette Histoire philoso-
anglais en France au xviiic siècle : Rathery, les Relations
sociales et intellectuelles..., 4e partie, et A. Babeau, les Voya-
geurs en France.
1. Dutens, Journal d'un voyageur, t. I, p. 217.
2. Les Lettres de Le Blanc furent traduites en anglais en
1747 (Londres, 2 vol. in-8) et discutées par les critiques
anglais. — VoirMém. de Trévoux, mai et juin 1746; Nouv. litt.,
janvier 1751; Clément, les Cinq années littér., III, 26; Taba-
raud, Hist. du philosophisme anglais, t. II, p. 443-444.
3 I 6 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
phique des deux Indes si prisée de Franklin et de Gib-
bon, devient à Londres membre de la Société Royale.
Helvétius passe le détroit en 1763, revient « fou à
lier des Anglais » et parle « d'emballer sa femme et
ses enfants » pour aller se fixer à Londres *. D'Hol-
bach, moins anglomane, n'aime qu'une chose de
cette terre de liberté : c'est que « la religion chré-
tienne y est presque éteinte »; mais, une fois de
retour, il traduit prodigieusement de livres anglais,
les moins chrétiens qu'il peut trouver -. Grimm est
enchanté « de la simplicité, du naturel, du bon sens »
britanniques et voudrait rester dans ce pays heu-
reux 3. Necker et sa femme, Duclos, Morellet, Suard,
ne sont guère moins enthousiastes. Il faut noter,
comme un fait très intéressant, que la mode déter-
mine même quelques jeunes gens à compléter leurs
études en Angleterre : le jeune Walckenaer est
envoyé par son oncle à Oxford, puis à Glascow, et
passe quatre ans hors de France; Fontanes y reste
dix-huit mois, peu avant la Révolution, et y apprend
à aimer les poètes anglais, Gray ou Ossian 4.
C'est une révolution dans les mœurs, grosse de
conséquences significatives.
La première est l'influence grandissante des mœurs
anglaises. « L'anglomanie, dit un témoin peu suspect
— Grimm, — et ses progrès effrayants menacent égale-
ment la galanterie des Français, leur esprit de société,
leur goût pour la toilette. » Elle menace, plus géné-
1. Diderot, Œuvres, t. XIX, p. 187.
2. Ibid., t. XX, p. 246 et 308.
3. E. Scherer, Melchior Grimm, p. 254.
4. Noter aussi l'abondance des récits de voyages en Angle-
terre; le Londres de Grosley, souvent réimprimé; les livres de
Lacombe, Chantreau, de Cambry, etc. Il faut signaler tout
spécialement, comme un document curieux, le Voyage philoso-
phique en Angleterre, de Lacoste (Paris, 1787, 2 vol. in-8).
LES MOEURS ANGLAISES. 317
ralement, toute une tradition de grâce aimable et de
sociabilité qui était comme le support de notre litté-
rature classique. A l'esprit de société, elle tend à
substituer, ici comme ailleurs, l'individualisme, qui
en est la négation.
Une aimable comédie de ce temps raille agréable-
ment l'anglomanie. Éraste est anglomane — ce qui
veut dire qu'il transforme son jardin en un monceau
de ruines, qu'il a plein la bouche d'Hogard et d'Hin-
del (sic), qu'il ne boit que du thé, ne monte que des
chevaux anglais, et ne lit que Shakespeare, Otway
et Pope :
Les précepteurs du monde à Londres ont pris naissance.
C'est d'eux qu'il faut prendre leçon...
Je le verrai, ce pays où l'on pense.
Damis, qui le berne, flatte sa manie :
On rit de tout chez les Français;
Sachez, monsieur, qu'en Angleterre
On se pend quelquefois, mais qu'on n'y rit jamais.
Mais surtout notez bien que
A Londres chacun prend la forme qui lui plaît,
On n'y surprend personne en étant ce qu'on est *.
Aussi les anglomanes s'efforcent-ils d'être comme
personne. Les femmes sont « en chemise et en cha-
peau » et en robe courte, après V Emile, pour « tron-
chiner » à l'aise; les hommes, en frac et en gilet,
« marchent la tête haute et se donnent l'air répu-
blicain 2 ». Un magistrat érudit de ce temps, que
ces ridicules inquiètent, se demande ce que nous
valent ces rapports si étroits avec l'Angleterre : « Des
1. Saurin, V Anglomane ou l'Orpheline léguée.
2. Voir Grimm, Corr. litt., mai 1786; îMercier, Tableau de
Paris, t. VII, p. 38 ; Quicherat, Histoire du costume en France,
p. 601.
318 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
goûts bizarres, des manières et un ton plus brusques,
un plus grand nombre de ridicules insupportables....
Reconnaîtrez-vous cet ecclésiastique, ce magistrat,
ce nouveau favori de la Fortune, en bottines, en
fouet, ou un léger roseau à la main, les cheveux
retroussés sous un chapeau à larges bords qui leur
tombent sur les yeux, en frac si étroit qu'il couvre
à peine le dos, et le col enveloppé d'une épaisse cra-
vate? Aurez-vous le temps de vous ranger, de voir
et de laisser passer ce jeune écervelé, monté, comme
un marchand d'orviétan, dans une voiture aussi fra-
gile que dangereuse, qu'il mène plus vite que le vent,
au risque de sa vie et de celle des passants, et qui,
coiffé, habillé, chaussé comme son Jockey, peut être
également dedans ou derrière la voiture, sans que
l'on distingue quel est le maître ou le valet !? » Le
fat à V anglaise, « empaqueté d'une grande vilaine
casaque », crotté jusqu'aux épaules, un peigne sous
le chapeau, se donne pour un philosophe, cite
Addison et Pope et semble dire : « Je pense à pré-
sent. » Cet être pensant « vêtu de vert », dont l'habit
est sans pli, les cheveux sans poudre et la tête tou-
jours couverte — c'est l'anglomane : « Eh! bien,
disait l'un d'eux à l'abbé Le Blanc, comment me
trouvez-vous? N'ai-je pas l'air tout à fait anglais 2? »
Ce sont des ridicules, mais ils témoignent d'une
transformation sociale qui a frappé tous les contem-
porains. Cette mode est démocratique et vulgaire.
Elle reflète une société plus rude et plus fruste, ou
qui voudrait l'être. Louis XV combat cet engouement,
mais Louis XVI, dirigé par Necker vers l'étude de
1. Rigoley de Juvigny, de la Décadence des lettres et des
mœurs, Paris, 1787, in-12, p. 476.
2. Préservatif contre l'anglomanie, Minorque et Paris, 1757.
— Le Blanc, Lettres, t. I, p. 63.
LES MŒURS ANGLAISES. 319
l'Angleterre, la favorise '. A partir de 1774, tout est
à FAngleterre : les costumes, les courses de chevaux,
les clubs 2. — On soupe à l'anglaise, vers quatre ou
cinq heures : comment y aurait-il encore de l'esprit en
France? Un club à V anglaise est un lieu de perdition :
on y mange, dit Fox surpris, des mets exécrables, on
y boit du ponche fait avec de mauvais rhum et on y
lit les gazettes : « Je suis bien aise, conclut Fox après
une soirée de ce genre, de voir qu'en fait d'imitation,
nous ne pouvons pas être plus ridicules que nos chers
voisins 3 ». Cette nouvelle influence sociale modifie
notre tempérament : « L'élégance était à n'en pas
avoir. Les dîners d'hommes, de soi-disant gens d'es-
prit, ou gens de guerre qui n'en avaient guère, avaient
gâté la société. Les lieux communs sur la liberté et
les abus leur faisaient croire qu'ils étaient Anglais;
combien de fois ne leur ai-je pas dit — c'est le prince
de Ligne qui parle : — « Laissez là ces grandes
gazettes en longueur que vous ne savez pas lire. Que
vous font Pitt et Fox, qui se moquent tous les jours
des anglomanes? Vous ne savez pas seulement com-
ment s'appelle l'intendant de votre province 4.... » La
1. Tabaraud, t. II, p. 451.
2. Les dames portent des coiiïures dites « de l'union de la
France et de l'Angleterre » (Mercier, Tableau de Paris). Nombre
de magasins ont des enseignes anglaises et débitent des pro-
duits anglais. Grimm {Corr. litt., [mai 1786) dit qu'on fait
venir d'outre-Manche chevaux, voitures, meubles, bijoux,
étoffes. — On construit à Paris des Vauxhalls à la mode de
Londres, un Colisée, un Ranelagh, le cirque anglais d'Astley,
qui fait courir Paris. Les courses de chevaux font fureur
(voir Le Blanc, Lettres, t. III, p. 151), etc.
3. Cité par Rathery.
4. Prince de Ligne, Mémoires, t. IV, p. 154. — On lit dans
le même écrivain : « Les chevaux et les cabriolets du malin
perdent les jeunes gens à Paris. Les Anglais feront plus de
tort aux Français par leurs modes qu'ils adoptent que par
leur marine.... Tous ces clubs vont les achever. Adieu la poli-
320 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
vie sociale s'en va, et avec elle une part de l'héritage
des ancêtres. Un salon devient une antichambre :
tout le monde se tient debout, même les femmes :
« On vante l'esprit de la maîtresse de maison; mais à
quoi lui sert-il? Un mannequin placé dans un fauteuil
ferait aussi bien les honneurs d'une telle soirée. Elle
est condamnée à rester là jusqu'à trois heures du
matin, et elle ira se coucher sans avoir pu aperce-
voir la moitié des gens qu'elle a reçus.... C'est là une
assemblée à V anglaise l. »
II
Dans une pareille société, le cosmopolitisme intel-
lectuel est la première des vertus. Le mot n'est pas
de cette époque, mais c'est bien alors qu'il entre dans
la circulation 2 :
Le véritable sage est un cosmopolite,
dit un auteur comique 3. « Heureux, s'écrie Sébastien
Mercier, qui connaît le cosmopolitisme littéraire *! »
tesse, la galanterie, l'envie de plaire. On parle du Parlement,
de la Chambre des Communes. On lit le Courrier de l'Europe,
on parle chevaux. On parie. On joue au creps. On boit du triste
vin clairet au lieu du vin de Champagne qui égayait leurs
aïeux et leur inspirait des chansons. Welches, donnez le ton et
ne le recevez jamais. >» (Œuvres, éd. 1796, t. XII, p. 1~3.)
i. Mme de Genlis, Mémoires, t. V, p. 101, et t. VII, p. 10.
2. Au xvie siècle, on trouve surtout la forme cosmopolitain.
En 1605, un écrivain suisse publie à Berne la Comédie du
cosmopolite (Virgile Rossel, Hist. de la litt. française en Suisse,
t. I, p. 464). La forme cosmopolite est mentionnée par le Dic-
tionnaire de Trévoux en 1721, et admise par l'Académie en 1762.
En 1750, un certain Monbron publie le Cosmopolite ou le
Citoyen du monde, et en 1762 Chéviier donne le Cosmopolite
ou les Contradictions.
3. Palissot, les Philosophes, III. 4.
4. Sébastien Mercier, Préface de Jeanne d'Arc.
DIFFUSION DE LA LANGUE. 321
Un voyageur affirme qu' « après les femmes, le pre-
mier titre à Paris, c'est celui d'étranger l ». Et Fran-
klin note de même qu'on a pour les étrangers en
France le même respect qu'on a en Angleterre pour
une dame 2.
A la faveur de cet engouement pour tout ce qui est
exotique, la connaissance d'une au moins des langues
étrangères se précise et se répand de façon très
remarquable.
L'anglais avait rebuté longtemps par la dureté de
sa prononciation « inconcevable », comme dit La
Harpe — qui ne le sut jamais. Il n'y a, pensait Le
Blanc, « qu'une oreille du Nord » qui puisse souffrir
des sons si durs qu'ils paraissent heurter les prin-
cipes de l'articulation humaine 3 ». « Je ne conçois pas,
écrivait naïvement Fréron à Desfontaines, comment
une nation si délicate et si spirituelle peut se servir
d'un pareil langage pour composer des ouvrages
d'esprit. Puis-je m'imaginer que Gulliver, Paméla ou
Joseph Andrews s'expriment en une langue si dure? »
et il exprimait l'espoir que bientôt les Anglais se
décideraient à leur écrire leurs livres en français,
« langue douce, expressive, coulante, harmo-
nieuse 4 ». Louis XV s'opposait d'ailleurs à l'ensei-
gnement de l'anglais, et comme Paris -Duverney,
directeur de l'École militaire, lui proposait d'y intro-
duire pour les élèves de marine des cours de cette
langue, il répondait avec humeur : « Les Anglais ont
perdu l'esprit de mon royaume; n'exposons pas la
génération naissante au danger d'être pervertie elle-
même 5. »
1. John Moore, Lettres d'un voyageur anglais, Paris, 1788, t. I.
2. Correspondance, trad. Éd. Laboulaye.
3. Lettres, t. 1, p. 75 et suiv.
4. Observ. sur les écrits mod., t. XXXIII (1743), p. 285.
5. Tabaraud, t. II, p. 447.
21
322 ROUSSEAU ET i/lNFLUENCE ANGLAISE.
Voltaire, le premier, avait réagi contre ce préjugé.
A son retour d'Angleterre, il avait converti Thiériot,
Mme du Chàtelet, l'abbé de Sade l. A un jeune homme
qui lui demandait des conseils sur le métier de journa-
liste, il répondait hardiment dès 1737 : « Il faut qu'un
bon journaliste sache au moins l'anglais et l'italien : car
il y a beaucoup d'ouvrages de génie dans ces langues,
et le génie n'est presque jamais traduit.... Ce sont, je
crois, les deux langues de l'Europe les plus néces-
saires à un Français 2. » Quelques années après, sa
propagande avait porté ses fruits. Vers le milieu du
siècle la mode est, pour les femmes, même en pro-
vince, d'apprendre l'anglais : « Il n'est point d'Ar-
mande ou de Bélise » qui ne se livre à cette étude \
Les instruments de travail se multiplient : la gram-
maire et le dictionnaire de Boyer provoquent de
nombreuses imitations '\ En 1755, le Journal étranger
rend longuement compte du dictionnaire de Johnson
et en traduit la préface 5. Mais, dès 1739, Prévost
affirme que l'étude de l'anglais est devenue une partie
essentielle de « la belle littérature c ». Un voyageur
anglais est frappé du changement qui se produit :
« Il y a trente ans, un Français qui aurait su deux
ou trois idiomes étrangers eût passé pour un phéno-
mène : aujourd'hui beaucoup de gens lisent dans le
texte les discours qui se prononcent au Parlement 7 ».
1. Lettre à l'abbé de Sade, 13 novembre 1733.
2. Conseils à un journaliste : Œuvres, t. XXII, p. 2G1.
3. Le Blanc, Lettres, t. II, p. 465. — Voir aussi La Harpe.
Cours de litt., t. III, p. 224.
4. Grammaires de J. Wallis, Mauger et Festeau, Peytou,
Siret, Rogissard, Lavery, Gautier, Berry, O'Reilly, Flint.
Dumay, etc.; dictionnaires de Boyer, Brady, Chambaud et
Robinet, etc.
5. Juin 1755 et décembre 1756.
6. Pour et Contre, t. XVIII.
7. Premier et secojid voyage de Milord"* à Paris, t. III,
p. 153.
DIFFUSION DE LA LANGUE. 323
Sous le règne de Louis XVI, une Société philologique
se fonde à Paris pour l'étude des langues étran-
gères, en même temps que pour faciliter celle du
français aux étrangers f. Grimm constate que la seule
langue qui entre essentiellement dans le plan des
éducations à la mode est la langue de Shakespeare 2.
Mercier note que la lecture des papiers anglais est
devenue aussi commune à Paris qu'elle était rare il y
a un demi-siècle 3. Un journal spécial, les Papiers
anglais, publie chaque semaine dans les deux langues
les plus intéressants articles des journaux d'outre-
Manche, et Fréron note le succès de cette combi-
naison, qui permet d'apprendre la langue tout en se
mettant au fait des événements du jour \ Buckle a
dressé une longue liste de tous les Français connus,
qui ont pris la peine, au siècle dernier, d'apprendre
l'anglais : elle comprend — ou peu s'en faut — tous
les écrivains de marque de l'époque 5, et permet de
mesurer, mieux que bien des considérations géné-
rales, la profondeur et l'étendue de l'influence an-
glaise. Assurément, cette connaissance n'était pas
toujours exacte ni complète; mais elle est très répan-
due, et presque générale — ce qui est significatif.
Bon nombre de mots anglais, introduits alors dans
la langue, témoignent de cette vogue : les usages
nouveaux amènent les nouveaux mots : on va au
club, on boit du potiche, on joue au whisk; « les maî-
tres d'hôtel, dit Voltaire, servent à présent des rost-
hifs de mouton.... Notre jargon deviendra ce qu'il
1. Babcau, Paris en 1789, p. 339.
2. Corr. litt., mai 1786.
3. Tableau de Paris, t. XI, p. 128.
4. 11 y eut aussi d'assez nombreux Musées à l'anglaise, dans
plusieurs villes : le Musée de Paris, la Société olympique, etc.
5. Buckle, t. III, p. 81.
324 ROUSSEAU ET L'INFLUENCE ANGLAISE.
pourra 4 ». Le fait est que les anglomanes le met-
taient à de rudes épreuves : une dame se nomme
une ladi2; une loi devient un bilz\ Monsieur se dit
Sir, même contre toutes les règles de la langue :
passe encore pour : « Sir, voulez-vous du thé? » Mais
« à Sir donnez un verre d'eau 4 » n'est ni de l'anglais
ni du français. Un « plaisant sérieux » est un « homme
d'humour » 5 et il est de bon ton, au lieu d'avoir des
vapeurs, d'avoir le spleen 6.
Dans la seconde moitié du siècle, le « démon tra-
ducteur » fait rage. Point de libraire qui n'ait des
traducteurs à gages 7. Desfontaines, Mme du Boccage,
Dupré de Saint-Maur, Du Resnel, Saint-Hyacinthe,
Van Effen, avaient ouvert la voie. Même, le Pcu*adis
Perdu avait mené Dupré de Saint-Maur à l'Aca-
démie. Ils eurent d'innombrables successeurs, depuis
Leclerc de Septchênes jusqu'à Frenais, traducteur
de Sterne, depuis l'abbé Yart, auteur d'une volumi-
neuse Idée de la poésie anglaise, jusqu'au « fatal
Monsieur Eidous, » qui traduisait, au dire de Grimm,
un volume par mois. Les femmes s'en mêlèrent et
firent « leur traductionnette », pour se donner un
1. Lettre à Linguet, publiée dans le Journ. encyriop., sep-
tembre 1769.
2. Prévost, Mém. d'un homme de qualité, t. II, p. 254 :
« C'est une charmante ladi ».
3. François de Neufchàteau, Paméla, IV, 12 :
Dans vos bills dès longtemps mon supplice est écrit.
Le mot se trouve déjà dans le Dictionnaire de Trévoux (U04) .
4. Ibid., II, 12.
5. Suard, Mélanges de litt., t. IV, p. 366. — Murait donne
la première définition de Yhumour. Voir aussi Le Blanc,
Lettres, t. 1, p. 79. — On essaya de distinguer Yhumour, ou,
comme dit Garât, Yhyumour (Mém. sur Suard, t. II, p. 92), du
whim (voir le Journal encyclop., 1er juin 1786).
6. Sur le spleen ou « vapeurs anglaises », voir Cléveland:
Le Blanc, t. 1, p. 169; Bezenval, Mémoires, t. IV, etc.
7. Journal encyclop., février 1761.
LES JOURNAUX COSMOPOLITES. 325
air d'auteur ' : Mme de Bouflïers traduit des chan-
sons anglaises, la présidente de Meynières se met
aux historiens, la duchesse d'Aiguillon s'attaque à
Ossian. Des écrivains en vue, Prévost, Diderot,
d'Holbach, Suard, se font traducteurs. D'autres, plus
modestes ou plus médiocres, fondent toute leur for-
tune sur leur connaissance de l'anglais : tel La Place,
le premier adaptateur de Shakespeare, qui, pour
avoir été élevé dans le collège des jésuites anglais
de Saint-Omer, se flattait de savoir deux langues, et,
en fait, n'en savait aucune. Mais ce fut pourtant « la
cause de sa petite fortune » : La Place traduit la
Venise sauvée d'Otway, traduit le Théâtre anglais,
en huit volumes, traduit Tom Jones, traduit tout ce
qu'on veut — et devient, grâce à tant de traductions,
et à Mme de Pompadour, directeur du Mercure 2.
Un autre, le fameux Letourneur, « secrétaire de la
librairie », disait Voltaire, « mais non secrétaire
du bon goût » , étend encore ce genre de com-
merce, fonde une véritable entreprise de traductions
avec Fontaine-Malherbe, le comte de Catuélan, le
chevalier de Rutlidge et d'autres, met en français
Shakespeare, Richardson, Young, Ossian et, après
avoir tant traduit, trouve le moyen de laisser encore,
en mourant, quelques morceaux de traduction iné-
dits que ses amis publient pieusement, avec sa
biographie 3.
Ce qui est plus important, c'est que, pour satis-
faire à ce goût d'exotisme qui allait croissant, des
journaux se fondaient — non plus à la Haye ou à
1. Mercier, Tableau, t. XI, p. 130.
2. La Harpe : Notice sur La Place, dans le Cours de littéra-
ture.
3. Le Jardin anglais ou Variétés tant originales que traduites :
ouvrage posthume avec notice de l'auteur, Paris, 1788, 2 vol.
in 12.
326 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Londres, — qui faisaient la part très grande aux
choses anglaises, quand ils ne leur étaient pas exclu-
sivement consacrés.
La plupart des journaux littéraires de ce temps
professent que le cosmopolitisme établit « un com-
merce tout à fait digne des nations éclairées qui
composent la confédération européenne ! ». Ceux
même qui étaient d'abord hostiles au mouvement
finissent par céder à la mode : Fréron, d'abord assez
fermé aux littératures étrangères, en devient mainte-
nant très curieux : il fait, dans son Année littéraire,
une large place aux livres allemands et anglais, se
lie avec Letourneur, correspond avec Garrick. Le
Journal encyclopédique, de Pierre Rousseau, est une
mine de renseignements pour l'étude des rapports
de la France avec l'Europe au xvme siècle, et on
en dirait autant de cet Esprit des journaux, dont
l'énorme collection renferme un choix si curieux
des meilleurs articles de tous les journaux du monde,
— et qui faisait les délices de Sainte-Beuve. Qui
n'a jamais feuilleté les deux cent quatre-vingt-huit
volumes du Journal encyclopédique ou les quatre
cent quatre-vingt-quinze volumes de l'Esprit des
journaux 2, ne soupçonne pas la curiosité qu'exci-
taient les productions étrangères parmi nous.
Mais, à côté de ces recueils généraux, des revues
spéciales se fondaient : à l'exemple de la Bibliothèque
germanique ou de la Bibliothèque italique, il y eut un
Traducteur, qui résumait les périodiques anglais,
une Bibliothèque des romans anglais, un Censeur uni-
versel anglais ou « Revue générale, critique et
1. Coït, lit t., août 1772.
2. L'Esprit des journaux français et étrangers parut du mois
de juillet 1772 au mois d'avril 1818. — Le Journal encyclopé-
dique parut de l'année 1*56 à l'année 1773.
LE « JOURNAL ETRANGER ». 327
impartiale de toutes les productions anglaises1 »\
— nombre de tentatives qui auraient fort étonné
l'Ariste du P. Bouhours — celui qui estimait « que
les beaux esprits sont un peu plus rares dans les
pays froids ».
Le plus célèbre, et le plus digne de mémoire, de
ces recueils cosmopolites fut le Journal étranger, qui
parut de 1754 à 1762, et qui eut successivement
pour directeurs Prévost, Fréron, Arnaud et Suard.
Fondé en avril 1754, le Journal eut tour à tour un
caractère plus scientifique avec Prévost, plus poli-
tique sous Fréron, plus littéraire enfin sous Arnaud
et Suard. A diverses reprises, le titre et les divisions
en furent remaniés 2. En octobre 1756, après le départ
de Fréron, le plan s'étendit : on s'assura des corres-
pondants réguliers en Orient, à Rome, à Livourne,
à Florence, à Gôttingue, à Leipzig, à Dresde, à
Stockholm, à Londres — et les correspondances
furent plus informées et plus abondantes. Mais
l'esprit du recueil se maintint le même : dès sa
fondation, il s'était proposé d'unir « les génies des
diverses nations », de mettre en relations « les écri-
vains de tous les pays », de permettre « au public
cosmopolite » de « décider ces vaines préférences
1. Voir Halin, Histoire de lapresse, t. III, p. 114.
2. Le Journal étranger a été, en général, inexactement
décrit par les bibliographies. — Il porte successivement le
titre de Journal étranger, ouvrage périodique. A Paris, au
bureau du Journal étranger,... puis, à partir de 1756, celui de
Journal étranger ou notice exacte et détaillée des ouvrages de
toutes les nations étrangères, en fait d'arts, de sciences, de litté-
rature, etc., par M. Fréron... (Paris, Michel Lambert). En 1756,
il reprend son premier titre. En 1760, il porte sur le titre le
nom de l'abbé Arnaud et paraît sous la protection du Dauphin.
— La collection complète va d'avril 1754 à août 1702 (46 volumes
in-12) : il manque le mois de décembre 1754 et toute l'année
1759. — La direction de Prévost va de janvier à août 1755;
celle de Fréron, d'août 1755 à octobre 1756.
328 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
qui divisent les peuples de l'Europe » et d'apprendre
à la France « à ne plus s'attribuer ce don exclusif de
penser, dont la prétention seule fournirait presque un
titre contraire, à ne plus hasarder ces railleries indé-
centes et capables de faire haïr un peuple de tous
les autres, à ne plus marquer ce mépris offensant
pour des nations estimables, qui n'est qu'un reste
des préjugés barbares de l'ancienne ignorance. » Ce
qu'il faut enfin, c'est « naturaliser pour ainsi dire la
raison chez tous les peuples, et lui donner par-dessus
tout une certaine universalité qui semble lui man-
quer encore * ». En un mot, le Journal étranger se
proposait de reprendre, en l'élargissant, l'idée qui
avait guidé, dans la rédaction de leurs recueils, les
critiques réfugiés. Une lettre sur l'état de la littéra-
ture en Pologne y coudoie un mémoire sur les fabu-
listes allemands. On y parle tantôt des écrivains por-
tugais, et tantôt des poètes arabes. Winckelmann,
Kleist, Klopstock ou Lessing se trouvent confondus
avec Goldoni ou Métastase. Mais surtout l'Angleterre
fournit des numéros entiers : « Nous savons, écri-
vaient les auteurs, combien la littérature anglaise est
devenue nécessaire à notre journal. Le goût vif et
presque exclusif, qu'on a partout pour toutes les
productions britanniques nous fait une loi de nous
conformer en ce point au vœu général 2. » Dès les
premiers volumes, Hume, Johnson, Foote, Glover,
Milton, ou même Ghaucer, Spenser et Ben Jonson,
font les frais du recueil, soit par des traductions
partielles, soit par des biographies. Sous l'impul-
sion de Suard, les écrivains anglais y furent étudiés
de plus près encore.
1. Avril 1754. — Comparer, dans l'année 1760, le Discours
préliminaire d'Arnaud sur le caractère des principales langues
de l'Europe.
2. Septembre 1757.
LA « GAZETTE LITTERAIRE ». 329
Suard, esprit fin et délicat — dont on a dit qu'il était
u comme le portrait en pied d'un Français ' », —
s'était fait, de l'Angleterre, une province. Il savait
à fond la langue, traduisit Roberlson et peut-être
Y Essai sur Shakespeare de Mme Monlague, fit trois
voyages à Londres, dont l'un avec Necker, et vit
jouer Garrick dans le Jioi Lear. On le citait, dit son
biographe, pour « sa confiance imperturbable dans
ses connaissances ainsi acquises sur la Grande-Bre-
tagne ». Dès qu'il s'agissait de l'Angleterre, « il avait
l'air de prendre le fauteuil du président 2 », et son
salon était le rendez-vous de tous les anglomanes
de Paris.
Le Journal étranger fut remplacé en 1764 par la
Gazette littéraire 3, sous la même direction et dans
le même esprit. La Gazette est la suite naturelle du
Journal. Comme lui, elle « s'attachera particulière-
ment à rendre compte de la littérature étrangère,
dont la connaissance importe plus qu'on ne pense
à l'avancement de la raison et du goût 4 ». Elle
s'appuiera, pour ses informations, sur le personnel
diplomatique, et s'autorisera de l'appui du ministre
des affaires étrangères 8.
Voltaire y collabora et y rendit compte de plu-
sieurs livres anglais, notamment des discours de
Sidney sur le gouvernement et des lettres de lady
Montagu. Mais cette illustre collaboration était irré-
gulière, et d'ailleurs les directeurs étaient paresseux
1. Garât, Mém. sur Suard, t. 1, p. 133.
2. lùid., p. 78.
3. Gazette littéraire de l'Europe, à Paris, de l'imprimerie de
la Gazette de France, aux galeries du Louvre (mars 1764-
août 176o), G vol. in-8.
4. T. I, p. 7.
5. Cette protection officielle inquiéta le Journal des savants,
qui se crut lésé dans ses droits et protesta, inutilement d'ail-
leurs, par la bouche deChoiseul.
330 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
et trop occupés de la Gazelle de France, qu'ils rédi-
geaient aussi. Quand la Gazette littéraire cessa de
paraître, en août 1765, ils avaient du moins démontré
à toutes les nations de l'Europe, suivant le mot de
l'abbé Arnaud, « qu'il n'est permis à personne d'af-
fecter la tyrannie ».
« Dans la ridicule dispute sur les anciens et les
modernes, les partisans de l'antiquité demandaient
avec raison qu'avant de juger Homère, on se trans-
portât dans les temps dont ce poète peint les mœurs
et les personnages. Nous devons à tout ce qui est
étranger la même justice. Il faut nous mettre au point
de vue où ils sont, pour juger de la manière dont ils
virent l. » — Ainsi les aspirations confuses de tous
ceux qui espéraient un rapprochement de la France
et des nations germaniques trouvaient un aliment
dans les journaux, miroir fidèle de l'opinion pu-
blique.
III
Entre ces aspirations vagues, que suscitait en
France la lecture des étrangers anglais, — Rousseau
fut le lien commun. Il les anima, les vivifia, leur
donna un corps. Grâce à lui — et par ce qu'il avait
écrit, — on lut et on goûta Sterne, Ossian, Young,
Hervey, ou Shakespeare lui-même, qui tous avaient
exprimé dans une autre langue des sentiments ana-
logues à ceux qu'il exprimait, qui tous étaient,
comme lui, sensibles, mélancoliques et lyriques. Les
admirateurs de ces écrivains — dont la plupart sont
antérieurs à Rousseau — sont les admirateurs mêmes
de Jean-Jacques. Entre ces deux courants qui, en
1. Journal étranger, janvier 1760.
IDEES LITTÉRAIRES DE ROUSSEAU. 331
France d'une part, en Angleterre et en Allemagne de
l'autre, menaient la littérature vers un renouvelle-
ment des sources de l'inspiration, une jonction va se
produire. Pour la première fois, la France, pays de
langue latine, aura la conscience de sentir, d'imaginer
et de penser comme les pays de langue germanique, et
quand on cherchera des ancêtres et des précurseurs
à Rousseau, ce n'est plus dans l'antiquité classique,
mais à l'étranger qu'il faudra les chercher.
Comment dès lors la critique n'eût-elle pas dis-
tingué, avec Mme de Staël, un génie du Nord —
représenté par les Anglais, par Rousseau et par les
Allemands qui se sont inspirés de lui — et un génie
du Midi, qui est celui des nations latines livrées à
elles-mêmes? Assurément, une pareille distinction
n'a rien de rigoureux, et peut-être même n'est-elle
pas fondée en nature. Mais on écrit ici l'histoire
d'une idée — qui a porté ses fruits dans le monde,
— plutôt qu'on n'examine l'exactitude d'une théorie.
Le cosmopolitisme date, en littérature, de Jean-
Jacques Rousseau, — parce que Rousseau a déplacé
la base de la critique.
Personne ne doutait jusque-là, du moins en France,
qu'il n'y eût certaines règles qui président à la com-
position d'un livre, épopée ou satire, drame ou
sermon. On disputait de la nature de ces règles,
mais on ne doutait pas de leur existence, et on tom-
bait généralement d'accord sur quelques principes
essentiels, légués par la critique ancienne. On croyait,
en un mot, qu'il y a un art de penser et même d'ima-
giner ou de sentir comme il faut. Jean-Jacques sentit
et imagina contre toutes les règles. Il proclama hau-
tement qu'il n'était fait comme aucun de ceux qu'il
avait vus, et qu'il « osait croire n'être fait comme
aucun de ceux qui existent ». Ce n'était rien de le
332 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
dire : il le prouva par l'exemple, et réclama pour
l'individu le droit d'aimer et d'admirer, sans con-
sulter d'autre guide que lui-même.
La révolution était considérable, mais elle n'était
une révolution qu'en France. C'est en vain, procla-
mait Rousseau, qu'on prétendait refondre tous les
esprits « sur un modèle commun ». Pour changer un
esprit, il faudrait changer un caractère, qui lui-même
est subordonné à « un tempérament ». Car le tempé-
rament — ou la sensibilité, — c'est le fond de
l'homme. « 11 ne s'agit donc point de changer le
caractère et de plier le naturel, mais au contraire de
le pousser aussi loin qu'il peut aller. » — Mais ses
précurseurs anglais en avaient dit autant, et long-
temps avant lui, Young, l'auteur des Nuits — adres-
sant à Richardson ses Conjectures sur la compo-
sition originale, qui eurent une certaine réputation
au siècle dernier, — s'exprimait ainsi : « Nous nais-
sons tous originaux : comment donc arrive-t-il
que nous mourions tous copies? Est-ce la faute de la
nature? Non. La nature ne crée point deux âmes
semblables en tout, comme elle ne fait point deux
visages qui se ressemblent parfaitement. C'est donc
la faute de l'homme » ; et il proposait le même
remède que Jean-Jacques : rentrons en nous-mêmes,
et cherchons à développer ce qui nous appartient en
propre, notre tempérament : « Connais-toi.... Rien
n'est si près, rien n'est si loin de nous que notre
àme. » Rousseau n'a jamais dit autre chose; peut-être
même n'a-t-il pas tiré la conclusion de son principe
avec autant de rigueur que Young, opposant tout
l'effort de l'antiquité aux horizons illimités de l'ave-
nir : « Quel est celui qui a sondé l'abîme de l'esprit
humain? Ses bornes ne sont pas moins inconnues
que celles de l'univers.... Serait-il impossible que les
ROUSSEAU ET LA CRITIQUE LITTÉRAIRE. 333
dernières copies que le créateur doit tirer de rame
humaine ne fussent aussi les plus correctes et les
plus belles *? »
Le rôle de Rousseau dans la critique est précisé-
ment d'avoir substitué, à ridée d'un goût absolu —
parfaitement réalisée dans quelques œuvres de génie,
— la notion d'un goût relatif, variable suivant les
époques et les pays. Le goût, dit-il expressément,
« n'est que la faculté de juger ce qui plaît ou déplaît
au plus grand nombre 2 ». Voyez plutôt comme
l'homme est divers, suivant qu'il habite au nord ou
au midi, qu'il est né au ior siècle et au xv°. Voyez-le à
ses origines, et essayez d'évoquer sa vie sauvage et
simple, l'éveil très lent de son esprit à une existence
plus complète, sa lutte avec cette terre « abandonnée
à sa fertilité naturelle et couverte de forêts immenses
que la cognée ne mutila jamais 3 ». Quel rapport
entre cet être grossier et l'homme de nos salons,
qu'on essaie de nous donner, dans les livres, pour le
type de l'homme? — De même, Saint-Preux fait le
tour du monde et essaie, en s'éloignant dans l'es-
pace, de se donner l'illusion de l'éloignement dans le
temps : il parcourt et « les mers orageuses qui sont
sous le cercle antarctique » et l'Océan, où l'homme
est l'ennemi de l'homme, et « ces vastes et malheu-
reuses contrées qui ne semblent destinées qu'à cou-
vrir la terre de troupeaux d'esclaves *. » Quelle ana-
logie entre un Hottentot, un Indien du Congo, un
Caraïbe des Antilles 5, et les héros de nos tragédies
ou de nos romans? — Plus près de nous enfin, ne
1. Traduction de Letourneur : voir le Discours préliminaire
des Nuits.
2. Emile, I. IV.
3. Disc, sur Vinégalité, lre partie.
4. Noue, llél., IV, 3.
5. Voir les curieuses notes du Discours sur Vinégalité.
334 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
faut-il pas songer à ces milliers d'âmes dont il n'est
jamais question dans nos livres, presque aussi incon-
nues de nos écrivains que celles du nègre d'Afrique
ou du Chinois? Ainsi Rousseau a, au plus haut degré,
le sentiment de la diversité presque infinie de notre
nature — sentiment tout à fait étranger à la critique
classique; et il en tire cette conséquence que, si les
modèles sont en nombre presque indéterminé, il
reste donc à peindre presque toute l'humanité . « On
dirait, écrit Mme de Staël, interprète fidèle de
Rousseau, que la logique est le fondement des arts »,
et cette « nature ondoyante » dont parle Montaigne,
est bannie de nos livres. Il faut rendre à cette
nature ondoyante la place qui lui revient, et se per-
suader que le goût ne consiste pas à la réduire aux
cadres étroits de notre logique de Français et d'Oc-
cidentaux.
Mais cela, bien d'autres, comme un Young, l'avaient
pressenti avant Rousseau. La supériorité de Jean-
Jacques est de l'avoir prouvé par son propre exemple,
et d'avoir trouvé en lui-même la plus éclatante jus-
tification de ses idées. C'est pourquoi il a été le guide
et le maître de l'Europe. La France, mais aussi l'Alle-
magne, l'Angleterre, l'Italie ou l'Espagne — tous
ceux qui, en tout pays, s'étaient retrouvés déjà dans
les écrivains anglais, — se reconnaissent, plus com-
plètement encore, en Rousseau. Aucun écrivain n'a
eu autant de patries à la fois; aucun n'a parlé à plus
de cœurs et d'esprits; aucun n'a abattu plus de bar-
rières ei supprimé plus de frontières. — De lui, date
la littérature européenne.
Les écrivains allemands le saluent comme un
libérateur. Schiller se nourrit de Julie, et compose
les Brigands ou Fiesque sous l'inspiration de son
auteur. Le jeune Goethe s'éprend de lui et fait
RÔLE EUROPÉEN DE ROUSSEAU. 335
chaque jour, à Strasbourg, des extraits de ses
œuvres. Herder l'invoque en termes passionnés :
« C'est moi-même que je veux chercher, pour me
trouver enfin et ne plus me perdre; viens, Rousseau,
et sois mon guide ! ! » Lessing éprouve pour lui un
« respect secret ». Kant suspend son portrait dans
son cabinet de travail. Lenz demande qu'on lui élève
une statue, en face de celle de Shakespeare. Pour
beaucoup d'écrivains de ce temps, il est un apôtre,
ou, comme disait Herder à sa fiancée, « un saint, un
prophète; peu s'en faut que je ne lui adresse des
prières ». A sa mort, Schiller le célèbre comme un
martyr :
Le sage meurt au temps de lumière où nous sommes.
Socrate fut martyr des sophistes anciens;
Rousseau pâtit, Rousseau tombe sous les chrétiens,
Rousseau qui des chrétiens voulut faire des hommes 2.
Son succès ne fut guère moindre dans cette Angle-
terre à laquelle il devait tant. A vrai dire, son art y
parut moins nouveau peut-être qu'en Allemagne. Car
beaucoup des sentiments qu'il avait exprimés étaient
familiers déjà à la littérature anglaise. Avant Rous-
seau, Richardson, Fielding et Sterne avaient créé le
roman sentimental et bourgeois. Son lyrisme même
n'apportait rien d'absolument nouveau : « Trente
ans avant Rousseau, Thomson avait exprimé tous
les sentiments de Rousseau, presque dans le même
style 3 ». Toute une école poétique avait célébré
avant lui la mélancolie, depuis les Nuits d'Young,
1. C. Joret, Herder, p. 323.
2. Traduction de Marc Monnier (Jean-Jacques Rousseau et les
étrangers, dans : Rousseau jugé par les Genevois d'aujour-
d'hui). — Voir aussi, sur le succès de Rousseau en Allemagne,
Erich Schmidt : Richardson, Rousseau und Goethe.
3. Tainc, Lilt. angl., t. IV, p. 224.
336 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
qui sont de 1742, jusqu'aux premiers fragments
d'Ossian, publiés en 1760. Mais Rousseau donna à
ces sentiments une expression plus vraiment poé-
tique. C'est pourquoi il fut l'un des maîtres des
romantiques anglais, de Cowper, qui l'invoque en
beaux vers, de Shelley, qui se réclame sans celle de
lui, de Byron, qui le lit dans l'adolescence et lui reste
fidèle dans l'âge mûr *. Beaucoup de poètes anglais
du dernier siècle et aussi du xixe auraient pu dire,
comme George Eliot : « Rousseau a vivifié mon âme
et éveillé en moi des facultés nouvelles1 ». On ne
peut écrire l'histoire de la littérature européenne
depuis un siècle et demi sans prononcer son nom.
C'est qu'il a uni en lui le génie de l'Europe latine
à celui de l'Europe germanique.
Mais, si son œuvre philosophique est surtout l'ex-
pression du génie latin, la révolution littéraire qu'il
a accomplie a profité surtout au génie germanique
ou, comme dira Mme de Staël, aux littératures du
Nord. Le triomphe de Rousseau marque l'avènement
de ces littératures; son influence sera désormais insé-
parable de leur influence. Et cela, dès le xvme siècle,
et dès avant la Révolution.
Je ne me propose pas d'écrire ici l'histoire des rap-
ports de la France avec l'Angleterre et l'Allemagne
de 1760 à 1789. — J'essayerai de montrer seulement
comment le succès de Jean-Jacques Rousseau a pro-
voqué celui de quelques écrivains étrangers, ses
précurseurs et ses contemporains, dont le génie avait
une parenté étroite avec le sien, et dont l'influence
se confond avec la sienne.
1. Voir 0. Schmidt, Rousseau und Byron, Greifswald, 1889,
in-8.
2. H. Rigault, la Querelle des anciens et des modernes, p. 43.
CHAPITRE II
L'iNFLUBNCE ANGLAISE ET LE «OMAN SENTIMENTAL
I. Sterne et le roman sentimental. — Que Sterne met à la
mode, comme Rousseau, la confession sentimentale. — Son
voyage à Parrs. — Ses amours. — Le culte du moi.
IL Que le xvme siècle n'a pas compris son humour, mais qu'il
aime de lui l'affectation de parler de soi, comme Rousseau,
et de s'attendrir sur lui-même. — Sens et portée de l'in-
fluence que son œuvre exerce en France.
I
Quelques mois après l'apparition de la Nouvelle
Héloïse — au moment même où Diderot publiait son
retentissant Eloge de Richardson, — on vit arriver à
Paris un des hommes les plus singuliers que le siècle
ait produits. Laurence Sterne, avec une santé faible,
avait un caractère débordant, une sensibilité pro-
fonde, un génie étrange. Un contemporain dit qu'il
« donna des émotions nouvelles aux âmes tendres
par la sensibilité la plus naïve, la plus prompte et
la plus touchante 1 ». Suard lui demandait un jour
de définir lui-même sa propre personnalité : Sterne
répondit qu'il apercevait trois causes qui avaient fait
de lui un homme semblable à nul autre : la lecture
1. Garât, Mém. sur Suard, t. II, p. 135.
22
338 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
quotidienne de la Bible, — l'étude de la philosophie
de Locke, « philosophie sainte, sans laquelle il n'y
aura jamais sur la terre ni vraie religion universelle,
ni vraie morale, ni vraie puissance de l'homme sur
la nature », — enfin, et par-dessus tout, « une de
ces organisations où prédomine le principe sacré qui
forme l'âme, cette flamme immortelle qui nourrit la
vie et la dévore1 ». — Sterne était original comme
un Anglais, sensible, passionné, et, par moments,
lyrique comme Rousseau.
Quand il arriva à Paris, Tristram Shandy — dont
le premier volume venait de paraître — y était
fameux déjà. Aussi Sterne écrivait-il àGarrick : « La
tête me tourne de tout ce que je vois et de l'honneur
inattendu qu'on me fait ici. Tristram était presque
aussi fameux ici qu'à Londres 2. » Comme on était au
plus fort de la guerre de Sept Ans, il fallut se porter
garant de la correction de sa conduite : d'Holbach lui
servit de patron et lui ouvrit son salon. Il y trouva
tous les anglomanes de Paris, et les étonna tour à
tour par sa gaîté exubérante et par sa gravité très
philosophique. Mais il plut surtout par son mépris
affiché de « l'éternelle platitude » du caractère et de
l'esprit français. On lui demandait s'il n'avait pas
trouvé en France quelque caractère dont il pût faire
usage dans son roman : « Non, répondit-il, les
hommes y sont comme ces pièces de monnaie dont
l'empreinte est effacée par le frottement 3 ». Cette bou-
tade à la Jean-Jacques eut un vif succès. « Quel diable
d'homme est-ce là? » demandait Choiseul étonné. —
Un autre jour, il s'arrête sur le Pont-Neuf, devant la
statue de Henri IV; la foule l'entoure; il se retourne
1. Garât, Mém. sur Suard, t. II, p. 149.
2. Voir Traill, Sterne, p. 67.
3. Traill, p. 81.
STERNE A PARIS. 339
et leur crie : « Qu'avez-vous tous à me regarder?
Imitez-moi tous! » — et tous se mettent à genoux
comme lui devant la statue. « L'Anglais, ajoute le
narrateur, oubliait que c'était celle d'un roi de France.
Un esclave n'eût jamais rendu cet hommage à
Henri IV ». »
De même que Rousseau s'éprenait, quoiqu'il eût
sa Thérèse, de Mme d'Houdetot, de même « le bon et
agréable Tristram », comme l'appelle un contempo-
rain, quoiqu'il eût une femme qui était bien à lui,
aimait Élisa Draper, qui était celle d'un autre; et
aucune des deux, ni même toutes les deux, ne le pré-
servaient d'être épris de toutes les femmes qu'il ren-
contrait : « C'était, dit gravement Garât, en les aimant
toutes si fugitivement que le ministre de l'Évangile
conservait dans son cœur la pureté de son culte ».
Il adressait à Élisa, « épouse de M. Daniel Draper,
chef de la factorerie anglaise à Surate », les lettres
les plus passionnées, « avec la négligence facile d'un
cœur qui s'ouvre de lui-même2 ». Elle lui écrivait :
« Laissez-moi, comme une ombre chère, charmer
votre imagination pendant votre sommeil ». Il lui
répondait en parlant de lui-même, de sa tristesse, de
la vieillesse de son corps et de la jeunesse de son
âme; il lui proposait de l'épouser au cas où tous
deux deviendraient veufs. Élisa, à vingt-cinq ans,
était phtisique et se disposait à partir pour l'Inde,
d'où sans doute elle ne reviendrait pas. Sterne lui
écrit : « Femme céleste, reçois mon dernier adieu....
Chéris ma mémoire! » — Ce roman passionna les
contemporains. Quand Élisa fut morte, à trente-trois
ans, Raynal écrivit son éloge, dans V Histoire philo-
1. Garât, p. 148.
2. Voir le Voyage sentimental, traduit par Frenais et suivi
:s Lettres d' York le à Élisa, Genève, 4779, in-12, p. 24t.
340 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
sophique des deux Indes : « Territoire d'Anjinga —
s'écriait-il, en s'adressant à la patrie d'Élisa, — tu
n'es rien! Mais tu as donné naissance à Élisa. Un
jour, ces entrepôts de commerce fondés par les
Européens sur les côtes d'Asie ne subsisteront plus.
L'herbe les couvrira, ou l'Indien vengé aura bâti
sur leurs débris.... Mais si mes écrits ont quelque
durée, le nom d'Anjinga restera dans la mémoire
des hommes. Ceux qui me liront, ceux que les vents
pousseront vers ces rivages, diront : « C'est là que
naquit Élisa Draper », et s'il est un Breton parmi
eux, il se hâtera d'ajouter, « et qu'elle naquit de
parents anglais! »
Ainsi, comme Jean-Jacques, Sterne offrait en
pâture à la curiosité publique sa vie privée. Comme
lui, il se glorifiait de ses faiblesses. Comme Mme de
Warens ou comme Mme d'Houdetot, Élisa Draper —
parce qu'elle fut aimée de Laurence Sterne, qui d'ail-
leurs l'oublia — fut célébrée par les romanciers et
par les poètes : « Élisa, femme sublime, écrira encore
l'excellent Ballanche f, reçois mes hommages :
modèle de la vraie amitié, le Ciel te produisit dans
un moment de calme et de sérénité : Dieu te montra
aux faibles mortels comme une preuve éclatante de
son ineffable bonté, dont tu fus une image appro-
chante sur la terre.... Reçois mes hommages, femme
unique.... Ames sensibles, venez autour de ce monu-
ment, élevé à l'envi par Sterne et Raynal ! 2 »
Sterne fut très fêté à Paris. Il fréquenta chez d'Hol-
bach, chez Suard, chez Choiseul, chez le comte de
Bissy, grand anglomane — qui lui a fourni la matière
d'un amusant chapitre du Voyage sentimental, — chez
1. Du sentiment, p. 219.
2. Les Lettres (TYorick à Elisa, suivies de YÉloge de Raynal,
STERNE A PARIS. 34 i
Crébillon fils, avec qui il projeta une polémique sin-
gulière, dans laquelle ils se seraient mutuellement
accusés d'immoralité, pour L'amusement de lagalerie ! ;
mais ce projet n'eut pas de suite. Il vit aussi Diderot,
qui goûta fort ses bizarreries et le chargea de lui pro-
curer des livres anglais. Une dame lui soumit le Fils
naturel — avec ou sans le consentement de l'auteur,
on ne sait trop — et, pensant que cela était « dans le
genre anglais », lui offrit de le faire jouer par Garrick.
Mais Sterne y trouva trop de discours, trop de mo-
rale et, ce qui est plus fort, « trop de sentiment - ».
Le dernier acte, et non le moins amusant, de cette
comédie 3 fut un sermon prêché par Sterne à l'ambas-
sade d'Angleterre, devant les libres penseurs les plus
connus de Paris, Diderot, d'Holbach, David Hume
et autres. Il prit pour texte de son discours le pas-
sage du livre des Rois où Ésaii reproche à Ézéchias
la vanité dont il a fait preuve en montrant ses trésors
aux ambassadeurs de Babylone : « Ils ont vu tout ce
qui est dans ma maison; il n'y a rien dans mes tré-
sors que je ne leur aie fait voir ». Le texte prêtait
aux allusions. Elles furent saisies par l'auditoire, et
le soir, au dîner qui suivit, Hume plaisanta Sterne
sur son sermon : « David, dit Sterne, avait envie de
s'amuser un peu du ministre que je suis; le ministre,
en retour, avait envie de s'amuser un peu du scep-
tique. Nous nous moquâmes l'un de l'autre, et la
société se moqua de nous deux 4. » La singulière
soirée! et le singulier homme!
Nous plaisantons de Laurence Sterne. Mais, tout
1. Traill, p. 71.
2. Traill, p. 70.
3. On a tiré de ce séjour de Sterne un vaudeville, que signale
le Magazin encyclopédique (1799, t. VI, p. 121) : Sterne à Paris,
ou le Voyageur sentimental, par Révoil et Forbin.
4. Traill, p. 86.
342 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
en appréciant l'humoriste, les contemporains aimè-
rent surtout de lui l'originalité et la profondeur du
génie, « son extérieur mélancolique et sombre », et
— comme disait son traducteur — « cette fleur de sen-
timent, cette souplesse de pensée que je ne saurais
définir1 ». Ses compatriotes le louaient pour sa gaîté.
La France le prit pour une manière de prophète de
cette religion nouvelle que Rousseau venait de mettre
à la mode, la religion du moi.
II
Ses œuvres furent connues rapidement en France,
et y remportèrent un succès, non pas moindre, mais
assez différent de celui qu'elles trouvaient à Londres.
Dès le mois de mai 1760, le Journal encyclopédique
parle du « fameux livre de Tristram Shandy ». Ce
roman étrange soulevait en Angleterre de vives dis-
cussions. Les esprits pondérés et respectueux de la
tradition n'en parlaient qu'avec pitié. Goldsmith,
Johnson, ne cachaient pas leur mépris; Richardson
le déclarait « exécrable »; 'Walpole, après avoir souri
une ou deux fois, bâillait « pendant deux heures » et
constatait que « l'esprit est forcé ou absent - ». Mais
le grand public, au témoignage du même Walpole,
raffolait du roman nouveau : Reynolds peignait le
portrait de l'auteur qui, hier encore, végétait inconnu
au fond de sa paroisse, et Hogarth dessinait un
frontispice pour ses œuvres. Gray affirme que, pour
dîner avec l'auteur, il fallait s'y prendre quinze jours
à l'avance 3. Mais c'était surtout un succès de curio-
i. Voyage sentimental, traduction de Frenais, p. 223.
2. Avril 1760.
3. Lettres : 22 juin 1760.
LA PI1IL0S0PJ1IE DE STERNE. 343
site, et on riait des singulières plaisanteries de Tris-
tram plus qu'on ne croyait à la profondeur de son
génie.
Il n'en fut pas de même au dehors. En passant la
mer, la gloire de Sterne grandit. Les Allemands le
sacrèrent philosophe. Lessing s'en éprit, et quand
Sterne mourut, écrivit à Nicolaï qu'il eût volontiers
donné quelques années de sa propre vie pour prolonger
celle du voyageur sentimental. Gœthe écrit : « Qui
le lit, se sent aussitôt l'âme libre et belle * ». La phi-
losophie de Sterne est la plus belle invention de l'an-
glomanie du xviii0 siècle.
Chez nous, la Gazette littéraire donna des frag-
ments de Shandy, et trois traducteurs se disputèrent
l'honneur de le traduire en entier 2. Le Voyageur sen-
timental fut traduit l'année qui suivit sa publication;
les Sermons, publiés par l'auteur avec les souscrip-
tions de d'Holbach, de Diderot, de Crébillon fils et de
Voltaire, parurent également dans notre langue, ainsi
que les fameuses Lettres à Elïsa, considérées comme
un précieux document autobiographique 3.
1. Voir Hettner, t. I, p. 508, et, pour les nombreuses imita-
tions allemandes de Sterne, t. V, p. 410.
2. Tristram Shandy, traduit par Frenais (Paris, 1176, 2 vol.
in-12), ne contient que la première partie du roman. En 1785,
de Bonnay et G. de la Baume publient concurremment deux
traductions de la suite. (Voir le Journal encyclop., 15 mars 1786.)
Enfin les traductions de Frenais et de de Bonnay sont réim-
primées ensemble (1785, 4 vol. in-12).
3. Voyage sentimental, par M. Sterne, sous le nom d'Yorick,
traduit de l'anglais par M. Frenais, Amsterdam et Paris, 1769,
2 vol. in-12 (souvent réimprimé). — Sermons choisis de
Sterne, traduits par M. D. L. B. [de la Baume], Londres et
Paris, 1786, in-12. — Lettres de Sterne à ses amis (trad. par le
même), Londres et Paris, 1788, in-8; autre traduction (par
Durand de Saint-Georges), la Haye, 1789, in-12. — Lettres
d'Yorick à Elisa (trad. par Frenais), Paris, 1776, in-12. — 11 y
eut aussi des Beautés de Sterne, Paris, 1800, 2 parties in-8, et
plusieurs éditions des Œuvres complètes(en 1787, 1797, 1803, etc.).
344 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Son principal livre, cet étonnant et étourdissant et
fatigant Tristram Shandy, où se heurtent, dans un si
bizarre mélange, toutes les langues et tous les arts,
le français, le grec, le latin, la médecine, la théologie
et Fart des fortifications; où Ton trouve une paren-
thèse en deux volumes, une dédicace au milieu d'un
tome, un chapitre xvm qui succède à un chapi-
tre xxviii, et où des mots s'enroulent en forme de ser-
pents; ce « grand magasin de bric à brac », comme
l'appelle Taine, excita plus d'étonnement que d'admi-
ration vraie . Comment d'ailleurs l'eût-on jugé?
« Les plaisanteries de M. Sterne, dit son traducteur
Frenais, ne m'ont pas toujours paru fort bonnes. Je
les ai laissées où je les ai trouvées et j'y en ai sub-
stitué d'autres. » Il faut voir ce que devient, sous
cette lourde main, la trame légère de l'humoriste.
Sterne dit d'une sage-femme de village qu'elle était
fameuse dans le monde : entendez, dit-il, par « le
monde » un cercle « de quatre milles anglais de dia-
mètre ». L'ironie est fine, légère en tout cas. Frenais
commente i : « Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce
n'était pas le monde entier. Elle n'était pas connue,
par exemple, des Hottentotes, ni des Hollandaises
du Cap de Bonne-Espérance, qui accouchent, dit-on,
comme Mme Gigogne; le monde n'était pour elle
qu'un petit cercle », etc. Les bizarreries de Sterne
deviennent des énormités. Le public s'attend à une
satire fine et gaie : on lui donne « une énigme qui
n'a point de mot 2 », et il cherche en vain « un sens
profond dans des bouffonneries qui n'en ont aucun ».
1. T. I, p. 22.
2. Gaz. litt., 20 mars 1765. Les deux premiers volumes
« piquèrent la curiosité des lecteurs; on crut y voir une satire
fine et gaie où le sage se cachait sous le masque de la folie.
Le sage a publié quatre autres volumes qu'on a lus avec avi-
dité, et on a été surpris de n'y rien comprendre. »
l'humoriste. 3t:>
Cependant Sterne — même défiguré par les traduc-
teurs— charme Voltaire. « Le second Rabelais de l'An-
gleterre » avait tracé, suivant lui, « plusieurs pein-
tures supérieures à celles de Rembrandt et au crayon
de Callot ! ». Mais il fait, par ailleurs, ses réserves :
rendant compte de Tristram Shandy dans le Journal
de politique et de littérature -, il affirme que c'est une
« bouffonnerie continuelle dans le goût de Scarron ».
Le livre est vide — vide comme la bouteille dans
laquelle certain charlatan avait promis d'entrer. Et
pourtant cet original de Sterne « avait de la philoso-
phie dans la tête ». Il y a chez lui, comme dans
Shakespeare, « des éclairs d'une raison supérieure ».
Au fond, le xvine siècle n'a pas compris l'inimi-
table humour de Sterne. Il n'a été frappé que de cette
allure décousue et heurtée de la pensée, de ces
enchevêtrements d'idées, de ses soubresauts d'imagi-
nation, si contraires à nos habitudes classiques de
développement méthodique et suivi. Diderot a
essayé de lui emprunter quelques-uns de ses pro-
cédés : « Comment s'étaient-ils rencontrés? Par
hasard, comme tout le monde. D'où venaient-ils? Du
lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on
sait où l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait
rien, et Jacques disait que son capitaine disait que
tout ce qui nous arrive de mal ici-bas était écrit là-
haut. » Ce début de Jacques le fataliste est digne de
Sterne : c'est même du Sterne, textuellement 3.
Diderot a amplement puisé dans Tristram Shandy :1a
jeune femme qui recueille Jacques blessé est la même
que celle qui avait déjà hébergé Toby4; certaine his-
1. Dictionn. philos. : arl. Conscience.
2. 25 avril 1777.
3. Voir la traduction de Wailly : chapitre cclxiii.
4. Diderot, Œuvres, t. VI. p. 14.
346 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
toire grivoise vient de la même source l. Ces emprunts
sont patents : ils ne sont pas heureux. Diderot aimait
cette allure décousue et vagabonde — et d ailleurs il
écrivait Jacques le fataliste à bâtons rompus, dans la
chaise de poste qui l'emportait en Hollande et en
Russie 2. Il a rendu tout l'extérieur de l'œuvre; mais
la fine pointe de Y humour lui a échappé. Les vrais
héritiers de Sterne, en ce sens, sont postérieurs à
la Révolution : c'est Xavier de Maistre ou c'est
Charles Nodier3.
Ce que les hommes du xvine siècle ont aimé de
Sterne, c'est d'abord le disciple de Richardson, le
peintre minutieux et pointilleux de la vie commune,
« de cette vie où il ne peut y avoir de grandeur ni dans
les événements ni dans les choses ni dans les pen-
sées, de cette vie qui a toujours manqué d'observa-
teurs, comme si elle était indigne de tout intérêt,
parce qu'elle est celle de presque tous 4 ».
A l'exemple de Richardson, Sterne note les petits
faits et les menues fluctuations de la pensée : il écrit
le roman du geste : « J'ai pensé, disait Henriette
Ryron. J'ai réfléchi. J'ai hésité.... Je me suis arrêtée
ici, et ma tête s'est penchée malgré moi. — Parlez
donc, ma chère.... — Ces instances m'ont encou-
ragée. J'ai levé la tête aussi hardiment que je l'ai
pu; pas trop hardiment, je m'imagine 5.... » C'est
1. Diderot, Œuvres, t. VI, p. 284.
2. Ibid., p. 8. — M. Ducros, dans son Diderot, a finement
étudié les imitations de Sterne clans son auteur.
3. Voir notamment le Voyage autour de ma chambre, chap.
xix et xxviii, et, dans Nodier, YHistoire du roi de Bohême et de
ses sept châteaux. — On trouvera aussi une imitation de Sterne
dans Bug Jargal, de V. Hugo, où le capitaine d'Auverney et le
sergent Thadée sont des réminiscences du capitaine Toby et du
caporal Tri m.
4. Garât, Mém. sur Sua rd, t. II, p. 143.
5. Trad. de Prévost, t. II, p. 108.
LA SENSIBILITE DE STERNE. 347
ainsi que Richardson peint ses personnages, en
action ou au repos. Il les voit tout entiers, et à
chaque moment. Sterne fait de même et ses lecteurs
français l'en félicitaient, en le raillant doucement de
l'abus du procédé. Dans Faublas, il est dit d'un per-
sonnage que « par un mouvement machinal, son bras
gauche fut porté en l'air, où il se posa... »; et le nar-
rateur ajoute : « Que ne suis-je Tristram Shandy, ma
belle dame? Je vous dirais à quelle hauteur, sur quelle
ligne et dans quelle situation *. » Et c'est bien cela :
Sterne écrit le roman du geste, au point de faire de
ses personnages des automates ou des figures de
cire.
Mais aussi, avec un art charmant, il peint de très
petits tableaux dans des cadres minuscules. Il lui
arrive de dire des riens; mais souvent aussi, dans
ses bons jours, il découvre, dans l'existence des
humbles, hommes ou bêtes, des coins oubliés et déli-
cieux. Son domaine est, suivant un mot singulière-
ment heureux, l'entomologie morale 2. Il prend au
vol de menues impressions et les pique prestement.
« Le mérite de Sterne, écrivait Mme Suard — une de
ses admiratrices passionnées, — c'est, ce me semble,
d'avoir attaché de l'intérêt à des détails qui n'en ont
aucun par eux-mêmes ; c'est d'avoir saisi mille impres-
sions légères, mille sentiments fugitifs qui passent
par le cœur ou l'imagination d'un homme sensible....
Sterne étend, pour ainsi dire, le cœur humain en nous
peignant ses sensations,... il ajoute au trésor de nos
jouissances3. »
Mais il n'y ajouterait rien s'il n'était sensible. Le
moindre trouble, le plus léger frémissement de l'âme
1. Éd. de 1807, t. III, p. 8.
2. Voir la belle étude de M. Montégut sur Sterne.
3. Dans les Mélanges de Suard, t. III, p. 111-122.
348 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
suffisent à rémouvoir. Un poil sur une main, une
tache sur une nappe, le pli d'un habit, c'est matière
à un paragraphe, voire à un chapitre. Les humeurs,
les manies, les tristesses vagues, les commencements
des passions et les embryons des grandes crises, voilà
le domaine de Sterne. Et c'est là le secret de l'incompa-
rable popularité, au xvme siècle, de ce petit livre
charmant, spirituel et aisé, mais aussi larmoyant et
maniéré, le Voyage sentimental en France et en
Italie.
« Sentimental? écrivait John Wesley dans son
journal *, qu'est-ce que cela? Le mot n'est pas anglais.
L'auteur pourrait aussi bien dire : continental. »
Pourtant, dès 1749, Clarisse H arlowe avait mis le mot
et la chose à la mode : « Le mot sentimental , écri-
vait lady Bradshaigh à Richardson , obtient une
grande vogue dans la bonne société 2 ». Quoi qu'il en
soit, le petit livre de Sterne gagna tous les lecteurs
que les excentricités de Sliandy et du shandéisme
avaient effrayés. Horace Walpole lui-même s'y plut 3.
L'œuvre était plus courte, plus claire. Elle nous par-
lait, à nous Français, de la France. Il est vrai que
l'on nous y maltraitait un peu. Il y a là un certain
La Fleur « hâbleur, poli et naïf », et ignorant comme
un Français, quoique le meilleur garçon du monde.
Mais ne sait-on pas qu'il n'y a que les Anglais pour
être « des médailles neuves »? Puis comment résister
à un auteur qui, traîné de salon en salon et de fête
en fête à travers Paris, se plaint hautement d'être
traité « comme l'esclave le plus vil » et qui, plutôt
que de « se prostituer à une demi-douzaine de per-
sonnes du plus haut parage », demande sa chaise de
1. II février 17*2.
2. L. Stephen, llours in a librari/. t. I. p. l>8.
3. Lettre du 12 mars 1768.
LA SENSIBILITÉ 1>K STERNE. 349
poste et s'enfuit loin « des bons amis que l'adulation
lui avait donnés »? — Il n'en faut pas plus pour passer
philosophe.
Le Voi/age sentimental, « une des productions les
plus inimitables qui existent en aucune langue1 »,
charma toute la France par la sensibilité que Sterne
y a répandue et suscita toute une école d'imitateurs.
Sterne et ail homme à relâcher une mouche avec
un sermon et une larme : « Va-t'en, lui disait-il, va-
t'en, pauvre diablesse, va-t'en, pourquoi est-ce que
je te ferais du mal? Le monde certainement est assez
grand pour nous contenir tous les deux, toi et moi ! » —
Ses disciples s'attendrirent sur la grandeur d'âme du
boucher qui renonce à son métier plutôt que de tuer
un mouton qu'il aime -. Mlle de Lespinasse conta, en
deux chapitres dans la manière de Sterne, l'histoire
de la laitière de Mme Geofïrin, qui, ayant perdu sa
vache, en reçut une ou même deux autres de la bien-
faisance de cette dame : elle y montrait Sterne lui-
même, le tendre Sterne, au récit de cette bonne
action, prenant dans ses bras Mme Geofïrin et la ser-
rant avec transports : « Mon âme, dit-il, eut un
moment d'ivresse.... J'en serai plus digne de mon
Éliza : elle pleurera avec moi lorsque je lui conterai
l'histoire de la laitière de Mme Geofïrin ! 3 »
Cette sensibilité dont il gonflait les cœurs, n'était,
1. Corr. tilt., décembre 17SG.
2. Le voyageur sentimental ou une promenade à Yverdun,
parVernes, Lausanne, 1786, in-12. — Il y eut un Nouveau voyage
sentimental [par Gorgyj, un Voyage pittoresque et sentimental
dans plusieurs provinces occidentales de la France [par Brune],
un Voyage sentimental daiis les Pyrénées, etc. — Le Nouveau
voyage de Sterne en France, traduit par D. L"* (Lausanne,
1785, in-12), est extrait de Tristram Shandy.
3. Le récit de Mlle de Lespinasse a été imprimé dans les
Œuvres posthumes de oVAlembert, 1799, t. 1T, p. 22-43. — Voir
à ce sujet Garât, Mém. sur Suard, t. II, p. 150.
350 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
aux yeux des contemporains, que le signe extérieur
d'une philosophie profonde et bienfaisante. « Si
vous ne sentez pas cet auteur, il vous paraîtra sou-
vent minutieux, frivole, extravagant, puéril; mais
pénétrez son génie, et vous trouverez un grand pré-
cepteur des hommes. » C'est qu'en effet il vous montre
partout autour de vous « de nouvelles sources d'in-
térêt, de sensations et de jouissances » . Le shan-
déisme est la philosophie de l'homme « ingénieux,
sensible et philanthrope l ». Sterne affirme qu'il
voyage « avec toute son âme » : c'était, à ce moment
précis de notre histoire qui va de 1760 à 1789, la
meilleure des recommandations. — Mais il est gai,
et même graveleux. — Mais c'est , disait Voltaire,
qu'il ressemble « à ces petits satyres de l'antiquité
qui renferment des essences précieuses ». Or l'es-
sence précieuse de Sterne, c'est simplement l'art de
s'attendrir où nul ne s'était encore attendri et de
verser un torrent de larmes où il avait suffi jusque-là
d'un pleur discret. Il donne, disait-on, « une fête
aux cœurs tendres 2 ». De fait, il est mobile et impres-
sionnable comme une femme, livre son esprit au
premier souffle, son cœur au premier désir, et ouvre
son âme toute grande aux curieux et aux badauds.
Être ému où il faut, et même où il ne faut pas, sans
en rougir jamais, c'est tout le secret de Sterne. Il a
écrit, avant Rousseau, et sans plus de fausse honte,
ses confessions. Il est le plus « personnel » et, si
l'on peut lui appliquer ce néologisme, le plus fran-
chement « impressionniste » des écrivains de son
siècle.
Quand on le relit aujourd'hui, il ne donne plus au
1. Journal encyclopédique, 1er août 1786.
2. Garât.
LE DON DES LARMES. 351
même degré cette sensation de nouveauté. Mais on
conçoit que son procédé ait paru neuf en son temps.
Sterne écrit sans plan, sans ordre, on dirait presque
sans but : il promène son àme. Au fond, il n'a jamais
écrit qu'un long récit de voyage, et toujours senti-
mental, à travers les choses. Voici, dans une cour
d'auberge, une vieille désobligeante — et Sterne de
s'attendrir sur le sort de ce véhicule oublié, qui
tombe en pièces. — Un vieux moine franciscain lui
fait présent d'une tabatière en corne. Il la conserve
pour « aider son esprit à s'élever au-dessus des choses
terrestres », et, un jour, repassant à Calais, il va
s'asseoir sur la tombe du P. Laurent, tire la tabatière
de corne et verse un torrent de larmes. — Ailleurs,
dans Tristram Shandy, c'est l'histoire de Marie de
Moulines que Garât met au-dessus de la folie de Clé-
mentine et du convoi funèbre de Clarisse, — ou c'est,
dans le Voyage, la scène du sansonnet : Sterne est
seul à Paris, sans passeport et menacé de la Bastille;
un sansonnet, prisonnier dans une cage, se met à
chanter; aussitôt les horreurs de la prison se pei-
gnent à son esprit : il voit un captif dans un cachot,
pâle, miné par la fièvre, la main sur un calendrier
rudimentaire fait de bâtonnets marqués d'entailles :
il le voit prendre un clou rouillé, percer le bâtonnet;
ce mouvement fait sonner ses chaînes; il soupire.... A
cette vue, le cœur de Sterne éclate, non sans com-
plaisance : « Charmante sensibilité! Source inépui-
sable de nos plaisirs les plus parfaits, et de nos
douleurs les plus cuisantes ! ! » — Comme l'auteur,
les lecteurs se savaient gré de leur propre attendris-
sement. Comme lui, ils se persuadaient volontiers que
le don des larmes est une preuve de l'excellence et de
1. Trad. de Frenais. — Chap. lxv.
352 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
la dignité de notre nature et s'écriaient, après avoir
pleuré : « Oh! je suis assuré que j'ai une àme M » On
apprend avec lui, disait l'un d'eux, à mieux sentir tout
son cœur, à jouir de cette foule de biens semés par
la nature dans toutes les routes de la vie, et perdus
pour tous, parce que tous les cœurs sont desséchés
par la misère ou par l'opulence, par la bassesse ou
par l'orgueil 2. »
Ainsi Sterne se laisse aller au courant tumultueux
de ses impressions. 11 se confesse ingénument et
cyniquement. Ajoutez qu'il flatte, lui aussi, les ten-
dances sociales de son temps. Un soir, il arrive, à la
nuit tombante, dans une ferme d'Anjou. Tout le
monde y est à table : un pain de froment, une bou-
teille de vin, une soupe aux lentilles font le menu :
c'est « un festin d'amour et d'amitié ». Le voyageur
s'assied, sur l'invitation de ses hôtes, prend le cou-
teau du père de famille, se coupe un gros morceau
de pain — et les regards émus de ses hôtes le remer-
cient de la liberté qu'il prend : c'est un tableau tout
fait pour Greuze. Le souper fini, c'est la danse, sur
la pelouse, au son de la vielle : garçons et filles dan-
sent librement et décemment; au milieu de la
seconde danse, le voyageur les voit tous lever les
yeux, et, dit-il, « je crus entrevoir que cette élévation
était l'effet d'une autre cause que celle de la simple
joie ». Le père de famille, interrogé, lui explique
que c'est leur manière de rendre grâces à Dieu : « Je
m'imagine, ajoute-t-il, que le contentement et la
gaieté de l'esprit sont les meilleures actions de grâces
qu'un homme comme eux, qui n'est point instruit,
peut rendre au ciel 3 ». — Cette religiosité mêlée au
1. oy. Vsenthn., chap. lxii.
2. Garât, ibid.
3. « Il fancicd I coulddistingnish an élévation of spirit différent
LA LITTÉRATURE PERSONNELLE. 353
plaisir, ce bal édifiant, cet élan de la conscience
parmi les ivresses de la danse, tout cela charma les
lecteurs de Jean-Jacques. Sterne fut sacré philosophe
et Ton déclara même complaisamment qu'il s'élève
« au-dessus de tous les philosophes et de tous les
prédicateurs dans la solution des problèmes les plus
mystérieux ». Suard fit mieux, — il compara Lau-
rence Sterne à la Bible.
Telle était la révolution produite, sous l'influence
de Rousseau, dans la manière de juger les œuvres
littéraires. Supposons l'œuvre décousue, paradoxale
et larmoyante de Sterne nous arrivant trente ou
quarante ans plus tôt, et tombant sous les yeux d'un
Montesquieu ou d'un Fontenelle. J'imagine qu'elle
eût provoqué un certain étonnement et qu'elle se
fût attiré un certain mépris. On n'avait pas cou-
tume, vers 1730, d'offrir au public des impressions
décousues pour une œuvre. On ne lui eût pas pré-
senté un carnet de voyageur, qui n'est ni un roman,
ni un pamphlet, ni un traité de morale, ni une satire,
mais qui est tout cela à la fois et qui veut être, de
plus, une œuvre sublime.
Surtout, on n'eût pas pardonné à l'auteur de parler
de lui avec cette sentimentale impudeur. L'homme
sensible, « vil jouet de l'air et des saisons, content
ou triste au gré des vents », a fait depuis son
chemin dans le monde. Il a laissé vaguer son âme,
tantôt joyeuse, tantôt désespérée, au gré des aqui-
lons et des zéphyrs; il leur a crié ses peines et ses
triomphes; il a pris un plaisir étrange à se fondre
en les éléments, à s'absorber en l'univers, à se sentir
vivre, lui chétif, dans la grande symphonie ou dans
la tempête des cieux.
from that which is the cause or the eiïect of simple jollity.
In a word, I thought I beheld Religion mixing in the dance. »
23
354 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Rousseau est le premier de cette lignée poétique et
lamentable. Sterne est-il le second? On hésite à rap-
procher ces deux noms aujourd'hui : car nous ne
croyons plus en lui comme ses lecteurs contempo-
rains. Mais ceux-ci — et le fait est significatif —
ont pressenti chez lui un don analogue : « Sous les
pinceaux de Sterne, dit encore Garât, l'homme n'est
pas enchaîné, il est ballotté. » Ses personnages, « dans
je ne sais quel demi-sommeil et quel demi-réveil,
marchent sur le bord de toutes les erreurs et de
tous les crimes, comme les somnambules sur les
bords des toits et des précipices ». En un mot,
Sterne, comme Rousseau, découvre en l'homme « le
somnambule », c'est-à-dire l'être instinctif, livré aux
fluctuations de la sensation et du sentiment.
Et il se donne lui-même, sans artifice, semble-t-il,
pour ce qu'il est, pour un être passionné, sensible et
très peu raisonnable. « Il fait sourire, disait Ballanche
— un de ses plus fervents admirateurs, — mais c'est
le sourire de Târne; il fait pleurer, mais ces larmes
sont douces comme des gouttes de rosée. » Il parut
délicieusement sincère, et ce fut le secret de son
succès. On lui .sut gré de parler de lui, et de ne
parler que de lui. L'heure était venue où, sous l'im-
pulsion du génie de Rousseau, la littérature se rédui-
sait de plus en plus à être « la confession d'une
âme », et où il suffisait, pour se faire lire, de se
raconter soi-même, — fût-on Yorick, « bouffon de
Sa Majesté le Roi d'Angleterre ».
CHAPITRE III
l'influence ANGLAISE ET LE LYRISME DE ROUSSEAU
I. Sentiment de la nature. — Les précurseurs anglais de Rous-
seau. — Thomson : son talent. — Gessner. — Leur succès en
France.
II. La mélancolie. — Que la mélancolie anglaise était légen-
daire en France. — Succès de Gray. — Young et les Nuits :
l'homme et l'œuvre; sa popularité.
III. Tristesse du passé. — Macpherson et Ossian. — Origines
de la poésie celtique. — Succès européen d'Ossian. — Sa
fortune en France.
IV. Comment Rousseau a assuré le succès de ces œuvres.
En même temps qu'il donnait à ses contemporains
le goût de la confession sentimentale, Rousseau leur
ouvrait les yeux sur la nature physique et leur ins-
pirait le goût de la mélancolie. — Sensibilité, nature,
tristesse poétique : ce sont trois formes de la même
disposition d'âme, et c'est tout le lyrisme de Rous-
seau.
Dans quelle mesure se rencontrait-il, ici encore,
avec des écrivains étrangers, ses précurseurs ou ses
contemporains?
I
« Le pittoresque — a écrit Stendhal, — comme les
bonnes diligences et les bateaux à vapeur, nous
356 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
vient d'Angleterre * », et il ajoutait : « Un beau
paysage fait partie de la religion comme de l'aristo-
cratie d'un Anglais ». Les hommes du siècle dernier
avaient déjà noté ce trait et avaient essayé, dans la
fureur de leur anglomanie, de se l'approprier. A
l'exemple de nos voisins, la mode les avait pous-
sés à vivre à la campagne, — ce qui est, écrivait
Arthur Young, « une des meilleures habitudes qu'ils
nous aient prises 2 ». A leur exemple, ils plantaient ces
parcs étranges où, aux larges allées de Versailles, se
substituaient les chemins contournés, les colimaçons
et les labyrinthes; où les statues antiques étaient
remplacées par des grottes, des ermitages et des
tombeaux; où un castel heurtait un temple hindou
et une chaumière russe un chalet suisse, et où l'urne
de Pétrarque voisinait avec le tombeau du capitaine
Gook. On croyait imiter la nature, et on ne faisait
que la singer. Le jardin anglais fut une école de
vertu : « Quand on pense , écrivait un amateur
fameux 3, à ombrager un ravin, quand on cherche à
attraper un ruisseau à la course, on a trop à faire
pour devenir citoyen dangereux, général intrigant
et courtisan cabaleur ». L'homme qui a la tête rem-
plie de son « buffet de fleurs » ou de son « bouquet
d'arbres de Judée » ne saurait être un mauvais
homme. Avec d'aussi vertueuses préoccupations, on
ne ferait rien de coupable : « A peine arriverait-on à
temps pour profiter de la faiblesse de la femme d'un
de ses amis, et on partirait bien vite après, pour aller
expier dans les champs le plus joli des forfaits ».
Telle la littérature descriptive de 1760 à la Révolu-
tion. Si l'on excepte les belles pages de Rousseau,
{.Mémoires (Tuntouriste, t. I, p. 87.
2. Travels, t. I, p. 72.
3. Le prince de Ligne, ap. de Lescure, Rivarol, p. 310.
LH SENTIMENT DE LA NATURE. 357
elle est médiocre et fade; et encore, l'influence de
Rousseau n'a-t-elle porté ses fruits que vingt-cinq
ans après la Nouvelle Ilrlotse l. C'est que le senti-
ment de la nature n'est pas de ceux qui s'apprennent
en un jour. 11 y faut toute une éducation de l'œil et
du cœur. Peut-être aussi de certaines races, même
préparées par de certains climats ou de certaines
conditions de la vie sociale, éprouvent-elles plus aisé-
ment cette rupture d'équilibre moral que suppose le
goût de la nature physique. La France du centre et
du nord — celle qui nous a donné la plupart de nos
grands classiques, — la molle France de Touraine ou
d'Anjou, berceau de la Pléiade, n'a produit ni Rous-
seau ni Chateaubriand ni Bernardin de Saint-Pierre :
l'un venait des Alpes, les deux autres de la mer.
Mais bien avant Rousseau, les Anglais avaient aimé
et peint l'univers physique. Le sentiment de la
nature est commun à tous leurs grands poètes :
Shakespeare en est plein, et Letourneur lui-même
s'en était avisé 2; Milton abonde en descriptions
admirables, qui eussent fort étonné ses contempo-
rains français; dans les années les plus sèches du
xvnie siècle, Thomson, Gray, Collins, Chatterton —
sans aller jusqu'à Burns ou aux lakistes, — sont de
grands peintres. Quel écrivain français eût dit, en
1739, comme Gray en montant à la Grande-Char-
treuse : « Pas un précipice, pas un torrent, pas un
rocher, qui ne soit gros de religion et de poésie —
pregnant with religion and poetry. Il y a de certains
spectacles qui feraient croire un athée 3 ! »
Thomson — le seul de ces poètes qui fut célèbre
i. Bernardin de Saint-Pierre : Éludes de la nature, H84 ;
Paul et Virginie, 1788.
2. Voir l'introduction de sa traduction de Shakespeare.
3. Voir la correspondance de Gray.
358 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
en France — avait publié dès 1730 son admirable
poème des Saisons, si indignement travesti par
Saint-Lambert et par Roucher. Assurément, l'homme
social tient ici encore trop de place : il n'y a pas pour
Thomson de peinture de l'hiver sans un tableau sen-
timental des horreurs du froid, ni de printemps sans
un hymne à l'Amour. On trouve encore trop de
réminiscences des Géorgiques, trop d'apostrophes au
« mortel esclave du luxe » ou aux « généreux Anglais
qui honorent l'agriculture ». Mais, avec cela, Thom-
son a un œil de peintre. Son hiver ni son printemps
ne sont de simples adaptations de Virgile. Il a un sens
juste et profond du paysage anglais. Il rend délica-
tement les impressions de printemps ou d'automne,
le charme des saisons indécises, la venue de la pluie,
la menace de l'orage, les cieux gris et voilés où cou-
rent les nuées lourdes. Même dans la maladroite tra-
duction française, quelque chose du charme de ces
peintures est resté : « La lune pâle se lève lentement
dans l'orient plombé : un cercle blanchâtre couronne
ses cornes émoussées. Les étoiles obscurcies ne don-
nent qu'un rayon tremblant qui se perd dans l'air
flottant et troublé : elles dardent leur lumière qui
perce par intervalles à travers l'obscurité, et sem-
blent briller d'une lueur blanchâtre. Les feuilles
séchées sont le jouet des tourbillons et les plumes
flottent sur les fleuves l. » Ces tableaux dans la
nuance grise sont le triomphe de Thomson. Mais
d'autres ont une précision presque luxuriante de
détails : telle ferme sent le fumier, l'herbe mouillée,
le laitage frais; tel parterre renferme des oreilles
d'ours « à feuilles de velours », des œillets tachetés,
des hyacinthes au « calice incarnat » : le tout décrit
1. Les Saisons, poème traduit de l'anglais de Thomson,
Paris, 1759, in-8 (Winter, v. 122).
THOMSON. 359
avec le coup d'oeil d'un artiste, dans la langue d'un
poète. Parfois enfin, Thomson arrive à l'opulence
des tons et aux somptueuses images l : « Le soleil
perce, éclaire et change en lames d'or les nuages
voisins : la lumière rapide frappe subitement les
montagnes rougies; ses rayons pénètrent les forêts,
se répandent sur les fleuves, éclairent un brouillard
jaunissant.... Le paysage brille de fraîcheur, de ver-
dure et de joie. » — Qui donc écrivait de ce style,
chez nous, vers 1730?
L'auteur des Saisons était venu en France dans sa
jeunesse et y avait passé inaperçu. Mais, depuis, Vol-
taire avait fait connaître son nom, sinon son talent 2.
En 1759, les Saisons furent une révélation, si on en
croit Villemain 3 : une certaine Mme Bontemps s'était
donné pour tâche de les présenter au public fran-
çais dans une traduction qu'elle dit « transparente
jusqu'au scrupule », et en s'excusant fort des images
« outrées et presque hideuses » de son auteur. Ville-
main affirme que le climat du Nord, les montagnes
d'Ecosse, la joie que donnent la tempête et l'orage,
tout cela charma les esprits et les prépara à admirer,
1. The downward Sun
Looks out, effulgent, from amid the flush
Of broken clouds, gay-shifting to his beam.
The rapid radiance instantaneous strikes
The illumined nountain, Ihrough the foresl streams,
Shakes on the floods, and in a yellow mist,
Far smoking o'er the interminable plain,
In twinkling myriads lights the dewy gems.
Moist, bright and green, the landscape laughs around.
(Spring, v. 187.)
2. Voltaire attribue à Thomson son drame de Socrate (1759).
Saurin fait jouer, en 1763, une tragédie de Blanche et Guiscar,
imitée de Thomson, qui lui-même avait, dit-on, pris son sujet
dans Gil Blas. (Voir le Journal encyclop., mars 1764.) — Voir
une lettre anglaise de Voltaire sur Thomson, publiée par
Ballantyne (p. 99-101).
3. Leçon XXVI.
360 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
quelques années plus tard, Ossian. Il me semble que
l'œuvre étonna, sur le premier moment, plus encore
qu'elle ne séduisit les lecteurs français. Le Mercure
lui reproche des images « dégoûtantes » : comment
souffrir « des champs empuantis par des armées de
sauterelles putréfiées »? Grimm, tout y reconnais-
sant une grande richesse d'images, trouve le poème
monotone '. Fréron se plaint d'y respirer « le char-
bon de terre 2 ». — Même traduite, l'œuvre restait
trop vraie et semblait triviale.
Ce qui en fit le succès, ce fut la philosophie et la
philanthropie. Thomson passa pour un digne élève
des Addison, des Pope et des Steele, et on mit son
poème à côté du Paradis perdu ou de Y Essai sur
V homme 3. Il y avait, en effet, à côté du Thomson
peintre exact de la nature anglaise, un Thomson
philosophe, qui s'attendrissait en beaux vers sur la
vie éternelle ou sur le bonheur conjugal. Celui-là
surtout fut imité par les Léonard, les Bernis, les
Gentil Bernard, les Gilbert, les Dorât ou les Delille \
incapables de comprendre le « doux barde », dont
Collins célébrait dans une pièce admirable le mélan-
colique génie 5. Saint-Lambert osait le louer d'avoir
« embelli » la nature et d'avoir vu les paysans « du
côté qui doit plaire » ; il le félicitait d'avoir fait pour
les laboureurs ce que Racine ou M. de Voltaire ont
fait pour leurs héros, d'avoir « ennobli notre espèce ».
Le vrai poète descriptif, disait-il, ne parlera que des
1. Corr. litt.,]\\m 1760.
2. Ann. lilt., 1760, t. 1, p. 142.
3. Journal encyclopédique, mars 1760.
4. Il y eut d'innombrables imitations des Saisons. — Quant
aux traductions, les plus importantes, après celle de Mme Bon-
temps, qui fut souvent réimprimée, sont celles de Deleuze,
Poulin, de Beaumont (1801, 1802, 1806), etc.
5. Ode on the death of Mr. Thompson.
THOMSON' EN FRANCE. 30 i
oiseaux nobles : il ne nommera ni le geai ni la pie.
Cependant Thomson avait décrit minutieusement la
poule et « sa famille caquetante », le canard pana-
ché, le coq d'Inde, la grive ou les linottes qui
« ramagent sur le genêt », et le geai lui-même au
cri « discordant et dur ' ». Tout cela n'empêche pas
Saint-Lambert d'écrire : « Il faut faire pour la nature
physique ce qu'Homère, le Tasse, nos poètes drama-
tiques ont fait pour la nature morale : il faut l'agran-
dir, l'embellir, la rendre intéressante 2 ». La campa-
gne n'est pour lui que le temple de l'Amour; il y
emmène « Doris, aimable et tendre amie »; il met
la nature à la portée des gens de la ville,
Des mœurs et des plaisirs arbitres éclairés.
Il est fade et faux et stérile.
Assurément, tout le xvnr3 siècle n'a pas partagé
pour ces prétendus disciples de Thomson l'admira-
tion de Voltaire 3. « C'est la stérilité même, disait
Mme du Deffand de Saint-Lambert , et sans les
roseaux, les oiseaux, les ormeaux et leurs rameaux,
il aurait bien peu de choses à dire. » « Saint-Lam-
bert, écrivait plus durement Buflbn, n'est qu'une
froide grenouille, Delille un hanneton, Roucher un
oiseau de nuit. Aucun d'eux n'a su, je ne dis pas
peindre la nature, mais nous présenter un seul trait
bien caractérisé de ses beautés les plus frappantes *. »
1. Voir la traduction de Mme Bontemps, p. 38.
2. Préface des Saisons (1769).
3. Cf. la lettre à Dupont du 7 juin 1769 : « S'il m'appartient
de décider, je donnerais sans difficulté la préférence à M. de
Saint-Lambert. Il me paraît non seulement plus agréable, mais
plus utile. L'Anglais décrit les saisons, et le Français dit ce
qu'il faut faire dans chacune d'elles. »
4. A Mme Necker, 16 juillet 1782.
362 ROUSSEAU ET L'INFLUENCE ANGLAISE.
Thomson eut ses dévots, qui le lisaient pour lui-
même : quand Mme Roland fut menée en prison, en
1793, elle prit avec elle, pour la consoler dans sa cap-
tivité, Tacite, Plutarque, Shaftesbury, Thomson — et
elle disait en parlant de ce dernier : « Il m'est cher à
plus d'un titre1 ». Mais ni Mme Roland ni aucun de
ses contemporains n'ont rendu pleinement justice à
ses dons de peintre. Ce qu'ils demandaient à Thomson
— ou à Gessner, dont l'incroyable vogue est du même
temps2, — c'étaient des descriptions où l'homme,
et l'homme du xvme siècle, tînt encore une grande
place. André Chénier, qui a beaucoup emprunté au
« bon Suisse Gessner » ou à Thomson, leur a pris à
tous deux l'art de mêler aux tableaux discrets d'une
nature tempérée les professions de foi philanthro-
piques :
Ah! prends un cœur humain, laboureur trop avide,
Lorsque d'un pas tremblant l'indigence timide
De tes larges moissons vient, le regard confus,
Recueillir après toi les restes superflus.
Souviens-toi que Cybèle est la mère commune.
Laisse la probité que trahit la fortune,
Comme l'oiseau du ciel, se nourrir à tes pieds
De quelques grains épars sur la terre oubliés 3.
1. Lettre à Buzot, 22 juin 1793.
2. La Mort d'Abel fut traduite par Huber en 1760; les Idylles
et poèmes champêtres, en 1762. — Voir, sur Gessner en France,
le livre de M. Th. Siïpfle, Geschichte des deutschen Culturein-
flusses auf Frankreich. Gotha, 1886-1890, t. I.
3. Traduit de Thomson : éd. Becq de Fouquières, Bucoliques,
LX. — Voir aussi Becq de Fouquières [Lettres critiques sur
André Chénier, p. 182 et suiv.) pour les emprunts de Chénier
à Gessner. C'est du Gessner que ces vers charmants :
Ma muse fuit les champs abreuves de carnage,
Et ses pieds innocents ne se poseront pas
Où la cendre des morts gémirait sous ses pas.
Elle pâlit d'entendre et le cri des batailles
Et les assauts tonnants qui frappent les murailles;
Et le sang qui jaillit sous les pointes d'airain
Souillerait la blancheur de sa robe de lin.
ROUSSEAU ET GESSNER. 363
Nous sommes devenus moins sensibles à ce genre un
peu fade. Mais il faut se rendre compte que ces
tableautins d'un coloris modeste et d'un sentiment
voilé, qui n'est pas sans grâce, ont charmé nos
pères. De 1760 à la Révolution, et même au delà *,
Thomson et Gessner ont passé pour de grands
poètes, et on a cru que « les Anglais et les Allemands
ont créé le genre de la poésie descriptive 2 ». Diderot
admire Gessner et l'imite 3 ; Mlle de Lespinasse trouve
chez l'homme qu'elle aime « la douceur de Gessner,
jointe à l'énergie de Jean-Jacques ». Chênedollé,
lisant les Idylles dans la jeunesse, dit avoir rarement
éprouvé « un enchantement pareil à celui-là * ».
Grimm l'appelle « un poète divin ».
11 a de Fénelon l'âme sublime et pure;
Dans ses tableaux naïfs Théocrite est vaincu;
En le lisant, on croit voir la nature;
En le voyant, on croit à la vertu '6.
Ainsi en jugeait YAlmanach des Muses. Mais ainsi en
jugeait, de son côté, Jean-Jacques lui-même. Sans
doute, lui aussi, admire les Saisons et y retrouve
sa propre manière de sentir et de penser. Ce qui
est certain, c'est qu'il compose dans la manière
« naïve et champêtre » de Gessner son Lévite
d'Éphraïm et qu'il écrit à Huber, qui lui avait envoyé
les Idylles : « Je sens que votre ami Gessner est un
homme selon mon cœur.... Je vous sais, en parti-
culier, un gré infini d'avoir osé dépouiller notre
1. Legouvé, La mort d'Ahel (1792). — II y eut, sous la Révo-
lution, des traductions de Thomson (Épisodes des saisons de
Thomson, Paris, an VII, in-8, etc.).
2. Saint-Lambert, Préface des Saisons, p. 9.
3. Dans les Pères malheureux. (Voir Œuvres, t. XIII, p. 19.)
4. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe, t. II, p. 149,
5. Almanach des Muses. 1786.
364 ROUSSEAU ET i/lNFLUENCE ANGLAISE.
langue de ce sot et précieux jargon qui ôte toute
vérité aux images et toute vie aux sentiments. Ceux
qui veulent embellir et parer la nature sont des gens
sans âme et sans goût, qui n'ont jamais connu ses
beautés '. »
Ni Rousseau ni ses contemporains n'ont vu, en
Gessner ou en Thomson, de « sot et précieux jargon ».
Ils ont jugé qu'ils peignent la nature « avec le scru-
pule d'un amant qui rend compte des charmes de sa
maîtresse 2 ». Ils ont goûté ces églogues mièvres, ces
idylles édulcorées, et la grâce alanguie de ces des-
criptions. Il faut noter que les fameuses Lettres à
M. de Malesherbes — qui renferment les plus belles
pages descriptives de Jean-Jacques — ne furent
publiées qu'en 1779, que les Confessions sont de 1782
et que les Rêveries d'un promeneur solitaire sont éga-
lement posthumes. De 1760 à 1780, Thomson et
Gessner partagent avec Rousseau la gloire d'initier le
public français à la nature. L'un — l'imprimeur de
Zurich — ne lui est pas comparable, même de loin;
l'autre — l'auteur des Saisons — est un vrai poète,
qui a exprimé bien avant Rousseau beaucoup de sen-
timents que Jean-Jacques a fait entrer dans le grand
courant de notre littérature. Avant lui, le pieux
Thomson avait chanté l'or des genêts et la pourpre
des bruyères; avant lui, il avait élevé ses idées à
l'être incompréhensible qui embrasse tout. « Père
tout-puissant, s'écriait-il, l'année dans son cours est
pleine de toi. Ta beauté se manifeste, ta tendresse et
ton amour se découvrent dans le printemps : les
champs sont émaillés de fleurs, l'air adouci et
embaumé, l'écho retentit dans les montagnes, les
1. Lettre à Huber du 24 décembre 1761.
2. Dorât, Recueil de contes et de poèmes, la Haye, 1170, p. 118.
LA MELANCOLIE ANGLAISE. 365
forêts se parent, et tous les cœurs et tous les sens ne
sont que joie *. »
Thomson n'a pas été un maître, mais il a été un
précurseur de Rousseau. On dirait, presque sans
paradoxe, que Rousseau a acquitté la dette qu'il
avait contractée envers la littérature anglaise en per-
mettant à la France de goûter Thomson, Young et
Ossian.
Il
De même qu'il fit sentir à ses contemporains la
nature physique, de même Rousseau fut le grand
poète de la mélancolie. C'est lui l'interprète de ces
âmes ardentes, dont parle Chateaubriand, qui « se
sont trouvées étrangères au milieu des hommes »;
lui, qui habite « avec un cœur plein un monde vide »;
lui enfin qui, misérable au sein du bonheur, est
désabusé de tout, sans avoir usé de rien. Du droit
que donne le génie, il est le père de René, d'Ober-
mann, d'Adolphe.
Mais, dans l'histoire de la littérature européenne,
lui-même a eu pour précurseurs les Anglais, et les
dates sont ici plus éloquentes que tous les raison-
nements : sans parler de Shakespeare ni de l'auteur
du Penseroso, qui est le maître de tous les poètes
mélancoliques de l'âge moderne 2, les Saisons de
i. Hymne à la suite des Saisotis, trad. de 1759, p. 325.
The rolling year
Is full of ïhee. Forth in the pleasant Spring
Thy beauly walks, thy tenderness and love.
Wide flush the ûelds ; the soflening air is balm ;
Echo the mountains round; the forest smiles;
And every sensé, and every heart, is joy.
2. Voir le livre de M. Phelps : The origins of the English
romantic movement, notamment le chapitre v : The literature
of melancholy .
366 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Thomson sont de 1730, les Nuits d'Young de 1742
à 1744, les Odes de Collins de 1747, Y 'Élégie sur un
cimetière de campagne, de Gray, de 1751, enfin les
premiers fragments d'Ossian sont antérieurs d'une
année à la Nouvelle Héloise et de plusieurs années
aux Rêveries. Bien avant que Rousseau eût écrit, les
Anglais avaient une poésie mélancolique très riche et
féconde, sinon en chefs-d'œuvre, du moins en œuvres
caractéristiques et fortes.
De bonne heure la mélancolie anglaise était
devenue légendaire parmi nous, et nos auteurs comi-
ques s'en moquaient volontiers. Il y a, dans Y Anglais
à Bordeaux, de Favart, un certain Milord Brumton,
fier, doux, brave, sensible et triste, qui est un arrière-
cousin d'Hamlet. Brumton porte envie à la folle gaîté
française qu'il ne connaîtra jamais : apercevant une
pendule, il s'écrie :
Tandis que tristement ce globe qui balance
Me fait compter les pas de la mort qui s'avance,
Le Français, entraîné par de légers désirs,
Ne voit sur le cadran qu'un cercle de plaisirs!
Quant à lui, il se nourrit de Locke, de Newton et de
la musique sévère de Hœndel. En vain, une aimable
marquise, qui l'aime en secret, lui dit joliment :
Cessez de chercher des raisons
Pour nourrir chaque jour votre mélancolie.
Vous pensez, et nous jouissons.
Laissez là, croyez-moi, votre philosophie :
Elle donne le spléene, elle endurcit les cœurs.
Notre gaîté, que vous nommez folie,
Nuance notre esprit de riantes couleurs....
Brumton reste mélancolique, et, au fond, la marquise
ne lui en veut pas. A mesure que le siècle avance,
la mélancolie apparaît comme une des plus sûres
marques du génie anglais. Un autre poète comique,
LA MELANCOLIE ANGLAISE. 367
homme de bon sens, s'en indigne et dit leur fait à
ces insulaires :
Par vos tristes vapeurs vos goûts sont rembrunis,
Vos livres et vos arts portent ce noir vernis.
Vos yeux, cherchant partout des aspects funéraires,
Jusque dans les jardins veulent des cimetières l.
Mais le même cimetière qui choque si fort François
de Neufchâteau charmait les âmes sensibles. Mme de
Genlis affirme qu'en Angleterre les amoureux ont
coutume de se réunir, le soir, au clair de lune,
autour des tombeaux, et elle estime qu'il n'y a qu'un
amour « légitime, profond et pur », qui puisse
s'exprimer dans un tel lieu 2. Ducis loue, en pleine
Académie, le génie « mélancolique et sombre » des
Anglais, et Sébastien Mercier se tue, comme il dit, à
faire connaître « ces âmes mélancoliques et tristes 3 » :
sachez, ô Français dont on vante « la prétendue
gaîté », que « les âmes frivoles ne savent ni raisonner
ni jouir! »
Déjà Prévost, dans son Cléveland, avait écrit, à
l'exemple des Anglais, quelques pages d'une mélan-
colie pénétrante et singulière, qui donnent comme
un avant-goût de Chateaubriand. Déjà Gresset, dans
son Sidnei, qui est de 1745, avait traduit en assez
beaux vers la tristesse d'Hamlet :
Insensible aux plaisirs dont j'étais idolâtre,
Je ne les connais plus, je ne trouve aujourd'hui
Dans ces mêmes plaisirs que le vide et l'ennui :
Cette uniformité des scènes de la vie
Ne peut plus réveiller mon âme appesantie....
Le monde, usé pour moi, n'a plus rien qui me touche....
Privé de sentiment, et mort à tout plaisir,
Mon cœur anéanti n'est plus fait pour jouir.
1. Paméla de F. de Neufchâteau, II, 12.
2. Mémoires, t. III, p. 357.
3. Voir le Discours de réception de Ducis, et l'Essai sur l'art
dramatique de Mercier, p. 207.
368 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Aussi le poète Gray, qui avait beaucoup lu Gresset,
rappelait-il un grand maître, et sa tragédie une belle
œuvre '. Mais il faut noter que Gresset — originaire
lui-même d'une famille anglaise établie en France
depuis un siècle — ne fait qu'imiter, et de très près,
le monologue d'Hamlet 2, et il se trouve ainsi que ce
précurseur français de Rousseau a, comme Prévost
lai-même, puisé aux sources étrangères.
Ce qui est vrai, c'est que Rousseau fit en France la
fortune d'Young, d'Ossian et de Gray, dont les œuvres
nous arrivent toutes entre 1760 et 1770, au lende-
main de YHéloïse. Il avait ouvert la source : le public
français se jeta avec empressement sur ces poètes
anglais, dont le génie était si voisin du sien.
Gray fut le moins connu. On ne lut de lui que
X Elégie sur un cimetière de campagne, traduite en
1765 par la Gazette littéraire et qui fut abondam-
ment imitée par nos poètes, de Lemierre à Marie-
Joseph Chénier, de Fontanes ou de Delilleà Chateau-
briand. V Élégie est bien l'œuvre la plus populaire
de Gray, mais elle est loin de représenter la profonde
et discrète originalité de l'auteur du Barde et de la
Descente d'Odin, un des plus sincères poètes qui
aient écrit. Cependant cette œuvre, si moderne de
sentiment, quoique d'un goût si finement classique,
fut presque célèbre parmi nous. La veine studieuse
1. Voir Gray's Works, éd. Gosse, t. I, p. 123, et t. II, p. 182,
183, etc.
' 2. Voir tout particulièrement la tirade de l'acte III, scène i,
et celle de l'acte II, scène n :
Dans le brillant fracas où longtemps j'ai vécu,
J'ai tout vu, tout goûté, tout revu, tout connu,
J'ai rempli pour ma part ce théâtre frivole :
Si chacun n'y restait que le temps de son rôle.
Tout serait à sa place, et l'on ne verrait pas
Tant de gens éternels dont le public est las....
(JHAY EN FRANCE. 369
et polie de Gray servit comme de transition entre nos
habitudes classiques et les aspirations nouvelles :
Philosophe sublime, enfant de l'harmonie,
disait-on de lui l. Quelques curieux de littérature
étrangère s'enquirent de l'auteur : Bonstetten le visita
à Cambridge; Fontanes, quand il alla à Londres en
1786, se lia avec Mason, son biographe, et apprit de
sa bouche quelques détails sur celui qui était un de
ses poètes de prédilection. Voltaire même avait tenté
de correspondre avec lui. Mais Gray s'y était refusé :
son âme pieuse et tendre avait une horreur mal
déguisée pour Fauteur de tant de livres impies, et il
disait à un de ses amis, qui partait pour la France :
« J'ai une prière à vous faire.... N'allez pas rendre
visite à Voltaire : personne ne sait le mal que fera
cet homme 2. »
« La mélancolie, écrivait-il un jour, est ma com-
pagne fidèle : elle se lève avec moi, se couche avec
moi, voyage et revient avec moi. » L'Élégie sur un
cimetière de campagne est la plus parfaite expression
qu'il ait donnée à ce sentiment intime :
Dans les airs frémissants j'entends le long murmure
De la cloche du soir qui teinte avec lenteur;
Les troupeaux, en bêlant, errent sur la verdure....
Dans l'Orient d'azur l'astre des nuits s'avance,
Et tout l'air se remplit d'un calme solennel.
Du vieux temple verdi sous ce lierre immortel
L'oiseau de la nuit seul trouble ce grand silence.
On n'entend que le bruit de l'insecte incertain
Et quelquefois encore, au travers de ces hêtres,
Les sons interrompus des sonnettes champêtres
Du troupeau qui s'endort sur le coteau lointain 3.
i. Journal encyclopéd., 1er nov. 1788.
2. Gray' s Works, éd. Mitford, t. V, p. 32.
3. Traduction de Chateaubriand.
24
370 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Gray est, par la sincérité du sentiment religieux, par
le vague délicieux des impressions, par la grandeur
sereine de l'inspiration, le précurseur avéré de Cha-
teaubriand et de Lamartine, et, avant eux, de Rous-
seau. « A lui, dit Fauteur de René — qui fut son
traducteur, — commence cette école de poètes mélan-
coliques, qui s'est transformée de nos jours en l'école
des poètes désespérés1. » Venant d'un tel juge, le
témoignage est précieux.
Ni Collins, ni Chatterton, ni Cowper ne furent
connus chez nous au xvme siècle que par quelques
rares mentions des journaux-. Au contraire, l'auteur
des Nuits fut célèbre non pas seulement en France,
mais en Europe, et même beaucoup plus célèbre que
dans son pays.
Edouard Young, le « sépulcral Young », comme on
disait, était proprement un survivant du xvne siècle
— étant né, avant Pope, en 1684. Tout, dans cet
homme, est singulier. Il avait près de soixante ans
quand il se révéla, non pas grand poète, mais inter-
prète éloquent de la mélancolie de son siècle. On
l'avait vu successivement candidat aux fonctions
politiques, puis prêtre, puis aspirant évêque, puis
enrichi par un riche mariage, et toujours insatiable.
Il a excité sur lui-même la pitié de l'Europe, et il se
trouve qu'il a menti dans l'histoire de ses malheurs.
En quelques mois, il avait, disait-il, perdu sa femme,
sa belle-fille et le fiancé de cette fille. Circonstance
grave, et qui nous couvrait, nous Français, de confu-
sion : cette jeune personne, la Narcissa des Nuits,
serait morte à Montpellier, où son père l'avait con-
duite pour sa santé, et les durs habitants du pays, sous
1. Essai sur la litt. angl.
2. Voir, sur Chatterton, \e Journal encyclopédique' Au ltr mars
1790.
YOUNG ET SA LEGENDE. 371
prétexte quelle était protestante, lui auraient refusé
la sépulture : « 0 zèle barbare, s'écriait son père, et
haï d'un Dieu bienfaisant! Ces hommes impitoyables
ont refusé de répandre une poussière sur une pous-
sière.... Que pouvais-je faire? Qui pouvais-je implo-
rer? Par un pieux sacrilège, j'ai dérobé furtivement
un tombeau pour ma fille, mais j'ai outragé sa
cendre.... Au milieu de la nuit, enveloppé des ténè-
bres, d'un pied tremblant, étouffant mes sanglots,
ressemblant plus à son assassin qu'à son ami, je lui
ai murmuré tout bas mes derniers adieux, je me suis
enfui comme un coupable.... 0 lune, pâlis d'ef-
froi M » L'histoire macabre de ce père qui enseve-
lissait secrètement sa fille fit son tour d'Europe : en
tête du second volume de la traduction des Nuits par
Letourneur, on vit une gravure funèbre qui repré-
sentait Young enterrant Narcissa, à la lueur d'une
lanterne. L'intolérance des Français sembla mons-
trueuse. Young, victime du sort, parut encore une
victime du fanatisme, et, pendant de longues années,
les visiteurs anglais allèrent en pèlerinage à la grotte
où s'était déroulé ce lugubre drame. — Malheureu-
sement pour la sincérité du poète, l'histoire est de
son invention : Young a bien perdu sa belle-fille en
France, mais, comme l'a prouvé un érudit lyonnais, à
Lyon, non à Montpellier : c'est là qu'elle fut ensevelie,
non dans une tombe anonyme, mais dans l'enceinte
réservée jadis aux réformés, — non pas furtivement,
mais avec les honneurs convenables : tout au plus
paraît-il que le prix de la sépulture fut excessif, et
c'est ce léger grief que Young a dramatisé 2.
1. Quatrième Nuit : traduction de Letourneur.
2. Voir Breghot du Lut, Nouveaux mélanges bibliographiques
et littéraires, Lyon, 1829, in-8, p. 363; on trouvera au même
endroit une noie du Dr Ozanam sur le même point d'histoire.
372 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Un grave soupçon d'insincérité plane donc sur les
neuf livres et les dix mille vers de The Complaint or
Night thoughts qu'Young composa, dit la légende, à
la lueur d'une chandelle brûlant dans un crâne. Ses
malheurs, pourtant réels, sonnent faux, à notre
oreille, dans ses vers. Mais le véritable Young,
satirique et intrigant, ne fut pas connu en France.
Médiocrement célèbre et déconsidéré dans sa patrie,
Young passa chez nous pour une victime éloquente
et pitoyable, comme son livre fut « la plus sublime
élégie qui ait jamais été faite sur les misères de la
condition humaine1 ». Cet ambitieux insatiable eut
le renom d'un prêtre philosophe, ami de la retraite
et de l'ombre, marié modestement à une femme ver-
tueuse et que le sentiment du devoir à remplir avait
seul jeté dans le monde. On contait qu'il avait servi
comme aumônier dans la guerre de Flandre et que
dès cette époque sa « noire et brillante imagination »
le plongeait dans des rêveries sans fin : un jour il
s'égare loin du camp anglais, tenant à la main un
Eschyle, et tombe dans les troupes françaises, qui,
le prenant pour un espion, le conduisent au général;
mais celui ci, apprenant son nom, le fait reconduire
sain et sauf parmi les siens, rendant ainsi un hom-
mage sincère à son génie -. — Frappé en plein bonheur,
Young « descend vivant dans la tombe de ses amis,
s'ensevelit avec eux, tire le rideau entre le monde et
lui ». Semblable à une lampe sépulcrale, son génie
brûle pendant dix années en l'honneur des morts, puis
il meurt oublié. Nulle cloche ne sonne pour lui; les
pauvres même qu'il a soignés ne suivent pas son cer-
cueil, « et ce corps qu'avait illustré une âme ver-
1. Les Nuits, trad. Letourneur, t. 1, p. 7.
2. Journ. encycl., 15 septembre 1772.
YOUNG EN FRANCE. 373
tueuse, un génie sublime, ne reçut pas même les
honneurs vulgaires ». Son âme était « naturellement
auguste » ; son caractère sérieux et noble. On le com-
parait à Pascal. Mais que les âmes sensibles se ras-
surent : Young était grave, non misanthrope : « il ne
parlait pas toujours de tombeaux et de mort »; il
aimait le plaisir et institua même un jeu de boules
dans sa paroisse. Sa mélancolie était profonde, mais
douce.
Telle fut, au xvine siècle, la légende de Young l.
Comme l'auteur, le livre a la sienne.
En 1760, on vit paraître un petit recueil anonyme
intitulé : Pensées anglaises sur divers sujets de religion
et de morale 2. C'était un choix de pensées extraites
des Nuits, publiées depuis seize ans déjà, qui devait
être, dans la pensée de l'auteur, une sorte de manuel
de la bonne mort. Quelques-unes de ces pensées sont
d'une rare banalité; d'autres, étant obscures, sem-
blent profondes; quelques-unes ont un tour singu-
lier : « La nuit est un voile que la Providence tire
entre l'homme et sa vanité » ; ou : « Le firmament,
tel que le pectoral du souverain sacrificateur sous la
loi, est tout semé de pierres précieuses, qui rendent
des oracles ». Certaines enfin ont un tour apocalyp-
tique : « Quelle nuit! quelles ténèbres et quel silence!
Toute la création dort. C'est comme si le pouls
général de la nature ne battait plus.... Pause formi-
dable! Présage de sa destruction! »
Tout cela parut original, quoique bizarre et décousu.
Les uns y louèrent la rareté et l'extraordinaire des
idées 3; d'autres s'extasièrent sur « le sombre et
1. Voir l'introduction de Letourneur aux Nuits.
2. Amsterdam, 1760, in-12.
3. Journal encycl., octobre 1760.
374 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
l'énergie de l'imagination anglaise 1 ». Les anglo-
manes, alléchés, demandèrent une traduction plus
étendue. En 1762, le Journal étranger, toujours à
l'affût des œuvres exotiques, donna une version de
la première Nuit.
Le traducteur était le comte de Bissy, lieutenant
général du Languedoc et membre de l'Académie
française, celui-là même qu'on a vu servir de protec-
teur à Sterne. Quoiqu'il sût, au dire de Collé, peu
d'anglais et encore moins d'orthographe, Bissy était
un anglomane décidé et avait traduit — ou fait tra-
duire, disait-on — les Lettres de Bolingbroke sur le
patriotisme. Sa traduction d'Young était accompagnée
d'une épître curieuse, qui nous indique clairement
ce que le xvnr3 siècle a aimé en l'auteur des Nuits :
Nous n'avons pas, disait-il, de ces ouvrages remplis
d'idées grandes, mais sombres, tristes et cependant déli-
cieuses, de ces ouvrages qui laissent après eux une impres-
sion de mélancolie, qui nous précipite dans les profon-
deurs de la méditation.... L'âme de nos auteurs est, pour
ainsi dire, toute au dehors; plus dissipés, moins solitaires
que les auteurs anglais, ils habitent trop avec les hommes,
et, comme ils ne les voient le plus souvent que dans le
grand monde, où les idées riantes ont seules droit de
plaire, ils accommodent leurs ouvrages au goût qu'ils ont
cru remarquer dans le plus grand nombre des lecteurs.
Mais que ne les suit-on, ces lecteurs, au fond de leur
cabinet? et l'on verrait que les ouvrages mélancoliques
sont ceux qui plaisent et attachent le plus.
Revenant à Young, Bissy ajoutait : « J'oserais
dire de ce poète qu'il est en profondeur ce qu'Homère
et Pindare sont en élévation. Il me serait difficile de
rendre compte de l'effet que fit sur moi la première
lecture de cet ouvrage. Telle serait à peu près l'im-
1. Fréron, Ann. litt., 1762, t. VII, p. 47.
LES « NUITS ». 375
pression que j'éprouverais au fond d'un désert pen-
dant une nuit orageuse et sombre dont les éclairs
perceraient de temps en temps l'obscurité l. »
Bissy se trouvait avoir touché une corde sensible :
sa Nuit eut un grand succès. Pendant vingt ans, ce
fut à qui traduirait, en prose ou en vers, une ou
plusieurs des Nuits 2. Et quand les Nuits furent
épuisées, on s'en prit aux satires, aux tragédies, aux
opuscules : tout Young y passa 3.
La plus fameuse, et la seule à peu près complète,
de ces versions, fut celle de Letourneur 4, qui fut
un événement. Elle était précédée d'un curieux dis-
cours destiné à faire connaître « le grand poète, sûr
d'accompagner à l'immortalité les Swift, les Shaftes-
bury, les Pope, les Addison, les Richardson ». On a
vu ce qu'il dit de l'homme. Il ne loue pas moins
l'écrivain « né pour être original », incapable de
s'asservir à un modèle et « singulier » entre tous.
Les grands mots ne coûtent pas à Letourneur : les
1. Journal étranger, février 1762.
2. La première Nuit fut traduite par Sabatier de Castres,
par Colardeau (1170); la deuxième, traduite dans la Gazette
littéraire (t. II, p. 101), fut mise en vers par Colardeau (1770);
le même donne encore la quatrième, la douzième et la quin-
zième (1771), et une autre traduction est donnée par Doigni du
Ponceau, la même année; la quinzième fut encore traduite par
L. de Limoges (1787). — Il y eut, de plus, des Vérités philoso-
phiques tirées des Nuits d' Young (par Mouslier de Moissy),
Paris, 1770, in-8, Le triomphe du chrétien. Nuit, trad. par Dom
Devienne, Paris, 1781, in-8; etc. — On trouvera plusieurs
fragments d'Young épars dans les recueils du temps. (Voir not.
Journal encyclopédique, 15 octobre 1784, 15 juillet 1786.) —
L'abbé Baudrand donna : Esprit, Maximes et Pensées d'Young,
Paris, 1786, in-12.
3. Œuvres diverses d'Young, traduites de l'anglais par Letour-
neur, Paris, 1770,2 vol. in-8. — Satires d'Young... traduction
libre de Bertin, Londres et Paris, 1787, in-8.
4. Les Nuits d'Young, traduites de l'anglais par Letourneur,
Paris, 1769, 2 vol. in-8 (Privilège du 21 mai 1769). — Souvent
réimprimé : il y eut quatre éditions de 1769 à 1775.
376 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Français doivent être accusés « de lâcheté dans le
champ du génie » : ils étouffent leur talent « à force
de goût et de servitude ». Qui donc donnera une
« secousse a l'âme »? Qui la lancera vers des beautés
nouvelles? Faisons comme Young. Soyons nous-
mêmes. Il faut « exprimer ses idées et ses sensations
à mesure qu'on les reçoit » — ce qui est du pur
Diderot, en même temps que du Sterne. Or Young
nous en fournit le meilleur exemple avec « ce senti-
ment vague et confus qu'on nomme ennui, et dont
le vrai remède est placé dans l'attendrissement de
l'âme ».
Si admirable que soit son texte, Letourneur ne se
croit pas tenu cependant de le traduire fidèlement : il
supprime, ou relègue en note, tout ce qui lui parait
sentir le prédicant : ce sont, dit-il agréablement,
« morceaux qui appartiennent uniquement à la théo-
logie ». Young n'est plus chrétien, mais il reste
philosophe.
Il reste aussi très suffisamment « sépulcral ».
Nécessairement, la majestueuse harmonie du vers
blanc, qui fait de quelques pages de Yroung des
morceaux admirables — cités, et à bon droit, dans les
anthologies, — cette pompe tout oratoire de la phrase,
ce large développement des plus poétiques lieux
communs, tout cela disparaît. La rhétorique de
fauteur apparaît dans sa pauvreté. Ses continuelles
imprécations semblent creuses. Vraiment, Young
traduit a trop peu d'idées. Nous savons du reste que
f esprit n'est que fart de « combattre la vérité par des
sophismes », et, puisque nous avons lu Jean-Jacques,
nous n'ignorons pas qu'il n'y a rien de plus rare
que « cette sagesse précieuse qui approfondit et
creuse les objets ». Le thème de fauteur des Auits,
c'est la vieille opposition entre l'homme social et
LA POESIE DES « NUITS ». .'J7 7
Thomme naturel. Ce qu'il y a de plus dans son livre,
communion avec la nature, appel à la conscience,
sentiment sincère de la misère de l'homme, tout cela
a été redit depuis lui par tant d'autres voix, plus
persuasives que la sienne!
Et pourtant, si l'on se reporte à ces années 1742 et
1744 où parut son recueil, si l'on songe surtout à ce
que notre poésie lyrique était devenue à cette date
précise, peut-être sentira-t-on, même aujourd'hui, et
même à travers Letourneur, le charme, un peu
évaporé, de ces lignes :
0 nuit majestueuse, auguste ancêtre de l'univers, loi qui,
née avant l'astre des jours, dois lui survivre encore ; toi
que les mortels et les immortels ne contemplent qu'avec
respect, où commencerai-je, où dois-je finir ta louange?
Ton front ténébreux est couronné d'étoiles : les nuages
nuancés par les ombres et repliés en mille contours
divers, composent l'immense draperie de ta robe écla-
tante : elle flotte sur tes pas et se déploie le long des cieux
azurés. 0 nuit, ta sombre grandeur est ce que la nature a
de plus touchant et de plus auguste.... Souverain des cieux,
toi dont la vue est le bonheur suprême, toi qui seul peux
remplir ce vide immense que l'univers laisse encore dans
le cœur de l'homme , au milieu des doux transports
qu'éprouvait le fils de Jessé, en contemplant tous ces feux
de la nuit, lu daignas toucher ses lèvres et accorder sa
harpe avec l'harmonie des sphères célestes.... Lance mon
âme loin des bornes de la terre, hors du cercle étroit que
régit le soleil ! !
1. Vingtième Nuit :
O majestic Night!
Nature's great ancestor ! Day's elder boni !
And fated to survive the transienl sun '.
By mortals and immortals ?een with awe!
A starry crown thy raven brown adorns,
An azuré zone thy waist; clouds, in heaven's loom,
Wroupht lhrou<rh varieties of shape and shade,
In ample folds of drapery divine,
Thy flowing manlle form, and, heaven Ihroujrhout.
Voluminously pour thy pompons train....
378 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Ne se retrouve-t-il rien, dans cette prose, du vrai
poète que fut, à quelques heures, Edouard Young?
pour nos esprits blasés, tout l'enchantement qui
saisit nos pères s'est-il donc évanoui?
Cet enchantement fut général. En Allemagne, le
livre, deux fois traduit, fit révolution dans le cercle
de Klopstock. En dépit des protestations de Lessing,
Kremer proclama, dans le Spectateur du Nord, que
l'auteur est plus grand que Milton et qu'il est plein
« de l'esprit de Dieu et des prophètes ». Le maître,
Klopstock, écrivit des vers sur sa mort !. — Young mit
à la mode la mort et le clair de lune : c'est au clair
de lune que Werther erre dans la forêt pour calmer
son âme, et c'est au clair de lune qu'il prend congé
de Charlotte. Pendant de longues années, Young
resta le poète par excellence de la nuit 2.
Chez nous, il trouva des sceptiques, et, au premier
rang, Voltaire. Celui-ci l'avait connu jadis, à Eastbury,
chez Bubb Dodington, à l'époque où il n'avait pas
encore pris les ordres. 11 l'avait vu spirituel, sarcas-
tique et mondain. Même, Young lui avait décoché
certaine épigramme assez mordante 3. Plus tard, le
poète dédia au philosophe une pièce de vers où il lui
rappelait que « le drame si court de notre vie touche
à sa fin »; et il ajoutait : « N'entends-tu pas le cri
des années et la voix de l'Éternel qui nous appelle *? »
1. Tmités dans le Journ. encycl., 1er décembre 1785.
2. Voir Erich Schmidt, Richardson, Rousseau und Goethe,
p. 190.
3. Ils discutaient ensemble au sujet des personnages de la
Mort et du Péché dans le Paradis perdu. Young adressa à
Voltaire ces deux vers :
You are so witty, profligate and thin
At once we think thee Milton, Death and Sin.
4. Letourneur a traduit la pièce à la suite des Nuits : t. II,
p. 318-321.
INFLUENCE DES « NUITS ». 379
Je ne sais si ce sermon choqua Voltaire. Toujours est-
il qu'il répondit à Letourneur, qui lui avait envoyé sa
traduction des Nuits : « Vous avez, Monsieur, fait
beaucoup d'honneur à mon ancien camarade Young;
il me semble que le traducteur a plus de goût que
l'auteur. Vous avez mis autant d'ordre que vous avez
pu dans ce ramas de lieux communs, ampoulés et
obscurs. » Et, après avoir opposé aux Nuits le poème
de la Religion, il concluait : « Je crois que tous les
étrangers aimeront mieux votre prose que la poésie
de cet Anglais, moitié prêtre et moitié poète * ».
Un certain abbé Rémy fit mieux. Déguisé en
« mousquetaire noir », il publia les Jours, pour servir
de correctif et de supplément aux Nuits 2. Il y plaidait
la cause du rire et protestait que « l'homme qui a
introduit l'usage du tabac parmi nous, jouissance si
simple, si rarement dangereuse et accessible à tous
les hommes, mériterait un autel dans nos cœurs,
s'il n'en avait d'assez brillants à l'hôtel des fermes ».
Un livre qu'on parodie est un livre qu'on lit. De
fait, les Nuits, en dépit de Voltaire, faisaient fureur.
« C'est, dit Mme Riccoboni, une preuve sans réplique
du changement de l'esprit français 3. » Tout ce qu'il y
avait de réformateurs de notre poésie prit feu. L'un
signale ce chef-d'œuvre « d'une imagination triste et
d'une âme sensible 4 », l'autre — c'est Baculard
d'Arnaud — y voit le parfait exemplaire du « genre
sombre » : « Mon âme, écrit cet amateur de larmes,
s'est enfoncée dans les tombeaux.... J'ai creusé, j'ai
fouillé dans le sein d'une nouvelle nature! Eh!
1. 7 juin 1769.
2. Londres et Paris, 1770, in-12. (Voir le Journ. encyclop.,
15 juin 1770.)
3. Garrick, Correspondance, t. II, p. 566.
4. Journ. encyclop., 15 août et 1er sept. U69.
380 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
quelles richesses n'y ai-je point découvertes ' ! » Mer-
cier, qui ne pouvait manquer de donner sa voix,
pense que le livre traduit par Letourneur imprimera
à notre langue « une physionomie nouvelle 2 ». Un
autre, du même clan, compare Young à Eschyle pour
« son imagination colossale et le délire de son style
oriental 3 ». Grimm, plus calme, estime que l'œuvre
est « du plus beau noir; » mais n'est-ce rien que de
se faire lire d'un peuple « dont l'esprit est couleur de
rose » ?
Encouragé par le succès, Letourneur traduit, dans
le même genre, les Méditations sur les tombeaux,
de Hervey, et le Journal encyclopédique constate
« l'étrange révolution que la littérature française
éprouve depuis quelques années 4 ».
Mais Young eut de plus illustres admirateurs.
Grimm avait osé manifester quelques doutes. Il
estimait que cette poésie, pleine de « lueurs vagues
et indéterminées », ne peut réussir en France : « 11
y a dans tout cela trop de cloches, trop de tombeaux,
trop de chants et de cris funèbres, trop de fantômes;
l'expression simple et naïve de la vraie douleur
ferait cent fois plus d'effet 5. » Et Grimm voyait assez
juste. Mais Diderot veillait, qui le tança de la belle
manière : « Monsieur le maître de la boutique du
Houx toujours vert, vous rétractez-vous quelquefois?
1. Préface du Comte de Comminges.
2. Essai sur Vart dramatique, p. 299.
3. Essai sur la tragédie, par un philosophe, s. 1., 1773, in-8.
4. 15 novembre 1770. — La traduction de Letourneur est de
1770 (Paris, in-8). Voir aussi, pour Hervey : Méditations sur
des tombeaux, traduites [par Mme d'ArcouvilleJ, Paris, 1771,
in-12; Les Tombeaux [par Bridel], Lausanne, 1779, in-8; Abrégé
les œuvres d'Hervey, Baie, 1796, in-16; et les imitations en vers
de Baour-Lormian. — Sur Hervey, voir Leslie Stephen, Historg
of English thought, t. II, p. 438. *
5. Mai 1770. '
INFLUENCE DES « NUITS ». 381
Eh! bien en voici une belle occasion. » Sachez donc
que la traduction de Letourneur est « pleine d'har-
monie et de la plus grande richesse d'expression ».
Sachez que l'édition en a été épuisée en quatre mois,
« et que ce n'est pas sans un mérite rare qu'on fait
lire des jérémiades à un peuple frivole et gai.... Ah !
Monsieur Grimm ! Monsieur Grimm ! Votre conscience
s'est chargée d'un pesant fardeau M » — Comment
Grimm ne se fût-il pas soumis à la sentence de
« Caton Diderot »?
Il s'y soumit donc, et toute la masse du public avec
lui. Les Nuits continuèrent à causer « la fermentation
la plus générale ». On les accusa de répandre la manie
du suicide *. Ce qui est sûr, c'est que l'œuvre de
Young, inégale et fumeuse, éloquente et fausse,
déclamatoire et poétique, eut une grande influence
sur beaucoup d'esprits. Elle devint, sous la Révo-
lution, un des livres de chevet de Robespierre.
Camille Desmoulins la relisait encore la veille de sa
mort, en même temps que les Tombeaux de Hervey :
« Tu veux donc mourir deux fois? » lui disait en plai-
santant Westermann 3. — Mais surtout Chateaubriand,
Byron, tous les premiers romantiques français et
anglais, ont lu Young, et c'est pourquoi il est permis
de dire, avec Villemain, que sa puissance dure encore.
Comme Rousseau, et avant lui, il avait pressenti le
charme de la « tristesse enchanteresse » ; comme lui,
il avait connu « ce vide immense que l'univers
laisse dans le cœur de l'homme » ; comme lui, il a —
selon les paroles de Chateaubriand — créé le genre
« descriptif élégiaque », qui « laisse dans l'âme comme
une sorte de plainte » 4. Si la mélancolie est l'une
1. Corr. litt., juin 1110.
2. Voir la Gazette universelle de littérature, 1117, p. 236.
3. Lamartine, Histoire des Girondins, t. VIII, p. 51.
4. Essai sur la litt. angl.
382 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
des sources de la poésie moderne, Young est l'un des
précurseurs les plus authentiques de nos poètes.
III
Dans le même temps où elle s'éprenait d'Young, la
France s'enthousiasmait pour Ossian, et ce n'est
encore, si on y regarde d'un peu près, qu'une des
conséquences naturelles de la révolution opérée par
Rousseau.
La mélancolie d'Young semblait d'un poète et d'un
sage. Mais Young ne pleurait que sur le temps pré-
sent, sur notre corruption, notre misère, notre mort
prochaine. Il ne laisse pas errer son imagination dans
les siècles disparus ni dans les civilisations antiques.
Il ne sent pas ce que le regret du passé ajoute de
profondeur et de poésie à la tristesse. Cependant il
était presque fatal que la poésie mélancolique devînt
la poésie du passé. Par lui-même, et parce qu'il est
évanoui, le passé a sa mélancolie, et Rousseau le
savait bien, lui qui avait connu « ce souvenir amer et
délicieux qui nourrit nos tourments du vain senti-
ment d'un bonheur qui n'est plus ». Mais de même
que l'individu, sur le déclin de la vie, se reporte avec
délices aux premières années, de même, quand elle
s'est enivrée du sentiment de sa force, quand elle
a pleinement joui de sa virilité, quand elle en a
éprouvé la vigueur et l'éclat, la race se sent prise,
elle aussi, d'une nostalgie des siècles évanouis. Il lui
prend comme un grand désir de redevenir enfant.
Elle rêve de retrouver la fraîcheur des impressions
premières; elle remonte l'océan des souvenirs; à la
lumière diffuse de l'imagination, elle reconnaît, dans
un lointain mystérieux, les vagues et flottants con-
LA POÉSIE CELTIQUE. 383
tours de l'humanité qu'elle fut et qu'elle ne peut
plus être. Même la rudesse de l'homme primitif appa-
raît alors comme un signe de vigoureuse adoles-
cence : ce qu'il y avait en lui de sauvage et de
monstrueux s'atténue à distance et s'estompe, si l'on
peut dire; seules, la fière stature, la fidélité, la vail-
lance, la noblesse natives, frappent les regards : telle
une statue de faune, dans le brouillard, semble un
Apollon.
Le xvmc siècle a cédé, comme tant d'autres, à ce
prestige. Avec Rousseau, avec Ossian, avec Chateau-
briand dans sa jeunesse, il s'est épris du passé. A ce
besoin de rêverie qui commençait à tourmenter les
hommes de ce temps, les âges crépusculaires de l'hu-
manité offraient un merveilleux cadre. Homère ou
la Bible, quels livres de chevet où toujours l'homme
est tenté de se replonger aux heures de lassitude,
non seulement parce qu'ils sont éloquents ou sacrés,
mais aussi parce qu'ils sont très antiques! Mais
Homère, d'ailleurs peu connu, était suspect aux nova-
teurs, comme étant la source des littératures clas-
siques; et, quant à la Bible, elle était deux fois plus
suspecte qu'Homère : la Bible, a-t-on dit justement,
« n'a jamais été un livre français » l.
11 fallait donc, à cette littérature nouvelle dont
l'idéal se dessinait vaguement dans quelques esprits,
des ancêtres qui fussent bien à elle. Il fallait décou-
vrir, dans le passé de l'humanité, une race d'où Ton
pût faire descendre légitimement toute une lignée de
poètes et qu'on pût opposer à l'antiquité proprement
dite, à la Grèce ou à Rome. Il fallait enfin, suivant
l'expression de Garât, « porter, dans la poésie un
peu épuisée du Midi, des images, des tableaux, des
1. J.-J. Weiss, A propos de théâtre, p. 168.
384 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
mœurs, où les talents poétiques pussent se rajeunir
comme dans un monde naissant » !.
Cet Homère moderne qu'on n'avait pas, un très
habile homme le retrouva, et toute l'Europe adopta
avec enthousiasme la Calédonie de Macpherson, et
son poète, qui est Ossian 2.
Depuis quelques années déjà, un mouvement se
dessinait chez nos voisins, qui emportait beaucoup
d'esprits distingués vers un passé, sinon plus lointain
que l'antiquité classique, du moins plus mystérieux
et plus gros d'inconnu. Les uns, comme Walpole,
comme Warton, comme Hurd, cherchaient à remettre
à la mode l'architecture et la poésie médiévales 3. Les
autres s'appliquaient à réunir de vieilles chansons
anglaises, irlandaises ou galloises : le fameux livre
de Percy, qui parut en 1765, n'est que le plus célèbre
recueil d'une longue série qui commence dès les
premières années du siècle 4. D'autres enfin, plus
ambitieux, ressuscitaient toute une civilisation morte,
celle des Celtes, et, plus généralement, des peuples
du Nord, qu'ils opposaient triomphalement aux civi-
lisations vieillies de l'Europe latine. Dès 1749, Collins
célèbre en beaux vers la vieille Ecosse et ses monta-
gnes « où dorment les puissants rois de trois beaux
royaumes.... Souvent, à l'heure solennelle de minuit,
les tertres se fendent pour ouvrir leurs béantes cel-
lules, et voici que les monarques s'avancent, majes-
\. Mém. sur Suard, t. II, p. 153.
2. Voir le livre de Bailey Saunders : The life and letters of
James Macpherson, Londres, 1894, in-8.
3. Thomas Warton, Observations on the Faery Queen (1754)
— Richard Hurd, Letters on Chivalry and Romance (1762).
4. On trouvera un tableau très précis de ce mouvement dans
le livre de M. Phelps : Origins of the English romantic move-
ment, ch. vu {Revival of the past). — Le recueil de Percy fut
connu en France. (Voir Suard. Mélanges de littérature.)
LE LIVRE DE M ALLE T. 385
tueux et souverains, en robes d'apparat, couronnés
d'or éclatant, et sur leurs tombes crépusculaires ils
tiennent d'aériens conseils '. »
Ce n'était encore qu'un pressentiment de poète.
Un livre d'histoire — important dans l'évolution
de la littérature du siècle — fournit la matière atten-
due aux imaginations inquiètes. Ce fut Y Introduction
à Vhistoire de Danemark, publiée par Malleten 17o5 et
suivie bientôt des Monuments de la mythologie et de
la poésie des Celtes et particulièrement des anciens
Scandinaves 2.
Paul-Henri Mallet était un Genevois, devenu, à
lage de vingt-deux ans, professeur de belles-lettres
à, Copenhague 3, où il s'était pris d'un beau feu pour
les littératures, encore inconnues, du Nord et s'était
donné pour tâche de les révéler à l'Europe. Aidé de
versions danoises ou suédoises, il lut et traduisit
YEdda, et ce fut cette traduction, qui, retraduite en
allemand, inspira à Klopstock et à son école leur
goût pour la poésie bardique 4. Mallet détermina ainsi
en Europe un mouvement qui ne demandait qu'à
naître. Son livre, traduit par Percy, eut en Angleterre
un grand retentissement. Gray le lut avidement 3.
Percy publia, dans le genre des poèmes Scandinaves,
des poèmes runiques. Toute une génération de poètes
et de critiques apprit dans Mallet à connaître l'Eu-
rope du Nord, et Mme de Staël y puisa elle-même
1. Yet fréquent now, at midnight solemn hour,
The rifted mounds Iheir yawning cells unfold,
And forlli the monarchs stulk with sovereiirn power,
In pageant robes, and wreathed with sheeny gold,
And on their twilight tombs acrial councils liold.
(An Ode on the popular superstitions of the Hu/hlandsof Scotland.}
2. 1756.
3. Voir Sismondi, De la vie et des écrits de P. -IL Mallet,
1807, et Sayous, XVIIIe siècle à l'étranger, t. II, p. 46 et suiv.
4. Joret, Herder, p. 20.
5. Voir Gray's Works, éd. Gosse, t. II, p. 352.
386 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
une foule de notions l. Une antiquité nouvelle était
née. Toute une civilisation apparaissait, très diffé-
rente de la Grèce et de Rome, vierge d'imitations,
pâture offerte aux imaginations avides. A peine si
quelques esprits chagrins demandaient compte à
Mallet de son entreprise et lui reprochaient d'exhumer
des « fables puériles » 2. — Ce n'est pas trop de dire
de son livre qu'il a été le point de départ de toute la
littérature ossianique.
En 1760, Macpherson donne ses Fragments d'an-
cienne poésie recueillis dans les Highlands d'Ecosse
et traduits de la langue gaélique ou erse. En 1762 —
ou peut-être à la fin de 1761 — il donne Fingal, en
1763, Temora : Ossian était né.
On voit par ces dates qu'il naît au moment précis où
Rousseau imprime à notre littérature une nouvelle
direction — l'année, ou peu s'en faut, de la Nouvelle
Héloise. Macpherson, au surplus, doit aussi peu de
chose à Rousseau que Rousseau à Macpherson : il y a
coïncidence remarquable, mais influence, non pas.
Macpherson d'ailleurs n'est nullement un réformateur
littéraire : personnellement, il a le goût le plus
timide et se moque agréablement des vieux poètes
anglais, de Spenser, de ses géants et de ses fées. Il
fait peu de cas de leurs imitateurs et « de ces poésies
romantiques, si répugnantes pour les gens de
goût 3 ». S'il publie Ossian, c'est pour faire œuvre
d'antiquaire, non de poète : il satisfait le goût de ses
contemporains pour le bric-à-brac littéraire. On l'eût
fort étonné en lui apprenant que les critiques de
l'âge suivant le considéreraient comme un des
ancêtres authentiques du romantisme.
\. Voir De la littérature : Préface de la deuxième édition.
2. Préface de l'édition de 1773.
3. Note de Cuthloda.
SUCCÈS EUROPÉEN D'OSSÏAN 387
Cependant, Ossian ne tarde pas à faire révolution.
Presque aussitôt on pressent en lui le maître de la
littérature nouvelle, « l'Homère moderne » de Mme de
Staël. En Angleterre, tous les purs classiques s'en
méfient et s'inquiètent. Walpolc se plaint d'avoir à
apprendre « en combien de manières un guerrier peut
ressembler à la lune ou au soleil ou à un rocher ou
à un lion ou à l'océan ». L'Anglais et le classique
Johnson devine en l'Écossais Macpherson un impos-
teur et un novateur dangereux. Il lui écrit des aménités
de ce genre : « J'ai reçu votre sotte et impudente
lettre... J'espère n'être jamais détourné de dévoiler
une fourberie par les menaces d'un gueux '. » Mais
Macpherson, hier encore maître d'école et précepteur
gagé, a maintenant de chauds admirateurs en tous
ceux qui croient à sa Calédonie. Ceux même qui dou-
tent de l'authenticité des fragments y admirent une
beauté singulière. Le délicat esprit de Gray y trouve
« une noble et sauvage imagination 2 » et « une infinie
beauté ». Sont-ils d'Ossian? Qu'importe? « Je suis
résolu à les croire authentiques, en dépit du diable
ou de l'Église.... » A coup sûr, « cet homme est le
propre démon de la poésie », et, si d'aventure il n'y
a pas de supercherie, « l'Imagination dans toute sa
splendeur habitait, il y a bien des siècles, les froides
et stériles montagnes de l'Ecosse ».
Bientôt, Macpherson put constater avec orgueil
que le succès d'Ossian était européen.
Il fut traduit en vers italiens par Cesarotti; il y
eut deux versions espagnoles, plusieurs allemandes,
une suédoise, une danoise, deux hollandaises, dont
1. Dans Villemain, 31* leçon.
2. Lettres du 29 juin 1760 et 17 février 1763.
388 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Tune de Bilderdyk. En Allemagne surtout, ce fut du
délire. On tenait enfin le véritable ancêtre de la
poésie du Nord : « Toi aussi, Ossian, s'écrie Klops-
tock, l'oubli t'enveloppait; mais on t'a redressé et te
voilà devant nous, égal au Grec Homère, et le bra-
vant! » « Qu est-il besoin de la belle nature? écrit
Voss à Bruckner : l'Écossais Ossian est un plus
grand poète que l'Ionien Homère. » Lerse, à Stras-
bourg, dans un discours retentissant, reconnaît trois
guides de la « sainte poésie » : Shakespeare, Homère,
Ossian, — deux poètes du Nord contre un classique.
Herder écrit un parallèle des deux épopées homé-
rique et ossianique, appelle Ossian « son homme »,
projette un voyage en Ecosse pour y recueillir des
chants bardiques. Burger l'imite, Christian Heyne se
fait, à l'université de Gottingue, son champion.
Goethe enfin s'en inspire, est-il besoin de le rappeler?
dans Werther et ailleurs : Werther heureux goûte
Homère, mais, dans le malheur, il se nourrit d'Ossian,
et, alors que « l'automne se fait en lui et autour de
lui », il s'écrie : « Ossian a chassé Homère de mon
cœur! » C'est un fragment d'Ossian — les lamenta-
tions d'Armin sur la mort de sa fille — qui jette
Charlotte éperdue dans le trouble qui manque de
la perdre : « Pourquoi me réveilles-tu, souffle du
printemps? Tu me caresses et tu dis : Je baigne la
terre de la rosée du ciel. Mais il approche, le temps
où je dois me flétrir; elle approche, la tempête qui
dévastera mon feuillage. Demain le voyageur viendra;
il viendra celui qui vit ma beauté : ses yeux me cher-
cheront dans la campagne et ne me trouveront pas1. »
Goethe a très bien expliqué, dans ses Mémoires,
1. Trad. Porchat. — Sur Ossian en Allemagne, voir Erich
Schmidt, loc. cit., p. 225 et suiv.
OSSIAN EN FRANCE. :\H9
les causes de cotte popularité du barde calédonien.
C'est lui qui a développé, dans la jeunesse allemande,
le goût de « ces sombres réflexions qui égarent dans
Tinfini celui qui s'y abandonne ». C'est lui, avec
Young et Gray, qui a excité et « encouragé en elle
ce funeste travail ». « Afin que toute cette mélancolie
eût un théâtre fait pour elle, Ossian nous avait attirés
dans la Thulé lointaine, où, parcourant l'immense
bruyère grisâtre, parmi les pierres moussues des
tombeaux, nous voyions autour de nous les herbes
agitées par un vent horrible, et sur nos têtes un ciel
chargé de nuages. La lune enfin changeait en jour
cette nuit calédonienne; des héros trépassés, des
beautés pâlies, planaient autour de nous; enfin nous
croyions voir, dans sa forme effroyable, l'esprit même
de Loda '. »
Rien ne prouve mieux l'intérêt croissant qu'on
prenait chez nous aux choses étrangères, que la
rapidité avec laquelle Ossian y fut connu. Il est très
digne de remarque que, contrairement à une opinion
répandue, il y fut célèbre presque avant de l'être
dans les pays du Nord2.
Le premier volume de Macpherson est du commen-
cement de 1760 : dès le mois de septembre, le
Journal étranger public deux fragments « d'anciennes
poésies, traduits en anglais de la langue erse, que
parlent les montagnards d'Ecosse » : c'étaient Connal
et Crimora, liyno et Alpin. Le traducteur y signalait
« cette marche singulière, ces passages rapides et
sans transition d'une idée à l'autre, ces images accu-
mulées, ces répétitions fréquentes et aussi tous les
1. Mémoires, 3e partie (trad. Porchat, t. VIII, p. 499-501).
2. Sur le succès d'Ossian en France, voir le livre de
M. Bailey Saunders, déjà cité (chap. i) et deux articles d'Arvède
Barine {Journal des Débats, 13 et 27 novembre 1894).
390 ROUSSEAU ET I/INFLUENCE ANGLAISE.
défauts de ce que nous appelons le style oriental ».
Il en concluait que les peuples du Nord n'ont pas
l'imagination moins poétique que ceux de l'Asie.
« Un peuple dont la langue est pauvre, et qui n'a
fait aucun progrès dans les arts, doit faire un emploi
fréquent des figures et des métaphores.... La gran-
deur et la multiplicité des images, la hardiesse des
tours, et une sorte d'irrégularité dans la marche des
idées, doivent faire le caractère de sa poésie. »
Ce premier traducteur et critique français d'Ossian
était Turgot '.
La tentative ayant réussi, le même journal inséra
deux nouveaux fragments, avec une notice som-
maire sur le recueil de Macpherson. On remarquait
cette fois que la poésie erse est plus voisine d'Homère
que de Pope ou de Dryden. On en concluait que la
poésie « est de toutes les nations et de toutes les
langues ». Peut-être même « que la grande poésie,
telle que la concevaient les anciens, appartient plus
aux peuples encore barbares qu'aux peuples plus ins-
truits et plus civilisés». Des hommes sauvages, dont
l'âme est, pour ainsi dire « toute au dehors », dont
les passions ne sont tempérées ni par l'éducation ni
par les lois, dont l'esprit, incapable de se plier aux
abstractions, ne parle que le langage de l'imagina-
tion, de tels hommes sont poètes naturellement.
« L'âme, en se repliant sur elle-même, se détache en
quelque sorte des objets extérieurs; l'habitude de la
réflexion et de la pensée émousse la sensibilité et
l'imagination, et modère l'activité des passions; l'es-
prit devient plus sévère et s'accommode moins d'une
certaine latitude vague et indéterminée dans les idées
dont lapoésic a besoin 2. » — C'était, avec plus de netteté
1. Voir ses Œuvres, t. IX, p. 141 et suiv.
2. Journ. étr., janvier 1761.
OSSIAN EN FRANCE. 391
dans l'expression, la théorie de Diderot et celle de
Rousseau; seul, l'homme primitif est poétique; par
conséquent, seul il est poète.
Nous savons de bonne source que le succès de ces
fragments fut très vif : « Cela est beau comme
Homère », écrivait Grimm '. Aussi le Journal publiait-
il successivement, par la plume de Suard, des traduc-
tions de Fingal, de Lathmon, d'Oithona, de Dar-Thula,
de Conlath et Cuthona, tous « poèmes erses - ». Un
nouveau traducteur, la duchesse d'Aiguillon, tra-
duisit Carthon 3. Cela donna lieu à une grande dis-
pute sur l'authenticité de tous ces poèmes, qui rem-
plit le Journal des savants *, et dont la conclusion fut
que « l'honneur d'avoir créé ces poésies touchantes
et sublimes vaudrait bien l'heureux hasard de les
avoir découvertes ».
Pendant dix ans la querelle ossianique occupa les
critiques, sans qu'on pût arriver en France, plus
qu'en Angleterre, à convaincre d'imposture l'heu-
reux Macpherson. Là où échouaient les plus savants
membres des plus doctes académies d'Ecosse, com-
ment des journalistes français eussent-ils réussi 5?
Pendant cinquante ans et plus, la fortune de la
poésie bardique, erse, runique nu galloise — comme
on l'appela tour à tour — se soutint parmi nous.
Dès 1764, la Gazette littéraire opposait, comme eût
1. Corr. lilt., avril 1762.
2. Décembre 1761, janvier, février, avril, juillet 1762.
3. Carthon, poème, traduit de l'anglais par Mme*", Londres,
1762, in-12. — Voir, à ce sujet, les Mém. secrets (20 février 1763).
Quérard affirme que la duchesse — qui était la mère de l'adver-
saire de La Chalotais — eut un collaborateur appelé Marin.
4. Février et novembre 1762; mai, juin, sept. déc. 1764. —
Gazette littéraire (1er sept. 176o) : réflexions de Cesarotti sur
Ossian.
5. Voir l'édition des poèmes d'Ossian de M. Archibald Clerk
(Londres, 1870, 2 vol. in-8).
392 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
pu le faire Herder lui-même ou Gœthe, cette poésie
d'un nouveau genre à la poésie des Grecs, et,
tout en y reconnaissant « ce caractère d'enthou-
siasme que les Grecs appelaient fureur poétique »,
elle y signalait la différence du climat, de la religion,
de la race : « Les poèmes du Nord abondent en
images fortes et terribles, mais n'en offrent que
rarement de douces et jamais de riantes.... Tout y
peint un ciel triste, une nature sauvage, des mœurs
féroces. » Cependant on y trouve le don essentiel qui
fait les poètes, le pouvoir « de réaliser les fantômes
de sa propre imagination » : ne serait-ce pas que
« les temps que nous appelons barbares sont, par un
grand nombre de circonstances, favorables au génie
poétique »? Or Ossian, quoique moins ancien,
paraît cent fois plus barbare qu'Homère : son inspi-
ration est plus simple, plus naïve, plus voisine de la
nature. Elle est pareille à une source jaillissante.
Bien mieux, « elle est véritablement la poésie de
cœur, car on y sent toujours un cœur animé de sen-
timents nobles et de passions tendres l ».
Ainsi l'opinion était saisie de la question des
poèmes erses et inclinait vers le culte de ce nouveau
dieu, quand Letourneur, infatigable courtier en litté-
rature étrangère, donna sa traduction des « poésies
galliques d'Ossian, fils de Fingal » — augmentée de
quelques poèmes « bardiques » de John Smith 2, —
qui eut un prodigieux succès. Il s'en faut pourtant
que la traduction de Letourneur mérite les éloges
que La Harpe lui a complaisamment décernés : dans
1. Gaz. litt., 1764, t. 1, p. 238; 1er juillet et 1er août 1765.
2. Ossian, fils de Fingal, poésies galliques, traduites de
l'anglais de Macpherson, par Letourneur, Paris, 1771, 2 vol.
in-8. — Nombreuses réimpressions, notamment, avec addi-
tions, en 1799, et en 1810, avec une préface de Ginguené.
OSSIAN EN FRANCE. 393
sa prose médiocre, on a peine à retrouver l'harmonie,
si admirée de Gray, de la prose poétique que Mac-
pherson a eu l'honneur, non pas de créer, niais de
mettre à la mode : qu'on se figure Atnla traduit
dans la langue de Johnson. Cependant YOssian de
Letourneur reste un livre capital dans l'histoire de
notre littérature.
« Je ne crois plus, écrivait un jour Chateaubriand,
à l'authenticité des ouvrages d'Ossian.... J'écoute
cependant encore la harpe du barde, comme on écou-
terait une voix, monotone il est vrai, mais douce et
plaintive '. » Cette» voix», nous l'entendons aujour-
d'hui encore, et, quand il nous plaît de l'y chercher,
nous trouvons dans le faux Ossian ce qu'y trouvait
Chateaubriand, « une haute et noble source de
poésie — suivant les paroles d'un excellent juge, —
où passe, quoi qu'on en ait dit, un souffle aussi puis-
sant que les vents orageux2 ».
En revanche, nous ne croyons plus ni à Fingal ni
à Oscar. La civilisation « calédonienne », qui avait
pour les contemporains le charme d'une nouveauté
piquante, nous fait l'effet d'un composé artificiel
d'éléments hétéroclites. Les clans, les druides, les
bardes de Macpherson ont perdu leur prestige :
nous avons admis — un peu légèrement peut-être
— que Macpherson n'est qu'un adroit mystificateur,
Mais il faut noter, quand on cherche à s'expliquer
la vogue des poèmes ossianiques, que les contempo-
rains en jugèrent tout autrement. Ils crurent, de
la foi de l'imagination, aux Calédoniens, hommes
robustes, dont la peau était blanche, les cheveux
1. Préface de la traduction des Poésies yallii/ues.
2. Angellier, Bums, t. I, p. 59. — M. Clerk admet l'authen-
ticité des poèmes d'Ossian.
394 ROUSSEAU ET L'INFLUENCE ANGLAISE.
blonds, la prunelle azurée. Ils crurent aux druides,
législateurs et prêtres, aux bardes, poètes et ambas-
sadeurs. Ils crurent à ce peuple étrange, qui n'avait
ni industrie ni agriculture, ne connaissait que l'or
et le fer, lançait sur les mers ses barques hardies,
plaçait ses demeures sur les lieux élevés, près du
ciel. Ils crurent à cette religion poétique et vague,
où les âmes habitent les nuées, commandent aux
vents et aux tempêtes, parlent aux vivants dans les
heures solennelles et les défient aux combats. Ils
crurent aux combats mystérieux des dieux avec les
hommes, dans les nuits obscures — et ils en aimè-
rent la sombre poésie :
« La lune montrait à, l'Orient sa pâle et froide
lumière; le sommeil descendit sur l'armée : les
casques assoupis brillaient au feu mourant des
chênes : mais le sommeil ne ferma pas les yeux de
Fingal. Il se lève, il prend ses armes, monte lente-
ment la colline, et veut revoir encore la flamme
sinistre du palais de Cathula.
« Elle ne jetait dans l'éloignement qu'une lueur
obscure : la lune cachait sa face rougeâtre dans les
nuages de l'Orient : tout à coup fond de la montagne
un vent impétueux : il portait l'esprit de Loda. Le
fantôme vient se placer sur la pierre; la terreur et
les feux l'environnent; il agite sa lance énorme; ses
yeux semblent des flammes sur sa face ténébreuse,
et sa voix est comme le roulement lointain du ton-
nerre. » Fingal défie l'esprit divin : « Veux-tu me
forcer à quitter l'enceinte où l'on m'adore? répondit le
fantôme d'une voix sépulcrale. Les peuples se pros-
ternent devant moi : le sort des armées est dans mes
mains. Je regarde les nations, et elles disparaissent;
mon souffle exhale et répand la mort; je me promène
sur les vents : les tempêtes marchent devant moi;
VOLTAIRE ET OSSIAN. 395
mais mon séjour est paisible au-dessus des nuages. ...»
Le héros reste inflexible. Alors « le fantôme leva sa
lance aérienne, et pencha vers Fingal sa stature
immense. Aussitôt le roi s'avance, tirant son épée,...
il frappe.... Le fantôme perd sa forme et s'étend dans
l'air comme une colonne de fumée que le bâton d'un
enfant a rompue.... L'esprit de Loda jette un cri, se
roule sur lui-même, et se perd dans les vents *. »
De pareilles scènes, quoique analogues à celles de
la Bible et d'Homère, ont leur grandeur. Mais elles
nous touchent moins qu'elles ne touchaient les con-
temporains de Macpherson. Elles nous paraissent
moins originales. Des deux poètes qu'il y a dans le
vieil Ossian, du poète épique et du poète lyrique,
nous préférons le second, qui est vraiment original.
Mais la critique du xvmG siècle s'est beaucoup préoc-
cupée du premier, de celui qu'on pouvait comparer
à Homère.
Quelques années déjà avant que Letourneur eût
publié sa traduction, Voltaire mettait en scène, dans
un dialogue amusant, un Florentin, un professeur
d'Oxford et un Écossais, réunis chez Lord Ghester-
field 2. — L'Écossais tient pour Ossian : « Que l'anti-
quité est belle, s'écrie-t-il; le poème de Fingal a
passé de bouche en bouche jusqu'à nous depuis près
de deux mille ans, sans avoir jamais été altéré : tant
les beautés véritables ont de force sur l'esprit des
hommes! » Et il récite une traduction, ou plutôt une
paraphrase du début de Fingal3. « Ah! dit le pro-
fesseur d'Oxford, voilà le véritable style d'Homère;
1. Carric-thura, trad. de Letourneur. — The poems of
Ossian, Londres, 1812, p. ni.
2. Dictionnaire philosophique : Anciens et modernes (1770).
3. « Cuchullin était assis près de la muraille de Tura, sous
V arbre de la feuille agitée. » 11 y a : « by the treeof the rustling
sound ». Voltaire parodie.
396 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
mais ce qui me plaît encore davantage, c'est que j'y
vois la sublime éloquence hébraïque. » Et notre
homme de citer quelques passages des psaumes, que
Voltaire choisit avec soin, comme on le devine, pour
donner une idée du « style oriental ». L'Écossais
pâlit de colère. Mais le Florentin sourit et déclare
qu'il parlera tant qu'on voudra dans ce prétendu
« style oriental », puisqu'il ne faut qu'un peu d'adresse
« pour être ampoulé en vers négligés » et pour
« entasser combats sur combats » ou « peindre des
chimères ». Et de fait, il improvise séance tenante
un fragment amphigourique sur le premier sujet
qu'on lui fournit. — La raillerie était facile. Elle
n'est pas tout à fait injuste. Ossian est monotone; il
cultive « le style oriental »; et qui oserait soutenir
qu'il n'a pas « peint des chimères »?
Mais Voltaire ne voit pas, ou feint de ne pas voir,
que la véritable cause de son succès était ailleurs.
Assurément, l'épopée calédonienne était, aux yeux
de plus d'un esprit superficiel, la rivale heureuse de
l'épopée homérique :
Adieu les fables des vieux âges,
Les dieux des Grecs et des Troyens!
Vivent les héros des nuages
Dans leurs palais aériens *!
Mais l'épopée d'Ossian n'était pas tout Ossian, tant
s'en faut. Ce que les lecteurs anglais ou français
aimaient de lui, c'était plus encore, c'était surtout le
poète lyrique, celui qui donnait une forme, ou du
moins un cadre nouveau, à l'amour de la nature, à
la mélancolie, à ce « vague des passions » dont Rous-
seau leur faisait éprouver le charme douloureux.
1. Creuzé de Lesser.
LE LYRISME l> OSSIAN. 397
C'était celui qui adressait au soleil, par la bouche du
barde aveugle, cette pathétique apostrophe :
O toi qui roules au-dessus de nos têtes, rond comme
le bouclier de nos pères, d'où partent tes rayons, ô soleil?
D'où te vient ta lumière éternelle? Tu t'avances dans ta
beauté majestueuse. Les étoiles se cachent dans le firma-
ment. La lune pâle et froide se plonge dans les ondes de
l'occident.... Hélas! tu brilles en vain pour Ossian. Il ne
voit plus tes rayons, soit que ta chevelure dorée flotte sur
les nuages de l'orient, soit que ta lumière tremble aux
portes de l'occident. Mais tu n'as peut-être comme moi
qu'une saison, et tes années auront un terme : peut-être tu
t'endormiras un jour dans le sein des nuages, et tu seras
insensible à la voix du matin. Réjouis-toi donc, ô soleil,
dans la force de ta jeunesse. La vieillesse... ressemble à la
pâle lumière de la lune, qui se montre au travers des nuées
déchirées par le vent du nord, lorsqu'il est déchaîné dans
la plaine, que le brouillard enveloppe la colline, et que le
voyageur transi tremble au milieu de sa course *.
Là, dans des morceaux de ce genre, d'une poésie
pénétrante et voilée, est le véritable Ossian, celui
dont Chateaubriand a pu dire qu'il a « ajouté aux
chants des Muses une note jusqu'à lui inconnue 2 ».
Et c'est bien celui que les lecteurs de Letourneur ont
goûté et compris.
). Carthon. — Poems, p. 190 : « O thou that rollest above,
round as the shield of my fathers! Whence are thy beams, O
sun! thy everlasting light? Thou comest forth in thy awful
beauty; the stars hide themselves in the sky; the moon, cold
and pale, sinks in the western wave; but thou thyself movest
alone.... But to Ossian thou lookest in vain, for lie beholds
thy beams no more; whether thy yellow hair flows on the
eastern clouds, or thou tremblest at the gâtes of the west.
But thou art perhaps like me, for a season : thy years will
hâve an end. Thou shalt sleep in thy clouds, careless of the
voice of the morning. Exult then, O sun, in the strength of
thy youthîage is dark und unlovely; it is like the glimmering
light of the moon when it shines through broken clouds, and
the mist is on the hills.... »
2. Préf. des traductions du gallique.
398 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Que ne puis-je habiter les monts couverts de neige
Où TÉcosse enferma ses citoyens heureux!
Et contemplant les mers qui baignent la Norwège,
Rêver au bruit des vents sous un ciel ténébreux!
Peut-être l'habitant de ces roches sauvages
Redirait près de moi les hymnes douloureux
Que chantait Ossian sur les mêmes rivages.
Ce fut l'impression d'un des premiers lecteurs du
Macpherson français, de Fontanes, alors tout jeune
encore; et il ajoutait, s'adressant avec une émotion
mal contenue au traducteur d'Ossian :
0 Le Tourneur! ô toi dont la prose hardie
Des vers audacieux osa presque imiter
L'inimitable mélodie,
Tu découvris plus d'une fois
Des trésors inconnus aux muses de notre âge J!
Les vers sont médiocres; mais le sentiment était
sincère, et Fontanes composait, à l'exemple d'Ossian,
son Chant du Barde, pour essayer de rendre à son
tour, comme il l'écrivait de Londres à Joubert, « ce
son lent et doux, qui semble venir du rivage éloigné
de la mer et se prolonger parmi des tombeaux ».
Ainsi, dès le xvnr3 siècle, on pressentit chez nous
ce qu'il y avait d'original chez celui qui devait être
l'un des maîtres de Lamartine et de Chateaubriand.
On en devina, si on ne réussit pas à s'approprier
pleinement, la subtile poésie. On se plut à le lire,
avec Mme de Genlis, « en face d'un tableau agreste
et mélancolique », sur un siège de verdure « ombragé
par deux peupliers », avec une harpe éolienne dans
les environs 2. On essaya, avec Fontanes, de recons-
tituer la musique de ces mélopées singulières. On y
loua, avec La Harpe, « cette sorte d'imagination
1. Œuvres, 1839, 1. 1, p. 398.
2. Mémoires, t. III, p. 353.
OSSIAN SOUS LA REVOLUTION. 309
mélancolique », qui fait songer à un pays « reculé et
nébuleux, où les vapeurs des montagnes, le bruit
monotone de la mer et les vents sifllants dans les
rochers, donnent aux esprits une tristesse habituelle
et réfléchissante * ». Dès avant la Révolution, grâce
à Ossian, la « poésie du Nord » eut des partisans en
France.
Tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages,
Enflés comme la mer qui blanchit leurs rivages,
Et sombres, et pesants comme l'air nébuleux,
Que leur île farouche épaissit autour d'eux 2,
ces poètes septentrionaux semblaient destinés à re-
nouveler notre littérature épuisée. On ne les imitait
pas encore, ou on les imitait mal 3. Mais les temps
approchaient où un Chateaubriand allait s'approprier
le meilleur de leur génie, et où, exilé dans la patrie
de Macpherson, il se préparera à écrire René en tra-
duisant les poèmes ossianiques *.
De 1789 à la période impériale, Ossian fut célèbre.
Arnault lui emprunta le sujet d'une tragédie 5. La-
baume et David de Saint-George donnèrent une suite
1. Cours de littér., t. III, p. 214-217.
2. André Chénier, Élégie XXI.
3. Voir Athos et Dermide, pièce dont le fond est tiré d'une
note de Macpherson (Joum. encyclop., 1er juin 1786); Essai
d'une traduction d'Ossian en vers français, par Lombard (Berlin,
1789, in-8), etc.
4. « Lorsqu'en 1793, la révolution me jeta en Angleterre,
j'étais grand partisan du barde écossais : j'aurais, la lance
au poing, soutenu son existence envers et contre tous, contre
celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de poèmes
inconnus en France.... Dans l'ardeur de mon admiration et de
mon zèle, tout malade et tout occupé que j'étais, je traduisis
quelques productions ossianiques de John Smith » (Préf. des
trad. du gallique). — Ces productions sont Dargo, Duthona et
Gaul, insérées dans les œuvres de Chateaubriand : ce sont
plutôt des imitations que des traductions.
5. Oscar, fils d'Ossian, 1796.
400 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
à Letourneur l. On raconte que, sous le Directoire,
les habitants du bois de Boulogne furent épouvantés
de voir briller au milieu des arbres une grande
flamme, et que, s'étant approchés, ils aperçurent
des hommes accoutrés à la Scandinave qui tentaient
de mettre le feu à un sapin et chantaient d'un air
inspiré en s'accompagnant d'une guitare : c'étaient
des admirateurs d'Ossian qui voulaient, comme les
héros calédoniens, dormir en plein air et allumer des
arbres pour se chauffer 2. Sous le Consulat, cette
faveur redoubla : le premier consul avait fait d'Ossian
« son poète » et s'attira par là la sympathie de
Mme de Staël : il le lisait sur le navire qui le rame-
nait d'Egypte, comme il le relut plus tard sur celui
qui l'emportait vers Sainte-Hélène 3. « Voilà qui est
beau », disait-il à Arnault. On a dit qu'il l'imposa à
l'art de son temps. Il serait plus juste de dire que,
nourri dans les traditions littéraires du xvme siècle,
il partageait avec ses contemporains le culte du
barde calédonien. C'est sous le Consulat que, sur son
invitation, Baour Lormian compose ses Poésies gai-
ligues, que Girodet peint son tableau de Fingal et
d'Ossian accueillant les ombres des guerriers fran-
çais, et que Lesueur écrit cet opéra des Bardes que
Napoléon proclamait une pièce « brillante, héroïque
et vraiment ossianique 4 ».
i. Poèmes d'Ossian et de quelques autres bardes, pour servir
de suite à l'Ossian de Letourneur, traduit de l'anglais par Hill
(pseudon.), Paris, 1795, 3 vol. in-18.
2. G. Renard, De V influence de l'antiquité classique sur la lit-
térature française pendant les dernières années du xvme siècle
et les premières années du xixe, Lausanne, 1875, in-8.
3. Voir le Journal de la traversée d'Angleterre à Sainte-
Hélène, par un officier anglais, publiée dans le Journal des
Débats.
4. Les Poésies galliques sont de 1801. Le tableau de Girodet
fut exposé au salon de 1802. L'opéra de Lesueur fut joué en
OSSIAN APRÈS LA RÉVOLUTION. 401
Quand, après la Révolution, Mme de Staël et Cha-
teaubriand essayèrent de poser les principes d'une
poétique nouvelle, tous deux acceptèrent Ossian,
comme un héritage précieux du siècle qui venait de
finir. Ils le firent goûter à tous les écrivains, encore
jeunes alors, qui devaient former bientôt la pléiade
romantique :
Toi qui chantais l'amour et les héros,
Toi, d'Ossian la compagne assidue,
Harpe plaintive, en ce triste repos,
Ne reste pas plus longtemps suspendue '.
Ces vers sont d'Alphonse de Lamartine et ils datent
de 1808. Lamartine est resté fidèle toute sa vie à
cette admiration de sa jeunesse et, jusque dans les
Confidences, il a mis Ossian sur le même rang que
Dante et au-dessus d'Homère :
La harpe de Morven de mon âme est l'emblème.
De combien d'imaginations Ossian n'a-t-il pas
hanté les rêves, entre 1800 et 1830! Le jeune Edgar
Quinet, au fond de sa province, s'étonnait d'un
engouement qu'il ne partageait pas, et notait avec
curiosité l'incomparable popularité de Fingal, de
Malvina et de Garril 2. Les distributions de prix,
dit Villemain, retentissaient des noms des héros
calédoniens d'Oscar et de Temora, et Bernadotte
dut peut-être le royaume de Suède au prénom ossia-
nique que portait son fils 3. Nodier s'éprenait, comme
1804. — Voir aussi Catheluina ou les Amis rivaux, poème
imité d'Ossian (par le général Despinay), Paris, 1801, iu-S;
Traductions et imitations de quelques poésies d'Ossian, ancien
poète celte, par Ch. Arbaud Jouques, Paris, 1801, in-8; Tra-
duction libre, en vers, des chants de Selma, d'Ossian, etc., par
J. Taillasson, Paris, 180), in-8, etc.
1. Lettre à M. de Virieu, 1808.
2. Histoire de mes idées, p. 132.
3. Voir Brunetière, L'évolution de la poésie lyrique, 1. 1, p. 82.
26
402 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
tout le monde, de la prose de Macpherson, et George
Sand se consolait dans la lecture de Fingal des tris-
tesses de son mariage l. « Quatre pierres couvertes
de mousse — avait écrit Chateaubriand dans le
Génie du Christianisme — marquent sur les bruyères
de la Calédonie la tombe des guerriers de Fingal,
Oscar et Malvina ont passé, mais rien n'est changé
dans leur solitaire patrie. Le montagnard écossais se
plaît encore à redire les chants de ses ancêtres; il
est encore brave, serviable, généreux : ce n'est plus,
qu'on nous pardonne l'image, ce n'est plus la main
du barde même qu'on entend sur la harpe : c'est ce
frémissement des cordes produit par le toucher
d'une ombre, lorsque la nuit, dans une salle déserte,
elle annonçait la mort d'un héros 2. »
Depuis le xvnr3 siècle jusqu'à la génération roman-
tique, des milliers de lecteurs ont écouté ce frémis-
sement de la harpe d'Ossian.
IV
Mais ils ne l'ont entendu et surtout ils ne l'ont
goûté que parce que Rousseau avait écrit. De même
que Thomson ou Gessner se sont rencontrés parfois
avec lui dans leur manière de sentir et de peindre la
nature, de même Young ou Ossian, ou même Wer-
ther, qui nous arrivait — sans grand succès d'ail-
leurs _ dans le même temps 3, n'ont pénétré si
1. Nodier, Essais d'un jeune barde (1804). — G. Sand, Histoire
de ma vie, t. IV, chap. i.
2. Génie du christianisme, 4e p., II, 5.
3. Voir à ce sujet : Th. Siipfle {Gœthes lilerarischer Einfluss
auf Frankreich, dans le Goethe-Jahrbuch, 18S7, p. 208), et
F. Gross : Werther in Frankreich, Leipzig, 1888. — Outre les
traductions de Seckendorfï et d'Aubry, il y eut un drame de
ROUSSEAU ET LES POETES DU NORD. 403
aisément en France que parce que Jean -Jacques
leur avait ouvert la voie. Ils peuvent bien être, dans
l'histoire de la littérature européenne, ses précur-
seurs — et ils le sont en effet. Dans Thistoire de la
littérature française, ils ne sont que ses successeurs.
Il ne leur doit rien, ni eux à lui.
Mais ce qui est hors de doute, c'est que leur
mélancolie n'est qu'une forme de sa mélancolie, leur
lyrisme une variété, ou un développement, de son
propre lyrisme. « Vois la rapidité de cet astre qui
jamais n'arrête; il vole, et le temps fuit, l'occasion
s'échappe : ta beauté, ta beauté même aura son terme ;
elle doit décliner et périr un jour comme une fleur
qui tombe sans avoir été cueillie.... 0 amante aveu-
glée! tu cherches un chimérique bonheur pour un
temps où nous ne serons plus; tu regardes un avenir
éloigné, et tu ne vois' pas que nous nous consumons
sans cesse, et que nos âmes, épuisées d'amour et
de peine, se fondent et coulent comme de l'eau !. »
Après Ossian et après Young dans l'ordre des temps,
mais avant eux dans l'ordre du génie, l'homme qui
a écrit ces lignes est le créateur de la poésie lyrique
moderne.
Seulement — et c'est ce qu'on oublie trop — les
sentiments qu'il exprime nous arrivent dans le même
temps — ou même avant, — exprimés aussi dans
les œuvres étrangères. A cet art nouveau que crée
Rousseau, la littérature anglaise fournit des ancêtres,
et l'Allemagne fournit des disciples. Comment donc
La Rivière : Werther ou le Délire de V Amour (la Haye, 1778).
— La Correspondance littéraire (mars 1778) dit au sujet du
roman de Gœthe : « On n'y a trouvé que des événements
communs et préparés sans art, des mœurs sauvages, un ton
bourgeois, et l'héroïne de Thistoire a paru d'une simplicité
tout à fait grossière et tout à fait provinciale ».
1. Nouv. ffe7.,I, 26.
404 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
les esprits, lassés de la tradition classique et impa-
tients de s'émanciper de ce qui leur apparaît comme
une tutelle séculaire, ne se tourneraient-ils pas, avec
une curiosité de plus en plus vive, vers cette Angle-
terre, qui semblait la patrie intellectuelle de Rous-
seau, vers cette Allemagne, qui l'accueillait — et les
écrivains anglais comme lui — avec un si juvénile
enthousiasme? « On a épuisé toutes les manières
d'imiter les anciens, disaient-ils. Creusons donc ces
mines profondes (de la littérature anglaise) ; séparons
l'or de la terre qui le couvre; polissons-le et mettons-
le en œuvre *. » Mais cette imitation des modèles
exotiques, c'était l'abandon du patrimoine, jusque-là
national, de la Grèce et de Rome. C'était la rupture
avec toutes les traditions de notre littérature clas-
sique. Rousseau lui-même, qui doit tant d'idées aux
anciens, ne leur doit aucun de ses procédés d'art; ou
plutôt son art est la négation même du leur. Ainsi, à
mesure que l'influence des étrangers, Anglais ou
Allemands, croissait en France, celle de Rousseau
croissait d'autant; mais celle de l'antiquité, et celle
aussi de nos classiques, s'ébranlait de plus en plus.
« 0 Germanie, écrivait dès 1768 un critique français,
nos beaux jours sont évanouis, les tiens commencent.
Tu renfermes dans ton sein tout ce qui élève un
peuple au-dessus des autres, et notre frivolité dédai-
gneuse est forcée de rendre hommage aux grands
hommes que lu produis 2! »
La Germanie du xvme siècle, c'est l'ensemble de
ce que Mme de Staël appellera les littératures ossia-
niques, c'est le « génie du Nord », c'est tout ce qu'il
y avait de nouveau, de poétique et de troublant dans
1. Yart, Idée de la poésie anglaise, t. I, Préface.
2. Dorât, Idée de la poésie allemande, 17G8. p. 133.
ROUSSEAU ET LES POETES DU NORD. 405
Rousseau, eu tant qu'il semble personnifier l'influence
des nations germaniques. « Je reconnais, a dit
Chateaubriand, que dans ma première jeunesse
Ossian, Werther, les Rêveries <Tun promeneur soli-
taire, les Éludes de la nature ont pu s'apparenter à
mes idées '. » Il ne les sépare pas : il confond, au
contraire, le génie de Rousseau, celui d'Ossian, celui
de Gœthe. Mme de Staël dira de même, couram-
ment : « Rousseau et les Anglais », ou « Rousseau
et l'idéal germanique »; dans son idée, c'est tout un,
c'est l'esprit germanique qui s'oppose à l'esprit latin,
ou le génie du Midi à celui du Nord.
C'était là, sans nul doute, une révolution considé-
rable, que cette substitution, à l'antique humanisme
dont se contentaient nos pères, du cosmopolitisme
et de l'exotisme. A vrai dire, elle ne s'accomplit
qu'en notre siècle, avec Mme de Staël et les roman-
tiques. Mais on a vu qu'elle se prépare dès avant 89.
Les vingt-cinq années qui ont précédé la Révolution
ont préparé l'avènement des littératures du Nord en
Europe. Faut-il s'étonner que Herder, aveuglé par le
préjugé, ait cru pouvoir écrire : « Le temps de la
littérature française est fini2 »?
Ce qui était fini seulement, c'était, après trois
siècles de gloire, une forme particulière de l'esprit
français, l'une des plus belles qu'il ait revêtues,
mais dans laquelle il ne s'est, quoi qu'on en dise,
ni épuisé, ni défini tout entier.
\. Essai sur la litt. angl.
2. Lebensbilder.
CHAPITRE IV
LA RÉVOLUTION ET LA DEUXIEME EMIGRATION DE L ESPRIT FRANÇAIS.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET MADAME DE STAËL.
I. Pourquoi le cosmopolitisme n'est, au xvine siècle, qu'une
aspiration mal définie. — Réaction de l'esprit classique avec
Voltaire et son école : insuffisance et médiocrité de la cri-
tique classique. — Renaissance de l'antiquité aux approches
de la Révolution.
II. Que la Révolution ramena les esprits au respect de l'an-
tiquité. — Rupture intellectuelle avec les nations germa-
niques. — Diminution de l'influence littéraire de Rous-
seau. — Mais l'émigration rouvre à l'esprit français les
sources que la Révolution avait taries.
III. Le livre de la Littérature (1800). — Qu'il est à la fois
l'expression du cosmopolitisme et de l'influence de Rous-
seau. — Qu'il dérive surtout de l'influence anglaise. — C'est
le dernier livre de critique du xviue siècle. — Comment
l'auteur juge l'esprit classique. — Ce qu'il lui oppose. — Le
cosmopolitisme devient une théorie littéraire. — Triomphe
de l'influence de Rousseau et des littératures du Nord.
« Il existe, ce me semble, deux littératures tout à
fait distinctes, celle qui vient du Midi et celle qui
vient du Nord, celle dont Homère est la première
source, celle dont Ossian est l'origine. Les Grecs, les
Latins, les Italiens, les Espagnols et les Français du
siècle de Louis XIV, appartiennent au genre de litté-
rature que j'appellerai la littérature du Midi. Les
ouvrages anglais, les ouvrages allemands et quelques
écrits des Danois et des Suédois doivent être classés
LA RÉACTION CLASSIQIT. . 407
dans la littérature du Nord *. » Le jour où Mme de
Staël écrivait ces lignes, elle exprimait, avec une
netteté singulière, le principe même du cosmopo-
litisme littéraire, tel qu'elle le concevait. Quelques-
années plus tard, elle ajoutera, précisant encore sa
pensée : « Toutes les fois que de nos jours on a pu
faire entrer dans la régularité française un peu de
sève étrangère, les Français y ont applaudi avec
transport : Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre, Chateaubriand, etc., dans quelques-uns
de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insu, de
l'école germanique 2. »
Ainsi notre littérature a été orientée successive-
ment, suivant les époques, vers l'antiquité et vers
l'Europe germanique, vers l'humanisme et vers le
cosmopolitisme, et l'agent le plus important de cette
transformation, c'a été Rousseau. — Le xviir3 siècle
a pressenti la théorie de Mme de Staël. Il ne l'a
pas formulée avec clarté. Le cosmopolitisme a été,
avant le livre de la Littérature, qui est de 1800, une
aspiration confuse plus qu'une théorie proprement
dite. L'influence de Rousseau, que Mme de Staël
personnifie, a mis du temps à se développer jus-
qu'à ses conséquences extrêmes. Le cosmopolitisme
ne s'est que lentement opposé, avec la netteté sou-
haitable, à l'humanisme.
C'est d'abord que, si les vingt années qui précèdent
la Révolution ont vu se produire un renouvellement
et un élargissement du goût, elles ont vu aussi se
1. De la litt., I, H.
2. De VAllem., II, 1.
408 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
dessiner une véritable réaction classique. A mesure
que l'anglomanie se répand, les admirateurs de nos
grands écrivains éprouvent le besoin de défendre
plus ardemment une cause de plus en plus menacée.
« Lorsqu'on nous eut ouvert, dit un critique, les
sources de la littérature anglaise, il se fit bientôt une
révolution dans la nôtre : le Français, qui s'échauffe
aisément, n'accueillit, n'estima plus que ce qui se
rapprochait du goût britannique.... Notre génie s'al-
téra par le mélange monstrueux d'un génie qui lui
était étranger !. » C'est contre cette altération du
génie national que s'insurge le parti classique, con-
duit par Voltaire. La cause était belle. Quel dommage
qu'elle ait été si mal défendue!
Là, en effet, était le danger du cosmopolitisme. Il
s'agissait en fait de savoir si l'esprit français reste-
rait fidèle à cet idéal d'universalité et d'humanité
qui avait fait, pendant deux ou trois cents ans, la
force de notre littérature, et qu'elle avait hérité elle-
même des littératures antiques. Peindre l'homme
dans ce que sa nature a de plus général et de moins
contingent, non pas, il est vrai, in abstracto — ce qui
eût été le dépouiller de toute réalité, — mais du moins
dans la mesure où il se rapproche de cet « exemplaire
de l'humaine condition » que chacun porte en soi, tel
avait été l'idéal de nos classiques. « J'avoue, disait
Voltaire en parlant de Shakespeare, qu'on ne doit
pas condamner un artiste qui a saisi le goût de sa
nation; mais on peut le plaindre de n'avoir contenté
qu'elle. » Voltaire ne s'est jamais départi de ce prin-
cipe, et, par conséquent, il s'est toujours obstinément
refusé à admettre que la critique littéraire eût pour
objet de nous faire admirer ce qu'il y a de plus
1. Dorât, Idée de la poésie allemande (l"68), p. 43.
LA HÉ ACTION CLASSIQUE. 409
national dans le génie de chaque peuple. Il était
curieux de ces divers génies nationaux dans sa jeu-
nesse, mais à titre seulement de singularité. II con-
cevait qu'on fit l'histoire comparée des mœurs et des
lois; il a quelquefois prêché, mais il n'a jamais admis
au fond la critique comparée et désintéressée des
littératures; et en cela il restait bien français et
classique. « Nous nous sommes, depuis longtemps,
chargés de dire à l'univers des généralités qui peu-
vent plaire. Nous faisons les gros meubles et les
articles de mode. » Ce joli mot de Doudan ! est un
mot que Voltaire eût avoué. Il réclamait comme un
honneur pour l'esprit français la fabrication du« gros
meuble ».
Il estimait d'ailleurs, avec les purs classiques de
son temps, que tout a été dit et que, seule, la forme
se renouvelle. « Tous les vers sont faits », a dit Fon-
tanes en parlant de Racine. Tous les livres sont
écrits, pensaient les classiques. « L'imitation de la
belle nature, écrivait d'Alembert, semble bornée à de
certaines limites qu'une génération ou deux au plus
ont bientôt atteintes; il ne reste à la génération sui-
vant que d'imiter 2. » Cela étant, et si la poésie est
l'art de broder une variation nouvelle sur un thème
ancien, il est très désavantageux de venir le dernier Jt-tci*
et très glorieux de réussir après les maîtres, par la
seule beauté de la forme. Les novateurs admettent,
au contraire, qu'il y a en littérature, comme disait
Sébastien Mercier, des « terres australes », où tout
reste à découvrir. Ils estiment que tout n'a pas été
dit sur l'homme. Ils croient que le progrès littéraire
n'a d'autres limites que les bornes mêmes de l'esprit
1. Lettres, t. II, p. 346.
2. Disc, prélim.
410 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
humain, qui n'ont pas encore été fixées. Ils prùnent
les « imaginations stupidement extravagantes » de
Dante ', ou ce Milton dont les descriptions « font
vomir tout homme qui a le goût un peu délicat 2 », ou
encore cet Ossian qui mit en vers ampoulés des lieux
communs emphatiques. De très bonne foi, un Vol-
taire, fidèle à la tradition du grand siècle, ne com-
prend pas. « Que m'importe, écrivait-il à un Anglais
qui lui vantait Shakespeare, qu'un auteur tragique
ait du génie, si aucune de ses pièces ne peut se jouer
dans tous les pays du monde ?Cimabuë avait le génie
de la peinture, mais ses tableaux ne valent rien ;
Lully avait un grand talent pour la musique, mais on
ne chante ses airs nulle part si ce n'est en France 3 .... »
C'est bien son dernier mot, non seulement sur Sha-
kespeare, mais sur Young, Ossian, Milton, Dante,
Swift ou Rabelais. L'universalité, c'est la marque du
génie, et ne voit-on pas le Transylvain, le Hongrois,
le Courlandais, comme il dit, se réunir avec l'Espa-
gnol, le Français et l'Allemand, pour admirer Virgile
ou Horace? Ils sont, ces maîtres, de tous les siècles.
Dante n'est que du xmc, et Milton du xvir3; l'un n'est
qu'Anglais et l'autre n'est qu'Italien.
Il ne faut pas accuser d'étroitesse le seul Voltaire.
Car il n'est que l'interprète d'une tradition, à laquelle
beaucoup de bons esprits restaient fidèles. La « lit-
térature du Nord » les inquiétait, parce qu'elle man-
quait à la fois d'humanité et d'art, ce qui, au fond,
1. Voltaire au P. Bettinelli, mars 17G1 : « Je fais grand cas
du courage avec lequel vous avez osé dire que le Dante
était un fou, et son ouvrage un monstre.... Le Dante pourra
entrer dans les bibliothèques des curieux, mais il ne sera
jamais lu. »
2. Voir Candide, chap. xxv.
3. Lettre publiée par M. Ballantyne (p. 278) : l'original fran-
çais — que l'éditeur ne donne pas — est au British Muséum.
LA RÉACTION CLASSIQUE. 41 1
est tout un. Car l'art décrire, ce n'est pas, comme le
voulait un Sterne ou un Young, l'art d'exprimer « ses
sensations et ses impressions » ou de noter, au hasard
de l'inspiration, les fluctuations d'un « tempérament »,
mais c'est parler à la raison dans un langage que tout
homme instruit puisse entendre :
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement.
Or les Ossian, les Young ou les Sterne énoncent
sans clarté des pensées qu'ils ne conçoivent pas net-
tement ou plutôt ils ne pensent pas : ils se contentent
de sentir, et de se laisser aller au courant des menues
impressions. Rousseau disait de lui-même : « Il
dépend beaucoup de ses sens l ». Au fond, tous
ces novateurs en dépendent et se font gloire d'en
dépendre. Comment donc seraient-ils des écrivains,
si l'art d'écrire est celui d'ordonner dans un tout har-
monieux des pensées justes? Shakespeare, qui ne
compose pas, n'est pas un écrivain, et Letourneur ne
nous donne qu'un « abominable grimoire ». De là
l'incomparable supériorité de nos grands poètes.
« Le sublime et le génie brillent dans Shakespeare
comme des éclairs dans une longue nuit, et Racine
est toujours Racine. » De qui cette pensée? De Vol-
taire? Non, de Diderot 2. Le génie commence avec
l'art, et ne va pas sans lui. Ainsi en jugeaient tous
les hommes nourris de la tradition, aux yeux de qui
le culte des modèles étrangers produisait « ce goût
anti-national, dont les ravages ne sont que trop sen-
sibles 3 »; et quelques-uns même de ceux qui par-
laient de tout renouveler ne pouvaient réussir à
1. Roassseaujuge de Jean-Jacquns, second Dialogue.
2. Article Génie.
3. Discours sur les progrès des lettres en France, par Rigoley
de Juvigny (Paris, 1773, in-8, p. 190;.
412 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
secouer les préventions que l'éducation avait mises
en eux. Assez clairvoyants pour pressentir que l'art
classique n'est pas tout l'art, ils avaient peine à croire
qu'en rompant avec lui, ils ne tombaient pas dans la
barbarie. C'est ce qui explique qu'un Condorcet pût
écrire à Voltaire, à propos de Necker, qu'il n'espérait
rien d'un homme « qui croit que les tragédies de
Shakespeare sont des chefs-d'œuvre * », ou qu'un
Marie-Joseph Chénier, l'un des meilleurs critiques
de son temps, ait affirmé que le même Shakespeare
« porte le délire et l'indécence à un degré humiliant
pour l'humanité 2 ». De tels jugements nous étonnent,
ailleurs même que dans la bouche d'un Voltaire. Ils
s'expliquent cependant si l'on songe que les révolu-
tions du goût sont, pour la plupart des hommes, des
changements dans leur façon de sentir plutôt que
dans celle de juger. Pour beaucoup d'hommes du
xvnie siècle, la révolution était faite dans leur esprit,
mais restait à faire dans leur sensibilité.
Quelques-uns, comme Voltaire, restaient tout
entiers fidèles aux admirations de leur jeunesse et
se refusaient à leur en associer de nouvelles, qui ne
pouvaient se concilier avec leur idée de la beauté.
Cette beauté classique, dont ils étaient épris, est
faite d'art et d'humanité. Or, il est bien vrai que
les cosmopolites se donnaient l'air d'élargir les
frontières intellectuelles et d'étendre le domaine
de l'art. Mais en fait, ils le restreignaient, en sub-
stituant à l'idéal antique, communément accepté
jusque-là par toutes les nations, l'imitation de ce
qu'il y a, chez chacune d'elles, de plus national, c'est-
à-dire de moins communicable. « Quoique je n'ad-
1. Sainte-Beuve, Caus., t. III, p. 342.
2. Fragments, à la suite du Tableau de la littérature.
LA RÉACTION CLASSIQUE. 413
mire pas beaucoup l'esprit humain, écrivait Vauve-
nargues, en songeant à Shakespeare, je ne puis
cependant le dégrader jusqu'à mettre dans le pre-
mier rang un génie si défectueux, qui choque essen-
tiellement le sens commun1. » Si chaque peuple ou
chaque race a ses cordes sensibles, parfaitement
étrangères aux étrangers, on ne peut donc, sans
choquer le sens commun, transporter d'un pays dans
un autre des beautés incommunicables, pas plus
qu'on ne fait pousser des palmiers en Norvège ou
qu'on n'élève des rennes sous l'équateur. C'est ce
qu'exprimait avec force Rivarol, dans son discours
fameux sur l'universalité de la langue française 2,
quand, après avoir avoué que les livres anglais
« seront l'éternel honneur de l'esprit humain », il
ajoutait que cependant ces livres « ne sont pas devenus
les livres de tous les hommes. Ils n'ont pas quitté
certaines mains; il a fallu des essais et de la précau-
tion pour n'être pas rebuté de l'écorce et du goût
étranger. » En un mot, l'Anglais fait un livre « avec
une ou deux sensations »; il est sec, taciturne, triste
et solitaire; il écrit pour soi seul, d'où suit que la
littérature anglaise « se sent trop de l'isolation du
peuple et de l'écrivain ». Au contraire, le Français
« cherche le côté plaisant de ce monde »; il est tout
grâces, tout esprit, tout finesse; il a conquis par sa
sociabilité l'univers entier. — Irons-nous sacrifier
de gaîté de cœur une domination si laborieusement
acquise, pour nous mettre à l'école d'une nation ori-
ginale au point d'en avoir obscurci en elle-même la
notion d'humanité?
Ainsi toute la réaction classique de la fin du siècle
1. Œuvres, éd. Gilbert, p. 486.
2. 1184.
414 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
est fondée sur deux idées et fait appel à deux prin-
cipes : le respect de l'art, la tradition de l'huma-
nisme. Et ces deux idées en leur fond se réduisent à
une, qui est l'impérieuse nécessité pour l'écrivain
d'être entendu de tous les hommes, et non pas seu-
lement de ses compatriotes — d'être lu dans tous les
siècles, et non pas seulement pour ses contemporains.
Si bien que, pour la première fois dans l'histoire de
notre critique, les défenseurs de notre esprit national
se trouvaient être, ou se croyaient, les défenseurs de
l'esprit humain. Car on avait bien discuté, dès le
xvne siècle, de la prééminence des anciens et des
modernes. Mais la querelle n'avait jamais dépassé, en
aucun pays, les frontières. A l'antiquité grecque ou
latine, l'Italie de la Renaissance n'opposait que l'Italie,
et la France du siècle suivant que la France; et les
partisans les plus décidés de l'idée de progrès persis-
taient à se tenir sur ce terrain. Ni Perrault ni La Motte
n'opposaient à la stérilité de l'esprit français la fécon-
dité littéraire de l'Angleterre ou même de l'Italie. La
dispute était entre Virgile et Racan, Horace et Boi-
leau, Euripide et Racine. C'était une lutte courtoise
où les adversaires, d'accord sur les principes, ne dis-
cutaient que du plus ou moins de bonheur avec lequel
tel ou tel écrivain les avait appliqués. Mais nul
d'entre les plus ardents des « anciens » ne s'insurgeait
contre, une prétendue déviation de l'esprit national,
pas plus que le plus décidé des « modernes » ne fai-
sait appel à une influence exotique. Ici, au contraire,
il s'agit, dans la pensée d'un Voltaire, de sauver de
la main sacrilège des barbares, non pas seulement
la tradition nationale, mais encore la tradition, plus
sacrée encore, de l'humanité : « Figurez-vous, Mes-
sieurs, disait-il à l'Académie, Louis XIV dans sa
galerie de Versailles, entouré de sa cour brillante :
LA CRITIQUE DE VOLTAIRE. 415
un Gilles couvert de lambeaux perce la foule des
héros, des grands hommes et des beautés qui com-
posent cette cour : il leur propose de quitter Corneille,
Racine, Molière, pour un saltimbanque qui a des
saillies heureuses et qui fait des contorsions. Gom-
ment croyez-vous que cette offre soit reçue '? »
Le saltimbanque qui fait des contorsions, c'est
Shakespeare, mais c'est aussi Richardson, ou Young,
ou Sterne, ou Ossian, ceux qui prétendent, au culte
de la beauté que le commerce de l'antiquité a établi
parmi nous et qui a fait de l'esprit latin l'image même
de l'esprit humain, substituer la fantaisie individuelle
et relever, comme disait Rousseau, « de leur seul
tempérament ». Le cosmopolitisme, c'est donc, aux
yeux de Voltaire, l'individualisme, autant dire la
barbarie. — « Il est ce que l'a fait la nature », écrivait
Jean-Jacques de lui-même2. Or la nature seule ne
peut rien, sans l'art qui la modère et sans la raison qui
la dirige. Livrée à elle-même, elle n'est que désordre
et caprice; elle n'a que « des saillies heureuses » ; elle
ne produit que Hamlet ou que Tristram Shandy, qui
sont des monstres.
Voltaire, en se posant en défenseur de l'esprit
national, ne voit pas, aussi clairement que nous le
voyons, que le cosmopolitisme pourrait bien n'être,
en fin de compte, qu'une nouvelle forme de l'huma-
nisme. Il n'y voit pas un lien entre les peuples; il n'y
voit qu'un ferment de discorde et de ruine. Il ne
paraît pas soupçonner qu'en faisant appel à ce qu'il
y a de plus personnel en nous, ce Rousseau qu'il hait
ne fait peut-être qu'exprimer les sentiments com-
muns à toute une génération nouvelle, plus disposée
1. Première lettre à l'Académie sur Shakespeare.
2. Rousseau juge... (second Dialogue).
416 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
à se reconnaître en lui et dans les écrivains étrangers
qu'en nos poètes classiques. Voltaire ne discute pas :
il injurie : « L'abomination de la désolation est dans
le temple du Seigneur » ; nous sommes en proie à des
« sauvages » et à des « monstres », nous allons être,
si un Letourneur traduit Shakespeare, « mangés par
des Hottentots ' ». — Notez qu'en s'attaquant à Shakes-
peare, il a la partie belle : de tous les écrivains anglais
introduits en France au xvnr siècle, Shakespeare a
été le moins compris, parce qu'il est le plus anglais
et le plus original. Aussi est-ce à travers Shakes-
peare que Voltaire attaque tous les anglomanes. C'est
un combat en champ clos, un tournoi qu'il lui faut :
« Il faut que Shakespeare ou Racine demeure sur la
place! » Il faut crier : « Vive Saint-Denis Voltaire et
meure George Shakespeare2! » Singulière façon, en
vérité, de poser le problème!
Malheureusement pour Voltaire, il plaide mal une
cause qui méritait mieux. Il combat « comme un
vieux housard contre une armée de pandours3 », à
l'aveugle, en faisant flèche de tout bois. N'est-ce pas
lui qui, en pleine Académie, en appelait, en faveur de
Racine, « à nos princesses, aux filles de tant de héros
qui savent comment les héros doivent parler4 »? ou
qui, implorant contre Shakespeare la protection du
duc de Richelieu, évoquait l'ombre du grand cardinal
« qui n'aimait pas les Anglais5 »? De pareils pro-
cédés touchaient au burlesque. De jour en jour, l'opi-
nion avait le sentiment de plus en plus net de la
faiblesse de cette critique : elle en sentait le vide,
1. Voir lettre du 24 juillet 1716.
2. D'Alembert à Voltaire, 20 avril 1776.
3. 27 août 1776.
4. Première lettre.
5. 11 septembre 1776.
INSUFFISANCE DE LA CRITIQUE CLASSIQUE. 417
l'emphase, l'absence totale d'informations exactes et
de connaissances précises, elle pressentait qu'en s'at-
taquant à Shakespeare, Voltaire s'attaquait à un rival
de sa propre gloire tragique ' ; ceux même que l'an-
glomanie inquiétait le plus regrettaient qu'on la com-
battît avec de pareilles armes.
La réaction classique, qu'elle s'en prît à Shakes-
peare, à Ossian ou à Rousseau, a donc été plus
furieuse que vraiment efficace. Voltaire parle des
auteurs anglais, sans les avoir lus de près. La Harpe,
son plus illustre disciple, celui qui devait, dans sa
pensée, faire échec « à l'histrion barbare », critique
Othello sans savoir un mot d'anglais 2, mais, comme
dit Grimm, « l'esprit supplée à tout ». Et c'est La
Harpe encore qui affirme que des « forcenés » veu-
lent « amener Bedlam et Tyburn sur la scène fran-
çaise et élever des huttes de sauvages autour de la
colonnade du Louvre3 ». « Ce que Shakespeare, écri-
vait Marie-Joseph Chénier, a copié de Plutarque est
bon, mais je ne saurais admirer ce qu'il y a ajouté4. » —
En vérité, comment discuter avec le préjugé, quand il
est à ce point tenace, ou avec l'ignorance, quand elle
est à ce point profonde? L'influence de Voltaire vieilli
et aigri a été ici désastreuse. Il lui a manqué, comme
à tous ceux qui défendaient la même cause, d'être un
peu mieux informé de ce dont i1 parlait. Vir esf, disait
1. A la séance du 25 août 1776, à l'Académie, quand
d'Alembert eut fini de lire la fameuse lettre contre Sha-
kespeare, il s'approcha de Mme Montague et lui demanda si
elle était fâchée de tout cela. « Du tout, monsieur, répondit-
elle, je ne suis pas des amis de M. de Voltaire. » — « L'union
entre l'Angleterre et la France est accomplie, écrivait Grimm
{Corr. litt., juillet 1176).... C'est ainsi qu'on oublie les vieilles
haines. »
2. Mme de Genlis, Mémoires, t. III, p. 193.
3. De Shakespeare (Œuvres nouvelles, 1788, t. I).
4. Lettre à André Chénier, 17 février 1788.
27
418 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Johnson, acerrimi ingenii et paucarum litterarum. A
mesure que s'étendait la connaissance des littératures
étrangères, à mesure aussi que Rousseau donnait à
l'esprit français un sens plus complet de la diversité
des époques et des races, cette insuffisance de la cri-
tique classique devenait plus irritante et presque
plus scandaleuse.
Cependant le terrain était admirablement préparé,
dans les années qui précédèrent la Révolution, pour
une renaissance de notre littérature classique. L'an-
tiquité regagnait une faveur inattendue. Herculanum
et Pompéi retrouvés renouvelaient l'archéologie;
Winckelmann fondait, avec son Histoire de l'art chez
les anciens *, la critique historique des monuments
figurés en même temps que l'esthétique. Brunck
publiait ses Analecta (1776), Yilloison ses scolies
d'Homère (1788). Des voyageurs, Wood, Choiseul,
Gouffier, Guys, parcouraient l'Orient et la Grèce 2.
L'abbé Barthélémy résumait et animait les résultats
de l'érudition dans son charmant Voyage d'Ana-
chai-sis, qui est de 17G8. David ouvrait, en 1780,
l'école de peinture d'où sont sortis le Serment des
Horaces et YEnlèvement des Sabines. Quelques en-
thousiastes parlaient de « se défranciser et de rede-
venir Grecs et Romains par l'àme 3 ».
Tout ce mouvement, qui a une réelle portée, resta
sans influence sur la critique des œuvres littéraires.
Il n'eut pour effet ni d'élargir ni de préciser le débat.
Les conséquences en furent surtout politiques, et
d'ailleurs l'esprit français, tel que l'entendait Vol-
1. Deux fois traduite avant 1189, une première fois à
Amsterdam en 1766, une deuxième à Leipzig en 1781.
2. Guys, Voyage littéraire de la Grèce (1176). — Choiseul-
Gouffler, Voyage pittoresque en Grèce (1782).
3. Mot cité par Chamfort. — Voir sur tout ce mouvement
l'intéressante étude de M. G. Renard, citée plus haut.
ANDRÉ CHÉNIER. 419
taire, ne s'y ressaisit pas. « Notre éducation publique,
a dit Bernardin de Saint-Pierre — en se reportant à
ses années de collège, — altère le caractère national. .. :
on rend les hommes chrétiens par le catéchisme,
païens par les vers de Virgile, Grecs ou Romains par
l'étude de Démosthène ou de Cicéron, jamais Fran-
çais l. » C'est qu'en effet l'étude même de l'anti-
quité, telle que l'entendaient Winckelmann ou Bar-
thélémy, n'était encore qu'une façon de se dépayser
et de sortir de chez soi. Livrée à ses propres forces
et à l'impulsion acquise, l'influence classique produi-
sait les Gcorgiques de Delille ou X Éloge de Marc
Aurèle, de Thomas, ce qui est peu de chose. Renou-
velée par l'archéologie et par le souffle de l'inspira-
tion personnelle, elle inspirait à Chénier ses plus
beaux vers.
Celui-là est le seul qui, dans les vingt dernières
années du siècle, relève vraiment des anciens :
Dévot adorateur de ces maîtres antiques,
Je veux m'envelopper de leurs saintes reliques.
11 est le seul qui oppose triomphalement leur impec-
cable beauté au charme troublant d'un Ossian ou
d'un Shakespeare :
De ce cortège de la Grèce
Suivez les banquets séducteurs;
Mais fuyez la pesante ivresse
De ce faux et bruyant Permesse
Que du Nord nébuleux boivent les durs chanteurs 2.
Il est le seul qui, après avoir lu et traduit à Londres3
1. Œuvres posthunes, p. 447.
2- Ed. Becq de Fouq u iè res, Poésies diverses, XI.
3. Le séjour de Chénier à l'ambassade de Londres semble lui
avoir pesé comme un exil. L'Angleterre lui avait été, comme
le lui écrivait Alfieri, « plus amère que l'absinthe » (Becq de
420 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Mil ton, Thomson, Shakespeare !, et, après avoir parlé
de Richardson comme on Ta vu — proclame haute-
ment la supériorité de l'art antique :
Les poètes anglais, trop fiers pour être esclaves,
Ont même du bon sens rejeté les entraves.
Mais l'antiquité de Chénier n'est plus celle que
notre xvir3 siècle avait aimée et comprise, et on se
demande avec inquiétude ce qu'en eût dit Voltaire.
D'autre part l'influence littéraire de Chénier est nulle
au xvme siècle, puisque personne ne lut ses vers. Elle
n'a pu servir ni d'excitant ni d'exemple à la critique.
Plus efficacement que tous les livres, la Révolu-
tion trancha le débat.
II
Son premier effet fut de ramener les esprits vers le
culte, ou même vers la superstition de l'antiquité.
Les novateurs en avaient attendu d'abord un renou-
vellement de l'art. Dans une curieuse lettre que
Daunou adressait aux auteurs du Journal encyclopé-
dique*, il exprimait, avant Mme de Staël, cette idée
Fouquières, Doc. nouv., p. 21). 11 écrivait de Londres en 1187 :
Sans parents, sans amis et sans concitoyens,
Oublié sur la terre et loin de tous les miens,
Par la vague jeté sur cette île farouche,
Le doux nom de la France est souvent sur ma bouche.
Auprès d'un noir foyer, seul, je me plains du sort,
Je compte les moments, je souhaite la mort.
Cependant son frère lui écrit (7 février 1788) : « Vous vous
plaisez à Londres, et je m'y attendais... ».
1. Outre les imitations de Thomson citées plus haut, Chénier
a traduit de Shakespeare — que son frère lui reprochait de
trop admirer — la Chanson des Yeux.
2. 15 mars 1790.
LA RÉVOLUTION. 421
que « le monotone régime du despotisme » con-
damne le génie poétique à ne pas sortir d'un cercle
étroit d'idées, et il ajoutait : « La Révolution qui
va régénérer l'empire français peut renouveler les
forces du génie, féconder les talents, agrandir les
sujets, étendre les moyens, multiplier les formes et
recréer la poésie aussi bien que l'éloquence et l'his-
toire ». Cette espérance fut déçue, du moins tout
d'abord, et, loin de recréer la poésie, la Révolution
la ramena aux sources classiques, ou pseudo-classi-
ques, loin de ce Rousseau dont elle plaçait si haut
les théories politiques, mais dont elle méconnaissait
le génie littéraire.
La Révolution marque d'abord un recul dans les
progrès du cosmopolitisme parce qu'elle rompt, de
1789 à 1814, avec l'Europe, surtout germanique. En
l'espace de quelques mois, la France se trouve aussi
isolée, suivant l'image d'un historien, qu'une île
dans l'Océan. Quels rapports littéraires seraient pos-
sibles dans ces années troublées avec l'Angleterre ou
l'Allemagne?
Ile coupable, orgueilleuse Carlhage,
disait-on de la Grande-Bretagne E. En 1792, l'Institut
ayant reçu un mémoire scientifique d'un Allemand,
Roland, alors ministre de l'intérieur, y ajoute cette
note marginale, expressive dans sa brièveté : « Nous
n'avons pas de lumière à attendre de l'Allemagne sur
de tels sujets * ». Ce fut pis encore sous l'Empire.
Pour avoir vanté l'Allemagne, on sait ce qu'il en
coûta à Mme de Staël, et Napoléon n'a jamais caché
son mépris pour « les folies germaniques, dont les
1. Dans un opéra de la Reprise de Toulon.
2. J. Simon, Une académie sous le Directoire, p. 213.
422 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
partisans dénigrent sans cesse la littérature, les
journaux, le théâtre français pour exalter aux dépens
des nôtres les ridicules et dangereuses productions
de l'Allemagne et du Nord ' ».
Ainsi les circonstances politiques brisent, pen-
dant vingt ans et plus, les fils qui s'étaient tendus et
croisés entre l'Europe du Nord et la France. Plu-
sieurs des hommes de la Révolution restent, il est
vrai, fidèles à leurs admirations de jeunesse : Robes-
pierre lit Gessner et Young; Camille Desmoulins
Hervey et fauteur des Nuits; Mme Roland Thomson,
et Collot d'Herbois Shakespeare, dont il avait jadis
imité les Joyeuses Commères 2. Bon nombre d'écrivains
allemands sont traduits ou adaptés : Lessing, Goethe,
Wieland, Klopstock 3 et surtout « Monsieur Scheller »,
comme disait le Moniteur, « grand avocat de la répu-
blique contre la monarchie, un vrai girondin », dont
plusieurs drames obtinrent un assez vif succès sur
nos théâtres 4. On peut même affirmer que la litté-
rature allemande préoccupe assez vivement un public
restreint et Guillaume de Humboldt écrit de Paris
1. Rapport d'Esménard, dans Welschinger : La Censure sous
le premier Empire, p. 249.
2. L'amant loup garou ou M. Rodomont (1177).
3. La Dramaturgie de Lessing est traduite en 1795, Laocoon
en 1802; Nathan le Sage inspire un drame à M.-J. Chénier.
Werther est plusieurs fois imité (Stellino ou le nouveau Werther,
1791, etc.). Stella, traduite par Du Buisson, est représentée
en 1791 sur le théâtre de Louvois; Wilhelm Meister est traduit
par Sévelinges, en 1802, sous le titre d'Alfred.
4. 12 février 1792. — Les Brigands sont adaptés par de La
Martelière [l'allemand Schwindenhammer] en 1793 et par
Creuzé, en 1795; en 1799, A. de Lezay traduit Don Carlos, et la
même année, La Martelière publie son Théâtre de Schiller
(Paris, an VIII); en 1802, Mercier donne, d'après Schiller, sa
Jeanne d'Arc. — Voir le travail du Dr Richter : Schiller and
seine Rauher in der franzosischen Révolution, Grùnberg, 1865,
in-8, et le livre cité de M. Siipfle.
LA RÉVOLUTION ET L'ANTIQUITÉ. 423
en 1800 que « les gens ont iei plus que jamais la
bouche pleine de noms allemands ' ».
Mais il faut ajouter que la masse du public reste
indifférente à ces productions exotiques et que ceux
même qui se disent connaisseurs parlent des écrivains
d'outre-Rhin par ouï-dire : « On s'imagine ici, écrit le
même témoin, être fort au courant de [notre littéra-
ture; on croit beaucoup la connaître et l'aimer.... Mais
il suffit d'écouter un peu pour savoir à quoi s'en
tenir sur cette connaissance et cet amour.... Les
Français sont encore trop éloignés de nous pour être
en état de nous comprendre sur les points où, nous
aussi, nous commençons à avoir notre originalité. »
L'influence de l'esprit allemand sur l'esprit français
prend corps avec le livre De V Allemagne, en 1812.
Quant à la littérature anglaise , les romanciers ,
Richardson, Sterne, Miss Burney ou même Anne
Radcliffe conservent des lecteurs et trouvent même
des adaptateurs au théâtre 2. Young et Ossian res-
tent fameux3. Shakespeare lui-même fournit presque
chaque année un sujet de pièce à notre théâtre i. En
conclura-t- on que ces écrivains étaient plus goûtés et
mieux compris? Il suffit d'avoir feuilleté la Paméla de
François de Neufchâteau ou le Jean sans Terre de Ducis
pour être persuadé du contraire.
En fait, la littérature révolutionnaire reste, comme
la critique de ce temps, pseudo-classique, c'est-à-dire
1. Lady Blennerhasset, Mme de Staël, t. II, p. 560.
2. Paméla de F. de Neufchâteau (4793). — Clainsse Harlowe
de Népomucène Lemercier (1792).
3. Les Nuits d'Young, traduites par Letourneur, mises en
vers français, Paris, 1792, 4 vol. in-12.
4. Jean sans Terre de Ducis (1791); Othello du même (1792);
Epicharis et Néron, de Legouvé (d'après Richard III) (1793);
Timon d'Athènes, de Séb. Mercier (1794); Imogènes de Dejaure
(d'après Cymbeline, 1796), etc.
424 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
médiocre. Au fond, l'antiquité, dont ces hommes
avaient plein la bouche, était mal connue. Où donc eus-
sent-ils pris le loisir et les moyens de s'instruire dans
les langues anciennes? N'est-ce pas Lakanal qui se
plaignait à la Convention que la jeunesse se passât « à
baragouiner du grec et du latin » ? N'est-ce pas la Révo-
lution qui a fait passer, dans ses programmes d'en-
seignement, les languesmodernes et lessciencesavant
les langues classiques ], et qui proposait de remplacer
la Sorbonne et les collèges par des écoles d'arts et
métiers? Certes, l'œuvre pédagogique de la Conven-
tion reste considérable. Qui oserait soutenir qu'elle
a profité à la connaissance des littératures antiques?
Quelle que fût l'admiration qu'inspiraient aux démo-
crates de cette époque Socrate, Scévola, Brutus ou
Caton d'Utique, nous avons des raisons de douter
qu'ils eussent beaucoup lu Plutarque ou Tacite.
Camille Desmoulins disait bien : « Mes chers amis,
puisque vous lisez Cicéron, je réponds de vous, vous
serez libres ». Combien d'hommes de la Révolution
lisaient Cicéron?
Cependant, si l'on ne regarde qu'aux dehors, cette
littérature est inspirée de l'antique. De même que
la peinture de David, de Letronne ou de Lemercier,
le théâtre de Legouvé, de Luce de Lancival, d'Ar-
nault vit de sujets classiques, la poésie de Delille ou
de Lebrun-Pindare est coulée dans les moules tra-
ditionnels. « Il n'y avait pas grand effort, dit Charles
Nodier, à passer de nos études de collège aux débats
du forum et à la guerre des esclaves. Notre admi-
ration était gagnée d'avance aux institutions de
Lycurgue et aux tyrannicides des Panathénées -. »
Le Contrai Social n'enfantait pas seulement des
1. Voir le rapport de Condorcet à l'Assemblée législative.
2. Jeanroy-Félix, La litt. franc, sous la Rév., p. 349.
LA RÉVOLUTION ET ROUSSEAU. 42;>
constitutions; il inspirait des tragédies et des odes.
Mais tout ce que gagnaient en influence les théories
politiques de Rousseau, on dirait presque que son
génie de romancier et de poète le perdait. De cette
intelligence délicate du cœur, de ce sentiment vif
et sincère de la nature, de cette « tristesse enchante-
resse », de tout ce qui fait enfin de lui un poète lyrique
de premier ordre, qu'est-ce donc qui transpire dans
ces médiocres œuvres dont l'ensemble indigeste
forme la littérature révolutionnaire? A peu près rien,
qu'une fade et infidèle copie, qui ressemble à une
grimace. Mme de Staël se plaint, à la fin du siècle,
qu'on oublie « l'écrivain qui a donné le plus de cha-
leur, de force et de vie à la parole », celui qui
devrait être pour tous « un ami, un séducteur ou un
maître l ». On ne le lit plus, et, quoiqu'on affecte de
le citer, on ne le comprend plus. Après dix ou douze
stériles années, Chateaubriand n'aura qu'à reprendre
les traditions poétiques de Rousseau et qu'à retrouver
dans l'auteur du Contrat Social, le poète qu'on avait
désappris d'y chercher.
Et de même que l'influence purement littéraire
de Rousseau diminue en réalité presque jusqu'à dis-
paraître, de même l'intelligence des œuvres étran-
gères, que Rousseau avait mises à la mode, devenait
de plus en plus rare. Le culte superstitieux pour
l'antiquité mal comprise fermait tout accès à cette
littérature anglaise qui avait, peu d'années encore
auparavant, suscité tant d'espérances. La mythologie
renaissait de ses cendres, et l'Olympe antique détrô-
nait les dieux du Nord :
Vive Homère et son Elysée,
Et son Olympe et ses héros
i. De la litt., deuxième préface.
426 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
Et sa muse favorisée
Des regards du dieu de Glarosî
Mes amis, qu'Apollon nous garde
Et des Fingals et des Oscars,
Et da sublime ennui d'un barde
Qui chante au milieu des brouillards M
La majorité du public pensait comme Lebrun-Pin-
dare et se laissait retomber sous le joug d'une tra-
dition que le génie de Jean Jacques avait cependant
ébranlée. Rares étaient ceux qui se disaient avec
Béranger encore jeune : « Non, les Latins et les Grecs
mêmes ne doivent pas être des modèles. Ce sont des
flambeaux, sachez vous en servir 9. » L'imitation de
l'antiquité n'a été, sous la Révolulion, qu'un pas-
tiche — et c'est pourquoi elle est restée inféconde.
Quand Tordre se rétablit, et que la critique essaya
de se rendre compte du chemin parcouru, les Geof-
froy, les Dussault, les Fiévée renouèrent tout natu-
rellement la chaîne de la tradition. Ce fut vers 1800,
comme l'a dit Sainte-Beuve, une manière de « restau-
ration solennelle » de la critique classique : aux
Débats, avec Dussault et Geoffroy; au Mercure, avec
Fontanes, de Bonald, Guéneau de Mussy; au Lycée,
avec La Harpe et ses cours de littérature. C'est le
moment où l'on propose le rétablissement de l'an-
cienne Académie française, où Ton rappelle de
Londres le « Virgile français », Delille, où enfin l'es-
1. Ses fleuves ont perdu leurs urnes;
Ses lacs sont la prison des morts,
Et leurs naïades taciturnes
Sont les spectres des sombres bords.
11 n'a point d'Hébé, d'ambroisie,
Ni dans le ciel ni dans ses vers;
Sa nébuleuse poésie
Est fille des rocs et des mers.
(Lebrun : Ode sur Homère et Ossian, dans le livre VII des
Odes.)
2. Ma biographie.
i. i-:.\i[uhation. 427
prit classique se réveille, non sans force et sans
éclat. Le moment était venu d'opposer un frein à
ceux qui tenteraient de nouveau de toucher à l'arche
sainte : « Si au lieu de se passionner, écrivait Fon-
tanes, pour ces chefs-d'œuvre admirés d'âge en âge,
on veut affaiblir l'enthousiasme qu'ils inspirent, si
on leur oppose quelques -unes de ces productions
barbares que les hommes de goût ont généralement
condamnées, il est presque sûr qu'on n'a point reçu
de la nature cette sensibilité dans les organes et cette
justesse dans l'esprit, sans lesquelles on ne peut
bien parler des beaux-arts f. » Il semblait qu'en face
de l'Europe armée, la France éprouvât comme un
besoin de se recueillir sur elle-même et de revenir
une fois de plus aux maîtres qui lui avaient assuré,
dans le domaine de l'esprit, une hégémonie sécu-
laire.
Ainsi la Révolution, si l'on regarde au dedans,
marque un temps d'arrêt dans le développement du
cosmopolitisme en France. Mais ni Bonaparte, ni
aucun de ses collaborateurs ne soupçonnaient qu'elle
dût apparaître bientôt sous un jour tout différent, si,
au lieu de l'étudier à l'intérieur, on en suivait les
effets au delà des frontières.
L'émigration, en effet, en jetant hors de France
quelques milliers d'hommes appartenant aux classes
les plus éclairées de la nation, avait eu un effet
analogue à celui de la révocation de l'édit de Nantes.
Elle avait, en dépit des hostilités politiques, préparé
de nouveaux liens entre l'Europe et nous. Pour beau-
coup d'esprits, elle avait été une initiation pénible,
mais souvent féconde, aux choses de l'étranger.
Dans la solitude de l'exil, dans les longues années
i. Œuvres, t. II, p. 183.
428 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
de l'expatriation, comment les émigrés, un Chateau-
briand, un Narbonne, un Gérando, un Fontanes
même, n'auraient-ils rien appris, rien retenu, des
mœurs, de l'art, de la littérature de nos voisins? Un
critique étranger a fait l'histoire de la « littérature
des émigrés * ». Il y aurait lieu d'écrire l'histoire de
l'influence de l'émigration sur notre littérature :
car cette influence fut, quoique dispersée et mor-
celée, très féconde. La liste serait longue de ceux
dont on pourrait dire, comme Lamartine de Mme de
Staël, qu'ils « se réfugièrent dans la pensée de l'An-
gleterre et de l'Allemagne 2 », et qu'ils se laissèrent
séduire par ces nations, « qui seules vivaient alors
de vie morale, de poésie et de philosophie ».
L'Allemagne, l'Angleterre, les Pays-Bas furent leurs
principaux asiles. Ils y arrivaient sans aucune préoc-
cupation littéraire, assurément, et maudissant l'exil,
comme Fontanes maudissait Hambourg, quand il
demandait, plutôt que de rester en Allemagne, à
être déporté à Corfou. Mais la nécessité les obligeait
à apprendre la langue du pays, à en observer les
mœurs, et bientôt une curiosité toute naturelle, qui
s'excitait dans les loisirs forcés, les rapprochait des
étrangers capables de leur ouvrir de nouveaux hori-
zons. On vit Narbonne, de Gerando, Camille Jordan
s'installer à Tubingue et traduire, l'un le WaU
lenstein de Schiller, l'autre les philosophes alle-
mands, le troisième Klopstock. On vit, à Weimar,
Mounier, devenu directeur d'un pensionnat, se lier
avec Wieland, et, à Hambourg, Rivarol, Sénac de
Meilhan, Chênedollé, Esménard ou Delille assister
à la comédie allemande ou anglaise, dans les théâ-
1. M. G. Brandes : Die Emigranten-Literatur.
2. Des destinées de la poésie.
LES EMIGRES EN ANGLETERRE. 42(J
très de la ville où Lessing avait écrit sa Dramaturgie.
On vit se nouer des relations étroites entre les émi-
grés et quelques grands écrivains allemands : de
Serre, le marquis de la ïresne, Ghênedollé se prirent
d'admiration pour Klopstock, se firent présenter a
lui et apprirent de lui à goûter la poésie du Nord. Ils
conçurent une haute idée de cette littérature alors
peu connue parmi nous et dont les plus illustres
représentants vivaient encore. « C'est quand je lis
des hommes comme Gœthe, Schiller, Klopstock,
Byron..., écrivait Ghênedollé, que je sens combien
je suis mince et petit. Je le dis dans la sincérité de
mon âme et avec la plus intime conviction, je n'ai
pas la dixième partie de la pensée, du talent et du
génie poétique de Gœthe \ » Combien d'autres
s'avouèrent que cette Allemagne si décriée renfer-
mait des trésors ignorés et précieux!
En Angleterre, on vit, outre Montlosier, Lally-Tollen-
dal ou Cazalès, Rivarol, de Jaucourt, Delille, Fontanes,
Chateaubriand2. Quelques-uns, il est vrai, comme jadis
Saint-Évremond, persistaient à vivre à la française,
sans entrer en contact avec les Anglais : « Je n'aime
pas, disait l'incorrigible Rivarol, un pays où il y a
plus d'apothicaires que de boulangers, et où l'on ne
trouve de fruits mûrs que les pommes acides3 ». Mais
d'autres prenaient leur parti de l'exil, et même en
tiraient profit. Chateaubriand, qui passa huit ans hors
de France, s'est plu à rappeler lui-même tout ce qu'il
a dû à cette fréquentation prolongée 4 des étrangers :
1. Dans Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe : article
sur Chênedollé. — Voir, sur les émigrés d'Allemagne, Lady
Blennerhasset, Mme de Staël et son temps; et de Lescure,
Rivarol et la société française.
2. Voir de Lescure, ibid., liv. III, et les Mémoires d'Outre-Tombe.
3. De Lescure, p. 414.
4. Essai sur la lill. angl. : Avertissement.
430 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
dans ses longues causeries avec Fontanes, le long de
la Tamise, à Ghelsea, ils parlaient de Milton — qu'il a
traduit, — de Shakespeare, d'Ossian. C'est pendant
ces années fécondes où il se vante d'avoir appris
l'anglais « autant qu'un homme peut savoir une
langue étrangère », qu'il traduit les poèmes ossia-
niques, auxquels il avoue avoir pris un goût singu-
lier et dont il se souviendra en plus d'une page de
René ou des Martyrs. C'est là qu'il prépare les maté-
riaux de son Essai sur la littérature anglaise. C'est
là surtout qu'il puise cette intelligence variée et
souple des génies divers des peuples de l'Europe, qui
fait de lui, avec Mme de Staël, le plus grand critique
littéraire du début de ce siècle.
On pourrait multiplier les exemples, pour prouver
que la Révolution, comme tous les grands mouve-
ments historiques, comme les croisades ou comme
la Révocation de l'édit de Nantes, eut pour résultat
de mêler les peuples et de croiser les esprits. Il fallait
la Révolution pour qu'on vît un Chamisso, né de
parents champenois, devenir, par suite de l'émigra-
tion, page de la reine de Prusse, puis, après son retour
en France, professeur dans un lycée français, puis,
dans un deuxième séjour en Prusse, employé au
jardin botanique de Berlin, et, après sa mort enfin,
un des classiques de la littérature allemande, l'un de
ceux que nos écoliers expliquent au collège; ou
encore pour qu'un Charles de Yillers, officier fran-
çais, banni par la Révolution, vînt s'établira Gôttin-
gue et à Lubeck, se lier avec Goethe, Jacobi, Klops-
tock ou Schelling, se faire de l'allemand une deuxième
langue maternelle et de l'Allemagne une patrie intel-
lectuelle l. La Révolution — l'a-t-on suffisamment
d. Voir le curieux écrit de Ch. de Villers : Idées sw* la des-
LA LITTERATURE \)ES EMIGRES. 431
noté? — marque en Littérature l'avènement des cos-
mopolites : Benjamin Constant, Bonstetten, Sismondi,
Mme de Staël, tous imbus d'esprit germanique autant
que d'esprit latin, tous héritiers, à travers Rous-
seau, des critiques réfugiés du commencement du
xvmc siècle.
Si l'on doutait que tel ait été réellement un des
résultats de la période révolutionnaire, on n'au-
rait qu'à feuilleter Tune des revues qui se fondèrent
sous le Directoire avec le concours des émigrés ou
avec celui des étrangers : la Bibliothèque britannique
de Genève ou le Journal de littérature étrangère, la
Décade philosophique ou le Magasin encyclopédique,
ou mieux encore le Spectateur du Nord, ou les Archi-
ves littéraires de V Europe : le premier de ces recueils,
fondé à Hambourg par un émigré, de Baudus, et qui
eut pour collaborateurs Chênedollé, l'abbé Louis
Delille, Rivarol, Charles de Villers, s'était donné pour
but de propager en France la littérature et la philo-
sophie allemandes *, et fut, pour cette raison, inter-
dit en 1798; l'autre, rédigé par Schweighâuser, de
Villers , Morellet , Vanderbourg , Quatremère de
Quincy, commençait sa publication par un article de
de Gérando sur « les communications littéraires et
philosophiques entre les nations de l'Europe 2 », dans
lequel l'auteur s'efforçait de prouver que le patrio-
tisme bien entendu autorise ou même commande les
tination des hommes de lettres sortis de France et qui séjournent
en Allemagne (dans le Spectateur du Nord, 1798, t. Vil).
1. Le Spectateur du Nord, journal politique, littéraire et
moral, Hambourg, janvier 1797 — décembre 1802, 24 vol. in-8.
(Voir Siïpfle, t. II, p. 93, et Hatin, Ilist. de la presse, t. VII,
p. 576.)
2. Archives littéraires de l'Europe, ou Mélanges de littérature,
d'histoire et de philosophie, par une société de gens de lettres.
— Tûbingue et Paris, 1794-1808, 51 livraisons in-8.
432 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
communications littéraires de peuple à peuple, et
que c'est, en fait, se montrer riche que de savoir
emprunter à propos.
Il est donc légitime de dire de l'esprit français
qu'il a émigré pendant la période révolutionnaire;
qu'il s'est, sans le savoir et surtout sans le vouloir,
étendu et assoupli au contact de l'Europe; qu'il a
puisé, dans ce mélange des hommes et des races,
des curiosités nouvelles.
III
Un livre, qui est moins le premier livre du xixe siècle
que le dernier du xvme, résume ces acquisitions,
en même temps qu'il marque , dans la critique,
une renaissance de l'influence de Rousseau et de
celle des littératures du Nord. Le livre de la Littéra-
ture considérée dans ses rapports avec les institutions
sociales, qui est de 1800, ferme dans l'histoire de la
critique, une époque et en ouvre une autre. C'est la
première, et encore imparfaite, expression raisonnée
du cosmopolitisme, élevé à la hauteur d'une théorie.
C'est, à coup sûr, le terme d'aboutissement du mou-
vement qui a fait l'objet de cette étude.
Personne n'était mieux désigné que Mme de Staël
pour la tâche délicate de définir les deux grandes
classes d'esprits qui devaient désormais, suivant elle,
se partager la littérature européenne. On dirait
volontiers d'elle qu'elle complète et couronne l'œuvre
ébauchée par Jean-Jacques, dont elle est le plus
fidèle disciple. La critique de Mme de Staël, ce n'est
en vérité que la poétique ou l'esthétique de Rous-
seau, extraite de ses œuvres par le plus brillant des
commentateurs.
MADAME DE STAËL. 433
Elle était, comme lui, Genevoise d'origine, comme
lui protestante, comme lui, née aux confins de deux
races et sur les frontières de deux génies. Comme lui,
d'ailleurs, elle en était fière et parfois triste : « Mon
Dieu, écrivait-elle un jour aune étrangère, à Frédérike
Brun, s'il y avait dans cette France, ma patrie, dans
ce pays dont je parle la langue, quelques étincelles
de votre foyer, combien je tirerais parti de moi-même !
Je sais que j'ai en moi des facultés qui pourraient
faire plus que je n'ai fait; mais naître Française avec
un caractère étranger, avec le goût et les habitudes
françaises et les idées et les sentiments du Nord,
c'est un contraste qui abîme la vie '. » Tous ceux qui
l'ont approchée ont été frappés de ce contraste :
« Comme à vous, écrivait Humboldt à Gœthe, il m'a
toujours semblé que le milieu français où l'a jetée
l'éducation était trop étroit pour elle.... C'est un sin-
gulier phénomène de trouver parfois dans une nation
des intelligences animées par un souffle étranger2. »
Cette contradiction féconde avait fait la grandeur de
Rousseau en même temps que son malheur. Comme
lui, Mme de Staël peut être définie, suivant une
formule heureuse, « un esprit européen dans une
âme française 3 ».
On sait de reste tout ce qu'elle doit à Rousseau et
comment elle lui avait consacré un de ses premiers et
plus intéressants écrits. Elle ne se rattachait pas seu-
lement à lui par l'admiration ou par un engouement
passager, comme nombre de Français. Elle retrouvait
en lui ses aspirations les plus intimes, religieuses,
politiques, littéraires — ou, pour mieux dire, elle se
retrouvait en lui. C'est à son école qu'elle avait été
1. 15 juillet 1806 (Lady Blennerhasset, t. III, p. 223).
2. 18 octobre 1800 (Ibid., t. III, p. 11).
3. E. Faguet, Mme de Staël.
23
434 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
élevée; c'est dans le respect de son nom qu'elle avait
grandi; c'est à son influence qu'elle est, toute sa vie,
restée fidèle, jusque dans ses erreurs.
De très bonne heure aussi, elle s'était sentie portée
vers les pays du Nord. Dans le salon de Mme Xecker,
elle avait vu de près, et souvent, les anglomanes les
plus décidés du siècle, Grimm, Raynal, Diderot,
Suard. En vrai Genevois, son père lui avait proposé
de bonne heure comme modèle la constitution an-
glaise. Sa mère avait tenu à ce qu'elle apprît l'anglais,
et, tout naturellement, comme à des livres de chevet,
elle était allée à Milton, à Thomson, à Ossian, à Young,
à ce Richardson dont la lecture avait fait époque
dans sa jeunesse, et dont elle avait essayé, dans un
écrit de début l, d'imiter la manière.
Comme tout le xvmc siècle, elle était encore, en
1800, peu curieuse de l'Allemagne, et cela est digne
de remarque. Elle n'avait pas encore rencontré celui
qui fut son initiateur, Charles de Yillers, ni Guillaume
Schlegel, qui fut son second maître. Nous nous figu-
rons malaisément aujourd'hui Mme de Staël étran-
gère et indifférente aux choses allemandes. Telle elle
était, cependant, quand elle écrivit son livre de la
Littérature. Tout le chapitre consacré à l'Allemagne
y est flottant et vague. Elle loue, mais en termes
inexacts, Wieland, Schiller, Gessner et « le livre par
excellence que possèdent les Allemands », Werther.
Au fond, elle parlait d'après Chênedollé, qui revenait
de Hambourg et qui, se trouvant près d'elle au mo-
ment où elle écrivait — dans l'hiver de 1798, —
essayait de lui souffler un peu de son enthousiasme.
Mais elle ne savait pas l'allemand, et répondait à
Goethe, qui lui avait envoyé son Willamsmeister (sic),
1. Le roman de Pauline.
MADAME DE STAËL ET L ANGLETERRE. 435
quelle n'était pas juge de la valeur du présent :
« Comme il était en allemand, écrit-elle à Meister,
je n'ai pu qu'admirer la reliure l ». Le même Meister
lui écrivait, en 1797, de Zurich pour lui demander
de venir y voir Wieland. Elle lui répondait vive-
ment : « Aller à Zurich pour un auteur allemand?
C'est ce que vous ne me verrez pas faire.... Je crois
savoir tout ce qui se dit en allemand et même cin-
quante ans de ce qui se dira. » Ce ne fut que par la
suite qu'elle apprit la langue et étudia de près les
hommes. En 1800, Humboldt lui reprochait de redire
souvent avec le P. Bouhours : « Un Allemand peut-il
avoir de l'esprit? » et de manquer à la fois « de phi-
losophie et d'érudition » en parlant de son pays 2.
Au contraire, l'Angleterre lui était familière. Elle
la connaissait presque de naissance, ayant grandi
dans un milieu épris de tout ce qui était anglais.
En 1793, elle y avait fait un séjour de plusieurs mois
et s'y était liée avec miss Burney, l'une des femmes
écrivains les plus connues de l'époque 3. Elle avait
lu tout ce qu'un homme intelligent du siècle dernier
connaissait en fait d'écrivains anglais, et elle parta-
geait sur plus d'un point, les préjugés du siècle. Il
lui arrive de disserter un peu à l'aveugle, d'après
Mallet, sur « les bardes du ivc siècle »; elle estime
que Spenser est « ce qu'il y a de plus fatigant au
monde >>; elle croit, sur la foi de Voltaire — qui a
toujours tenu à cette idée fausse, — que « les vers
1. Lady Blennerhasset, t. II, p. 564-565.
2. 30 mai 1800, lettre à Gœthe sur le livre de la Littérature.
3. Le deuxième séjour de Mme de Staël en Angleterre est de
1813 et de 1814. Elle connut, cette fois, Byron, Rogers, Sheridan,
Coleridge, Godwin, Kemble, et autres. Elle projeta alors de
faire pour l'Angleterre ce qu'elle avait fait pour l'Allemagne.
Mais elle n'écrivit, du livre qu'elle rêvait, que la partie poli-
tique, qui fut insérée dans les Considérations.
436 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
blancs offrent très peu de difficultés » ; surtout elle
considère naïvement, avec tout le xvine siècle, Ossian,
qui est un Celte, comme un Germain et comme le
père de la poésie germanique.
Ce sont là des faiblesses imputables à son temps.
En revanche, elle parle très suffisamment des philo-
sophes, de Bacon, de Hobbes, de Locke, de Hume, et
même de Ferguson, dont l'utilitarisme « a donné, si
je puis dire, tant de corps à la littérature des Anglais ».
Elle a lu les politiques, Bolingbroke et Junius, les
moralistes, comme Addison, les dramaturges, Sha-
kespeare, Congreve, Sheridan. Comme tous ses con-
temporains, elle goûte peu les humoristes et n'en
retient que la philosophie de Swift, qu'elle admire,
ce semble, un peu sur parole. Mais Shakespeare,
mais Ossian, mais Milton, mais les romanciers, c'est
tout ce qui se rapprochait de Rousseau, et ce qu'elle
aime surtout. C'est d'après ces modèles qu'elle a
opposé l'esprit français à l'esprit anglais, le Nord au
Midi, et une littérature fondée sur l'esprit de société
à une autre qui repose sur le culte de la personne
morale.
Elle l'a fait, il faut le dire, sans réussir à se débar-
rasser encore de plus d'un préjugé de la critique du
xvme siècle.
Et d'abord, elle est de son siècle, par son inintelli-
gence de l'antiquité, dont l'esprit lui échappe. En
fait, elle la connaît aussi imparfaitement qu'un Vol-
taire ou qu'un d'Alembert. Elle en admire de con-
fiance les grands exemples, mais elle en a peu lu les
écrivains.
Ce qu'elle ne pardonne pas aux anciens, c'est que
leur littérature est surtout masculine. Elle est mascu-
line, parce qu'elle ignore la puissance d'aimer :
« Racine, Voltaire, Pope, Rousseau, Goethe, etc., ont
Î4ADAME )>K STAËL ET L'ANTIQUITÉ. 437
peint l'amour avec une sorte de délicatesse, de culte,
de mélancolie et de dévouement », que les anciens
n'ont pas connue. Leur littérature n'est ni tendre, ni
rêveuse, ni triste, ni désespérée; elle ne se sent pas
du commerce des femmes. Elle est masculine, parce
qu'elle est sereine, et qu'il n'y a pas, dans les œuvres
grecques, le frisson de la mort, l'agonie du désespoir,
le découragement que produit l'irréparable. Or il n'y
a de grande poésie que la poésie triste. La leur est
masculine, parce qu'elle nie la douleur : les Grecs
se raidissent contre le malheur et se redressent sous
les coups qui les frappent. Ils mettent une sorte de
pudeur sauvage à ne pas avouer leur souffrance. Ils
se méfient de la peinture des « passions secrètes » :
ils ne sont nullement lyriques.
Ce sont eux qui ont borné la littérature à l'étude
de l'homme social et qui ont observé la société
« comme on décrit la végétation des plantes ». Par
là, ils se sont privés du principal ressort de l'art,
qui est la peinture de nos affections intimes, animée
par un sentiment moral exalté. Le peuple grec n'est
pas « moral » : « Ils ne blâment ni n'approuvent :
ils transmettent les vérités morales comme les faits
physiques ». On les dit profonds; mais qui pourrait
comparer un Thucydide à un David Hume? Il leur a
manqué, pour faire naître l'émotion, cette grande
puissance de la sensibilité : « Le genre humain
n'avait pas encore atteint l'âge de la mélancolie ».
Il suit de là que les Grecs, n'étant ni sensibles, ni
tristes, « laissent peu de regrets ».
On voit l'étroitesse de l'idéal de Mme de Staël. Elle
juge Euripide, Thucydide ou Homère à travers
Richardson et Rousseau. Comment les eût-elle com-
pris?
Comme son siècle, et comme Rousseau, son maître,
438 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
elle préfère les Romains. Ils étaient moins inconnus
et « le sublime Montesquieu » les avait mis à la mode.
Elle aime la majesté républicaine de ce peuple. Elle
le loue d'avoir eu « plus de vraie sensibilité que les
Grecs », d'avoir donné plus d'importance à la femme,
d'avoir exprimé, quoique avec une extrême discré-
tion, je ne sais quoi « de tendre et de philosophique »,
sous la plume de Tibulle, de Properce ou de Virgile.
Elle le croit plus vraiment poète et plus philosophe.
Mais, à la prendre dans son ensemble, la littéra-
ture ancienne a un tort irrémédiable : elle peint
l'homme social, non l'homme individuel. Elle est
politique, satirique, épique, mais lyrique, non pas.
Or les modèles de Mme de Staël, ce sont « Tancrède,
la Nouvelle Héloïse, Werther et les poètes anglais ».
Plus généralement, elle est du Nord contre le Midi :
elle aime mieux, dit-elle, Thomson que Pétrarque et
Gray la touche plus qu'Anacréon. C'est parce qu'ils
sont lyriques et passionnés que « presque tous nos
poètes de ce siècle ont imité les Anglais », à com-
mencer par Rousseau, qui est le poète du siècle.
Mais il faut s'entendre. La poésie n'est pas seule-
ment l'art de parler de soi avec émotion. Il faut
encore que l'émotion soit morale : « la littérature
ne puise ses beautés durables que dans la morale la
plus délicate », et par suite « la critique littéraire est
bien souvent un traité de morale ». — Ceci est du pur
Jean-Jacques. Voici qui en est plus authentiquement
encore. Il faut que la poésie, l'éloquence, la rêverie
« agissent sur les organes »; il faut que la vertu soit
une impulsion involontaire, « un mouvement qui
passe dans le sang », qu'elle soit la vertu-passion
chère à Rousseau. Et enfin — troisième condition, et
la plus importante — il faut que la littérature d'un
peuple libre soit grave : car « la nature humaine est
LES LITTÉRATURES DU NORD. 43(J
sérieuse ». L'homme du Nord, à la différence du
Grec, du Romain, du Français, n'aime que « les
écrits raisonnables ou sensibles », et de préférence
les derniers. Mais à tout prix évitons ce que Dante
appelait « l'enfer des tièdes ».
Si donc nous examinons la littérature moderne
« dans ses rapports avec la vertu, la gloire, la liberté
et le bonheur », nous apercevrons « deux manières
de voir, qui forment aujourd'hui comme deux partis
différents » : il y a ceux qui tiennent pour les littéra-
tures du Midi, et ceux qui tiennent pour celle du
Nord. — C'est l'idée centrale du livre, et c'en est la
plus nette. Mme de Staël n'a pas voulu récrire une
poélique : elle s'en tient là-dessus et nous renvoie
à Voltaire, Marmontel, La Harpe, qu'elle a lus, et ne
désavoue pas encore. Mais faire entrer dans la litté-
rature la notion de progrès, et, pour cela, opposant
à l'antiquité des modèles nouveaux, donner une forme
arrêtée aux aspirations confuses qui travaillaient les
esprits depuis un siècle, voilà qui était vraiment
fécond. C'était une reprise de l'ancienne querelle des
anciens et des modernes, mais, cette fois, à un point
de vue plus large, avec l'exemple de Rousseau et
celui de plusieurs littératures modernes pour servir
de preuves. Le Journal des Débals, rendant compte
du livre de Mme de Staël, protestait « que les hommes
ont toujours été les mômes, que rien ne peut changer
dans leur nature, et que c'est dans le passé qu'il faut
chercher des leçons pour régler le présent i ». C'est,
très nettement formulée, la thèse contraire à la doc-
trine du livre de la Littérature.
Où Mme de Staël faiblit, c'est quand elle tente
d'expliquer les origines historiques du mouvement
1. Voir 11 et 14 messidor an vm.
440 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
qu'elle justifie. Elle rappelle comment l'invasion des
barbares, qui a été l'un des événements les plus
féconds de l'histoire du monde, a croisé les races et
fondu les esprits; comment le christianisme s'est
trouvé être « le lien des peuples du Nord et du
Midi »; comment toute la période du moyen âge a
été une manière de creuset d'où est sorti le monde
moderne et chrétien; comment le Nord est resté plus
fidèle à la femme, à la mélancolie, à « une morale
toute sympathique », et le Midi, au sentiment de
l'art, au goût de la volupté, au culte de la forme *.
Quoique pleine d'idées , toute cette partie de
l'œuvre reste confuse. Comment, en vertu de quelles
lois, sous l'influence de quelles circonstances, cette
séparation de l'Europe en deux groupes intellectuels
est-elle allée s'accentuant? Comment expliquer et
comment prouver surtout que l'antiquité ait perdu
son prestige sur les nations germaniques? D'où vient
que la France ait exercé la plus profonde et la plus
durable influence sur des peuples qu'on dit si diffé-
rents d'elle? C'est ce que Mme de Staël n'explique
pas, ou explique mal. Par ses vues générales sur
l'histoire, elle reste du xviii0 siècle, et du siècle de
Y Encyclopédie. Elle emprunte beaucoup, même dans
la forme, à d'Alcmbert 2. Comme lui, elle estime que
l'histoire de l'esprit humain, entre Pline et Bacon,
entre Epictète et Montaigne, « entre Plutarque et
Machiavel », ne présente pas d'intérêt : en quoi, elle
1. On notera, à ce propos, que Mme de Staël est très peu
informée sur la littérature du Midi. De l'Espagne, elle ne sait
rien ; de l'Italie, peu de chose. Elle croit qu' « il n'y a d'éminent
en Italie que ce qui vient de France ». Son ami Sismondi ne
professa qu'en 1804 ses belles leçons sur les Littératures du
Midi de l'Europe; et elle-même ne franchit les Alpes qu'en
1806. — Voir le livre de M. Dejob : Mme de Staël et Vltalie.
2. Voir surtout liv. I, chap. vin et ix; comparer d'Alembert,
Discours préliminaire, éd. Picavet, p. 81 et suiv.
MADAME DE STAËL ET LE XVIIIe SIÈCLE. 441
se contredit ouvertement. Comme lui, elle écrit bra-
vement que « depuis Virgile jusqu'aux mystères
catholiques, l'esprit humain, dans la carrière des
arts, n'a fait que reculer vers la plus absurde bar-
barie * ». Enfin, il lui arrive d'affirmer, par une con-
tradiction plus étrange encore, que, le principe des
beaux arts étant l'imitation, « les modernes à cet
égard ne font et ne feront jamais que recommencer
les anciens 2 » — ce qui ruine sa thèse.
On voit par quelles profondes racines le livre de la
Littérature plonge encore dans le siècle finissant. Visi-
blement l'auteur écrit aux confins de deux époques.
Elle rêve d'un art nouveau, mais sans se résoudre,
plus que Rousseau lui-même, à rompre avec l'art
classique. Après avoir proclamé que le goût n'est
que l'observation de la nature — ce qui est du Jean-
Jacques, — elle revient à dire que le bon goût est
absolu, ce qui est du d'Alembert. Elle estime, avec
Voltaire, que Shakespeare est trop Anglais et que
sa gloire en est bien diminuée 3; ou, avec Ducis,
qu'il faut se défier des « incohérences des tragiques
anglais et allemands ». En un mot, elle cherche un
compromis et proclame que « le talent consiste à
savoir respecter les vrais préceptes du goût, en
introduisant dans notre littérature tout ce qu'il y
a de beau, de sublime, de touchant, dans la nature
sombre que les écrivains du Nord ont su peindre ».
Mais ces contradictions et ces timidités n'empê-
chaient pas le livre d exprimer clairement, en
d'autres pages, ce que le xvme siècle pressentait
1. Gibbon note quelque part comme un des signes les plus
manifestes de la diminution de l'influence antique au xvin* siècle
la désinvolture avec laquelle d'Alembert traite comme de
simples pédants un Juste Lipse ou un Casaubon.
2. I, vin.
3. I, m.
442 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
confusément. Si Mme de Staël en eût douté, le ton
de la critique officielle eût suffi à lui prouver qu'elle
avait atteint son but, puisqu'on lui reprochait de ne
tenir aucun compte de « l'expérience des siècles »
et de « s'égarer dans de vaines théories ■ ».
« L'expérience des siècles » démontre, lui disait-
on, que l'esprit français ne reste dans sa voie natu-
relle qu'en marchant sur la trace des Latins et des
Grecs. Elle répondait : Il est vrai que les anciens
sont à la base de toutes les littératures modernes :
les Anglais et les Allemands eux-mêmes leur doivent
beaucoup. Il n'en est pas moins évident que, prise
dans son ensemble, la littérature du Nord, c'est-à-dire
germanique et protestante — et Rousseau appartient
à cette littérature, — a des beautés originales, qui
n'ont rien de commun avec celles des œuvres clas-
siques, grecques, latines ou françaises.
Et d'abord, l'esprit philosophique : par où elle
entend, si on la presse un peu, l'aptitude à la vie inté-
rieure et le sentiment de la gravité de l'existence. En
ce sens, le Français est rarement philosophe, il voit
« le côté plaisant des choses », et le voit gaiement.
Au contraire, Ossian est philosophe. — Mais il ne
raisonne guère? — Il n'importe : il cause « un ébran-
lement à l'imagination », qui la prédispose aux
méditations les plus graves. — Mais Homère est
philosophe en ce sens? — Oui, mais il n'est pas
mélancolique, ou il ne l'est qu'exceptionnellement.
Seule, « l'imagination du Nord » se plaît sur le bord
de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sau-
vages; seule, elle s'élance à travers les nuées qui
bordent l'horizon et semblent représenter « l'obscur
passage de la vie à l'éternité ». — Tout ce que Rous-
1. Journil des Débats, ibid.
LES LITTÉRATURES ET LES RELIGIONS. 44 3
seau, Young, Ossian avaient éprouvé de poétique tris-
tesse, elle le sent vivement et l'exprime avec force.
Trois ans encore, et Atala, puis René, vont donner
raison à ses pressentiments. Mme de Staël, inter-
prète des aspirations de son siècle, excitées et avi-
vées par la Révolution, devance ici Chateaubriand.
Si Ossian et Shakespeare sont tristes, ils le doivent
à leur climat aussi, qui les porte à la méditation plus
qu'au mouvement; à leur tempérament passionné, —
comme Rousseau, elle pense que les passions sont
plus violentes dans le Nord que dans le Midi; — à
leur sensibilité pour les beautés naturelles, qui sup-
pose une âme inquiète. Ajoutez encore une certaine
fierté d'âme, un détachement de la vie, que fait
naître l'àpreté du sol; ajoutez le goût de l'héroïsme,
un enthousiasme réfléchi, une exaltation pure en
face des grandes choses; ajoutez enfin l'extrême
tendresse des écrivains du Nord, le culte de la
femme, ce je ne sais quoi de frémissant et de roma-
nesque, qui fait que Gœthe, ou même Thomson, ou
même Pope, iront toujours plus droit au cœur que
Pétrarque : — qu'est-ce donc que Mme de Staël
ajoute aux aspirations du xvme siècle? Elle les pré-
cise seulement et les formule.
Sur un point seulement, elle a été au delà, avec
Rousseau. Elle a proclamé que la supériorité des
littératures « ossianiques » venait du protestantisme.
Rousseau, on l'a vu, s'était glorifié d'être né pro-
testant et il avait éloquemment prouvé, ou essayé de
prouver, qu'un christianisme qui ne fait appel qu'à
la conscience morale est seul conforme à l'esprit du
Christ. L'individualisme religieux a été le support
de sa propagande philosophique, et il a été l'aliment
de son éloquence. A la fin de sa vie encore, il se
félicitait d'être resté fidèle aux « préjugés » de son
444 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
enfance, et, jusque dans le sein du catholicisme,
d'être « demeuré chrétien * ». Mme de Staël n'avait
donc qu'à généraliser une idée de Rousseau pour
faire du protestantisme la principale cause de la gran-
deur des écrivains du Nord. Déjà ébauchée par les
réfugiés, la démonstration de cette thèse tentera
successivement Charles de Villers, Bonstetten, Sis-
mondi, Benjamin Constant 2. Pour eux, comme pour
Mme de Staël, leur amie, la Réformation a été
« l'époque de l'histoire qui a le plus efficacement
servi la perfectibilité de l'espèce humaine ».
L'idée n'était pas neuve de tout point, même en cri-
tique littéraire. Montesquieu avait déjà noté quelque
part que le Nord est protestant parce que les peuples
du Nord « ont et auront toujours un esprit d'indépen-
dance que n'ont pas les peuples du Midi », et il ne
craignait pas d'ajouter « que la religion donne un
avantage infini » aux premiers 3. Mais il n'établissait
aucun rapport entre la religion et l'art. Il louait seu-
lement le protestantisme de donner aux nations une
prospérité plus grande : de son influence morale, il
ne disait rien, et pensait même que les catholiques
sont « plus invinciblement attachés à la religion ».
D'une façon générale , on n'établissait pas , au
xvme siècle, de rapport étroit entre la littérature et
les croyances des Anglais. On s'en tenait, sur ce der-
nier point, aux plaisanteries de Voltaire sur les qua-
1. Rêveries d'un promeneur solitaire, III.
2. Charles de Villers : Essai sur Vesprit et l'influence de la
réformation de Luther (1803). Couronné par l'Institut, ce livre
eut quatre éditions en un an, et fut traduit trois fois en
allemand, deux fois en anglais, une fois en italien. — Cf.
Bonstetten : L'homme du Midi et l'homme du Nord; Sismondi,
Hisjt. des litiér. du midi de l'Europe; Benj. Constant, De la reli-
gion.
3. Esprit des Lois, xxiv, o, et xxv, 2; Lettres persanes, cxvin.
L INFLUENCE DES RELIGIONS. 445
kers. On ne sentait pas ce que la Réforme avait ajouté
de haute et sereine gravité, de fière et ardente con-
viction, d'étroitesse aussi et de faux orgueil à l'esprit
anglais. De même, nul n'a jamais su gré à Rousseau,
dans les salons parisiens, de son protestantisme, dont
il était si plein : c'était seulement, aux yeux de ses
admirateurs français, une singularité de plus et, aux
yeux d'un certain nombre, une tache. — Diderot, rece-
vant un jour la visite d'un Anglais, lui expliquait que
le seul défaut de sa nation était d'avoir mêlé la théo-
logie à la philosophie, et il ajoutait : « Il faut sabrer
la théologie * ». Le protestantisme, c'était de la théo-
logie encore à sabrer.
Seuls, les critiques réfugiés avaient essayé de mon-
trer comment la littérature anglaise dérive de la
Réformation. Mais ils n'avaient persuadé qu'eux-
mêmes. Quand Mme de Staël reprit la même thèse,
elle introduisait donc dans la critique littéraire un
élément nouveau et capital. On opposait jusque-là
les uns aux autres les peuples par leurs lois, leurs
mœurs, leurs théories philosophiques ou artistiques.
On s'était bien avisé de la différence des religions,
mais on n'y voyait pas la source la plus importante
des autres différences, qui toutes peut-être dérivent
de celle-là. Si la religion n'est pas toute la race, du
moins on ne conçoit pas de définition d'une race sans
une définition de sa religion.
Gomme il arrive, Mme de Staël tombe dans l'exa-
gération. Il lui plaît de revêtir d'une teinte protes-
tante jusqu'aux poèmes d'Ossian et d'écrire que la
poésie du Nord suppose beaucoup moins de super-
stition que la mythologie grecque : ce qui est fort
1. Memoirs of Sir Samuel Romilly, ap. Morley, Diderot, t. II,
p. 247.
446 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
douteux. — Est-il probable que « les dogmes et les
fables de l'Edda » aient, comme elle le veut, quelque
chose de plus philosophique que les mythes des reli-
gions méridionales, et que les idées religieuses du
Nord « conviennent presque toutes à la raison
exaltée »? — Et de même, il est singulier de la voir,
par défiance du catholicisme, réduire le miracle à je
ne sais quel « merveilleux philosophique », et se con-
damner à écrire que Dante « manque de lumières ».
En revanche, ce n'est pas trop de dire que sa cri-
tique religieuse lui a ouvert, et à nous après elle, la
plupart des grands écrivains du Nord, et par exemple
Shakespeare.
Le xvme siècle s'étonnait des sorcières de Macbeth,
du dialogue des fossoyeurs d'Bamlet, du monologue
du prince danois : ce « merveilleux » tragique sem-
blait étrange, et parfois un peu fou. Au fond, on
n'en comprenait pas la singulière grandeur. On n'y
voyait qu'un procédé de dramaturge : tel Voltaire
faisant paraître sur la scène l'ombre de -Ninus. On ne
soupçonnait pas la philosophie de Shakespeare, ni
pourquoi il a été le grand peintre de la mort et de
la pitié. Mme de Staël, la première, le dit en excel-
lents termes. Ce n'est plus seulement l'esprit de
Shakespeare, c'est son âme qu'elle comprend. Elle
sait pourquoi il fait sentir « cette impression redou-
table, ce frisson glacé qu'éprouve l'homme alors que,
plein de vie, il apprend qu'il va périr » ; pourquoi il
excite en nous la pitié « pour un être insignifiant et
quelquefois même méprisable »; pourquoi en un mot
il a mis dans son théâtre, non pas des lieux communs
de tragédie sur l'homme, mais sa pitié, sa terreur, sa
conception de la vie et de la mort. Il sent qu'il faut,
à ces misérables tragi-comédies de nos intérêts et de
nos passions, un arrière-fond obscur et grandiose. Il
l'influence des religions. ï i 7
sait qu'à de certains moments la raison de l'homme
— que notre littérature classique peint si sûre d'elle-
même — vient à sombrer, quand elle essaye de plonger
dans ce mystère. Il comprend enfin que « ce que
l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment
douloureux de l'incomplet de sa destinée ».
Ce. sentiment douloureux et amer, nulle part notre
théâtre ne l'avait exprimé : où donc est, dans le
théâtre de Racine ou de Corneille, la philosophie de
Corneille et de Racine? Que pensaient- ils de ces
grands problèmes qui sont le tourment des âmes
nobles? Rien ne nous le dit. 11 y avait, il y a encore
en France, une manière de divorce entre la religion
et la littérature profane. Une pudeur très respectable
empêchait le poète, le romancier, le dramaturge de
mettre dans leurs œuvres le plus intime d'eux-
mêmes. Notre littérature y perdait — elle y perd
encore aujourd'hui, de l'aveu de M. Jules Lemaitre,
« quelque profondeur morale ». — Cette « profon-
deur », un Rousseau avait prétendu l'y mettre. Le
premier, il avait rompu ce silence et avait, dans un
roman, osé mettre au premier plan la question
religieuse. Le premier en France, à l'exemple des
Anglais, il avait mêlé le profane au sacré et affiché
hautement, dans une œuvre toute mondaine, des
convictions ardentes. En le suivant sur ce terrain,
Mme de Staël ne faisait donc que constater et justifier
dans la critique une révolution déjà accomplie dans
la littérature d'imagination.
Mais par là même elle creusait un abîme de plus
entre notre esprit « catholique et français », et
l'esprit « protestant et germanique ». Elle introdui-
sait un élément tout nouveau, et dont un Taine tirera
le parti que l'on sait, dans la définition de l'homme
du Midi et de l'homme du Nord. Elle posait avec une
448 ROUSSEAU ET L INFLUENCE ANGLAISE.
plus grande rigueur Je problème des races, qui est à
la base du cosmopolitisme. Elle nous faisait sentir
avec force — comme on a pu le redire à propos des
« livres protestants » d'un Ibsen ou d'une Eliot — à
quel point « les différences des littératures se ratta-
chent aux différences profondes des peuples ».
CONCLUSION
LE COSMOPOLITISME LITTÉRAIRE AL XIX" SILCLE
I
Une idée qu'on précise est une idée qu'on féconde.
Le livre de la Littérature a donné une forme aux
aspirations du xvme siècle; il a été l'aboutissement
logique de l'œuvre entreprise et poursuivie depuis la
fin du xvne siècle par les réfugiés, par Prévost, par
Voltaire, par Diderot; il a dégagé des livres de Rous-
seau et des Anglais — non pas peut-être la poétique
qu'un Rousseau eût écrite, — mais assurément celle
que ses livres contenaient en germe. Par Mme de
Staël, et parce qu'elle identifiait l'influence de Jean-
Jacques avec celle des littératures du Nord, le « génie
du Nord » a pris, en quelque manière, conscience
de lui-même. 11 est devenu, dans la critique littéraire,
une puissance, et, en face de la tradition classique,
un danger. Il s'est opposé plus ou moins nettement
à la vieille tradition nationale. Il est entré définiti-
vement, et pour n'en plus sortir, dans le concert des
puissances européennes. Quelques années encore, et
Lamartine, portant à l'éditeur Didot ses premiers
vers — qui s'appelaient les Méditations, — en recevra
cette réponse caractéristique : « Renoncez à ces nou-
29
4o0 CONCLUSION.
veautés, qui dépayseraient le génie français ' ». Quel-
ques années encore, et les romantiques, au nom de
la « littérature du Nord », feront la guerre au « génie
français ». Il arrivera à l'un d'eux de s'écrier, dans
l'ivresse de la bataille : « Vivent les Anglais, et les
Allemands! Vive la nature brute et sauvage 2! » Et
l'on verra un Stendhal écrire avec une sorte de joie
féroce : « Malgré les pédants, l'Allemagne et l'Angle-
terre l'emporteront sur la France; Shakespeare,
Schiller et Lord Byron l'emporteront sur Racine et
Boileau 3 ».
Il est hors de doute aujourd'hui que Stendhal se
trompe, que ni Lord Byron ni Schiller n'ont fait ni
ne feront oublier Racine, et que le romantisme n'a
pas été la défaite de l'esprit français par l'esprit ger-
manique. Une telle conception a même je ne sais
quoi de puéril. Il faudrait, pour qu'elle fût juste, que
la France eût renoncé, depuis 1823, à lire des livres
français et que, pareille à l'Allemagne du commen-
cement du xvme siècle, elle se fût livrée, pieds et
poings liés, aux influences exotiques. Or quelle
période de notre histoire littéraire a été plus féconde
que celle qui va de 1820 à 1848? Quels écrivains onl
été plus vraiment et plus pleinement nationaux qu'un
Hugo, qu'un Vigny, qu'un Michelet? Quelle littérature
a plus agi et plus rayonné en Europe, depuis un
demi-siècle, que la nôtre? — Les faits parlent ici
trop haut pour avoir besoin d'un commentaire. « La
véritable force d'un pays — a écrit Mme de Staël
assez imprudemment, — c'est son caractère naturel,
et l'imitation des étrangers, sous quelque rapport
1. Voir Raphaël.
2. L. Thiessé, Mercure du XIX* siècle, 1826 (cité parDorison,
Alfred de Vigny).
3. Racine et Shakespeare, p. 246.
CONCLUSION. 451
que ce soil, est un défaut de patriotisme. » Je ne
sais trop, et il me semble bien que Corneille n'a
pas manqué de « patriotisme » en empruntant le
Cid à l'Espagne, ni Molière en prenant YÉlourdi aux
Italiens, ni Racine en demandant aux écrivains
grecs — « étrangers » après tout, eux aussi — les
sujets de ses tragédies. Mais imitation, ce n'est pas
abdication, et on aurait trop beau jeu à montrer que,
pour avoir imité Byron, Lamartine n'en reste pas
moins Lamartine, que Musset, pour s'être, dans ses
comédies, inspiré de Shakespeare, n'en est pas moins
Musset. A aucune période de son histoire — même,
et surtout, au moyen âge — notre littérature ne s'est
renfermée en elle-même. « S'enfermer dans ses fron-
tières, écrivait récemment M. G. Paris, surtout à une
époque intellectuellement aussi vivante et féconde
que la nôtre, c'est pour une littérature se condamner
à se rabougrir et à s'étioler. » Le romantisme français
s'est gardé de cette étroitesse. Rappeler ce qu'il doit
aux littératures voisines, ce n'est pas en diminuer
l'originalité. En fait, personne ne conteste que les
grands écrivains qui ont suivi Rousseau et Mme de
Staël ne soient, au plein sens du mot, des écrivains
« français ». S'ils ne l'étaient pas, il ne vaudrait pas
la peine de rechercher les origines de la révolution
qu'ils ont accomplie, et le tour de leur esprit serait
vite fait.
Mais c'est parce qu'ils sont très personnels, très
vivants et, tout compte fait, très « originaux », qu'il
est tout au moins imprudent de réclamer pour eux
un rôle qui ne leur appartient pas, celui d'initiateurs.
De même que les littératures antiques ont été jadis
pour l'esprit français le levain qui a fait lever notre
littérature classique, de même les « littératures du
Xord » ont fait germer, au dernier siècle et dans
452 CONCLUSION.
celui-ci, la grande moisson romantique. Elles ont, sui-
vant l'excellente expression d'Arvède Barine, imprimé
à notre race une « forte secousse intellectuelle », dont
les vibrations sont allées « se perdre dans le tour-
billon de forces dont la résultante est le génie fran-
çais ». Et cela, de deux façons : par Rousseau d'abord,
et surtout, qui apportait à ce génie un tour d'esprit,
une imagination, une sensibilité déjà « septentrio-
nales », et qui lui a infusé, selon le mot de Mme de
Staël, une « sève étrangère » ; par les œuvres anglaises
ensuite, suivies dans notre siècle des œuvres alle-
mandes et slaves, et dont l'influence, se confondant
avec celle de Rousseau lui-même, a profondément
agi sur toute la génération romantique. Si le roman-
tisme a été vraiment « une rébellion contre l'esprit
d'une race latinisée à fond » — le mot est de M. Bru-
netière, — Rousseau a vraiment levé l'étendard de la
révolte. Benjamin Constant, disait Sainte-Beuve, est
« de la descendance de Rousseau teintée de germa-
nisme ». La plupart de nos romantiques sont de la
même descendance que Benjamin Constant. — Mme de
Staël n'a pas dit autre chose, et il faut la féliciter de
l'avoir dit.
Mais alors même que ce problème des origines
étrangères du romantisme resterait sans solution, on
n'en serait pas moins fondé à suivre de près, dans
notre siècle, la fortune de l'idée de « cosmopoli-
tisme ». Car il ne suffit pas d'écarter d'un trait de
plume, comme oiseuse ou trop obscure, une question
encombrante. Le fait seul que cette question a préoc-
cupé plusieurs générations d'hommes, dont quelques
écrivains de génie, lui donne droit de cité dans l'his-
toire des idées. On a essayé jadis de prouver à
Macpherson qu'il n'était qu'un imposteur de talent.
Mais, authentiques ou non, les poèmes d'Ossian res-
CONCLUSION. 453
tent un monument de l'histoire littéraire européenne,
et on ne fera pas que Chateaubriand n'ait misOssian
au-dessus d'Homère. — De même, le plus sceptique
des critiques et le plus incrédule à l'endroit de « l'es-
prit français » et du « génie germanique » ne fera
pas que le prestige de cette entité des « littératures
du Nord » n'ait été très puissant sur les hommes de
notre époque. Sans doute, il lui sera permis de con-
tester à Mme de Staël la solidité de l'échafaudage
historique dont elle étayait sa théorie; il lui sera
loisible de railler son Ossian fabuleux et nébuleux,
et de nier la Calédonie des poètes; il pourra se dis-
penser de rechercher, à la suite de l'auteur du livre
de la Littérature et de son critique Fontanes, « si
les arts vont du Nord au Midi, ou s'ils vont du Midi
au Nord ». S'il s'aide de lethnographie, il pourra
enfin démontrer à un Taine que sa théorie des races
européennes est fausse, qu'il n'y a pas de groupe
de peuples purement « latin » ni purement « germa-
nique », et que le peuple anglais comprend bien
d'autres éléments que le Normand mâtiné de Saxon '.
Accordons-lui même, s'il y tient, que nulle race euro-
péenne n'a un génie littéraire particulier. — L'his-
torien en sera-t-il moins tenu de rapporter les vicis-
situdes du « cosmopolitisme littéraire » au xixe siècle?
La réponse n'est pas douteuse. — Le triomphe de
l'influence de Rousseau a marqué le triomphe du
cosmopolitisme. Le romantisme a opposé, à l'in-
fluence classique, l'exemple de l'Europe non latine.
Le livre de V Allemagne a repris, en l'élargissant et en
l'appuyant d'arguments nouveaux, la thèse du livre
de la Littérature. Nous avons eu, après Ossian et
l. Cf. Angellier, Robert Burns, Introduction, — et le premier
volume de la belle Histoire littéraire du peuple français, de
M. J. Jusserand.
454 CONCLUSION.
Shakespeare, Byron et Walter Scott, et, après Gœthe
et Schiller, toute la série des romantiques allemands,
suivie depuis des « romantiques du Nord », — et
nous les avons tous admirés, un peu confusément
peut-être et indiscrètement, mais avec une sincérité
qu'on ne peut raisonnablement mettre en doute. « Je
le répète, écrivait Stendhal, la poésie romantique est
celle de Shakespeare, de Schiller et de Lord Byron. Le
combat à mort est entre le système tragique de Racine
et celui de Shakespeare. Les deux armées ennemies
sont les littérateurs français, conduits par M. Dus-
sault, et YEdinburgh Reviewi. » Le cosmopolitisme
est entré si intimement dans la trame de cette
période de notre histoire littéraire qu'en prétendant
l'en arracher, on risquerait de déchirer la trame elle-
même.
On notera qu'il ne sert de rien de contester ici,
comme on le fait souvent, telle influence d'un écri-
vain étranger sur un écrivain français. — Qu'est-ce
donc que Lamartine doit à Gœthe? ou Musset à
Schiller? et Hugo n'a-t-il pas ignoré les premiers élé-
ments de la langue allemande? — Assurément. Mais
niera-t-on que le goût des œuvres étrangères, et sur-
tout septentrionales, n'ait été l'un des facteurs essen-
tiels de la révolution romantique, et ne voit-on pas
que « le génie du Nord » a gagné tout le terrain que
le « génie antique » avait perdu? Romantisme, c'est
cosmopolitisme, non parce que nos écrivains ont,
comme on l'a écrit non sans naïveté, plagié les poètes
anglais ou allemands, mais bien parce qu'ils avaient
appris, à travers Rousseau, à s'infuser eux aussi
cette « sève étrangère » qui lui avait servi à greffer
le vieux tronc national. Nisard écrit quelque part, en
\. Rac. et Shak., p. 253.
CONCLUSION. 455
parlant de la Renaissance : « L'esprit français, s'atta-
chant à l'esprit ancien, c'est Dante conduit par Vir-
gile, son doux maître, dans les cercles mystérieux
de la Divine Comédie ». Dans deux ou trois siècles,
ou peut-être avant, Jean-Jacques Rousseau apparaîtra
comme le Dante des temps modernes, celui qui nous
a ouvert, non pas les portes du monde antique, mais
celles de cette Europe germanique et septentrionale,
dont le prestige aura été si grand, en notre siècle,
sur le génie français.
On objectera que le cosmopolitisme nest pas resté
seulement, suivant le mot de Sainte-Beuve, le « ger-
manisme » littéraire, et que la curiosité de la géné-
ration romantique, comme de la suivante, s'est
étendue à l'Espagne, à l'Italie, à l'Orient, à l'antiquité
même. Et de fait, le cosmopolitisme a essayé, en ce
siècle, de remplir sa définition : il a voulu embrasser
« la littérature du monde ». Mais j'ose dire que jus-
qu'ici l'influence indélébile du Nord est restée à la
base du mouvement comme elle en a été, avec un
Rousseau, le point de départ. Ce que l'esprit français
a surtout goûté des littératures méridionales, c'est
précisément ce qui lui rappelait les septentrionales,
et, suivant la remarque très fine de Doudan, peut-
être que l'Orient et le Midi que nous aimons, est ce
qui a passé par les imaginations du Nord. « Il nous
faut des lunettes bleues pour regarder ce soleil.
Après tout, nous entendrons toujours mieux Shakes-
peare que Calderon. » Plus exactement, nous aime-
rons en Calderon ce que nous aimons en Shakespeare,
et en Alfieri ou en Leopardi — comme en Ibsen ou
en Tolstoï — ce que ceux-ci doivent à Rousseau. Et
cela parce que nous sommes avant tout de la posté-
rité littéraire de Jean-Jacques, et que la littérature
du xixe siècle commence à lui.
456 CONCLUSION,
II
Ainsi le cosmopolitisme littéraire est devenu
l'un des traits de tout esprit pensant de la fin de
ce siècle.
Faut-il s'en plaindre? faut-il surtout trembler
pour l'intégrité de notre patrie intellectuelle? faut-il
ne voir en « l'exotisme » qu'un dissolvant du génie
national?
Déjà Sismondi avait affirmé que, pour une nation
vigoureuse, « il n'y a point de littérature étrangère ».
J.-J. Weiss souhaitait presque qu'il n'y en eût pas
pour nous, quand, songeant à nos classiques, il écri-
vait éloquemment: « Là il reste encore une heureuse
réserve, un dépôt qui a été longtemps national, et
qui nous est toujours accessible, de sagesse positive,
de bon sens pratique, de morale forte, de politique
objective, d'idées et de sentiments héroïques. Là est la
France K » — Beaucoup d'excellents esprits ont craint
de même « qu'à force de devenir européen, notre
génie national ne devienne enfin moins français. »
— Beaucoup se sont demandés avec J.-J. Weiss :
« Où est la France? »
Il serait puéril de nier que leurs craintes ne sont
pas entièrement chimériques. Assurément, la France
revendique également comme siens un Malherbe et
un Hugo, un Voltaire et un Chateaubriand, un
Molière et un Renan. Mais les uns, pour être pleine-
ment « français », ne le sont pourtant pas de la même
manière que les autres. Ils représentent une autre face
]. A propos de théâtre, p. 168.
CONCLUSION. 457
— plus européenne, si je puis dire, et par là moins
purement française — du génie national. Surtout,
ils ont rompu avec « la tradition ». Déjà, Fontanes
notait, au sujet de Mme de Staël, qu'elle a « traité le
siècle de Louis XIV presque avec la même légèreté
que la Grèce » — ce qui, on Ta vu plus haut, est
beaucoup dire, — et il exprimait la crainte que, pour
avoir trop aimé J.-J. Rousseau, « elle aimât fort peu
Racine ». — « Eh! quoi, disait Stendhal, dans un
passage significatif, nous repousserions des plaisirs
entraînants uniquement pour vouloir imiter des Fran-
çais \ » — Plus récemment, un critique d'avant-garde
écrivait avec assurance : « Ce à quoi nous faisons la
guerre, c'est à la tradition nationale ».
Là est le danger de l'exotisme en littérature, dans
un avenir éloigné. Mais ce danger est celui qui
menace indistinctement toutes les littératures euro-
péennes. Peut-être, dans l'Europe du xxve siècle,
l'idée de la patrie littéraire sera-t-elle aussi affaiblie
que celle de la patrie politique. Italiens, hollandais,
portugais ou russes, combien de livres ont déjà
maintenant, d'un bout à l'autre de cette petite Europe,
les mêmes tendances et la même livrée! Comment
lutter contre l'incroyable facilité des échanges, la
fréquence des relations, la multiplication des traduc-
tions, — plus tard peut-être, l'unification des lan-
gues? « Il se crée de nos jours, écrit M. de Vogué, au-
dessus des préférences de coterie et de nationalité,
un esprit européen. » — Si ce mouvement se préci-
pitait, qu'adviendrait-il? Était-ce un rêve que faisait
Rivarol, quand il souhaitait de voir les hommes
« se former en républiqne, d'un bout de la terre à
l'autre, sous la domination d'une même langue »?
Serait-il si absurde qu'après avoir tant comparé, tant
rapproché et, disons-le, tant brouillé d'œuvres nées
29*
458 CONCLUSION.
en tout pays, il en résultât une sorte d'idéal mixte,
formé d'éléments artificiellement rapprochés pour
créer une littérature qui ne serait plus ni anglaise,
ni allemande, ni française, mais simplement euro-
péenne— en attendant qu'elle devienne universelle?
— Ce jour-là, s'il arrive jamais, par-dessus les
frontières — s'il en reste, — se seront tendus et
enchevêtrés les liens invisibles qui uniront les
peuples aux peuples et qui feront, comme jadis à
l'époque du moyen âge, une âme collective à l'Eu-
rope.
Ce rêve — ou ce danger, commun à toutes les
littératures de l'Ancien et du Nouveau Monde —
n'est pas chimérique. Du moins le péril n'est-il pas
prochain. Les obstacles sont formidables. Longtemps
encore les hommes, groupés par la même race, le
même idiome et les mêmes traditions historiques,
continueront à être d'un pays ou d'une province,
avant d'être citoyens de l'univers. Longtemps encore
s'exercera la fatalité qui attache l'homme à la glèbe
et le fait citoyen de sa bourgade natale. Longtemps
encore, les peuples se transmettront, comme un
pieux héritage, les œuvres littéraires nées, dans les
siècles disparus, des efforts du génie national. — Oui,
il se peut que le cosmopolitisme, devenu vraiment le
culte de « la littérature du monde », renie son prin-
cipe en en épuisant les conséquences et qu'il ne soit
plus qu'une forme rajeunie de ce vieil « humanisme »,
dont le nom deviendrait ainsi synonyme du sien.
Mais, à l'heure actuelle, le triomphe d'une pareille
idée est irréalisable. La lutte des races continue, plus
acharnée que jamais, et il appartient à la littérature
de notre pays, comme à toute autre — et plus qu'à
toute autre, — de maintenir dans le monde son
influence séculaire. Comme l'écrivait d'elle un de ses
CONCLUSION. 459
maîtres \ « c'est prouver sa jeunesse et sa force
vitale, c'est s'assurer un avenir de renouvellement et
d'action au dehors, que de faire connaître et de com-
prendre tout ce qui se fait de grand, de beau, de neuf
en dehors de ses frontières, de s'en servir, sans
l'imiter, de l'assimiler, de le transformer suivant sa
nature propre, de conserver sa personnalité en l'élar-
gissant et d'être ainsi toujours la même et toujours
changeante, toujours nationale et toujours euro-
péenne ».
J'ai essayé de montrer qu'entre l'Europe du Nord
et la France, un homme surtout a servi de lien ;
que, préparé par ses origines étrangères au rôle de
médiateur et d'initiateur, et admirablement servi
d'ailleurs par son éducation en pays de langue fran-
çaise, il a été puissamment aidé par les circon-
stances dans l'accomplissement de cette tâche; que
son esprit — le plus complexe et le plus riche de
son siècle — a vraiment provoqué la naissance
d'une sorte de littérature européenne, dont l'avenir
est désormais assuré; que s'il n'a pas, enfin, réussi
à déplacer l'hégémonie littéraire de l'Europe aux
dépens de la France latine et au profit des nations du
Nord, il a du moins fait comprendre à Tune le génie
original des autres et qu'il a, par là, mérité la recon-
naissance de toutes.
« Il semble, a écrit Ernest Renan, que la race gau-
loise ait besoin, pour produire tout ce qui est en elle,
d'être de temps en temps fécondée par la race ger-
manique : les plus belles manifestations de la nature
humaine sont sorties de ce commerce réciproque, qui
est, selon moi, le principe delà civilisation moderne,
1. G. Paris, Leçons et lectures sur la poésie du moyen âge
(1895), Préface.
460 CONCLUSION.
la cause de sa supériorité et la meilleure garantie de
sa durée. »
S'il en est ainsi, personne assurément n"a mieux
mérité de la race gauloise que Jean-Jacques Rous-
seau.
FIN
Vu et lu
en Sorbonne, le 19 février 1895,
par le Doyen de la Faculté des Lettres de Paris,
A. HlMLY.
Vu
et permis d'imprimer.
Le Vice -Recteur de l'Académie de Paris,
Gréard.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction vu
LIVRE I
L'influence anglaise en France avant J.-J. Rousseau.
CHAPITRE I
LA RÉVOCATION DE l'ÉDIT DE NANTES ET LA PREMIÈRE ÉMIGRATION
DE L'ESPRIT FRANÇAIS.
I. Ignorance du xvne siècle en ce qui touche à l'Angle-
terre. — Préjugés et préventions. — Ignorance de la
langue. — Quelques exemples de livres anglais connus
en France au xvne siècle. — Pourquoi ces exemples ne
prouvent rien. — Influence prépondérante de l'huma-
nisme.
II. La colonie française de Londres. — Propagande des
réfugiés en faveur de la philosophie et de la politique
anglaises.
III. Leurs relations de voyages. — Leurs journaux. — En
quel sens peut-on dire que les revues de Hollande ont
contribué à l'éclosion du cosmopolitisme littéraire? —
Bayle, Le Clerc et Basnage. — Multiplication des revues
internationales. — Guerre faite à l'antiquité. — Place
faite à la littérature anglaise. — La Roche, La Cha-
pelle, Maty. — Imitateurs français des réfugiés : Dubos,
Destouches, Desfontaines. — Médiocrité et insigni-
fiance de leur œuvre, comparée à celle de la critique
protestante 1
462 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE II
LES VULGARISATEURS DE L'iNFLUENCE ANGLAISE :
MURALT, PRÉVOST, VOLTAIRE
I. Prévost et Voltaire ont eux-mêmes pour précurseur le
Suisse Béat de Murait, auteur des Lettres sur les
Anglais et les Français (1725). — Caractère de l'auteur.
— En quoi il continue les réfugiés, en quoi il les
dépasse. — Ses illusions. — Ses jugements sur la lit-
térature et sur l'esprit anglais. — Vif succès de son
livre : Murait et Desfontaines. — Influence qu'il exerce
sur Rousseau.
II. L'abbé Prévost admirateur et vulgarisateur des idées
anglaises. — Ses deux voyages en Angleterre. — Ses
traductions. — Ses romans cosmopolites : les Mémoires
d'un homme de qualité et Y Histoire de Cléveland. — Son
journal le Pour et Contre (1732-1740) : but de l'auteur,
sa méthode. — Part considérable faite à l'Angleterre.
III. Voltaire et les Lettres anglaises (1734). — Importance
de l'œuvre dans la vie de Voltaire. — Relations litté-
raires de Voltaire pendant son séjour à Londres. — Sa
connaissance de la langue. — Sa propagande anglaise.
— Origine des Lettres philosophiques : qu'il y a deux
livres en elles.
IV. Insuffisance de l'information et inexactitudes voulues
de Voltaire. — Que le pamphlétaire fait tort au cri-
tique. — Pourquoi son livre reste cependant capital
dans l'histoire de l'influence anglaise. — Que Voltaire
a poussé à l'imitation des œuvreè anglaises 43
CHAPITRE III
DES CAUSES QUI ONT PRÉPARÉ, AVANT ROUSSEAU,
LE SUCCÈS DU COSMOPOLITISME EN FRANCE
I. Circonstances qui ont aidé, dans la première moitié du
siècle, la diffusion du cosmopolitisme. — Abaissement
de l'idée de patrie. — Épuisement de la littérature
nationale.
II. Diffusion de l'esprit scientifique, et ses conséquences
littéraires.
III. Rôle de Jean-Jacques Rousseau par rapport à l'in-
fluence anglaise : il unit en lui le génie germanique et
le génie latin 90
TABLE DES MATIERES. 463
LIVRE II
Rousseau et la littérature anglaise.
CHAPITRE 1
ROUSSEAU ET L'ANGLETERRE
I. Origines du génie de Rousseau : ce qu'il doit à Genève,
et, par Genève, à l'Angleterre. — Caractère exotique de
ce génie.
II. Qu'il a partagé l'admiration de ses contemporains
pour l'Angleterre. — Liberté de l'esprit anglais. — Res-
pect du xviii* siècle français pour la vertu anglaise.
III. Comment ces traits se retrouvent chez Rousseau. —
Où a-t-il puisé ses notions sur l'Angleterre? — Influence
de Murait sur lui. — Les mœurs anglaises dans la Nou-
velle Héloïse. — Milord Bomston, ou l'Anglais. — Que
l'anglomanie du siècle se reflète dans son œuvre 105
CHAPITRE II
PHEMIERES LECTURES ANGLAISES DE ROUSSEAU
I. Premières fréquentations de Rousseau à Paris : les
anglomanes et Diderot.
II. Premières lectures anglaises : .Pope et sa popularité.
— Addison : influence de sa morale bourgeoise sur le
siècle et sur Rousseau. — Daniel de Foe : fortune de
son Robinson.
III. L'admiration de Rousseau va surtout à la littérature
bourgeoise des Anglais. — Pourquoi : ses tendances
littéraires. — Son admiration pour le théâtre anglais :
la traduction du Marchand de Londres (1748) 132
CHAPITRE III
POPULARITÉ EUROPÉENNE DU ROMAN ANGLAIS
I. Grandeur du roman anglais au xvin0 siècle. — Son
succès en Europe. — Fielding. — Fortune prodigieuse
de Richardson.
II. Pourquoi le public français s'enthousiasme pour le
roman anglais. — Pourquoi il le met, avec Rousseau,
au-dessus de Lesage, de Prévost, de Marivaux. — En
quoi les romanciers français, et notamment Marivaux,
sont-ils les précurseurs de Richardson et de Rous-
seau ?
III. Prévost traduit Richardson (1742, 1754, 1751-58). —
Importance de ces traductions. — Leur valeur. ... 171
464 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE IV
L'OECVRE DE SAMUEL RICHARDSON
I. Défauts des romans de Richardson. — Raisons de
leur succès. — En quoi ils s'opposent à l'art classique.
II. Ce que c'est que le réalisme de l'auteur de Clarisse
Harlowe. — Sa vulgarité. — Sa brutalité. — Sa puis-
sance.
III. Richardson peintre de caractères. — Qu'il est un
peintre médiocre des mœurs mondaines et un peintre
supérieur des mœurs bourgeoises : Lovelace, Paméla,
Clarisse.
IV. Ses idées morales, et sa prédication. — Goût de la
casuistique et de la dialectique morale.
V. Sa sensibilité. — Place faite à l'amour. — Don de
l'émotion.
VI. Que la révolution faite par Richardson dans le roman
reste considérable 198
.CHAPITRE V
ROL'SSEAU ET LE ROMAN ANGLAIS
I. Succès du roman anglais en France. — Tout le monde,
autour de Rousseau., lit Richardson et l'imite. — Qu'il y
a une querelle du roman anglais : l'Éloge de Richardson
de Diderot. — Opposition de Voltaire. — Influence de
Richardson sur le roman français.
II. Admiration de Rousseau pour lui. — Qu'il l'avait sous
les yeux en écrivant YHéloïse. — Que le parallèle de
YHéloïse et de Clarisse fut un lieu commun de la cri-
tique du xvnie siècle, et pourquoi.
III. Analogies dans le plan des deux œuvres, — dans les
personnages, — dans la forme épistolaire, — dans le
souci de la réalité bourgeoise.
IV. Analogies de religion entre les deux écrivains. —
Comment Rousseau, à l'exemple de Richardson, trans-
forme et élève le roman.
V. En quoi il dépasse son modèle : sentiment de la
nature, conception de l'amour, mélancolie. — Que le
succès de YHéloïse n'a fait que grandir Clarisse Harlowe.
— Richardson et les romantiques 254
TABLE DES MATIERES. 465
LIVRE III
Rousseau et rinfluenec anglaise dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle.
CHAPITRE I
ROUSSEAU ET LA DIFFUSION DES LITTÉRATURES DU NORD
I. Développement de l'influence anglaise dans la seconde
moitié du siècle. — Relations avec l'Angleterre. —
Influence des mœurs anglaises.
II. Progrès de l'idée de cosmopolitisme. — Diffusion de
la langue et de la littérature anglaises : les journaux,
les traductions.
III. En quoi Rousseau a aidé ce mouvement. — Révolu-
tion qu'il fait dans la critique. — Ornement il a uni
l'Europe germanique et l'Europe latine 311
CHAPITRE II
L'INFLUENCE ANGLAISE ET LE ROMAN SENTIMENTAL
I. Sterne et le roman sentimental. — Que Sterne met à
la mode, comme Rousseau, la confession sentimentale.
— Son voyage à Paris. — Ses amours. — Le culte du
moi.
II. Que le xvme siècle n'a pas compris son humour, mais
qu'il aime de lui l'affectation de parler de soi, comme
Rousseau, et de s'attendrir sur lui-même. — Sens et
portée de l'influence que son amvre exerce en France. 337
CHAPITRE III
L'INFLUENCE ANGLAISE ET LE LYRISME DE ROUSSEAU
I. Sentiment de la nature. — Les précurseurs anglais de
Rousseau. — Thomson : son talent. — Gessner. — Leur
succès en France.
II. La mélancolie. — Que la mélancolie anglaise était
légendaire en France. — Succès de Gray. — Young et
les Nuits : l'homme et l'œuvre; sa popularité.
III. Tristesse du passé. — Macpherson et Ossian. — Ori-
gines de la poésie celtique. — Succès européen
d'Ossian. — Sa fortune en France.
IV. Comment Rousseau a assuré le succès de ces œuvres. 355
466 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE IV
LA REVOLUTION ET LA DEUXIEME EMIGRATION DE L ESPRIT
FRANÇAIS. ROUSSEAU ET MADAME DE STAËL
I. Pourquoi le cosmopolitisme n'est, au xvme siècle,
qu'une aspiration mal définie. — Réaction de l'esprit
classique avec Voltaire et son école : insuffisance et
médiocrité de la critique classique. — Renaissance de
l'antiquité aux approches de la Révolution.
II. Que la Révolution ramena les esprits au respect de
l'antiquité. — Rupture intellectuelle avec les nations
germaniques. — Diminution de l'influence littéraire de
Rousseau. — Mais l'émigration rouvre à l'esprit
fanrçais les sources que la Révolution avait taries.
III. Le livre de la Littérature (1800). — Qu'il est à la fois
l'expression du cosmopolitisme et de l'influence de
Rousseau. — Qu'il dérive surtout de l'influence
anglaise. — C'est le dernier livre de critique du
xvme siècle. — Comment l'auteur juge l'esprit clas-
sique. — Ce qu'il lui oppose. — Le cosmopolitisme
devient une théorie littéraire. — Triomphe de l'in-
fluence de Rousseau et des littératures du Nord. . . . 406>
CONCLUSION
Le cosmopolitisme littéraire au xixe siècle 449"
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 129-95.
INRI PAUL
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