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J^c\rt\tL u.
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J.-J. ROUSSEAU
OUVRAGES
DE
A. DE LAMARTINE
Publiés dans la collection Michel Léry
Antar
Antonieila
Balzac et ses œuvres
Benvenulo Cellini
Bossnet
Christophe Colomh
• Gicéron ,
Le Conseiller du peuple
Cromwell ,
Fénelon
Les Foyers du peuple. ; . ...
Gène vie \re, Histoire d'une seirante.
Guillaume TelL . .
Héloïse et Ahélard .
Homère et Socrate
Jacquard. — Gulenberg
Jean-Jacques Rousseau
Jeanne d'Arc
Madame de Se vigne
Nelson ,
liégina
Bustem. . . * ,
Toussaint- Louverture
Vie du Tasse.
vol.
Paris. — Imprimerie Dumoutet, 3, rue Aiiber.
JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
A. DE LAMARTINE
NOUVELLE EDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUK AUBEB, 3, ET BOULEYABD DES ITA LIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
4 878
Droits de reproauction et de traduction réservés
. J
l. 1 V '
r
r
J.-J. ROUSSEAU
PREMIÈRE PARTIE
La politique spéculative a été en tout temps
Texercice le plus important et le plus passion-
nant des hautes intelligences parmi les écrivains
^ (j'en excepte toutefois les religions, exercice
plus relevé encore des spéculations humaines).
Les fondateurs de religions sont les oracles
réputés divins; les écrivains politiques sont les
législateurs des nations. Les premiers gra-
vent en traits de foudre les dogmes éternels ou
imaginaires dans la conscience; les seconds
1
429111
o
,1.-J. nOUSSEAT
écrivent en caractères de pierre ou de bronze
les tables des lois ou les constitutions des socié-
lés politiques.
• Moïse, Zoroastre, Brama, Confucius, Solon,
Lycurgue, Numa, furent de grands écrivains
religieux et politiques; Aristoteen Grèce, Cicéron
dans ritalie antique, Vicodans l'Italie moderne,
Beccaria dans ritalie d'hier, Montesquieu en
France, furent des commentateurs et des disser-
tateurs érudits de ces législateurs primitifs, des
critiques de génie des législations et des cons-
titutions civiles des peuples. L'expérience et la
raison tinrent la plume de ces sages ; ils ne se
livrèrent jamais aux séduisantes idéalités ae
leur imagination pour éblouir et fasciner les
hommes par des perspectives d'institutions fan-
tastiques qui donnent les rêves pour des réalités
aux peuples; ils respectèrent trop la société
pratique pour la démolir, afin de la remplacer
de fond en comble par des chimères aboutissant
I
à des ruines; ils étudièrent consciencieusement
J.-J. ROUSSEAU o
la nature de rhomme sociable dans tel temps,
dans tels lieux, dans telles mœurs, à tel âge de
sa vie publique, et ne lui présentèrent que dqa
perfectionnements graduels ou des réformes
modérées, au Ueude ces rajeunissements d*Éson
gui tuent les empires sous prétexte de les rajeu-
nir ; en un mot, ces écrivains, les yeux toujours
fixés sur l'expérience et sur l'histoire, ne furent
ni des rêveurs, ni des utopistes, ni surtout des
radicaux.
Le radicalisme, ai-je dit il. y a longtemps à
la tribune de mon pays, n'est que le désespoir
de la logique. Quand on ne sait pas tirer parti
des réalités, on s'impatiente contre les sociétés,
et on se jette dans ces violences de l'esprit qu'on
appelle le radicalisme.
Les radicaux sont des rêveurs dépaysés dans
les réalités; l'impossible est leur punition : ils
n'ont pas assez d'esprit pour comprendre les
imperfections nécessaires des sociétés, compo-
sées d'êtres imparfaits.
4 J.-J. ROUSSEAU
La première de leurs erreurs est de croire à
la perfectibilité indéfinie de Thomme fini. Us ne
font ni lois ni constitutions pour les peuples, ils
font des poèmes; leurs plans de sociétés sont
Vopium des imaginations malades des peuples;
l'accès de délire qu'ils donnent aux hommes finit
par des fureurs, et les fureurs finissent par
Tanéantissement des sociétés. La barbarie
recommence par l'excès de civilisation.
II
Le premier de ces écrivains législateurs de
songes et constructeurs d'utopies politiques fut
Platon en Grèce.
J'ai voulu relire récemment sa constitution,
modèle qu'il présente aux hommes comme un
type des sociétés politiques accomplies; j'ose
déclarer en toute conscience que le délire d'un
insensé joint à la férocité d'un scélérat ne pou-
vait jamais arriver aux excès d'absurdité et aux
excès d'immoralité de ce prétendu sage, tombé
en folie et en fureur pour avoir trop bu l'idéal
dans la coupe de l'imagination.
6 J.-J. ROUSSEAU
Esprit et cœur, sa République est en tout le
paradoxe de Dieu, le contre-pied de la nature,
le roman de Thomme, depuis l'égalité des
biens, aussi impossible à réaliser que le ni-
veau constant des vagues sur la surface inces-
samment mobile de l'Océan ; depuis la commu-
nauté des produits, produits aussi impossibles à
répartir qu'à créer, puisque la répartition sup-
pose l'infaillibilité divine dans le gouverne-
ment, et que le produit lui-même suppose
l'uniformité du travail dans l'oisif, qui con-
somme sans rien faire, et dans l'homme labo-
rieux, qui travaille sans salaire; depuis la des-
truction de la famille, ce nid générateur et
conservateur de l'espèce humaine, pour rem-
placer le père et la mère par une maternité
métaphysique de l'État, qui n'a pas de lait, et
par une paternité métaphysique de l'État, qui n'a
pas d'entrailles; depuis la communauté des
femmes, qui change l'amour en bestialité, jus-
qu'à la communauté des enfants, qui détruit
J.-J. ROUSSEAU 7
là piété filiale en défendant aux enfants de
connaître leur père; depuis le meurtre des
nouveau-nés mal conformés, pour épurer la
race, jusqu'au meurtre des vieillards, pouï*
écarter des yeux le spectacle de la décadence
et la céleste vertu de la compassioû.
Il ne manque au code du divin Platon que l'an-
thropophagie pour être le cloaque cohtre-nature
et contre-humanité des immondices de la tur-
pitude, delà démence et delà brutalité humaine,
la Divinité renversée, 1% paradoxe de Dieu, de
l'homme, de la femme, du vice et de la vertu,
folie de l'orgueil philosophique qui, pour ne
pas penser et sentir comme tout le monde,
pense comme un fou et sent comme un criminel
de lèse-nature et de lèse-Divinité.
Encore une fois, voilà le divin Platon devenu
utopiste en politique et voulant refaire l'œuvre
de Dieu mieux que Dieu, et composant une
société avec des rêves, au lieu de la composer
avec les instincts de la nature ; et voilà ce que
8 J.-3. ROUSSEAU
Ton fait admirer, sur parole, à des enfants,
pour pervertir en eux l'entendement par l'ad-
miration pour l'absurde ! Arrachez à cet homme
ce surnom de divin. Platon, et transportez-le
à Socrate, l'homme du bon sens et de la réa-
lité, qui épluchait trop sans doute, mais qui ne
découvrait ses principes que dans la nature des
chgses et dans les instincts révélateurs de toute
sagesse et de toute institution pratique digne
du nom de société.
m
Ces philosophes de Tutopie, ces élucubra-
teurs de principes sociaux en contravention
avec les traditions éternelles de la politique,
de la nature; ces hommes qui se glorifient
d'être seuls et de penser # l'écart des siècles et
des traditions sociales; ces constructeurs de
nNiages, comme les appelle le poète véritable-
ment divin (Homère), ont été communs dans
tous les temps et dans tous les peuples, surtout
dans les temps de décadence et dans les peuples
en révolution. La Grèce bavarde, le Bas-Empire
stupidifié par la servitude, le moyon-àge
1.
10 J.-J. ROUSSEAU
romain, fermentant d'un christianisme mal
compris, corrompu par Platon, rêvant le règne
de Dieu sur la terre, déconseillant le mariage,
ce joug divin du couple humain, poussant les
hommes et les femmes dans le célibat ascétique
pour amener la fin du monde, tuant le travail
et la famille par la communauté des biens et
par l'égalité démagogique du nivellement dans
la misère, faisant le monde viager et indigent,
au lieu de le faire, comme le Créateur l'a fait,
perpétuel par la propriété, patrimoine de la
famille; l'Italie oisive, l'Allemagne rêveuse,
l'Espagne mystique,^' Allemagne somnambule,
la Hollande brumeuse, l'Angleterre audacieuse
d'originalités excentriques, pullulèrent plus
tard de ces machinistes de sociétés idéales,
jeux d'osselets quelquefois terribles, comme
les anabaptistes d'Allemagne et les jacqueries
en France.
La France, le sol du sens commun, fut le pays
où germèrent le moins ces pavots enivrants des
-J
J.-J. ROUSSEAU 11
chimères sociales, et où ces poisons soporifi-
ques moururent le plus tôt. Fénelon, presque
seul, trop séductible par Timagination et par
le cœur, popularisa dans son Télémaque ces
idées impraticables de Platon et de Morus ; il
fit innocemment beaucoup de mal en ôtant aux
Français le sentiment du réel en politique, et
en les jetant dans les vagues rêveries de Tim-
pratîcabilité. Son Salente est la capitale de
l'absurde.
On comprend, eu lisant celte législation des
soàges, que Louis XIV, cet esprit simple, et
Bossuet, ce génie de l'autorité, éloignèrent
Fénelon du gouvernement des peuples et de
Téducatibn des princes. Les peuples vivent de
vérités applicables, et les princes qui revent
sont réveillés en sursaut par les catastrophes.
• Fénelon n'était nullement politique : il était ce
que nous appelons socialiste^ c'est-à-dire poëte
du paradoxe, fabuliste de la société.
Quand on étudie bien les origines de la Ré •
12 J.-J. ROUSSEAU
volution française, dans sa partie chimérique,
radicale, niveleuse et révoltée contre la nature,
la propriété, la famille, de Mably à Babeuf,
on ne peut s'y tromper, le catéchisme de cette
révolution sociale est dans Télémaque. Fénelon
est un démagogue chrétien et doux, qui sème
des vertus, et qui se trouve n'avoir semé que
des passions affamées qu'il ne peut fiourrir que
d'ivraie.
Son économie politique, qui supprime le tra-
vail en supprimant ce qu'il appelle le luxe,
le luxe, cette chose sans nom, mystère inex-
plicable entre le consommateur et le produc-
teur, seul mobile et seul répartiteur du travail,
seul créateur de la richesse, cette économie
politique de Fénelon serait le suicide de l'hu-
manité, si l'humanité se laissait gouverner par
la rhétorique, au lieu de se gouverner par les
instincts de Dieu et du bon sens.
IV
Après Fénelon, J.-J. Rousseau fut le grand
et fatal utopiste des sociétés. Il s'inspire évi-
demment de Fénelon, qui s'était inspiré de
Platon. Ainsi les erreurs ont leur séduction
comme les vérités : en remontant de siècle en
siècle jusqu'à l'origine du monde, les sophistes
s'engendrent et se perpétuent en génération de
rhéteurs.
Quand il se rencontre parmi ces rhéteurs
sociaux un écrivain plus inspiré, plus élo-
quent, plus contai^ieux que les autres, et quand
la naissance de cet écrivain, souverain de l'or-
V..
14 J.-J. ROUSSEAU
reur, coïncide avec un ébranlement moral
ou avec un cataclysme politique des institu-
tions de son pays, alors son utopie, au lieu de
trouver simplement des lecteurs qui se com-
plaisent au bercement de leur imagination par
ses rêves, cet écrivain trouve des sectaires pour
propager ses chimères, et des bras pour exécu-
ter ses conceptions.
Tel fut, au crépuscule de la Révolution ftan-
çaise, J.-J. Rousseau.
Mille" fois plus éloquent que Platon, mille
fois plus passionné que Fénelon; aussi poétique
que le sophiste grec, aussi religieux que Tar-
chevêque français, né à une époque où le vieux
monde féodal mourait, où la France sentait
déjà remuer dans ses flancs l'embryon d'une
révolution radicale, l'enfant de Genève,
J.-J. Rousseau , presque Allemand par la
Suisse, sa patrie, presque sectaire par le fana-
tisme de Genève, son berceau, presque factieux
par l'esprit de démocratie humiliée respiré
J.-J. ROUSSEAU 15
dans la boutique de Tartisan son père, presque
Français par la vigueur de sa langue et par
le classicisme de l'éloquence française, con-
tigu à la Suisse, frontière d'idées comme de
territoire; républicaiil dans une petite répu-
blique toujours en fermentation ; ennemi
des grands et des riches, parce qu'il était
petit et pauvre, J.-J. Rousseau semblait pré-
paré par les circonstances, par le temps, par
sa nature, au rôle de tribun des sentiments
justes et des idées fausses qui allaient se li-
vrer dans le monde la lutte révolutionnaire à
laquelle nous assistons encore depuis soixante
ans.
A lui seul il était une propagande ; pourquoi ?
Parce qu'au lieu d'écrire comme Platon, avec
l'imagination seule; comme Morus et Vico,
avec l'érudition seule; comme Fénelon, avec
la charité seule, J.^J. Rousseau fut un des
premiers écrivains en France qui écrivirent avec
l'âme.
L'àme est la littérature moderne; l'âme,
c'est l'homme sous les mots; l'âme est la muse
souveraine et convaincue des écrivains qui re-
muent les masses et le monde.
Ceux-là naissent avec leur rhétorique dans
J.-J. ROUSSEAU 17
leur cœur; ils allument parce qu'ils sont allu-
més. Leurs idées peuvent être fausses, leur
style peut être inculte, mais leur sentiment les
sauve et les immortalise quand leur âme a
touché l'âme de leur siècle. Ils se répandent,
pour ainsi dire, par le contact, dans la fibre,
dans les veines, dans le sensorium de l'huma-
nité. Ils font des masses et des siècles deî échos
du battement de leurs cœurs; ils vivent en tous,
et tous vivent en eux.
Nous ne voulons pas dire par là que l'âme de
J.-J. Rousseau fût ce qu'on appelle une belle
âme, une âme plus riche que les autres; loin de
nous cette pensée. Nous la croyons, au con-
traire, une des âmes les plus subalternes, les
plus égoïstes, âme comédienne du beau, âme
hypocrite du bien, âme repliée en dedans
autour de sa personnalité maladive et mesquine,
au lieu d'une âme expansive se répandant,
par le sacrifice, sur le monde pour s'immoler
à l'amour de tous ; âme aride en vertu el fertile
18 J.-J. ROUSSEAU
en phrases; âme jouant les fantasmagories de
la vertu, mais rongée de vices sous le sépulcre
blanchi de l'ostentation, âme qui, pour dbnnerla
contre-épreuve de sa nature, a les paroles belles
et les actes pervers. Nous voulons dire seule-
ment que J.-J. Rousseau fut le premiet écrivain
français de sentiment.
De là son éloquence intime, la plus péné-
trante et la plus palfiitante des éloquences,
au lieu de l'éloquence extérieure qui fait plus
de bruit que d'émotion ; un pémosthène de soli-
tude, dont la parole a le charme de la confi-
dence au lieu de l'apparat du discours; un
séducteur à voix basse, qui corrompt son élève
sous prétexte de lui confesser lui-même ses
honteuses immoralités.
Mais, si c'est là son vice comme moraliste,
c'est là sa force comme écrivain. Il est intime
parce qu'il est confiant, il est nu parce que son
style et lui ne font qu'un, il dit tout parce que
son entretien est un tôte-à-tête avec lui-même
J.-J. ROUSSEAU 19
OU avec son lecteur. C'est rhomme qui vous
enveloppe le plus de son individualité, en s'ou-
vrant à vous sans réserve. Semblable au serpent
boa des forêts d'Amérique, il vous dévore en
vous aspirant.
VI
N
Aussi le plus immortel de ses livres, ce sont
les Confessions; tous les autres de ses ouvra-
ges sont déjà à moitié morts, à Fexception des
Confessions, vivantes par le charme, et du Con-
trat social, vivant par ses conséquences, qui se
déroulent encore dans les faits européens.
a Pour connaîtrjB l'eau, » disent les Persans,
« il faut remonter à la source. »
Pour se- rendre compte du génie littéraire
et des sophismes sociaux de J.-J. Rousseau, il
faut le suivre de son berceau, dans une bou^
tique d'horloger, jusqu'à sa tombe, dans le
jardin d'un grand seigneur de Paris.
J.-J. ROUSSEAU 21
Ame cynique dans son enfance, vicieuse
dans sa jeunesse; soif de la gloire, par le pa-
radoxe dans sa vie d'écrivain ; recherche dédai-
gneuse de la société aristocratique dans son
âge mûr; affectation de la popularité démo-
cratique par le cynisme du désintéressement
et par la pauvreté volontaire daus ses dernières
années ; démence évidente et suicide probléma-
tique à la fin.
Yoilà Thomme : tout sceptique par sa nature,
par sa vie et par sa place dans la société dont
il est la victime par sa faute, et dont il devient
l'ennemi par l'envie et par l'ingratitude.
Le récit de cette épopée d'un aventurier de
génie, écrit par le héros et par l'auteur, est le
poëme de la démocratie tout entière. C'est dans
la vie du grand démocrate qu'il faut chercher,
à travers quelques mensonges, la vérité sur
Técrivain et sur ses œuvres, avant de passer à
l'appréciation de ses principes.
VJI
Le père de J.-J. Rousseau était horloger; un
horloger à Genève est plus qu'un artisan, c'est
un artiste et un commerçant. La grande manu-
facture d'horlogerie avait alors son centre dans
cette Suisse, où la vie pastorale s'unit depuis
le moyen-âge à la vie industrielle, lui conser-
vant les mœurs pures, tout en accroissant la
modeste richesse des familles.
La mère de J.-J. Rousseau était fille d'un mi-
nistre calviniste. Cette jeune personne avait
reçu de la nature un esprit délicat, et de son
père un esprit cultivé. Elle descendait sans
I
J.-J. ROUSSîfAU 23
fausse honte aux plus humbles fondions du
ménage, elle se livrait sans prétentions aux
lectures les plus solides et les plus élégantes de
la vie lettrée. On peut croii^e que cette mère
donna, avec le sein, à son enfant, cette pré-
destination aux choses à,e l'esprit et cette sen-
sibilité soufiTrante de l'âme qui forme le fond
du caractère de Rousseau. Elle mourut Aal-
heureusement avai;it de, pouvoir lui donner ses
vertus. Son père, qui avait laissé ss^ femme
jeune, belle et seule à Genève pour devenir
horloger du sérail à Cônstantinople, donna sans
doute à ce fils son goût d'aventures et de dé-
sordre. Ces deux filiations firent plus tard de
Rousseau un enfant in^pressionnable, un écri-
vain sublime, un rêveur chimérique et un phi-
losophe vicieux.
« Je n'ai pas su, dit-il dans le premier cha-
» pitre d.e sa Fie, comment mon père sup-
» porta cette perte de nia mère; mais je sais
» qu'il ne s'en qonsola jamais : il croyait la
ii J.-J: ROUSSEAU
» revoir en moi sans pouvoir oublier que ma
» naissance lui avait coûté la vie. Jamais il ne
» m'embrassa que je ne sentisse, à ses soupirs
» et à ses convulsives étreintes, qu'un regret
» amer se mêlait à ses caresses : elles n'en
» étaient que plus tendres. Quand il me di-
» sait : — Jean-Jacques, parlons de ta mère; je
» lui disais : — Eh bien, mon père, nous al-
» Ions donc pleurer? et ce mot seul lui tirait
» des larmes. — Ah! disaiWl en gémissant,
» rends-la moil console-moi d'elle? remplis le
» vide qu'elle a laissé dans mon âme l T'ai-
» merais-je ainsi si tu n'étais que mon fils?
» Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort
» dans les bras d'une seconde femme, mais le
» nom de la première dans la bouche et son
» image au fond du cœur.
» Ma mère avait laissé des romans ; nous les
» lisions après souper, mon père et moi. Il n'é-
» tait question d'abord que de m'exercer à la
» lecture par des livres amusants; mais bientôt
J»-J. ROUSSEAU 25
» rintérôt devint si vif que nous lisiom tour à
» tour, sans relâche, et passions les nuits à cette
9 occupation. Nous ne pouvions jamais quitter
» qu'à la fin du volume ; quelquefois mon père,
B entendant le matin les hirondelles, disait tout
j) honteux : — Allons nous coucher : je suis plus
» enfant que toi. »
Quelles délicieuses pages! Combien un écri-
vain qui sait puiser dans la vie familière le
pathétique simple des scènes intimes, et fait
d'une veillée entre un vieillard, un enfant et
le souvenir d'une mère morte, un drame muet
qui remue le cœur dans des millions de poi-
trines, combien, disons-nous, un tel écrivain
doit-il être, à son gré, le maître des cœurs,
ou Tapôlre des vérités ou le roi des sophismes?
VIII
Une tante, qui chantait en cousant près de
la fenêtre, donna à l'enfant les délices et le
goût de la musique. Le Detdn du village vint
de là. Tous nos goûts sont des réminiscences.
Des détails puérils ou orduriers déparent et
salissent ces belles sérénités de la première
scëhe.
Le père était de nouveau sorti de Genève.
L'enfant recevait une éducation mercenaire à
la campagne ; il y puisait, avec des vices pré-
maturés, une passion vraiment helvétique de
J.-J. ROUSSEAU 27
la campagne, ce sourire de Dieu dans* la na-
ture.
Cette passion de la campagne, cette frénésie
de la solitude et de la contemplation, devin-
rent les deux notes de son talent. C'est la ville
qui fait les vices; c'est la campagne qui fait les
vertus.
C'est elle aussi qui fait les po(3tes. Rousseau y
devint éloquent et pieux, mais il y devint aussi
rêveur. La nature donne l'imagination, mais les
hommes seuls donnent le bon sens. Rousseau
fut trop l'élevé des arbres, des eaux, des vents,
du ciel, du soleil, des étoiles; il lui aurait
fallu en même temps l'éducation d'une mère
tendre et d'un père laborieux : tout cela lui
manqua. Plus de mère, et un père errant qui
aimait, mais qui abandonnait les enfants d'un
premier foyer pour en chercher un autre à
travers le monde: de là l'isolement et bientôt
l'égoïsme de l'orphelin, qui, se sentant délaissé,
se replia tout entier sur lui-môme. Ce profond
28 J.-J. ROUSSEAU
et cruel égoïsme du jeune horloger en fit bientôt
un vagabond sans patrie, parce qu'il était sans
famille.
De sales amours, plus semblables à des turpi-
tudes qu'à des affections, souillent à chaque
instant ces pages de jeunesse, ignoble philoso-
phie des sens dont les images font rougir la
plus simple pudeur; sensualités grossières;
fleurs de vices dans un printemps de sensations
que Rousseau fait respirer à ses lecteurs et à ses
lectrices, et dont il infecte l'odorat des siècles.
Ces .tableaux orduriers jouent la naïveté pour
la corrompre; ils rappellent ces théâtres li-
cencieux de Paris, au dernier siècle, où l'on
faisait jouer à l'innocence le rôle prématuré
du vice et où Ton sacrifiait des. enfants à la.^
sacrilège licence des spectateurs.
Ces ordures des Confessions n'offensent pas
moins le goût que les mœurs. La corruption
n'a pas de goût; ce n'est que l'infection de
l'esprit, comme le vici» est l'infection du cœur.
j.-j. RorssKAU 29
Rousseau scandalise et déprave ici, au lieu de
charmer. Quelle excuse peut alléguer un pein-
tre de mœurs qui croit tout faire adorer de
lui, jusqu'à ses immondices? Rçusseau se
croit-il donc le grand-lama de l'Occident, pour
faire embrasser comme des reliques les plus
viles traces de son humanité?
Ces vices de goût, ces abjections dMmages,
sentent les inélégances natales d'un enfant sans
mère qui prend ses polissonneries pour des
phénomènes, et qui croit devoir les immorta-
liser comme des précocités de génie et d'origi-
nalité. Il y a de la crapule au fond de ce ca-
ractère comme il y en a au fond de cette vie.
?•
IX
Placé en apprentissage chez un graveur de
Genève, il prend l'exemple et le goût du liber-
tinage, de l'oisiveté, de l'astUce et du vol do-
mestique.
Ces goûts lui font rechercher la compagnie
des plus mauvais sujets de l'atelier. 11 s'eni-
vre, paresseusement et sans choix, de lectures
qui donnent le vertige à ses yeux et à son ima-
gination; il devient incapable d'aucun emploi
honnête et sérieux de ses mains ; il s'évade de
Genève sans avoir d'autre but que de fuir
tout ordre réglé et tout travail utile d'une so-
J.-J. ROUSSEAU 31
ciété laborieuse; il veut de sa vie réelle faire
un roman d'aventures semblables aux romans
dont il est saturé. Il vagabonde au hasard; il
bat la campagne de Genève et de Savoie sans
savoir ce qu'il cherche et sans autre direction
que le hasard. Dn curé l'abrite; un gentil-
homme savoyard, convertisseur de calvinistes,
le sermonne et l'adresse à une charmante con-
vertie, madame de Warens, qui gouverne une
petite communauté de néophytes à Annecy,
femme d'étrange nature, de figure séduisante,
de mysticisme amoureux, de génie contradic-
toire, de bonté adorable, d'intrigue naïve, de
faiblesse maternelle, de générosité angélique au
milieu des plus pressantes angoisses de fortune.
La présentation de la lettre de recomman-
dation de Rousseau adolescent à cette jeune
et belle protectrice que Rousseau devait plus
tard aimer, ruiner, déshonorer et immortali-
ser ; cette présentation est une véritable scène
du roman grec de Daphnls et Chloé, Rousseau la
32 J.-J. ROUSï^EAU
décrit comme le g(^nie de la jeunesse sait seul
décrire un pressentiment de Tamour dans un
paysage de la moderne Arcadie.
« Le lieu de la scène était un petit passage
» derrière sa maison, entre un ruisseau à main
» droite qui la séparait du jardin, et le mur de
» la cour à gauche, conduisant par une fausse
» porte à l'église. Prête à entrer dans l'église
» par cette porîe, madame de Warens se re-
» tourna à ma voix. Que devins-je à cette vue?
» Je m'étais figuré une vieille dévote bien re-
» chignée; je vois un visage pétri de grâces, de
» beaux yeux bleus pleins de douceur, un
» teint éblouissant, des formes séduisantes;
» rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune
» prosélyte, car je devins à l'instant le sien, sûr
» qu'une religion prôchée par de tels mis-
» sionnaires ne saurait manquer de mener en
» paradis.
» Elle prend en souriant la lettre que je lui
f> présente d'une main tremblante, l'ouvre,
J.-J. ROUSSEAU 33
» jette un coup d'œil sur ]a lettre de M. de
» Ponsvérre (le gcnlilhomme qui le recomman-
dait), revient à la mienne, qu'elle lit tout
» entière et qu'elle aurait relue encore si son la-
» quais ne l'avait avertie qu'il était temps d'en-
» trer. — Eh ! mon enfant, me dit-elle d'un ton
» qui me fit tressaillir, vous voilà courant le
» pays bien jeune; c'est dommage, en vérité.
» Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta :
» Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous
» donne à déjeuner; après la messe, j'irai cau-
» ser avec vous... Elle avait vingt-huit ans.
» Louise-Éléonore de Warens était une de-
» moiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne
» famille de Vevay, ville du pays de Vaud. Elle
» avait épousé fort jeune M. de Warens. de la
» maison de Loys, fils aîué de M. Villardin
» de Lausanne. Ce mariage, qui ne prpduisit
» point d'enfants, n'ayant pa.«i trop réussi,
» madame de Warens, poussée par quelque
» chagrin domestique, prit le temps que le roi
34 J.-J. ROUSSEAU
» Victor-Amédée était à Évian, pour passer le
» lac et venir se jeter aux pieds de ce prince,
» abandonnant ainsi son mari, sa famille et
» son pays par une étourderie assez semblable
» à la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de
» pleurer aussi.
» Le roi, qui aimait à faire le zélé catho-
» lique, la prit sous sa protection, lui donna
» une pension de quinze cents livres de Pié-
» mont, ce qui était beaucoup pour un prince
» aussi peu prodigue ; et, voyant que sur cet
» accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya
» à Annecy, escortée par un détachement de
» ses gardes, où, sous la direction de Michel-
» Gabriel de Bfernex, évêque titulaire de Ge-
» nève, elle fit abjuration au couvent de la
» Visitation.
» Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y
» vînSj et elle en avait alors yihgt-huit, étant
» née avec le siècle. Elle avait de ces beautés
» qui se conservent, parce qu'elles sont plus
J.-J. ROUSSEAU 35
»> dans la physionomie que dans les traits;
» aussi la sienne était-elle encore dans son
» premier éclat. Elle avait un air caressant et
» tendre, un regard très-doux, un sourire an-
» gélique, des cheveux cendrés d'une beauté
» peu commune, et auxquels elle donnait un .
» tour négligé qui la rendait très-piquante.
» Elle était petite de stature, courte môme et
» ramassée un peu dans sa taille quoique sans
» difformité; mais il était impossible de voir
» une plus belle tête, un plus beau buste, de
» plus belles mains et de plus beaux bras. »
X
Madame de Warens et le clergé de la ville
envoient le jeune posélyte à Turin pour le
faire instruire et lui faire faire son abjuration
dans un hospice de catéchumènes. Il emporte,
dans son cœur ému, sa conversion déjà faite
dans l'image et dans le tendre accueil de la
charmante femme; son imagination est souillée
par les sordides exemples de débauche dont il
est témoin parmi les faux convertis de Thos-
pice des faux catéchumènes de Turin ; il troque
sa religion contre un vil salaire. Abandonné à
lui-même, il est réduit à chercher du pain
J.-J. ROUSSEAU 37
dans la domesticité d'une riche famille pié-
montaise ; des folies et des larcins l'en chas-
sent. Il accuse, pour se justifier d'un léger
soupçon, une pauvre servante innocente et la
déshonore, sinon sans remords du moins sans
pitié. Il s'associe à un vagabond pour montrer,
à prix de petite monnaie, un jouet de physique
au peuple des campagnes : il revient au seul
asile qui lui reste, la maison et le cœur de
madame de Warens. 11 s'attache à la fortune
et à la personne de cette charmante protec-
trice ; elle l'emmène avec elle à Chambéry dans
la retraite délicieusement occupée des Char^
mettes ; elle y achève l'éducation littéraire de
son protégé.
A l'inverse de la première Héloïse, elle se
laisse entraîner elle-même à une affection trop
tendre pour son élève. En récompense de tant
d'amitié, de maternité, d'amour et de sacri-
fices, Rousseau Tabandonne et la flétrit jusqu'à
l'ignominie et jusqu'au ridicule en divulguant
38 J.-J. ROUSSEAU
à la postérité les faiblesses de sa bienfaitrice.
Jamais Tamour et la bonté n'ont expié à un tel
prix le malheur d'avoir rencontré un tel avi-
lissement dans une telle ingratitude.
Les lignes de J.-J. Rousseau sur madame de
Warens font le désespoir du cœur humain ; on
se déûe même de ses vertus en voyant comment
elles sont changées en vices et exposées au pi-
lori des siècles par celui qui reçut de cette femme
la double vie du corps et du cœur. Pauvre
femme, qui aime en songe un idéal d'innocence
sous les traits d'un enfant abandonné et recueilli
par elle, et qui, à son réveil, reconnaît qu'elle
a réchauffé et allaité un monstre qui la dévore
et qui la souille! Ce crime, selon moi, dépasse
Thomme et ne dépasse pas Rousseau. C'est le
forfait de la plume, c'est l'instrument du sup-
plice de celle dont le seul sort fut de trop ai-
mer son bourreau!...
XI
Madame de Warens cultiva ou fit cultiver
à ses frais tous les dons enfouis de son pro-
tégé, môme la musique. Il en avait Tinstinct ;
il en épela assez les principes pour composer
plus tard le Devin du village^ idylJe grecque
écrite et chantée par un pasteur suisse qui se
souvient, en notes, du ranz des vaches de son
hameau.
Rousseau, comblé des dons de madame de
Warens, qui s'appauvrit pour son élève, part
pour Lyon avec son pauvre maître de cha-
pelle; il Tabandonne à son premier malheur ^
iO J.-J. ROUSSEAU
comme les chiens ne font pas de l'aveugle in-
digne qu'ils conduisent aux portes des hô-
pitaux. Le musicien, tombé dans la rue d'une
atteinte de convulsions, est laissé là par le
disciple, son compagnon de voyage, qui feint
de ne pas le connaître. Vertu sublime d'avoir
une telle âme, et de s'en glorifier à la face des
hommes et de Dieu!
. A son retour à Chambéry, il n'y trouve plus
madame de Warens. « Quant à ma désertion,
» dit-il, du pauvre maître de musique, je ne
» la trouvais pas si coupable. »
Plus tard, cependant, il se la reproche;
mais le maître, à qui on avait volé jusqu'à ses
instruments, sa musique et son gagne-pain,
était mort de cet abandon.
i
XII
Eq attendant le retour de madame de Wa-
lens à Chambéry, Rousseau cohabite, avec un
aventurier musicien, chez un cordonnier de la
ville dont il dépeint le ménage en traits mé-
chants et ignobles, qui défigurent le pauvre
peuple artisan, et font la caricature de ses
mœurs et de ses misères. Amant prétendu de
la nature, il méprise la simple beauté des
jeune filles de basse condition, pleines de
prévenances et d'agaceries pour lui; il avoue
ses goûts tout aristocratiques pour le rang,
42 J.-J. ROUSSEAU
l'orgueil, la parure des jeunes personnes de
haut rang et de haute fortune. Ce démocrate
ne sent la beauté que vêtue de luxe et de va-
nités ; son orgueil prévaut môme sur la nature.
XIII
Il raconte plus loin, en style d'une, inexpri-
mable délicatesse de pinceau, une rencontre
qu'il fait, dans une vallée des environs, de
deux jeunes personnes de haute condition et
de figures gracieuses, qui allaient seules, à che-
val, passer une journée de printemps dans
une ferme de Jeurs parents. Théocrite n'est
pas plus poëte, TAlbane n'est pas plus nu et
plus naïf, TibuUe n'est pas plus ému que
J.J. Rousseau dans la description de cette
journée bocagère, où l'innocence, mille fois
44 J.-J. ROUSSEAU
plus séduisante que le vice, joue avec l'amour
sans faire rougir même la timidité des trois en-,
fants. Ce sont des pages de cette candeur et
de cette sensibilité qui feront de Rousseau écri-
vain le charmeur de la sensibilité, dont il a
les couleurs sans en avoir la réalité.
Son voyage à Fribourg avec une jeune ser-
vante de madame de Warens, qu'il reconduit
dans sa famille, est une autre scène de ce genre
naïf comme une pastorale d'Helvétie.
Au retour, il joue un véritable histrionage
en qijêtant de ville en ville, à la suite d'un
faux archimandrite de Jérusalem. L'ambas-
sadeur de France à Lucerne le recueille par
pitié pour sa jeunesse, et lui donne de l'argent
et des recommandations pour Paris ; il arrive â
Lyon, reçoit des nouvelles de madame de Wa-
rens, revenue à Chambéry, l'y rejoint, s'y fait
arpenteur de cadastre, puis maître de mu-
sique.
Il se détache bientôt de sa protectrice, voyage
J.-J. ROUSSEAU 45
à ses frais dans le midi de la France, s*y guérit
d*une maladie imaginaire, entre comme pré-
cepteur dans une maison noble de Lyon, s'y
fait mépriser par quelques larcins de gour-
mandise, quitte de lui-même ce métier, ac-
court de nouveau aux Charmèttes, espérant y
retrouver son asile dans le cœur de madame
deWarens; il ne retrouve plus en elle qu'une
mère attachée à un autre aventurier, ruinée
par les dissipations de ce parasite et par des
entreprises d'industrie chimériques; il pleure
sur son idée évanouie, quitte polir jamais sa
malheureuse amie, et accourt à Paris chargé de
rêves et d'un système pour écrire la musique
en chiffre, et le manuscrit d'une comédie plus
que médiocre.
Des lettres de M. de Mably et de l'abbé de
CondiUac, son frère, qu'il avait sollicitées à
Lyon de cette famille obligeante, l'introduisent
à Paris dans la société de quelques hommes de
lettres et de quelques érudits. Diderot est le plus
3.
46 J.-J. ROUSSEAU
digne d'être nommé. Esprit aventurier comme
Rousseau, fils d'un artisan comme lui, cœur bon
et évaporé qui se livrait à tout le monde, Didp-
rot fut le premier ami du jeune Genevois, Dide-
rot eut bien à se repentir depuis de sa facilité à
aimer un ingrat.
Un hasard de société le lance de plein saut
dans le cercle le plu9 aristocratique de Paris, au
milieu de femmes de cour et d'honimes de let-
tres; il s'y fait remarquer par sa figure, par
quelques poésies récitées dans ces salons avec
un succès d'étrangeté plus que de talent, et par
son goût réel et inspiré pour la musique. Il ose
chercher étourdiment dans madame Dupin une
autre madame de Warens ; une lettre trop ten-
dre qu'il écrit à cette femme indulgente, mais
sévère, ne reçoit qu'un sourire de dédain pour
réponse ; mais l'intérêt de commisération qu'il
inspire à madame de Broglie et à d'autres fem-
mes de cette société lui fait obtenir un emploi
de secrétaire intime du comte de Montaigu, am-
J.-J. ROUSSEAU 47
bassadeur de France à Venise, avec un appoin-
tement de cinquante louis. Il en était temps, car
il consommait ses derniers quinze louis dans
une presque indigence à Paris.
XIV
Arrivé à Venise, il dénigre ouvertement son
ambassadeur, il travestit en titre de secrétaire
d'ambassade de France les fonctions équivoques
et domestiques de secrétaire salarié de l'am-
bassadeur.
Ses prétentions déplacées et ses dénigre-
ments amers contre son patron le rendent
prompteraent insupportable à M. de Montaigu.
Rousseau pousse l'exigence du parvenu jusqu'à
vouloir dîner, malgré son ambassadeur, avec
les tôles couronnées qui passent à Venise et qui
invitent à leur table l'ambassadeur de France.
J.-J. ROUSSEAU 49
Dans une de ces scènes amenée par la résis-
tance du ministre aux ridicules prétentions de
Rousseau, M. de Montaigu s'emporte et chasse
brusquement Rousseau de sa présence et de son
palais. Rousseau affecte de narguer son chef,
reste à Venise malgré lui, emprunte à toutes
mains pour payer son retour en France, et re-
vient victime de son orgueil. Deux anecdotes
d'une indécence révoltante sur une courtisane
de Venise, sans autre sel que le cynisme des
expressions, sont, avec ces rixes d'intérieur, les
seules traces de sa résidence à Venise.
Rentré à Paris, il s'acharne sur le caractère et
sur l'ineptie de l'ambassadeur. Il n'en reçoit
pas moins son salaire des mains de H. de Mon-
taigu quelque temps après son retour à Paris.
Les invectives de Rousseau contre l'ambassa-
deur choquèrent par leur véhémence les per-
sonnes qui l'avaient recommandé à cet homme
de cour; on l'éloigna de ces maisons, dans les-
quelles on l'avait si bien accueilli. Il s'en ven-
50 J.-J. ROUSSEAU
gea en les prostituant aux railleries et à la
haine de ses amis.
Ce fut l'origine de sa colère contre les rangs
supérieurs de Tordre social, tant cultivés par
lui jusque-là ; il a la franchise un peu basse de
l'avouer :
«La justice et l'inutilité de mes plaintes,
' » dit-il, me laissèrent dans l'âme un germe
» d'indignation contre nos sottes institutions ci-
» viles, où le bien public et la véritable justice
» sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre
» apparent, destructif en effet de tout ordre.
» Deux choses l'empêchèrent de se développer
» en moi pour lors, comme il a fait dans la
» suite, etc. »
>
XY
Voilà l'origine du Contrat social. L'ordre
réel eût été, sans doute, que le secrétaire do-
mestique se substituât orgueilleusement dans
son rang et dans ses fonctions à l'ambassadeur,
et que Rousseau mangeât à la table des rois, tan-
dis que les officiers de l'ambassadeur dîneraient
humblement à l'hôtel de l'ambassade de
France?
C'est ainsi que l'orgueil déplace tout pour se
faire à lui -môme l'inégalité à son profit.
La saine démocratie, qui est l'ordre par ex-
52
J.-J. ROUSSEAU
cellence, parce qu'elle est la justice et la charité
entre les choses, a heureusement d'autres fon-
dements que ces vengeances intéressées des
petits contre les grands.
XVI
De ce jour-là, Rousseau cessa de prétendre à
l'ambition des fonctions publiques, et ne préten-
dit plus pour toute ambition qu'à la singularité
du désintéressement et de la pauvreté volon-
taire; au lieu de tendre en haut, il tendit en
bas. Le tonneau de Diogène, si Rousseau eût
vécu à Athènes, aurait eu en lui son héritier,
pourvu qu'il fit du bruit dans ce tonneau.
Il prit le logement et la table dans une pension
d'hôtes à bas prix, tenue par une pauvre veuve,
dans une de ces ruelles obscures qui entouraient
alors le jardin solitaire du Luxembourg; il y
rencontra une jeune ouvrière de province, nièce
54 J.-J. ROUSSEAU
de rhôtesse, venue à Paris pour y vivre de son
aiguille.
Il s'attache à elle d'un amour de hasard. Cet
amour, très-touchant et très-gracieux dans la
candeur de la jeune Thérèse, est dépouillé de sa
pudeur par une exclamation cynique de l'amant,
qui flétrit l'amour même d'un blasphème de
libertinage.
Rousseau, heureux de cet amour qui ressem-
ble à une idylle dans les faubourgs et dans les
guinguettes de Paris, refuse cependant de le
consacrer par le mariage ; il se donne à la pau-
vre Thérèse, et il ne se donne à elle que pour la
jouissance et nullement pour la réciprocité du
devoir. Thérèse est pour lui une jolie esclave
dont il fait une ménagère et une concubine
volontaire pour l'agrément de sa vie obscure ,
mais avec laquelle il ne veut d'autre lien que
son caprice. Ce caprice usé, il ne restera, pour
la pauvre séduite , que le hasard de l'indi-
gence et les charges de la maternité.
J.-J. ROUSSEAU 55
Hais noi), les firuits mêmes doux et amers de
la maternité ne lui resteront pas pour charmer
sa vie, pour soulager sa misère, pour soutenir sa
vieillesse.On sait que par une férocité d'égoïsme
au-dessous de l'instinct des brutes pour leurs
petits, J.-J. Rousseau attendait au chevet du lit
de Thérèse le fruit de ses entrailles, et porta lui-
même, quatre ou cinq ans de suite, dans les plis
de son manteau, à Thôpital des orphelins aban- ,
donnés, les enfants de Thérèse, arrachés sans
pitié aux bras, au sein, aux larmes de la mère,
et, par un raffinement de prudence, le père en-
levait à ces orphelins toute marque de recon-
naissance, pour que son crime fût irréparable et
pour qu'on ne pût jamais lui rapporter cette
charge onéreuse de la paternité ! Les preuves, à
cet égard, ont été complétées et aggravées depuis
la publication des Confessions !
Or, pendant que Rousseau accomplissait ces
exécutions presque infanticides, il écrivait, avec
une affectation de sensibilité digne d'un Tartuffe
56 J.-J. ROUSSEAU
d'humanité^ des malédictions systématiques et
fausse sur le crime des mères qui n*allaitent
pas elles-mêmes leurs enfants I proscription des
nourrices, qui donnent un lait salubre et pur au
lieu du lait appauvri ou fiévreux des femmes du
monde. Le lait de l'hôpital et le vagabondage
de Tenfant sans mère et sans père lui parais-
saient-ils donc plus sains et plus purs que le
sein maternel de Thérèse? — Si la démence
n'expliquait pas charitablement dans Rousseau
un tel contraste entre l'homme et l'écrivain,
faudrait-il donc accuser l'homme de perversité
et le philosophe d'hypocrisie ? On sait que les
soupçons de conspiration universelle contre
nous sont une des formes du délire, Rousseau,
honnête d'intention, était vicieux par folie. Il
craignait, disait-il, que la société n'armât un
jour contre lui le bras parricide de ses enfants !
Quel drame expiatoire il y aurait à faire en-
tre un fils inconnu de Rousseau, devenu meur-
trier par suite de son abandon, assassinant un
J.-J. ROUSSEAU 0/
étranger pour le dépouiller, et reconnaissant
son père dans sa victime t Qui sait ce que sont
devenus ces fils de Thérèse jetés aux gémonies
tout vivants par la barbarie d'un père insensé?
Ah I combien la pauvre Thérèse, dans Tamour
bestial d*un tel homme et après de tels rapts de
ses enfants, ne devait-elle pas frémir de deve-
nir mère I
xvn
Elle était aimante et fidèle cependant, par ce
généreux abandon féminin de Tamante à son
profanateur même. Elle suivait sa bonne et sa
mauvaise fortune, elle lui gardait avec soumis-
sion et tendresse son ménage intime au retour
des palais et des fêtes élégantes qu'il fréquen-
tait pour y porter d'autres hommages et pour y
chercher d'autres jouissances auprès d'autres
femmes de ville et de cour qui caressaient
mieux sa sensualité ou sa vanité. L'attachement
/^
J.-J. ROUSSEAU 59
de Thérèse pour Rousseau subsista jusqu'à sa
mort, saDs fidélité du côté de Rousseau. L'amour
n'était plus pour lui qu'une domesticité com-
mode plutôt qu'un attachement..
XYIII
Les nécessités de la vie et le goût de la musi-
que le jettent dans la société artiste, lettrée,
licencieuse de Paris. Il joue chez madame la
marquise d'Épinay, femme opulente, spirituelle,
galante, un rôle de confident et de favori de la
maison qui lui donne quelques relations illustres.
Sa musique naïve et semi-italienne le révèle
aux théâtres de société; il tente de s'élever jus-
qu'à la scène de l'Opéra; ses comédies, ses poé-
sies, ses romances, lui créent une demi-renom-
mée de salon. Les philosophes admirent la so-
briété de sa vie, les femmes du monde sa sensi-
J.-J. ROUSSEAU 61
bilîté; Diderot, son ami, soupçonne son élo-
quence et lui conseille quelque sophisme
hardi, insolent, contre les idées qui servent de
fondement au monde. Il prend la plume, il
co.mmence contre la société, contre les arts,
contre la civilisation, cette série de paradoxes
sur l'état de nature, c'est-à-dire l'état de barba-
rie : c'est là, selon lui, l'idéal de perfectibilité
préchée aux hommes.
Une sociétécorrompuft alors jusqu'à la moelle
sourit à ces contre-sens de la mauvaise humeur
contre elle-même; elle prend pour de la profon-
deur et pour de la vertu cette philosophie très-
éloquente et très-absurde du monde renversé.
Rousseau est parvenu à se faire regarder ; c'est
un sauvage sublime, un ilote de la pensée, que
la société admet dans ses salons pour le voir
avec curiosité et pour l'entendre avec complai-
sance blasphémer avec un éloquent délire con-
tre la pensée même qui fait son existence, sa
force et sa gloire.
62 J.-J. ROUSSEAU
Le suicide de toute civilisation commence par
l'engouement pour cet aventurier de génie qui
ne cherche pas la vérité, mais la nouveauté
dans le sophisme. La France devient sa com-
plice, et les fondements de Tordre social sont
ébranlés comme par un tremblement de logi-
que dans la tête des hommes et dans le cœur
des femmes.
XIX
Rousseau , en se voyant couronné pour son
style par les académies, applaudi par les cours,
encensé par les philosophes, se prend lui-même
au sérieux; il adopte pour toute sa vie ce rôle
de Diogène moderne, qui prétend renouveler
la face du monde moral et politique du fond de
sa prétentieuse obscurité.
Il se cache comme l'oracle dans une vie vo-
lontairement ténébreuse aûn de s'y faire recher-
cher.
Il n'en souille pas moins ses mœurs et son
union conjugale avec Thérèse dans des orgies
64 J.-J. ROUSSEAU
d'abjecte débauche avec ses amis. Là une jeune
fille, séduite et prêtée par son séducteur à ses
convives, sert de victime à la lubricité de Grimm
et de Rousseau; scène odieuse dont la confes-
sion même aggrave Timmoralilé.
11 entre comme caissier dans la maison de
madame Dupin, il en sort après quelques jours
de noviciat; il renonce à toute ambition de for-
tune par un travail régulier; il trouve qu'il est
plus facile d'accepter la pauvreté que d'acquérir
l'aisance. 11 se fait copiste de musique à tant la
page ; ses patrons lui fournissent abondamment
du travail et secourent, à son insu, Thérèse et sa
mère, pour aider le pauvre ménage sans bles-
ser les susceptibilités de l'orgueilleux copiste.
Son humeur s'aigrit : il commence à verser
ses soupçons et son ingratitude sur Diderot,
coupable seulement de légèreré, de déclama-
tion et de zèle pour lui ; il outrage Grimm,
Coupable de trop d'abandon et de trop de
confiance dans son ami; il calomnie indigne-
J.-J. ROUSSEAU 65
ment ces deux hommes de cœur et d*honneur
pour prix des services qu'ils lui ont rendus; il
paye par la diffamation la célébrité qu'ils lui
ont faite. Grimm s'indigne et s'éloigne; Diderot
déclare à voix basse, mais avec une amère dé-
ception de cœur, qu'il a réchauffé dans son
sein un scélérat. Rousseau reste seul, sans
amis, mais entouré d'un prestige de culte pour
ses talents et ses vertus qui lui font une atmos-
phère de fanatisme.
XX
A quarante ans passés cependant, cette re-
nommée repose sur le charlatanisme du para-
doxe anti-social plutôt que sur un ouvrage esti-
mable. Le succès des paroles et de la musique
de Topera du Devin du village, donné à Fontai-
nebleau devant le roi, et à Paris l'année sui-
vante, fît éclater de nouveau le nom de Rousseau
et lui donna celte popularité que le théâtre
donne en une soirée et que les plus beaux livres
ne donnent qu'à force -de temps.
L'ivresse monta à la tête de la France et sur-
tout des femmes ; son nom courut avec ses notes
J.-J. ROUSSEAU 67
8ur toutes les lèvres. Oa crut sentir son âme
dans ses mélodies, on ne la sentit que dans les
oreilles.
Le roi et madame de Pompadour lui donnent
chacun une gratification en argent qui remet
Faisance dans son ménage.
Dans un voyage à Genève, il passe avec Thé-
rèse à Chambéry comme on repasse sur les tra-
ces de sa jeunesse dans un jardin couvert de
ronces; il y trouve madame de Warens dans
l'abandon et dans la misère ; sa pitié est froide
comme un passé refroidi.
11 se le reproche, il jette quelque modique
aumône dans cette main qui a tenu autrefois son
oœur.
Thérèse, plus tendre que l'ancien amant, baise
cette main et y laisse une larme.
Il va à Genève : il semble désirer de s'y fixer.
Le voisinage de Ferney, oïl la populariré uni-
verselle de Voltaire à Ferney aurait éclipsé et
subalternisé la renommée du Genevois, l'en
68 J.-J. ROUSSEAU
éloigne. Il revient à Paris, et accepte un ermi-
tage d*opëra dans le coin du jardin d*une femme
galante, madame d'Épinay, à Tombre de la fo-
rêt de Montmorency.
XXI
Avant de s'y retirer, il place dans un hospice
de cliarité publique le père de Thérèse, pour
alléger le poids du ménage; le vieillard comme
l'enfant, ces deux fardeaux si doux du cœur ,
rimportunent. Il les sacrifie également à l'é-
golsme, la divinité du moi ; il garde la femme,
parce qu'elle est servante nécessaire au foyer,
à la solitude, à l'infirmité, à la vieillesse.
L'ivresse de la nature au printemps le saisit la
première nuit de son établissement à l'ermitage.
Cette ivresse de la nature est sincère, éloquente,
communicative sous sa plume ; il se sent délivré
70 J.-J. ROUSSEAU
de la société des hommes. Mais, hélas! dès le
lendemain, il n'est pas délivré de lui-même :
ses inquiétudes, ses soupçons, ses rivalités, ses
haines, ses amours, ses ingratitudes, l'assiègent
jusque sous les ombres de cette forêt et dans
cette douce hospitalité d'une amie.
Pour s'en distraire et pour prophétiser dans le
..^ désert, il divague dans la politique, il veut con-
traster avec Montesquieu, ce politique expéri-
mental, et il ébauche Je Contrat social en poli-
tique imaginaire.
Une femme évaporée lui demande follement
un traité d'éducation, à lui, l'homme qiii n'a
jamais trouvé sa place dans le monde des hom-
mes, qui n'a reçu d'éducation que celle des
aventuriers, et dont toute la règle a été de n'en
point avoir 1 On en verra le résultat dans Y Emile ^
livre qui fait tant d'honneur au talent de plume
de celui qui l'écrivit, comme rêverie, et tant
de honte à ceux qui l'admirèrent comme code
d'éducation.
J.-J. ROUSSEAU 71
Le caractère de Rousseau se révèle tout en-
tier dans les motifs d'égoïsme qui le jetèrent
dans cette demi-solitude au milieu de sa vie.
« Madame de Warens, écrit-il lui-m^e alors,
» vieillissait et s'avilissait l II m'était prouvé
» qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas ;
» quant à Thérèse, je n'ai jamais senti la moin-
» dre étincelle d'amour pour elle;4es besoins
» sensuels satisfaits près d'elle n'ont jamais eu
» rien de spécial à sa personne. »
Ce fut à cette époque, le milieu de la vie déjà
passé, que Rousseau chercha dans sa seule ima-
gination le fantôme de cet amour que son cœur
ne lui avait jamais fait éprouver. Il écrivit son
Hàmse^ roman déclamatoire comme une rhétori-
que du sentiment, dissertation sur la métaphysi-
que de la passion, passionné cependant, mais
de cette passion qui brûle dans les phrases et
qui gèle dans le cœur. Son imagination allumée
pour Julie, l'amante pédantesque de son drame,
se convertit un instant en amour réel, mais pu-
72 J.-J. ROUSSEAU
rement sensuel, pour madame d'Houdetot, sa
voisine de campagne, femme très-séduisante,
mais très-solidemènt attachée à Saint-Lambert,
ami de Roisseau, et qui se plaisait dans la so-
ciété de Rousseau par la réminiscence ûdële de
S^iat-Lambert absent.
Rousseau, perverti cette fois par une passion
folle, mais sincère, trahit Tamitîé et s'efforça
de dérober à Saint-Lambert la fidélité de ma-
dame d'Houdetot. Elle ne lui laissa dérober que
des coquetteries d'amitié et d'innocentes illu-
sions de tendresse. Rousseau, dans un perpé-
tuel délire, continuait à prêter au personnage de
son roman les sentiments et les sensations de
ses entretiens avec madame d'Houdetot; les
amis de madame d'Épinay, Grimm et Diderot,
informés par Thérèse du délire de Rousseau,
raillèrent le philosophe amoureux, et contrîstè-
rent madame d'Houdetot et Saint-Lambert par
des ricanements sur cette passion.
L'&ge et la sauvagerie ée Rousseau pris en
J.-J. ROUSSEAU 73
flagrant délit de ridicule, il découvrit que la
curiosité de madame d'Épînay allait jusqu'à
corrompre Thérèse pour avoir communication
de la correspondance mystérieuse entre ma-
dame d'Houdelot et lui.
Son orgueil se révolta contre ces tentative
d'espionnage , et contre ces connivences de
Thérèse et de madame d'Épinay.
Ces tripotages d'amour, de jalousie, de curio-
sité, d'humeur, bagatelles prenant l'importance
de crimes devant une imagination ombrageuse
et grossissante, dégénérèrent en inimitiés achar-
nées entre Rousseau et madame d'Épinay. Il
s'éloigna d'elle, et se réfugia en plein hiver
dans une autre maisonnette de Montmorency,
où il vécut dans une volontaire indigence, in-
digence toutefois plus ostentatoire que réelle.
Il avait renvoyé à Paris, assez durement," la
mère octogénaire de Thérèse. L'aigreur de ses
sentiments contre Diderot, Grimra, le baron
d'Holbach, ses premiers amis, le brouilla alors
7î J.-J. ROUSSEAU
avec la secte des philosophes dont il avait été
jusque-là le protégé.
Cette haine rejaillit jusque sur Voltaire, qu'il
confondit injustement avec ces athées radicaux
de l'impiété. Voltaire, moins emphatique, mais
toutefois plus réellement sensible, plaignit la
démence de Rousseau, lui pardonna ses hostili-
tés contre lui, et lui offrit, quand il fut persé-
cuté, une hospitalité courageuse.
XXII
Peadant que Rousseau imprimait son roman
de la Nouvelle Héloïse^ il achevait son Contrat
social^ et, pendant qu'il écrivait cette diatribe
contre toute aristocratie, il se façonnait à la
courtisanerie la plus obséquieuse dans la société
très-aristocratique du prince de Conti et de la
duchesse de Luxembourg.
Le prince de Conti était un de ces caractè-
res et un de ces esprits mal faits, qui profitent
de leur rang pour opprimer les petits, et qui
profitent de leur popularité d'opposition à la
royauté pour imposer au souverain ; il flattait
Ib J.-J. ROUSSEAU
Rousseau, républicaia, pour humilier la cour ;
il affectait des principes austères de Romain, et
il tenait à Paris ou à File-Adam, près de Mont-
morency, une cour de débauchés et.de fron-
deurs. Il s'indignait contre les favorites royales
de Louis XV, et desPompadours et des Dubarrys
subalternes gouvernaient sa maison.
Quant à la duchesse de Luxembourg, elle
avait été célèbre autrefois par sa beauté sous le
nom de Boufflers, son premier mari. Elle avait
été célèbre surtout par des faiblesses qui avaient
scandalisé même ce temps de scandale. Deve-
nue veuve, elle avait épousé un de ses anciens
adorateurs, le duc de Luxembourg, illustre par
son nom, insignifiant par son esprit, respectable
par ses mœurs.
Forcée par l'âge de renoncer à l'empire de la
beauté, elle avait aspiré à l'empire de l'esprit,
dont elle était assez digne. Le voisinage de
Rousseau, déjà recherché du grand monde,
lui avait paru une bonne fortune pour son sa-
J.-J. ROUSSEAU 77
Ion : le rôle de Mécène d'un cynique însocîable
tentait toutes les femmes. Rousseau se prêtait à
ses prévenances : la protection y était noble-
ment déguisée sous l'amitié. Il accepta du duc
et de la duchesse un appartement dans le petit
château dépendant de leur somptueuse demeure
dans le parc de Montmorency. Pour payer cette
hospitalité, il fit pour la maréchale une copie
manuscrite de la Nouvelle HéMse; il en fit une
autre pour madame d'Houdetot, qui dut y recon-
naître l'amour qu'elle avait inspiré à l'auteur.
Rousseau vivait du prix de ces copies et de la
musique qu'on lui commandait par le désir
d'obliger un homme illustre. 11 en modérait lui-
môme le salaire pour que le travail manuel ne
dégénérât pas en munificence humiliante pour
lui.
Son troisième ermitage au petit château était
assiégé tout l'été des visites des plus grands
seigneurs et des plus grandes dames, hôtes du
maréchal. Ermite de cour dans un ermitage
78 J.-J. ROUSSEAU
d*opéra, il jouait son râle de sauvage dans une
apparente séquestration. Il ne vit jamais plus
de monde, et un monde plus choisi, que dans
sa forêt.
XXIII
La Nouvelle Héloïse, roman d'idée autant et
p)us que roman de cœur, eut un succès de style
et un effet d'éloquence qui passionna toutes les
imaginations pour l'écrivain. On déifia l'amour
dans l'auteur. Le nom de Rousseau se répandît
et s'éleva aux proportions de l'engouement et
du fanatisme.
La déclamation à froid de certaines lettres de
cette correspondance fut échauffée par le fond
de passion qui brûlait sous la voluptueuse con-
tagion des autres lettres; le style couvrit tout
de son charme. Ce style, qui n'était ni grec, ni
80 J.-J. ROUSSEAU
latin, ni français, mais helvétique, ravit par sa
nouveauté toutes les oreilles : musique alpestre
qui semblait un écho des montagnes, des lacs
et des torrents de THelvélie. Ce fut une ivresse
qui dura un demi-siècle, mais qui ne laisse, ,
mainlenaQt qu'elle est dissipée, que des pages
froides dans des esprits vides.
C'est que ce livre était de la nature des so-
phismes : il fut prestigieux, il ne fut pas natu-
rel ; la nature seule a dans les livres des effets
immortels.
Celui-là refroidirait aujourd'hui le cœur d'un
amant, et éteindrait le sophisme même dans le
ridicule des conceptions. C'est comme sur les
Alpes de Meilleraie^ un glacier qui brille, mais
qui transit.
11 écrivit presque en môme temps VÉmile^
livre d'un style admirable et d'une conception
insensée. C'était un singulier contraste dans
Rousseau qu'un homme écrivant un traité
d*éducation pour le genre humain de la même
J.-J. ROUSSEAU 81
main qui venait de jeter et qui jetait encore à
cette époque ses enfants à Tbôpital des enfants
trouvés, pour y recevoir l'éducation de la mi-
sère, du hasard, et peut-être du vice et du
crime.
Père dénaturé, qui signalait sa tendresse
menteuse pour l'humanité en faisant ces forçats
de naissance appelés des enfants trouvés, dans
ces tours, égouts de Tillégale population des
cités.
Aussi la fausseté de cette paternité humani-
taire du sophiste de vertu éclate-t-elle à toutes
les pages de ce ridicule système d'éducation
dans un livre que la démence seule peut expli-
quer.
Le premier de ces ridicules, c'est d'écrire, pour
l'éducation universelle d'un peuple qui ne vit
que de travail et de pauvreté, un livre qui sup-
pose dans la famille et dans Tenfant qu'on élève
une opulence de Sybarite ou des délicatesses de
LucuUus, des palais, dos jardins, dos serviteurs
5.
82 J.-J. ROUSSEAU
de toutes sortes, des gouverneurs mercenai-
res attachés par des salaires sans mesure aux
pas de chaque enfant, des voyages lointains à
grands frais avec le luxe d'un fils de prince,
voyages d'Alcibiade avec un Socrate à droite et
un Platon à gauche de Télève. Absurdités inex-
plicables, à moins d'avoir, comme le fils de
Philippe, Aristote pour maître, la Macédoine
pour héritage et le monde pour théâtre de ses
vices ou de ses vertus. Les élèves de Rousseau
dans V Emile seront donc un peuple de rois!
On ne comprend pas aujourd'hui que l'en-
gouement du xviii* siècle ait pris un seul
jour au sérieux un livre soi-disant écrit pour le
peuple, et dont tous les enseignements suppo-
sent dans les pères, les maîtres et les élèves la
plus insolente aristocratie. Platon n'a rien rêvé
de plus incompatible avec les réalités de l'es-
pèce humaine.
Une seule page de ce livre est d'un philoso-
phe, d'un poète et d'un sage ; c'est celle où au
J.-J. ROUSSEAU 83
commencement d'un chapitre, véritable vesti-
bule d'un panthéon moderne , Rousseau dé-
crit l'horizon, la vie, la pensée d'un pauvre
prêtre chrétien enseignant à un village, où il
est exilé, le culte et la charité d'une communion
universelle. C'est ce qu'on appelle la profession
de foi du vicaire savoyard.
Note de religion universellCj en effet, religion
des sens et de l'âme qui ne froisse aucun dogme
national, qui ne retranche aucune vertu hu-
maine, mais qui embrasse et illumine tous les
dogmes sincères et toutes les vertus naturelles
dans une atmosphère de vie, de chaleur et de
piété semblable au rejaillissement d'un même
soleil sur la coupole d'Athènes, sur la cathédrale
de Sainte-Sophie et sur les mosquées d'Arabie
dans cet Orient plein de Dieu !
Cette page de VÉmUe est ce qu'il y a certai-
nement de mieux pensé, de mieux senti, de
mieux écrit dans toutes les œuvres de J.-J.
Rousseau. C'est un fragment de cette éloquence
84 J.-î. ROUSSEAU
<
lapidaire dont les monuments de Tlnde, de la
Perse, de TÉgypte, de la Grèce orphéîque con-
servent les dogmes dans les inscriptions de leurs
temples, retrouvées et déchiffrées par nos éru-
dits; un alphabet épelé des vérités primitives,
dont toutes les lettres rassemblées disent Dieu
dans la nature et lois divines dans Thuma-
nité.
Voltaire lui-même, qui, en qualité d'esprit
juste, abhorrait Rousseau, l'esprit faux, s'arrête
et s'étonne, dans son dénigrement bien natu-
rel, devant cet éclair sorti des ténèbres, et
s'écrie :
a Rousseau ! tu écris comme un fou et tu
» agis comme un méchant, mais tu viens de
• parler comme un sage et comme un juste!
i Lisez, mes amis^ et saluons la vérité et la mo-
» raie partout où elles éclatent, môme dans la
» méchanceté et dans la démence. »
C'est alors que Voltaire pardonne à Rousseau
les injures qu'il en a reçues sanslrs avoir pro-
J.-J. ROUSSEAU 85
voquées, et qu'il lui ouvre son cœur et sa mai-
son pour l'abriter contre les persécutions et les
exils dont Paris menace l'écrivain d'Emile et
d'Hâoïse.
XXIV
Ces livres, quoique protégés par M. de Males-
herbes, directeur de la librairie, gardien très-
infldèle de Tintolérance du clergé , du Parle-
ment et de la police, étaient frappés d'ana-
thème, et leur auteur de proscription. Mais la
faveur des grands, de la cour, du public, étei-
gnait ces foudres officielles, et faisait échapper
Rousseau à ces vaines proscriptions, plus osten-
tatoires que dangereuses.
Il s'en allait un moment, rentrait sans obsta-
cle et attendait tranquillement dans la ville et
dans le palais du prince de Gonti la Un de ces
J.-J. ROUSSEAU 87
persécutions peu sérieuses. La magie de son
style le dérobait à toute atteinte des lois ; tous
ses lecteurs devenaient ses complices, pendant
que ce livre était dans leurs mains.
La guerre intestine qu'il avait déclarée aux
philosophes, ses premiers preneurs, lui avait
créé entre le christianisme et l'athéisme une si-
tuation exceptionnelle qui lui faisait ce qu'on
nomme un tiers-parti dans les assemblées. Nul
ne confessait Dieu avec plus de foi et plus d'élo-
quence. L'athéisme, délire froid des sociétés ex-
pirantes, ne pouvait sortir des montagnes^ des
lacs et des glaciers d'un peuple pastoral comme
la Suisse. La boue ne reflète rien : le ciel et les
eaux sont le miroir matériel du Grand Être.
Rousseau y avait trop souvent contemplé
cette grande image, pour ne pas la produire
dans ses écrits. Il y a peu de vraie morale, mais
il y a une ardente piété dans son style. C'est
par là qu'il vit : l'adoration est la vertu de l'in-
telligence.
XXV
A la première rumeur produite à Paris par
rapparition de son livre, il se sauve à Jiotiers-
Travers, village de Neufchâtel, sous la pro-
tection du roi de Prusse; il y revêt le costume
d'Arménien, fantaisie grotesque qui ressemble
à un déguisement et qui n'est qu'une affiche.
Cette puérilité dans un philosophe européen
attire sur lui une attention qui s'attache plus
à l'habit qu'à la personne. Bientôt il entre en
querelles épistolaires avec les membres du gou-
vernement de Genève qui mi condamné ses
principes religieux ; et, pour leur prouver son
J.-J. ROUSSEAU 89
christianisme^ il abjure le catholicisme et se
convertit dogmatiquement et pratiquement au
calvinisme sous la direction du pasteur du vil-
lage.
Il communie à Motiers-Travers, comme Vol-
taire à Ferney, mais moins dérisoirement.
Le pasteur et lui finissent par se brouiller et
par s'excommunier pour des vétilles de sacris-
tie ; les habitants prennent parti pour leur prê-
tre et lancent des pierres, pendant la nuit,
contre les fenêtres de Rousseau. Il s'enfuit avec
Thérèse, son esclave volontaire , dans la petite
lie de Saint-Pierre, appartenant au canton de
Berne. Il n'a que le temps d'y rêver une félicité
pastorale dans l'oisiveté d'un philosophe con-
templatif; le gouvernement de Berne menace
de l'expulser : il supplie ce gouvernement de
le faire enfermer à vie, pour qu'au prix de sa
liberté, il jouisse au moius d'un asile en Suisse.
XXVI
Dû nouveau caprice de son imagination le re-
jette à Paris. Son costume d'Arménien le fait
suivre dans les rues, et il se plaint de Timpor-
tunité qu'il provoque. Le grand historien anglais
Hume a pitié de ses agitations : il se dévoue à
le conduire en Angleterre et à lui trouver, avec
une pension du roi, un asile champêtre dans le
plus beau site du royaume pour passer en paix
le reste de ses jours.
Rousseau, déjà égaré par une véritable dé-
mence de cœur, reconnaît tous ces services d'un
honnête homme en accusant de perfidie et de
J.-J. ROUSSEAU 91
trahison cette providence de l'amitié. Hume
s'étonne d'avoir réchauffé ce malade ramassé
sur la route pour en recevoir les coups les plus
iniques à sa renommée : il s'éloigne en le plai-
gnant et eh le méprisant.
Rousseau revient à Paris, y continue une vie
inquiète et inexplicable, moitié de génie, moitié
de démence. Incapable d'activité dans la foule,
incapable de repos dans la solitude, recueilli
par la famille de Girardin, à Ermenonville, dans
un dernier ermitage, il y meurt d'une mort pro-
blématique, naturelle selon les uns, volontaire
selon les autres : le mystère après la folie. —
Le moins raisonnable et le plus grand des écri-
vains des idées des temps modernes repose,
jeté par le hasard, sous des peupliers, dans
une petite île d'un jardin anglais, aux portes
d'une capitale, lui qui, dans sa mort comme
dans sa vie, sembla le plus misanthrope des
hommes en société et le plus incapable de se
passer de leur enthousiasme.
92 J.-J. ROUSSEAU
Énigme vivante, dont le seul mot est imagi-
nationmalade. Homme qu'il faut plaindre, qu'il
faut admirer, mais qu'il faut répudier comme
législateur; car il n'y a jamais eu un rayon
de bon sens, d'expérience et de vérité dans ses
théories politiques, et il a perdu la démocratie
en l'enivrant d'elle-même.
C'est ce que nous allons essayer de vous prou-
ver en commentant ici le Contrat social.
XWII
Le Contrat social est le livre fondamental de
la révolution française. C'est sur cette pierre,
pulvérisée d'avance, qu'elle s'est écroulée de
sophismes ; que pouvait-on édifier de durable
sur tant de mensonges ?
Si le livre de la révolution française eût été
écrit par Bacon, par Montesquieu, ou par Vol-
taire, trois grands esprits politiques, ce livre
aurait pu réformer le monde sans le renverser ;
le catéchisme de la révolution française, écrit
par J.-J. Rousseau, ne pouvait enfanter que des
ruines, des échafauds et des crimes. Robes-
pierre ne fut pas autre chose qu'un J.-J. Rous*
94 J.-J. ROUSSEAU
seau enragé, et enragé de quoi ? De ce que les
réalités ne se prêtaient pas aux chimères.
Tel futrhomme; voyons l'ouvrage.
Nous allons procéder dans cet examen axiome
par axiome, afin d'en mettre en relief la faus-
seté radicale, et, quand nous aurons entassé sous
vos yeux assez de ces simulacres de pensées,
assez de ces cadavres vides, pour vous con-
vaincre que ce ne sont là que les sophismes
d'un rêveur éveillé qui se moque de lui-
même et des peuples, nous en démontrerons le
néant.
Nous nous .résumerons, ensuite sur la lé-
gislation de la nature, etnous vous dirons à
notre tour : Voilà la véritable société, telle
que Dieu l'a instituée quand il a daigné créer
l'homme sociable. Sur ce chemin de la na-
ture et de la vérité, vous trouverez quel-
ques progrès bornés par la condition finie de
l'élément imparfait de toute institution hu-
maine : l'homme.
J.-J. ROUSSEAU 95
Sur le chemin de la métaphysique et de
l'utopie vous ne trouverez que des systèmes,
des déceptions et des ruines. Dieu n'a pas voulu
que, dans la science expérimentale par excel-
lence, qui est la politique, la société pût réa-
liser ses rêves et se passer de l'épreuve du
temps, de la connaissance des hommes, des
leçons de l'histoire et du contrôle des réali-
tés. Entre les rêveurs et les politiques, il y a
les choses telles qu'elles sont, c'est-à-dire le
possible.
J'étais bien jeune quand j'écrivis ce vers, de-
venu proverbe :
* m
Le réel est étroit, le possible est immense I
Mais, tout jeune que j'étais, et tout poète
qu'on me reprochait d'être , j'avais un puis-
sant sentiment du vrai ou du faux dans la po-
litique ; quoique très-dévoué aux progrès ra-
tionnels des idées et des institutions sociales.
96 J.-J. ROUSSEAU
j'étais uii ennemi-né des utopies, ces mirages
qu'on pressente aux peuples comme des pers-
pectives, et qui les égarent sur leur route,
dans des déserts sans fruits et sans eaux. Mais,
prématurément sensé, je croyais et je crois
encore que, pour devenir législateur des so-
ciétés humaines, il fallait un long et grave
noviciat d'âge, d'études, de fréquentation des
hommes, de pratique des affaires, de voyages
parmi les peuples, les lois, les mœurs, les ca-
ractères des diverses contrées; le spectacle
des choses humaines parmi les hommes, en
ordre ou en anarchie; en un mot, une édu-
cation complète et appropriée à l'auguste em-
ploi que l'on se proposait de faire de sa sa-
gesse, après l'avoir apprise; j'y ajoutais encore
la vertu, cette sagesse pratique sans laquelle
il n'y a pas d'inspiration divine dans le légis-
lateur.
Si Féducation est nécessaire dans le monde
des arts ou pour le plus vil des métiers d'ici-
J.-J. ROUSSEAU '97
bas, comment supposer qu'elle soit moins in-
dispensable pour le plus sublime et le plus
difficile des arts, l'art d'instituer des sociétés
et de gouverner des républiques ou des empi-
res?
Comment admettre ce génie inné ou impro-
visé de la législation dans le premier songeur
venu, étranger même au pays pour lequel il
écrit, et sorti de l'échoppe de son père arti-
san, pour dicter des lois à l'univers?
Aucun génie, quelque grand que l'on le
suppose, ne pourrait suffire à cette' orgueil-
leuse tâche. Pour parler il faut connaître : sans
avoir appris, que connaît-on? Rien, pas même
soil
Zoroastre avait été pontife d'un empire im-
mense, foyer d'une théocratie à la fois di-
vine et politique, qui résumait toutes les clar-
tés du monde primitif; ses lois n'étaient que
des dogmes reformés par une longue expé-
rience.
98 J.-J. ROUSSEAU
Solon avait voyagé dans tout rOrient, poëte
et philosophe, recueillant pour sa patrie les
miettes de la profonde sagesse orientale.
Pythagore avait colonisé les grandes législa-
tions de la Grèce orphéique en Italie.
Numa avait consulté des inspirations occultes
qui étaient vraisemblablement les lois de Py-
thagore; la législation qu'il donna à Rome
était et est restée trop savante pour être l'impor-
tation de hordes de barbares.
Les feuilles de la sibylle n'étaient que les
bribes éparses de quelque code d'antique lé-
gislation.
Le législateur des chrétiens, lui-même, ne
voulut révéler ses doctrines qu'après avoir
vécu pendant trente ans dans l'obscurité, à l'é-
tranger, et quarante jours dans la sainteté du
désert.
Fût-on. Orphée, on improvise un hymne, mais
pas un code.
Mahomet, le législateur de l'Arabie, voyagea
J.-J. ROUSSEAU 99
dix ans, recueillit sa religion et ses lois chez
les juifs et les chrétiens, en leur vendant ses
chameaux et ses épices, et ne commença à pro-
phétiser qu'après avoir souffert la persécution,
première vertu de Thomme qui s'immole à sa
patrie et à son Dieu.
Dans les temps modernes, Bacon avait passé
sa vie dans les hautes magistratures;
Machiavel, dans les négociations diploma-
tiques, dans les conseils de sa république,
dans les conciliabules des factieux, dans les
mystères de l'ambition et des crimes de Cé-
sar Borgia, dans la confidence des papes et
des Médicis, dans les tumultes des camps et du
peuple.
Voltaire avait vécu dans les intrigues de la
régence, dans la diplomatie du cardinal de
Fleury, dans la cour du grand Frédéric, dans la
familiarité des rois et des ministres qui jouaient
au jeu des batailles avec la fortune.
Montesquieu avait mené une vie grave, stu-
100 J.-J. ROUSSEAU
dieuso, solitaire, et cependant afiaîrée, à la
tête d'une de ces hautes magistratures où se
résument la philosophie des lois et Tadminis-
tration de la justice des peuples.
Tous ces hommes avaient touché à cette réa-
lité des choses qui contrôle dans des esprits
justes l'inanité des théories par la pratique
des hommes. Ou conçoit que des esprits sains,
exercés par de longues année de vie publique,
écrivent dans leur maturité des tables de la
loi, des codes sociaux, des commentaires sur
les gouvernements des nations, appropriés
aux caractères, aux mœurs, aux traditions,
aux âges, à la situation géographique des États,
aux circonstances, même politiques, des peu-
pies dont ils éclairent les pas dans la route de
leur civilisation.
Ce spnt les éclaireurs des nations qui mar-
chent en avant ou qui regardent en arrière
pour leur enseigner le droit chemin à parcou-
rir ou le chemin déjà parcouru, afin de bien
J.-J. ROUSSEAU 101
orienter la colonne humaine. Ces phares vi-
vants doivent être eux-mêmes pleins de lu-
mières acquises par Tétude et la vertu : c'est là
Tautorité de leur mission.
6.
L
XXVIII
\
Maïs y avaît-il dans J.-J. Rousseau une seule
de ces conditions préliminaires d'un sage, d'un
législateur, d'un publiciste 1
Quelle éducation virile pour un instituteur
politique que la sienne! Quelle autorité mo-
rale que sa viel Quelle infaillibilité de vues
que ses hallucinations ! Quelle connaissance des
choses et des hommes dans cette séquestration
capricieuse, dans la solitude d'un sauvage ci-
vilisé, qui ne peut supporter le moindre con-
tact avec ses semblables, et qui, au lieu de se
soumettre aux lois générales de la société, s'im-
J.-J. ROUSSEAU 103
patiente constamment de ne pouvoir soumettre
la société à son égoïsme !
Quoi! voilà un enfant né dans la boutique
d'un artisan, le point de vue le plus étroit pour
voir le monde tout entier ; car le défaut . de l'ar-
tisan est précisément de ne rien voir d'ensem-
hle, mais de tout rapporter à son seul outil, et
à sa seule fonction de la société : gagner Sa vie,
travailler de sa main, recevoir son salaire,
se plaindre de sa condition, si rude en effet, et
envier si naturellement les heureux oisifs;
Voilà un enfant qui, dégoûté de Thonnête la-
beur paternel avant de Tavoir même essayé,
se prend à rêver au lieu de limer, s'évade de
l'atelier et de la boutique de son père, va de
porte en porte courir les aventures, préférant
le pain du vagabond au pain de la famille et du
travail ; vend son âme et sa foi avec une hypo-
crite légèreté au premier convertisseur qui veut
l'acheter pour trois louis d'or qu'on lui glisse
104 J.-J. ROUSSEAU
dans la main, en le jetant, avec sa nouvelle re-
ligion, à la porte;
Voilà un adolescent qui se prostitue volon-
tairement de domesticité en domesticité dans
des maisons étrangères, se faisant chasser de
tous ces foyers honnêtes pour des sensualités
ignobles, ou pour des larcins qu'il a la lâcheté
de rejeter sur une pauvre jeune fille innocente
et déshonorée !
Voilà un jeune homme qui se fait entretenir-
dans l'oisiveté par une femme, aventurière elle-
même, dont il partage le cœur et le pain sans
honte, et qu'il expose pour toute reconnaissance
au pilori éternel de la postérité, véritable parri-
cide, non de la main, mais du cœur, contre celle
qui réchaufia dans son sein sa misère !
Voilà un homme fait qui, voyant la fortune
de celte femme baisser, épuise sa pauvre bourse
pour aller à Paris chercher quelque autre fox-
tune de hasard, sans se retourner seulement
J.-J. ROUSSEAU 105
d'une pensée vers celle qui fut sa providence,
de peur d'avoir pitié de sa dégradation !
Voilà un soi-disant sage qui s'insinue en
arrivant à Paris, comme Socrate chez Aspasie,
parmi les femmes de cour, de légèreté et de
licence, pour Vivre de leurs vices, adulés, cares-
sés et senls par lui !
Voilà un secrétaire intime et salarié par un
ambassadeur, qui veut usurper les fonctions,
le rang et l'autorité d'un diplomate, qui affecte
l'insolence d'un parvenu dans l'hôtel de France
à Venise, qui s'en fait justement congédier, et
qui revient calomnier et invectiver à Paris le
caractère de son maître et de son protecteur,
en recevant son argent de la môme main dont
il s'acharne sur celui qui le paye !
Voilà ce serviteur infidèle qui suscite, par
une si basse conduite, la juste réprobation de
toutes ses protectrices et de tous ses protec-
teurs dans la société opulente de Paris; qui
renonce forcément, par suite de ce soulèvement
106 J.-J. ROUSSEAU
contre lui,à Tambition et à la fortune, désormais
impossibles, et qui, pour être quelque chose, se
fait cynique faute de pouvoir être parvenu !
Voilà un cynique qui prend, non pour épouse,
mais pour instrument de plaisir brutal et pour
esclave, une pauvre fille enchaînée à sa vie» par
le déshonneur, par la faim et par le dévoue-
ment de son sexe aux vicissitudes de la vie I
Voilà un époux qui arrache impitoyablement
à chaque enfantement de ce honteux concubi-
nage, le fruit d'un grossier libertinage aux
bras et aux sanglots de la mère, pour que ce
commerce, au-dessous de celui des brutes, n'ait
ni charge morale, ni responsabilité matérielle
pour lui!
Voilà un père, et quel père I un hypocrite
prêcheur des devoirs et des dévouements de la
maternité et de la paternité, le voilà qui renou-
velle cinq ou six ans de suite, et de sang-froid,
cet holocauste de la nature à l'égoïsme impi-
toyable de l'infanticide I
J.-J. ROUSSEAU 107
Voilà le maître d'une véritable esclave de
ses plaisirs, qui ne laisse pas même à cette
femme, victime de sa débauche comme maî-
tresse, victime de sa cruauté comme mère, l'il-
lusiond'un amour exclusif, mais qui la rend,
sans délicatesse, confidente ou témoin de ses
infidélités avec des femmes vénales, ou de ses
passions quintessenciées pour des femmes aris-
tocratiques, qui lui permettaient les équivoques
adorations de l'imagination pour leur beauté,
ne voulant pas être amantes, mais consentant à
être idoles !
Voilà un écrivain qui jette en beau style quel-
ques paradoxes d'aventure contre la société, la
plus sainte des réalités, pour la faire douter
d'elle-même, et pour obtenir de son étonnement
le succès qu'il ne peut espérer de son estime l
{Disœu/rs à V Académie de Dijon.)
Voilà un romancier qui souffle sciemment
dans le cœur des jeunes filles toutes les flam-
'mes de la plus tumultueuse des passions, qui
108 J.-J. noussEAU
attente à toutes les chastetés de rimagination
pour former une épouse chaste^ et qui déclare
à sa première page que celle qui lui livrera
son cœur est perdue! [La Nouvelle Hêloïse.)
Voilà un philosophe qui compose un sys-
tème d'éducation exclusif pour l'aristocratie,
cette exception du peuple, système tel qu'une
nourrice de bonne maison n'oserait pas y
débiter tant de chimères dans un conte de
fées; système tel qu'un Aristote, dans la cour
d'Alexandre, aurait besoin pour le proposer et
pour l'exécuter que chaque père et chaque
enfant appartinssent à la caste des opulents
dans un peuple de satrapes I (U Emile.)
Voilà un vieillard qui se sauve en Angle-
terre avec un ami, et qui, en route, assassine
de calonmîe cet ami pour le prix de la pitié qu'il
lui montre et de l'asile qu'il lui propose I
Voilà un théiste qui, après avoir feint la
profession de déisme contemplatif et de re-
ligion pratique, en dehors de toute révélation
J.-J. ROUSSEAU 109
•
surnaturelle, s'en va abjurer, dans une église
de la Suisse, son catholicisme, son théisme,
sa philosophie, et communier sous les deux
espèces, de la raain d'un pasteur de village ;
Enfin voilà un nouveau converti qui se
brouille avec son convertisseur, et qui revient
faire des constitutions de commande à Paris,
pour la Pologne et pour la Corse, dont il ne
connaît ni le ciel, ni le sol, ni la langue, ni les
mœurs, ni les caractères, constitutions de rêves
pour ces fantômes de peuples î bergeries poli-
tiques pour nos scènes d'opéra, dont toutes les
institutions sont des décorations, des cérémo-
nies, des rubans, des fêtes, des musiques,
des danses assaisonnées de quelques axiomes
absurdes et féroces pour rappeler les Harmo-
dius et les Catons, un peu de grec, un peu de
latin et beaucoup de suisse! {Voir ces constitu-
tions,)
Voilà l'homme I
XXIX
Y a-t-il dans tout cela, et tout cela est toute
la vie littérale de J.-J. Rousseau, y a-t-il
dans tout cela la moindre condition de ce no-
viciat de raison, de vertu, de science, de
voyages à travers le monde, d'études spéciales
des institutions sociales, de pratique des choses
et des hommes, de nature à former un législa--
teur?
Le prestige du style, Féloquence des so-
phismes, la rêverie de l'imagination, l'orgueil
du paradoxe, la prétention à la nouveauté, n'y
sont-ils pas pour tout, la raison et l'expérience
pour rien ?
J.-J. ROUSSEAU m
Est-ce aux témérités d'esprit d'un romancier
solitaire, est-ce aux excentricités d'un cynique
révolté contre la société, est-ce au suprême
bon sens du plus chimérique des rêveurs
après Platon, est-ce à un courtisan des boudoirs
des fenmies légères de cour et de ville du
siècle de Louis XV, est-ce au génie malade et
malsain qui n'a jamais pu assujettir sa vie i
aucun travail sérieux, à aucune règle de socia-
bilité utile, à aucune hiérarchie civile, tou-
jours prêt à changer de Dieu et de patrie,
comme poussé par une Némésis vagabonde à
travers les régions extrêmes de l'idéal ou du
désespoir, depuis le délire jusqu'au suicide?
Est-ce au moraliste, enfin, qui ne prêche
jamais la vertu qu'aux autres dans ses phrases,
et qui s'enveloppe pour lui-même, pour sa
conduite privée, de tous les vices du plus ab-
ject égoïsme, depuis l'abandon de son père et
l'ingratitude envers sa bienfaitrice, jusqu'au
déshonneur de sa concubine^ jusqu'à la con
112 J.-J. ROUSSEAU
damnation sans crime de ses enfants, jusqu'à la
diffamation de ses meilleurs amis, jusqu'à Tin-
vective contre la pitié même qu'on lui pro-
digue?
Est-ce à de tels signes, dans un tel homme
qu'on peut reconnaître le caractère, l'aptitude,
l'inspiration sociale d'un de ces prophètes poli-
tiques que les siècles reconnaissent pour des
législateurs, à rinfaillibilité du bon sens, aux
trésors de • l'expérience, à la sublimité d e
inspirations?
Est-ce dans de tels vases fêlés et empoison-
nés que Dieu verse ses révélations pour les
communiquer aux peuples? Est-ce là un Zo-
roastre? un Mo'ise? un Confucius? un Lycurgue?
un Selon? un Pythagore? Quelles lettres de
' crédit apportées à la démocratie moderne, que
ce livre erotique et orgueilleux des Confes-
sions^ dont la seule vertu est l'impudeur.
Confessions séduisantes , mais corruptrices ,
embusquées, comme une courtisane au coin de
J.-J. ROUSSEAU 113
la rue, au commencement de la vie, pour
embaucher la jeunesse, pour dévoiler les nu-
dités de Tàme à Tinnocence, et pour se glo-
rifier de tous les vices en humiliant toutes les
vertus?
Non I un tel homme n*a pu être aimé des
dieux, selon Vexpression antique, et Timpu-
reté de l'organe aurait altéré,, en passant par
sa bouche, Tévangile même du peuple dont on
a voulu le faire, quelques années après, le
Messie.
Voyons cet évangile, dans son Contrat
social.
DEUXIÈME PARTIE
I
Nous avons dit, dans le dernier Entretien,
que J.-J. Rousseau, le premier des hommes
doués du don d'écrire, était par sa nature, par
son éducation, par sa place subalterne dans la
société, par sa haine innée contre Tordre social,
par- son égoïsme, par ses vices, le dernier des
hommes comme législateur et comme politique,
faux prophète s'il en fut jamais, et dont les dog-
mes, s'ils étaient adoptés par l'opinion séduite
116 , J.-J. ROUSSEAU
de son siècle, devaient nécessairement aboutir
aux plus déplorables catastrophes pour le peu-
ple qui se livrerait à ce philosophe des chimères.
Nous avons été confondu d'étonnement, en
lisant ces jours-ci le Contrat social ^ du néant
sonore et creux de ce livre qui a fait une révolu-
tion, qui a prétendu faire une démocratie, et
' qui n'a pu faire qu'un chaos.
Comment un peuple, qui possédait un Mon-
tesquieu, a-t-il été prendre un J.-J. Rousseau
pour oracle?
C'est qu'il est plus aisé de rêver que de pen-
ser ; c'est que le vide a plus de vertiges que le
plein; c'est que Montesquieu était la science, et
que Jean-Jacques était le délire.
Analysons cet évangile d'un peuple qui avait
Mirabeau et courait à Marat; les théories sont
* dignes des exécuteurs ; tout mensonge est gros
d'un crime.
II
Le livre commence par cet axiome :
« L'homme est né libre, et partout il est dans
» lesfersl »
De quel homme Rousseau prétend-il parler ?
Est-ce de Thomme isolé?
Est-ce de l'homme social?
Si c'est de l'homme isolé, tombé du sein de la
femme sur le sein de la terre, l'homme enfant
n'a d'autre liberté que celle de mourir en nais-
sant, car sans la société préexistante entre la
femme et son fruit conçu par une rencontre pu-
rement bestiale, la femme n'est pas même te-
7.
118 J.-J. ROUSSEAU
nue à le relever du sol^ à le réchauffer sur son
sein et à Tabreuver du lait de ses mamelles; et
si par un premier acte de cette société instinc-
tive qu'on appelle l'amour maternel, l'enfant est
nourri d'abord d'un aliment mystérieux préparé
pour lui par la nature^ aussitôt qa'il est sevré,
que devient-il?
Non pas libre assurément, mais esclave de la
faim, de la soif, du froid, de l'arbre qui lui
reAise son fruit, de l'herbe qui pousse ou qui
sèche sous sa main, de l'animal faible ou féroce
qu'il dévore ou dont il est dévoré, de sa nudité
qui Texpose à toutes les intempéries de Tatmos-
phère, esclave de tous les éléments, enfin ; voilà
l'homme naissant fastueusement déclaré libre
par J.-J. Rousseau I Ajoutez que, s'il est rencontré
dans son âge de faiblesse par un autre homme
isolé plus fort que lui, il devient à l*instant
sa victime ou son esôlave ; en sorte que le pre-
mier phénomène que présente la première so-
ciété, c*est un maître et un esclave, un bour-
J.-J. ROUSSEAU . H9
reau et une viclime, jusqu'à ce que par les
années la force du plus âgé devienne faiblesse,
et la faible^e du plus jeune devienne force et
oppression, que les rôles changent, et que l'es-
clavage alternatif passe de Tun à l'autre avec la
force brutale.
Voilà rhomme libre de Jf.-J. Rousseau dans
Tétai de nature. Dire qtt*un tel être ûalt libre,
n'est-ce pas abuser de la dérision du langage et
de l'ironie du raisonnement?
Est-ce, au contraire, de Thomme en société
que l.-J. Rousseau veut parler? Mais l'homme
isolé y naît aussi nécessairement esclave de la
société préexistante, que l'homme isolé dans
l'état de nature y naît esclave des éléments et
des autres hommes I
Esclave de' la Providence, qui le fait naître
ici ou là, sans qu'il ait choisi ou accepté ni le
temps, ni le lieu, ni la saison, ni la condition, ni
la famille où il surgit à l'existence ; esclave de
lamère qui l'accueille ou le repousse deson sein ;
120 J.-J. ROUSSEAU
esclave du père qui brutalement a le droit de vie
ou de mort sur ses enfants ; esclave de la famille
qui s'élargit ou qui se ferme pour lui; esclave
de frères ou de sœurs nés avant lui, qui en font
leur serviteur et leur bête de somme pour se
décharger sur lui du travail nourricier de tous;
esclave de TÉtat qui lui inflige la condition dans
laquelle il doit se ranger; esclave des lois éta-
blies qui lui prescrivent l'obéissance non délibé-
rée aux prescriptions sociales ; esclave du tra-
vail qui doit nourrie lui et ses frères; esclave de
la mort, si le salut de la société lui demande sa
vie sur les champs de bataille; esclave dans son
corps, esclave dans son esprit, esclave dans
son âme par la supériorité de force de tous
contre un seul, par l'éducation qui lui impose
ses idées, par la religion qui lui. enseigne ses
croyances; esclave de la volonté générale qui
lui inflige ses punitions, ses expiations, même
la mort.
«
ij Voilà, soit dans l'état sauvage, soit dans l'état .
J.-J. ROUSSEAU 121
de société, voilà rhomme isolé et libre de J.-J. '
Rousseau ! En sorte que, sans Tune ou Tautre
de ces hypothèses, l'axiome vrai, Taxiome évi-
dent est précisément Taxiome contraire à celui
de ce législateur du paradoxe. Au lieu de lire :
l'homme NAIT LIBRE ET PARTOUT IL EST DANS
LES FERS , lisez : rhomme naît esclave et il
ne devient relativement libre qu'à mesure que
la société l'affranchit de la tyrannie des élé-
ments et de Toppression de ses semblables par
la moralité de ses lois et par la collection de
ses forces sociales contre les violences indivi-
duelles.
Mais que peuton attendre d'un législateur, ou
aussi grossièrement trompeur, ou aussi stupi-
dement trompé dès sa première ligne? Et que
peut-on attendre d'un démocrate dont le pre-
mier principe repose sur une vérité ainsi ren-
versée?
m
En partant de ce principe ainsi renversé, et
en posant à sa démocratie une base aussi fausse
en arrière dans l*état soi-disant de nature, où
peut aller J.-J. Rousseau et où peut-il mener
son peuple? Il le mène fatalement à Tinverse de
toute sociabilité et de tout gouvernement ,
c^est-à-dire à Tinverse de toute perfection so-
ciale, à la liberté absolue de Tindividu, ce qui
veut dire, comme nous venons de le voir, à l'es-
clavage absolu de tous ses semblables et de
J.-J. ROUSSEAU 123
tous les éléments, à Tisolement, à l'égoïsme, à
la tyrannie, à l'abrutissement, à la mort!
Et voilà l'homme qu'un siècle entier a appelé
philosophe I
IV
Le second axiome est celui-ci :
« Tant qu'un peuple est contraint d'obéir et
» qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer
• le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux.
• Le droit de la société ne vient point de la na-
• ture. »
Cet axiome suppose de deux choses l'une : ou
que l'obéissance, dénuée de toute raison d'obéir
et de toute moralité dans l'obéissance, n'est que
la contrainte et la force brutale, sans autorité
morale, et alors l'autorité morale de la loi so-
ciale est entièrement niée par ce singulier légis-
J.-J. ROUSSEAU 125
lateur de l'illégalité ; ou cet axiome suppose que
le joug des lois est une autorité morale, et alors
ce cri d'insurrection personnelle contre toutes
les lois est en même temps le cri de guerre
•
légitime, perpétuel, contre toute autorité. Et
alors nommez vous-même de son vrai nom ce
philosophe de la guerre civile!
Le théoricien de l'athéisme moral, le grand
anarchiste de l'humanité 1 Faites des lois après
Cette protestation contre toute autorité des lois!
Faites des démocraties après cette invocation
contre toute association des individus en peu-
ples I
Quel législateur qu'un philosophe qui inscrit
sur le frontispice de ses lois le cri d'insurrection
contre ces lois mêmes I
t
é
t
Poursuivons.
Voici la théorie de la famille :
f Sitôt que le besoin que les enfants ont du
» père pour se conserver cesse, le lien naturel
» est dissous ; les enfants exempts de Tobéis-
» sance envers le père, le père exempt des soins
» qu'il devait aux enfants, rentrent également
» dans rindépendance. Cette liberté commune
» est une conséquence de la nature de l'homme.
» Sa première loi est de veiller à sa propre
» conservation; ses premiers soins sont ceux
» qu'il se doit a lui-même; et sitôt qu'il
J.-J. ROUSSEAU 127
I est en âge de raison, lui seul, étant juge des
D moyens propres a se conserver, devient
» par gela seul son propre MAITRE. D
Si la brute la plus dénuée de toute moralité
écrivait un code de démocratie pour les autres
brutes, c'est ainsi qu'elle écrirait !.•• Mais non,
nous calomnions la brute; car, bien que le lion-
ceau nouveau-né soit parfaitement inutile et
soit même onéreux au lion qui Fa engendré, ce-
pendant] le lion, par la vertu occulte de la pa-
ternité seulement bestiale, veille et combat
pour sa femelle qui allaite, et s'eipose à la
mort pour apporter la nourriture à son lion-
ceau!
Mais si un tel principe calomnie les animaux,
c'est qu'il blasphème encore plus l'homme,
animal doué de moralité dans ses actes et dont
le plus sublime est devoir.
Quel blasphème, disons-nous, contre l'exis-
tence même de tout principe spifitualiste, con-
tre toute âme, contre toute divinité dans les
128 J.-J. ROUSSEAU
êtres! Quelle plus vile profession de foi d'un
matérialisme absolu, réduisant toute la sociabi-
lité, même celle de l'amour, de la génération et
du sang, à la grossière sensation de la peine, du
plaisir ou des besoins physiques dans le père,
dans la mère, dans renfant,blasphème qui donne
pour tome moralité à cette trinité sainte de la
famille, quoi? la basse gravitation physique qui
détâche et qui fait tomber le fruit de Tarbre
quand il est mûr, sans se soucier du tronc qui Ta
porté, et qui fait relever la branche avec indif-
férence quand la branche est soulagée du fruit
détaché!
Ainsi la consanguinité du fils avec le père et
la mère, consanguinité aussi mystérieuse dans
r&me que dans les veines ; ainsi la loi de soli-
darité génératrice , qui enchatne la cause à
Feffet dans les parents, et Teffet à la cause
dans les enfants; ainsi la loi d'équité , autre-
ment dit la reconnaissance, qui impose l'amour,
non-seulement affectueux, mais dévoué, au fils,
J.-J. ROUSSEAU 129
pour la vie, rallaitemeat, les soins, la ten-
dresse, TéducatioD, Taflection souvent pénible
dont il a été Tobjet dans son âge de faiblesse,
d'ignorance, d'incapacité de subvenir à ses pro-
pres besoins; ainsi la loi de mutualité, qui com-
mande à rhomme mûr de rendre à sa mère et à
son père les trésors de cœur qu'il en a reçus
enfant ou jeune homme ; ainsi la piété filiale,
nommée de ce nom dans toutes les langues pour
assimiler le culte obligatoire et délicieux des
enfants envers les auteurs de leur vie et les pro-
vidences visibles de leur destinée au culte de
Dieûl
Ainsi enfin le culte même des tombeaux, com-
mandé aux générations vivantes pour les géné-
rations mortes dont les monuments funèbres
prolongent la mémoire et les deuils jusqu'au
delà des sépulcres, pour rappeler les enfants à
la réunion des poussières et des âmes dans la
vie future, où la grande parenté humaine con-
fondra les pères, les mères, les enfants dans la
/
130 J.-J. ROUSSEAU
famille retrouvée et dans Téternel embrasse^
ment de la renaissance!
Tout cela n'est rien aux yeux du législateur
immoral pour qui tout le spiritualisme social,
et môme sentimental, consiste à nier toute loi
morale et tout sentiment, et à ne voir dans la
divine loi de filiation de l'être pensant que le
phénomène d'une sève nourricière, d'une chair
humaine, qui, quand elle a passé d'une veine à
une autre veine, ne laisse à l'espèce renouvelée
que le devoir de fleurir un jour sur les débris
desséchés et indifférents de l'espèce qui fleuris-
sait hier dans le même sillon I
Voilà un beau principe social à établir pour
base des vertus dans toute sociabilité en ce
monde!
Étonnez-vous après cela de ce qu'un pareil
législateur jette une dédaigneuse pitié sur son
père, flétrisse sa bienfaitrice, corrompue par sa
commisération pour lui, se refuse au mariage,
cette tutelle des générations à venir, et jette ses
J.-J. ROUSSEAU 131
propres enfants à la voirie publique et aux gé-
monies du hasard qu'on appelle Hospice des
enfants abandonnés, pour les punir sans dou^e
d'être nés d'un père aussi dénaturé que ce so-
phiste législateur!
VI
Après rétablissemen de tels principes, et en
écartant toujours le seul principe divin de toute
sociabilité, le Dieu qfhi a créé la souveraineté
nécessaire en créant l'homme sociable, Rous-
■
seau cherche à tâtons le principede la souverai-
neté. Où le trouverait-il, puisque, selon lui, la
souveraineté n'est qu'un principe matériel et
brutal, fondé seulement sur un intérêt physi-
que et mutuel résultant de nos seuls besoins
charnels ici-bas?
Quand vous éteignez Dieu dans le ciel, com-
ment verriez- vous la vérité sur la terre?
. J.-J. ROUSSEAU 133
Aussi, voyez comme le sophiste s'égare, se
confond et se contredit dans cette recherche
aveugle de la loi de souveraineté à faire accep-
ter aux peuples! Où peut être l'autorité d'une
souveraineté sociale qui ne puise pas son droit
et sa force dans la source de tout droit et de
toute force, la nature et la divinité?
« Le droit, dit-il, n'ajoute rien à la force, »
et quelques lignes plus loin il conteste le droit
à la force. Reste le hasard; il lui répugne, il
imagine une convention explicite, préexistante
à toute convention, c'est-à-dire un effet avant
la cause, une absurdité palpable, pour toute
explication du mystère social.
Ne faut-il pas en effet que le peuple existe,
qu'il existe en sol, en population, en société, en
connaissance de ses intérêts, de ses droits, de
ses devoirs, en civilisation et en volonté, avant
de convenir qu'il se rassemblera en comices
pour délibérer sur son existence, sur son mode
de sociabilité, sur ses lois, sur sa république ou
8
134 J.-J. ROUSSEAU
sur sa monarchie, et de donner pu de refuserson
consentement à ces juges tombés du ciel ou sor-
tis ((ie3 forôte, Moïse, î^ycurgue, Nuin^, Montes-^
qyieu oi| Rousseau, sauva^^s cbarjgié3 d'im-
prpviser lai société et de fa}r<e yptier Je genre
l^uniain? Toute sagesse serait ui) scrutin 4@ 1^
barbarie!
Vue telle origine de la société et de la pgli-
tique, de la souveraineté des gouverjiements,
n*est-elle pas le délire de l'irpagination? Les
coDtes de fées racontés aux enfapts par l6U]r$
ijourrice^ ne sont-ils pas 4es chefs-d'œuvrp de
bon sens et de logique auprès de ces conter
bleus du législateur de l'ermitage de Montmo-
rency?
VII
Quant à la souvERAiNETé, c'est-à-dîre à ce
pouvoir légitime qui régit avec une autorité sa-
crée les empires, Rousseau la place, la déplace
métâphysiquement ici ou là dans un tel la-
byrinthe d'abstf actions , et lui suppose des
qualités tellement abstraites, tellement con-
tradictoires, qu'on ne sait plus à qui il faut
* obéir et contte qui il faut se révolter; tantôt
lui donnant des limites, talitôt la dëclâfant
fyrantiîque ; ici la proclamant indivisible , là
divisée en cinq ou siï pouvoirs, pondérés,
fondés stir des conventions supérieures à toute
136 J.-J. ROUSSEAU
convention; collective, individuelle, existant
parce qu'elle existe, n'existant qu'en un point
de temps métaphysique que la volonté unanime
doit renouveler à chaque respiration ; déléguée,
non déléguée, représentative et ne pouvant ja-
mais être représentée; condamnant le peuple à
tout faire partout et toujours par lui-même, lui
défendant de rien faire que par ses magistrats;
déclarant que le peuple ne peut jamais vouloir
que le bien, déclarant quelques lignes plus loin
la multitude incapable et perpétuellement mi-
neure. Véritable Babel d'idées, confusion de lan-
gues qui ressemble à ces théologies du moyen-
âge où Dieu s'évapore dans les définitions sco-
lastiques de ceux qui prétendent le définir!
Le peuple souverain de Rousseau s'évanouit
comme le Dieu des théologues : on ne sait à qui
croire, on ne sait qui adorer dans leur théologie;
on ne sait à qui obéir dans la souveraineté po-
pulaire de Rousseau. La souveraineté y flotte
sans titre, sans base, sans forme, sans organe,
J.-J. ROUSSEAU 137
comme un de ces nuages dans le vide auquel
rimagination ivre de métaphysique peut donner
les formes et les couleurs qui lui conviennent!
Malheur au peuple qui chercherait ainsi son
gouvernement dans les nues! il serait mort
avant de l'avoir trouvé pour l'appliquer aux né-
cessités urgentes et permanentes de son associa-
tion nationale.
8.
VIIÎ
Quand Rousseau touche à la question des
gouvernements, il devient plus inintelligible en-
core; il est impossible de tirer de ses divisions,
subdivisions, pondérations, un seul mode de
gouvernement applicable.
Toute affirmation de pouvoir y est contre-
dite par une négation. Démocratie, aristocratie,
monarchie représentative, monarcbie absolue,
démagogie sans limites, sans capacité et sans
responsabiltié, théocratie sans contrôle et sans
réforme possible \ divinité de Dieu incarnée dans
le pontife ou dans le corps sacerdotal, gouver-
J.-J. ROUSSEAU 139
Déments ihixtes, où les pouvoirs se gênent par
les frottements ou bien s'équilibrent dans Tim-
niobilité parles contre-poids; despotisme, tyran-
nie, anarchie, enfin maximes destructives de
tout gouvernement, telle que celle-ci :
« LA SOUVERAINETÉ NE PEUT ÊTRE REPRÉ-
» SENTÉE PAR LA MEME RAISON QU'ELLE NE
» PEUT ÊTRE ALIÉNÉE, PARCE QU'ELLE GON-
» SISTE DANS LA VOLONTÉ GÉNÉRALE ET QUE LA
» VOLONTÉ NE SE REPRÉSENTE PAS! > Idéalité
abstraite substituée à toute réalité pratique, et
qui rend tout gouvernement impossible en le
rendant purement idéal.
Écoutez cette autre maxime, non moins anar-
chique par ses conséquences : a l'instant ou
UN PEUPLE SE donne UN REPRÉSENTANT, IL
n'est PLUS LIBRE, IL n'existe PLUS ! » Maximo
qui conduirait le peuple à l'ubiquité de temps,
de lieu, de fonction, d'aptitude, ou à la servi-
tude et à l'anéantissement! Maxime que nous
avons vu resurgir des théories métaphysiques
140 J -J. ROUSSEAU
de nos jours, maxime renouvelée des rêveries
de J.-J. Rousseau; m^ime qui ne renverse pas
moins tout bon sens que toute société natio-
nale!
IX
Plus loin, Rousseau prétend établir que, les
CITOYENS ÉTANT ÉGAUX (CC qul u'CSt paS plUS
vrai des hommes que des arbres), nul n'a le
droit d'EXiGER qu'un autre fasse ce qu'il
NE FAIT PAS lui-même, 00 qui Condamnerait le
souverain à monter la garde à la porte de son
propre palais, ou le général à combattre au
même rang et au même poste que chacun de
ses sold ats !
En matière de religion, J.-J. Rousseau pro-
fesse dans le Contrat social la doctrine impie
qui impose la tyrannie de TÉtat jusque dans Tin-
142 '•-'• ROUSSEAU
violabililé des âmes, la doctrine de VunUé de
religion politique dans TÉtat, SAits gela, dit-il,
jamais TÉtat ne sera bien constitué.
Ainsi ce n'est pas seulement sa liberté que le
citoyen doit céder au roi, c'est son âme. Dieu est
le sujet du peuple ou du roi I
Quel libéralisme dans ce législateur oppres-
seur de toute liberté I la philosophie et la théo-
ogie aboutissant à une religion civile et non
divine 1
Là finit le livre, car la tyrannie populaire ou
royale ne va pas plus loin ! Hic tandem stetimus
nobis uH défait orhis.
Fermons donc ce livre, et plaignons le philo-
sophe d'avoir rencontré un tel peuple pour l'ad-
mirer, et plaignons le peuple d'avoir eu un tel
philosophe pour législateur!
Et maintenant que ce déplorable livre a
porté ses fruits de démence et de perdition flî^ftS
une dénaocratie avortée, f^ute de YéritaJ)lç phi-
losophie dans çon taux prophète, es^^ypns ^e
remettre un peu ia hou sens dans U philoso-
phie pohtigue du peuple, et dp substituer en
matière d^ gouyernenjent quelque^ vénté9 pra^^
tiqiieSy et par cela même divines, à ce i^onoeau
de chimères devenu un mcMïpeau ^ rwujBS soud
la main égarée des sectaires d*un ayeugte gui
écrivit de génie et qui peps? (le hisaard. •
XI
Qu'estK^e que la société politique entre les
hommes ?
Qu'est-ce que la première législation?
Qu'est-ce que la souveraineté?
Qu'est-ce que les gouvernements?
Y a-t-il une seule forme de bon gouverne-
ment? Y en at-t-il plusieurs également bonnes,
selon les lieux et les temps, les âges et les ca-
ractères des peuples?
Qu'est-ce que les lois ?
Qu'est-ce que l'administration des lois ?
Qu'est-ce que la famille?
J.-J. ROUSSEAU 145
Qu'est-ce que la propriété?
Qu'est-ce que la liberté?
Qu'est-ce que l'égalité?
Qu'est-ce que la perfection ou la décadence
sociale ?
Quel est le mode de consulter de véritables et
perpétuels oracles de la véritable politique?
Raisonnons et ne rêvons pas ; on n'a que trop
rêvé depuis Rousseau : raisonnons d'après la
nature.
9
XII
Et d*abord, qu'est-ce que la société politique?
La société politique, nullement délibérée,
mais instinctive et fatale dans le sens divin
du mot fatal (fatum ^ destinée)^ est un acte par
lequel riîomme, né forcément sociable, se
constitue en société avec ses semblables.
Cette société politique a-t-elle uniquement
pour objet, ainsi que le prétendent J.-J. Rous-
seau et ses émules les publicistes semi-maté-
rialistes, la satisfaction des besoins matériels
de l'homme et Taccroissement de ses jouissances
physiques ?
J.-J. ROUSSEAU 147
Nullement, selon moi ; cette société politique,
qui multiplie en effet les forces de l'individu
par la force collective de l'association de tous, a
certainement pour effet la perpétuation et
l'amélioration physique de la race humaine;
mais elle a un objet de plus, une dignité de plus,
une moralité de plus, un spiritualisme de plus.
Ce but supérieur à la grossière satisfaction en
commun des besoins physiques, cette dignité de
plus, cette moralité de plus, ce spiritualisme
social de plus, c'est l'àme de l'humanité cul-
tivée par la civilisation, résultant de cette so-
ciété. C'est la connaissance de son Créateur, c'est
Tadoration de son Dieu, c'est la conformité de
ses lois avec la volonté de Dieu, qui est en
môme temps la loi suprême; c'est le dévoue-
ment de chacun à tous, c*est le sacrifice :
En un mot, c'est la vertu.
Toute société fondée sur l'abject égoïsme,
toute société dont le premier lien n'est pas le
devoir de tous, envers tous, en vue de Dieu,
1 l^i .î.-j. Ruussi:Ar
n'est pas un pcufilo : ce n'est (jirun troup^^au.
C'est la moralité seule qui en fait une humanité.
La société politique n'est donc pas seulement
une société en commandite : c'est une vertu,
c'est une religion I
Cette définition, que nous n'avons malheureu-
sement rencontrée jusqu'ici dans aucun pubii-
ciste moderne, et qui est pour nous à l'état d'évi-
dence, élùve le législateur véritable à la dignité
d'oracle, fait du commandement un sacerdoce
éivil, de l'obéissance un devoir, de l'amour de
la patrie un culte, et du dévouement des ci-
toyens au gouvernement une sainteté.
Ce but de la société politique ainsi défini,
marqué, dignifié, sanctifié, et, pour ainsi dire,
divinisé, je me demande : Qu'est-ce que le pre-
mier législateur? Et je me réponds :
Le premier et l'infaillible législateur, c'est
celui qui a fait l'homme, c'est celui qui, en fai-
sant l'homme, a mis en germe dans l'àme de
sa créature ces lois, non écrites, mais vivantes,
J.-J. ROUSSEAU 149
consonnances divines de la nature intellectuelle
de rhomme avec la nature de Dieu, cqnsonnan-
ces qui font que, quand le verbe extérieur^ la
loi parlée, se fait entendre, à mesure que
rhomme a besoin de loi pour fonder et perfec-
tionner sa société civile, la conscience de tout
homme, comme un instrument monté au dia-
pason divin, se dit involontairenjent : C'est
juste; c'est Dieu qui parle en nous par la con-
sonnance de notre esprit avec sa loi ! Obéissons
pour notre avantage, obéissons pour la gloire
de Dieu !
Donc, le suprême législateur est celui qui a
créé d'avance en nous l'écho préexistant de ses
lois, la conscience, cet écho humain de la jus-
tice divine !
Qu'es1r-ce que toutes les lois qui n'emportent
pas avec elles le sentiment de la justice, cette
sanction de la loi ?
Donc le législateur, ce n'est ni le rêveur qui
appelle loi ses chimères, ni le tyran qui appelle
150 J.-J. ROUSSEAU
loi ses caprices ; ces lois-là emportent avec elles
leurs perturbations et leurs révoltes. Le .vérita-
ble législateur est celui qui dit en nous :
Cette loi est juste, et parce qu'elle est juste,
elle est utile, elle est obligatoire.
Et, parce qu'elle est juste, utile, obligatoire,
elle est le devoir religieux de tous envers cha-
cun et de chacun envers tous.
Et parce qu'elle est devoir envers les hom-
mes, créatures de. Dieu, elle est devoir envers
Dieu lui-même, père et législateur.
Et, parce qu'elle est devoir envers Dieu, Dieu
la vengera.
Voilà le législateur suprême et le véritable
oracle humain; dans la société spiritualiste, la
législation est sacrée parce que son législateur
est divin.
Gela ressemble peu à la société charnelle de
J.-J. Rousseau et à la société économique des
Américains du Nord.
L'une a pour but de bien brouter la terre, en
J.-J. ROUSSEAU 151
tirant chacun à soi la plus. large part de la
nappe terrestre; l'autre a pour but de nourrir le
corps, sans doute, par la loi impérieuse du tra-
vail, mais elle a un but supérieur: élever l'âme
du peuple par la pensée de Dieu, par la piété
envers Dieu, par le dévouement envers ses sem-
blables , jusqu'à la dignité de créature intel-
ligente et morale , jusqu'à la glorification du
Créateur par sa créature ; en un mot, divini-
ser la société mortelle autant que possible sur
cette terre, pour la préparer au culte de son
étemelle divinisation dans un autre séjour.
J'avoue que je n'ai jamais pu comprendre
autrement le législateur et la législation sociale.
Serait-ce une œuvre bien digne d'un Dieu, que
la création d'un instinct social qui n'aurait pour
fin que de faire brouter en commun une race
de bipèdes sur un sillon fauché en commun,
afin que la mort, fauchant à son tour cette race
ruminante à gerbes plus épaisses, engraissât de
générations plus fécondes ces mêmes sillons?
152 J.-J, ROUSSEAU
Si rhomme de l'humanité ne cultivait que le
blé, et ne multipliait que pour la mort sur
l'écorce de cette planète, le regard de la Provi-
dence divine daiguerait-il seulement y tomber?
Otez la verlu du plan divin du Législateur
suprême, à quoi bon avoir donné une âme à ce
troupeau? Il suffirait de lui avoir donné une
mâchoire.
Voilà cependant la législation de J.-J. Rous-
seau I
XIII
Et la souveraineté, dont ce philosophe parle
tant sans pouvoir la déQnir, parlons-en à no-
tre tour.
Qu'est-ce, selon lui et ses disciples, que la
souveraineté, cette régulatrice absolue et né-
cessaire de toute société politique?
C'est, selon la meilleure de ces innoml)rables
définitions, la volonté universelle des êtres as-
sociés.
Mais, répondrons-nous aux sophistes, indé-
pendamment de ce que cette volonté,, supposée
unanime, n'est jamais unanime, qu'il y a tou-
9,
154 J.-J. ROUSSEAU
jours majorité et minorité, et que la supposition
d'une volonté unanime, là où il y a majorité
et minorité, est toujours la tyrannie de la vo-
lonté la plus nombreuse sur la volonté la moins
nombreuse ;
Indépendamment encore de ce que le moyen
de constater cette majorité n'existe pas ou
n'existe que fictivement;
Indépendamment enfin de ce que le droit de
vouloir, en cette matière si ardue et si méta-
physique de législation, suppose la capacité
réelle de vouloir et même de comprendre, capa-
cité qui n'existe pas au même degré dans les
citoyens ;
Indépendamment de ce que ce droit de vou-
loir, juste en matière sociale, suppose un désinté-
ressement égal à la capacité dans le législateur,
et que ce désintéressement 'n'existe pas dans
celui dont la volonté intéressée va faire la loi ;
Indépendamment de tout cela, disons-nous, si
la souveraineté n'était que la volonté générale,
J.-J. ROUSSEAU 155
cette volonté, générale, modifiée tous les jours
et à toute heure par les nouveau-venus à la vie
et par les partants pour la mort, nécessiterait
donc tous les jours et à toute seconde de leur
existence une nouvelle constatation de la vo-
lonté générale, tellement que cette souveraineté,
à peine proclamée, cesserait aussitôt d'être; que
la souveraineté recommencerait et cesserait
d'être en même temps, à tous les cligne-
ments d'yeux des hommes associés, et qu'en
étant toujours en problème la souveraineté, ces-
serait toujours d'être en réalité?
Qu'est-ce qu'un principe pratique qui ne peut
exister qu'à condition d'être abstrait, et qui
s'évanouit dès qu'on l'applique?
Or la souveraineté ne peut être une fiction,
puisqu'elle est chargée de régir les plus formi-
dables des réalités, les intérêts, les passions et
l'existence môme des peuples.
XIV
■ Toutes les autres définitions que J.-J. Rous-
seau et ses disciples font de la souveraineté ne
méritent pas môme l'honneur d'une réfutation ;
celle-ci était spécieuse, les autres ne sont pas
môme des sophismes, elles ne sont que des para-
doxes. C'est plus haut, c'est plus profond qu'il
faut, selon nous, découvrir et adorer la vérita-
ble souveraineté sociale.
Cherchons.
XV
La société est-elle ou n'est-elle pas de droit
divin?
En d'autres termes, la sociabilité humaine,
qui ne peut exister sans souveraineté, n'est-elle
pas une création de Dieu préexistant et coexis-
tant avec l'homme sociable?
Très-évidemment oui! L'homme a été créé
par Dieu un être essentiellement sociable, telle-
ment sociable que, s'il cesse un moment d'être
sociable, il cesse d'exister; l'état de société lui
est aussi nécessaire pour exister que l'air qu'il
respire ou que la nourriture qui soutient sa vie.
158 • J.-J. ROUSSEAU
Par tous ses instincts, par tous ses besoins, par
toutes ses conservations, par toutes ses multi-
plications, par toutes ses perpétuations de vie
ici-bas, Thomme a besoin de la société comme
la société a besoin.de la souveraineté. Contem-
plez la nature.
L'homme en a besoin môme pour naître
et avant d'être né. Si Dieu avait voulu que
l'homme naquît et vécût isolé, il l'aurait fait
enfant de la terre ou de lui-même, sans l'inter-
vention mystérieuse des sexes et sans l'inter-
veution féconde de ce second créateur qu'on
nomme l'amour, et qui est la première et la
plus irrésistible sociabilité des éléments et des
âmes.
Il l'aurait fait naître dans toute sa force,
dans le développement accompli de ses facultés
physiques et morales, sans aucune de ces grada-
tions de l'âge, sans, aucune de ces impuissances,
de ces faiblesses, de ces ignorances de l'enfant
nouveau-né, qui condamne le nouveau-né à la
J.-J. ROUSSEAU 159
société de la mère, ou à la mort si la mère lui
refuse la mamelle, si le père lui refuse la pro-
tection, la nourriture pour subsister ; et, quand
la mamelle tarit pour l'enfant, la mère, elle-
même, que deviendrait-elle avec son enfant
sur les bras, sans la société du père, que l'a-
mour conjugal et que Tamour paternel atta-
chent par un double instinct de vertu désin-
téressée à ces deux mêmes êtres dépendants de
lui?
La mère et le père vieillis et infirmes par
l'usure du temps, devenus incapables de se
nourrir et de se protéger eux-mêmes, que de-
viendraient-ils si les enfants, dénués, comme
ceux que suppose Rousseau, de tout spiritua-
lisme, de 'toute reconnaissance, de toute piété
flUiale, cessaient de former avec les auteurs de
leurs jours la sublime et douce société de la
famille?
Voilà donc dans cette trinité du père, de la
mère, de l'enfant, nécessaires les uns aux
160 J.-J. ROUSSEAU
autres sous peine de mort, la preuve évidente
que la sociabilité et Thumanité c'est un même
mot.
Or, comme la souveraineté, c'est-à-dire Tau-
torité et Tobéissauce, sont deux conditions^ ab-
solues aussi, de toute société grande et petite,
voilà donc la preuve évidente que la souverai-
neté^ c'est la nature.
Ce n'est là ni une convention délibérée sans
langue et sans raisonnement, ni un droit de la
force toujours contre-baiaucée par cent autres
forces, ni une aristocratie sans corporations,
sans hérédité, sans ancêtres, ni une démocra-
tie sans égalité possible, qui ont pu inventer et
proclamer cette souveraineté chimérique de
J.-J. Rousseau.
C'est la nature : elle seule était assez révéla-
trice des lois sociales pour inculquer à Thuma-
nité cette condition de son existence; elle seule
était assez puissante pour faire obéir cette hu-
manité, égoïste et toujours révoltée, à celte
J.-J. ROUSSEAU 161
dure condition naturelle de la sociabilité qu'on
nomme souveraineté. Or, comme la nature,
c'est l'oracle du Créateur, par les instincts pro-
pres à chacune de ses créatures, la souveraineté,
c'est donc Dieu I
Pourquoi chercher dans les définitions quin-
tessenciées et amphigouriques des écoles le
principe de la souveraineté? Le principe, c'est
Dieu, qui a voulu que l'homme sociable et per-
fectible développât comme un magnifique spec-
tacle devant lui ce phénomène matériel, et sur-
tout iBtellectuel et encore plus moral, de la
société; et c'est la nature, interprète de Dieu,
qui a donné à l'homme dans tous ses instincts
le germe de toutes ses lois et la condition abso-
lue de cette souveraineté sans laquelle aucune
société ne subsiste, parce qu'aucune loi n'est
obéie.
La véritable autorité sociale, qu'on appelle
souveraineté, est donc divine; divine, parce
qu'elle ost naturelle.
162 J.-J. ROUSSEAU
Voilà la souveraineté, voilà rautorité morale,
voilà robéissance obligatoire, voilà les titres et
la sanction de la loi.
Religion innée, dans ce système la société mé-
rite ce vrai nom, car elle relie les hommes
entre eux et les agglomérations d'hommes à
Dieu ! Bien obéir, c'est honorer l'auteur de toute
obéissance ; bien gouverner, c'est refléter Dieu
dans les lois ; bien défendre les lois, les gouver-
nements et les peuples, c'est être le ministre de
la nature et de la divinité. La vraie souveraineté
c'est la vice-divinité dans les lois.
XYl
Et qu'estce que les gouvernements?
Les gouvernements soiit la souveraineté en
action, le mécanisme social par lequel cette
souveraineté, divine dans son essence, humaine
dans ses moyens, s'exerce sur les groupes plus
ou moins nombreux dont les sociétés se compo-
sent: familles d'abord, tribus" après, peuplades
ensuite, confédérations ou monarchies de même
origine enfin. Peu importe que la souveraineté
soit mulliple, comme dans les républiques, ou
une, comme dans les monarchies absolues, ou
mixte, comme dans les royautés limitées, ou
164 J.-J. ROUSSEAU
représentative, comme dans les pouvoirs élec-
tifs : pourvu que la souveraineté y soit obéie, le
gouvernement existe et la société y est main-
tenue.
Ces formes diverses et successives du gouver-
nement ne sont ni absolument bonnes, ni abso-
lument mauvaises en elles-mêmes: elles sont
relativement bonnes ou mauvaises, selon qu'el-
les servent plus ou moins bien la souveraineté
qu'elles sont chargées d'exprimer et de servir;
tout dépend de Tâge, du caractère, des mœurs,
des habitudes, du nombre, du site, du climat,
des limites, de la géographie môme des peuples
qui adoptent telle ou telle de ces formes de
gouvernement. Patriarcale en Orient, théocrati-
que dans les Indes, monarchiquement sacerdo-
tale en Judée et en Egypte, royale en Perse,
aristocratique en Italie, démocratique en Grèce,
pontificale à Jérusalem et dans Rome moderne,
élective et anarchique dans les Gaules, repré-
sentative et hiérarchique en Angleterre, cheva-
j.-j. nous.sKAU 165
leresquo et monacale eu Espagne , ôquestre
et turbulente comme les hordes sarmates en
Pologne et en Hongrie, assise, immobile et for-
maliste en Allemagne, mobile, inconstante, mi-
litaire et dynastique en France, la fbrme du
gouvernement varie partout, la souveraineté,
jamais.
Du patriarche d'Arabie au mage de Perse, du
grand roi de Persépolis au démagogue d'Athô-»
nés, du consul de Rome aristocratique au Cé-
sar de Rome asservie dans le bas empire, du
César païen au pontife chrétien souverain dans
leCapitole; de Louis XIV, souverain divinisé
par son fanatisme dans sa presque divinité
royale, aux chefs du peuple élevés tour à tour
sur le pavois de la popularité ou sur Téchafaud
où ils remplaçaient leurs victimes; des déma-
goguesde 1793, dudespote dessoldats, Napoléon,
affamé de trônes, aux Bourbons rappelés pour
empêcher le démembrement de la patrie; des
Bourbons providentiels de 181.4 aux Bourbons
166 J.-J. ROUSSEAU
électifs de 1830, des Bourbons électifs, précipi-
tés du trône, à la république, surgie pour rem-
plir le vide du trône écroulé par la dictature
de la nation debout ; de la république au se-
cond empire, second empire né des souvenirs
de trop de gloire, mais second empire infini-
ment plus politique que le premier, calmant
dix ans l'Europe avant d'agiter de nouveau la
terre, agitant et agité aujourd'hui lui-môme par
les contre-coups de son alliance sarde, insatia-
ble en Italie, contre-coups qui, si la France ne
prononce pas le quos ego à cette tempête des
Alpes, vont s'étendre du Piémont en Germanie,
de Germanie en Scythie, de Scythie en Orient,
créer sur l'univers en feu la souveraineté- du
hasard; de tous ces gouvernements et de tous
ces gouvernants, la souveraineté, souvent dans
de mauvaises mains, mais toujours présente,
n'a jamais failli; c'est-à-dire que la souve-
raineté, instinct conservateur et résurrecteur
de la société naturelle et nécessaire à Thomme,
J.-J. ROUSSEAU 167
Q'a pas été éclipsée un instant dans l'esprit
humain.
. On a pu proclamer tour à tour le règne du
père de famille, le règne du chef de tribu,
le règne de la majorité dans les nations délibé-
rantes sans magistrats héréditaires, le règne du
sacerdoce dans les théocraties, le règne des
grands dans les aristocraties, le règne des rois
dans les monarchies, le règne des chefs tempo-
raires dans les républiques, le règne du peuple
dans les démocraties, le règne des soldats dans
les régimes de force, le règne même des déma-
gogues dans les démagogies, le pire des règnes
selon Corneille; mais la souveraineté adminis-
trée par des mains intéressées, perverses, vio-
lentes, tyranniques, anarchiques, même infâ-
mes, était encore la souveraineté, c'est-à-dire
l'instinct social condamnant les hommes à vi-
vre en société imparfaite , même détestable ;
par la loi même de la nécessité : la souverai-
neté DE LA NATURE.
XVII
Ce besoin divin de la souveraineté adminis-
trée par des gouvernements plus ou moins par-
faits, est le travail le plus persévérant de l'hu-
manité, ce qu'on appelfe la civilisation, ou le
perfectionnement des conditions sociales, le
PROGRÈS ; travail pénible, lent, quelquefois heu-
reux, souvent déçu, plein d'illusions, d'utopies,
de déceptions, de révolutions ou de contre-ré-
volutions, selon que les peuples et leurs légis-
lateurs s'éloignent ou se rapprochent davantage
dans leurs lois précaires des lois non écrites de
la nature sociale révélées par Dieu lui-mérae à
l'humanité.
J.-J. KUUSSEAU 169
Les jroiivernements font les lois.
Qu'est-ce donc que les lois?
Les lois sont des règlements obligoires pro-
mulgués par les gouvernements pour faire vivre
les sociétés nationales en ordre plus ou moins
durable, en justice plus ou moins parfaite, en
moralité plus ou moins sainte entre eux.
Plus les lois sont obéies, c'est-à-dire capables
de maintenir en ordre la société nationale, plus
elles sont conformes à la souveraineté de la na-
ture, qu'elles ont pour objet de manifester et
de maintenir pour conserver aux hommes les
bienfaits de la société^
Plus les lois renferment de justice, c'est-à-
dire de conscience et de révélation des volontés
de Dieu par Tinstinct, phis elles sont vraies ,
utiles, obéies par les peuples qui les adoptent
pour rôgle.
Plus les lois s'élèvent au-dessus des simples
rapports réglementaires d'homme à homme jus-
qu'au rapport de l'homme spiritualisé avec
10
170 J.-J. ROUSSEAU
Dieu, plus elles sont ce qu'on appelle morales,
plus elles ennoblissent, sanctifient, divinisent
la société.
Ces trois caractères de la loi, la règle, la jus-
tice, la moralité, sont donc les degrés successifs,
par lesquels la société politique se fonde et
s'élève d'abord par l'ordre, se légitime ensuite
par la justice, s'accomplit enfin par la moralité.
Ainsi d'abord ordre entré les hommes, sans
quoi la société elle-même s'évanouit.
Justice entre les hommes, sans quoi la so-
ciété n'est que tyrannie.
Spiritualisme, moralité dans, les lois, pour
que la civilisation ne soit pas seulement maté-
rielle, mais vertueuse, et pour que l'âme de
l'homme ne progresse pas moins que sa race
périssable dans uue civilisation vraiment divine
et indéfinie sur cette terre et au delà de cette
terre.
Voilà les trois caractères-de*la loi I
Qu'il y a loin de cette législation marquée du
J.-J. ROUSSEAU 171
sceau de la-vertu, de la moralité, de la divinité,
à cette législation toute utilitaire, toute mécani-
que, toute matérielle et toute cadavéreuse du
Contrat social de J.-J. Rousseau et de ses disci-
ples! Dans ce système il y a contrat entre les
hommes et leurs besoins physiques; dans notre
système, à nous, il y a contrat entre l'homme
et Dieu. Votre législation finit avec l'homme, la
nôtre se perpétue et se divinise indéfiniment à
travers les éternités.
Ce n'est donc pas la question de savoir la-
quelle de vos lois est plus monarchique ou plus
républicaine, plus autocratique ou plus démo-
cratique, mais laquelle est plus imprégnée de
règle innée, de justice divine, de moralité supé-
rieure à l'abjecte matérialité des intérêts pure-
ment physiques de l'espèce humaine.
En un mot, selon vous, les meilleures lois
sont celles qui contiennent le plus d'utilités.
Selon nous, les meilleures lois sont celles qui
contiennent le plus de vertus!
172 J.-J. ROUSSEAU
Il y a un monde entre ces deux syatèmes.
Lisez le Contrat socml^ et demandez-vous, en
finissant la lecture, si vous vous sentez une
vertu de plus dans rame après avoir lu.
Lisez les législations de Confutzée, de Tlnde
antique, du christianisme sur la montagne, de
Tislamisme même dans le Coran , et deman-
dez-vous si vous ne vous sentez pas soulevé
d'autant de vertus de plus au-dessus de la légis-
lation du Contrat social et de la civilisation ma-
térialiste de nos temps, qu'il y a de distance en-
tre l'égoïsme et le sacrifice, entre la machine et
l'àme, entre la terre et le ciel.
Voilà notre civilisation : la vôtre broute, la
nôtre aime ; choisissez I
XVIII
De ces lois promulguées par les gouverne-
TTients, expression diverse de la souveraineté de
la nature, les unes sont purement réglemen-
taires, accidentelles, circonstancielles, passa-
gères comme les besoins, les temps, les inté-
rêts fugitifs des nations; les autres, et en très-
petit nombre, sont ce que l'on appelle organi-
ques, c'est-à-dire résultantes de l'organisation
même de l'homme et nécessaires à l'homme en
société, quelque gouvernement du reste qu'il ait
adopté pour vivre en civilisation.
Les préceptes de ces lois organiques, qui sont
les mêmes en principe chez tout Ce qui t ^^rte le
10,
174 J.-J. ROUSSEAU
nom de peuple, sont les lois qui concernent la
vie, la famille, la propriété, l'hérédité, le gou-
vernement, la morale, la religion, la défense
de la patrie, héritage commun à toutes les
nations, les conditions du travail et d'alimen-
tation , le secours du riche à Tindigent , la
mutualité des devoirs, l'éducation, l'applica-
tion de la justice, l'expiation des crimes ou des
actes attentatoires à la société qui est la vie
de tous^ et que tous appellent crimes.
Voulez-vous avoir la nomenclature sonomaaire,
et cependant complète, de toutes ces lois or-
ganiques émanées pour ainsi dire du Législa-
teur suprême : la nature de l'homme? Lisez les
décalogues antiques des législations primitives
profanes et sacrées. C'est là que vous voyez
et que vous entendez la souveraineté de la na-
ture, s'exprimant par ces lois instinctives qui
révèlent le Créateur de Thomme sociable dans
les prescriptions nécessaires^ à toute société po-
litique.
J.-J. ROUSSEAU 175
Quel est le premier besoin de Thomme venu
à la vie? C'est le besoin de conserver la pre-
mière de ses propriétés, la vie. Aussi la défense
de tuer et le droit de réprimer et de punir celui
qui tue, sont-ils placés en tête de toute législa-
tion sociale : tu ne tueras pas. Cette propriété
, de la vie par celui qui . la possède est telle-
ment instinctive, unanime et de droit divin,
puisqu'elle est d'inspiration de la nature, que
vous ne trouvez pas une législation primitive ou
un code moderne où elle ne soit écrite à la pre-
mière page. L'instinct dit : Je veux vivre; la
nature dit : Tu as le droit de vivre; la loi dit :
Tu vivras. C'est le décret de la souveraineté de
la nature, et, en l'écrivant dans ton droit de
vivre, elle a écrit en même temps ta destinée
d'être sociable ; car, sans la sociétéinaturelle, tu
ne vivrais pas, et, sans la société légale, tu au-
rais bientôt cessé de vivre.
La défense du meurtre est donc la première
des lois révélées par la souveraineté de la nature.
176 J.-J. ROUSSEAU
Si tu fais mourir, lu mourras, est la premiôre
aussi des lois écrites par la souveraineté sociale.
C'est donc de droit divin que Thomme vit, et
c'est de droit divin qu'il s'est groupé en société
pour vivre.
XIX
De ce droit divin de vivre résulte pour lui le
droit d'exercer, sous la garantie de la société,
tous les autres droits indispensables à son exis-
tence.
Le second de ces droits, c'est le droit de s'ap-
proprier toutes les choses nécessaires à son
existence, sous la garantie de la société, qui doit
la même inviolabilité à tous ses membres. De
là, les lois sociales sur la propriété, lois sans
lesquelles l'homme ne pourrait subsister que de
178 J.-J. ROUSSEAU
crimes. Or, comme le crime serait mutuel ,
rhomme cesserait promptement d'exister.
La propriété,et la propriété individuelle, est un
desdécrets du droitdivin, sur lesquelsla philoso-
phie, sidérisoirement nommée socialiste, de J.-J.
Rousseau, a répandu dans ces derniers temps le
plus de ténèbres, le plus de paradoxes, le plus de
sophismes destructeurs de toute société, et, par
conséquent, de toute humanité sur la terre.G'est
là que l'insurrection de l'ignorance et de la dé-
mence contre la souveraineté de la nature a été
et est encore le plus blasphématoire de la so-
ciété politique. On dirait que l'excès même
d'évidence du droit de propriété a aveuglé, en
les éblouissant, ces insurgés contre la nature
qu'on appelle socialistes^ sans doute comme on
appelait à Rome les destructeurs d'empires du
nom des nations qu'ils avaient anéanties.
Remettons sous les yeux des hommes de bon
sens, riches, pauvres, indigents môme, la vérité
sur ce mystère sacré des lois de la propriété.
J.-J. ROUSSEAU 179
Jamais la souveraineté de la nature n'a parlé
plus clairement que dans cette relation instinc-
tive qui dit à Thomme par tous ses besoins : Tu
posséderas ou tu mourras.
XX
L'homme physique est un être qui ne subsiste
que dos éléments qu'il s'approprie dans toute ia
nature en venant au monde et en s'y dévelop-
pant jusqu'à la mort. C'est l'être propriétaire et
héréditaire par excellence; sitôt qu'il cesse de
s'approprier toute chose autour de lui, avant
lui, après lui, il cesse d'exister.
Embryon, il s'approprie dans le sein de sa
mère la vie occulte et germinante dont il forme
ses organes appropriateurs avant de paraître au
jour. Eu paraissant à la lumière, et avant de
pouvoir oxcicer ses organes, il s'approprie par
J.-J. HOUSSEAU iSl
sa bouche et par ses deux mains les mamelles,
ces sources de vie, périssant à l'instant si on le
dépossède de ce lait qui lui appartient, car il a
été filtré pour lui dans les veines de la femme.
H s'approprie une partie de l'espace, dans
une part à lui destinée par la mesure de ses
membres qui le remplissent, et qui lui appar-
tient, en s'agrandissant, à la mesure de ses
bras, de ses pas, de ses mouvements dans le
nid; et, s'il en est di3possédé, il périt étouffé,
faute de place au soleil.
Il s'approprie, par l'acte môme de la respira-,
tion, Tair nécessaire au jeu de ses poumons et à
la circulation de son sang, et, si on l'en dépos-
sède, il étouffe, il meurt exproprié de sa part
d'air respirable.
Il s'approprie la chaleur du sein maternel ou
du soleil qui vivifie tout ce qu'il éclaire, ou du
feu qui sort de l'arbre pour suppléer le soleil
absent, et il meurt s'il est dépossédé de tout
calorique, partie obligée de son existence.
11
182 J.-J. BOUSSEAU
Il s'approprie, en ouvrant les yeux, la lumière,
sans laquelle ses mains et ses pieds deviennent
inutiles à sa subsistance et à ses mouvements,
et il languit dépossédé de sa part au jour.
Il s'approprie les fruits de l'arbre, l'herbe
des sillons, la chair des animaux, nourriture
sanglante, presque criminelle, et, si on Ten
exproprie, il meurt dépossédé de sa part à Tali-
mentation nécessaire à la vie, convive afifaflié
chassé du banquet terrestre; et ce banquet
môme tarit pour tous les convives : car, si la
terre n'est pas possédée par celui qui l'ense-
mence et la moissonne, nul n'a intérêt à la cul-
tiver et à Tensemencer. Morte la propriété ,
morte la terre; morte la terre, morte l'huma-
nité!
Les communistes sont donc tout innocemment
les meurtriers en masse de la race humaine. Il
ne faut pas les exterminer comme meurtriers,
il faut les plaindre et les réprimer comme suici-
des. Leur crime n'est qu'ignorance, leur crime
J.-J. ROUSSEAU 183
même n'est qu'utopie, c'est de la vertu en dé-
lire; mais le délire de la vertu n'a pas deç effets
moins funestes que celui du crime.
Cette contagion a possédé Platon, les pre-
miers économistes populaires, affamés de re-
celé néo-chrétienne, les sectaires musulmans
de la Garamanie et de la Perse, les anabaptistes
allemands, ivres de sang et de rêves, et enfin
les philosophes prolétaires de nos jours, insen-
sés de misère, vivant du travail industriel, et
demandant Textinction du capital pour multi-
plier le revenu', l'anéantissement du travail
pour multiplier le salaire, et l'égalité du salaire
pour égaliser l'oisiveté avec le travail I
esprit humain I jusqu'où peux-tu descendre
quand l'esprit d'utopie prétend se substituer à
l'esprit de bon sens, et inventer une souverai-
neté de l'absurde en opposition avec la souve-
raineté de l'instinct!
Il faudrait des volumes pour énumérer toutes
les choses physiques et morales qui forment l'in-
184 J.-J. ROUSSEAU
ventaire des propriétés physiques et morales Dé-
cessaires à la vie de l'humanilé; ce sont ces cho-
ses qui ont fait de Thomme, en comparaison des
autres êtres qui ne possèdent que ce qu'ils déro-
bent, le premier des êtres, l'être proprié-
taire, le plus beau nom de l'homme I
XXI
Mais si la propriété individuelle est une loi
aussi naturelle et aussi nécessaire à l'espèce hu-
maine que la respiration, l'hérédité, qui n'est
que la propriété de la famille continuée après
l'individu, n'est pas moins indispensable à la
famille.
Si donc la famille, comme nous l'avons dé-
. montré, est nécessaire à la continuatioù de
l'espèce, l'hérédité, sans laquelle il*n'y a pas
de famille, est donc de souveraineté naturelle,
de droit divin, de sociabilité absolue.
Supposez, en effet, que le père en mourant
emporte avec lui tout son droit de propriété
* dans la tombe, et que la propriété soit viagère
186 J.-J* ROUSSEAU
dans le chef de cette société naturelle de la fa-
mille ; le père mort, que devient l'épouse, la
veuve, la mère? Que deviennent les fils et les
filles? Que deviennent les aïeux survivants? les
vieillards, les infirmes, les incapacités touchan-
tes du foyer et du berceau? L'expulsion du toit
et du champ paternels, la mendicité aux portes
des seuils étrangers, la glane dans le sillon
sans cœur, le vagabondage à travers la terre, la
couche sous le ciel et sur la neige, la sépa-
ration des membres errants de la même chair,
le déchirement de tous ces cœurs qui ne fai-
saient qu'un, la destruction de la parenté,
cette patrie des âmes, cet asile de Dieu préparé,
réchauffé, perpétué pour la famille; les mœurs,
l'éducation des enfants, la piété filiale et la
reconnaissance du sang pour la source d'où il a
coulé et qui y remonte par la mémoire en action
qu'on appelle tendresse des fils pour leur père et
leur mère; tout cela (et c'est tout l'homme,
toute la société), tout cela, disons-nous, périt
J.-J. ROUSPKAU 187
avec l'hérédité des biens dans la loi. Sans Théré-
dite la propriété n'est plus qu'un court égoïsme,
. un usufruit qui laisse périr la meilleure partie
de l'homme, Tavenir !
Ces philosophes à rebours qui proclament
que la propriété, c'est le vol^ et l'hérédité un
privilège, volent en même temps à l'homme la
meilleure partie de l'homme, la perpétuité de
son existence, et constituent au profit de Jeur
m
viagèreté jalouse et personnelle le privilège du
néant.
Si de telles législations étaient adoptées sur
parole par les prolétaires du socialisme, il ne
. resterait aux veuves, aux orphelins, aux pères
et aux mères survivants qu'à adopter le suicide
en masse après la mort du propriéftaire, et de
se coucher sur le bûcher du chef de la famille
pour périr au moins ensemble sur les cendres
du même foyer 1
Les gouvernements n'ont été institués que
pour défendre la propriété et rhérédité des
188 J.-J. ROUSSEAU
biens contre le pillage universel ou périodique,
qui commence par des sophismes et qui finit
par des jacqueries.
La souveraineté de la nature dit à l'iiorame :
Tu seras propriétaire, sous peine de mort de
l'individu; et la. souveraineté de la nature dit à
la propriété : Tu seras héréditaire, sous peine
de mort de la famille; enfin, la souveraineté de
la nature dit à la société : Tu seras héréditaire
sous peine de mort de Thumanité. La loi venge-
resse, des attentats du sophisme contre ces dé-
crets de la nature , c'est la mort de Tespèce.
« Je n'ai pas seulement créé, » fait dire le sage
persan au Créateur, a j'ai créé les fils et les
« générations des fils sur la terre. L'hérédité
» est la propriété des fils ; les lois doivent la
» garder plus jalousement encore que celle des
» pères, car ces possesseurs ne sont pas encore
» nés pour la défendre eux-mêmes. Il faut leur
» réserver leur part des biens qui leur appar-
» tiennent par droit de temps. »
XXII
Mais si la souveraineté de la nature, dont les
décrets se manifestent par la nécessité, pro-
clame clairement la loi de la propriété et celle
de l'hérédité des biens, cette loi naturelle n'est
ni aussi claire ni aussi unanime en ce qui con-
cerne la part plus ou moins égale dans laquelle
la propriété héréditaire doit se diviser entre
les veuves , les fils , les filles , les enfants , les
parents du chef de la famille.
On cherche encore avec une certaine hésita-
tion, balancée entre des raisons contraires et
très-douteuses, si ces parts des survivants dans
190 J.-J. ROUSSEAU
l'héritage doivent être égales, presque égales,
ou tout à fait inégales; on se demande si le
droit de tester, ce despotisme absolu du pro-
priétaire, qui est aussi le supplément de l'auto-
rité paternelle, si nécessaire au gouvernement
de la famille, doit exister sans contrôle de TÉtat
et de la loi des partages. On se demande si le
droit d'aînesse, cette espèce de jugement de
Dieu, qui tire au sori; la propriété, ce droit du
premier occupant dans la vie, doit ôtre la loi
de l'hérédité. On se demande si les sexes doi-»
vent faire des différences dans la loi de partage;
si les filles, par leur état de faiblesse et de mino-<
rite, espace d'esclavage attribué par la nature à
la femme, doivent posséder des propriétés terril
tonales qu'elles ne peuvent pas asse» défendre.On
se demanda si, quand l'état de mariage les fait
suivre forcément hors du foyer de h fiOiillô un
maître ou un époux qui les assujettit à son em-
pire, elles doivent emporter dans des familles
étrangères la propriété héréditaire de leur pro-
J.-J. ROUSSiSAU 191
pre famille. On se demande si les fils nés après
l'aîné du lit paternel, doivent être déshérités de
tout ou d'une partie par le droit d'aînesse qui
les prime dans la vie.
Les titres de ces divers survivants à la totalité
ou à des proportions équitables d'héritage, sont
divers, opposés, contestés, aflirmés, contradic-
toires, sujets à .des controverses incessantes, à
des législations aussi variées que les climats,
les natures de propriétés, les monogamies ou
les polygamies, les religions ou les lois civiles,
les aristocraties ou les démocraties.
Rien n'est plus difficile que de statuer sur
cette unité de l'hérédité, ou sur cette réparti-
tion de l'hérédité entre les porteurs d'un même
titre devant la famille, devant l'égalité, devant
Dieu. Ici la souveraineté de la nature ne parle
pour ainsi dire plus intelligiblement aux légis-
lateurs. C'est la société politique, diverse dans
ses formes, qui prend la parole et qui parle
seule.
192 J.-J. ROUSSEAU
Une fois le principe de propriété et telui
d'hérédité admis parleurs nécessités et leurs évi-
dences, le principe, infiniment moins évident,
infiniment moins absolu, de Tunité ou de la
division de l'héritage, flotte au gré du temps,
des mœurs, des formes monarchiques, aristo-
cratiques, démocratiques, de la société natio-
nale.
Ce n'est pas seulement la nature, ce n'est
pas seulement la justice innée qui fait la loi :
c'est l'utile, c'est l'intérêt politique de la forme
sociale dans laquelle la propriété héréditaire
est distribuée entre un et plusieurs, entre plu-
sieurs et tous ; c'est l'inégalité ou l'égalité de
partage correspondant à l'égalité ou à l'inégalité
des droit? civils, à la souveraineté d'un seul, ou
à la souveraineté de plusieurs, ou à la souverai-
neté de tout le peuple. Le juste et l'utile font ou
défont, selon les lieux, l'hérédité. L'hérédité
des biens dans la famille est en général la me-
sure correspondante de l'hérédité de l'État, ou
J.-J. ROUSSEAU 193
de rbérëdilé des castes, ou de Thérédité des
enfants, ou de J'hérédité même des trônes.
L'âge patriarcal, souveraineté paternelle ab-
solue, mais providentielle, du père, première
image de la souveraineté paternelle de Dieu,
père universel de toute race, admet partout le
droit d'aînesse dans rhérédité, ou le droit ab-
solu de tester en faveur du favori, du Benjamin
du père ; le père se continue dans celui que
Dieu lui a envoyé le premier, ou dans celui qu'il
a choisi pour son bien-aimé parmi ses frères.
L'homme mort, sa volonté ne meurt pas : elle
revit dans l'aîné ou dans le plus chéri, ou dans
le plus capable de sa race.
Ce droit d'aînesse, contre lequel l'égalité mo-
derne s'est si énergiquement prononcée, et
qu'elle a effacé presque totalement de son code
en France, n'a pas été si complètement effacé
encore chez les autres peuples, orientaux ou
européens, républicains ou monarchiques. Il
ne le sera vraisemblablepient jam^^is,
194 J.-J. ROUSSEAU
Le peuple, plus il est peuple, c'est-à-dire plus
il est gouverné par les instincts de la nature,
tient à ce droit d'aînesse avec plus de ténacité
que l'aristocratie elle-même. Le peuple trompe
presque constamment la loi française de l'éga-
lité des partages, en privilégiant les aînés de ses
enfant^ sur les puînés, ou les fils sur les filles.
Le père de famille veut ainsi conserver, malgré
la loi, la souveraineté naturelle en l'exerçant
encore après lui; il veut perpétuer, autant qu'il
est en lui, sa famille et son nom, en laissant
dans les mains d'un chef de maison la maison,
le domaine, la richesse relative de la royauté
domestique, qui constate la suprématie de la
famille dans la contrée, au lieu de distribuer
entre un grand nombre des parcelles de for-
tune que la moindre catastrophe dissipe en
poussière en tant de mains. Un second , un
troisième partage finissent par réduire au prolé-
tariat ou à l'indigence la famille. Le peuple aime
ainsi à concentrer la fortune de la famille dans
\
J.-J. ROUSSEAU 195
une seule branche, plus solide, plus durable,
qui sert à relever celles qui fléchissent, à don-
ner asile et secours aux autres enfants quand
les vicissitudes de la vie viennent à les réduire
à la misère et à la boute. On a beau faire, la
famille est aristocratique parce qu'elle aspire,
par sa nature, à durer, et que rien ne dure que
ce qui est héréditaire. Cet instinct du père de
famille, dans la démocratie même, prévaut sur
les abstractions philosophiques qui ne voient
que l'individu. L'abstraction dit à l'individu :
L'égalité du partage est ton droit; la nature dit
au père de famille : La conservation de la fa-
mille est ton devoir; eflForce-toi de la perpétuer
et de la fortifler, en tonstituant frauduleuse-
ment, s'il le faut, une part d'hérédité conserva-
trice dans l'atné de tes fils.
XXIII
Mais à considérer la chose, même philosophi-
quement, cette égalité des partages change
d'aspect, selon qu'on se place à l'un de ces trois
points de vue très-diflTérents :
L'individu,
La famille,
L'État.
La révolution française, trop irritée contre les
excès de la loi d'aînesse, ne s'est placée qu'au
premier point de vue : l'individu.
De ce point de vue de l'individu abstrait et
isolé que Ton a appelé leç droits de l'homme,
J.-J. ROUSSEAU 197
elle a dit, et elle a dû dire : Les partages seront
égaux, car l'homme est égal à Thomme, tous les
enfants ont le môme droit à l'héritage du père.
Vérité ou sophisme, il n'y avait rien à répondre
au premier aperçu à cet axiome, du moment
qu'on admettait pour convenu cet autre axiome
très-contestable : L'homme est égal à l'homme
devant le cljamp; l'enfant plus avancé en âge
et en force est égal à Tenfant nouveau venu, dé-
nué d'années, de force, d'éducation, d'expérience
de la vie; l'enfant du sexe faible et subordonné
par son sexe même est égal à l'enfant du sexe
fort, viril et capable de défendre l'héritage de
tous dans le sien; l'enfant inintelligent est égal
à l'enfant doué des facultés de l'esprit et du
cœur, privilégié par ces dons de la nature;
l'enfant vicieux, ingrat, rebelle, oisif, déréglé,
est égal au fils tendre, respectueux, obéissant,
actif, premier sujet du père, premier serviteur
de la maison, etc., etc. Or autant d'axiomes
pareils, autant de mensonges.
198 J.-J. ROUSSEAU
La révolution française, dans sa législation
abstraite, a donc professé en fait autant de men-
songes que de principes, en supposant Tégalité
des titres de capacité, d'intelligence, de vertu
filiale, c'est-à-dire de droits égaux entre les en-
fante. L'égalité de parts dans l'héritage des biens
du père est donc un sophisme devant la na-
ture; aussi l'instinct de toutes les nations a-t-il
protesté contre l'utopie de J.-J. Rousseau et de
ses disciples. La Révolution française, elle-
même, n'a pas tardé à revenir sur ses pas dans
la voie de la nature et de la vérité; elle a modi-
fié sa loi d'hérédité en concédant aux pères,
dans leur testament, le droit de privilégier dans
une certaine proportion les premiers nés ou les
privilégiés de leur cœur parmi leurs enfants.
XXIV
Si Ton considère au contraire les lois relati-
ves au partage de l'héritage du point de vue
de la famille, au lieu de le considérer du point
de rindividu, la question change de face, et
la concentration de la plus grande partie des
biens dans la main des premiers nés, ainsi que
la permanence d'une partie des biens dans la
même famille sous le nom de majorât^ qui n'est
qu'un second droit d'aînesse, deviennent le
droit commun dans tous les pays où la monar*
çhie se perpétue et s'affermit elle-même par des
institutions plus ou moins aristocratiques» Les
200 J.-J, ROUSSEAU
familles deviennent de petites dynasties qu'on
ne peut déposséder du domaine patrimonial; le
désordre même du fils aîné ne peut ruiner la^
génération qui est après lui, puisque la terre
principale, V État ^* comme dit l'Angleterre ou
TÂllemagne, n*est jamais saisissable ; le posses-
seur viager est dépossédé du revenu, le posses-
seur perpétuel (la famille) reste investi à jamais
du capital ; une génération recouvre ce qu'une
génération a momentanément perdu. La famille
est étemelle comme l'État.
Sans doute ce règlement de l'héritage, inalié-
nable dans quelques-uns de ses domaines, a de
graves inconvénients, tant pour les enfants puî-
nés, qui n'héritent que d'une faible légitime,
que pour les créanciers de l'ainé, qui ne peuvent
forcer le possesseur viager à aliéner son inalié-
nable domaine dynastique ; mais que d'avanta-
ges pour l'État, pour la famille, pour l'agricul-
ture, pour les mœurs, pour la politique, dans
cette inaliénabilité d'une partie du patrimoine
J.-J. ROUSSEAU 201
de la famille I Une famille rainée par les fautes
ou par les malheurs d^une seule génération est
une famille perdue pour TËtat; en perdant sa
fortune stable dans une contrée» elle perd ses
influences, ses patronages, ses clientèles, ses
exemples, son autorité morale et politique dans
le pays. Ces liens de respect, ^ traditions, de
déférence, établis entre les riches et les pauvres
d'une contrée rurale, se brisent; la reconnais-
sance, la considération, Taffection séculaire,
qui forment le ciment moral de la société, se
pulvérisent et s'évanouissent sans cesse; tout
.devient en peu d'années poussière, dans une
contrée aussi dénuée d'antiquité, de fixité. Les
opinions flottent comme les mœurs; la rota-
tion sans limite de la fortune et des familles
empêche toute autorité morale de . s'établir ; la
roue de la fortune, en tournant si vite, préci-
pite tout dans un égoïsme funeste à l'ensemble ;
le peuple môme n'a plus ni protection, ni cen-
tre, ni représentants (puissants dans le pays,
202 3.-J. ROUSSBAU
pour défendre ses droits, ses instincts, ses li-
bertés. En démocratisant trop la terre, elle ruine
les mœurs ; en nivelant sans cesse les biens,
elle abaisse les âmes.
Toutes les tyrannies aiment à diminuer les
émînences locales, parce que rien ne résiste là
où rien n'a de-iprestige local ou d'autorité tra-
dilionnelle sur les populations. La liberté baisse
à mesure que l'égalité des héritages s'élève
dans la législation des familles. La famille, en
effet, est une puissance, l'individu n'est qu'un
néant, l'Étatle foule aux pieds sans l'apercevoir;
la dynastie de la famille détruite par Tégalité et
par la mobilité des héritages, la dynastie royale
devient facilement tyrannique; la conquête
même devient plus facile dans un pays où l'es-
prit de la famille a été anéanti par la dissémi-
nation sans bornes de l'égalité des biens. Voyez
la (Ihine, le plus admirable chef-d'œuvre de dé-
mocratie qui soit sur la terre; le partage égal
des biens entre les enfants y a multiplié déme-
J.-J. HOUSSEAU ' 203
I sûrement l'espèce et affaibli démesurémenr
rÉlat; des poignées de Tartares, où la famille
est organisée en clans, en hordes, en tribus, en
féodalités dynastiques, y renversent et y possè-
dent des empires de trois cents millions d'hom-
mes isolés. La démocratie chinoise a pulvérisé
l'esprit de nationalité; en tuant la famille, elle a
tué l'énergie morale de la défense. Les Tartares
vivent du droit d'aristocratie, les Chinois meu-
rent d'égalité, *
XXV
Quant à l'égalité civile en elle-même, il y a
deux choses qu'on appelle de ce nom et qu'il
faut bien distinguer, si Ton veut distinguer
en même temps ce qu'il y a de vrai, de sacré,
de divin dans l'instinct de l'homme sociable,
de ce qu'il y a de paradoxal, de faux, d'injuste
dans les utopjes philosophiques de Platon, de
Fénelon, de J.-J. Rousseau et des législateurs
prolétaires de ce temps-ci, qui prennent le ni-
veau de leur salaire pour la justice de Dieu dans
la constitution de leurs chimères.
La justice est une révélation divine qui n'a
été inventée par aucun sage, par aucun philoso-
J.-J. ROUSSEAU 205
phe, aucun législateur, mais que tout homme,
sauvage ou civilisé , a apportée dans sa cons-
cience humaine ou dans son instinct organique
et naturel en venant au monde , comme il y
a apporté un sens invincible, le sens de la so-
ciété. Le sens de la sociabilité , c'est le vrai
nom de la justice. Sans ce sens divin de la jus-
tice, aucune société n'aurait pu exister une
heure.
L'équité est un sens composé de deux poids
égaux que Dieu a mis, pour ainsi dire, dans
chaque main de l'homme ; poids au moyen des-
quels l'homme pèse forcément en lui-même si
tel de ces poids est égal à l'autre, et si l'équi-
libre moral est établi ou rompu entre les choses.
En d'autres termes, toute justice est pondération;
si la pondération n'est pas exacte, la concience
souffre, bon gré, mal gré, dans l'homme, l'ari-
thmétique divine est violée, le résultat est faux;
l'homme le sent. Dieu le venge, le coupable lui-
même le reconnaît : voilà la justice.
12
XXVI
La justice produit naturellement l'instinct de
l'égalité entre les hommes devant Dieu et devant
la société morale ; c'est-à-dire que la conscience
dit à l'homme : l'homme, ton semblable, a les
mêmes droits moraux que toi devant le père,
qui est Dieu, et devant la même mère, qui est la
société génératrice et conservatrice de l'huma-
nité tout entière. Dieu lui doit la même part de
sa providence, puisqu'il l'a créé avec la môme
part de son amour; la société lui doit la même
part de sa justice, puisqu'elle lui impose, pro-
portionnellement à son intelligence et à ses far-
J.-J. ROUSSEAU 207
ces, la môme part de ses charges, de ses sacrifi-
ces, de ses lois dans Tordre moral.
De là l'égalité de protection des lois humaines
comme des lois divines entre tous les hommes
qui ont invocation à faire à la providence par
l'appel à Dieu, ou à la société sociale par l'appel
à la force de la légalité de l'État.
C'est ce qu'on a appelé avec parfaite raison
l'égalité devant Dieu et devant la loi. Point de
privilège contre la révélation divine manifestée
par l'instinct universel : la conscience. Quand
bien même l'homme voudrait en créer, de ces
privilèges- contre Dieu, il ne le pourrait pas :.
c'est plus fort que lui, ce serait vengé par lui,
il trouverait l'insurrection en lui, sa conscience,
à lui, se révolterait contre lui : c'est fatal.
Qu'est-ce donc que le remords ?
La législation, en cela, est conforme à l'ins-
tinct. La Révolution française a proclamé cette
justice dans la proclamation de cette égalité
abstraite et divine devant la loi ; ce qui veut
208 J.-J. ROUSSEAU
dire et ce qui dit : c II n'y a pas deux Dieux, il
» n'y a pas deux instincts, il n'y a pas deux
» consciences, il n'y a pas deux humanités;
» Dieu, Tinstinct, l'équité, la loi morale, l'hu-
» manité, voient des égaux dans tous les hommes
» venant en ce monde I »
w-^ J
xxvn
Âiosi; dans le domaine spiritualiste, Tégalité
est la justice ; donc Thomme et l'homme sont
égaux en droit spirituel et moral, et la société
doit leur conférer cette égalité, ce droit à l'é-
quité appartenant par égale divinité de titre
à la nature, que dis-je? à l'humanité tout en-
tière.
Voilà la Révolution française, voilà la su-
blime démocratie divine entendue comme elle
peut être seulement entendue par les esprits
politiques à qui la démagogie, l'esprit de radi-
c^^llsme, la manie des sophisme^ ou la rage mU
il
210 J.-J. ROUSSEAU
cide du nivellement impossible, qui ne serait que
Textrême injustice, n^ont pas faussé le bon sens.
Mais la société politique doit-elle l'égalité
des conditions et des biens à tous les hommes
venant dans ce monde, rois ou sujets, nobles
ou peuple, riches ou pauvres,' avec l'avantage
ou le désavantage de ce que l'on appelle le fait
accompli ? Doit-elle planer comme une Némésîs
de l'égalité, la faux de Tarquin à la main, pour
faucher sans cesse ce qui dépasse le niveau
uniforme du champ social ? Doit-elle à chaque
individu qui naît ft chaque seconde du temps,
sur la terre, pour y demander de droit divin
une place égale à celle de tout autre homme,
lui doit-elle, à ce nouveau venu, de lui faire
violemment cette place en déplaçant ceux qui
s'en sont fait une avant lui et supérieure à la
sienne? Serait-ce une justice? Serait-ce une
société que cette répartition incessante et vio-
lente des rangs, des biens, des fortunes, enle-
vant toute sécurité au présent, tout avenir à la
J,-J. ROUSSEAU 211
possession, tout mobile au travail, toute soli^
dite à rétablissement des familles, des nations,
même des individus ? Ne serait-ne pas plutôt la
souveraine injustice constituée, que cette éga-^
lité forcée qui récompenserait le travail acquis
par rôternelle spoliation de l'égalité des tiens?
Et, de plus, les partisans irréfléchis de cette
utopie de Tégalité des biens n'ont*ils pas assez
d'intelligence pour comprendre que leur égalité
serait la destruction du plan divin sur la terra ;
que Dieu a voulu l'activité humaine de son
plan; que le désir d'acquérir est le seul moteur
moral de cette activité; que l'inégalité des
biens est le but, le prix, le salaire de cette
activité, et que la suppression de cette inéga-
lité supprimant en môme temps tout travail,
l'égalité des socialistes produirait immédiate-
ment la cessation de tout mouvement dans les
hommes et dans les choses?
Où serait le mobile de l'activité, si la loi so-^
ciale était assez insensée pour dire à Thomme
212 J.-J. ROUSSEAl;
laborieux et économe, et à l*homme oisif et pa-
rasite de la terre : Travaillez ou reposez-vous,
«
produisez ou consommez, votre sort sera le
même, et vous serez ée^aux devant la misère,
et je vous condamne à être également misé-
rables pour vous empêcher d'être réciproque-
ment envieux ! ^
Le monde s'arrêterait le jour où une loi si^
immobile serait proclamée par les utopistes de
J.-J. Rousseau. Cette politique ne pouvait
naître que sous la plume d'un" prolétaire affa-
mé, trouvant plus commode de blasphémer
le travail, la propriété, l'inégalité des biens,
que de se fatiguer pour arriver à son tour. à la
propriété, à l'aisance, à la fondation d'une fa-
mille.
De tels hommes sont les Attilas de la Provi-
dence, car la propriété et l'inégalité des biens
sont les deux providences de la société ; l'une
procréant la famille, source de l'humanité;
r^utre produisant le travail, récoiqpense de
J.-J. ROUSSEAU 213
l'activité humaine ! — Il n'y aurait plus d'in-
justice sans doute dans ces systèmes; oui, parce
qu'il n'y aurait plus de justice. Il n'y aurait
plus de misère; oui, parce qu'il n'y aurait plus
de pain; la famine serait la loi commune.
Voilà la législation de ces philosophes de la
faim : l'univers pétrifié, l'homme affamé, le
principe de tout mouvement arrêté, le grand
ressort de la machine humaine brisé. L'homme
content de mourir de faim, pourvu qu'aucun de
ses semblables n'ait de superflu ; constitution
de la jalousie, vice détestable, au lieu de la
constitution de la fraternité, heureuse de la
félicité d'autrui, vertu des vertus!...
Je m'arrête ; nous reprendrons l'Entretien sur
la législation de J.-J. Rousseau dans quelques
Jours. Lamétaphysique amaigrit l'esprit et lasse
le lecteur ; il faut se reposer souvent dans cette
route.
TROISIÈME PARTIE
i
Finissons-en avec les théories imaginaires de
ces législateurs des rêves, qui, en plaçant le
but hors de portée parce qu'il est hors de la
vérité, consument le peuple en vains efforts
pour l'atteindre, font perdre le temps à l'hu-
manité, finissent par l'irriter de son impuis-
sance et par la jeter dans des fureurs suicides,
au lieu de la guider sous le doigt de Dieu vers
des améliorations salutaires à l'avenir des
sociétés*
216 J.-J. ROUSSEAU
Rousseau et ses disciples en politique n'ont
pas jeté ail peuple moins de fausses défini-
tions de la liberté politique que de l'égalité
sociale.
Qu'est-ce que la liberté, selon ces hommes
qui ne définissent jamais, afin de pouvoir trom-
per toujours l'esprit des peuples?
La liberté de J.-J. Rousseau, c'est le droit de
se gouverner soi-même, sans considération de
la liberté d'autrui, dans une association dont
on revendique pour soi tous les bénéfices sans
en accepter les charges.
C'est-à-dire que cette liberté est la souve-
raine injustice; c'est la liberté abusive des
quakers^ qui veulent que la société armée les
défende, mais qui refusent de s'armer eux-
mêmes pour défendre leur sol et leurs frères.
Eq un mot, c'est l'anarchie dans l'individu ré-
clamant Tordre dans la nation. Voilà la liberté
sans limites et .sans réciprocité des sectaires
(le Rousseau.
J.-J. ROUSSEAU 217
Qu'est-ce au contraire que la liberté? Selon
nous, métaphysiquement parlant, cette liberté
bien définie, c'est la révolte naturelle de l'é-
goïsme individuel contre la volonté générale
de la société ou de la nation. Or, si cette ré-
volte de la nature irréfléchie, de l'égoïsme in-
dividuel dont ces philosophes font un prétendu
droit dans ce qu'ils appellent les droits de
Vhomme, existait, la société cesserait à l'instant
d'exister, car la société ne se maintient que par
la toute-puissance et la toute légitimité de la
volonté générale sur la volonté égoïste de l'in-
dividu. Cette révolte instinctive de l'égoïsme
individuel qu'on appelle la liberté sans limites
est donc un crime et une anarchie. Ce droit est
le droit de périr soi-même en faisant périr
l'État.
Cette liberté au fond n'est donc qu'un vain
mot ; le sauvage seul peut dire : « Je suis libre, •
mais à condition d'être sauvage et d'être seul,
c'est-à-dire esclave de sa misère et des éléments.
13
218 J.-J. ROUSSEAU
Non, la liberté de J.-J. Rousseau et de ses
émuies n'existe pas ; c'est le nom d'une chose
qui ne peut pas être, une fiction à l'aide de la-
quelle on trompe l'ignorance des peuples et on
justifie la révolte de l'individu contre l'en-
semble social.
Le vrai nom de la société, c'est commande-
ment et obéissance.
Commandement dans TÉtat, qu'il soit mo*
narcbie ou république.
Obéissance dans l'individu, qu'il soit sujet ou
citoyen.
Or, entre ces deux noms sacramentels de
toute société politique, commandement et obéis*
sance^ trouvez-moi place pour le nom de l^
berté. Il n'y en a pas, ou bien il n'y en a pas
d'autre que le mot par lequel je vous l'ai dé-
finie tout à rheure : révolte de l'égoïsme indi-
viduel contre la volonté de l'ensemble.
Ne parlons donc plus de liberté dans le sens
que Rousseau et sa secte de 1791, et môme la
J.-J. ROUSSEAU 219
•m
secte de Lafayette en 1792, et la secte parle-
mentaire de 1830, et.la secte radicale des po-
lémistes de 1848, Tont entendue. Ce sens
s'est évanoui dès qu'on a voulu le toucher du
doigt.
II
La seule chose que Ton puisse appeler, en-
core improprement, de ce nom, par habitude
plus que par logique, c'est la petite part d'é-
goïsme individuel que le commandement social
de rÉlat (monarchie ou république) puisse né-
gliger sans inconvénient dans Tobéissance obli-
gatoire de chacun à la volonté de tous. Cette
petite part n'est pas même un droit, selon
l'expression de Lafayette, le philosophe de
rémeute : Uinsurrection est le plus saint des
devoirs.
J.-J. ROUSSEAU 221
Cette part de liberté n*est pas possédée, elle
est concédée et révocable par la société, répu-
blicaine ou monarchique, qui la laisse à Tindi-
vidu politique.
C'est une frontière indécise entre Tordre so-
cial et Tanarchie individuelle que le comman-
dement laisse à Tobéissance; terrain vague,
où le commandement n'a pas besoin de s'exer-
cer, et où l'obéissance peut désobéir sans por-
ter atteinte à l'État, c'est-à-dire à l'intérêt de
tous.
Mais encore ce qu'on appelle liberté n'est
que tolérance de la société générale, et le com-
mandement social peut l'enchaîner ou la res-
treindre selon les nécessités, les lieux, les
temps, les circonstances, si les nécessités, les
lieux, les tenlps, les circonstances exigent que
tout soit commandement et obéissance, et obéis-
sance partout et en tout dans la société ab-
solue. Je vous défie de nier ces faits et ces prin-
222 J.-J. ROUSSEAU
cipes, si vous réflédiissez à la nature de la so-
ciété politique.
Où doue est ce qu'on appelle liberté? Et
pourquoi tant parler d'une chose gui n'existe
que dans les mots?
III
Mais -comme il fauf étendant se serrîrde
la langue reçue, il y a use autre chose qa'on
nomme très-^mal à propos liberté.
Cette chose, qui n'est nullement la liberté,
mats qui est dignité morale dans le jeu du
commandement et de rob^ssauce dont se com-
pose tout gouvernement, c'est la participation
plus ou moins grande que chaque individu,
esdave, sujet ou citoyen, apporte à ia forma-
tion du gouvemement et des lois; c'est le
concours plus ou moins complet, plus ou moins
direct, de beaucoup ou de toutes les volontés
224 J.-J. ROUSSEAU
individuelles dans la volonté générale, à la-
quelle on donne le droit du commandement
et le devoir d'obéissance.
Le plus ou le moins de cette participation
formelle du peuple à son gouvernement est ce
qu'on nomme très-improprement liberté. C'est
bien plus que liberté, c'est commandement,
commandement sur soi-même et sur les autres.
Ce commandement, sous lé despotisme, est
attribué à un seul, sous les autocraties à une
caste, sous les théocraties à un sacerdoce sou-
verain, sous les républiques à une élite élec-
tive de citoyens et de magistrats^ sous les dé-
mocraties absolues à la multitude, sous les dé-
magogies, comme à Athènes, à des tribuns pri-
vilégiés et renversés par les faveurs mobiles
de la plèbe sur la place publique. Les plus
populaires de ces gouvernements ne réalisent
pas plus de liberté que les autres; ils com-
mandent et ils obéissent à des titres différents,
mais ils commandent l'obéissance avec la même
^
J.-J. ROUSSEAU 225
obligation d*obéir; dans aucun il n*y a place
pour ce qu'on appelle liberté dans la langue
de J.-J. Rousseau et des publicistes modernes,
c'est-à-dire pour l'égoïsme individuel contre le
dévouement et contre l'intérêt général. S'il y
avait liberté dans cette acception du mot, il
n'y aurait plus gouvernement ni société; il y.
aurait anarchie, révolte de chacun et de tous
contre tous. Ce mot de liberté ainsi compris
est donc un sophisme : la liberté de chacun
serait l'esclavage de tous.
13.
TV
Mais si on entend par ce mot de liberté la
participation d'an plus grand nombre de su-
jets ou de citoyens au gouvernement, soit par
la pensée exprimée au moyen de la presse ou
dans les conseils, s^it dans les élections, soit
dans les délibérations, soit dans les magistrats,
aucun doute alors que cet exercice du comman-
dement social attribué par les constitutions au
peuple, ne soit, quand le peuple en est ca-
pable par ses vertus et par ses lumières, une
excellente condition de progrès moral, de di-
gnité et de grandeur humaine.
J.-J. ROUSSEAU 227
m
Obéir à soi-même, c'est la vertu ; obéir aux
autres, c'est la servitude. Qui peut douter que
le commandement, quand il est moral, ne soit
supérieur à l'obéissance, quand elle est ser-
vile? Et qui peut nier ainsi que, plus il y a de
force raisonnée dans le commandement et
d'assentiment dévoué dans l'obéissance, plus
il y a perfection dans le gouvernement? Fai-
sons donc peu de cas de ce qu'on appelle li-
berté égoïste dans le sens que J.-J. Rousseau
attribue à ce mot, faisfflB-ea beaucoup de ce
qu'il y a de particip^ion volontaire du peuple
au commandement social; moins il y a de
cette révolte individuelle dans l'individu soi-
disant libre, \ plus il est libre en effet, car il
9e veut alors que ce qu'il doit vouloir, et /il
n'obéit qu'à ce qu'il veut dans l'intérêt de
tous, qui est en réalité bod promis iniétèU
V
Mais est-ce donc en vertu d'un misérable
contrat impossible même à concevoir (car pour
contracter il faut être, et avant d'être la pré-
tendue association locale n'était pas, ou elle
n'était qu'en penchant et en germe dans les
instincts naturels de l'homme), est-ce donc en
vertu d'une misérable convention que la so-
ciété s'est constituée en gouvernement? Est-ce
en vertu d'un vil intérêt purement matériel et
dans le but seulement d'un plus grand bien
physique, que ce contrat purement brutal a
été rêvé, délibéré, signé, et qu'il a pu se main-
J.-J, ROUSSEAU 229
tenir en se perfectionnant d'âge en âge? Est-ce
ainsi qu'il est devenu droit, qu'il est devenu
devoir, et qu'il a pu appeler Dieu et les hommes
à le protéger, à le défendre, à le venger contre
les atteintes que Fégoïsme individuel, la révolte
des intérêts particuliers, l'injustice personnelle,
l'ambition, l'usurpation, la ruse, la violence,
l'impiété des conquérants, la spoliation du
plus fort, la tyrannie du plus scélérat peuvent
lui porter tous les jours? Évidemment non.
La faim et la soif, la satisfaction chamelle
des besoins physiques, la part plus ou m^ins
grosse de grain ou de chair dans cette crèche
humaine où ce bétail humain broute sa gerbe
ou dévore sa ration de sang des animaux, la
lutte incessante de force brutale contre force
brutale, force mesiurée, non à la justice divine,
mais â l'équilibre arithmétique entre les con-
voitises et les résistances de l'individu â l'indi-
vidu, de nation à nation, toutes ces clauses no-
tariées par de prétendus législateurs consti-*
230 i.-i. EOUSSSAU
tuants, toutes ces garanties nominales des
hommes contractants contre des hommes sans
oease intéressés à violer ou à dédiiier le con-
trat social, tout cela n*a ni sacrement, ni sanc-
tion, ni raison d'être, ni raison de durer, ni
raison d'autorité, ni raison d'obéissance, ni
raison de respect, ni raison de commande-
ment ; tout le monde peut dire tous les jours :
Je n'accepte pas ce contrat chimérique imposé
au liaible par le fort, ou je ne l'accepte que de
force, c'est-àrdire par la plus vile des siu étions.
Dns ce syslème, la société n'est qu'un vice,
ieplfls lâche des vices, la peur I
Mais où est le devoir? Mais où est la verte?
Mais où est la divinité de l'ordre social ? Mais
où est la dignité de l'e^éce humaine dans ce
troupeau d'esclaves involontaires qui n'obéis^
sent que sous la verge de fer de la nécessité, ou
110 se révoltent pas que parce qu'ils ont peur de
se révolter?
C'est là oep^idant exsu^lemeot la conc^uson
j. 3. HOUSSXJiOJ :231
formelle de J. J. Rousseau que nous vous aYûas
dtée tout à rheare : -^ Tout homme qui pcnit
i> secouer le joug saas danger a le djcoit de le
a> faire. i> C'est aussi la conclusioû de Lafayette
copiée de Rwsseau : « L'inmirrecitoa est le
» plus saint des devoirs. »
J&Btrce une société qu'une réunion d'bonnnes
fcHidée sur ces deux axiomes parfait^nent logi-
«
ipies dans le sy^ème de ce contrat, axio^yoes
dont le premier avilit, toute : nation qui ne êe-
coifô pas tous les joues le joug soeûal, et dont le
second ensanglante tcnis les jours la société?
Bodété de boue ou société de sang, voilà le con-
trat de J.-J. Rousseau; les théories matérialistes
de la philosophie de Fintârêt ne pouvait abou-
tir qu'à la prociamatioa de droits aussi an-
ti-sociaux, le droit de tuer ou le droit de
mourir.
Les théories spiritualistes de la société, qui
sont les nôtres, aboutiss^t au commandemœt
et à Tobéissaaice, tpi^sont, dans ceux qui oom-
232 J.-J. ROUSSEAU
mandent comme dans ceux qui obéissent, des
devoirs, c'est-à-dire des libertés individuelles
volontairement sacrifiées à la souveraineté gé-
nérale dans ceux qui obéissent, et des autori»
tés morales légitimement exercées dans ceux
qui commandent
Vos théories de société répondent aux corps,
les nôtres répondent à Tàme de la société. Vous
supposez un contrat révocable à chaque respi-
ration de l'individu ; nous voyons, nous, dans
la société, une religion politique qui ennoblit à
la fois le commandement et Tobéissance. Cette
religion politique sanctifie la société politique
en lui donnant pour autorité suprême la sou-
veraineté de la nature, c'est-à-dire la souverai-
neté de Dieu, auteur et législateur des instincts
qui forcent l'homme à être sociable.
Cette souveraineté de Dieu ou de la nature a
promulgué ses lois sociales par les instincts de
tout homme venant à la vie.
Le premier de ces instincts, d'abord physi-
J.-J. ROUSSEAU 233
que, lui commande de se rapprocher de sa
mère sous peine de mort; il crée la famille,
cette sainte unité de Tordre social.
L'instinct de la mère et du père, celui-là tout
moral, Tinstinct de la compassion et de la
bonté, leur commande de soigner, d'allaiter,
d'élever l'enfant; il crée la continuité de l'es-
pèce, il dépasse déjà la loi d'égoïsme de l'indi-
vidu, il devient sans le savoir dévouement spi-
ritualiste.
L'instinct de la justice apprend à l'enfant à
chérir sa mère et son père, il devient devoir;
c'est déjà l'àme qui se révèle, ce n'est plus de
l'instinct seulement.
L'instinct de l'amour créateur emporte
rhomme et la femme l'un vers l'autre; mais,
une fois l'enfant conçu, ce même instinct, de-
venu paternité, porte les deux êtres généra-
teurs à perpétuer leur union dans l'intérêt de
l'enfant, ce troisième être qui les confond et
les réunit par une union permanente et sainte^
234 J.-J. ROUSSEAU
sanctionnée par les autres hommes et par Dieu.
Le mariage, sous une forme ou sous une autre,
selon les lieux ou les temps, ce n'est plus Tins-
tinct de l'amour seulement, c'est le devoir réci-
proque, spiritualisme gui d'un attrait fait un
lien. De là, les lois sur la génération pure de l'es-
pèce, sur l'autorité paternelle, sur la piété fi-
liale; instincts changés en devoirs de tous les
côtés ; spiritualisme de cette trinité plus morale
que charnelle; sollicitude pour l'enfant, assis-
tance dans l'âge mûr, tendresse et culte pour la
vieillesse, le plus doux des devoirs, la justice en
action, la reconnaissance, mille vertus en un
seul devoir I
L'instinct dit à ce groupe hunmin à peine
formé : « Réunis-toi à d'autres groupes pareils
pour te protéger contre les éléments comme
icorps, contre les agressions et les injustices
des hommes iniques et forts, comme être moial
et libre. » De là l'association fondée alors sur la
réciprocité des services : tu me sers, je te ^secs ;
:j.-J. ROUSSEAU 2S5
ttt nie défends, je te défends ; tes ennemis sont
mes ennemis; tes amis sont mes amis. Voilà
la société élémentaire, elle n'est plus vil inté-
rêt senlement, elle est déjà réciiHrocité, c'est^-
dire mutualité, réciprocité qui n'est que la jus-
tioe des actes, moralité, devoir, vertu
' Un antre instinct porte d'autres groupes à
é'vmvy pour être plus solides, aux piœûers
groupes.
Ma nation se fonde ; elle fécomle une terre,
elle sème, elle moisonne, elle bâtit, elle multi-
plie ; elle se choisit une place permanente au
soleil, elle se dit : ce II fait bon là, nous avons
besoin que cette place féconde et fécondée soit
à nous, et non ^ d'autres, pour y nourrir ceux
qui descendront de nous ; nos sueurs ont ani-
malisé de nous cette terre, il y a parenté désor-
mais entre elle et nous ; marquons-la de notre
nom, de notre droit de priorité. »
A rinstant voilà la possession accidentelle
et passagère qui se transforme en fait, en
236 J.-J. ROUSSEAU
droit, en permanence» en patriotisme çioral
enfin.
Spiritualisme, moralité; vertu. Le devoir dé
défendre la patrie, de vivre et de mourir au
besoin pour elle, pour ceux même qui ne sont
pas encore nés, dignifle, sanctifie en passion
désintéressée, en dévouement sublime, en sa-
crifice méritoire, en vertu glorieuse sur la
terre, en mérite immortel dans la patrie future
ce devoir patriotique.
VI
La nation fondée et défendue, un instinct qui
s'élargit la pousse à se civiliser chaque jour
davantage. Elle sent la nécessité de Fautorité
politique qui donne à tous ces instincts épars
l'unité de volonté par laquelle chacun a la force
de tous et tous ont le droit de chacun. C'est
ce qu'on appelle gouvernement. Les formes de
ce gouvernement sont aussi diverses que les
âges des peuples, les lieux, les temps, les carac-
tères de ces groupes humains formés en na-
tions.
L'autorité dérivée de la nature y repose d'à-
238 J.-J. BOUSSKAU
bord dans le père, ou patriarche, par droit d'an-
tiquité ; l'hérédité la consacre dans le fils après
le père.
Elle s'étend de là aux vieillards de la tribu,
supposés les plus sages par droit d'expérience :
c'est l'origine des sénats, seniores^ qui assis-
tent, éclairent, limitent le pouvoir patriarcal et
souverain.
Le pouvoir aristocratique s'y constitue : gou-
vernement de castes.
L'autorité concentrée y devient facilemeat
injuste et oppressive ; le peuple y demande sa
place et l'obtient : gouvememeiit pondéré, mo-
narchie, aristocratie, démocratie , trinité d'A*-
ristote, gouvernements modernes des trois
pouvoirs diversement représentés.
L'autorité conquise sur la monarchie et sur
l'aristocratie par le nombre seul, par la démo-
cratie absolue^ c'est la soiiveraineté de la m\àr
titude, sans pondération, sans fixité, sans corps
modérateur ; elle dégénère bientôt en oppression
J.-J. ROUSSEAU 239
mutuelle et en anarchie : gouvernement con-
damné par l'instinct de la hiérarchie légale,
qui est la loi de tout ce qui dure, la loi de tout
ce qui commande et de tout ce qui obéit sur la
terre.
VII
L'instinct de justice absolue et celui de hié-
rarchie nécessaire, combinés légalement en-
semble, fondent et maintiennent les républiques
à plusieurs pouvoirs ; elles sont agitées, mais le
mouvement môme y prévient longtemps la cor-
ruption, la tyrannie, la décadence.
Elles supposent plus de spiritualisme, plus
de devoir, plus de vertu dans le peuple que les
autres gouvernements ; c'est ce qui fait qu'elles
sont l'idéal des peuples et des sages.
Elles ont l'unique et immense mérite d'éle-
J.-J. ROUSSEAU 241
ver ràrae, les lumières et le sentiment de jus-
tice du peuple, à la hauteur de sa souverai-
neté.
Hais si le peuple ne possède ni assez de lu-
mières ni assez de vertus, il n*y faut pas penser
encore, ou bien il n'y faut plus penser du tout :
un brillant esclavage militaire, de la gloire, et
point de liberté, suffit à ce peuple; on peut Té-
blouir, on ne peut l'éclairer. Ses vertus sont
toutes soldatesques : des dictatures et des vic-
toires, voilà tout ce qu'il lui faut. Le spiritua-
lisme, c'est-à-dire le sentiment moral de ce
qu'il doit à Dieu, aux autres peuples et à lui-
même, y baisse à mesure que la fausse gloire y
resplendit davantage. Il marche à la tyrannie
dans le monde : bientôt il ne saura plus où re-
trouver le principe de l'autorité des gouverne-
ments légitimes, c'est-à-dire naturels, de la
société politique, trop vieux et trop irrespec-
tueux pour le gouvernement patriarcal, trop
.égalitaire pour le gouvernement des castes,
U
242 J.-J. ROUSSEAU
trop sceptique pour le gouvernement théocra-
tique, trop ardent en nouveautés pour le gouver-
nement des coutumes et des dynasties, trop
agité pour le gouvernement constitutionnel et
l'équilibre des pouvoirs, trop turbulent pour le
gouvernement des républiques, et trop impàe
envers ses propres droits pour les défendre soit
contre l'oppression d'en haut, soit contre l'op-
pression d'en bas. Peuple du vent et du mou^
vement perpétuel, emporté à tous les abîmes
par le tourbillon même qu'il crée et accélère
sans cesse en lui et autour de lui I
Peuple de beaux instincts, mais de peu de
moralité politique, toujours ivre de lui-môme,
enivrant les autres peuples de son génie et de
son exemple ; mais ne tenant pag plus à ses vé-
rités qu'à ses rêves, et créé pour lancer le
monde, plutôt que pour le diriger ver» le
bien.
A de tels peuples le gouvernement du hasard !•
Ils ne savent ni fonder ni conserver, ils ne sa-
J. J. ROUSSEAU 243
vent que détruire et changer sur la terre ; ils
sont le vent qui balaye le passé. Qu'ils balayent
donc le monde politique : ils sont le balai de la
Providence, comme Attila fut le fléau de Dieu
VIII
De toutes ces natures de gouvernement ins-
pirées à Thumanité par cette souveraineté de la
nature qui parle dans nos instincts, aucun ne
nous semble plus voisin de la perfection que le
gouvernement créé ou réformé par le législa-
teur rationnel de l'extrême Orient, le divin phi-
losophe politique Confutzée, dans cet empire
de la Chine, plus vaste que TËurope, plus an-
tique que notre antiquité^ plus peuplé que deux
m
de nos continents, plus sage que nos jeunes sa-
gesses.
Confucius résume en lui toutes les lumières,
J.-J. ROUSSEAU 245
toutes les vertus et toutes les expériences du
vieux monde indien ; il résume, de plus, selon
toute apparence, le vieux univers antédiluvien,
si les révélations, les monuments e| les tradi-
tions antédiluviennes vivent encore dans la mè"
moire des hommes. Confucius semble avoir été
illuminé divinement par un reflet, par un cré-
puscule de cette divine révélation sociale qui
précéda le siècle des grandes eaux. Ministre de*
cette souveraineté de la nature dont on retrouve
le texte syllabe par syllabe dans nos instincts
Hâtifs, Confucius institue dans sa législation, et
ensuite dans le gouvernement, toutes les lois et
toutes les formies politiques qui dérivent de no-
tre cature physique et de notre nature morale ;
spiritualisme et loi civile, politique et vertu,
temps et éternité, religion et civisme, ne sont
pour lui qu'un même mot. Aussi voyez comme
cela civilise, comme cela dure, comme cela
multiplie la vie et Tordre dans l'espèce hu-
maine I A l'exception des arts barbares de la
14.
246 J.^J. HOUSSE AU
guerre qii*tiii excès de {ihilDSopbie fait tomber
en mépris et en désuétude chez «es diseiples,
voyez la population, cette contre-épreuve de
la bonne administration : quatre cents millions
d'hommes traversant en ordre et en unité vingt
cinq siècles 1 jamais Tesprit législatif a-t-il créé
et régi une telle masse humaine en une seule
nation? C'est une impiété à l'Europe d'aller
briser à coups de canon anglais cette merveil-
leuse Babel d'une seule langue en Orient. Étu-
diez oe gouvernement et rougissez de ces
assauts que vous donnez à ces palais et à ces
temples de la civilisation primitive, toute spi-
ritualiste, au nom d'une civilisation de trafic,
d'or et de plomb. Analysez le gouvernement
de Confucius :*vous y retrouvez tout l'homme
moral et toute la politique de la nature daBS le
mécanisme accompli du gouvernement.
IX
Le gonveraement paternel deiEeure dans le
jBoaarque une Mrédité inviolable, persouni-
.fiant Tautorité diiône, invisible dans Tabatiao-
.tion visible delà nation sonveraine et inmior-
telle, spiritualisme monarchique qui ccmsacre
•le commandement et qui moralise l'obéissance.
Point de force sans droit, T^ilà Iam(»iarcbie
deConfudus.
L!ari^occatie intelledaielle et morale dans
te conseil de Tempire^ spiritualisme raisonné
ipi fiigni&e : point de souveraineté sans lu-
mière. .
248 J.-J. ROUSSEAU
La démocratie complète dans les mandarins
de tout ordre choisis dans toutes les classes
par Télection dans les examens publics, ce qui
veut dire égalité de tous, mais à condition de
capacité constatée par tous, et de vertu recon-
nue par tous.
Gradation ascendante et descendante dans
les rangs et les fonctions des magistrats char-
gés de Tadministration de la justice ou de
Tadministration des intérêts populaires de
l'empire; spiritualisme qui personnifie la cons-
cience et la providence dans une hiérarchie
sans laquelle il n'y a ni autorité distributive,
ni ordre, ni stabilité dans les institutions.
L'ubiquité de l'autorité monarchique, par-
tout présente et partout active, dans le dernier
hameau comme dans la première capitale de
province : spiritualisme de la présence et de
Tintervention souveraine dans tous les Rapports
de rhomme avec l'homme pour légitimer tous
les actes de la vie civile.
J.-J. ROUSSEAU 249
Autorité paternelle absolue, mais surveillée
dans la famille pour que le commandement y
soit respecté et que l'obéissance y soit reli-
gieuse : spiritualisme légal qui fait du père un
magistrat de la nature, et qui fait du fils un
sujet du sentiment I
Culte des ancêtres perpétuant la mémoire et
sanctifiant la filiation humaine en reportant
sans cesse Thumanité à saiSource par la recon-
naissance : spiritualisme filial, qui va recher-
cher la vie pour la bénir et la tradition pour la
vénérer.
Anoblissement des pères par les actes hé-
roïques ou vertueux des enfants, dans les
générations les plus reculées : spiritualisme
profond dans ce législateur qui personnifie la
solidarité de race, la responsabilité paternelle,
le rémunérateur filial dans Tunité morale de la
famille, continuité de Tétre moral descendant
et remontant du père à Dieu^ du père aux fils,
des fils aux pères, et qui rend la vertu aussi
«
250 J.-J. HOUSSEAU
héréditaire de bas en haut que de haut en bas!
Quel plus beau dogme I Quel plus fort lien
entre les générations, mortelles par les années,
immortelles par leurs vertus !
Et ainsi de suite. Pas un dogme législatif
gui ne soit un dogme spiritualiste; pas une
prescription sociale qui n'ait Dieu à sa base et
Dieu à son sommet; pas une institution ci-
vile qui ne soit calquée sur un devoir moral; la
éhaîne des devoirs moraux relie partout Tindi-
vidu à la société et la société à TiEdividu ; la loi
n'est qu'un conmientaire de la nature.
Concluons : je suis contre J.-J. Rousseau
pour Confttcius, malgré la prétendue loi du
progrès indéfini, progrès dérisoire qui descend
^souvent, au lieu de moii^r, du spiritualisme
«ocial de jConfucius au matérialisme égoïste du
tcfntratsocial.
Le vrai contrat social n'a pas été délibéré
entre des hordes humaines faisant la métaphy-
sique des prétendus droits de l'homme et la
K
théorie des sociétés avant l'existence de ;ia so-
ciété.
La société n'est pas d'invention humaine,
mais d'inspiration divine.
Dieu l'a déposée dans les instincts des pre-
miers-nés de la terre appelés hommes, et
même dans les instincts organiques des ani-
maux. Elle'est née^toute faite, et chacun de nos
instincts contenait en germe une loi; une loi,
252 J.-J. ROUSSEAU
non pas seulement physique, donnant ppur but
à la société politique la satisfaction brutale des
besoins du corps, mais une loi morale et reli-
gieuse, donnant à la ^ciété civile un but intel-
lectuel, moral et divin de civilisation des âmes,
c'est-à-dire de vertu et de civilisation de no-
tre être par des devoirs réciproques découverts
et accomplis.
Voilà la fin de la société politique, voilà le
plan de Dieu, voilà l'œuvre de la législation,
voilà la dignité de rhq|ime; voilà le spectacle
que la divinité créatrice se donne à elle-même,
depuis qu'elle a daigné créer Thomme jusqu'à
la consommation des temps.
- <îe serait un pauvre spectacle, aux yeux de
>cette adorable Divinité, de qui tout émane et
à qui tout aboutit, de cette âme universelle qui
n'est qu'âme, c'est-à-dire intelligence, volonté,
force et perfection, que le spectacle de popu-
latîons plus ou moins nombreuses broutant la
terre dans un ordre plus ou moins , régulier,
J.-J. ROUSSEAU 253
comme celui da troupeau devant le chien, sans
autre fin que de se partager plus ou moins équi-
tablement l'herbe qui nourrit leur race, jus-
qu'au jour où leurs cadavres iront engraisser à
leur tour le fumier vivant tiré du fumier mort,
et destiné à devenir à son tour un autre fu-
mier I
Voilà cependant le Contrat social de J.-J.
Rousseau; voilà les droits de Vhomme? Ce sont
aussi les droits du pourceau d'Épicure. Si
l'égalité alimentaire de Platon, de J.-J. Rous-
seau, des économistes, des tribuns du peuple,
des démagogues de 1793, des saint-simoniens
de 1820, des fouriéristes de 1830, des socialis-
tes de 1840, des communistes de 1848, n'a pas
d'autres utopies à présenter aux sociétés mo-
dernes, en vérité, de si vils et de si grossiers
intérêts valent-ils la stérile agitation des uto-
pistes qui les inventent, des populations prolé-
taires qui les révent, des législateu rs qui les
pulvérisent? Des râteliers toujours pleins, dans
15
254 J.-J. ROUSSEAU
cette vaste étable de rhumanité, changenMls
la nature de cette bète de somme plus ou moins
repue qu'ils appellent la société humaîBe?
Lesirs droits de Thomme se pèsent-ils donc à la
livre, ou se ma&urem-ils à la ration ? Grasse ou
maigre, une telle société en serait-elle moins
une société de brutes? On a pitié de telles uto-
pies, pitié de tels contrat sociaux^ pitié de
telles dégradations de notre nature !
Le vrai ccmtroÀ social ne s'appelle pas droit,
il s'appelle devoir; tt n^a pas été scellé ^itre
rhomme et l'homme, il a été scellé entre
rbomme et Dieu.
Le véritable contrat ^social n'a paâ pour but
senlement le corps de Phontme, il a pour but
aussi et surtout l'âme humaine» il est ^iritua-
liste plus que matériel; car le corps ne vit
qu'un jour de pain, et Tesprit vit étem^leme&t
de vérité, de devoir et de vertu. Voilà pourquoi
.a doctrine qui ne fait que proclamer les droits
de l'homme est courte et fausse, et ne pMtit
J.-J. ROUSSEAU 255
aboutir qu'à la révolte perpétuelle, doctrine
insensée, Contrat social; voilà pourquoi toute
société qui se fonde sur le devoir est vraie,
durable, toujours perfectible, et aboutit direc-
tement à Dieu, c'est-à-dire à la perfection et à
l'éternité.
XI
Devoir d'adoration envers le Créateur, qui a
daigné tirer l'être du néant pour sa gloire ; de-
voir qui oblige l'homme à se conformer en
tout aux volontés du souverain législateur,
volontés manifestées à l'homme par ses ins-
tincts; organe de la véritable souveraineté de
la nature; devoir facile, satisfait par son ac-
complissement, même quand il est doulou-
reux aux sens; devoir qui donne à l'homme
obéissant à son souverain Maître cette joie lyri-
que de la vie et de la conscience, joie de la vie
et de la conscience qui éclate dans tout être vi-
vant comme un cantique de la terre, et que
•r
J.-J. ROUSSEAU 257
tous les êtres vivants, depuis l'insecte, l'oiseau,
jusqu'à rhomme, entonnent en chœur au soleil
levant comme une respiration en Dieu I
Devoir de l'époux et de l'épouse, qui, au lieu
de s'accoupler comme des brutes, se lient par
un lien moral ensemble pour spiritualiser leur
union, souvent pénible, au bénéfice de l'enfant,
né d'un instinct, mais vivant d'un devoir.
Devoir du père et de la inère de protéger,
d'élever, de moraliser l'enfant par un dévoue-
ment cpi s'immole à sa postérité
Devoir du fils, qui, au lieu de se séparer selon
J.-J. Rousseau, dès qu'il n'a plus besoin de
tutelle physique, adhère par justice et recon-
naissance au sein qui Ta nourri, à la main qui
le protège dans sa faiblesse, et leur rend ce culte
filial, image du culte que tout être émané doit
à tout être dont il émane.
Devoir de cette trinité humaine : le père, la
mère, les enfants, de se grouper dans une unité
défensive de tendresse et de mutualité sainte
258 J.'J. ROUSSEAU
qu'on appelle famillOi première patrie des
cœurs qui impose le premier patriotisme du
sang, et qui sanctifie la source de Tâme comme
la source de la population.
Devoir du commandement adouci par Ta-
mour dans le père, pour que Tordre, qui ne
peut se fonder sans hiérarchie, du moment que
les volontés peuvent se heurter entre des êtres
nécessairement inégaux, pour que cet ordre,
disons-nous y se fonde sur une autorité et sur
une subordination incontestées; autorité et
subordination qui sont un phénomène social,
nullement physique, mais tout moral.
Devoir de Tobéissance dans les enfants,
même quand ils sont devenus, par le nombre et
par la force, plus forts que le père et la mère;
devoir d'autant plus moral, d'autant plus spi-
ritualiste, d'autant plus vertueux, qu'il est
volontaire, et que la force matérielle dans les
enfants se soumet plus saintement à la force
spiritualiste dans le père.
Î,-J. ROUSSEAU 2S9
Devoir de ce premier groupe de la famille
de reconnaître et de respecter, da^s les autres
groupes semblables à elle^ le même drtrît divin
de vivre et de multipiier sur la terre, doniaine
commun de la race humaine ; de ne point la
ta€r, de ne point lui dérober sa place au
soleil et au festin nourricier du sillon: mais
de reconnaître, d'assister, d*aimer les autres
hommes ses semblables, et de leur appK<ïuer
cet instinct tout spiritaalîste et tout moral de
la justice législative incréée, qui invente et qui
sanctionne toute société par une force morale
mille fois plus forte que la force législative, la
coBSCience, et dont toute violation est crime,
dont toute observation est vertu l
Devoir de donner la vie de chacun pour la
défense et te salut de tous dans cette société de
familles associées devenues patries par cette loi
spiritualiste du dévouement si contraire à la loi
de l'égoïsme des législateurs athées; devoir
du sacrifice de la vie même à ceux de ses sem«
260 l.-J. ROUSSEAU
blables qui ne sont pas encore nés; devoir sur-
naturel que les hommes appellent héroïsme, et
que Dieu appelle sainteté I
Voyez comme vous êtes déjà loin de la
société utilitaire et du contrat social de la
chair avec la chair de J.-J. Rousseau, et des
droits de l'homme I Voyez comme le spiritua-
lisme social se dégage déjà de la matière, et
comme le véritable contrat social de la nature
se spiritualise et se divinise en découvrant, non
pas dans le corps humain, mais dans Tâme hu-
maine, l'origine, le titre, l'objet, et la fin de
la société politique !
Un devoir social, au lieu d'un droit brutal,
sort de chacun des instincts primitifs de
l'homme social, à mesure qu'il a besoin de lois
plus nombreuses et plus morales pour ses rap-
ports plus multipliés avec les autres hommes ;
au lieu d'être un droit, chacune de ces lois
s'appelle un devoir.
Devoir de l'ordre qui lui fait personnifier
J.-J. ROUSSEAU 261
l'autorité divine de la nature, ici dans une mo-
narchie, ici dans une république, ici dans une
magistrature élective, ici dans des pouvoirs
héréditaires; ici dans ces différentes forces
combinées, mais toutes imposant un même de-
voir de commander et d'obéir pour le bien de
tous, sauf la tyrannie et l'usurpation de l'am-
bition et dti crime dans un seul ou dans le
nombre, qui sont la violation de la loi spiri-
tualiste et du devoir, punie par l'anarchie et
la servitude.
Devoir d'obéir aux lois promulguées par
l'autorité législative même quand ces lois nous
commandent de mourir pour la société civile
ou politique f
Devoir d'accomplir en conscience toutes les
prescriptions du gouvernement de la nation à
mesure que le gouvernement chargé du droit
de commander par tous et pour tous, a besoin
de promulguer des lois nouvelles pour des be-
soins nouveaux de la société personnifiée en lui.
15.
XII
Quel que soit le rang que l'on occupe dans
la hiérarchie sociale, devoir de respecter dans
tous ses semblables, en haut l'autorité, inéga-
lité légale, en bas la dignité de l'âme de tous,
égalité divine.
Partout la fraternité en action imposant aux
forts la tutelle des faibles, aux riches la res-
ponsabilité des pauvres par l'assistance, obli-
gatoire quoique volontaire, du travail et de la
charité.
L'énumération de tous ces devoirs sociaux
dont le Contrat social selon l'esprit a fait des
devoirs ne finirait pas; je m'arrête.
Je m'engagerais à parcourir ainsi avec vous^
un à un, tous les instincts en apparence les
plus {diysiques de rh<»Qme venant en ce
monde, ei de vous amener à découvrir avec
une évidence solaire^ dans chacun de ces ins-^
tiucts élét&entairœ, la source, le' titre divin^ la
révélation irréfutable du vrai contrat social :
souveraineté divine manifestée par la souve-
raineté de la nalurO) et imposant aux hommes
de tous les âges et de tous les pays le contrat
social de la moralité et de la vertu, la politique
du devoir au lieu de la politique du droit, le
gouvernement pour l'âme au lieu du gouver-
nement pour les besoins, le progrès aboutis-
sant à rimmortalité et à Dieu par la vertu au
lieu du progrès partant de la chair et aboutis-
sant à la chair.
Le droit de Thomnie est bien plus haut
placé; ce n'est pas seulement le droit à l'éga-
lité et à sa part de vie ici-bas ; c'est le droit
à la vertu et à sa part d'immortalité dans
264 J.-J. ROUSSEAU
l'immortalité de la race, qui n'est mortelle
qu'ici-bas.
Voilà, le corUrat social du spiritualisme. Les
publicistes qui donnent des délEUiitions orgueil-
leuses et abjectes du droit de Thomme, n'ont
oublié que ceux-là : le droit d'accomplir des
devoirs, le droit d'être vertueuxj le droit d'être
immortel.
Relevons nos fronts trop humiliés : nous va-
lons mieux que cela.
XIII
Cessons de rechercher le faux principe de la
société politique dans la souveraineté des
trônes, despotisme; dans la souveraineté des
castes^ aristocratie; dans la souveraineté du
peuple, anarchie et tyrannie à la fois. Ce ne
sont ni les despotes, ni les aristocrates, ni les
démocrates, qui ont créé le divin phénomène
de la société politique ; ce ne sont ni les dy-
nasties, ni les théocraties, ni les autocraties,
ni les démocraties, qui peuvent sanctifier en
elles le titre au commandement humain, divin,
aristocratique ou populaire, à la souveraineté.
266 . J.-J. ROUSSEAU
à rorganisation, à la conservation, au perfec-
tionnement de la société politique. La société
politique est organique, elle naît avec Thomme,
elle a sa révélation dans nos instincts, elle
procède d'une seule souveraineté, la souverai-
neté de notre nature. Elle n'a pas pour objet
seulement la perpétuation de l'espèce humaine
par la vile satisfaction des besoins du corps hu-
main sur cette terre; mais elle a pour but
surhumain la grandeur et la glorification de
Tàme humaine par la vertu.
Le travail de Thonmie terrestre pour le pain
du jour, c'est la vertu du corps humain; le
travail de la société politique en vue de Dieu
et de l'immortalité, c'est la vertu de Tàme hu-
marne.
Ce double travail , également nécessaire ,
quoique inégalement rétribué, Dieu l'exige de
l'homme comme être corporel, et de la société
politique comme être moraL
Et pourquoi l'exige-t-il?
j.-j. ROUSSSÂU 267
Parce qoe la société politique ne se compose
pas seulement de corps qui produisent, qui
consomment, qui vivent et qui meurent en-
sevelis dans le sillon qui les a nourris; mais
parce que la société morale se compose avant
tout d'une âme immortelle dont la destinée im-
mortelle est de rendre gloire à son Créateur
en se perfectionnant et en se sanctifiant éter-
nellement devant lui.
Les sens corporels révèlent forcément à
l'homme les besoins corporels que la société
civile Faide à satisfaire ici-bas.
La conscience, ce sens invisible, mais absolu,
de la vertu et de la moralité, révèle aussi for-
cément à Thomme intellectuel les besoins de
son âme pour satisfaire à ses aspirations di-
vines de perfectionnement moral et d'immor-
talité. La société politique ne peut pas, sans
s'avilir, se borner à aider l'homme à vivre dans
son corps : elle doit l'aider surtout à perfec-
tionner son âme, â renaître plus parfait par
268 J.-J. ROUSSEAU
une vie plus sainte, à vivre de devoirs et à re-
vivre éternellement de félicité.
Voilà pourquoi toute loi qui n'est pas vertu
n'est pas loi. Dieu ne sanctionne que ce qui
est divin. Il n'y a point de souveraineté dans la
force, le commandement est tyrannique et l'o-
béissance est lâcheté ; ce contrat social entre l'i-
niquité et la servitude, même quand il produit
l'ordre apparent, n'est que le désordre suprême.
Dieu ne peut être appelé en témoignage pour
le ratifier ; la moitié meilleure de ce qui fait
l'homme y manque : son 4me n'y est pas!
c'est la société poMque^ de la hache et du bil-
lot. Le Contrat sodai de J.-J. Rousseau mène
directement à ces emblèmes; le commandement
est le crime, et l'obéissance est la mort.
Honte et exécration sur un tel contrat social! '
honte parce qu'il est servile, exécration parce
qu'il est odieux.
XIV
Et pitié aussi, parce qu'il est sophisme et
qu'il borne la société politique à une sorte d'as-
sociation commerciale pour cette courte vie,
où le gouvernement, purement mécanique et
industriel, n'a qu'à surveiller les paris de sub-
sistance et de bien-être entre des hommes qui
ne vivent qu'à demi et qui meurent tout entiers.
De ces deux moitiés de l'homme, ils ont, dans
leur acte de société, oublié la principale : I'ame,
et sa destinée inmiortelle et infinie.
Combien le véritable contrat social est supé-
rieur, en vérités et en dignité morale, à ce
pacte de la chair avec les sens I
XV
Ce pacte de la société vraie, le voici :
Dieu a créé rbonuue corps el àme, à la fois;
Corps, pour s'exercer ici-bas comme un
apprenti de la vie terrestre à la vie céleste, qui
sera dégagée des s^is et des temps.
U a donné à rhomme, en le créant, les ins*
tincts innés qui le forcent à vivre ea sodélé
poUtique, parce que la société politique est le
moyen de perfectionner Tindividu ea élargis-
sant sa sphère par la famille» TÉtat, Thuma-
nité» cette trinité de devoirs.
Ce perfectionnement de rbomme par la se-
J.-J. ROUSSKAU 271
dété civile et politique s'accomplit, pour le
corps, par le développement des industries lua*
tériélleS) des moyens, des forces, des décou-
vertes qui ont la vie terrestre pour fin. C'est
la civilisation des sens, beau phénouièae, mais
phénomène court comme le temps, borné
c<»nme Tespace, fini comme la pousMère or*-
ganisée, périssable comme la mort.
Il a donné à Thomme une âme pour commur
uiquer par la pensée avec Dieu, son créateur^
et pour perfectionner cette âme par la vertu^
travail surhumain de rbumanité mortdle dont
la vie immortelle est le salaire dans un temps
qui ne finit pas, c'est-*à-dire dans T^rnité ré-
munératrice.
La société politique et civile est le milieu
composé de devoirs mutuels dans lequel
l'homme trouve à exercer son âme militante et
perfectible à cette vertu dont la société vit,
mais dont le mérite ne finit pas ici-bas; c'est
la civilisation spiritualiste de Tâme humaine.
272 J.-J. ROUSSEAU
Le contrat social matérialiste de J.-J. Rous-
seau et de ses disciples ne promet à rhamanité
que des biens matériels et quelques souffran-
ces égales pour tous, des luttes pour ou contre
une souveraineté sans cesse imposée par les
tyrans, sans cesse reconquise par les peuples;
des droits qui ne reposent que sur des révoltes
de tous contre tous, et qui ne sont contre-si-
gnées qu'avec du sang, des métiers ou des arts
tout manuels; des lois toutes égalitaires pour
consoler au moins le malheur de chacun par le
niveau du malheur commun, puis la mort ense-
velissant une société de poussière vivante dans
une poussière morte. Voilà tout : est-ce là beau-
coup plus que le néant? Le bonheur de vivre
vaut-il, pour ime pareille société, la peine de
mourir?
XVI
Notre contrat social^ à nous, le contrat social
spiritualiste, au contraire, celui qui cherche
son titre en Dieu, qui s'incline devant la sou-
veraineté de la nature, celui qui ne se recon-
naît d'autre droit que dans ce titre magnifi-
que, et plus noble que toutes les noblesses^ dé
fils de Dieu, égal par sa filiation et par son hé-
ritage à tous ses frères de la création, celui qui
ne crœt pas que tout son héritage soit sur ce
petit globe de boue, celui qui ne pense pas que
l'empire de quelques millions d'insectes sur
leïtr fourmilière, renversant ou bâtissant d'au-
274 J.'J. ROUSSEAU
très fourmilières, soit le but d*ime âme plus
vaste que l'espace et que Dieu seul peut con-
tenir ou rassasier; celui qui croit, au contraire,
à Teflicacité de la moindre vertu exercée envers
la moindre des créatures en vue de plaire à son
Créateur, celui qui place tous les droits de
rhomme en société dans ses devoirs accomplis
envers ses frères ; celui qui sait que la société
politique ne peut vivre, durer, se perfection-
ner en justice^ en égalité, en durée, que par
le dévouement volontaire de chacun à tous,
dévouement du père au ûls, de la femme à
répoux, du fils ail père, des enfants à la fa-
mille, de la famille à VÉtat, du sujet au prince,
du citoyen à la république, du magistrat à la
patrie, du riche au pauvre, du pauvre au ri-
cbe, du soldat au pays, de tout ce qui obéit
à. tout ce qui commande, de tout ce qui com-
mande à tout ce qui obéit, et, plus haut encore
que cet ordre visible, celui qui conforme,
autant qu'il le doit et qu'il le peut, sa volonté
J.-J. ROUSSEAU 275
religieuse à œl otéiQ invisible, à ce principe
Buriuimaîa que la Divinité (quel que soit son
nom dans la langve humaine) a gravé dans
le code, dans la ODoscience, table de la loi su-
prême; celui qui sait que, sous œlte législation
des devoirs volontaires qu*on nomme avec rai-
son force ou vertu, il n'y a ni Platon, ni l.-J.
Rousseau, ni chimères, ni violences, ni tyran-
lôefi, ni multitudes, ni satellites, ni armées, ni
bourreaux qui puissent fiiire prévaloir la société
purement matérialiste sur la société spiiitualis*
te, où le comiKtandenie&t est divin, où Tabstenr
lion est vertu; ce contrat social est, disons-nous,
indépendamment de ce qu^ est plus vrai, mille
iiûis plus digne du légitime orgueil, du saint oiv
gmeîl de la race humaine : car il croit f^memâut
(et il a raison de croire) qudle contrat social qui
commeoce sur la terre par des individus isoléa,
sans défense contre les éléments, par des iM^
des, par des tribus, par des républiques, par
des empires, par des révolutions qui brisent
276 J.-J. ROUSSEAU
ou qui restaurent .des nations, n'est ni toute la
fin, ni toute la destinée probable de la civili-
sation divine, ni toute la pensée du Créateur,
ni tout le plan infini de Dieu dans sa création
de Thomme en société.
Car il croit que Dieu n'a pas borné à ces
phénomènes d'agglomération, de révolution,
de progrès matériel, de décadence, de disso-
lution et de disparition, les destinées de cette
noble catégorie d'êtres appelés hommes; que
ces êtres ne sont pas bornés dans tous leurs dé-
veloppements par la tombe; mais que le vrai
contrat social, celui dont l'âme de l'humanité
est l'élément, celui dont la verta est le mobile,
celui dont le devoir est la législation, celai
dont Dieu lui-même est le souverain, le spec-
tateur et la récompense, que ce contrat social,
interrompu ici à chaque génération par la
mort, ne se résilie pas dans la poussière de ce
globe.
Au contraire, il se renoue, se recompose et se
J.-J. ROUSSEAU 277
développe indéflaiment plus haut de vertu en
vertu^ de sainteté en sainteté, de grandeur en
grandeur, dans une société toujours croissante
et toujours multipliante, pour multiplier les
adorations par les adorateurs, les forces par les
facultés, les vertus par les œuvres, dans cette
échelle ascendante par laquelle monta le Jacob
symbolique, et qui rapproche du Dieu de vie
ses hiérarchiques créations I
En un mot, le vrai contrat social, au lieu
de donner pour fin à la société mortelle la
mort, donne pour fin à la société spiritualiste
sur la terre le sacrifice, et pour fin à la société
divinisée après la vie Timmortalité !
Yoilà ma foi politique.
' Lamartine.
P. S. La trop grande étendue que j'ai été
obligé de donner à TEntretien précédent me
force à restreindre celui-ci et à m'arrêter là de
peur de fatiguer le lecteur de métaphysique
16
278 J.-J. ROUSSEAU
aociale. Je reviendrai mt ces aberrations âe
J.-J. Rousseau, pbilosofAe social. Quant à sa
I^ilosopbie religieuse, dont la profeasioa de
Ibi du Vicaire savoyard est le subliioe pof*
tique, c*est une des plos éloquentes protesta-
ttons contre ratbéisme ou rirréUgioa qii ait
jamais été écrite par une main d'homme. Ç^aaaà
BOUS traiterons de la phiiosopbie, noua k^
viendrons sur ce hA exorde de religion dite
naturelle* J.*J. Rousseau s*élève, dans cette
contemplation lyrique de la Divinité et de la
morale, mille fois aa-desuBS des philosophes
Impies ou matérialistes du dii**liuitième sîède.
Le christianisme môme loi doit ici de la re-
connaissance, car, s'il est dans queues parties
incrédule stur la lettre de ses dogmes, il est
croyant à sa sainteté. C'est une aurore boréale
derÉvaagile : U ne le voit pas, mais il 1q réper-
cute. C'est la raison évangélisée^
XVII
Par une circonstance bien étrange, pendant
que je m'entretenais avec vous des erreurs poli-
tiques et des essais théologiques de J.-J. Rous-
seau dans VÉmUe, un livre paraissait, un des
livres que les curieux de littérature et de phi-
losophie accueillent conune une bonne fortune
de bibliothèque, parce qu'il leur révèle comme
en confidence les secrets du métier de la litté-
rature.
Ce livre, par un homme de pensée libre,
d'instruction variée, de goût sûr, de recherches
patientes, M. Sayous, est intitulé : le Dix-hui-
tième Siècle à Vétranger, >
280 J.-J. HOUSSEAU
C'est une histoire coloniale de Tesprit fran-
çais dans toute TEurope, pendant que l'esprit
français rayonnait de Paris sur le monde quel-
ques années avant qu'il fît explosion par la Ré-
volution française. M. Sayous est là, pour le
dire sans Toffenser, un statisticien moral, un
fureteur de génie épiant et découvrant le beau
et le bon dans tous ces recoins de l'Europe où
de petits cénacles littéraires^ français de langue
et d'esprit, depuis Copenhague, Pétersbourg,
Berlin, Dresde, jusqu'à Lausanne, Coppet, Fer-
ney, Genève (il aurait pu y ajouter Turin et
Chambéry, colonie des deux frères de Maistre,
l'un naturel et arcadien, l'autre emphatique et
olympien), devaient bientôt appeler l'attention
sur leur nom et sur leurs œuvres.
M. Sayous donc furète avec beaucoup de
loyauté et beaucoup de bonheur ces décou-
vertes dans tous ces recoins du monde français,
et nous fait des portraits fins, vrais, originaux,
critiques, de toutes ces figures d'hommes et de
J.-J. HOUSSEAU 281
femmes qui gravitaient en ce temps-là dans la
sphère de l'esprit français, de la langue fran-
çaise et de la philosophie française.
Or, savez-vous ce qu'il découvre très-inopi-
nément pour nous, à Genève, en recherchant
les sources de J.-J. Rousseau, car toute grande
individualité à ses sources ? 11 découvre une '
femme, une jeune fille, une belle sibylle des
Alpes, une théologienne de vingt ans, une pro-
phétesse de raison et d'instruction, qui prophé-
tise à demi-voix et qui prophétise quoi ? La
profession de foi du Vicaire savoyard. C'était
dans l'air. Rousseau l'écoute, il retient; il
s'inspire, et il écrit. Qui se serait douté de cette
Égérie cachée dans les grottes du lac Léman,
derrière ce philosophe misanthrope de la rue
Plâtrière, à Paris?
Or voici tout le mystère :
Il y avait à Genève une de ces familles cosmo-
polites qui apportent, partout où elles vivent,
un caractère et une physionomie multiples,
16.
282 J.-J. ROUSSEAU
saillants, originaux comme Tempreiate des
différentes contrées où ces familles ont eu leurs
haltes et leur origine. G*était la famille si con-
nue des Huber. Sortis de la noblesse féodale du
Tyrol, illustres dans la chevalerie tudesque de
la Souabe, ils étaient devenus patriciens de
Berne, et s'étaient alliés à Rome avec la
maison princière des Ludbvîsi, démembrée
en branches éparses entre ScbafSiouse, Lycm,
Genève.
Cette famille, de génies divers, avait acquis
aussi divers genres de célébrités. La Uttéraiuce
légère, la philosophie éclectique, les sciences
BEturelIes, les arts, la société intime avec Vol-
taire, Rousseau, plus tard avec les de Maistie
de Savoie, avec madame de Siaël, avaient en-
core illustré les Huber. Les mémoires du temps
rappellent à toutes les pages leur nom à propos
de leur familiarité avec les grandes figures
de Genève, de Paris, de Berlin, de Londres, de
Coppet; ils étaîjent chez eux partout par drpit
J.-J. ROUSSEAU 283
de bienvenue, de bon goût, d'intimité avec
les célébrités européennes. Un de leurs des-
cendants, héritier de leur naturalisation uni-
verselle, le colonel Huber, à la fois honune de
guerre, homme de lettres volontaire, diplomate
dans l'occasion, poëte quand il se souvient de
ses Alpes, romancier quand il se rappelle
madame de Montolieu ou madame de Staël,
habite encore aujourd'hui tantôt Paris, tantôt
une délicieuse retraite philosophique au bord
de ce lac Léman, site préféré de cette famille.
XVIII
Or, de cette famille nomade et fécoade en
tontes espèces d'originalités inattendues, était
née à Lyon, en 1695, Marie Huber. A l'âge de
dix-huit ans elle avait à Lyon la célébrité des
yeux, la beauté. Tout lui souriait du côté du
monde : elle détourna son âme et ne voulut re-
garder que du côté du ciel. Elle renonça au
mariage pour garder toutes ses pensées à Dieu.
L'aT)bé Peraetti, l'historien des célébrités de
Lyon, raconte que le peuple de cette ville rap-
pelait la Sainte.
La solitude rendit son esprit indépendant,
effet ordinaire et naturel d'une méditation so-
J.-J. ROUSSEAU 285
litaire. A trente-six ans elle prit la plume et
elle écrivit ses pensées sur le sujet qui occupait
le plus sa vie, la religion. Elle crut reconnaître
que ce qui écartait le plus d'âmes religieuses
de la pratique de tel ou tel culte, c'étaient le
nombre et la littéralité des dogmes. Elle réso-
lut, non de les nier, mais de les tourner, et de
montrer une voie générale de salut, qui fit
marcher au ciel par toutes les voies ; elle n'é-
cartait pas le christianisme, elle l'ouvrait plus
large à plus de fidèles ; elle considérait le Christ
comme l'Homme-Dieu qui, participant à toute
la nature humaine pour la réhabiliter en lui,
fut affranchi de tout ce que Thumanité a de vi-
cieux, rédempteur dont l'humanité aurait pu
se passer si elle avait conservé sa pureté origi-
nelle et la religion naturelle bien gravée dans
sa conscience. Elle entreprenait donc, confor-
mément à cette idée, de faire luire de nouveau
cette sainteté primitive et naturelle dans les
cœurs de tous les hommes.
J.'J. R0U8SXAU
Ce fat là, dit M. Sayous soa biographe, Tob^
Jet de soa livre intîtidé la Religion essentielie
A tous les hommes^ livre do&t Voltaire eut C(»]r
aaiflttuioe et dont il parle avec estime, livre
qui fut commuDiqué à J.-J. RoussesHi,.et doat,
aelon M. Sayous, il tira la doctrine supérieure
et couciliatrice de sa profession de foi du Vir-
cawe savoyard.
Ce serait ainsi qu'une f^nme inspirée, une
sainte Thérèse d'une religi(»n pacifique et una-
nime, aurait à son insu laissé dans Tâme du
philosophe sceptique et mobile de Genève
la pensée de ce christianisme primitivement
révélé par la conscience, encore sans ombre, à
l'humanité, et deviné à réconcilier toutes les
morales, tous les schismes et tous les cultes
de l'esprit dans une lumière, dans une adora-
tion et dans une charité communes.
Nous n'affirmons pas cette filiation de la
pr(rfession de foi de J.-J. Rousseau; nous la
donnons comme une de ces curiosités littâru-
J.-J. ROUSSEAU 287
res qai ont de la vraisemblanee plus qu'elles
n'ont de certitude. Mais le génie à tâtoos de
J.-J. Rousseau, fiottant à cette époque entre le
christianisme réformé, le catholicisme adopté,
puis répudié, le calvinisme de son enfance pro-
fessé de nouveau, rillnminisme germanique
effleuré, et le scepticisme philosophique si voi-
sin de Tathéisme, longtemps fréquenté à Parts
dans rintimité de Diderot, de d'Holbach, de
Grimm, pouvait fort bien se réfugier, pour son
repos, dans cet éclectisme chrétien de made-
moiselle Huber qui donnait satisfaction aux,
diverses aspirations de sa nature, et qui lui
servait de thème pour cet hymne magnifique
de Platon des Alpes connu sous le nom de
profession de foi du Vicaire savoyard. Les
calvinistes de Genève ne s'élevèrent pas avec
moins de fureur contre le traité de paix que
leur offrait mademoiselle IJuber, que contre le
symbole pacificateur que leur proposait J.-J.
Rousseau. Les deux livres eurent les mêmes
288 J.-J. BOUSSEAU
ennemis ; car les schismes en religion n'ont pas
seulement besoin de croire^ ils ont besoin de
combattre; les pacificateurs sont les premiers
persécutés en religion comme en politique.
L'Évangile dit : a Heureux les pacifiques I » le
monde dit : a Malheur aux modérés I »
J.-J. Rousseau, dans ce livre, fut un Girondin
de la philosophie.
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DMABcnoN mtmBL MMrt. 1 fr. !• ^. (fc«*t ta c«uii#«««:>
* AIÊDÉE ACHARD ^
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GUSTAVE ITAUUX ,
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|.*47efHM d'OrM^nt,
U llMU««b«urr5ek«eriD.
DEBOIGNE
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Seof.i'in otkitr do %• dt iouvm.
ALFKD >SSOliA|IT
flkialn fiDtMliqve d* Pftnu
fct f MBme de Tiogt-eioq «nt*
ÉIILE AU6IER
Lm ZfMBVM tt les CbMMan à pWd.
1 AUTRAH. .„,.^.
HaUnab, èpii. dei guerr.d'AfrH|ae,
THÉODORE DE DANVILLE
Ode» faninibutesque».
J BARDEY D'AUREVILLY ,^
L'iioîr "pirible. L'finwrceMe.
■-« DE BASSANVILLE
Lm SeereU d'une jeune bile.
BEAUMARCHAIS
Tkiltre. N»Uee de L. d» UminU,
ROGER DE DEAUVOIR
AtenturièreeetCourtiMnei. Caba-
ret dea morta. Cbe». de Obarny. Cbe?.
de St-Georgea. Hitt. ea»alierei. La
LeMombaU Madem. de CboUy . MouUn
d*HeiU7. Pantre Diable. Soireea du
Lid*. Tma Aoban.
M- ROGER DE BEAUVOIR
Cwfid. de Mlle Mar». Sous le Masque.
HENRI BÉCHADE
§jt ChasM en Algirie.
■-« BEECHER STOWE
La Cu« de Peiicle Tom. Souvenîn
GEQR6ES BELL.
de U TIC de Chlteau.
...
A, DE BERNARD.
La Portrait de la Marquise.
CHARLES DE BERNARD
jyiat d^Icare. Un beau-Pire. L'E*
«naît* «antilb. Campagnard. Gerfaut.
Hommo tteieu* N<aud gordien. Le
PwatoiiB«n«* Li* PAcBvcot* ^ ^<*"
4« lAom «t U Cbaïae aux Amanu.
EUE DERTHET
L» Ititide rouge. Les Cbauffeart.
Diniotlrlandala. noebe tremblante.
CABOUNE BERTON
Lilwlimu impoiaible. Koiette.
Lea Patlu MimofnrSê IK>p4nu
LOUIS BOUIVHn
MélMiia, conte romaio.
RAOUL BRAVARD .^..
L'Honneur dea Femmea. Petite
Tille, lefancbe de Georgea Dandin.
A. DE BRÉHAT ^
Braa d^acier. Seènea de U Yl« eon-
temporaine.
RIAX BUCHON
En ProTÎnce.
E.-L.BULWER (Trad.J.Pichot)
Famille Gaston. Le lour et la Nint.
ÉM. CARLEN (Trad. Soumttre)
Deux >eunea Femmea.
EMILE CARREY ^ .
L*Amaxon». 8 Jeura tout l' Equateur.
IMétia de la SaTane. HéTolté» du Para.
Uisl. el Mœurs kabyles. Scinea de la
TÎe en Algérie.
HIPPOLYTE CASTILU
Hiltoirea de ménage.
CHAMPFLEURY. ^ .
Amoureux de Sainte-Penne. Avenu
de Mlle Mariette. Bourgeois de Molin-
cbart. Chien-Caillou. Excentriques.
M, de BoisdbyTcr. Première beaux
Jours. Le Réalisme. Sensations de Jm-
quia. Soufîtranccs du professeur Del-
teiL SouT. des Funambules. Succès,
ston Le Camus. L'usurier Blaisot.
PHILARÉTE CHASLES
La Tieuz Médecin.
GUSTAVE CLAUOIN
Point et Virgule.
■- LOUISE COLET ^
Quarante- cinq Lettres de Béranf er.
HENRI CONSCIENCE ,,.
L'Année des MerTeilles. Aurtlien.
BataTÎa. CooscriL Coureur des Grèves.
Démon de l'Argent. Démon du Jeu.
Fléau du Village. Genlilb. pauvre.
Guerre des Paysans. Heures du soir.
Jeune Docteur. Lion de Flandre. Mal
du Siècle. Mère Job. L'Orpheline.
i Scènes de la Vie flamande. Sout. de
jeunesse. Tombe de fer. Tribun de
Gand. Yeillies flamandes.
H. CORNE . , .
SoOTeBÎrs d'un Proscrit polmiais.
P. CORNEILLE ^ .
OBurres, urécéd. d'une Notice par
lf« SMnU'è'uvt.
Pin La Main gauclM et U Main droite»
Marq. de Parabère. Marq. saoKlante.
Neof de Pique. La Poudra et la Neige.
Proeèa criminel. Bivalede la Pompa.
. M • a «^«.aa. a. a«_
donr. Salon du Diable. Sécréta d'une
Sorcière. Sorcière du Roi. flaiUa d^aaa
Faute. Trois Amours.
LE GÉNÉRAL DAQIAS
La Grand Désert.
E.-J.. DELÉCUJIEI ^ ^
Dana Olympia. Madem. loMlns ii
IJroD. Première Communion*
EDOUARD DELESSERT
Toyage aux Villes mauditafc
ALEXANDRE DUMAS _
Acte. Amaury. Ange Pitou. Aieanla*
Afent. de John Davys. Baleiniers. Bl*
Urd de Mautéon. Black. Bouillie de
la comt. Bertbe. Boule de neiga. Brie*
à-Brac Cadet de (aimlle. Capit. Paaa>
phile. Capii. Paul. Capit. Richard. Ca>
tbtsrine Blum. Causeries. GécUa. Char*
lcs-le>T<mèraire. Chasseur de Sauva-
gine. Chit. d'Eppstein. GbeT. d*Har-
mentaL Chef, de Maison-Rouge. GoU
lier de la Beine. Colombe, Mattrs
Adam le Calabrais. Comte de Monte-
Cristo. Comt. de Chamy. GomU de
Salisbury. Compagn. de Jéhu. Coo.
fess. de U Marquise. Conacienee l'Ia-
noceiit. Dame de Monsoreau. Dame
Ide Volupté. Deux Diane. Deux Reines.
Dieu dispose. Drames de la mer* Pem*
me au Collier de Tcloora. Fernande.
Fille du Régent. Fils du For^et. Frèrei
Corses. Gabriel Lambert. Gaule et
France. Georges. Gil Blas en Califor-
nie. Guerre des Femmes. Hift. d'ua
Casse-noisette. L'Horoscope. Impres*
siens de voyage : En Soisae. — Uae
Année k Flarenoe. -- L* Arable bea«
reuse.— Borda du Rhin. -«Capit. Aré>
na. — Corricolo. — Le Caucase. —
Midi de la France. — De Paria à a*
dix. — 15 joura au Sinal. — En Rai-
sie. — Speronare Yèloce. — Vills
Paltuiéri. — Ingénue. Isabel de Bs*
rière. lUliens et Flamands. Ivan-
boe (Trad.)* Jane. Jehanne te Pueells.
Louves de MachecouU Mad. deCbani'
blay. Maison de glace. Maître d'A^
mes. Mariages du pèraOlifus. Médieii.
Mes Mémoires. Mém. de Garibaldi.
Mém. d'une Aveugle. Mém. d'un Mé-
decin (Balsamo). Meneur de Loopi.
IlOOl fantAmes. Mohicaos de Para.
ÏA rnMTPSSF DASM ILesMorts vont vite. Napoléon. Voit i
belle Aurore. Bals masques. BeUe Pa
risienne. Chaîne d'or. Chambre bleue.
Chat, de la Roche sanglante. €hàt. en
Afrique. Dame du ChâL muré. De-
grés de l'Echelle. Dernière expiation
Dueb. de Lauxun. Duch. d'Eponnes.
Fruit défendu. Galanteries de la cour
de LouisXV.— Régence.— Jeunesse de
Louis XY.— Maîtresses du Roi.— Pare
auxCerfs. Jeu de la Reine. JoUeBobi-
nûenne. Mad. Louise de France. Mad.
Ida U SabUèra. Madem. de te Tour du
duc de Savoie.' Putenr d'ishbonn,
Pauliae et Pascal Bruno. Paysineoa*
un. Père Gigogne. Père U Ruine.
Princ. de Monaeo. Prtnc. Flora. Qas-
rante-Cinq. Reine MargoU RenU d«
Varennes. Salteador. Salvator. Sooi.
d'Antony. Sluarts. Çultenette. 8y Ivan-
dire. Testement de H. Oiauvelia.
Maîtres. B MousqneUitaBi Trou df
l'Enfer. TuUpe Noire. Vk. de Brage;
loua. Yie au Désert. Yie d'artiste. 2\
ans après.
U CaUlogue complet de la maison Michel Lévy frères sera envoyé (frwm) à toui
ne q^ en fera la demande par lettre affranchie.
Inprinitrit L. Tomua cl C*, à tstiat-iieriniiB
i