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Full text of "Jean-Jacques Rousseau"

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J^c\rt\tL u. 



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J.-J. ROUSSEAU 



OUVRAGES 



DE 



A. DE LAMARTINE 

Publiés dans la collection Michel Léry 



Antar 

Antonieila 

Balzac et ses œuvres 

Benvenulo Cellini 

Bossnet 

Christophe Colomh 

• Gicéron , 

Le Conseiller du peuple 

Cromwell , 

Fénelon 

Les Foyers du peuple. ; . ... 
Gène vie \re, Histoire d'une seirante. 

Guillaume TelL . . 

Héloïse et Ahélard . 

Homère et Socrate 

Jacquard. — Gulenberg 

Jean-Jacques Rousseau 

Jeanne d'Arc 

Madame de Se vigne 

Nelson , 

liégina 

Bustem. . . * , 

Toussaint- Louverture 

Vie du Tasse. 



vol. 



Paris. — Imprimerie Dumoutet, 3, rue Aiiber. 



JEAN-JACQUES 

ROUSSEAU 






A. DE LAMARTINE 



NOUVELLE EDITION 






PARIS 

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 

RUK AUBEB, 3, ET BOULEYABD DES ITA LIENS, 15 
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

4 878 
Droits de reproauction et de traduction réservés 



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l. 1 V ' 



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J.-J. ROUSSEAU 



PREMIÈRE PARTIE 



La politique spéculative a été en tout temps 
Texercice le plus important et le plus passion- 
nant des hautes intelligences parmi les écrivains 
^ (j'en excepte toutefois les religions, exercice 
plus relevé encore des spéculations humaines). 
Les fondateurs de religions sont les oracles 
réputés divins; les écrivains politiques sont les 
législateurs des nations. Les premiers gra- 
vent en traits de foudre les dogmes éternels ou 

imaginaires dans la conscience; les seconds 

1 



429111 



o 



,1.-J. nOUSSEAT 



écrivent en caractères de pierre ou de bronze 
les tables des lois ou les constitutions des socié- 
lés politiques. 
• Moïse, Zoroastre, Brama, Confucius, Solon, 
Lycurgue, Numa, furent de grands écrivains 
religieux et politiques; Aristoteen Grèce, Cicéron 
dans ritalie antique, Vicodans l'Italie moderne, 
Beccaria dans ritalie d'hier, Montesquieu en 
France, furent des commentateurs et des disser- 
tateurs érudits de ces législateurs primitifs, des 
critiques de génie des législations et des cons- 
titutions civiles des peuples. L'expérience et la 
raison tinrent la plume de ces sages ; ils ne se 
livrèrent jamais aux séduisantes idéalités ae 
leur imagination pour éblouir et fasciner les 
hommes par des perspectives d'institutions fan- 
tastiques qui donnent les rêves pour des réalités 
aux peuples; ils respectèrent trop la société 
pratique pour la démolir, afin de la remplacer 
de fond en comble par des chimères aboutissant 

I 

à des ruines; ils étudièrent consciencieusement 



J.-J. ROUSSEAU o 

la nature de rhomme sociable dans tel temps, 
dans tels lieux, dans telles mœurs, à tel âge de 
sa vie publique, et ne lui présentèrent que dqa 
perfectionnements graduels ou des réformes 
modérées, au Ueude ces rajeunissements d*Éson 
gui tuent les empires sous prétexte de les rajeu- 
nir ; en un mot, ces écrivains, les yeux toujours 
fixés sur l'expérience et sur l'histoire, ne furent 
ni des rêveurs, ni des utopistes, ni surtout des 
radicaux. 

Le radicalisme, ai-je dit il. y a longtemps à 
la tribune de mon pays, n'est que le désespoir 
de la logique. Quand on ne sait pas tirer parti 
des réalités, on s'impatiente contre les sociétés, 
et on se jette dans ces violences de l'esprit qu'on 
appelle le radicalisme. 

Les radicaux sont des rêveurs dépaysés dans 
les réalités; l'impossible est leur punition : ils 
n'ont pas assez d'esprit pour comprendre les 
imperfections nécessaires des sociétés, compo- 
sées d'êtres imparfaits. 



4 J.-J. ROUSSEAU 

La première de leurs erreurs est de croire à 
la perfectibilité indéfinie de Thomme fini. Us ne 
font ni lois ni constitutions pour les peuples, ils 
font des poèmes; leurs plans de sociétés sont 
Vopium des imaginations malades des peuples; 
l'accès de délire qu'ils donnent aux hommes finit 
par des fureurs, et les fureurs finissent par 
Tanéantissement des sociétés. La barbarie 
recommence par l'excès de civilisation. 



II 



Le premier de ces écrivains législateurs de 
songes et constructeurs d'utopies politiques fut 
Platon en Grèce. 

J'ai voulu relire récemment sa constitution, 
modèle qu'il présente aux hommes comme un 

type des sociétés politiques accomplies; j'ose 
déclarer en toute conscience que le délire d'un 
insensé joint à la férocité d'un scélérat ne pou- 
vait jamais arriver aux excès d'absurdité et aux 
excès d'immoralité de ce prétendu sage, tombé 
en folie et en fureur pour avoir trop bu l'idéal 
dans la coupe de l'imagination. 



6 J.-J. ROUSSEAU 

Esprit et cœur, sa République est en tout le 
paradoxe de Dieu, le contre-pied de la nature, 
le roman de Thomme, depuis l'égalité des 
biens, aussi impossible à réaliser que le ni- 
veau constant des vagues sur la surface inces- 
samment mobile de l'Océan ; depuis la commu- 
nauté des produits, produits aussi impossibles à 
répartir qu'à créer, puisque la répartition sup- 
pose l'infaillibilité divine dans le gouverne- 
ment, et que le produit lui-même suppose 
l'uniformité du travail dans l'oisif, qui con- 
somme sans rien faire, et dans l'homme labo- 
rieux, qui travaille sans salaire; depuis la des- 
truction de la famille, ce nid générateur et 
conservateur de l'espèce humaine, pour rem- 
placer le père et la mère par une maternité 
métaphysique de l'État, qui n'a pas de lait, et 
par une paternité métaphysique de l'État, qui n'a 
pas d'entrailles; depuis la communauté des 
femmes, qui change l'amour en bestialité, jus- 
qu'à la communauté des enfants, qui détruit 



J.-J. ROUSSEAU 7 

là piété filiale en défendant aux enfants de 
connaître leur père; depuis le meurtre des 
nouveau-nés mal conformés, pour épurer la 
race, jusqu'au meurtre des vieillards, pouï* 
écarter des yeux le spectacle de la décadence 
et la céleste vertu de la compassioû. 

Il ne manque au code du divin Platon que l'an- 
thropophagie pour être le cloaque cohtre-nature 
et contre-humanité des immondices de la tur- 
pitude, delà démence et delà brutalité humaine, 
la Divinité renversée, 1% paradoxe de Dieu, de 
l'homme, de la femme, du vice et de la vertu, 
folie de l'orgueil philosophique qui, pour ne 
pas penser et sentir comme tout le monde, 
pense comme un fou et sent comme un criminel 
de lèse-nature et de lèse-Divinité. 

Encore une fois, voilà le divin Platon devenu 
utopiste en politique et voulant refaire l'œuvre 
de Dieu mieux que Dieu, et composant une 
société avec des rêves, au lieu de la composer 
avec les instincts de la nature ; et voilà ce que 



8 J.-3. ROUSSEAU 

Ton fait admirer, sur parole, à des enfants, 
pour pervertir en eux l'entendement par l'ad- 
miration pour l'absurde ! Arrachez à cet homme 
ce surnom de divin. Platon, et transportez-le 
à Socrate, l'homme du bon sens et de la réa- 
lité, qui épluchait trop sans doute, mais qui ne 
découvrait ses principes que dans la nature des 
chgses et dans les instincts révélateurs de toute 
sagesse et de toute institution pratique digne 
du nom de société. 



m 



Ces philosophes de Tutopie, ces élucubra- 
teurs de principes sociaux en contravention 
avec les traditions éternelles de la politique, 
de la nature; ces hommes qui se glorifient 
d'être seuls et de penser # l'écart des siècles et 
des traditions sociales; ces constructeurs de 
nNiages, comme les appelle le poète véritable- 
ment divin (Homère), ont été communs dans 
tous les temps et dans tous les peuples, surtout 
dans les temps de décadence et dans les peuples 
en révolution. La Grèce bavarde, le Bas-Empire 

stupidifié par la servitude, le moyon-àge 

1. 



10 J.-J. ROUSSEAU 

romain, fermentant d'un christianisme mal 
compris, corrompu par Platon, rêvant le règne 
de Dieu sur la terre, déconseillant le mariage, 
ce joug divin du couple humain, poussant les 
hommes et les femmes dans le célibat ascétique 
pour amener la fin du monde, tuant le travail 
et la famille par la communauté des biens et 
par l'égalité démagogique du nivellement dans 
la misère, faisant le monde viager et indigent, 
au lieu de le faire, comme le Créateur l'a fait, 
perpétuel par la propriété, patrimoine de la 
famille; l'Italie oisive, l'Allemagne rêveuse, 
l'Espagne mystique,^' Allemagne somnambule, 
la Hollande brumeuse, l'Angleterre audacieuse 
d'originalités excentriques, pullulèrent plus 
tard de ces machinistes de sociétés idéales, 
jeux d'osselets quelquefois terribles, comme 
les anabaptistes d'Allemagne et les jacqueries 
en France. 

La France, le sol du sens commun, fut le pays 
où germèrent le moins ces pavots enivrants des 



-J 



J.-J. ROUSSEAU 11 

chimères sociales, et où ces poisons soporifi- 
ques moururent le plus tôt. Fénelon, presque 
seul, trop séductible par Timagination et par 
le cœur, popularisa dans son Télémaque ces 
idées impraticables de Platon et de Morus ; il 
fit innocemment beaucoup de mal en ôtant aux 
Français le sentiment du réel en politique, et 
en les jetant dans les vagues rêveries de Tim- 
pratîcabilité. Son Salente est la capitale de 
l'absurde. 

On comprend, eu lisant celte législation des 
soàges, que Louis XIV, cet esprit simple, et 
Bossuet, ce génie de l'autorité, éloignèrent 
Fénelon du gouvernement des peuples et de 
Téducatibn des princes. Les peuples vivent de 
vérités applicables, et les princes qui revent 
sont réveillés en sursaut par les catastrophes. 
• Fénelon n'était nullement politique : il était ce 
que nous appelons socialiste^ c'est-à-dire poëte 
du paradoxe, fabuliste de la société. 

Quand on étudie bien les origines de la Ré • 



12 J.-J. ROUSSEAU 

volution française, dans sa partie chimérique, 
radicale, niveleuse et révoltée contre la nature, 
la propriété, la famille, de Mably à Babeuf, 
on ne peut s'y tromper, le catéchisme de cette 
révolution sociale est dans Télémaque. Fénelon 
est un démagogue chrétien et doux, qui sème 
des vertus, et qui se trouve n'avoir semé que 
des passions affamées qu'il ne peut fiourrir que 
d'ivraie. 

Son économie politique, qui supprime le tra- 
vail en supprimant ce qu'il appelle le luxe, 
le luxe, cette chose sans nom, mystère inex- 
plicable entre le consommateur et le produc- 
teur, seul mobile et seul répartiteur du travail, 
seul créateur de la richesse, cette économie 
politique de Fénelon serait le suicide de l'hu- 
manité, si l'humanité se laissait gouverner par 
la rhétorique, au lieu de se gouverner par les 
instincts de Dieu et du bon sens. 



IV 



Après Fénelon, J.-J. Rousseau fut le grand 
et fatal utopiste des sociétés. Il s'inspire évi- 
demment de Fénelon, qui s'était inspiré de 
Platon. Ainsi les erreurs ont leur séduction 
comme les vérités : en remontant de siècle en 
siècle jusqu'à l'origine du monde, les sophistes 
s'engendrent et se perpétuent en génération de 
rhéteurs. 

Quand il se rencontre parmi ces rhéteurs 
sociaux un écrivain plus inspiré, plus élo- 
quent, plus contai^ieux que les autres, et quand 
la naissance de cet écrivain, souverain de l'or- 



V.. 



14 J.-J. ROUSSEAU 

reur, coïncide avec un ébranlement moral 
ou avec un cataclysme politique des institu- 
tions de son pays, alors son utopie, au lieu de 
trouver simplement des lecteurs qui se com- 
plaisent au bercement de leur imagination par 
ses rêves, cet écrivain trouve des sectaires pour 
propager ses chimères, et des bras pour exécu- 
ter ses conceptions. 

Tel fut, au crépuscule de la Révolution ftan- 
çaise, J.-J. Rousseau. 

Mille" fois plus éloquent que Platon, mille 
fois plus passionné que Fénelon; aussi poétique 
que le sophiste grec, aussi religieux que Tar- 
chevêque français, né à une époque où le vieux 
monde féodal mourait, où la France sentait 
déjà remuer dans ses flancs l'embryon d'une 
révolution radicale, l'enfant de Genève, 
J.-J. Rousseau , presque Allemand par la 
Suisse, sa patrie, presque sectaire par le fana- 
tisme de Genève, son berceau, presque factieux 
par l'esprit de démocratie humiliée respiré 



J.-J. ROUSSEAU 15 

dans la boutique de Tartisan son père, presque 
Français par la vigueur de sa langue et par 
le classicisme de l'éloquence française, con- 
tigu à la Suisse, frontière d'idées comme de 
territoire; républicaiil dans une petite répu- 
blique toujours en fermentation ; ennemi 
des grands et des riches, parce qu'il était 
petit et pauvre, J.-J. Rousseau semblait pré- 
paré par les circonstances, par le temps, par 
sa nature, au rôle de tribun des sentiments 
justes et des idées fausses qui allaient se li- 
vrer dans le monde la lutte révolutionnaire à 
laquelle nous assistons encore depuis soixante 
ans. 



A lui seul il était une propagande ; pourquoi ? 
Parce qu'au lieu d'écrire comme Platon, avec 
l'imagination seule; comme Morus et Vico, 
avec l'érudition seule; comme Fénelon, avec 
la charité seule, J.^J. Rousseau fut un des 
premiers écrivains en France qui écrivirent avec 
l'âme. 

L'àme est la littérature moderne; l'âme, 
c'est l'homme sous les mots; l'âme est la muse 
souveraine et convaincue des écrivains qui re- 
muent les masses et le monde. 

Ceux-là naissent avec leur rhétorique dans 



J.-J. ROUSSEAU 17 

leur cœur; ils allument parce qu'ils sont allu- 
més. Leurs idées peuvent être fausses, leur 
style peut être inculte, mais leur sentiment les 
sauve et les immortalise quand leur âme a 
touché l'âme de leur siècle. Ils se répandent, 
pour ainsi dire, par le contact, dans la fibre, 
dans les veines, dans le sensorium de l'huma- 
nité. Ils font des masses et des siècles deî échos 
du battement de leurs cœurs; ils vivent en tous, 
et tous vivent en eux. 

Nous ne voulons pas dire par là que l'âme de 
J.-J. Rousseau fût ce qu'on appelle une belle 
âme, une âme plus riche que les autres; loin de 
nous cette pensée. Nous la croyons, au con- 
traire, une des âmes les plus subalternes, les 
plus égoïstes, âme comédienne du beau, âme 
hypocrite du bien, âme repliée en dedans 
autour de sa personnalité maladive et mesquine, 
au lieu d'une âme expansive se répandant, 
par le sacrifice, sur le monde pour s'immoler 
à l'amour de tous ; âme aride en vertu el fertile 



18 J.-J. ROUSSEAU 

en phrases; âme jouant les fantasmagories de 
la vertu, mais rongée de vices sous le sépulcre 
blanchi de l'ostentation, âme qui, pour dbnnerla 
contre-épreuve de sa nature, a les paroles belles 
et les actes pervers. Nous voulons dire seule- 
ment que J.-J. Rousseau fut le premiet écrivain 
français de sentiment. 

De là son éloquence intime, la plus péné- 
trante et la plus palfiitante des éloquences, 
au lieu de l'éloquence extérieure qui fait plus 
de bruit que d'émotion ; un pémosthène de soli- 
tude, dont la parole a le charme de la confi- 
dence au lieu de l'apparat du discours; un 
séducteur à voix basse, qui corrompt son élève 
sous prétexte de lui confesser lui-même ses 
honteuses immoralités. 

Mais, si c'est là son vice comme moraliste, 
c'est là sa force comme écrivain. Il est intime 
parce qu'il est confiant, il est nu parce que son 
style et lui ne font qu'un, il dit tout parce que 
son entretien est un tôte-à-tête avec lui-même 



J.-J. ROUSSEAU 19 

OU avec son lecteur. C'est rhomme qui vous 
enveloppe le plus de son individualité, en s'ou- 
vrant à vous sans réserve. Semblable au serpent 
boa des forêts d'Amérique, il vous dévore en 
vous aspirant. 



VI 



N 



Aussi le plus immortel de ses livres, ce sont 
les Confessions; tous les autres de ses ouvra- 
ges sont déjà à moitié morts, à Fexception des 
Confessions, vivantes par le charme, et du Con- 
trat social, vivant par ses conséquences, qui se 
déroulent encore dans les faits européens. 

a Pour connaîtrjB l'eau, » disent les Persans, 
« il faut remonter à la source. » 

Pour se- rendre compte du génie littéraire 
et des sophismes sociaux de J.-J. Rousseau, il 
faut le suivre de son berceau, dans une bou^ 
tique d'horloger, jusqu'à sa tombe, dans le 
jardin d'un grand seigneur de Paris. 



J.-J. ROUSSEAU 21 

Ame cynique dans son enfance, vicieuse 
dans sa jeunesse; soif de la gloire, par le pa- 
radoxe dans sa vie d'écrivain ; recherche dédai- 
gneuse de la société aristocratique dans son 
âge mûr; affectation de la popularité démo- 
cratique par le cynisme du désintéressement 
et par la pauvreté volontaire daus ses dernières 
années ; démence évidente et suicide probléma- 
tique à la fin. 

Yoilà Thomme : tout sceptique par sa nature, 
par sa vie et par sa place dans la société dont 
il est la victime par sa faute, et dont il devient 
l'ennemi par l'envie et par l'ingratitude. 

Le récit de cette épopée d'un aventurier de 
génie, écrit par le héros et par l'auteur, est le 
poëme de la démocratie tout entière. C'est dans 
la vie du grand démocrate qu'il faut chercher, 
à travers quelques mensonges, la vérité sur 
Técrivain et sur ses œuvres, avant de passer à 
l'appréciation de ses principes. 



VJI 



Le père de J.-J. Rousseau était horloger; un 
horloger à Genève est plus qu'un artisan, c'est 
un artiste et un commerçant. La grande manu- 
facture d'horlogerie avait alors son centre dans 
cette Suisse, où la vie pastorale s'unit depuis 
le moyen-âge à la vie industrielle, lui conser- 
vant les mœurs pures, tout en accroissant la 
modeste richesse des familles. 

La mère de J.-J. Rousseau était fille d'un mi- 
nistre calviniste. Cette jeune personne avait 
reçu de la nature un esprit délicat, et de son 
père un esprit cultivé. Elle descendait sans 

I 



J.-J. ROUSSîfAU 23 

fausse honte aux plus humbles fondions du 
ménage, elle se livrait sans prétentions aux 
lectures les plus solides et les plus élégantes de 
la vie lettrée. On peut croii^e que cette mère 
donna, avec le sein, à son enfant, cette pré- 
destination aux choses à,e l'esprit et cette sen- 
sibilité soufiTrante de l'âme qui forme le fond 
du caractère de Rousseau. Elle mourut Aal- 
heureusement avai;it de, pouvoir lui donner ses 
vertus. Son père, qui avait laissé ss^ femme 
jeune, belle et seule à Genève pour devenir 
horloger du sérail à Cônstantinople, donna sans 
doute à ce fils son goût d'aventures et de dé- 
sordre. Ces deux filiations firent plus tard de 
Rousseau un enfant in^pressionnable, un écri- 
vain sublime, un rêveur chimérique et un phi- 
losophe vicieux. 

« Je n'ai pas su, dit-il dans le premier cha- 
» pitre d.e sa Fie, comment mon père sup- 
» porta cette perte de nia mère; mais je sais 
» qu'il ne s'en qonsola jamais : il croyait la 



ii J.-J: ROUSSEAU 

» revoir en moi sans pouvoir oublier que ma 
» naissance lui avait coûté la vie. Jamais il ne 
» m'embrassa que je ne sentisse, à ses soupirs 
» et à ses convulsives étreintes, qu'un regret 
» amer se mêlait à ses caresses : elles n'en 
» étaient que plus tendres. Quand il me di- 
» sait : — Jean-Jacques, parlons de ta mère; je 
» lui disais : — Eh bien, mon père, nous al- 
» Ions donc pleurer? et ce mot seul lui tirait 
» des larmes. — Ah! disaiWl en gémissant, 
» rends-la moil console-moi d'elle? remplis le 
» vide qu'elle a laissé dans mon âme l T'ai- 
» merais-je ainsi si tu n'étais que mon fils? 
» Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort 
» dans les bras d'une seconde femme, mais le 
» nom de la première dans la bouche et son 
» image au fond du cœur. 

» Ma mère avait laissé des romans ; nous les 
» lisions après souper, mon père et moi. Il n'é- 
» tait question d'abord que de m'exercer à la 
» lecture par des livres amusants; mais bientôt 



J»-J. ROUSSEAU 25 

» rintérôt devint si vif que nous lisiom tour à 
» tour, sans relâche, et passions les nuits à cette 
9 occupation. Nous ne pouvions jamais quitter 
» qu'à la fin du volume ; quelquefois mon père, 
B entendant le matin les hirondelles, disait tout 
j) honteux : — Allons nous coucher : je suis plus 
» enfant que toi. » 

Quelles délicieuses pages! Combien un écri- 
vain qui sait puiser dans la vie familière le 
pathétique simple des scènes intimes, et fait 
d'une veillée entre un vieillard, un enfant et 
le souvenir d'une mère morte, un drame muet 
qui remue le cœur dans des millions de poi- 
trines, combien, disons-nous, un tel écrivain 
doit-il être, à son gré, le maître des cœurs, 
ou Tapôlre des vérités ou le roi des sophismes? 



VIII 



Une tante, qui chantait en cousant près de 
la fenêtre, donna à l'enfant les délices et le 
goût de la musique. Le Detdn du village vint 
de là. Tous nos goûts sont des réminiscences. 

Des détails puérils ou orduriers déparent et 
salissent ces belles sérénités de la première 
scëhe. 

Le père était de nouveau sorti de Genève. 
L'enfant recevait une éducation mercenaire à 
la campagne ; il y puisait, avec des vices pré- 
maturés, une passion vraiment helvétique de 



J.-J. ROUSSEAU 27 

la campagne, ce sourire de Dieu dans* la na- 
ture. 

Cette passion de la campagne, cette frénésie 
de la solitude et de la contemplation, devin- 
rent les deux notes de son talent. C'est la ville 
qui fait les vices; c'est la campagne qui fait les 
vertus. 

C'est elle aussi qui fait les po(3tes. Rousseau y 
devint éloquent et pieux, mais il y devint aussi 
rêveur. La nature donne l'imagination, mais les 
hommes seuls donnent le bon sens. Rousseau 
fut trop l'élevé des arbres, des eaux, des vents, 
du ciel, du soleil, des étoiles; il lui aurait 
fallu en même temps l'éducation d'une mère 
tendre et d'un père laborieux : tout cela lui 
manqua. Plus de mère, et un père errant qui 
aimait, mais qui abandonnait les enfants d'un 
premier foyer pour en chercher un autre à 
travers le monde: de là l'isolement et bientôt 
l'égoïsme de l'orphelin, qui, se sentant délaissé, 
se replia tout entier sur lui-môme. Ce profond 



28 J.-J. ROUSSEAU 

et cruel égoïsme du jeune horloger en fit bientôt 
un vagabond sans patrie, parce qu'il était sans 
famille. 

De sales amours, plus semblables à des turpi- 
tudes qu'à des affections, souillent à chaque 
instant ces pages de jeunesse, ignoble philoso- 
phie des sens dont les images font rougir la 
plus simple pudeur; sensualités grossières; 
fleurs de vices dans un printemps de sensations 
que Rousseau fait respirer à ses lecteurs et à ses 
lectrices, et dont il infecte l'odorat des siècles. 

Ces .tableaux orduriers jouent la naïveté pour 
la corrompre; ils rappellent ces théâtres li- 
cencieux de Paris, au dernier siècle, où l'on 
faisait jouer à l'innocence le rôle prématuré 
du vice et où Ton sacrifiait des. enfants à la.^ 
sacrilège licence des spectateurs. 

Ces ordures des Confessions n'offensent pas 
moins le goût que les mœurs. La corruption 
n'a pas de goût; ce n'est que l'infection de 
l'esprit, comme le vici» est l'infection du cœur. 



j.-j. RorssKAU 29 

Rousseau scandalise et déprave ici, au lieu de 
charmer. Quelle excuse peut alléguer un pein- 
tre de mœurs qui croit tout faire adorer de 
lui, jusqu'à ses immondices? Rçusseau se 
croit-il donc le grand-lama de l'Occident, pour 
faire embrasser comme des reliques les plus 
viles traces de son humanité? 

Ces vices de goût, ces abjections dMmages, 
sentent les inélégances natales d'un enfant sans 
mère qui prend ses polissonneries pour des 
phénomènes, et qui croit devoir les immorta- 
liser comme des précocités de génie et d'origi- 
nalité. Il y a de la crapule au fond de ce ca- 
ractère comme il y en a au fond de cette vie. 



?• 



IX 



Placé en apprentissage chez un graveur de 
Genève, il prend l'exemple et le goût du liber- 
tinage, de l'oisiveté, de l'astUce et du vol do- 
mestique. 

Ces goûts lui font rechercher la compagnie 
des plus mauvais sujets de l'atelier. 11 s'eni- 
vre, paresseusement et sans choix, de lectures 
qui donnent le vertige à ses yeux et à son ima- 
gination; il devient incapable d'aucun emploi 
honnête et sérieux de ses mains ; il s'évade de 
Genève sans avoir d'autre but que de fuir 
tout ordre réglé et tout travail utile d'une so- 



J.-J. ROUSSEAU 31 

ciété laborieuse; il veut de sa vie réelle faire 
un roman d'aventures semblables aux romans 
dont il est saturé. Il vagabonde au hasard; il 
bat la campagne de Genève et de Savoie sans 
savoir ce qu'il cherche et sans autre direction 
que le hasard. Dn curé l'abrite; un gentil- 
homme savoyard, convertisseur de calvinistes, 
le sermonne et l'adresse à une charmante con- 
vertie, madame de Warens, qui gouverne une 
petite communauté de néophytes à Annecy, 

femme d'étrange nature, de figure séduisante, 
de mysticisme amoureux, de génie contradic- 
toire, de bonté adorable, d'intrigue naïve, de 
faiblesse maternelle, de générosité angélique au 
milieu des plus pressantes angoisses de fortune. 
La présentation de la lettre de recomman- 
dation de Rousseau adolescent à cette jeune 
et belle protectrice que Rousseau devait plus 
tard aimer, ruiner, déshonorer et immortali- 
ser ; cette présentation est une véritable scène 
du roman grec de Daphnls et Chloé, Rousseau la 



32 J.-J. ROUSï^EAU 

décrit comme le g(^nie de la jeunesse sait seul 
décrire un pressentiment de Tamour dans un 
paysage de la moderne Arcadie. 

« Le lieu de la scène était un petit passage 
» derrière sa maison, entre un ruisseau à main 
» droite qui la séparait du jardin, et le mur de 
» la cour à gauche, conduisant par une fausse 
» porte à l'église. Prête à entrer dans l'église 
» par cette porîe, madame de Warens se re- 
» tourna à ma voix. Que devins-je à cette vue? 
» Je m'étais figuré une vieille dévote bien re- 
» chignée; je vois un visage pétri de grâces, de 
» beaux yeux bleus pleins de douceur, un 
» teint éblouissant, des formes séduisantes; 
» rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune 
» prosélyte, car je devins à l'instant le sien, sûr 
» qu'une religion prôchée par de tels mis- 
» sionnaires ne saurait manquer de mener en 
» paradis. 

» Elle prend en souriant la lettre que je lui 
f> présente d'une main tremblante, l'ouvre, 



J.-J. ROUSSEAU 33 

» jette un coup d'œil sur ]a lettre de M. de 
» Ponsvérre (le gcnlilhomme qui le recomman- 
dait), revient à la mienne, qu'elle lit tout 
» entière et qu'elle aurait relue encore si son la- 
» quais ne l'avait avertie qu'il était temps d'en- 
» trer. — Eh ! mon enfant, me dit-elle d'un ton 
» qui me fit tressaillir, vous voilà courant le 
» pays bien jeune; c'est dommage, en vérité. 
» Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : 
» Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous 
» donne à déjeuner; après la messe, j'irai cau- 
» ser avec vous... Elle avait vingt-huit ans. 

» Louise-Éléonore de Warens était une de- 
» moiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne 
» famille de Vevay, ville du pays de Vaud. Elle 
» avait épousé fort jeune M. de Warens. de la 
» maison de Loys, fils aîué de M. Villardin 
» de Lausanne. Ce mariage, qui ne prpduisit 
» point d'enfants, n'ayant pa.«i trop réussi, 
» madame de Warens, poussée par quelque 
» chagrin domestique, prit le temps que le roi 



34 J.-J. ROUSSEAU 

» Victor-Amédée était à Évian, pour passer le 
» lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, 
» abandonnant ainsi son mari, sa famille et 
» son pays par une étourderie assez semblable 
» à la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de 
» pleurer aussi. 

» Le roi, qui aimait à faire le zélé catho- 
» lique, la prit sous sa protection, lui donna 
» une pension de quinze cents livres de Pié- 
» mont, ce qui était beaucoup pour un prince 
» aussi peu prodigue ; et, voyant que sur cet 
» accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya 
» à Annecy, escortée par un détachement de 
» ses gardes, où, sous la direction de Michel- 
» Gabriel de Bfernex, évêque titulaire de Ge- 
» nève, elle fit abjuration au couvent de la 
» Visitation. 

» Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y 
» vînSj et elle en avait alors yihgt-huit, étant 
» née avec le siècle. Elle avait de ces beautés 
» qui se conservent, parce qu'elles sont plus 



J.-J. ROUSSEAU 35 

»> dans la physionomie que dans les traits; 
» aussi la sienne était-elle encore dans son 
» premier éclat. Elle avait un air caressant et 
» tendre, un regard très-doux, un sourire an- 
» gélique, des cheveux cendrés d'une beauté 
» peu commune, et auxquels elle donnait un . 
» tour négligé qui la rendait très-piquante. 
» Elle était petite de stature, courte môme et 
» ramassée un peu dans sa taille quoique sans 
» difformité; mais il était impossible de voir 
» une plus belle tête, un plus beau buste, de 
» plus belles mains et de plus beaux bras. » 



X 



Madame de Warens et le clergé de la ville 
envoient le jeune posélyte à Turin pour le 
faire instruire et lui faire faire son abjuration 
dans un hospice de catéchumènes. Il emporte, 
dans son cœur ému, sa conversion déjà faite 
dans l'image et dans le tendre accueil de la 
charmante femme; son imagination est souillée 
par les sordides exemples de débauche dont il 
est témoin parmi les faux convertis de Thos- 
pice des faux catéchumènes de Turin ; il troque 
sa religion contre un vil salaire. Abandonné à 
lui-même, il est réduit à chercher du pain 



J.-J. ROUSSEAU 37 

dans la domesticité d'une riche famille pié- 
montaise ; des folies et des larcins l'en chas- 
sent. Il accuse, pour se justifier d'un léger 
soupçon, une pauvre servante innocente et la 
déshonore, sinon sans remords du moins sans 
pitié. Il s'associe à un vagabond pour montrer, 
à prix de petite monnaie, un jouet de physique 
au peuple des campagnes : il revient au seul 
asile qui lui reste, la maison et le cœur de 
madame de Warens. 11 s'attache à la fortune 
et à la personne de cette charmante protec- 
trice ; elle l'emmène avec elle à Chambéry dans 
la retraite délicieusement occupée des Char^ 
mettes ; elle y achève l'éducation littéraire de 
son protégé. 

A l'inverse de la première Héloïse, elle se 
laisse entraîner elle-même à une affection trop 
tendre pour son élève. En récompense de tant 
d'amitié, de maternité, d'amour et de sacri- 
fices, Rousseau Tabandonne et la flétrit jusqu'à 
l'ignominie et jusqu'au ridicule en divulguant 



38 J.-J. ROUSSEAU 

à la postérité les faiblesses de sa bienfaitrice. 
Jamais Tamour et la bonté n'ont expié à un tel 
prix le malheur d'avoir rencontré un tel avi- 
lissement dans une telle ingratitude. 

Les lignes de J.-J. Rousseau sur madame de 
Warens font le désespoir du cœur humain ; on 
se déûe même de ses vertus en voyant comment 
elles sont changées en vices et exposées au pi- 
lori des siècles par celui qui reçut de cette femme 
la double vie du corps et du cœur. Pauvre 
femme, qui aime en songe un idéal d'innocence 
sous les traits d'un enfant abandonné et recueilli 
par elle, et qui, à son réveil, reconnaît qu'elle 
a réchauffé et allaité un monstre qui la dévore 
et qui la souille! Ce crime, selon moi, dépasse 
Thomme et ne dépasse pas Rousseau. C'est le 
forfait de la plume, c'est l'instrument du sup- 
plice de celle dont le seul sort fut de trop ai- 
mer son bourreau!... 



XI 



Madame de Warens cultiva ou fit cultiver 
à ses frais tous les dons enfouis de son pro- 
tégé, môme la musique. Il en avait Tinstinct ; 
il en épela assez les principes pour composer 
plus tard le Devin du village^ idylJe grecque 
écrite et chantée par un pasteur suisse qui se 
souvient, en notes, du ranz des vaches de son 
hameau. 

Rousseau, comblé des dons de madame de 
Warens, qui s'appauvrit pour son élève, part 
pour Lyon avec son pauvre maître de cha- 
pelle; il Tabandonne à son premier malheur ^ 



iO J.-J. ROUSSEAU 

comme les chiens ne font pas de l'aveugle in- 
digne qu'ils conduisent aux portes des hô- 
pitaux. Le musicien, tombé dans la rue d'une 
atteinte de convulsions, est laissé là par le 
disciple, son compagnon de voyage, qui feint 
de ne pas le connaître. Vertu sublime d'avoir 
une telle âme, et de s'en glorifier à la face des 
hommes et de Dieu! 

. A son retour à Chambéry, il n'y trouve plus 
madame de Warens. « Quant à ma désertion, 
» dit-il, du pauvre maître de musique, je ne 
» la trouvais pas si coupable. » 

Plus tard, cependant, il se la reproche; 
mais le maître, à qui on avait volé jusqu'à ses 
instruments, sa musique et son gagne-pain, 
était mort de cet abandon. 



i 



XII 



Eq attendant le retour de madame de Wa- 
lens à Chambéry, Rousseau cohabite, avec un 
aventurier musicien, chez un cordonnier de la 
ville dont il dépeint le ménage en traits mé- 
chants et ignobles, qui défigurent le pauvre 
peuple artisan, et font la caricature de ses 
mœurs et de ses misères. Amant prétendu de 
la nature, il méprise la simple beauté des 
jeune filles de basse condition, pleines de 
prévenances et d'agaceries pour lui; il avoue 
ses goûts tout aristocratiques pour le rang, 



42 J.-J. ROUSSEAU 

l'orgueil, la parure des jeunes personnes de 
haut rang et de haute fortune. Ce démocrate 
ne sent la beauté que vêtue de luxe et de va- 
nités ; son orgueil prévaut môme sur la nature. 



XIII 



Il raconte plus loin, en style d'une, inexpri- 
mable délicatesse de pinceau, une rencontre 
qu'il fait, dans une vallée des environs, de 
deux jeunes personnes de haute condition et 
de figures gracieuses, qui allaient seules, à che- 
val, passer une journée de printemps dans 
une ferme de Jeurs parents. Théocrite n'est 
pas plus poëte, TAlbane n'est pas plus nu et 
plus naïf, TibuUe n'est pas plus ému que 
J.J. Rousseau dans la description de cette 
journée bocagère, où l'innocence, mille fois 



44 J.-J. ROUSSEAU 

plus séduisante que le vice, joue avec l'amour 
sans faire rougir même la timidité des trois en-, 
fants. Ce sont des pages de cette candeur et 
de cette sensibilité qui feront de Rousseau écri- 
vain le charmeur de la sensibilité, dont il a 
les couleurs sans en avoir la réalité. 

Son voyage à Fribourg avec une jeune ser- 
vante de madame de Warens, qu'il reconduit 
dans sa famille, est une autre scène de ce genre 
naïf comme une pastorale d'Helvétie. 

Au retour, il joue un véritable histrionage 
en qijêtant de ville en ville, à la suite d'un 
faux archimandrite de Jérusalem. L'ambas- 
sadeur de France à Lucerne le recueille par 
pitié pour sa jeunesse, et lui donne de l'argent 
et des recommandations pour Paris ; il arrive â 
Lyon, reçoit des nouvelles de madame de Wa- 
rens, revenue à Chambéry, l'y rejoint, s'y fait 
arpenteur de cadastre, puis maître de mu- 
sique. 

Il se détache bientôt de sa protectrice, voyage 



J.-J. ROUSSEAU 45 

à ses frais dans le midi de la France, s*y guérit 
d*une maladie imaginaire, entre comme pré- 
cepteur dans une maison noble de Lyon, s'y 
fait mépriser par quelques larcins de gour- 
mandise, quitte de lui-même ce métier, ac- 
court de nouveau aux Charmèttes, espérant y 
retrouver son asile dans le cœur de madame 
deWarens; il ne retrouve plus en elle qu'une 
mère attachée à un autre aventurier, ruinée 
par les dissipations de ce parasite et par des 
entreprises d'industrie chimériques; il pleure 
sur son idée évanouie, quitte polir jamais sa 
malheureuse amie, et accourt à Paris chargé de 
rêves et d'un système pour écrire la musique 
en chiffre, et le manuscrit d'une comédie plus 
que médiocre. 

Des lettres de M. de Mably et de l'abbé de 
CondiUac, son frère, qu'il avait sollicitées à 
Lyon de cette famille obligeante, l'introduisent 
à Paris dans la société de quelques hommes de 

lettres et de quelques érudits. Diderot est le plus 

3. 



46 J.-J. ROUSSEAU 

digne d'être nommé. Esprit aventurier comme 
Rousseau, fils d'un artisan comme lui, cœur bon 
et évaporé qui se livrait à tout le monde, Didp- 
rot fut le premier ami du jeune Genevois, Dide- 
rot eut bien à se repentir depuis de sa facilité à 
aimer un ingrat. 

Un hasard de société le lance de plein saut 
dans le cercle le plu9 aristocratique de Paris, au 
milieu de femmes de cour et d'honimes de let- 
tres; il s'y fait remarquer par sa figure, par 
quelques poésies récitées dans ces salons avec 
un succès d'étrangeté plus que de talent, et par 
son goût réel et inspiré pour la musique. Il ose 
chercher étourdiment dans madame Dupin une 
autre madame de Warens ; une lettre trop ten- 
dre qu'il écrit à cette femme indulgente, mais 
sévère, ne reçoit qu'un sourire de dédain pour 
réponse ; mais l'intérêt de commisération qu'il 
inspire à madame de Broglie et à d'autres fem- 
mes de cette société lui fait obtenir un emploi 
de secrétaire intime du comte de Montaigu, am- 



J.-J. ROUSSEAU 47 

bassadeur de France à Venise, avec un appoin- 
tement de cinquante louis. Il en était temps, car 
il consommait ses derniers quinze louis dans 
une presque indigence à Paris. 



XIV 



Arrivé à Venise, il dénigre ouvertement son 
ambassadeur, il travestit en titre de secrétaire 
d'ambassade de France les fonctions équivoques 
et domestiques de secrétaire salarié de l'am- 
bassadeur. 

Ses prétentions déplacées et ses dénigre- 
ments amers contre son patron le rendent 
prompteraent insupportable à M. de Montaigu. 
Rousseau pousse l'exigence du parvenu jusqu'à 
vouloir dîner, malgré son ambassadeur, avec 
les tôles couronnées qui passent à Venise et qui 
invitent à leur table l'ambassadeur de France. 



J.-J. ROUSSEAU 49 

Dans une de ces scènes amenée par la résis- 
tance du ministre aux ridicules prétentions de 
Rousseau, M. de Montaigu s'emporte et chasse 
brusquement Rousseau de sa présence et de son 
palais. Rousseau affecte de narguer son chef, 
reste à Venise malgré lui, emprunte à toutes 
mains pour payer son retour en France, et re- 
vient victime de son orgueil. Deux anecdotes 
d'une indécence révoltante sur une courtisane 
de Venise, sans autre sel que le cynisme des 
expressions, sont, avec ces rixes d'intérieur, les 
seules traces de sa résidence à Venise. 

Rentré à Paris, il s'acharne sur le caractère et 
sur l'ineptie de l'ambassadeur. Il n'en reçoit 
pas moins son salaire des mains de H. de Mon- 
taigu quelque temps après son retour à Paris. 

Les invectives de Rousseau contre l'ambassa- 
deur choquèrent par leur véhémence les per- 
sonnes qui l'avaient recommandé à cet homme 
de cour; on l'éloigna de ces maisons, dans les- 
quelles on l'avait si bien accueilli. Il s'en ven- 



50 J.-J. ROUSSEAU 

gea en les prostituant aux railleries et à la 
haine de ses amis. 

Ce fut l'origine de sa colère contre les rangs 
supérieurs de Tordre social, tant cultivés par 
lui jusque-là ; il a la franchise un peu basse de 
l'avouer : 

«La justice et l'inutilité de mes plaintes, 
' » dit-il, me laissèrent dans l'âme un germe 
» d'indignation contre nos sottes institutions ci- 
» viles, où le bien public et la véritable justice 
» sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre 
» apparent, destructif en effet de tout ordre. 
» Deux choses l'empêchèrent de se développer 
» en moi pour lors, comme il a fait dans la 
» suite, etc. » 



> 



XY 



Voilà l'origine du Contrat social. L'ordre 
réel eût été, sans doute, que le secrétaire do- 
mestique se substituât orgueilleusement dans 
son rang et dans ses fonctions à l'ambassadeur, 
et que Rousseau mangeât à la table des rois, tan- 
dis que les officiers de l'ambassadeur dîneraient 
humblement à l'hôtel de l'ambassade de 
France? 

C'est ainsi que l'orgueil déplace tout pour se 
faire à lui -môme l'inégalité à son profit. 

La saine démocratie, qui est l'ordre par ex- 



52 



J.-J. ROUSSEAU 



cellence, parce qu'elle est la justice et la charité 
entre les choses, a heureusement d'autres fon- 
dements que ces vengeances intéressées des 
petits contre les grands. 



XVI 



De ce jour-là, Rousseau cessa de prétendre à 
l'ambition des fonctions publiques, et ne préten- 
dit plus pour toute ambition qu'à la singularité 
du désintéressement et de la pauvreté volon- 
taire; au lieu de tendre en haut, il tendit en 
bas. Le tonneau de Diogène, si Rousseau eût 
vécu à Athènes, aurait eu en lui son héritier, 
pourvu qu'il fit du bruit dans ce tonneau. 

Il prit le logement et la table dans une pension 
d'hôtes à bas prix, tenue par une pauvre veuve, 
dans une de ces ruelles obscures qui entouraient 
alors le jardin solitaire du Luxembourg; il y 
rencontra une jeune ouvrière de province, nièce 



54 J.-J. ROUSSEAU 

de rhôtesse, venue à Paris pour y vivre de son 
aiguille. 

Il s'attache à elle d'un amour de hasard. Cet 
amour, très-touchant et très-gracieux dans la 
candeur de la jeune Thérèse, est dépouillé de sa 
pudeur par une exclamation cynique de l'amant, 
qui flétrit l'amour même d'un blasphème de 
libertinage. 

Rousseau, heureux de cet amour qui ressem- 
ble à une idylle dans les faubourgs et dans les 
guinguettes de Paris, refuse cependant de le 
consacrer par le mariage ; il se donne à la pau- 
vre Thérèse, et il ne se donne à elle que pour la 
jouissance et nullement pour la réciprocité du 
devoir. Thérèse est pour lui une jolie esclave 
dont il fait une ménagère et une concubine 
volontaire pour l'agrément de sa vie obscure , 
mais avec laquelle il ne veut d'autre lien que 
son caprice. Ce caprice usé, il ne restera, pour 
la pauvre séduite , que le hasard de l'indi- 
gence et les charges de la maternité. 



J.-J. ROUSSEAU 55 

Hais noi), les firuits mêmes doux et amers de 
la maternité ne lui resteront pas pour charmer 
sa vie, pour soulager sa misère, pour soutenir sa 
vieillesse.On sait que par une férocité d'égoïsme 
au-dessous de l'instinct des brutes pour leurs 
petits, J.-J. Rousseau attendait au chevet du lit 
de Thérèse le fruit de ses entrailles, et porta lui- 
même, quatre ou cinq ans de suite, dans les plis 
de son manteau, à Thôpital des orphelins aban- , 
donnés, les enfants de Thérèse, arrachés sans 
pitié aux bras, au sein, aux larmes de la mère, 
et, par un raffinement de prudence, le père en- 
levait à ces orphelins toute marque de recon- 
naissance, pour que son crime fût irréparable et 
pour qu'on ne pût jamais lui rapporter cette 
charge onéreuse de la paternité ! Les preuves, à 
cet égard, ont été complétées et aggravées depuis 
la publication des Confessions ! 

Or, pendant que Rousseau accomplissait ces 
exécutions presque infanticides, il écrivait, avec 
une affectation de sensibilité digne d'un Tartuffe 



56 J.-J. ROUSSEAU 

d'humanité^ des malédictions systématiques et 
fausse sur le crime des mères qui n*allaitent 
pas elles-mêmes leurs enfants I proscription des 
nourrices, qui donnent un lait salubre et pur au 
lieu du lait appauvri ou fiévreux des femmes du 
monde. Le lait de l'hôpital et le vagabondage 
de Tenfant sans mère et sans père lui parais- 
saient-ils donc plus sains et plus purs que le 
sein maternel de Thérèse? — Si la démence 
n'expliquait pas charitablement dans Rousseau 
un tel contraste entre l'homme et l'écrivain, 
faudrait-il donc accuser l'homme de perversité 
et le philosophe d'hypocrisie ? On sait que les 
soupçons de conspiration universelle contre 
nous sont une des formes du délire, Rousseau, 
honnête d'intention, était vicieux par folie. Il 
craignait, disait-il, que la société n'armât un 
jour contre lui le bras parricide de ses enfants ! 
Quel drame expiatoire il y aurait à faire en- 
tre un fils inconnu de Rousseau, devenu meur- 
trier par suite de son abandon, assassinant un 



J.-J. ROUSSEAU 0/ 

étranger pour le dépouiller, et reconnaissant 
son père dans sa victime t Qui sait ce que sont 
devenus ces fils de Thérèse jetés aux gémonies 
tout vivants par la barbarie d'un père insensé? 
Ah I combien la pauvre Thérèse, dans Tamour 
bestial d*un tel homme et après de tels rapts de 
ses enfants, ne devait-elle pas frémir de deve- 
nir mère I 



xvn 



Elle était aimante et fidèle cependant, par ce 
généreux abandon féminin de Tamante à son 
profanateur même. Elle suivait sa bonne et sa 
mauvaise fortune, elle lui gardait avec soumis- 
sion et tendresse son ménage intime au retour 
des palais et des fêtes élégantes qu'il fréquen- 
tait pour y porter d'autres hommages et pour y 
chercher d'autres jouissances auprès d'autres 
femmes de ville et de cour qui caressaient 
mieux sa sensualité ou sa vanité. L'attachement 



/^ 



J.-J. ROUSSEAU 59 

de Thérèse pour Rousseau subsista jusqu'à sa 
mort, saDs fidélité du côté de Rousseau. L'amour 
n'était plus pour lui qu'une domesticité com- 
mode plutôt qu'un attachement.. 



XYIII 



Les nécessités de la vie et le goût de la musi- 
que le jettent dans la société artiste, lettrée, 
licencieuse de Paris. Il joue chez madame la 
marquise d'Épinay, femme opulente, spirituelle, 
galante, un rôle de confident et de favori de la 
maison qui lui donne quelques relations illustres. 

Sa musique naïve et semi-italienne le révèle 
aux théâtres de société; il tente de s'élever jus- 
qu'à la scène de l'Opéra; ses comédies, ses poé- 
sies, ses romances, lui créent une demi-renom- 
mée de salon. Les philosophes admirent la so- 
briété de sa vie, les femmes du monde sa sensi- 



J.-J. ROUSSEAU 61 

bilîté; Diderot, son ami, soupçonne son élo- 
quence et lui conseille quelque sophisme 
hardi, insolent, contre les idées qui servent de 
fondement au monde. Il prend la plume, il 
co.mmence contre la société, contre les arts, 
contre la civilisation, cette série de paradoxes 
sur l'état de nature, c'est-à-dire l'état de barba- 
rie : c'est là, selon lui, l'idéal de perfectibilité 
préchée aux hommes. 

Une sociétécorrompuft alors jusqu'à la moelle 
sourit à ces contre-sens de la mauvaise humeur 
contre elle-même; elle prend pour de la profon- 
deur et pour de la vertu cette philosophie très- 
éloquente et très-absurde du monde renversé. 
Rousseau est parvenu à se faire regarder ; c'est 
un sauvage sublime, un ilote de la pensée, que 
la société admet dans ses salons pour le voir 
avec curiosité et pour l'entendre avec complai- 
sance blasphémer avec un éloquent délire con- 
tre la pensée même qui fait son existence, sa 
force et sa gloire. 



62 J.-J. ROUSSEAU 

Le suicide de toute civilisation commence par 
l'engouement pour cet aventurier de génie qui 
ne cherche pas la vérité, mais la nouveauté 
dans le sophisme. La France devient sa com- 
plice, et les fondements de Tordre social sont 
ébranlés comme par un tremblement de logi- 
que dans la tête des hommes et dans le cœur 
des femmes. 



XIX 



Rousseau , en se voyant couronné pour son 
style par les académies, applaudi par les cours, 
encensé par les philosophes, se prend lui-même 
au sérieux; il adopte pour toute sa vie ce rôle 
de Diogène moderne, qui prétend renouveler 
la face du monde moral et politique du fond de 
sa prétentieuse obscurité. 

Il se cache comme l'oracle dans une vie vo- 
lontairement ténébreuse aûn de s'y faire recher- 
cher. 

Il n'en souille pas moins ses mœurs et son 
union conjugale avec Thérèse dans des orgies 



64 J.-J. ROUSSEAU 

d'abjecte débauche avec ses amis. Là une jeune 
fille, séduite et prêtée par son séducteur à ses 
convives, sert de victime à la lubricité de Grimm 
et de Rousseau; scène odieuse dont la confes- 
sion même aggrave Timmoralilé. 

11 entre comme caissier dans la maison de 
madame Dupin, il en sort après quelques jours 
de noviciat; il renonce à toute ambition de for- 
tune par un travail régulier; il trouve qu'il est 
plus facile d'accepter la pauvreté que d'acquérir 
l'aisance. 11 se fait copiste de musique à tant la 
page ; ses patrons lui fournissent abondamment 
du travail et secourent, à son insu, Thérèse et sa 
mère, pour aider le pauvre ménage sans bles- 
ser les susceptibilités de l'orgueilleux copiste. 

Son humeur s'aigrit : il commence à verser 
ses soupçons et son ingratitude sur Diderot, 
coupable seulement de légèreré, de déclama- 
tion et de zèle pour lui ; il outrage Grimm, 
Coupable de trop d'abandon et de trop de 
confiance dans son ami; il calomnie indigne- 



J.-J. ROUSSEAU 65 

ment ces deux hommes de cœur et d*honneur 
pour prix des services qu'ils lui ont rendus; il 
paye par la diffamation la célébrité qu'ils lui 
ont faite. Grimm s'indigne et s'éloigne; Diderot 
déclare à voix basse, mais avec une amère dé- 
ception de cœur, qu'il a réchauffé dans son 
sein un scélérat. Rousseau reste seul, sans 
amis, mais entouré d'un prestige de culte pour 
ses talents et ses vertus qui lui font une atmos- 
phère de fanatisme. 



XX 



A quarante ans passés cependant, cette re- 
nommée repose sur le charlatanisme du para- 
doxe anti-social plutôt que sur un ouvrage esti- 
mable. Le succès des paroles et de la musique 
de Topera du Devin du village, donné à Fontai- 
nebleau devant le roi, et à Paris l'année sui- 
vante, fît éclater de nouveau le nom de Rousseau 
et lui donna celte popularité que le théâtre 
donne en une soirée et que les plus beaux livres 
ne donnent qu'à force -de temps. 

L'ivresse monta à la tête de la France et sur- 
tout des femmes ; son nom courut avec ses notes 



J.-J. ROUSSEAU 67 

8ur toutes les lèvres. Oa crut sentir son âme 
dans ses mélodies, on ne la sentit que dans les 
oreilles. 

Le roi et madame de Pompadour lui donnent 
chacun une gratification en argent qui remet 
Faisance dans son ménage. 

Dans un voyage à Genève, il passe avec Thé- 
rèse à Chambéry comme on repasse sur les tra- 
ces de sa jeunesse dans un jardin couvert de 
ronces; il y trouve madame de Warens dans 
l'abandon et dans la misère ; sa pitié est froide 
comme un passé refroidi. 

11 se le reproche, il jette quelque modique 
aumône dans cette main qui a tenu autrefois son 
oœur. 

Thérèse, plus tendre que l'ancien amant, baise 
cette main et y laisse une larme. 

Il va à Genève : il semble désirer de s'y fixer. 

Le voisinage de Ferney, oïl la populariré uni- 
verselle de Voltaire à Ferney aurait éclipsé et 
subalternisé la renommée du Genevois, l'en 



68 J.-J. ROUSSEAU 

éloigne. Il revient à Paris, et accepte un ermi- 
tage d*opëra dans le coin du jardin d*une femme 
galante, madame d'Épinay, à Tombre de la fo- 
rêt de Montmorency. 



XXI 



Avant de s'y retirer, il place dans un hospice 
de cliarité publique le père de Thérèse, pour 
alléger le poids du ménage; le vieillard comme 
l'enfant, ces deux fardeaux si doux du cœur , 
rimportunent. Il les sacrifie également à l'é- 
golsme, la divinité du moi ; il garde la femme, 
parce qu'elle est servante nécessaire au foyer, 
à la solitude, à l'infirmité, à la vieillesse. 

L'ivresse de la nature au printemps le saisit la 
première nuit de son établissement à l'ermitage. 
Cette ivresse de la nature est sincère, éloquente, 
communicative sous sa plume ; il se sent délivré 



70 J.-J. ROUSSEAU 

de la société des hommes. Mais, hélas! dès le 
lendemain, il n'est pas délivré de lui-même : 
ses inquiétudes, ses soupçons, ses rivalités, ses 
haines, ses amours, ses ingratitudes, l'assiègent 
jusque sous les ombres de cette forêt et dans 
cette douce hospitalité d'une amie. 

Pour s'en distraire et pour prophétiser dans le 
..^ désert, il divague dans la politique, il veut con- 
traster avec Montesquieu, ce politique expéri- 
mental, et il ébauche Je Contrat social en poli- 
tique imaginaire. 

Une femme évaporée lui demande follement 
un traité d'éducation, à lui, l'homme qiii n'a 
jamais trouvé sa place dans le monde des hom- 
mes, qui n'a reçu d'éducation que celle des 
aventuriers, et dont toute la règle a été de n'en 
point avoir 1 On en verra le résultat dans Y Emile ^ 
livre qui fait tant d'honneur au talent de plume 
de celui qui l'écrivit, comme rêverie, et tant 
de honte à ceux qui l'admirèrent comme code 
d'éducation. 



J.-J. ROUSSEAU 71 

Le caractère de Rousseau se révèle tout en- 
tier dans les motifs d'égoïsme qui le jetèrent 
dans cette demi-solitude au milieu de sa vie. 

« Madame de Warens, écrit-il lui-m^e alors, 
» vieillissait et s'avilissait l II m'était prouvé 
» qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas ; 
» quant à Thérèse, je n'ai jamais senti la moin- 
» dre étincelle d'amour pour elle;4es besoins 
» sensuels satisfaits près d'elle n'ont jamais eu 
» rien de spécial à sa personne. » 

Ce fut à cette époque, le milieu de la vie déjà 
passé, que Rousseau chercha dans sa seule ima- 
gination le fantôme de cet amour que son cœur 
ne lui avait jamais fait éprouver. Il écrivit son 
Hàmse^ roman déclamatoire comme une rhétori- 
que du sentiment, dissertation sur la métaphysi- 
que de la passion, passionné cependant, mais 
de cette passion qui brûle dans les phrases et 
qui gèle dans le cœur. Son imagination allumée 
pour Julie, l'amante pédantesque de son drame, 
se convertit un instant en amour réel, mais pu- 



72 J.-J. ROUSSEAU 

rement sensuel, pour madame d'Houdetot, sa 
voisine de campagne, femme très-séduisante, 
mais très-solidemènt attachée à Saint-Lambert, 
ami de Roisseau, et qui se plaisait dans la so- 
ciété de Rousseau par la réminiscence ûdële de 
S^iat-Lambert absent. 

Rousseau, perverti cette fois par une passion 
folle, mais sincère, trahit Tamitîé et s'efforça 
de dérober à Saint-Lambert la fidélité de ma- 
dame d'Houdetot. Elle ne lui laissa dérober que 
des coquetteries d'amitié et d'innocentes illu- 
sions de tendresse. Rousseau, dans un perpé- 
tuel délire, continuait à prêter au personnage de 
son roman les sentiments et les sensations de 
ses entretiens avec madame d'Houdetot; les 
amis de madame d'Épinay, Grimm et Diderot, 
informés par Thérèse du délire de Rousseau, 
raillèrent le philosophe amoureux, et contrîstè- 
rent madame d'Houdetot et Saint-Lambert par 
des ricanements sur cette passion. 

L'&ge et la sauvagerie ée Rousseau pris en 



J.-J. ROUSSEAU 73 

flagrant délit de ridicule, il découvrit que la 
curiosité de madame d'Épînay allait jusqu'à 
corrompre Thérèse pour avoir communication 
de la correspondance mystérieuse entre ma- 
dame d'Houdelot et lui. 

Son orgueil se révolta contre ces tentative 
d'espionnage , et contre ces connivences de 
Thérèse et de madame d'Épinay. 

Ces tripotages d'amour, de jalousie, de curio- 
sité, d'humeur, bagatelles prenant l'importance 
de crimes devant une imagination ombrageuse 
et grossissante, dégénérèrent en inimitiés achar- 
nées entre Rousseau et madame d'Épinay. Il 
s'éloigna d'elle, et se réfugia en plein hiver 
dans une autre maisonnette de Montmorency, 
où il vécut dans une volontaire indigence, in- 
digence toutefois plus ostentatoire que réelle. 

Il avait renvoyé à Paris, assez durement," la 
mère octogénaire de Thérèse. L'aigreur de ses 
sentiments contre Diderot, Grimra, le baron 
d'Holbach, ses premiers amis, le brouilla alors 



7î J.-J. ROUSSEAU 

avec la secte des philosophes dont il avait été 
jusque-là le protégé. 

Cette haine rejaillit jusque sur Voltaire, qu'il 
confondit injustement avec ces athées radicaux 
de l'impiété. Voltaire, moins emphatique, mais 
toutefois plus réellement sensible, plaignit la 
démence de Rousseau, lui pardonna ses hostili- 
tés contre lui, et lui offrit, quand il fut persé- 
cuté, une hospitalité courageuse. 



XXII 



Peadant que Rousseau imprimait son roman 
de la Nouvelle Héloïse^ il achevait son Contrat 
social^ et, pendant qu'il écrivait cette diatribe 
contre toute aristocratie, il se façonnait à la 
courtisanerie la plus obséquieuse dans la société 
très-aristocratique du prince de Conti et de la 
duchesse de Luxembourg. 

Le prince de Conti était un de ces caractè- 
res et un de ces esprits mal faits, qui profitent 
de leur rang pour opprimer les petits, et qui 
profitent de leur popularité d'opposition à la 
royauté pour imposer au souverain ; il flattait 



Ib J.-J. ROUSSEAU 

Rousseau, républicaia, pour humilier la cour ; 
il affectait des principes austères de Romain, et 
il tenait à Paris ou à File-Adam, près de Mont- 
morency, une cour de débauchés et.de fron- 
deurs. Il s'indignait contre les favorites royales 
de Louis XV, et desPompadours et des Dubarrys 
subalternes gouvernaient sa maison. 

Quant à la duchesse de Luxembourg, elle 
avait été célèbre autrefois par sa beauté sous le 
nom de Boufflers, son premier mari. Elle avait 
été célèbre surtout par des faiblesses qui avaient 
scandalisé même ce temps de scandale. Deve- 
nue veuve, elle avait épousé un de ses anciens 
adorateurs, le duc de Luxembourg, illustre par 
son nom, insignifiant par son esprit, respectable 
par ses mœurs. 

Forcée par l'âge de renoncer à l'empire de la 
beauté, elle avait aspiré à l'empire de l'esprit, 
dont elle était assez digne. Le voisinage de 
Rousseau, déjà recherché du grand monde, 
lui avait paru une bonne fortune pour son sa- 



J.-J. ROUSSEAU 77 

Ion : le rôle de Mécène d'un cynique însocîable 
tentait toutes les femmes. Rousseau se prêtait à 
ses prévenances : la protection y était noble- 
ment déguisée sous l'amitié. Il accepta du duc 
et de la duchesse un appartement dans le petit 
château dépendant de leur somptueuse demeure 
dans le parc de Montmorency. Pour payer cette 
hospitalité, il fit pour la maréchale une copie 
manuscrite de la Nouvelle HéMse; il en fit une 
autre pour madame d'Houdetot, qui dut y recon- 
naître l'amour qu'elle avait inspiré à l'auteur. 
Rousseau vivait du prix de ces copies et de la 
musique qu'on lui commandait par le désir 
d'obliger un homme illustre. 11 en modérait lui- 
môme le salaire pour que le travail manuel ne 
dégénérât pas en munificence humiliante pour 
lui. 

Son troisième ermitage au petit château était 
assiégé tout l'été des visites des plus grands 
seigneurs et des plus grandes dames, hôtes du 
maréchal. Ermite de cour dans un ermitage 



78 J.-J. ROUSSEAU 

d*opéra, il jouait son râle de sauvage dans une 
apparente séquestration. Il ne vit jamais plus 
de monde, et un monde plus choisi, que dans 
sa forêt. 



XXIII 



La Nouvelle Héloïse, roman d'idée autant et 
p)us que roman de cœur, eut un succès de style 
et un effet d'éloquence qui passionna toutes les 
imaginations pour l'écrivain. On déifia l'amour 
dans l'auteur. Le nom de Rousseau se répandît 
et s'éleva aux proportions de l'engouement et 
du fanatisme. 

La déclamation à froid de certaines lettres de 
cette correspondance fut échauffée par le fond 
de passion qui brûlait sous la voluptueuse con- 
tagion des autres lettres; le style couvrit tout 
de son charme. Ce style, qui n'était ni grec, ni 



80 J.-J. ROUSSEAU 

latin, ni français, mais helvétique, ravit par sa 
nouveauté toutes les oreilles : musique alpestre 
qui semblait un écho des montagnes, des lacs 
et des torrents de THelvélie. Ce fut une ivresse 
qui dura un demi-siècle, mais qui ne laisse, , 
mainlenaQt qu'elle est dissipée, que des pages 
froides dans des esprits vides. 

C'est que ce livre était de la nature des so- 
phismes : il fut prestigieux, il ne fut pas natu- 
rel ; la nature seule a dans les livres des effets 
immortels. 

Celui-là refroidirait aujourd'hui le cœur d'un 
amant, et éteindrait le sophisme même dans le 
ridicule des conceptions. C'est comme sur les 
Alpes de Meilleraie^ un glacier qui brille, mais 
qui transit. 

11 écrivit presque en môme temps VÉmile^ 
livre d'un style admirable et d'une conception 
insensée. C'était un singulier contraste dans 
Rousseau qu'un homme écrivant un traité 
d*éducation pour le genre humain de la même 



J.-J. ROUSSEAU 81 

main qui venait de jeter et qui jetait encore à 
cette époque ses enfants à Tbôpital des enfants 
trouvés, pour y recevoir l'éducation de la mi- 
sère, du hasard, et peut-être du vice et du 
crime. 

Père dénaturé, qui signalait sa tendresse 
menteuse pour l'humanité en faisant ces forçats 
de naissance appelés des enfants trouvés, dans 
ces tours, égouts de Tillégale population des 
cités. 

Aussi la fausseté de cette paternité humani- 
taire du sophiste de vertu éclate-t-elle à toutes 
les pages de ce ridicule système d'éducation 
dans un livre que la démence seule peut expli- 
quer. 

Le premier de ces ridicules, c'est d'écrire, pour 
l'éducation universelle d'un peuple qui ne vit 
que de travail et de pauvreté, un livre qui sup- 
pose dans la famille et dans Tenfant qu'on élève 
une opulence de Sybarite ou des délicatesses de 

LucuUus, des palais, dos jardins, dos serviteurs 

5. 



82 J.-J. ROUSSEAU 

de toutes sortes, des gouverneurs mercenai- 
res attachés par des salaires sans mesure aux 
pas de chaque enfant, des voyages lointains à 
grands frais avec le luxe d'un fils de prince, 
voyages d'Alcibiade avec un Socrate à droite et 
un Platon à gauche de Télève. Absurdités inex- 
plicables, à moins d'avoir, comme le fils de 
Philippe, Aristote pour maître, la Macédoine 
pour héritage et le monde pour théâtre de ses 
vices ou de ses vertus. Les élèves de Rousseau 
dans V Emile seront donc un peuple de rois! 

On ne comprend pas aujourd'hui que l'en- 
gouement du xviii* siècle ait pris un seul 
jour au sérieux un livre soi-disant écrit pour le 
peuple, et dont tous les enseignements suppo- 
sent dans les pères, les maîtres et les élèves la 
plus insolente aristocratie. Platon n'a rien rêvé 
de plus incompatible avec les réalités de l'es- 
pèce humaine. 

Une seule page de ce livre est d'un philoso- 
phe, d'un poète et d'un sage ; c'est celle où au 



J.-J. ROUSSEAU 83 

commencement d'un chapitre, véritable vesti- 
bule d'un panthéon moderne , Rousseau dé- 
crit l'horizon, la vie, la pensée d'un pauvre 
prêtre chrétien enseignant à un village, où il 
est exilé, le culte et la charité d'une communion 
universelle. C'est ce qu'on appelle la profession 
de foi du vicaire savoyard. 

Note de religion universellCj en effet, religion 
des sens et de l'âme qui ne froisse aucun dogme 
national, qui ne retranche aucune vertu hu- 
maine, mais qui embrasse et illumine tous les 
dogmes sincères et toutes les vertus naturelles 
dans une atmosphère de vie, de chaleur et de 
piété semblable au rejaillissement d'un même 
soleil sur la coupole d'Athènes, sur la cathédrale 
de Sainte-Sophie et sur les mosquées d'Arabie 
dans cet Orient plein de Dieu ! 

Cette page de VÉmUe est ce qu'il y a certai- 
nement de mieux pensé, de mieux senti, de 
mieux écrit dans toutes les œuvres de J.-J. 
Rousseau. C'est un fragment de cette éloquence 



84 J.-î. ROUSSEAU 

< 

lapidaire dont les monuments de Tlnde, de la 
Perse, de TÉgypte, de la Grèce orphéîque con- 
servent les dogmes dans les inscriptions de leurs 
temples, retrouvées et déchiffrées par nos éru- 
dits; un alphabet épelé des vérités primitives, 
dont toutes les lettres rassemblées disent Dieu 
dans la nature et lois divines dans Thuma- 
nité. 

Voltaire lui-même, qui, en qualité d'esprit 
juste, abhorrait Rousseau, l'esprit faux, s'arrête 
et s'étonne, dans son dénigrement bien natu- 
rel, devant cet éclair sorti des ténèbres, et 
s'écrie : 

a Rousseau ! tu écris comme un fou et tu 
» agis comme un méchant, mais tu viens de 
• parler comme un sage et comme un juste! 
i Lisez, mes amis^ et saluons la vérité et la mo- 
» raie partout où elles éclatent, môme dans la 
» méchanceté et dans la démence. » 

C'est alors que Voltaire pardonne à Rousseau 
les injures qu'il en a reçues sanslrs avoir pro- 



J.-J. ROUSSEAU 85 

voquées, et qu'il lui ouvre son cœur et sa mai- 
son pour l'abriter contre les persécutions et les 
exils dont Paris menace l'écrivain d'Emile et 
d'Hâoïse. 



XXIV 



Ces livres, quoique protégés par M. de Males- 
herbes, directeur de la librairie, gardien très- 
infldèle de Tintolérance du clergé , du Parle- 
ment et de la police, étaient frappés d'ana- 
thème, et leur auteur de proscription. Mais la 
faveur des grands, de la cour, du public, étei- 
gnait ces foudres officielles, et faisait échapper 
Rousseau à ces vaines proscriptions, plus osten- 
tatoires que dangereuses. 

Il s'en allait un moment, rentrait sans obsta- 
cle et attendait tranquillement dans la ville et 
dans le palais du prince de Gonti la Un de ces 



J.-J. ROUSSEAU 87 

persécutions peu sérieuses. La magie de son 
style le dérobait à toute atteinte des lois ; tous 
ses lecteurs devenaient ses complices, pendant 
que ce livre était dans leurs mains. 

La guerre intestine qu'il avait déclarée aux 
philosophes, ses premiers preneurs, lui avait 
créé entre le christianisme et l'athéisme une si- 
tuation exceptionnelle qui lui faisait ce qu'on 
nomme un tiers-parti dans les assemblées. Nul 
ne confessait Dieu avec plus de foi et plus d'élo- 
quence. L'athéisme, délire froid des sociétés ex- 
pirantes, ne pouvait sortir des montagnes^ des 
lacs et des glaciers d'un peuple pastoral comme 
la Suisse. La boue ne reflète rien : le ciel et les 
eaux sont le miroir matériel du Grand Être. 

Rousseau y avait trop souvent contemplé 
cette grande image, pour ne pas la produire 
dans ses écrits. Il y a peu de vraie morale, mais 
il y a une ardente piété dans son style. C'est 
par là qu'il vit : l'adoration est la vertu de l'in- 
telligence. 



XXV 



A la première rumeur produite à Paris par 
rapparition de son livre, il se sauve à Jiotiers- 
Travers, village de Neufchâtel, sous la pro- 
tection du roi de Prusse; il y revêt le costume 
d'Arménien, fantaisie grotesque qui ressemble 
à un déguisement et qui n'est qu'une affiche. 
Cette puérilité dans un philosophe européen 
attire sur lui une attention qui s'attache plus 
à l'habit qu'à la personne. Bientôt il entre en 
querelles épistolaires avec les membres du gou- 
vernement de Genève qui mi condamné ses 
principes religieux ; et, pour leur prouver son 



J.-J. ROUSSEAU 89 

christianisme^ il abjure le catholicisme et se 
convertit dogmatiquement et pratiquement au 
calvinisme sous la direction du pasteur du vil- 
lage. 

Il communie à Motiers-Travers, comme Vol- 
taire à Ferney, mais moins dérisoirement. 

Le pasteur et lui finissent par se brouiller et 
par s'excommunier pour des vétilles de sacris- 
tie ; les habitants prennent parti pour leur prê- 
tre et lancent des pierres, pendant la nuit, 
contre les fenêtres de Rousseau. Il s'enfuit avec 
Thérèse, son esclave volontaire , dans la petite 
lie de Saint-Pierre, appartenant au canton de 
Berne. Il n'a que le temps d'y rêver une félicité 
pastorale dans l'oisiveté d'un philosophe con- 
templatif; le gouvernement de Berne menace 
de l'expulser : il supplie ce gouvernement de 
le faire enfermer à vie, pour qu'au prix de sa 
liberté, il jouisse au moius d'un asile en Suisse. 



XXVI 



Dû nouveau caprice de son imagination le re- 
jette à Paris. Son costume d'Arménien le fait 
suivre dans les rues, et il se plaint de Timpor- 
tunité qu'il provoque. Le grand historien anglais 
Hume a pitié de ses agitations : il se dévoue à 
le conduire en Angleterre et à lui trouver, avec 
une pension du roi, un asile champêtre dans le 
plus beau site du royaume pour passer en paix 
le reste de ses jours. 

Rousseau, déjà égaré par une véritable dé- 
mence de cœur, reconnaît tous ces services d'un 
honnête homme en accusant de perfidie et de 



J.-J. ROUSSEAU 91 

trahison cette providence de l'amitié. Hume 
s'étonne d'avoir réchauffé ce malade ramassé 
sur la route pour en recevoir les coups les plus 
iniques à sa renommée : il s'éloigne en le plai- 
gnant et eh le méprisant. 

Rousseau revient à Paris, y continue une vie 
inquiète et inexplicable, moitié de génie, moitié 
de démence. Incapable d'activité dans la foule, 
incapable de repos dans la solitude, recueilli 
par la famille de Girardin, à Ermenonville, dans 
un dernier ermitage, il y meurt d'une mort pro- 
blématique, naturelle selon les uns, volontaire 
selon les autres : le mystère après la folie. — 
Le moins raisonnable et le plus grand des écri- 
vains des idées des temps modernes repose, 
jeté par le hasard, sous des peupliers, dans 
une petite île d'un jardin anglais, aux portes 
d'une capitale, lui qui, dans sa mort comme 
dans sa vie, sembla le plus misanthrope des 
hommes en société et le plus incapable de se 
passer de leur enthousiasme. 



92 J.-J. ROUSSEAU 

Énigme vivante, dont le seul mot est imagi- 
nationmalade. Homme qu'il faut plaindre, qu'il 
faut admirer, mais qu'il faut répudier comme 
législateur; car il n'y a jamais eu un rayon 
de bon sens, d'expérience et de vérité dans ses 
théories politiques, et il a perdu la démocratie 
en l'enivrant d'elle-même. 

C'est ce que nous allons essayer de vous prou- 
ver en commentant ici le Contrat social. 



XWII 



Le Contrat social est le livre fondamental de 
la révolution française. C'est sur cette pierre, 
pulvérisée d'avance, qu'elle s'est écroulée de 
sophismes ; que pouvait-on édifier de durable 
sur tant de mensonges ? 

Si le livre de la révolution française eût été 
écrit par Bacon, par Montesquieu, ou par Vol- 
taire, trois grands esprits politiques, ce livre 
aurait pu réformer le monde sans le renverser ; 
le catéchisme de la révolution française, écrit 
par J.-J. Rousseau, ne pouvait enfanter que des 
ruines, des échafauds et des crimes. Robes- 
pierre ne fut pas autre chose qu'un J.-J. Rous* 



94 J.-J. ROUSSEAU 

seau enragé, et enragé de quoi ? De ce que les 
réalités ne se prêtaient pas aux chimères. 

Tel futrhomme; voyons l'ouvrage. 

Nous allons procéder dans cet examen axiome 
par axiome, afin d'en mettre en relief la faus- 
seté radicale, et, quand nous aurons entassé sous 
vos yeux assez de ces simulacres de pensées, 
assez de ces cadavres vides, pour vous con- 
vaincre que ce ne sont là que les sophismes 
d'un rêveur éveillé qui se moque de lui- 
même et des peuples, nous en démontrerons le 
néant. 

Nous nous .résumerons, ensuite sur la lé- 
gislation de la nature, etnous vous dirons à 
notre tour : Voilà la véritable société, telle 
que Dieu l'a instituée quand il a daigné créer 
l'homme sociable. Sur ce chemin de la na- 
ture et de la vérité, vous trouverez quel- 
ques progrès bornés par la condition finie de 
l'élément imparfait de toute institution hu- 
maine : l'homme. 



J.-J. ROUSSEAU 95 

Sur le chemin de la métaphysique et de 
l'utopie vous ne trouverez que des systèmes, 
des déceptions et des ruines. Dieu n'a pas voulu 
que, dans la science expérimentale par excel- 
lence, qui est la politique, la société pût réa- 
liser ses rêves et se passer de l'épreuve du 
temps, de la connaissance des hommes, des 
leçons de l'histoire et du contrôle des réali- 
tés. Entre les rêveurs et les politiques, il y a 
les choses telles qu'elles sont, c'est-à-dire le 
possible. 

J'étais bien jeune quand j'écrivis ce vers, de- 
venu proverbe : 

* m 

Le réel est étroit, le possible est immense I 

Mais, tout jeune que j'étais, et tout poète 
qu'on me reprochait d'être , j'avais un puis- 
sant sentiment du vrai ou du faux dans la po- 
litique ; quoique très-dévoué aux progrès ra- 
tionnels des idées et des institutions sociales. 



96 J.-J. ROUSSEAU 

j'étais uii ennemi-né des utopies, ces mirages 
qu'on pressente aux peuples comme des pers- 
pectives, et qui les égarent sur leur route, 
dans des déserts sans fruits et sans eaux. Mais, 
prématurément sensé, je croyais et je crois 
encore que, pour devenir législateur des so- 
ciétés humaines, il fallait un long et grave 
noviciat d'âge, d'études, de fréquentation des 
hommes, de pratique des affaires, de voyages 
parmi les peuples, les lois, les mœurs, les ca- 
ractères des diverses contrées; le spectacle 
des choses humaines parmi les hommes, en 
ordre ou en anarchie; en un mot, une édu- 
cation complète et appropriée à l'auguste em- 
ploi que l'on se proposait de faire de sa sa- 
gesse, après l'avoir apprise; j'y ajoutais encore 
la vertu, cette sagesse pratique sans laquelle 
il n'y a pas d'inspiration divine dans le légis- 
lateur. 

Si Féducation est nécessaire dans le monde 
des arts ou pour le plus vil des métiers d'ici- 



J.-J. ROUSSEAU '97 

bas, comment supposer qu'elle soit moins in- 
dispensable pour le plus sublime et le plus 
difficile des arts, l'art d'instituer des sociétés 
et de gouverner des républiques ou des empi- 
res? 

Comment admettre ce génie inné ou impro- 
visé de la législation dans le premier songeur 
venu, étranger même au pays pour lequel il 
écrit, et sorti de l'échoppe de son père arti- 
san, pour dicter des lois à l'univers? 

Aucun génie, quelque grand que l'on le 
suppose, ne pourrait suffire à cette' orgueil- 
leuse tâche. Pour parler il faut connaître : sans 
avoir appris, que connaît-on? Rien, pas même 
soil 

Zoroastre avait été pontife d'un empire im- 
mense, foyer d'une théocratie à la fois di- 
vine et politique, qui résumait toutes les clar- 
tés du monde primitif; ses lois n'étaient que 
des dogmes reformés par une longue expé- 
rience. 



98 J.-J. ROUSSEAU 

Solon avait voyagé dans tout rOrient, poëte 
et philosophe, recueillant pour sa patrie les 
miettes de la profonde sagesse orientale. 

Pythagore avait colonisé les grandes législa- 
tions de la Grèce orphéique en Italie. 

Numa avait consulté des inspirations occultes 
qui étaient vraisemblablement les lois de Py- 
thagore; la législation qu'il donna à Rome 
était et est restée trop savante pour être l'impor- 
tation de hordes de barbares. 

Les feuilles de la sibylle n'étaient que les 
bribes éparses de quelque code d'antique lé- 
gislation. 

Le législateur des chrétiens, lui-même, ne 
voulut révéler ses doctrines qu'après avoir 
vécu pendant trente ans dans l'obscurité, à l'é- 
tranger, et quarante jours dans la sainteté du 
désert. 

Fût-on. Orphée, on improvise un hymne, mais 
pas un code. 

Mahomet, le législateur de l'Arabie, voyagea 



J.-J. ROUSSEAU 99 

dix ans, recueillit sa religion et ses lois chez 
les juifs et les chrétiens, en leur vendant ses 
chameaux et ses épices, et ne commença à pro- 
phétiser qu'après avoir souffert la persécution, 
première vertu de Thomme qui s'immole à sa 
patrie et à son Dieu. 

Dans les temps modernes, Bacon avait passé 
sa vie dans les hautes magistratures; 

Machiavel, dans les négociations diploma- 
tiques, dans les conseils de sa république, 
dans les conciliabules des factieux, dans les 
mystères de l'ambition et des crimes de Cé- 
sar Borgia, dans la confidence des papes et 
des Médicis, dans les tumultes des camps et du 
peuple. 

Voltaire avait vécu dans les intrigues de la 
régence, dans la diplomatie du cardinal de 
Fleury, dans la cour du grand Frédéric, dans la 
familiarité des rois et des ministres qui jouaient 
au jeu des batailles avec la fortune. 

Montesquieu avait mené une vie grave, stu- 



100 J.-J. ROUSSEAU 

dieuso, solitaire, et cependant afiaîrée, à la 
tête d'une de ces hautes magistratures où se 
résument la philosophie des lois et Tadminis- 
tration de la justice des peuples. 

Tous ces hommes avaient touché à cette réa- 
lité des choses qui contrôle dans des esprits 
justes l'inanité des théories par la pratique 
des hommes. Ou conçoit que des esprits sains, 
exercés par de longues année de vie publique, 
écrivent dans leur maturité des tables de la 
loi, des codes sociaux, des commentaires sur 
les gouvernements des nations, appropriés 
aux caractères, aux mœurs, aux traditions, 
aux âges, à la situation géographique des États, 
aux circonstances, même politiques, des peu- 
pies dont ils éclairent les pas dans la route de 
leur civilisation. 

Ce spnt les éclaireurs des nations qui mar- 
chent en avant ou qui regardent en arrière 
pour leur enseigner le droit chemin à parcou- 
rir ou le chemin déjà parcouru, afin de bien 



J.-J. ROUSSEAU 101 

orienter la colonne humaine. Ces phares vi- 
vants doivent être eux-mêmes pleins de lu- 
mières acquises par Tétude et la vertu : c'est là 
Tautorité de leur mission. 



6. 



L 



XXVIII 



\ 



Maïs y avaît-il dans J.-J. Rousseau une seule 
de ces conditions préliminaires d'un sage, d'un 
législateur, d'un publiciste 1 

Quelle éducation virile pour un instituteur 
politique que la sienne! Quelle autorité mo- 
rale que sa viel Quelle infaillibilité de vues 
que ses hallucinations ! Quelle connaissance des 
choses et des hommes dans cette séquestration 
capricieuse, dans la solitude d'un sauvage ci- 
vilisé, qui ne peut supporter le moindre con- 
tact avec ses semblables, et qui, au lieu de se 
soumettre aux lois générales de la société, s'im- 



J.-J. ROUSSEAU 103 

patiente constamment de ne pouvoir soumettre 
la société à son égoïsme ! 

Quoi! voilà un enfant né dans la boutique 
d'un artisan, le point de vue le plus étroit pour 
voir le monde tout entier ; car le défaut . de l'ar- 
tisan est précisément de ne rien voir d'ensem- 
hle, mais de tout rapporter à son seul outil, et 
à sa seule fonction de la société : gagner Sa vie, 
travailler de sa main, recevoir son salaire, 
se plaindre de sa condition, si rude en effet, et 
envier si naturellement les heureux oisifs; 

Voilà un enfant qui, dégoûté de Thonnête la- 
beur paternel avant de Tavoir même essayé, 
se prend à rêver au lieu de limer, s'évade de 
l'atelier et de la boutique de son père, va de 
porte en porte courir les aventures, préférant 
le pain du vagabond au pain de la famille et du 
travail ; vend son âme et sa foi avec une hypo- 
crite légèreté au premier convertisseur qui veut 
l'acheter pour trois louis d'or qu'on lui glisse 



104 J.-J. ROUSSEAU 

dans la main, en le jetant, avec sa nouvelle re- 
ligion, à la porte; 

Voilà un adolescent qui se prostitue volon- 
tairement de domesticité en domesticité dans 
des maisons étrangères, se faisant chasser de 
tous ces foyers honnêtes pour des sensualités 
ignobles, ou pour des larcins qu'il a la lâcheté 
de rejeter sur une pauvre jeune fille innocente 
et déshonorée ! 

Voilà un jeune homme qui se fait entretenir- 
dans l'oisiveté par une femme, aventurière elle- 
même, dont il partage le cœur et le pain sans 
honte, et qu'il expose pour toute reconnaissance 
au pilori éternel de la postérité, véritable parri- 
cide, non de la main, mais du cœur, contre celle 
qui réchaufia dans son sein sa misère ! 

Voilà un homme fait qui, voyant la fortune 
de celte femme baisser, épuise sa pauvre bourse 
pour aller à Paris chercher quelque autre fox- 
tune de hasard, sans se retourner seulement 



J.-J. ROUSSEAU 105 

d'une pensée vers celle qui fut sa providence, 
de peur d'avoir pitié de sa dégradation ! 

Voilà un soi-disant sage qui s'insinue en 
arrivant à Paris, comme Socrate chez Aspasie, 
parmi les femmes de cour, de légèreté et de 
licence, pour Vivre de leurs vices, adulés, cares- 
sés et senls par lui ! 

Voilà un secrétaire intime et salarié par un 
ambassadeur, qui veut usurper les fonctions, 
le rang et l'autorité d'un diplomate, qui affecte 
l'insolence d'un parvenu dans l'hôtel de France 
à Venise, qui s'en fait justement congédier, et 
qui revient calomnier et invectiver à Paris le 
caractère de son maître et de son protecteur, 
en recevant son argent de la môme main dont 
il s'acharne sur celui qui le paye ! 

Voilà ce serviteur infidèle qui suscite, par 
une si basse conduite, la juste réprobation de 
toutes ses protectrices et de tous ses protec- 
teurs dans la société opulente de Paris; qui 
renonce forcément, par suite de ce soulèvement 



106 J.-J. ROUSSEAU 

contre lui,à Tambition et à la fortune, désormais 
impossibles, et qui, pour être quelque chose, se 
fait cynique faute de pouvoir être parvenu ! 

Voilà un cynique qui prend, non pour épouse, 
mais pour instrument de plaisir brutal et pour 
esclave, une pauvre fille enchaînée à sa vie» par 
le déshonneur, par la faim et par le dévoue- 
ment de son sexe aux vicissitudes de la vie I 

Voilà un époux qui arrache impitoyablement 
à chaque enfantement de ce honteux concubi- 
nage, le fruit d'un grossier libertinage aux 
bras et aux sanglots de la mère, pour que ce 
commerce, au-dessous de celui des brutes, n'ait 
ni charge morale, ni responsabilité matérielle 
pour lui! 

Voilà un père, et quel père I un hypocrite 
prêcheur des devoirs et des dévouements de la 
maternité et de la paternité, le voilà qui renou- 
velle cinq ou six ans de suite, et de sang-froid, 
cet holocauste de la nature à l'égoïsme impi- 
toyable de l'infanticide I 



J.-J. ROUSSEAU 107 

Voilà le maître d'une véritable esclave de 
ses plaisirs, qui ne laisse pas même à cette 
femme, victime de sa débauche comme maî- 
tresse, victime de sa cruauté comme mère, l'il- 
lusiond'un amour exclusif, mais qui la rend, 
sans délicatesse, confidente ou témoin de ses 
infidélités avec des femmes vénales, ou de ses 
passions quintessenciées pour des femmes aris- 
tocratiques, qui lui permettaient les équivoques 
adorations de l'imagination pour leur beauté, 
ne voulant pas être amantes, mais consentant à 
être idoles ! 

Voilà un écrivain qui jette en beau style quel- 
ques paradoxes d'aventure contre la société, la 
plus sainte des réalités, pour la faire douter 
d'elle-même, et pour obtenir de son étonnement 
le succès qu'il ne peut espérer de son estime l 
{Disœu/rs à V Académie de Dijon.) 

Voilà un romancier qui souffle sciemment 
dans le cœur des jeunes filles toutes les flam- 
'mes de la plus tumultueuse des passions, qui 



108 J.-J. noussEAU 

attente à toutes les chastetés de rimagination 
pour former une épouse chaste^ et qui déclare 
à sa première page que celle qui lui livrera 
son cœur est perdue! [La Nouvelle Hêloïse.) 

Voilà un philosophe qui compose un sys- 
tème d'éducation exclusif pour l'aristocratie, 
cette exception du peuple, système tel qu'une 
nourrice de bonne maison n'oserait pas y 
débiter tant de chimères dans un conte de 
fées; système tel qu'un Aristote, dans la cour 
d'Alexandre, aurait besoin pour le proposer et 
pour l'exécuter que chaque père et chaque 
enfant appartinssent à la caste des opulents 
dans un peuple de satrapes I (U Emile.) 

Voilà un vieillard qui se sauve en Angle- 
terre avec un ami, et qui, en route, assassine 
de calonmîe cet ami pour le prix de la pitié qu'il 
lui montre et de l'asile qu'il lui propose I 

Voilà un théiste qui, après avoir feint la 
profession de déisme contemplatif et de re- 
ligion pratique, en dehors de toute révélation 



J.-J. ROUSSEAU 109 

• 

surnaturelle, s'en va abjurer, dans une église 
de la Suisse, son catholicisme, son théisme, 
sa philosophie, et communier sous les deux 
espèces, de la raain d'un pasteur de village ; 

Enfin voilà un nouveau converti qui se 
brouille avec son convertisseur, et qui revient 
faire des constitutions de commande à Paris, 
pour la Pologne et pour la Corse, dont il ne 
connaît ni le ciel, ni le sol, ni la langue, ni les 
mœurs, ni les caractères, constitutions de rêves 
pour ces fantômes de peuples î bergeries poli- 
tiques pour nos scènes d'opéra, dont toutes les 
institutions sont des décorations, des cérémo- 
nies, des rubans, des fêtes, des musiques, 
des danses assaisonnées de quelques axiomes 

absurdes et féroces pour rappeler les Harmo- 
dius et les Catons, un peu de grec, un peu de 
latin et beaucoup de suisse! {Voir ces constitu- 
tions,) 
Voilà l'homme I 



XXIX 



Y a-t-il dans tout cela, et tout cela est toute 
la vie littérale de J.-J. Rousseau, y a-t-il 
dans tout cela la moindre condition de ce no- 
viciat de raison, de vertu, de science, de 
voyages à travers le monde, d'études spéciales 
des institutions sociales, de pratique des choses 
et des hommes, de nature à former un législa-- 
teur? 

Le prestige du style, Féloquence des so- 
phismes, la rêverie de l'imagination, l'orgueil 
du paradoxe, la prétention à la nouveauté, n'y 
sont-ils pas pour tout, la raison et l'expérience 
pour rien ? 



J.-J. ROUSSEAU m 

Est-ce aux témérités d'esprit d'un romancier 
solitaire, est-ce aux excentricités d'un cynique 
révolté contre la société, est-ce au suprême 
bon sens du plus chimérique des rêveurs 
après Platon, est-ce à un courtisan des boudoirs 
des fenmies légères de cour et de ville du 
siècle de Louis XV, est-ce au génie malade et 
malsain qui n'a jamais pu assujettir sa vie i 
aucun travail sérieux, à aucune règle de socia- 
bilité utile, à aucune hiérarchie civile, tou- 
jours prêt à changer de Dieu et de patrie, 
comme poussé par une Némésis vagabonde à 
travers les régions extrêmes de l'idéal ou du 
désespoir, depuis le délire jusqu'au suicide? 

Est-ce au moraliste, enfin, qui ne prêche 
jamais la vertu qu'aux autres dans ses phrases, 
et qui s'enveloppe pour lui-même, pour sa 
conduite privée, de tous les vices du plus ab- 
ject égoïsme, depuis l'abandon de son père et 
l'ingratitude envers sa bienfaitrice, jusqu'au 
déshonneur de sa concubine^ jusqu'à la con 



112 J.-J. ROUSSEAU 

damnation sans crime de ses enfants, jusqu'à la 
diffamation de ses meilleurs amis, jusqu'à Tin- 
vective contre la pitié même qu'on lui pro- 
digue? 

Est-ce à de tels signes, dans un tel homme 
qu'on peut reconnaître le caractère, l'aptitude, 
l'inspiration sociale d'un de ces prophètes poli- 
tiques que les siècles reconnaissent pour des 
législateurs, à rinfaillibilité du bon sens, aux 
trésors de • l'expérience, à la sublimité d e 
inspirations? 

Est-ce dans de tels vases fêlés et empoison- 
nés que Dieu verse ses révélations pour les 
communiquer aux peuples? Est-ce là un Zo- 
roastre? un Mo'ise? un Confucius? un Lycurgue? 
un Selon? un Pythagore? Quelles lettres de 
' crédit apportées à la démocratie moderne, que 
ce livre erotique et orgueilleux des Confes- 
sions^ dont la seule vertu est l'impudeur. 
Confessions séduisantes , mais corruptrices , 
embusquées, comme une courtisane au coin de 



J.-J. ROUSSEAU 113 

la rue, au commencement de la vie, pour 
embaucher la jeunesse, pour dévoiler les nu- 
dités de Tàme à Tinnocence, et pour se glo- 
rifier de tous les vices en humiliant toutes les 
vertus? 

Non I un tel homme n*a pu être aimé des 
dieux, selon Vexpression antique, et Timpu- 
reté de l'organe aurait altéré,, en passant par 
sa bouche, Tévangile même du peuple dont on 
a voulu le faire, quelques années après, le 
Messie. 

Voyons cet évangile, dans son Contrat 
social. 



DEUXIÈME PARTIE 



I 



Nous avons dit, dans le dernier Entretien, 
que J.-J. Rousseau, le premier des hommes 
doués du don d'écrire, était par sa nature, par 
son éducation, par sa place subalterne dans la 
société, par sa haine innée contre Tordre social, 
par- son égoïsme, par ses vices, le dernier des 
hommes comme législateur et comme politique, 
faux prophète s'il en fut jamais, et dont les dog- 
mes, s'ils étaient adoptés par l'opinion séduite 



116 , J.-J. ROUSSEAU 

de son siècle, devaient nécessairement aboutir 
aux plus déplorables catastrophes pour le peu- 
ple qui se livrerait à ce philosophe des chimères. 

Nous avons été confondu d'étonnement, en 
lisant ces jours-ci le Contrat social ^ du néant 
sonore et creux de ce livre qui a fait une révolu- 
tion, qui a prétendu faire une démocratie, et 
' qui n'a pu faire qu'un chaos. 

Comment un peuple, qui possédait un Mon- 
tesquieu, a-t-il été prendre un J.-J. Rousseau 
pour oracle? 

C'est qu'il est plus aisé de rêver que de pen- 
ser ; c'est que le vide a plus de vertiges que le 
plein; c'est que Montesquieu était la science, et 
que Jean-Jacques était le délire. 

Analysons cet évangile d'un peuple qui avait 
Mirabeau et courait à Marat; les théories sont 
* dignes des exécuteurs ; tout mensonge est gros 
d'un crime. 



II 



Le livre commence par cet axiome : 

« L'homme est né libre, et partout il est dans 
» lesfersl » 

De quel homme Rousseau prétend-il parler ? 

Est-ce de Thomme isolé? 

Est-ce de l'homme social? 

Si c'est de l'homme isolé, tombé du sein de la 
femme sur le sein de la terre, l'homme enfant 
n'a d'autre liberté que celle de mourir en nais- 
sant, car sans la société préexistante entre la 
femme et son fruit conçu par une rencontre pu- 
rement bestiale, la femme n'est pas même te- 

7. 



118 J.-J. ROUSSEAU 

nue à le relever du sol^ à le réchauffer sur son 
sein et à Tabreuver du lait de ses mamelles; et 
si par un premier acte de cette société instinc- 
tive qu'on appelle l'amour maternel, l'enfant est 
nourri d'abord d'un aliment mystérieux préparé 
pour lui par la nature^ aussitôt qa'il est sevré, 
que devient-il? 

Non pas libre assurément, mais esclave de la 
faim, de la soif, du froid, de l'arbre qui lui 
reAise son fruit, de l'herbe qui pousse ou qui 
sèche sous sa main, de l'animal faible ou féroce 
qu'il dévore ou dont il est dévoré, de sa nudité 
qui Texpose à toutes les intempéries de Tatmos- 
phère, esclave de tous les éléments, enfin ; voilà 
l'homme naissant fastueusement déclaré libre 
par J.-J. Rousseau I Ajoutez que, s'il est rencontré 
dans son âge de faiblesse par un autre homme 
isolé plus fort que lui, il devient à l*instant 
sa victime ou son esôlave ; en sorte que le pre- 
mier phénomène que présente la première so- 
ciété, c*est un maître et un esclave, un bour- 



J.-J. ROUSSEAU . H9 

reau et une viclime, jusqu'à ce que par les 
années la force du plus âgé devienne faiblesse, 
et la faible^e du plus jeune devienne force et 
oppression, que les rôles changent, et que l'es- 
clavage alternatif passe de Tun à l'autre avec la 
force brutale. 

Voilà rhomme libre de Jf.-J. Rousseau dans 
Tétai de nature. Dire qtt*un tel être ûalt libre, 
n'est-ce pas abuser de la dérision du langage et 
de l'ironie du raisonnement? 

Est-ce, au contraire, de Thomme en société 
que l.-J. Rousseau veut parler? Mais l'homme 
isolé y naît aussi nécessairement esclave de la 
société préexistante, que l'homme isolé dans 
l'état de nature y naît esclave des éléments et 
des autres hommes I 

Esclave de' la Providence, qui le fait naître 
ici ou là, sans qu'il ait choisi ou accepté ni le 
temps, ni le lieu, ni la saison, ni la condition, ni 
la famille où il surgit à l'existence ; esclave de 
lamère qui l'accueille ou le repousse deson sein ; 



120 J.-J. ROUSSEAU 

esclave du père qui brutalement a le droit de vie 
ou de mort sur ses enfants ; esclave de la famille 
qui s'élargit ou qui se ferme pour lui; esclave 
de frères ou de sœurs nés avant lui, qui en font 
leur serviteur et leur bête de somme pour se 
décharger sur lui du travail nourricier de tous; 
esclave de TÉtat qui lui inflige la condition dans 
laquelle il doit se ranger; esclave des lois éta- 
blies qui lui prescrivent l'obéissance non délibé- 
rée aux prescriptions sociales ; esclave du tra- 
vail qui doit nourrie lui et ses frères; esclave de 
la mort, si le salut de la société lui demande sa 
vie sur les champs de bataille; esclave dans son 
corps, esclave dans son esprit, esclave dans 
son âme par la supériorité de force de tous 
contre un seul, par l'éducation qui lui impose 
ses idées, par la religion qui lui. enseigne ses 
croyances; esclave de la volonté générale qui 
lui inflige ses punitions, ses expiations, même 

la mort. 

« 

ij Voilà, soit dans l'état sauvage, soit dans l'état . 



J.-J. ROUSSEAU 121 

de société, voilà rhomme isolé et libre de J.-J. ' 
Rousseau ! En sorte que, sans Tune ou Tautre 
de ces hypothèses, l'axiome vrai, Taxiome évi- 
dent est précisément Taxiome contraire à celui 
de ce législateur du paradoxe. Au lieu de lire : 

l'homme NAIT LIBRE ET PARTOUT IL EST DANS 

LES FERS , lisez : rhomme naît esclave et il 
ne devient relativement libre qu'à mesure que 
la société l'affranchit de la tyrannie des élé- 
ments et de Toppression de ses semblables par 
la moralité de ses lois et par la collection de 
ses forces sociales contre les violences indivi- 
duelles. 

Mais que peuton attendre d'un législateur, ou 
aussi grossièrement trompeur, ou aussi stupi- 
dement trompé dès sa première ligne? Et que 
peut-on attendre d'un démocrate dont le pre- 
mier principe repose sur une vérité ainsi ren- 
versée? 



m 



En partant de ce principe ainsi renversé, et 
en posant à sa démocratie une base aussi fausse 
en arrière dans l*état soi-disant de nature, où 
peut aller J.-J. Rousseau et où peut-il mener 
son peuple? Il le mène fatalement à Tinverse de 
toute sociabilité et de tout gouvernement , 
c^est-à-dire à Tinverse de toute perfection so- 
ciale, à la liberté absolue de Tindividu, ce qui 
veut dire, comme nous venons de le voir, à l'es- 
clavage absolu de tous ses semblables et de 



J.-J. ROUSSEAU 123 

tous les éléments, à Tisolement, à l'égoïsme, à 
la tyrannie, à l'abrutissement, à la mort! 

Et voilà l'homme qu'un siècle entier a appelé 
philosophe I 



IV 



Le second axiome est celui-ci : 
« Tant qu'un peuple est contraint d'obéir et 
» qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer 

• le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux. 

• Le droit de la société ne vient point de la na- 

• ture. » 

Cet axiome suppose de deux choses l'une : ou 
que l'obéissance, dénuée de toute raison d'obéir 
et de toute moralité dans l'obéissance, n'est que 
la contrainte et la force brutale, sans autorité 
morale, et alors l'autorité morale de la loi so- 
ciale est entièrement niée par ce singulier légis- 



J.-J. ROUSSEAU 125 

lateur de l'illégalité ; ou cet axiome suppose que 
le joug des lois est une autorité morale, et alors 
ce cri d'insurrection personnelle contre toutes 

les lois est en même temps le cri de guerre 

• 

légitime, perpétuel, contre toute autorité. Et 
alors nommez vous-même de son vrai nom ce 
philosophe de la guerre civile! 

Le théoricien de l'athéisme moral, le grand 
anarchiste de l'humanité 1 Faites des lois après 
Cette protestation contre toute autorité des lois! 
Faites des démocraties après cette invocation 
contre toute association des individus en peu- 
ples I 

Quel législateur qu'un philosophe qui inscrit 
sur le frontispice de ses lois le cri d'insurrection 
contre ces lois mêmes I 



t 

é 



t 

Poursuivons. 

Voici la théorie de la famille : 

f Sitôt que le besoin que les enfants ont du 
» père pour se conserver cesse, le lien naturel 
» est dissous ; les enfants exempts de Tobéis- 
» sance envers le père, le père exempt des soins 
» qu'il devait aux enfants, rentrent également 
» dans rindépendance. Cette liberté commune 
» est une conséquence de la nature de l'homme. 
» Sa première loi est de veiller à sa propre 
» conservation; ses premiers soins sont ceux 
» qu'il se doit a lui-même; et sitôt qu'il 



J.-J. ROUSSEAU 127 

I est en âge de raison, lui seul, étant juge des 
D moyens propres a se conserver, devient 

» par gela seul son propre MAITRE. D 

Si la brute la plus dénuée de toute moralité 
écrivait un code de démocratie pour les autres 
brutes, c'est ainsi qu'elle écrirait !.•• Mais non, 
nous calomnions la brute; car, bien que le lion- 
ceau nouveau-né soit parfaitement inutile et 
soit même onéreux au lion qui Fa engendré, ce- 
pendant] le lion, par la vertu occulte de la pa- 
ternité seulement bestiale, veille et combat 
pour sa femelle qui allaite, et s'eipose à la 
mort pour apporter la nourriture à son lion- 
ceau! 

Mais si un tel principe calomnie les animaux, 
c'est qu'il blasphème encore plus l'homme, 
animal doué de moralité dans ses actes et dont 
le plus sublime est devoir. 

Quel blasphème, disons-nous, contre l'exis- 
tence même de tout principe spifitualiste, con- 
tre toute âme, contre toute divinité dans les 



128 J.-J. ROUSSEAU 

êtres! Quelle plus vile profession de foi d'un 
matérialisme absolu, réduisant toute la sociabi- 
lité, même celle de l'amour, de la génération et 
du sang, à la grossière sensation de la peine, du 
plaisir ou des besoins physiques dans le père, 
dans la mère, dans renfant,blasphème qui donne 
pour tome moralité à cette trinité sainte de la 
famille, quoi? la basse gravitation physique qui 
détâche et qui fait tomber le fruit de Tarbre 
quand il est mûr, sans se soucier du tronc qui Ta 
porté, et qui fait relever la branche avec indif- 
férence quand la branche est soulagée du fruit 
détaché! 

Ainsi la consanguinité du fils avec le père et 
la mère, consanguinité aussi mystérieuse dans 
r&me que dans les veines ; ainsi la loi de soli- 
darité génératrice , qui enchatne la cause à 
Feffet dans les parents, et Teffet à la cause 
dans les enfants; ainsi la loi d'équité , autre- 
ment dit la reconnaissance, qui impose l'amour, 
non-seulement affectueux, mais dévoué, au fils, 



J.-J. ROUSSEAU 129 

pour la vie, rallaitemeat, les soins, la ten- 
dresse, TéducatioD, Taflection souvent pénible 
dont il a été Tobjet dans son âge de faiblesse, 
d'ignorance, d'incapacité de subvenir à ses pro- 
pres besoins; ainsi la loi de mutualité, qui com- 
mande à rhomme mûr de rendre à sa mère et à 
son père les trésors de cœur qu'il en a reçus 
enfant ou jeune homme ; ainsi la piété filiale, 
nommée de ce nom dans toutes les langues pour 
assimiler le culte obligatoire et délicieux des 
enfants envers les auteurs de leur vie et les pro- 
vidences visibles de leur destinée au culte de 
Dieûl 

Ainsi enfin le culte même des tombeaux, com- 
mandé aux générations vivantes pour les géné- 
rations mortes dont les monuments funèbres 
prolongent la mémoire et les deuils jusqu'au 
delà des sépulcres, pour rappeler les enfants à 
la réunion des poussières et des âmes dans la 
vie future, où la grande parenté humaine con- 
fondra les pères, les mères, les enfants dans la 



/ 



130 J.-J. ROUSSEAU 

famille retrouvée et dans Téternel embrasse^ 
ment de la renaissance! 

Tout cela n'est rien aux yeux du législateur 
immoral pour qui tout le spiritualisme social, 
et môme sentimental, consiste à nier toute loi 
morale et tout sentiment, et à ne voir dans la 
divine loi de filiation de l'être pensant que le 
phénomène d'une sève nourricière, d'une chair 
humaine, qui, quand elle a passé d'une veine à 
une autre veine, ne laisse à l'espèce renouvelée 
que le devoir de fleurir un jour sur les débris 
desséchés et indifférents de l'espèce qui fleuris- 
sait hier dans le même sillon I 

Voilà un beau principe social à établir pour 
base des vertus dans toute sociabilité en ce 
monde! 

Étonnez-vous après cela de ce qu'un pareil 
législateur jette une dédaigneuse pitié sur son 
père, flétrisse sa bienfaitrice, corrompue par sa 
commisération pour lui, se refuse au mariage, 
cette tutelle des générations à venir, et jette ses 



J.-J. ROUSSEAU 131 

propres enfants à la voirie publique et aux gé- 
monies du hasard qu'on appelle Hospice des 
enfants abandonnés, pour les punir sans dou^e 
d'être nés d'un père aussi dénaturé que ce so- 
phiste législateur! 



VI 



Après rétablissemen de tels principes, et en 
écartant toujours le seul principe divin de toute 
sociabilité, le Dieu qfhi a créé la souveraineté 
nécessaire en créant l'homme sociable, Rous- 

■ 

seau cherche à tâtons le principede la souverai- 
neté. Où le trouverait-il, puisque, selon lui, la 
souveraineté n'est qu'un principe matériel et 
brutal, fondé seulement sur un intérêt physi- 
que et mutuel résultant de nos seuls besoins 
charnels ici-bas? 

Quand vous éteignez Dieu dans le ciel, com- 
ment verriez- vous la vérité sur la terre? 



. J.-J. ROUSSEAU 133 

Aussi, voyez comme le sophiste s'égare, se 
confond et se contredit dans cette recherche 
aveugle de la loi de souveraineté à faire accep- 
ter aux peuples! Où peut être l'autorité d'une 
souveraineté sociale qui ne puise pas son droit 
et sa force dans la source de tout droit et de 
toute force, la nature et la divinité? 

« Le droit, dit-il, n'ajoute rien à la force, » 
et quelques lignes plus loin il conteste le droit 
à la force. Reste le hasard; il lui répugne, il 
imagine une convention explicite, préexistante 
à toute convention, c'est-à-dire un effet avant 
la cause, une absurdité palpable, pour toute 
explication du mystère social. 

Ne faut-il pas en effet que le peuple existe, 

qu'il existe en sol, en population, en société, en 

connaissance de ses intérêts, de ses droits, de 

ses devoirs, en civilisation et en volonté, avant 

de convenir qu'il se rassemblera en comices 

pour délibérer sur son existence, sur son mode 

de sociabilité, sur ses lois, sur sa république ou 

8 



134 J.-J. ROUSSEAU 

sur sa monarchie, et de donner pu de refuserson 
consentement à ces juges tombés du ciel ou sor- 
tis ((ie3 forôte, Moïse, î^ycurgue, Nuin^, Montes-^ 
qyieu oi| Rousseau, sauva^^s cbarjgié3 d'im- 
prpviser lai société et de fa}r<e yptier Je genre 
l^uniain? Toute sagesse serait ui) scrutin 4@ 1^ 
barbarie! 

Vue telle origine de la société et de la pgli- 
tique, de la souveraineté des gouverjiements, 
n*est-elle pas le délire de l'irpagination? Les 
coDtes de fées racontés aux enfapts par l6U]r$ 
ijourrice^ ne sont-ils pas 4es chefs-d'œuvrp de 
bon sens et de logique auprès de ces conter 
bleus du législateur de l'ermitage de Montmo- 
rency? 



VII 



Quant à la souvERAiNETé, c'est-à-dîre à ce 
pouvoir légitime qui régit avec une autorité sa- 
crée les empires, Rousseau la place, la déplace 
métâphysiquement ici ou là dans un tel la- 
byrinthe d'abstf actions , et lui suppose des 
qualités tellement abstraites, tellement con- 
tradictoires, qu'on ne sait plus à qui il faut 
* obéir et contte qui il faut se révolter; tantôt 
lui donnant des limites, talitôt la dëclâfant 
fyrantiîque ; ici la proclamant indivisible , là 
divisée en cinq ou siï pouvoirs, pondérés, 
fondés stir des conventions supérieures à toute 



136 J.-J. ROUSSEAU 

convention; collective, individuelle, existant 
parce qu'elle existe, n'existant qu'en un point 
de temps métaphysique que la volonté unanime 
doit renouveler à chaque respiration ; déléguée, 
non déléguée, représentative et ne pouvant ja- 
mais être représentée; condamnant le peuple à 
tout faire partout et toujours par lui-même, lui 
défendant de rien faire que par ses magistrats; 
déclarant que le peuple ne peut jamais vouloir 
que le bien, déclarant quelques lignes plus loin 
la multitude incapable et perpétuellement mi- 
neure. Véritable Babel d'idées, confusion de lan- 
gues qui ressemble à ces théologies du moyen- 
âge où Dieu s'évapore dans les définitions sco- 
lastiques de ceux qui prétendent le définir! 

Le peuple souverain de Rousseau s'évanouit 
comme le Dieu des théologues : on ne sait à qui 
croire, on ne sait qui adorer dans leur théologie; 
on ne sait à qui obéir dans la souveraineté po- 
pulaire de Rousseau. La souveraineté y flotte 
sans titre, sans base, sans forme, sans organe, 



J.-J. ROUSSEAU 137 

comme un de ces nuages dans le vide auquel 
rimagination ivre de métaphysique peut donner 
les formes et les couleurs qui lui conviennent! 
Malheur au peuple qui chercherait ainsi son 
gouvernement dans les nues! il serait mort 
avant de l'avoir trouvé pour l'appliquer aux né- 
cessités urgentes et permanentes de son associa- 
tion nationale. 



8. 



VIIÎ 



Quand Rousseau touche à la question des 
gouvernements, il devient plus inintelligible en- 
core; il est impossible de tirer de ses divisions, 
subdivisions, pondérations, un seul mode de 
gouvernement applicable. 

Toute affirmation de pouvoir y est contre- 
dite par une négation. Démocratie, aristocratie, 
monarchie représentative, monarcbie absolue, 
démagogie sans limites, sans capacité et sans 
responsabiltié, théocratie sans contrôle et sans 
réforme possible \ divinité de Dieu incarnée dans 
le pontife ou dans le corps sacerdotal, gouver- 



J.-J. ROUSSEAU 139 

Déments ihixtes, où les pouvoirs se gênent par 
les frottements ou bien s'équilibrent dans Tim- 
niobilité parles contre-poids; despotisme, tyran- 
nie, anarchie, enfin maximes destructives de 
tout gouvernement, telle que celle-ci : 

« LA SOUVERAINETÉ NE PEUT ÊTRE REPRÉ- 
» SENTÉE PAR LA MEME RAISON QU'ELLE NE 
» PEUT ÊTRE ALIÉNÉE, PARCE QU'ELLE GON- 
» SISTE DANS LA VOLONTÉ GÉNÉRALE ET QUE LA 
» VOLONTÉ NE SE REPRÉSENTE PAS! > Idéalité 

abstraite substituée à toute réalité pratique, et 
qui rend tout gouvernement impossible en le 
rendant purement idéal. 

Écoutez cette autre maxime, non moins anar- 
chique par ses conséquences : a l'instant ou 

UN PEUPLE SE donne UN REPRÉSENTANT, IL 

n'est PLUS LIBRE, IL n'existe PLUS ! » Maximo 
qui conduirait le peuple à l'ubiquité de temps, 
de lieu, de fonction, d'aptitude, ou à la servi- 
tude et à l'anéantissement! Maxime que nous 
avons vu resurgir des théories métaphysiques 



140 J -J. ROUSSEAU 

de nos jours, maxime renouvelée des rêveries 
de J.-J. Rousseau; m^ime qui ne renverse pas 
moins tout bon sens que toute société natio- 
nale! 



IX 



Plus loin, Rousseau prétend établir que, les 

CITOYENS ÉTANT ÉGAUX (CC qul u'CSt paS plUS 

vrai des hommes que des arbres), nul n'a le 
droit d'EXiGER qu'un autre fasse ce qu'il 
NE FAIT PAS lui-même, 00 qui Condamnerait le 
souverain à monter la garde à la porte de son 
propre palais, ou le général à combattre au 
même rang et au même poste que chacun de 
ses sold ats ! 

En matière de religion, J.-J. Rousseau pro- 
fesse dans le Contrat social la doctrine impie 
qui impose la tyrannie de TÉtat jusque dans Tin- 



142 '•-'• ROUSSEAU 

violabililé des âmes, la doctrine de VunUé de 
religion politique dans TÉtat, SAits gela, dit-il, 
jamais TÉtat ne sera bien constitué. 

Ainsi ce n'est pas seulement sa liberté que le 
citoyen doit céder au roi, c'est son âme. Dieu est 
le sujet du peuple ou du roi I 

Quel libéralisme dans ce législateur oppres- 
seur de toute liberté I la philosophie et la théo- 
ogie aboutissant à une religion civile et non 
divine 1 

Là finit le livre, car la tyrannie populaire ou 
royale ne va pas plus loin ! Hic tandem stetimus 
nobis uH défait orhis. 

Fermons donc ce livre, et plaignons le philo- 
sophe d'avoir rencontré un tel peuple pour l'ad- 
mirer, et plaignons le peuple d'avoir eu un tel 
philosophe pour législateur! 



Et maintenant que ce déplorable livre a 
porté ses fruits de démence et de perdition flî^ftS 
une dénaocratie avortée, f^ute de YéritaJ)lç phi- 
losophie dans çon taux prophète, es^^ypns ^e 
remettre un peu ia hou sens dans U philoso- 
phie pohtigue du peuple, et dp substituer en 
matière d^ gouyernenjent quelque^ vénté9 pra^^ 
tiqiieSy et par cela même divines, à ce i^onoeau 
de chimères devenu un mcMïpeau ^ rwujBS soud 
la main égarée des sectaires d*un ayeugte gui 
écrivit de génie et qui peps? (le hisaard. • 



XI 



Qu'estK^e que la société politique entre les 
hommes ? 

Qu'est-ce que la première législation? 

Qu'est-ce que la souveraineté? 

Qu'est-ce que les gouvernements? 

Y a-t-il une seule forme de bon gouverne- 
ment? Y en at-t-il plusieurs également bonnes, 
selon les lieux et les temps, les âges et les ca- 
ractères des peuples? 

Qu'est-ce que les lois ? 

Qu'est-ce que l'administration des lois ? 

Qu'est-ce que la famille? 



J.-J. ROUSSEAU 145 

Qu'est-ce que la propriété? 

Qu'est-ce que la liberté? 

Qu'est-ce que l'égalité? 

Qu'est-ce que la perfection ou la décadence 
sociale ? 

Quel est le mode de consulter de véritables et 
perpétuels oracles de la véritable politique? 

Raisonnons et ne rêvons pas ; on n'a que trop 
rêvé depuis Rousseau : raisonnons d'après la 
nature. 



9 



XII 



Et d*abord, qu'est-ce que la société politique? 

La société politique, nullement délibérée, 
mais instinctive et fatale dans le sens divin 
du mot fatal (fatum ^ destinée)^ est un acte par 
lequel riîomme, né forcément sociable, se 
constitue en société avec ses semblables. 

Cette société politique a-t-elle uniquement 
pour objet, ainsi que le prétendent J.-J. Rous- 
seau et ses émules les publicistes semi-maté- 
rialistes, la satisfaction des besoins matériels 
de l'homme et Taccroissement de ses jouissances 
physiques ? 



J.-J. ROUSSEAU 147 

Nullement, selon moi ; cette société politique, 
qui multiplie en effet les forces de l'individu 
par la force collective de l'association de tous, a 
certainement pour effet la perpétuation et 
l'amélioration physique de la race humaine; 
mais elle a un objet de plus, une dignité de plus, 
une moralité de plus, un spiritualisme de plus. 

Ce but supérieur à la grossière satisfaction en 
commun des besoins physiques, cette dignité de 
plus, cette moralité de plus, ce spiritualisme 
social de plus, c'est l'àme de l'humanité cul- 
tivée par la civilisation, résultant de cette so- 
ciété. C'est la connaissance de son Créateur, c'est 
Tadoration de son Dieu, c'est la conformité de 
ses lois avec la volonté de Dieu, qui est en 
môme temps la loi suprême; c'est le dévoue- 
ment de chacun à tous, c*est le sacrifice : 

En un mot, c'est la vertu. 

Toute société fondée sur l'abject égoïsme, 
toute société dont le premier lien n'est pas le 
devoir de tous, envers tous, en vue de Dieu, 



1 l^i .î.-j. Ruussi:Ar 

n'est pas un pcufilo : ce n'est (jirun troup^^au. 
C'est la moralité seule qui en fait une humanité. 

La société politique n'est donc pas seulement 
une société en commandite : c'est une vertu, 
c'est une religion I 

Cette définition, que nous n'avons malheureu- 
sement rencontrée jusqu'ici dans aucun pubii- 
ciste moderne, et qui est pour nous à l'état d'évi- 
dence, élùve le législateur véritable à la dignité 
d'oracle, fait du commandement un sacerdoce 
éivil, de l'obéissance un devoir, de l'amour de 
la patrie un culte, et du dévouement des ci- 
toyens au gouvernement une sainteté. 

Ce but de la société politique ainsi défini, 
marqué, dignifié, sanctifié, et, pour ainsi dire, 
divinisé, je me demande : Qu'est-ce que le pre- 
mier législateur? Et je me réponds : 

Le premier et l'infaillible législateur, c'est 
celui qui a fait l'homme, c'est celui qui, en fai- 
sant l'homme, a mis en germe dans l'àme de 
sa créature ces lois, non écrites, mais vivantes, 



J.-J. ROUSSEAU 149 

consonnances divines de la nature intellectuelle 
de rhomme avec la nature de Dieu, cqnsonnan- 
ces qui font que, quand le verbe extérieur^ la 
loi parlée, se fait entendre, à mesure que 
rhomme a besoin de loi pour fonder et perfec- 
tionner sa société civile, la conscience de tout 
homme, comme un instrument monté au dia- 
pason divin, se dit involontairenjent : C'est 
juste; c'est Dieu qui parle en nous par la con- 
sonnance de notre esprit avec sa loi ! Obéissons 
pour notre avantage, obéissons pour la gloire 
de Dieu ! 

Donc, le suprême législateur est celui qui a 
créé d'avance en nous l'écho préexistant de ses 
lois, la conscience, cet écho humain de la jus- 
tice divine ! 

Qu'es1r-ce que toutes les lois qui n'emportent 
pas avec elles le sentiment de la justice, cette 
sanction de la loi ? 

Donc le législateur, ce n'est ni le rêveur qui 
appelle loi ses chimères, ni le tyran qui appelle 



150 J.-J. ROUSSEAU 

loi ses caprices ; ces lois-là emportent avec elles 
leurs perturbations et leurs révoltes. Le .vérita- 
ble législateur est celui qui dit en nous : 

Cette loi est juste, et parce qu'elle est juste, 
elle est utile, elle est obligatoire. 

Et, parce qu'elle est juste, utile, obligatoire, 
elle est le devoir religieux de tous envers cha- 
cun et de chacun envers tous. 

Et parce qu'elle est devoir envers les hom- 
mes, créatures de. Dieu, elle est devoir envers 
Dieu lui-même, père et législateur. 

Et, parce qu'elle est devoir envers Dieu, Dieu 
la vengera. 

Voilà le législateur suprême et le véritable 
oracle humain; dans la société spiritualiste, la 
législation est sacrée parce que son législateur 
est divin. 

Gela ressemble peu à la société charnelle de 
J.-J. Rousseau et à la société économique des 
Américains du Nord. 

L'une a pour but de bien brouter la terre, en 



J.-J. ROUSSEAU 151 

tirant chacun à soi la plus. large part de la 
nappe terrestre; l'autre a pour but de nourrir le 
corps, sans doute, par la loi impérieuse du tra- 
vail, mais elle a un but supérieur: élever l'âme 
du peuple par la pensée de Dieu, par la piété 
envers Dieu, par le dévouement envers ses sem- 
blables , jusqu'à la dignité de créature intel- 
ligente et morale , jusqu'à la glorification du 
Créateur par sa créature ; en un mot, divini- 
ser la société mortelle autant que possible sur 
cette terre, pour la préparer au culte de son 
étemelle divinisation dans un autre séjour. 

J'avoue que je n'ai jamais pu comprendre 
autrement le législateur et la législation sociale. 
Serait-ce une œuvre bien digne d'un Dieu, que 
la création d'un instinct social qui n'aurait pour 
fin que de faire brouter en commun une race 
de bipèdes sur un sillon fauché en commun, 
afin que la mort, fauchant à son tour cette race 
ruminante à gerbes plus épaisses, engraissât de 
générations plus fécondes ces mêmes sillons? 



152 J.-J, ROUSSEAU 

Si rhomme de l'humanité ne cultivait que le 
blé, et ne multipliait que pour la mort sur 
l'écorce de cette planète, le regard de la Provi- 
dence divine daiguerait-il seulement y tomber? 

Otez la verlu du plan divin du Législateur 
suprême, à quoi bon avoir donné une âme à ce 
troupeau? Il suffirait de lui avoir donné une 
mâchoire. 

Voilà cependant la législation de J.-J. Rous- 
seau I 



XIII 



Et la souveraineté, dont ce philosophe parle 
tant sans pouvoir la déQnir, parlons-en à no- 
tre tour. 

Qu'est-ce, selon lui et ses disciples, que la 
souveraineté, cette régulatrice absolue et né- 
cessaire de toute société politique? 

C'est, selon la meilleure de ces innoml)rables 
définitions, la volonté universelle des êtres as- 
sociés. 

Mais, répondrons-nous aux sophistes, indé- 
pendamment de ce que cette volonté,, supposée 

unanime, n'est jamais unanime, qu'il y a tou- 

9, 



154 J.-J. ROUSSEAU 

jours majorité et minorité, et que la supposition 
d'une volonté unanime, là où il y a majorité 
et minorité, est toujours la tyrannie de la vo- 
lonté la plus nombreuse sur la volonté la moins 
nombreuse ; 

Indépendamment encore de ce que le moyen 
de constater cette majorité n'existe pas ou 
n'existe que fictivement; 

Indépendamment enfin de ce que le droit de 
vouloir, en cette matière si ardue et si méta- 
physique de législation, suppose la capacité 
réelle de vouloir et même de comprendre, capa- 
cité qui n'existe pas au même degré dans les 
citoyens ; 

Indépendamment de ce que ce droit de vou- 
loir, juste en matière sociale, suppose un désinté- 
ressement égal à la capacité dans le législateur, 
et que ce désintéressement 'n'existe pas dans 
celui dont la volonté intéressée va faire la loi ; 

Indépendamment de tout cela, disons-nous, si 
la souveraineté n'était que la volonté générale, 



J.-J. ROUSSEAU 155 

cette volonté, générale, modifiée tous les jours 
et à toute heure par les nouveau-venus à la vie 
et par les partants pour la mort, nécessiterait 
donc tous les jours et à toute seconde de leur 
existence une nouvelle constatation de la vo- 
lonté générale, tellement que cette souveraineté, 
à peine proclamée, cesserait aussitôt d'être; que 
la souveraineté recommencerait et cesserait 
d'être en même temps, à tous les cligne- 
ments d'yeux des hommes associés, et qu'en 
étant toujours en problème la souveraineté, ces- 
serait toujours d'être en réalité? 

Qu'est-ce qu'un principe pratique qui ne peut 
exister qu'à condition d'être abstrait, et qui 
s'évanouit dès qu'on l'applique? 

Or la souveraineté ne peut être une fiction, 
puisqu'elle est chargée de régir les plus formi- 
dables des réalités, les intérêts, les passions et 
l'existence môme des peuples. 



XIV 



■ Toutes les autres définitions que J.-J. Rous- 
seau et ses disciples font de la souveraineté ne 
méritent pas môme l'honneur d'une réfutation ; 
celle-ci était spécieuse, les autres ne sont pas 
môme des sophismes, elles ne sont que des para- 
doxes. C'est plus haut, c'est plus profond qu'il 
faut, selon nous, découvrir et adorer la vérita- 
ble souveraineté sociale. 
Cherchons. 



XV 



La société est-elle ou n'est-elle pas de droit 
divin? 

En d'autres termes, la sociabilité humaine, 
qui ne peut exister sans souveraineté, n'est-elle 
pas une création de Dieu préexistant et coexis- 
tant avec l'homme sociable? 

Très-évidemment oui! L'homme a été créé 
par Dieu un être essentiellement sociable, telle- 
ment sociable que, s'il cesse un moment d'être 
sociable, il cesse d'exister; l'état de société lui 
est aussi nécessaire pour exister que l'air qu'il 
respire ou que la nourriture qui soutient sa vie. 



158 • J.-J. ROUSSEAU 

Par tous ses instincts, par tous ses besoins, par 
toutes ses conservations, par toutes ses multi- 
plications, par toutes ses perpétuations de vie 
ici-bas, Thomme a besoin de la société comme 
la société a besoin.de la souveraineté. Contem- 
plez la nature. 

L'homme en a besoin môme pour naître 
et avant d'être né. Si Dieu avait voulu que 
l'homme naquît et vécût isolé, il l'aurait fait 
enfant de la terre ou de lui-même, sans l'inter- 
vention mystérieuse des sexes et sans l'inter- 
veution féconde de ce second créateur qu'on 
nomme l'amour, et qui est la première et la 
plus irrésistible sociabilité des éléments et des 
âmes. 

Il l'aurait fait naître dans toute sa force, 
dans le développement accompli de ses facultés 
physiques et morales, sans aucune de ces grada- 
tions de l'âge, sans, aucune de ces impuissances, 
de ces faiblesses, de ces ignorances de l'enfant 
nouveau-né, qui condamne le nouveau-né à la 



J.-J. ROUSSEAU 159 

société de la mère, ou à la mort si la mère lui 
refuse la mamelle, si le père lui refuse la pro- 
tection, la nourriture pour subsister ; et, quand 
la mamelle tarit pour l'enfant, la mère, elle- 
même, que deviendrait-elle avec son enfant 
sur les bras, sans la société du père, que l'a- 
mour conjugal et que Tamour paternel atta- 
chent par un double instinct de vertu désin- 
téressée à ces deux mêmes êtres dépendants de 
lui? 

La mère et le père vieillis et infirmes par 
l'usure du temps, devenus incapables de se 
nourrir et de se protéger eux-mêmes, que de- 
viendraient-ils si les enfants, dénués, comme 
ceux que suppose Rousseau, de tout spiritua- 
lisme, de 'toute reconnaissance, de toute piété 
flUiale, cessaient de former avec les auteurs de 
leurs jours la sublime et douce société de la 
famille? 

Voilà donc dans cette trinité du père, de la 
mère, de l'enfant, nécessaires les uns aux 



160 J.-J. ROUSSEAU 

autres sous peine de mort, la preuve évidente 
que la sociabilité et Thumanité c'est un même 
mot. 

Or, comme la souveraineté, c'est-à-dire Tau- 
torité et Tobéissauce, sont deux conditions^ ab- 
solues aussi, de toute société grande et petite, 
voilà donc la preuve évidente que la souverai- 
neté^ c'est la nature. 

Ce n'est là ni une convention délibérée sans 
langue et sans raisonnement, ni un droit de la 
force toujours contre-baiaucée par cent autres 
forces, ni une aristocratie sans corporations, 
sans hérédité, sans ancêtres, ni une démocra- 
tie sans égalité possible, qui ont pu inventer et 
proclamer cette souveraineté chimérique de 
J.-J. Rousseau. 

C'est la nature : elle seule était assez révéla- 
trice des lois sociales pour inculquer à Thuma- 
nité cette condition de son existence; elle seule 
était assez puissante pour faire obéir cette hu- 
manité, égoïste et toujours révoltée, à celte 



J.-J. ROUSSEAU 161 

dure condition naturelle de la sociabilité qu'on 
nomme souveraineté. Or, comme la nature, 
c'est l'oracle du Créateur, par les instincts pro- 
pres à chacune de ses créatures, la souveraineté, 
c'est donc Dieu I 

Pourquoi chercher dans les définitions quin- 
tessenciées et amphigouriques des écoles le 
principe de la souveraineté? Le principe, c'est 
Dieu, qui a voulu que l'homme sociable et per- 
fectible développât comme un magnifique spec- 
tacle devant lui ce phénomène matériel, et sur- 
tout iBtellectuel et encore plus moral, de la 
société; et c'est la nature, interprète de Dieu, 
qui a donné à l'homme dans tous ses instincts 
le germe de toutes ses lois et la condition abso- 
lue de cette souveraineté sans laquelle aucune 
société ne subsiste, parce qu'aucune loi n'est 
obéie. 

La véritable autorité sociale, qu'on appelle 
souveraineté, est donc divine; divine, parce 
qu'elle ost naturelle. 



162 J.-J. ROUSSEAU 

Voilà la souveraineté, voilà rautorité morale, 
voilà robéissance obligatoire, voilà les titres et 
la sanction de la loi. 

Religion innée, dans ce système la société mé- 
rite ce vrai nom, car elle relie les hommes 
entre eux et les agglomérations d'hommes à 
Dieu ! Bien obéir, c'est honorer l'auteur de toute 
obéissance ; bien gouverner, c'est refléter Dieu 
dans les lois ; bien défendre les lois, les gouver- 
nements et les peuples, c'est être le ministre de 
la nature et de la divinité. La vraie souveraineté 
c'est la vice-divinité dans les lois. 



XYl 



Et qu'estce que les gouvernements? 

Les gouvernements soiit la souveraineté en 
action, le mécanisme social par lequel cette 
souveraineté, divine dans son essence, humaine 
dans ses moyens, s'exerce sur les groupes plus 
ou moins nombreux dont les sociétés se compo- 
sent: familles d'abord, tribus" après, peuplades 
ensuite, confédérations ou monarchies de même 
origine enfin. Peu importe que la souveraineté 
soit mulliple, comme dans les républiques, ou 
une, comme dans les monarchies absolues, ou 
mixte, comme dans les royautés limitées, ou 



164 J.-J. ROUSSEAU 

représentative, comme dans les pouvoirs élec- 
tifs : pourvu que la souveraineté y soit obéie, le 
gouvernement existe et la société y est main- 
tenue. 

Ces formes diverses et successives du gouver- 
nement ne sont ni absolument bonnes, ni abso- 
lument mauvaises en elles-mêmes: elles sont 
relativement bonnes ou mauvaises, selon qu'el- 
les servent plus ou moins bien la souveraineté 
qu'elles sont chargées d'exprimer et de servir; 
tout dépend de Tâge, du caractère, des mœurs, 
des habitudes, du nombre, du site, du climat, 
des limites, de la géographie môme des peuples 
qui adoptent telle ou telle de ces formes de 
gouvernement. Patriarcale en Orient, théocrati- 
que dans les Indes, monarchiquement sacerdo- 
tale en Judée et en Egypte, royale en Perse, 
aristocratique en Italie, démocratique en Grèce, 
pontificale à Jérusalem et dans Rome moderne, 
élective et anarchique dans les Gaules, repré- 
sentative et hiérarchique en Angleterre, cheva- 



j.-j. nous.sKAU 165 

leresquo et monacale eu Espagne , ôquestre 
et turbulente comme les hordes sarmates en 
Pologne et en Hongrie, assise, immobile et for- 
maliste en Allemagne, mobile, inconstante, mi- 
litaire et dynastique en France, la fbrme du 
gouvernement varie partout, la souveraineté, 
jamais. 

Du patriarche d'Arabie au mage de Perse, du 
grand roi de Persépolis au démagogue d'Athô-» 
nés, du consul de Rome aristocratique au Cé- 
sar de Rome asservie dans le bas empire, du 
César païen au pontife chrétien souverain dans 
leCapitole; de Louis XIV, souverain divinisé 
par son fanatisme dans sa presque divinité 
royale, aux chefs du peuple élevés tour à tour 
sur le pavois de la popularité ou sur Téchafaud 
où ils remplaçaient leurs victimes; des déma- 
goguesde 1793, dudespote dessoldats, Napoléon, 
affamé de trônes, aux Bourbons rappelés pour 
empêcher le démembrement de la patrie; des 
Bourbons providentiels de 181.4 aux Bourbons 



166 J.-J. ROUSSEAU 

électifs de 1830, des Bourbons électifs, précipi- 
tés du trône, à la république, surgie pour rem- 
plir le vide du trône écroulé par la dictature 
de la nation debout ; de la république au se- 
cond empire, second empire né des souvenirs 
de trop de gloire, mais second empire infini- 
ment plus politique que le premier, calmant 
dix ans l'Europe avant d'agiter de nouveau la 
terre, agitant et agité aujourd'hui lui-môme par 
les contre-coups de son alliance sarde, insatia- 
ble en Italie, contre-coups qui, si la France ne 
prononce pas le quos ego à cette tempête des 
Alpes, vont s'étendre du Piémont en Germanie, 
de Germanie en Scythie, de Scythie en Orient, 
créer sur l'univers en feu la souveraineté- du 
hasard; de tous ces gouvernements et de tous 
ces gouvernants, la souveraineté, souvent dans 
de mauvaises mains, mais toujours présente, 
n'a jamais failli; c'est-à-dire que la souve- 
raineté, instinct conservateur et résurrecteur 
de la société naturelle et nécessaire à Thomme, 



J.-J. ROUSSEAU 167 

Q'a pas été éclipsée un instant dans l'esprit 
humain. 

. On a pu proclamer tour à tour le règne du 
père de famille, le règne du chef de tribu, 
le règne de la majorité dans les nations délibé- 
rantes sans magistrats héréditaires, le règne du 
sacerdoce dans les théocraties, le règne des 
grands dans les aristocraties, le règne des rois 
dans les monarchies, le règne des chefs tempo- 
raires dans les républiques, le règne du peuple 
dans les démocraties, le règne des soldats dans 
les régimes de force, le règne même des déma- 
gogues dans les démagogies, le pire des règnes 
selon Corneille; mais la souveraineté adminis- 
trée par des mains intéressées, perverses, vio- 
lentes, tyranniques, anarchiques, même infâ- 
mes, était encore la souveraineté, c'est-à-dire 
l'instinct social condamnant les hommes à vi- 
vre en société imparfaite , même détestable ; 
par la loi même de la nécessité : la souverai- 
neté DE LA NATURE. 



XVII 



Ce besoin divin de la souveraineté adminis- 
trée par des gouvernements plus ou moins par- 
faits, est le travail le plus persévérant de l'hu- 
manité, ce qu'on appelfe la civilisation, ou le 
perfectionnement des conditions sociales, le 
PROGRÈS ; travail pénible, lent, quelquefois heu- 
reux, souvent déçu, plein d'illusions, d'utopies, 
de déceptions, de révolutions ou de contre-ré- 
volutions, selon que les peuples et leurs légis- 
lateurs s'éloignent ou se rapprochent davantage 
dans leurs lois précaires des lois non écrites de 
la nature sociale révélées par Dieu lui-mérae à 
l'humanité. 



J.-J. KUUSSEAU 169 

Les jroiivernements font les lois. 

Qu'est-ce donc que les lois? 

Les lois sont des règlements obligoires pro- 
mulgués par les gouvernements pour faire vivre 
les sociétés nationales en ordre plus ou moins 
durable, en justice plus ou moins parfaite, en 
moralité plus ou moins sainte entre eux. 

Plus les lois sont obéies, c'est-à-dire capables 
de maintenir en ordre la société nationale, plus 
elles sont conformes à la souveraineté de la na- 
ture, qu'elles ont pour objet de manifester et 
de maintenir pour conserver aux hommes les 
bienfaits de la société^ 

Plus les lois renferment de justice, c'est-à- 
dire de conscience et de révélation des volontés 
de Dieu par Tinstinct, phis elles sont vraies , 
utiles, obéies par les peuples qui les adoptent 
pour rôgle. 

Plus les lois s'élèvent au-dessus des simples 
rapports réglementaires d'homme à homme jus- 
qu'au rapport de l'homme spiritualisé avec 

10 



170 J.-J. ROUSSEAU 

Dieu, plus elles sont ce qu'on appelle morales, 
plus elles ennoblissent, sanctifient, divinisent 
la société. 

Ces trois caractères de la loi, la règle, la jus- 
tice, la moralité, sont donc les degrés successifs, 
par lesquels la société politique se fonde et 
s'élève d'abord par l'ordre, se légitime ensuite 
par la justice, s'accomplit enfin par la moralité. 

Ainsi d'abord ordre entré les hommes, sans 
quoi la société elle-même s'évanouit. 

Justice entre les hommes, sans quoi la so- 
ciété n'est que tyrannie. 

Spiritualisme, moralité dans, les lois, pour 
que la civilisation ne soit pas seulement maté- 
rielle, mais vertueuse, et pour que l'âme de 
l'homme ne progresse pas moins que sa race 
périssable dans uue civilisation vraiment divine 
et indéfinie sur cette terre et au delà de cette 
terre. 

Voilà les trois caractères-de*la loi I 

Qu'il y a loin de cette législation marquée du 



J.-J. ROUSSEAU 171 

sceau de la-vertu, de la moralité, de la divinité, 
à cette législation toute utilitaire, toute mécani- 
que, toute matérielle et toute cadavéreuse du 
Contrat social de J.-J. Rousseau et de ses disci- 
ples! Dans ce système il y a contrat entre les 
hommes et leurs besoins physiques; dans notre 
système, à nous, il y a contrat entre l'homme 
et Dieu. Votre législation finit avec l'homme, la 
nôtre se perpétue et se divinise indéfiniment à 
travers les éternités. 

Ce n'est donc pas la question de savoir la- 
quelle de vos lois est plus monarchique ou plus 
républicaine, plus autocratique ou plus démo- 
cratique, mais laquelle est plus imprégnée de 
règle innée, de justice divine, de moralité supé- 
rieure à l'abjecte matérialité des intérêts pure- 
ment physiques de l'espèce humaine. 

En un mot, selon vous, les meilleures lois 
sont celles qui contiennent le plus d'utilités. 

Selon nous, les meilleures lois sont celles qui 
contiennent le plus de vertus! 



172 J.-J. ROUSSEAU 

Il y a un monde entre ces deux syatèmes. 

Lisez le Contrat socml^ et demandez-vous, en 
finissant la lecture, si vous vous sentez une 
vertu de plus dans rame après avoir lu. 

Lisez les législations de Confutzée, de Tlnde 
antique, du christianisme sur la montagne, de 
Tislamisme même dans le Coran , et deman- 
dez-vous si vous ne vous sentez pas soulevé 
d'autant de vertus de plus au-dessus de la légis- 
lation du Contrat social et de la civilisation ma- 
térialiste de nos temps, qu'il y a de distance en- 
tre l'égoïsme et le sacrifice, entre la machine et 
l'àme, entre la terre et le ciel. 

Voilà notre civilisation : la vôtre broute, la 
nôtre aime ; choisissez I 



XVIII 



De ces lois promulguées par les gouverne- 
TTients, expression diverse de la souveraineté de 
la nature, les unes sont purement réglemen- 
taires, accidentelles, circonstancielles, passa- 
gères comme les besoins, les temps, les inté- 
rêts fugitifs des nations; les autres, et en très- 
petit nombre, sont ce que l'on appelle organi- 
ques, c'est-à-dire résultantes de l'organisation 
même de l'homme et nécessaires à l'homme en 
société, quelque gouvernement du reste qu'il ait 
adopté pour vivre en civilisation. 

Les préceptes de ces lois organiques, qui sont 

les mêmes en principe chez tout Ce qui t ^^rte le 

10, 



174 J.-J. ROUSSEAU 

nom de peuple, sont les lois qui concernent la 
vie, la famille, la propriété, l'hérédité, le gou- 
vernement, la morale, la religion, la défense 
de la patrie, héritage commun à toutes les 
nations, les conditions du travail et d'alimen- 
tation , le secours du riche à Tindigent , la 
mutualité des devoirs, l'éducation, l'applica- 
tion de la justice, l'expiation des crimes ou des 
actes attentatoires à la société qui est la vie 
de tous^ et que tous appellent crimes. 

Voulez-vous avoir la nomenclature sonomaaire, 
et cependant complète, de toutes ces lois or- 
ganiques émanées pour ainsi dire du Législa- 
teur suprême : la nature de l'homme? Lisez les 
décalogues antiques des législations primitives 
profanes et sacrées. C'est là que vous voyez 
et que vous entendez la souveraineté de la na- 
ture, s'exprimant par ces lois instinctives qui 
révèlent le Créateur de Thomme sociable dans 
les prescriptions nécessaires^ à toute société po- 
litique. 



J.-J. ROUSSEAU 175 

Quel est le premier besoin de Thomme venu 
à la vie? C'est le besoin de conserver la pre- 
mière de ses propriétés, la vie. Aussi la défense 
de tuer et le droit de réprimer et de punir celui 
qui tue, sont-ils placés en tête de toute législa- 
tion sociale : tu ne tueras pas. Cette propriété 
, de la vie par celui qui . la possède est telle- 
ment instinctive, unanime et de droit divin, 
puisqu'elle est d'inspiration de la nature, que 
vous ne trouvez pas une législation primitive ou 
un code moderne où elle ne soit écrite à la pre- 
mière page. L'instinct dit : Je veux vivre; la 
nature dit : Tu as le droit de vivre; la loi dit : 
Tu vivras. C'est le décret de la souveraineté de 
la nature, et, en l'écrivant dans ton droit de 
vivre, elle a écrit en même temps ta destinée 
d'être sociable ; car, sans la sociétéinaturelle, tu 
ne vivrais pas, et, sans la société légale, tu au- 
rais bientôt cessé de vivre. 

La défense du meurtre est donc la première 
des lois révélées par la souveraineté de la nature. 



176 J.-J. ROUSSEAU 

Si tu fais mourir, lu mourras, est la premiôre 
aussi des lois écrites par la souveraineté sociale. 
C'est donc de droit divin que Thomme vit, et 
c'est de droit divin qu'il s'est groupé en société 
pour vivre. 



XIX 



De ce droit divin de vivre résulte pour lui le 
droit d'exercer, sous la garantie de la société, 
tous les autres droits indispensables à son exis- 
tence. 

Le second de ces droits, c'est le droit de s'ap- 
proprier toutes les choses nécessaires à son 
existence, sous la garantie de la société, qui doit 
la même inviolabilité à tous ses membres. De 
là, les lois sociales sur la propriété, lois sans 
lesquelles l'homme ne pourrait subsister que de 



178 J.-J. ROUSSEAU 

crimes. Or, comme le crime serait mutuel , 
rhomme cesserait promptement d'exister. 

La propriété,et la propriété individuelle, est un 
desdécrets du droitdivin, sur lesquelsla philoso- 
phie, sidérisoirement nommée socialiste, de J.-J. 
Rousseau, a répandu dans ces derniers temps le 
plus de ténèbres, le plus de paradoxes, le plus de 
sophismes destructeurs de toute société, et, par 
conséquent, de toute humanité sur la terre.G'est 
là que l'insurrection de l'ignorance et de la dé- 
mence contre la souveraineté de la nature a été 
et est encore le plus blasphématoire de la so- 
ciété politique. On dirait que l'excès même 
d'évidence du droit de propriété a aveuglé, en 
les éblouissant, ces insurgés contre la nature 
qu'on appelle socialistes^ sans doute comme on 
appelait à Rome les destructeurs d'empires du 
nom des nations qu'ils avaient anéanties. 

Remettons sous les yeux des hommes de bon 
sens, riches, pauvres, indigents môme, la vérité 
sur ce mystère sacré des lois de la propriété. 



J.-J. ROUSSEAU 179 

Jamais la souveraineté de la nature n'a parlé 
plus clairement que dans cette relation instinc- 
tive qui dit à Thomme par tous ses besoins : Tu 
posséderas ou tu mourras. 



XX 



L'homme physique est un être qui ne subsiste 
que dos éléments qu'il s'approprie dans toute ia 
nature en venant au monde et en s'y dévelop- 
pant jusqu'à la mort. C'est l'être propriétaire et 
héréditaire par excellence; sitôt qu'il cesse de 
s'approprier toute chose autour de lui, avant 
lui, après lui, il cesse d'exister. 

Embryon, il s'approprie dans le sein de sa 
mère la vie occulte et germinante dont il forme 
ses organes appropriateurs avant de paraître au 
jour. Eu paraissant à la lumière, et avant de 
pouvoir oxcicer ses organes, il s'approprie par 



J.-J. HOUSSEAU iSl 

sa bouche et par ses deux mains les mamelles, 
ces sources de vie, périssant à l'instant si on le 
dépossède de ce lait qui lui appartient, car il a 
été filtré pour lui dans les veines de la femme. 

H s'approprie une partie de l'espace, dans 
une part à lui destinée par la mesure de ses 
membres qui le remplissent, et qui lui appar- 
tient, en s'agrandissant, à la mesure de ses 
bras, de ses pas, de ses mouvements dans le 
nid; et, s'il en est di3possédé, il périt étouffé, 
faute de place au soleil. 

Il s'approprie, par l'acte môme de la respira-, 
tion, Tair nécessaire au jeu de ses poumons et à 
la circulation de son sang, et, si on l'en dépos- 
sède, il étouffe, il meurt exproprié de sa part 
d'air respirable. 

Il s'approprie la chaleur du sein maternel ou 

du soleil qui vivifie tout ce qu'il éclaire, ou du 

feu qui sort de l'arbre pour suppléer le soleil 

absent, et il meurt s'il est dépossédé de tout 

calorique, partie obligée de son existence. 

11 



182 J.-J. BOUSSEAU 

Il s'approprie, en ouvrant les yeux, la lumière, 
sans laquelle ses mains et ses pieds deviennent 
inutiles à sa subsistance et à ses mouvements, 
et il languit dépossédé de sa part au jour. 

Il s'approprie les fruits de l'arbre, l'herbe 
des sillons, la chair des animaux, nourriture 
sanglante, presque criminelle, et, si on Ten 
exproprie, il meurt dépossédé de sa part à Tali- 
mentation nécessaire à la vie, convive afifaflié 
chassé du banquet terrestre; et ce banquet 
môme tarit pour tous les convives : car, si la 
terre n'est pas possédée par celui qui l'ense- 
mence et la moissonne, nul n'a intérêt à la cul- 
tiver et à Tensemencer. Morte la propriété , 
morte la terre; morte la terre, morte l'huma- 
nité! 

Les communistes sont donc tout innocemment 
les meurtriers en masse de la race humaine. Il 
ne faut pas les exterminer comme meurtriers, 
il faut les plaindre et les réprimer comme suici- 
des. Leur crime n'est qu'ignorance, leur crime 



J.-J. ROUSSEAU 183 

même n'est qu'utopie, c'est de la vertu en dé- 
lire; mais le délire de la vertu n'a pas deç effets 
moins funestes que celui du crime. 

Cette contagion a possédé Platon, les pre- 
miers économistes populaires, affamés de re- 
celé néo-chrétienne, les sectaires musulmans 
de la Garamanie et de la Perse, les anabaptistes 
allemands, ivres de sang et de rêves, et enfin 
les philosophes prolétaires de nos jours, insen- 
sés de misère, vivant du travail industriel, et 
demandant Textinction du capital pour multi- 
plier le revenu', l'anéantissement du travail 
pour multiplier le salaire, et l'égalité du salaire 
pour égaliser l'oisiveté avec le travail I 

esprit humain I jusqu'où peux-tu descendre 
quand l'esprit d'utopie prétend se substituer à 
l'esprit de bon sens, et inventer une souverai- 
neté de l'absurde en opposition avec la souve- 
raineté de l'instinct! 

Il faudrait des volumes pour énumérer toutes 
les choses physiques et morales qui forment l'in- 



184 J.-J. ROUSSEAU 

ventaire des propriétés physiques et morales Dé- 
cessaires à la vie de l'humanilé; ce sont ces cho- 
ses qui ont fait de Thomme, en comparaison des 
autres êtres qui ne possèdent que ce qu'ils déro- 
bent, le premier des êtres, l'être proprié- 
taire, le plus beau nom de l'homme I 



XXI 



Mais si la propriété individuelle est une loi 
aussi naturelle et aussi nécessaire à l'espèce hu- 
maine que la respiration, l'hérédité, qui n'est 
que la propriété de la famille continuée après 
l'individu, n'est pas moins indispensable à la 
famille. 

Si donc la famille, comme nous l'avons dé- 

. montré, est nécessaire à la continuatioù de 

l'espèce, l'hérédité, sans laquelle il*n'y a pas 

de famille, est donc de souveraineté naturelle, 

de droit divin, de sociabilité absolue. 

Supposez, en effet, que le père en mourant 

emporte avec lui tout son droit de propriété 

* dans la tombe, et que la propriété soit viagère 



186 J.-J* ROUSSEAU 

dans le chef de cette société naturelle de la fa- 
mille ; le père mort, que devient l'épouse, la 
veuve, la mère? Que deviennent les fils et les 
filles? Que deviennent les aïeux survivants? les 
vieillards, les infirmes, les incapacités touchan- 
tes du foyer et du berceau? L'expulsion du toit 
et du champ paternels, la mendicité aux portes 
des seuils étrangers, la glane dans le sillon 
sans cœur, le vagabondage à travers la terre, la 
couche sous le ciel et sur la neige, la sépa- 
ration des membres errants de la même chair, 
le déchirement de tous ces cœurs qui ne fai- 
saient qu'un, la destruction de la parenté, 
cette patrie des âmes, cet asile de Dieu préparé, 
réchauffé, perpétué pour la famille; les mœurs, 
l'éducation des enfants, la piété filiale et la 
reconnaissance du sang pour la source d'où il a 
coulé et qui y remonte par la mémoire en action 
qu'on appelle tendresse des fils pour leur père et 
leur mère; tout cela (et c'est tout l'homme, 
toute la société), tout cela, disons-nous, périt 



J.-J. ROUSPKAU 187 

avec l'hérédité des biens dans la loi. Sans Théré- 
dite la propriété n'est plus qu'un court égoïsme, 
. un usufruit qui laisse périr la meilleure partie 
de l'homme, Tavenir ! 

Ces philosophes à rebours qui proclament 
que la propriété, c'est le vol^ et l'hérédité un 
privilège, volent en même temps à l'homme la 
meilleure partie de l'homme, la perpétuité de 
son existence, et constituent au profit de Jeur 

m 

viagèreté jalouse et personnelle le privilège du 
néant. 

Si de telles législations étaient adoptées sur 
parole par les prolétaires du socialisme, il ne 
. resterait aux veuves, aux orphelins, aux pères 
et aux mères survivants qu'à adopter le suicide 
en masse après la mort du propriéftaire, et de 
se coucher sur le bûcher du chef de la famille 
pour périr au moins ensemble sur les cendres 
du même foyer 1 

Les gouvernements n'ont été institués que 
pour défendre la propriété et rhérédité des 



188 J.-J. ROUSSEAU 

biens contre le pillage universel ou périodique, 
qui commence par des sophismes et qui finit 
par des jacqueries. 

La souveraineté de la nature dit à l'iiorame : 
Tu seras propriétaire, sous peine de mort de 
l'individu; et la. souveraineté de la nature dit à 
la propriété : Tu seras héréditaire, sous peine 
de mort de la famille; enfin, la souveraineté de 
la nature dit à la société : Tu seras héréditaire 
sous peine de mort de Thumanité. La loi venge- 
resse, des attentats du sophisme contre ces dé- 
crets de la nature , c'est la mort de Tespèce. 
« Je n'ai pas seulement créé, » fait dire le sage 
persan au Créateur, a j'ai créé les fils et les 
« générations des fils sur la terre. L'hérédité 
» est la propriété des fils ; les lois doivent la 
» garder plus jalousement encore que celle des 
» pères, car ces possesseurs ne sont pas encore 
» nés pour la défendre eux-mêmes. Il faut leur 
» réserver leur part des biens qui leur appar- 
» tiennent par droit de temps. » 



XXII 



Mais si la souveraineté de la nature, dont les 
décrets se manifestent par la nécessité, pro- 
clame clairement la loi de la propriété et celle 
de l'hérédité des biens, cette loi naturelle n'est 
ni aussi claire ni aussi unanime en ce qui con- 
cerne la part plus ou moins égale dans laquelle 
la propriété héréditaire doit se diviser entre 
les veuves , les fils , les filles , les enfants , les 
parents du chef de la famille. 

On cherche encore avec une certaine hésita- 
tion, balancée entre des raisons contraires et 
très-douteuses, si ces parts des survivants dans 



190 J.-J. ROUSSEAU 

l'héritage doivent être égales, presque égales, 
ou tout à fait inégales; on se demande si le 
droit de tester, ce despotisme absolu du pro- 
priétaire, qui est aussi le supplément de l'auto- 
rité paternelle, si nécessaire au gouvernement 
de la famille, doit exister sans contrôle de TÉtat 
et de la loi des partages. On se demande si le 
droit d'aînesse, cette espèce de jugement de 
Dieu, qui tire au sori; la propriété, ce droit du 
premier occupant dans la vie, doit ôtre la loi 
de l'hérédité. On se demande si les sexes doi-» 
vent faire des différences dans la loi de partage; 
si les filles, par leur état de faiblesse et de mino-< 
rite, espace d'esclavage attribué par la nature à 
la femme, doivent posséder des propriétés terril 
tonales qu'elles ne peuvent pas asse» défendre.On 
se demanda si, quand l'état de mariage les fait 
suivre forcément hors du foyer de h fiOiillô un 
maître ou un époux qui les assujettit à son em- 
pire, elles doivent emporter dans des familles 
étrangères la propriété héréditaire de leur pro- 



J.-J. ROUSSiSAU 191 

pre famille. On se demande si les fils nés après 
l'aîné du lit paternel, doivent être déshérités de 
tout ou d'une partie par le droit d'aînesse qui 
les prime dans la vie. 

Les titres de ces divers survivants à la totalité 
ou à des proportions équitables d'héritage, sont 
divers, opposés, contestés, aflirmés, contradic- 
toires, sujets à .des controverses incessantes, à 
des législations aussi variées que les climats, 
les natures de propriétés, les monogamies ou 
les polygamies, les religions ou les lois civiles, 
les aristocraties ou les démocraties. 

Rien n'est plus difficile que de statuer sur 
cette unité de l'hérédité, ou sur cette réparti- 
tion de l'hérédité entre les porteurs d'un même 
titre devant la famille, devant l'égalité, devant 
Dieu. Ici la souveraineté de la nature ne parle 
pour ainsi dire plus intelligiblement aux légis- 
lateurs. C'est la société politique, diverse dans 
ses formes, qui prend la parole et qui parle 
seule. 



192 J.-J. ROUSSEAU 

Une fois le principe de propriété et telui 
d'hérédité admis parleurs nécessités et leurs évi- 
dences, le principe, infiniment moins évident, 
infiniment moins absolu, de Tunité ou de la 
division de l'héritage, flotte au gré du temps, 
des mœurs, des formes monarchiques, aristo- 
cratiques, démocratiques, de la société natio- 
nale. 

Ce n'est pas seulement la nature, ce n'est 
pas seulement la justice innée qui fait la loi : 
c'est l'utile, c'est l'intérêt politique de la forme 
sociale dans laquelle la propriété héréditaire 
est distribuée entre un et plusieurs, entre plu- 
sieurs et tous ; c'est l'inégalité ou l'égalité de 
partage correspondant à l'égalité ou à l'inégalité 
des droit? civils, à la souveraineté d'un seul, ou 
à la souveraineté de plusieurs, ou à la souverai- 
neté de tout le peuple. Le juste et l'utile font ou 
défont, selon les lieux, l'hérédité. L'hérédité 
des biens dans la famille est en général la me- 
sure correspondante de l'hérédité de l'État, ou 



J.-J. ROUSSEAU 193 

de rbérëdilé des castes, ou de Thérédité des 
enfants, ou de J'hérédité même des trônes. 

L'âge patriarcal, souveraineté paternelle ab- 
solue, mais providentielle, du père, première 
image de la souveraineté paternelle de Dieu, 
père universel de toute race, admet partout le 
droit d'aînesse dans rhérédité, ou le droit ab- 
solu de tester en faveur du favori, du Benjamin 
du père ; le père se continue dans celui que 
Dieu lui a envoyé le premier, ou dans celui qu'il 
a choisi pour son bien-aimé parmi ses frères. 
L'homme mort, sa volonté ne meurt pas : elle 
revit dans l'aîné ou dans le plus chéri, ou dans 

le plus capable de sa race. 

Ce droit d'aînesse, contre lequel l'égalité mo- 
derne s'est si énergiquement prononcée, et 
qu'elle a effacé presque totalement de son code 
en France, n'a pas été si complètement effacé 
encore chez les autres peuples, orientaux ou 
européens, républicains ou monarchiques. Il 
ne le sera vraisemblablepient jam^^is, 



194 J.-J. ROUSSEAU 

Le peuple, plus il est peuple, c'est-à-dire plus 
il est gouverné par les instincts de la nature, 
tient à ce droit d'aînesse avec plus de ténacité 
que l'aristocratie elle-même. Le peuple trompe 
presque constamment la loi française de l'éga- 
lité des partages, en privilégiant les aînés de ses 
enfant^ sur les puînés, ou les fils sur les filles. 
Le père de famille veut ainsi conserver, malgré 
la loi, la souveraineté naturelle en l'exerçant 
encore après lui; il veut perpétuer, autant qu'il 
est en lui, sa famille et son nom, en laissant 
dans les mains d'un chef de maison la maison, 
le domaine, la richesse relative de la royauté 
domestique, qui constate la suprématie de la 
famille dans la contrée, au lieu de distribuer 
entre un grand nombre des parcelles de for- 
tune que la moindre catastrophe dissipe en 
poussière en tant de mains. Un second , un 
troisième partage finissent par réduire au prolé- 
tariat ou à l'indigence la famille. Le peuple aime 
ainsi à concentrer la fortune de la famille dans 



\ 



J.-J. ROUSSEAU 195 

une seule branche, plus solide, plus durable, 
qui sert à relever celles qui fléchissent, à don- 
ner asile et secours aux autres enfants quand 
les vicissitudes de la vie viennent à les réduire 
à la misère et à la boute. On a beau faire, la 
famille est aristocratique parce qu'elle aspire, 
par sa nature, à durer, et que rien ne dure que 
ce qui est héréditaire. Cet instinct du père de 
famille, dans la démocratie même, prévaut sur 
les abstractions philosophiques qui ne voient 
que l'individu. L'abstraction dit à l'individu : 
L'égalité du partage est ton droit; la nature dit 
au père de famille : La conservation de la fa- 
mille est ton devoir; eflForce-toi de la perpétuer 
et de la fortifler, en tonstituant frauduleuse- 
ment, s'il le faut, une part d'hérédité conserva- 
trice dans l'atné de tes fils. 



XXIII 



Mais à considérer la chose, même philosophi- 
quement, cette égalité des partages change 
d'aspect, selon qu'on se place à l'un de ces trois 
points de vue très-diflTérents : 

L'individu, 

La famille, 

L'État. 

La révolution française, trop irritée contre les 
excès de la loi d'aînesse, ne s'est placée qu'au 
premier point de vue : l'individu. 

De ce point de vue de l'individu abstrait et 
isolé que Ton a appelé leç droits de l'homme, 



J.-J. ROUSSEAU 197 

elle a dit, et elle a dû dire : Les partages seront 
égaux, car l'homme est égal à Thomme, tous les 
enfants ont le môme droit à l'héritage du père. 
Vérité ou sophisme, il n'y avait rien à répondre 
au premier aperçu à cet axiome, du moment 
qu'on admettait pour convenu cet autre axiome 
très-contestable : L'homme est égal à l'homme 
devant le cljamp; l'enfant plus avancé en âge 
et en force est égal à Tenfant nouveau venu, dé- 
nué d'années, de force, d'éducation, d'expérience 
de la vie; l'enfant du sexe faible et subordonné 
par son sexe même est égal à l'enfant du sexe 
fort, viril et capable de défendre l'héritage de 
tous dans le sien; l'enfant inintelligent est égal 
à l'enfant doué des facultés de l'esprit et du 
cœur, privilégié par ces dons de la nature; 
l'enfant vicieux, ingrat, rebelle, oisif, déréglé, 
est égal au fils tendre, respectueux, obéissant, 
actif, premier sujet du père, premier serviteur 
de la maison, etc., etc. Or autant d'axiomes 
pareils, autant de mensonges. 



198 J.-J. ROUSSEAU 

La révolution française, dans sa législation 
abstraite, a donc professé en fait autant de men- 
songes que de principes, en supposant Tégalité 
des titres de capacité, d'intelligence, de vertu 
filiale, c'est-à-dire de droits égaux entre les en- 
fante. L'égalité de parts dans l'héritage des biens 
du père est donc un sophisme devant la na- 
ture; aussi l'instinct de toutes les nations a-t-il 
protesté contre l'utopie de J.-J. Rousseau et de 
ses disciples. La Révolution française, elle- 
même, n'a pas tardé à revenir sur ses pas dans 
la voie de la nature et de la vérité; elle a modi- 
fié sa loi d'hérédité en concédant aux pères, 
dans leur testament, le droit de privilégier dans 
une certaine proportion les premiers nés ou les 
privilégiés de leur cœur parmi leurs enfants. 



XXIV 



Si Ton considère au contraire les lois relati- 
ves au partage de l'héritage du point de vue 
de la famille, au lieu de le considérer du point 
de rindividu, la question change de face, et 
la concentration de la plus grande partie des 
biens dans la main des premiers nés, ainsi que 
la permanence d'une partie des biens dans la 
même famille sous le nom de majorât^ qui n'est 
qu'un second droit d'aînesse, deviennent le 
droit commun dans tous les pays où la monar* 
çhie se perpétue et s'affermit elle-même par des 
institutions plus ou moins aristocratiques» Les 



200 J.-J, ROUSSEAU 

familles deviennent de petites dynasties qu'on 
ne peut déposséder du domaine patrimonial; le 
désordre même du fils aîné ne peut ruiner la^ 
génération qui est après lui, puisque la terre 
principale, V État ^* comme dit l'Angleterre ou 
TÂllemagne, n*est jamais saisissable ; le posses- 
seur viager est dépossédé du revenu, le posses- 
seur perpétuel (la famille) reste investi à jamais 
du capital ; une génération recouvre ce qu'une 
génération a momentanément perdu. La famille 
est étemelle comme l'État. 

Sans doute ce règlement de l'héritage, inalié- 
nable dans quelques-uns de ses domaines, a de 
graves inconvénients, tant pour les enfants puî- 
nés, qui n'héritent que d'une faible légitime, 
que pour les créanciers de l'ainé, qui ne peuvent 
forcer le possesseur viager à aliéner son inalié- 
nable domaine dynastique ; mais que d'avanta- 
ges pour l'État, pour la famille, pour l'agricul- 
ture, pour les mœurs, pour la politique, dans 
cette inaliénabilité d'une partie du patrimoine 



J.-J. ROUSSEAU 201 

de la famille I Une famille rainée par les fautes 
ou par les malheurs d^une seule génération est 
une famille perdue pour TËtat; en perdant sa 
fortune stable dans une contrée» elle perd ses 
influences, ses patronages, ses clientèles, ses 
exemples, son autorité morale et politique dans 
le pays. Ces liens de respect, ^ traditions, de 
déférence, établis entre les riches et les pauvres 
d'une contrée rurale, se brisent; la reconnais- 
sance, la considération, Taffection séculaire, 
qui forment le ciment moral de la société, se 
pulvérisent et s'évanouissent sans cesse; tout 
.devient en peu d'années poussière, dans une 
contrée aussi dénuée d'antiquité, de fixité. Les 
opinions flottent comme les mœurs; la rota- 
tion sans limite de la fortune et des familles 
empêche toute autorité morale de . s'établir ; la 
roue de la fortune, en tournant si vite, préci- 
pite tout dans un égoïsme funeste à l'ensemble ; 
le peuple môme n'a plus ni protection, ni cen- 
tre, ni représentants (puissants dans le pays, 



202 3.-J. ROUSSBAU 

pour défendre ses droits, ses instincts, ses li- 
bertés. En démocratisant trop la terre, elle ruine 
les mœurs ; en nivelant sans cesse les biens, 
elle abaisse les âmes. 

Toutes les tyrannies aiment à diminuer les 
émînences locales, parce que rien ne résiste là 
où rien n'a de-iprestige local ou d'autorité tra- 
dilionnelle sur les populations. La liberté baisse 
à mesure que l'égalité des héritages s'élève 
dans la législation des familles. La famille, en 
effet, est une puissance, l'individu n'est qu'un 
néant, l'Étatle foule aux pieds sans l'apercevoir; 
la dynastie de la famille détruite par Tégalité et 
par la mobilité des héritages, la dynastie royale 
devient facilement tyrannique; la conquête 
même devient plus facile dans un pays où l'es- 
prit de la famille a été anéanti par la dissémi- 
nation sans bornes de l'égalité des biens. Voyez 
la (Ihine, le plus admirable chef-d'œuvre de dé- 
mocratie qui soit sur la terre; le partage égal 
des biens entre les enfants y a multiplié déme- 



J.-J. HOUSSEAU ' 203 

I sûrement l'espèce et affaibli démesurémenr 

rÉlat; des poignées de Tartares, où la famille 
est organisée en clans, en hordes, en tribus, en 
féodalités dynastiques, y renversent et y possè- 
dent des empires de trois cents millions d'hom- 
mes isolés. La démocratie chinoise a pulvérisé 
l'esprit de nationalité; en tuant la famille, elle a 
tué l'énergie morale de la défense. Les Tartares 
vivent du droit d'aristocratie, les Chinois meu- 
rent d'égalité, * 



XXV 



Quant à l'égalité civile en elle-même, il y a 
deux choses qu'on appelle de ce nom et qu'il 
faut bien distinguer, si Ton veut distinguer 
en même temps ce qu'il y a de vrai, de sacré, 
de divin dans l'instinct de l'homme sociable, 
de ce qu'il y a de paradoxal, de faux, d'injuste 
dans les utopjes philosophiques de Platon, de 
Fénelon, de J.-J. Rousseau et des législateurs 
prolétaires de ce temps-ci, qui prennent le ni- 
veau de leur salaire pour la justice de Dieu dans 
la constitution de leurs chimères. 

La justice est une révélation divine qui n'a 
été inventée par aucun sage, par aucun philoso- 



J.-J. ROUSSEAU 205 

phe, aucun législateur, mais que tout homme, 
sauvage ou civilisé , a apportée dans sa cons- 
cience humaine ou dans son instinct organique 
et naturel en venant au monde , comme il y 
a apporté un sens invincible, le sens de la so- 
ciété. Le sens de la sociabilité , c'est le vrai 
nom de la justice. Sans ce sens divin de la jus- 
tice, aucune société n'aurait pu exister une 
heure. 

L'équité est un sens composé de deux poids 
égaux que Dieu a mis, pour ainsi dire, dans 
chaque main de l'homme ; poids au moyen des- 
quels l'homme pèse forcément en lui-même si 
tel de ces poids est égal à l'autre, et si l'équi- 
libre moral est établi ou rompu entre les choses. 
En d'autres termes, toute justice est pondération; 
si la pondération n'est pas exacte, la concience 
souffre, bon gré, mal gré, dans l'homme, l'ari- 
thmétique divine est violée, le résultat est faux; 
l'homme le sent. Dieu le venge, le coupable lui- 
même le reconnaît : voilà la justice. 

12 



XXVI 



La justice produit naturellement l'instinct de 
l'égalité entre les hommes devant Dieu et devant 
la société morale ; c'est-à-dire que la conscience 
dit à l'homme : l'homme, ton semblable, a les 
mêmes droits moraux que toi devant le père, 
qui est Dieu, et devant la même mère, qui est la 
société génératrice et conservatrice de l'huma- 
nité tout entière. Dieu lui doit la même part de 
sa providence, puisqu'il l'a créé avec la môme 
part de son amour; la société lui doit la même 
part de sa justice, puisqu'elle lui impose, pro- 
portionnellement à son intelligence et à ses far- 



J.-J. ROUSSEAU 207 

ces, la môme part de ses charges, de ses sacrifi- 
ces, de ses lois dans Tordre moral. 

De là l'égalité de protection des lois humaines 
comme des lois divines entre tous les hommes 
qui ont invocation à faire à la providence par 
l'appel à Dieu, ou à la société sociale par l'appel 
à la force de la légalité de l'État. 

C'est ce qu'on a appelé avec parfaite raison 
l'égalité devant Dieu et devant la loi. Point de 
privilège contre la révélation divine manifestée 
par l'instinct universel : la conscience. Quand 
bien même l'homme voudrait en créer, de ces 
privilèges- contre Dieu, il ne le pourrait pas :. 
c'est plus fort que lui, ce serait vengé par lui, 
il trouverait l'insurrection en lui, sa conscience, 
à lui, se révolterait contre lui : c'est fatal. 
Qu'est-ce donc que le remords ? 

La législation, en cela, est conforme à l'ins- 
tinct. La Révolution française a proclamé cette 
justice dans la proclamation de cette égalité 
abstraite et divine devant la loi ; ce qui veut 



208 J.-J. ROUSSEAU 

dire et ce qui dit : c II n'y a pas deux Dieux, il 
» n'y a pas deux instincts, il n'y a pas deux 
» consciences, il n'y a pas deux humanités; 
» Dieu, Tinstinct, l'équité, la loi morale, l'hu- 
» manité, voient des égaux dans tous les hommes 

» venant en ce monde I » 



w-^ J 



xxvn 



Âiosi; dans le domaine spiritualiste, Tégalité 
est la justice ; donc Thomme et l'homme sont 
égaux en droit spirituel et moral, et la société 
doit leur conférer cette égalité, ce droit à l'é- 
quité appartenant par égale divinité de titre 
à la nature, que dis-je? à l'humanité tout en- 
tière. 

Voilà la Révolution française, voilà la su- 
blime démocratie divine entendue comme elle 
peut être seulement entendue par les esprits 
politiques à qui la démagogie, l'esprit de radi- 

c^^llsme, la manie des sophisme^ ou la rage mU 

il 



210 J.-J. ROUSSEAU 

cide du nivellement impossible, qui ne serait que 
Textrême injustice, n^ont pas faussé le bon sens. 
Mais la société politique doit-elle l'égalité 
des conditions et des biens à tous les hommes 
venant dans ce monde, rois ou sujets, nobles 
ou peuple, riches ou pauvres,' avec l'avantage 
ou le désavantage de ce que l'on appelle le fait 
accompli ? Doit-elle planer comme une Némésîs 
de l'égalité, la faux de Tarquin à la main, pour 
faucher sans cesse ce qui dépasse le niveau 
uniforme du champ social ? Doit-elle à chaque 
individu qui naît ft chaque seconde du temps, 
sur la terre, pour y demander de droit divin 
une place égale à celle de tout autre homme, 
lui doit-elle, à ce nouveau venu, de lui faire 
violemment cette place en déplaçant ceux qui 
s'en sont fait une avant lui et supérieure à la 
sienne? Serait-ce une justice? Serait-ce une 
société que cette répartition incessante et vio- 
lente des rangs, des biens, des fortunes, enle- 
vant toute sécurité au présent, tout avenir à la 



J,-J. ROUSSEAU 211 

possession, tout mobile au travail, toute soli^ 
dite à rétablissement des familles, des nations, 
même des individus ? Ne serait-ne pas plutôt la 
souveraine injustice constituée, que cette éga-^ 
lité forcée qui récompenserait le travail acquis 
par rôternelle spoliation de l'égalité des tiens? 

Et, de plus, les partisans irréfléchis de cette 
utopie de Tégalité des biens n'ont*ils pas assez 
d'intelligence pour comprendre que leur égalité 
serait la destruction du plan divin sur la terra ; 
que Dieu a voulu l'activité humaine de son 
plan; que le désir d'acquérir est le seul moteur 
moral de cette activité; que l'inégalité des 
biens est le but, le prix, le salaire de cette 
activité, et que la suppression de cette inéga- 
lité supprimant en môme temps tout travail, 
l'égalité des socialistes produirait immédiate- 
ment la cessation de tout mouvement dans les 
hommes et dans les choses? 

Où serait le mobile de l'activité, si la loi so-^ 

ciale était assez insensée pour dire à Thomme 



212 J.-J. ROUSSEAl; 

laborieux et économe, et à l*homme oisif et pa- 
rasite de la terre : Travaillez ou reposez-vous, 

« 

produisez ou consommez, votre sort sera le 
même, et vous serez ée^aux devant la misère, 
et je vous condamne à être également misé- 
rables pour vous empêcher d'être réciproque- 
ment envieux ! ^ 

Le monde s'arrêterait le jour où une loi si^ 
immobile serait proclamée par les utopistes de 
J.-J. Rousseau. Cette politique ne pouvait 
naître que sous la plume d'un" prolétaire affa- 
mé, trouvant plus commode de blasphémer 
le travail, la propriété, l'inégalité des biens, 
que de se fatiguer pour arriver à son tour. à la 
propriété, à l'aisance, à la fondation d'une fa- 
mille. 

De tels hommes sont les Attilas de la Provi- 
dence, car la propriété et l'inégalité des biens 
sont les deux providences de la société ; l'une 
procréant la famille, source de l'humanité; 
r^utre produisant le travail, récoiqpense de 



J.-J. ROUSSEAU 213 

l'activité humaine ! — Il n'y aurait plus d'in- 
justice sans doute dans ces systèmes; oui, parce 
qu'il n'y aurait plus de justice. Il n'y aurait 
plus de misère; oui, parce qu'il n'y aurait plus 
de pain; la famine serait la loi commune. 

Voilà la législation de ces philosophes de la 
faim : l'univers pétrifié, l'homme affamé, le 
principe de tout mouvement arrêté, le grand 
ressort de la machine humaine brisé. L'homme 
content de mourir de faim, pourvu qu'aucun de 
ses semblables n'ait de superflu ; constitution 
de la jalousie, vice détestable, au lieu de la 
constitution de la fraternité, heureuse de la 
félicité d'autrui, vertu des vertus!... 

Je m'arrête ; nous reprendrons l'Entretien sur 

la législation de J.-J. Rousseau dans quelques 

Jours. Lamétaphysique amaigrit l'esprit et lasse 

le lecteur ; il faut se reposer souvent dans cette 

route. 



TROISIÈME PARTIE 



i 



Finissons-en avec les théories imaginaires de 
ces législateurs des rêves, qui, en plaçant le 
but hors de portée parce qu'il est hors de la 
vérité, consument le peuple en vains efforts 
pour l'atteindre, font perdre le temps à l'hu- 
manité, finissent par l'irriter de son impuis- 
sance et par la jeter dans des fureurs suicides, 
au lieu de la guider sous le doigt de Dieu vers 
des améliorations salutaires à l'avenir des 
sociétés* 



216 J.-J. ROUSSEAU 

Rousseau et ses disciples en politique n'ont 
pas jeté ail peuple moins de fausses défini- 
tions de la liberté politique que de l'égalité 
sociale. 

Qu'est-ce que la liberté, selon ces hommes 
qui ne définissent jamais, afin de pouvoir trom- 
per toujours l'esprit des peuples? 

La liberté de J.-J. Rousseau, c'est le droit de 
se gouverner soi-même, sans considération de 
la liberté d'autrui, dans une association dont 
on revendique pour soi tous les bénéfices sans 
en accepter les charges. 

C'est-à-dire que cette liberté est la souve- 
raine injustice; c'est la liberté abusive des 
quakers^ qui veulent que la société armée les 
défende, mais qui refusent de s'armer eux- 
mêmes pour défendre leur sol et leurs frères. 
Eq un mot, c'est l'anarchie dans l'individu ré- 
clamant Tordre dans la nation. Voilà la liberté 
sans limites et .sans réciprocité des sectaires 
(le Rousseau. 



J.-J. ROUSSEAU 217 

Qu'est-ce au contraire que la liberté? Selon 
nous, métaphysiquement parlant, cette liberté 
bien définie, c'est la révolte naturelle de l'é- 
goïsme individuel contre la volonté générale 
de la société ou de la nation. Or, si cette ré- 
volte de la nature irréfléchie, de l'égoïsme in- 
dividuel dont ces philosophes font un prétendu 
droit dans ce qu'ils appellent les droits de 
Vhomme, existait, la société cesserait à l'instant 
d'exister, car la société ne se maintient que par 
la toute-puissance et la toute légitimité de la 
volonté générale sur la volonté égoïste de l'in- 
dividu. Cette révolte instinctive de l'égoïsme 
individuel qu'on appelle la liberté sans limites 
est donc un crime et une anarchie. Ce droit est 
le droit de périr soi-même en faisant périr 
l'État. 

Cette liberté au fond n'est donc qu'un vain 

mot ; le sauvage seul peut dire : « Je suis libre, • 

mais à condition d'être sauvage et d'être seul, 

c'est-à-dire esclave de sa misère et des éléments. 

13 



218 J.-J. ROUSSEAU 

Non, la liberté de J.-J. Rousseau et de ses 
émuies n'existe pas ; c'est le nom d'une chose 
qui ne peut pas être, une fiction à l'aide de la- 
quelle on trompe l'ignorance des peuples et on 
justifie la révolte de l'individu contre l'en- 
semble social. 

Le vrai nom de la société, c'est commande- 
ment et obéissance. 

Commandement dans TÉtat, qu'il soit mo* 
narcbie ou république. 

Obéissance dans l'individu, qu'il soit sujet ou 
citoyen. 

Or, entre ces deux noms sacramentels de 
toute société politique, commandement et obéis* 
sance^ trouvez-moi place pour le nom de l^ 
berté. Il n'y en a pas, ou bien il n'y en a pas 
d'autre que le mot par lequel je vous l'ai dé- 
finie tout à rheure : révolte de l'égoïsme indi- 
viduel contre la volonté de l'ensemble. 

Ne parlons donc plus de liberté dans le sens 
que Rousseau et sa secte de 1791, et môme la 



J.-J. ROUSSEAU 219 

•m 

secte de Lafayette en 1792, et la secte parle- 
mentaire de 1830, et.la secte radicale des po- 
lémistes de 1848, Tont entendue. Ce sens 
s'est évanoui dès qu'on a voulu le toucher du 
doigt. 



II 



La seule chose que Ton puisse appeler, en- 
core improprement, de ce nom, par habitude 
plus que par logique, c'est la petite part d'é- 
goïsme individuel que le commandement social 
de rÉlat (monarchie ou république) puisse né- 
gliger sans inconvénient dans Tobéissance obli- 
gatoire de chacun à la volonté de tous. Cette 
petite part n'est pas même un droit, selon 
l'expression de Lafayette, le philosophe de 
rémeute : Uinsurrection est le plus saint des 
devoirs. 



J.-J. ROUSSEAU 221 

Cette part de liberté n*est pas possédée, elle 
est concédée et révocable par la société, répu- 
blicaine ou monarchique, qui la laisse à Tindi- 
vidu politique. 

C'est une frontière indécise entre Tordre so- 
cial et Tanarchie individuelle que le comman- 
dement laisse à Tobéissance; terrain vague, 
où le commandement n'a pas besoin de s'exer- 
cer, et où l'obéissance peut désobéir sans por- 
ter atteinte à l'État, c'est-à-dire à l'intérêt de 
tous. 

Mais encore ce qu'on appelle liberté n'est 
que tolérance de la société générale, et le com- 
mandement social peut l'enchaîner ou la res- 
treindre selon les nécessités, les lieux, les 
temps, les circonstances, si les nécessités, les 
lieux, les tenlps, les circonstances exigent que 
tout soit commandement et obéissance, et obéis- 
sance partout et en tout dans la société ab- 
solue. Je vous défie de nier ces faits et ces prin- 



222 J.-J. ROUSSEAU 

cipes, si vous réflédiissez à la nature de la so- 
ciété politique. 

Où doue est ce qu'on appelle liberté? Et 
pourquoi tant parler d'une chose gui n'existe 
que dans les mots? 



III 



Mais -comme il fauf étendant se serrîrde 
la langue reçue, il y a use autre chose qa'on 
nomme très-^mal à propos liberté. 

Cette chose, qui n'est nullement la liberté, 
mats qui est dignité morale dans le jeu du 
commandement et de rob^ssauce dont se com- 
pose tout gouvernement, c'est la participation 
plus ou moins grande que chaque individu, 
esdave, sujet ou citoyen, apporte à ia forma- 
tion du gouvemement et des lois; c'est le 
concours plus ou moins complet, plus ou moins 
direct, de beaucoup ou de toutes les volontés 



224 J.-J. ROUSSEAU 

individuelles dans la volonté générale, à la- 
quelle on donne le droit du commandement 
et le devoir d'obéissance. 

Le plus ou le moins de cette participation 
formelle du peuple à son gouvernement est ce 
qu'on nomme très-improprement liberté. C'est 
bien plus que liberté, c'est commandement, 
commandement sur soi-même et sur les autres. 

Ce commandement, sous lé despotisme, est 
attribué à un seul, sous les autocraties à une 
caste, sous les théocraties à un sacerdoce sou- 
verain, sous les républiques à une élite élec- 
tive de citoyens et de magistrats^ sous les dé- 
mocraties absolues à la multitude, sous les dé- 
magogies, comme à Athènes, à des tribuns pri- 
vilégiés et renversés par les faveurs mobiles 
de la plèbe sur la place publique. Les plus 
populaires de ces gouvernements ne réalisent 
pas plus de liberté que les autres; ils com- 
mandent et ils obéissent à des titres différents, 
mais ils commandent l'obéissance avec la même 



^ 



J.-J. ROUSSEAU 225 

obligation d*obéir; dans aucun il n*y a place 
pour ce qu'on appelle liberté dans la langue 
de J.-J. Rousseau et des publicistes modernes, 
c'est-à-dire pour l'égoïsme individuel contre le 
dévouement et contre l'intérêt général. S'il y 
avait liberté dans cette acception du mot, il 
n'y aurait plus gouvernement ni société; il y. 
aurait anarchie, révolte de chacun et de tous 
contre tous. Ce mot de liberté ainsi compris 
est donc un sophisme : la liberté de chacun 
serait l'esclavage de tous. 



13. 



TV 



Mais si on entend par ce mot de liberté la 
participation d'an plus grand nombre de su- 
jets ou de citoyens au gouvernement, soit par 
la pensée exprimée au moyen de la presse ou 
dans les conseils, s^it dans les élections, soit 
dans les délibérations, soit dans les magistrats, 
aucun doute alors que cet exercice du comman- 
dement social attribué par les constitutions au 
peuple, ne soit, quand le peuple en est ca- 
pable par ses vertus et par ses lumières, une 
excellente condition de progrès moral, de di- 
gnité et de grandeur humaine. 



J.-J. ROUSSEAU 227 

m 

Obéir à soi-même, c'est la vertu ; obéir aux 
autres, c'est la servitude. Qui peut douter que 
le commandement, quand il est moral, ne soit 
supérieur à l'obéissance, quand elle est ser- 
vile? Et qui peut nier ainsi que, plus il y a de 
force raisonnée dans le commandement et 
d'assentiment dévoué dans l'obéissance, plus 
il y a perfection dans le gouvernement? Fai- 
sons donc peu de cas de ce qu'on appelle li- 
berté égoïste dans le sens que J.-J. Rousseau 
attribue à ce mot, faisfflB-ea beaucoup de ce 
qu'il y a de particip^ion volontaire du peuple 
au commandement social; moins il y a de 
cette révolte individuelle dans l'individu soi- 
disant libre, \ plus il est libre en effet, car il 
9e veut alors que ce qu'il doit vouloir, et /il 
n'obéit qu'à ce qu'il veut dans l'intérêt de 
tous, qui est en réalité bod promis iniétèU 



V 



Mais est-ce donc en vertu d'un misérable 
contrat impossible même à concevoir (car pour 
contracter il faut être, et avant d'être la pré- 
tendue association locale n'était pas, ou elle 
n'était qu'en penchant et en germe dans les 
instincts naturels de l'homme), est-ce donc en 
vertu d'une misérable convention que la so- 
ciété s'est constituée en gouvernement? Est-ce 
en vertu d'un vil intérêt purement matériel et 
dans le but seulement d'un plus grand bien 
physique, que ce contrat purement brutal a 
été rêvé, délibéré, signé, et qu'il a pu se main- 



J.-J, ROUSSEAU 229 

tenir en se perfectionnant d'âge en âge? Est-ce 
ainsi qu'il est devenu droit, qu'il est devenu 
devoir, et qu'il a pu appeler Dieu et les hommes 
à le protéger, à le défendre, à le venger contre 
les atteintes que Fégoïsme individuel, la révolte 
des intérêts particuliers, l'injustice personnelle, 
l'ambition, l'usurpation, la ruse, la violence, 
l'impiété des conquérants, la spoliation du 
plus fort, la tyrannie du plus scélérat peuvent 
lui porter tous les jours? Évidemment non. 

La faim et la soif, la satisfaction chamelle 
des besoins physiques, la part plus ou m^ins 
grosse de grain ou de chair dans cette crèche 
humaine où ce bétail humain broute sa gerbe 
ou dévore sa ration de sang des animaux, la 
lutte incessante de force brutale contre force 
brutale, force mesiurée, non à la justice divine, 
mais â l'équilibre arithmétique entre les con- 
voitises et les résistances de l'individu â l'indi- 
vidu, de nation à nation, toutes ces clauses no- 
tariées par de prétendus législateurs consti-* 



230 i.-i. EOUSSSAU 

tuants, toutes ces garanties nominales des 
hommes contractants contre des hommes sans 
oease intéressés à violer ou à dédiiier le con- 
trat social, tout cela n*a ni sacrement, ni sanc- 
tion, ni raison d'être, ni raison de durer, ni 
raison d'autorité, ni raison d'obéissance, ni 
raison de respect, ni raison de commande- 
ment ; tout le monde peut dire tous les jours : 
Je n'accepte pas ce contrat chimérique imposé 
au liaible par le fort, ou je ne l'accepte que de 
force, c'est-àrdire par la plus vile des siu étions. 
Dns ce syslème, la société n'est qu'un vice, 
ieplfls lâche des vices, la peur I 

Mais où est le devoir? Mais où est la verte? 
Mais où est la divinité de l'ordre social ? Mais 
où est la dignité de l'e^éce humaine dans ce 
troupeau d'esclaves involontaires qui n'obéis^ 
sent que sous la verge de fer de la nécessité, ou 
110 se révoltent pas que parce qu'ils ont peur de 
se révolter? 

C'est là oep^idant exsu^lemeot la conc^uson 



j. 3. HOUSSXJiOJ :231 

formelle de J. J. Rousseau que nous vous aYûas 
dtée tout à rheare : -^ Tout homme qui pcnit 
i> secouer le joug saas danger a le djcoit de le 
a> faire. i> C'est aussi la conclusioû de Lafayette 
copiée de Rwsseau : « L'inmirrecitoa est le 
» plus saint des devoirs. » 

J&Btrce une société qu'une réunion d'bonnnes 
fcHidée sur ces deux axiomes parfait^nent logi- 

« 

ipies dans le sy^ème de ce contrat, axio^yoes 
dont le premier avilit, toute : nation qui ne êe- 
coifô pas tous les joues le joug soeûal, et dont le 
second ensanglante tcnis les jours la société? 
Bodété de boue ou société de sang, voilà le con- 
trat de J.-J. Rousseau; les théories matérialistes 
de la philosophie de Fintârêt ne pouvait abou- 
tir qu'à la prociamatioa de droits aussi an- 
ti-sociaux, le droit de tuer ou le droit de 
mourir. 

Les théories spiritualistes de la société, qui 
sont les nôtres, aboutiss^t au commandemœt 
et à Tobéissaaice, tpi^sont, dans ceux qui oom- 



232 J.-J. ROUSSEAU 

mandent comme dans ceux qui obéissent, des 
devoirs, c'est-à-dire des libertés individuelles 
volontairement sacrifiées à la souveraineté gé- 
nérale dans ceux qui obéissent, et des autori» 
tés morales légitimement exercées dans ceux 
qui commandent 

Vos théories de société répondent aux corps, 
les nôtres répondent à Tàme de la société. Vous 
supposez un contrat révocable à chaque respi- 
ration de l'individu ; nous voyons, nous, dans 
la société, une religion politique qui ennoblit à 
la fois le commandement et Tobéissance. Cette 
religion politique sanctifie la société politique 
en lui donnant pour autorité suprême la sou- 
veraineté de la nature, c'est-à-dire la souverai- 
neté de Dieu, auteur et législateur des instincts 
qui forcent l'homme à être sociable. 

Cette souveraineté de Dieu ou de la nature a 
promulgué ses lois sociales par les instincts de 
tout homme venant à la vie. 

Le premier de ces instincts, d'abord physi- 



J.-J. ROUSSEAU 233 

que, lui commande de se rapprocher de sa 
mère sous peine de mort; il crée la famille, 
cette sainte unité de Tordre social. 

L'instinct de la mère et du père, celui-là tout 
moral, Tinstinct de la compassion et de la 
bonté, leur commande de soigner, d'allaiter, 
d'élever l'enfant; il crée la continuité de l'es- 
pèce, il dépasse déjà la loi d'égoïsme de l'indi- 
vidu, il devient sans le savoir dévouement spi- 
ritualiste. 

L'instinct de la justice apprend à l'enfant à 
chérir sa mère et son père, il devient devoir; 
c'est déjà l'àme qui se révèle, ce n'est plus de 
l'instinct seulement. 

L'instinct de l'amour créateur emporte 
rhomme et la femme l'un vers l'autre; mais, 
une fois l'enfant conçu, ce même instinct, de- 
venu paternité, porte les deux êtres généra- 
teurs à perpétuer leur union dans l'intérêt de 
l'enfant, ce troisième être qui les confond et 
les réunit par une union permanente et sainte^ 



234 J.-J. ROUSSEAU 

sanctionnée par les autres hommes et par Dieu. 
Le mariage, sous une forme ou sous une autre, 
selon les lieux ou les temps, ce n'est plus Tins- 
tinct de l'amour seulement, c'est le devoir réci- 
proque, spiritualisme gui d'un attrait fait un 
lien. De là, les lois sur la génération pure de l'es- 
pèce, sur l'autorité paternelle, sur la piété fi- 
liale; instincts changés en devoirs de tous les 
côtés ; spiritualisme de cette trinité plus morale 
que charnelle; sollicitude pour l'enfant, assis- 
tance dans l'âge mûr, tendresse et culte pour la 
vieillesse, le plus doux des devoirs, la justice en 
action, la reconnaissance, mille vertus en un 
seul devoir I 

L'instinct dit à ce groupe hunmin à peine 
formé : « Réunis-toi à d'autres groupes pareils 
pour te protéger contre les éléments comme 
icorps, contre les agressions et les injustices 
des hommes iniques et forts, comme être moial 
et libre. » De là l'association fondée alors sur la 
réciprocité des services : tu me sers, je te ^secs ; 



:j.-J. ROUSSEAU 2S5 

ttt nie défends, je te défends ; tes ennemis sont 
mes ennemis; tes amis sont mes amis. Voilà 
la société élémentaire, elle n'est plus vil inté- 
rêt senlement, elle est déjà réciiHrocité, c'est^- 
dire mutualité, réciprocité qui n'est que la jus- 
tioe des actes, moralité, devoir, vertu 
' Un antre instinct porte d'autres groupes à 
é'vmvy pour être plus solides, aux piœûers 
groupes. 

Ma nation se fonde ; elle fécomle une terre, 
elle sème, elle moisonne, elle bâtit, elle multi- 
plie ; elle se choisit une place permanente au 
soleil, elle se dit : ce II fait bon là, nous avons 
besoin que cette place féconde et fécondée soit 
à nous, et non ^ d'autres, pour y nourrir ceux 
qui descendront de nous ; nos sueurs ont ani- 
malisé de nous cette terre, il y a parenté désor- 
mais entre elle et nous ; marquons-la de notre 
nom, de notre droit de priorité. » 

A rinstant voilà la possession accidentelle 
et passagère qui se transforme en fait, en 



236 J.-J. ROUSSEAU 

droit, en permanence» en patriotisme çioral 
enfin. 

Spiritualisme, moralité; vertu. Le devoir dé 
défendre la patrie, de vivre et de mourir au 
besoin pour elle, pour ceux même qui ne sont 
pas encore nés, dignifle, sanctifie en passion 
désintéressée, en dévouement sublime, en sa- 
crifice méritoire, en vertu glorieuse sur la 
terre, en mérite immortel dans la patrie future 
ce devoir patriotique. 



VI 



La nation fondée et défendue, un instinct qui 
s'élargit la pousse à se civiliser chaque jour 
davantage. Elle sent la nécessité de Fautorité 
politique qui donne à tous ces instincts épars 
l'unité de volonté par laquelle chacun a la force 
de tous et tous ont le droit de chacun. C'est 
ce qu'on appelle gouvernement. Les formes de 
ce gouvernement sont aussi diverses que les 
âges des peuples, les lieux, les temps, les carac- 
tères de ces groupes humains formés en na- 
tions. 

L'autorité dérivée de la nature y repose d'à- 



238 J.-J. BOUSSKAU 

bord dans le père, ou patriarche, par droit d'an- 
tiquité ; l'hérédité la consacre dans le fils après 
le père. 

Elle s'étend de là aux vieillards de la tribu, 
supposés les plus sages par droit d'expérience : 
c'est l'origine des sénats, seniores^ qui assis- 
tent, éclairent, limitent le pouvoir patriarcal et 
souverain. 

Le pouvoir aristocratique s'y constitue : gou- 
vernement de castes. 

L'autorité concentrée y devient facilemeat 
injuste et oppressive ; le peuple y demande sa 
place et l'obtient : gouvememeiit pondéré, mo- 
narchie, aristocratie, démocratie , trinité d'A*- 
ristote, gouvernements modernes des trois 
pouvoirs diversement représentés. 

L'autorité conquise sur la monarchie et sur 
l'aristocratie par le nombre seul, par la démo- 
cratie absolue^ c'est la soiiveraineté de la m\àr 
titude, sans pondération, sans fixité, sans corps 
modérateur ; elle dégénère bientôt en oppression 



J.-J. ROUSSEAU 239 

mutuelle et en anarchie : gouvernement con- 
damné par l'instinct de la hiérarchie légale, 
qui est la loi de tout ce qui dure, la loi de tout 
ce qui commande et de tout ce qui obéit sur la 
terre. 



VII 



L'instinct de justice absolue et celui de hié- 
rarchie nécessaire, combinés légalement en- 
semble, fondent et maintiennent les républiques 
à plusieurs pouvoirs ; elles sont agitées, mais le 
mouvement môme y prévient longtemps la cor- 
ruption, la tyrannie, la décadence. 

Elles supposent plus de spiritualisme, plus 
de devoir, plus de vertu dans le peuple que les 
autres gouvernements ; c'est ce qui fait qu'elles 
sont l'idéal des peuples et des sages. 

Elles ont l'unique et immense mérite d'éle- 



J.-J. ROUSSEAU 241 

ver ràrae, les lumières et le sentiment de jus- 
tice du peuple, à la hauteur de sa souverai- 
neté. 

Hais si le peuple ne possède ni assez de lu- 
mières ni assez de vertus, il n*y faut pas penser 
encore, ou bien il n'y faut plus penser du tout : 
un brillant esclavage militaire, de la gloire, et 
point de liberté, suffit à ce peuple; on peut Té- 
blouir, on ne peut l'éclairer. Ses vertus sont 
toutes soldatesques : des dictatures et des vic- 
toires, voilà tout ce qu'il lui faut. Le spiritua- 
lisme, c'est-à-dire le sentiment moral de ce 
qu'il doit à Dieu, aux autres peuples et à lui- 
même, y baisse à mesure que la fausse gloire y 
resplendit davantage. Il marche à la tyrannie 
dans le monde : bientôt il ne saura plus où re- 
trouver le principe de l'autorité des gouverne- 
ments légitimes, c'est-à-dire naturels, de la 
société politique, trop vieux et trop irrespec- 
tueux pour le gouvernement patriarcal, trop 

.égalitaire pour le gouvernement des castes, 

U 



242 J.-J. ROUSSEAU 

trop sceptique pour le gouvernement théocra- 
tique, trop ardent en nouveautés pour le gouver- 
nement des coutumes et des dynasties, trop 
agité pour le gouvernement constitutionnel et 
l'équilibre des pouvoirs, trop turbulent pour le 
gouvernement des républiques, et trop impàe 
envers ses propres droits pour les défendre soit 
contre l'oppression d'en haut, soit contre l'op- 
pression d'en bas. Peuple du vent et du mou^ 
vement perpétuel, emporté à tous les abîmes 
par le tourbillon même qu'il crée et accélère 
sans cesse en lui et autour de lui I 

Peuple de beaux instincts, mais de peu de 
moralité politique, toujours ivre de lui-môme, 
enivrant les autres peuples de son génie et de 
son exemple ; mais ne tenant pag plus à ses vé- 
rités qu'à ses rêves, et créé pour lancer le 
monde, plutôt que pour le diriger ver» le 
bien. 

A de tels peuples le gouvernement du hasard !• 
Ils ne savent ni fonder ni conserver, ils ne sa- 



J. J. ROUSSEAU 243 

vent que détruire et changer sur la terre ; ils 
sont le vent qui balaye le passé. Qu'ils balayent 
donc le monde politique : ils sont le balai de la 
Providence, comme Attila fut le fléau de Dieu 



VIII 



De toutes ces natures de gouvernement ins- 
pirées à Thumanité par cette souveraineté de la 
nature qui parle dans nos instincts, aucun ne 
nous semble plus voisin de la perfection que le 
gouvernement créé ou réformé par le législa- 
teur rationnel de l'extrême Orient, le divin phi- 
losophe politique Confutzée, dans cet empire 
de la Chine, plus vaste que TËurope, plus an- 
tique que notre antiquité^ plus peuplé que deux 

m 

de nos continents, plus sage que nos jeunes sa- 
gesses. 
Confucius résume en lui toutes les lumières, 



J.-J. ROUSSEAU 245 

toutes les vertus et toutes les expériences du 
vieux monde indien ; il résume, de plus, selon 
toute apparence, le vieux univers antédiluvien, 
si les révélations, les monuments e| les tradi- 
tions antédiluviennes vivent encore dans la mè" 
moire des hommes. Confucius semble avoir été 
illuminé divinement par un reflet, par un cré- 
puscule de cette divine révélation sociale qui 
précéda le siècle des grandes eaux. Ministre de* 
cette souveraineté de la nature dont on retrouve 
le texte syllabe par syllabe dans nos instincts 
Hâtifs, Confucius institue dans sa législation, et 
ensuite dans le gouvernement, toutes les lois et 
toutes les formies politiques qui dérivent de no- 
tre cature physique et de notre nature morale ; 
spiritualisme et loi civile, politique et vertu, 
temps et éternité, religion et civisme, ne sont 
pour lui qu'un même mot. Aussi voyez comme 
cela civilise, comme cela dure, comme cela 
multiplie la vie et Tordre dans l'espèce hu- 
maine I A l'exception des arts barbares de la 

14. 



246 J.^J. HOUSSE AU 

guerre qii*tiii excès de {ihilDSopbie fait tomber 
en mépris et en désuétude chez «es diseiples, 
voyez la population, cette contre-épreuve de 
la bonne administration : quatre cents millions 
d'hommes traversant en ordre et en unité vingt 
cinq siècles 1 jamais Tesprit législatif a-t-il créé 
et régi une telle masse humaine en une seule 
nation? C'est une impiété à l'Europe d'aller 
briser à coups de canon anglais cette merveil- 
leuse Babel d'une seule langue en Orient. Étu- 
diez oe gouvernement et rougissez de ces 
assauts que vous donnez à ces palais et à ces 
temples de la civilisation primitive, toute spi- 
ritualiste, au nom d'une civilisation de trafic, 
d'or et de plomb. Analysez le gouvernement 
de Confucius :*vous y retrouvez tout l'homme 
moral et toute la politique de la nature daBS le 
mécanisme accompli du gouvernement. 



IX 



Le gonveraement paternel deiEeure dans le 
jBoaarque une Mrédité inviolable, persouni- 
.fiant Tautorité diiône, invisible dans Tabatiao- 
.tion visible delà nation sonveraine et inmior- 
telle, spiritualisme monarchique qui ccmsacre 
•le commandement et qui moralise l'obéissance. 
Point de force sans droit, T^ilà Iam(»iarcbie 
deConfudus. 

L!ari^occatie intelledaielle et morale dans 
te conseil de Tempire^ spiritualisme raisonné 
ipi fiigni&e : point de souveraineté sans lu- 
mière. . 



248 J.-J. ROUSSEAU 

La démocratie complète dans les mandarins 
de tout ordre choisis dans toutes les classes 
par Télection dans les examens publics, ce qui 
veut dire égalité de tous, mais à condition de 
capacité constatée par tous, et de vertu recon- 
nue par tous. 

Gradation ascendante et descendante dans 
les rangs et les fonctions des magistrats char- 
gés de Tadministration de la justice ou de 
Tadministration des intérêts populaires de 
l'empire; spiritualisme qui personnifie la cons- 
cience et la providence dans une hiérarchie 
sans laquelle il n'y a ni autorité distributive, 
ni ordre, ni stabilité dans les institutions. 

L'ubiquité de l'autorité monarchique, par- 
tout présente et partout active, dans le dernier 
hameau comme dans la première capitale de 
province : spiritualisme de la présence et de 
Tintervention souveraine dans tous les Rapports 
de rhomme avec l'homme pour légitimer tous 
les actes de la vie civile. 



J.-J. ROUSSEAU 249 

Autorité paternelle absolue, mais surveillée 
dans la famille pour que le commandement y 
soit respecté et que l'obéissance y soit reli- 
gieuse : spiritualisme légal qui fait du père un 
magistrat de la nature, et qui fait du fils un 
sujet du sentiment I 

Culte des ancêtres perpétuant la mémoire et 
sanctifiant la filiation humaine en reportant 
sans cesse Thumanité à saiSource par la recon- 
naissance : spiritualisme filial, qui va recher- 
cher la vie pour la bénir et la tradition pour la 
vénérer. 

Anoblissement des pères par les actes hé- 
roïques ou vertueux des enfants, dans les 
générations les plus reculées : spiritualisme 
profond dans ce législateur qui personnifie la 
solidarité de race, la responsabilité paternelle, 
le rémunérateur filial dans Tunité morale de la 
famille, continuité de Tétre moral descendant 
et remontant du père à Dieu^ du père aux fils, 
des fils aux pères, et qui rend la vertu aussi 



« 



250 J.-J. HOUSSEAU 

héréditaire de bas en haut que de haut en bas! 
Quel plus beau dogme I Quel plus fort lien 
entre les générations, mortelles par les années, 
immortelles par leurs vertus ! 

Et ainsi de suite. Pas un dogme législatif 
gui ne soit un dogme spiritualiste; pas une 
prescription sociale qui n'ait Dieu à sa base et 
Dieu à son sommet; pas une institution ci- 
vile qui ne soit calquée sur un devoir moral; la 
éhaîne des devoirs moraux relie partout Tindi- 
vidu à la société et la société à TiEdividu ; la loi 
n'est qu'un conmientaire de la nature. 

Concluons : je suis contre J.-J. Rousseau 
pour Confttcius, malgré la prétendue loi du 
progrès indéfini, progrès dérisoire qui descend 
^souvent, au lieu de moii^r, du spiritualisme 
«ocial de jConfucius au matérialisme égoïste du 
tcfntratsocial. 



Le vrai contrat social n'a pas été délibéré 
entre des hordes humaines faisant la métaphy- 
sique des prétendus droits de l'homme et la 

K 

théorie des sociétés avant l'existence de ;ia so- 
ciété. 

La société n'est pas d'invention humaine, 
mais d'inspiration divine. 

Dieu l'a déposée dans les instincts des pre- 
miers-nés de la terre appelés hommes, et 
même dans les instincts organiques des ani- 
maux. Elle'est née^toute faite, et chacun de nos 
instincts contenait en germe une loi; une loi, 



252 J.-J. ROUSSEAU 

non pas seulement physique, donnant ppur but 
à la société politique la satisfaction brutale des 
besoins du corps, mais une loi morale et reli- 
gieuse, donnant à la ^ciété civile un but intel- 
lectuel, moral et divin de civilisation des âmes, 
c'est-à-dire de vertu et de civilisation de no- 
tre être par des devoirs réciproques découverts 
et accomplis. 

Voilà la fin de la société politique, voilà le 
plan de Dieu, voilà l'œuvre de la législation, 
voilà la dignité de rhq|ime; voilà le spectacle 
que la divinité créatrice se donne à elle-même, 
depuis qu'elle a daigné créer Thomme jusqu'à 
la consommation des temps. 
- <îe serait un pauvre spectacle, aux yeux de 
>cette adorable Divinité, de qui tout émane et 
à qui tout aboutit, de cette âme universelle qui 
n'est qu'âme, c'est-à-dire intelligence, volonté, 
force et perfection, que le spectacle de popu- 
latîons plus ou moins nombreuses broutant la 
terre dans un ordre plus ou moins , régulier, 



J.-J. ROUSSEAU 253 

comme celui da troupeau devant le chien, sans 
autre fin que de se partager plus ou moins équi- 
tablement l'herbe qui nourrit leur race, jus- 
qu'au jour où leurs cadavres iront engraisser à 
leur tour le fumier vivant tiré du fumier mort, 
et destiné à devenir à son tour un autre fu- 
mier I 

Voilà cependant le Contrat social de J.-J. 
Rousseau; voilà les droits de Vhomme? Ce sont 
aussi les droits du pourceau d'Épicure. Si 
l'égalité alimentaire de Platon, de J.-J. Rous- 
seau, des économistes, des tribuns du peuple, 
des démagogues de 1793, des saint-simoniens 
de 1820, des fouriéristes de 1830, des socialis- 
tes de 1840, des communistes de 1848, n'a pas 
d'autres utopies à présenter aux sociétés mo- 
dernes, en vérité, de si vils et de si grossiers 
intérêts valent-ils la stérile agitation des uto- 
pistes qui les inventent, des populations prolé- 
taires qui les révent, des législateu rs qui les 

pulvérisent? Des râteliers toujours pleins, dans 

15 



254 J.-J. ROUSSEAU 

cette vaste étable de rhumanité, changenMls 
la nature de cette bète de somme plus ou moins 
repue qu'ils appellent la société humaîBe? 
Lesirs droits de Thomme se pèsent-ils donc à la 
livre, ou se ma&urem-ils à la ration ? Grasse ou 
maigre, une telle société en serait-elle moins 
une société de brutes? On a pitié de telles uto- 
pies, pitié de tels contrat sociaux^ pitié de 
telles dégradations de notre nature ! 

Le vrai ccmtroÀ social ne s'appelle pas droit, 
il s'appelle devoir; tt n^a pas été scellé ^itre 
rhomme et l'homme, il a été scellé entre 
rbomme et Dieu. 

Le véritable contrat ^social n'a paâ pour but 
senlement le corps de Phontme, il a pour but 
aussi et surtout l'âme humaine» il est ^iritua- 
liste plus que matériel; car le corps ne vit 
qu'un jour de pain, et Tesprit vit étem^leme&t 
de vérité, de devoir et de vertu. Voilà pourquoi 
.a doctrine qui ne fait que proclamer les droits 
de l'homme est courte et fausse, et ne pMtit 



J.-J. ROUSSEAU 255 

aboutir qu'à la révolte perpétuelle, doctrine 
insensée, Contrat social; voilà pourquoi toute 
société qui se fonde sur le devoir est vraie, 
durable, toujours perfectible, et aboutit direc- 
tement à Dieu, c'est-à-dire à la perfection et à 
l'éternité. 



XI 



Devoir d'adoration envers le Créateur, qui a 
daigné tirer l'être du néant pour sa gloire ; de- 
voir qui oblige l'homme à se conformer en 
tout aux volontés du souverain législateur, 
volontés manifestées à l'homme par ses ins- 
tincts; organe de la véritable souveraineté de 
la nature; devoir facile, satisfait par son ac- 
complissement, même quand il est doulou- 
reux aux sens; devoir qui donne à l'homme 
obéissant à son souverain Maître cette joie lyri- 
que de la vie et de la conscience, joie de la vie 
et de la conscience qui éclate dans tout être vi- 
vant comme un cantique de la terre, et que 



•r 



J.-J. ROUSSEAU 257 

tous les êtres vivants, depuis l'insecte, l'oiseau, 
jusqu'à rhomme, entonnent en chœur au soleil 
levant comme une respiration en Dieu I 

Devoir de l'époux et de l'épouse, qui, au lieu 
de s'accoupler comme des brutes, se lient par 
un lien moral ensemble pour spiritualiser leur 
union, souvent pénible, au bénéfice de l'enfant, 
né d'un instinct, mais vivant d'un devoir. 

Devoir du père et de la inère de protéger, 
d'élever, de moraliser l'enfant par un dévoue- 
ment cpi s'immole à sa postérité 

Devoir du fils, qui, au lieu de se séparer selon 
J.-J. Rousseau, dès qu'il n'a plus besoin de 
tutelle physique, adhère par justice et recon- 
naissance au sein qui Ta nourri, à la main qui 
le protège dans sa faiblesse, et leur rend ce culte 
filial, image du culte que tout être émané doit 
à tout être dont il émane. 

Devoir de cette trinité humaine : le père, la 
mère, les enfants, de se grouper dans une unité 
défensive de tendresse et de mutualité sainte 



258 J.'J. ROUSSEAU 

qu'on appelle famillOi première patrie des 
cœurs qui impose le premier patriotisme du 
sang, et qui sanctifie la source de Tâme comme 
la source de la population. 

Devoir du commandement adouci par Ta- 
mour dans le père, pour que Tordre, qui ne 
peut se fonder sans hiérarchie, du moment que 
les volontés peuvent se heurter entre des êtres 
nécessairement inégaux, pour que cet ordre, 
disons-nous y se fonde sur une autorité et sur 
une subordination incontestées; autorité et 
subordination qui sont un phénomène social, 
nullement physique, mais tout moral. 

Devoir de Tobéissance dans les enfants, 
même quand ils sont devenus, par le nombre et 
par la force, plus forts que le père et la mère; 
devoir d'autant plus moral, d'autant plus spi- 
ritualiste, d'autant plus vertueux, qu'il est 
volontaire, et que la force matérielle dans les 
enfants se soumet plus saintement à la force 
spiritualiste dans le père. 



Î,-J. ROUSSEAU 2S9 

Devoir de ce premier groupe de la famille 
de reconnaître et de respecter, da^s les autres 
groupes semblables à elle^ le même drtrît divin 
de vivre et de multipiier sur la terre, doniaine 
commun de la race humaine ; de ne point la 
ta€r, de ne point lui dérober sa place au 
soleil et au festin nourricier du sillon: mais 
de reconnaître, d'assister, d*aimer les autres 
hommes ses semblables, et de leur appK<ïuer 
cet instinct tout spiritaalîste et tout moral de 
la justice législative incréée, qui invente et qui 
sanctionne toute société par une force morale 
mille fois plus forte que la force législative, la 
coBSCience, et dont toute violation est crime, 
dont toute observation est vertu l 

Devoir de donner la vie de chacun pour la 
défense et te salut de tous dans cette société de 
familles associées devenues patries par cette loi 
spiritualiste du dévouement si contraire à la loi 
de l'égoïsme des législateurs athées; devoir 
du sacrifice de la vie même à ceux de ses sem« 



260 l.-J. ROUSSEAU 

blables qui ne sont pas encore nés; devoir sur- 
naturel que les hommes appellent héroïsme, et 
que Dieu appelle sainteté I 

Voyez comme vous êtes déjà loin de la 
société utilitaire et du contrat social de la 
chair avec la chair de J.-J. Rousseau, et des 
droits de l'homme I Voyez comme le spiritua- 
lisme social se dégage déjà de la matière, et 
comme le véritable contrat social de la nature 
se spiritualise et se divinise en découvrant, non 
pas dans le corps humain, mais dans Tâme hu- 
maine, l'origine, le titre, l'objet, et la fin de 
la société politique ! 

Un devoir social, au lieu d'un droit brutal, 
sort de chacun des instincts primitifs de 
l'homme social, à mesure qu'il a besoin de lois 
plus nombreuses et plus morales pour ses rap- 
ports plus multipliés avec les autres hommes ; 
au lieu d'être un droit, chacune de ces lois 
s'appelle un devoir. 

Devoir de l'ordre qui lui fait personnifier 



J.-J. ROUSSEAU 261 

l'autorité divine de la nature, ici dans une mo- 
narchie, ici dans une république, ici dans une 
magistrature élective, ici dans des pouvoirs 
héréditaires; ici dans ces différentes forces 
combinées, mais toutes imposant un même de- 
voir de commander et d'obéir pour le bien de 
tous, sauf la tyrannie et l'usurpation de l'am- 
bition et dti crime dans un seul ou dans le 
nombre, qui sont la violation de la loi spiri- 
tualiste et du devoir, punie par l'anarchie et 
la servitude. 

Devoir d'obéir aux lois promulguées par 
l'autorité législative même quand ces lois nous 
commandent de mourir pour la société civile 
ou politique f 

Devoir d'accomplir en conscience toutes les 
prescriptions du gouvernement de la nation à 
mesure que le gouvernement chargé du droit 
de commander par tous et pour tous, a besoin 
de promulguer des lois nouvelles pour des be- 
soins nouveaux de la société personnifiée en lui. 

15. 



XII 



Quel que soit le rang que l'on occupe dans 
la hiérarchie sociale, devoir de respecter dans 
tous ses semblables, en haut l'autorité, inéga- 
lité légale, en bas la dignité de l'âme de tous, 
égalité divine. 

Partout la fraternité en action imposant aux 
forts la tutelle des faibles, aux riches la res- 
ponsabilité des pauvres par l'assistance, obli- 
gatoire quoique volontaire, du travail et de la 
charité. 

L'énumération de tous ces devoirs sociaux 
dont le Contrat social selon l'esprit a fait des 
devoirs ne finirait pas; je m'arrête. 



Je m'engagerais à parcourir ainsi avec vous^ 
un à un, tous les instincts en apparence les 
plus {diysiques de rh<»Qme venant en ce 
monde, ei de vous amener à découvrir avec 
une évidence solaire^ dans chacun de ces ins-^ 
tiucts élét&entairœ, la source, le' titre divin^ la 
révélation irréfutable du vrai contrat social : 
souveraineté divine manifestée par la souve- 
raineté de la nalurO) et imposant aux hommes 
de tous les âges et de tous les pays le contrat 
social de la moralité et de la vertu, la politique 
du devoir au lieu de la politique du droit, le 
gouvernement pour l'âme au lieu du gouver- 
nement pour les besoins, le progrès aboutis- 
sant à rimmortalité et à Dieu par la vertu au 
lieu du progrès partant de la chair et aboutis- 
sant à la chair. 

Le droit de Thomnie est bien plus haut 
placé; ce n'est pas seulement le droit à l'éga- 
lité et à sa part de vie ici-bas ; c'est le droit 
à la vertu et à sa part d'immortalité dans 



264 J.-J. ROUSSEAU 

l'immortalité de la race, qui n'est mortelle 
qu'ici-bas. 

Voilà, le corUrat social du spiritualisme. Les 
publicistes qui donnent des délEUiitions orgueil- 
leuses et abjectes du droit de Thomme, n'ont 
oublié que ceux-là : le droit d'accomplir des 
devoirs, le droit d'être vertueuxj le droit d'être 
immortel. 

Relevons nos fronts trop humiliés : nous va- 
lons mieux que cela. 



XIII 



Cessons de rechercher le faux principe de la 
société politique dans la souveraineté des 
trônes, despotisme; dans la souveraineté des 
castes^ aristocratie; dans la souveraineté du 
peuple, anarchie et tyrannie à la fois. Ce ne 
sont ni les despotes, ni les aristocrates, ni les 
démocrates, qui ont créé le divin phénomène 
de la société politique ; ce ne sont ni les dy- 
nasties, ni les théocraties, ni les autocraties, 
ni les démocraties, qui peuvent sanctifier en 
elles le titre au commandement humain, divin, 
aristocratique ou populaire, à la souveraineté. 



266 . J.-J. ROUSSEAU 

à rorganisation, à la conservation, au perfec- 
tionnement de la société politique. La société 
politique est organique, elle naît avec Thomme, 
elle a sa révélation dans nos instincts, elle 
procède d'une seule souveraineté, la souverai- 
neté de notre nature. Elle n'a pas pour objet 
seulement la perpétuation de l'espèce humaine 
par la vile satisfaction des besoins du corps hu- 
main sur cette terre; mais elle a pour but 
surhumain la grandeur et la glorification de 
Tàme humaine par la vertu. 

Le travail de Thonmie terrestre pour le pain 
du jour, c'est la vertu du corps humain; le 
travail de la société politique en vue de Dieu 
et de l'immortalité, c'est la vertu de Tàme hu- 
marne. 

Ce double travail , également nécessaire , 
quoique inégalement rétribué, Dieu l'exige de 
l'homme comme être corporel, et de la société 
politique comme être moraL 

Et pourquoi l'exige-t-il? 



j.-j. ROUSSSÂU 267 

Parce qoe la société politique ne se compose 
pas seulement de corps qui produisent, qui 
consomment, qui vivent et qui meurent en- 
sevelis dans le sillon qui les a nourris; mais 
parce que la société morale se compose avant 
tout d'une âme immortelle dont la destinée im- 
mortelle est de rendre gloire à son Créateur 

en se perfectionnant et en se sanctifiant éter- 
nellement devant lui. 

Les sens corporels révèlent forcément à 
l'homme les besoins corporels que la société 
civile Faide à satisfaire ici-bas. 

La conscience, ce sens invisible, mais absolu, 
de la vertu et de la moralité, révèle aussi for- 
cément à Thomme intellectuel les besoins de 
son âme pour satisfaire à ses aspirations di- 
vines de perfectionnement moral et d'immor- 
talité. La société politique ne peut pas, sans 
s'avilir, se borner à aider l'homme à vivre dans 
son corps : elle doit l'aider surtout à perfec- 
tionner son âme, â renaître plus parfait par 



268 J.-J. ROUSSEAU 

une vie plus sainte, à vivre de devoirs et à re- 
vivre éternellement de félicité. 

Voilà pourquoi toute loi qui n'est pas vertu 
n'est pas loi. Dieu ne sanctionne que ce qui 
est divin. Il n'y a point de souveraineté dans la 
force, le commandement est tyrannique et l'o- 
béissance est lâcheté ; ce contrat social entre l'i- 
niquité et la servitude, même quand il produit 
l'ordre apparent, n'est que le désordre suprême. 
Dieu ne peut être appelé en témoignage pour 
le ratifier ; la moitié meilleure de ce qui fait 
l'homme y manque : son 4me n'y est pas! 
c'est la société poMque^ de la hache et du bil- 
lot. Le Contrat sodai de J.-J. Rousseau mène 
directement à ces emblèmes; le commandement 
est le crime, et l'obéissance est la mort. 

Honte et exécration sur un tel contrat social! ' 
honte parce qu'il est servile, exécration parce 
qu'il est odieux. 



XIV 



Et pitié aussi, parce qu'il est sophisme et 
qu'il borne la société politique à une sorte d'as- 
sociation commerciale pour cette courte vie, 
où le gouvernement, purement mécanique et 
industriel, n'a qu'à surveiller les paris de sub- 
sistance et de bien-être entre des hommes qui 
ne vivent qu'à demi et qui meurent tout entiers. 
De ces deux moitiés de l'homme, ils ont, dans 
leur acte de société, oublié la principale : I'ame, 
et sa destinée inmiortelle et infinie. 

Combien le véritable contrat social est supé- 
rieur, en vérités et en dignité morale, à ce 
pacte de la chair avec les sens I 



XV 



Ce pacte de la société vraie, le voici : 

Dieu a créé rbonuue corps el àme, à la fois; 

Corps, pour s'exercer ici-bas comme un 
apprenti de la vie terrestre à la vie céleste, qui 
sera dégagée des s^is et des temps. 

U a donné à rhomme, en le créant, les ins* 
tincts innés qui le forcent à vivre ea sodélé 
poUtique, parce que la société politique est le 
moyen de perfectionner Tindividu ea élargis- 
sant sa sphère par la famille» TÉtat, Thuma- 
nité» cette trinité de devoirs. 

Ce perfectionnement de rbomme par la se- 



J.-J. ROUSSKAU 271 

dété civile et politique s'accomplit, pour le 
corps, par le développement des industries lua* 
tériélleS) des moyens, des forces, des décou- 
vertes qui ont la vie terrestre pour fin. C'est 
la civilisation des sens, beau phénouièae, mais 
phénomène court comme le temps, borné 
c<»nme Tespace, fini comme la pousMère or*- 
ganisée, périssable comme la mort. 

Il a donné à Thomme une âme pour commur 
uiquer par la pensée avec Dieu, son créateur^ 
et pour perfectionner cette âme par la vertu^ 
travail surhumain de rbumanité mortdle dont 
la vie immortelle est le salaire dans un temps 
qui ne finit pas, c'est-*à-dire dans T^rnité ré- 
munératrice. 

La société politique et civile est le milieu 
composé de devoirs mutuels dans lequel 
l'homme trouve à exercer son âme militante et 
perfectible à cette vertu dont la société vit, 
mais dont le mérite ne finit pas ici-bas; c'est 
la civilisation spiritualiste de Tâme humaine. 



272 J.-J. ROUSSEAU 

Le contrat social matérialiste de J.-J. Rous- 
seau et de ses disciples ne promet à rhamanité 
que des biens matériels et quelques souffran- 
ces égales pour tous, des luttes pour ou contre 
une souveraineté sans cesse imposée par les 
tyrans, sans cesse reconquise par les peuples; 
des droits qui ne reposent que sur des révoltes 
de tous contre tous, et qui ne sont contre-si- 
gnées qu'avec du sang, des métiers ou des arts 
tout manuels; des lois toutes égalitaires pour 
consoler au moins le malheur de chacun par le 
niveau du malheur commun, puis la mort ense- 
velissant une société de poussière vivante dans 
une poussière morte. Voilà tout : est-ce là beau- 
coup plus que le néant? Le bonheur de vivre 
vaut-il, pour ime pareille société, la peine de 
mourir? 



XVI 



Notre contrat social^ à nous, le contrat social 
spiritualiste, au contraire, celui qui cherche 
son titre en Dieu, qui s'incline devant la sou- 
veraineté de la nature, celui qui ne se recon- 
naît d'autre droit que dans ce titre magnifi- 
que, et plus noble que toutes les noblesses^ dé 
fils de Dieu, égal par sa filiation et par son hé- 
ritage à tous ses frères de la création, celui qui 
ne crœt pas que tout son héritage soit sur ce 
petit globe de boue, celui qui ne pense pas que 
l'empire de quelques millions d'insectes sur 
leïtr fourmilière, renversant ou bâtissant d'au- 



274 J.'J. ROUSSEAU 

très fourmilières, soit le but d*ime âme plus 
vaste que l'espace et que Dieu seul peut con- 
tenir ou rassasier; celui qui croit, au contraire, 
à Teflicacité de la moindre vertu exercée envers 
la moindre des créatures en vue de plaire à son 
Créateur, celui qui place tous les droits de 
rhomme en société dans ses devoirs accomplis 
envers ses frères ; celui qui sait que la société 
politique ne peut vivre, durer, se perfection- 
ner en justice^ en égalité, en durée, que par 
le dévouement volontaire de chacun à tous, 
dévouement du père au ûls, de la femme à 
répoux, du fils ail père, des enfants à la fa- 
mille, de la famille à VÉtat, du sujet au prince, 
du citoyen à la république, du magistrat à la 
patrie, du riche au pauvre, du pauvre au ri- 
cbe, du soldat au pays, de tout ce qui obéit 
à. tout ce qui commande, de tout ce qui com- 
mande à tout ce qui obéit, et, plus haut encore 
que cet ordre visible, celui qui conforme, 
autant qu'il le doit et qu'il le peut, sa volonté 



J.-J. ROUSSEAU 275 

religieuse à œl otéiQ invisible, à ce principe 
Buriuimaîa que la Divinité (quel que soit son 
nom dans la langve humaine) a gravé dans 
le code, dans la ODoscience, table de la loi su- 
prême; celui qui sait que, sous œlte législation 
des devoirs volontaires qu*on nomme avec rai- 
son force ou vertu, il n'y a ni Platon, ni l.-J. 
Rousseau, ni chimères, ni violences, ni tyran- 
lôefi, ni multitudes, ni satellites, ni armées, ni 
bourreaux qui puissent fiiire prévaloir la société 
purement matérialiste sur la société spiiitualis* 
te, où le comiKtandenie&t est divin, où Tabstenr 
lion est vertu; ce contrat social est, disons-nous, 
indépendamment de ce qu^ est plus vrai, mille 
iiûis plus digne du légitime orgueil, du saint oiv 
gmeîl de la race humaine : car il croit f^memâut 
(et il a raison de croire) qudle contrat social qui 
commeoce sur la terre par des individus isoléa, 
sans défense contre les éléments, par des iM^ 
des, par des tribus, par des républiques, par 
des empires, par des révolutions qui brisent 



276 J.-J. ROUSSEAU 

ou qui restaurent .des nations, n'est ni toute la 
fin, ni toute la destinée probable de la civili- 
sation divine, ni toute la pensée du Créateur, 
ni tout le plan infini de Dieu dans sa création 
de Thomme en société. 

Car il croit que Dieu n'a pas borné à ces 
phénomènes d'agglomération, de révolution, 
de progrès matériel, de décadence, de disso- 
lution et de disparition, les destinées de cette 
noble catégorie d'êtres appelés hommes; que 
ces êtres ne sont pas bornés dans tous leurs dé- 
veloppements par la tombe; mais que le vrai 
contrat social, celui dont l'âme de l'humanité 
est l'élément, celui dont la verta est le mobile, 
celui dont le devoir est la législation, celai 
dont Dieu lui-même est le souverain, le spec- 
tateur et la récompense, que ce contrat social, 
interrompu ici à chaque génération par la 
mort, ne se résilie pas dans la poussière de ce 
globe. 

Au contraire, il se renoue, se recompose et se 



J.-J. ROUSSEAU 277 

développe indéflaiment plus haut de vertu en 
vertu^ de sainteté en sainteté, de grandeur en 
grandeur, dans une société toujours croissante 
et toujours multipliante, pour multiplier les 
adorations par les adorateurs, les forces par les 
facultés, les vertus par les œuvres, dans cette 
échelle ascendante par laquelle monta le Jacob 
symbolique, et qui rapproche du Dieu de vie 
ses hiérarchiques créations I 

En un mot, le vrai contrat social, au lieu 
de donner pour fin à la société mortelle la 
mort, donne pour fin à la société spiritualiste 
sur la terre le sacrifice, et pour fin à la société 
divinisée après la vie Timmortalité ! 

Yoilà ma foi politique. 

' Lamartine. 

P. S. La trop grande étendue que j'ai été 

obligé de donner à TEntretien précédent me 

force à restreindre celui-ci et à m'arrêter là de 

peur de fatiguer le lecteur de métaphysique 

16 



278 J.-J. ROUSSEAU 

aociale. Je reviendrai mt ces aberrations âe 
J.-J. Rousseau, pbilosofAe social. Quant à sa 
I^ilosopbie religieuse, dont la profeasioa de 
Ibi du Vicaire savoyard est le subliioe pof* 
tique, c*est une des plos éloquentes protesta- 
ttons contre ratbéisme ou rirréUgioa qii ait 
jamais été écrite par une main d'homme. Ç^aaaà 
BOUS traiterons de la phiiosopbie, noua k^ 
viendrons sur ce hA exorde de religion dite 
naturelle* J.*J. Rousseau s*élève, dans cette 
contemplation lyrique de la Divinité et de la 
morale, mille fois aa-desuBS des philosophes 
Impies ou matérialistes du dii**liuitième sîède. 
Le christianisme môme loi doit ici de la re- 
connaissance, car, s'il est dans queues parties 
incrédule stur la lettre de ses dogmes, il est 
croyant à sa sainteté. C'est une aurore boréale 
derÉvaagile : U ne le voit pas, mais il 1q réper- 
cute. C'est la raison évangélisée^ 



XVII 



Par une circonstance bien étrange, pendant 
que je m'entretenais avec vous des erreurs poli- 
tiques et des essais théologiques de J.-J. Rous- 
seau dans VÉmUe, un livre paraissait, un des 
livres que les curieux de littérature et de phi- 
losophie accueillent conune une bonne fortune 
de bibliothèque, parce qu'il leur révèle comme 
en confidence les secrets du métier de la litté- 
rature. 

Ce livre, par un homme de pensée libre, 
d'instruction variée, de goût sûr, de recherches 
patientes, M. Sayous, est intitulé : le Dix-hui- 
tième Siècle à Vétranger, > 



280 J.-J. HOUSSEAU 

C'est une histoire coloniale de Tesprit fran- 
çais dans toute TEurope, pendant que l'esprit 
français rayonnait de Paris sur le monde quel- 
ques années avant qu'il fît explosion par la Ré- 
volution française. M. Sayous est là, pour le 
dire sans Toffenser, un statisticien moral, un 
fureteur de génie épiant et découvrant le beau 
et le bon dans tous ces recoins de l'Europe où 
de petits cénacles littéraires^ français de langue 
et d'esprit, depuis Copenhague, Pétersbourg, 
Berlin, Dresde, jusqu'à Lausanne, Coppet, Fer- 
ney, Genève (il aurait pu y ajouter Turin et 
Chambéry, colonie des deux frères de Maistre, 
l'un naturel et arcadien, l'autre emphatique et 
olympien), devaient bientôt appeler l'attention 
sur leur nom et sur leurs œuvres. 

M. Sayous donc furète avec beaucoup de 
loyauté et beaucoup de bonheur ces décou- 
vertes dans tous ces recoins du monde français, 
et nous fait des portraits fins, vrais, originaux, 
critiques, de toutes ces figures d'hommes et de 



J.-J. HOUSSEAU 281 

femmes qui gravitaient en ce temps-là dans la 
sphère de l'esprit français, de la langue fran- 
çaise et de la philosophie française. 

Or, savez-vous ce qu'il découvre très-inopi- 
nément pour nous, à Genève, en recherchant 
les sources de J.-J. Rousseau, car toute grande 
individualité à ses sources ? 11 découvre une ' 
femme, une jeune fille, une belle sibylle des 
Alpes, une théologienne de vingt ans, une pro- 
phétesse de raison et d'instruction, qui prophé- 
tise à demi-voix et qui prophétise quoi ? La 
profession de foi du Vicaire savoyard. C'était 
dans l'air. Rousseau l'écoute, il retient; il 
s'inspire, et il écrit. Qui se serait douté de cette 
Égérie cachée dans les grottes du lac Léman, 
derrière ce philosophe misanthrope de la rue 
Plâtrière, à Paris? 

Or voici tout le mystère : 

Il y avait à Genève une de ces familles cosmo- 
polites qui apportent, partout où elles vivent, 

un caractère et une physionomie multiples, 

16. 



282 J.-J. ROUSSEAU 

saillants, originaux comme Tempreiate des 
différentes contrées où ces familles ont eu leurs 
haltes et leur origine. G*était la famille si con- 
nue des Huber. Sortis de la noblesse féodale du 
Tyrol, illustres dans la chevalerie tudesque de 
la Souabe, ils étaient devenus patriciens de 
Berne, et s'étaient alliés à Rome avec la 
maison princière des Ludbvîsi, démembrée 
en branches éparses entre ScbafSiouse, Lycm, 
Genève. 

Cette famille, de génies divers, avait acquis 
aussi divers genres de célébrités. La Uttéraiuce 
légère, la philosophie éclectique, les sciences 
BEturelIes, les arts, la société intime avec Vol- 
taire, Rousseau, plus tard avec les de Maistie 
de Savoie, avec madame de Siaël, avaient en- 
core illustré les Huber. Les mémoires du temps 
rappellent à toutes les pages leur nom à propos 
de leur familiarité avec les grandes figures 
de Genève, de Paris, de Berlin, de Londres, de 
Coppet; ils étaîjent chez eux partout par drpit 



J.-J. ROUSSEAU 283 

de bienvenue, de bon goût, d'intimité avec 
les célébrités européennes. Un de leurs des- 
cendants, héritier de leur naturalisation uni- 
verselle, le colonel Huber, à la fois honune de 
guerre, homme de lettres volontaire, diplomate 
dans l'occasion, poëte quand il se souvient de 
ses Alpes, romancier quand il se rappelle 
madame de Montolieu ou madame de Staël, 
habite encore aujourd'hui tantôt Paris, tantôt 
une délicieuse retraite philosophique au bord 
de ce lac Léman, site préféré de cette famille. 



XVIII 



Or, de cette famille nomade et fécoade en 
tontes espèces d'originalités inattendues, était 
née à Lyon, en 1695, Marie Huber. A l'âge de 
dix-huit ans elle avait à Lyon la célébrité des 
yeux, la beauté. Tout lui souriait du côté du 
monde : elle détourna son âme et ne voulut re- 
garder que du côté du ciel. Elle renonça au 
mariage pour garder toutes ses pensées à Dieu. 
L'aT)bé Peraetti, l'historien des célébrités de 
Lyon, raconte que le peuple de cette ville rap- 
pelait la Sainte. 

La solitude rendit son esprit indépendant, 
effet ordinaire et naturel d'une méditation so- 



J.-J. ROUSSEAU 285 

litaire. A trente-six ans elle prit la plume et 
elle écrivit ses pensées sur le sujet qui occupait 
le plus sa vie, la religion. Elle crut reconnaître 
que ce qui écartait le plus d'âmes religieuses 
de la pratique de tel ou tel culte, c'étaient le 
nombre et la littéralité des dogmes. Elle réso- 
lut, non de les nier, mais de les tourner, et de 
montrer une voie générale de salut, qui fit 
marcher au ciel par toutes les voies ; elle n'é- 
cartait pas le christianisme, elle l'ouvrait plus 
large à plus de fidèles ; elle considérait le Christ 
comme l'Homme-Dieu qui, participant à toute 
la nature humaine pour la réhabiliter en lui, 
fut affranchi de tout ce que Thumanité a de vi- 
cieux, rédempteur dont l'humanité aurait pu 
se passer si elle avait conservé sa pureté origi- 
nelle et la religion naturelle bien gravée dans 
sa conscience. Elle entreprenait donc, confor- 
mément à cette idée, de faire luire de nouveau 
cette sainteté primitive et naturelle dans les 
cœurs de tous les hommes. 



J.'J. R0U8SXAU 

Ce fat là, dit M. Sayous soa biographe, Tob^ 
Jet de soa livre intîtidé la Religion essentielie 
A tous les hommes^ livre do&t Voltaire eut C(»]r 
aaiflttuioe et dont il parle avec estime, livre 
qui fut commuDiqué à J.-J. RoussesHi,.et doat, 
aelon M. Sayous, il tira la doctrine supérieure 
et couciliatrice de sa profession de foi du Vir- 
cawe savoyard. 

Ce serait ainsi qu'une f^nme inspirée, une 
sainte Thérèse d'une religi(»n pacifique et una- 
nime, aurait à son insu laissé dans Tâme du 
philosophe sceptique et mobile de Genève 
la pensée de ce christianisme primitivement 
révélé par la conscience, encore sans ombre, à 
l'humanité, et deviné à réconcilier toutes les 
morales, tous les schismes et tous les cultes 
de l'esprit dans une lumière, dans une adora- 
tion et dans une charité communes. 

Nous n'affirmons pas cette filiation de la 
pr(rfession de foi de J.-J. Rousseau; nous la 
donnons comme une de ces curiosités littâru- 



J.-J. ROUSSEAU 287 

res qai ont de la vraisemblanee plus qu'elles 
n'ont de certitude. Mais le génie à tâtoos de 
J.-J. Rousseau, fiottant à cette époque entre le 
christianisme réformé, le catholicisme adopté, 
puis répudié, le calvinisme de son enfance pro- 
fessé de nouveau, rillnminisme germanique 
effleuré, et le scepticisme philosophique si voi- 
sin de Tathéisme, longtemps fréquenté à Parts 
dans rintimité de Diderot, de d'Holbach, de 
Grimm, pouvait fort bien se réfugier, pour son 
repos, dans cet éclectisme chrétien de made- 
moiselle Huber qui donnait satisfaction aux, 
diverses aspirations de sa nature, et qui lui 
servait de thème pour cet hymne magnifique 
de Platon des Alpes connu sous le nom de 
profession de foi du Vicaire savoyard. Les 
calvinistes de Genève ne s'élevèrent pas avec 
moins de fureur contre le traité de paix que 
leur offrait mademoiselle IJuber, que contre le 
symbole pacificateur que leur proposait J.-J. 
Rousseau. Les deux livres eurent les mêmes 



288 J.-J. BOUSSEAU 

ennemis ; car les schismes en religion n'ont pas 
seulement besoin de croire^ ils ont besoin de 
combattre; les pacificateurs sont les premiers 
persécutés en religion comme en politique. 
L'Évangile dit : a Heureux les pacifiques I » le 
monde dit : a Malheur aux modérés I » 

J.-J. Rousseau, dans ce livre, fut un Girondin 
de la philosophie. 



PIN 



DMABcnoN mtmBL MMrt. 1 fr. !• ^. (fc«*t ta c«uii#«««:> 



* AIÊDÉE ACHARD ^ 

iMm. PftrUcnDM «t Profiodabi. 
CoBtM binrrti. 

ADOLPHE ADfl ^ 

BeaTtstn d'un mosMiw. — u«'- 
ri«tSo«T«tttnd'on BiuieiflB. 

^^tllhimme <lM^nde« roaUt. 

GUSTAVE ITAUUX , 

i;«pyM««rSoweaqae et ion fimp* 

|.*47efHM d'OrM^nt, 
U llMU««b«urr5ek«eriD. 



DEBOIGNE 

[émoirei d* 



Seof.i'in otkitr do %• dt iouvm. 

ALFKD >SSOliA|IT 

flkialn fiDtMliqve d* Pftnu 
fct f MBme de Tiogt-eioq «nt* 

ÉIILE AU6IER 

Lm ZfMBVM tt les CbMMan à pWd. 

1 AUTRAH. .„,.^. 

HaUnab, èpii. dei guerr.d'AfrH|ae, 

THÉODORE DE DANVILLE 

Ode» faninibutesque». 

J BARDEY D'AUREVILLY ,^ 

L'iioîr "pirible. L'finwrceMe. 

■-« DE BASSANVILLE 

Lm SeereU d'une jeune bile. 

BEAUMARCHAIS 

Tkiltre. N»Uee de L. d» UminU, 

ROGER DE DEAUVOIR 

AtenturièreeetCourtiMnei. Caba- 
ret dea morta. Cbe». de Obarny. Cbe?. 
de St-Georgea. Hitt. ea»alierei. La 
LeMombaU Madem. de CboUy . MouUn 
d*HeiU7. Pantre Diable. Soireea du 
Lid*. Tma Aoban. 

M- ROGER DE BEAUVOIR 

Cwfid. de Mlle Mar». Sous le Masque. 

HENRI BÉCHADE 

§jt ChasM en Algirie. 

■-« BEECHER STOWE 

La Cu« de Peiicle Tom. Souvenîn 



GEQR6ES BELL. 

de U TIC de Chlteau. 



... 



A, DE BERNARD. 

La Portrait de la Marquise. 

CHARLES DE BERNARD 

jyiat d^Icare. Un beau-Pire. L'E* 
«naît* «antilb. Campagnard. Gerfaut. 
Hommo tteieu* N<aud gordien. Le 
PwatoiiB«n«* Li* PAcBvcot* ^ ^<*" 
4« lAom «t U Cbaïae aux Amanu. 

EUE DERTHET 

L» Ititide rouge. Les Cbauffeart. 
Diniotlrlandala. noebe tremblante. 

CABOUNE BERTON 

Lilwlimu impoiaible. Koiette. 



Lea Patlu MimofnrSê IK>p4nu 

LOUIS BOUIVHn 

MélMiia, conte romaio. 

RAOUL BRAVARD .^.. 

L'Honneur dea Femmea. Petite 
Tille, lefancbe de Georgea Dandin. 

A. DE BRÉHAT ^ 

Braa d^acier. Seènea de U Yl« eon- 
temporaine. 

RIAX BUCHON 

En ProTÎnce. 

E.-L.BULWER (Trad.J.Pichot) 

Famille Gaston. Le lour et la Nint. 

ÉM. CARLEN (Trad. Soumttre) 

Deux >eunea Femmea. 

EMILE CARREY ^ . 

L*Amaxon». 8 Jeura tout l' Equateur. 

IMétia de la SaTane. HéTolté» du Para. 
Uisl. el Mœurs kabyles. Scinea de la 
TÎe en Algérie. 
HIPPOLYTE CASTILU 

Hiltoirea de ménage. 

CHAMPFLEURY. ^ . 

Amoureux de Sainte-Penne. Avenu 
de Mlle Mariette. Bourgeois de Molin- 
cbart. Chien-Caillou. Excentriques. 
M, de BoisdbyTcr. Première beaux 
Jours. Le Réalisme. Sensations de Jm- 
quia. Soufîtranccs du professeur Del- 
teiL SouT. des Funambules. Succès, 
ston Le Camus. L'usurier Blaisot. 

PHILARÉTE CHASLES 

La Tieuz Médecin. 

GUSTAVE CLAUOIN 

Point et Virgule. 

■- LOUISE COLET ^ 

Quarante- cinq Lettres de Béranf er. 

HENRI CONSCIENCE ,,. 

L'Année des MerTeilles. Aurtlien. 
BataTÎa. CooscriL Coureur des Grèves. 
Démon de l'Argent. Démon du Jeu. 
Fléau du Village. Genlilb. pauvre. 
Guerre des Paysans. Heures du soir. 
Jeune Docteur. Lion de Flandre. Mal 
du Siècle. Mère Job. L'Orpheline. 

i Scènes de la Vie flamande. Sout. de 
jeunesse. Tombe de fer. Tribun de 
Gand. Yeillies flamandes. 

H. CORNE . , . 

SoOTeBÎrs d'un Proscrit polmiais. 

P. CORNEILLE ^ . 

OBurres, urécéd. d'une Notice par 
lf« SMnU'è'uvt. 



Pin La Main gauclM et U Main droite» 
Marq. de Parabère. Marq. saoKlante. 
Neof de Pique. La Poudra et la Neige. 
Proeèa criminel. Bivalede la Pompa. 

. M • a «^«.aa. a. a«_ 



donr. Salon du Diable. Sécréta d'une 
Sorcière. Sorcière du Roi. flaiUa d^aaa 
Faute. Trois Amours. 

LE GÉNÉRAL DAQIAS 

La Grand Désert. 

E.-J.. DELÉCUJIEI ^ ^ 

Dana Olympia. Madem. loMlns ii 
IJroD. Première Communion* 

EDOUARD DELESSERT 

Toyage aux Villes mauditafc 

ALEXANDRE DUMAS _ 

Acte. Amaury. Ange Pitou. Aieanla* 
Afent. de John Davys. Baleiniers. Bl* 
Urd de Mautéon. Black. Bouillie de 
la comt. Bertbe. Boule de neiga. Brie* 
à-Brac Cadet de (aimlle. Capit. Paaa> 
phile. Capii. Paul. Capit. Richard. Ca> 
tbtsrine Blum. Causeries. GécUa. Char* 
lcs-le>T<mèraire. Chasseur de Sauva- 
gine. Chit. d'Eppstein. GbeT. d*Har- 
mentaL Chef, de Maison-Rouge. GoU 
lier de la Beine. Colombe, Mattrs 
Adam le Calabrais. Comte de Monte- 
Cristo. Comt. de Chamy. GomU de 
Salisbury. Compagn. de Jéhu. Coo. 
fess. de U Marquise. Conacienee l'Ia- 
noceiit. Dame de Monsoreau. Dame 

Ide Volupté. Deux Diane. Deux Reines. 
Dieu dispose. Drames de la mer* Pem* 
me au Collier de Tcloora. Fernande. 
Fille du Régent. Fils du For^et. Frèrei 
Corses. Gabriel Lambert. Gaule et 
France. Georges. Gil Blas en Califor- 
nie. Guerre des Femmes. Hift. d'ua 
Casse-noisette. L'Horoscope. Impres* 
siens de voyage : En Soisae. — Uae 
Année k Flarenoe. -- L* Arable bea« 
reuse.— Borda du Rhin. -«Capit. Aré> 
na. — Corricolo. — Le Caucase. — 
Midi de la France. — De Paria à a* 
dix. — 15 joura au Sinal. — En Rai- 

sie. — Speronare Yèloce. — Vills 

Paltuiéri. — Ingénue. Isabel de Bs* 
rière. lUliens et Flamands. Ivan- 
boe (Trad.)* Jane. Jehanne te Pueells. 
Louves de MachecouU Mad. deCbani' 
blay. Maison de glace. Maître d'A^ 
mes. Mariages du pèraOlifus. Médieii. 
Mes Mémoires. Mém. de Garibaldi. 
Mém. d'une Aveugle. Mém. d'un Mé- 
decin (Balsamo). Meneur de Loopi. 
IlOOl fantAmes. Mohicaos de Para. 



ÏA rnMTPSSF DASM ILesMorts vont vite. Napoléon. Voit i 

belle Aurore. Bals masques. BeUe Pa 



risienne. Chaîne d'or. Chambre bleue. 
Chat, de la Roche sanglante. €hàt. en 
Afrique. Dame du ChâL muré. De- 
grés de l'Echelle. Dernière expiation 
Dueb. de Lauxun. Duch. d'Eponnes. 
Fruit défendu. Galanteries de la cour 
de LouisXV.— Régence.— Jeunesse de 
Louis XY.— Maîtresses du Roi.— Pare 
auxCerfs. Jeu de la Reine. JoUeBobi- 
nûenne. Mad. Louise de France. Mad. 
Ida U SabUèra. Madem. de te Tour du 



duc de Savoie.' Putenr d'ishbonn, 
Pauliae et Pascal Bruno. Paysineoa* 
un. Père Gigogne. Père U Ruine. 
Princ. de Monaeo. Prtnc. Flora. Qas- 
rante-Cinq. Reine MargoU RenU d« 
Varennes. Salteador. Salvator. Sooi. 
d'Antony. Sluarts. Çultenette. 8y Ivan- 
dire. Testement de H. Oiauvelia. 
Maîtres. B MousqneUitaBi Trou df 
l'Enfer. TuUpe Noire. Vk. de Brage; 
loua. Yie au Désert. Yie d'artiste. 2\ 
ans après. 



U CaUlogue complet de la maison Michel Lévy frères sera envoyé (frwm) à toui 
ne q^ en fera la demande par lettre affranchie. 

Inprinitrit L. Tomua cl C*, à tstiat-iieriniiB 



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