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Full text of "Jean-Jacques Rousseau"

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JEAN-JACQUES 

ROUSSEAU 


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BIBLIOTHÈQ.UE  D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE 
ET  DE  CRITIQUE 


JEAN-JACQUES 

ROUSSEAU 


PAR 


ERNEST  SEILLIÈRE 

Membre  de  l'Institut. 


PARIS 
LIBRAIRIE    GARNIER    FRÈRES 

6,    RUE     DES     SAINTS-PÈRES,    6 


192  I 


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1 


JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


AVANT-PROPOS 


On  ne  conteste  plus  guère  aujourd'hui  l'influence 
que  Jean-Jacques  Rousseau  exerça  dans  le  passé  et 
continue  d'exercer  présentement  sur  les  âme^.  C'est 
un  fondateur  de  religion  ou  mieux  c'est,  selon  nous, 
le  propagateur,  souverainement  efficace,  d'une  hérésie 
chrétienne  de  caractère  mystique  qu'il  emprunta  de 
quelques  précurseurs  moins  écoutés  que  lui-même 
et  qu'il  sut  adapter,  avec  un  art  exquis,  au  goût  et  au 
gré  de  son  époque  :  en  sorte  que  nous  voyons  désor- 
mais sa  doctrine  plus  ou  moins  sciemment  acceptée 
par  une  grande  partie  de  l'humanité  pensante.  Il  y  a 
près  d'un  siècle  déjà  que  Ballanche  le  plaçait  parmi 
les  grands  mystiques  issus  de  la  prédication  de  Jésus, 
à  la  suite  des  Dante  ou  des  sainte  Thérèse. 

Appliqué  depuis  vingt  ans  et  plus  à  ces  décisifs 
problèmes  de  psychologie  sociale,  nous  avons  étudié 
mainte  fois  sous  des  angles  divers,  la  physionomie 
énigmatique  du  penseur  genevois  \  tantôt  attirante 

1.  Pour  la  première  fois  dans  le  troisième  volume  de   notre  Philosophie 
de  l'impérialisme  (Pion,  1903-1908),  mais  cette  ébauche  sommaire  ne  répond 


II  AVANT-PROPOS 

et  tantôt  inquiétante,  irritante  presque  toujours  par 
les  questions  qu'elle  pose  devant  l'historien  des  idées. 
Une  intelligente  initiative  et  une  sympathique  invi- 
tation nous  conduisant  à  tracer  de  Jean-Jacques  un 
portrait  d'ensemble,  nous  avons  fait  de  notre  mieux 
pour  que  cette  image  eût  le  mérite  de  la  ressemblance. 
Nous  avons  largement  utilisé  les  travaux  d'érudition 
qui  ont  récemment  jeté  plus  de  lumière  sur  cette  vie, 
riche  d'incidents  significatifs  et  nous  devons  en  parti- 
culier de  précieux  documents  aux  Annales  que  la 
Société  Jean-Jacques  Rousseau  rédige  depuis  quel- 
que vingt  ans  à  Genève.  Cette  publication,  ainsi 
que  le  considérable  appendice  dont  le  regretté  Pierre- 
Maurice  Masson  a  enrichi  son  ouvrage  d'hier  sur 
la  Religion  de  Rousseau,  nous  dispensera  des  indi- 
cations bibliographiques.  Nous  avons  d'ailleurs  réduit 
au  strict  minimum,  —  conformément  à  l'esprit  de 
cette  Collection,  —  l'appareil  de  notes  ou  les  indi- 
cations de  sources  que  nous  aurions  pu  placer  au 
bas  de  nos  pages.  C'est  ici  [une  biographie  psycho- 
logique avant  tout.  Puisse-t-elle,  sans  distinction 
de  partis,  aider  les  hommes  de  bonne  volonté 
sociale  à  voir  plus  clair  dans  le  spectacle  du  présent 

plus  à  l'état  présent  de  notre  pensée  théorique  et  nous  renvoyons  plus 
volontiers  aux  trois  volumes  publiés  par  nous  ces  années  dernières  dans 
la  Bibliothèque  internationale  de  critique  de  la  Renaissance  du  livre.  Ce  sont  : 
Le  péril  mystique  dans  linspiration  des  démocraties  contemporaines  (1918)  ; 
Les  étapes  du  mysticisme  passionnel  (1919)  ;  et  Les  origines  romanesques  de  la 
morale  et  de  la  politique  romantiques  (1920).  On  les  complétera  au  besoin 
par  notre  ouvrage  sur  M""»  Guyon  et  Fénelon  précurseurs  de  Rousseau, 
dans  la  Collection  historique  des  grands  philosophes  de  la  maison  Alcan 
(1918). 


AVANT-PROPOS  III 

pour  influer  de  plus  utile  façon  sur  les  possibilités  de 
l'avenir,  substituer  un  socialisme  rationnel  au  socia- 
lisme romantique  qui  nous  égare  et  mettre  à  la  base 
des  institutions  de  demain  cette  morale  d'expérience 
qui  s'appuie  sur  une  psychologie  clairvoyante  et 
prescrit  à  chacun  de  subordonner  raisonnablement  sa  ' 
puissance. 


LIVRE  PREMIER 


LE    ROMANESQUE 


Jean- Jacques  Rousseau  a  été  longtemps  un  irrégulier 
dans  les  cadres  de  la  société  de  son  temps  :  on  pourrait 
même  dire  un  déclassé,  par  la  faute  de  son  père  d'abord, 
par  la  sienne  ensuite,  lors  de  ses  romanesques  et  capricieuses 
déterminations  d'adolescence.  Car  ses  ascendants  étaient 
de  bonne  bourgeoisie  moyenne,  au  lieu  qu'il  fut  d'abord 
destiné  à  un  métier  manuel,  puis  dut  endosser  la  livrée  de 
laquais  et  vécut  de  longues  années  dans  une  situation 
ambiguë,  celle  de  protégé  ou  même  de  sigisbée  d'une  femme 
à  peu  près  déclassée  elle-même.  Devenu  précepteur  dans 
une  famille  considérable,  sans  savoir  garder  la  dignité  de 
ce  rôle,  puis  cherchant  fortune  à  Paris  et  réduit,  pour  vivre, 
aux  expédients,  aux  besognes  acceptées  de  toutes  mains, 
il  glisse  à  la  vie  de  la  bohème  artiste,  se  fait  le  parasite  ou 
le  complaisant  de  financiers  récemment  enrichis  et  de 
femmes  sans  mœurs.  C'est  de  cette  situation  précaire  qu'un 
premier  effort  de  son  génie,  servi  par  un  caprice  delà  mode, 
vient  le  dégager  soudain.  Mis  dès  lors  en  mesure  de  penser  et 

1 


2  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

d'écrire  sans  souci  trop  pressant  du  lendemain,  il  s'élève, 
en  quelque  dix  ans,  à  une  renommée  sans  égale  qui  ne  lui 
apporte  pas  le  bonheur.  — Nous  devons  envisager  avant  tout 
le  point  de  départ  de  cette  existence  singulière,  examiner 
en  particulier  les  influences  héréditaires  et  l'éducation 
qui  en  ont  préparé  les  éclatantes  réussites  ainsi  que  les 
regrettables  erreurs. 


CHAPITRE   PREMIER 
ORIGINES  ET  FORMATION  INTELLECTUELLE 


Les  excellents  travaux  de  M.  Eugène  Ritter,  —  qui  remon- 
tent à  un  quart  de  siècle  environ  mais  qu'il  a  complétés  plus 
récemment  par  de  précieuses  additions,  —  nous  apportent 
d'amples  renseignements  sur  les  ancêtres  de  Jean- Jacques. 
La  moitié  environ  de  son  ascendance  lointaine  se  compose 
de  protestants  français  réfugiés  dans  la  cité  de  Calvin  :  le 
reste  a  été  fourni  par  les  paysans  de  la  banlieue  de  Genève. 
Didier  Rousseau,  son  quartaïeul,  d'abord  libraire  à  Mont- 
Ihéry,  quitte  sa  ville  natale  et  sa  patrie  en  1549,  pour  s'éta- 
blir marchand  de  vin  à  Genève  et  en  être  reçu  bourgeois  six 
ans  plus  tard,  ce  qui  assurait  à  ses  descendants  nés  dans  la 
cité  calviniste  le  titre  de  citoyens.  Son  trisaïeul  et  son  bisaïeul 
Rousseau  n'eurent  rien  de  saillant  dans  le  caractère.  Son 
grand-père  paternel,  David  Rousseau,  mourut  presque  cente- 
naire lorsque  lui-même  avait  déjà  vingt-six  ans  ;  et  pourtant 
il  n'a  mentionné  ni  dans  ses  Confessions,  ni  ailleurs  l'existence 
de  cet  aïeul  qui  avait  accru  la  situation  sociale  de  la  famille  ; 
on  conserve  son  portrait,  orné  d'une  majestueuse  perruque  à 
la  mode  du  dix-septième  siècle  finissant  ;  c'était  en  effet  un 
personnage  d'une  certaine  importance  par  sa  fortune  et  par 
ses  relations. 


4  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

La  famille  maternelle  de  Jean-Jacques,  les  Bernard,  étaient 
originaires  d'Arare,  villa-ge  situé  au  pied  du  Salève.  Son 
bisaïeul  de  ce  côté,  Samuel  Bernard,  né  en  1597,  devint  commis 
d'un  riche  marchand  de  la  cité,  épousa  la  fille  de  son  patron 
et  prit  rang  de  la  sorte  dans  la  plus  haute  bourgeoisie  gene- 
voise, pour  employer  les  propres  termes  de  M.  Ritter.  Il  était 
riche  en  effet  de  plus  de  trente  mille  florins,  fortune  très 
notable  pour  l'époque  et  possédait  une  ample  bibliothèque  où 
figuraient  entre  autres  romans  VAmadis  et  VAstrée  ;  ces  livres 
passèrent  à  son  fils  aîné,  le- pasteur  Bernard,  puis  à  la  nièce 
de  ce  dernier,  Suzanne,  qui  fut  la  mère  de  Jean- Jacques.  On 
verra  combien  cette  circonstance  influa  sur  la  destinée  de 
l'enfant. 

Samuel  Bernard  mourut  jeune  encore  laissant,  outre  le  fils 
ecclésiastique  dont  nous  venons  de  parler,  un  garçon  de 
trois  ans  qui  fut  sans  doute  élevé  avec  quelque  négligence 
et  mourut  à  trente-trois  ans  après  une  vie  peu  édifiante  que 
remplirent  de  capricieuses  amours.  Ce  Jacques  Bernard, 
grand-père  maternel  de  Jean- Jacques,  intéressera  particu- 
lièrement les  observateurs  qui  pensent  avec  nous  que  les  fils 
tiennent  souvent  de  leurs  mères,  comme  les  filles  de  leur  père, 
par  une  loi  d'hérédité  croisée,  et  que,  en  conséquence,  un 
garçon  a  quelques  chances  de  rappeler  son  aïeul  maternel. 
Deux  intrigues  illicites  de  cet  aïeul  trop  léger  ont  laissé  trace 
dans  les  archives  judiciaires  de  sa  petite  patrie  :  il  épousa  une 
troisième  jeune  fille  également  séduite  par  lui  avant  le 
mariage  :  un  «  fornicateur  »  en  disaient  volontiers  ses  préposés 
ecclésiastiques  ou  laïques,  un  Saint-Preux  avant  la  lettre, 
sans  nul  doute,  mais  non  dénué  de  séduction  car  sa  femme 
paraît  l'avoir  sincèrement  aimé  pendant  les  courtes  années 
de  leur  vie  commune. 


LE     ROMANESQUE 


LE    PERE    ET    LA    MERE 


Venons  aux  ascendants  immédiats  de  Jean- Jacques.  — 
Isaac  Rousseau,  son  père,  né  en  1673,  avait  des  frères  et 
sœurs  en  grand  nombre  :  il  fut  destiné  au  métier  de  l'hor- 
logerie, profession  qui  le  laissait  dans  la  classe  bourgeoise 
au  surplus.  Son  fils  devait  écrire  au  docteur  Tronchin  le 
27  novembre  1758  :  «  Considérez  qu'il  y  a  une  grande  diffé- 
rence entre  nos  artisans  et  ceux  des  autres  pays.  Un  horloger 
de  Genève  est  un  homme  à  présenter  partout  :  un  horloger  de 
Paris  n'est  bon  qu'à  parler  de  montres.  Chez  nous  l'état 
médiocre  (c'est-à-dire  moyen,  intermédiaire  entre  riche  et 
pauvre)  est  l'horlogerie.  »  Isaac  avait  en  outre  le  goût  de  la 
musique  et  jouait  agréablement  du  violon.  A  ce  titre  il 
imagina,  dans  sa  vingt-deuxième  année,  de  se  faire  maître  à 
danser.  Cette  profession  commençait  d'être  tolérée  à  Genève 
parce  que  les  jeunes  étrangers  issus  de  riches  familles  protes- 
tantes venaient  fréquemment  achever  leurs  études  dans  la 
métropole  du  Calvinisme  et  que  leurs  parents  désiraient  les 
voir  façonnés  aux  usages  du  monde.  Son  associé  dans  cette 
entreprise  était  de  réputation  libertine  ;  lui-même  passait 
pour  indifférent  en  matière  de  religion,  inquiet  de  caractère 
et  querelleur  par  tempérament  :  nous  constaterons  bientôt 
en  lui  ce  dernier  défaut.  Il  se  maria  assez  tardivement  pour 
l'époque,  c'est-à-dire  après  trente  ans,  à  Suzanne  Bernard, 
encore  plus  âgée  que  lui  et  sensiblement  plus  riche  car  elle 
possédait  seize  mille  florins  en  propre  ;  une  part  de  cette 
petite  fortune  devait  faciliter  plus  tard  à  Jean-Jacques  ses 
années    d'inaction   prolongée    et   d'auto-éducation    décisive. 


6  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Presque  aussitôt  après  la  naissance  de  son  fils  aîné  François 
(1705),  Isaac  Rousseau  se  -rendit  seul  à  Constantinople  où  il 
passa  environ  six  ans  comme  «  horloger  du  sérail  »,  disent  les 
Confessions,  mais  plutôt  comme  horloger  de  la  petite  colonie 
européenne  ou  «  franque  »  de  Péra,  selon  l'avis  de  M.  Ritter. 

—  La  naissance  de  Jean- Jacques  fut  la  conséquence  de  son 
retour.  Il  resta  sa  vie  durant  homme  de  plaisir  et  partisan 
des  opinions,  relativement  avancées,  de  la  Jeune  Genève,  un 
parti  qui  était  né  après  la  Révocation  de  l'Édit  de  Nantes, 
de  l'influence  prise  dans  la  république  par  les  nouveaux 
réfugiés  français  (principalement  Dauphinois).  —  Pour 
achever  de  faire  connaître  son  caractère,  nous  dirons  quelques 
mots  de  son  différend  avec  Pierre  Gautier  dont  les  Confes- 
sions nous  entretiennent,  car  sa  conduite  en  cette  circons- 
tance rappelle  l'attitude  adoptée  par  Jean- Jacques  dans 
certains  épisodes  connus  de  sa  carrière  :  démêlés  avec  le  comte 
de  Montaigu  par  exemple,  ou  rancune  invétérée  contre  le 
comte  de  Lastic,  F  «  homme  au  beurre  »  de  VHéloïse. 

Ce  Gautier,  nous  raconte  M.  Ritter,  était  un  ancien  capi- 
taine au  service  du  roi  de  Pologne,  retiré  dans  sa  patrie  après 
achèvement  de  sa  carrière  militaire.  Il  rencontra  certain 
jour  Isaac  Rousseau  chassant  sur  le  territoire  de  Meyrin 
et  il  lui  parut  que  l'horloger  foulait  aux  pieds  sans  scrupules 
la  verdure  des  herbages  en  pleine  végétation  :  «  Ménagez  un 
peu  nos  prés  !  »  lui  dit-il.  L'interpellé  riposta  par  des  injures 
et  s'emporta  jusqu'à  le  mettre  en  joue  de  son  arme  à  feu. 
Gautier  alla  chercher  des  témoins  au  village,  mais  ne  trouva 
plus  le  délinquant  à  son  retour.  Quatre  mois  plus  tard,  Rous- 
seau le  rencontre  dans  la  ville,  le  dévisage  et  l'aborde  en  lui 
disant  :  «  N'est-ce  pas  vous  qui  vouliez  me  mener  à  Meyrin  ? 

—  Vous  vouliez  bien  commettre  une  jolie  action,  répond 
l'interpellé  en  faisant  allusion  aux  menaces  de  mort  dont  il 
avait  été  l'objet.  —  Ne  dites  mot,  répond  Isaac,  venez,  sor- 
tons de  la  ville  et  nous  déciderons  cela  avec  l'épée.  —  J'ai 
mis  quelquefois  l'épée  à  la  main,  riposte  le  capitaine,  mais, 
avec   des  gens  de  votre  sorte,  je  ne  me  sers  que  du  bâton.  » 


LE     ROMANESQUE  1 

Là-dessus  Rousseau  tire  l'épée,  la  lui  porte  au  visage  et 
lui  fait  une  blessure  à  la  joue  en  criant  :  «  Écoute  !  Tu 
t'en  souviendras  !  Je  suis  Rousseau  !  »  On  les  sépare  à 
ce  moment.  «  Tout  juge  impartial,  écrit  M.  Ritter,  eiit  re- 
connu que  le  père  de  Jean- Jacques  était  l'agresseur  et  s'était 
rendu  coupable  d'un  acte  de  violence  qui  ne  devait  pas  rester 
impuni.  »  Isaac  le  comprit  et  n'attendit  pas  la  décision  du  tri- 
bunal de  police.  Il  s'expatria  sans  esprit  de  retour,  comme 
son  fils  aîné  le  fit  vers  le  même  temps,  comme  son  fils  cadet 
le  devait  faire  six  ans  plus  tard.  Il  quitta  Genève  le  11  octobre 
1722  pour  s'établir  à  Nyon  dans  le  pays  de  Vaud. 

Il  avait  naturellement  raconté  tout  autre  chose  à  son  petit 
garçon  qui  présente  donc  l'affaire  sous  un  jour  très  favorable 
à  son  père.  Isaac,  dira-t-il,  avait  demandé  sans  succès  que 
Gautier  fût  incarcéré  aussi  bien  que  lui  en  attendant  l'évo- 
cation de  leur  cause  ;  il  estimait  en  effet  que  la  loi  en  ordon- 
nait de  la  sorte  et  ne  s'expatria  que  devant  un  déni  de  justice  ; 
mais  M.  Ritter  réfute  une  pareille  allégation  par  des  passages 
tirés  des  Lettres  de  la  Montagne,  cette  apologie  de  l'ancienne 
constitution  genevoise.  Il  ajoute  qu'on  ajourna  peut-être  à 
dessein  l'arrestation  d'un  personnage  «  de  caractère  difficile 
et  violent  »  pour  lui  laisser  le  temps  de  quitter  la  ville  et  de  la 
débarrasser  ainsi  de  sa  présence.  Ce  serait  alors,  —  à  peu  de 
chose  près,  —  l'attitude  que  devait  adopter  en  1762  le  Parle- 
ment de  Paris,  vis-à-vis  de  l'auteur  d'Emile,  un  querelleur 
de  bien  autre  conséquence.  Et  pourtant,  de  même  que 
Jacques  Bernard  son  beau-père  et  que  Jean- Jacques  son  fils, 
Isaac  Rousseau  devait  être  aimable  dans  le  cercle  des  siens 
puisqu'il  n'a  laissé  finalement  à  son  célèbre  rejeton  que  des 
souvenirs  affectueux. 

Si  nous  nous  tournons  maintenant  vers  Suzanne  Bernard, 
les  euphémismes  employés  par  ses  historiens  nous  laisseront 
pressentir  une  jeunesse  plus  légère  encore  que  celle  de  son 
époux.  Car  enfin,  pourquoi  le  Consistoire  se  serait-il  occupé 
si  longuement  des  visites  faites  à  cette  jeune  fille  par  un 
homme  marié  et  père  de  deux  enfants,  si  ces  assiduités  étaient 


8  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

restées  innocentes  ?  Lorsque  l'opinion  publique  et  les  aver- 
tissements des  magistrats  ecclésiastiques  l'auront  contraint 
de  mettre  un  terme  au  scandale  causé,  ce  Vincent  Sarazin 
ira  visiter  tout  aussi  opiniâtrement  une  nouvelle  amie. 
D'autre  part,  comment  faut-il  interpréter  le  souvenir  attendri 
que  M.  de  La  Closure,  résident  de  France  à  Genève,  conser- 
vait à  la  mémoire  de  cette  agréable  personnage,  ainsi  que  l'a 
conté  Jean- Jacques  ?  Serait-il  téméraire  de  soupçonner 
qu'elle  tenait  un  peu  de  son  père,  le  séduisant  «  fornicateur  » 
et  transmit  ses  dispositions  à  son  fils  qui  était,  dit-on,  son 
portrait  vivant  ?  Rappelons-nous  les  vers  de  l'Allée  de  Sylvie, 
cet  ornement  du  parc  de  Ghenonceaux  : 

Une  langueur  enchanteresse 
Me  poursuit  jusqu  en  ce  séjour. 
J'y  veux  moraliser  sans  cesse 
Et  toujours  j'y  songe  à  Tamour  ! 

Suzanne  allait  à  la  comédie  travestie  en  paysanne,  ou  même 
habillée  en  homme  ;  elle  est  enfin  traitée  de  personne  suspecte 
dans  un  des  documents  officiels  qui  nous  sont  parvenus  sur 
son  compte.  Lapsus  calami  du  greffier,  dit  M.  Ritter  avec 
indulgence  !  Imitons  cette  réserve  chevaleresque  et  ne  com- 
mentons pas  plus  avant  I 


II 


LES    PREMIERES    ANNEES 
LA    FORMATION    ROMANESQUE 


Jean- Jacques  Rousseau  naquit  à  Genève  le  28  juin  1712, 
coûtant  la  vie  à  sa  mère  qui  mourut  peu  de  jours  après  de  la 


LE    ROMANESQUE  y 

fièvre  puerpérale,  à  l'âge  de  quarante  ans.  Lui-même  vint 
au  monde  «  presque  mourant  »  s'il  faut  l'en  croire  et  avec  le 
germe  d'une  incommodité  que  les  ans  ne  firent  que  renforcer 
davantage  (un  défaut  de  conformation  du  côté  de  la  vessie). 
Sa  tante,  M™<^  Gonceru,  née  Rousseau,  lui  conserva  la 
vie  à  force  de  soins  ;  il  devait  à  son  tour  l'assister  d'une 
modique  pension  dans  sa  vieillesse.  —  Le  plus  ancien  sou- 
venir qu'il  ait  jugé  bon  de  consigner  dans  ses  Confessions 
remonte  à  sa  septième  année  et  se  rapporte  à  ses  premières 
lectures.  C'est  un  texte  d'importance  que  nous  reproduirons 
.en  partie.  «  Ma  mère,  expose-t-il,  avait  laissé  des  romans  ; 
nous  nous  mîmes  à  les  lire  après  souper,  mon  père  et  moi... 
Bientôt  l'intérêt  devint  si  vif  que  nous  lisions  tour  à  tour  sans 
relâche  et  passions  les  nuits  à  cette  occupation...  En  peu  de 
temps  j'acquis,  par  cette  dangereuse  méthode...  une  intelli- 
gence unique  à  mon  âge  sur  les  passions.  Je  n'avais  aucune 
idée  des  choses  que  tous  les  sentiments  m'étaient  déjà  connus. 
Je  n'avais  rien  conçu,  j'avais  tout  senti.  Ces  émotions  con- 
fuses, que  j'éprouvai  coup  sur  coup,  n'altéraient  point  la 
raison  que  je  n'avais  pas  encore,  mais  elles  m'en  formèrent 
une  d'une  autre  trempe  et  me  donnèrent  de  la  vie  des  notions 
bizarres  et  romanesques  dont  l'expérience  et  la  réflexion 
n'ont  jamais  bien  pu  me  guérir.  Les  romans  finirent  avec 
l'été  [de  1719].  »  C'est-à-dire  quelques  semaines  après  ses  sept 
ans  révolus. 

Il  nous  apprend  encore  que,  l'hiver  suivant,  Plutarque,  dans 
ses  Vies  des  hommes  illustres,  devint  sa  lecture  favorite.  Ses 
Dialogues  indiqueront  toutefois  l'ordre  inverse  pour  ces  deux 
genres  de  lecture  :  Plutarque  d'abord,  les  romans  ensuite, 
mais  les  Dialogues  étant  postérieurs  aux  Confessions,  et  d'une 
inspiration  beaucoup  moins  lucide,  on  peut  s'en  tenir  aux 
affirmations  du  premier  de  ces  deux  récits.  Au  surplus  les 
Vies  de  Plutarque  nous  offrent  de  l'histoire  quelque  peu 
romancée  le  plus  souvent,  et  les  romans  stoïciens  de  La  Cal- 
prenède,  Cassandre  (que  l'enfant  lut  le  premier  de  tous)  et 
Cléopâtre,  ainsi  que  ceux  des  Scudéry  empruntent  leurs  sujets 


10  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

de  Plutarque.  C'est  sans  doute  la  raison  pour  laquelle  Rous- 
seau vieilli  n'hésitera  guère  à  identifier  l'inspiration  qu'il 
emprunta  des  uns  et  des  autres.  N'a-t-il  pas  écrit  dans  les 
Confessions  en  parlant  de  sa  brève  velléité  amoureuse  pour  la 
comtesse  de  Boufïlers-Rouvel  :  «  Elle  affectait  l'esprit  romain 
et,  moi,  je  Feus  toujours  romanesque.  Cela  se  tient  d'assez 
près!  »  Plutarque  ne  fit  donc  que  jeter  sur  ses  prédilections  ini- 
tiales un  vernis  historique  et  sociologique  dont  elles  devaient 
se  parer  trop  souvent  dans  la  suite. 

Entre  les  romans  qu'il  goûta  tout  d'abord,  il  a  désigné, 
ou  nommément  ou  par  allusion,  Cassandre,  Cléopâtre  et  Cyrus 
dans  ses  Confessions,  puis  YAstrée  en  plusieurs  autres  passages 
de  ses  œuvres  et  en  marquant  sa  prédilection  pour  l'aimable 
récit  d'Honoré  d'Urfé,  Il  est  donc  très  vraisemblable  que  le 
plus  fameux  des  romans  héroïques  avec  la  Clélie  et  ceux  que 
nous  venons  de  nommer,  le  Polexandre  de  Gomberville,  encore 
mieux  fait  pour  récréer  la  jeunesse,  avait  sa  place  dans  la 
collection  réunie  par  Samuel  Bernard  ;  ou,  sinon,  lorsque 
l'apprenti  de  M.  Ducommun  acheva  son  initiation  roma- 
nesque, quelques  années  plus  tard,  il  eut  l'occasion  de  l'em- 
prunter au  cabinet  de  lecture  de  la  femme  Tribu,  ou  enfin 
il  rencontra  maint  passage  analogue  à  ceux  que  nous  allons 
mentionner  dans  les  innombrables  imitations  que  suscitèrent 
les  œuvres  maîtresses  de  la  littérature  d'imagination  pendant 
la  première  moitié  du  xvii^  siècle.  Nous  citerons  donc  quelques 
traits  du  Polexandre  parce  que  leur  sociologie  mystique, 
empruntée  par  l'auteur  aux  récits  de  voyage  des  mission- 
naires, s'apparente  de  fort  près  à  celle  que  Rousseau  devait 
faire   accepter   d'innombrables   lecteurs. 

Goûtons  par  exemple  cette  description  du  Nouveau  Monde 
que  Gomberville  a  placée  dans  la  bouche  d'un  sujet  des 
Incas  ^  :  «  La  première  fois  que  je  quittai  mon  pays  pour  venir 
en  Europe,  je  fus  émerveillé  de  l'opinion  que  les  Espagnols 
avaient  faussement  donnée  des  habitants  du  Nouveau  Monde  ; 

1.  Edition  de  1637,  I,  209  et  suiv. 


LE     ROMANESQUE  11 

car  c'est  ainsi  qu'ils  appellent  une  terre  qui  est  aussi  ancienne 
que  la  leur  I  Ils  nous  ont  fait  passer  pour  des  barbares,  pour 
des  sauvages,  pour  des  monstres  dépouillés  de  toute  connais- 
sance et  de  toute  humanité  ^.  Ils  veulent  que  nous  n'ayons  ni 
sentiment  de  la  Divinité,  ni  inclination  aux  choses  honnêtes. 
Ils  nous  publient  pour  des  gens  sans  esprit,  sans  lois,  sans 
police,  sans  lumières,  et  ce  qui  pis  est,  sans  vertu  I  Cependant, 
il  est  très  certain  que  nous  avons  des  temples  où  le  Dieu 
vivant  est  adoré  aussi  purement  que  dans  l'Espagne  même  ! 
Nous  avons  des  villes  mieux  policées  que  les  vôtres.  Il  y  a 
plus  de  vingt  grands  royaumes...  La  justice  et  l'innocence 
y  sont  si  naturelles  que,  depuis  le  commencement  des  siècles,  il 
ne  se  parle,  parmi  ces  peuples  civilisés,  ni  de  massacres,  ni 
de  rapines,  ni  d'autres  abominations  !  Chacun  se  contente 
de  peu  et  ainsi  chacun  est  extrêmement  riche.  La  seule  chose 
que  la  Providence  de  Dieu  nous  avait  miséricordieusement 
refusée,  c'était  l'art  de  la  navigation  et  la  fabrique  des  grands 
bateaux  à  voiles  ;  ce  refus  nous  avait  retranché  l'occasion  de 
nous  corrompre  par  la  contagion  des  mœurs  étrangères,  etc.  » 
Il  est  très  curieux  de  constater  que  Gomberville,  après  avoir 
écrit  avec  émotion  ces  lignes  généreuses,  ait  ensuite  rempli 
les  chapitres  de  son  roman  qui  se  passent  dans  le  Nouveau 
Monde,  avant  le  contact  européen,  par  des  révoltes  sanglantes, 
des  brigandages  meurtriers  et  d'odieux  sacrifices  humains  : 
car  telles  sont  au  vrai  l'innocence  et  la  justice  naturelle  de 
ses  Américains.  Les  Caraïbes,  en  particulier,  —  les  «  indolents  » 
Caraïbes  du  Discours  sur  l'inégalité  de  Jean- Jacques,  —  sont 

1.  Nous  saisissons  ici,  sur  le  fait,  une  des  causes,  non  indiquées  jusqu'à 
présent,  de  la  tendance  des  missionnaires  français  à  peindre  en  beau  les 
tribus  du  Nouveau  Monde  et  de  la  sympathie  que  l'opinion  accordait  à 
leurs  assertions  sur  ce  point.  Leur  disposition  d'esprit  procédait  à  la  fois 
de  la  compassion  et  du  patriotisme.  C'était  protester  contre  la  bi'utalité 
espagnole  au  delà  des  mers,  en  un  temps  où  la  lutte  était  engagée  pour 
l'hégémonie  dans  le  monde  civilisé  entre  le  roi  catholique  et  le  roi  très 
chrétien  :  c'était  encore  insinuer  que,  sur  les  mêmes  terrains  d'action,  les 
méthodes  françaises,  plus  humaines,  obtiendraient  des  résultats  plus 
heureux. 


12  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

montrés  par  lui  comme  des  gens  sanguinaires  et  furieux^, 
désolant  toutes  les  provinces  que  leurs  incursions  peuvent 
atteindre.  Mais  l'impression  de  sa  première  peinture,  bien  plus 
flatteuse  à  l'esprit  de  protestation  et  d'utopie,  devait  rester 
bien  plus  familière  à  ses  lecteurs.  Gomme  lui,  Rousseau  reti- 
rera plus  tard  d'une  main  ce  qu'il  avait  avancé  de  l'autre, 
mais  ce  sont  ses  suggestions  follement  mystiques  qui  se  feront 
uniquement  accepter  de  ses  adeptes. 

Un  autre  aperçu  intéressant  de  psychologie  optimiste  se 
rencontre  dans  le  même  roman  fameux  et  se  rattache  plus 
directement  aux  bergeries  de  VAstrée  si  chères  à  Jean-Jacques 
entre  ses  diverses  réminiscences  romanesques  d'enfance  : 
c'est  la  description  de  l'Ile  inaccessible,  où  règne  l'incom- 
parable princesse  Alcidiane.  Les  indigènes,  nous  apprend 
Gomberville,  en  sont  des  bergers  si  bien  faits  ^  et  de  si  élégantes 
bergères  qu'en  les  voyant,  Polexandre  songe  aux  chevaliers 
et  aux  nobles  dames  de  la  cour  de  Charles  VIII  qu'il  a  fré- 
quentée dans  sa  première  jeunesse  :  il  croit  voir  ces  hauts 
personnages  représenter  sous  ses  yeux  quelque  pièce  de  théâtre, 
en  habits  champêtres.  Un  vieux  seigneur  de  l'île  —  qui  a  pris 
le  vêtement  des  bergers  pour  finir  ses  jours  dans  le  repos, 
selon  la  tradition  urféenne,  et  qui  possède  assurément  l'une 
de  ces  grandes  âmes  d'autrefois  «  premier  fruit  des  amours 
du  Ciel  et  de  la  Nature  ^  »,  —  explique  à  l'étranger  comment 
les  lois  du  pays  ont  été  établies  pour  rappeler  aux  indigènes 
les  vertus  qui  nous  sont  naturelles,  plutôt  que  pour  les  retirer 
de  vices  improbables  :  ce  qui  nous  fait  présager  la  pédagogie 
de  l'Emile  et  cette  société  de  rêve  que  Jean-Jacques  réunira 
si  complaisamment  autour  de  lui  par  l'imagination  durant 
ses  promenades  solitaires.  Au  surplus,  l'île  merveilleuse  con- 
naîtra, tout  autant  que  le  continent  des  Incas,  les  révoltes  à 
main  armée  et  les  sanglantes  guerres  civiles. 

1.  m,  646,  et  appendice  de  la  même  partie. 

2.  II.  568. 

3.  Dédicace  de  la  IV®  partie  du  roman  au  Maréchal  de  Schomberg. 


LE     ROMANESQUE  13 

Souliaite-t-on  d'entendre  enfin  dans  le  même  roman  un 
premier  exposé  de  cette  religion  et  de  cette  morale  prétendue 
«  naturelles  »  qui  seront  prêchées  par  le  Vicaire  savoyard, 
qu'on  écoute  un  instant  le  grand-prêtre  d'un  temple  africain 
où  les  rois  nègres  font  offrir  des  sacrifices  humains  au  Dieu- 
Soleil  : 

«  Esprit  éternel,  prononce  ce  pontife,  —  qui  va  présider 
peu  après  à  l'une  de  ces  immolations  barbares,  —  toi  qui  te 
fais  connaître  aux  âmes  innocentes  et  humiliées,  toi  qui  con- 
fonds la  curiosité  des  sages  orgueilleux  qui  veulent  te  sou- 
mettre à  leur  connaissance,...  Père  au  delà  de  tous  les  pères... 
Dieu  immuable  et  incompréhensible,  mais  surtout  Dieu 
débonnaire  et  miséricordieux,...  si  jamais  tu  te  vois  contraint 
par  l'obstination  de  leur  malice  à  leur  retirer  tes  grâces  et 
écouter  ton  juste  courroux,  souviens-toi  que  ces  misérables 
pécheurs  sont  les  œuvres  de  tes  mains  et  que  tu  ne  saurais  les 
perdre  sans,  en  quelque  façon,  condamner  cette  infaillible 
providence  qui,  même  avant  la  création,  les  a  prédestinés  à 
être  bienheureux  !  »  Et  nous  voilà  loin  du  jansénisme  dont 
l'auteur  se  rapprochera  par  la  suite.  Il  est  vrai  que  cet  onctueux 
assassin  est  un  chrétien  qui  se  cache  et  finira  par  faire  abolir 
les  rites  sanglants  qu'il  a  quelque  temps  accomplis,  mais  on 
ne  le  saura  que  beaucoup  plus  tard,  et  en  attendant,  ses  audi- 
teurs fétichistes  et  païens  l' écoutent  avec  la  plus  vive  sym- 
pathie, comme  s'il  exprimait  l'essence  de  leur  pensée  reli- 
gieuse. —  Telles  sont  quelques-unes  des  premières  impres- 
sions, à  la  fois  romanesques  et  mystiques,  qui  ont  marqué 
pour  la  vie  le  tendre  cerveau  de  l'enfant  génial. 

Lorsque  Isaac  Rousseau  jugea  bon  de  s'expatrier,  au  len- 
demain de  la  rixe  dont  nous  avons  dit  les  origines,  ce  ne  fut 
peut-être  pas  sans  esprit  de  retour.  En  tous  cas,  il  ne  songea 
pas  à  emmener  avec  lui  son  fils  cadet  qui  demeura  confié 
aux  soins  d'une  de  ses  tantes  paternelles  ;  non  celle  qui  veilla 
sur  son  premier  âge,  mais  Théo  dora  Rousseau,  qui  avait 
épousé  l'oncle  maternel  du  petit  garçon,  l'ingénieur  Gabriel 
Bernard.  M^^  Bernard,  de  cinq  ans  plus  âgée  que  son  mari. 


14 


JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


était  accouchée  de  son  premier  enfant  deux  mois  après  son 
mariage,  mais  elle  était  devenue  avec  le  temps  fort  dévote. 
Jean- Jacques  fut  mis  en  pension  ainsi  que  le  jeune  Abraham 
Bernard,  son  aîné  de  quelques  mois,  chez    M.  Lambercier, 
pasteur  du  village  de  Bossey,  au  pied  du  Salève.  Ce  séjour' 
qui  paraît  avoir  duré  deux  ans,  eut  la  plus  grande  influence 
sur  la  formation  mentale  de  Fauteur  des  Confessions,  ouvrage 
auquel  ce  souvenir  a  fourni  des  pages  délicieuses,  ainsi  qu'on 
le  sait.    D'une    part,   l'enfant    s'y    vit  confirmer  dans  une 
piété  calviniste  grave  mais  suffisamment  adoucie  par  le  carac- 
tère de  ses  éducateurs  et  par  le  cadre  champêtre  dans  lequel 
il  en  reçut  l'empreinte  ;  de  sorte  qu'il  resta  chrétien  pour  le 
reste  de  ses  jours  et  se  sentit  peut-être  incliné  dès  lors  vers 
cette  conception  féminine  de  la  pensée  rehgieuse  qu'il  devait 
retrouver  chez  M^e  de  Warens.  D'autre  part,  ses  rapports 
singuliers  avec  M^e  Lambercier,  sœur   de  son  hôte,  puis,  un 
peu  plus  tard,  avec  sa  petite  amie  M^e  Goton,  favorisèrent 
en  lui  une  disposition  profonde  du  tempérament  affectif  sur 
laquelle  il  ne  nous  a  que  trop  renseigné.  Nous  nous  contente- 
rons de  résumer  ses  confidences  par  sa  propre  plume  en  ces 
quelques  mots  :  «  Etre  aux  genoux  d'une  maîtresse  impé- 
rieuse, obéir  à  ses  ordres,  avoir  des  pardons  à  demander 
étaient  pour  moi  de  très  douces  jouissances,  et  plus  ma  vive 
imagination  m'enflammait  le  sang,  plus  j'avais  l'air  d'un 
amant  transi.  »  C'est  ici  l'outrance  ou  même  la  déviation 
morbide  de  l'attitude  adoratrice  devant  la  femme  acceptée 
par  la  chevalerie  européenne  et  propagée  par  la  tradition 
romanesque  après  que  les  normes  en  eurent  été  posées  dès 
la  fin  du  xii«  siècle,  par  la  lyrique  courtoise  et  le  roman  de 
chevalerie  K  Ajoutons  qu'à  ses  assiduités  près  de  M^e   Goton, 
Jean- Jacques  associait  alors  une  relation  d'amour  beaucoup 
plus  Uvresque  avec  une  M^e  de  Vulson  qui  avait  le  double 

1.  Voir  notre  volume  sur  Les  origines  romanesques  de  la  morale  et  de  la 
politique  romantiques.  Les  manifestations  extrêmes  de  cet  état  d  ame  dont 
Jean-Jacques  nous  fait  malgré  nous  confidents  ont  été  plus  récemment 
baptisées  du  nom  d'un  de  leurs  adeptes  autrichiens,  le  «  masochisme  » 


LE     ROMANESQUE  15 

de  son  âge  :  relation  qui  comportait  jalousies  furieuses, 
tourments  «  romanesques  »,  héroïques  regrets  de  l'absence, 
lettres  d'un  pathétique  à  fendre  les  rochers  I 

A  douze  ans,  il  revint  chez  son  oncle  Bernard  où  il  passa 
quelques  mois  (beaucoup  moins  longtemps  en  tous  cas  qu'il 
ne  paraît  l'indiquer  dans  les  Confessions)  en  attendant  qu'on 
lui  eût  choisi  un  métier.  On  songea  d'abord  à  le  faire  homme 
de  loi,  mais  il  n'éprouvait  que  dégoût  pour  les  subtilités,  certes 
peu  romanesques,  de  la  chicane,  et  se  vit  bientôt  renvoyé 
de  chez  son  premier  patron.  Cet  échec  conduisit  sa  famille 
à  lui  imposer  des  occupations  beaucoup  moins  intellectuelles. 
On  décida  qu'il  serait  graveur  pour  l'horlogerie  :  métier 
de  bon  rapport  qui  nourrissait  facilement  son  homme.  Le 
1er  nT^ai  1725,  son  apprentissage  commença  donc  chez  un 
M.  Ducommun,  âgé  de  vingt  ans  seulement,  célibataire  et  de 
tempérament  assez  brutal.  Il  a  tracé  un  triste  tableau  de 
cette  période  de  son  existence  qui  devait  se  prolonger  près 
de  trois  ans  :  polissonneries  de  tout  genre,  larcins,  recels, 
vols  qualifiés  même,  tels  furent  les  écarts  de  ce  caractère 
faible,  soumis  à  une  discipline  trop  rigide  et  peu  clairvoyante, 
jusqu'à  l'heure  où  il  passa  sans  transition  de  la  passivité 
morne  à  la  résolution  extrême  d'abandonner  sa  patrie  et  sa 
religion  du  même  coup. 

Ce  qui  nous  paraît  surtout  à  retenir  de  son  séjour  dans 
l'atelier  Ducommun,  c'est  l'essor  nouveau  qu'y  prit  sa  pro- 
pension aux  rêveries  romanesques,  par  une  sorte  de  protes- 
tation instinctive  contre  les  âpretés  de  sa  vie  réelle.  Le  goût 
de  la  lecture,  disent  les  Confessions,  devint  à  ce  moment  chez 
lui  une  véritable  fureur  :  «  La  Tribu,  fameuse  loueuse  de  livres, 
écrit-il,  m'en  fournissait  de  toute  espèce  :  bons  et  mauvais, 
tout  y  passait  !...  Lectures  qui,  bien  que  sans  choix  et  souvent 
mauvaises,  ramenaient  pourtant  mon  cœur  à  des  sentiments 
plus  nobles  que  ceux  que  m'avait  donnés  mon  état...  Mon 
inquiète  imagination  prit  le  parti  de  se  nourrir  des  situations 
qui  m'avaient  intéressé  dans  mes  lectures,  de  les  rappeler, 
de  les  varier,  de  les  combiner,  de  me  les  approprier  tellement 


16  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

que  je  devinsse  un  des  personnages  que  j'imaginais,  que  je 
me  visse  toujours  dans  les  positions  les  plus  agréables  selon 
mon  goût,  enfin  que  l'état  fictif  où  je  venais  à  bout  de  me 
mettre  me  fit  oublier  mon  état  réel  dont  j'étais  si  mécontent. 
Cet  amour  des  objets  imaginaires  et  cette  facilité  de  m'en 
occuper...  déterminèrent  ce  goût  pour  la  solitude  qui  m'est 
toujours  resté  depuis  ce  temps-là.  On  verra  plus  d'une  fois 
dans  la  suite  les  bizarres  effets  de  cette  disposition,  si  misan- 
thrope et  si  sombre  en  apparence,  mais  qui  vient,  en  effet, 
d'un  cœur  trop  affectueux,  trop  aimant,  trop  tendre  qui, 
faute  d'en  trouver  d'existants  qui  lui  ressemblent,  est  forcé 
de  s'alimenter  de  fictions.  »  Telle  fut  en  effet  la  seconde  étape 
de  sa  préparation  romanesque  et  mystique  à  l'interprétation 
de  la  vie. 

Le  14  mars  1728,  redoutant  une  correction  particulière- 
ment rude,  après  une  escapade  plusieurs  fois  renouvelée  déjà, 
il  résolut  de  ne  pas  rentrer  chez  son  patron  et  se  rendit  chez 
le  curé  catholique  de  Confignon,  en  terre  savoyarde,  à  deux 
lieues  de  la  cité  calviniste.  Ce  prêtre  s'occupait  de  convertir 
les  jeunes  protestants  qui  frappaient  dans  cette  intention  à 
la  porte  de  son  presbytère,  quels  que  fussent  d'ailleurs  chez 
eux  les  mobiles  d'une  détermination  de  cette  nature  et  de 
cette  importance.  Nous  venons  de  scruter  ceux  de  Jean- 
Jacques  et  leur  peu  de  consistance.  Réduit  à  cette  extrémité 
par  ses  successives  faiblesses,  il  espérait  vivre  et  même  con- 
quérir une  situation  éminente  dans  le  monde  en  vendant 
préalablement  sa  foi  d'origine  et  ses  droits  civiques  aux 
traditionnels  adversaires  de  la  Réforme  et  de  la  république 
genevoise. 


LE    ROMANESQUE  17 


III 


VAGABONDAGES    A    L   AVENTURE 


Il  nous  faut  souligner  ici,  en  nous  appuyant  de  ses  propres 
aveux,  le  caractère  romanesque  de  sa  détermination  décisive 
et  des  incidents  les  plus  significatifs  de  la  vie  errante  qu'il 
allait  mener  trois  années  durant  :  «  Me  livrer,  a-t-il  écrit, 
aux  horreurs  de  la  misère  sans  voir  aucun  moyen  d'en  sortir  ; 
dans  l'âge  de  la  faiblesse  et  de  l'innocence,  m'exposer  à  toutes 
les  tentations  du  vice  et  du  désespoir...  c'était  la  perspective 
que  j'aurais  dû  envisager.  Que  celle  que  je  me  peignais  était 
différente  !...  Je  croyais  pouvoir  tout  faire,  atteindre  à  tout  : 
je  n'avais  qu'à  m'élancer  pour  m'élever  dans  les  airs  !  J'en- 
trais avec  sécurité  dans  le  vaste  espace  du  monde  :  mon  mérite 
allait  le  remplir.  A  chaque  pas  j'allais  trouver  des  festins,  des 
trésors,  des  aventures,  des  amis  prêts  à  me  servir,  des  maî- 
tresses empressées  à  me  plaire  :  en  me  montrant,  j'allais 
occuper  de  moi  l'univers  !  » 

L'abbé  Gaime  qu'il  connut  à  Turin  quelques  mois  plus 
tard  et  qui  lui  a  fourni  des  traits  pour  son  Vicaire  savoyard 
fut,  dit-il,  le  premier  qui  parvint  à  lui  insinuer  une  moins 
folle  appréciation  de  l'existence  :  «  Il  me  fit  un  tableau  vrai  de 
la  vie  humaine  dont  je  n'avais  que  de  fausses  idées...  Il  amor- 
tit beaucoup  mon  admiration  pour  la  grandeur  en  me  prou- 
vant que  ceux  qui  dominaient  les  autres  n'étaient  ni  plus 
sages,  ni  plus  heureux  qu'eux.  Il  me  donna  les  premières 
notions  vraies  de  l'honnête,  que  mon  génie  ampoulé  n'avait 
saisi  que  dans  ses  excès,  »  Toutefois  ces  utiles  leçons  ne  le 
détachèrent  aucunement  de  ses  «  douces  chimères  »  :  il  apprit 
seulement  à  faire  deux  parts  de  sa  vie  pour  leur  en  réserver 


18  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

la  meilleure.  Lorsque  durant  l'été  1731,  il  entreprit  son  pre- 
mier voyage  pédestre  vers  Paris,  elles  lui  tinrent  fidèle  compa- 
gnie sur  sa  route  :  à  l'aller,  elles  avaient  revêtu  un  caractère 
quelque  peu  martial  parce  qu'il  devait  servir  un  officier 
français  et  se  voyait  déjà  en  main  le  bâton  de  maréchal  : 
«  Cependant,  ajoute-t-il,  quand  je  passais  dans  des  campagnes 
agréables...  je  sentais  que  mon  cœur  n'était  pas  fait  pour 
tant  de  fracas,  et  bientôt,  sans  savoir  comment,  je  me  retrou- 
vais au  milieu  de  mes  chères  bergeries,  renonçant  pour  jamais 
aux  travaux  de  Mars.  »  Au  retour,  —  car  cette  nouvelle  ten- 
tative pour  fixer  sa  vagabonde  existence  échoua  comme  les 
précédentes,  —  il  ne  rêva  plus  que  de  bergeries,  songea  même 
à  se  détourner  de  la  route  qui  le  ramenait  vers  la  Savoie 
pour  visiter  le  Forez,  théâtre  du  récit  le  plus  cher  à  sa  mémoire, 
du  roman  qui  «  lui  revenait  le  plus  fréquemment  au  cœur  », 
celui  d'Honoré  d'Urfé.  Mais  pour  premier  renseignement 
on  lui  en  apprit  que  c'était  un  pays  de  forges  où  l'on  tra- 
vaillait habilement  le  fer  :  perspective  qui  suffît  à  calmer  sa 
curiosité  romanesque. 

Enfin  lorsque,  à  vingt  ans,  il  cessa  de  courir  le  monde  pour  se 
fixer  chez  M"^^  de  Warens,  voici  quelle  était,  selon  ses  aveux, 
la  disposition  de  son  âme  :  «  J'étais  assez  formé  pour  mon  âge 
du  côté  de  l'esprit,  mais  le  jugement  ne  l'était  guère  et  j'avais 
grand  besoin  des  mains  dans  lesquelles  je  tombai  pour  ap- 
prendre à  me  conduire.  Car  quelques  années  d'expérience 
n'avaient  pu  me  guérir  radicalement  de  mes  visions  roma- 
nesques, et  malgré  tous  les  maux  que  j'avais  soufferts,  je 
connaissais  aussi  peu  le  monde  et  les  hommes  que  si  je  n'avais 
pas  acheté  ces  instructions  bien  cher.  »  Nous  savons  .déjà  par 
les  premières  pages  de  ses  Confessions  qu'il  ne  devait  jamais 
se  «  guérir  »  et  que  sa  vision  du  monde  devait  rester  roma- 
nesque jusqu'à  la  fin.  Trente  ans  plus  tard,  il  pouvait  donc 
écrire  en  toute  sincérité  au  maréchal  de  Luxembourg,  son 
protecteur  de  ce  temps  :  «  Vous  savez.  Monsieur  le  Maréchal, 
que  les  solitaires  ont  tous  l'esprit  romanesque.  Je  suis 
plein  de  cet  esprit  :  je  le  sens,  et  je  ne  m'en  affiige  point.  Pour- 


LE     ROMANESQUE  19 

quoi  chercherais-] e  à  guérir  une  si  douce  folie  puisqu'elle  con- 
tribue à  me  rendre  heureux  ?  Gens  du  monde  et  gens  de  la 
cour,  n'allez  pas  vous  croire  plus  heureux  que  moi.  Nous  ne 
différons  que  par  nos  chimères  !  »  Peut-être,  mais  il  est  des 
chimères  plus  ou  moins  compatibles  avec  les  nécessités  de  la 
vie  sociale  :  il  y  a  donc  là  une  boutade  agréable  et  spécieuse, 
non  une  vérité  morale  à  laquelle  il  soit  permis  d'acquiescer 
sans  péril  :  ce  qui  est  trop  souvent  le  cas  sous  cette  plume 
brillante. 

Revenons  maintenant  aux  incidents  principaux  des  trois 
années  de  vagabondage  inconstant  qui  suivirent,  pour  l'ap- 
prenti de  M.  Ducommun,  son  évasion  inopinée  de  1728.  — 
Le  curé  de  Confignon,  M.  de  Pontverre,  l'adresse,  après 
quelques  jours  de  bonne  chère  et  de  pieuses  exhortations,  à 
une  dame  vaudoise  établie  à  Annecy,  nouvellement  convertie 
au  catholicisme,  et  pensionnée  par  le  duc  de  Savoie  à  ce  titre  : 
la  réputation,  presque  la  fonction  de  cette  dame  étant  désor- 
mais de  s'intéresser  aux  conversions  escomptées  parmi  ses 
compatriotes  calvinistes.  Nous  voulons  parler  de  M™^  de 
Warens  sur  le  caractère  de  laquelle  nous  aurons  bientôt  à 
revenir.  —  Ce  fut  donc  à  Annecy,  le  jour  de  Pâques  fleuries, 
que  Jean- Jacques  se  trouva  pour  la  première  fois  en  présence 
de  la  femme  qui  devait  jouer  un  rôle  si  décisif  dans  la  forma- 
tion de  sa  pensée  :  «  Je  la  vois,  écrit-il  dans  ses  Confessions 
sur  le  mode  lyrique,  je  l'atteins,  je  lui  parle...  Je  dois  me  sou- 
venir du  lieu  :  je  l'ai  souvent,  depuis,  mouillé  de  mes  larmes 
et  couvert  de  mes  baisers.  Que  ne  puis-je  entourer  d'un 
balustre  d'or  cette  heureuse  place  !  Que  ne  puis-je  y  attirer 
les  hommages  de  toute  la  terre  !  Quiconque  aime  à  honorer 
le  monument  du  salut  des  hommes  n'en  devrait  approcher 
qu'à  genoux!  »  Ils  furent  pourtant  séparés  presque  aussitôt 
que  réunis  cette  fois,  car  les  autorités  ecclésiastiques  de  la 
ville,  avisées  des  intentions  pieuses  de  l'adolescent,  l'en- 
voyèrent sans  délai  à  Turin,  capitale  du  royaume  sarde  et 
savoyard,  pour  y  recevoir  l'instruction  catholique,  puis  le 
sacrement  du  baptême»  Il  y  fut  hébergé  dans  un  «  hospice 


20  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

de  catéchumènes  »  dont  il  a  laissé  une  célèbre  description. 

Son  séjour  dans  ce  dévot  établissement  où  il  entra  le 
12  avril  1728  a  provoqué  depuis  peu  quelques  polémiques 
entre  érudits  :  une  mention  peu  lisible  sur  le  registre  des 
entrées  et  sorties  qui  y  est  encore  conservé  (Avril  ou  Août  ?) 
permit  en  effet  à  Pierre-Maurice  Masson  d'affirmer  que  onze 
jours  seulement  s'étaient  écoulés  entre  l'arrivée  du  jeune 
Genevois  à  l'hospice  et  le  moment  où  il  en  dut  sortir,  après 
avoir  été  rattaché  à  l'orthodoxie  romaine.  Or  le  récit  des 
Confessions  laisse  l'impression  qu'il  y  resta  bien  davantage. 
M.  Ritter  penche  cependant  pour  faire  confiance  sur  ce  point 
au  héros  de  l'aventure,  soit  qu'il  n'ait  été  baptisé  qu'en 
août,  comme  on  l'avait  cru  longtemps,  soit  qu'il  ait  pu  pro- 
longer son  séjour  à  l'hospice  après  la  cérémonie  d'abjuration, 
si  elle  a  eu  lieu  dès  le  mois  d'avril.  Il  est  d'ailleurs  certain 
qu'en  général  Rousseau  ne  paraît  pas  avoir  altéré  sciemment 
la  vérité  dans  son  autobiographie  célèbre,  bien  que  sa  mémoire 
l'ait  trahi  çà  et  là  et  qu'il  se  soit  permis,  de  son  propre  aveu, 
quelques  ornements  de  détail,  au  moins  dans  les  chapitres 
romanesques.  Il  est  fort  possible,  en  revanche,  que  le  converti 
ait  exagéré  dans  son  récit  la  résistance  théologique  opposée 
par  lui  aux  instructions  de  ses  catéchistes  :  il  avait  donné, 
dans  Emile,  une  première  version,  très  remarquée  et  assez 
romancée,  de  cet  épisode  capital  de  sa  première  jeunesse. 
Comme  l'a  dit  M.  Ritter,  il  se  sentait  «  attendu  à  ce  défilé 
par  ses  ennemis  »  ;  il  a  donc  pu  céder  à  la  tentation  d'embellir 
quelque  peu  son  rôle,  dans  la  réalité  si  lamentable. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  détails,  l'entreprise  de  ses  conver- 
tisseurs ayant  été  conduite  à  bonne  fin,  selon  les  rites,  il  se 
vit  abandonner  par  eux  à  ses  propres  forces  avec  un  très 
mince  viatique  et  il  erra  bientôt  par  les  rues  de  Turin  sans 
ressources.  Il  a  placé  là,  dans  ses  souvenirs,  le  récit  de  ses 
platoniques  amours  avec  M^^  Basile,  femme  d'un  marchand 
de  la  ville,  dont  il  a  fait  une  délicieuse  nouvelle  :  «  Voici, 
écrit-il  à  ce  propos,  une  autre  folie  romanesque  dont  je  n'ai 
jamais  pu^me  guérir.  J'aimai  trop  sincèrement,  trop  parfai- 


LE     ROMANESQUE  21 

tement,  j'ose  dire,  pour  pouvoir  aisément  être  heureux... 
J'aurais  mille  fois  sacrifié  mon  bonheur  à  celui  de  la  personne 
que  j'aimais...  Sa  réputation  m'était  plus  chère  que  ma  vie, 
et  jamais,  pour  tous  les  plaisirs  du  monde,  je  n'aurais  voulu 
compromettre  un  moment  son  repos...  Rien  ne  vaut  les  deux 
minutes  que  j'ai  passées  aux  pieds  de  M"^^  Basile  sans  même 
oser  toucher  à  sa  robe.  Non,  il  n'y  a  point  de  jouissances 
pareilles  à  celles  que  peut  donner  une  honnête  femme  qu'on 
aime  :  tout  est  faveur  auprès  d'elle.  Un  petit  signe  du  doigt, 
une  main  légèrement  pressée  contre  ma  bouche  sont  les 
seules  faveurs  que  je  reçus  jamais  de  M™^  Basile,  et  le  sou- 
venir de  ces  faveurs  si  légères  me  transporte  encore  en  y 
pensant  !  » 

C'est  la  pure  théorie  courtoise,  la  casuistique  des  faveurs 
permises,  la  passion  telle  que  la  chantèrent  les  moins  cyniques 
des  troubadours  :  seulement  l'expérience  a  prouvé  que  les 
femmes  «  honnêtes  »  ont  toujours  tort  de  s'engager  sur  des 
chemins  où  elles  sont  menacées  de  perdre  leur  droit  à  ce  qua- 
lificatif élogieux. 

L'enfant  finit  par  trouver  une  place  de  «  petit  laquais  sans 
aiguillettes  »  chez  la  comtesse  de  Vercellis,  femme  d'âge,  qui 
se  mourait  d'une  plaie  cancéreuse.  Il  ne  put  donc  rester  sous 
ce  toit  que  quelques  semaines  et,  au  lendemain  du  décès  de 
cette  dame,  il  chargea  sa  conscience  du  «  noir  forfait  »  ou  plus 
simplement  de  la  vilaine  action  qu'il  a  tout  au  moins  le  mérite 
d'avoir  confessée  sans  ambages.  Dans  la  confusion  qui  suit, 
dit-il,  la  dissolution  d'un  ménage,  un  petit  ruban  «  de  couleur 
rose  et  argent  »  avait  disparu  des  bardes  de  la  comtesse. 
L'objet  fut  trouvé  en  possession  de  Rousseau,  qui,  trop  fidèle 
aux  mauvaises  habitudes  contractées  par  lui  dans  l'atelier 
Ducommun,  l'avait  en  effet  dérobé.  Il  accusa  aussitôt  une 
jeune  cuisinière  nommée  Marion  de  lui  avoir  donné  le  ruban 
et  soutint  ensuite  son  mensonge  improvisé  avec  un  front 
d'airain  :  «  Je  craignais  peu  la  punition,  explique-t-il  ;  je  ne 
craignais  que  la  honte  (la  blessure  d'amour-propre),  mais  je  la 
craignais  plus  que  la  mort,  plus  que  le  crime,  plus  que  tout 


22  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

au  monde  !  J'aurais  voulu  m' enfoncer,  m' étouffer  dans  le 
centre  de  la  terre  :  l'invincible  honte  l'emporta  sur  tout  I 
La  honte  seule  fit  mon  impudence,  et,  plus  je  devenais  cri- 
minel, plus  l'effroi  d'en  convenir  me  rendait  intrépide  !  » 
Telles  sont,  en  effet,  les  conséquences  du  caractère  faible  qui 
fut  le  lourd  héritage  psychique  de  Jean-Jacques  ;  et  il  y  a  ' 
certes  de  l'humilité  chrétienne  dans  sa  sincère  confession  de 
vieillesse,  mais,  au  tribunal  de  la  Pénitence,  les  chrétiens 
rationnels  ne  préparent  pas  des  aveux  de  cette  sorte  par 
l'affirmation  que  nul  homme  au  monde  n'a  jamais  été  meil- 
leur qu'ils  ne  le  sont  !  Ils  surprendraient  grandement  le  délé- 
gué de  la  justice  céleste  à  l'examen  de  leurs  transgressions 
cachées.  S'ils  s'accusaient  publiquement,  comme  Jean- 
Jacques,  ce  serait  en  outre  fournir  à  qui  les  écoute  la  plus 
spécieuse  des  excuses  pour  agir  de  même,  le  cas  échéant, 
sans  grands  scrupules  :  ce  serait  anémier  le  sens  moral 
chez  autrui  autant  qu'il  est  possible  et  fausser  la  faible  voix 
de  la  conscience,  cet  organe  de  direction  lentement  acquis 
sous  l'influence  prolongée  de  la  discipline  sociale. 

Sorti  de  cette  première  place  dans  ces  conditions  peu  hono- 
rables, Jean- Jacques  retombe  à  l'oisiveté  malsaine  :  les 
rêveries  erotiques  dont  il  est  coutumier  dès  lors  le  conduisent 
à  certaines  aberrations  à  demi  publiques  dont  il  a  également 
osé  le  récit.  Il  eût  été  livré  à  la  police  correctionnelle  et  peut- 
être  dévoyé  pour  jamais, —  comme  il  arriva  sans  doute  à  son 
frère  aîné,  —  sans  l'indulgence  d'un  brave  homme  de  sbire,  au 
cœur  compatissant.  —  Enfin  un  parent  de  M^^  de  Vercellis, 
qui  ne  le  juge  pas  sur  l'affaire  mal  éclaircie  du  ruban,  le  place 
à  nouveau  comme  laquais  dans  une  très  noble  maison  piémon- 
taise,  celle  des  Solar,  dont  le  chef  était  titré  comte  de  Gouvon. 
On  l'y  juge  heureusement  doué  et  l'on  songe  à  faire  de  lui  un 
secrétaire  de  chancelleries  en  prévision  des  ambassades  qui 
sont  périodiquement  confiées  à  ces  grands  seigneurs.  Cepen- 
dant ses  propensions  romanesques,  toujours  en  éveil,  le  por- 
tent à  s'éprendre  de  M^^^  de  Breil,  petite- fille  de  son  maître  ; 
mais  son  extravagance  ne  le  conduit  pour  cette  fois  qu'à  une 


LE     ROMANESQUE  23 

mortification  d'amour -propre,  sans  compromettre  encore 
l'avenir  inespéré  qui  s'ouvre  devant  lui  à  ce  moment  et  qu'il 
ne  détruira  pas  moins  de  ses  propres  mains  peu  après.  Car 
sa  folle  ambition,  a-t-il  écrit,  ne  cherchait  la  fortune  qu'à 
travers  les  aventures  de  roman.  «  Ne  voyant  point  de  femmes  à 
tout  cela,  cette  manière  de  parvenir  me  paraissait  lente,  pénible 
et  triste,  tandis  que  j'aurais  dû  la  trouver  d'autant  plus  hono- 
rable et  sûre  que  les  femmes  ne  s'en  mêlaient  pas  :  l'espèce 
de  mérite  qu'elles  protègent  ne  valant  assurément  pas  celui 
qu'on  me  supposait  I  »  Nous  aurons  à  revenir  sur  cette  crise 
nouvelle  en  sa  destinée  parce  qu'elle  fut  particulièrement 
typique  de  ses  dispositions  instinctives.  Rappelons  seulement, 
quant  à  présent,  qu'il  s'engoua  d'un  certain  Bâcle  qui,  ayant 
été  son  camarade  d'apprentissage,  fut  retrouvé  par  lui  à 
Turin  et  le  séduisit  par  une  certaine  faconde,  de  nature  très 
vulgaire  au  surplus.  Il  décida  de  faire  en  compagnie  de  ce 
garçon  le  voyage  de  Savoie  où  il  irait  se  placer  à  nouveau 
sous  la  protection  de  M°i®  de  Warens.  En  effet  celle-ci 
l'accueillit,  le  garda  et  le  logea,  cette  fois  durablement,  sous 
son  toit. 

Les  conseillers  spirituels  de  M"^^  de  Warens  songent  alors  à 
faire  de  lui  un  prêtre  et  il  entre  au  séminaire  d'Annecy  en 
avril  1729  pour  y  demeurer  quatre  mois  environ  ;  il  y  a  pour 
répétiteur  un  jeune  et  pieux  ecclésiastique,  l'abbé  Gâtier  qui 
a  fourni,  comme  l'abbé  Gaime,  certains  traits  du  Vicaire 
savoyard.  Mais  sa  vocation  n'est  pas  de  ce  côté.  Il  se  dégage 
encore  et  essaye  de  la  musique,  vers  laquelle  il  se  sentit  tou- 
jours porté  par  tempérament.  Il  commence  d'étudier  cet  art 
sous  la  direction  du  maître  de  chapelle  de  la  cathédrale, 
M.  Nicoloz,  qui  était  ordinairement  appelé  M.  Le  Maître.  Six 
mois  environ,  il  travaille  avec  cet  homme  excellent,  l'accom- 
pagne dans  un  voyage  à  Lyon,  et,  là,  traverse  un  nouvel 
accès  d'inconscience  qu'il  a  également  confessé  dans  ses 
mémoires.  Son  compagnon,  qui  sacrifiait  au  goiit  de  la  bois- 
son, était  sujet  à  des  crises  nerveuses  assez  ressemblantes  à 
l'épilepsie  :  «  A  Lyon,  dans  une  petite  rue  non  loin  de  notre 


24  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

auberge,  M.  Le  Maître  fut  surpris  d'une  de  ces  atteintes 
et  celle-là  fut  si  violente  que  j'en  fus  saisi  d'efîroi.  Je  fis  des 
cris,  appelai  au  secours,  nommai  son  auberge  et  suppliai 
qu'on  l'y  fît  porter.  Puis,  tandis  qu'on  s'assemblait  et  s'em- 
pressait autour  d'un  homme  tombé  sans  sentiment  et  écu- 
mant  au  milieu  de  la  rue,  il  fut  délaissé  du  seul  ami  sur  lequel 
il  eût  dû  compter.  Je  pris  l'instant  où  personne  ne  songeait  à 
moi  :  je  tournai  le  coin  de  la  rue  et  je  disparus  !  »  Tel  fut  le 
plus  souvent  en  amitié,  nous  le  verrons,  l'homme  qui  a  pré- 
tendu fonder  la  morale  sociale  sur  l'amitié  romanesque. 

Revenu  à  Annecy,  il  n'y  trouve  plus  M^^  de  Warens.  Sans 
doute  eut-elle  à  remphr  alors  à  Paris  une  mission  diploma- 
tique secrète  pour  le  compte  du  gouvernement  sarde  qui 
l'employait  à  ces  besognes  et  dont  elle  dépendait  absolument, 
puisqu'elle  vivait  de  ses  subsides.  Son  «  fdleul  »  l'attend  quel- 
ques jours  chez  elle  en  compagnie  de  sa  femme  de  chambre, 
une  agréable  Fribourgeoise  du  nom  de  Merceret  ;  et  c'est  à 
ce  moment  que  se  place,  dans  le  récit  de  sa  jeunesse,  une  de 
ces  scènes  idylliques  et  romanesques  qui  ont  fait  le  durable 
succès  des  Confessions  :  la  promenade  de  l'adolescent  à 
Thoune  en  compagnie  de  M^^^^  de  Grafîenrid  et  Galley,  le 
passage  du  ruisseau  à  gué  et  la  cueillette  des  cerises  :  notes 
esthétiques  toutes  nouvelles  alors  par  leur  simplicité  comme 
par  leur  grâce  et  qui  forment  la  meilleure  part  de  son  héritage 
intellectuel.  Il  expose  à  ce  propos  que  les  romans  lui  avaient 
donné  le  goût  des  princesses.  «  Des  couturières,  écrit  ici 
l'ennemi  de  l'inégalité  et  des  supériorités  sociales,  des  filles 
de  chambre,  de  petites  marchandes  (société  habituelle  de 
MUe  Merceret  et  la  sienne  par  conséquent  à  cette  époque) 
ne  me  tentaient  guère.  Il  me  fallait  des  demoiselles.  Chacun 
a  ses  fantaisies  :  c'a  toujours  été  la  mienne  et  je  ne  pense  pas 
comme  Horace  sur  ce  point-là.  Ce  n'est  pourtant  pas  du  tout 
la  vanité,  c'est  la  volupté  qui  m'attire  :  c'est  un  teint  mieux 
conservé,  de  plus  belles  mains,  une  parure  plus  gracieuse, 
un  air  de  délicatesse  et  de  propreté  sur  toute  la  personne,  plus 
de  goût  dans  la  manière  de  se  mettre  et  de  s'exprimer...  Je 


LE     ROMANESQUE  25 

trouve  moi-même  cette  prétention  très'  ridicule,  mais  mon 
cœur  me  la  donne  malgré  moi  I  »  De  tels  «  démocrates  »,  — 
comme  tous  les  êtres  doués  de  vie  au  surplus,  —  ne  récla- 
meront jamais  V  «  égalité  »  qu'en  regardant  au-dessus  d'eux. 
jVIme  (Je  Warens  ne  donnant  point  de  ses  nouvelles  et  n'en- 
voyant point  de  gages,  sa  camériste  décida  de  se  retirer  pro- 
visoirement  dans   sa  famille,   à   Fribourg,   et  Jean- Jacques 
accepta  de  l'y  conduire.  Au  passage,  il  visita  son  père,  remarié 
à  Nyon  ;  puis,  sa  compagne  de  voyage  parvenue  à  bon  port, 
il  se  rendit  à  Lausanne,  pour  se  rassasier,  dit-il,  de  la  vue  de 
ce  beau  lac  qu'on  y  embrasse  dans  sa  plus  grande  étendue;  car 
«  la  plupart  de  ses  secrets  motifs  déterminants  n'ont  pas  été 
plus  solides  ».  Là,  se  dissimulant  tant  bien  que  mal  sous  le 
pseudonyme  de  Vaussore  de  Villeneuve,  il  crut  pouvoir  vivre 
de  son  très  mince  savoir  en  musique,  à  l'imitation  d'un  certain 
Venture  de  Villeneuve  qu'il  avait  connu  à  Annecy  ;  il  orga- 
nise à  cet  effet  chez  un  professeur  de  droit,  M.  de  Treytorens, 
un  concert  dont  il  a  gaiement  conté  les  péripéties  ridicules, 
et  trouve,  malgré  ce  fiasco,  quelques  leçons  à  donner,  s'il 
faut  l'en  croire.  Leçons  peu  rémunératrices  à  coup  sûr  puis- 
qu'on le  voit  peu  après  à  Neufchâtel  d'où  il  écrit  à  son  père 
une  lettre  qui  nous  est  parvenue,  pour  lui  exposer  sa  situa- 
tion précaire.  Il  rencontre   alors   un   aventurier   levantin  se 
disant  archimandrite  et  chargé   de   quêter  au  bénéfice  du 
Saint-Sépulcre.   Sa  connaissance   de  l'italien  lui  permet  de 
servir  d'interprète  à  ce  personnage  qui  ne  possède  que  cette 
langue  entre  celles  de  l'Europe,  et  il  prend  la  parole  devant  le 
sénat  de  Berne  avec  succès  puisqu'il  en  obtient  une  aumône. 
Mais  à  Soleure,  le  résident  de  France,  marquis  de  Bonac,  qui 
avait  été  notre  représentant  à  Constantinople,  ayant  regardé 
I  de  près  les  papiers  du  soi-disant  prélat,  met  un  terme  à  sa 
I  suspecte  odyssée  et  le  sépare  de  Rousseau.  S' étant  intéressé 
\  à  ce  dernier  sur  ses  façons  attachantes,  il  l'envoie  à  Paris 
!  avec  des  lettres  de  recommandation  pour  y  servir  un  jeune 
militaire,  neveu  d'un  M.  Godard,  colonel  suisse  dans  l'armée 
[  du  roi  très  chrétien.  Nous  avons  déjà  mentionné  ce  voyage 


26  JÉAN-JACQUES    ROUSSEAU 

pédestre  du  jeune  homme  vers  la  grande  ville  dont  il  devait 
un  jour  être  l'idole.  Il  y  fut  bientôt  rebuté,  par  l'avarice  du 
colonel  Godard,  s'il  a  dit  vrai.  Pour  ce  motif  ou  pour  tout 
autre,  il  décida  de  se  réfugier  une  troisième  fois  près  de 
]y[me  (Je  Warens  qu'il  savait  revenue  en  Savoie.  Sur  sa  route 
de  retour  vers  les  Alpes,  il  place  l'épisode  retentissant  de  ce 
paysan  apeuré  qui,  tout  en  le  traitant  généreusement,  pro- 
nonça devant  lui  avec  effroi  les  mots  terribles  de  commis  et 
de  «  rats-de-cave  »,  expliqua  qu'il  devait  cacher  son  vin  à  cause 
des  aides,  son  pain  à  cause  de  la  taille  et  qu'il  serait  un  homme 
perdu  si  l'on  pouvait  se  douter  qu'il  ne  mourût  pas  de  faim  ! 
Toute  une  portion  de  l'école  rousseauiste  a  jugé  par  cette 
anecdote  de  l'état  matériel  et  moral  de  la  France  sous  ses 
derniers  souverains  Bourbon.  A  Lyon,  il  traverse  encore  deux 
aventures  peu  ragoûtantes  dont  ses  Confessions  ne  nous  font 
point  grâce.  Par  compensation,  il  conte  à  cet  endroit,  — 
comme  il  sait  conter,  —  une  nuit  d'été  passée  par  lui  à  la 
belle  étoile  sur  la  rive  du  Rhône  ou  de  la  Saône,  Enfin  il 
rejoint  M^^^  de  Warens,  qui,  dans  l'intervalle,  a  transporté 
ses  pénates  à  Ghambéry. 


IV 

FRANÇOISE    DE    LA    TOUR,    DAME    DE    WARENS 


Le  moment  est  venu  pour  nous  de  faire  plus  ample  connais- 
sance avec  cette  personne  peu  banale.  Louise-Françoise  de 
La  Tour,  née  à  Vevey  le  31  mai  1699  (et  non  pas  en  1700 
comme  le  croyait  Jean- Jacques)  avait  été  mariée  dès  sa 
quinzième  année  à  Sébastien  de  Loys,  sieur  de  Vuarens  (nom 
de  lieu  qu'on  prononçait  Voiran  et  que  les  Bernois  seuls 


LE     ROMANESQUE  27 

orthographiaient  Warens,  à  l'allemande).  C'était  un  gentil- 
homme de  bonne  souche  et  c'est  pourquoi  son  épouse  fugitive 
se  laissera  traiter  de  baronne  en  Savoie.  Assez  riche  héri- 
tière, elle  se  trouva  ruinée  après  quelques  années  de  mariage 
par  des  entreprises  industrielles  qui  tournèrent  mal  :  une  aven- 
ture qu'elle  connut  trop  souvent  au  cours  de  sa  vie  sans 
jamais  se  guérir  de  son  goût  pour  les  spéculations  hasar- 
deuses. Quittant  alors  inopinément  son  mari,  qu'elle  avait 
déjà  largement  trompé  si  nous  en  croyons  Jean- Jacques, 
elle  traversa  le  lac  Léman  pour  aller  embrasser  en  Savoie  la 
religion  catholique.  En  dépit  des  circonstances  peu  édi- 
fiantes qui  l'accompagnèrent,  cette  conversion  fut  sans 
doute,  à  ses  début,  plus  sincère  que  celle  de  son  célèbre 
filleul  :  elle  avait  été  façonnée  au  moral  par  un  pieux  éduca- 
teur du  nom  de  Magny,  assesseur  baillival  de  Vevey,  qui  pro- 
fessait le  piétisme  ;  or  cette  variété  du  protestantisme  avait 
pour  caractère  une  égale  estime  des  diverses  confessions 
chrétiennes  et  même  une  certaine  complaisance  pour  l'Église 
romaine  ;  c'était  surtout  un  effort  pour  mettre  l'âme  fidèle 
en  relations  immédiates  et  directes  avec  son  Dieu  paternel. 
Rappelons  que,  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie, —  qui 
coïncidèrent  avec  l'adolescence  de  M^^^  de  La  Tour,  — 
Mme  Guyon  avait  eu  de  nombreux  adeptes  et  correspondants 
dans  cette  région  de  la  Suisse  ;  il  n'est  donc  pas  trop  témé- 
raire de  considérer  M™®  de  Warens  comme  une  élève  de  l'at- 
tachante mystique  française,  comme  l'un  des  intermédiaires 
par  lesquels  Jean- Jacques  en  personne  peut  être  rattaché 
à  ce  mysticisme  féminin  hasardeux  qui  porte  le  nom  de  Quié- 
tisme  dans  l'histoire  des  hérésies  chrétiennes.  Nous  aurons  à 
revenir  plus  d'une  fois  sur  ces  considérations  d'origine  que 
nous  avons  appuyées  de  preuves  au  cours  de  nos  travaux 
antérieurs. 

Le  Quiétisme  a  toujours  passé,  chez  ses  adversaires,  pour 
favoriser  la  licence  des  mœurs.  Il  est  certain  que  celles  de 
Mme  de  Warens  étaient  fort  libres  et  bien  que  Jean- Jacques, 
devenu  au  temps  de  ses  Confessions  l'ennemi  juré  des  «  philo- 


28  jeXn-jagques   rousseaû 

sophes  »,  ait  tenté  d'expliquer  par  la  «  philosophie  »  cette 
facilité  erotique  de  sa  «  maman  »,  il  n'est  pas  interdit  de  penser 
que  les  convictions  religieuses  de  la  baronne  ont  opposé  à  ses 
appétits  ou  fantaisies  de  ce  genre  une  faible  barrière.  Rous- 
seau lui  donne  pour  premier  amant  un  M.  de  Tavel  ;  le 
ministre  Perret,  ajoute-t-il,  passa  pour  avoir  remplacé  Tavel  ; 
enfin,  lorsque  la  jeune  femme  quitta  le  toit  conjugal,  ce  fut  en 
compagnie  de  son  garçon  jardinier,  Claude  Anet,  de  sept  ans 
plus  jeune  qu'elle  (Jean- Jacques  l'était  de  treize  ans)  qui  se 
convertit  comme  elle  et  mourut  à  vingt-huit  ans  en  1734. 
Rousseau  ne  cache  pas  les  relations  intimes  qui  continuèrent 
entre  la  fugitive  et  ce  paysan  de  Montreux,  jusqu'à  la  fin  de 
celui-ci,  et  l'auteur  des  Confessions  le  présente  comme  un 
homme  remarquable  par  l'intelligence  autant  que  par  le 
cœur.  Elle  lui  donna  pour  successeur  Jean- Jacques  qui  avait 
déjà  été  favorisé  de  son  vivant  ;  puis  un  peu  plus  tard,  elle 
remplaça  par  un  certain  Vintzenried  son  filleul  qui  refusa 
de  partager  ses  bonnes  grâces  avec  ce  personnage.  Édifiés 
de  la  sorte  sur  la  moralité  de  M"^^  de  Warens,  rappelons  les 
commentaires  par  lesquels  cherche  à  la  justifier  son  apolo- 
giste. 

«  Toutes  ses  fautes,  écrit-il,  lui  vinrent  de  ses  erreurs,  jamais 
de  ses  passions.  Elle  était  bien  née,  son  cœur  était  pur,  elle 
aimait  les  choses  honnêtes  :  ses  penchants  étaient  droits  et 
vertueux,  son  goût  était  délicat.  Elle  était  faite  pour  une 
élégance  de  mœurs  qu'elle  a  toujours  aimée  et  qu'elle  n'a 
jamais  suivie  !  »  Tels  Rousseau  lui-même,  son  reflet  littéraire 
Saint-Preux,  et  son  ami  de  Motiers-Travers,  Sauttersheim, 
un  reflet  de  ce  Saint-Preux.  Mais  l'explication  qu'il  en  propose 
est  inacceptable.  C'était,  dit-il,  «  parce  qu'au  lieu  d'écouter 
son  cœur  qui  la  menait  bien,  elle  écouta  sa  raison  qui  la  menait 
mal  !  Quand  des  principes  faux  l'ont  égarée,  ses  vrais  senti- 
ments les  ont  toujours  démentis  ;  mais  malheureusement, 
elle  se  piquait  de  philosophie  et  la  morale  qu'elle  s'était  faite 
gâta  celle  que  son  cœur  lui  dictait  ».  Cette  analyse  sophis- 
tique des  «  fautes  »  de  la  baronne,  qui  a  eu  des  conséquences 


LE    ROMANESQUE  29 

incalculables  pour  la  discipline  passionnelle  en  Europe,  est 
un  corollaire  de  la  morale  érotico-passionnelle  vers  laquelle 
Jean-Jacques  inclina  toujours  mais  qui  s'était  singulièrement 
fortifiée  dans  son  esprit  depuis  sa  crise  erotique  de  1756  ; 
c'est  la  même  conception  dénigrante  de  la  «  philosophie  »  et 
de  la  raison  qui  domine  toute  l'œuvre  autobiographique  par 
laquelle  furent  occupées  les  dernières  années  de  sa  vie. 

Il  s'est  donc  arrêté  sur  le  tard  à  cette  interprétation  des 
désordres  de  sa  marraine  qu'elle  avait  été  pervertie  par  les 
sophismes  de  Tavel,  son  premier  amant.  La  trouvant  froide 
et  raisonnante,  expose-t-il,  ce  roué  sans  scrupule  l'attaqua 
dans  sa  vertu  par  le  raisonnement  ;  il  parvint  de  la  sorte  à 
lui  montrer  les  devoirs  auxquels  elle  était  attachée  comme  un 
bavardage  de  catéchisme  fait  uniquement  pour  amuser  les 
enfants  et  la  fidélité  conjugale  comme  une  pure  apparence 
à  garder  vis-à-vis  de  l'opinion,  en  sorte  que  le  repos  des  maris 
devenait  le  seul  objet  du  devoir  des  femmes.  Dès  lors,  et  bien 
que  M""^  de  Warens  demeurât  très  sincèrement,  très  pieuse- 
ment chrétienne,  toute  sa  morale  se  trouva  subordonnée 
aux  principes  de  M.  de  Tavel  en  ce  qui  concernait  l'amour,  ou 
plutôt  elle  soutint  toujours  que  la  morale  chrétienne  et  celle 
que  lui  avait  enseignée  son  amant  étaient  parfaitement  con- 
ciliables  entre  elles.  C'est  pourquoi,  a  écrit  nettement  son 
filleul,  elle  eût  accordé  ses  faveurs  à  vingt  galants  tous  les 
jours  en  parfait  repos  de  conscience  «  tant  elle  était  persuadée 
que  tout  cela  n'était  qu'une  maxime  de  police  sociale  dont 
toute  personne  sensée  pouvait  faire  l'interprétation,  l'appli- 
cation, l'exception  selon  l'esprit  de  la  chose  et  sans  le  moindre 
risque  d'offenser  Dieu  ».  C'est,  à  bon  compte,  être  proclamée 
catholique  de  «  solide  »  piété,  rapprochée  de  Jeanne  de 
Chantai,  et  se  voir  traitée  de  «  fille  chérie  »  par  son  évêque  ! 
Nous  noterons  seulement  qu'une  telle  morale  peut  n'avoir  pas 
de  conséquences  sociales  trop  apparentes  et  trop  néfastes 
(au  moins  pendant  quelque  temps,  car  la  fin  de  la  baronne 
fut  très  basse)  pour  une  personne  qui  n'était  point  femme  à 
proprement  parler,  n'étant  ni  épouse,  ni  capable  d'engendrer, 


i/ 


30  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

on  voit  trop  en  revanche  quels  en  seraient  les  fruits  immédiats 
dans  le  cas  contraire,  qui  est  le  cas  général  !  Mais  par  cette 
interprétation  psychologique  souverainement  habile  et  spé- 
cieuse des  mauvaises  mœurs  de  son  ancienne  maîtresse, 
Jean-Jacques  a  réalisé  ce  tour  de  force  de  canoniser,  avec 
une  conviction  communicative,  la  femme  qui  lui  proposa 
froidement  de  partager  entre  Anet  et  lui  ses  faveurs,  unique- 
ment pour  le  détourner  de  moins  paisibles  amours.  Grâce  à 
la  complicité  de  son  temps,  il  a  fait  accepter  de  la  postérité 
son  enthousiaste  oraison  funèbre  de  la  première  sainte  que 
l'hagiographie  romantique  ait  inscrite  à  son  catalogue  de 
bien-heureux  :  «  Allez,  âme  douce  et  bienfaisante,  auprès 
des  Fénelon,  des  Bernex  (le  pieux  évêque  d'Annecy  qui 
l'avait  convertie),  des  Catinat  et  de  ceux  qui,  dans  un  état 
plus  humble,  ont  ouvert  comme  eux  leur  cœur  à  la  charité 
véritable  !  » 

Lorsqu'au  retour  de  sa  première  tentative  parisienne,  Rous- 
seau rejoignit  la  baronne  à  Ghambéry,  elle  lui  procura  un 
emploi  dans  les  bureaux  où  se  poursuivait  alors  la  réfection 
du  cadastre  de  la  province  ;  mais  il  fut  vite  fatigué  de  cette 
existence  sédentaire  et  confinée,  donna  insensiblement  plus 
d'importance  aux  récréations  musicales  qu'il  s'accordait  à 
ses  heures  libres  et  décida  enfin  de  se  consacrer  à  l'enseigne- 
ment de  son  art  favori,  comme  il  l'avait 'tenté  naguère  à  Lau- 
sanne. «  Occupé  huit  heures  par  jour  du  plus  maussade  tra- 
vail avec  des  gens  plus  maussades  encore,  enfermé  dans  un 
triste  bureau  empuanti  de  l'haleine  et  de  la  sueur  de  tous  ces 
manants,  la  plupart  fort  mal  peignés  et  fort  malpropres,  je 
me  sentais  quelquefois  accablé  jusqu'au  vertige  par  l'atten- 
tion, la  gêne,  l'odeur  et  l'ennui  !  «Voilà  qui  n'a  pas  l'accent 
démocratique  !  —  Il  se  chercha  donc  à  nouveau  des  leçons  de 
musique  et  trouva  quelques  écolières  de  bonne  famille. 
Période  délicieuse  de  son  existence  !  Période  dont  le  souvenir 
a  tenu  la  plus  grande  place  dans  les  fantaisies  erotiques  qui 
remplirent,  sa  vie  durant,  ses  heures  de  promenade  solitaire, 
piarquant  ses  œuvres  les  plus  théoriques  d'une  très  recoii- 


LE     ROMANESQUE  31 

naissable  empreinte.  Julie  d'Étange  ainsi  que  son  amie  Claire 
d'Orbe,  la  blonde  et  la  brune,  auront,  de  son  aveu,  les  traits 
des  plus  aimables  entre  ses  nobles  élèves  :  «  Me  voici  tout  à 
coup  jeté  parmi  le  beau  monde,  écrit-il,  admis,  recherché 
dans  les  meilleures  maisons  ;  partout  un  accueil  gracieux, 
caressant,  un  air  de  fête  ;  d'aimables  demoiselles  bien  parées 
m'attendent,  me  reçoivent  avec  empressement  ;  je  ne  vois 
que  des  objets  charmants  ;  je  ne  sens  que  la  rose  et  la  fleur 
d'orange  ;  on  chante,  on  cause,  on  rit,  on  s'amuse  ;  je  ne  sors 
de  là  que  pour  aller  ailleurs  en  faire  autant  !  »  M^^^^  de  Mella- 
rède,  de  Menthon,  de  Challes,  sont  celles  de  ses  écolières  dont 
il  avait  gardé  le  plus  attrayant  souvenir.  Quelques  voyages 
d'agrément  venaient  diversifier  pour  lui  des  occupations 
déjà  si  douces  :  l'un  de  ces  déplacements  le  conduisit  jusqu'à 
Besançon  près  d'un  musicien  de  valeur,  l'abbé  Blanchard, 
dont  il  espérait  d'utiles  directions. 


V 

PREMIÈRE    GRISE    NÉ VROP ATHIQUE    EN    1736 


Des  accidents  de  santé  mirent  pourtant  un  terme  à  cette 
heureuse  période  de  sa  vie.  Jean- Jacques  les  attribue  expressé- 
ment à  son  inquiète  imagination,  à  son  exaltation  erotique 
presque  sans  trêve,  aux  rêveries  romanesques  par' lesquelles 
il  tentait  de  fournir  un  dérivatif  à  cette  exaltation  incom- 
mode, enfin,  pouvons-nous  ajouter  sans  grand  risque  d'erreur, 
à  certaines  fâcheuses  habitudes,  nées  de  ces  fantaisies  peu 
saines,  et  dont  il  a  parlé  plus  ouvertement  ailleurs.  Citons 
ici  ses  propres  paroles  :  «  L'épée  use  le  fourreau,  dit-on 
quelquefois.   Voilà   nion  histoire  I  Mes  passions  m'ont  fait 


32  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

vivre  et  mes  passions  m'ont  tué...  D'abord  les  femmes...  les 
besoins  de  l'amour  me  dévoraient...  J'avais  une  tendre  mère, 
une  amie  chérie.  »  M^^^  de  Warens  lui  avait  dès  lors  proposé 
et  fait  accepter  ses  faveurs.  «  Mais  il  me  fallait  une  maîtresse 
[au  sens  romanesque  du  mot]...  Je  me  la  créais  en  mille  façons 
pour  me  donner  le  change  à  moi-même...  J'étais  brûlant 
d'amour  sans  objet,  et  c'est  peut-être  ainsi  qu'on  s'épuise  le 
plus...  On  conviendra  qu'il  est  difficile,  surtout  dans  l'ardeur 
delà  jeunesse,  qu'une  pareille  tête  laisse  toujours  le  corps  en 
santé..  Je  pris  non  de  l'ennui,  mais  de  la  mélancolie  :  les 
vapeurs  [névr9pathie[  succédèrent  aux  passions  :  ma  langueur 
devint  triste...  je  sentais  la  vie  m' échapper  sans  l'avoir  goû- 
tée ».  Il  ajoute  que  la  passion  de  la  musique  et  celle  du  jeu 
d'échecs  qu'il  pratiquait  alors  avec  fureur,  concoururent  à 
l'épuisement  de  son  système  nerveux,  d'ailleurs  fragile,  et  le 
rendirent  enfin  tout  à  fait  malade.  Notons  que  ce  fut  la 
même  cause  principale  qui,  vingt  ans  plus  tard  exactement, 
à  l'Ermitage  de  la  Chevrette,  devait  déterminer  l'une  des 
crises  mentales  les  plus  décisives  en  son  existence.  —  M^^^  de 
Warens  le  soigna  cependant  avec  dévouement  tout  maternel 
et  parvint  à  lui  rendre  quelques  forces  ;  mais  il  se  rétablissait 
lentement  et  l'on  décida  pour  le  convalescent  une  cure  de 
lait  à  la  campagne,  aux  portes  de  Ghambéry,  chez  M.  de 
Conzié,  seigneur  ou  «  comte  »  des  Charmettes  et  l'un  des 
familiers  de  la  baronne. 

Celle-ci  loua  successivement  plusieurs  chalets  dans  le 
domaine  de  ce  gentilhomme  ;  dès  1736,  le  chalet  Révil,  puis 
la  maison  Noeray  restée  fameuse  par  le  séjour  que  Jean- 
Jacques  y  fit  de  juillet  1738  au  printemps  de  1740,  mais  le 
plus  souvent  seul,  quoi  qu'il  en  ait  dit,  car  son  hôtesse  demeu- 
rait à  Chambéry  avec  Vintzenried.  —  Loin  de  céder  entière- 
ment à  l'influence  de  l'air  des  montagnes,  sa  maladie  nerveuse 
s'exaspéra  d'abord  et  s'invétéra  ensuite,  pour  devenir  à  peu 
près  chronique  et  ne  plus  jamais  le  quitter,  s'il  faut  l'en 
croire.  Voici  en  effet  ce  qu'il  nous  a  dit  du  début  de  son  séjour 
aux  Charmettes  :  «  Dans  ce  même  temps  il  m' arriva  un  acci- 


LE     ROMANESQUE  33 

dent  aussi  singulier  par  lui-même  que  par  ses  suites  qui  ne 
finiront  qu'avec  moi.  Un  matin,  que  je  n'étais  pas  plus  mal 
qu'à  l'ordinaire,  en  dressant  une  petite  table  sur  son  pied,  je 
sentis  dans  tout  mon  corps  une  révolution  subite  et  presque  in- 
concevable... une  espèce  de  tempête  qui  s'éleva  dans  mon 
sang  et  gagna  à  l'instant  tous  mes  membres...  Un  grand 
bruit  d'oreilles  se  joignit  à  cela  et  ce  bruit  était  triple  ou 
plutôt  quadruple.  »  Ici  se  place  une  description  soigneuse  de 
ces  quatre  bruits  divers.  —  «  Je  me  mis  au  lit,  et,  au  bout  de 
quelques  semaines,  voyant  que  je  n'étais  ni  mieux,  ni  pis, 
je  quittai  le  lit  et  repris  ma  vie  ordinaire  avec  mon  batte- 
ment d'artères  et  mes  bourdonnements  qui,  depuis  ce  temps- 
là,  c'est-à-dire  depuis  trente  ans,  ne  m'ont  pas  quitté  une 
minute...  La  totale  privation  de  sommeil  qui  se  joignit  à  ces 
symptômes  et  qui  les  a  constamment  accompagnés  jusqu'ici, 
acheva  de  me  persuader  qu'il  me  restait  peu  de  temps  à 
vivre  !  »  On  sait  qu'il  devait  vivre  plus  de  quarante  ans  encore  ; 
mais,  s'il  n'a  pas  exagéré  ces  infirmités,  si  pénibles,  il  con- 
vient de  n'oublier  jamais  de  telles  confidences  quand  on 
s'efforce  de  comprendre  ses  écrits  et  ses  actes  ultérieurs. 

Ayant  atteint  cependant,  en  juin  1737,  l'âge  de  vingt-cinq 
ans  qui  était  celui  de  la  majorité  légale  à  Genève,  il  réclama 
et  reçut  de  son  père  la  part  qui  lui  revenait  du  bien  maternel, 
soit  six  mille  cinq  cents  florins  genevois  :  une  petite  fortune 
qui  lui  assura  quelques  années  d'indépendance  parce  qu'il 
décida  aussitôt  de  consommer,  sans  souci  du  lendemain,  ce 
capital.  Il  entreprit  d'abord  le  voyage  de  Montpellier,  siège 
d'une  faculté  de  médecine  en  renom,  dont  il  espérait  la  gué- 
rison  de  ses  maux  (il  croyait  souffrir  d'un  polype  au  cœur  !).  — 
Le  récit  de  ce  voyage  est  un  des  chapitres  les  plus  agréables 
de  la  première  partie  des  Confessions,  parce  qu'il  lui  procura 
la  rencontre,  et  bientôt  les  faveurs  d'une  certaine  M^^^  de 
Larnage  dont  il  a  fait  vivre  le  nom.  Il  eût  été  mieux  inspiré 
toutefois  s'il  avait  désigné  par  un  pseudonyme  cette  femme 
déjà  mûre,  cette  mère  de  famille  qui  laissa  des  enfants  et  pour 
la  mémoire  de  laquelle  ces  pages  sont  assurément  peu  flat- 


34  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

teuses  car  il  la  peint  de  façon  à  nous  rappeler  le  souvenir 
biblique  de  la  femme  de  Putiphar.  On  a  récemment  établi  en 
effet  que  les  trois  acteurs  principaux  de  cette  galante  aven- 
ture, M™®  du  Colombier,  nouvellement  mariée,  le  marquis  de 
Torignan  (en  réalité  Taulignan,  mais  la  prononciation  est  à 
peu  près  la  même  dans  le  midi),  M^^  deLarnage  enfin  sont  des 
personnages  historiques.  Cette  dernière,  née  Michel  du  Saulzey 
et  fille  d'un  conseiller  au  Parlement  de.Grenoble,  épousa  un 
Adhémar  de  Monteil,  sieur  de  Larnage  (c'est  le  nom  patrony- 
mique du  gendre  de  M^^  de  Sévigné)  ;  en  1737,  elle  était  dans 
sa  quarante-quatrième  année  et  avait  eu  dix  enfants  (l'aîné 
naquit  quatre  mois  après  son  mariage)  bien  qu'elle  eût  vécu 
séparée  de  son  mari  à  plusieurs  reprises  :  circonstances  qui  ne 
nous  étonnent  guère  si  nous  jugeons  de  sa  moralité  par  ses 
avances  au  jeune  aventurier  qui  se  présentait  à  elle  sous  un 
faux  nom,  comme  un  Anglais  de  bonne  famille.  Elle  conduisit 
enfin  son  entreprise  à  bon  terme,  non  sans  peine,  et  Rousseau 
nous  apprend  qu'il  dut  à  cette  gaillarde  matrone  de  n'être 
pas  mort  sans  avoir  connu  le  plaisir. 

Son  séjour  à  Montpellier  qui  remplit  l'automne  de  1737  et 
le  début  de  l'hiver  1738,  coûta  fort  cher  à  sa  bourse  sans 
apporter  de  soulagement  appréciable  à  ses  infirmités  pré- 
coces. Il  revint  donc  à  Chambéry,  mais  pour  y  trouver  installé 
dans  la  demeure  et  dans  les  faveurs  de  M^^^  de  Warens  un 
nouveau  Claude  Anet.  Celui-là  se  nommait  Wintzenried  et 
se  faisait  appeler  M.  de  Courtilles  :  les  Confessions  lui  sont 
assez  dures.  Pourtant  Rousseau  le  traite  dans  sa  correspon- 
dance de  ce  temps  avec  une  fraternelle  tendresse.  «  J'ai  été 
très  touché  de  la  maladie  de  mon  pauvre  frère,  écrira-t-il 
par  exemple  à  sa  marraine  en  1745.  M.  d'Arras  m'en  a  parlé 
avec  une  affection  qui  m'a  charmé  :  c'était  me  faire  sa  cour 
mieux  qu'il  ne  le  pensait  lui-même.  »  Il  dira  ce  personnage 
fils  du  concierge  du  château  de  Chillon  et  ancien  garçon 
perruquier  ;  il  était,  en  réalité,  de  bonne  souche  bourgeoise. 


LE     ROMANESQUE  35 


VI 
DU    RÊVE    ROMANESQUE 

A   l'abandon    mystique 


Pour  éviter  une  promiscuité  amoureuse  qui  lui  paraissait 
désormais  moins  supportable  que  dans  le  passé,  Rousseau 
vécut  seul  aux  Charmettes  de  1738  à  1740,  bien  que  M""^  cle 
Warens  l'y  vînt  souvent  visiter.  Il  a  conservé  de  cette  période 
de  sa  vie  les  souvenirs  les  plus  délicieux  et  il  en  a  tracé 
dans  ses  mémoires  illustres,  une  inoubliable  peinture.  Ce 
fut  là  qu'il  mena  son  éducation  d'autodidacte  à  bon  terme 
et  qu'il  acheva  de  fixer  ses  convictions  religieuses  de  fond  ;  — 
un  instant  éclipsées  ou  obscurcies  durant  les  années  sui- 
vantes, elles  devaient  lui  dicter  de  plus  en  plus  avec  le  temps 
son  enseignement  théorique,  aux  répercussions  sans  secondes. 
—  Nous  avons  indiqué  plus  haut  qu'il  se  croyait  près  de  sa 
fin  et  que  son  érotomanie  s'était  au  moins  atténuée  pour  faire 
place  à  la  thanatophobie  (ou  crainte  de  la  mort  prochaine) 
qui  est  un  autre  symptôme  de  déséquilibre  nerveux.  «  Cet 
accident  qui  devait  tuer  mon  corps,  écrit-il  en  parlant  de 
l'accès  nerveux  soudain  qu'il  nous  a  décrit,  ne  tua  en  effet 
que  mes  passions;  j'en  bénis  le  ciel  chaque  jour  par  l'effet 
heureux  qu'il  produisit  sur  mon  âme.  Je  puis  bien  dire  que  je 
ne  commençai  à  vivre  que  quand  je  me  regardai  comme  un 
homme  mort...  J'avais  souvent  travesti  la  religion  à  ma  mode, 
mais  je  n'avais  jamais  été  tout  à  fait  sans  religion.  Maman 
me  fut,  en  cette  occasion,  beaucoup  plus  utile  que  tous  les 
théologiens  ne  me  l'auraient  été.  «Affirmation  qui  se  retrouve 
dans  la  dixième  promenade  des  Rêveries,  écrite  presque  à  la 
veille  de  la  mort  du  promeneur  solitaire  :  il  y  répétera  que  ses 


36  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

loisirs  des  Gharmettes,  aidés  des  leçons  de  M°^®  de  Warens, 
donnèrent  à  son  âme  la  forme  qu'elle  a  gardée  toujours  en 
le  rendant  dévot  presque  à  la  manière  de  Fénelon,  c'est-à-dire 
selon  les  normes  du  Quiétisme,  rationalisé  jusqu'à  un  certain 
point  seulement  par  les  commentaires  de  l'illustre  prélat. 
Suivons-le  donc  dans  l'analyse  qu'il  nous  a  donnée  de  la  reli- 
gion de  son  hôtesse  :  analyse  incomplète  ou  même  erronée 
sans  nul  doute  comme  celle  de  la  morale  de  cette  même 
hôtesse  que  nous  avons  précédemment  critiquée,  mais  dont 
il  faut  nous  contenter  cependant  puisque  nous  ne  pouvons 
jusqu'ici  la  rectifier  par  des  documents  de  première  main. 
«  Elle  qui  mettait  toutes  choses  en  système,  écrit  son  pro- 
tégé, n'avait  pas  manqué  d'y  mettre  aussi  la  religion,  et  ce 
système  était  composé  d'idées  très  disparates,  les  unes  très 
saines,  les  autres  très  folles...  L'un  des  étonnements  dont  je 
ne  reviens  point,  c'est  de  voir  le  bon  Fénelon  parler  de 
l'enfer,  dans  son  Télémaque,  comme  s'il  y  croyait  tout  de  bon  ; 
mais  j'espère  qu'il  mentait  alors,  car  enfin,  quelque  véridique 
qu'on  soit,  il  faut  bien  mentir  quelquefois  quand  on  est 
évêque...  Maman  ne  pouvait  imaginer  un  Dieu  vindicatif  !  » 
Il  faudrait  dire  ici  ordonnateur  et  justicier,  tel  que  l'enseigne 
le  christianisme  rationnel  et  la  religion  réformée  plus  que 
toute  autre.  «  Elle  ne  voyait  que  clémence  et  miséricorde  là 
où  les  dévots  ne  voient  que  justice  et  punition.  »  Rappelons- 
nous  le  sermon  du  romanesque  sacrificateur  de  Polexandre. 
«  Ce  qu'il  y  avait  de  bizarre,  c'est  que,  sans  croire  à  l'enfer,  elle 
ne  laissait  pas  de  croire  au  pur^atozre  (c'est-à-dire  à  l'enfer  non 
éternel).  Cela  venait  sans  doute  de  ce  qu'elle  ne  savait  que 
faire  de  l'âme  des  méchants...  «Telle  est  du  moins  l'interpré- 
tation rétrospective  de  Jean- Jacques  qui  ignore  les  sources 
quiétistes  des  convictions  de  sa  «  maman  ».  En  réalité,  la 
négation  ou  du  moins  la  prétérition  de  l'enfer  et  l'accep- 
tation du  purgatoire  à  titre  de  moyen  terme,  de  satisfac- 
tion laissée  au  christianisme  rationnel  en  matière  de  mo- 
rale, sont  le  caractère  propre  du  mysticisme  féminin  d'une 
Catherine  de  Gênes,  mysticisme  bientôt  glissé  à  l'hétérodoxie 


Û 


LE     ROMANESQUE  37 

pour  culminer  enfin  dans  l'œuvre  de  M^^^  Guyon.  Il  n'y  a  là 
qu'une  conséquence  logique  de  la  suppression  de  TAhriman 
aryen,  du  Tentateur  chrétien,  dans  la  métaphysique  des 
cœurs  exagérément  romanesques. 

Autre  bizarrerie,  reprend  Jean-Jacques  !  On  voit  que  toute 
la  doctrine  du  péc/zé  orz^meZ  et  de  la  rédemption,  nécessitée  par 
ce  péché,  est  détruite  par  ce  système.  —  Il  est  donc,  remar- 
querons-nous, aussi  éloigné  que  possible  du  Calvinisme  et  du 
Jansénisme  qui  insistent  sur  le  péché  d'origine  et  sur  l'im- 
mense grâce  que  fut  la  Rédemption  dont  le  résultat  est  d'en 
atténuer  les  conséquences,  mortelles  à  l'âme  humaine.  —  Rous- 
seau note  seulement  qu'il  ébranle  le  christianisme  vulgaire,  — 
c'est-à-dire,  sans  doute,  le  christianisme  dogmatique,  non 
encore  évolué  vers  un  vague  déisme  à  la  mode  du  siècle,  — 
et  que  le  catholicisme  au  moins  ne  peut  s'accorder  avec  lui? 
(Mais  bien  moins  encore  le  protestantisme,  rectifierons-nous 
ici.)  «  Maman,  cependant,  était  bonne  catholique,  conclut-il. 
La  mort  de  Jésus-Christ  lui  paraissait  un  exemple  de  charité 
vraiment  divine  pour  apprendre  aux  hommes  à  aimer  Dieu 
et  à  s'aimer  entre  eux  de  même...  Il  se  trouvait  qu'elle  croyait 
tout  autrement  que  l'Église  [romaine],  toujours  en  s'y  sou- 
mettant !  »  De  même  que  M"^^  Guyon  et  Fénelon,  comme  on 
le  sait  !  Et,  pourtant,  nous  venons  de  voir  que  les  «  excep- 
tions »  qu'elle  se  permettait  sans  scrupule  avec  la  morale 
comme  avec  le  dogme  du  christianisme  «  vulgaire  »  n'étaient 
nullement  dénuées  d'importance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  son  filleul  se  trouvait  avoir  grand  besoin, 
en  1738,  de  ces  exceptions  ou  spéculations,  toniques  aux 
systèmes  nerveux  fatigués,  et  assurément  conçues,  pour  une 
grande  part,  dans  le  dessein  de  soulager  des  maux  analogues 
à  ceux  dont  souffrait  l'habitant  des  Charmettes  :  «  Les  écrits 
de  Port-Royal  et  de  l'Oratoire,  expose-t-il,  étant  ceux  que  je 
lisais  le  plus  fréquemment,  m'avaient  rendu  demi-janséniste, 
et,  malgré  toute  ma  confiance,  leur  dure  théologie  m'épou- 
vantait quelquefois.  La  terreur  de  l'enfer  que,  jusque-là, 
j'avais  très  peu  craint,  troublait  peu   à  peu  ma   sécurité j  et, 


38  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

si  maman  ne  m'eût  tranquillisé  l'âme,  cette  effrayante  doctrine 
m'eût  enfin  bouleversé  tout  à  fait.  »  Que  pouvait-il  donc  penser 
de  celle  de  Calvin,  encore  plus  excessive  en  ce  sens,  et  à 
laquelle  on  a  voulu  pourtant  rattacher  son  système  et  son 
action  sur  l'âme  moderne  !  Mais  il  a  cru  devoir  à  sa  patrie, 
même  ingrate  à  son  égard,  de  ne  point  faire  ici  mention  du 
théologien  de  la  prédestination  impitoyable.  «  Mon  confesseur 
qui  était  aussi  le  sien,  reprend-il,  contribuait  pour  sa  part  à 
me  maintenir  dans  une  bonne  assiette.  C'était  le  père  Hemet, 
jésuite,  bon  et  sage  vieillard  dont  la  mémoire  me  sera  tou- 
jours en  vénération...  Sa  morale,  moins  relâchée  que  douce, 
était  précisément  ce  qu'il  me  fallait  pour  balancer  les  tristes 
impressions  du  Jansénisme...  Le  souvenir  de  cet  heureux 
temps  se  lie  avec  celui  des  Jésuites  au  point  de  me  faire 
aimer  l'un  par  Vautre  ;  et,  quoique  leur  doctrine  m'ait  toujours 
paru  dangereuse,  je  n'ai  jamais  pu  trouver  en  moi  le  pouvoir 
de  les  haïr  sincèrement.  » 

C'est  que,  en  réalité,  les  Jésuites  ont  été  depuis  le  xvi^  siècle, 
les  hommes  de  l'évolution  morale  (et  même  discrètement 
dogmatique)  qui  était  devenue  nécessaire  pour  adapter  le 
catholicisme  aux  conditions  intellectuelles  et  sociales  nées  de 
la  Renaissance  en  Europe.  La  théorie  de  leur  père  Molina  sur 
la  grâce  met  des  bornes  au  mysticisme  excessif  en  matière 
de  morale,  sauvegarde  le  libre  arbitre  et  le  mérite  humain. 
Mais  la  politique  «  impérialiste  »  de  l'ordre  ignacien  lui  attira 
d'autre  part  ces  «  haines  »  que  le  pénitent  du  père  Hemet 
s'étonne  de  n'avoir  jamais  pu  partager.  La  fille  spirituelle  la 
plus  authentique  de  Jean-Jacques,  George  Sand,  montrera 
les  mêmes  sentiments  de  reconnaissance  à  l'égard  de  son 
confesseur  jésuite  de  jeunesse,  M.  de  Prémord. 

Au  total  M^e  de  Warens  et  le  père  Hemet  firent  à  cette 
heure  et  pour  toujours,  comme  il  nous  l'a  dit,  un  Quiétiste 
inconscient  du  jeune  malade  qui  luttait  près  d'eux  contre  la 
dépression  psychique  accablante  et  devait  plus  tard  caracté- 
riser lui-même  par  le  terme  de  quiétiste  son  attitude  d'âme 
la  plus  habituelle  en  face  de  l'épreuve  vitale  :  «  Trouvant  en 


LE     ROMANESQUE  39 

elle  toutes  les  maximes  dont  j'avais  besoin  pour  garantir 
mon  âme  des  terreurs  de  la  mort  et  de  ses  suites,  je  puisais 
avec  sécurité  dans  cette  source  de  confiance  [l'appui  tendre  de 
l'Au-delà  dans  la  lutte  contre  les  affres  de  la  névrose].  Je 
m'attachais  à  elle  plus  que  je  ne  l'avais  jamais  fait  ;  j'aurais 
voulu  transporter  toute  en  elle  ma  vie  que  je  sentais  prête  à 
m'abandonner.  De  ce  redoublement  d'attachement  pour  elle, 
de  la  persuasion  qu'il  me  restait  peu  de  temps  à  vivre,  de  ma 
profonde  sécurité  sur  mon  sort  à  venir,  résultait  un  état  habi- 
tuel très  calme  et  sensuel  même,  en  ce  que,  amortissant  toutes 
les  passions  qui  portent  au  loin  nos  craintes  et  nos  espérances, 
il  me  laissait  jouir,  sans  inquiétude  et  sans  trouble,  du  peu  de 
jours  qui  m'étaient  laissés.  »  Ses  rapports  d'amour  avec  son 
hôtesse  ayant  entièrement  cessé  à  cette  date  —  et  toutes 
réserves  faites  par  nous  au  préalable  sur  la  portée  du  rappro- 
chement, —  il  est  permis  de  comparer  leurs  relations  de  ce 
temps  à  celles  qui  s'établirent  un  demi-siècle  auparavant  entre 
Fénelon  et  M"^^  Guyon,  relations  si  étroites  que  le  prélat  ne 
voulut  jamais  les  rompre,  bien  qu'il  ait  connu  par  elles  tant 
d'humiliations  cuisantes  à  sa  légitime  volonté  de  puissance. 
A  ce  moment,  les  rêveries  du  jeune  et  déjà  solitaire  prome- 
neur voient  un  contenu  mystique  se  substituer,  sans  secousse 
et  sans  disparate,  à  leurs  thèmes  romanesques  de  toujours  ; 
le  conduisant  peut-être  dès  lors  à  cet  état  franchement  exta- 
tique qu'il  décrivit  plus  tard  au  président  de  Malesherbes 
dans  une  page  incomparable.  «  Tout  en  me  promenant,  dit-il, 
je  faisais  ma  prière  [on  en  a  quelques-unes  de  sa  plume  qui 
remontent  à  cette  époque  de  sa  vie].  Elle  ne  consistait  pas 
en  un  vain  balbutiement  des  lèvres,  mais  dans  une  sincère 
élévation  de  cœur  à  l'Auteur  de  cette  aimable  Nature  dont 
les  beautés  étaient  sous  mes  yeux.  »  La  preuve  de  l'existence 
de  Dieu  par  les  beautés  de  la  nature  était  chère  aux  moralistes 
féneloniens  dont  Rousseau  lisait  alors  les  œuvres  avec  prédi- 
lection, comme  en  témoigne  sa  pièce  de  vers  sur  Le  verger 
des  Charmettes.  «  Cet  acte,  poursuit-il,  se  passait  plus  en  admira- 
tion et  en  contemplation  qu'en  demandes...   Je  n'ai  jamais 


40  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

aimé  prier  dans  ma  chambre  :  il  me  semble  que  les  murs  et 
tous  ces  petits  ouvrages  des  hommes  s'interposent  entre 
Dieu  et  moi.  J'aime  à  le  contempler  dans  ses  œuvres  tandis 
que  mon  cœur  s'élève  à  lui,  etc.  »  De  pareilles  effusions  mys- 
tiques alterneront  chez  lui  depuis  lors  avec  les  évocations 
romanesques  beaucoup  moins  paisibles  dont  nous  avons  déjà 
marqué  le  caractère.  «  Vous  voilà  tout  à  fait  dans  la  dévo- 
tion, écrira-t-il  plus  tard  à  M"^^  de  Gréqui,  c'est  un  état  très 
doux,  mais  il  faut  des  dispositions  pour  le  goûter.  Je  ne  vous 
crois  pas  l'âme  assez  tendre  pour  être  dévote  avec  extase  et 
vous  devez  vous  ennuyer  pendant  l'oraison.  Pour  moi,  j'ai- 
merais encore  mieux  être  dévot  que  philosophe,  mais  je  m'en 
tiens  à  croire  en  Dieu  et  à  trouver  dans  l'espoir  d'une  autre 
vie  ma  seule  consolation  en  celle-ci.  » 

Tels  furent  donc  pour  Rousseau  les  fruits  religieux  de  sa 
solitude  aux  Charmettes.  Le  fruit  littéraire  et  scientifique 
des  études  courageusement  poursuivies  par  lui  durant  cette 
période  de  retraite  ne  fut  pas  non  plus  négligeable  et  il  l'a 
amplement  détaillé  dans  ses  Confessions.  C'est  là  qu'il 
acheva  de  préparer  en  lui  le  penseur  solidement  armé  qui 
devait  se  révéler  dix  ans  plus  tard  au  public.  —  Mais  le  temps 
passait  et  la  mort  ne  venait  pas  le  délivrer  des  âpretés  de  la 
lutte  vitale,  comme  il  s'y  était  attendu  ;  ses  ressources  ache- 
vant cependant  de  s'épuiser,  il  se  fit  scrupule  de  vivre  plus 
longtemps  à  la  charge  de  sa  bienfaitrice,  qui,  de  tout  temps 
trop  prompte  aux  spéculations  hasardeuses,  avait  alors  obéré 
définitivement  sa  mince  situation  de  fortune.  A  vingt-huit 
ans,  il  dut  enfin  songer  à  gagner  sa  vie.  On  lui  procura,  au 
début  de  l'année  1740,  une  place  de  précepteur  à  Lyon,  près 
des  enfants  d'un  haut  magistrat,  M.  de  Mably,  frère  du  phi- 
losophe Condillac  et  de  l'abbé  de  Mably. 

Quelles  furent  cependant  les  destinées  ultérieures  de  M™®  de 
Warens  ?  Désormais,  son  filleul  ne  devait  guère  remplir 
qu'en  paroles  à  son  égard  les  devoirs  de  la  reconnaissance  et 
de  l'amitié  ;  elle  descendit  donc  lentement  la  pente  qui  la 
conduisait  vers  la  misère  et  vers  la  déconsidération  :  épreuves 


I 


LE     ROMANESQUE  41 

assez  méritées,  il  faut  le  reconnaître,  en  raison  du  laisser-aller 
de  sa  conduite  et  de  son  entier  défaut  de  prévoyance.  Sur  le 
tard,  a  écrit  son  plus  fidèle  ami,  Conzié,  elle  eut  l'heureuse 
ressource  de  plaire  à  un  vieux  seigneur  de  la  première  distinc- 
tion (sans  doute  le  marquis  de  la  Coudrée,  dit  M.  Ritter)  qui 
fournit  à  sa  subsistance  pendant  ses  dernières  années.  Dans 
quelles  conditions  cependant  ?  C'est  ce  que  l'auteur  des 
Confessions  nous  laisse  entrevoir  lorsqu'il  écrit  d'elle  après 
avoir  mentionné  sa  dernière  visite  à  Chambéry,  en  1754  : 
«  Quel  avilissement,  et  que  lui  restait-il  de  sa  yeWu  première  ?... 
Je  ne  vis  plus  pour  elle  d'autre  ressource  que  de  se  dépayser  !  » 
Elle  s'y  refusa  sans  nul  doute  car  ce  fut  à  Chambéry  qu'elle 
termina  sa  vie  dix  ans  plus  tard,  échouée  dans  un  taudis  des 
faubourgs. 


CHAPITRE   II 

AUX  PRISES  AVEC  LES  RÉALITÉS 
DE  LA  VIE 


Le  préceptorat  de  Jean- Jacques  à  Lyon  ne  lut  pas  de  longue 
durée.  Accueilli  dans  une  famille  honorable  avec  la  plus 
entière  bienveillance,  il  ne  sut  conserver  ni  la  confiance,  ni 
même  la  considération  de  ses  hôtes.  Il  eut  des  emportements 
injustifiés  avec  ses  élèves,  fit  mine  de  s'éprendre  de  leur  mère, 
revint  à  ses  habitudes  de  laquais  fripon  en  dérobant  du  vin 
blanc  pour  le  boire  en  cachette  et  se  fit  donner  son  congé 
après  quelques  mois.  Il  retourna  donc  une  quatrième  fois 
vers  M^^  de  Warens,  mais  s'y  heurta  sans  délai  aux  diffi- 
cultés de  tout  genre  qui  l'avaient  conduit  à  s'éloigner  d'elle  : 
—  présence  de  Wintzenried,  démêlés  avec  les  exploiteurs 
industriels  de  la  baronne,  dénuement  de  son  intérieur.  Au 
début  de  l'été  1742  —  et  non  pas  dès  l'automne  de  1741 
comme  l'indiquent  les  Confessions  et  comme  on  l'avait  cru 
longtemps  sur  sa  foi,  —  il  retourna  chercher  fortune  à  Paris. 
Pour  assurer  sa  subsistance  dans  la  capitale  française,  il 
comptait  sur  un  système  de  notation  musicale  au  moyen  de 
chiffres  qu'il  avait,  peu  auparavant,  inventé. 


LE     ROMANESQUE  43 


PARIS    ET    VENISE 


Diverses  recommandations  qu'il  apportait  avec  lui  le 
mirent  en  mesure  de  faire  connaître  sans  trop  de  délai  à 
l'Académie  des  Sciences  un  partie  du  mémoire  dans  lequel  il 
exposait  cette  invention  :  elle  lui  valut  quelques  compliments 
de  politesse,  mais  non  pas  les  résultats  plus  substantiels  qu'il 
en  avait  espéré.  —  Le  père  Castel,  jésuite,  occupé  de  recher- 
ches analogues,  lui  conseille  alors  d'arriver  par  les  femmes  : 
c'était  son  propre  programme  de  jeunesse;  il  en  était  donc  dès 
lors  quelque  peu  revenu  ;  il  obéit  pourtant  à  cette  suggestion 
bénévole,  et  fréquenta  chez  les  Dupin,  riches  fermiers  géné- 
raux dont  la  protection  devait  lui  être  fort  utile  un  peu  plus 
tard,  puis  chez  M"^^  de  Beuzenval  et  chez  sa  fille  la  marquise 
de  Broglie  qui  lui  procurèrent  un  emploi  en  le  faisant  recom- 
mander au  comte  de  Montaigu.  Ce  gentilhomme,  militaire 
de  profession,  mais  récemment  nommé  ambassadeur  du  roi 
de  France  à  Venise,  cherchait  un  secrétaire  particulier  qui 
sût  parler  l'italien.  Or,  depuis  son  séjour  à  Turin,  Rousseau 
gardait  quelque  familiarité  avec  la  langue  du  Tasse,  un  de  ses 
poètes  favoris.  Il  fut  agréé.  La  profession  qu'il  allait  exercer 
était  celle  que  ses  maîtres  de  Turin,  précisément,  —  les  Solar- 
Gouvon,  —  avaient  jugée  devoir  lui  convenir  et  sa  vive  intel- 
ligence lui  permit  de  s'y  rendre  utile  en  effet. 

Arrivé  sur  les  bords  de  l'Adriatique  en  mai  1743,  sa  qua- 
lité d'intermédiaire  indispensable  Je  fait  bientôt  traiter  en 
secrétaire  de  l'ambassade  plutôt  qu'en  domestique  aux  gages 
de  l'ambassadeur  ;  et  cette  situation  hybride  le  conduit  à  des 
conflits  fâcheux,  d'abord  avec  son  entourage  proche,  le  per- 


44  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

sonnel  de  la  légation,  puis  bientôt  avec  son  patron  lui-même. 
C'est  sous  l'influence  de  ces  mécomptes  que  s'affirme  dès  lors 
en  lui  le  révolutionnaire  théorique,  l'homme  de  la  critique 
sociale  sans  mesure  et  des  plans  de  réforme  sans  prudence. 
Il  a  cru  rendre  à  ce  moment  de  grands  services  au  pays  qui 
l'employait  et  ne  récolter  que  mépris  pour  ses  peines  ;  il  est 
donc  venu  à  l'état  d'esprit  que  Gœthe  devait  peindre  chez 
son  Werther  trente  ans  plus  tard.  On  sait  que  ce  typique  repré- 
sentant de  la  première  génération  rousseauiste  essayera, 
lui  aussi,  quoique  bourgeois  d'origine,  la  carrière  diploma- 
tique dont  les  postes  importants  sont  alors  monopolisés  par 
la  noblesse.  Il  en  sortira  bientôt  plein  d'amertume,  préparé 
pour  les  rêveries  hypochondriaques  et  pour  les  résolutions 
irréparables. 

Dès  qu'il  se  retrouve  en  contact  obligatoire  et  quotidien 
avec  des  compagnons  d'emploi,  Jean-Jacques  retrouve  en 
effet  ses  impressions  des  bureaux  du  cadastre,  à  Ghambéry. 
Il  peint  la  table  de  l'ambassade  comme  au-dessous  des  plus 
vilaines  gargotes,  où  l'on  est,  dit-il,  servi  plus  proprement, 
en  linge  moins  sale  et  où  l'on  a  mieux  à  manger.  «  La  maison, 
que  l'ambassadeur  n'avait  jamais  mise  sur  un  bon  pied,  se 
remplissait  de  canaille...  Le  second  gentilhomme.,  était  un 
bandit  de  Mantoue,  à  qui  M.  de  Montaigu  confia  le  soin  de 
son  ménage  et  qui,  à  force  de  patelinage  et  de  basse  lésine, 
obtint  sa  confiance  et  devint  son  favori...  Il  fit  bientôt  de 
l'ambassade  un  lieu  de  crapule  et  de  licence,  un  repaire  de 
fripons  et  de  débauchés,  »  etc.  Et  nous  n'oserions  reproduire 
les  termes  qui  se  lisent  dans  les  Confessions  pour  caractériser 
ce  personnage,  ainsi  que  l'autre  gentilhomme  choisi  par 
l'ambassadeur. 

Les  relations  de  Rousseau  avec  une  bonne  partie  de  ses 
collègues  devinrent  donc  assez  rapidement  un  état  de  guerre 
ouverte  ;  celles  qu'il  entretenait  avec  Montaigu  en  personne, 
subirent,  bien  que  plus  lentement,  les  mêmes  modifications. 
Il  l'a  traité  de  malhonnête  homme  et  de  fou  avéré  dans  ses 
Confessions.  Un  des  descendants  de  l'inculpé  a  pris  récem- 


LE     ROMANESQUE  45 

ment  sa  défense  avec  compétence  et  modération,  mais  est 
demeuré,  naturellement,  suspect  aux  hagiographes  du  roman- 
tisme et  de  son  Messie.  Pourtant,  des  autorités  incontestables, 
—  MM.  Bernard  Bouvier  et  Eugène  Ritter,  par  exemple,  — 
inclinent  dorénavant  à  dégager  jusqu'à  un  certain  point  la 
responsabilité  du  diplomate-officier  dans  ses  démêlés  avec  son 
secrétaire.  Montaigu,  dit  le  premier  de  ces  érudits,  s'impa- 
tienta peut-être  du  mérite  de  ce  secrétaire  improvisé,  mais 
probablement  aussi  de  ses  prétentions  et  de  ses  leçons  indirectes. 
L'ambassadeur,  dit  le  second  de  façon  plus  libre  encore, 
écrivit  à  l'abbé  Alary  qui  lui  avait  recommandé  le  Genevois, 
une  série  de  doléances,  sans  doute  justifiées,  sur  le  caractère 
difficultueux  et  soupçonneux  de  son  protégé,  sur  «  son  humeur 
et  son  insolence  causées  par  la  bonne  opinion  qu'il  a  de  lui  », 
ou  même  par  un  grain  de  folie  !  Or,  pour  quiconque  a  étudié 
de  sang-froid  la  jeunesse  de  Jean-Jacques  dans  ses  Confessions 
et  la  suite  de  sa  vie  dans  les  documents  authentiques,  cette 
appréciation  a  tous  les  caractères  de  la  clairvoyance,  —  sans 
vouloir  nier  que  Montaigu  put  abuser  de  sa  supériorité  sociale 
pour  exaspérer  enfin  son  subordonné. 

M.  Ritter  ajoute  encore  que,  si  l'ambassadeur  de  France  ne 
paya  pas  sans  délai  ce  qu'il  devait  à  son  secrétaire  — ■  c'est 
un  des  principaux  griefs  de  ce  dernier  —  il  faut  lui  tenir 
compte  de  ce  fait  que  lui-même  n'était  pas  payé  par  son  gou- 
vernement, mais  ne  voulait  point  en  convenir,  afin  de  ne  pas 
faire  tort  à  son  souverain  dans  l'opinion  d'un  subalterne 
étranger.  Aussitôt  qu'il  eut  touché  son  dû  en  1749,  après 
six  ans  de  retard,  il  s'empressa  de  régler  sa  vieille  dette,  ce 
que  nous  ne  voyons  pas  que  Jean- Jacques  ait  mentionné 
nulle  part  ;  au  lieu  qu'il  nous  parle  d'une  dette  personnelle 
de  cinquante  écus  qu'il  avait  chez  un  marchand,  qu'un  de  ses 
amis  se  chargea  de  payer,  «  et  que  je  ne  lui  ai  jamais  rendus, 
dit-il,  quoique  nous  nous  soyons  souvent  revus  depuis  ce 
temps-là  »  !  Aussi  ne  saurait-on  l'approuver  quand  il  charge 
son  patron  vénitien  d'  «  une  friponnerie  bien  basse  »  à  son 
égard,  malgré  qu'il  ait  écrit   ces   lignes   quelque  vingt  ans 


46  JEAN-JAGOUES     ROUSSEAU 

après  avoir  été  bien  et  dûment  payé  de  lui.  Nous  parlerons 
plus  loin  de  son  aventure  typique  avec  la  courtisane  Zulietta. 
Sa  correspondance  relative  à  ces  événements,  —  et,  en  par- 
ticulier, ses  lettres  de  récrimination  à  du  Theil  après  son 
retour  en  France,  —  trahissent  les  sentiments  les  plus  vio- 
lents, sous  une  forme  à  peine  modérée  par  un  reste  de  pru- 
dence :  son  imagination  excessive  lui  persuada  qu'il  était 
menacé  de  la  potence  !  Il  prit  le  chemin  de  Paris  par  le  Sim- 
plon,  en  septembre  1744,  traversant  à  pied  le  Valais  dont  il 
placera  la  description  quinze  ans  plus  tard  aux  premiers 
livres  de  la  Nouvelle  Héloïse.  Arrivé  au  terme  de  son  voyage, 
il  se  loge  pauvrement  à  l'hôtel  de  Saint-Quentin,  près  du 
Luxembourg  et  se  reprend  à  vivre  d'expédients,  de  besognes 
musicales,  principalement.  Il  est  aussi  quelque  peu  soutenu 
par  les  Dupin,  par  Dupin  de  Francueil,  en  particulier,  qui 
l'emploie  tantôt  comme  secrétaire,  tantôt  comme  prépara- 
teur de  ses  expériences  scientifiques. 


II 


THERESE    LE    VASSEUR 


Pendant  l'été  de  1745,  vraisemblablement,  il  fait  la  con- 
naissance de  Thérèse  Le  Vasseur  qui  devait  tenir  une  si 
grande  place  dans  son  existence  :  «  Nous  avions,  écrit-il, 
une  nouvelle  hôtesse  [dans  son  auberge]  qui  était  d'Orléans. 
Elle  prit,  pour  travailler  en  linge,  une  jeune  fille  de  son  pays 
d'environ  vingt-deux  à  vingt-trois  ans  qui  mangeait  avec 
nous  ainsi  que  l'hôtesse.  Cette  fille,  appelée  Thérèse  Le  Vas- 
seur, était  de  bonne  famille  :  son  père  était  officier  de  la 
Monnaie  à  Orléans  ;  sa  mère  était  marchande.  »  Elle  était 


LE   Romanesque  47 

la  cadette  de  nombreux  frères  et  sœurs,  et  des  pertes  d'argent 
avaient  réduit  ses  parents  à  une  situation  précaire.  C'était 
l'échelon  social  où  Jean-Jacques  en  personne  avait  paru  des- 
tiné à  demeurer  toujours  :  une  fille  de  petite  bourgeoisie 
tombée  au  peuple;  mais  celle-là  n'avait  ni  l'intelligence  qui 
avait  déjà  quelque  peu  relevé  l'ancien  apprenti  graveur, 
ni  surtout  le  génie  qui  allait  le  faire  illustre  ;  il  lui  manquait 
cette  culture  reçue  dès  l'enfance  et  plus  tard  complétée  par 
un  personnel  effort  qui  autorisait  en  Rousseau  l'espoir  de 
parvenir.  En  outre,  elle  s'était  laissé  prématurément  tromper 
par  un  séducteur  et  ne  fit  guère  que  baisser  moralement 
au  cours  des  années,  jusqu'à  l'entière  dégradation  de  sa  vieil- 
lesse, —  rejoignant  ainsi  dans  l'opprobre  à  une  génération 
de  distance  la  première  maîtresse  de  son  amant,  M^^  de 
Warens.  —  En  1745,  le  pensionnaire  de  l'hôtel  Saint-Quentin 
goûta,  dit-il,  son  maintien  modeste,  son  regard  vif  et  doux 
qui,  pour  lui,  «  n'eut  jamais  son  semblable  »  ;  il  la  jugea  dès 
lors  comme  une  fille  sensible,  simple  et  sans  coquetterie.  Il  fit 
donc  bientôt  ménage  commun  avec  elle,  non  sans  lui  avoir 
déclaré  solennellement  qu'il  ne  l'abandonnerait  ni  ne  l'épou- 
serait jamais  !  —  Ce  passage  des  Confessions  a  donc  été  rédigé 
avant  l'heure  où  il  l'épousa  malgré  sa  décision  préalable  [tout 
au  moins  devant  le  Dieu-Nature]  et  lui  permit  de  porter 
son  nom. 

Ces  mêmes  pages  des  Confessions  nous  édifient  sur  le  sen- 
timent, peu  romanesque  à  coup  sûr,  qu'il  éprouva  lorsqu'il 
connut  pertinemment  qu'il  avait  été  devancé  dans  les 
bonnes  grâces  de  la  jeune  personne.  Celle-ci  avait  au  contraire 
témoigné  quelque  embarras  préalable,  en  prévision  de  cette 
découverte  :  «  Ah,  ma  Thérèse,  s'écria-t-il  avec  satisfaction 
[et  en  termes  plus  crus  encore]  je  suis  trop  heureux  de  te  pos- 
séder saine  et  sage  [?]  et  de  ne  pas  trouver  ce  que  je  ne  cher- 
chais pas  !  »  Non,  ce  n'est  plus  ici  le  romanesque  qui  parle, 
mais  le  bohème  d'art  ou  de  lettres  à  qui  la  dignité  de  l'exis- 
tence apparaît  décidément  comme  une  entreprise  au-dessus 
de  ses  forces  et  qui  y  renonce  de  propos  délibéré.  Au  point  de 


48  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

vue  intellectuel  également,  il  fut  amené  à  se  satisfaire  de  peu 
chez  sa  compagne.  «  Je  voulus  d'abord  former  son  esprit.  J'y 
perdis  ma  peine.  Cet  esprit  est  ce  que  l'a  fait  la  Nature  ;  la 
culture  et  les  soins  n'y  prennent  pas.  Je  ne  rougis  point 
d'avouer  qu'elle  n'a  jamais  bien  su  lire,  quoiqu'elle  écrive 
passablement.  A  peine  connaît-elle  les  heures  !  Elle  n'a 
jamais  pu  suivre  l'ordre  des  douze  mois  de  l'année  et  ne 
connaît  pas  un  seul  chiffre.  Mais  cette  personne  si  bornée,  et, 
si  l'on  veut,  si  stupide,  est  d'un  conseil  excellent  dans  les 
occasions  difTiciles  [?]...  Devant  les  grands  et  les  princes, 
ses  sentiments,  son  bon  sens,  ses  réponses  et  sa  conduite  lui 
ont  attiré  l'estime  universelle,  et  à  moi,  sur  son  mérite,  des 
compliments  dont  je  sentais  la  sincérité  !  »  Il  assure  avec  tout 
cela  n'avoir  jamais  eu  pour  elle  la  moindre  étincelle  d'amour. 
Ces  pages,  qui  se  lisent  tout  à  fait  au  début  de  la  seconde 
partie  des  Confessions,  datent  peut-être  de  Wooton,  en  tout 
cas  des  premiers  temps  du  séjour  à  Trye,  selon  toute  vraisem- 
blance. Un  peu  plus  tard,  l'auteur  crut  devoir  les  corriger  par 
une  note  qui  nous  dit,  sur  le  caractère  de  Thérèse,  les  hésita- 
tions de  sa  délirante  vieillesse.  Il  pose  tout  d'abord  dans  cette 
addition  à  son  texte,  que  les  vrais  penchants  d'un  homme  se 
révèlent  par  l'espèce  de  ses  attachements,  «  à  moins,  ajoute- 
t-il  aussitôt,  qu'il  ne  se  soit  d'abord  trompé  dans  son  choix 
ou  que  celle  à  laquelle  il  était  attaché  n'ait  ensuite  changé  de 
caractère,  par  un  concours  de  causes  extraordinaires,  ce  qui 
n'est  pas  impossible  absolument!  »  Il  se  reprend  toutefois 
au  moment  d'inscrire  Thérèse  parmi  les  adhérents  du  complot 
tramé  contre  son  honneur  et  il  se  préoccupe  de  couvrir  sa 
décision  de  jeunesse  :  «  Qu'on  écarte  toute  application  inju- 
rieuse à  ma  femme,  écrit-il  (de  façon  peu  persuasive  après  ce 
qui  précède).  Elle  est,  il  est  vrai,  plus  bornée  et  plus  facile  à 
tromper  que  je  ne  l'avais  cru,  mais  pour  son  caractère  pur, 
excellent,  sans  malice,  il  est  digne  de  toute  mon  estime  et 
l'aura  tant  que  je  vivrai  !  »  Sut-il  tenir  toutefois  ce  dernier 
engagement  lors  de  son  séjour  suprême  à  Ermenonville  ? 
Nous  examinerons  cette  question  en  son  heu. 


LE     ROMANESQUE  49 

En  1768,  à  Bourgoin,  il  épousera,  nous  l'avons  dit,  sa 
compagne  de  plus  de  vingt  ans,  sans  aucune  cérémonie  reli- 
gieuse cependant  (la  seule  qui  comptât  en  France  à  cette  date), 
mais  simplement  par  une  déclaration  formulée  en  présence 
de  deux  notables  du  lieu  (dont  l'un  se  trouvait  être  le  maire 
de  l'endroit)  :  «  Deux  minutes  auparavant,  écrira-t-il  peu 
après  à  sa  vieille  amie,  M^^  Boy  de  la  Tour,  elle  n'avait 
aucun  soupçon  de  ce  que  je  voulais  faire.  Nous  avons  eu  la 
douceur  de  voir  les  deux  hommes  de  mérite  que  j'avais  choisis 
pour  témoins  fondre  en  larmes  au  moment  où  notre  mariage 
a  été  contracté.  »  Que  ce  temps  avait  donc  la  larme  facile!  — 
Mais  un  joug  conjugal,  si  tardif  et  si  précaire  pourtant,  fut 
encore  trop  lourd  aux  épaules  de  ce  faible  ;  il  eut  l'impression 
que  Thérèse  se  croyait  plus  de  droits  sur  lui  à  dater  de  ce  jour  ; 
perspective  intolérable  à  sa  morbide  incapacité  d'effort, 
ainsi  que  nous  le  dirons.  La  lettre  testamentaire  qu'il  lui 
adresse  le  12  août  1769,  à  la  veille  d'une  excursion  de  mon- 
tagne, est  une  tentative  d'affranchissement  sentimental 
dont  l'accent  est  significatif  :  «  Les  sentiments  de  tendresse 
et  d'attachement  étaient  jadis  réciproques  entre  nous,  lui  dit-il. 
Je  sens  qu'ils  n'existent  plus  que  de  mon  côté.  Ma  chère  amie, 
non  seulement  vous  avez  cessé  de  vous  plaire  avec  moi,  mais 
il  faut  que  vous  preniez  beaucoup  sur  vous  pour  y  rester 
quelques  moments  par  complaisance  !  Vous  êtes  à  votre  aise 
avec  tout  le  monde,  hors  avec  moi  ;  tous  ceux  qui  vous 
entourent  sont  dans  vos  secrets,  excepté  moi,  et  votre  seul 
véritable  ami  est  aussi  le  seul  exclu  de  votre  confidence,  etc..  » 
Telles  étaient  déjà  leurs  relations  près  de  dix  ans  avant  la  fin 
de  leur  vie  commune,  et  rien  ne  nous  fait  penser  qu'elles  se 
soient  beaucoup  améliorées  depuis  ce  moment. 

Certains  fanatiques  de  la  mémoire  de  Rousseau,  —  et,  par 
exemple,  son  éditeur  et  biographe  du  début  du  xix®  siècle, 
Musset-Pathay,  le  père  du  poète  des  Nuits,  —  ont  voulu 
mettre  à  la  charge  de  Thérèse  toutes  les  défaillances  morales 
de  leur  idole  ;  ils  ont  accablé  de  leurs  incriminations  la 
mémoire  de  cette  fille,  vulgaire  cependant  plutôt  que  méchante, 

4 


50  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

et  qui  dut,  plus  que  tout  autre,  porter  ce  lourd  fardeau  de  la 
cohabitation  avec  un  malade  par  l'esprit,  avec  un  maniaque 
du  sentiment,  tel  qu'il  n'en  fut  guère  de  moins  facilement 
maniable.  Nous  ne  partageons  donc  pas  cette  façon  de  voir 
et  les  historiens  de  sang-froid  adoptent  aujourd'hui  vis-à-vis 
de  Mlle  Le  Vasseur  une  plus  équitable  attitude.  Elle  fut 
soigneuse  ménagère  et  patiente  garde-malade,  en  a  dit  récem- 
ment M.  Eugène  Ritter,  au  moins  pendant  de  longues  années, 
et  elle  a  souvent  montré  du  cœur.  On  ne  saurait  même  la 
rendre  entièrement  responsable  des  algarades  que  son  compa- 
gnon d'existence  fit  à  ses  différents  bienfaiteurs  entre  1756 
et  1770,  car  il  était  lui-même  défiant  et  colère  ;  il  l'était  de 
race  ;  il  l'était  de  nature  et  le  devint  bien  davantage  encore 
sous  l'influence  de  la  maladie  nerveuse.  Mais  elle  avait  été 
élevée  sans  culture  et  resta  donc  tracassière,  cancanière, 
assez  dénuée  de  délicatesse  morale  dans  les  petites  choses. 
Ces  défauts  achevèrent  d'étouffer  ses  qualités  pendant  ses 
dernières  années  qui  furent  lamentables,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit.  Elle  trompa  Rousseau  à  Ermenonville  avec  un 
valet  des  Girardin,  vécut  publiquement  avec  cet  homme  après 
la  mort  de  celui  dont  elle  portait  Je  nom  célèbre.  Un  visiteur 
qui  se  présenta  chez  elle  au  Plessis-Belleville,  peu  avant  sa  fin, 
en  1798,  devait  la  trouver  ivre-morte. 


III 


L   ABANDON    DES    ENFANTS 


Thérèse  eut  de  Rousseau  cinq  enfants  qui,  tous,  furent 
abandonnés  par  leur  père  à  la  charité  publique  au  lendemain 
de  leur  naissance  :  décision  qui  procède  à  notre  avis  de  cette 


LE     ROMANESQUE  51 

disposition  fondamentale  du  caractère  de  Jean- Jacques  — 
et  en  général  de  tous  ceux  que  la  psychologie  moderne  appelle 
les  «  maniaques  de  l'amour»,  — à  savoir  l'incapacité  maladive 
de  traduire  en  actes,  dès  qu'il  y  faut  un  effort  durable  sur  soi- 
même,  la  prétendue  sensibilité  de  cœur  dont  ces  maniaques  se 
font  en  réalité  un  moyen  de  domination  et  de  puissance.  — 
Nous  reviendrons  plus  amplement  sur  cette  disposition  des 
névropathes  ;  il  nous  suffit  de  l'avoir  indiquée  d'un  mot  à 
l'heure  où  elle  va  porter  un  de  ses  fruits  les  plus  déplorables 
dans  l'existence  du  grand  écrivain.  —  Ajoutons  que  de  tels 
anémiques  de  la  volonté,  —  lorsqu'ils  sont  d'ailleurs  haute- 
ment doués  du  côté  de  l'intelligence.  —  ne  manquent  jamais 
de  raisons  spécieuses  pour  persuader  eux-mêmes  et  les  autres 
qu'ils  demeurent  fidèles  à  leur  tendresse  native  à  l'heure  où 
ils  la  démentent  le  plus  évidemment  par  leurs  actes.  C'est  ce 
dont  nous  persuadera  l'étude  des  divers  plaidoyers  que  Jean- 
Jacques  a  prononcés  pour  sa  défense,  quand  sa  faute  a  été 
connue,  de  quelques  intimes  tout  d'abord,  du  grand  public 
après  1765.  Mais  nous  demanderons  d'abord  à  ses  Confessions 
l'exposé  des  faits  de  la  cause. 

Au  début  de  ses  relations  avec  Thérèse,  et  tandis  qu'il  ne 
faisait  pas  encore  ménage  commun  avec  elle,  il  s'était  mis 
en  pension  pour  ses  repas  chez  une  M"^®  La  Selle,  femme  d'un 
tailleur,  logée  vis-à-vis  du  cul-de-sac  de  l'Opéra  et  tenancière 
d'une  table  d'hôte.  Les  habituels  commensaux  de  Jean- 
Jacques  y  étaient,  dit-il,  de  bons  vivants,  sans  grands  scru- 
pules en  matière  galante  et  pensant  sur  ce  point  à  peii  près 
comme  les  roués  de  la  Régence  :  les  commandeurs  de  Graville 
et  de  Nouant,  MM.  du  Plessis,  de  Besse,  de  Forcade,  etc.. 
«  J'y  apprenais  des  foules  d'anecdotes  très  amusantes  et  j'y 
pris  aussi  peu  à  peu  non,  grâce  au  ciel,  jamais  les  mœurs,  mais 
les  maximes  que  j'y  vis  établies.  D'honnêtes  personnes  mises 
à  mal,  des  maris  trompés,  des  femmes  séduites,  des  accouche- 
ments clandestins  étaient  là  les  textes  les  plus  ordinaires,  et 
celui  qui  peuplait  le  mieux  les  enfants  trouvés  était  toujours  le 
plus  applaudi.  Cela  me  gagna.  Je  formai  ma  façon  de  penser 


52  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

[et  bientôt  sa  façon  d'agir,  quoi  qu'il  en  ait  dit  au  préalable], 
sur  celle  que  je  voyais  en  règne  chez  des  gens  très  aimables, 
et,  dans  le  fond,  très  honnêtes  gens.  Et  je  me  dis  :  puisque  c'est 
V usage  du  pays,  quand  on  y  vit,  on  peut  le  suivre  !  Voilà  l'expé- 
dient que  je  cherchais.  Je  m'y  déterminai  gaillardement,  sans 
le  moindre  scrupule  !  »  Il  ajoute  ensuite  que  Thérèse,  demeurée 
plus  près  de  l'instinct  et  par  conséquent  attaché  à  ses  rejetons 
par  le  cri  de  ses  entrailles,  voulut  résister  à  cette  décision 
cynique,  qui  lui  fut  alors  imposée  d'autorité  par  son  amant. 
On  voit  à  quel  bas  étiage  moral  la  lutte  pour  la  vie  sur  le  pavé 
parisien  avait  fait  rapidement  tomber  l'ancien  séminariste 
d'Annecy,  avant  qu'il  eût  trouvé  sa  voie  vers  ce  pouvoir 
d'opinion  qui  est  la  renommée. 

Le  premier  de  ses  enfants  naquit  dans  l'hiver  de  1747  ; 
le  second,  l'année  suivante  ;  le  troisième  en  1750,  c'est-à-dire 
après  la  rédaction   du  premier  Discours  plutarchien   sur  le 
thème  fourni  par  l'Académie  de  Dijon  ;  on  ne  sait  rien  sur  la 
naissance  des  deux  autres  qui  nous  conduiraient  donc  tout 
au    moins    jusqu'en    1752,    c'est-à-dire    après    la    soi-disant 
réforme  morale,  de  caractère  si  ostentatoire,  que  leur  père 
introduisit  dans  sa  vie  après  qu'il  eut  pris,  avec  un  éclatant 
succès,  le  rôle  d'Aristide  ou  de  Caton  dans  la  Société  de  son 
temps.  Il  y  a  donc  fort  peu  de  compte  à  tenir  de  l'argument 
par  lequel  certains  de  ses  fidèles  cherchent  à  le  couvrir  lors- 
qu'ils font  naître,  ou  plutôt  ressusciter  en  lui  dès  1749,  le 
moraliste  conséquent  avec  lui-même  et   l'instituteur   social 
autorisé,  tous  deux  réduits  au  silence  un  moment  par  l'insa- 
lubre atmosphère  de  la  capitale  française.  Une  autre  tentative 
apologétique,  tout  aussi  peu  sérieuse,  a  été  faite  en  sa  faveur 
par  George  Sand  qui  s'avouait  si  hautement  sa  fille  spiri- 
tuelle :  l'aïeule  paternelle  de  la  romancière  illustre,  la  seconde 
femme  de  Dupin  de  Francueil,  avait  été  dans  sa  jeunesse 
une  des  lectrices  les  plus  attendries  de  la  Nouvelle  Héloïse, 
et,  par  l'entremise  de  son  mari,  elle  avait  eu  au  moins  une 
entrevue  avec  Jean- Jacques  pendant  le  dernier  séjour  pari- 
sien de  celui-ci.  Or  elle  le  prétendait  incapable,  par  constitu- 


LE     ROMANESQUE  53 

tion,  d'être  père  :  il  n'aurait  donc  abandonné  que  les  enfants 
de  Thérèse  qu'il  savait  pertinemment  n'être  pas  les  siens. 
Mais  plus  tard,  sous  l'influence  de  la  plus  délicate  inspira- 
tion chevaleresque,  il  aurait  couvert  par  l'aveu  d'un  crime 
prétendu  et  vis-à-vis  de  ses  amis  intimes  dans  sa  correspon- 
dance, et  vis-à-vis  de  la  postérité  dans  ses  écrits  autobiographi- 
ques de  vieillesse,  les  successives  infidélités  de  sa  compagne  ! 
—  Or  le  plus  novice  des  psychologues  sourira  d'un  tel 
sophisme  s'il  connaît  les  différentes  pages  de  Rousseau  qui 
se  rapportent  à  l'abandon  des  enfants  de  Thérèse  et  la  consi- 
dérable influence  de  cet  abandon  sur  l'état  de  son  âme  et  de 
son  cerveau.  Le  remords  seul  peut  dicter  les  accents  qui 
résonnent  dans  son  Emile,  dans  sa  Correspondance  ou  dans 
ses  Rêveries  ;  et  sa  maladie  mentale  n'aurait  pas  marqué  un 
pas  décisif  lorsque  cette  circonstance  de  sa  vie  fut  rendue 
publique  par  Voltaire,  si  sa  conscience  ne  lui  eût  rappelé  dans 
cette  faute  prétendue  qu'un  acte  d'abnégation  héroïque  de  sa 
part,  au  profit  du  bort  renom  de  sa  compagne. 

Enfin,  et  plus  récemment,  un  auteur  de  langue  anglaise 
dont  l'état  d'esprit  nous  rappelle  les  fanatismes  jadis  suscités 
sur  les  pas  de  Jean- Jacques  par  sa  mystique  prédication  dans 
sa  nouveauté,  une  émule  des  Verdeiin  et  des  Marianne  La 
Tour,  M.^^  Mac  Donald  a  cru  pouvoir  soutenir  une  thèse  qui 
n'est  pas  sans  analogie  avec  la  précédente.  Jean- Jacques  ne 
serait  pas  le  père  des  enfants  de  Thérèse,  mais  il  aurait  pensé 
l'être  parce  qu'elle  lui  fit  très  habilement  accepter  cette  pater- 
nité impossible.  Elle  l'aurait  ensuite  poussé  à  l'abandon  de 
ces  innocentes  créatures  afin  de  le  lier  davantage  à  elle  par  la 
complicité  d'une  vilenie  !  Psychologiquement  c'est  un  peu 
moins  inacceptable,  peut-être,  que  l'apologie  de  Sand  ;  mora- 
lement, cela  revient  à  l'opinion  traditionnelle  et  ne  décharge 
nullement  Jean- Jacques,  car  s'il  a  cru  être  père  et  s'est  prêté 
cependant  à  l'exposition  de  ses  rejetons,  il  n'a  plus  trahi  que 
sur  un  point  la  vérité  dans  ses  écrits,  c'est  quand  il  a  gratui- 
tement affirmé  les  résistances  de  Thérèse  à  une  décision  toute 
spontanée  de  sa  part.  Sa  responsabilité  ne  serait  que  bien  peu 


54  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

atténuée  par  le  fait  qu'il  aurait,  en  réalité,  obéi  aux  instiga- 
tions de  la  marâtre.  —  Il  est  bien  plus  simple  de  l'en  croire 
sur  des  faits  dont  l'aveu  dut  étrangement  coûter  à  son 
immense  orgueil  moral.  Revenons  donc  aux  tentatives  d'apo- 
logie qui  sont  sorties  de  sa  propre  plume. 

Près  de  vingt  ans  avant  celle  des  Confessions,  il  en  avait 
présenté  une  toute  différente  à  la  première  M^®  Dupin  de 
Francueil,  dès  lors  informée  de  ces  faits.  Trois,  tout  au  plus 
quatre  des  enfants  sont  déjà  abandonnés  à  cette  date  du 
20  avril  1751.  Mais  leur  père  vient  de  se  poser  en  moraliste 
austère  dans  son  premier  Discours  et  se  consacre  à  la  polé- 
mique violente  qui  en  fut  la  suite  immédiate.  Sa  lettre  justi- 
ficative sera  donc  rogue,  menaçante  même  !  Ce  serait,  à  l'en 
croire,  après  mûre  réflexion  théorique,  nullement  pour  obéir 
à  l'entraînement  de  la  coutume  ou  de  l'exemple,  mais  à  titre 
de  protestation  contre  une  société  mal  faite  qu'il  se  serait 
dérobé  au  devoir  paternel  :  «  Oui,  madame,  déclame-t-il, 
en  effet,  j'ai  mis  mes  enfants  aux  Enfants-Trouvés.  J'ai 
chargé  de  leur  entretien  l'établissement  fait  pour  cela.  Si  ma 
misère  et  mes  maux  m'ôtent  le  pouvoir  de  remplir  un  soin  si 
cher,  c'est  un  malheur  dont  il  faut  me  plaindre  et  non  pas  un 
crime  à  me  reprocher.  Je  leur  dois  la  subsistance  :  je  la  leur 
ai  procurée  meilleure  ou  plus  sûre  du  moins  que  je  n'aurai 
pu  la  leur  donner  moi-même...  Si  du  moins  leur  état  était 
légitime,  ils  pourraient  trouver  plus  aisément  des  ressources... 
Que  ne  me  suis- je  marié,  direz- vous  ?  Demandez-le  à  vos 
injustes  lois.  Madame.  Il  ne  me  convenait  pas  de  contracter 
un  engagement  éternel  et  jamais  on  ne  me  prouvera  qu'au- 
cun devoir  m'y  oblige  !  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  je 
n'en  ai  rien  fait  et  que  je  n'en  veux  rien  faire  !  »  Voilà  qui 
est  convaincant  !  «  Il  ne  faut  pas  faire  des  enfants  quand 
on  ne  peut  pas  les  nourrir  [lui  objectera-t-on  derechef]! 
Pardonnez-moi,  Madame,  la  Nature  veut  qu'on  en  fasse,  puis- 
que la  terre  produit  de  quoi  nourrir  tout  le  monde  !  Mais  c'est 
l'état  des  riches,  c'est  votre  état  qui  vole  au  mien  le  pain 
de  mes  enfants.  Ils  seront  plus  heureux  que  leur  père.  Ainsi 


LE     ROMANESQUE  55 

voulait  Platon  que  tous  les  enfants  fussent  élevés  dans  sa 
république!  » 

Si  l'auteur  du  premier  Discours  s'en  était  tenu,  sa  vie 
durant,  à  l'attitude  plutarchienne  ou  stoïcienne  adoptée  par 
lui  dans  cet  ouvrage  et  à  peu  près  soutenue  dans  le  suivant, 
il  aurait  pu  continuer  de  plaider  sur  ce  ton  démagogique,  et 
se  cantonner  sur  un  terrain  à  peu  près  inexpugnable 
aux  arguments  du  bon  sens  et  de  l'expérience.  Mais  nous 
verrons  que  son  séjour  champêtre  à  l'Ermitage  de  la  Che- 
vrette en  1756  et  la  crise  sentimentale  qui  en  fut  pour  lui  la 
conséquence  dès  1757  sont  venus,  de  son  aveu,  infléchir  gran- 
dement la  courbe  de  ses  convictions  théoriques  ;  il  passe  alors 
du  stoïcisme  tendu  et  du  platonisme  social  (celui  de  la  Répu- 
blique) à  l'inspiration  romanesque  ou  platonisme  erotique 
(celui  des  Dialogues  platoniciens)  beaucoup  plus  profondé- 
ment empreints  dans  sa  pensée,  comme  nous  le  savons  et  par 
ses  lectures  précoces,  et  par  son  tempérament  névropathique, 
et  par  l'attitude  d'âme  que  lui  avait  dictée  dès  longtemps 
l'instinct  de  la  conservation  :  celle  de  la  sensibilité  agressive. 
A  dater  de  son  troisième  ouvrage  de  marque,  la  Lettre  à 
d' Alembert,  plus  nettement  encore  après  VHéloïse  et  l'Emile, 
il  devient  un  mystique  avoué  qui  emprunte  aux  leçons  du 
Quiétisme  ses  enseignements  aussi  bien  que  ses  personnels 
réconforts.  Pour  réclamer  sur  ses  semblables  l'empire,  il  ne 
s'appuie  plus,  en  ce  temps,  de  sa  prétendue  vertu  civique  ou 
républicaine,  mais  plutôt  des  tendres  impulsions  de  son 
sensible  cœur. 

C'est  pourquoi  nous  allons  l'entendre  parler  sur  un  tout 
autre  ton  dix  ans  plus  tard  à  la  maréchale  dé  Luxembourg, 
lorsque  celle-ci,  également  instruite  à  son  tour,  s'avisera 
d'une  intervention  plus  active  que  celle  de  M"^^  de  Francueil, 
et  cherchera,  de  l'aveu  du  père,  à  retrouver  au  moins  l'un 
des  enfants  exposés  ;  recherche  qui  ne  fut  point  couronnée 
de  succès  d'ailleurs  malgré  les  indications  fournies  par  les 
parents,  en  sorte  qu'on  peut  se  demander  si  un  seul  de  ces 
enfants  soi-disant  «  plus  heureux  »  que  Jean-Jacques  restait 


56  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

encore  vivant  à  cette  date  ?  «  Je  vois  avec  peine,  Madame  la 
maréchale,  écrit  donc  l'hôte  du  petit  château  de  Montmo- 
rency en  1761,  combien  vous  vous  en  donnez  pour  réparer 
mes  fautes.  »  Il  accepte  désormais  ce  mot  pour  qualifier  ce 
qu'il  nommait  «  malheur  »  en  1751.  «  Depuis  plusieurs  années, 
le  remords  de  cette  négligence  [à  conserver  les  moyens  de 
reconnaître  les  petits  abandonnés]  trouble  mon  repos  et  je 
meurs  sans  pouvoir  la  réparer,  au  grand  regret  de  la  mère  et 
au  mien.  Les  idées  dont  ma  faute  a  rempli  mon  esprit  ont 
contribué  en  grande  partie  à  me  faire  méditer  le  Traité  de 
l'éducation^  et  vous  y  trouverez,  dans  le  livre  premier,  un 
passage  qui  peut  vous  indiquer  cette  disposition.  Je  n'ai  point 
épousé  la  mère  et  je  n'y  étais  point  obligé  puisqu'avant  de 
me  lier  à  elle,  je  lui  avais  déclaré  que  je  ne  l'épouserais  jamais. 
Mais,  du  reste,  je  l'ai  toujours  aimée  et  honorée  comme  ma 
femme,  etc..»  Le  ton  est  désormais  beaucoup  plus  humain. 
Enfin  dans  les  Confessions,  huit  ans  après,  et  de  nouveau 
dans  les  Rêveries,  à  la  veille  de  sa  fin,  il  cherche  à  justifier 
par  sa  responsabilité  d'éducateur  (et  non  plus  de  père  nourri- 
cier) la  complaisance  qu'il  mit  à  pratiquer  les  maximes  de  ses 
compagnons  de  table  d'hôte.  Il  avait  frémi,  dit-il,  à  la  pensée 
de  livrer  ses  enfants  (surtout  s'il  venait  à  mourir)  aux  proches 
parents,  si  mal  élevés,  de  Thérèse,  qui  devaient  nécessairement 
les  élever  plus  mal  encore  !  Le  risque  de  l'éducation  des 
Enfants-Trouvés  lui  parut  moindre  au  total  :  «  Il  est  sûr  que 
la  crainte  d'une  destinée  pour  mes  enfants  mille  fois  pire  et 
presque  inévitable  m'a  le  plus  déterminé...  Hors  d'état  de  les 
élever  moi-même,  il  aurait  fallu  dans  ma  situation  [de  santé] 
les  laisser  élever  par  leur  mère  qui  les  aurait  gâtés  et  par  sa 
famille  qui  en  aurait  fait  des  monstres.  »  En  réalité  ce  fut 
beaucoup  plus  tard,  et  surtout  à  la  Chevrette,  qu'il  jugea  si 
défavorablement  de  M^^^^  Le  Vasseur  et  des  siens  après  cohabi- 
tation avec  elle  ;  il  y  a  donc  bien  là  un  de  ces  sophismes  que 
les  névropathes,  maniaques  de  l'amour,  savent  mettre  en 
avant  pour  justifier  leurs  exigences  sentimentales  vis-à-vis 
de  leur  entourage  d'une  part,  et,  d'autre  part,  leur  incapacité 


LE     ROMANESQUE  57 

à  payer  du  moindre  retour  les  dévouements  dont  ils  réclament 
à  leur  profit  le  bénéfice. 

Si  nous  élargissons  maintenant  quelque  peu  le  problème 
moral  posé  par  l'abandon  des  enfants,  nous  constaterons  que 
les  opinions  de  Jean-Jacques  se  ressentirent  assez  vite,  en 
effet,  de  l'atmosphère  parisienne  dans  laquelle  il  vécut  plongé 
depuis  1743,  et  contre  laquelle  il  ne  tenta  pas  de  réagir  avant 
la  conception  de  son  premier  Discours.  Écoutons-le  par 
exemple  décrire  à  M°^«  de  Warens  en  1747,  ce  peuple  des 
faubourgs  de  la  capitale  dont  il  sera  l'idole  après  1780  ;  il  parle 
des  fêtes  données  à  l'occasion  du  mariage  de  l'héritier  du 
trône  :  «  J'ai  vu  danser  et  sauter  toute  la  canaille  de  Paris  dans 
des  salles  superbes  qui  ont  été  construites  pour  le  divertisse- 
ment du  peuple.  Jamais  ils  ne  s'étaient  trouvés  à  pareille 
fête  !  Ils  ont  tant  secoué  leurs  guenilles,  ils  ont  tellement  bu 
et  se  sont  tellement  pifrés,  que  la  plupart  en  ont  été  malades  !  » 
Dans  ses  Mémoires,  M^^  d'Épinay  lui  prête  à  cette  date  une 
sorte  de  parabole  improvisée  au  cours  de  la  conversation  et 
d'une  inspiration  toute  incrédule  ou  «  philosophique  »  ;  mais 
ce  conte  voltairien  paraît  avoir  été  largement  retouché,  sinon 
entièrement  inventé  par  Diderot  quand  11  prit  sa  part  dans 
la  rédaction  de  ces  mémoires.  En  revanche  c'est  un  document 
authentique  que  son  projet  pour  l'éducation  du  jeune  Dupin 
de  Chenonceaux  qui  a  été  publié  par  M.  de  Guibert  en  1884 
et  ce  texte  le  montre  fort  éloigné  des  opinions  qu'il  devait 
défendre  après  1749  mais  dans  des  sentiments  très  conformes 
à  ceux  des  «  philosophes  »  de  la  première  génération  encyclo- 
pédique. Il  y  prône  la  culture  intellectuelle,  les  sciences,  la 
vie  de  société  et  y  soutient  même  ce  «  paradoxe  étonnant 
qu'il  n'y  a  de  gens  tranquilles  et  modérés  dans  leurs  désirs 
que  ceux  qui  vivent  répandus  dans  le  monde  ».'  —  Que  n'est-il 
resté  fidèle  à  cette  opinion  du  bon  sens  I  Car  la  solitude  cham- 
pêtre, peu  saine  à  son  tempérament  nerveux  si  enclin  à  la 
divagation  erotique  et  à  l'idée  fixe,  sera  considérée  par  Grimm, 
Diderot,  d'Holbach,  Malesherbes,  plus  tard  par  Hume, 
M™e  de  Boufïlers  et  le  marquis  de  Mirabeau,  comme  l'une  des 


58  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

causes  déterminantes  de  la  manie,  trop  bien  caractérisée,  de 
sa  vieillesse. 

Nous  venons  de  parler  des  Mémoires  de  M^^  d'Epinay. 
Après  les  travaux  de  M^^  Mac  Donald,  fort  intéressants  sur 
ce  point,  ils  doivent  être  considérés  comme  largement  inter- 
polés par  leurs  correcteurs  et  éditeurs  successifs,  en  sorte  que 
les  historiens  sont  tenus  de  les  utiliser  avec  précaution  désor- 
mais. Ils  renferment  néanmoins  des  textes  contemporains  des 
événements  et  dont  le  fond  tout  au  moins  est  authentique. 
Telle  est,  à  notre  avis,  une  lettre  de  M^^®  d'Ette  au  chevalier 
de  Valori  sur  la  représentation,  à  Chenonceaux  en  1747,  de 
l'Engagement  téméraire,  cette  peu  remarquable  comédie  de 
Rousseau  :  «  Nous  avons  eu  vraiment  une  pièce  nouvelle, 
écrit  cette  fllle  mordante,  et  Franceuil  a  présenté  le  pauvre 
diable  d'auteur  qui  vous  est  pauvre  comme  Job  mais  qui  a 
de  l'esprit  et  de  la  vanité  comme  quatre.  On  m'a  dit  toute 
son  histoire,  aussi  bizarre  que  sa  personne,  et  ce  n'est  pas  peu... 
Malgré  sa  figure,  disait  hier  la  petite  M.  (car  il  est  certain 
qu'il  est  laid  quoiqu'Émilie  [d'Épinay]  le  trouve  joli),  ses  yeux 
disent  que  l'amour  joue  un  grand  rôle  dans  son  roman  (vital). 
—  Non,  lui  dis-je,  son  nez  me  dit  que  c'est  la  vanité.  —  Eh  bien, 
l'un  et  l'autre.  —  Nous  en  étions  là  quand  Francueil  vint 
nous  apprendre  que  c'était  un  homme  de  grand  mérite...  Sa 
pièce,  sans  être  bonne,  n'est  pas  d'un  homme  ordinaire... 
Tout  ce  qui  est  de  gaieté  est  de  mauvais  ton  :  tout  ce  qui  est  de 
discussion  et  de  causerie,  même  de  persiflage,  est  excellent, 
quoiqu'avec  un  peu  d'apprêt  !  »  Ces  lignes  sont  psychologi- 
quement excellentes,  littérairement  très  fines  et,  dans  le  sens 
favorable  aussi  bien  que  dans  l'autre,  singulièrement  pro- 
phétiques î 

Plus  tardivement  peut-être,  mais,  en  ce  cas,  d'après  des 
notes  de  l'époque  sans  nul  doute,  M'"^  d'Épinay  en  personne 
a  tracé  ce  portrait  de  l'homme  de  lettres  famélique  qu'était 
son  futur  «  ours  »  de  l'Ermitage  avant  1750  :  «  Il  est  compli- 
menteur sans  être  poli,  ou  au  moins  sans  en  avoir  l'air.  Il 
paraît  ignorer  les  usages  du  monde,  mais  il  est  aisé  de  voir 


LE    ROMANESQUE  59 

qu'il  a  infiniment  d'esprit.  Il  a  le  teint  brun  et  des  yeux  pleins 
de  feu  animent  sa  physionomie.  Lorsqu'il  a  parlé  et  qu'on  le 
regarde,  il  paraît  joli  ;  mais,  lorsqu'on  se  le  rappelle,  c'est  tou- 
jours en  laid.  On  dit  qu'il  est  d'une  mauvaise  santé  et  qu'il  a 
des  souffrances  qu'il  cache  avec  soin  par  je  ne  sais  quel  prin- 
cipe de  vanité  :  c'est  apparemment  ce  qui  lui  donne,  de  temps 
en  temps,  l'air  farouche.  M.  de  Bellegarde  (père  de  M.  d'Epi- 
nay)  avec  qui  il  a  causé  longtemps  ce  matin,  en  est  enchanté. 
Une  conversation  que  j'ai  eue  avec  lui  m'a  charmée...  J'ai 
encore  l'âme  attendrie  de  la  manière  simple  et  originale  en 
même  temps  dont  il  raconte  ses  malheurs  !  » 

Ainsi  se  faisait-il  connaître  peu  à  peu  pour  ce  qu'il  était  en 
réalité,  et  sous  ses  diverses  faces.  Mais  sa  situation  restait 
précaire,  ainsi  que  sa  santé,  semble-t-il.  Gomme  il  l'a  écrit 
le  26  aoiit  1747  à  M"^®  de  Warens,  il  était  grand  temps  pour 
lui  d'échapper,  par  une  voie  ou  par  une  autre,  à  «  cet  état 
d'opprobre,  de  misère  et  de  besoin  !  » 


LIVRE   II 


LE    PHILOSOPHE 


Au  mois  d'octobre  1749  —  car  le  Mercure  de  France  ne 
publia  qu'à  cette  date  le  programme  du  concours  littéraire 
institué  par  l'Académie  de  Dijon  —  et  par  une  journée  très 
chaude  néanmoins,  Rousseau  subit  la  crise  quasi-extatique 
qui  fit  de  lui  un  publiciste,  un  homme  de  lettres  et  bientôt 
un  écrivain  célèbre.  Diderot  était  alors  détenu  au  château 
de  Vincennes  pour  le  scandale  causé  par  sa  Lettre  sur  les 
aveugles  et  Rousseau  le  visitait  souvent  dans  sa  prison  : 
((  J'allais  voir  Diderot,  écrira-t-il  au  président  de  Malesherbes. 
J'avais  dans  ma  poche  un  Mercure  de  France  que  je  me  mis 
É  à  feuilleter  le  long  du  chemin.  Je  tombe  sur  la  question  de 
l'Académie  de  Dijon  qui  a  donné  lieu  à  mon  premier  écrit.  Si 
jamais  quelque  chose  a  ressemblé  à  une  inspiration  subite, 
c'est  le  mouvement  qui  se  fit  en  moi  à  cette  lecture.  Tout 
à  coup,  je  me  sens  l'esprit  ébloui  de  mille  lumières  ;  des 
foules  d'idées  vives  s'y  présentent  à  la  fois  avec  une  force  et 
une  confusion  qui  me  jeta  dans  un  trouble  inexprimable  ! 


62  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Je  sens  ma  tête  prise  par  un  étourdissement  semblable  à 
l'ivresse.  Une  violente  palpitation  m'oppresse,  soulève  ma 
poitrine  ;  ne  pouvant  plus  respirer  en  marchant,  je  me  laisse 
tomber  sous  un  des  arbres  de  l'avenue  et  j'y  passe  une 
demi-heure  dans  une  telle  agitation  qu'en  me  relevant, 
j'aperçus  tout  le  devant  de  ma  veste  mouillé  de  mes  larmes 
sans  avoir  senti  que  j'en  répandais.  Oh,  monsieur,  si  j'avais 
pu  écrire  le  quart  de  ce  que  j'ai  vu  et  senti  sous  cet  arbre, 
avec  quelle  clarté  j'aurais  fait  voir  toutes  les  contradictions 
du  système  social  !  Avec  quelle  force  j'aurais  exposé  tous 
les  abus  de  nos  institutions  !  Avec  quelle  simplicité  j'aurais 
démontré  que  l'homme  est  bon  naturellement  et  que  c'est  par 
ces  institutions  seules  que  les  hommes  deviennent  mé- 
chants !  Tout  ce  que  j'ai  pu  retenir  de  ces  foules  de  grandes 
vérités  qui,  dans  un  quart  d'heure,  m'illuminèrent  sous  cet 
arbre  a  été  bien  faiblement  épars  dans  les  trois  principaux 
de  mes  écrits  :  savoir,  ce  premier  Discours,  celui  de  V Iné- 
galité et  le  traité  de  l'éducation  (Emile)  Tout  le  reste  a  été 
perdu  et  il  n'y  eut  d'écrit  sur  le  lieu  même  que  la  pro- 
sopopée  de  Fabricius.  Voilà  comment,  lorsque  j'y  pensais 
le  moins,  je  devins  auteur  presque  malgré  moi  !  » 

Le  fond  de  ce  récit  est  assurément  véridique,  et  il  n'est 
nullement  besoin  de  recourir,  comme  on  l'a  fait  tant  de  fois, 
à  l'intervention  de  Diderot  pour  expliquer  le  contenu  du 
premier  Discours.  Il  reflète  l'état  d'esprit  de  l'auteur  à  son 
retour  de  Venise  :  un  état  d'âme  que  six  années  de  misère 
parisienne,  dans  un  contact  presque  quotidien  avec  la 
grande  richesse  de  fraîche  date,  n'avaient  pu  que  nourrir, 
renforcer,  exaspérer  enfin  jusqu'au  paroxysme  !  Si  donc 
Jean- Jacques  entrevit  dès  lors  la  bonté  naturelle  de  l'homme, 
comme  il  croit  s'en  souvenir  douze  ans  plus  tard,  ce  ne  fut 
que  vaguement  encore  et  dans  un  lointain  propice  aux 
interprétations  de  tout  genre.  Nous  allons  voir  qu'il  n'est 


LE     PHILOSOPHE 


63 


venu,  en  tout  cas,  que  peu  à  peu  à  cette  assertion  fondamen- 
tale en  son  œuvre  et  nous  montrerons  de  combien  d'at- 
ténuations diverses  elle  a  été  de  tout  temps  afîectée  dans 
sa  pensée,  longtemps  hésitante  devant  un  si  exorbitant 
paradoxe  ! 

On  ne  trouve  dans  les  Confessions  que  peu  de  chose  à 
joindre  aux  indications  dont  bénéficia  Malesherbes.  L'au- 
teur y  renvoie  expressément  son  lecteur  à  sa  Lettre  au  magis- 
trat éminent.  Il  note  cependant  que,  lors  de  son  arrivée  à 
Vincennes,  il  était  dans  «  une  agitation  qui  tenait  du  délire  », 
qu'il  voyait  un  autre  univers  et  devinait  un  autre  homme 
(à  savoir  un  homme  différent  de  celui  que  nous  a  insensi- 
blement révélé  l'expérience  de  la  vie  sociale  au  cours  des 
siècles),  enfm,  que  son  effervescence  (c'est  le  mot  qu'il  emploie 
constamment  pour  désigner  la  période  pseudo-stoïcienne 
de  son  existence  aussitôt  qu'il  l'a  dépassée),   se  soutint 
quatre  ou  cinq  ans  dans  son  cœur.  —  Les  Confessions  nous 
apprennent  encore  que  le  sujet  proposé  par  les  Académi- 
ciens de  Dijon  était  formulé  de  la  sorte  :  «  Si  le  proxjrès  des 
sciences  et  des  arts  a  contribué  à  corrompre  ou  à  épurer 
les  mœurs.   »  Mais  le  programme  du  concours  disait  en 
réalité  «  le  rétablissement  des  sciences  et  des  arts  »  et  solli- 
citait donc  des  concurrents  une  étude  sur  les  résultats 
moraux  de  cet  épisode  de  l'histoire  européenne  qu'on  est 
convenu  d'appeler  la  Renaissance.  Or  Rousseau  ne  traita 
nullement  ce  sujet,  mais  ses  juges  le  lui  pardonnèrent  en 
raison  du  souffle  oratoire  qui  anime  sa  réponse  et,  aussi,  par 
une  secrète   complaisance  pour  sa  thèse,   paradoxale  en 
apparence  seulement,  car  elle  flattait,  en  réalité,  les  plus 
foncières  dispositions  de  l'humanité  en  général  et  de  son 
époque  en  particulier.  La  sentence  de  ces  académiciens  a 
été  blâmée  quand  on  en  a  connu  les  fruits,  et  le  président 
dijonais  Richard  de  Ruffey  (le  père  de  Sophie  de  Monnier, 


64  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

aimée  de  Mirabeau)  qui  les  connaissait  tous,  les  a  dépeints 
comme  une  série  de  médiocrités.  Mais  leur  décision,  dont 
ils  ne  pouvaient  prévoir  les  incalculables  résultats,  fut  libé- 
rale :  elle  ne  saurait  leur  être  reprochée  sans  mauvaise  foi  ^. 

1.  Le  texte  publié  par  Rousseau  n'est  pas  identique  au  surplus  à  celui 
sur  lequel  ils  ont  prononcé.  L'auteur  y  avoue  deux  additions  a  faciles  à 
reconnaître,  dit-il,  et  que  l'Académie  n'aurait  peut-être  pas  approuvées  ». 


CHAPITRE   PREMIER 

LES  ÉCRITS   SOCIOLOGIQUES 
ET  POLITIQUES 


Les  réflexions  théoriques  de  Rousseau  sur  l'organisation 
sociale  de  son  temps  datent  de  son  séjour  vénitien,  nous 
l'avons  dit  ;  elles  se  précisèrent  alors  sous  l'influence  de  ses 
occupations  professionnelles  qui  touchaient  à  la  politique 
européenne  et  se  ressentirent  des  froissements  qui  furent 
infligés  à  son  orgueil.  Rappelons  le  passage  des  Confessions 
qui  confirme  cette  façon  de  voir  :  «  La  justice  (?)  et  l'inutilité 
de  mes  plaintes  [contre  son  chef]  me  laissèrent  dans  l'âme  un 
germe  d'indignation  contre  nos  sottes  institutions  civiles  où 
le  vrai  (?)  bien  public  et  la  véritable  (?)  justice  sont  toujours 
sacrifiés  à  je  ne  sais  quel  ordre  apparent,  destructif  en  effet  de 
tout  ordre  et  qui  ne  fait  qu'ajouter  la  sanction  de  l'autorité 
publique  à  l'oppression  du  faible  et  à  l'iniquité  du  fort  !  » 
Formule  éminemment  sophistique,  mais  fort  habilement 
choisie  pour  saper  par  la  base  les  disciplines  nécessaires  au 
maintien  de  la  cohésion  sociale  I  Nous  avons  dit  ce  qu'il  en 
était  des  plaintes  de  Rousseau  à  Venise.  Il  ajoute  que  ce 
germe  ne  se  développa  point  à  ce  moment  dans  sa  pensée 
comme  il  devait  le  faire  plus  tard,  parce  qu'il  s'agissait  de  lui 

5 


66  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

en  cette  affaire  et  que  l'intérêt  privé  n'a  jamais  tiré  de  son 
cœur  les  élans  divins  qu'il  n'appartient  qu'au  plus  pur  amour 
du  juste  et  du  beau  d'y  produire  !  Mais  nous  dirons  que  son 
désintéressement  fut  le  plus  souvent  un  voile  jeté,  même  à  ses 
propres  yeux,  sur  son  immense  appétit  de  puissance  par  les 
mystiques  convictions  qu'il  s'était  faites  à  l'appui  de  cet 
appétit.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  germe  creva  son  enveloppe  après 
avoir  dormi  six  années  encore  sous  les  humiliations  et  les 
révoltes  contenues,  pour  s'épanouir  aussitôt,  en  frondaisons 
profuses  dont  nous  allons  examiner  le  premier  jet. 


LE    PREMIER    DISCOURS 


«Il  est  certain,  écrira  quelque  vingt  ans  plus  tard  le  lauréat 
provincial  dans  V Avertissement  qu'il  mit  à  son  Discours,  il  est 
certain  que  cette  pièce  qui  m'a  valu  un  prix  et  qui  m'a- fait 
un  nom  est  tout  au  plus  médiocre,  et  j'ose  ajouter  qu'elle  est 
une  des  moindres  de  tout  ce  recueil  [de  ses  œuvres].  Quel 
gouffre  de  misère  n'eût  point  évité  l'auteur  si  ce  premier 
écrit  n'eût  été  reçu  que  comme  il  méritait  de  l'être  !  Mais  il 
fallait  qu'une  faveur,  d'abord  injuste,  m'attirât  par  degré 
une  rigueur  qui  l'est  encore  plus  1  »  Sauf  la  dernière  insinua- 
tion, dictée  par  la  manie  sénile  du  préfacier,  on  ne  saurait 
mieux  dire  aujourd'hui  sur  ce  sujet.  Oui,  le  premier  Discours 
est  une  déclamation  de  collège,  mais  le  goût  français  y  sut 
néanmoins  reconnaître  les  prémices  du  très  réel  génie  de 
l'auteur. 

Celui-ci  fait  mine,  au  début,  de  traiter  le  sujet  proposé  et 
consacre  un  bref  paragraphe  au  souvenir  de  la  Renaissance  ; 


LE     PHILOSOPHE  67 

après  quoi  il  tourne  court  et  sort  de  la  question  pour  n'y  plus 
rentrer  parce  qu'il  l'élargit  aussitôt  sans  transition  et  sans 
mesure  :  «  Peuples  policés,  cultivez  les  sciences  et  les  arts. 
Heureux  esclaves,  vous  leur  devez...  les  apparences  de  toutes 
les  vertus  sans  en  avoir  aucune  !  »  Il  prend  alors  son  élan  pour 
remonter  jusqu'à  l'origine  des  sociétés.  Avant  la  naissance  des 
sciences  et  des  arts,  la  nature  humaine,  au  fond,  n'était  pas 
meilleure,  écrit-il,  en  niant  solennellement  ainsi,  dès  les  pre- 
mières lignes  tombées  de  sa  plume,  la  prétendue  bonté  natu- 
relle que  tant  d'autres  pages  vont  proclamer  dans  ses  œuvres. 
Mais  du  moins,  poursuit-il  aussitôt,  il  était  encore  facile  de 
se  connaître  les  uns  les  autres  et  de  pénétrer  les  intentions 
4' autrui,  ce  qui  mettait  une  digue  à  la  corruption.  On  la  voit 
s'installer  dans  les  mœurs  au  contraire  chaque  fois  que  les 
sciences  et  les  arts  se  développent,  et  cela  avec  la  régularité 
qui  se  reconnaît  dans  l'élévation  et  l'abaissement  quotidiens 
des  flots  de  l'Océan.  Voyez  plutôt  l'Egypte,  si  grande  sous 
Sésostris  et  bientôt  subjuguée  par  Gambyse.  Voyez  la  Grèce 
victorieuse  à  Troie,  puis  à  Salamine,  mais  succombant  sous 
les  armes  macédoniennes.  Voyez  Rome,  fondée  par  un  pâtre 
et  devenue  enfin  le  jouet  des  Barbares.  Voyez  Bizance,  tissu 
honteux  d'abominations  et  de  crimes.  Voyez  la  Chine  que  ses 
lettrés  administrateurs  laissent  en  proie  aux  vices  et  aux 
forfaits.  Admirez  en  revanche  pour  leur  saine  rusticité,  les 
Perses  de  Xénophon,  les  Scythes  de  la  légende  hellénique,  les 
Germains  de  Tacite,  les  Suisses  de  notre  temps.  En  note  seu- 
lement (et  les  notes  ne  figuraient  pas  dans  le  texte  primitif) 
se  glissent  ici  les  sauvages  dont  la  réputation  usurpée  entraî- 
nera bientôt  l'orateur  aux  conclusions  psychologiques  et 
sociologiques  extrêmes.  Montaigne,  rappelle-t-il,  n'hésite 
point  à  préférer  leur  simple  et  naturelle  police  non  seulement 
aux  lois  de  la  République  platonicienne,  mais  encore  à  tout 
ce  que  la  philosophie  pourra  jamais  imaginer  de  plus  parfait 
pour  le  gouvernement  des  peuples  ! 

Serait-ce  pourtant  par  stupidité  native  que  les  peuples 
énumérés  en  dernier  lieu  ont  préféré  les  exercices  du  corps  à 


68  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

ceux  de  l'esprit  ?  Pas  le  moins  du  monde,  mais  ils  avaient  con- 
sidéré les  mœurs  des  civilisés,  ce  qui  les  avait  conduits  à 
dédaigner  leur  doctrine  :  Sparte  surtout,  la  Sparte  plutar- 
chienne  «  éternel  opprobre  d'une  vaine  doctrine  «  de  progrès 
prétendu,  Sparte  où  les  hommes  naissaient  vertueux,  où  l'air 
même  du  pays  semblait  inspirer  la  vertu  !  Puis,  pour  achever 
ce  développement  digne  d'un  devoir  de  rhétorique  modèle, 
seront  rappelées  par  ordre  chronologique  la  protestation  de 
Socrate  contre  les  artistes  et  les  poètes,  l'attitude  analogue 
de  Caton  dans  Rome,  la  simplicité  de  mœurs  des  rois  français 
populaires,  Louis  XII  et  Henri  IV,  évocations  qui  amènent 
la  prosopopée  de  Fabricius,  ce  fruit  immédiat  des  clair- 
voyances de  l'avenue  de  Yincennes,  avec  sa  conclusion  mar- 
tiale :  «  Le  seul  talent  digne  de  Rome  est  de  conquérir  le 
inonde  pour  y  faire  régner  la  vertu.  «  C'était  hier  la  devise 
de  l'impérialisme  prussien,  c'est  encore  celle  de  tous  les 
impérialismes  de  race  ou  de  classe  qui  se  donnent  carrière 
autour  de  nous.  Et  la  psychologie  d'expérience  a  le  dernier 
mot  dans  ce  premier  développement.  Les  hommes  sont 
pervers,  répète  ici  Rousseau  !  Mais  ils  seraient  pires  encore 
s'ils  avaient  eu  le  malheur  de  naître  savants. 

La  seconde  partie  du  Discours  reproduit  à  peu  de  chose  près 
la  précédente  en  y  joignant  de  vagues  considérations  écono- 
miques. L'auteur  considère  maintenant  les  sciences  et  les  arts 
dans  leur  origine  et  dans  leurs  résultats.  Origine  fâcheuse  à 
l'en  croire,  car  l'astronomie  serait  née  de  la  superstition,  l'élo- 
quence de  l'ambition  et  du  mensonge,  la  géométrie  de  l'ava- 
rice, la  physique  d'une  curiosité  vaine,  la  morale  même  de 
l'orgueil  humain  (psychologie  de  Hobbes).  Ainsi,  toutes  les 
sciences  procèdent  de  nos  vices  personnels,  alors  qu'il  faudrait 
n'avoir  de  temps  que  pour  la  patrie,  pour  les  malheureux  et 
pour  ses  amis  !  Le  luxe  est  condamné  à  son  tour  ;  après  quoi 
recommence  l'éloge  des  Perses,  des  Scythes  et  des  Germains, 
Francs  ou  Saxons  :  ce  qui  prépare  une  sévère  appréciation 
de  l'auditoire,  principalement  féminin  et  juvénile,  qui  fera 
le  succès  du  rousseauisme  et  du   romantisme,   puisque   les 


LE     PHILOSOPHE  69 

choryphées  de  ces  mouvements  d'esprit,  Lamartine  après 
Jean- Jacques,  se  vanteront  tour  à  tour  de  l'adhésion  des 
jeunes  gens  et  des  femmes  :  «  Que  fera  l'artiste  pour  obtenir 
les  éloges,  s'il  a  le  malheur  d'être  né  ciiez  un  peuple  et  dans  des 
temps  où  les  savants  [il  faudrait  dire  ici  les  romanesques] 
devenus  à  la  mode,  ont  mis  une  jeunesse  frivole  en  état  de 
donner  le  ton,  où  les  hommes  ont  sacrifié  leurs  goûts  aux 
tyrans  [féminins]  de  leur  liberté,  où  l'un  des  sexes  n'osant 
approuver  que  ce  qui  est  proportionné  à  la  pusillanimité  de 
l'autre,  on  laisse  tomber  des  chefs-d'œuvre  de  poésie  drama- 
tique et  des  prodiges  d'harmonie  sont  rebutés  ?  » 

Attitude  provisoirement  antiromanesque  qui  prépare 
l'apostrophe,  encore  ambiguë,  mais  déjà  peu  déférente  à  Vol- 
taire, interpellé  familièrement  par  son  nom  patronymique  : 
«  Dites-nous,  célèbre  Arouet,  combien  vous  avez  sacrifié  de 
beautés  mâles  et  fortes  à  notre  fausse  délicatesse  et  combien 
l'esprit  de  la  galanterie,  si  fertile  en  petites  choses,  vous  en  a 
coûté  de  grandes  !  »  Toutefois  le  romanesque  qu'est  Jean- 
Jacques  en  son  vrai  fond,  n'a  pu  se,  tenir  de  placer  ici  son 
mot  dans  une  note,  destinée  à  lui  concilier  le  sexe  dont  il 
vient  de  médire  :  «  Je  suis  bien  éloigné  de  penser  que  cet  ascen- 
dant des  femmes  soit  un  mal  en  soi.  C'est  un  présent  que  leur 
a  fait  la  Nature  pour  le  bonheur  du  genre  humain.  Mieux 
dirigé,  il  .pourrait  produire  autant  de  bien  qu'il  fait  de  mal 
aujourd'hui.  Les  hommes  seront  toujours  ce  qu'il  plaira  aux 
femmes.  Si  vous  voulez  qu'ils  deviennent  grands  et  vertueux, 
apprenez  aux  femmes  ce  que  c'est  que  grandeur  d'âme  et 
vertu.  Les  réflexions  que  ce  sujet  fournit  et  que  Platon  a 
faites  autrefois  mériteraient  d'être  mieux  développées.  »  Elles  ne 
l'ont  été  que  trop  largement  au  cours  de  l'évolution  roma- 
nesque, et  l'auteur  de  cette  note  y  retourne  directement 
lui-même  vers  le  Platonisme  erotique  d'où  procède  pour  une 
large  part  cette  évolution  qui  a  engendré  la  «  tyrannie  »  dont 
il  se   plaint. 

La  conclusion  de  sa  harangue  est  au  surplus  d'une  ordon- 
nance encore  plus  lâche  que  l'ensemble  de  son  argumentation 


70  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

/Après  les  révérences  obligées  aux  princes,  aux  autorités,  aux 
académies,  on  revoit  une  dernière  fois,  à  travers  les  textes  de 
Montaigne,  le  grand  roi  des  Perses,  les  Grecs,  les  Romains  et 
l'on  rencontre  aux  dernières  pages,  une  allusion  à  l'âge  d'or 
qui  contredit  l'assertion,  si  raisonnablement  posée  au  début 
de  l'ouvrage,  sur  la  nature  humaine  avant  le  développement 
des  arts  :  «  Dans  la  simplicité  des  premiers  temps,  quand  les 
hommes,  innocents  et  vertueux,  aimaient  à  prendre  les  dieux 
pour  témoins  de  leurs  actions,  ils  habitaient  ensemble  les 
mêmes  cabanes  (hommes  et  dieux).  Mais  bientôt,  devenus 
méchants,  ils  se  lassèrent  de  ces  incommodes  spectateurs  et  les 
reléguèrent  dans  des  temples  magnifiques  !  »  Effet  de  rhéto- 
rique obtenu  aux  dépens  du  bon  sens  et  de  la  vérité  historique. 


II 


EXAGERATIONS    POLEMIQUES 
AFFIRMATION    DE    LA    ((    BONTÉ    NATURELLE    » 


Ce  Discours  était  essentiellement  un  anathème  jeté  au  luxe 
corrupteur  des  mœurs,  une  satire  en  prose  telle  que  pouvait 
la  concevoir  et  la  formuler  un  Genevois  d'origine,  un  Savoisien 
d'éducation  transporté  par  les  circonstances  dans  le  milieu 
parisien  le  plus  dissolu  et,  jusque-là,  impuissant  à  s'y  faire  une 
place  à  sa  mesure.  S'il  avait  exposé  comment  les  groupes 
humains,  partis  de  la  férocité  naturelle  mais  lentement 
façonnés  par  de  strictes  disciplines  sociales  et  mystiques, 
arrivent  à  un  état  de  moralité  appréciable  et  de  sagesse  pra- 
tique qui  assure  à  l'individu  une  certaine  sécurité  dans  leur 
sein  ;  puis  comment  les  arts  de  luxe,  et,  sinon  le  savoir  accru, 
du  moins  l'esprit  critique  né  de  ce  savoir  les  désagrègent  pour 


LE     PHILOSOPHE  71 

en  faire  la  proie  de  voisins  restés  plus  près  de  la  cohésion 
sociale  antérieure,  il  serait  demeuré  vrai.  Par  malheur,  avec 
les  esprits  peu  scientifiques  de  son  temps,  il  avait  le  préjugé 
de  la  bonté  des  sauvages  (ou  tout  au  moins  de  la  plupart  des 
sauvages)  :  il  se  souvenait  des  leçons  de  Polexandre  ou  de  ces 
voyageurs,  imbus  de  l'esprit  romanesque,  qui  édifièrent  la 
sociologie  mystique  alors  acceptée  d'une  grande  partie  de 
l'opinion.  11  voulait  ignorer  la  longue  période  de  formation 
sociale  qui  prépare,  en  réalité,  la  «  vertu  »,  principalement 
guerrière,  de  certains  barbares  :  Perses,  Doriens,  Romains  ou 
Germains.  Il  n'hésitait  même  pas  à  parler  d'innocence  à 
propos  des  premiers  temps!  Enfin,  ayant  éludé  le  sujet  mis  au 
concours  par  l'Académie  de  Dijon,  mais  gêné  malgré  tout  par 
les  termes  de  la  question  posée,  il  avait  entrepris  bravement 
de  charger  les  arts  et  même  les  sciences  d'un  résultat  corrup- 
teur qui  ne  naît  en  réalité  que  de  leur  propre  corruption. 
Aussi  bien  la  poésie  guerrière  des  peuples  conquérants  et  par 
exemple  l'Iliade,  de  si  longtemps  antérieure  à  la  victoire  de 
Salamine,  sont-elles  des  œuvres  d'art,  et  l'ordre  tactique  des 
Macédoniens  ou  des  Romains  est-il  le  fruit  de  la  science. 
Le  savoir  est  toujours  une  force;  seul  il  a  donné  à  l'homme 
l'empire  du  globe. 

Par  les  esprits  plus  attentifs  aux  récents  progrès  de  la  géo- 
graphie et  de  l'histoire,  Rousseau  devait  donc  être  contredit 
sur  les  exagérations  patentes  que  sa  rhétorique  voilait  aux 
intelligences  moyennes.  Sa  brochure  qui  alla  sans  délai  «  par- 
dessus les  nues  »,  selon  l'expression  de  Diderot,  suscita  tout 
aussitôt  des  répliques  qui  le  poussèrent  plus  avant  sur  la  voie 
du  paradoxe,  en  raison  de  son  immense  amour-propre,  en 
conséquence  de  la  honte  insurmontable  qu'il  ressentait^  nous 
le  savons,  quand  il  se  voyait  pris  en  faute.  Il  ne  se  lassa  donc 
pas  de  riposter  à  ses  divers  contradicteurs  dans  une  série  de 
Leitrts  ouvertes  presque  aussi  avidement  accueillies  que  le 
morceau  dont  elles  fournissaient  le  commentaire,  et  dont 
elles  exagéraient  les  assertions  déjà  chimériques. 

L'une  de  ces  réfutations  était  sortie  de  la  plume  du  roi  Sta- 


72  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

nislas  Leczinski;  tout  au  moins  pour  une  part,  car  on  assura 
que  le  jésuite  Menou,  conseiller  littéraire  du  souverain,  y  avait 
^collaboré.  «  Rappeler  sans  cesse,  lisait-on  dans  ces  pages,  la 
simplicité  primitive  dont  on  fait  tant  d'éloges,  se  la  représen- 
ter toujours  comme  la  compagne  inséparable  de  l'innocence, 
n'est-ce  point  tracer  un  portrait  en  idée  pour  se  faire  illusion? 
Où  vit-on  jamais  des  hommes  sans  défauts,  sans  désirs,  sans 
passions  ?  Ne  portons-nous  pas  dans  notre  sein  le  germe  de 
tous  les  vices  ?  S'il  fut  des  temps,  s'il  est  encore  des  climats 
où  certains  crimes  sont  ignorés,  n'y  voit-on  pas  d'autres 
désordres  ?  Et  ces  désordres  ne  sont-ils  pas  plus  monstrueux 
qu'ailleurs  chez  ces  peuples  dont  on  vante  la  stupidité  salu- 
taire ?  Parce  que  l'or,  dont  ils  ne  sauraient  que  faire,  ne  tente 
pas  leur  cupidité  ;  parce  que  des  honneurs,  pour  eux  dépourvus 
de  sens,  n'excitent  pas  leur  émulation,  en  connaissent-ils 
moins  l'orgueil  et  l'injustice  ?  Sont-ils  moins  livrés  aux  bas- 
sesses de  l'envie,  moins  emportés  par  les  fureurs  de  la  ven- 
geance ?  Leurs  sens,  plus  grossiers,  demeurent-ils  inaccessibles 
à  l'attrait  des  plaisirs?  A  quels  excès  ne  se  porte  pas,  chez  les 
Barbares,  une  volupté  qui  n'a  point  de  règle  et  qui  ne  connaît 
pas  de  freins  ?  »  C'est  ici  tout  simplement  le  langage  de  la  psy- 
chologie chrétienne  rationnelle  qui  connaît,  par  expérience, 
l'essentiel  «  impérialisme  »  de  l'homme.  La  libido  dominandi 
est  une  des  branches  de  la  concupiscence,  cette  cicatrice  du 
péché  d'origine  que  n'efface  pas  le  baptême.  Or,  à  cette  objec- 
tion du  bon  sens,  Jean- Jacques  se  dérobera  provisoirement 
par  le  silence  ;  il  suivra  longuement  son  adversaire  dans  des 
critiques  accessoires  et  d'un  ton  si  rogue  qu'il  le  réduisit  au 
silence  ;  mais  sur  le  point  décisif,  il  se  dérobe.  Une  réplique 
au  sujet  de  r«  innocence  »  primitive  demanderait,  dit-il,  des 
éclaircissements  trop  étendus  ;  il  se  hâte  d'aborder  le  reproche, 
beaucoup  moins  topique,  qui  lui  avait  été  présenté  aussitôt 
après  :  celui  de  compter  peu  avec  l'influence  de  la  vraie  reli- 
gion sur  l'esprit  de  l'homme. 

Il  fut  pourtant  contraint  d'abandonner  cette  réserve  pru- 
pente  lorsqu'il  se  vit  pousser  dans  ses  derniers  retranchements 


LEPHILOSOPHE  73 

par  Bordes,  de  Lyon,  —  un  ancien  ami  et  protecteur  qu'il 
avait,  de  son  propre  aveu,  froissé  par  cette  invincible  incapa- 
cité de  l'effort,  —  fût-ce  en  matière  de  réciprocité  amicale,  — 
qu'il  appelle  inertie  ou  paresse,  dans  un  euphémisme  indul- 
gent. Esprit  hautement  rationnel  que  ce  Bordes  \  intelligence 
pénétrante  et  capable  de  pressentir  les  répercussions  sociales 
du  paradoxe  qui  venait  d'être  accueilli  par  les  iipplaudisse- 
ments  des  badauds.  Aussi  sa  critique  est-elle  excellente,  mais 
Rousseau  s'attache  avec  adresse  au  point  où  sa  clairvoyance 
a,  pour  un  instant,  faibli.  Il  dit  les  hommes  naturellement 
méchants,  ce  qui  est  une  épithète  excessive  en  effet,  car  ils  sont 
naturellement  «  impérialistes  »  et  impérialistes  irrationnels  tant 
que  l'expérience  ne  les  a  pas  lentement  éclairés  :  mais  il  est 
vrai  que  l'impérialisme  aveugle  prend  parfois  la  forme  de  ce 
que  nous  appelons  méchanceté.  «  Il  ne  faut  pas,  retorque  donc 
Jean-Jacques,  nous  faire  tant  peur  de  la  vie  purement  ani- 
male. Il  vaudrait  encore  mieux  ressembler  à  une  brebis  qu'à 
un  mauvais  ange.  »  Oui  certes,  mais  si  l'on  a  pu  dire  avec 
vraisemblance  :  homo  homini  lupus,  l'homme  est  un  loup  pour 
l'homme,  qui  donc  s'aviserait  de  rectifler  la  maxime  en 
ces  termes  :  homo  homini  ovis  !  —  Puis  voici  venir  la  diversion 
démagogique  qui  fera  le  thème  du  second  Discours,  l'in- 
sinuation que  le  peuple  est  aujourd'hui  le  seul  héritier  de  l'in- 
nocence primitive:"  Les  annales  de  toutes  les  nations  qu'on 
ose  citer  en  preuve  (de  la  méchanceté  naturelle)  sont  beaucoup 
plus  favorables  à  la  supposition  contraire  et  il  faudrait  bien 
des  témoignages  pour  m'obliger  à  croire  une  absurdité.  Avant 
que  les  mots  affreux  du  tien  et  du  mien  fussent  inventés,  avant 
qu'il  y  eût  de  cette  espèce  d'hommes  cruels  et  brutaux  qu'on 
appelle  maîtres,  et  de  cette  autre  espèce  d'hommes  fripons  et 
menteurs  qu'on  appelle  esclaves,  avant  qu'il  y  eût  des  hommes 
assez  abominables  pour  oser  avoir  du  superflu  pendant  que 
les  autres  hommes  meurent  de  faim,  avant  qu'une  dépendance 

1.  Voir   sur    Bordes  le    récent   ouvrage  d'André    Ruplinger,    un   jeune 
normalien  tué  à  Tennemi  en  1914.  Lj'on,  1915. 


74  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

mutuelle  les  eût  tous  forcés  de  devenir  fourbes,  jaloux  et 
traîtres,  je  voudrais  bien  qu'on  m'expliquât  en  quoi  pou- 
vaient consister  ces  vices,  ces  crimes  qu'on  leur  reproche  avec 
tant  d'emphase  !  On  m'assure  qu'on  est  depuis  longtemps 
désabusé  de  la  chimère  de  l'âge  d'or.  Que  n'ajoute-t-on  qu'il 
y  a  longtemps  qu'on  est  désabusé  de  la  chimère  de  la  vertu  !  » 
On  voit  le  mode  d'argumentation  et  le  ton.  Nous  nous  conten- 
terons de  répondre  par  la  bouche  de  Julie  d'Étange  s' adressant 
à  son  amant  quelques  années  plus  tard,  après  «  effervescence  » 
calmée  de  l'écrivain  qui  tient  pour  eux  la  plume  :  «  Prenez 
garde  que  ce  mot  de  vertu,  trop  abstrait,  n'ait  plus  d'éclat 
que  de  solidité  et  ne  soit  un  nom  de  parade  qui  ne  sert  qu'à 
éblouir  les  autres  plutôt  qu'à  nous  contenter  nous-mêmes  !  » 
Mais  considérons  encore  un  instant  la  réfutation  de  Bordes 
par  Rousseau,  en  marquant,  comme  l'a  tait  ce  dernier,  par  des 
caractères  italiques  les  assertions  du  Lyonnais  :  «  Jetons  les 
yeux  sur  V immense  continent  de  l'Afrique  où  nul  mortel  n'est 
assez  hardi  pour  pénétrer  ou  assez  heureux  pour  l'avoir  tenté 
impunément.  Ainsi,  de  ce  que  nous  n'avons  pu  pénétrer  dans 
le  continent  de  l'Afrique,  de  ce  que  nous  ignorons  ce  qui  s'y 
passe,  on  nous  fait  conclure  que  les  peuples  en  sont  chargés 
de  vices  ?  C'est  si  nous  avions  trouvé  moyen  d'y  porter  les 
nôtres  qu'il  faudrait  tirer  cette  conclusion.  Si  j'étais  chef  de 
quelqu'un  des  peuples  de  la  Nigritie,  je  déclare  que  je  ferais 
élever  sur  la  frontière  du  pays  une  potence  où  je  ferais  pendre 
sans  rémission  le  premier  Européen  qui  oserait  y  pénétrer  et 
le  premier  citoyen  qui  tenterait  d'en  sortir.  —  L' Amérique 
ne  nous  offre  pas  des  spectacles  moins  honteux  pour  l'espèce 
humaine  (ajoute  Bordes).  —  Surtout  depuis  que  les  Euro- 
péens y  sont,  reprend  Jean- Jacques  qui  songe  sans  doute  à 
Polexandre.  —  On  comptera  cent  peuples  barbares  ou  sauvages 
dans  l'ignorance  pour  un  seul  peuple  vertueux.  —  Soit,  inter- 
jette avec  empressement  Jean-Jacques  qui  n'espérait  pas 
cette  concession  insuffisamment  motivée,  soit  on  en  comptera 
du  moins  un  ;  mais  de  peuple  vertueux  cultivant  les  sciences, 
on  n'en  a  jamais  vu,  etc.  » 


LE     PHILOSOPHE  75 

Ces  citations  suffiront  pour  caractériser  sa  polémique. 
Mais  il  est  un  point  plus  important  à  retenir  de  sa  réponse  à 
Bordes.  Il  affirme  au  début  de  cette  lettre  que  V ignorance 
est  l'état  naturel  de  l'homme,  ce  qui  est  certain  ;  mais,  dans 
une  note,  il  marque  un  pas  immense  en  avant  sur  sa  route 
mystique  et  pose  enfin  la  formule  tranchante  dont  on  ne  le 
fera  plus  démordre,  —  quoiqu'il  en  ait  peu  à  peu  retiré  le 
contenu  par  la  suite  au  moins  au  point  de  vue  sociologique, 
ainsi  que  nous  le  dirons  :  «  Il  faut  bien  faire  attention  que, 
quoique  l'homme  soit  naturellement  bon,  comme  Je  le  crois, 
et  comme  j'ai  le  bonheur  de  le  sentir  (c'est  déjà  l'argument 
personnel  et  purement  psychologique  à  l'appui  de  l'assertion 
fameuse),  il  ne  s'ensuit  pas  pour  cela  que  les  sciences  lui  soient 
salutaires,  etc..  «  La  fin  du  raisonnement  est  à  peu  près  incom- 
préhensible et  nous  importe  peu,  au  surplus,  car  le  mot  déci- 
sif a  été  publiquement  prononcé.  Désormais  Rousseau  demeu- 
rera l'évangéliste  de  la  bonté  naturelle. 

L'ensemble  de  cette  polémique  amusa  grandement  les 
badauds  qui  avaient  applaudi  son  Discours  et  étendit  rapide- 
ment sa  réputation,  mais  ne  parvint  pas,  comme  bien  on 
pense,  à  convaincre  les  esprits  capables  de  quelque  réflexion 
personnelle  et  non  poussés  par  leur  intérêt  de  classe  sur  la  voie 
qui  leur  était  indiquée  de  la  sorte.  On  a  tout  récemment 
publié,  dans  sa  ville  natale,  le  journal  de  voyage  à  Paris, 
en  1752,  du  jeune  Bâlois  Iselin,  qui  devait  devenir  un  publi- 
ciste  assez  notoire  pour  les  pays  de  langue  allemande.  Protes- 
tant et  républicain  d'origine  comme  Jean-Jacques,  il  avait  lu 
avec  attention  les  divers  écrits  dont  nous  venons  de  parler 
et  put  même  fréquenter  leur  auteur,  grâce  à  l'entremise  de 
Grimm  qu'il  connaissait.  Or,  s'il  a  beaucoup  d'admiration 
et  de  sympathie  pour  le  «  malheureux  »  écrivain,  il  ne  l'en 
considère  pas  moins  comme  un  sophiste  inconscient  et  comme 
un  cynique  à  la  façon  de  Diogène  ;  il  estime  en  effet  que  le 
luxe^  mais  non  pas  le  savoir,  conduit  les  peuples  à  la  corrup- 
tion, et,  de  même  que  Bordes,  sait  se  garder  de  la  psychologie 
romanesque  et  de  la  sociologie  mystique  de  son  temps. 


76  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Trois  ans  plus  tard,  le  naturaliste  genevois  Bonnet  écrira 
du  premier  Discours  de  son  concitoyen  :  «  Je  sais  l'histoire  du 
Moyen-âge.  Je  connais  les  républiques  des  Iroquois  et  des 
insulaires  de  la  mer  Pacifique,  et  je  suis  charmé  de  ne  pas 
vivre  parmi  eux.  Le  malheur  de  l'homme  vient  d'un  instinct 
inséparable  (de  sa  nature)  et  nécessaire,  donné  à  chaque  indi- 
vidu :  c'est  de  faire  sa  volonté  (et,  par  conséquent,  de  conqué- 
rir la  puissance  qui  permet  seule  de  la  faire).  Les  volontés  se 
croisent  (se  contrarient)  chez  le  Huron  comme  chez  le  Parisien 
et  les  passions,  également  fortes  (de  part  et  d'autre)  n'ont 
pas  le  même  adoucissement  dans  l'état  de  nature  !  »  En  d'autres 
termes  l'impérialisme  irrationnel  n'y  a  pas  fait  les  mêmes 
progrès  vers  un  impérialisme  plus  rationnel.  —  Puis  encore, 
revenant  sur  le  même  sujet  en  1761,  Bonnet  ajoutera  :  «  Je 
ne  connais  pas  d'auteur  qui  ait  moins  de  logique  [que  Rous- 
seau]. Il  a  prouvé,  à  la  honte  d'un  siècle  qui  pense,  qu'on  peut 
se  faire  une  réputation  brillante  à  force  de  paradoxe  et  d'élo- 
quence. Le  Français  sera  toujours  prenable  par  les  oreilles. 
Toujours  l'harmonie  du  style  le  séduira  et  quiconque  sait 
phraser  est  sûr  d'être  lu  et  admiré  par  cette  nation  amie  des 
frivolités.  Si  Rousseau  avait  écrit  en  allemand,  on  connaîtrait 
à  peine  son  nom.  La  bonne  logique  des  Allemands  l'aurait 
tué.  »  Peut-être,  mais,  une  fois  lancé  par  la  France,  il  devait 
exercer  au  delà  du  Rhin  une  très  durable  influence  ;  deux 
Allemands  francisés,  Grimm  et  Holbach,  ont  été  parmi  ses 
premiers  amis  de  lettres,  il  est  vrai  qu'ils  se  sont  écartés  de 
lui  sans  grand  délai  par  la  suite. 

Ajoutons  enfin  qu'une  fois  son  succès  acquis  et  confirmé, 
il  ne  tarda  guère  à  retirer  tout  ce  qu'il  avait  dit  contre  les 
sciences  et  les  arts,  ne  conservant  désormais  de  son  paradoxe 
originel  que  l'assertion  générale  et  vague  de  la  bonté  naturelle, 
point  d'appui  de  son  mysticisme  secret  — -  et  en  attendant 
qu'il  retirât  de  même  le  contenu  sociologique  initial  de  cette 
affirmation.  —  Dans  la  préface  de  sa  comédie  de  Narcisse, 
quelques  mois  après  son  Discours  il  écrira  :  «  Quand  un  peuple 
est  une  fois  corrompu  à  un  certain  point,  que  les  sciences  y 


LE     PHILOSOPHE  77 

aient  contribué  ou  non,  l'aut-il  les  bannir  ou  l'en  préserver  pour 
le  rendre  meilleur  et  pour  l'empêcher  de  devenir  pire  ?  C'est 
une  autre  question,  dans  laquelle  je  me  suis  positivement 
déclaré  pour  la  négative  !  Les  arts  et  les  sciences,  après  avoir 
fait  éclore  les  vices,  sont  nécessaires  pour  les  empêcher  de 
tourner  en  crimes.  Elles  les  couvrent  au  moins  d'un  vernis 
qui  ne  permet  pas  au  poison  de  s'exhaler  aussi  librement  ; 
elles  détruisent  la  vertu,  mais  elles  en  laissent  le  simulacre 
public  qui  est  toujours  une  belle  chose  ;  elles  introduisent  à 
sa  place  la  politesse  et  les  bienséances,  et,  à  la  crainte  de 
paraître  méchant,  elles  substituent  celle  de  paraître  ridicule.  » 
Il  répétera  vers  la  fin  de  1755  à  Voltaire  :  «  Tous  les  progrès 
humains  sont  pernicieux  à  l'espèce  ;  mais  il  vient  un  temps 
où  le  mal  est  tel  que  les  causes  mêmes  qui  l'ont  fait  naître  sont 
nécessaires  pour  l'empêcher  d'augmenter.  C'est  le  fer  qu'il 
faut  laisser  dans  la  plaie  de  peur  que  le  blessé  n'expire  en  l'ar- 
rachant... Quand  les  hommes  sont  corrompus,  il  vaut  mieux 
qu'ils  soient  savants  qu'ignorants.  » 

Il  avait  grandement  accru,  entre  temps,  le  bruit  fait  autour 
de  son  nom  par  des  incursions  retentissantes  dans  ce  domaine 
de  l'art  et  du  théâtre,  qu'il  opposait  si  énergiquement  à  celui 
de  la  vertu  d'autre  part,  sans  cesser  d'y  prétendre  à  une  parti- 
culière compétence  ;  il  avait  publié  sa  Lettre  sur  la  musique 
française,  ou  plutôt  contre  notre  musique  nationale  qu'il 
comparera  dans  son  Héloïse  aux  «  cris  de  la  colique  »  et  il 
assure  que  la  discussion  élevée  autour  de  ce  document 
détourna  l'attention  publique  des  démêlés  du  Parlement  avec 
le  ministère,  évitant  une  révolution  à  la  France.  Il  avait  fait 
représenter  son  Devin  de  village  à  l'Opéra,  puis  à  la  cour,  et  son 
Narcisse  à  la  Comédie  française.  Son  séjour  à  Genève,  de  juin 
à  octobre  1754,  fut  donc  un  triomphe  ;  il  y  refit  profession 
publique  de  la  religion  de  ses  pères  (sans  avouer  alors  qu'il 
l'eût  jamais  reniée  solennellement)" et  il  reprit  le  titre,  nette- 
ment oligarchique,  de  «  citoyen  »  de  sa  ville  natale.  Il  accom- 
plit le  tour  du  lac  Léman  avec  son  admirateur  Deluc  et  visita 
ces  rochers  de  Meillerie  qu'il  allait  rendre  peu  après  célèbres. 


78  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

C'est  le  moment  de  sa  vie  où  il  a  été  le  plus  près  du  Calvinisme 
(dont  le  sépare  toutefois  sa  thèse  de  la  bonté  naturelle)  ;  mais 
il  s'éloignera  de  cette  source  d'inspiration  dès  que  sa  véritable 
personnalité  reprendra  en  lui  le  dessus  quelques  mois  plus 
tard,  dès  qu'achèvera  de  s'apaiser  sa  brève  «  effervescence  » 
morale. 


III 


DES    DEUX    SIGNIFICATIONS.    CONTRADICTOIRES 
DE    l'adjectif    «   NATUREL    » 


Rousseau  a  donc  proclamé  la  bonté  naturelle,  et  dans  le 
sens  de  bonté  originelleiout  d'abordé  Sa  pénétrante  intelligence 
lui  montre  pourtant  l'assertion  difficile  à  faire  accepter  de 
l'Europe  chrétienne  et  rationnelle  sous  cette  forme  tran- 
chante. Il  n'en  tiendra  pas  moins  de  son  mieux  la  gageure, 
par  mauvaise  honte  de  se  dédire,  comme  au  temps  du  ruban 
de  Marion  ;  mais  il  lui  reste,  au  besoin,  une  échappatoire  et 
comme  une  refuite  dont  il  ne  laissera  pas  de  faire  usage, 
quoique  sans  persévérance  et  sans  netteté,  de  manière  à 
fournir  néanmoins  un  argument  à  certains  de  ses  apologistes 
pour  l'exonérer  de  sa  responsabilité  essentielle.  C'est  le  sens 
donné  au  mot  de  «  naturel  »  par  la  théologie  des  siècles  précé- 
dents, héritière  de  la  scolastique.  Dans  sa  belle  étude  sur 
La  philosophie  de  Berkeley,  M.  Joussain  nous  rappelait  récem- 

1.  On  lit  par  exemple  dans  la  préface  à  une  seconde  Lettre  contre  Bordes 
qui  ne  fut  point  achevée  (Inédfts  publiés  pav  Streckeisen-Moultou)  ;  «  Je 
crois  avoir  découvert  de  grandes  choses.  Ce  triste  et  grand  système, 
fruit  dun  examen  sincère  de  la  nature  de  l'homme,  m  est  cher.  C'est 
pour  lavoir  abandonné  mal  à  propos  que  la  i^lupurt  des  hommes,  dégénérés 
de  leur  honte  primitiue .  sont  tombés  dans  les  erreurs  qui  les  aveuglent,    i 


LE     PHILOSOPHE  79 

ment  que,  pour  ce  contemporain  de  Rousseau,  théologien 
avant  d'être  philosophe,  ce  qui  est  naturel  n'est  pas  ce  qui 
apparaît  dès  l'origine,  mais  ce  qui,  dans  des  conditions  favo- 
rables, se  développe  avec  le  temps  ;  c'est  ainsi  qu'il  est  naturel  à 
l'oranger  de  produire  des  oranges  quoiqu'il  n'en  produise 
pas  en  toutes  saisons.  Le  souvenir  biblique  et  mystique  du 
Paradis  terrestre  où  l'homme  débuta  i)ar  la  perfection  de  sa 
nature,  tend  d'ailleurs  à  identifier  ces  deux  sens  divers  de 
l'adjectif  «  naturel  »,  mais  ce  souvenir  est  aussitôt  corrigé, 
dans  le  judaïsme  et  dans  le  christianisme,  par  la  tradition  du 
péché  originel,  assise  d'une  psychologie  expérimentale  et  d'une 
morale  rationnelle. 

Bonald  proposera  plus  tard  du  mot  «  naturel  »  une  définition 
analogue  à  celle  de  Berkeley,  afin  de  la  tourner  contre  Rous- 
seau qui  a  le  plus  souvent  fait  usage  de  l'autre  sens,  et  iden- 
tifié expressément  naturel  à  originel  ou  primitif.  Au  sens  de 
Bonald,  dire  que  l'homme  est  naturellement  bon,  c'est  dire 
simplement  qu'il  a  été  fait  par  Dieu  pour  le  devenir  avec  le 
temps,  ce  qui  est  pleinement  acceptable  et  ce  qui  fait  l'objet 
même  de  la  morale  chrétienne.  En  diminuant  le  rôle  de  la 
grâce  dans  cette  marche  vers  la  bonté  «  naturelle  »,  on  a  le 
point  de  vue  de  Pélasge,  dont  l'église  catholique  a  paru  se 
rapprocher  dans  les  temps  modernes  et  sous  l'influence 
jésuite,  comme  les  .Jansénistes  lui  en  faisaient  un  reproche. 
Si  l'on  admet  en  outre  que  la  voie  de  l'expérience  synthétisée 
ou  raison  est  celle  qui  conduit  l'humanité  vers  une  plus  entière 
perfection  sociale,  voulue  d'un  Dieu  allié,  on  touche  au 
terrain  de  la  philosophie  rationnelle  et  de  la  mystique  la 
plus  dégagée  qui  soit  de  toute  illusion  dangereuse  :  celle  que 
nous  avons  ailleurs  appelé  la  mystique  de  l'expérience  ou 
de  la  raison.  Et  cela  parce  que  la  définition  de  Berkeley 
ou  de  Bonald  permet  de  faire  place,  dans  la  préhistoire 
humaine,  à  la  longue  étape  vers  Tordre  social  dont  nous  ayons 
parlé  plus  haut.  L'ordre  social,  le  sens  civique,  la  «  vertu  »  si 
l'on  veut  seraient  ainsi  naturels  aux  Perses  de  Cyrus,  aux 
Doriens  de  Lycurgue,  aux  Romains  de  Numa  parce  que  ces 


80  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

groupes  humains,  bien  doués,  étaient  parvenus,  par  leur  etïort 
soutenu,  à  réaliser  leur  nature  :  la  corruption  ou  la  «  méchan- 
ceté »  ne  venant  chez  eux  qu'ensuite,  sous  l'influence  de  la 
sécurité  grandie  et  du  luxe  amollissant. 

Pendant  les  dix  années  de  sa  production  philosophique, 
Rousseau  a  certainement  retenu  quelque  chose  de  cette 
façon  de  voir,  sans  toutefois  en  dessiner  jamais  bien  nette- 
ment les  contours.  Les  sociétés  fortes  et  heureuses  semblent 
lui  apparaître  parfois  comme  celles  qui,  menant  une  vie  fru- 
gale et  simple,  restent  dans  le  chemin  qui  conduit  à  la  bonté 
naturelle  ou  les  y  a  déjà  conduites  ;  il  songe  en  ce  cas  aux 
Savoisiens  des  Charmettes,  aux  Vaudois  de  Glarens'  ou  aux 
«  montagnons  »  de  Neufchâtel,  antithèses  vivantes  à  ses  yeux 
,des  survivants  parisiens  de  la  Régence  ou  des  contemporains 
de  M"'«  de  Pompadour  dont  il  n'a  pas  eu,  le  plus  souvent,  à 
se  louer.  L'état  naturel,  dira-t-il  après  réflexion  prolongée 
sur  ce  sujet,  est  nul  et  bête  :  mais  il  vient  une  heure  heureuse 
(dont  il  n'indique  jamais  les  conditions  d'effort  et  de  maîtrise 
de  soi)  où  le  concours  des  lumières  (l'expérience)  l'emporte  sur 
l'opposition  des  intérêts  dans  le  corps  social.  C'est  cette  heure 
vers  laquelle  l'humanité  a  tendu  tout  d'abord  et  qu'elle 
aurait  dû  prolonger  sans  fin.  Par  malheur,  les  oppositions 
d'intérêt  ont  bientôt  pris  le  dessus  sur  le  concours  des  lumières 
et  désagrégé  le  corps  social. 

En  pédagogie,  l'auteur  d'Emile  professera  des  opinions 
parallèles  :  «  Laissez,  dira-t-il  en  substance,  les  enfants  dans 
leur  nullité  initiale.  En  ce  cas,  à  une  certaine  heure  de  leur 
adolescence,  éclatera  en  eux,  sans  eiïort  préalable  de  leur 
part  ni.de  la  vôtre,  cette  lumière  naturelle  qui  est  la  raison, 
éclairant  soudain  la  conscience,  cette  autre  faculté  également 
innée.  Il  suffira  dès  lors  de  peu  de  soins  pour  leur  inculquer  le 
savoir  et  le  devoir,  et  les  fixer  dans  un  heureux  état  d'équi- 
libre mental.  »  Conception  fort  mystique  encore,  à  coup  sûr, 
et  taillée  à  la  mesure  d'un  névropathe  qui  s'est  dès  longtemps 
reconnu  pour  sa  part  à  peu  près  incapable  de  l'effort  moral 
adaptateur  ;  moins  exagérément  mystique  toutefois  que  celle 


LE     PHILOSOPHE  81 

de  certains  disciples  du  prophète  qui,  —  abusés  par  la  formule 
ambiguë  dont  il  a  fait  si  souvent  usage  et  qu'il  continuera 
d'employer  au  cours  de  sa  très  mystique  vieillesse  dans  un 
sens  psychologique  que  nous  définirons  en  son  temps,  —  tra- 
duiront sans  autre  précaution  bonté  naturelle  par  bonté  pri- 
mitive ou  originelle  et  tireront  hardiment  les  conséquences 
pédagogiques,  passionnelles  et  politiques  de  cette  assertion. 
Nous  en  montrerons  bientôt  quelque  chose. 

Au  surplus,  si  on  l'applique  au  temps  présent,  la  thèse  de 
la  bonté  naturelle  garde  une  certaine  vérité  relative  qui  a 
fait  illusion  aux  lecteurs  de  Rousseau  ;  car  l'hérédité  sociale 
agit  en  effet,  dans  les  individus  jeunes  ou  adultes,  pour  impri- 
mer en  eux  une  raison,  une  conscience  et  môme  une  bonté 
rudimentaires.  Et  par  exemple  les  enfants  du  ménage  Wol- 
mar,  à  cinq  ou  six  ans,  peuvent  n'apprendre  pas  encore  à 
lire  et  se  voir  épargner  le  fouet  sans  trop  d'inconvénients 
puisqu'ils  sont  surveillés  et  admonestés  à  toute  heure  par  des 
parents  admirablement  rationnels.  C'est  pourcjuoi,  sous  une 
forme  modérée,  certaines  suggestions  de  Rousseau  ont  fait 
œuvre  utile.  Par  là  son  immense  succès  de  penseur  est  moins 
difficilement  explicable  au  regard  de  la  raison  et  n'est  pas  tout 
entier  à  la  honte  d'un  siècle  frivole,  pour  reprendre  le  mot  du 
naturaliste  genevois,  préparé  qu'il  fut  d'ailleurs  par  son 
incomparable  séduction  d'artiste. 


IV 


LE    SECOND    DISCOURS 
PSYCHOLOGIE    DE    LA    COMPASSION 


Dans  son  second  Discours  sur  Les  origines  de  l'inégalité  parmi 
les  hommes  (sujet  proposé  également  par  l'Académie  de  Dijon, 


82  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

qui,  cette  fois,  ne  lui  décerna  point  de  couronne),  nous  allons 
apercevoir  ces  deux  conceptions  associées  et  fondues   tant 
bien  que  mal  Tune  dans  l'autre,  en  dépit  de  la  logique  et  de 
l'histoire.  «  Pour  méditer  ce  grand  sujet  à  mon  aise,  nous 
disent  les  Confessions,  je  fis  à  Saint-Germain  (en  1753)  un 
voyage  de  sept  ou  huit  jours  avec  Thérèse,  notre  hôtesse, 
qui  était  une  bonne  femme,  et  une  de  ses  amies...  Enfoncé 
dans  la  forêt,  j'y  cherchais,  j'y  trouvais  l'image  des  premiers 
temps  dont  je  traçais  fièrement  l'histoire...  Comparant  l'homme 
de  l'homme  avec  l'homme  naturel,  j'osais  montrer  dans  son 
perfectionnement  prétendu  la  source  de  ses  misères.  Mon  âme, 
exaltée  par  ces  contemplations  sublimes,  s'élevait  auprès  de 
la  divinité,  etc..  »  Le  résultat  de  ces  méditations  demi-roma- 
nesques et  demi-mystiques  fut  une  œuvre  à  demi  philoso- 
phique où  la  bonté  naturelle  est  tantôt  affirmée  comme  pri- 
mitive, tantôt  conçue  comme  le  fruit  (d'ailleurs  facilement  et 
rapidement  mûri)  d'une  évolution  de  la  créature,  docile  aux 
impulsions  du  Créateur.   État  d'équilibre  instable,  dans  les 
deux  cas,   que   ce  très   précieux  état   «  naturel  »  !    Progrès 
bientôt  suivi  d'une  régression  déplorable  sous  l'influence  du 
sentiment  de  la  propriété  et  des  «  oppositions  d'intérêt  »  qu'il 
fait  naître.  —  De  cette  foncière  ambiguïté  de  vocabulaire,  il 
résuite  une  sociologie  très  amplement  mystique  encore,  moins 
mystique  toutefois   que  celle  qui  placerait  franchement  la 
«  bonté  ))  au  point  de  départ  de  la  vie  sociale,  comme  Rousseau 
incitait  dès  lors  ses  lecteurs  à  le  faire,  comme  il  les  y  poussera 
bien  davantage  encore  quand  il  modernisera  la  bonté  natu- 
relle en  lui  donnant  un  sens  psychologique  plutôt  que  socio- 
logique et  ira  jusqu'à  se  présenter  lui-même  comme  l'Incar- 
nation ici-bas  de  cette  Bonté  naturelle.  C'est  pourquoi  son 
école  devait  prendre,  en  fin  de  compte,  la  bonté  primitive 
et  spontanée  pour  assise  de  sa  politique  et  de  sa  morale 
ruineuses. 

L'exorde  du  Discours  présente  un  paragraphe  peu  clair 
qu'on  a  diversement  interprété  :  «  Commençons,  écrit  l'au- 
teur de  cette  étude  d'origines  (c'est-à-dire    de   cette  étude 


yfJI 


LE    PHILOSOPHE  83 

historique  par  définition),  commençons  par  écarter  tous  faits, 
car  ils  ne  touchent  point  la  question  (!!!).  O  homme,  voici  ton 
histoire  telle  que  j'ai  cru  la  lire  non  dans  les  livres  de  tes  sem- 
blables, qui  sont  toujours  menteurs,  mais  dans  la  nature  qui 
ne  ment  jamais.  »  Ce  qui  est  assez  dépourvu  de  sens  au  premier 
abord.  Mais  M.  Lanson  a  fait  remarquer,  à  très  juste  titre, 
que  ce  sont  là  de  prudentes  périphrases  pour  récuser  préala- 
blement le  témoignage  de  la  Bible  et  le  récit  mosaïque  des 
origines  humaines  dont  Rousseau,  hostile  au  péché  d'origine, 
était  décidé  à  ne  tenir  aucun  compte.  Il  prétend  parler  en 
«  philosophe  »  comme  on  disait  alors,  c'est-à-dire  en  penseur 
libre  de  toute  entrave  dogmatique. 

Voici  donc  ce  qu'il  a  cru  voir,  non  sans  utiliser  malgré  lui  les 
notions  historiques  et  géographiques,  trop  souvent  erronées, 
de  son  époque  :  «<  En  considérant  l'homme  tel  qu'il  a  dû  sortir 
des  mains  de  la  Nature,  je  vois  un  animal  moins  fort  que  les 
uns,  moins  agile  que  les  autres,  mais,  à  tout  prendre,  orga- 
nisé le  plus  avantageusement  de  tous...  Hobbes  prétend  que 
l'homme  est  naturellement  intrépide  et  ne  cherche  qu'à  atta- 
quer ou  à  combattre  (Taine  rappellera  qu'il  a  des  dents 
canines).  Un  philosophe  illustre  (Bufîon  sans  doute)  pense, 
au  contraire  —  et  Gumberland  et  Pufîendorf  l'assurent  aussi, 
—  que  rien  n'est  si  timide  que  l'homme  dans  l'état  de  nature.  » 
Quoi  qu'il  en  soit,  Rousseau  convient  que  l'expérience  a 
bientôt  appris  à  cette  créature  timide  ou  intrépide  qu'elle 
peut  combattre  les  animaux  de  proie  avec  avantage  !  Dès  lors, 
«  les  bêtes  féroces  qui  n'aiment  point  à  s'attaquer  l'une  à 
l'autre,  s'attaqueront  peu  volontiers  à  l'homme  qu'elles  auront 
trouvé  tout  aussi  féroce  qu'elles  !  »  Ce  qui  nous  paraît  bien 
trancher  la  question  en  faveur  de  Thomas  Hobbes. 

Cet  homme  féroce  n'est  pourtant  ni  bon  ni  méchant  parce 
qu'il  n'a  aucune  sorte  de  relation  morale  avec  ses  semblables, 
ni  de  devoirs  connus  envers  eux.  La  première  assertion  est 
exacte,  la  seconde  excessive,  car,  fût-il  soUtaire,  l'homme  pri- 
mordial a  une  progéniture  et  sans  doute  dès  lors  une  com- 
pagne ;  or  il  existe  une  sorte  de  morale  rudimentaire  là  où 


84  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

le  père  et  la  mère  demeurent  quelque  temps  associés  pour 
l'éducation  des  jeunes.  En  tout  cas,  rien  dans  ces  lignes  ne 
nous  parle  de  bonté  primitive  et  la  bonté  naturelle  n'en  pour- 
rait sortir  qu'au  sens  de  Berkeley,  présentée  comme  le  résultat 
d'une  évolution  ultérieure. 

Mais  Rousseau  retourne  aussitôt  vers  la  sociologie  mystique 
au  moyen  d'une  assertion  de  psychologie  mystique.  Il  y  a, 
poursuit-il  en  effet,  un  principe  que  Hobbes,  le  théoricien  de 
Vhomo  homini  lupus,  n'a  point  aperçu  et  qui  pourtant  a 
été  donné  à  l'homme  afin  d'adoucir,  en  certaines  circonstances, 
la  férocité  de  son  amour-propre  (ici  donc  supposé  primitif). 
Ce  principe  tempère  l'ardeur  que  l'homme  a  pour  son  bien- 
être  par  une  répugnance  innée  à  voir  souffrir  son  semblable  ; 
c'est  la  seule  vertu  naturelle  qu'ait  été  forcé  de  nous  recon- 
naître le  détracteur  le  plus  outré  des  vertus  humaines,  à 
savoir  le  hobbiste  Mandeville  dans  sa  Fable  des  abeilles  ^  ;  c'est, 
en  un  mot,  la  pitié  qui  x^récéderait,  dans  l'homme,  l'usage 
de  toute  réflexion  (?)  et  qui  lui  est  si  naturelle  que  les  bêtes 
même  en  donnent  quelquefois  des  signes  sensibles  (?).  Sur 
cette  base,  infiniment  étroite  et  fragile  ainsi  qu'on  le  voit, 
Rousseau  va  bâtir  sans  hésiter  toute  une  psychologie  de  la 
compassion,  de  l'affection  ou  de  Vamitié,  en  opposition  à  peu 
près  constante  avec  la  saine  psychologie  «  impérialiste  »  de 
l'antiquité  classique,  du  Christianisme  rationnel  et  de  toute 
science  expérimentale  au  surplus. 

Il  s'appuie,  à  cet  effet,  des  traces  de  sociologie  mystique 
qui  se  rencontrent  chez  les  Anciens,  en  connexion  avec  la 
légende  aimable  de  l'âge  d'or.  Il  reproduit  un  passage  de 
Justin,  parlant  des  Scythes,  dans  lequel  se  trouve  assez  bien 
résumée  l'opinion  dont  il  se  fait  l'interprète  pendant  cette 
période  de  son  enseignement  théorique  ;  en  voici  la  traduc- 
tion :  «  Il  est  surprenant  que  la  Nature  accorde  à  ce  peuple 
ce  que  les  Grecs  ne  parviennent  pas  à  conquérir  par  le  long 

1.  Voir  l'Introduction  à  notre  volume  sur   l Impérialisme  démocratique 
(1906). 


I.E     PHILOSOPHE  85 

enseignement  de  leurs  sages  ou  par  les  préceptes  des  philo- 
sophes, et  que  les  mœurs  de  la  culture  se  trouvent  surpassées  de 
la  sorte  par  le  don  naturel  d'une  inculte  barbarie  :  tellement 
plus  réussit  en  ceux-ci  l'ignorance  des  vices  qu'en  ceux-là 
la  connaissance  de  la  vertu  I  »  Boutade  de  satirique,  choqué, 
comme  Jean-Jacques,  des  défauts  de  la  civilisation  de  son 
temps,  mais  qui  ne  songe  pas  du  moins  à  édifier  un  «  triste 
et  grand  »  système  social  sur  cette  constatation,  surprenante 
à  ses  yeux,  et  qui  surtout  n'associerait  pas  tout  aussitôt  de  son 
mieux  le  bas  peuple  hellénique  aux  vertus  de  l'homme  bar- 
bare, comme  le  lait  Jean-Jacques,  écrivant  ici  la  Bible  de 
conquête  ou  le  Coran  de  la  démagogie  contemporaine  :  «  Dans 
les  émeutes,  dans  les  querelles  de  la  rue,  \sl  populace  s'assemble, 
l'homme  prudent  s'éloigne  ;  c'est  la  canaille,  ce  sont  les  femmes 
des  Halles  qui  séparent  les  combattants  et  qui  empêchent  les 
honnêtes  gens  de  s'égorger!  »  Mainte  scène  révolutionnaire 
devait,  dans  la  suite,  montrer  sous  un  autre  aspect  les  dames 
de  la  Halle  car  elles  n'ont  pas  constamment  joué  le  rôle  d'hé- 
roïque charité  qui  leur  est  attribué  dans  ces  lignes  dévotes. 
C'est  encore  la  pitié,  reprend  Rousseau,  qui  détournera 
tout  sauvage  robuste  d'enlever  à  un  faible  enfant  ou  à  un 
vieillard  infirme  sa  subsistance  acquise  avec  peine,  si  lui- 
même  espère  pouvoir  trouver  la  sienne  ailleurs  !  —  On  sait  ce 
qu'il  en  est,  chez  les  Chinois  et  chez  certains  sauvages  !  — 
«  Rien  n'est  si  doux,  insistera  plus  loin  l'auteur  du  Discours, 
que  l'homme  dans  son  état  naturel,...  lorsqu'il  est  retenu  par  la 
pitié  naturelle  de  faire  de  lui-même  du  mal  à  personne  sans  y 
être  porté  par  rien,  même  après  en  avoir  reçu  (?)  Car  selon 
l'axiome  du  sage  Locke,  il  ne  saurait  y  avoir  d'injure  là  où 
il  n'y  a  pas  de  propriété  !  »  Comme  s'il  n'y  avait  pas  toujours 
la  propriété  du  corps,  et,  dans  les  espèces  prévoyantes,  celle 
des  provisions  du  lendemain  ou  de  la  saison  d'hiver  !  Notre 
philosophe  conclut  qu'avec  des  passions  peu  actives  (!)  et  un 
frein  si  salutaire,  les  hommes  primitifs,  plutôt  farouches  que 
méchants  (où  est  la  férocité  de  tout  à  l'heure  ?),  n'étaient  pas 
sujets  à  des  démêlés  fort  dangereux.  L'amour  lui-même  ne  soûle- 


86  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

vait  entre  eux  que  des  disputes  plus  rares  et  moins  cruelles  que 
de  nos  jours.  Les  Caraïbes,  celui  de  tous  les  peuples  existants 
qui  s'est  jusqu'ici  le  moins  écarté  de  l'état  de  nature,  n'est41 
pas  précisément  le  plus  paisible  dans  ses  am.ours  et  le  moins 
sujet  à  la  jalousie  ?  (Il  s'agit  sans  doute  des  mariages  par  groupe 
qui  tiennent  si  grande  place  dans  les  sociétés  primordiales.) 

La  seconde  partie  du  Discours  sur  V inégalité  débute  par  la 
phrase  fameuse  :  «.  Le  premier  qui,  ayant  enclos  un  terrain, 
•s'avisa  de  dire  :  Ceci  est  à  moi,  et  trouva  des  gens  assez  simples 
pour  le  croire,  fut  le  vrai  fondateur  de  la  société  civile  !  »  Il 
n'y  a  pas  là  un  seul  mot  qui  ne  soit  antihistorique  au  premier 
chef  !  —  Suit  une  description,  assez  acceptable  au  contraire, 
de  la  naissance  des  règlements  sociaux  desquels  procèdent, 
selon  Rousseau,  la  vanité,  la  honte  et  l'envie  dans  S^individu. 
Alors  les  vengeances  deviennent  terribles,  et  les  humains  san- 
guinaires et  cruels  :  tel  est  l'état  social  dans  lequel  on  a  trouvé 
la  plupart  des  peuples  sauvages  et  qui  a  fait  conclure  à  la 
cruauté  naturelle  de  l'homme.  —  Eh  bien,  cette  société  san- 
guinaire, aux  terribles  vengeances,  est  présentée  par  Rous- 
seau comme  la  société  naturelle  (au  sens  berkelien  du  mot), 
c'est-à-dire  la  société  pour  laquelle  l'homme  avait  été  fait 
par  Dieu  et  dans  laquelle  il  eût  fait  sagement  de  rester  ! 
«  Ainsi,  commente  en  effet  le  promeneur  de  Saint-Germain, 
ainsi  quoique  la  pitié  naturelle  (au  sens  d'initiale  ici)  eût 
déjà  souffert  quelque  altération,  cette  période  du  développe- 
ment des  facultés  humaines  tenant  un  juste  milieu  entre 
V indolence  de  l'état  primitif  et  la  pétulante  activité  de  notre 
amour-propre,  dut  être  l'époque  la  plus  heureuse  et  la  plus 
durable...  L'exemple  des  sauvages  qu'on  a  trouvés  presque 
tous  à  ce  point  semble  confirmer  que  le  genre  humain  était 
fait  pour  ij  rester  toujours,  que  cet  état  est  la  véritable  jeunesse 
du  monde  et  que  tous  les  progrès  ultérieurs  ont  été,  en  appa- 
rence, autant  de  pas  vers  la  perfection  de  l'individu,  et,  en 
effet,  vers  la  décrépitude  de  l'espèce.  »  Nous  sommes  donc  ici 
à  peu  près  dans  l'acception  berkeleïenne  (et  plus  tard  bonal- 
dienne)  du  mot  «  naturel  «  ;  mais  c'est  à  la  condition  de  se  con- 


LE     PHILOSOPHE  87 

tenter  de  peu  c|uant  à  la  perfection  sociale  destinée  à  l'espèce 
iiumaine  par  la  Nature  ou  par  son  Créateur  ! 

Ensuite,  il  n'y  a  plus,  dans  le  Discours^  qu'une  très  noire 
peinture  du  progrès  continué  après  cette  société  si  heureuse 
quoique  si  sanguinaire,  qu'une  évocation  dénigrante  de  la 
civilisation  française  et  parisienne  analogue  à  celle  que  Saint- 
Preux  recommencera  peu  après  dans  VHéloisc.  Et  l'on  aboutit 
par  ce  chemin  à  la  conclusion  agitatrice  de  tout  le  développe- 
ment :  «  Il  est  manifestement  contre  la  loi  de  Nature,  de 
quelque  manière  qu'on  la  définisse,  qu'un  enfant  commande 
à  un  vieillard,  qu'un  imbécile  conduise  un  homme  sage  et 
qu'une  poignée  de  gens  regorge  de  superfluités  tandis  que  la 
multitude  affamée  manque  du  nécessaire.  »  —  Cet  ouvrage,  qui 
a  duré  par  ses  accents  démagogiques  mais  dont  la  valeur  histo- 
rique et  logique  est  nulle,  fut  beaucoup  moins  favorablement 
accueilli  par  l'opinion  que  le  précédent,  bien  qu'il  ait  été  lu 
par  curiosité  K  II  réussit  fort  peu,  on  le  conçoit,  près  du  gou- 
vernement de  Genève  auquel  il  fut  dédié  et  qui  en  accusa 
réception  sur  un  ton  simplement  poli. 

1.  Les  notes  qui  suivent  le  Discours  ne  manquent  pas  d'intérêt.  On  y 
constate  que  l'auteur  ne  se  croit  pas  encore,  à  cette  date,  le  dernier  homme 
en  possession  de  sa  «  bonté  naturelle  »,  le  seul  qui  puisse  se  vanter  d  une 
sorte  d'  «  immaculée  conception  »  psychologique  par  laquelle  il  est  dis- 
pensé de  l'effort  générateur  de  la  vei'tu,  et  conduit  au  bien  en  conséquence 
de  la  seule  impulsion  de  son  cœur  :  «  Quant  aux  liommes  semblables  à 
Hioi".  dont  les  passions  ont  détruit  pour  toujours  loriginelle  simplicité... 
ils  tâcheront,  par  l'exercice  des  vertus,  de  mériter  la  vie  étei-nelle.  »  — 
On  trouve  en  outre  pour  la  première  fois  dans  ces  notes  une  pénible  et 
peu  persuasive  distinction  entre  l'amour  de  soi,  sentiment  naturel  qui, 
dirigé  dans  1  homme  par  la  raison  et  modifié  par  la  pitié,  produit  l'huma- 
nité ainsi  que  la  vertu,  et  i amour-propre,  né  de  la  vie  en  société,  senti- 
ment secondaire  et  dérivé  par  lequel  on  se  compare,  et  dont  procèdent  le 
préjugé  de  l'honneur  ainsi  que  tous  les  maux  de  l'humanité.  Tentative 
psN'^cliologique  qui  l'evient  à  masquer  la  volonté  de  puissance  essentielle 
de  l'èti'e,  en  l'appelant  amour  de  soi  lorsqu'elle  est  modérée  par  Texpé- 
rience  et  par  la  raison,  ce  qui  ne  peut  être  le  résultat  que  de  la  vie  sociale 
en  réalité,  en  la  stigmatisant  du  nom  d'amour-propre  lorsqu'en  dépit  de 
l'adaptation  sociale  commencée,  elle  demeure  irrationnelle  en  ses  aspira- 
tions outrancières,  —  ce  qu  elle  était  tout  d'abord,  au  vrai 


88  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


V 


LE    CONTRAT    SOCIAL 


Décrivant,  dans  le  IX°  livre  de  ses  Confessions,  les  travaux 
intellectuels  qui  remplirent  ses  séjours  champêtres  à  l'Ermi- 
tage de  la  Chevrette  et  à  Montmorency  entre  1756  et  1762, 
Rousseau  nous  fait  les  déclarations  suivantes  :  «  Des  divers 
ouvrages  que  j'avais  sur  le  chantier,  celui  que  je  méditais 
depuis  longtemps,  dont  je  m'occupais  avec  le  plus  de  goût, 
auquel  je  voulais  travailler  toute  ma  vie,  et  qui  devait,  selon 
moi,  mettre  le  sceau  à  ma  réputation  était  mes  Institutions 
politiques.  Il  y  avait  treize  ou  quatorze  ans  que  j'en  avais 
conçu  la  première  idée  lorsqu'étant  à  Venise,  j'avais  eu 
quelque  occasion  de  remarquer  les  défauts  de  ce  gouverne- 
ment si  vanté...  Quel  est  le  gouvernement  qui,  par  sa  nature, 
se  tient  toujours  le  plus  près  de  la  loi  ?  De  là,  qu'est-ce  que 
la  loi  ?  Et  une  chaîne  de  questions  de  cette  importance.  » 

Désespérant  de  terminer  jamais  ce  grand  ouvrage,  l'au- 
teur en  donna  un  fragment  au  public  sous  le  titre  de  Contrat 
social  :  fragment  dont  la  rédaction  définitive  précéda  de  peu 
sa  publication,  mais  dont  les  idées  directrices  sont  assuré- 
ment beaucoup  plus  anciennes  dans  la  pensée  de  Jean- 
Jacques.  Sa  correspondance  de  1761  le  dira  antérieur  d'un 
grand  nombre  d'années  à  l'Emile.  Aussi  ces  pages  tiennent- 
elles  encore  de  très  près  à  l'inspiration,  à  peu  près  purement 
«  philosophique  »  qui  fut  celle  du  pensionnaire  de  M"^^  La 
Selle  entre  1744  et.  1750.  Une  première  rédaction,  étudiée 
par  P.-M.  Masson,  a  des  phases  de  ce  genre  :  «  Le  genre  humain 
périrait  si  la  philosophie  ne,  retenait  le  fanatisme  et  si  la  voix 
des  hommes  n'était  plus  forte  que  celle  des  dieux  !  »  Et  l'au- 


LE     PHILOSOPHE  89 

teur  y  refusait  encore  à  la  conscience  le  magistère  infaillible 
qu'il  lui  accordera  dans  V Emile,  car  il  acceptait  l'opinion,  beau- 
coup moins  mystique,  qui  définit  cette  «  voix  intérieure  »  comme 
une  habitude  de  juger  et  de  sentir,  au  sein  de  la  société,  suivant 
ses  lois,  c'est-à-dire  comme  un  fruit  de  l'hérédité  sociale  et 
de  l'éducation.  Enfin  les  derniers  chapitres  sur  la  «  religion 
civile  »,  quelle  que  soit  la  date  de  leur  rédaction,  jurent 
étrangement  ayec  les  assertions  de  l'Emile  sur  le  même  sujets 
Remarquons  encore  que  la  «  bonté  naturelle  »  ne  joue 
aucun  rôle  dans  ce  traité,  aux  mathématiques  allures,  et  que, 
dans  sa  lettre  de  janvier  1762  où  il  conte  à  Malesherbes  son 
extase  de  l'avenue  de  Vincennes,  Rousseau  ne  place  pas  le 
Contrat  social  parmi  les  trois  ouvrages  principaux,  issus  de 
cette  révélation  mystique.  A  notre  avis,  il  faut  y  voir  une 
utopie  qui  suppose  la  raison  pleinement  développée  dans  le 
citoyen,  et  une  apologie  de  la  volonté  générale  qui  serait,  à 
cette  condition,  une  source  à  peu  près  infaillible  de  bien-être 
pour  le  corps  social  dans  son  ensemble.  Par  un  effort  d'abstrac- 
tion anticipatrice,  plutôt  que  par  une  hypothèse  proprement 
mystique  (et  bien  qu'on  l'ait  récemment  taxé  de  mysticisme 
sur  ce  point),  l'auteur  suppose  que  le  corps  social  pourrait, 
dans  certaines  conditions,  posséder  et  exercer  comme  le  corps 
individuel  une  volonté,  qui,  dès  lors,  ne  saurait  vouloir  que 
le  bien  commun.  Il  l'appelle  «  volonté  générale  »,  et  d'abord 
en  parle  en  démagogue,  comme  si  cette  volonté  infaillible 
résidait  dès  à  présent  dans  l'assemblée  du  peuple  émettant 
des  suffrages  parfaitement  égaux  en  influence.  Mais  bientôt 
le  sens  commun  réveillé  accumule  les  restrictions  et  les  réserves 
sous  sa  plume.  Seulement,  comme  il  arrive  toujours,  le  déma- 
gogue a  été  écouté,  non  point  le  logicien  qui  avertit  et  qui  met 
en  garde. 

1.  Sur  les  sources  du  Contrat  social  que  nous  ne  saurions  étudier  dans 
cet  ouvrage,  dont  le  caractère  principalement  biographique  et  psycholo- 
gique nous  interdit  de  tels  développements,  on  peut  lire  avec  fruit  l'intro- 
duction de  C.-K.  ^'aughan  à  sa  récente  édition  critique  du  Contrat  (Man- 
chester. 1918). 


90  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

La  volonté  générale,  a-t-il  posé  au  début  de  son  développe- 
ment, est  toujours  droite  et  tend  toujours  à  l'utilité  publique. 
Mais,  il  ne  s'ensuit  pas,  ajoute-t-il  peu  après,  que  les  délibé- 
rations du  peuple  aient  toujours  la  même  rectitude.  On  veat 
toujours  son  bien,  mais  on  ne  le  voit  pas  toujours.  Jamais  on 
ne  corrompt  le  peuple,  mais  souvent  on  le  trompe  et  c'est 
alors  seulement  qu'il  paraît  vouloir  ce  qui  est  mal.  —  Pourquoi, 
remarquerons-nous  ici,  ne  pas  dire  :  il  se  trompe,  comme 
Rousseau  lui-même  va  nous  le  dire  dans  un  instant  sur  tous 
les  tons  ?  Nous  savons  quel  abus  meurtrier  s'est  fait,  pendant 
les  révolutions  contemporaines,  de  cet  on  menaçant.  «  Peuple, 
on  te  trompe  !  »  C'est  le  prélude  de  toutes  les  guerres  civiles. 
—  Si  le  peuple  était  suffisamment  informé,  reprend  cependant 
Rousseau  et  que  les  citoyens  n'eussent  entre  eux  aucune 
communication  [même  préalable  ?  En  ce  cas,  il  faudrait  sup- 
primer la  vie  sociale  avant  tout],  sa  volonté  exprimée  serait 
la  volonté  générale.  Mais  il  y  a  des  corps  et  il  se  fait  des  brigues. 
Les  différences  deviennent  alors  moins  nombreuses  dans  les 
suffrages  et  donnent  un  résultat  moins  général  (raisonnement 
purement  mathématique  tiré  du  calcul  des  probabilités).  En- 
fin, quand  une  de  ces  associations  est  si  grande  qu'elle  l'em- 
porte sur  toutes  les  autres  (qu'on  songe  aux  actuels  groupe- 
ments ouvriers),  alors,  il  n'y  a  plus  de  volonté  générale  et  l'avis 
qui  l'emporte  est  un  avis  particulier.  Il  ne  faut  donc  tolérer 
aucune  société  partielle  entre  les  citoyens  qui  gouvernent 
en  vertu  du  contrat  social,  ou  alors  il  faut  multiplier  le  nombre 
de  ces  sociétés  et  en  prévenir  l'inégalité.  —  Est-ce  ainsi  que  se 
fait  présenter  l'application   des  idées   de  Rousseau  ? 

Mais,  en  outre,  nous  allons  apprendre  quelle  est,  dans  la 
pratique,  l'immense  difficulté  que  la  Volonté  générale  trouve 
à  se  donner  l'être  pour  se  formuler  ensuite  en  décision  légale  : 
«  Qui  donnera  au  corps  politique  la  prévoyance  nécessaire, 
écrit  l'homme  de  Venise  ?  Comment  une  multitude  aveugle 
et  qui,  souvent,  ne  sait  ce  qu'elle  veut,  parce  qu'elle  sait 
rarement  ce  qui  est  bon,  exécuterait-elle  d'elle-même  une 
entreprise  aussi  difficile  qu'un  système  de  législation  ?...  La 


LE     PHILOSOPHE  91 

volonté  générale  est  toujours  droite,  mais  le  jugement  (du 
Peuple)  qui  la  guide  n'est  pas  toujours  éclairé.  Il  faut  lui 
faire  voir  (toujours  l'appel  sous-entendu  à  des  guides  qua- 
lifiés, à  des  aristocraties  dirigeantes)  les  objets  tels  qu'ils  sont 
et,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent  lui  paraître  !  »  Quel  aveu  I 
Rousseau,  cédant  cependant  ici  non  à  son  mysticisme  parti- 
culier, qui  n'est  pas  encore  formulé  dans  sa  pensée,  mais  aux 
illusions  de  sociologie  mystique  qui  sont  celles  de  son  temps, 
conclut  à  la  nécessité  d'un  Législateur  inspiré  de  Dieu,  véri- 
table Messie  politique  avec  lequel  il  s'identifiera  de  plus  en 
plus  au  cours  des  années.  »  Celui  qui  entreprend  d'instituer 
un  peuple,  dit-il,  doit  se  sentir  en  état  de  changer  pour  ainsi 
dire  la  nature  humaine,  de  transformer  chaque  individu  qui, 
par  lui-même,  est  un  tout  parfait  et  solitaire,  en  partie  d'un 
plus  grand  tout  ;  d'altérer  la  constitution  de  1  homme  pour 
la  renforcer  ;  de  substituer  une  existence  partielle  et  morale 
(raisonnable  plutôt)  à  l'existence  physique  et  indépendante 
(volonté  de  puissance  originelle)  que  nous  avons  tous  reçue 
de  la  Nature.  Il  faut,  en  un  mot,  qu'on  ôte  à  l'homme  ses 
forces  propres  (son  impérialisme  natif)  pour  lui  en  donner  qui 
lui  soient  étrangères...  Plus  ses  forces  naturelles  seront  mortes 
et  anéanties  [c'est  le  langage  de  la  psychologie  pessimiste  la 
plus  entière]  plus  les  acquises  [par  l'efîort]  seront  grandes  et 
durables  !  »  Sommes-nous  encore  assez  loin,  à  la  date  où  furent 
pensées  ces  lignes  significatives,  du  paradoxe  de  la  bonté  natu- 
relle. Et  Rousseau  de  souhaiter  un  Lycurgue  ou  mieux  un 
Calvin  pour  le  bien  de  son  temps  !  Il  se  proposera  bientôt 
lui-même  ! 

A  nos  yeux,  comme  à  ceux  de  tout  psychologue  de  sang- 
froid,  le  Législateur  ici  réclamé  du  Ciel,  c'est  tout  simplement 
l'expérience,  née  du  temps  et  fortement  synthétisée  dans  la 
raison.  —  Il  faudrait,  achève  Rousseau,  —  réduisant  encore 
davantage  à  néant  sa  propre  psychologie  de  rêve  et  soulignant 
malgré  lui  le  caractère  utopique  de  son  livre  le  plus  efficace 
en  politique,  —  il  faudrait  pour  le  bien  commun  que  l'esprit 
social  qui  doit  être  l'effet,  l'ouvrage  du  contrat  social  en  pût 


92  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

devenir  la  cause  et  y  présider  I  —  Ce  qui  se  réalise  en  effet, 
selon  nous,  mais  par  actions  et  réactions,  ou  par  lentes 
approximations  successives.  —  Il  finit  dans  le  bleu  faute  de 
mieux,  en  proclamant  que  le  Législateur  doit  recourir  au 
Ciel  et  aux  dieux,  que  la  grande  âme  du  Législateur  est  le 
vrai  miracle  qui  doit  prouver  sa  mission  ;  et  Bonald,  l'homme 
de  la  Tradition  divinisée,  ne  fera  que  développer  ces  pages 
du  Contrat  social.  —  La  vérité,  c'est  que  le  contrat  social, 
vague  et  fruste  au  début  des  sociétés,  s'afFme  par  l'expé- 
rience de  la  nature  humaine  et  de  l'existence  en  commun 
et  que  l'esprit  social  qui  a  été  son  effet,  devient  aussi  la 
cause  de   ses  insensibles   perfectionnements. 

Le  danger  du  traité  de  Rousseau,  c'est  qu'il  paraît  presque 
constamment  exposer  le  passé  lointain  plutôt  qu'envisager 
l'avenir  possible  et  souhaitable  ;  c'est  qu'il  se  présente  commue 
un  livre  d'histoire  synthétique  aussi  bien  que  comme  la 
théorie  d'une  institution  politique  sans  reproche  :  consé- 
quence encore  une  fois  de  la  mystique  sociologie  de  l'époque 
et  aussi  des  observations  de  l'auteur  sur  les  petites  démo- 
craties suisses  qui  avaient  une  certaine  expérience  du  self- 
government.  De  là  des  suggestions  périlleuses,  adroitement 
fardées  d'un  vernis  rationnel  !  Le  Contrat  social  a  doté  préma- 
turément l'Europe  du  suffrage  politique  égalitaire,  c'est-à-dire 
contraire  à  la  Nature  qui  ne  l'est  point  et  aux  faits  humains 
qui  n'ont  pas  jusqu'ici  réalisé  l'égalité  ou  même  la  quasi- 
égalité  intellectuelle  et  morale,  surtout  dans  les  sociétés  civi- 
lisées. L'histoire  dira  quelque  jour  les  souffrances  sociales 
nées  de  cette  erreur,  elle-même  issue  de  préjugés  mystiques, 
d'abstractions  imprudentes  et  d'une  insuffisante  éducation 
historique. 

Ces  dangers,  Rousseau  les  avait  pressentis  lorsqu'il  écrivit 
son  paragraphe  fameux  sur  les  révolutions  qu'il  est  toujours 
bon  de  relire  :  «  Il  se  trouve  quelquefois,  dans  la  durée  des 
Etats,  des  époques  violentes  où  les  révolutions  font  sur  les 
peuples  ce  que  certaines  crises  font  sur  les  individus,  où 
l'horreur  du  passé  tient  lieu  d'oubh,  où  l'Etat,  embrasé  par 


LE     PHILOSOPHE  93 

lés  guerres  civiles,  renaît  pour  ainsi  dire  de  ses  cendres  et 
reprend  la  vigueur  de  la  jeunesse  en  sortant  des  bras  de  la 
mort.  Telle  fut  Sparte  au  temps  de  Lycurgue,  telle  fut  Rome 
après  les  Tarquins,  et  telles  ont  été  parmi  nous  la  Suisse  et  la 
Hollande  après  l'expulsion  des  tyrans.  Mais  ces  événements 
sont  rares  ;  ce  sont  des  exceptions  dont  la  raison  se  trouve 
toujours  dans  la  constitution  particulière  de  l'Etat  excepté 
(non,  mais  dans  le  niveau  moral  des  citoyens).  Elles  ne 
sauraient  même  avoir  lieu  deux  fois  pour  le  même  peuple  :  car 
il  peut  se  rendre  libre  tant  qu'il  n'est  que  barbare,  mais  il 
ne  le  peut  plus  quand  le  ressort  civil  est  usé.  En  ce  cas,  les 
troubles  peuvent  le  détruire  sans  que  les  révolutions  le  puis- 
sent établir,  et,  sitôt  que  ses  fers  sont  brisés,  il  tombe  épars 
et  n'existe  plus  :  il  lui  faut  désormais  un  maître  et  non  plus 
un  libérateur!  »'  — -  Combien  de  fois  déjà  les  événements 
n'ont-ils  pas  donné  raison  à  l'auteur  du  Contrat  social  en  ceci  î 


1.  Happelous  ici,  daprès  l'excellent  ouvrage  dEsmeiii  sur  Gouverneur 
Morris  (1905),  quelques  opinions  de  ce  témoin  américain  sur  la  Révolu- 
tion française  qui  fut  rousseauiste  en  dépit  de  Rousseau  :  «  Les  hommes 
de  rAssemblée  Nationale  ont  tous  l'esprit  romantique  et  toutes  ces  idées 
romantiques  dont  heureusement  pour  les  Etats-Unis,  nous  avons  été  guéris 
avant  qu'il  fût  trop  tard...  ils  portent  des  idées  métaphysiques  (mystiques) 
dans  les  affaires  de  ce  monde...  Le  Tout  Puissant  lui-même  ne  pourrait 
faire  réussir  leur  constitution  à  moins  de  créer  une  nouvelle  espèce 
dilemmes...  L'homme,  animal  raisonnant,  mais  non  pas  raisonnable,  ne 
s'instruit  que  par  l'expérience  et  ne  se  corrige  que  parle  malheur...  Sur- 
tout la  liberté  ne  peut  s'établir  chez  un  peuple  qui  n'a  pas  de  moralité... 
qui  est  dans  l'extrême  corruption.  »  Il  se  souvenait  que  Talleyrand  lui 
avait  recommandé,  à  titre  de  lecture  récréative,  un  livra  obscène,  Le 
portier  des  Chartreux,  et  il  conclut  que  le  solide  estomac  de  la  monarchie 
est  nécessaire  pour  digérer  des  mœurs  si  gâtées.  Morris  se  montre  encore 
contraire  à  la  Déclaration  de  Droits  telle  qu'on  1  a  promulguée  en  France  : 
celle  de  chaque  Etat  particulier,  dans  sa  patrie,  contient  en  effet  des 
réserves  en  faveur  de  certains  droits  positifs  des  citoyens  et  un  avertis- 
sement sur  les  devoirs  religieux,  contrepoids  nécessaires  des  droits  civiques. 
A  la  formule  qui  a  été  préférée  chez  nous,  il  reproche  cette  fausse  sup- 
position abstraite  (non,  mystique  encore)  que  tous  les  hommes  sont  pareils 
et  pareillement  raisonnables  :  schéma  fantastique  selon  lui,  mots  vagues 
et  ambigus,  rêve  d'écolier  qui  conduit  aux  plus  sanglantes  conséquences  ! 


94  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Et  ses  Considérations  sur  le  gouvernement  de  la  Pologne  seront 
encore  plus  sages'. 

Mais  —  comme  il  arrive  en  tous  ses  écrits  au  surplus  —  il 
a  laissé  parler  sa  passion  d'abord,  et  celle-là  seulement  devait 
être  écoutée.  A  son  œuvre  sociologique  et  politique  s'applique 
excellemment  déjà  l'appréciation  pénétrante  que  M.  Lanson 
formulait  sur  le  caractère  de  ses  ouvrages,  à  propos  du  deu- 
xième centenaire  de  sa  naissance  (dans  les  Annales  de  la 
Société  J.-J.  Rousseau).  Presque  toujours,  indiquait  le  savant 
professeur  de  Sorbonne,  on  trouve  chez  lui  l'antidote  (ration- 
nel) du  poison  (émotif)  qu'il  vient  de  verser  à  son  lecteur  ; 
mais,  après  avoir  posé  deux  affirmations  antagonistes,  il  n'en 
fait  presque  jamais  la  synthèse  et  ne  laisse  pas  même  à  ses 
clients  le  sang-froid  qu'il  leur  faudrait  pour  réaliser  cette 
synthèse  à  sa  place  :  «  Ici,  poursuivait  M.  Lanson,  je  touche  à 
la  vraie,  à  la  profonde  et  ineffaçable  contradiction  de  Rous- 
seau.. Tour  à  tour  exalté  et  déprimé',  enthousiaste,  puis 
haineux,  rêveur  idyllique  et  révolté  amer,  il  envenime  ou 
enflamme  de  sa  passion  toutes  ses  idées...  C'est  seulement 
dans  ses  reprises  de  bon  sens,  dans  ses  intuitions  réparatrices 
du  réel  que  le  flot  de  passion  s'apaise.  Il  arrive  donc,  par  néces- 
sité, que,  chez  lui,  ce  qui  lutte,  ce  qui  condamne,  ce  qui 
dénonce,  ce  qui  indigne  et  soulève  semble  incomparablement 
plus  fort  et  plus  séducteur  que  ce  qui  retient,  modère  ou 
absout.  Ses  anathèmes  à  la  propriété,  aux  riches,  sa  procla- 
mation des  haines  de  classes,  ses  appels  à  la  lutte  des  classes, 
son  âpre  accent  égalitaire,  sa  radicale  indiscipline,  son  amour- 


Même  légalité  devant  la  loi  reste  à  ses  yeux  une  sottise  si  on  la  prend  au 
pied  de  la  lettre.  Tout  gouvernement  est  selon  lui  nécessairement  aristo- 
cratique, car  la  démocratie  n'est  pas  un  gouvernement  du  tout  «  Lors 
quune  multitude  de  paresseux  et  de  débauchés  peut  être  réunie  et  oi'ganisée, 
leur  envie  de  la  fortune  des  talents,  de  la  réputation  pouira  les  conduire 
à  se  donner  un  maître  (un  César  ou  un  tzar  pour  écrire  le  mot  à  la  russe) 
pourvu  qu'en  le  faisant  ils  mortifient  et  humilient  leurs  supérieurs  ». 
Mais  ces  improvisations  demeurent  des  expédients  précaires  qui  n'arrête- 
ront pas  longtemps  l'anarchie  dans  sa  marche  dévastatrice. 


LE     PHILOSOPHE  95 

propre  immense  jusqu'à  V insociahilUé,  font,  sur  ses  lecteurs, 
une  tout  autre  impression  que  ses  retours  de  prudence  réaliste, 
ses  considérations  des  possibilités,  ses  conseils  de  discrétion 
ou  de  résignation  et  toute  sa  sagesse  d'application.  Ce  n'est 
pas  uniquement  la  faute  des  lecteurs  du  deuxième  Discours 
si  l'on  n'entend  pas,  dans  cette  orchestration  orageuse  des 
sentimerits  de  révolte,  la  petite  chanson  calmante  '  qui  dit 
l'impossibilité  du  retour  à  l'état  de  nature  et  qui  persuade  la 
soumission  aux  lois.  L'œuvre  est  mère  de  violence,  source 
d'intransigeance  ;  elle  lance  les  âmes  simples  qui  se  livrent  à 
son  étrange  vertu  dans  la  poursuite  éperdue  de  l'absolu,  d'un 
absolu  qui  se  réalise  aujourd'hui  par  l'anarchie  et  demain  par 
le  despotisme  social  !  »  Ces  lignes  sont  tout  aussi  vraies  du 
Contrat  social  et  l'auteur  de  ce  commentaire,  si  remarquable, 
ajoute  que  l'anarchiste  est  le  plus  souvent  candidat  au  des- 
potisme, car  tel  est  le  pli  de  l'étoffe  humaine.  —  Nous  dirons, 
dans  le  vocabulaire  dont  nous  avons  fait  choix,  que  tel  est  le 
fruit  de  la  primordiale  volonté  de  puissance  ou  de  l'impéria- 
lisme essentiel  des  êtres.  —  C'est  pourquoi  Philippe  Cramer, 
cet  imprimeur  genevois  qui  tut  un  des  admirateurs  de  Jean- 
Jacques,  jugeait  dès  1764  que  .^son  livré  n'est  pas  fait  pour 
les  hommes  tels  qu'ils  sont  ! 

1.  Relevons  par  exemple,  chez  l'ennemi  des  riches,  cette  remarque  de 
psychologie  délicate  qui  lui  fait  honneur,  car  de  tels  sci'upules  sont  bien 
loin  de  la  pensée  de  ses  présents  disciples  :  »(  Je  n'aime  pas  la  fin  de  votre 
lettre,  écrivait-il  assez  rudement  en  1758  à  Romilly.  fils  d'un  horloger 
enrichi  de  Genève.  Vous  me  paraissez  juger  trop  sévèrement  les  riches, 
vous  ne  songez  pas  qu'ayant  contracté  dès  leur  enfance  rhille  besoins 
que  nous  n'avons  pas,  les  réduire  à  l'état  des  pauvres,  ce  serait  les 
rendre  plus  misérables  que  ceux-ci.  //  faut  être  juste  envers  tout  le  monde  !  » 


CHAPITRE  II 

LES   ÉCRITS  MORAUX 
ET   PÉDAGOGIQUES 


Si  la  conception  du  Contrat  social  est  très  certainement 
antérieure  à  celle  des  Discours,  sa  publication  fut  de  plusieurs 
années  postérieure  :  années  pendant  lesquelles  Rousseau  fut 
conduit  à  transférer  sur  le  terrain  de  la  morale  proprement 
dite  l'activité  intellectuelle  «|u'il  avait  d'abord  consacrée  à 
peu  près  uniquement  aux  questions  politiques.  De  ces  difïi- 
ciles  problèmes,  il  va  parler  quelque  temps  en  «  philosophe  » 
rationnel  encore,  mais  déjà  en  romanesque  et  en  mystique 
retourné  vers  ses  complaisances  premières,  et  le  mélange 
constant  de  ces  deux  inspirations  antagonistes  rendra  difficile 
le  discernement  de  ce  que  nous  devons  rapporter  à  l'une  ou  à 
l'autre  dans  les  écrits  les  plus  retentissants  qui  soient  sortis 
de  sa  plume.  —  Nous  nous  efforcerons  toutefois  d'opérer  ce 
discernement  de  notre  mieux  afin  de  faire  comprendre  et  les 
services  rendus  sur  c[uelques  points  par  ces  ouvrages  à  la 
conception  rationnelle  de  la  vie,  et  les  germes  de  désagréga- 
tion morale  ou  sociale  qu'ils  renferment,  à  notre  avis,  de 
façon  beaucoup  plus  profuse.  C'est  pourquoi  ils  en  ont  très 
amplement  ensemencé  l'atmosphère  que  respirent  les  âmes 
contemporaines. 


LE    PHILOSOPHE 


97 


LA  LETTRE  A    D    ALEMBERT  SUR    LES    SPECTACLES 
ET     SON    CARACTÈRE    AMBIGU 


«  Dans  la  dernière  visite  que  Diderot  m'avait  faite  à  l'Er- 
mitage (en  octobre  1757),  lisons-nous  dans  les  Confessions, 
il  m'avait  parlé  de  l'article  Genève  que  d'Alembert  avait  mis 
dans  V Encyclopédie.  Il  m'avait  appris  que  cet  article,  concerté 
avec  des  Genevois  de  haut  étage,  avait  pour  but  l'établisse- 
ment de  la  comédie  à  Genève...  Indigné  de  tout  ce  manège  de 
séduction  dans  ma  patrie,  j'attendis  avec  impatience  le 
volume  de  V Encyclopédie  où  était  cet  article  pour  voir  s'il  n'y 
aurait  pas  moyen  de  faire  quelque  réponse  qui  pût  parer  ce 
malheureux  coup...  Je  trouvai  l'article  fait  avec  beaucoup 
d'adresse  et  d'art,  et  digne  de  la  plume  dont  il  était  parti... 
Je  composai,  dans  l'espace  de  trois  semaines,  la  Lettre  à 
d'Alembert  sur  les  spectacles.  »  —  Ces  choses  se  passaient  au 
lendemain  de  la  terrible  crise  morale  qui  ébranla  si  profon- 
dément Rousseau  pendant  l'année  1757  et  dont  nous  conte- 
rons les  péripéties  émouvantes.  Il  pourra  donc  dire  à  son  cor- 
respondant Deleyre  vers  la  fin  de  1758  :  «  J'aime  cet  ouvrage 
plus  que  les  autres,  parce  qu'il  m'a  sauvé  la  vie  et  qu'il  me 
servit  de  distraction  dans  des  moments  de  douleur  où,  sans 
lui,  je  serais  mort  de  désespoir  !  » 

La  lettre  eut  un  immense  succès.  C'est  de  cette  heure  que 
datent  les  fanatismes  suscités  non  plus  seulement  par  les 
idées,  mais  par  la  personnalité  morale  de  son  auteur.  Aussi 
bien  la  langue  moins  tendue,  moins  polémique  que  dans  les 
Discours,  a-t-elle  pour  la  première  fois  ces  qualités  insi- 
nuantes, cet  attrait  indéfinissable  qui  se  retrouvera  désor- 


98  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

mais  dans  la  plupart  des  écrits  du  grand  artiste.  Les  pasteurs 
de  Genève  lui  surent  un  gré  infini  de  son  intervention  en 
faveur  des  sévères  traditions  calvinistes  et  quelques-uns 
d'entre  eux  lui  restèrent  attachés  en  dépit  des  anathèmes 
qu'il  devait  lancer,  quelques  années  plus  tard,  contre  sa  cité 
et  contre  sa  religion  d'origine.  La  Lettre  marquait  en  outre  un 
troisième  pas  en  avant  du  Réformateur  nouveau,  et,  cette 
fois,  sur  le  terrain  le  plus  intéressant  pour  l'âme  contempo- 
raine. Après  avoir  protesté  contre  les  abus  de  la  culture  dans 
son  premier  Discours  et  contre  l'ensemble  des  institutions  de 
son  temps  dans  le  second,  il  s'attaquait  (au  moins  en  appa- 
rence, car  le  tond  de  son  cœur  était  tout  autrement  disposé, 
nous  allons  le  dire)  à  la  conception  romanesque  de  la  vie  qui  a 
pénétré  si  profondément  le  subconscient  dans  l'homme 
moderne.  De  ce  moment,  son  époque  allait  lui  devenir  plus 
attentive  encore,  et  peut-être  d'autant  plus  qu'elle  sentit 
fort  bien  ce  que  lui-même  a  tant  de  fois  avoué  dans  la  suite  : 
c'est-à-dire  que  ce  censeur  sévère  de  la  morale  des  romans 
était  leur  secret  adepte  et  même  un  adepte  incroyablement 
passionné,  comme  nous  le  savons. 

Poursuivons  plutôt  la  lecture  du  passage  des  Confessions 
que  nous  venons  de  rappeler  :  «  Jusqu'alors,  l'indignation  de 
la  vertu  m'avait  tenu  lieu  d'Apollon.  La  tendresse  et  la  dou- 
ceur d'âme  m'en  tinrent  lieu  cette  fois.  Les  injustices  dont  je 
n'avais  été  que  spectateur  m'avaient  irrité  ;  celles  dont  j'étais 
devenu  l'objet  m'attristèrent,  et  cette  tristesse  sans  fiel 
n'était  que  celle  d'un  cœur  trop  aimant,  trop  tendre  qui, 
trompé  par  ceux  qu'il  avait  crus  de  sa  trempe,  était  forcé  de 
se  retirer  au  dedans  de  lui  !  »  Nous  dirons  bientôt  ce  qu'il 
faut  penser  de  cette  interprétation  des  rapports  qui  unirent 
Rousseau  à  ses  amis  de  ce  temps.  «  Sans  m'en  apercevoir, 
reprend-il  cependant,  je  décrivis  dans  mon  livre  ma  situation 
actuelle  ;  j'y  peignis  Grimm,  M"^®  d'Épinay,  M^"^  d'Houdetot, 
Saint-Lambert,  moi-même.  En  l'écrivant,  que  je  versai  de 
délicieuses  larmes  !  Hélas  on  y  voit  trop  bien  que  l'amour, 
cet  amour  fatal  dont  je  m'efforçais  de  me  guérir,  n'était  pas 


LE     PHILOSOPHE  99 

encore  sorti  de  mon  cœur.  A  tout  cela  se  mêlait  un  certain 
attendrissement  sur  moi-même  qui  me  sentais  mourant  et 
qui  croyais  faire  au  public  mes  derniers  adieux...  Voilà  les 
secrètes  causes  du  ton  singulier  qui  règne  dans  cet  ouvrage 
et  qui  tranche  si  prodigieusement  avec  celui  du  précédent  î  » 
C'est-à-dire  avec  le  second  Discours. 

Oui  certes,  ce  philosophe,  toujours  stoïque  en  apparence 
et  adversaire  du  théâtre  romanesque  pour  sa  ville  natale, 
était,  au  cours  des  deux  années  précédentes,  revenu  en 
réalité,  corps  et  âme,  à  ses  romanesques  propensions  de  jeu- 
nesse, et  revenait  alors  au  mysticisme  fénelonien  qui  avait 
prospéré  vingt  ans  plus  tôt  dans  son  âme,  au  cours  d'une  crise 
de  thanatophobie  de  même  caractère  et  d'analogue  origine. 
L'initiateur  du  Romantisme  se  fait  donc  nécessairement 
sentir  cette  fois  sous  le  sage  prétendu  qui  persiste  encore, 
mais  sans  nulle  conviction  désormais,  dans  un  rôle  dispropor- 
tionné à  ses  forces  psychiques.  En  réalité,  il  est  pleinement 
sorti  dès  lors  de  la  période  de  vertueuse  «  effervescence  »  dans 
laquelle  l'avait  jeté  et  maintenu  quelque  temps  sa  volonté 
de  puissance,  lorsqu'il  entrevit  la  possibilité  de  conquérir 
sur  cette  voie  la  renommée  :  délicieuse  satisfaction  pour  un 
amour-propre  si  longtemps  sans  pâture  !  «  Cet  écrit,  indique- 
ra-t-il  encore  à  Deleyre,  est  bien  loin  de  la  prétendue  méchan- 
ceté dont  vous  parlez.  11  est  lâche  et  faible  (au  point  de  vue 
moral).  Les  méchants  n'y  sont  plus  gourmandes.  Vous  ne 
m'y  reconnaîtrez  plus!  »  —  Son  époque  l'y  reconnut  sans 
hésitation  toutefois,  tant  la  transition  y  est  habilement 
ménagée  entre  le  point  de  vue  plutarchien  des  Discours  et 
l'attitude  le  plus  souvent  érotico-romanesque  qui  sera  celle 
de  VHéloïse  [alors  en  bonne  voie  d'achèvement].  La  Lettre 
suscita,  dit-on,  plus  de  quatre  cents  brochures  d'apologie  ou 
de  critique.  En  voici  les  arguments  principaux. 

Certes,  objectait  l'auteur  à  d'Alembert,  le  théâtre  affiche 
la  prétention  de  réformer  les  mœurs  par  le  spectacle  des 
châtiments  ou  tout  au  moins  des  inconvénients  du  vice.  Si 
pourtant  un  auteur  qui  entreprend  de  peindre  les  passions 

BIBLIOTHECA 


100  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

humaines  n'avait  grand  soin  de  flatter  habilement  ces  pas- 
sions exigeantes,  ses  clients  seraient  bientôt  lassés  de  le  suivre 
et  son  œuvre  tomberait  à  plat.  A  quoi  donc  se  verra-t-il 
incliné  par  ces  dispositions  de  son  public  ?  A  marquer  quel- 
ques passions  de  couleurs  odieuses,  mais  à  prendre  grand 
soin  que  ces  passions  de  rebut  servent  toujours  à  en  jaire 
valoir  d'autres  qui  ne  sont  pas  plus  légitimes,  quoiqu'il  les 
sache  davantage  à  la  convenance  de  ses  auditeurs.  En  fin  de 
compte,  la  raison  seule  se  verra  interdire  de  porter  la  parole 
en  cette  affaire,  car  l'émotion,  le  trouble,  V attendrissement,  qui 
sont  les  fruits  de  la  littérature  erotique,  préparent  fort  mal  à 
surmonter  ou  même  à  régler  ses  passions  ;  les  impressions 
vives  et  touchantes  dont  on  se  fait  une  douce  habitude  sont,  en 
tous  cas,  les  moins  propres  à  favoriser  une  si  difficile  entrer 
prise. 

Depuis  Corneille  et  Molière,  poursuit  Rousseau  (mais,  en 
réalité,  dès  longtemps  avant  ces  maîtres  de  la  scène),  on  ne 
voit  réussir  au  théâtre  que  des  romans  sous  le  nom  de  pièces 
dramatiques.  On  nous  dira  bien  que  les  passions  désordonnées 
dont  ce  théâtre  romanesque  nous  offre  le  spectacle  sont 
suivies  de  désappointements  et  de  peines  ;  mais  pourquoi 
l'image  de  ces  peines  efîacerait-elle  le  souvenir  des  «  trans- 
ports de  plaisir  »  qui  les  ont  précédées  sous  nos  yeux,  trans- 
ports que  les  auteurs  n'ont  pas  manqué  de  peindre  sous  les 
plus  vives  et  les  plus  attrayantes  couleurs  ?  La  première  loi 
de  leur  art  n'est-elle  pas  de  réussir  ?  C'est  pourquoi  ils  pur- 
geront bien  volontiers  les  passions  qu'on  n'a  pas,  pourvu 
qu'on  les  laisse  fomenter  hypocritement  celles  qu'on  a  !  — 
L'amour  est  le  règne  des  femmes,  insiste  Jean- Jacques  ;  ce 
sont  elles  qui,  nécessairement,  donnent  la  loi  dans  ce  domaine 
parce  que,  selon  l'ordre  de  la  nature,  la  résistance  leur  appar- 
tient et  que  les  hommes  ne  peuvent  vaincre  cette  résistance 
qu'aux  dépens  de  leur  liberté.  Un  effet  naturel  du  théâtre 
romanesque  sera  donc  d'étendre  l'empire  du  sexe,  de  faire  des 
femmes  et  des  jeunes  filles  les  précepteurs  du  public,  de  leur 
donner  sur  l'âme  du  spectateur  le  même  pouvoir  despotique 


LE     PHILOSOPHE 


101 


qu'elles  exercent  sur  leurs  amants.  «  Pensez-vous,  Monsieur, 
écrit  en  propres  termes  le  contradicteur  de  d'Alembert  après 
cet  excellent  exposé,  pensez-vous  qu'un  tel  ordre  [social] 
soit  sans  inconvénient,  et  que,  en  augmentant  avec  tant 
de  soins  l'ascendant  des  femmes,  les  hommes  en  seront 
mieux  gouvernés  ?  » 

La  même  cause  qui,  dans  nos  pièces  tragiques  ou  comiques, 
donne  l'ascendant  aux  femmes  sur  les  hommes,  le  donne 
encore  aux  amoureux  sur  les  barbons,  aux  jeunes  gens  sur  les 
hommes  mûrs  :  autre  renversement  des  rapports  naturels 
qui  n'est  pas  moins  répréhensible  !  «  Observez,  insiste  en 
effet  Rousseau,  observez  à  Paris  dans  une  assemblée  l'air 
suffisant  et  vain,  le  ton  ferme  et  tranchant  d'une  impudente 
jeunesse,  tandis  que  les  anciens,  craintifs  et  modestes,  ou 
n'osent  ouvrir  la  bouche,  ou  sont  à  peine  écoutés  !  »  11  avait 
déjà  parlé  sur  ce  ton  dans  son  premier  Discours,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit,  et  c'était  sans  doute  en  conséquence  de  ses 
dispositions  à  morigéner  ses  contemporains.  Quand  il  sera 
devenu  ouvertement  romancier,  comme  il  l'est  dès  lors  en 
secret,  il  s'appuiera  avec  orgueil,  avec  prédilection  sur  le 
suffrage  des  femmes  ou  des  jeunes  gens  et  ses  continuateurs 
feront  de  même.  Lamartine  se  vantait,  dit-on,  volontiers  de 
ces  adhésions  qui  le  dispensaient  de  compter  avec  les  autres. 

Rousseau  ne  reproche  pourtant  pas  précisément  au  théâtre 
romanesque  d'inspirer  des  passions  criminelles  ;  il  l'accuse  de 
disposer  l'âme  à  des  sentiments  trop  tendres  qu'il  faudra 
presque  nécessairement  satisfaire  ensuite  aux  dépens  de  la 
vertu.  Les  douces  émotions  dont  ce  théâtre  est  prodigue  ne 
donnent  pas  immédiatement  de  l'amour,  dit-il,  mais  elles 
préparent  à  en  ressentir.  Les  vives  images  d'une  tendresse 
innocente  ne  sont-elles  pas  aussi  douces,  aussi  séduisantes, 
aussi  capables  d'échauffer  un  cœur  sensible  que  celles  d'un 
amour  criminel  dont  l'horreur  du  vice  fournira  tout  au  moins 
le  contrepoids  ?  Voyez  plutôt  la  Bérénice  de  Racine.  Chacun 
ne  voudrait-il  pas,  au  fond  du  cœur,  que  Titus  se  laissât 
vaincre  à  la  lin  ?  Les  tableaux  d'amour  feront  toujours  plus 


102  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

d'impression  que  les  maximes  de  la  sagesse  et  l'effet  d'une 
tragédie  est  indépendant  de  son  dénouement  :  «  Je  serais  très 
curieux,  écrit  le  défenseur  des  mœurs  genevoises,  de  trouver 
quelqu'un,  homme  ou  femme,  qui  s'osât  vanter  d'être  sorti 
d'une  représentation  de  Zaïre  bien  prémuni  contre  l'amour  ? 
Pour  moi,  je  crois  entendre  chacun  des  assistants  dire  en  son 
cœur  à  la  fin  de  la  tragédie  :  Ah  !  qu'on  me  donne  une  Zaïre, 
je  ferai  bien  en  sorte  de  ne  pas  la  tuer  !  —  Nulle  autre  tragédie 
ne  montre  avec  plus  de  charme  le  pouvoir  de  l'amour  et 
l'empire  de  la  beauté,  et  on  y  apprend,  par  surcroît  de  profit, 
à  ne  pas  juger  sa  maîtresse  sur  les  apparences...  Qu'on  nous 
peigne  au  surplus  l'amour  comme  on  voudra,  il  séduit,  ou  ce 
n'est  pas  lui  !  wS'il  est  mal  peint,  la  pièce  est  mauvaise  ;  s'il 
est  bien  peint,  il  offusque  tout  ce  qui  l'accompagne.  Ses  com- 
bats, ses  maux,  ses  souffrances  le  rendent  plus  touchant  encore 
que  s'il  n'avait  nulle  résistance  à  vaincre.  On  se  dit  malgré 
soi  qu'un  sentiment  si  délicieux  console  de  tout  ;  on  prend 
de  la  passion  ce  qui  mène  au  plaisir,  on  en  laisse  ce  qui  tour- 
mente. » 

Quelle  connivence  profonde,  derrière  la  critique  apparente, 
entre  Voltaire,  habile  serviteur  des  propensions  romanesques 
de  son  public  parisien,  et  Rousseau  romanesque  aussi  de  nais- 
sance, puis  hôte  assidu  de  nos  théâtres.  Et  com.bien  ce  dernier 
a  parlé  juste  en  avertissant  ses  fidèles  que  le  point  de  vue 
plutarchien  de  ses  Discours  était  profondément  modifié,  sans 
qu'il  en  voulût  encore  publiquement  convenir,  dans  l'ouvrage 
qui  les  suivit  immédiatement  sous  sa  plume.  Car  son  séjour 
à  l'Ermitage  et  son  amour  enflammé  pour  M"^^  d'Houdetot 
avaient  trouvé  place  entre  ces  deux  manifestations  de  sa 
pensée  !  —  Nous  percevons  désormais  les  accents  enchanteurs 
qui,  prolongés  peu  après  par  les  lettres  brûlantes  de  VHéloïse, 
ont  transporté  sur  un  tout  autre  terrain  que  ses  premiers 
écrits,  sur  le  terrain  spécifiquement  passionnel,  l'influence  et 
la  réputation  de  l'auteur.  A  l'heure  où  il  jetait  sur  le  papier 
ses  protestations  contre  le  théâtre  romanesque,  il  avait  déjà 
décidé  dans  son  esprit  la  publication  de  la  Julie,  cette  œuvre 


LE    PHILOSOPHE  103 

follement  romanesque  pour  une  si  grande  part,  et  dont  il  ne 
s'était  justifié  à  ses  propres  yeux  quand  il  en  commença  la 
rédaction  que  par  le  ferme  propos  d'en  garder  les  langou- 
reuses imaginations  pour  lui  seul.  Aussi  a-t-il  vu  mieux  que 
personne  à  quel  point  il  se  rendit  coupable  de  contradiction 
en  cette  heure  décisive  de  sa  carrière,  puisque,  dans  la  grande 
préface  dialoguée  de  son  roman  (la  seconde  en  date),  il  écrira 
nettement  :  «  Sou  venez- vous  que  je  songeais  à  faire  imprimer 
ces  lettres  (celles  qui  composent  la  Julie)  quand  j'écrivis 
contre  les  spectacles  et  que  le  soin  d'excuser  un  de  mes  écrits 
ne  m'a  pas  fait  altérer  la  vérité  dans  l'autre.  Je  me  suis  accusé 
d'avance,  plus  fortement  peut-être  que  personne  ne  m'accusera  ! 
Voulez-vous  qu'on  soit  toujours  conséquent  ?  Un  des  écrits 
au  moins  portera  de  bons  fruits  !  »  Par  malheur,  ce  fut  celui 
qui  devait  être  le  moins  lu,  de  beaucoup. 

vS'est-il  cependant  accusé  avec  autant  de  force  qu'il  le  croit  ? 
Que  de  précautions  oratoires,  au  contraire,  pour  faire  accepter 
du  lecteur  l'attitude  antiromanesque  que  lui  impose  encore 
à  ce  moment  sa  précédente  «  effervescence  »  vertueuse  et 
l'objet  même  de  sa  protestation  patriotique  î  Que  de  conces- 
sions tacites  à  l'érotisme  traditionnel  pour  s'assurer,  une  fois 
encore,  le  succès,  ce  but  nécessaire  de  tout  artiste,  comme  il 
vient  de  le  rappeler.  Écoutons  plutôt  les  humbles  accents  de 
sa  préface  :  <■<  Depuis  que  je  ne  vois  plus  les  hommes  (après  sa 
retraite  à  la  campagne),  j'ai  presque  cessé  de  haïr  les  méchants. 
J'espère  qu'on  ne  me  trouvera  plus  cette  âpreté  qu'on  me 
reprochait,  mais  qui  me  faisait  lire...  Je  suis  au-dessous  de 
moi-même.  Un  instant  de  fermentation  passagère  a  produit 
en  moi  quelques  lueurs  de  talent  ;  il  s'est  montré  tard,  il 
s'est  éteint  de  bonne  heure.  En  reprenant  mon  état  naturel, 
je  suis  rentré  dans  le  néant...  Lecteur,  recevez  ce  dernier 
ouvrage  avec  indulgence,  car,  pour  moi,  je  ne  suis  plus  !  )> 
C'était  le  contraire  même  de  la  réalité,  car  son  talent  s'épa- 
nouissait précisément  à  l'heure  où,  renonçant  à  une  attitude 
pour  lui  trop  pénible  à  tenir,  il  retournait,  une  dernière  fois 
masqué  à  demi  de  stoïcisme  factice,  vers  ses  propensions 


104  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

roiiianesques  de  fond  et  redevenait  enfin  lui-même.  Une  nou- 
velle carrière  érotico-mystique  s'ouvre  à  cet  instant  devant 
le  pseudo-rationnel  d'une  heure.  Il  va  donner  au  mysticisme 
passionnel  un  essor  que  le  christianisme  rationnel  avait 
quelque  peu  entravé  jusque-là,  au  cours  de  l'évolution  roma- 
nesque. Son  Messianisme  se  pose  et  s'affirme  déjà  dans  ce 
livre  de  transition  dont  l'importance  est  décisive.  Il  mesure 
avec  effroi  mais  avec  une  tacite  complicité  de  tout  son  être, 
la  grandeur  du  péril  érotico-romanesque  pour  sa  petite  patrie 
que  le  christianisme  rationnel  a  fait  ce  qu'elle  est  dans  le 
monde  !  Il  n'hésitera  pourtant  pas  à  mettre  peu  après  ses 
concitoyens  en  mesure  de  lire,  ne  fût-ce  que  par  curiosité,  le 
plus  insidieux  des  romans,  sous  le  prétexte,  inacceptable,  qu'il 
l'écrivit  seulement  pour  les  Français  ! 

Il  n'ignorait  pourtant  pas  la  secrète  fragilité  de  ses  compa- 
triotes, puisqu'il  écrivait  d'eux  à  d'Alembert  :  «  J'ajouterai 
que  les  objets  trop  passionnés  sont  plus  dangereux  à  nous 
montrer  qu'à  personne  parce  que  nous  n'avons  naturelle- 
ment que  trop  de  penchants  à  les  aimer.  Sous  un  air  flegma- 
tique et  froid,  le  Genevois  cache  une  âme  ardente  et  sensible, 
plus  facile  à  émouvoir  qu'à  retenir...  Dans  ce  séjour  de  la 
raison,  le  levain  de  la  mélancolie  fait  souvent  fermenter 
l'amour.  Les  hommes  n'y  sont  que  trop  capables  de  sentir  les 
passions  violentes,  les  femmes  de  les  inspirer  !  »  Nous  avons 
vu  que,  par  l'histoire  de  sa  famille,  paternelle  aussi  bien  que 
maternelle,  il  en  savait  quelque  chose  !  «  L'amour,  pour- 
suit-il cependant,  l'amour  même  y  prend  le  masque  de  la 
vertu  pour  la  surprendre.  Il  se  pare  de  son  enthousiasme,  il 
usurpe  sa  force  ;  il  affecte  son  langage  !  »  Qu'avait-il  fait 
autre  chose  la  veille  avec  M"^^  d'Houdetot  et  que  fera  Saint- 
Preux  près  de  Julie  ?  «  Quand  on  s'aperçoit  de  l'erreur,  qu'il 
est  tard  pour  en  revenir  !...  On  triomphe  aisément  d'un  faible 
penchant,  mais  celui  qui  connut  le  véritable  amour  et  qui  l'a 
su  vaincre,  ah  I  pardonnons  à  ce  mortel,  s'il  existe,  d'oser 
prétendre  à  la  vertu  !  »  C'est,  sous  une  forme  délicieusement 
mélodique  dès  lors,  l'aveu  de  sa  réelle  disposition  d'âme  à  cette 


LE     PHILOSOPHE  105 

heure  de  son  existence  ;  aveu  qui  fut  suffisamment  compris 
des  intéressés  pour  faire  accepter  de  l'opinion  avec  trans- 
port un  écrit  si  fort  «  inactuel  »  en  apparence,  si  sévère  à  toutes 
les  prédilections  du  public. 

Quant  au  reproche  de  contradiction  entre  sa  conduite  et  ses 
leçons,  reproche  qu'il  avait  maintes  raisons  de  redouter  dès 
lors,  il  se  hâta  de  le  prévenir  dans  une  note  significative  :  «  On 
dira  :  cet  homme  ne  peut  souffrir  la  comédie  !  —  J'aime  la 
comédie  à  la  passion.  —  Il  a  de  l'aversion  pour  les  femmes  !  — 
Je  ne  serai  que  trop  bien  justifié  là-dessus  !  »  Sans  doute  par 
les  échos  de  son  roman  d'Eaubonne  et  par  la  publication  dès 
lors  projetée  de  VHéloïse  qu'il  laissa  volontiers  considérer 
comme  une  autobiographie  discrète,  afin  d'en  augmenter  le 
retentissement.  «  Racine  me  charme,  ajoute-t-il.  Je  n'ai 
jamais  manqué  volontairement  à  une  représentation  de 
Molière  !  »  Que  lui  restait-il  après  cela  d'autorité  pour  avertir 
ses  concitoyens  que  l'introduction  de  la  comédie  à  Genève 
était  leur  perte  assurée  ?  Mais  l'opinion  de  son  temps  lui  a 
passé  bien  d'autres  non-sens. 


II 
l'aspect     rationnel     de     I^'HÉLOISE 


Peu  de  mois  après  la  Lettre  à  d' Alembert,  la  publication  de 
Julie  ou  la  nouvelle  Héloïse  venait  donner  à  la  réputation  de 
Rousseau  un  incroyable  essor.  Ce  roman  pourrait  être  défini 
comme  un  cours  de  morale  rationnelle  et  chrétienne,  encadré 
de  deux  épisodes  qui  se  rattachent  à  la  plus  suspecte  tradition 
romanesque,  celle  du  xvi^  siècle  galant.  Au  début  se  place 
une  séduction  domestique  sous  un  vernis  de  platonisme  insi- 


106  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

dieux  ;  au  dénouement  se  développe  un  demi-adultère  en 
pensée,  également  fardé  de  platonisme  et  défendu  par  une 
conclusion  abondamment  émotive.  —  Nous  dirons  ici  quelques 
mots  de  l'aspect  «  philosophique  »  du  roman,  —  au  sens 
rationnel  du  mot  de  philosophie,  qui  est  science  de  la  sagesse, 
—  nous  réservant  de  portraiturer  plus  loin  son  héros,  dont  la 
postérité  devait  être  innombrable  :  le  précepteur  et  l'amant 
de  Julie,  Saint-Preux. 

Les  deux  pj-emières  parties  du  roman,  la  seconde  surtout, 
offrent  çà  et  là  des  lettres  aux  prétentions  moralisatrices  qui 
alternent  avec  les  diverses  étapes  de  la  séduction  de  Julie  ; 
l'auteur  y  traite  ex  professa,  sous  le  couvert  de  ses  person- 
nages, du  duel,  du  préjugé  de  naissance,  de  la  noblesse,  des 
lectures  à  choisir,  du  Paris  de  Louis  XV,  de  l'art  dramatique 
et  musical  en  France,  des  femmes  françaises,  etc..  C'est  tou- 
tefois vers  le  milieu  de  la  III^  partie  seulement  que  s'ouvre  l'in- 
termède proprement  rationnel  dont  nous  avons  dit  plus  haut 
le  caractère.  Une  longue  lettre  de  Julie  raconte  à  son  ancien 
amant  son  mariage,  presque  contraint,  avec  le  baron  de 
Wolmar.  Aux  pieds  des  saints  autels,  elle  a  senti  s'opérer 
dans  son  cœur  la  révolution  qui  trahit  la  présence  de  la  grâce 
divine  :  «  Une  puissance  inconnue  sembla  corriger  tout  à  coup 
le  désordre  de  mes  affections  et  les  rétablir  selon  la  loi  du 
devoir  et  de  la  nature.  »  Ce  miracle,  —  et  il  n'y  fallait  rien 
moins  sans  doute,  —  inaugure  la  portion  morale  du  roman  de 
Rousseau,  que  fermera  la  très  singulière  inspiration  de  Wol- 
mar, rappelant  près  de  son  épouse  l'homme  qui  l'a  rendue 
mère  avant  son  mariage. 

Ses  amis  et  parents,  M.  et  M™^  d'Orbe,  expose  alors  la 
jeune  femme,  sont  d'excellents  époux  quoiqu'il  n'y  ait  pas 
entre  eux  d'amour,  au  sens  romanesque  de  ce  terme  ;  ils  lui 
serviront  désormais  d'exemple  et  elle  tiendra  son  serment 
conjugal  jusqu'à  la  mort,  car  le  Dieu  du  mysticisme  passion- 
nel s'est  alors  effacé  pour  elle  devant  le  Dieu  du  Ghristia- 
nism.e  rationnel,  celui  qui  fonde  et  soutient  la  famille.  «  Qui 
m'a  mise  sous  la  sauvegarde  d'un   époux  vertueux,   sage. 


LE     PHILOSOPHE  107 

aimable  par  son  caractère  et  même  par  sa  personne  ?  Qui  me 
permet  d'aspirer  enfin  au  titre  d'honnête  femme  et  me  rend 
le  courage  d'en  être  digne  ?  Je  le  vois,  je  le  sens,  la  main  secou- 
rable  qui  m'a  conduite  à  travers  les  ténèbres  est  celle  qui 
lève  à  mes  yeux  le  voile  de  l'erreur  !  »  A  savoir,  de  l'erreur 
platonique  et  romanesque  dans  laquelle,  en  compagnie  de 
son  amant,  elle  a  vécu  des  années  d'illusion.  «  L'auteur  de 
toute  vérité,  reprend-elle,  n'a  point  souffert  que  je  sortisse 
de  sa  présence  coupable  d'un  vil  parjure...  Providence  éter- 
nelle, tu  me  rappelles  au  bien  que  tu  m'as  fait  aimer  !...  Je 
veux  aimer  l'époux  que  tu  m'as  donné...  Je  veux  tout  ce  qui 
se  rapporte  à  l'ordre  de  la  nature  que  tu  as  établi  et  aux  règles 
de  la  raison  que  je  tiens  de  toi...  Ne  permets  plus  que  l'erreur 
d'un  moment  l'emporte  sur  le  choix  de  toute  ma  vie  !  »  Julie 
s'écarte  ici  des  héroïnes  de  Marguerite  de  Navarre  ou  de  Ban- 
dello  pour  se  rapprocher  de  celles  qui  émurent  les  premières 
la  précoce  sensibilité  de  Jean- Jacques  enfant,  la  Statira  de 
Cassandre,  ou  la  Mariamne  de  Cléopâtre,  ces  beaux  romans 
stoïco-chrétiens  de  notre  siècle  classique. 

Et,  sous  la  plume  de  M"^®  de  Wolmar,  voici  venir  une  discus- 
sion plus  approfondie  du  platonisme  insidieux  :  «  Je  me  sentais 
bien  née  et  me  livrais  à  mes  penchants...  Je  suivais,  pour  toute 
lumière,  la  fausse  lueur  des  feux  errants  qui  me  guidaient  pour 
me  perdre...  Que  le  caractère  et  l'amour  du  beau  soient 
empreints  par  la  nature  au  fond  de  mon  âme  (souvenir  du 
platonisme  de  Shaftesbury,  naguère  paraphrasé  par  Diderot), 
j'aurai  ma  règle  aussi  longtemps  qu'ils  ne  seront  point  défi- 
gurés. Mais  comment  m' assurer  de  conserver  toujours  dans 
sa  pureté  cette  effigie  intérieure  qui  n'a  point,  parmi  les  êtres 
sensibles,  de  modèle  auquel  on  puisse  la  comparer  ?...  La 
conscience  s'altère  et  se  modifie  insensiblement  dans  chaque 
siècle,  dans  chaque  peuple,  dans  chaque  individu  selon  l'in- 
constance et  la  variété  des  préjugés.  Adorez  l'Éternel,  mon 
digne  et  sage  ami,  etc..  »  D'ailleurs,  cette  belle  déclaration  de 
Julie  est  coupée  çà  et  là  de  sophismes  et  présentée  par  elle 
comme  un  plaidoyer  contre  la  raison  dont  se  targuent  les  phi- 


108  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

losophes,  à  cette  heure  abhorrés  de  Jean-Jacques.  Mais  on 
n'en  peut  pas  moins  tirer  de  sa  longue  homéUe  un  éloquent 
plaidoyer  pour  la  morale  rationnelle,  élaborée  par  la  sagesse 
antique  et  l'église  chrétienne  en  matière  de  relations  conju- 
gales. 

La  lettre  suivante  de  M™«  de  Wolmar  se  maintient  dans 
cette  sphère  élevée  ;  on  y  trouve  un  portrait  apologétique  de 
son  mari,  le  sage  vraiment  digne  de  ce  nom,  et  qui  est  en 
réalité  ce  que  lord  Bomston  croit  être  seulement,  «  bien  supé- 
rieur à  tous  nous  autres  gens  à  sentiments^  qui  nous  admirons 
tant  nous-mêmes,  car  le  cœur  trompe  en  mille  manières  et 
n'agit  que  par  un  principe  toujours  suspect  !  »  Ce  qui  est  la 
négation  même  du  rousseauisme  moral,  issu  du  quiétisme 
féminisé,  et  ce  qui  est  revenir  par  un  détour  à  la  conception 
du  péché  d'origine.  —  L'amour,  poursuit  M^^  de  Wolmar 
avec  autorité,  n'est  pas  nécessaire  pour  conclure  un  heureux 
mariage  ;  certaines  convenances,  moins  encore  de  condition 
et  d'âge  que  de  caractère  et  d'humeurs  (ceci  pour  ne  pas  trop 
humilier  Saint-Preux),  suffisent  entre  deux  époux  et  per- 
mettent qu'il  résulte  de  leur  union  un  attachement  très 
tendre  qui,  pour  n'être  pas  précisément  l'amour,  n'en  est  pas 
moins  doux  et  n'en  est  que  plus  durable.  On  ne  s'épouse  point 
pour  penser  uniquement  l'un  à  l'autre,  mais  pour  remplir 
conjointement  les  devoirs  de  la  vie  civile,  gouverner  prudem- 
ment la  maison  et  élever  ses  enfants.  Il  n'y  a  point  de  passion 
qui  nous  fasse  une  si  forte  illusion  que  l'amour.  «  Je  ne  vous  ai 
jamais  vu  qu'amoureux.  Que  sais-je  ce  que  vous  seriez  devenu 
cessant  de  l'être  ?...  Mon  ami,  le  ciel  éclaire  la  bonne  intention 
des  pères  (celle  de  M.  d'Étange  !)  et  récompense  la  docilité 
des  enfants...  Je  serais  libre  encore,  ce  n'est  pas  vous  que  je 
choisirais,  c'est  M.  de  Wolmar...  Veuve,  je  ne  prendrai  jamais 
un  autre  époux  !  »  Il  est  vrai  que,  dans  une  note  ajoutée  après 
la  première  édition,  une  interprétation  grossière  de  l'auteur 
vient  déflorer  et  dégrader  cette  résolution  si  critiquée,  dit-il. 
Il  insinue  que  Julie  se  sentant  toujours  tentée  par  Saint- 
Preux,  aurait  voulu  pour  ainsi  dire  couper  les  ponts  derrière 


LE     PHILOSOPHE  109 

elle  et  s'interdire,  par  un  engagement  solennel,  une  perspective 
à  laquelle  elle  songerait  trop  sans  cela.  Elle  «  met  ses  sens  du 
jiarti  de  sa  vertu  »  !  Sans  doute  Rousseau  a-t-il  espéré  faire 
accepter  plus  facilement,  par  ses  lecteurs  romanesques,  la 
fermeté  d'âme  de  son  héroïne  au  prix  de  cette  fâcheuse  addi- 
tion. 

Julie  ordonne  à  son  séducteur  de  ne  lui  plus  jamais  écrire 
(interdiction  qu'elle  lèvera  plus  tard).  Pour  les  communica- 
tions indispensables,  il  devra  s'adresser  à  leur  amie  commune, 
Mme  d'Orbe.  Enfin,  elle  va  jusqu'à  formuler  cette  rétractation 
courageuse,  qui  a  été  si  peu  prise  en  considération  par  l'école 
rousseauiste  :  «  Je  frémis  quand  je  songe  que  des  gens  qui  por- 
taient l'adultère  au  fond  de  leur  cœur  (car  ils  en  avaient  formé 
le  projet  avant  cette  cérémonie  religieuse  du  mariage  qui  a 
converti  M™^  de  Wolmar)  osaient  parler  de  vertu  !  Savez-vous 
bien  ce  que  signifiait  pour  nous  un  terme  si  respectable  et  si 
profané  tandis  que  nous  étions  engagés  dans  un  commerce 
criminel?  C'était  cet  amour  forcené  dont  nous  étions  embrasés 
Fun  et  l'autre  qui  déguisait  ses  transports  sous  ce  saint  enthou- 
siasme pour  nous  les  rendre  encore  plus  chers  et  nous  abuser 
plus  longtemps.  Choisissez  donc,  pour  aller  au  bonheur,  une 
route  plus  sûre  que  celle  qui  nous  a  si  longtemps  égarés.  » 

La  IV®  partie  du  roman  peint  le  bonheur  paisible  du  ménage 
"Wolmar  après  six  années  d'union  heureuse.  Elle  renferme  un 
long  exposé  des  relations  que  ce  ménage  modèle  entretient 
avec  ses  domestiques  :  relations  rationnelles  au  total  (quoique 
romanesques  encore  en  certains  détails)  et  pratiquées  au 
surplus  de  tout  temps  par  les  aristocraties  que  l'expérience 
façonne  au  commandement  intelligent  des  hommes,  tels  qu'ils 
sont.  Nous  apprenons  d'ailleurs  que  le  baron  d'Étange,  qui  a 
des  façons  bien  plus  despotiques,  est  aimé  de  ses  serviteurs 
autant  que  sa  fille  et  son  gendre.  —  Une  autre  lettre  décrit 
r  «  Elysée  »  des  Wolmar,  ce  verger  clos  et  abandonné  jusqu'à 
un  certain  point  aux  frondaisons  ou  floraisons  spontanées  de 
la  nature  :  c'est  un  écho  des  conceptions  anglaises  du  temps 
sur  l'art  des  jardins. 


110  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

La  V^  partie  reste  le  plus  souvent  dans  le  ton  de  la  IV®. 
Julie  y  propose  à  Saint-Preux  ses  vues  sur  l'ascétisme 
modéré  qui  est  un  des  préceptes  de  la  morale  stoïco- 
chrétienne,  parce  qu'il  est  un  éducateur  de  la  volonté.  Elle 
s'impose,  dit-elle,  avec  assiduité  des  privations,  non  de  ces 
privations  pénibles  ou  douloureuses  qui  blessent  la  Nature 
et  dont  son  Auteur  dédaigne  l'hommage  insensé  (fakirisme)  ; 
mais  des  privations  passagères  et  mesurées  qui  conservent  à  la 
raison  son  empire  ;  car  elle  entend  rester  maîtresse  d'elle- 
même,  accoutumer  ses  passions  à  l'obéissance,  plier  tous  ses 
désirs  à  la  règle  de  vie  qu'elle  s'est  prescrite.  Et,  par  exemple, 
elle  a  meublé,  au  premier  étage  de  son  habitation,  une  petite 
salle  à  manger,  dite  «  salon  d'Apollon  »  où  elle  donne  de  temps 
en  temps  des  repas  de  famille  que  ne  gêne  pas  la  présence 
habituelle  des  domestiques  à  la  table  de  leurs  maîtres.  Mais 
ces  agapes  restent,  de  par  sa  ferme  volonté,  exceptionnelles  : 
«  Tous  les  jours,  ce  serait  trop  agréable,  dit-elle,  et  l'ennui 
d'être  sans  cesse  à  son  aise  est  le  pire  de  tous.  »  Puis  vient  la 
description,  jadis  fameuse,  d'une  «  matinée  à  l'anglaise  »  que 
l'on  passe  tous  ensemble,  mais  chacun  absorbé  par  ses  occu- 
pations du  moment  et«  dans  le  silence  de  l'amitié  ».  Ce  qu'on 
dit  à  un  ami  peut-il  jamais  valoir  en  effet  ce  que  l'on  ressent 
à  ses  côtés  ?  Une  étreinte  contre  la  poitrine,  le  soupir  qui  la 
suit  expriment  bien  plus  que  des  paroles  !  —  Enfin  le  système 
d'éducation  des  jeunes  Wolmar  est  longuement  exposé,  mais 
nous  nous  réservons  d'en  parler  à  propos  de  l'Emile. 

Des  commentaires  sur  l'attitude  religieuse  du  baron  de 
Wolmar  procèdent  également  d'un  sens  droit.  Russe  de  natio- 
nalité et  par  conséquent  élevé  dans  le  rite  grec,  puis  longuement 
établi  en  pays  catholique,  ce  gentilhomme  n'est  venu  que 
tard  en  pays  «  chrétien  »  (réformé),  par  malheur.  Aussi,  dans 
l'innocence  d'une  vie  sans  reproche,  demeure-t-il  sceptique 
en  matière  de  foi  et  porte-t-il  au  cœur  l'affreuse  paix  des 
méchants  sur  les  choses  de  l'Au-delà,  sans  être  méchant  lui- 
même.  Julie,  de  tout  temps  fort  pieuse,  ne  peut  supporter  la 
pensée  de  voir  un  réprouvé  dans  le  père   de  ses  enfants.  Elle 


LE     PHILOSOPHE  111 

s'en  plaint  souvent  à  Saint-Preux,  alors  devenu  précepteur 
de  ses  fils  par  la  volonté  de  son  mari  :  «  Si  le  ciel  me  refuse, 
dit-elle,  la  conversion  de  cet  honnête  homme,  je  n'ai  plus 
qu'une  grâce  à  lui  demander,  c'est  de  mourir  la  première  !  » 
Prière  qui  sera  exaucée,  comme  on  le  sait,  mais  préparera  la 
conversion  de  Wolmar,  que  Jean-Jacques  fait  prévoir  au 
terme  de  son  récit  :  et  ce  trait  exaspéra  de  tout  temps  les  rous- 
seauistes  anticléricaux,  tels  que  Michelet.  Ajoutons  que  Wol- 
mar ne  laisse  rien  soupçonner  de  son  incroyance  au  vulgaire  ; 
il  assiste  régulièrement  aux  offices  publics  et  se  conforme,  en 
toutes  choses,  aux  usages  religieux  établis  dans  le  pays  qu'il 
habite. 

Bien  que  dominée  et  presque  remplie  par  la  mort  érotico- 
mystique  de  M™^  de  Wolmar,  la  VP  partie  de  VHéloïse 
a  encore  quelques  pages  teintées  de  christianisme  rationnel. 
Rousseau  avait  lu  Murait  et  Marie  Huber  pendant  son  séjour 
de  1754  à  Genève  ;  il  était  resté  sous  l'impression  de  leur  mys- 
ticisme calviniste.  Il  traite  donc  de  la  prière  dans  sa  lettre 
sixième.  «  Selon  vous,  écrit  Julie  à  Saint-Preux  (car  ils  ont 
alors  repris  leur  correspondance),  cet  acte  d'humilité  ne  nous 
est  d'aucun  fruit.  Ce  n'est  pas  là,  vous  le  savez,  la  doctrine 
de  Saint-Paul  ni  celle  que  professe  notre  église.  Nous  sommes 
libres,  il  est  vrai,  mais  nous  sommes  ignorants,  faibles,  portés 
au  mal  !  Et  d'où  nous  viendraient  la  lumière  et  la  force  si  ce 
n'est  de  Celui  qui  en  est  la  source  ?  »  Voilà  donc  une  fois  de 
plus  la  «  bonté  naturelle  »  —  au  sens  qui  sera  préféré  par  Jean- 
Jacques  pendant  sa  vieillesse,  —  reniée  pour  laisser  place  à 
la  psychologie  chrétienne  de  la  concupiscence  originelle. 
Puis,  dans  la  lettre  suivante,  Julie  continuera  de  justifier 
par  des  arguments  excellents  sa  dévotion  désormais  plus 
éclairée  que  dans  le  passé.  «  Avec  du  sentiment  et  des  lumières 
(?),  j'ai  voulu  me  gouverner  et  je  me  suis  mal  conduite...  Je 
crois  valoir  autant  qu'une  autre  et  mille  autres  ont  vécu  plus 
sagement  que  moi...  Comment  font  celles  qui  résistent  ? 
Elles  ont  un  meilleur  appui.  »  Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes, 
l'aspect  rationnel  de  VHéloïse,  concentré  presque  tout  entier 


112  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

dans  le  personnage  de  Julie,  entre  sa  jeunesse  folle  et  sa  mort 
discutable;  il  a  contribué  à  rassurer  maint  lecteur  sur  l'inspi- 
ration romanesque  et  sur  la  morale  romantique  qui  s'étalent 
en  revanche  dans  le  reste  de  l'ouvrage.  C'était  l'écho  de  l'édu- 
cation chrétienne  de  l'auteur,  des  leçons  de  M.  Lambercier  et 
de  ses  féneloniennes  méditations  des  Charmettes  ;  car  si  la 
morale  de  Fénelon  a  quelques  côtés  suspects  que  son  disciple 
Jean- Jacques  a  trop  largement  développés  par  ailleurs,  elle 
garde  aussi  bien  des  traits  du  haut  enseignement  rationnel 
dont  le  prélat  avait  le  dépôt,  comme  pasteur  des  âmes. 


III 

LA    PÉDAGOGIE    DE    ROUSSEAU    AVANT    ïu' EMILE 


A  la  fin  de  l'année  1740,  le  jeune  précepteur  engagé  par 
M.  de  Mably  pour  s'occuper  des  enfants  de  ce  magistrat  lui 
présenta  par  écrit  un  Projet  pour  l'éducation  de  M.  de  Sainte- 
Marie,  son  fils  aîné.  De  même  que  les  commentaires  de  Féne- 
lon sur  V Éducation  des  filles,  ouvrage  de  sa  jeunesse,  sont  beau- 
coup plus  rationnels  que  ses  vues  ultérieures  sur  le  même  sujet 
après  sa  prise  de  contact  avec  M"^^  Guy  on,  ainsi  le  Projet  de 
Rousseau  reflète  honnêtement  les  persuasions,  suffisamment 
sages  encore,  de  la  première  moitié  du  xviii®  siècle  sur  les 
méthodes  convenables  à  la  formation  d'un  jeune  gentilhomme  ^ 

1.  Il  avait  lu  dans  Clélie  le  plan  d'éducation  de  Brutus,  le  futur  libéra- 
teur de  Rome,  par  Danio,  fille  du  sage  Pythagore  (II«  partie,  livre  I).  «  On 
ne  lui  apprit  rien  que  par  raison  et  non  pas  seulement  par  simple  efFoi't 
de  mémoire  :  elle  disait  qu'il  fallait  donner  une  honnête  liberté  à  tous 
ceux  qui  commencent  de  vivre  et  que  la  vertu  devait  avoir  une  espèce  de 
jeunesse,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  pendant  laquelle  les  fêtes,  les  jeux  et 
les  plaisirs  innocents  fussent  permis,  de  peur  que   l'âme    ne   se   rebutai 


LE     PHILOSOPHE  113 

Pas  de  châtiments  corporels  qui  avilissent  et  dégradent  ; 
former  le  cœur  avant  de  façonner  le  jugement  et  l'esprit, 
mais  faire  naître  sans  délai  le  goût  de  l'étude  chez  cet  enfant 
de  huit  ans  qui  témoigne  encore  «  une  aversion  horrible  pour 
tout  ce  qui  sent  l'application  »  car  «  on  a  beau  parler  au  désa- 
vantage des  études,  lâcher  d'en  anéantir  la  nécessilé  el  d'en 
grossir  les  mauvais  effets,  il  sera  toujours  beau  et  utile  de 
savoir,  etc..  »  Voilà  qui  est  aux  antipodes  du  rousseauisme 
mystique  ;  en  revanche  on  trouve  déjà  dans  ce  mémoire  cer- 
tains de  ces  procédés  de  formation  assez  puérils  qui  devien- 
dront plus  franchement  romanesques  avec  le  temps  et  tien- 
dront tant  de  place  dans  Emile.  Ainsi,  par  un  geste  convenu 
d'avance  (en  désignant  du  doigt  soit  les  boutons,  soit  les  bou- 
tonnières de  son  habit  à  la  française)  le  gouverneur  rensei- 
gnera les  parents,  dès  son  entrée  dans  la  pièce  où  ils  se 
tiennent,  sur  la  satisfaction  que  lui  a  donnée  dans  la  journée 
son  élève  ;  et  ils  traiteront  aussitôt  le  bambin  en  conséquence, 
comme  s'ils  étaient  doués  du  don  de  divination.  Mais  il  est 
permis  de  penser  qu'un  enfant  éveillé  chercherait  bientôt 
l'explication  de  ce  quotidien  miracle  et  ne  tarderait  pas  sans 
doute  à  la  trouver.  En  1743  ou  1745,  Rousseau  retoucha  ce 
mémoire  au  profit  des  Dupin,  ses  protecteurs,  pour  l'éducation 
de  leur  plus  jeune  fils,  M.  de  Ghenonceaux,  dont  il  eut  à 
s'occuper  un  instant  ;  il  n'en  modifia  pas  toutefois  le  carac- 
tère raisonnable,  engagé  qu'il  était  alors  dans  la  période  à 
peu  près  purement  philosophique  et  rationnelle  de  sa  pensée. 
—  Enfin,  s'il  fallait  en  croire  les  souvenirs,  toujours  sujets 
à  caution,  de  M^^  d'Epinay,  l'hôte  de  l'Ermitage  aurait 
conservé  jusqu'en  1757  des  idées  fort  réalistes  et  parfaitement 
sensées  en  matière  d'éducation. 

d'abord  de  toutes  les  difficultés  et  ne  se  trouvât  accablée  de  ce  qui  devait 
la  rendre  capable  de  ne  le  pouvoir  jamais  être  par  la  mauvaise  fortune  !  » 
Mais  Madeleine  de  Scudéry  estime  qu'il  faut  inspirer  avant  tout  aux 
enfants  l'amour  de  la  gloire  qu'ils  doivent  toujours  préférer  aux  impulsions 
de  leur  tempérament  ;  et  l'auteur  d'FJmile  n'a  pas  accepté  de  celui  d'Ar- 
tamène  cette  ferme  suggestion. 

8 


114  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  dernière  indication,  voici  ce  que 
nous  apprennent  les  Confessions  sur  les  origines  de  la  péda- 
gogie proprement  rousseauiste.  «  Je  méditais  depuis  quelque 
temps  (en  1756)  un  système  d'éducation  dont  M^^  (Dupin) 
de  Chenonceaux  (née  Rochechouart  et  femme  de  celui  dont 
nous  venons  de  parler),  que  celle  de  son  mari  faisait  trembler 
pour  son  fils,  m'avait  prié  de  m'occuper.  L'autorité  de  l'amitié 
faisait  que  cet  objet,  quoique  moins  de  mon  goût  en  lui-même 
(que  les  ouvrages  alors  projetés  par  lui)  me  tenait  au  cœur 
plus  que  tous  les  autres.  Aussi,  de  tous  les  sujets  dont  je  viens 
de  parler,  celui-là  est-il  le  seul  que  j'aie  conduit  à  sa  fin.  »  Ce 
livre  mené  à  bonne  fin  fut  VÉmile. 

On  peut,  croyons-nous,  considérer  les  vues  de  Rousseau 
sur  l'éducation  comme  l'extension  à  l'individu  humain  des 
idées  exposées  par  lui  sur  la  jeunesse  et  la  genèse  des  sociétés 
humaines  dans  le  Discours  sur  l'inégalité,  ou,  si  l'on  veut, 
comme  une  psychologie  et  une  morale  qui  s'apparenteraient 
de  fort  près  à  la  sociologie  et  à  la  politique  proposées  dans  ce 
Discours.  Il  prescrit  en  effet  de  maintenir  longuement  l'enfant 
dans  ce  stade  de  nullité  intellectuelle  qui  prépara  selon  lui 
l'éclosion  de  la  société  telle  qu'il  eût  été  désirable  de  la  voir 
rester  toujours.  De  la  sorte,  aussitôt  que  la  raison  viendra 
éclairer  spontanément  et  soudainement  son  cerveau  vers 
l'adolescence,  elle  ne  trouvera  devant  elle  aucune  habitude 
prise  qui  puisse  faire  obstacle  à  sa  céleste  lumière.  Emile, 
devenu  bon  sans  aucun  effort  parce  qu'on  aura  patiemment 
attendu  l'âge  marqué  par  le  Dieu-Nature  pour  l'éclosion  de 
la  bonté  naturelle  en  son  âme,  évitera  que  cette  bonté  se  cor- 
rompe, restera  bon  sa  vie  durant  et  ne  connaîtra  pas  le  troi- 
sième état  d'esprit,  celui  de  méchanceté  qui  est  le  sort  des 
hommes  constamment  mal  élevés  jusqu'à  Jean- Jacques, 
comme  il  fut  le  destin  des  sociétés  mal  inspirées  par  leur 
goût  prématuré  pour  le  savoir.  —  Encore  une  fois,  c'est 
ici  la  commode  psychologie  du  Quiétisme  qui  cherche  à  se 
faire  accepter  par  le  sens  déjà  philosophique  et  rationnel 
de  l'époque,  en  lui  consentant  quelques  concessions  pour  les 


LE     PHILOSOPHE  115 

reprendre  aussitôt  et  conclure  à  sa  morale  de  veulerie  tendre. 

Par  malheur,  loin  qu'il  y  ait  en  réalité  illumination  de  rai- 
son, épanouissement  de  bonté  sans  effort  après  la  nullité  de 
l'être  «  féroce  »  que  nous  a  montré  le  second  Discours^  on  cons- 
tate à  tous  les  stades  de  la  vie  individuelle  comme  de  la  vie 
sociale,  le  déploiement  de  la  volonté  de  puissance  plus  ou 
moins  éclairée  par  l'expérience  personnelle  ou  transmise  ;  on 
constate  la  lutte  plus  ou  moins  réglée  par  les  enseignements 
de  la  tradition.  C'est  pourquoi  l'éducation,  comme  la  poli- 
tique doit  être  tournée  très  souvent  contre  la  Nature,  impéria- 
liste irrationnelle  en  son  essence,  afin  de  lui  procurer  une 
certaine  adaptation  sociale  :  <■(■  Vous  dites  très  bien,  écrira 
Rousseau  lui-même  à  son  admirateur  le  Genevois  Cramer 
en  1764,  qu'il  est  impossible  de  faire  un  Emile.  Mais  je  ne 
puis  croire  que  vous  preniez  le  livre  qui  porte  ce  titre  pour 
un  vrai  traité  d'éducation.  C'est  un  ouvrage,  assez  philoso- 
phique, sur  ce  principe  avancé  par  l'auteur  dans  d'autres 
écrits,  que  l'homme  est  naturellement  bon.  Pour  accorder  ce 
principe  avec  cette  autre  vérité,  non  moins  certaine,  que  les 
hommes  sont  méchants,  il  fallait,  dans  l'histoire  du  cœur 
humain,  montrer  l'origine  de  tous  les  vices...  C'est  ce  que 
j'ai  fait  dans  ce  livre,  souvent  avec  justesse  et  quelquefois 
avec  sagacité.  »  En  réalité,  posant  une  contre-vérité  en  «  prin- 
cipe »  et  cherchant  à  l'accorder  avec  une  vérité  d'expérience 
(à  cela  près,  nous  l'avons  dit,  que  «  méchant  »  n'est  pas  le 
mot  convenable  à  caractériser  l'humaine  nature),  il  n'a  pro- 
duit et  ne  pouvait  produire  qu'une  suite  d'assertions  arbi- 
traires ou  contradictoires.  Utile,  frappant  même,  quand  il  est 
d'accord  avec  les  faits,  il  est  tranquillement  hors  de  sens  quand 
il  écoute  sa  psychologie  romanesque  de  rêve. 

On  trouve  dans  VHéloïse  un  premier  exposé  des  vues  éduca- 
trices  que  ses  méditations  semi-extatiques  de  l'Ermitage 
venant  après  celles  de  la  forêt  de  Saint-Germain,  commen- 
çaient de  mûrir  en  sa  pensée  vers  cette  époque  ;  cet  exposé 
se  place  dans  la  troisième  lettre  de  la  cinquième  partie  où 
Saint-Preux  résume,  au  profit  de  lord  Bomston,  les  directions 


116  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

données  par  M^^  de  Wolmar  à  ses  enfants.  Le  début  en  est 
déjà  fort  sujet  à  discussion,  ou  même  à  peu  près  inintelli- 
gible. La  raison,  pense  en  effet  cette  tendre  mère,  ne  com- 
mence à  se  former  qu'au  bout  de  plusieurs  années,  quand 
le  corps  a  pris  une  certaine  consistance.  —  C'est  tout  à  fait 
faux,  car  elle  commence  à  se  former  dès  le  premier  contact 
avec  la  vie,  si  elle  ne  commence  à  compter  qu'après  quelques 
années  en  effet.  —  L'intention  de  la  Nature  serait  donc  que 
le  corps  se  fortifiât  avant  que  l'esprit  ne  fût  mis  en  exercice 
et,  pour  commencer  l'éducation  proprement  dite,  il  faudrait 
attendre  la  première  étincelle  de  la  raison.  —  Non,  mais  son 
développement  déjà  quelque  peu  avancé.  —  Jusqu'à  ce 
moment,  on  substituera  au  joug  de  la  discipline  inculquée, 
le  joug,  bien  plus  inflexible,  de  la  nécessité  subie.  On  fera 
sentir  à  l'enfant  qu'il  est  faible  en  présence  de  grandes  per- 
sonnes bien  plus  fortes  dont  il  a  besoin  à  toute  heure.  —  Si 
cela  veut  dire  qu'il  faut  le  faire  obéir  par  contrainte  et  sans 
lui  donner  de  raisons,  c'est  dur  et  étroit,  mais  pourrait  se  défen- 
dre. Il  s'agit  de  toute  autre  chose,  car  M^^^  de  Wolmar  épargne 
à  ses  fils  toute  contrainte  (comment  fait-elle  ?  C'est  un  véritable 
miracle)  et  écarte  d'eux  par  là  même  le  mensonge,  la  vanité, 
la  colère,  l'envie,  en  un  mot  tous  les  vices  qui  naissent  de  l'es- 
clavage. La  mésintelligence,  explique  en  effet  Saint-Preux, 
interprète  de  Julie,  ne  s'élève  entre  l'enfant  et  sa  gouver- 
nante que  si  l'un  d'eux  veut  assujettir  l'autre  à  ses  caprices  (à 
ses  volontés,  tout  simplement).  Or  cela  ne  peut  arriver  ni 
sur  l'enfant  dont  on  n'exige  rien,  ni  sur  la  gouvernante  à  qui 
l'enfant  n'a  rien  à  commander.  —  Comprenne  qui  pourra  ! 
Mais  voici  qui  est  beaucoup  plus  sage  :  «  J'avais,  a  encore 
expliqué  M™^  de  Wolmar  à  son  ancien  précepteur  attentif, 
j'avais  d'abord  résolu  d'accorder  à  mon  fils  tout  ce  qu'il 
demanderait,  persuadée  que  les  premiers  mouvements  de  la 
nature  sont  toujours  bons  et  salutaires.  Mais  je  n'ai  pas  tardé  à 
reconnaître  qu'en  se  faisant  un  droit  d'être  obéis,  les  enfants 
sortent  de  l'état  de  nature  presque  en  naissant.  »  Supprimons  le 
«  presque    »  et  nous  avons  le  péché    d'origine,    mais    voilà 


LE     PHILOSOPHE  117 

qui  est  bien  commode  pour  sauvegarder  la  responsabilité 
de  la  bonne  Nature  !  «  Ils  contractent  nos  vices  par  notre 
exemple.  Ne  pouvant,  jusqu'à  l'apparition  (toujours  la  sou- 
daineté du  miracle  insinuée)  de  la  raison  lui  sauver  tout  cha- 
grin, j'ai  préféré  le  moindre  et  le  plus  tôt  passé  !  »  Hé,  c'est  là 
tout  le  secret  de  l'éducation  rationnelle  qui  est  ici  réintroduite 
subrepticement  après  une  feinte  au  profit  de  la  psychologie 
optimiste.  «  Je  l'ai  plié  au  refus  !  Dans  tout  ce  qui  le  chagrine, 
il  sent  l'empire  de  la  nécessité,  l'effet  de  sa  propre  faiblesse, 
jamais  l'ouvrage  du  mauvais  vouloir  d' autrui  !  »  Il  raisonne 
donc  profondément  bien  avant  l'âge  de  raison.  On  verra 
d'ailleurs  un  peu  plus  loin,  dans  le  roman,  que  l'aîné  des  petits 
Wolmar,  qui  a  cinq  ans,  a  pris  de  force  un  tambour  à  son 
cadet  qui  pleure  à  fendre  l'âme.  Une  heure  plus  tard,  sa  bonne 
le  lui  prend  aussi  de  force,  et,  l'ayant  fait  pleurer  à  son  tour 
(voilà  de  la  contrainte,  ou  je  meure  !  comme  on  disait  au 
XVII®  siècle),  l'amène  à  comprendre  l'injustice  de  sa  précé- 
dente violence.  C'est  fort  bien,  mais  pourquoi  attendre  «  une 
heure  »  ?  L'enfant,  précocement  éveillé  sur  ses  plaisirs,  jugera 
que  c'est  autant  de  pris  sur  l'ennemi  et  récidivera  sans  scru- 
pule. 

Wolmar,  lui  aussi,  a  une  telle  idée  du  premier  développement 
de  la  raison  (c'est  ici  la  mystique  de  la  raison  naturelle,  un 
peu  plus  spécieuse  seulement  que  celle  de  la  bonté  naturelle) 
qu'il  soutient  que,  quand  son  fils  ne  saurait  rien  à  douze  ans, 
il  n'en  sera  pas  moins  instruit  à  quinze  !  —  En  fait,  au  prix 
d'une  comédie  longue  et  compliquée,  on  lui  a  fait  apprendre  à 
lire  couramment  dès  cinq  ans,  sans  nulle  contrainte,  parce 
qu'il  avait  hâte  de  lire  des  récits  amusants  ;  et  c'est  là  une 
science  fort  rare  à  cet  âge.  Ainsi  chez  les  Wolmar  le  bon  sens 
agit  et  le  mysticisme  provoquant  tient  seulement  la  parole. 
L'écrivain  qui  leur  dicte  ses  paradoxes  romanesques  concède 
au  surplus  que  pour  appliquer  les  principes  qu'il  leur  prête, 
il  fallait  opérer  sur  des  enfants  bien  nés,  en  qui  la  nature  eût 
assez  fait  pour  qu'on  pût  aimer  en  eux  son  seul  ouvrage  !  Ce 
qui  est  beaucoup  demander  vraiment  à  l'hérédité  sociale,  si 


118  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

sommaire  et  si  capricieuse  encore,  fût-ce  en  plein  milieu  aris- 
tocratique, comme  c'est  le  cas  chez  Julie.  Quoi  qu'il  en  soit, 
par  les  procédés  que  celle-ci  met  en  œuvre,  la  Nature  est  justifiée 
et  tout  prouve  que  les  défauts  dont  nous  accusons  cette  bonne 
Mère  universelle  ne  sont  point  son  ouvrage,  mais  le  nôtre. 
C'est  le  principal  aux  yeux  de  l'auteur.  M^^^  de  Wolmar  n'est 
que  la  servante  du  grand  Jardinier  divin  qui  cultive  d'en 
haut  la  plante  humaine  ;  elle  sarcle  le  terrain  et  tient  la  mau- 
vaise herbe  à  l'écart.  C'est  à  lui  de  faire  germer  la  bonne  !  — 
Mais  encore  nous  demande-t-il  de  la  semer  et  de  l'arroser  de 
nos  mains. 

On  le  voit,  nous  sommes  ici  en  présence  d'une  série  d'asser- 
tions mystiques  de  très  médiocre  valeur  et  de  faits  qui  les 
contredisent  naïvement.  L'éducation  des  jeunes  Wolmar  est 
tout  simplement  celle  d'enfants  surveillés  de  près  par  des 
parents  sages  et  de  sage  conduite,  pourvus  de  richesse  au 
surplus  et  par  conséquent  d'amples  loisirs.  En  outre,  comme 
ces  bambins  ont  cinq  et  quatre  ans  tout  au  plus  (le  mariage 
des  parents  a  six  ans  de  date),  l'absence  du  travail  intellec- 
tuel dans  les  occupations  de  leurs  journées  n'a  encor^  rien  de 
bien  choquant  pour  le  sens  commun,  d'autant  que  l'aîné 
sait  déjà  lire.  Il  y  eut  donc  dans  ces  pages  une  préparation 
habile  des  paradoxes  de  l'Emile  qui  ne  fut  pas  assurément  sans 
influence.  Le  public  aborda  ce  gros  livre  avec  moins  de  sur- 
prise après  s'être  attendri  sur  le  bonheur  intime  des  Wolmar 
quelques  mois  plus  tôt.  Mais  les  disciples  du  maître  allaient 
tirer  sans  délai  bien  plus  hardiment  que  lui-même  les  con- 
clusions logiques  des  «  principes  »  de  mj^sticisme  masqué  qui 
s'étalent  au  premier  plan  de  son  œuvre. 


LE     PHILOSOPHE  119 


IV 


EMILE.    PSYCHOLOGIE    DE    L   AMOUR    DE    SOI 
LE    VICAIRE    SAVOYARD 


Emile  débute  par  une  nouvelle  expression  du  principe  cher  à 
l'auteur,  celui  de  la  «  bonté  naturelle  ».  Tout  est  bien,  dit-il,  en 
sortant  des  mains  de  l'Auteur  des  choses  ;  tout  dégénère  entre 
les  mains  de  l'homme  !  Assertions  facilement  acceptables  en 
leur  sens  général  dans  une  civilisation  dès  longtemps  façonnée 
par  la  morale  rationnelle  du  christianisme  à  une  utile  humilité 
devant  le  Dieu  de  l'ordre  social,  mais  qu'il  ne  faudrait  pas 
trop  appuyer,  sous  peine  de  réveiller  malgré  tout,  par  la 
première  des  deux  affirmations,  l'originelle  outrecuidance 
humaine.  —  Le  premier  livre  de  l'ouvrage  traite  de  l'enfant 
en  bas  âge.  La  mère  y  est  invitée  à  nourrir  elle-même  son 
rejeton  :  recommandation  qui  était  mise  en  avant  par  tous 
les  hygiénistes  de  l'époque,  mais  à  laquelle  le  talent  de  Rous- 
seau fit  un  succès  de  vogue.  Il  s'étend  longuement  sur  la 
souplesse  nécessaire  des  langes,  sur  les  bains  froids  précoces 
et  autres  prescriptions  de  nursery.  Il  était  assurément  sin- 
gulier de  voir  cet  homme  d'âge  qui  n'avait  jamais  eu  d'en- 
fants à  élever  faire  ainsi  figure  de  sage-femme.  Mais,  dans  le 
domaine  purement  physique,  la  nature  est  en  effet  bonne 
conseillère,  à  la  condition  de  faire  entrer  en  ligne  de  compte 
les  modifications  survenues  dans  le  tempérament  humain 
par  le  fait  de  la  vie  civilisée.  Rousseau  ne  s'y  refuse  pas  entiè- 
rement (sauf  en  ce  qui  concerne  le  bain  froid)  et  le  début  de 
son  traité  n'a  donc  rien  de  trop  hasardeux.  C'est  une  habile 
entrée  en  matière. 

En  revanche,  au  livre  deuxième,  lorsqu' Emile  a  quelque 


120  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

peu  grandi,  le  parti  pris  mystique  de  l'auteur  commence  à 
se  faire  sentir.  Désormais,  nous  le  verrons  sans  cesse  préoc- 
cupé d'expliquer  par  une  prétendue  spontanéité  sociale  de  la 
Nature  les  résultats  pédagogiques,  qui,  en  réalité,  ont  été 
obtenus  de  tout  temps  par  un  pénible  effort  de  dressage 
exercé  sur  la  jeune  créature  humaine  (impérialiste  irration- 
nelle de  naissance).  Cela  ne  peut  se  faire,  on  le  conçoit,  que 
par  une  grande  habileté  d'argumentation  sophistique.  Le 
succès  du  livre  prouve  que  l'auteur  possédait  cette  habileté 
au  suprême  degré.  Voyons-le  par  exemple  reprendre  la  thèse, 
véritablement  incompréhensible,  que  nous  avons  rencontrée 
dans  YHéloïse.  Votre  enfant,  expose-t-il  à  ses  lecteurs,  ne 
devra  rien  faire  par  obéissance,  mais  seulement  par  nécessité. 
Ne  lui  commandez  jamais  rien  ;  ne  le  laissez  pas  même  imagi- 
ner que  vous  prétendiez  aucune  autorité  sur  ses  faits  et  gestes  ! 
Que  ses  désordres  ne  lui  attirent  de  votre  part  ni  punitions, 
ni  gronderies,  pas  même  un  mot  de  reproche  !  Qu'il  sente  seu- 
lement de  bonne  heure  sur  sa  tête  altière  le  dur  joug  que  la 
Nature  impose  à  l'homme  !  Qu'il  sente  qu'il  est  faible  et  que 
vous  êtes  fort,  que  par  son  état  et  le  vôtre,  il  est  nécessaire- 
ment à  votre  merci.  —  Et  comment  le  sentirait-il  s'il  n'en- 
court jamais  une  punition  ou  même  un  reproche,  qui  sont 
précisément  les  moyens  inventés  depuis  longtemps  pour  le 
lui  faire  sentir  ?  —  Mais  ces  détails  ne  regardent  pas  notre 
théoricien  mystique  !  La  première  éducation,  insiste-t-il, 
doit  être  purement  négative.  Elle  consiste  non  point  à  ensei- 
gner la  vérité  ni  la  vertu,  mais  à  garantir  le  cœur  du  vice  et 
l'esprit  de  l'erreur.  Si  vous  pouviez  ne  rien  faire  et  ne  rien 
laisser  faire,  si  vous  ameniez  votre  élève  sain  et  robuste  à 
l'âge  de  douze  ans  sans  qu'il  sût  distinguer  sa  main  droite  de 
sa  main  gauche,  alors  (et  dès  vos  premières  leçons  sans  nul 
doute)  les  yeux  de  son  entendement  s'ouvriraient  à  la  raison. 
Sans  préjugés,  sans  habitudes  (comme  si  l'éducation  avait 
un  autre  but  que  d'inculquer  des  habitudes  ?),  il  n'aurait 
rien  en  lui  qui  pût  contrarier  l'effet  de  vos  soins.  Bientôt,  il 
deviendrait  entre  vos  mains  le  plus  sage  des  hommes,  et,  en 


LE     PHILOSOPHE  121 

commençant  par  ne  rien  faire,  vous  auriez  fait  un  prodige 
d'éducation  (toujours  par  l'hypothèse  d'une  révélation  sou- 
daine de  la  raison)  !  Prenez  le  contrepied  de  l'usage  et  de  la 
tradition,  et  vous  ferez  presque  toujours  bien  !  Préceptes  qui 
ne  méritent  assurément  pas  le  temps  qu'on  perdrait  à  les 
discuter. 

Il  est  vrai  qu'en  dépit  des  précautions  prises  pour  laisser 
ses  passions  en  sommeil,  Emile  verca  près  de  lui  les  passions 
d'autrui  se  donner  carrière  et  c'est  là  «  une  objection  forte 
autant  que  solide  »  aux  yeux  de  son  précepteur.  Mais  ce  der- 
nier a-t-il  donc  prétendu  que  ce  fût  une  entreprise  facile 
qu'une  éducation  naturelle  ?  O  hommes,  est-ce  sa  faute  si 
vous  avez  rendu  difficile  ce  qui  est  bien?  —  Supposons  cepen- 
dant que  l'on  soit  parvenu  à  réaliser  cette  ignorance  absolue 
des  passions  chez  l'intéressant  pupille.  Une  suite  de  scènes  de 
comédie  ou  de  roman  seront  alors  instituées,  —  à  grands  frais 
de  conciliabules  préalables,  de  préparatifs  coûteux  et  de  com- 
plaisances étrangères,  —  pour  préparer  à  Emile  le  bienfait  de 
l'éducation  naturelle.  Un  jardinier,  stylé  par  le  précepteur  de 
l'enfant,  lui  procurera  la  notion  de  la  propriété  en  ravageant 
les  plates-bandes  qu'on  lui  a  laissé  cultiver  tout  d'abord.  Un 
petit  drame  complet  sera  mis  en  répétition  dans  la  rue  voi- 
sine, avec  rôles  distribués  à  tous  les  commerçants  du  quar- 
tier, pour  l'empêcher  de  sortir  seul  avant  l'âge,  «  sans  l'en- 
nuyer d'avertissements  inutiles  »  ! 

Le  troisième  livre  montre  Emile  commençant  enfin,  après 
douze  ans,  de  recevoir  les  premières  notions  du  savoir  humain, 
de  l'astronomie  tout  d'abord,  puis  de  la  géographie  et  de  la 
physique.  Une  scène,  instructive  cette  fois,  lui  est  préparée 
par  son  précepteur,  après  entente  avec  un  joueur  de  gobelets, 
dans  une  foire.  Une  autre  fois,  on  feindra  de  s'égarer  dans  la 
forêt  de  Montmorency  pour  mettre  en  jeu  la  perspicacité  de 
l'adolescent.  —  Le  quatrième  livre  traite  de  l'éveil  des  pas- 
sions lors  de  la  puberté  et  se  développe  en  traité  de  psycho- 
logie, une  psychologie  déjà  fort  différente  de  celle  du  second 
Discours.  La  source  de  nos  passions,  expose  Rousseau  cette 


122  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

fois,  la  passion  origine  et  principe  de  toutes  les  autres,  la 
seule  qui  naisse  avec  l'homme  et  ne  le  quitte  jamais  tant  qu'il 
vit,  ce  n'est  plus  la  compassion  :  c'est  l'amour  de  soi  (qui 
n'apparaissait  qu'en  appendice  dans  le  traité  des  Origines  de 
l'inégalité  parmi  les  hommes).  L'amour  de  soi  est  une  passion 
primitive,  innée,  antérieure  à  toute  autre  et  les  autres  n'en 
sont  que  des  modifications  dans  notre  âme.  Il  faut  en  effet 
que  nous  nous  aimions  pour  nous  conserver  ;  il  faut  même  que 
nous  nous  aimions  plus  que  toute  chose.  Et  ce  sentiment  nous 
conduit  à  aimer  ce  qui  nous  conserve.  C'est  pourquoi  le  premier 
sentiment  d'un  enfant  est  de  s'aimer  lui-même,  le  second  est 
d'aimer  ceux  qui  l'approchent  car  il  ne  connaît  alors  personne 
que  par  l'assistance  et  les  soins  qu'il  en  reçoit. 

L'enfant  est  donc  naturellement  enclin  à  la  bienveillance 
parce  qu'il  voit  tout  ce  qui  l'approche  en  disposition  de  l'as- 
sister et  qu'il  prend  de  cette  observation  l'habitude  d'un  sen- 
timent favorable  à  son  espèce.  —  C'est  possible  pour  les 
premiers  mois  de  la  vie,  mais  bien  vite  viennent  les  disciplines 
nécessaires  et  inexpliquées  tout  d'abord  de  la  part  des  proches, 
puis  la  concurrence  des  camarades  du  même  âge.  Saint  Augus- 
tin a  fait  une  observation  fameuse  sur  deux  nourrissons  qu'il 
vit  partager  le  même  sein  et  se  jeter  déjà  des  regards  de  riva- 
lité, ou  même  d'hostilité  effrayante.  —  A  mesure  que  l'enfant 
étend  ses  relations  ou  ses  besoins,  reprend  Jean- Jacques  avec 
plus  d'exactitude,  le  sentiment  de  ses  rapports  à  autrui 
s'éveille  ;  alors  il  devient  impérieux,  jaloux,  trompeur,  vindi- 
catif. L'amour  de  soi,  qui  ne  regarde  que  nous,  est  content 
quand  ses  vrais  (?)  besoins  sont  satisfaits.  Mais  V amour-propre 
qui  se  compare  (non,  qui  prévoit,  tout  simplement)  n'est 
jamais  content  et  ne  saurait  l'être  parce  que  ce  sentiment, 
en  nous  préférant  aux  autres,  exige  que  les  autres  nous  pré- 
fèrent à  eux,  ce  qui  est  impossible.  —  Peut-être,  répondrions- 
nous,  mais  par  la  puissance  qui  permet  la  contrainte  physique, 
morale  ou  même  affective,  nous  faisons  agir  les  autres  comme 
si  ils  nous  préféraient  à  eux,  ce  qui  nous  sufïit'faute  de  mieux. 
Les  parents  ou  nourrices  mis  à  part,  l'enfant  le  constatera 


LE     PHILOSOPHE  123 

bien  vite  ;  s'il  prétend  que  les  autres  le  préfèrent  ou  agissent 
comme  s'ils  le  préféraient  à  eux-mêmes,  il  doit  le  leur  imposer 
par  le  développement  de  son  pouvoir^  fût-ce  un  pouvoir  d'af- 
fection. Cette  distinction  de  Vamour  de  soi  et  de  Vamour- 
propre  ne  tient  donc  pas  un  instant  devant  l'expérience  et  la 
réflexion. 

Voilà,  poursuit  cependant  Rousseau  (qui  n'a  pas  même 
fourni  un  commencement  de  preuve),  voilà  comment  les  pas- 
sions douces  et  affectueuses  naissent  de  Vamour  de  soi  et  com- 
ment les  passions  haineuses  et  irascibles  naissent  de  l' amour- 
propre.  Ce  qui  rend  l'homme  essentiellement  bon,  c'est  d'avoir 
peu  de  besoins  et  de  peu  se  comparer  aux  autres.  —  Voilà  donc 
une  «  essence  »  qui  a  des  conditions  préalables  !  —  Ce  qui  le 
rend  essentiellement  méchant,  c'est  d'avoir  beaucoup  de 
besoin  et  de  tenir  beaucoup  à  l'opinion  !  Il  est  vrai,  soupire 
alors  le  rêveur,  que  les  enfants  et  les  hommes  pouvant  diffi- 
cilement vivre  toujours  seuls,  vivront  difficilement  toujours 
bons.  Cette  difficulté  augmentera  même  nécessairement  avec 
leurs  relations  plus  étendues,  et  c'est  en  ceci  surtout  que  les 
dangers  de  la  société  rendent  l'art  et  le  soin  de  l'éducation  plus 
indispensables  pour  prévenir  dans  le  cœur  humain  la  dépra- 
vation qui  naît  de  ces  besoins  nouveaux.  L'amour  même, 
cette  source  de  toute  bonté,  oblige  à  se  rendre  aimable  pour 
être  préféré  de  l'objet  aimé  (c'est  le  pouvoir  d'ordre  affectif 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure),  et  de  là  les  premières  com- 
paraisons avec  nos  semblables  ;  puis  bientôt  l'émulation, 
les  rivalités,  la  jalousie,  les  dissensions,  l'inimitié,  la  haine  ! 
Enfin,  du  sein,  de  tant  de  passions  émues,  l'opinion  s'élève 
sur  un  trône  inébranlable,  et  les  stupides  mortels,  asservis  dès 
lors  à  son  empire,  ne  fondent  plus  leur  propre  existence  que 
sur  les  jugements  d'autrui  !  —  (Comme  si  l'opinion  n'était 
pas  au  contraire  un  instrument  essentiel  de  la  discipline 
sociale  et  de  la  moralisation  par  la  contrainte  !  ) 

Voilà  comment,  conclut-il,  Vamour  de  soi,  cessant  d'être 
un  sentiment  absolu,  devient  orgueil  dans  les  grandes  âmes, 
vanité  dans  les  petites,  et,  dans  toutes,  se  nourrit  sans  cesse 


124  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

aux  dépens  du  prochain.  Ces  sortes  de  passions,  n'ayant  point 
leur  germe  dans  le  cœur  des  enfants^  n'y  peuvent  naître  d'elles- 
mêmes  ;  c'est  nous  seuls  qui  les  y  portons,  et  jamais  elles  n'y 
prennent  racine  que  par  notre  faute  !  —  Mais  pourquoi  s'ar- 
rêter à  discuter  ces  contre-vérités  patentes,  puisque  l'auteur 
d'Emile  concède  aussitôt  de  l'adolescent  ce  qu'il  conteste  de 
l'enfant.  Il  n'en  est  plus,  dit-il,  ainsi  du  cœur  du  jeune  homme. 
Quoique  nous  puissions  faire,  ces  passions  y  naîtront  malgré 
nous  :  il  est  donc  temps  de  changer  de  méthode.  —  Quand  on 
pense  que  ces  affirmations  absurdes,  le  mot  n'est  pas  trop  fort, 
ont  été  acceptées  comme  parole  d'évangile  par  tant  de  con- 
temporains de  leur  auteur,  et  cela  en  raison  des  subtils  détours 
d'un  impérialisme  de  conquête  qui  se  manifestait  dans  leur 
pensée  en  dépit  d'eux-mêmes,  on  s'étonne  au  contraire  de 
l'influence  sur  le  cœur  humain  de  ces  passions  combattives 
dont  Rousseau  s'est  employé  de  son  mieux  à  obscurcir, 
sinon  à  nier  en  toute  occasion  l'existence  !  Il  n'a  en  réalité 
triomphé  que  par  elles.  —  Et  nous  ajouterons  qu'après  avoir 
exposé  cette  psychologie  de  l'amour  de  soi,  il  se  souvient  de 
son  second  Discours,  et  donne  une  petite  place  à  la  pitié  dans 
le  cœur  humain,  où,  dit-il,  cependant  ici,  elle  se  développe  tard 
et  ne  tient  donc  plus  nullement  la  place  prépondérante  qu'il 
lui  attribuait  six  ans  plus  tôt,  faute  de  mieux. 

Nous  venons  de  le  dire,  Emile,  devenu  jeune  homme,  verra 
son  précepteur  changer  soudain  de  méthode.  Il  devra  con- 
naître enfin  ses  semblables,  mais  ce  sera  sous  un  angle  très 
particulier  tout  d'abord.  «  Je  voudrais  qu'on  choisît  telle- 
ment les  sociétés  d'un  jeune  homme  qu'il  pensât  bien  de  ceux 
qui  vivent  avec  lui  et  qu'on  lui  apprît  si  bien  à  connaître  le 
monde  qu'iZ  pensât  mal  de  tout  ce  qui  s'y  fait.  »  Qu'il  sache 
combien  l'homme  est  naturellement  bon,  qu'il  le  sente  en  son 
propre  cœur,  et  qu'il  juge  de  son  prochain  sur  ce  point  par 
lui-même  ;  mais  qu'il  constate  aussitôt  combien  la  société 
déprave  et  pervertit  les  hommes.  Qu'il  trouve  dans  leurs 
préjugés  la  source  de  tous  leurs  vices.  Qu'il  soit  porté  à  esti- 
mer chaque  individu  autant  qu'à  mépriser  la  multitude  !  — 


LE     PHILOSOPHE  125 

Son  précepteur  veut  bien  reconnaître  que  la  méthode  qui  con- 
duirait à  des  résultats  si  désirables  «  n'est  pas  facile  dans  la 
pratique  )>.  Le  mieux  sera  de  lui  montrer  encore  les  hommes 
de  loin,  et  surtout  dans  les  pages  de  l'histoire  ;  ce  qui  prépare 
une  longue  digression  sur  les  historiens. 

Puis  enfin,  le  temps  étant  venu  de  lui  procurer  la  connais- 
sance de  Dieu  et  des  émotions  religieuses,  se  déroule  la  célèbre 
Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard,  avec  son  introduction 
autobiographique  fort  piquante  pour  la  curiosité  des  contem- 
porains, et  d'ailleurs  assez  largement  romancée,  car  l'anec- 
dote de  l'hospice  de  Turin  sera  plus  tard  présentée  dans  les 
Confessions  sous  un  jour  beaucoup  moins  dramatique.  On 
sait  que  ce  vicaire,  comme  M^^^  d'Étange,  recevra  d'abord 
des  mains  de  son  inventeur  littéraire  le  baptême  de  la  religion 
d'Éros  :  il  a  séduit  une  de  ses  jeunes  paroissiennes  avant  de 
parler  en  évangéliste  de  la  moderne  alliance  et  en  a  été  puni 
par  son  évêque  !  Or  c'est  là  une  gratuite  imagination  de 
Rousseau,  sans  nul  doute,  car  ni  chez  M.  Gaime,  ni  chez 
M.  Gâtier,  —  les  deux  excellents  prêtres  dont  il  déclare  s'être 
inspiré  pour  tracer  cette  figure  ecclésiastique,  —  l'érudition 
n'a  pu  relever  rien  de  semblable. 

M.  Ritter  écrit  que  la  Profession  de  foi  date  des  Charmettes 
dans  toute  sa  partie  affirmative  ^  ;  et  Pierre-Maurice  Masson, 
qui  en  avait  fait  une  particulière  étude,  l'a  donnée  pour 
centre  à  son  important  ouvrage  sur  La  religion  de  Rousseau. 
Le  vicaire,  dit-il,  semble  oublier  presque  constamment  la 
'(  bonté  naturelle  »  pour  présenter  l'homme,  en  parfait  accord 
avec  le  dogme  chrétien,  comme  déchu  et  comme  affecté  par 
nature  d'inquiétude,  de  désir  et  d'orgueil,  pour  affirmer  que 
l'homme  social  doit  être  vertueux,  mais  n'a  jamais  pu  l'être 
sans  de  grands  efforts  sur  lui-même.  Après  quoi,  et  assez  timi- 
dement d'ailleurs,  ce  psychologue  pessimiste  essayera  de 
coudre  à  son  enseignement  principal  la  «  bonté  naturelle  », 
mais  dans  le  sens  rationnel  et  chrétien  du  mot  naturel  que 

1.  La  famille  de  J.-J.  Rousseau,  p.  278. 


126  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

nous  avons  défini  plus  haut,  c'est-à-dire  comme  une  bonté 
en  avantf  comme  une  perfection  désirable  de  l'espèce.  Il  dira 
la  conformité  de  notre  nature  avec  la  bonté  et  la  prédesti- 
nation de  l'homme  à  la  bonté  au  prix  de  l'expérience  et  de 
l'effort;  en  un  mot  tout  le  contraire  de  l'affirmation  de  la 
bonté  primitive  qu'il  a  osé  si  souvent  par  ailleurs. 

Ceci  constaté,  nous  nous  reporterons  aux  excellentes 
remarques  que  nous  avons  empruntées  plus  haut  à  M.  Lan- 
son  et  nous  ajouterons  que  le  vicaire  a  été  compris  le  plus 
souvent  dans  le  sens  où  la  portion  émotive  de  l'œuvre  rous- 
seauiste  inclinait  les  lecteurs  du  temps  à  le  comprendre, 
c'est-à-dire  comme  un  psychologue  optimiste  et  comme  un 
moraliste  romantique.  La  marquise  de  Créqui,  cette  chré- 
tienne solide  qui  fut  la  correspondante  longtemps  fidèle  de 
Jean- Jacques,  lui  fit  connaître  en  termes  heureux  qu'il  serait 
surtout  entendu  de  la  sorte  :  «  Je  vous  avoue  que  le  manus- 
crit [supposé  du  Vicaire]  dont  vous  avez  tiré  de  pareilles 
choses  ne  me  paraît  bon  qu'à  mettre  les  passions  à  leur  aise... 
La  source  de  toutes  les  méprises,  en  ce  genre,  c'est  de  sauter 
à  pieds  joints  par-dessus  le  péché  originel,  et  d'avoir  trop  de 
confiance  dans  des  principes  qui  partent  d'une  nature  cor- 
rompue. Vous  la  voyez,  cette  nature,  mieux  que  moi,  mais 
je  la  sens  apparemment  mieux  que  vous  et  je  vous  jure,  de 
bonne  foi,  que  l'idée  du  bien  charme  mon  âme,  mais  que  la 
pratique  m'en  déplaît  fort.  J'ai  besoin  de  grands  motifs  pour 
faire  des  choses  communes  I  »  C'est  l'accent  de  M"^®  de  Main- 
tenon  revenue  de  son  fénelonisme  d'une  heure  ;  c'est,  plus 
généralement,  celui  de  la  psychologie  expérimentale  et  de  la 
morale  rationnelle. 

Le  cinquième  livre  de  V Emile  est  consacré  à  l'éducation  des 
filles  et  la  faveur  dont  continuait  de  jouir  le  traité  de  jeunesse 
de  Fénelon  sur  ce  sujet  rend  ici  notre  théoricien  beaucoup 
moins  hasardeux.  Il  n'a  point  au  surplus  dans  cette  matière 
de  personnelles  expériences  ou  rancunes  à  mettre  en  œuvre. 
—  Enfin,  la  conclusion  se  fait  sur  la  plus  importante  des 
inventions   romanesques   qui   éniaillent   ce  véritable  roman 


LE     PHILOSOPHE  127 

de  l'éducation  humaine.  Sans  motif  intelligible  au  premier 
abord,  le  précepteur  arrache  brusquement  Emile  des  bras 
d'une  fiancée  qu'il  adore  et  le  contraint  à  un  départ  précipité 
pour  un  lointain  voyage  ;  et  cela  en  vertu  d'un  serment 
d'obéissance  aveugle  qu'il  lui  a  fait  prêter  au  préalable.  L'ex- 
plication de  cet  acte  arbitraire  vient  ensuite  :  il  s'agit  d'ac- 
quérir, au  prix  d'une  renonciation  unique,  mais  d'importance 
capitale,  la  maîtrise  de  soi  et  par  conséquent  la  vertu  au 
privilégié  que  forma  l'éducation  naturelle  !  Incorrigible 
dédain  de  l'entraînement  sagace  et  de  l'habitude  (cette  col- 
laboratrice indispensable  de  l'attitude  morale  dans  la  vie) 
qui  trahit  donc  jusqu'au  bout  le  psychologue  et  le  moraliste 
purement  chimérique  !  Plus  choquant  même  sur  ce  terrain  que 
sur  celui  de  la  sociologie,  parce  qu'il  traite  de  sujets  d'expé- 
rience journalière  et  propose  des  conseils  pratiques,  au  lieu 
de  spéculer  dans  le  vague  sur  les  lointaines  origines  de 
l'homme. 

Mais  le  livre  a  des  suggestions  de  détail  qui  contredisent 
ses  principes  de  fond  et  firent  illusion  sur  ces  principes.  Saint- 
Marc  Girardin,  admirateur  d'Emile,  quoique  sévère  à  l'en- 
seignement de  Rousseau  dans  son  ensemble,  a  dit  que  le  para- 
doxe n'y  était  qu'une  enseigne  propre  à  piper  le  public  curieux 
et  blasé,  puisque,  une  fois  le  public  alléché,  l'auteur  se  hâte 
de  revenir  à  la  raison  en  tâchant  d'y  mener  avec  lui  ce  public. 
Nous  avons  déjà  dit  plus  d'une  fois  ce  que  nous  pensons  de 
ces  raisonnements  apologétiques.  En  réalité,  les  paradoxes 
mystiques  essentiels  de  Rousseau  devaient  agir  bien  plus  ample- 
ment, bien  plus  durablement  surtout  que  sa  courte  sagesse. 
Nous  allons  exposer  en  effet  quels  furent  les  fruits  immédiats 
de  V Emile  et  quel  jugement  son  auteur  en  porta  bientôt  lui- 
même. 


128  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


V 


EDUCATIONS    EMILIENNES 


Recommandé  à  l'attention  publique  par  les  poursuites 
inattendues  de  l'autorité  française  et  peu  après  de  l'autorité 
genevoise,  Emile  eut  un  retentissement  prodigieux.  L'auteur 
se  vit  donc  obsédé  bientôt  par  une  nuée  d'éducateurs  naïfs 
très  désireux  de  mettre  en  pratique  les  vues  qu'il  soutenait 
avant  tant  d'assurance  et  développait  avec  tant  de  minutie. 
C'est  ainsi  qu'à  M«^®  Roguin,  née  Bouquet,  —  d'une  famille 
fort  dévouée  à  ses  intérêts,  —  il  voudra  bien  répondre  le 
31  mars  1764,  sur  son  enfant  encore  à  naître  :  «  Il  importe  fort 
peu  que  l'enfant  soit  couché  dans  un  panier  d'osier  ou  dans 
autre  chose.  Qu'il  soit  couché  mollement,  un  peu  de  biais  et 
souvent  au  grand  air...  Baignez-le  dans  l'eau  froide  le  jour 
de  sa  naissance,  et  n'ayez  pas  peur  des  rhumes,  etc..  »  —  Nous 
nous  arrêterons  seulement  sur  ses  relations,  particulièrement 
typiques  à  ce  point  de  vue,  avec  le  prince  Louis-Eugène  de 
Wurtemberg,  qui,  par  la  suite,  devait  devenir  le  chef  de  sa 
maison  souveraine  et  duc  régnant  de  1793  à  1795,  en  pleine 
période  terroriste  ;  il  serait  curieux  de  connaître  ses  sentiments 
intimes  à  cette  date  sur  les  disciples  jacobins  de  Jean- 
Jacques. 

Trente  ans  plus  tôt,  il  déclarait  avoir  été  converti  à  la  vie 
simple  et  à  la  vertu  par  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse  et  il 
avait  résolu  d'élever  sa  petite  fille  selon  les  préceptes  du  grand 
homme.  Il  semble  que  ce  robuste  bébé  allemand  ait  assez 
bien  résisté  à  ces  essais  d'hygiène  Spartiate,  peut-être  quelque 
peu  mitigés  par  une  tendre  mère.  Son  père,  correspondant 
assidu  de  l'exilé,  dut  essuyer  de  celui-ci  deux  ou  trois  rebuf- 


LE     PHILOSOPHE  129 

fades  qu'il  sut  accepter  avec  une  méritoire  égalité  d'âme. 
Bien  mieux,  il  accueillit  avec  étonnement,  mais  sans  ironie, 
certaine  lettre  particulièrement  romanesque  dont  nous  allons 
parler.  Aussi  bien,  sentait-il,  lui  aussi,  en  exilé  et  en  persécuté 
à  ce  moment,  et  se  disait-il  victime  non  de  philosophes,  mais 
de  généraux,  ses  collègues,  dont  il  avait  «  critiqué  hautement 
la  lâche  oisiveté  ». 

Voici  donc  les  conseils  qu'il  se  vit  adresser  sur  le  choix 
d'une  gouvernante  capable  de  procurer  à  sa  fille  les  bienfaits 
de  l'éducation  naturelle.  Cette  femme,  exposait  Rousseau, 
devra  s'attacher  à  son  élève  par  intérêt^  et  parce  qu'elle  aura 
la  perspective  d'être  récompensée  largement  à  la  fin  de  son 
entreprise  éducatrice,  si  cette  entreprise  a  été  couronnée  de 
succès.  Car  telle  est  la  plus  sûre  garantie  de  tout  dévouement 
mercenaire.  Elle  devra  de  plus  être  dépourvue  de  toute  culture 
intellectuelle.  Si  en  effet  elle  savait  trop,  elle  se  déguiserait 
plus  facilement  aux  yeux  de  ses  maîtres  :  «  Vous  la  connaîtrez 
bien  mieux  si  elle  est  ignorante.  Dût-elle  ne  pas  savoir  lire, 
tant  mieux,  elle  apprendra  avec  son  élève  !  »  Thérèse  Le  Vas- 
seur  aurait  donc  pu  poser  sa  candidature  à  cet  emploi  de  si 
grande  difficulté  pratique.  Pour  s'assurer  du  dévouement  de 
cette  éducatrice  à  ses  devoirs,  le  prince  et  la  princesse  lui 
montreront  un  jour,  en  se  promenant  avec  elle,  une  jolie 
petite  maison  pourvue  de  basse-cour,  jardins,  terres  arables, 
lui  en  feront  admirer  les  agréments  divers  et  lui  diront  sou- 
dain :  «  Élevez  notre  fille  à  notre  fantaisie.  Tout  ce  que  vous 
voyez  ici  est  à  vous  !  » 

L'enfant  elle-même  devra  savoir  de  bonne  heure  que  le 
sort  de  sa  gouvernante  est  entre  ses  mains.  Et  voici  qui  sera 
fort  contraire  à  cette  éducation  initiale  par  la  nécessité,  dont 
Emile  fait  l'assise  de  la  pédagogie  du  premier  âge,  à  ce  senti- 
ment de  faiblesse  qui,  seul,  fait  regarder  l'enfant  avec  quelque 
respect  vers  les  adultes  plus  forts.  Mais  Rousseau  a  son  idée 
de  derrière  la  tête  en  instruisant  sur  ce  point  la  jeune  per- 
sonne. Supposons,  indique-t-il  en  effet  tout  aussitôt,  un 
moment  important,  critique  même,  où  la  princesse  ne  veuille 


130  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

rien  entendre  des  suppliantes  objurgations  de  sa  bonne, 
cette  dernière,  ayant  tout  essayé  en  vain  pour  se  faire  écouter, 
s'attendrira  soudain  en  regardant  son  élève  avec  douleur  et 
lui  dira  :  «  C'en  est  donc  fait  !  Tu  m'ôtes  le  pain  de  ma  vieil- 
lesse !  »  Et  le  philosophe  d'ajouter  :  «  Je  suppose  que  la  fille 
d'un  tel  père  ne  sera  pas  un  monstre  !  Gela  étant,  l'effet  de  ce 
mot  est  sûr.  »  Et  l'on  peut  faire  en  sorte  que  la  petite  personne 
se  le  redise  mentalement  à  toute  heure  ! 

Au  surplus,  les  autres  modes  de  l'éducation  conseillée  pro- 
cèdent tous  de  la  même  inspiration  romanesque  :  depuis  le 
mémoire  rédigé  d'avance  qui  règle  les  plus  minces  détails 
de  cette  éducation  et  que  tout  le  monde,  dans  la  maison,  doit 
savoir  par  cœur,  jusqu'à  ces  sublimes  conversations  concer- 
tées en  vue  l'enfant,  qui,  pendant  le  repas  familial,  amènent 
les  domestiques  «  derrière  les  chaises  à  se  prosterner  devant 
leurs  maîtres  au  fond  de  leur  cœur  !  »  Mais  la  conclusion  de 
cette  longue  lettre  rend  enfin  la  parole  au  bon  sens,  trop  cons- 
tamment tenu  par  l'auteur  à  l'écart.  Et  quelle  épigraphe 
topique  elle  fournirait,  au  besoin,  pour  V Emile  :  «  Du  reste, 
ce  ne  sont  peut-être  ici  que  les  délires  d'un  fiévreux.  La  com- 
paraison de  ce  qui  est  à  ce  qui  doit  être  m'a  donné  l'esprit 
romanesque  et  m'a  toujours  jeté  loin  de  tout  ce  qui  se  fait  ! 
Mais  ce  sont  mes  idées  que  vous  me  demandez.  Je  vous  trom- 
perais si  je  vous  donnais  la  raison  des  autres  pour  les  folies 
qui  sont  à  moi  !  En  les  faisant  passer  sous  les  yeux  d'un  si  bon 
juge,  je  ne  crains  pas  le  mal  qu'elles  peuvent  causer  !  »  Par 
malheur  elles  n'ont  pas  toujours  passé  sous  les  yeux  de  bons 
juges  !  Cette  fois  du  moins  l'auteur  eut  raison  de  penser 
qu'elles  resteraient  inoffensives.  L'Allemand  sentimental, 
mais  pratique  aussi,  ne  songea  pas  un  instant  à  tenir  compte 
de  si  singuliers  avis  ;  mais  l'inventeur  conserva  malgré  tout 
quelque  inquiétude  à  leur  sujet,  car  on  le  voit  écrire,  le  24  jan- 
vier 1764,  à  des  amis  du  couple  princier  :  «  Flatté  de  l'appro- 
bation qu'ils  donnent  à  mes  maximes,  je  ne  suis  pas  sans 
crainte  que  leur  enfant  ne  soit  peut-être  un  jour  victime  de 
mes  erreurs  !  »  C'est  une  réserve  qu'il  a  faite  également  mainte 


LE     PHILOSOPHE  131 

fois  au  sujet  de  ses  propositions  politiques,  mais  qui  n'a  pas 
été  écoutée  de  ses  clients  mystiques  :  «  Je  les  suppose,  pour- 
suit-il en  parlant  toujours  de  ses  correspondants  souabes, 
assez  éclairés  pour  discerner  le  vrai  et  ne  pratiquer  que  ce  qui 
est  bien...  La  difficulté  d'une  telle  éducation  est  extrême  ! 
Elle  n'est  bonne  que  dans  son  tout  et  qu'autant  qu'on  y 
persévère  !  (Comment  peut-il  en  savoir  quelque  chose  ?)  Si 
on  change  de  système  ou  si  seulement  on  se  relâche,  tout  ce 
qu'on  aura  fait  jusque-là  gâtera  tout  ce  qu'on  voudrait  faire  à 
l'avenir  !  »  Oh  combien  ! 

Innombrables  sont,  au  surplus,  les  jugements  hésitants, 
scrupuleux,  ou  même  franchement  sévères  qui  sont  tombés 
de  la  plume  de  Jean- Jacques  en  personne  sur  l'ouvrage, 
d'ailleurs  jugé  par  lui  et  par  ses  contemporains  comme  le  plus 
important  de  son  œuvre  :  «  Il  me  reste  à  publier,  écrit-il  dès 
le  29  novembre  1760  au  pasteur  Vernet,  une  espèce  de  traité 
de  l'éducation,  plein  de  mes  rêveries  accoutumées  et  dernier 
fruit  de  mes  promenades  champêtres  !  »  Ces  promenades  dont 
nous  savons  déjà  et  dont  nous  dirons  mieux  encore  par  la 
suite  le  caractère  presque  constamment  hallucinatoire  !  — 
Puis,  dans  la  préface  même  du  livre,  l'auteur  eut  soin  de  consi- 
gner cette  remarque  :  «  On  m'attaquera  sans  doute,  et  peut- 
être  n'aura-t-on  pas  tort.  On  croira  moins  lire  un  traité  d'édu- 
cation que  les  rêveries  d'un  visionnaire  sur  l'éducation.  Qu'y 
faire  ?  [On  peut  toujours  se  taire  sur  ce  qu'on  ignore.]  Ce 
n'est  pas  les  idées  d' autrui  que  j'écris,  ce  sont  les  miennes. 
Je  ne  vois  point  comme  les  autres  hommes  [vision  romanesque 
et  mystique  du  monde].  Il  y  a  longtemps  qu'on  me  l'a  repro- 
ché. Mais  dépend-il  de  moi  de  me  donner  d'autres  yeux  et  de 
m' affecter  d'autres  idées  ?  Il  dépend  de  moi  de  ne  point 
abonder  dans  mon  sens  [ne  l'a-t-il  pas  fait  ?]  et  de  ne  point 
croire  être  seul  plus  sage  que  tout  le  monde  [donne-t-il  l'im- 
pression qu'il  ne  le  croit  pas  ?]  Je  dis  exactement  ce  qui  se 
passe  dans  mon  esprit.  »  Nous  savons  dans  quelles  conditions, 
sous  l'empire  de  quels  souvenirs  et  de  quelles  rancunes. 

Ses  lettres  au  prince  de  Wurtemberg  sont  souvent  un  com- 


132  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

mentaire  de  ces  réserves,  ainsi  que  nous  l'avons  vu.  Lorsqu'il 
s'arrêta  quelques  jours  à  Strasbourg  après  sa  fuite  de  Motiers, 
en  1765,  un  certain  M.  Angar  se  fit  présenter  à  lui  pour  lui 
dire  :  «  Vous  voyez,  Monsieur,  un  homme  qui  élève  son  fils 
suivant  les  principes  qu'il  a  eu  le  bonheur  de  puiser  dans  votre 
Emile.  —  Tant  pis.  Monsieur,  lui  répondit  laconiquement 
l'homme  célèbre  !  Tant  pis  pour  vous  et  pour  votre  fils  ! 
Tant  pis  !  »  —  En  1770,  consulté  par  un  précepteur  chargé 
d'un  enfant  de  grande  maison,  il  écrira,  toujours  dans  le 
même  sens  :  «  S'il  est  vrai  que  vous  avez  adopté  le  plan  que 
j'ai  tracé  dans  Emile,  j'admire  votre  courage.  Il  faut  tout  ou 
rien  [c'est  l'échappatoire  qu'il  a  choisie]...  Il  faut  exercer 
pendant  dix  ans  au  moins,  vigilance,  patience,  fermeté  [?] 
(de  la  fermeté  à  ne  pas  faire  même  une  observation  au  gamin) 
trois  qualités  sur  lesquelles  vous  ne  sauriez  vous  relâcher  un 
instant  sans  risquer  de  tout  perdre,  entièrement  tout  !  Un 
moment  d'impatience,  de  négligence  ou  d'oubli  peut  vous 
ôter  le  fruit  de  six  ans  de  travail  sans  qu'il  ne  reste  rien  du 
tout,  pas  même  la  possibilité  de  le  recouvrer  par  le  travail  de 
dix  autres  !  » 

Voilà  donc  le  fin  du  fin  en  matière  d'éducation  naturelle  ! 
L'éducation  traditionnelle  n'est  pas  du  moins  une  arme  à 
double  tranchant  comme  cette  diabolique  invention  !  Mais 
n'y  a-t-il  pas  tout  simplement,  dans  ces  lignes  si  dubitatives, 
une  rétractation,  arrêtée  dans  sa  franche  expression  par 
l'orgueil  ?  «  L'entreprise  est  héroïque,  conclut  cependant  le 
pédagogue  mystique  î...  Mais  aussi,  quel  don  vous  aurez  fait 
à  vos  semblables  et  quel  prix  pour  vous-même  !  (Par  l'acqui- 
sition d'un  ami  modèle  dans  la  personne  de  son  pupille)... 
Dix  ans  de  travaux  immenses,  et  les  plus  douces  jouissances 
pour  le  reste  de  vos  jours  et  au  delà  !...  Si  d'ailleurs  vous  avez 
besoin  de  conseils,  ils  sont  désormais  au-dessus  de  mes  forces  ; 
je  ne  puis  vous  promettre  que  de  la  bonne  volonté  I  »  C'est 
encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  fournir  lorsqu'on  entreprend 
d'adapter  à  la  vie  sociale  une  petite  créature  dont  les 
instincts  la  poussent  la  plus    souvent   dans  un  tout   autre 


LE     PHILOSOPHE  133 

sens.  Mais  quelques  jours  plus  tard,  l'hôte  de  la  rue  Plâtrière 
ne  se  sentira  même  plus  la  force  de  tenir  cette  dernière  pro- 
messe et  préférera  dégager  entièrement  sa  responsabilité 
par  cette  déclaration  finale  :  «  Votre  élève  est  fait  (par  sa 
naissance)  pour  avoir  un  jour  place  aux  petits  soupers  des 
rois.  Il  doit  sans  doute  aimer  tout  ce  qu'ils  aimeront.  Ce 
n'est  pas  un  Emile  que  vous  avez  à  élever.  Aussi,  gardez-vous 
bien  d'être  un  Jean-Jacques  !  »  C'est  ainsi  qu'il  lui  fallait  bien 
se  dérober  chaque  fois  qu'il  risquait  de  se  trouver  en  contact 
avec  la  nature  humaine  véritable  et  avec  les  faits  de  la  vie, 
beaucoup  moins  complaisants  que  les  romans  à  ses  rêveries 
favorites. 

Il  reste  que  l'Emile  a  largement  influé  sur  la  culture  de 
la  plante  humaine  en  notre  temps  :  «  Si  le  premier  âge  de 
l'homme,  écrira  la  Harpe  (que  la  Révolution  devait  faire  plus 
sévère  au  rousseauisme  dans  son  ensemble),  si  cet  âge  si  inté- 
ressant et  si  aimable  jouit  aujourd'hui,  en  tous  sens,  de  cette 
douce  liberté  qui  lui  permet  de  développer  tout  ce  qu'il  a  de 
naïveté,  de  gaité  et  de  grâce,  s'il  n'est  plus  intimidé  et  con- 
trainti  c'est  à  l'auteur  de  l'Emile  qu'il  en  a  l'obligation.  » 
Pour  une  part,  certes,  —  bien  qu'on  ne  voie  pas  que  l'enfance 
d'une  Sévigné  ou  même  d'un  Racine  ait  été  si  contrainte  — 
mais  c'est  une  question  encore  ouverte  que  celle  de  savoir  si 
l'éducation  masculine  n'a  pas  perdu  fâcheusement  de  sa 
virilité  traditionnelle  a  mesure  que  se  répandit  cette  influence 
du  Quiétisme  féminisé.  L'Angleterre  et  la  Prusse,  qui  ont 
résisté  à  ces  suggestions  plus  longtemps  que  les  autres  nations 
de  l'Europe  au  cours  du  siècle  romantique,  ne  s'en  étaient 
pas  mal  trouvé  jusqu'à  son  terme.  Les  caractères,  au  cours 
de  la  période  rousseauiste,  vaudront-ils,  sous  le  regard  moins 
prévenu  des  historiens  futurs,  ceux  que  mûrissaient  des  âges 
plus  rationnellement  chrétiens  ?  C'est  une  décision  qu'il  faut 
laisser  à  l'avenir. 

Ajoutons  que  le  gazetier  Bachaumont,  écho  des  cercles 
littéraires  et  mondains  du  Paris  de  Louis  XV,  avait  proposé 
du  livre,  au  lendemain  de  sa  publication,  ce  jugement  assez 


134  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

topique  :  «  Tout  le  monde  convient  que  ce  traité  d'éducation 
est  d'une  exécution  impossible  et  l'auteur  n'en  disconvient 
pas  lui-même.  Les  seules  choses  judicieuses  qui  y  soient  sont 
tirées  de  livres  écrits  sur  cette  matière,  et  de  Locke  en  parti- 
culier. La  plupart  des  préceptes  de  médecine  qu'il  débite  sur 
le  premier  âge  sont  très  bons,  mais  tirés  de  toutes  les  thèses 
soutenues  dans  la  Faculté  depuis  plusieurs  années...  C'est  par 
un  talent  rare  qu'il  a  le  secret  d'enchaîner  son  lecteur  et  de 
l'empêcher  de  voir  le  vice  de  ce  livre.  Son  éloquence,  rapide 
et  brûlante,  porte  de  l'intérêt  dans  les  plus  grandes  minuties. 
D'ailleurs,  l'amertume  sublime  qui  découle  continuellement 
de  sa  plume  ne  peut  que  lui  concilier  le  plus  grand  nombre 
des  lecteurs...  Il  faut  ajouter  que  l'auteur  possède  au  suprême 
degré  la  partie  du  sentiment.  Ah  î  que  ne  pardonne-t-on  pas 
à  qui  sait  émouvoir!  »  Il  y  a  là  un  juste  milieu  entre  «  la  honte 
d'un  siècle  qui  pense  »,  selon  le  jugement,  cité  plus  haut  par 
nous,  de  Bonnet,  et  les  enthousiasmes  excessifs  des  dévots  de 
la  religion  nouvelle. 

Pour  terminer  sur  ce  sujet,  nous  nous  tournerons  une  fois 
encore  vers  Rousseau  lui-même  et  nous  rappellerons  les  vues 
qu'il  échangea  peu  avant  sa  fin,  avec  Bernardin  de  Saint- 
Pierre.  Le  plus  intime  confident  de  ses  derniers  jours  nous  les 
a  transmises  en  ces  termes  :  «  Voilà,  lui  dis-je  aux  Tuileries, 
voilà  des  enfants  que  vous  avez  rendus  heureux  !  On  a  fait 
ce  que  vous  demandiez  !  —  Il  s'en  faut  bien,  me  répondit-il  ! 
On  se  jette  toujours  dans  les  extrémités.  J'ai  parlé  contre 
ceux  qui  leur  faisaient  ressentir  leur  tyrannie,  et  ce  sont  eux 
à  présent  qui  tyrannisent  les  gouvernantes  et  les  précepteurs 
à  leur  tour!  »  Résultat  engendré,  remarquons-le,  dans  toutes 
les  sphères  de  l'activité  humaine  et  dans  le  domaine  politique 
en  particulier,  par  la  mystique  et  «  impérialiste  »  prédication 
de  la  bonté  naturelle  ! 


LE     PHILOSOPHE  135 


VI 


LA    LETTRE    A   M.    DE     BEAUMONT.  — 

PSYCHOLOGIE      DE      l'aMOUR      DE      l'oRDRE 

ÉVEILLÉ      PAR     l'expérience 


Après  que  l'autorité  laïque  se  fut  prononcée  contre  V Emile, 
en  menaçant  l'auteur  de  sévices  auxquels  on  le  laissa  se  déro- 
ber par  la  fuite,  l'autorité  religieuse  sentit  la  nécessité  de 
s'élever  à  son  tour  contre  l'audacieuse  critique  des  Églises 
établies  qui  fait  le  fond  de  La  profession  de  foi  du  vicaire 
savoyard.  L'archevêque  de  Paris,  dès  lors  autorisé  par  l'im- 
portance grandissante  de  son  siège  épiscopal,  à  parler  au  nom 
de  l'Église  de  France,  était  à  cette  date  Christophe  de  Beau- 
mont,  prélat  fort  estimé  pour  son  caractère  et  pour  la  dignité 
de  sa  vie.  Il  publia  le  20  août  1762  un  Mandement  pastoral 
dont  l'objet  était  d'éclairer  ses  diocésains  sur  les  dangers  de 
l'ouvrage  en  vogue  et  l'on  entendit  dans  ces  pages  la  protes- 
tation du  Christianisme  traditionnel  et  rationnel  contre  l'hé- 
résie mystique  nouvelle  qui  allait  fournir  une  si  prodigieuse 
carrière.  —  «  Du  sein  de  l'erreur  (protestante),  écrivait  l'arche- 
vêque, s'est  élevé  un  homme  plein  du  langage  de  la  philo- 
sophie sans  être  véritablement  philosophe...  caractère  livré 
aux  paradoxes  d'opinion  et  de  conduite^  alliant  la  simplicité 
des  mœurs  avec  le  faste  des  pensées  [Que  cela  est  bien  vu  I],  le 
zèle  des  maximes  antiques  avec  la  fureur  d'établir  des  nou- 
veautés, l'obscurité  de  la  retraite  avec  le  désir  d'être  connu  de 
tout  le  monde.  »  Cet  homme,  poursuit  le  prélat,  s'est  fait 
l'oracle  du  siècle  pour  achever  de  le  perdre.  Dans  une  pro- 
duction de  sa  plume  [VHéloïse],  il  avait  insinué  le  poison  de 


136  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

la  volupté  en  paraissant  le  proscrire  [encore  une  appréciation 
bien  pénétrante  !]  ;  dans  la  plus  récente,  il  s'empare  des 
premiers  moments  de  l'homme  pour  assurer  le  triomphe  de 
l'irréligion. 

L'auteur  de  l'Emile  fait  en  effet  son  point  de  départ  d'un 
principe  démenti  non  seulement  par  la  religion,  mais  encore 
par  l'expérience  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  temps.  Il 
pose  pour  maxime  incontestable  que  les  premiers  mouvements 
de  la  nature  sont  toujours  droits,  qu'il  n'y  a  point  de  perver- 
sité originelle  dans  le  cœur  de  l'homme  !  Or  ce  langage  con- 
tredit la  doctrine  de  l'Écriture  et  de  l'Évangile  touchant  la 
révolution  qui  s'est  faite  dans  notre  nature  après  la  faute 
d'Adam  ;  il  nous  prive  du  rayon  de  lumière  qui  nous  permet- 
tait de  connaître  le  mystère  de  notre  propre  cœur.  —  Après 
cette  critique  psychologique  excellente,  l'archevêque  passait 
à  la  défense  du  dogme,  puis  à  celle  de  la  hiérarchie,  sacrée  et 
profane  ;  il  rappelait  les  constantes  insinuations  de  révolte 
et  de  haine  qui  étaient  pour  beaucoup,  selon  lui,  dans  le 
succès  du  nouveau  prophète,  ses  excitations  contre  les  sou- 
verains ou  les  ordres  «  distingués  »  qui,  avait-il  écrit  en  propres 
termes,  «  se  prétendent  utiles  aux  autres  et  ne  le  sont  en  effet 
qu'à  eux-mêmes,  aux  dépens  des  autres  »  ;  par  où  l'on  doit 
juger  de  la  considération  qui  leur  est  due,  selon  la  justice  et 
selon  la  raison  !  —  N'était-ce  pas  là  «  souffler  des  maximes 
qui  ne  tendent  qu'à  produire  l'anarchie  et  les  malheurs  qui 
en  sont  la  suite  »  ? 

Aussitôt  que  Jean- Jacques  put  lire  cet  acte  d'accusation, 
qui  touchait  si  juste  sur  tant  de  points,  il  sentit  se  réveiller 
en  lui  le  polémiste  redoutable  qu'il  était  de  tempérament  et 
d'habitude,  l'homme  dont  un  observateur  clairvoyant  a  pu 
dire  qu'il  n'était  jamais  plus  redoutable  dans  la  discussion 
que  quand  il  avait  tort.  Il  publia  peu  après  (le  18  novembre 
1762)  la  célèbre  Lettre  à  M.  de  Beaumont  :  écrit  extraordinai- 
rement  habile,  vivant  et  brillant  qui  eut  un  immense  succès 
près  de  ses  partisans,  dès  lors  répandus  dans  toute  l'Europe 
et  croissant  chaque  jour  en  nombre  autant  qu'en  fanatisme 


LE     PHILOSOPHE  137 

pieux.  —  Pour  la  première  fois,  il  se  prend  à  maudire,  en  tête 
de  cette  riposte,  sa  tardive  vocation  littéraire  et  la  «  misérable 
question  d'Académie  »  qui  lui  mit  la  plume  en  main  naguère, 
pour  lui  ôter  peu  après  son  repos  et  ses  amis,  pour  le  forcer  à 
dévorer  ses  peines  dans  la  solitude  et  dans  l'opprobre.  Il  fallut 
désormais  qu'un  peu  de  réputation  lui  tînt  lieu  de  tout  !  «  Après 
mon  premier  Discours^  gémit-il,  j'étais  un  homme  à  paradoxes 
qui  se  faisait  un  jeu  de  prouver  ce  qu'il  ne  pensait  pas.  Après 
ma  Lettre  sur  la  musique  française^  j'étais  l'ennemi  déclaré  de 
la  nation.  Après  mon  Discours  sur  l'inégalité,  j'étais  athée  et 
misanthrope  ;  après  la  Lettre  à  M.  d' Alembert,  j'étais  le  défen- 
seur de  la  morale  chrétienne  [nous  avons  vu  avec  quelles 
restrictions  mentales]  ;  après  Héloïse,  j'étais  tendre  et  douce- 
reux. Maintenant,  je  suis  un  impie  î...  [en  réalité],  je  suis 
toujours  demeuré  le  même,  plus  ardent  qu'éclairé  dans  mes 
recherches,  mais  sincère  en  tout,  même  contre  moi  (?),  simple 
et  bon,  mais  sensible  et  faible,  faisant  souvent  le  mal  et  tou- 
jours aimant  le  bien,  disant  mes  fautes  à  mes  amis  [à  quelques- 
uns],  mes  sentiments  à  tout  le  monde  !  »  C'est  ici  l'accent  et 
le  vocabulaire  de  l'humilité  chrétienne,  très  habilement 
empruntés  par  un  homme  qui  en  a  mis  si  peu  dans  sa  vie,  en 
dépit  des  apparences.  Puis,  pressé  par  la  protestation  du  bon 
sens,  le  voici  à  la  besogne  en  vue  de  fournir,  —  après  la  peu 
persuasive  psychologie  de  la  compassion  dans  son  second 
Discours,  après  la  plus  insidieuse  psychologie  de  l'amour  de 
soi  dans  Emile,  —  un  troisième  effort  pour  se  rapprocher 
davantage  de  la  psychologie  chrétienne  expérimentale,  sans 
renier  franchement  toutefois  le  mot  d'ordre  follement  mys- 
tique qui  sera  seul  retenu  par  ses  disciples  après  ses  diverses 
palinodies  dans  ce  domaine  :  celui  de  la  bonté  naturelle.  «  Le 
principe  fondamental  de  toute  ma  morale,  expose-t-il  donc 
cette  fois,  est  que  l'homme  est  un  être  naturellement  bon... 
que  les  premiers  mouvements  de  la  nature  sont  toujours 
droits  !  »  Il  s'agit  donc  bien  de  bonté  en  arrière  et  non  pas  en 
avant,  de  bonté  primitive  et  non  point  à  réaliser  par  l'effort. 
«  J'ai  fait  voir  que  l'unique  passion  qui  naisse  avec  l'homme, 


138  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

à  savoir  V amour-propre  (sic),  est  une  passion  indifférente  en 
elle-même  au  bien  et  au  mal  !»  Il  a  enseigné  tout  le  contraire 
et  montré  longuement  dans  Y  amour-propre  une  passion  déri- 
vée,  ouvrage  des  erreurs  humaines.   Mais  la  chose  pourra 
passer  pour  une  négligence  de  plume,  un   lapsus   calami,  car 
il  va  revenir  à  parler  de  Vamour  de  soi  comme  passion  pri- 
mitive et  à  lui  opposer  T amour-propre,  sentiment  secondaire 
et  corrompu  déjà.  N'importe,  le  premier  aspect  de  son  expo- 
sition en  satisfera  mieux  le  bon  sens.  «  J'ai  expliqué,  reprend-il 
en  effet,  ce  que  j'entendais  par  cette  bonté  originelle,  qui  ne 
semble  pas  se  déduire  de  l'indifférence  au  bien  et  au  mal  natu- 
relle à  Vamour  de  soi.  »  Il  l'a  toujours  expliqué  peu  clairement 
et  jamais  dans  les  termes  où  il  va  présentement  le  faire.  Nous 
devons  donc  l'écouter  ici  avec  plus  d'attention  que  jamais. 
«  L'homme  étant  composé  de  deux  substances,  expose-t-il, 
l'âme  et  le  corps,  l'amour  de  soi  n'est  plus  [?]  une  passion 
simple.  ))  Ce  «  plus  »,  si  singulier,  est-il  une  indication  tacite 
pour  convenir  qu'il  se  corrige  et  se  rétracte  en  ce  moment  ? 
«  L'amour  de  soi  a  deux  principes,  poursuit-il,  l'appétit  des 
sens  qui  tend  au  bien  du  corps  et  Vamour  de  l'ordre  qui  tend 
au  bien  de  l'âme.  »  Or  ce  dernier  amour,  développé  et  rendu 
actif,  porte  le  nom  de  conscience  ;  mais  la  conscience,  organe 
de  l'amour  de  Vordre,  ne  se  développe  et  n'agit  qu'avec  le 
secours  des  lumières  de  l'homme  —  c'est-à-dire,   de  toute 
évidence,  avec  son  expérience  et  sa  science  accrue,  contraire- 
ment à  la  thèse  du  premier  Discours,  tant  bien  que  mal  con- 
servée dans  les  écrits  suivants.  —  Ce  n'est  en  effet  que  par  ses 
lumières  qu'il  parvient  à  connaître  l'ordre  ;    et  ce   n'est  que 
quand  il  le  connaît  que  sa  conscience  le  porte  à  Vaimer.  La 
conscience  est  donc  nulle  dans  l'homme  qui  n'a  rien  comparé. 
Dans  cet  état,  il  est  nul,  il  est  bête.  —  Remarquons  que  naguère 
selon   Rousseau,   cette  comparaison  primitive   qu'il   appelle 
désormais  de  ses  vœux  engendrait  V amour-propre  et  devenait 
la  source  de  tout  le  mal  social.  Ici,  elle  est  donnée  pour  la 
source  même  de  la  conscience,  organe  de  l'amour  de  l'ordre, 
c'est-à-dire  de  Vamour  de  soi  en  ce  qui  regarde  les  choses  de 


LE     PHILOSOPHE  139 

l'âme,  cette  unique  passion  naturelle  qui  naisse  avec  Thomme  I 
La  contradiction  est-elle  assez  flagrante  ?  Ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  de  conclure  d'un  air  détaché  :  «  C'est  ce  qu'a  fait 
voir  le  Discours  sur  V inégalité  !  »  Qui,  en  fait,  dit  exactement 
le  contraire  ! 

La  vérité  c'est  qu'il  se  rallie  en  ce  moment,  sans  l'avouer 
et  en  faisant  mine  de  rester  fidèle  à  son  paradoxe  sociologique 
et  psychologique  de  début,  à  la  psychologie  pessimiste  du 
christianisme  qui  en  prépare  la  morale  rationnelle  et  que  lui 
opposait  précisément  M.  de  Beaumont.  On  peut  même  dire 
qu'il  ne  reste  rien  de  la  bonté  originelle  après  cette  explica- 
tion dernière  qui  fait  mine  de  la  démontrer  une  fois  de  plus  ! 
Il  ne  reste  que  l'obstination  mystique  à  l'affirmer  hautement, 
en  dépit  du  sens  commun,  afin  de  pouvoir  la  transporter 
bientôt  sur  un  terrain  tout  autre  que  celui  de  l'histoire  pri- 
mordiale, sur  le  terrain  de  la  psychologie  personnelle  qui  sera 
celui  des  œuvres  autobiographiques  de  sa  vieillesse.  Entre 
les  trois  psychologies  successives  du  théoricien,  deux  sont 
intenables  et  toutes  trois  sont  rendues  confuses  par  leurs  con- 
tradictions trop  patentes  :  c'est  donc  de  l'affirmation  imper- 
turbable qui  les  relie,  c'est  de  la  bonté  naturelle  que  feront 
seulement  leur  profit  les  lecteurs  d'intelligence  moyenne,  au 
surplus  trop  disposés  d'avance  à  recevoir  de  leur  Révélateur 
cette  charte  d'alliance  mystique  avec  un  tout-puissant  Allié. 

«  Quand,  par  un  développement  dont  j'ai  montré  les  pro- 
grès, achève  cependant  le  contradicteur  de  M.  de  Beaumont, 
les  hommes  commencent  à  jeter  les  yeux  sur  leurs  semblables... 
à  voir  leurs  rapports...  à  prendre  des  idées  de  convenance, 
de  justice  et  d'ordre,  le  beau  moral  commence  à  leur  devenir 
sensible  et  la  conscience  agit.  Alors  ils  ont  des  vertus^  et,  s'ils 
ont  aussi  des  vices^  c'est  parce  que  leurs  intérêts  se  croisent 
et  que  leur  ambition  ^'éveille  à  mesure  que  leurs  lumières 
s'étendent.  Mais,  tant  qu'il  y  a  moins  d'opposition  d'intérêts 
que  de  concours  de  lumières,  les  hommes  sont  essentiellement 
bons  I  » 

Ainsi,  une  «  essence  »  qui  est  un  «  second  état  »  et  qui  a 


140  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

besoin  d'une  longue  évolution  préalable  !  Là  réside  l'ambi- 
guïté sophistique  qui  fit  d'abord  illusion  sur  la  thèse  fondamen- 
tale de  Rousseau  et  qui  conduisit  ses  contemporains  à  en 
accepter  la  formule  menteuse.  Gela  revient  à  dire  qu'il  est  un 
certain  état  social  —  celui  des  Perses,  des  Scythes,  des 
premiers  Grecs  ou  Romains,  des  Montagnons  de  Neufchâtel 
dans  le  présent  et  des  montagnards  de  la  Savoie  dans  le  sou- 
venir de  Jean- Jacques,  —  où  la  différenciation  intellectuelle 
des  individus  n'a  pas  encore  été  poussée  assez  loin  pour  entraî- 
ner de  très  grandes  inégalités  sociales  ;  et  cet  état  est  présenté 
par  lui  comme  bon  parce  qu'il  l'imagine  plus  heureux  que 
celui  d'extrême  civilisation,  comportant  luxe,  contrastes 
sociaux,  corruption  des  mœurs.  C'est  dans  cet  état  patriar- 
chal  qu'il  y  aurait  eu  «  moins  d'opposition  d'intérêts  que  de 
concours  de  lumières  ».  Gela  est  soutenable  sinon  très  certain, 
mais  n'a  que  peu  de  rapport  avec  l'affirmation  de  la  bonté 
primitive  :  les  hommes  ne  sont  essentiellement  bons  ni  avant 
cette  heure  de  discipline  sociale  efficace,  comme  l'a  prétendu 
d'abord  Rousseau,  ni  pendant,  comme  il  l'affirme  désormais, 
ni  après  comme  il  est  trop  facile  de  le  constater  chaque  jour, 
—  sans  qu'il  soit  interdit  d'espérer  une  lente  marche  de  l'hu- 
manité vers  cette  bonté  sociale  désirable. 

Les  hommes  ont  été  d'abord  féroces  dans  leur  isolement 
(si  tant  est  qu'ils  aient  vécu  isolés  tout  d'abord  ?)  ;  puis  ils 
ont  formé  des  sociétés  «  sanguinaires  et  cruelles  »  régies  sur- 
tout par  des  «  vengeances  terribles,  »  nous  a  dit  Rousseau. 
Puis  encore  ils  se  sont  élevés,  par  l'expérience  sociale  conti- 
nuée, à  cet  ordre  un  peu  plus  juste  et  moins  brutal,  où  l'ac- 
croissement des  lumières  équilibre,  jusqu'à  un  certain  point, 
les  oppositions  d'intérêts  les  plus  criantes.  Il  les  proclame 
alors  essentiellement  bons.  Mais  essentiellement  est  de  trop  à 
coup  sûr,  car,  encore  une  fois,  c'est  là  le  contraire  de  la  bonté 
primitive,  c'est  un  commencement  de  bonté  acquise.  On  peut 
l'appeler  naturelle  si  l'on  y  tient,  à  la  condition  de  définir 
la  nature  par  la  perfection  de  l'espèce.  Mais  encore  cette 
nature  fut-elle  bien  imparfaitement  réalisée  chez  les  Scythes, 


LE     PHILOSOPHE  141 

les  Spartiates  ou  les  Helvètes,  car  les  historiens  qui  regardent 
les  choses  de  près,  n'ont  jamais  rencontré  l'âge  d'or,  sinon 
dans  les  pages  platoniciennes  de  VAstrée.  On  nous  dira  peut- 
être  que  c'est  trop  s'attarder  à  la  démonstration  d'un  truisme; 
mais  la  négation  de  ce  truisme  a  eu  et  continue  d'avoir  de 
telles  conséquences  qu'on  n'en  saurait  trop  soigneusement 
scruter  la  genèse  î 

Il  restait  à  rappeler  comment  la  société  humaine  s'éloigne 
de  ce  second  état  si  enviable  et  si  regrettable  :  «  Quand  enfin, 
tous  les  intérêts  particuliers  agités  s'entrechoquent,  quand 
l'amour  de  soi,  mis  en  fermentation,  devient  amour-propre 
[l'amour-propre  était  donc  encore  ignoré],  quand  l'opinion 
[elle  ne  fonctionnait  donc  pas  jusque-là]  rendant  l'univers 
entier  nécessaire  à  chaque  homme  [c'est  le  fruit  de  l'impé- 
rialisme irrationnel],  les  rend  tous  ennemis-nés  [!]  les  uns  des 
autres  et  fait  que  nul  ne  trouve  son  bien  que  dans  le  mal 
d'autrui,  alors  la  conscience,  plus  faible  que  les  passions 
exaltées,  est  étouffée  par  elles...  Les  hommes  deviennent 
méchants...  C'est  le  troisième  et  dernier  terme  au  delà  duquel 
rien  ne  reste  à  faire...  Et  voilà  comment,  l'homme  étant  bon, 
les  hommes  sont  devenus  méchants  !  »  Et  voilà  pourquoi 
votre  fille  est  muette  disaient  les  médecins  de  Molière  après 
un  raisonnement  aussi  solide. 

L'auteur  de  l'Emile  vient  ensuite  à  défendre  en  particulier 
ce  dernier  livre  qui,  dit-il,  a  pour  objet  de  chercher  comment 
il  faudrait  s'y  prendre  pour  empêcher  les  hommes  de  devenir 
méchants.  Il  n'y  a  pas  affirmé,  dit-il,  que,  dans  l'ordre  actuel 
des  choses,  l'entreprise  fût  réalisable  ;  mais  il  a  du  moins 
certifié  et  certifie  une  fois  de  plus  au  besoin  que,  pour  en  venir 
à  bout,  il  n'y  a  pas  d'autres  moyens  que  ceux  dont  il  a  fait  la 
proposition  !  —  Il  s'attache  ensuite  à  la  discussion  du  péché 
originel,  cette  heureuse  allégorie  de  psychologie  expérimentale 
qu'a  dû  lui  proposer  Beaumont.  Bien  éloigné  sur  ce  point  des 
convictions  de  Calvin,  il  déclare  expressément  ce  dogme 
contraire  à  la  justice  et  à  la  bonté  de  l'Être  suprême.  Il  affirme 
qu'au  surplus  le  baptême  nous  rend  aussi  sain  que  l'homme 


142  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

avant  son  péché  —  ce  qui  est  une  énormité  t^éologique  autant 
que  psychologique,  puisque  la  doctrine  chrétienne  maintient 
la  concupiscence  après  le  sacrement,  dont  l'unique  effet  est  de 
nous  rendre  aptes  de  nouveau  à  recevoir  la  grâce  divine,  ce 
fruit  des  mérites  du  Rédempteur  des  hommes.  «  Du  reste, 
conclut  Fargumentateur  sans  scrupule,  vous  convenez  comme 
moi  que  l'homme  fut  créé  bon  —  c'est  sur  la  façon  dont  il 
devient  méchant  que  nous  différons  I  »  Sans  doute,  mais  cette 
façon-là  est  d'importance  pour  la  vie  sociale  :  puisque  l'une 
des  deux  explications  suggère  l'humilité  et  l'effort  sur  soi- 
même,  tandis  que  l'autre  engendre  l'orgueil  et  l'obéissance 
aux  impulsions  irraisonnées  de  l'impérialisme  vital  ^ 

Passant  de  sa  psychologie  à  sa  pédagogie  mystique,  Rous- 
seau doit  également  chercher  des  échappatoires  pour  sa 
défense  :  «  J'établis,  dit-il,  l'éducation  négative,  parce  qu'il 
suffît  de  fermer  l'entrée  au  vice  pour  que  le  cœur  humain 
demeure  toujours  bon.  J'appelle  éducation  positive  celle  qui 
tend  à  former  l'esprit  avant  Vâge  et  à  donner  à  l'enfant  la  con- 

1.  La  plus  récente  psychologie  scientifique,  celle  dont  le  D^"  Pierre  Janet 
(qui  est  1  un  de  ses  principaux  créateurs)  donnait  récemment  un  résumé 
remarquable  au  British  journal  of  psychology  (janvier  1921),  distingue 
environ  dix  stades  successifs  dans  révolution  progressive  de  la  mentalité 
humaine  Les  plus  bas  sont  celui  des  réflexes  simples,  puis  celui  des  réflexes 
suspensifs  qui  se  développent  en  plusieurs  temps  :  ils  appartiennent  à  la 
plupart  des  êtres  vivants.  Le  troisième  stade,  celui  des  tendances  dites 
sociales  ou  socio-personnelles  se  développe  chez  certains  êtres  vivant  en 
groupes  et  nous  paraît  déjà  décisif  pour  l'avenir  humain  en  particulier. 
Alors  s'ébauchent  en  effet  la  collaboration  et  la  pitié,  aussi  bien  que  la 
lutte  la  rivalité  et  la  haine,  la  tendance  à  se  distinguer  des  autres,  à  jouer 
un  rôle  à  augmenter  le  corps  et  sa  puissance  par  toutes  sortes  d  acquisi- 
tions diver>-es  :  actions  qui  sont  les  germes  des  conduites  conscientes  de 
l'avenir  C'est  ici  ïélat  de  nature  pour  1  homme  encore  à  peu  près  identique 
à  la  brute. 

Au-dessus  se  place  le  stade  des  tendances  intellectuelles  élémentaires 
au  milieu  duquel  naît  le  langage,  bientôt  les  volontés  et  les  croyances  qui 
vont  constituer  l'humanité  proprement  dite.  —  Un  progrès  encore,  et  voici 
l'état  mental  dit  praslogique  dont  on  trouve  au  moins  des  traces  chez  les 
populations  les  plus  primitives,  ainsi  que  chez  les  enfants  et  même  chez 
les  civilisés  soumis  à  de  fortes  impressions  émotives.  Il  conduit  à  l'état  de 


LE     PHILOSOPHE  143 

naissance  des  devoirs  de  l'homme  I  J'appelle  éducation  néga- 
tive celle  qui  tend  à  perfectionner  nos  organes,  instruments  de 
nos  connaissances.  »  Mais  il  ne  perfectionne  pas.le  cerveau  qui 
est  assurément  le  plus  efficace  instrument  de  ces  connais- 
sances. —  Cette  éducation,  poursuit-il,  prépare  à  la  raison 
par  l'exercice  des  sens  ;  mais  on  ne  voit  même  pas  qu'il  exerce 
ceux-ci,  puisqu'il  prescrit  de  ne  rien  faire.  «  L'éducation  néga- 
tive, affîrme-t-il  cependant,  n'est  pas  oisive  ;  elle  n'apprend 
pas  la  vérité,  mais  elle  préserve  de  l'erreur  ;  elle  dispose  l'en- 
fant à  tout  ce  qui  peut  le  mener  au  vrai  quand  il  est  en  état 
de  l'entendre  et  au  bien  quand  \\  est  en  état  de  V aimer  !  » 
On  voit  ce  qui  resterait  de  l'Emile  si  l'auteur  s'était  vérita- 
blement tenu  dans  ces  limites  et  si  d'ailleurs  il  était  avanta- 
geux ou  même  possible  de  préserver  quelqu'un  de  l'erreur  en 
lui  cachant  la  vérité.  La  vérité,  a  dit  Spinoza,  éclaire  elle- 
même  et  l'erreur  :  est  enim  verum  index  sui  et  falsi. 

Enfin  Jean- Jacques,  personnellement  mis  en  cause  et  cri- 
tiqué par  Beaumont  dans  son  caractère  ainsi  que  dans  son 

réflexion,  de  délibération  et  de  raisonnement  qui  crée  l'homme  prêt  à 
conquérir  la  maîtrise  du  globe.  1  homme  réfléchi  et  intéressé.  L'homme 
qui  n'a  pas  dépassé  ce  stade  intellectuel  ou  qui  y  i-evient  sous  l'influence 
de  la  maladie  présente  régulièrement,  dit  M.  Janet,  quatre  caractères 
principaux  :  la  passion,  l'égoïsme,  le  mensonge  et  la  paresse  (qu'à  notre 
avis  il  convient  toutefois  de  définir  de  façon  plus  précise  comme  la  ten- 
dance au  moindre  effort  dans  la  persistante  volonté  de  puissance  :  tel  le 
nègre  qui  fait  travailler  pour  lui  sa  femme,  mais  à  la  condition  de  la 
maintenir  sous  son  joug).  Ceci  est  le  véritable  e/af  de  nature  pour  l'huma- 
nité enfin  dégagée  de  ses  analogies  bestiales  d'origine.  On  voit  qu'il  est 
fort  loin  du  rêve  paradisiaque  de  Rousseau  sous  les  ombrages  de  Saint- 
Germain  ou  de  Montmorency.  Au-dessus  viendront  le  stade  rationnel, 
celui  des  aristocraties  disciplinées,  puis  un  stade  plus  largement  expéri- 
mental que  les  précédents,  celui  de  la  science  issue  de  la  morale  aristo- 
cratique et  religieuse,  au  cours  duquel  la  notion  de  progrès  se  précise. 
Rousseau,  rétrograde  comme  logicien  et  servi  comme  artiste  par  sa  maladie 
mentale,  médit  de  la  raison,  condamne  le  stade  réfléchi  de  la  pensée 
humaine  avec  ceux  qui  s'appuient  sur  celui-là  ;  par  son  recours  au  senti- 
ment, dépourvu  de  suffisants  correctifs,  on  retournerait  vers  le.  prselogisme 
avec  ses  réactions  émotives  confuses,  et.  ])arfois,  le  temps  présent  nous 
donne  l'Impression  qu'on  n'est  pas  loin  d'y  être  revenu. 


144  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

attitude  vitale,  s'en  plaint  avec  amertume  et  entreprend  sa 
propre  apologie  sur  un  ton  bien  autrement  agressif  que  celui 
du  prélat.  Relevons  seulement  le  trait  par  lequel  il  termine 
ce  développement  polémique  ;  nous  avons  rappelé  que  l'ar- 
chevêque accusait  VHéloïse  d'avoir  insinué  le  poison  de  la 
volupté,  et  à  combien  juste  titre  !  Les  résultats  sont  là  pour 
le  démontrer.  «  Eh,  riposte  l'ancien  contradicteur  de  d'Alem- 
bert,  que  ne  puis-je  aux  horreurs  de  la  débauche,  substituer 
le  charme  de  la  volupté  ?  Mais  rassurez-vous,  Monseigneur, 
vos  prêtres  sont  à  l'épreuve  de  VHéloïse  :  ils  ont  pour  préser- 
vatif YAloïsia  !  »  C'est-à-dire  un  livre  très  connu  de  porno- 
graphie sans  voile  !  —  Une  telle  insinuation,  étendue  à  toute 
la  classe  sacerdotale,  choqua  le  séide  de  Rousseau  le  plus 
dénué  de  jugement  personnel  en  ce  qui  touchait  à  son  idole. 
Le  pasteur  Moultou,  ayant  pu  lire  la  Lettre  avant  sa  publica- 
tion, écrivit  à  l'auteur  de  supprimer  à  tout  prix  ce  passage, 
fût-ce  par  un  «  carton  »  introduit  à  la  dernière  heure  dans  la 
composition  typographique  du  volume  :  car  le  trait  blessera 
même  à  Genève,  dit-il,  en  raison  de  la  solidarité  qui  existe 
entre  catholiques  et  protestants  quand  il  s'agit  de  sauvegar- 
der la  dignité  du  ministre  des  autels. 


VII 

LES  LETTRES  DE  LA  MONTAGNE 

ADHÉSIONS   AU  DOGME  DE 

LA  BONTÉ  NATURELLE. 


Les  pasteurs  devaient  en  effet  se  voir  bientôt  insultés  à 
leur  tour  !  Les  Lettres  de  la  montagne  furent  écrites  par  l'hôte 
de  Motiers-Travers  pour  répondre  aux  mesures  prises  contre 


LE     PHILOSOPHE  145 

l'auteur  de  VEmile  à  Genève,  et  pour  commenter  les  troubles 
qui  avaient  été  la  suite  de  ces  mesures.  Le  talent  polémique 
y  est  plus  évident  que  jamais,  mais  le  sujet,  très  particulier, 
de  l'ouvrage  qui  est  la  discussion  minutieuse  des  lois  constitu- 
tionnelles de  la  cité  calviniste,  le  rend  moins  intéressant  que 
les  précédents  pour  les  historiens  du  rousseauisme  propre- 
ment dit.  «  Les  rieurs,  a  écrit  Jean- Jacques  en  annonçant  le 
livre  à  un  ami,  y  sont  toujours  pour  le  clergé  catholique 
contre  nos  ministres.  »  Il  prévoit  donc  quel  sera  le  retentisse- 
ment de  ce  pamphlet  en  pays  protestant  et  tout  le  parti  qu'en 
vont  tirer  contre  lui  ses  «  implacables  ennemis  ».  Mais  l'amour- 
propre  blessé  emporte  la  balance  et  il  hasarde  ce  pas  dont  les 
conséquences  seront  pour  lui  si  fâcheuses,  à  tous  les  points 
de  vue. 

Les  Lettres  sont  en  effet  impitoyables  pour  les  théologiens 
du  protestantisme  qu'elles  accusent  d'avoir  arbitrairement  res- 
treint et  contredit  le  principe  même  de  la  Réforme,  celui  du 
libre  examen  des  Écritures,  et  le  Réformateur  de  Genève  en 
personne  est  loin  d'y  être  épargné.  «  Calvin  était  sans  doute  un 
grand  homme,  écrit  l'exilé  de  Motiers,  mais,  enfin,  c'était  un 
homme,  et,  qui  pis  est,  un  théologien  !  La  plupart  de  ses  col- 
lègues étaient  dans  le  même  cas  (d'orgueil  et  de  tyrannie), 
en  cela  d'autant  plus  coupables  qu'ils  étaient  plus  inconsé- 
quents. Aussi,  quelle  prise  n'ont-ils  pas  donné  sur  ce  point 
aux  catholiques  !  Et  quelle  pitié  n'est-ce  pas  de  voir,  dans 
leurs  défenses,  ces  savants  hommes,  ces  esprits  éclairés  qui 
raisonnaient  si  bien  sur  tout  autre  article,  déraisonner  si 
sottement  sur  celui-là  î  Ils  suivaient  bien  plus  leurs  passions 
que  leurs  principes.  Leur  dure  orthodoxie  était  elle-même  une 
hérésie.  C'était  bien  là  l'esprit  des  Réformateurs,  mais  ce 
n'était  plus  celui  de  la  Réformation  î  »  Tel  est  du  moins  son 
sentiment,  parce  qu'il  juge  la  Réforme  issue  de  la  raison  ; 
au  vrai,  elle  l'était  surtout  d'un  élan  mystique  de  l'âme  chré- 
tienne en  des  individus,  d'ailleurs  éminents  par  l'esprit,  et 
cherchant  donc  contact  sans  intermédiaire  avec  un  tout- 
puissant  Allié  ;  elle  devait  porter  les  fruits  de  tout  mysticisme 

10 


146  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

extrême  dont  la  théocratie  ou  l'autocratie  sont  les  aspirations 
presque  nécessaires.  Les  réformateurs  repoussaient  le  miracle 
moins  par  une  vue  rationnelle  du  monde  que  parce  qu'ils 
n'en  savaient  pas  faire  en  personne  l'appui  de  leur  mission 
divine  ;  ils  fondaient  donc  leurs  prétentions  autoritaires  sur 
leur  savoir  doctrinal,  sur  leur  personnelle  capacité  d'inter- 
prétation des  Écritures,  bien  supérieure  à  celle  qu'ils  attri- 
buaient au  vulgaire  ;  ce  qu'ils  exprimaient  en  se  disant  mieux 
éclairés  du  Très-Haut  et  autorisés  à  imposer  autour  d'eux 
leurs  lumières.  De  là  les  supplices  ordonnés  par  eux,  en  toute 
sécurité  de  conscience,  contre  les  moins  favorisés  de  l'alliance 
céleste.  Comme  le  font  aujourd'hui  les  dirigeants  du  Mysti- 
cisme démocratique,  si  fort  appuyé  par  la  prédication  de 
Rousseau,  ils  ne  démocratisaient  leur  mysticisme  d'inspira- 
tion qu'en  paroles  seulement.  Au  fond  du  cœur  ils  se  réser- 
vaient sinon  le  monopole  tout  au  moins  la  plus  ample  part 
du  céleste  appui. 

Les  Lettres  de  la  montagne  sont  les  derniers  écrits  théoriques 
ou  même  «  philosophiques  »  de  Jean- Jacques,  bien  qu'il 
répudie  cette  dernière  épithète  ;  il  n'a  plus  rien  fait  imprimer 
de  son  vivant  après  ce  volume  ;  car  ses  écrits  autobiogra- 
phiques, —  les  plus  influents  de  tous  à  la  longue  —  sont,  ou 
bien  antérieurs,  comme  l'étude  du  caractère  de  Saint-Preux, 
calqué  sur  le  sien,  et  les  quatre  Lettres  au  président  de  Moles- 
herbes  ;  ou  publiés  par  ses  exécuteurs  testamentaires  après 
sa  mort,  comme  les  Confessions^  les  Dialogues  et  les  Rêveries. 

Pour  résumer  ses  dernières  manifestations  .théoriques,  il 
est  permis  de  dire  que,  sous  la  pression  de  ses  adversaires 
plus  rationnels,  il  aboutissait  en  somme  à  retirer  l'affirmation 
de  la  bonté  naturelle  au  point  de  vue  sociologique,  de  même 
qu'il  avait  naguère  retiré  subrepticement,  dans  la  préface  de 
Narcisse,  son  anathème  aux  sciences  et  aux  arts.  Il  la  mainte- 
nait toutefois  plus  que  jamais  en  paroles,  pour  ne  point 
s'avouer  en  défaut  ;  il  répétait  que  V Emile  était  comme 
l'évangile  de  cette  bonté  naturelle  dont  il  ne  restait  rien  entre 
ses  propres  mains  dès  qu'on  le  sommait  de  préciser  quelque 


LE     PHILOSOPHE  147 

peu  ses  dires.  Il  était  en  outre  décidé  à  la  maintenir  au  point 
de  vue  psychologique,  c'est-à-dire  à  l'afTirmer  présente  en 
lui-même,  ce  qui  allait  permettre  à  ses  dociles  adhérents  de 
se  concéder  le  même  privilège,  au  détriment  de  leurs  adver- 
saires dans  la  lutte  vitale.  Aussi  les  réserves  que  nous  avons 
soulignées  dans  sa  Lettre  à  M.  de  Beaumont  passèrent-elles 
aussi  parfaitement  inaperçues  que  celles  de  son  Contrat  social 
sur  le  terrain  politique  et  que  plus  tard  ses  sages  objurgations 
aux  Polonais,  mal  satisfaits  de  leur  constitution  nationale. 
Une  atteinte,  de  très  durables  conséquences,  avait  été  portée 
par  lui  à  la  psychologie  expérimentale  et  aux  morales  ration- 
nelles qui  s'appuient  sur  cette  psychologie  prudemment 
pessimiste.  Une  hérésie  mystique  nouvelle  commençait  sa 
triomphante  carrière. 

Il  est  trop  facile  de  s'en  convaincre  en  constatant  de  quelle 
façon  il  fut  aussitôt  compris  et  interprété  par  ses  dévots. 
Dans  son  excellent  recueil  d'études  sur  Le  socialisme  utopique, 
M.  André  Lichtenberger  nous  a  naguère  fait  connaître  un 
commentaire  sociologique  et  un  commentaire  pédagogique 
presque  immédiats  du  Discours  sur  V inégalité  et  de  l'Emile. 
Ils  sont  fort  instructifs  à  méditer  l'un  et  l'autre.  Le  premier 
est  de  Rouillé  d'Orfeuil,  dans  son  Alambic  des  lois,  qui  est 
de  1773  :  «  J'ai  toujours  regretté,  écrit  ce  publiciste,  de  n'avoir 
pas  une  santé  assez  forte  pour  entreprendre  de  longs  voyages 
sur  mer.  J'aurais  voulu  pénétrer  dans  l'intérieur  des  terres 
inconnues  ;  je  suis  certain  que  j'aurais  trouvé  des  peuples 
vivant  absolument  dans  l'état  de  nature,  suivant  ses  insti- 
tutions avec  douceur  et  se  conformant  en  tout  à  l'admirable 
simplicité  de  ses  lois  immuables...  Oh,  les  heureuses  nations. 
Oh,  les  aimables  hommes  !  Quelle  douceur  dans  les  mœurs  ! 
Quelle  simplicité  dans  les  lois  et  dans  les  usages  !  Quelle 
union  !  Quelle  harmonie  !  Je  voudrais  vivre  avec  eux  :  ils 
me  corrigeraient  sûrement,  car  l'exemple  est  pour  nous  le 
guide  le  plus  certain,  et  je  serais  heureux  comme  eux.  » 
Voilà  l'état  d'esprit  qui  a  préparé  les  excès  révolutionnaires. 
C'est  un  fruit  de  la  sociologie  mystique. 


148  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Dès  1763,  dans  son  Élève  de  la  nature,  un  pédagogue  mys- 
tique nommé  Guillard  de  Beaurieu  avait  entrepris  de  faire 
mieux   que  le  précepteur   d'Emile.   Le  livre   de   Rousseau, 
remarque  en  effet  M.  Lichtenberger,  parle  d'éducation  natu- 
relle, mais  place  encore  un  intermédiaire  entre  l'enfant  et  la 
Nature.  Un  homme,  de  haute  culture,  explique,  commente, 
conseille,  et,  par  conséquent,  quelle  que  soit  sa  discrétion, 
altère,  fausse  et  stérilise  les  pures  leçons  de  cette   incompa- 
rable Mère.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  qu'Emile,  élève  d'un 
homme  sage,  instruit  et  prudent  sans  nul  doute,  mais  enfin 
d'un  homme  civilisé,  fût  uniquement  «  l'élève  de  la  Nature  » 
et  que  celle-ci  directement,   sans  aucun  intermédiaire,  pût 
imprimer  en  lui  ses  préceptes  salutaires  ?  —  Tel  est  le  sujet 
du  hvre  de  Beaurieu,  réédité  plusieurs  fois,  attribué  même  à 
Rousseau  par   un   libraire  sans  scrupule,  et    voici  l'analyse 
sommaire  que  nous  en  fournit  l'auteur  du  Socialisme  utopique. 
Un  gentleman  anglais  a  eu  l'ingénieuse  idée  d'élever  un  de 
ses  fils  jusqu'à  l'âge  de  quinze  ans  dans  une  espèce  de  boîte, 
sans  aucune  communication  avec  le  monde.  Après  quoi,  il  le 
fait  transporter  par  un  vaisseau  dans  une  île  déserte  où  l'ado- 
lescent est  lâché  tout  seul,  en  liberté.  On  assiste  alors  aux 
résultats  merveilleux  de  cette  éducation,  véritablement  néga- 
tive. Certes,  avant  d'arriver  à  la  connaissance  de  l'univers  et 
à  la  sagesse  parfaite,  l'élève  de  la   Nature  devra  traverser 
bien  des  expériences  ;  mais  cette  infaillible  éducatrice  aura 
si  bien  préparé  son  cœur  et  son  cerveau  qu'il  acquerra  rapi- 
dement des  impressions   exactes   de  toutes   choses.    Il   aura 
d'abord  des  étonnements,  des  admirations,   des  déductions 
puériles  ;  mais,  dès  le  premier  jour,  il  manifestera  la  plus 
exquise  sensibilité.  Il  a  pleuré  quand  il  a  vu  le  ciel  ;  il  s'est 
attendri  devant  le  soleil.  —  Quelques  heures  après  sa  mise  en 
liberté,  il  aperçoit  un  chien  attaché  qu'on  lui  a  laissé  pour 
compagnon  dans  sa  solitude  ;  or,  à  l'exception  d'une  mouche, 
c'est  le  premier  être  vivant  qui  ait  frappé  ses  regards.   Il 
s'empresse  de  le  délivrer  ;  et  l'on  se  doutait  bien  en  effet 
«  qu'un  homme  naturel  était  trop  bon,  trop  sensible  pour  yoir 


LE    PHILOSOPHE  149 

un  animal  privé  de  la  liberté  et  ne  pas  la  lui  rendre  ».  Il  sera 
d'ailleurs  récompensé  sans  délai  de  ce  bon  mouvement,  car 
son  chien  le  caresse  davantage,  et  il  en  conclut  aussitôt  que 
l'âme  s'afïaisse  pour  ainsi  dire  dans  l'esclavage  et  dans  le 
malheur,  alors  qu'elle  recouvre,  avec  la  liberté,  toute  son 
énergie  native  !  —  Ajoutons  que  Beaurieu,  comme  Calvin 
et  plus  tard  les  rousseauistes  révolutionnaires,  se  jugeait  doté 
de  révélations  privilégiées  et  se  préparait  à  traiter  les  incré- 
dules en  suspects  :  «  Persuadez-vous  bien,  leur  disait-il,  que 
la  Nature  découvre  volontiers  son  sein  à  un  homme  simple  et 
uni  comme  elle,  qui  ne  veut  voir  que  son  sein  !  » 

Voilà  comment  Rousseau  fut  compris  par  le  commun  de 
ses  lecteurs,  en  dépit  de  ses  reculs  effrayés  vers  le  bon  sens. 
Aussi  bien  est-ce  de  la  sorte  qu'il  aurait  dû  raisonner  en  per- 
sonne s'il  avait  voulu  être  logique  avec  son  affirmation  reten- 
tissante, celle  de  la  bonté  primitive.  Mais  il  était  resté  large- 
ment rationnel  encore,  en  dépit  de  sa  suggestion  mystique 
fondamentale  et  il  ne  se  reconnaissait  donc  nullement  dans 
ses  trop  dociles  commentateurs.  —  Nous  verrons  pourtant 
qu'il  a  fini  par  se  prendre  au  mot  lui-même,  surtout  à  l'époque 
de  sa  vie  où  il  déclarera  ne  plus  savoir  raisonner  ses  convic- 
tions essentielles,  mais  les  accepter  toutes  faites  de  son  passé, 
plus  lucide  et  plus  capable  de  synthèse  mentale.  En  ce  temps, 
il  ne  peinera  plus  pour  montrer  la  bonté  naturelle  chez  les 
primitifs  ou  chez  les  enfants  :  il  se  contentera  de  la  découvrir 
et  de  l'analyser  en  lui-même.  Ce  sera  le  stade  autobiogra- 
phique, ou,  pour  mieux  dire,  autoapologétique  de  sa  prédi- 
cation morale,  celui  qui,  nous  l'avons  dit,  a  exercé  de  beau- 
coup l'influence  la  plus  tenace  et  n'a  pas  encore  épuisé  sans 
doute  son  action  tonique,  mais  périlleuse,  sur  l'âme  contem- 
poraine et  sur  ses  décisions  dans  l'ordre  social. 


M 


LIVRE  m 


LE    MALADE 


Dans  son  récent  et  considérable  ouvrage  sur  Les  médica- 
tions psychologiques^,  le  docteur  Pierre  Janet,  professeur  de 
Psychologie  expérimentale  au  Collège  de  France,  a  voué  de 
précieuses  analyses  à  certaines  déviations  névropathiques 
de  la  vie  affective  normale  qu'il  a  observées  avec  une  pers- 
picacité singulière.  Nous  avons  étudié  cet  aspect  de  son 
vaste  travail  à  la  lumière  de  nos  propres  convictions  psy- 
chologiques dans  la  Revue  hebdomadaire  du  10  juillet  1920, 
et  nous  croyons  préparer  utilement  ce  qui  va  suivre  en 
empruntant  ici  quelques  traits  à  cette  étude. 

Nous  estimons  que  le  ressort  principal  de  la  vie  étant  la 
volonté  de  puissance,  —  V esprit  de  principauté,  comme  disait 
Saint-Cyran  avec  la  théologie  chrétienne,  ou  pour  employer 
un  seul  mot,  suggéré  par  l'histoire  récente  des  grandes 
nations  du  globe,  V  impérialisme  essentiel  et  primordial  de 
l'être,  —  la  dépression  psychique  morbide,  quand  elle  ne 

1.  Trois  volumes  aranci  in-8".  Alcan.  1919. 


152  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

procède  pas  d'une  maladie  organique  affectant  directement 
ou  indirectement  le  système  nerveux,  naît  de  causes  morales 
qui  sont  principalement  l'insatisfaction,  l'humiliation 
actuelle  ou  prévue  que  subit  durablement  en  nous  cette 
Volonté  de  puissance.  La  guérison  se  ferait  donc,  en  ce  cas, 
si  le  malade  parvenait  à  se  rendre  la  réalité  commençante 
ou  seulement  l'espoir  prochain  de  la  puissance  sur  le  monde 
extérieur  ;  car  c'est  d'un  tel  aliment  qu'il  a  faim  et  soif, 
sans  être  en  mesure  de  rassasier  un  appétit  spirituel  aussi 
normal  pour  notre  système  nerveux  supérieur  que  l'appétit 
de  nourriture  le  peut  être  pour  les  fibres  de  nos  muscles  et 
pour  les  cellules  de  nos  grands  appareils  physiologiques. 
Afin  de  tonifier  à  tout  prix  leur  défaillante  volonté  de 
puissance,  les  psychasthéniques  intelligents,  —  à  plus  forte 
raison  ceux  qui  poussent  l'intelligence  jusqu'au  génie,  — 
emploient  les  plus  singuliers  détours  et  M.  Janet  en  a 
signalé  de  bien  intéressants  chez  les  malades  dont  l'obser- 
vation, poursuivie  durant  de  longues  années,  lui  procure 
les  matériaux  de  ses  constructions  psychologiques  excel- 
lentes. Le  moins  compliqué  de  ces  détours  est  la  sollicitation 
tacite  des  «  compliments  »  ;  penchant  normal  au  surplus, 
tant  il  est  universellement  répandu,  mais  qui  se  présente 
chez  certains  déprimés  avec  une  exagération  fort  instruc- 
tive et  se  manifeste  en  particuher  par  une  attitude  d'humi- 
lité gémissante,  ces  malades  répétant  sans  cesse  qu'ils  ne 
sont  bons  à  rien,  qu'ils  n'ont  aucune  valeur  intellectuelle, 
aucune  aptitude  à  bien  faire.  Ils  seraient  très  confus  toute- 
fois d'être  pris  au  mot,  persuadés  qu'ils  sont  du  contraire 
et  pensant  avoir  reçu  de  la  Nature  des  facultés  incompa- 
rables dont,  seul,  leur  état  de  santé  entrave  momentané- 
ment le  plein  exercice.  Ils  plaident  le  faux  pour  se  con- 
vaincre du  vrai  ;  ils  escomptent  les  flatteuses  contradictions 
de  leurs  interlocuteurs. 


i 


LE     MALADE  153 

A  défaut  du  succès  social,  dont  le  compliment  est  la  cons- 
tatation par  la  bouche  d'autrui,  les  névropathes  cherchent 
à  se  procurer  le  succès  d'imagination  pure.  C'est  ainsi'  que 
la  rêverie  habituelle  est,  selon  M.  Janet,  d'une  part  un 
symptôme  de  dépression,  puisqu'elle  réduit  le  travail  mental 
à  une  activité  de  faible  tension  qui  remplace  l'activité 
réellement  synthétique  de  la  pensée,  opération  beaucoup 
plus  «  coûteuse  »  ;  d'autre  part  un  procédé  de  tonification 
psychique  parce  qu'elle  facilite  le  développement  de  cer- 
taines représentations  flatteuses  à  l'appétit  du  pouvoir. 
L'auteur  des  Médications  psychologiques  appelle  parfois 
«  histoire  continuée  »,  cette  rêverie  habituelle  qui,  expli- 
que-t-il  —  de  façon  fort  intéressante  pour  notre  présente 
étude,  —  n'est  pas  seulement  un  récit  que  le  rêveur  se 
ferait  à  lui-même,  mais  souvent  tout  un  programme  idéal 
de  conduite,  une  manière  de  vivre  en  dedans  à  sa  guise, 
avec  des  attitudes,  des  gestes  et  des  paroles  intérieures  à 
peine  esquissées  ^  ;  c'est  encore,  si  l'on  préfère,  une  autre 
vie  que  la  vie  réelle,  menée  dans  des  circonstances  artifi- 
cielles et  beaucoup  plus  propices  au  besoin  de  tonification, 
de  succès,  de  compliments,  de  domination  dont  souffre  le 
malade  qui  s'efforce  de  la  vivre.  Les  individus  dits  normaux 
s'y  peuvent  plaire  par  intervalles  ;  mais  elle  prend  un  déve- 
loppement incroyable,  elle  devient  la  vie  principale  chez 
les  affaiblis  dont  la  faible  tension  psychique  s'accommode 
mal  de  la  réalité  antagoniste  et  cherche  donc  à  se  créer  un 
milieu  factice  où  elle  pourra  se  maintenir  sans  perte,  ou 
même  s'accroître  sans  efforts.  Ces  rêveries  obsédantes 
deviennent  alors  analogues  à  celles  que  l'opium  ou  le  has- 
chich   procurent,     plus     despotiquement     encore,    à   leurs 


l.  M.   Paul  Bourgel  en  a  réceinmenl  donné  une  excellente  description 
en  tête  de  son  recueil  de  nouvelles  intitulé  Anomalies  (Pion,  1920). 


154  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

adeptes  ;  elles  se  déroulent  à  moins  de  frais  dans  des  imagi- 
nations faciles  à  mettre  en  campagne,  à  émanciper  du  cadre 
expérimental  ou  rationnel  rigide  dans  lequel  doit  s'enfermer 
toute  pensée  véritablement  synthétique  et  adaptatrice  du 
penseur  au  réel.  —  Les  relations  de  Rousseau  avec  ces  êtres 
éthérés  qu'il  appelle  «  nos  habitants  »  dans  ses  ouvrages  ont 
été  de  ce  caractère,  tout  en  conservant  des  relations  certaines 
avec  la  création  esthétique  comme  il  arrive  chez  certains 
artistes  éminents. 

Mais  Les  médications  psychologiques  nous  fournissent 
encore  des  observations  excellentes  sur  les  névropathes 
qui  cherchent  dans  leurs  relations  avec  leur  entourage, 
dans  leurs  affections  de  famille,  dans  leurs  amitiés  ou  dans 
leurs  amours  un  point  d'appui  pour  leur  élan  vital  entravé 
par  la  maladie.  Aux  yeux  de  ces  déprimés,  celui  qu'ils  aiment 
et  dont  ils  réclament  l'amour  est  avant  tout  celui  qui  les 
remonte  ou  les  réconforte  par  ces  manifestations  de  défé- 
rence ou  de  dévouement  qui  ont  la  propriété  d'être  toniques 
pour  l'impérialisme  vital.  Ce  qu'ils  réclament,  c'est  un 
«  esclave  intelligent  »,  capable  d'exécuter  pour  eux  avec  tact 
et  dextérité  les  actions  qui  exigent  un  certain  degré  de  ten- 
sion psychique  et  qu'ils  se  sentent  incapables  de  mener  à 
bien  par  eux-mêmes.  Obtiennent-ils  de  tels  dévouements, 
—  ce  qui  arrive  plus  souvent  qu'on  ne  serait  porté  à  le 
croire,  surtout  dans  l'intimité  des  familles  unies,  —  ils  exi- 
geront en  outre  la  certitude  que  la  personne  qui  les  aime 
remplira  près  d'eux  son  rôle  d'indispensable  auxiliaire  à 
perpétuité  —  leur  «  fermera  les  yeux  »,  comme  disait  volon- 
tiers Rousseau,  —  ne  changera  jamais  à  leur  égard,  sera 
toujours  à  leur  disposition  pour  les  défendre,  les  consoler, 
les  tonifier,  pour  leur  rendre  des  services  innombrables 
sans  qu'ils  aient  jamais  à  la  payer  obligatoirement  de 
quelque  complaisance  du  même  ordre  :  «  C'est  payé,  ce  n'est 


LE     MALADE  155 

pas  de  l'amour  »,  proclament-ils  en  effet  dès  qu'ils 
ont  été  conduits  à  répondre,  par  une  dépense  psychique  de 
leur  fond,  à  des  générosités  de  cette  nature  :  «  Il  me  faut, 
ajoutent-ils  le  plus  souvent  alors,  il  me  faut  quelqu'un  qui 
m'aime  pour  moi-même  !  »  Notion  qu'il  est  donc  intéressant 
d'étudier  avec  soin  en  matière  de  psychologie  morbide. 

Lorsque  les  malades  de  la  volonté,  dit  M.  Janet,  sont 
contraints  de  reconnaître  les  services  qu'ils  reçoivent  par 
quelque  service  réciproque,  fût-ce  dans  une  proportion 
aussi  réduite  que  possible,  ils  ne  sentent  plus  la  certitude 
absolue,  inconditionnelle  de  la  durée  sans  fm  du  dévoue- 
ment qui  les  soutient.  Ils  cesseront  quelque  jour,  pré- 
voient-ils, d'être  jeunes  et  séduisants  ;  ils  peuvent  cesser 
d'être  riches  ou  attachants  ;  et,  alors,  s'ils  sont  aimés  pour 
l'un  ou  pour  l'autre  de  ces  divers  motifs,  l'amour  qui  les 
tonifie  leur  fera  donc  défaut  ?  Perspective  intolérable  à 
leurs  yeux  !  a  II  serait  bien  préférable,  répètent-ils  en  consé- 
quence avec  nostalgie,  d'être  vraiment  aimé  pour  soi-même.  » 
—  Dans  certains  cas,  ils  s'imposent  encore  quelques  efforts 
afin  de  reconnaître  les  dévouements  dont  ils  sont  l'objet; 
mais  ces  «  payements  )>  de  leur  part  impliquent  des  actes  à 
faire  ;  or  ils  ont  peur  de  ne  pouvoir  faire  toujours  ces  actes  ; 
ils  sont  effrayés  d'avoir  à  les  recommencer  sans  cesse  pour 
conserver  les  affections  dont  ils  se  sustentent  ;  et  ils  rediront 
alors,  comme  un  refrain,  la  formule  de  l'amitié  idéale  : 
«  Tout  cela,  ce  n'est  pas  être  aimé  pour  soi-même  !  »  Amitié 
dont  le  type  serait  l'amour  maternel,  ou  quelquefois,  filial 
et  fraternel,  mais  qui  est  plus  difficilement  concevable  en 
dehors  de  ces  relations  du  sang. 

La  seule  perspective  qu'ils  peuvent  accepter  sans  ap- 
préhension, reprend  M.  Janet  en  résumant  ses  observations 
de  longue  date,  c'est  de  payer  avec  des  qualités  naturelles, 
qu'ils  croient  posséder  d'une  manière  définitive,  sans  avoir 


156  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

à  y  rien  ajouter  par  des  efforts  présents  dont  ils  se  sentent 
incapables.  A  l'appui  de  leur  exigence  d'amour  pour  soi- 
même,  ils  allégueront,  en  conséquence,  des  prestiges  d'ordres 
divers,  mais  qui,  tous,  auront  pour  caractère  d'être  possédés 
par  eux  d'une  manière  naturelle  et  indélébile,  des  qualités 
données  par  la  naissance.  Tout  au  moins  ces  maniaques  de 
l'amour  tireront-ils   argument  à  leur  profit    de    qualités 
déjà  conquises  par  eux  à  titre  définitif  et  non  plus  à  con- 
quérir ou  à  augmenter  dans  le  futur  par  adaptation  sociale 
continuée,  par  modification  méthodique  du  Moi,  car  c'est 
là  ce  que  leur  interdit  leur  chronique  dépression.  Ils  cher- 
cheront donc  dans  leurs  attraits  soi-disant  naturels  les  élé- 
ments de  ce  fameux  soi-même  au  bénéfice  duquel  ils  pré- 
tendent obtenir  l'affection  tonificatrice.  —  Et  nous  débou- 
chons ici  en  pleine  psychologie  rousseauiste  de  la  «  bonté 
naturelle  »,   conçue  comme  une  qualité  aujourd'hui  res- 
treinte à  certains  tempéraments  d'élite  et  d'élection  divine, 
ou  mieux  à  un  seul  homme  en  ce  bas  monde.  Telle  est  l'af- 
firmation de  Rousseau  dans  ses  Dialogues  :  il  est  Vhomme 
de  la  nature  primitive,  le  Messie  de  la  moderne  Alliance  avec 
le  Très-Haut.    C'est   ce   que   nous   avons   ailleurs   appelé 
r  «  immaculée  conception  »  de  Jean- Jacques  ;  et  cette  con- 
viction explique  ses  fréquents  soupirs  vers  «  le  prix  qu'avait 
mérité  son  cœur  »  I 

On  trouverait  une  origine  analogue  à  l'importance  qu( 
prend,  dans  la  pensée,  puis  dans  le  vocabulaire  des  névro- 
pathes, la  notion  impérative  de  leurs  droits.  M.  Janet  pro- 
pose de  définir  le  droit  comme  la  possibilité  d'exiger  d'au- 
trui  une  action  sans  avoir  à  faire  soi-même  une  action  pré-^ 
sente  ou  future  en  retour.  On  pourrait  dire  aussi  que  le  droit 
est  une  accumulation  antérieure  de  puissance  sociale,  sous 
quelque  forme  d'ailleurs  que  cette  puissance  ait  été  préala- 
blement consentie  à  l'individu  par  la  société  de  ses  sem- 


T.E     MALADE  157 

blables.  —  Pour  les  déficitaires  de  l'élan  vital,  réclamer  des 
droits  revient  donc  à  réclamer  de  la  puissance  sans  avoir  à 
faire  de  nouveaux  frais  pour  l'acquérir.  C'est  une  remarque 
d'expérience  que  les  hommes  qui  disposent  d'une  large 
capacité  d'action  songent  d'ordinaire  à  augmenter  leur  puis- 
sance plutôt  qu'à  user  sans  délai  jusqu'au  bout  de  celle  dont 
ils  sont  déjà  détenteurs  ;  ils  s'occupent  moins  fréquemment 
de  leurs  «  droits  »,  résultats  d'actes  antérieurs,  que  de  leurs 
devoirs,  conditionnant  les  actes  qu'ils  visent  à  réussir  dans 
la  suite,  afm  d'augmenter  d'autant  leurs  droits  effectifs.  — 
Au  contraire,  comme  ces  prodigues  qui  sont  contraints  de 
dépenser  leur  capital,  les  abouliques  ne  songent  qu'aux 
droits,  réels  ou  prétendus,  qu'ils  croient  posséder  ;  droits  qui 
font  faire  des  actions  par  les  autres  et  les  dispensent  d'en 
accomplir  par  eux-mêmes.  Pour  plus  de  commodité,  ils  vont 
souvent  chercher  ces  droits  dans  la  vague  région  du  senti- 
ment et  demandent  un  cordial  à  quelque  impérialisme  de 
caractère  irrationnel,  si  nous  osons  cette  formule  abstraite. 
Écoutons  plutôt  ce  malade,  aspirant  au  rôle  de  don  Juan 
et  qui,  soigné  par  le  docteur  Janet,  lui  parlait  sans  cesse 
des  droits  de  tout  bon  jeune  homme  à  être  aimé  des  midi- 
nettes qu'il  courtise  —  ouvrant  à  nos  yeux  des  perspectives 
bien  curieuses  sur  la  mystique  spécifiquement  passionnelle 
du  rousseauisme  ou  romantisme  contemporain  :  cette 
mystique  qui  procède  du  refus  de  faire  effort  sur  soi-même 
et  contre  sa  passion  lorsque  celle-ci  est  contrariée  par  quelque 
obstacle  d'ordre  social.  —  «  Tout  est  artificiel,  protestait  donc 
ce  déséquilibré  aigri,  chez  ces  petites  ouvrières  parisiennes 
qui  ne  savent  pas  se  donner  simplement,  parce  qu'on  aime  ! 
Elles  sont  vraiment  immorales  et  malfaisantes  quand  elles 
se  moquent  de  mes  propositions.  Je  ne  trouve  jamais  en 
elles  Jenny  l'ouvrière  ni  la  grisette  que  chanta  Béranger. 
Je  ne  trouve  la  nature  nulle  part  ;  toujours  l'artifice,  le§ 


158  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

préjugés,  une  foule  d'obstacles  à  vaincre  :  toutes  choses  qui 
ne  devraient  pas  exister  dans  une  nature  naturienne  {sic  !) 
L'amour  est  naturel,  et  j'ai  droit  à  V amour  !  J'ai  droit  à  la 
justice,  j'ai  droit  à  la  vérité,  etc..  »  C'est  ainsi  que  les  faibles 
se  réfugient  éperdument  dans  la  notion,  le  plus  souvent 
abusive  ou  illusoire,  de  leurs  justes  droits  ! 

Lorsque  le  sentiment  de  l'incomplétude,  la  soif  ardente 
de  quelque  tonique  pour  leur  impérialisme  vital  durable- 
ment déprimé  ont  fait  naître  chez  ces  névropathes  l'ap- 
préhension aiguë  de  l'isolement  sentimental,  leurs  obses- 
sions amoureuses  deviennent,  sous  une  forme  détournée, 
Véquivalent  de  ces  obsessions  autoritaires  qu'on  rencontre 
chez  d'autres  malades  différemment  disposés  par  leur  carac- 
tère. Les  unes  aussi  bien  que  les  autres  rendent  le  contact 
de  ces  malades  extrêmement  fatigant  ou  «  coûteux  »  à  leur 
entourage.  On  doit,  dit  M.  Janet,  leur  rendre  d'innom- 
brables services  sans  aucune  compensation  possible  :  c'est 
un  travail  incessant,  difficile,  une  pénible  servitude  !  Tout 
en  leur  prodiguant  gratuitement  ces  services,  on  devra  les 
rassurer  avec  habileté  sur  l'avenir  et  les  convaincre  qu'on 
les  servira  sans  trêve,  pendant  leur  vie  tout  entière.  Il 
faudra  se  tenir  constamment  en  garde  contre  les  saillies 
irréfléchies  de  sa  propre  volonté  de  puissance  et  leur  laisser 
toujours  entendre  qu'on  n'attend  rien  de  leur  part  en  retour 
de  ses  peines,  car  l'antipathie  naîtrait  chez  eux  du  moindre 
effort  personnel  en  perspective.  Il  faut  les  convaincre  enfin 
qu'on  les  aime  bien  pour  eux-mêmes,  c'est-à-dire  qu'ils 
ont  en  eux-mêmes,  par  le  seul  fait  qu'ils  existent,  le  droit 
d'être  aimés  indéfiniment  de  leur  entourage.  Entre  les 
«  amis  »  de  Rousseau,  le  prince  de  Conti  sera  le  type  par 
excellence  de  ces  bons  Samaritains,  méritoirement,  admi- 
xabiement  charitables  de  leurs  économies  spirituelles  autant 
^ue  de  leurs  richesses  matérielles. 


LE     MALADE  159 

Leur  tâche  leur  sera  d'autant  plus  lourde  que  la  manie 
des  droits  de  l'amitié  ou  de  l'affection  porte  le  malade  à 
exiger  de  ceux  qui  l'approchent  une  attitude  d'humilité 
perpétuelle.  Si  en  effet  un  tel  malade  possède  la  puissance 
ou  le  «  droit  »  d'imposer  aux  personnes  de  son  intimité  des 
actions  de  tout  genre,  sans  en  devoir  accomplir  lui-même 
aucune  à  leur  considération  par  réciprocité,  c'est  donc, 
raisonne-t-il  malgré  lui  à  la  longue,  c'est  que  ces  personnes 
lui  sont  subordonnées  par  nature,  et,  en  fm  de  compte, 
inférieures.  Il  l'entend  bientôt  tout  à  fait  de  la  sorte  ;  il  se 
plaît  à  souligner  leur  infériorité  par  son  attitude,  afin  de  la 
faire  mieux  constater  et  accepter  par  eux.  —  Or  de  sem- 
blables prétentions  ne  manquent  pas  de  réveiller  en  autrui 
une  réaction  instinctive  de  défense  et  de  riposte  ;  les  conti- 
nuelles réclamations  du  névropathe  au  nom  des  droits  de 
l'amitié  ou  de  l'amour  lui  attirent,  de  façon  presque  irrésis- 
tible, cette  réponse,  fort  équitable,  que  les  autres  aussi 
ont  des  droits,  dont  il  ne  tient  aucun  compte.  Ceux  qui 
l'approchent  habituellement  devront  pourtant  réprimer  en 
eux  de  semblables  impulsions  à  toute  heure,  adoptant  de 
la  sorte  à  son  égard  une  attitude  moralement  très  élevée 
parce  qu'elle  est  psychologiquement  très  difficile  à  tenir. 
Mme  d'Epina}^  Grimm,  Diderot,  Hume  ont  été,  autour  de 
Rousseau,  de  ceux  qui  n'ont  pas  su  tenir  jusqu'au  bout 
cette  attitude  et  qui  ont  réagi  malgré  eux  à  des  provoca- 
tions trop  brutales. 

Car  une  telle  abnégation  est  certes  possible,  puisqu'on 
voit  fréquemment  se  manifester,  sous  l'influence  des  affec- 
tions de  famille,  de  la  foi  rehgieuse,  de  la  cordialité  du  carac- 
tère ou  même  de  la  seule  conscience  professionnelle,  des 
dévouements  presque  sublimes  autour  de  psychasthéniques 
véritablement  odieux.  On  aurait  tort  d'oublier  néanmoins, 
ajoute  M.  Janet,  que  l'homme  moyen  n'est  pas  capable  de 


160  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

se  conduire  toujours  comme  un  héros  ou  comme  un  saint 
et  qu'une  telle  complaisance  est  mentalement  très  coû- 
teuse ou  même  ruineuse  avec  le  temps,  dès  qu'elle  se  pro- 
longe. On  ne  sera  donc  pas  trop  surpris  des  plaintes,  récla- 
mations ou  protestations  que  les  survenants  entendront 
parfois  de  ceux  qui  se  l'imposent  sans  avoir  l'entière  voca- 
tion de  la  sainteté.  Si  pourtant  le  malade  venait  à  surprendre 
ces  plaintes,  l'antipathie  se  déclarerait  tout  aussitôt  chez 
lui,  et  resterait  souvent  implacable  ;  enfin  plusieurs  de  ces 
expériences  pourraient  déclancher  la  manie  des  persécutions 
dans  son  cerveau. 

Ajoutons  que  ces  dévouements,  si  dignes  d'éloges  en 
tous  cas,  seront  cependant  plus  faciles  à  certains  carac- 
tères qu'à  d'autres  parce  que  les  pauvres  en  réserves  vitales 
souffrent  de  leurs  dépenses  spirituelles  plus  que  les  riches  de 
ce  genre.  Quiconque  est  affecté  de  quelque  débilité  morale 
sera  rapidement  ruiné  par  les  personnes  dont  les  relations 
sont  psychologiquement  très  coûteuses.  Le  meilleur  «  ami  » 
pour  le  névropathe,  en  conclut  M.  Janet,  est  l'homme  doué 
d'un  ample  rayonnement  vital,  le  personnage  qu'on  peut 
appeler  un  sympathique  de  naissance.  C'est  celui-là  qui 
offre,  au  moment  opportun,  le  fameux  amour  pour  soi- 
même.  Il  aide  à  agir  :  il  n'est  pas  coûteux  par  sa  seule  pré- 
sence, au  contraire.  Il  se  place,  sans  y  attacher  d'impor- 
tance, au-dessous  du  déprimé  qu'il  fréquente.  Ses  éloges 
adroits  (car  il  les  faut  adroits  au  suprême  degré  vis-à-vis 
de  ces  méfiants  d'eux-mêmes  et  d'autrui)  font  naître  des 
attitudes  de  confiance  et  de  fierté  ;  il  donne  l'impression 
d'une  fidélité  inébranlable  quand  même  on  ne  pourrait 
rien  lui  offrir  en  échange.  Tel  est  le  grand,  le  vrai  sympa- 
thique dont  l'amitié  est  le  rêve  des  faibles.  S'il  le  souhaite, 
il  prendra  sur  eux  une  immense  et  parfois  incompréhen- 
sible influence,  dont  il  sera  tenté  dans  certains  cas  d'abuser. 


LE     MALADE  161 

—  Diderot  dut  apporter  quelque  temps  à  Rousseau  ce 
genre  de  réconfort  ;  mais  Rousseau  était  un  malade  de 
génie  ;  il  était  considéré  comme  un  génie  et  nullement  comme 
un  malade  par  des  adhérents  sans  cesse  plus  nombreux  ; 
d'où  une  difficulté  psychologique  de  plus  à  se  subordonner 
à  lui  sans  réserve,  comme  on  le  conçoit  sans  peine  ;  car  ce 
n'était  plus  seulement  paraître  inférieur  à  ses  yeux,  mais 
également  à  ceux  du  public,  sacrifice  encore  plus  héroïque 
que  celui  dont  nous  venons  de  tracer  le  tableau.  Diderot  y 
tint  un  peu  plus  longtemps  que  d'autres,  mais,  finalement, 
ne  poussa  pas  la  «  sainteté  »  jusque-là. 

Ajoutons  pour  terminer  cette  digression  apparente  —  on 
verra  mieux  par  la  suite  à  quel  point  elle  est  justifiée,  — 
que  la  foi  rehgieuse  permet  de  chercher  dans  l'Au-delà  ces 
amitiés  incomparables,  ces  solides  points  d'appui  que 
l'humaine  nature  refuse  trop  souvent  aux  fatigués  de  la 
lutte  vitale.  C'est  ici  la  solution  mystique  au  problème  de  la 
tonification  psychique,  le  remède  mystique  à  la  dépression 
morbide.  Il  est  sans  doute  employé  depuis  que  l'humanité 
existe,  car  quiconque  a  gardé  la  foi  peut  trouver  en  elle, 
à  certaines  conditions,  le  plus  efficace  des  réconforts.  Innom- 
brables sont  les  maladies  mentales  qu'elle  a  conjurées, 
atténuées  ou  même  guéries.  La  conception  chrétienne  de 
l'existence  en  particulier  —  cette  attitude  mystique  corri- 
gée par  l'expérience  des  races  les  plus  douées  et  des  siècles 
les  plus  récents  de  l'évolution  humaine  —  est  éminemment 
propre  à  exercer  une  action  curative  par  les  satisfactions 
délicates  qu'elle  procure  à  l'appétit  mystique  ancestral  et 
par  le  cadre  moral,  de  source  expérimentale  et  rationnelle, 
qu'elle  oppose  néanmoins  à  l'outrecuidance,  si  facilement 
suscitée  dans  le  croyant  par  son  recours  à  des  amitiés  méta- 
physiques très  puissantes  :  en  sorte  qu'elle  ne  l'engagera 
dans  aucun  conflit  avec  la  société  de  ses  pairs.  Nous  ver- 

11 


162  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

rons  que  Rousseau  a  dû  se  restreindre  de  plus  en  plus,  avec 
les  années,  à  l'usage  de  ce  dernier  remède,  lorsqu'ayant 
fatigué  autour  de  lui  mainte  amitié  dévouée,  il  refusa  désor- 
mais de  se  fier  à  celles  que  son  talent  d'expression  et  ses 
dextérités  mystiques  géniales  faisaient  cependant  renaître 
à  chaque  instant  sous  ses  pas. 

Qu'il  ait  été  en  effet,  —  et  jusqu'à  un  certain  point  tout 
au  moins,  —  du  type  de  ces  maniaques  de  l'amour  dont 
nous  venons  d'évoquer  la  silhouette  instructive,  c'est  ce 
que  le  spectacle  de  sa  vie  va  nous  confirmer  de  plus  en 
plus  à  mesure  que  nous  continuerons  de  le  dérouler  sous  les 
yeux  de  nos  lecteurs.  Et  c'est  bien  ainsi  que  l'ont  vu  déjà, 
puis  caractérisé,  dans  un  vocabulaire  un  peu  différent  du 
nôtre,   quelques-uns   de  ses   plus   pénétrants   critiques.    Il 
enseigne,    a    dit  Saint-Marc  Girardin,   que    quiconque    se 
laisse  conduire  par  la  «  sensibilité  »  ne  saurait  s'égarer,  ou 
du  moins  ne  saurait  avoir  que  d'honnêtes  égarements  ;  or 
c'est  là  une  très  dangereuse  erreur  parce  que  la  sensibilité 
tient  beaucoup  des  sens  et  qu'elle  trompe  souvent  l'homme 
sur  lui-même.  Elle  lui  laisse  croire  qu'il  a  la  force  des  bons 
sentiments  dont  il  n'a  que  Vémotion,  et,  une  fois  illusionné 
à  ce  point  sur  lui-même,  un  homme  insinuant  trompera 
facilement  les  autres  ;  de  dupe,  il  deviendra  charlatan.  C'est 
la  prédominance  de  la  sensibilité  qui  donne  aux  jeunes  gens 
tant  de  charmes,  ainsi  que  l'heureuse  confiance  qu'ils  ont 
en  eux-mêmes  ;  ils  font  honneur  à  leur  âme  des  émotions 
qu'ils  tiennent  de  leur  âge,  et  les  hommes  sensibles  res»- 
semblent  également  aux  femmes  par  beaucoup  de  traits. 
Or  Rousseau  avait  à  un  degré  éminent  ce  genre  de  sensi- 
bilité, tout  ensemble  ardente  et  faible  ;  elle  l'a  servi  dans  ses 
ouvrages  et  égaré  dans  son  existence,  ainsi  qu'elle  égare 
après  lui  ses  lecteurs.  Pour  un  homme  à  ce  point  sensible,  il 
est  mauvais  de  n'avoir  pas  un  état  qui  règle  ses  actions,  une 


LE     MALADE  163 

famille  qui  lui  serve  à  la  fois  d'appui  dans  ses  résolutions 
sages  et  de  barrière  contre  ses  fantaisies  périlleuses.  Rous- 
seau avait  eu  pour  guide  M^^^  de  Warens,  la  fausse  mora- 
lité au  lieu  de  la  vraie  (celle  du  quiétisme  au  lieu  de  celle 
du  stoïco-christianisme).  Il  devait  la  quitter  sans  regrets 
et  la  négliger  dans  ses  besoins  de  vieillesse  ;  il  se  l'est  repro- 
ché, mais  trop  tard,  et  c'est  ainsi  que  font  les  héros  ou  les 
héroïnes  de  la  sensibilité  :  ils  se  croient  nés  pour  vivre  et 
pour  mourir  ensemble  ;  vienne  le  moindre  accident,  une 
contrariété,  une  absence,  aussitôt  l'oubli  ou  l'indifférence 
arrivent.  C'est  le  moment  de  la  rupture  et  de  la  répugnance. 
Les  romans  cachent  ce  moment-là  avec  grand  soin  ;  ils  font 
mourir  leurs  héros  à  temps  (comme  Julie  d'Etange)  car  la 
séparation  que  fait  la  mort  est  moins  triste  que  celle  qui 
naît  de  l'indifférence.  Thérèse  Le  Vasseur  eut  au  moins  un 
cœur  de  mère,  mais  Rousseau  se  déterminait  à  l'abandon 
de  ses  enfants  «  gaillardement  »,  sans  le  moindre  scrupule, 
parce  que  la  sensibilité  est  incapable  de  reconnaître  le 
devoir  qui  se  montre  sous  l'aspect  d'un  embarras  ou  d'un 
sacrifice,  qui  n'est  pas  accompagné  de  plaisir.  La  morale  du 
cœur,  celle  qui  cherche  les  devoirs  dans  les  émotions,  ne 
croit  V homme  obligé  que  quand  il  est  attendri.  Au  contraire, 
une  conception  plus  virile  du  devoir  a  cela  de  bon  qu'elle 
prescrit  de  résister  à  la  lassitude,  à  la  distraction,  à  l'oubli 
et  que,  conseillés  par  elle,  nous  nous  sentons  coupables 
quand  nous  nous  trouvons  négligents.  L'obligation  qui 
procède  du  seul  sentiment  s'efface  avec  le  sentiment  qui  l'a 
créée. 

Plus  près  de  nous,  M.  Lanson  a  résumé  en  quelques  traits, 
également  précieux  à  retenir,  le  portrait  moral  du  Réfor- 
mateur de  l'humanité  contemporaine  :  «  Un  être  de  sensi- 
bilité et  d'imagination,  dit-il,  jouet  perpétuel  de  ses  illusions 
çt   de   ses    désirs,    travaillé    d'amour-propre,    voluptueux, 


164  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

enthousiaste,  romanesque,  curieux  d'aventures,  réfractaire 
à  toute  discipline,  impropre  à  l'action,  plus  apte  à  l'efîort 
qui  renonce  qu'à  l'efîort  qui  conquiert  et  saisissant  par  le 
rêve  les  jouissances  dont  son  inertie  lui  fait  manquer  la 
possession  réelle  ;  un  être  candide,  orgueilleux  et  timide, 
soupçonneux,  défiant,  ombrageux,  à  la  fois  ravi  et  souffrant 
du  monde  et  de  la  politesse,  de  toute  cette  brillante  vie  de 
société  où  il  a  été  introduit  sur  le  tard,  où  il  se  sent  gauche, 
toujours  mal  à  l'aise  et  primé  par  l'aisance  élégante  des  sots 
qui  y  sont  nés  !  »  Il  avait  eu  pourtant  des  succès  de  con- 
versation très  mérités  dans  ce  monde  difficile  sur  la  qualité 
de  ses  plaisirs  sociaux,  et  il  s'en  est  longtemps  souvenu  ; 
mais,  lorsqu'il  rédigea  ses  écrits  autobiographiques,  il  ne 
voulait  plus  s'en  souvenir  parce  que  ces  faits  s'accommodaient 
mal  avec  le  personnage  qu'il  avait  finalement  décidé  de 
jouer.  —  Ainsi  munis  de  renseignements  de  sources  diverses 
sur  la  névropathie  de  nuance  sentimentale,  entrons  dans 
l'étude  de  la  période  qui  a  remis  au  jour  le  véritable  Jean- 
Jacques,  après  ses  dix  ans  de  conviction  philosophique  à 
la  mode  du  jour  et  les  six  années  d'  «  effervescence  »  pseu- 
do-stoïcienne provoquée  en  lui  par  le  succès  inattendu  de 
son  paradoxe  plutarchien. 


CHAPITRE  PREMIER 

LE   SÉJOUR  DE   ROUSSEAU 

A    L  ERMITAGE  DE   LA    CHEVRETTE 

ET  SES  CONSÉQUENCES  MORALES 


Le  Discours  sur  Vinégalité,  publié  en  1756,  avait  été  accueilli 
sans  enthousiasme  par  Genève,  ville  d'expérience  politique 
et  morale,  qui  se  refusait  à  reconnaître  le  passé  probable  de 
rhumanité  dans  cette  fantaisie  mystico-philosophique.  Mais 
Rousseau,  redevenu  solennellement  quelques  mois  plus  tôt 
calviniste  et  «  citoyen  »,  c'est-à-dire  membre  de  l'aristocratie 
gouvernante  dans  sa  cité  natale,  gardait  encore  le  projet  de  s'y 
établir  à  demeure  pour  mettre  un  terme  à  la  fatigante  exis- 
tence qu'il  menait  depuis  quelque  quinze  années  déjà  dans 
la  capitale  française  ;  sentant  bien  toutefois  que  le  centre 
vrai  de  sa  renommée  était  à  Paris,  il  hésitait  à  prendre  cette 
résolution  d'importance.  Un  moyen  terme,  qui  permettait 
un  ajournement,  s'offrit  alors  à  lui  et  orienta  sa  destinée  sur 
une  autre  voie  :  «  M.  d'Epinay,  disent  les  Confessions,  faisait 
une  dépense  immense  pour  achever  son  château  de  la  Che- 
vrette. Étant  allé  voir  un  jour  avec  M^^^  d'Epinay  ces 
ouvrages,  nous  poussâmes  notre  promenade  un  quart  de 
lieue  plus  loin,  jusqu'au  réservoir    des    eaux    du    parc   qui 


166  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

touchait  la  forêt  de  Montmorency  et  où  était  un  joli  potager, 
avec  une  petite  loge  fort  délabrée  qu'on  appelait  l'Ermitage. 
Ce  lieu  solitaire  et  très  agréable  m'avait  frappé  quand  je  le 
vis  pour  la  première  fois,  avant  mon  voyage  à  Genève.  Il 
m'était  échappé  de  dire  dans  mon  transport  :  «  Ah,  Madame, 
quelle  habitation  délicieuse  !  Voilà  un  asile  tout  fait  pour 
moi  !  »  L'épouse  du  fermier  général  avait  fait  alors  réparer 
avec  soin  la  maisonnette,  et,  quelques  mois  plus  tard,  ayant 
ramené  de  ce  côté  l'homme  de  lettres  sans  l'avoir  prévenu  de 
rien,  elle  lui  avait  dit  soudain  :  «  Mon  ours,  voilà  votre  asile. 
C'est  vous  qui  l'avez  choisi.  C'est  l'amitié  qui  vous  l'offre. 
J'espère  qu'elle  vous  ôtera  la  cruelle  idée  de  vous  éloigner  de 
moi  !  »  L'auteur  de  ces  lignes  ajoute  qu'il  ne  croft  pas  avoir 
été  jamais  plus  vivement,  plus  délicieusement  ému  et  qu'il 
mouilla  de  ses  pleurs  *la  main  bienfaisante  de  son  amie  ! 
Pleurs  faciles  à  sécher  au  feu  de  la  passion  impérieuse  ;  amitié 
d'un  cœur  trop  «  sensible  »  dont  nous  dirons  bientôt  les  len- 
demains. 


LA    RESURRECTION    DU    ROMANESQUE 
DANS     LE     PHILOSOPHE.    — 
LE    ((    BERGER    EXTRAVAGANT    » 


Protégé  des  Dupin  dès  les  premiers  temps  de  son  séjour  à 
Paris,  Rousseau  avait  été  choisi  comme  secrétaire  par  Dupin 
de  Franceuil,  né  du  premier  mariage  du  richissime  financier, 
châtelain  de  Chenonceaux.  Ce  Franceuil  était  devenu  l'amant 
de  M°^e  d'Épinay  dans  des  conditions  qui  sont  longuement 
commentées  par  les  Mémoires  de  cette  dame,  et  il  avait  pré- 


LE     MALADE  167 

sente  peu  après  le  Genevois  à  sa  maîtresse  :  «  J'y  soupais 
quelquefois  avec  lui,  lisons-nous  clans  les  Confessions.  Elle 
était  aimable,  avait  de  l'esprit  et  des  talents...  M.  de  Franceuil 
lui  communiqua  une  partie  de  l'amitié  qu'il  avait  pour  moi.  » 
Louise  d'Esclavelles,  fille  d'un  brigadier  des  armées  du  roi, 
noble  mais  sans  fortune  et  qui  la  laissa  de  bonne  heure  orphe- 
line, avait  épousé  son  cousin  germain  (par  leurs  mères,  nées 
Prouveur  de  Preux)  La  Live  d'Epinay,  fils  aîné  du  fermier 
général  La  Live  de  Bellegarde  et  destiné  à  la  survivance  de 
cette  place  considérable.  Les  cousins,  tous  deux  fort  jeunes, 
s'épousèrent  par  inclination,  mais  le  mari  se  dérangea  bientôt 
et  se  montra  parfois  brutal,  tandis  que  sa  femme  se  montrait 
peut-être  insuffisamment  patiente  et  conciliante.  Les  Mémoires 
de  celle-ci  content,  fort  crûment,  le  dommage  que  sa  santé 
souffrit  des  débauches  de  son  époux  ;  elle  ne  tarda  guère  à 
se  donner  quelque  liberté  à  son  tour  et  vécut  entourée  de 
complaisants,  d'origines  diverses.  Ceux-ci  étaient  attirés  en 
partie  par  ses  agréments,  très  réels,  en  partie  par  la  grande 
fortune  et  le  large  train  de  maison  qu'elle  ne  devait  perdre 
qu'après  quelque  vingt  années  de  mariage  par  les  désordres 
de  son  époux.  De  sa  propre  plume,  elle  a  transcrit  dans  ses 
Mémoires  ce  sévère  portrait  moral  que  Rousseau  lui  aurait  fait 
d'elle-même,  peu  de  mois  avant  de  devenir  son  hôte  :  «  On 
vous  croit  sans  caractère,  bonne  femme,  fausse  cependant,  un 
peu  de  penchant  à  l'intrigue,  inconstante,  légère,  beaucoup 
de  finesse,  beaucoup  de  prétention  à  l'esprit  qui  n'est,  chez 
vous,  que  très  superficiel...  Je  n'en  crois  pas  la  moitié  !  »  C'était 
croire  beaucoup  déjà  car  ceux  des  biographes  de  Jean- Jacques 
qui  ont  montré  le  plus  de  partialité  à  son  égard  sont  bien 
moins  sévères  à  cette  amie  de  ses  mauvais  jours.  Musset- 
Pathay  la  dit  aimable,  bonne,  douce,  spirituelle,  d'un  com- 
merce agréable  et  sûr.  .Jules  Levallois  a  écrit  en  tête  des 
Inédits  de  Streckeisen-Moulton  que  Rousseau  commit  une 
grande  faute  en  prêtant  l'oreille  aux  commérages  de  Thérèse 
•qui  le  firent  soupçonner  de  vilaines  actions,  parfaitement 
gratuites,  une  femme  jusque-là  si  bienveillante  à  son  endroit. 


168  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

qui  le  conduisirent  à  offenser  grièvement  par  ses  soupçons, 
ses  reproches  et  ses  violences  une  personne  qui  ne  se  sentait 
aucunement  en  faute  vis-à-vis  de  lui.  Plus  récemment  enfin, 
M.  Bouvier  la  proclamait  une  fois  de  plus  bonne,  avenante 
et  charmante.  Nous  allons  voir  qu'elle  eut  aux  yeux  de  son 
hôte  le  double  tort  et  d'en  avoir  fait  son  obligé  tout  d'abord, 
et  d'avoir  peut-être  marqué  qu'elle  attendait  de  lui,  en  assi- 
duités et  en  égards,  quelque  «  payement  »  de  ses  propres  et 
très  considérables  avances  sur  le  terrain  de  l'amitié.  —  Un 
an  se  passa  toutefois  avant  que  du  voisinage  et  de  l'intimité 
naquît  entre  eux  la  mésintelligence  ouverte.  Les  Confessions 
vont  nous  apprendre  que  cette  année  paisible  agit  de  façon 
profonde  sur  la  disposition  d'esprit  de  l'ermite,  après  qu'il 
eut  pris  possession  de  son  logis  champêtre  le  9  avril  1756,  en 
compagnie  de  M^i^  Le  Vasseur  et  de  la  mère  de  celle-ci. 

Il  résume  d'abord,  en  termes  frappants,  la  période  de  sa 
vie  qui  s'achevait  à  cette  heure.  Son  établissement  à  Paris 
tout  d'abord,  puis  son  succès  littéraire  inopiné  l'avaient, 
dit-il,  jeté  dans  un  état  d'esprit  tout  différent  de  celui  où 
s'était  écoulé  sa  jeunesse.  Il  s'était  mis  en  tête  de  réformer 
le  monde,  et,  à  force  de  s'en  préoccuper,  n'avait  plus  vu 
qu'erreur  ou  folie  dans  la  doctrine  des  philosophes,  qu'op- 
pression ou  misère  dans  l'ordre  social  alors  établi  :  «  Dans 
l'illusion  de  mon  sot  orgueil,  écrit-il  vingt  ans  après  ses  débuts 
d'homme  de  lettres,  je  me  crus  fait  pour  dissiper  tous  ces 
prestiges...  Jusque-là  j'avais  été  bon;  dès  lors,  je  devins  ver- 
tueux ou  du  moins  enivré  de  la  vertu.  Cette  ivresse  avait  com- 
mencé dans  ma  tête,  mais  elle  avait  passé  dans  mon  cœur. 
Le  plus  noble  orgueil  y  germa  sur  les  débris  de  la  vanité  déra- 
cinée [?]...  Voilà  d'où  naquit  ma  subite  éloquence...  Auda- 
cieux, fier,  intrépide...  le  mépris  que  mes  profondes  médita- 
tions m'avaient  inspiré  pour  les  mœurs,  les  maximes  et 
les  préjugés  de  mon  siècle  me  rendait  insensible  aux  railleries 
de  ceux  qui  les  avaient,  et  j'écrasais  leurs  petits  bons  mots 
avec  mes  sentences,  comme  j'écraserais  un  insecte  entre  mes 
doigts...  Qu'on  cherche  l'état  du  monde  le  plus  contraire  à 


LE    MALADE  169 

mon  naturel,  on  trouvera  celui-là...  Il  dura  près  de  six  ans  ; 
il  durerait  peut-être  encore  (en  1769)  sans  les  circonstances 
particulières  qui  le  firent  cesser  et  qui  me  rendirent  à  ma 
nature,  au-dessus  de  laquelle  j'avais  voulu  m'élever  !  » 

Ces  circonstances  particulières  sont  le  séjour  champêtre 
qu'il  fit  à  l'Ermitage  pendant  près  de  deux  années  sans  inter- 
ruption,-et  les  incidents  de  ce  séjour.  —  Voici  comment  il  y 
organisa,  sur  un  nouveau  plan,  son  existence.  Il  n'avait 
jamais  cessé,  dit-il,  de  regretter  ses  chères  Gharmettes  et 
la  douce  vie  qu'il  s'y  était  faite.  A  Paris,  dans  le  tourbillon 
de  la  vie  mondaine,  toujours  ses  bosquets,  ses  ruisseaux, 
ses  promenades  solitaires  étaient  venus,  par  leur  souvenir, 
le  distraire,  le  contrister,  lui  arracher  des  soupirs  et  des 
aspirations  nostalgiques.  Aussi  s'empressa-t-il  de  reprendre 
ses  promenades  rêveuses  aussitôt  après  son  établissement 
à  l'Ermitage  où  il  donna  quelques  jours  sans  trêve  à  la 
satisfaction  de  son  «  délire  champêtre  ».  Ce  délire  reprit 
sans  tarder  la  couleur  erotique  et  romanesque  qu'il  avait 
revêtu  lors  de  sa  triste  adolescence  genevoise,  sous  la  verge 
de  M.  Ducommun,  puis,  un  peu  plus  tard,  durant  ses  voyages 
pédestres  de  jeunesse,  enfin  dans  le  tranquille  isolement  des 
Gharmettes.  «  Tout  concourut,  expose-t-il  en  effet,  à  me  replon- 
ger dans  cette  mollesse  trop  séduisante  pour  laquelle  j'étais 
né  mais  dont  le  ton  dur  et  sévère  auquel  venait  de  me  monter 
une  longue  effervescence  aurait  dû  me  délivrer  pour  toujours. 
J'allai  malheureusement  me  rappeler  le  dîner  du  château  de« 
Toune  et  ma  rencontre  avec  ces  deux  charmantes  filles,  dans 
la  même  saison  et  dans  des  lieux  à  peu  près  semblables  à  ceux 
où  j'étais  en  ce  moment...  Bientôt,  je  vis  rassemblés  autour 
de  moi  tous  les  objets  qui  m'avaient  donné  de  l'émotion  dans 
ma  jeunesse,  M^^e  Galley,  M^^e  ^e  Graffenried,  M^^^  de  Breil, 
M°^e  Basile,  M™^  de  Larnage,  mes  jolies  écolières  et  jusqu'à  la 
piquante  Zulietta  [de  Venise]  que  mon  cœur  ne  peut  oublier!  ». 
Il  omet  ici  M^^®  Goton,  mais  nous  savons  par  les  premières 
pages  des  Confessions  que,  dix  ans  après  son  séjour  à  l'Ermi- 
tage, ce  dernier  souvenir  lui  revenait  encore  «  plus  souvent 


170  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

qu'il  n'était  sain  pour  un  vieux  fou  »  !  Il  omet  aussi  M^^® 
Serre  de  Lyon,  dont  nous  dirons  quelques  mots  par  la  suite. 

«  Je  me  vis,  poursuit-il  cependant,  entouré  d'un  sérail 
d'houris,  de  mes  anciennes  connaissances  pour  qui  le  goût 
le  plus  vif  ne  m'était  pas  un  sentiment  nouveau.  Mon  sang 
s'allume  et  pétille,  la  tête  me  tourne,  malgré  mes  cheveux 
déjà  grisonnants  et  voilà  le  grave  citoyen  de  Genève,  voilà 
l'austère  Jean- Jacques  à  près  de  quarante-cinq  ans,  redevenu 
tout  à  coup  le  berger  extravagant  !  »  C'est  le  nom  d'un  roman 
de  Sorel  qui  est  une  satire  de  VAstrée.  Ajoutons  que  ces  trans- 
ports erotiques  eurent  des  conséquences  sur  lesquelles  nous 
n'insisterons  pas,  quoique  le  promeneur  les  mentionne  assez 
crûment  à  plusieurs  reprises,  en  particulier  au  livre  IV  et  au 
livre  XII  de  ses  Confessions.  Elles  étaient  faites  pour  aug- 
menter le  désordre  de  son  système  nerveux  dont  l'équilibre 
ne  s'était  jamais  pleinement  rétabli,  si  nous  l'en  croyons, 
depuis  son  «  accident  »  des  Gharmettes,  provoqué  par  d'ana- 
logues imprudences. 

N'envisageons  ici  que  l'aspect  intellectuel  de  son  exalta- 
tion factice  et  usons  de  l'excellente  description  qu'il  nous  en 
offre  à  cette  page  de  ses  immortels  mémoires  :  «  L'impossi- 
bilité d'atteindre  aux  êtres  réels  me  jeta  dans  le  pays  des  chi- 
mères, et,  ne  voyant  rien  d'existant  qui  fût  digne  de  mon 
délire,  je  le  nourris  dans  un  monde  idéal  que  mon  imagina- 
tion créatrice  eut  bientôt  peuplé  d'êtres  selon  mon  cœur... 
Oubliant  tout  à  fait  la  race  humaine,  je  me  fis  des  sociétés 
de  créatures  parfaites,  aussi  célestes  par  leurs  vertus,  que  par 
leur  beauté,  d'amis  sûrs,  tendres  et  fidèles,  tels  que  je  n'en 
trouvai  jamais  ici-bas  !  »  Par  sa  faute  !  «  Je  pris  un  tel  goût  à 
planer  ainsi  dans  l'empyrée  au  milieu  des  objets  charmants 
dont  je  m'étais  entouré  que  je  passais  les  heures,  les  jours  sans 
compter,  et,  perdant  le  souvenir  de  toute  autre  chose,  à  peine 
avais-je  mangé  un  morceau  à  la  hâte  que  je  brûlais  de  m'échap- 
per  pour  courir  retrouver  mes  bosquets.  Quand,  prêt  à  partir 
pour  le  monde  enchanté,  je  voyais  arriver  de  malheureux  mor- 
tels qui  venaient  me  retenir  sur  la  terre,  je  ne  pouvais  ni  mode- 


LE     MALADE  171 

rer,  ni  cacher  mon  dépit,  et,  n'étant  plus  maître  de  moi,  je 
leur  faisais  un  accueil  si  brusque  qu'il  pouvait  porter  le  nom 
de  brutal  !  »  Or  ces  mortels  étaient  des  amis  terrestres  qui  ne 
se  voyaient  pas  sans  quelque  dépit  maltraités  de  la  sorte  au 
bénéfice  d'amis  célestes  dont  ils  ne  soupçonnaient  pas  l'exis- 
tence fantomatique  et  les  trop  faciles  «  vertus  ». 

Eurent-ils  donc  si  mauvais  jugement,  ces  amis  de  l'en-deçà, 
lorsqu'ils  le  crurent  alors  engagé  sur  une  voie  malsaine,  la 
droite  M^^  de  Chenonceaux  en  lui  écrivant  :  «  C'est  toujours 
de  la  société  que  j'ai  été  occupée  pour  vous  et  vous  n'êtes 
pas  homme  à  pouvoir  être  heureux  sans  liaisons  !  »  Grimm 
en  opinant  plus  crûment  à  son  tour  :  «  Rousseau  finira  par 
être  fou  :  ce  sera  son  séjour  à  l'Ermitage  qui  en  sera  cause. 
Il  est  impossible  qu'une  tête  aussi  chaude  et  aussi  mal  équi- 
librée supporte  la  solitude  !  »  Le  marquis  de  Mirabeau  en 
ajoutant  :  «  Vous  n'avez  d'ennemis  qu'en  vous...  Vous  êtes 
plus  attaché  à  la  société  que  tout  autre  !  »  Diderot  enfin,  lors- 
qu'il affirma  publiquement  après  leur  rupture  :  «  Le  séjour 
et  la  solitude  des  forêts  l'ont  perdu.  On  ne  s'améliore  pas  dans 
les  bois  avec  le  caractère  qu'il  y  portait...  Ce  qui  lui  est  arrivé 
[la  manie],  je  l'avais  prédit  !  » 


II 


epanouissement  du  moi  profond.  — 
l'orgueil  masqué  de  détachement 


L'ermite  possède  alors  la  célébrité,  et,  par  suite,  —  comme 
il  le  rappelle  lui-même  en  cet  endroit  de  ses  Confessions,  — 
le  pain  assuré  pour  ses  vieux  jours,  fût-ce  par  le  détour  de  ce 
prétendu  métier  de  copiste  qui  ne  le  nourrit  qu'en  raison  de 


172  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

sa  notoriété  littéraire  et  lui  fournit,  vis-à-vis  de  son  orgueil, 
un  prétexte  pour  accepter  des  demi-aumônes.  Il  est  «  arrivé  «, 
comme  on  dit  aujourd'hui  ;  il  n'a  plus  de  motifs  pressants 
pour  lutter  contre  lui-même  et  pour  s'efforcer  désormais  aux 
adaptations  sociales  essentielles  qui  lui  ont  toujours  paru 
difficiles  à  réaliser.  C'est  donc  à  ce  moment  que  son  Moi  véri- 
table va  s'épanouir  au  grand  jour,  pour  se  peindre  dès  lors 
dans  sa  correspondance,  puis  dans  ses  écrits  autobiogra- 
phiques, et  pour  agir  plus  tard  par  contagion,  en  vertu  des 
prestiges  de  son  génie,  sur  de  successives  générations  de  lec- 
teurs. C'est  pourquoi  le  moment  nous  paraît  venu  d'étudier 
de  plus  près  ce  Moi,  si  intéressant,  et  de  dessiner  les  lignes 
caractéristiques  d'une  physionomie  mentale  que  la  névro- 
pathie,  exaspérée  par  les  agitations  erotiques,  fait  désormais 
saillir  en  plein  relief.  «  Je  hais,  écrira- t-il  à  M™^  de  Créqui 
quelques  mois  après  sa  sortie  de  l'Ermitage,  je  hais  ces  santés 
robustes,  ces  gens  qui  ont  tant  de  force  et  si  peu  de  vie.  Il  me 
semble  que  je  n'ai  vécu  moi-même  que  depuis  que  je  me  sens 
demi-mort  !  »  C'est  la  maladie  qui  se  met  orgueilleusement 
au-dessus  de  la  santé,  un  thème  qui  a  été  souvent  repris  et 
plus  amplement  traité  par  l'école  rousseauiste  et  qui  n'est 
pas  toujours  justifié  par  le  génie;  mais  c'est  aussi  l'affirmation 
qu'il  s'est  enfin  retrouvé  lui-même  dès  qu'il  n'a  plus  été  sou- 
cieux de  se  contraindre. 

A  la  ressemblance  de  ces  «  maniaques  de  l'amour»  dont  nous 
avons  tracé  la  silhouette  instructive,  Jean- Jacques  s'est  le 
plus  souvent  vu  et  décrit  très  différent  de  ce  qu'il  fut  en  réa- 
lité, au  point  de  vue  affectif  ;  mais,  par  le  privilège  de  son 
verbe  inspiré,  il  a  imposé  à  ceux  de  ses  lecteurs  que  leur  tem- 
pérament prédisposait  à  le  suivre,  l'image  déformée  de  lui- 
même  que  lui  présentait  sa  manie.  Écoutons  plutôt  Musset- 
Pathay  dans  l'Introduction  à  son  Histoire  de  la  vie  et  des 
ouvrages  de  J.-J.  Rousseau.  Là,  le  Genevois  nous  est  présenté 
comme  le  naturel  le  plus  poétique  qui  ait  jamais  existé,  c'est-à- 
dire  qu'il  ne  laissa  sur  lui  aucune  prise  aux  passions  dont  les 
autres  hommes  sont  esclaves,  à  savoir  la  cupidité  et  l'ambi- 


LE     MALADE  173 

tion.  Il  ne  veut  ni  dominer,  ni  se  repaître  de  louanges  !  Le  désir 
dont  il  sera  tourmenté  sans  trêve  sera  d'être  aimé  autant 
qu'honoré,  car,  dans  son  «  monde  idéal  »  (celui  de  nos  habi- 
tants), quiconque  se  dévoue  à  la  vérité  et  à  la  justice,  qui- 
conque n'agit  que  pour  faire  du  bien  aux  hommes  a  droit 
à  leur  amour  et  à  leur  uénération  !  Lui  reluse-t-on  cependant 
l'estime,  l'affection  dont  il  se  sent  digne,  il  ne  haïra  pas,  il  en 
est  incapable  (nous  verrons  quelle  fut  la  mesure  exacte  de 
cette  incapacité  prétendue),  mais  il  s'affligera  profondément 
et  le  sentiment  de  l'injustice  le  rendra  extrêmement  malheureux  ! 
Il  fit  l'aveu  sincère  de  ses  vices  et  passa  sa  vie  à  les  combattre 
(il  a  dit  vingt  fois  tout  le  contraire),  ce  qui  le  distingue  non 
moins  profondément  des  autres  hommes.  Sa  morale  et  ses 
actions  furent  en  parfaite  harmonie  dès  qu'il  fut  devenu  mora- 
liste. —  N'oublions  pas  qu'il  continuait  d'exposer  ses  enfants 
après  1750  !  Ce  portrait  est  donc  une  accumulation  de  con- 
tre-vérités hagiographiques  ;  mais  c'est  bien  ainsi  que  Rous- 
seau parvint  à  se  faire  voir  le  plus  souvent  de  ses  fidèles, 
(comme  s'y  essayent  au  surplus  les  malades  de  M.  Janet)  ; 
non  toutefois  sans  quelques  retours  de  clairvoyance  psycho- 
logique et  morale  de  sa  part,  en  raison  de  sa  haute  intelli- 
gence ;  ce  sont  précisément  ces  retours  que  nous  avons  oppo- 
sés déjà  au  témoignage  trop  ému  de  Musset-Pathay.  Les 
faits  vont  d'ailleurs  suffire  à  rectifier,  autant  qu'il  en  sera 
besoin,  cette  image  illusoire  de  sa  personnalité  morale. 

«  Jamais  individu  de  notre  espèce  n'eut  naturellement 
moins  de  vanité  que  moi  »,  peut-on  lire  au  début  des  Confessions. 
Mais  la  formule  elle-même  est  vaniteuse,  noterait  un  psycho- 
logue rationnel  ;  elle  fait  songer  à  celle  de  ce  dévot  qui  avait 
coutume  de  dire  :  «  Moi,  pour  l'humilité,  je  ne  crains  per- 
sonne !  »  Il  est  vrai  que  les  orgueilleux  se  croient  rarement 
vaniteux,  parce  qu'ils  définissent  la  vanité  comme  un  orgueil 
sans  raison  suffisante  et  que  le  leur  apparaît  toujours  comme 
très  légitime  à  leur  âpre  volonté  de  puissance.  Dans  un  autre 
passage  des  Confessions  que  nous  avons  rappelé  et  qui  a  pour 
objet  de  préciser  le  caractère  de  cette  «  effervescence  »  sus- 


174  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

citée  dans  l'âme  de  Rousseau  par  son  succès  académique,  il 
se  reconnaît,  au  moins  pour  cette  période  de  son  existence, 
un  orgueil  qu'il  qualifie  de  sot,  tout  d'abord,  puis  de  noble 
quelques  mots  plus  loin  ;  or  il  est  cette  fois  beaucoup  plus 
près  de  la  vérité,  pour  tous  les  temps  de  sa  vie. 

Écoutons-le  plutôt  se  confesser  à  lui-même  et  sans  témoins, 
dans  ces  précieux  inédits  de  sa  plume  qui  ont  été  publiés 
en  1861  par  Streckeisen-Moultou,  descendant  d'un  de  ses 
plus  imperturbables  dévots  :  «  Je  ne  me  soucie  point  d'être 
remarqué,  mais,  quand  on  me  remarque,  je  ne  suis  pas  fâché 
que  ce  soit  d'une  manière  un  peu  distinguée,  et  j'aimerais 
mieux  être  oublié  de  tout  le  genre  humain  que  d'être  regardé 
comme  un  homme  ordinaire  !  Je  passe  pour  un  homme  si 
singulier,  que,  chacun  se  plaisant  à  amplifier,  je  n'ai,  pour  me 
faire  valoir,  qu'à  m'en  remettre  à  la  voix  publique  !  »  Quel 
dédain  profond  et  mérité  pour  les  niais  qui  lui  procuraient 
ces  gratuites  amplifications  de  valeur  !  «  La  voix  publique 
me  servira  mieux  que  mes  propres  louanges,  poursuit-il  avec 
une  confiance  amplement  justifiée  par  les  événements.  Ainsi, 
à  ne  consulter  que  mon  intérêt,  il  serait  plus  adroit  de  laisser 
parler  de  moi  les  autres  que  d'en  parler  moi-même.  Mais 
peut-être  que,  par  un  autre  retour  d'amour-propre,  j'aime 
mieux  qu'on  en  dise  moins  de  bien  et  qu'on  en  parle  davan- 
tage !  Or,  si  je  laissais  faire  le  public  qui  a  tant  parlé  de  moi, 
il  serait  à  craindre  qu'en  peu  de  temps  il  n'en  parlât  plus  !  » 
Voilà  l'homme  sans  vanité,  peint  par  lui-même  !  —  Comment 
après  cela  ne  pas  donner  raison  à  Grimm  disant  de  lui  à 
Mme  d'Epinay,  bien  avant  leur  rupture,  si  les  Mémoires  de 
celle-ci  sont  exacts  sur  ce  point  :  «  Que  vous  connaissez  mal 
votre  Rousseau  !  Retournez  toutes  ses  propositions  si  vous 
voulez  lui  plaire.  Ne  vous  occupez  guère  de  lui,  mais  ayez 
l'air  de  vous  en  occuper  beaucoup  ;  parlez  de  lui  sans  cesse 
aux  autres,  même  en  sa  présence,  et  ne  soyez  point  la  dupe 
de  l'humeur  qu'il  vous  en  marquera  !  »  Et  comment  n'en  pas 
croire  M"^®  de  Genlis  qui  rompit  avec  lui  pour  lui  avoir  offert 
^u  théâtre  une  loge  grillée  \  béquille  qu'elle  explique  par  le 


LE     MALADE  175 

désir  ardent  qu'il  avait  de  se  faire  applaudir  du  public  en 
feignant  de  se  dérober  à  lui  ! 

Écoutons-le  maintenant  commenter  vis-à-vis  de  Moultou, 
le  5  avril  1762,  à  la  veille  de  la  publication  de  Y  Emile,  les 
conséquences  probables  qu'engendrera  cette  publication 
dans  sa  patrie  :  «  Je  vois  très  bien  que  cela  ne  fera  que  démas- 
quer les  haines  qui  couvent.  Autant  vaut  les  mettre  à  leur 
aise  !  Pouvez-vous  croire  que  je  ne  m'aperçoive  pas  que  ma 
réputation  blesse  les  yeux  de  mes  concitoyens  et  que,  si  Jean- 
Jacques  n'était  pas  de  Genève,  Voltaire  y  eût  été  moins  fêté  !  » 
N'est-ce  pas  au  contraire  ici  l'interprétation  tendancieuse 
d'un  homme  que  les  succès  de  Voltaire  dans  sa  ville  natale 
empêchent  de  dormir,  parce  qu'il  se  place  depuis  longtemps 
en  pensée  au-dessus  de  ce  roi  du  siècle.  N'écrivait-il  pas 
quelques  semaines  plus  tôt  à  Roustan,  autre  séide  :  «  Pas  un 
homme  de  lettres  vivant,  sans  en  excepter  Voltaire,  n'a  eu  des 
moments  plus  brillants  que  les  miens  !  »  —  Mais  revenons  à  la 
lettre  dont  Moultou  fut  le  destinataire.  «  Il  n'y  a  pas  une 
ville  de  l'Europe  dont  il  ne  me  vienne  des  visites  à  Montmo- 
rency, mais  on  n'y  aperçoit  jamais  la  trace  d'un  Genevois  !  » 
En  réalité,  le  Genevois  Coindet  y  est  assidu,  beaucoup  trop 
même  au  gré  du  citoyen  que  ce  jeune  homme  ennuie  ;  et  il 
vient  d'avoir  deux  visites  d'un  des  plus  hauts  dignitaires 
de  la  petite  république  alpestre,  le  syndic  Fabre.  Aussi  doit-il 
se  reprendre  aussitôt  en  ces  termes,  déjà  suspects  de  manie 
(c'est  peu  après  son  accès  de  défiance  morbide  contre  les 
jésuites)  :  «  Et,  quand  il  en  est  venu  quelqu'un,  ce  n'a  jamais  été 
que  des  disciples  de  Voltaire,  qui  n'y  sont  venus  que  comme 
espions.  J'aime  trop  ma  patrie  pour  m'y  retirer  et  m'y  voir 
haïr  !  »  Est-ce  là  le  langage  d'un  homme  dénué  de  toute 
vanité  naturelle  ? 

Enfin,  après  les  Lettres  de  la  montagne,  il  écrira  à  une 
Mme  Guyenet  cette  lettre,  dictée  par  un  orgueil  fiévreux  :  lettre 
qu'il  priera  quelques  jours  plus  tard  un  ami  de  répandre 
dans  le  public  autant  qu'il  sera  possible  :  «  Que  j'apprenne  à  ma 
bonne  amie  mes  bonnes  nouvelles,  Le  22  janvier,  on  a  brûlé 


176  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

mon  livre  à  La  Haye  ;  on  doit  aujourd'hui  le  brûler  à  Genève 
(dans  les  deux  métropoles  du  protestantisme).  On  le  brûlera, 
j'espère,  encore  ailleurs.  "Voilà,  par  le  froid  qu'il  fait,  des  gens 
bien  brûlants...  Qu'ont  donc  fait  mes  autres  écrits  pour  n'être 
pas  aussi  brûlés  ?  Et  que  n'en  ai-je  à  faire  brûler  encore  ? 
Mais  j'ai  fini  pour  ma  vie  !  Il  faut  savoir  mettre  des  bornes  à 
mon  orgueil...  à  mes  triomphes  ^  !  » 

Encore  la  vanité  du  talent  est-elle  assurément  moindre  en 
lui  que  celle  de  la  supériorité  morale,  de  l'impeccabilité  de 
nature  et  de  la  «  vertu  »,  ou  tout  au  moins  de  la  parfaite  bonté. 
Empruntons  aux  mêmes  fragments  de  Streckeisen-Moultou 
ces  lignes  si  frappantes  :  «  Quelques  auteurs  se  tuent  d'appeler 
le  poète  Rousseau  (Jean-Baptiste)  le  grand  Rousseau  durant 
ma  vie.  Quand  je  serai  mort,  le  poète  Rousseau  sera  un  grand 
poète,  mais  il  ne  sera  plus  le  grand  Rousseau.  Il  n'est  pas 
impossible  qu'un  auteur  soit  un  grand  homme,  mais  ce  n'est 
pas  en  faisant  des  livres,  ni  en  vers,  ni  en  prose,  qu'il  deviendra 
tel  !  ))  Il  sera  donc  grand  comme  délégué  du  Ciel  à  la  rédemp- 
tion des  peuples,  et  c'est  bien  dans  ce  sens  qu'il  faut  com- 
prendre son  fameux  cri  du  cœur  à  Marianne  La  Tour  en  1762  : 
«  Quiconque  ne  se  passionne  pas  pour  moi  n'est  pas  digne  de 
moi  ;  on  peut  ne  pas  aimer  mes  livres,  et  je  ne  trouve  pas 
cela  mauvais.  Mais  quiconque  ne  m'aime  pas  à  cause  de  mes 
livres  est  un  fripon  !  »  Assertion  qu'il  développera  davantage 
quelques  mois  plus  tard  à  l'horloger  genevois  Beauchâteau  : 
«  Combien  de  fois,  entrant  dans  une  assemblée,  je  me  suis 
applaudi  de  voir  la  fureur  étinceler  dans  l'œil  des  fripons  et 


1.  «  Quand  je  me  rappelle,  écrit-il  encore  en  mars  1763  à  Daniel 
Roguin,  quà  peine  vous  daignâtes  jeter  les  yeux  sur  mon  portrait  que 
je  vous  montrai,  que  vous  ne  m'en  dites  pas  un  seul  mot...  il  aurait  fallu 
que  je  fusse  le  plus  extravagant  des  hommes  pour  croire  vous  faire  le 
moindre  plaisir  en  vous  le  présentant.  Je  dis  dès  le  soir  même  à  Mlle 
L.  V.  [Thérèse,  sans  doute]  la  mortification  que  vous  m'aviez  faite,  car  je 
vous  avoue  que  j'avais  attendu  et  même  mendié  un  mot  obligeant...  vous 
me  permettrez  de  dire  que  cette  discrétion  était  pour  moi  un  peu  humi- 
liante! » 


LE     MALADE  177 

l'œil  (le  la  bienveillance  m'accueillir  chez  les  gens  de  bien- 
Non  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  ces  derniers  qui  trouvent  mes 
livres  mal  faits  et  qui  ne  sont  pas  de  mon  avis.  Mais  il  n'y 
en  a  pas  un  qui  ne  m'aime  à  cause  de  mes  livres  !  Voilà  ma 
couronne,  cher  Beauchâteau.  Qu'elle  me  paraît  belle  !  Elle 
est  parée  sur  ma  tête  par  les  mains  de  la  vertu  !  Puissé-je 
être  digne  de  la  porter  !  » 

Ce  caractère  de  l'orgueil  rousseauiste  a  été  fort  bien  aperçu 
par  P.  M.  Masson,  plutôt  favorable  au  total  à  Jean- Jacques, 
parce  qu'il  le  considère  comme  le  rénovateur  prédestiné  du 
catholicisme  avant  Chateaubriand  :  «  L'orgueil  de  Rousseau, 
a-t-il  écrit  vers  la  fin  de  sa  considérable. étude  sur  la  Religion 
de  Rousseau^  et  celui  de  Chateaubriand,  qui  furent  pourtant 
[celui  de  Hugo  mis  à  part],  les  plus  immodérés  que  jamais 
gens  de  lettres  aient  conçus,  ne  se  ressemblent  guère  que 
de  nom.  [Ils  se  ressemblent  plus  que  cela  en  réalité].  Ce  serait 
fausser  celui  de  Jean- Jacques  que  d'y  chercher  un  désir  de 
gloire,  et  surtout  de  gloire  littéraire.  Son  orgueil  fut  d'abord, 
si  l'on  peut  ainsi  parler,  le  sentiment  de  son  excellence  hu- 
maine, l'intime  conviction  que  la  Nature  (divinisée)  avait 
manifesté  en  lui  ce  qu'elle  avait  de  plus  profond,  de  plus 
simple  et  de  plus  pur  ;  ce  fut  l'orgueil  de  sa  bonté  beaucoup 
plus  que  de  son  génie  !  »  En  d'autres  termes,  un  orgueil  messia- 
nique, mais  c'est  aussi  le  trait  par  lequel,  en  dépit  de  tout 
son  génie,  il  s'apparente  aux  autres  maniaques  de  l'amour; 
c'est  l'effort  pour  conquérir  la  puissance  sous  la  bannière  du 
sentiment.  Il  est  permis  de  penser  d'ailleurs  que  l'orgueil 
légitime  du  génie  se  mêlait  encore  intimement  dans  son  âme 
à  l'orgueil  bien  moins  justifié  de  son  excellence  humaine  : 
ce  génie  lui  apparaissant  le  plus  souvent  comme  la  fleur 
visible  de  sa  bonté  exceptionnelle,  ou  même  unique.  Par  la 
différence  de  ses  relations  avec  ses  frères  en  humanité  avant 
et  après  1750,  il  avait  trop  bien  senti  et  compris  que  son  génie 
lui  conciliait  l'amour,  tonique  à  son  anémie  nerveuse,  de  ceux 
qu'il  estimait  aussitôt  gens  de  bien.  Chez  quelques  autres 
toutefois  l'amour,  insuffisamment  manifesté,  lui  parut  bien- 

12 


178  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

tôt  haine;  puis  ses  violentes  attaques  aux  hiérarchies  sociales 
lui  attirèrent  des  inimitiés  véritables,  et,  par  le  progrès  de 
son  mal,  il  en  vint  à  désavouer  enfin  ce  génie  comme  lui  ayant 
attiré  l'envie  et  l'hostilité  des  méchants  beaucoup  plus  encore 
que  l'attachement  des  bons.  Alors,  parmi  les  qualités  naturelles 
sur  lesquelles  il'  comptait  pour  s'emparer  durablement  des 
cœurs,  la  bonté  fut  la  seule  qu'il  continua  de  mettre  en  avant, 
plus  que  jamais,  avec  le  succès  contagieux  que  l'on  sait. 

Nul  ne  nous  paraît  l'avoir  mieux  vu,  de  son  vivant,  sous 
son  véritable  jour,  que  cette  M^^®  Massarelli,  dont  on  ne  sait 
rien  sinon  qu'on  a  trouvé  une  lettre  d'elle  dans  la  correspon- 
dance adressée  à  l'exilé  de  Motiers  par  ses  admirateurs  et 
conservée  à  la  bibliothèque  de  Neuf  chatel.  On  croirait  entendre 
une  M"!®  Roland,  plus  clairvoyante  sur  les  défauts  de  son 
grand  homme.  «  Non,  la  solitude  ne  calme  point  l'âme  et 
n'apaise  point  les  passions  que  le  désordre  du  monde  a  fait 
naître.  Vous  êtes  encore  plein  du  fiel  qui  vous  éloigna  de  nos 
villes,  plein  des  passions  que  vous  condamnez  dans  les  autres. 
Homme  faible  et  superbe,  votre  orgueil  vous  a  trompé  s'il 
vous  a  dit  que  vous  ne  deviez  jamais  être  dupe...  Ayez  le 
courage  de  vous  dire  :  je  ne  veux  plus  d'une  misanthropie 
où  l'on  croit  beaucoup  faire  pour  la  sagesse  en  faisant  tout 
pour  la  vanité  !  » 


III 


LA     PRÉTENTION     d'ÊTRE     «     AIMÉ 
POUR     SOI-MÊME     » 


Musset-Pathay,    interprète    involontaire    des    aspirations 
de  Rousseau  à  la  tonification  par  la  puissance  affective,  nous 


LE     MALADE  .    179 

Ta  bien  indiqué  plus  haut  :  le  désir  dont  Jean- Jacques  se  sent 
constamment  tourmenté,  c'est  d'être  aimé  autant  qu'Iwnoré  ; 
car  l'honneur  ne  s'adresse  qu'à  l'écrivain  et  l'amitié  s'adresse 
à  l'homme  moral.  Il  prétend  donc  à  l'affection  en  même  temps 
qu'à  l'estime  et  son  génie  d'expression  lui  a  dicté  parfois  des 
formules  très  heureuses  de  cette  prétention,  si  humaine 
au  surplus  sous  sa  forme  modérée,  si  légitime  même  quand 
elle  est  sufïïsamment  encadrée  de  raison,  réglée  ou  corrigée 
par  l'expérience  des  hommes.  A  M"^'^  Boy  de  la  Tour,  cette 
amie  éprouvée,  il  écrira  par  exemple,  au  moment  de  quitter 
Monquin,  dans  une  lettre  qui  est  toute  pleine  de  ses  affres 
pathologiques  et  de  ses  hantises  de  complot  :  «  Rose,  vous 
m'avez  accordé  de  l'estime  sur  mes  écrits  ;  vous  m'en  accor- 
deriez encore  plus  sur  ma  vie,  si  elle  vous  était  connue,  et 
davantage  encore  sur  mon  cœur  s'il  était  ouvert  à  vos  yeux. 
Il  n'en  fut  jamais  un  plus  tendre,  un  meilleur,  un  plus  juste  ; 
la  méchanceté  et  la  haine  n'en  approchèrent  jamais  !  »  Affir- 
mations engageantes,  certes,  quoique  fort  éloignées  de  cette 
méfiance  de  soi  qui  est  le  précepte  du  christianisme  rationnel 
parce  qu'elle  est  le  commencement  de  la  sagesse  au  regard 
de  l'expérience  psychologique  et  morale. 

On  trouvera  dans  la  même  correspondance  cet  épanche- 
ment  qui  est  plus  conforme  à  la  vérité  tout  en  restant  fort 
agréable  encore  :  «  Depuis  mon  départ  (de  Lyon),  j'ai  dit  et 
fait  en  route  beaucoup  de  sottises.  Ma  tête  va  toujours  mal 
quand  mon  cœur  ne  s'épanche  plus,  et  je  ne  suis  sage  que 
sous  vos  yeux.  Si  j'ajoutais  qu'il  est  heureux  de  recouvrer  la 
raison  où  l'on  risquerait  de  la  perdre,  cela  serait  d'un  vieux 
*ou  ou  d'un  jeune  galantin,  et  ma  belle  cousine  n'aime  pas 
mieux  les  uns  que  les  autres  !»  —  A  Vernes  enfin,  il  écrivait 
dès  1758  :  «  Ah,  mon  ami,  mon  concitoyen,  saches  m'aimer 
et  laisse-là  tes  inutiles  offres  (de  subsides).  En  me  donnant 
ton  cœur,  ne  m'as-tu  pas  enrichi  ?  »  Puis  à  Moultou  un  peu 
plus  tard  :  «  Comme  ce  que  j'ai  eu  de  plus  estimable  a  été  un 
cœur  très  aimant,  tout  ce  qui  peut  m'honorer  dans  les  actions 
de  ma  vie  est  enseveli  dans  des  liaisons  très  intimes  !  »  Mais 


180  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

aussi  quelques  traits  moins  susceptibles  de  l'honorer,  comme 
nous  le  savons.  —  Ces  belles  cadences  verbales  n'en  ont  pas 
moins  fait  illusion  à  ses  admirateurs  prévenus  et  à  tous  ceux 
qui  se  prennent  volontiers  par  les  oreilles. 

Voici  maintenant  à  Goindet,  au  début  de  leur  amitié,  une 
déclaration  qui  est  spécieuse  encore,  quoique  déjà  plus  instruc- 
tive pour  le  psychologue  attentif  :  «  Cher  Coindet,  je  suis 
sensible  à  votre  zèle...  Je  n'imagine  pas  d'autre  bonheur  dans 
la  vie  qu'une  intimité  sans  réserves,  mais  il  faut  vous  donner 
la  mienne  et  n'en  espérer  point  de  vous.  Cela  n'est  pas  pos- 
sible !  Je  sens  que  je  vous  aime  l'hiver,  parce  que  vous  venez 
seul,  et  que  je  vous  hais  l'été  parce  que  vous  allez  ramassant 
des  cortèges  d'importuns  qui  me  désolent...  Si  nous  pouvions 
former  entre  le  cher  Carrion  [une  ancienne  relation  de  Venise], 
vous  et  moi  une  petite  société  exclusive  où  nul  autre  mortel 
au  monde  ne  fût  admis,  cela  serait  trop  délicieux.  Mais  je 
ne  puis  me  corriger  de  mes  châteaux  en  Espagne  !  J'ai  beau 
vieillir,  je  n'en  suis  que  plus  enfant  !  Oh,  quand  serai- je 
ignoré  de  la  tourbe  et  aimé  de  deux  amis  !...  Cher  Coindet, 
je  cherche  à  vous  aimer.  Pour  Dieu,  ne  gâtez  pas  cette  fantai- 
sie... C'est  à  vous,  comme  le  plus  jeune,  à  me  supporter  et  à 
ne  pas  vous  choquer  de  mes  fantaisies.  Je  vous  dirai  peut-être 
quelquefois  des  vérités  dures  et  il  y  a  de  quoi  !  Vous  pouvez 
m'en  rendre  de  plus  dures,  aussi  justement,  et  je  ne  m'en 
fâcherai  jamais.  »  Peut-être,  mais  il  s'agit  de  savoir  s'il 
reconnaîtra  ces  vérités  comme  justes  ;  on  n'ignore  pas  en 
effet  qu'il  s'est  trop  souvent  fâché  en  pareille  occurrence  sans 
pouvoir  jamais  être  ramené. 

Enfin,  voici  une  dernière  formule,  encore  acceptable  à  la 
rigueur,  bien  que  déjà  singulièrement  orgueilleuse,  d'une 
prétention  qui  devint  trop  souvent  intolérable,  sur  le  tard, 
dans  ce  cerveau  lentement  envahi  par  l'obsession  morbide  : 
«  Je  suis  fâché,  écrit-il  à  Moultou,  bien  moins  aimablement 
qu'à  Vernes  ci-dessus,  je  suis  fâché  que  l'offre  de  votre  bourse 
m'ait  ôté  la  ressource  d'y  recourir  au  besoin.  Ma  maxime 
la  plus  chérie  est   de  ne  jamais  rien  demander  à  ceux  qui 


.    LE     MALADE  181 

m'offrent.  Je  les  punis  de  m' avoir  ôté  un  plaisir  en  les  privant 
d'un  autre  !  Cela  tient  à  mon  tour  d'esprit  particulier  dont 
je  n'excuse  pas  la  bizarrerie,  mais  que  je  dois  consulter  quand 
il  s'agit  d'être  obligé.  Car,  autant  je  suis  touché  de  ce  que 
l'on  m'accorde,  autant  je  le  suis  peu  de  ce  qu'on  me  fait  accep- 
ter. Aussi  n'acceptai-je  jamais  rien  qu'en  rechignant  et  vaincu 
par  la  tyrannie  des  importunités.  Mais  l'ami  qui  veut  bien 
m'obliger  à  ma  mode  et  non  à  la  sienne  sera  toujours  content 
de  mon  cœur  !  »  Autant  d'assertions  qui  seront  contredites 
chaque  jour  davantage  par  sa  lypémanie,  grandissante  avec 
le  cours  des  ans. 

Venons  aux  exigences  plus  nettement  formulées  de  cet 
appétit  de  domination  dissimulé  sous  des  prétextes  affectifs. 
A  M"^"^  d'Epinay,  au  début  de  1757,  il  adresse  cette  profession 
de  foi  sans  ambage  :  «  Que  je  vous  fasse  donc  ma  déclaration 
sur  ce  que  j'exige  de  l'amitié.  Les  grands  empressements  de 
mes  amis  à  me  rendre  mille  services  dont  je  ne  me  soucie 
point  me  sont  à  charge.  J'y  trouve  un  certain  air  de  supériorité 
qui  me  déplaît  !...  Il  n'y  a  que  leurs  caresses  qui  puissent  me 
faire  endurer  leurs  bienfaits,  et,  quand  je  fais  tant  que  d'en 
recevoir  d'eux,  je  veux  qu'ils  consultent  mon  goût  et  non  pas 
le  leur  !...  Si  je  reçois  mal  leur  censure,  si  je  m'aigris  sans  sujet 
[je  ne  me  fâcherai  jamais,  l'avons-nous  entendu  dire  à  Coin- 
det],  si  je  me  mets  en  colère  mal  à  propos,. je  ne  veux  point  que 
mon  ami  s'y  mette  à  son  tour.  Je  veux  qu'il  me  caresse  bien, 
qu'il  me  baise  bien,  entendez-vous,  Madame,  en  un  mot  qu'il 
commence  par  m' apaiser,  ce  qui  ne  sera  pas  long  [??]...  Alors 
quand  je  serai  attendri,  calme,  honteux,  confus  [?]  qu'il  me 
gourmande  bien,  qu'il  me  dise  mon  fait,  et,  sûrement,  il  sera 
content  de  moi  !  »  C'est  donc  qu'il  ne  sera  pas  difficile  sur  le 
choix  de  ses  amitiés.  Mais  si  la  colère  du  chatouilleux  person- 
nage allait  recommencer  aussi  mal  à  propos  que  précédemment, 
que  faire  ?  Faudrait-il  recommencer  à  le  baiser  ?  Il  ajoute 
au  surplus  cette  peu  rassurante  indication  :  «  J'ai  encore  bien 
d'autres  prétentions  avec  mes  amis,  et  elles  augmentent  à 
mesure  qu'ils  me  sont  chers  1  »  Tout  cela  serait  fort  roma- 


182  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

nesque  et  fort  beau  s'il  montrait  en  même  temps  ce  qu'il  leur 
offre,  par  réciprocité,  après  tant  de  prétentions.  En  fait,  dans 
sa  pensée,  ce  sont  uniquement  ses  qualités  naturelles  qui 
n'exigent  de  lui  aucun  effort,  et  en  particulier  son  génie 
d'expression,  sa  réputation  européerf^e.  Mais,  quoi  qu'il  en 
soit,  voilà  les  courtisans  de  sa  gloire  suffisamment  avertis  ; 
ce  n'est  pas  sa  tolérance  à  leur  endroit  qu'ils  doivent  espérer 
de  voir  grandir  avec  leur  liaison  plus  étroite,  ce  sont  unique- 
ment ses  exigences  à  leur  égard. 

Rien  ne  fut  plus  vrai  pour  M™^  d'Epinay  en  particulier, 
puisqu'après  sa  brutale  rupture  avec  cette  amie  de  dix  ans, 
il  en  écrit  à  M™®  d'Houdetot,  en  novembre  1757  :  «  Quand  il 
n'y  aurait  aucun  fondement  à  mes  principaux  griefs  contre 
elle  [on  voit  combien  peu  solides  furent  toujours  ces  griefs, 
à  ses  propres  yeux],  elle  a  des  manœuvres  trop  cachées,  trop 
d'adresse,  trop  d'astuce  et  de  ruse  en  toute  sa  conduite  pour 
que  son  caractère  et  le  mien  puissent  s'accorder.  Moi  qui 
passe  ma  vie  à  faire  des  étourderies,  je  ne  veux  point  d'amis 
si  prudents  ;  j'ai  toujours  eu  de  l'aversion  pour  les  gens  qui  ne 
font  jamais  de  fautes  !  »  C'est  pleinement  contradictoire  avec 
ce  qu'il  réclamait  plus  haut  de  prudence  et  d'abnégation 
incessante  chez  les  candidats  au  privilège  de  sa  très  fragile 
amitié.  Rôle  bien  difficile  à  tenir,  on  en  conviendra,  que  celui 
de  second  dans  une  liaison  de  cette  sorte.  Rôle  qui  ne  justifie 
que  trop  l'exclamation  irritée  de  Grimm  vers  ce  même  temps  : 
«  Voilà  cet  homme  qui  faisait  un  code  de  l'amitié  !  Il  y  a  à 
lui  pardonner  toute  la  fournée  et  il  ne  passe  rien  aux  autres  !  » 
Il  ne  leur  dissimulait  pas  comme  nous  venons  de  le  voir.  C'est 
qu'il  s'agissait  déjà  pour  lui  d'amitié  pathologique  ou  de  ten- 
dance à  la  domination  par  la  voie  d'une  affectivité  insidieuse. 

A  M"^®  d'Houdetot  peu  après,  c'est-à-dire  aux  derniers 
jours  de  décembre  1757  et  au  début  de  l'année  1758,  Rous- 
seau exposera  plus  amplement  encore  sa  névropathique 
théorie  de  l'amitié  «  pour  soi-même  ».  Cette  amie,  pourtant 
remplie  de  délicatesse  et  d'une  infatigable  indulgence  à  son 
égard,  l'a  blessé  au  vif  dans  son  immense  amour-propre  par 


LE     MALADE  183 

cette  phrase,  d'intention  flatteuse  cependant  :  «  Je  vous  crois 
honnête  homme,  puisque  vous  êtes  de  mes  amis.  »  Ce  qui  lui 
attire  aussitôt  cette  riposte  de  supériorité  impérieuse  :  «  Ce 
n'est  point  de  vos  amis  que  je  dois  être,  mais  votre  ami...  Je 
dois  céder  la  première  place  à  celui  qui  vous  est  cher  [Saint- 
Lambert].  Vous  m'en  avez  prévenu  ;  j'y  ai  consenti.  Mais, 
lui  seul  excepté,  la  seconde  après  tout  autre  est  indigne  de 
mon  cœur  et  je  la  refuse...  J'ai  l'âme  trop  sensible  et  je  suis 
trop  malheureux  pour  n'avoir  pas  de  la  fierté  !  »  Il  ne  manquera 
jamais  d'excuses  éloquentes  et  spécieuses  pour  les  manifes- 
tations de  son  orgueil  !  —  Calmé  à  grand'peine  par  la  douce 
diplomatie  de  la  jeune  femme,  il  s'exalte  à  nouveau  quelques 
jours  plus  tard  :  «  Je  commencerai  par  vous  dire  que  le  style 
équivoque  et  louche  de  vos  dernières  lettres  ne  m'a  point 
échappé...  La  franchise  de  vous  autres  gens  du  monde  est  de 
ne  jamais  dire  ce  que  vous  pensez  qu'avec  précautions, 
réserves,  poliment,  à  double  entente,  à  demi-mot...  Puisqu'au 
lieu  de  vous  honorer  de  mon  amitié,  vous  en  avez  honte,  je  la 
retire  pour  ne  vous  en  pas  laisser  rougir  plus  longtemps... 
Je  vous  déclare  que,  dès  cet  instant,  je  ne  vois  plus  en  vous 
que  madame  la  Comtesse  et  en  lui  [Saint-Lambert]  avec  tout 
son  génie,  que  monsieur  le  Marquis  !  Et  c'est  être  plus  des- 
cendus que  vous  ne  pensez  !...  Je  vois  manifestement  par  vos 
lettres  que  la  chose  à  laquelle  vous  donnez  le  plus  grand  prix 
dans  le  monde,  c'est  l'argent...  Le  riche  est  l'unique  dispen- 
sateur des  bienfaits  à  votre  compte,  et  nous  sommes  privés, 
nous  autres  pauvres,  du  plaisir  d'exercer  jamais  le  plus  doux 
acte  de  l'humanité...  Appliquons,  madame,  vos  principes 
aux  copies  que  je  fais  pour  vous...  Que  je  n'en  reçoive  aucun 
payement...  M' ayant  donné  de  l'argent  pour  mon  temps, 
vous  prétendrez  que  je  suis  fort  en  reste  avec  vous.  Moi,  je 
prétends  tout  le  contraire  !  etc..  » 

Sophie  lui  répond  avec  son  imperturbable  mansuétude, 
mêlée  cette  fois  de  quelque  réserve  digne  :  «  Votre  lettre  ne 
m'a  point  offensée.  Je  méritais  trop  peu  les  injures  que  vous 
m'avez  dites  pour  être  en  colère...  Notre  caractère  et  nos 


184  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

opinions  sont  trop  opposés.  Je  romps,  sans  aigreur  et  sans 
rancune,  une  liaison  où  je  ne  pouvais  jamais  vous  contenter.  » 
Cette  retraite  alarme  le  querelleur  qui  ne  s'attendait  point  à 
être  pris  au  mot  de  la  sorte  ;  c'est  donc  lui  qui  s'empresse  de 
revenir,  mais  on  va  voir  de  quel  ton  rogue  et  condescendant  : 
«  Il  n'est  jamais  permis  d'être  malhonnête.  Ma  lettre  l'était. 
J'en  suis  justement  puni.  Je  la  désavouais  même  en  l'écrivant  ! 
Vous  ne  l'ignorez  pas  1!  Mais,  contente  d'y  trouver  le  prétexte 
d'une  rupture  que  vous  cherchiez  depuis  longtemps,  et  violant 
la  foi  de  l'amitié,  vous  avez  su  mettre  les  procédés  de  votre 
côté  tandis  que  les  sentiments  étaient  du  mien  !  Tel  est  l'ordi- 
naire partage  des  gens  du  monde  et  des  solitaires...  Les  appa- 
rences me  condamnent,  j'en  conviens.  Mais  j'en  appelle  à 
votre  cœur.  Il  connaît  le  mien.  Qu'il  le  juge.  J'ai  dû  m'at- 
tendre  à  ce  qui  arrive  ;  il  y  a  longtemps  qu'on  me  Va  prédit  !... 
Si  vous  aviez  si  peu  de  temps  à  donner  au  commerce  de  notre 
amitié,  pourquoi  prendre  tant  de  peine  à  la  former  ?  J'étais 
heureux  et  tranquille  quand  vous  vîntes  troubler  mon  repos. 
Vous  avez  bien  su  trouver  tout  le  temps  qu'il  vous  fallait  pour 
me  rendre  misérable.  Vous  n'en  avez  plus  pour  me  consoler!  » 
Inlassable  cependant  dans  sa  féminine  indulgence,  elle 
revient  une  fois  encore  sur  sa  résolution  de  rupture  ;  elle 
déclare  se  repentir  à  son  tour  et  nous  verrons  qu'elle  n'avait 
vraiment  pas  grand' chose  à  se  reprocher  dans  toute  cette 
affaire,  quoi  qu'en  aient  dit  certains  fervents  de  son  peu  com- 
mode amoureux.  Mais  elle  sera  bientôt  contrainte  de  se  retirer 
malgré  tout,  par  étapes,  devant  les  incessantes  algarades  de 
son  poursuivant  éconduit.  Pour  reprendre  en  effet  l'épithète 
que  nous  a  fourni  M.  Janet,  elle  n'est  pas  une  sainte  après 
tout,  et,  Saint-Lambert,  dont  elle  est  uniquement  occupée, 
n'est  pas  un  saint  davantage.  L'entière  rupture  se  consom- 
mera donc  quelques  semaines  plus  tard.  —  Nous  aurons  lon- 
guement à  revenir  sur  les  événements  qui  ont  précédé  cette 
discussion  théorique  sur  les  droits  ou  devoirs  de  l'amitié  et 
qui  r éclaireront  d'un  jour  nouveau,  mais  nous  tenions  à 
constater  dès  à  présent  que  M^^^  d'Houdetot,  mieux  faite 


LE     MALADE  185 

cependant  que  quiconque  pour  se  plier  aux  plus  tyranniques 
exigences,  n'avait  pu  mettre  plus  de  quelques  mois  en  pra- 
tique ce  programme  de  perfection  amicale  que  Rousseau 
adressera  quatre  ans  plus  tard  à  Marianne  la  Tour  :  «  Ne 
sais-je  pas  que  mes  amis  m'entendront  toujours,  qu'ils  expli- 
queront mes  discours  par  mon  caractère,  non  mon  caractère 
par  mes  discourSy  et  que,  si  j'avais  le  malheur  de  leur  écrire 
des  choses  malhonnêtes  [nous  venons  de  le  voir  tomber  dans 
ce  malheur],  ils  ne  seraient  sûrs  de  m'avoir  entendu  qu'en  y 
trouvant  un  sens  qui  ne  le  fût  pas.  »  Le  trait  est  charmant  de 
forme  et  même  de  fond,  si  l'on  veut,  mais  encore  une  fois,  il 
faut  la  sainteté  pour  se  conduire  selon  ces  maximes  et  les 
choses  ne  se  passent  de  la  sorte,  à  la  longue,  que  dans  la 
romanesque  patrie  de  «  nos  habitants  ».  Il  est  vrai  que  leur 
congénère  se  considérait  au  fond  comme  le  délégué  du  Dieu- 
Nature  à  la  Rédemption  de  ses  semblables  et  prétendait  se 
voir  traiter  en  conséquence. 

Nous  avons  dit  que  Moultou,  pasteur  de  Genève,  fut  un  des 
plus  imperturbables  entre  ses  fidèles.  Voici  pourtant  quel- 
ques-unes des  leçons  d'amitié  qu'il  dut  accepter  de  son 
maître.  «  Je  puis  avoir  mis  de  l'humeur  dans  ma  lettre,  écrit 
celui-ci  en  1763,  et  j'ai  eu  tort.  Je  trouve  au  contraire  beau- 
coup de  raison  dans  la  vôtre,  mais  j'y  vois  en  même  temps  un 
certain  ton  redressé  cent  fois  pire  que  l'humeur  et  les  injures.  « 
Combien  significative  est  cette  épithète  de  «  redressé  »  ;  il 
faudrait  donc  rester  toujours  courbé  sous  la  main  du  despote  ! 
«  J'aimerais  mieux  que  vous  eussiez  déraisonné,  poursuit  ce 
dernier.  »  Eh,  sans  doute,  car  c'eût  été,  pour  Moultou,  une 
faiblesse,  une  force  pour  son  aggresseur.  «  Quand  j'aurai  tort, 
répète  une  fois  de  plus  le  névropathe,  dites-moi  mes  vérités 
franchement  et  durement,  mais  ne  vous  redressez  pas  !  »  Com- 
ment faire  pour  être  dur  à  genoux  ?  «  Cela  finirait  mal... 
A  mon  âge.  on  a  pris  son  pli.  C'est  au  vôtre  qu'on  en  prend  un. 
Il  faut  vous  accommoder  de  moi  tel  que  je  suis  ou  me  laisser 
là  1  »  Nous  avons  déjà  vu  la  question  d'âge  servir  de  couver- 
ture au  manège  du  «  sensible  »  despote. 


186  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Un  peu  plus  tard,  à  la  veille  de  ces  Lettres  de  la  montagne 
qui  vont  mettre  le  comble  à  l'agitation  suscitée  dans  Genève 
par  les  démagogiques  écrits  du  «  citoyen  »,  Moultou,  irrité 
des  offenses  faites  à  son  dieu,  lui  annonce  qu'il  projette  de 
s'expatrier  avec  les  siens  pour  ne  plus  entendre  parler  contre 
lui  ses  détracteurs  :  «  Vous  songez  à  changer  de  pays,  répond 
brièvement  le  grand  homme  ;  c'est  fort  bien  à  mon  avis,  mais 
il  eût  été  encore  mieux  de  commencer  par  changer  de  robe, 
puisque  celle  que  vous  portez  ne  peut  plus  que  vous  désho- 
norer !  Je  vous  aimerai  toujours  et  je  n'ai  point  cessé  de  vous 
estimer  ;  mais  je  veux  que  mes  amis  sentent  ce  qu'ils  se  doivent 
et  qu'ils  fassent  leur  devoir  pour  eux-mêmes,  aussi  bien  qu'ils 
le  font  pour  moi  !  »  Ainsi  Moultou,  père  de  famille,  devait 
renoncer  à  sa  vocation  sacerdotale  en  même  temps  qu'à  son 
foyer  domestique  !  Et  voilà  un  ami  bien  reçu  dans  ses  témoi- 
gnages d'héroïque  attachement.  Celui-ci  se  sentit  profondé- 
ment blessé  par  un  si  monstrueux  égoïsme.  Il  resta  plus 
d'un  an  sans  donner  signe  de  vie  à  son  tyran.  Après  quoi, 
l'appétit  mystique  l'emportant  sur  les  souvenirs  de  l' amour- 
propre  meurtri,  il  reprit  en  soupirant  le  joug  du  prophète 
inspiré  de  la  moderne  alliance. 

Enfin  en  1770,  descendu  à  la  manie  de  la  persécution  sans 
intervalles  lucides,  Jean-Jacques  exposera  une  fois  de  plus  les 
devoirs  de  l'amitié  telle  qu'il  la  comprend  à  M™^  Delessert, 
fille  de  sa  vieille  amie  M^^  Boy  de  la  Tour  et  qui  l'a  comblé, 
comme  celle-ci,  des  témoignages  de  son  dévouement  :  «  Vous 
aurez  toujours  ma  bienveillance,  et  quelque  chose  de  plus, 
mon  attachement.  Quand  à  l'amitié  et  à  l'étendue  que  je 
donne  au  sens  de  ce  mot  si  grand,  si  sacré  pour  moi[!]  c'est 
une  autre  affaire.  Elle  donne  de  trop  grands  droits  [à  lui], 
elle  impose  de  trop  grands  devoirs  [aux  autres,  comme  nous 
Talions  voir]  pour  qu'un  infortuné,  victime  des  noirs  com- 
plots des  puissants  et  des  méchants,  doive  espérer  ou  même 
désirer  que  ceux  qu'il  affectionne  osent  remplir  ces  devoirs 
envers  lui  !  Si  cela  arrivait,  je  serais  le  premier  à  les  en  détour- 
ner de  peur  de  les  impliquer  dans  mes  misères  et  de  les  leur 


LE     MALADE  187 

voir  augmenter  en  les  partageant.  Mais  c'est  un  danger 
auquel  je  n'ai  pas  peur  que  personne  s'expose  et  tous  ceux 
qui  s'empressent  autour  de  moi  savent  trop  bien  ce  qu'ils 
font  pour  que  je  m'alarme  pour  eux.  Si  j'ai  quelque  ami  sur 
la  terre,  j'ai,  dans  ma  situation,  la  marque  simple  et  sûre 
pour  le  reconnaître  !  »  Il  voudrait  désormais  que  cet  ami 
s'empressât  de  délirer  avec  lui  sur  les  prétendus  complots  qui 
l'enserrent.  «  Je  ne  cherche  à  la  trouver  dans  personne  ;  mais 
encore  une  fois,  je  n'appellerai  jamais  mes  amis  ceux  en  qui 
je  ne  la  trouverai  pas.  On  a  toujours  beau  jeu  pour  savoir  ce 
que  je  pense,  car,  tandis  que  tous  les  cœurs  s'enveloppent  à 
mes  yeux  de  ténèbres,  le  mien,  transparent  comme  le  cristal, 
ne  saurait  où  cacher  aucun  de  ses  sentiments.  Vous  venez, 
ma  cousine,  d'en  avoir  la  preuve.  »  Par  la  très  peu  obli- 
geante déclaration  que  nous  venons  d'entendre.  «  Je  ne  doute 
point  que  vous  ne  soyez,  l'une  et  l'autre  (la  mère  et  la  fille), 
dupes  de  gens  aussi  rusés  que  méchants  qui,  pour  comble 
de  scélératesse,  savent  couvrir  leur  haine  infernale  du  vernis 
dé  la  générosité.  Je  doute  encore  moins  que  vous  ne  versiez 
un  jour  sur  votre  erreur  des  larmes  amères.  Quand  donc  je 
verrai  que  vous  me  trompez,  j'en  conclurai  qu'on  vous 
trompe  ;  je  gémirai  sur  moi,  je  vous  plaindrai  et  je  ne  vous  en 
aimerai  pas  moins.  Voilà  mes  sentiments  pour  le  reste  de  ma 
vie,  à  moins  que,  par  une  révolution  difficile  à  prévoir,  votre 
cœur  ne  vienne  enfin  à  s'ouvrir  au  mien  !  »  Encore  une  fois, 
il  veut  désormais  voir  ses  amis  abonder  dans  son  sens  et 
flatter  sa  manie  déprimante  ;  il  ne  leur  pardonne  pas  de 
chercher  à  le  tranquilliser  sur  ce  point.  «  Alors,  conclut-il, 
nous  retrouverons  avec  un  plaisir  égal,  moi,  mon  amie,  vous, 
votre  ami,  dont  vous  vous  honorerez  un  jour!  »  Certes,  un  état 
nettement  pathologique  dicte  désormais  des  déclarations  de 
cette  sorte,  répétées  dans  les  lettres  contemporaines  à  du 
Peyrou  ou  à  Marianne  La  Tour  S  et  leur  auteur  est  dorénavant 


1.  Celle-ci  dut  lui  écrire  un  jour  quelle  possédait  de  sa  main  cinquante- 
cinq  leUres.  u  trente-quatre  où  vous  êtes  à  mes  pieds,  dit-elle,  six  où  vous 


188  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

irresponsable  de  certains  de  ses  gestes.  Mais  nous  avons  vu 
par  quelle  insensible  gradation  il  a  marché  vers  la  lypémanie 
qui  s'est  installée,  vers  la  fin  de  sa  vie,  à  demeure  dans  le 
cerveau  de  ce  très  ancien  exploiteur  de  l'amitié  et  maniaque 
de  l'amour. 


IV 


l'effroi  devant  les  réciprocités 
du  lien  amical 


Sa  morbide  inaptitude  à  payer  les  services  de  l'amitié  par 
le  moindre  effort  sur  lui-même  l'a  conduit  non  seulement  à  se 
montrer  ingrat,  mais  encore  à  construire,  pour  sa  justifica- 
tion, toute  une  théorie  de  l'ingratitude  légitime  :  théorie 
qu'il  a  exposée  à  plusieurs  reprises,  en  la  perfectionnant  tou- 
jours davantage  dans  son  appareil  logique  et  dans  son  expres- 
sion. —  Pour  la  première  fois,  ce  fut  l'objet  de  sa  fameuse 
lettre  à  Grimm  lors  du  départ  de  M"^^  d'Epinay  pour  Genève, 
le  26  octobre  1757,  lettre  qu'il  a  dû  qualifier  lui-même  et 
presque  aussitôt  de  «  mauvaise  »  ^,  en  présence  de  l'effet  qu'elle 
produisit  sur  ses  amis  :  car  Diderot  l'appelle  un  prodige  d'in- 
gratitude et  Grimm  l'exposé  d'un  horrible  système.  «  Quant 
aux  bienfaits,  y  exposait-il  avec  âpreté,  premièrement  je  ne 
les  aime  point,  je  n'en  veux  point  et  je  ne  sais  aucun  gré  de 

me  meUez  sous  les  vôtres^  neuf  où  vous  me  traitez  en  simple  connais- 
sance et  six  où  vous  vous  livrez  aux  épanchements  de  la  plus  tendie 
amitié  » .  Tout  le  monde  (et  le  sexe  masculin  surtout)  n'accepte  pas  de  se 
laisser  mettre  six  fois  sous  les  pieds  d'un  autie  homme,  fût-il  un  homme 
de  génie. 

2.  Correspondance;  édition  Auguis,  II,  4. 


LE     MALADE  189 

ceux  qu'on  me  fait  supporter  par  force...  Cherchez  combien 
d'argent  vaut  une  heure  de  la  vie  et  du  temps  d'un  homme 
(tel  que  moi  est  ici  sous-entendu).  Comparez  les  bienfaits  de 
jVirae  d'Epinay  avec  mon  pays  sacrifié  [!]  et  deux  ans  d'escla- 
vage, et  dites-moi  qui,  d'elle  ou  de  moi,  a  plus  d'obligation  à 
l'autre  ?...  Oh,  que  je  connais  bien  tous  les  sens  de  ce  mot 
d'amitié.  C'est  un  beau  nom  qui  sert  souvent  de  salaire  à  la 
servitude  !  Mais  où  commence  Vesclavage,  l'amitié  finit  à 
l'instant  !  J'aimerai  toujours  à  servir  mon  ami  pourvu  qu'il 
soit  aussi  pauvre  que  moi  ;  s'il  est  plus  riche,  soyons  libres 
tous  deux,  ou  qu'il  me  serve  lui-même,  car  son  pain  est  tout 
gagné  et  il  a  plus  de  temps  à  donner  à  ses  plaisirs...  tant  c'est 
une  belle  chose  que  d'être  riche  pour  dominer  et  changer  en 
bienfaits  les  fers  qu'on  nous  donne  !  etc..  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  il  écrira,  tout  à  fait  sur  le 
même  ton,  à  M"i«  d'Houdetot,  en  lui  parlant  de  sa  belle-sœur  : 
«  De  tous  les  services,  ceux  qui  se  tirent  de  la  bourse  et  qu'on 
rend  avec  de  l'argent  sont  ceux  dont  je  fais  le  moins  de  cas, 
surtout  quand  ils  sont  publics,  car  de  toutes  les  sortes  de 
sacrifices,  l'argent  est  celui  qui  coûte  le  moins  à  donner  et 
le  plus  à  recevoir  !  »  Où  sont  les  larmes  d'attendrissement 
dont  il  mouilla  la  main  de  sa  bienfaitrice  lors  de  leur  pre- 
mière visite  à  l'Ermitage,  préparé  pour  le  recevoir  ?  Saint- 
Lambert  relèvera  vertement,  lui  aussi,  cette  déclaration  si 
choquante  chez  un  homme  qui,  avec  l'argent  très  délicate- 
ment donné,  avait  reçu  tant  de  témoignages  d'une  affec- 
tueuse estime.  «  Ainsi,  poursuit-il  encore  sur  un  ton  de  plus 
en  plus  amer,  ainsi,  entre  amis,  celui  qui  donne  est,  sans 
contredit,  fort  obligé  à  celui  qui  reçoit...  Ne  s'agit-il  donc,  en 
amitié,  que  de  poursuivre,  l'argent  à  la  main,  un  homme  qui 
ne  s'en  soucie  point  et  fait  plus  de  cas  d'une  heure  de  son 
temps  et  de  sa  liberté  que  de  tous  les  trésors  du  monde  ? 
Ne  s'agit-il  que  de  mettre  aux  méprisables  dons  qu'on  le 
contraint  d'accepter  un  prix  qu'il  ignore  et  qu'on  ne  lui 
apprend  que  quand  il  n'est  plus  temps  de  s'en  dédire  ;  comme 
ces  malheureux  qui  se  trouvent  enrôles  après  avoir  reçu  [l'ar- 


190  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

gent  de]  leur  engagement  en  pur  don  ?  »  Mais  était-il  donc 
au  niveau  intellectuel  et  moral  des  infortunés  de  cette  sorte 
et  ignorait-il  que  la  reconnaissance  a  été  inventée  pour  payer 
les  dons  qu'on  ne  saurait  rembourser  d'autre  manière  ? 

«  Ne  parlons  plus,  conclut-il  cependant,  de  ces  amis  perfides. 
Ils  m'ont  perdu  !  Ils  en  perdront  d'autres  qui  ne  s'en  défient 
pas...  J'ai  cru  devoir  vous  exposer  mes  principes  sur  ce  point... 
Pourquoi  devrais-je  du  retour  à  qui  ne  me  fait  pas  le  moindre 
plaisir  ?  Je  ne  sais  si  ces  maximes  sont  celles  de  l'ingratitude, 
mais  sûrement,  elles  ne  sont  pas  celles  de  l'avidité.  Je  me  fais 
honneur  d'avoir  un  cœur  qui  n'est  point  à  vendre,  etc..  »  Pour- 
tant, le  redoutable  sophiste  garde  quelque  inquiétude  sur 
l'accueil  qui  sera  fait  à  des  déclarations  dans  lesquelles  sa  pré- 
tenclue  «  sensibilité  »  se  montre  sous  un  jour  si  étrange,  car  il 
croit  devoir  terminer  par  cette  échappatoire  prudente  :  «  Je  ne 
sais.  Madame,  si  vous  comprenez  quelque  chose  à  tout  ce 
verbiage.  Pour  moi,  je  viens  de  le  relire,  et  je  n'y  comprends 
rien.  Mais  ma  tête  s'en  va.  Mon  âme  et  ma  raison  sont  à  bout 
et  je  me  sens  hors  d'état  de  recommencer  !  »  Ainsi,  dans 
VHéloïse,  des  notes  mises  au  bas  des  pages  par  l'éditeur  sup- 
posé de  ces  lettres,  monuments  du  mysticisme  passionnel, 
viennent  atténuer  les  trop  démoralisantes  affirmations  de 
ses  romanesques  héros. 

Dans  son  Introduction  au  livre  posthume  de  Saint-Marc 
Girardin  sur  Rousseau,  Bersot,  cet  homme  de  cœur  et  de 
talent,  a  souligné  le  danger  du  sentiment  qui  inspire  les  lignes 
que  nous  venons  de  reproduire,  et  qui  forme  d'ailleurs  un 
des  corollaires  essentiels  du  Rousseauisme,  puisqu'il  n'est 
qu'une  autre  façon  d'affirmer  la  bonté  naturelle  comme  un 
privilège  des  plébéiens  de  notre  temps  :  c'est  la  protestation 
des  pauvres  contre  les  riches  en  vertu  d'une  supériorité 
morale  prétendue  de  ces  pauvres  sur  ces  riches  ;  suggestion 
du  christianisme  certes,  mais  que  Jean- Jacques  professait 
en  mystique  hérétique,  sans  l'avoir  suffisamment  encadrée 
de  raison  :  «  Il  plaisait,  dit-il,  à  Rousseau,  de  faire  le  pauvre 
qui  a  pitié  des  riches.  Cette  pitié  superbe  est  bien  haute  pour 


LE     MALADE  191 

le  commun  des  âmes.  Dans  la  plupart,  elle  devait  céder  la 
place  à  Venvie  qui  est  un  sentiment  simple  !  »  Si  simple  et  si 
«  naturel  »  en  effet  qu'il  était  assurément  la  source  de  l'autre, 
chez  le  maître  aussi  bien  que  chez  les  disciples. 

Une  troisième  fois,  parmi  les  inédits  de  Streckeisen- 
Moultou,  nous  trouvons  sous  la  plume  de  Rousseau,  —  dans 
un  fragment  que  l'éditeur  considère  comme  un  projet  de 
préface  aux  Confessions  et  date  du  séjour  à  Wooton  —  un 
commentaire  sur  son  ingratitude  théorique  :  «  J'étais  fait, 
écrit-il  alors,  pour  être  le  meilleur  ami  qui  fût  jamais,  mais 
celui  qui  devait  me  répondre  est  encore  à  venir...  Pour  de 
l'argent  et  des  services,  mes  amis  sont  toujours  prêts  ;  j'ai 
beau  refuser  ou  mal  recevoir,  ils  ne  se  rebutent  point  et 
m'importunent  sans  cesse  de  sollicitations  qui  me  sont  insup- 
portables. Je  suis  accablé  de  choses  dont  je  ne  me  soucie 
point;  les  seules  qu'ils  me  refusent  sont  les  seules  qui  me 
seraient  douces.  Un  sentiment  doux,  un  tendre  épanchement 
est  encore  à  venir  de  leur  part  [!!!]  et  l'on  dirait  qu'ils  pro- 
diguent leur  fortune  et  leur  temps,  pour  épargner  leur  cœur... 
Je  ne  reconnais  pour  vrais  bienfaits  que  ceux  qui  peuvent 
contribuer  à  mon  bonheur  et  c'est  pour  ceux-là  que  je  suis 
pénétré  de  reconnaissance  (?).  Mais  certainement  l'argent  et 
les  dons  n'y  contribuent  pas  !  (Il  n'a  pourtant  guère  vécu 
pendant  trente  ans  d'autre  chose.)  Quand  je  cède  aux  longues 
importunités  d'une  offre  cent  fois  réitérée,  c'est  plutôt  un 
malaise  dont  je  me  charge  pour  acquérir  le  repos  qu'un 
avantage  que  je  me  procure.  De  quelque  prix  que  soit  un 
présent  et  quoi  qu'il  coûte  à  celui  qui  me  l'offre,  comme  il  me 
coûte  encore  plus  à  recevoir,  c'est  celui  dont  il  vient  qui  m'est 
redevable.  C'est  à  lui  de  n'être  pas  un  ingrat  !  Cela  suppose, 
il  est  vrai,  que  la  pauvreté  ne  m'est  point  onéreuse  et  que  je 
ne  vais  point  à  la  quête  des  bienfaiteurs  et  des  bienfaits.  Ces 
sentiments,  que  j'ai  toujours  professés,  témoigneront  de  ce 
qu'il  en  est  !  »  Au  vrai,  —  car,  avec  lui,  il  faut  toujours 
prendre  le  sophisme  sur  le  fait  de  peur  de  le  laisser  échapper, 
tant  il  est  habile,  —  au  vrai,  il  n'a  jamais  manqué  de  rien 


192  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

depuis  1750  et  c'est  la  médiocrité  dorée,  nullement  la  pau- 
vreté dont  il  se  contente  ;  et  cette  absence  de  souci  pour  le 
lendemain,  qu'il  dut  à  des  amis  presque  sa  vie  durant,  con- 
tribue grandement  à  son  bonheur  quoi  qu'il  en  dise,  —  après 
qu'il  s'est  d'ailleurs  exonéré,  par  le  moyen  que  l'on  sait,  de 
toute  charge  de  famille.  —  Il  a  enfin  résumé  en  termes  frap- 
pants cette  thèse  d'incommensurable  orgueil,  à  la  fois  artis- 
tique et  mystique,  lorsqu'il  a  écrit  ^  :  «  Mes  amis  riches  m'ont 
recherché...  c'est  à  eux  de  me  faire  oublier  leur  opulence. 
Pourquoi  fuirais-je  un  ami  dans  l'opulence  tant  qu'il  sait  me  la 
faire  oublier.  Ne  suffit-il  pas  que  je  lui  échappe  à  V instant  que 
je  m'en  souviens  ?  »  Telle  est  sa  conception  vraie  du  «  devoir 
sacré  »  de  l'amitié,  tout  au  moins  en  ce  qui  le  concerne. 

Pour  résumer  nos  observations  sur  ce  point,  nous  remar- 
querons qu'il  invoque  tantôt  la  supériorité  de  l'homme  d'âge 
sur  le  jeune  homme,  tantôt  celle  du  pauvre  sur  le  riche  pour 
échapper  aux  réciprocités  amicales.  Dans  la  réalité,  comme 
nous  l'avons  indiqué,  ce  n'est  ni  comme  vénérable  par  les 
ans,  ni  comme  pauvre  par  sa  volonté  (et  toujours  assez  relati- 
vement pauvre,  nous  l'avons  dit)  que  Rousseau  se  sent  supé- 
rieur à  ses  familiers  et  en  situation  de  les  traiter  comme  il  le 
fait  le  plus  souvent  ;  ces  deux  qualités  n'attirent  guère  les 
amis  et  ne  mettent  en  situation  d'exercer  vis-à-vis  d'eux 
aucune  exigence.  C'est  à  titre  d'homme  de  génie  reconnu  et 
consacré  par  l'opinion  tout  d'abord,  puis,  de  plus  en  plus  avec 
les  années,  c'est  comme  délégué  du  Dieu-Nature  à  la  rédemption 
du  monde  moderne,  et  comme  doté  à  ce  titre  d'un  privilège 
éminent,  la  qualité  naturelle  et  inamissible  de  la  bonté  qu'il 
a  réclamé  tous  les  droits  et  rejeté  tous  les  devoirs  de  l'amitié. 
Telles  sont  les  véritables  sources  de  puissance  dans  lesquelles 
il  puise  jusqu'à  l'ivresse,  tout  en  évitant  de  les  mentionner 
franchement  au  cours  de  ses  incessantes  apologies  personnelles 
sur  ce  point  :  tel  est  l'argument  inexprimé  qui  persuadait 
dans  ses  plaidoyers  et  qu'on  y  doit  sous-entendre  sans  cesse. 

1.  Annales,  IV,  212. 


LE     MALADE  193 

C'est  le  mysticisme  esthétique  et  le  mysticisme  social  qui  lui 
fournissent  la  justification  de  son  attitude  en  amitié  et  qui  le 
conduisent  à  juger  ses  bienfaiteurs  très  largement  redevables 
encore  à  leur  obligé. 

Tous  n'étaient  pas  de  cet  avis,  cependant,  et  Voltaire,  — 
incapable  d'apercevoir  nettement  ce  trait  mystique  en  son 
rival  qu'il  ne  pouvait  envisager  dans  la  perspective  du  temps, 
—  a  méchamment  mais  spirituellement  résumé  dans  son 
pamphlet  de  la  Guerre  de  Genève  ce  qui  paraissait  au  dehors 
des  successives  et  retentissantes  ruptures  de  l'homme  au 
cœur  sensible  avec  ses  plus  discrets  bienfaiteurs  (car  Hume, 
par  exemple,  ne  lui  prit  certainement  rien  du  temps  précieux 
de  ses  rêveries  erotiques). 

Il  se  connaît  finement  en  amis  ! 

Il  les  embrasse  et  pour  jamais  les  quitte. 

L'ingratitude  est  son  premier  mérite. 

Par  grandeur  d'âme,  il  hait  ses  bienfaiteurs. 

Versez  sur  lui  les  plus  nobles  faveurs, 

Il  frémira  qu'un  homme  ait  la /puissance, 

La  volonté,  la  coupable  impudence 

De  V avilir  en  lui  faisant  du  bien,  etc.. 

Si,  d'ailleurs,  on  trouvait  trop  fort  ce  mot  de  «  haïr  »  —  en 
songeant  que  Rousseau  s'est  déclaré  et  cru  incapable  de  haine, 
aussi  bien  que  de  vanité,  —  on  devrait  se  souvenir  qu'il 
l'avait  jeté  non  seulement  à  Voltaire  et  en  public  :  «  Je  vous 
hais.  Monsieur...  je  vous  hais  enfin,  puisque  vous  l'avez 
voulu  !  »  Mais  en  outre  à  des  catégories  entières  de  citoyens  : 
«  Je  hais  les  riches...  Je  hais  les  grands  et  je  les  haïrais  bien 
davantage  encore  si  je  les  méprisais  moins  !  »  Ceci  en  s'adres- 
sant  à  l'un  des  moins  haïssables  d'entre  eux,  le  président  de 
Malesherbes.  Et  quoi  qu'il  ait  dit  sur  ce  point,  il  n'en  restait 
pas  toujours  aux  généralités  contre  les  autorités  sociales  : 
^  car  on  sait  de  quelle  animosité  il  poursuivit  le  comte  de  Las- 
I    tic,  —  «  l'homme  au  beurre  »  de  la  Nouvelle  Héloïse  —  pour  un 

43 


194  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

malentendu  grossi  par  les  Le  Vasseur  mère  et  fille,  ces  deux 
infatigables  commères.  Cette  ténacité  dans  la  rancune  choqua 
sa  fidèle  et  droite  amie  M^^  Dupin  de  Chenonceaux  qui  lui 
reprocha  sévèrement  ce  trait  de  son  roman  et  lui  conseilla  de 
l'effacer  par  un  «  carton  »,  comme  Moultou  devait  le  faire  pour 
la  mention  de  VAloïsia  dans  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont. 
Puisque,  lui  disait-elle,  cette  histoire  de  beurre  naquit  d'une 
inadvertance,  suivie  d'excuses  et  d'honnêteté  de  toutes 
sortes,  il  suffit  pour  effacer  cette  insulte  peu  justifiée  de  n'être 
pas  un  monstre  !  —  Elle  ne  fut  pourtant  pas  effacée. 

Dès  1749,  Rousseau,  annonçant  à  M^^  de  Warens  qu'il  a 
été  chargé  de  quelques  articles  dans  l'Encyclopédie  naissante, 
lui  envoie  cette  profession  de  foi  spontanée  :  «  Je  tiens  au 
c...  et  aux  chausses  des  gens  qui  m'ont  fait  du  mal  ;  la  bile 
me  donne  des  forces  et  même  de  l'esprit  et  de  la  science...  Si 
l'ardeur  de  la  haine  l'a  emporté  quelques  instants  dans  mes 
occupations  sur  celle  de  l'amitié,   croyez  qu'elle  n'est  pas 
faite  pour  avoir  longtemps  la  préférence  dans  un  cœur  qui 
vous  appartient.   Je  quitte  tout  pour  vous  écrire,   etc..   » 
C'est  que  l'invective  est  son  élément  et  que  sa  morsure  emporte 
le  morceau.  Préparant  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont,  il  décrit  à 
Moultou  son  état  d'âme  en  ces  termes  :  «  Je  vous  jure  que  les 
mains  me  démangent.  Le  genre  polémique  n'est  que  trop  de 
mon  goût.  J'y  avais  renoncé  pourtant.  Ceux  qui  me  forcent  à 
le  reprendre  ne  s'en  trouveront  pas  longtemps  aussi  bien 
qu'ils  l'ont  espéré.  «Puis, le  tour  des  protestants,  de  Montmol- 
lin  en  particulier,  étant  venu  avec  les  Lettres  de  la  montagne  : 
«  Vos  ministres,  écrit-il  à  du  Peyrou,  vu  leurs  mœurs,  leur 
crasse  ignorance,  devraient  trembler  qu'on  s'aperçût  qu'ils 
existent.  Je  suis  tenté  de  faire  ma  paix  avec  tous  les  clergés 
aux  dépens  du  vôtre...  J'espère  ne  pas  me  livrer  à  la  ven- 
geance, mais,  si  je  les  touche,  comptez  qu'ils  sont  morts  ! 
Je  les  trouve  peu  sages  de  m' aimer  mieux  loup  que  brebis  î  » 
Car  telles  sont  les  réactions  trop  fréquentes  de  la  sensibilité 
trop  aveuglément  écoutée.  Mais,  sur  tout  cela,  le  plaintif 
virtuose  a  su  faire  amplement  illusion  au  public. 


CHAPITRE  II 
LA  CRISE  DE  1757 


Lorsque  Rousseau  sent  l'impérieux  besoin  d'échapper, 
coûte  que  coûte,  à  cet  «  esclavage  »  de  la  réciprocité  amicale 
qui  pèse  lourdement  sur  ses  débiles  épaules,  son  émotivité 
extrême  connaît  deux  sortes  de  paroxysmes,  qui  s'associent 
d'ailleurs  ou  même  se  substituent  l'un  à  l'autre,  par  des  tran- 
sitions insensibles,  dans  les  crises  typiques  de  son  existence 
affective.  Le  premier  est  un  irrésistible  élan  vers  l'indépen- 
dance à  tout  prix  reconquise,  une  sorte  de  fuite  éperdue,  en 
se  bouchant  les  oreilles  pour  ne  pas  entendre  les  plaintes  ou 
les  imprécations  des  victimes  de  son  ingratitude  ;  le  second 
est  un  accès  de  suspicion  morbide  à  l'égard  de  quiconque 
paraît  faire  obstacle  à  cette  libération  immédiate  ou  à  tout 
autre  élan  passionnel  du  caractère  faible.  Gomme  exemple 
du  premier  cas,  on  pourrait  citer  l'abandon  dans  la  rue  de 
Lyon  de  M.  Lemaître,  terrassé  par  une  attaque  épileptiforme; 
comme  exagération  du  second,  l'aventure  du  ruban  «  rose  et 
argent  »  dérobé  à  la  camériste  de  Turin  et  dont  la  pauvre 
Marion  porta  la  peine  :  «  Lorsque  je  chargeai  cette  malheu- 
reuse fille,  a  écrit  Rousseau,  il  est  bizarre,  mais  il  est  vrai  que 
mon  amitié  pour  elle  en  fut  la  cause.  Elle  était  présente  à  ma 
pensée  ;  je  m'excusai  sur  le  premier  objet  qui  s'offrit  :  je  l'ac- 


196  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

cusai  d'avoir  fait  ce  que  je  voulais  faire  et  de  m'avoir  donné 
le  ruban  parce  que  mon  intention  était  de  le  lui  donner  !  » 

Mais  d'autres  incidents  de  sa  jeunesse  sont  plus  instructifs 
que  ceux-là.  Tout  d'abord  son  attitude  de  1729  à  l'égard  de 
ses  maîtres,  les  Solar-Gouvon  qui  lui  préparaient,  avec  une 
méritoire  sollicitude  et  des  soins  personnels,  une  destinée  fort 
au-dessus  de  celle  qu'il  pouvait  raisonnablement  espérer  à 
cette  époque  de  sa  vie.  Nous  avons  dit  qu'engoué  du  Genevois 
Bâcle,  son  ancien  camarade  d'atelier,  il  commença  de  se 
déranger  dans  son  service  aussi  bien  que  dans  ses  heures  de 
leçons  ;  et  voici  ses  commentaires  sur  les  conséquences  immé- 
diates de  cette  première  faute.  «  On  me  fit  des  réprimandes 
que  je  n'écoutai  pas.  On  me  menaça  de  me  congédier.  Cette 
menace  fut  ma  perte  :  elle  me  fit  entrevoir  qu'il  était  possible 
que  Bâcle  ne  s'en  allât  pas  seul  [vers  Genève  où  il  retournait]. 
Dès  lors,  je  ne  vis  plus  d'autre  plaisir,  d'autre  sort,  d'autre 
bonheur  que  celui  de  faire  un  pareil  voyage...  Plein  de  cette 
sage  fantaisie,  je  me  conduisis  si  bien  que  je  vins  à  bout  de 
me  faire  chasser,  et,  en  vérité,  ce  ne  fut  pas  sans  peine... 
Sentant,  malgré  moi,  l'extravagance  de  ma  conduite,  j'y 
ajoutai,  pour  m'excuser,  l'injustice  et  l'ingratitude,  croyant 
ainsi  mettre  les  gens  dans  leur  tort  et  me  justifier  à  moi-même 
un  parti  pris  par  nécessité.  »  C'est-à-dire  un  parti  qu'il  pour- 
rait alors  se  dire  avoir  été  pris  par  nécessité.  —  Que  n'a-t-il 
raisonné  aussi  sainement,  dans  ses  Confessions,  sur  sa  rupture 
avec  M™6  d'Epinay  qui  a  plus  d'une  analogie  avec  cet  épisode 
de  sa  jeunesse.  Mais  les  conséquences  des  événements  de  1757 
lui  étaient  encore  trop  présentes  en  1769  pour  qu'il  pût  juger 
de  ces  derniers  avec  le  même  détachement. 

A  Turin,  cependant,  l'un  des  grands  seigneurs  qui  s'inté- 
ressent à  lui,  le  comte  de  Favria,  lui  propose  encore,  avec  une 
vraie  générosité  de  cœur,  d'oublier  ses  incartades  et  ses 
impolitesses  s'il  veut  bien  rentrer  dans  le  droit  chemin  sans 
arrière-pensée  ;  et  ce  langage  touche  un  instant  le  jeune  fou 
par  sa  franche  bienveillance.  Mais  ce  ne  fut,  dit-il,  qu'un 
éclair  de  bon  sens  et  de  bonne  foi  :  «  Ce  cher  voyage  était  trop 


LE     MALADE  197 

empreint  dans  mon  imagination  pour  que  rien  en  pût  balan- 
cer le  charme  !  »  Que  n'a-t-il  écrit,  en  rappelant  un  autre 
projet  de  voyage  vers  Genève,  celui  de  1757  :  «  Ce  fatigant, 
ce  peu  triomphant  voyage  aux  côtés  de  M""®  d'Epinay  ma- 
lade était  trop  empreint  de  sombres  traits  dans  mon  imagina- 
tion despotique  pour  que  rien  en  pût  balancer  les  afîres  !  »  Au 
lieu  de  rester,  il  s'agissait  alors  pour  Rousseau  de  partir 
afin  de  satisfaire  à  la  reconnaissance  et  à  T amitié  ;  mais  il 
restera  la  seconde  fois  de  même  qu'il  partit  la  première,  obéis- 
sant à  sa  congénitale  faiblesse  de  caractère  qu'il  revêtira  seu- 
lement désormais  de  plus  spécieux  prétextes. 

Il  voit  clair  dans  son  état  mental  de  1729  en  1766.  «  J'étais 
tout  à  fait  hors  de  sens,  ajoute-t-il  en  effet.  Je  m'endurcis,  je 
fis  le  fier  et  je  répondis  arrogamment  que,  puisqu'on  m'avait 
donné  mon  congé,  je  l'avais  pris,  qu'il  n'était  plus  temps  de 
s'en  dédire  et  que,  quoi  qu'il  pût  arriver  en  ma  vie,  j'étais  bien 
résolu  à  ne  jamais  me  faire  chasser  deux  fois  d'une  maison  !  » 
Quelle  dextérité  déjà  dans  le  choix  des  arguments  protec- 
teurs de  l'instabilité  affective.  «  Alors,  achève-t-il,  ce  seigneur, 
justement  irrité^  me  donna  les  noms  que  je  méritais^  me  mit 
hors  de  la  chambre  par  les  épaules  et  me  ferma  la  porte  aux 
talons...  Moi,  je  sortis  triomphant,  comme  si  je  venais  de  rem- 
porter la  plus  grande  victoire,  et,  de  peur  d'avoir  un  second 
combat  à  soutenir,  j'eus  l'indignité  de  partir  sans  aller  remer- 
cier M.  l'abbé  de  Gouvon  de  ses  bontés  !  »  Folie  pardonnable 
à  dix-sept  ans,  sans  doute,  et  que  la  sincérité  du  narrateur 
fait  très  volontiers  excuser  de  son  lecteur.  La  suspicion  injus- 
tifiée ne  s'y  mêle  pas  du  moins  à  la  légèreté  du  cœur  pour  en 
aggraver  les  fautes. 

Mais  venons  au  second  type  de  la  crise  d'imagination  chez 
Rousseau  :  celui  de  la  suspicion  morbide,  fût-ce  devant  le 
bienfait  reçu,  surtout  devant  ce  bienfait  parce  qu'il  sent 
l'incapacité  de  le  payer.  Une  première  ébauche  nous  en  sera 
fournie  par  sa  célèbre  aventure  avec  la  courtisane  Zulietta 
sur  les  bords  de  l'Adriatique  :  «  Non,  soupire-t-il  en  contant 
cet  épisode  dans  ses  Confessions, ^jion,  la  Nature  ne  m'a  point 


198  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

fait  pour  jouir!  Elle  a  mis,  dans  ma  mauvaise  tête,  le  poison  de 
ce  bonheur  ineffable  dont  elle  a  mis  l'appétit  dans  mon  cœur. 
S'il  est  une  circonstance  de  ma  vie  qui  peigne  bien  mon  carac- 
tère, c'est  celle  que  je  vais  raconter...  Qui  que  vous  soyez  qui 
voulez  connaître  un  homme,  osez  lire  ce  qui  va  suivre  :  vous 
allez  connaître  à  plein  Jean-Jacques  Rousseau  !  »  Il  a  été 
mis  en  relations  par  un  ami  avec  une  belle  personne  peu  sévère 
et  le  voici  quelques  instants  plus  tard  en  tête  à  tête  avec  elle. 
Elle  lui  paraît  si  accomplie  que  le  don  de  sa  personne  peut 
passer  pour  un  bienfait  véritable  ;  et,  tout  aussitôt,  le  soupçon 
envahit  sa  pensée  de  façon  à  la  remplir  presque  aussitôt  tout 
entière.  Il  se  demande  comment  un  très  mince  personnage,  un 
galant  de  passage  et  d'occasion  tel  que  lui  obtient  si  facile- 
ment les  faveurs  d'un  pareil  trésor  de  beauté.  Un  éblouisse- 
ment,  des  pleurs  involontaires  sont  la  première  conséquence 
de  cette  inquiète  interrogation  :  «  Qui  pourrait  deviner  la  cause 
de  mes  larmes  et  ce  qui  se  passait  dans  ma  tête  à  ce  moment  ? 
Je  me  disais  :  il  y  a  là  quelque  chose  d'inconcevable.  Ou  mon 
cœur  me  trompe,  fascine  mes  sens  et  me  rend  la  dupe  d'une 

indigne  s ,  ou  il  faut  que  quelque  défaut  secret  que  j'ignore 

détruise  l'effet  de  ses  charmes  et  la  rende  odieuse  à  ceux  qui 
devraient  se  la  disputer  !  »  C'est  donc  une  appréhension  patho- 
logiquequi  fait  alors  couler  dans  ses  veines  «  un  froid  mortel  », 
au  point  qu'il  sent  ses  jambes  flageoler  sous  lui  ! 

Ce  défaut  secret  qu'il  entrevoit  comme  la  solution  du 
problème  posé  devant  son  sens  logique  affolé,  il  s'est  pris 
aussitôt  à  le  chercher  avec  une  contention  d'esprit  singulière^ 
et  ce  sont  encore  ces  investigations,  si  pleinement  inoppor- 
tunes, qui  lui  ont  fait  verser  de  peu  touchantes  larmes.  Enfin, 
il  respire,  il  a  trouvé.  Il  constate  en  effet  une  anomalie  fort 
insignifiante  et  pour  ainsi  dire  invisible  dans  les  charmes 
sans  voiles  de  la  Zulietta;  nous  n'appellerons  pas,  comme  il 
le  fait,  ce  très  léger  défaut  par  son  nom  :  «  Je  me  frappe, 
dit-il,  j'examine...  me  voilà  cherchant  dans  ma  tête  comment 
on  peut  avoir  ce  défaut  ;  et,  persuadé  que  cela  tenait  à  quelque 
notable  vice  naturel,  je  vis,  clair  comme  le  jour,  que  dans  la 


LE    MALADE  199 

plus  charmante  personne  dont  je  pusse  me  former  l'image, 
je  ne  tenais  dans  mes  bras  qu'une  espèce  de  monstre,  le  rebut 
de  la  Nature,  des  hommes  et  de  l'amour  !  ...  Je  poussai  la 
stupidité  jusqu'à  lui  parler  de  la  chose.  Elle  la  prit  d'abord 
en  plaisantant...  mais  je  la  vis  enfin  rougir,  se  redresser,  et, 
sans  dire  un  seul  mot,  s'aller  mettre  à  la  fenêtre  !  »  —  Elle 
récarte  ensuite  avec  obstination  malgré  ses  tentatives  de 
retour.  Il  sent  trop  tard  son  extravagance,  se  la  reproche, 
regrette  des  instants  qu'il  n'avait  tenu  qu'à  lui  de  rendre  les 
plus  doux  de  sa  vie  et  termine  sur  cette  remarque  caracté- 
ristique :  «  De  quoi  je  n'ai  pu  me  consoler,  c'est  qu'elle  n'ait 
emporté  de  moi  qu'un  souvenir  méprisant  !  »  —  Transportez 
maintenant  du  physique  au  moral  cette  investigation  ration- 
nelle en  apparence  et  pathologique  en  réalité,  vous  aurez 
l'affaire  d'Epinay  ou  l'affaire  Hume.  C'est  par  cette  disposi- 
tion du  tempérament  qu'il  a,  selon  ses  propres  termes,  passé 
sa  vie  à  faire  de  grandes  et  courtes  fautes,  puis  à  les  expier 
par  de  «  vifs  et  longs  repentirs  »  !  Seulement,  il  est  venu  un 
temps  où  le  repentir  n'est  plus  monté  pour  lui  jusqu'à  cette 
sphère  de  l'esprit  où  se  forment  les  idées  synthétiques  et  les 
raisonnements  dignes  de  ce  nom. 

Nous  venons  de  mentionner  l'affaire  Hume.  C'est  surtout 
dans  VHéloïse,  en  caractérisant  Saint-Preux,  cet  autre  lui- 
même,  que  Rousseau  a  placé  une  étonnante  prophétie  de  son 
aventure  anglaise,  quelque  sept  ou  huit  années  avant  l'évé- 
nement. On  la  trouvera  dans  la  dixième  lettre  du  livre  H, 
qui  est  adressée  par  l'amant  de  Julie  à  l'amie  de  celle-ci, 
Claire  d'Orbe.  —  Lord  Bomston,  ami  du  précepteur  et  séduc- 
teur de  M}^^  d'Étange,  vient  de  lui  donner  cette  marque 
d'affection  généreuse  de  se  faire  bénévolement  son  compa- 
gnon de  route  au  cours  du  très  pénible  voyage  qui  va  l'éloi- 
gner de  sa  maîtresse  ;  mais  la  logique  morbide  du  jeune  homme 
s'est  éveillée  sous  l'influence  de  son  chagrin  et  l'Anglais  va 
bientôt  s'en  ressentir.  «  En  rapprochant,  dans  mon  délire,  écrit 
en  effet  Saint-Preux,  toutes  les  circonstances  de  mon  départ, 
j'y  crus  reconnaître  un  dessein  prémédité.  »  A  savoir,  chez  le 


200  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

lord,  le  dessein  de  se  réserver  la  possession  de  Julie  qu'il 
aimerait  secrètement  et  dont  il  éloignerait  un  rival.  «  A  peine 
ce  doute  affreux  me  fut-il  entré  dans  l'esprit,  que  tout  me 
sembla  le  confirmer...  Tout  redoublait  mes  ridicules  soupçons 
et  le  zèle  de  l'humanité  ne  lui  inspirait  rien  d'honnête  en  ma 
faveur,  dont  mon  aveUgle  jalousie  ne  tirât  quelque  indice  de 
trahison!  A  Besançon,  je  sus  qu'il  avait  écrit  à  Julie  sans  me 
communiquer  sa  lettre.  »  C'était  pour  offrir  à  la  jeune  fille 
(qui    le  refusera)  un  refuge   avec  son  amant  dans  un  des 
manoirs  anglais  du  grand  seigneur.  «  Je  me  tins  alors  suffi- 
samment convaincu...  Il  reçut  la  réponse  :  je  lui  laissai  le  temps 
de  l'ouvrir,  je  l'entendis  de  ma  chambre  murmurer,  en  lisant, 
quelques  mots  :  «  Ah,  Julie,  j'ai  voulu  vous  rendre  heureuse... 
Je  respecte  votre  vertu,  mais  je  plains  votre  erreur  !...  — 
J'enfonçai  la  porte,  j'entrai  comme  un  furieux  !  Non,  je  ne 
souillerai  point  ce  papier  ni  vos  regards  des  injures  que  me 
dicta  la  rage  pour  le  porter  à  se  battre  avec  moi  sur-le-champ. 
Il  prit  mes  discours  pour  un  vrai  délire  :  Vous  avez  perdu  la 
raison.  Je  ne  me  bats  point  contre  un  insensé  !  —  Je  sentis, 
dans  l'accent  de  ce  discours,  je  ne  sais  quoi  qui  n'était  pas  d'un 
perfide  I  Je  n'eus  pas  jeté  les  yeux  sur  les  siens,  que  tous  mes 
soupçons  se  dissipèrent.  Imaginez  dans  quel  état  je  me  trouvai 
après  avoir  lu  la  lettre  de  Julie  qui  m'apprenait  les  bienfaits 
inouïs  de  celui  que  j'osais  calomnier  avant  tant  d'indignité, 
etc..  »  Milord  Edouard  rapportera  de  son  côté  cette  scène  à 
Julie  en  ajoutant  :  «  Une  erreur  de  notre  ami  l'a  ramené  à  la 
raison  !  »  Jean- Jacques,  qui  écrit  vraisemblablement  ici  de 
souvenir  et  fait  allusion  à  quelque  circonstance  de  sa  vie  qui 
n'a  pas  trouvé  place  en  ses  mémoires,  était  également  revenu 
à  la  raison  aussitôt  après  son  accès  aux  pieds  de    Zulietta  ; 
mais  il  y  reviendra  de  moins  en  moins  facilement  par  la  suite, 
à  mesure  que| progressera  la  maladie  mentale  dont  assuré- 
ment il  portait  en  lui  dès  longtemps  le  germe.  Il  finira  par 
n'y  pouvoir  plus  revenir. 


LE     MALADE  201 


L      «    ABUS    D   UN    DEPOT 
CONFIÉ    PAR    l'amitié    » 


Étudions  maintenant  la  première  crise  de  cette  sorte  sur 
laquelle  nous  possédions  d'autres  témoignages  que  le  sien, 
parce  qu'elle  se  produisit  après  ses  éclatants  débuts  dans  la 
carrière  des  lettres  et  lorsque  l'attention  publique  s'était 
fixée  déjà  avec  curiosité  sur  ses  faits  et  gestes.  —  Lorsque, 
dans  ses  Confessions,  il  mentionne  sa  rencontre  initiale  avec 
Mlle  de  Bellegarde,  la  future  M"^^  d'Houdetot  (en  1748), 
il  écrit  à  ce  propos  :  «  J'étais  bien  éloigné  de  prévoir  que  cette 
jeune  personne  ferait  un  jour  le  destin  de  ma  vie,  et  m'en- 
traînerait, quoique  bien  innocemment,  dans  l'abîme  où  je  suis 
aujourd'hui  I  »  —  Retenons  ce  «  bien  innocemment  »,  car  cer- 
tains disciples,  moins  équitables  que  leur  maître,  ont  pré- 
tendu rendre  Sophie  responsable  pour  une  bonne  part  des 
conséquences  que  ses  visites  à  l'Ermitage  entraînèrent  pour 
son  imprudent  amoureux.  Et  confirmons  en  outre  que  celui-ci 
ne  se  trompe  point  sur  l'importance  dans  sa  vie,  dans  son 
œuvre  et  dans  les  immenses  répercussions  de  cette  œuvre,  des 
rapports  de  voisinage  noués  entre  M™®  d'Houdetot  et  lui  au 
cours  de  l'année  1757. 

Née  d'un  self  made  man  qui  paraît  avoir  été  un  homme  de 
droiture  et  de  cœur,  —  en  cela  bien  différent  de  son  fils  aîné, 
le  peu  sympathique  Epinay,  —  cette  jeune  femme  avait 
hérité  la  bonté  de  son  père,  mais  non  pas  sa  ferme  volonté  : 
âme  douce  et  tendre,  mais  quelque  peu  molle  et  malléable, 
aux  hommes  aussi  bien  qu'aux  événements,  elle  devait  tou- 
tefois s'attacher  fidèlement  à  Saint-Lambert,  qui  fut  le  véri- 


202  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

table  mari  de  son  choix;  l'époux  dont  elle  portait  le  nom  lui 
ayant  été  imposé  par  les  siens.  Cette  liaison,  qui  devait  durer 
plus  d'un  demi-siècle,  était  établie  et  à  peu  près  consacrée 
par  l'opinion  déjà,  lorsque  se  déroulèrent  les  événements  que 
nous  avons  à  commenter.  Nous  suivrons,  en  général,  le 
récit  des  Confessions,  non  sans  le  contrôler  et  le  rectifier  cons- 
tamment par  les  nombreux  témoignages  qui  ont  été  mis, 
depuis  cent  cinquante  ans,  à  la  disposition  des  historiens  de 
Rousseau. 

Nous  avons  exposé  déjà,  d'après  ce  livre  fameux,  quel  état 
d'âme  son  établissement  dans  le  parc  de  la  Chevrette  avait 
réveillé  chez  le  nouvel  «  ermite  »  et  comment  «  le  grave 
citoyen  de  Genève,  l'austère  Jean- Jacques  »  était  redevenu 
rapidement,  dans  sa  quarante-cinquième  année,  le  rêveur 
erotique  ou  le  «  berger  extravagant  »  de  la  seizième.  Toute- 
fois, remarquons-le  avec  soin,  rien  ne  trahissait  encore  aux 
yeux  de  ses  familiers,  moins  encore  aux  yeux  du  public,  cette 
entière  métamorphose  intérieure.  Il  restait,  pour  tous,  l'âpre 
critique  social  des  Discours,  ses  seuls  écrits  publiés  :  nous 
aurons  à  tirer  parti  de  cette  observation  dans  la  suite. 
«  Au  plus  fort  de  mes  rêveries,  poursuit-il  cependant,  j'eus 
une  visite  de  M"^^  d'Houdetot...  C'était  pour  m'apporter  des 
nouvelles  de  Saint-Lambert  [dès  lors  assez  intimement  lié 
avec  Rousseau  par  Diderot  et  M^^  d'Épinay,  leurs  amis 
communs].  Il  était,  je  crois,  à  Mahon.  »  L'année  suivante, 
c'est-à-dire  dans  les  premières  semaines  de  1757  il  eut,  de  la 
même  voisine,  qui  villégiaturait  alors  à  Eaubonne,  une 
seconde  visite  ;  cette  fois,  elle  était  à  cheval  et  en  habits 
quasi  masculins  :  «  Quoique  je  n'aime  guère  ces  sortes  de 
mascarades,  je  fus  pris  à  l'air  romanesque  de  celle-là,  et, 
pour  cette  fois,  ce  fut  de  l'amour  !  »  Il  trace  alors  un  portrait 
charmant  et  juste  de  celle  qu'il  appellera  le  plus  souvent 
Sophie  désormais  :  (c  On  l'avait  mariée  très  jeune  et  malgré 
elle  au  comte  d'Houdetot,  homme  de  condition,  bon  militaire, 
mais  joueur,  chicaneur,  très  peu  aimable  et  qu'elle  n'a  jamais 
aimé.  »  Ce  gentilhomme  avait  au  surplus  une  liaison  ancienne 


LE     MALADE  203 

à  laquelle  il  ne  renonça  nullement  après  son  mariage  et  qui 
lui  fit  tolérer  ensuite,  par  esprit  de  réciprocité,  celle  que  sa 
femme  noua  un  peu  plus  tard  avec  Saint-Lambert  :  «  Elle 
trouva  dans  celui-ci,  écrit  Rousseau,  tous  les  mérites  de  son 
mari  avec  des  qualités  plus  agréables,  de  l'esprit,  des  vertus, 
des  talents.  S'il  faut  pardonner  quelque  chose  aux  mœurs  du 
siècle,  c'est  sans  doute  un  attachement  que  sa  durée  épure, 
que  ses  effets  honorent  et  qui  ne  s'est  cimenté  que  par  une 
estime  réciproque.  » 

L'ermite  a  fort  bien  vu  et  dit  la  cause  des  visites  que  lui  fit 
alors  la  jeune  femme  :  visites  que  nous  n'attribuerons  nulle- 
ment, comme  on  a  tenté  de  le  faire,  à  la  curiosité  oiseuse,  au 
besoin  de  distraction  ou  même  à  la  coquetterie  plus  ou  moins 
consciente,  car  lui-même  a  pris  le  soin  de  l'en  défendre;  au  sur- 
plus, l'examen  de  ses  lettres  et  celui  de  son  caractère  suffi- 
raient, à  notre  avis,  pour  la  décharger  entièrement  de  ce 
reproche  :  «  C'était  un  peu  par  goût,  à  ce  que  j'ai  pu  croire, 
«crit  en  effet  Jean- Jacques,  mais  beaucoup  pour  complaire  à 
Saint-Lambert  qu'elle  venait  me  voir.  Il  l'y  avait  exhortée 
et  il  avait  raison  de  croire  que  l'amitié  qui  commençait  de 
s'établir  entre  nous  rendrait  cette  société  agréable  à  tous  les 
trois...  Elle  savait  que  j'étais  instruit  de  leurs  liaisons  et, 
pouvant  me  parler  de  lui  sans  gêne,  il  était  naturel  qu'elle  se 
plût  avec  moi...  Pour  m' achever,  elle  me  parla  de  Saint- 
Lambert  en  amante  passionnée  !  B'orce  contagieuse  de 
l'amour  !  En  l'écoutant,  en  me  sentant  auprès  d'elle,  j'étais 
saisi  d'un  frémissement  délicieux...  J'avalais  à  longs  traits 
la  coupe  empoisonnée  dont  je  ne  sentais  encore  que  la  dou- 
ceur... Enfin,  sans  que  je  m'en  aperçusse  et  sans  qu'elle  s'en 
aperçût,  elle  m'inspira  pour  elle-même  tout  ce  qu'elle  expri- 
mait pour  son  amant  î  »  Situation  rare  que  celle-là,  remar- 
quons-le tout  d'abord  ici  !  Pour  qu'un  tempérament  masculin 
s'y  complût,  il  fallait  peut-être  qu'il  fût  tel  que  Rousseau 
nous  l'a  révélé  dans  ses  confidences  sur  ses  rapports  avec 
M^ie  Lambercier  et  W^^  Goton,  ne  demandant  guère  aux 
objets   de   ses   flammes   qu'une  impulsion   initiale   pour   sa 


204  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

rêverie  sensuelle.  Amour  quasi  satisfait  par  celui  de  sa  bien- 
aimée  pour  un  autre  I  Tel  sera  pourtant  le  leitmotiv  de  cette 
passion  singulière  et  le  thème  le  plus  fréquent  des  lettres  de 
l'amoureux  qui  s'y  rapportent,  aussi  bien  que  du  récit  des 
Confessions  dont  nous  venons  de  commencer  l'analyse. 

Il  se  continue  par  une  très  équitable  appréciation  de  l'at- 
titude de  Sophie  après  qu'elle  connut  enfin  l'amour  imprévu 
de  r  «  austère  citoyen  »  à  son  égard  :  «  Le  parti  qu'elle  prit 
était  également  celui  de  la  générosité  et  de  la  prudence.  Elle 
ne  pouvait  s'éloigner  brusquement  de  moi  sans  en  dire  la 
cause  à  Saint-Lambert,  qui  l'avait  lui-même  engagé  à  me 
voir  :  c'était  exposer  deux  amis  à  une  rupture,  et  peut-être  à 
un  éclat  qu'elle  voulait  éviter.  Elle  avait  pour  moi  de  l'estime 
et  de  la  bienveillance.  Elle  eut  pitié  de  ma  folie.  Sans  la 
flatter,  elle  la  plaignit  et  tâcha  de  m'en  guérir.  Elle  était  bien 
aise  de  conserver  à  son  amant  et  à  elle-même  un  ami  dont  elle 
faisait  cas  :  elle  ne  parlait  de  rien  avec  plus  de  plaisir  que  de 
l'intime  et  très  douce  société  que  nous  pourrions  former  entre 
nous  trois  quand  je  serais  devenu  raisonnable.  »  Voilà  la  vérité 
incontestable  sur  les  ménagements  longtemps  gardés  par 
jVlme  d'Houdetot  à  l'endroit  de  Rousseau.  Saint-Lambert 
tenait  grandement  à  la  sympathie  d'un  homme  de  lettres 
célèbre  déjà  [et  dont  les  esprits  clairvoyants  sentaient  qu'ils 
le  deviendrait  sous  peu  davantage  encore]  ainsi  qu'à 
l'amitié  d'un  moraliste  jusque-là  respecté  pour  son  désir 
apparent  de  mettre  sa  vie  en  accord  avec  ses  principes  sévères. 
Toute  dévouée  aux  intérêts  d'esprit  et  de  cœur  du  compagnon 
de  son  choix,  M^^  d'Houdetot  ne  songeait  qu'à  continuer  de 
les  servir,  et,  cela,  en  dépit  de  la  complication  imprévue  qui 
venait  de  surgir  par  la  «  folie  »  de  l'ermite  ! 

«  Elle  ne  se  bornait  pas  toujours  à  des  exhortations  amicales, 
reprend  en  effet  ce  dernier  ;  elle  ne  m'épargnait  pas,  au  besoin, 
les  reproches  plus  durs  que  j'avais  mérités.  »  Et  voici  venir 
sous  la  plume  du  citoyen,  quelque  douze  ans  après  les  événe- 
ments, une  très  juste  peinture  de  sa  situation  morale  en  cette 
occurrence  :  «  Ces  reproches,  je  me  les  épargnais  encore  moins 


LE     MALADE  205 

moi-même...  Mes  mœurs,  mes  sentiments,  mes  principes,  la 
honte,  l'infidélité,  le  crime,  l'abus  d'un  dépôt  confié  par  l'amitié, 
le  ridicule  enfin,  de  brûler  à  mon  âge  de  la  passion  la  plus  extra- 
vagante pour  un  objet  dont  le  cœur  préoccupé  ne  pouvait  ni 
me  rendre  aucun  retour,  ni  me  laisser  aucun  espoir  !  »  Mais  il 
évoqua  vainements  ces  puissants  motifs  pour  se  rendre  maître 
de  sa  passion.  «  Coupable  sans  remords,  je  le  fus  bientôt  sans 
mesure...  L'amitié  de  M^^  d'Houdetot  m'eût  suffi,  je  le  pro- 
teste, si  je  l'avais  crue  sincère  ;  mais,  la  trouvant  trop  vive 
pour  être  vraie,  n'allai-je  pas  me  fourrer  dans  la  tête  que 
l'amour,  désormais  peu  convenable  à  mon  âge,  à  mon  main- 
tien, m'avait  avili  aux  yeux  de  Sophie,  que  cette  jeune  folle 
ne  voulait  que  se  divertir  de  moi  et  de  mes  douceurs  suran- 
nées, qu'elle  en  avait  fait  confidence  à  Saint-Lambert  et  que 
l'indignation  de  mon  infidélité  ayant  fait  entrer  son  amant  dans 
ses  vues,  ils  s'entendaient  tous  deux  pour  achever  de  me 
faire  tourner  la  tête  et  me  persifler.  Cette  bêtise  m'avait  fait 
extravaguer  à  vingt-six  ans  auprès  de  M^^  de  Larnage  [et 
un  soupçon  analogue,  près  de  Zulietta]...  Content  d'aimer  et 
de  l'oser  dire,  j'aurais  été  dans  la  plus  douce  situation  si  mon 
extravagance  n'en  eût  détruit  tout  le  charme  !  »  Cette  «  extra- 
vagance »  procédait  surtout  de  sa  mauvaise  conscience  vis-à- 
vis  de  Saint-Lambert,  il  vient  de  nous  le  dire. 

Elle  le  porta  bientôt  à  la  violence,  comme  il  était  arrivé 
trop  souvent  des  précédentes  lubies  du  névropathe  :  «  Mon 
cœur,  incapable  de  savoir  jamais  rien  cacher  de  ce  qui  s'y 
passe,  ne  lui  laissa  pas  longtemps  ignorer  mes  soupçons.  Elle 
en  voulut  rire  :  cet  expédient  ne  lui  réussit  pas.  Des  transports 
de  rage  en  auraient  été  l'effet.  Elle  changea  de  ton  :  sa  compa- 
tissante douceur  fut  invincible...  J'exigeai  des  preuves  qu'elle 
ne  se  moquait  pas  de  moi.  Elle  vit  qu'il  n'y  avait  nul  autre 
moyen  de  me  rassurer.  Je  devins  pressant.  Le  pas  était  délicat. 
Il  est  étonnant,  il  est  unique  peut-être  qu'une  femme  ayant  pu 
venir  jusqu'à  marchander  s'en  soit  tirée  à  si  bon  compte.  Elle 
ne  me  refusa  rien  de  ce  que  la  plus  tendre  amitié  pouvait  accor- 
der. Elle  ne  m'accorda  rien  de  ce  qui  pût  la  rendre  infidèle.  » 


206  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Ainsi,  —  et  nous  allons  voir  revenir  à  plusieurs  reprises, 
en  se  formulant  toujours  plus  clairement,  cette  prétention 
singulière,  —  ainsi  Rousseau,  au  lieu  de  confesser  l'odieux  de 
cette  conduite  comme  il  vient  de  s'accuser  pour  de  moindres 
écarts,  paraît  se  faire  un  mérite  de  n'avoir  pas  été  jusqu'à  la 
contrainte,  —  on  pourrait  presque  dire  jusqu'au  viol,  — 
dans  ses  relations  avec  cette  jeune  femme,  fourvoyée  par  les 
ambitions  littéraires  de  son  amant  sur  un  chemin  fort  péril- 
leux à  sa  fidélité.  Il  est  «  unique  »,  dit-il,  qu'elle  s'en  soit  tirée 
à  si  bon  compte  ;  mais  nous  allons  mieux  voir  que  cette  excep- 
tion unique  est  tout  entière  du  fait  de  la  jeune  femme,  nulle- 
ment du  sien.  —  Il  revient  en  effet  à  ce  moment,  avec  com- 
plaisance, sur  ce  thème  étrange  de  l'amour  par  répercussion 
ou  par  ricochet,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  qui  domine  toute  cette 
aventure  mémorable  :  «  J'ai  tort  de  dire  un  amour  non  partagé, 
car  le  mien  l'était  en  quelque  sorte.  Il  était  égal  des  deux  côtés, 
quoiqu'il  ne  fût  pas  réciproque.  Nous  étions  ivres  d'amour 
l'un  et  l'autre,  elle  pour  son  amant,  moi  pour  elle  :  nos  soupirs, 
nos  délicieuses  larmes  se  confondaient  !  »  Encore  une  fois  à 
quel  degré  doit  être  modifiée,  abaissée  dans  sa  tension  nor- 
male, l'impulsion  erotique  virile  pour  en  venir  à  se  complaire 
dans  une  situation  si  parfaitement  contraire  à  la  nature  : 
c'est  le  fruit  de  la  formation  romanesque  sur  un  tempéra- 
ment anémié  déjà  dans  ses  possibilités  vitales. 

Vers  quelles  déterminations  furent  conduits  cependant  les 
deux  exécutants  de  ce  duo,  si  contraire  aux  règles  de  l'har- 
monie :  «  Au  milieu  de  cette  dangereuse  ivresse,  expose  Jean- 
Jacques,  jamais  elle  ne  s'est  oubliée  un  moment  î  »  Et  nous 
le  croyons  sans  peine  puisqu'elle  ne  songeait  qu'à  un  autre 
et  que  le  citoyen,  avec  ses  infirmités  précoces,  n'avait  assuré- 
ment plus  rien  de  séduisant  au  physique.  «  Et  quant  à  moi, 
poursuit-il,  je  proteste,  je  jure  que  si,  quelquefois,  égaré  par 
mes  sens,  j'ai  tenté  de  la  rendre  infidèle,  je  ne  l'ai  jamais  véri- 
tablement désiré.  L'éclat  de  toutes  les  vertus  ornait,  à  mes 
yeux,  l'idole  de  mon  cœur  :  en  souiller  la  divine  image  eût  été 
l'anéantir.  »  C'est  ici  la  thèse  romanesque  pure,  jadis  posée 


LE     MALADE  207 

par  les  troubadours  qui  prenaient  au  sérieux  leur  principe  de 
morale  erotique  ;  mais  les  «  faveurs  »  dont  se  contentaient  ces 
discrets  galants  étaient  loin  de  celles  que  Jean- Jacques  se  fai- 
sait quotidiennement  accorder,  nous  le  verrons,  par  sa  pression 
menaçante  et  l'on  pourrait  dire  par  son  amoureux  chantage. 
«  J'aurais  pu  commettre  le  crimes  reprend-il,  il  a  été  cent  fois 
commis  dans  mon  cœur!  »  Comment  dit-il  donc,  deux  lignes 
plus  haut,  qu'il  n'a  jamais  «  désiré  »  ce  crime  ?  «  Ah  !  cela  se 
pouvait-il  jamais  ?  Non,  non,  je  le  lui  ai  dit  cent  fois  à  elle- 
même,  eusse- je  été  le  maître  de  me  satisfaire,  sa  propre 
volonté  r eût-elle  mise  à  ma  discrétion,  hors  quelques  courts 
moments  de  délire,  j'aurais  refusé  d'être  heureux  à  ce  prix.  » 
Qu'il  est  donc  facile  d'être  content  de  soi  à  si  bon  compte 
puisque  le  plus  vulgaire  bon  sens  reconnaîtra  que  les  «  rares 
instants  »  sont  tout  en  pareille  matière  :  un  seul  de  ces  instants 
suffit  à  parachever  le  «  crime  »  et,  s'il  s'agissait  d'une  fille,  — 
cas  que  Jean- Jacques  a  toujours  considéré  comme  beaucoup 
plus  innocent  que  l'adultère,  —  pour  entraîner  les  consé- 
quences décisives. 

Nous  possédons  une  lettre,  assez  récemment  découverte, 
de  Rousseau  à  la  comtesse,  qui  éclairera  davantage  encore 
ce  décisif  passage  des  Confessions,  —  à  la  rédaction  duquel  ces 
pages  ont  dû  servir  au  surplus,  car  on  y  retrouve  des  expressions 
et  des  rythmes  très  analogues.  —  Nous  allons  y  lire  plus  nette- 
ment que,  si  la  «  volonté  »  de  Sophie  se  fût  un  instant  relâchée 
sur  ses  résolutions  de  constance,  elle  était  perdue  :  «  Que  je 
vous  dise  une  fois  ce  que  vous  devez  attendre,  sur  ce  point 
difïïcile,  de  votre  trop  tendre  et  trop  faible  ami.  Mes  promesses 
n'ont  jamais  trompé  personne  :  ce  n'est  pas  par  vous  qu'elles 
commenceront...  Ma  passion  funeste,  vous  la  connaissez  !  Il 
n'en  fut  jamais  d'égale  :  je  n'ai  rien  senti  de  pareil  à  la  fleur 
de  mes  ans  :  elle  peut  me  faire  oublier  tout,  et  mon  devoir 
même,  excepté  le  vôtre.  Cent  fois,  elle  m'eût  déjà  rendu  mépri- 
sable si  je  pouvais  l'être  par  elle  sans  que  vous  le  devinssiez 

1,  Annales,  II,  33. 


208  JÉAN-JAGQUES     ROUSSEAU 

aussi...  Non,  je  le  sens,  la  vertu  même,  près  de  vous,  ne  m'est 
pas  assez  sacrée  pour  me  faire  respecter,  dans  mes  égarements, 
le  dépôt  d'un  ami.  Mais  vous  êtes  à  lui.  Si  vous  êtes  à  moi,  je 
perds,  en  vous  possédant,  celle  que  j'honore  et  je  vous  ôte  à 
celui  que  vous  aimez.  Non,  Sophie,  je  puis  mourir  de  mes 
fureurs,  mais  je  ne  vous  rendrai  point  vile  !»  Il  y  a  là  un  reste 
d'honnêteté.  L'amoureux  ne  croit  plus  rien  devoir  ni  à  son 
ami,  ni  à  lui-même  ;  sa  culture  romanesque  le  persuade  pour- 
tant qu'il  doit  encore  quelque  chose  à  l'élévation  morale  con- 
servée de  celle  qu'il  aime.  Le  corollaire,  —  et  c'était  celui  de 
la  tradition  chevaleresque  la  plus  relevée,  —  c'est  qu'il  devrait 
au  besoin  la  protéger  contre  elle-même  et  contre  ses  propres 
vertiges,  ainsi  que  les  héroïnes  de  d'Urfé,  La  Calprenède  et 
même  Scudéry  le  répètent  souvent  à  leurs  amoureux  servi- 
teurs. Jean-Jacques  ne  va  pas  jusque-là  dans  la  droiture  ; 
écoutons  sa  conclusion  qui  «  promet  »  exactement  le  contraire  : 
«  Si  vous  êtes  faible,  et  que  je  le  voie,  je  succombe  à  l'instant 
même.  Tant  que  vous  demeurerez  à  mes  yeux  ce  que  vous 
êtes,  je  n'en  trahirai  pas  moins  mon  ami  dans  mon  cœur, 
mais  je  lui  rendrai  son  dépôt  aussi  pur  que  je  l'ai  reçu.  Le 
crime  est  déjà  cent  fois  commis  par  ma  volonté.  S'il  l'est  dans 
la  vôtre  y  je  le  consomme,  et  je  suis  le  plus  traître  et  le  plus  heu- 
reux des  hommes.  Mais  je  ne  puis  corrompre  celle  que  j'ido- 
lâtre [il  faudrait  dire  :  je  ne  puis  violer,  car  que  fait-il  autre 
chose  depuis  des  semaines  que  de  tenter  de  la  corrompre  ?] 
Qu'elle  reste  fidèle  et  que  je  meure,  ou  qu'elle  me  laisse  voir 
dans  ses  yeux  qu'elle  est  coupable  et  je  n'aurai  plus  rien  à 
ménager  !  »  Encore  une  fois,  quel  est  le  sens  d'une  pareille  et 
solennelle  «  promesse  »  ?  En  dépit  des  belles  paroles  qui  l'en- 
tourent, c'est,  tout  simplement  :  «  Je  ne  vous  violenterai  point 
et  j'en  mourrai  sans  nul  doute  ;  mais  encouragez-moi  d'une 
simple  expression  du  regard,  je  vous  épargne  aussitôt  le 
reste  du  chemin  vers  le  crime  et  vous  aurez  fait  un  bienheu- 
reux !  »  C'est  l'attitude  des  séducteurs  soi-disant  platoni- 
ques du  XVI®  siècle.  Voilà  ce  qui  restait  à  cette  date  de  la 
«  vertu  »  du  citoyen  et  de  la  «  sensibilité  »  de  l'ami. 


LE    MALADE  209 


II 


L   ENTREE    EN    SCENE    DE    SAINT-LAMBERT 


Une  si  bizarre  situation  se  prolongea  durant  quelques 
semaines,  jusqu'aux  derniers  jours  de  juin  1757,  Rousseau 
poussant  sa  pointe  dans  les  conditions  que  nous  venons  de 
dire,  Sophie  hésitant  toujours  devant  Y  «  éclat  »  que  pouvait 
amener  une  rupture,  —  surtout  après  les  transports  de  rage 
dont  elle  avait  été  menacée  —  et  espérant  encore  du  temps 
l'apaisement  de  l'orage  passionnel  qu'elle  n'avait  soulevé  que 
par  trop  de  déférence  aux  vœux  de  son  amant.  Le  point  cul- 
minant de  cet  étrange  duo  fut  une  certaine  déclaration  de 
Rousseau  sous  un  accacia  en  fleurs,  près  d'Eaubonne  (le 
séjour  de  Sophie),  déclaration  qui  a  dicté  une  page  délicieuse 
et  bien  connue  des  Confessions  :  elle  montre  les  deux  acteurs 
du  drame  dans  la  même  situation  où  nous  venons  de  les  con- 
templer ^ 

Mais  nous  savons  que  chez  Rousseau  l'impulsion  passion- 
nelle, entravée  dans  son  élan,  engendrait  presque  nécessaire- 
ment le  soupçon  morbide  :  il  avait  d'abord  soupçonné  Sophie 

1.  «  O  philosophe,  a  écrit  sur  ce  sujet  Saint-Marc  Girardin,  quel  rôle 
aviez-vous  daus  ces  tête-à-tête  ?  Vous  poussez  Sophie  vers  les  plus  tendres 
souvenirs,  espérant  que  ces  souvenirs  deviendront  des  émotions  et  que  vous 
en  profiterez.  G  est  lamour  platonique  de  Priape  I  »  Et  le  professeur  en 
Sorbonne  ajoute  que  ses  jeunes  auditeurs  partageaient  ses  sentiments  sur 
ce  point  quand  ils  examinaient  avec  lui  le  texte  des  Confessions.  En  serait- 
il  encore  de  même  aujourd'hui,  après  deux  générations  d'enseignement 
rousseauiste  continué  ?  Le  jugement  est  d'ailleurs  un  peu  excessif  à  notre 
avis  en  ce  que  Rousseau  n'avait  point  à  pousser  Sophie  vers  des  souvenirs 
qui  furent  plutôt  pour  elle  une  défense  efficace  qu'une  capitulation  com- 
mencée. 

14 


210  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

de  le  railler,  il  soupçonna  bientôt  M™^  d'Epinay  de  le  trahir 
en  ses  folles  amours.  Il  l'imagina  jalouse  des  relations  trop 
intimes  qu'il  avait  nouées  avec  sa  belle-sœur,  et  par  despo- 
tisme amical  à  son  égard  et  par  instinctive  coquetterie  de 
femme,  bien  qu'elle  fût  dès  lors  la  maîtresse  de  Grimm  :  «  Nous 
allions  l'un  et  l'autre  à  La  Chevrette,  dit-il  en  parlant  de  la 
comtesse,  nous  promenant  tous  les  jours  tête  à  tête  et  cau- 
sant de  nos  amours,  de  nos  devoirs,  de  notre  ami,  de  nos 
innocents  projets,  vis-à-vis  de  l'appartement  de  M"^^  d'Epi- 
nay, sous  ses  fenêtres  d'où,  ne  cessant  de  nous  examiner  et  se 
croyant  bravée...  elle  assouvissait  son  cœur  par  ses  yeux  de 
rage  et  d'indignation...  J'étais  devenu  la  fable  de  toute  la 
maison  et  des  survenants.  »  Retenons  cet  aveu  qui  démontre 
combien  facilement  le  secret  de  ses  amours  put  transpirer 
par  d'autres  témoins  que  par  la  châtelaine  de  la  Chevrette.  Il 
assure  que  d'Holbach,  instruit  par  la  rumeur  publique,  vint 
tout  exprès  de  Paris  pour  se  donner  le  plaisant  spectacle  du 
«  citoyen  amoureux  ».  On  voit  combien  ces  deux  épithètes 
juraient  d'être  accouplées  l'une  à  l'autre  et  dans  l'opinion 
de  Rousseau  et  dans  celle  de  ses  familiers  de  ce  temps,  l'une 
rappelant  le  stoïcisme  des  Discours,  l'autre  annonçant  le 
romanesque  de  VHéloïse.  —  Mais  la  jalousie  attribuée  ici  à 
]y[me  d'Épinay  est  contredite  par  tout  ce  que  nous  savons 
d'elle  et  de  ses  sentiments  à  cette  époque.  Très  amoureuse  de 
Grimm,  nullement  malveillante  à  sa  belle-sœur,  et  réellement 
dévouée  à  Rousseau,  elle  n'éprouvait  devant  l'amour  inat- 
tendu de  celui-ci  que  de  la  surprise,  comme  tout  le  monde, 
et  sans  doute  aussi  quelque  curiosité  de  femme,  de  voisine  et 
de  proche  parente  de  Sophie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  les  derniers  jours  de  juin  ou  les 
premiers  de  juillet  1757,  M^"^  d'Houdetot  étant  revenue  à 
Eaubonne  après  une  absence,  Rousseau  courut  vers  elle  pour 
reprendre  les  entretiens  enivrants  dont  il  nous  a  conservé  le 
souvenir.  Mais  il  la  trouva  triste  et  recueillit  de  sa  bouche  des 
nouvelles  fâcheuses,  dont  nous  soulignerons  quelques  termes 
en  vue  d'une  démonstration  que  nous  allons  bientôt  entre- 


LE     MALADE  211 

prendre  :  «  Ah,  lui  dit-elle  alors  en  soupirant,  je  crains  bien 
que  vos  lolies  ne  me  coûtent  le  repos  de  mes  jours.  Saint- 
Lambert  est  instruit  et  mal  instruit.  Il  me  rend  justice,  mais 
il  a  de  l'humeur,  dont,  qui  pis  est,  il  me  cache  une  partie. 
Heureusement  que  je  ne  lui  ai  rien  tfi  de  nos  liaisons  qui  se 
sont  faites  sous  ses  auspices.  Mes  lettres  étaient  pleines  de 
vous  ainsi  que  mon  cœur  :  je  ne  lui  ai  caché  que  votre  amour 
insensé  dont  j'espérais  vous  guérir,  et  dont,  sans  m'en  parler, 
je  vois  qu'il  me  fait  un  crime.  On  nous  a  desservis  :  on  m'a 
fait  tort.  Mais,  n'importe  !  Ou  rompons  tout  à  fait,  ou  soyez 
ce  que  vous  devez  être.  Je  ne  veux  plus  rien  avoir  à  cacher  à 
mon  amant  !  » 

Dans  les  Mémoires  de  M^^  d'Épinay  où  sont  également 
racontés  ces  incidents,  il  est  dit  que  Saint-Lambert  fut  instruit 
par  une  lettre  anonyme  ;  la  châtelaine  de  La  Chevrette  l'at- 
tribuerait volontiers  à  Thérèse  Le  Vasseur,  plus  que  personne 
en  droit  de  voir  d'un  mauvais  œil  les  amours  de  son  compa- 
gnon de  vie.  Mais  la  lettre  pouvait  être  de  bien  d'autres 
encore,  d'après  ce  que  nous  avons  remarqué  plus  haut.  Dans 
son  excellente  étude  sur  J.-J.  Rousseau  et  madame  d'Houdetot  ^ 
à  laquelle  nous  aurons  fréquemment  recours,  M.  Ritter  sup- 
pose que  Saint-Lambert  fut  instruit  par  Grimm  (lui-même 
averti  par  les  lettres  de  M°^®  d'Épinay)  car  ils  passèrent  une 
soirée  ensemble  à  l'armée  d'Allemagne  vers  le  même  temps. 
Ce  n'est  pas  impossible  non  plus,  mais  nous  dirons  bientôt 
que  cette  confidence,  si  elle  eut  lieu  en  effet,  dut  être  fort 
discrète  et  fort  prudente  à  en  juger  par  ses  résultats  dans 
l'esprit  de  Saint-Lambert  :  il  n'y  fut  nullement  question 
d'amour  de  la  part  de  Jean- Jacques,  mais  seulement  de  son 
influence  supposée  sur  Sophie,  puisque  le  marquis  fit  complè- 
tement fausse  route,  nous  allons  le  voir,  dans  ses  hypothèses 
sur  les  événements  d'Eaubonne. 

Mais  rappelons  tout  d'abord  quel  fut  le  contre-coup  immé- 
diat de  la  tristesse  et  des  sévères  décisions  de  Sophie,  dans  le 

1.  Annales  de  la  Société  J.-J.  Rousseau,  II,  36. 


212  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

cerveau  exalté  de  Jean-Jacques.  Entravé  dans  la  satisfaction 
de  ses  appétits  erotiques,  il  en  conclut  qu'il  a  été  trahi  par 
Mme  d'Épinay,  qui  a  dû  aviser  Saint-Lambert  en  exagérant 
encore  sa  faute.  Il  écrit  aussitôt  à  celle-ci  dans  les  termes  les 
plus  injurieux  et  les  plus  violents  :  c'est  le  rapide  échange  de 
correspondance  entre  l'Ermitage  et  le  château  de  la  Chevrette 
qu'on  a  nommé  la  journée  des  cinq  billets.  Rousseau,  tel 
Saint-Preux  à  Besançon  vis-à-vis  de  lord  Bomston,  se  porte 
tout  d'abord  aux  grossièretés  blessantes  :  «  Mon  cœur,  écrit-il, 
si  prompt  à  s'épancher  dans  un  cœur  qui  s'ouvre  pour  le 
recevoir,  se  ferme  à  la  ruse  et  à  la  finesse...  Je  saurai  vaincre 
vos  subtilités  à  force  de  franchise...  Ainsi  donc,  la  femme  que 
j'estime  le  plus  (Sophie)  aurait,  de  son  su,  l'infamie  de  par- 
tager son  cœur  et  sa  personne  entre  deux  amants  et  moi  celle 
d'être  un  de  ces  lâches.  Si  je  savais  qu'un  seul  moment  de  la 
vie  vous  eussiez  pu  penser  ainsi  d'elle  et  de  moi,  je  vous  haïrais 
jusqu'à  la  mort.  Mais  c'est  de  l'avoir  dit  et  non  de  l'avoir  cm 
que  je  vous  taxe  !  »  Gomme  si  cela  n'était  pas  cent  fois  pire  et 
ne  méritait  point  une  haine  encore  plus  irrémissible  ?  Et 
comme  si  une  telle  sortie  convenait  en  outre  au  tentateur 
dont  nous  connaissons  la  lettre  à  la  comtesse  et  les  aveux 
ultérieurs  dans  les  Confessions  ! 

«  Si  vous  aimez  le  repos,  reprend-il,  craignez  d'avoir  eu  le 
malheur  de  réussir...  vos  secrets  seuls  [avec  Francucil  et 
Grimm]  seraient  respectés  car  je  ne  serai  jamais  un  homm^e 
sans  foi...  Si  je  me  suis  trompé  [sur  l'auteur  de  l'avis  à  Saint- 
Lambert],  j'aurai  peut-être  de  grands  torts  à  réparer  vis-à-vis 
de  vous...  Savez-vous  comment  je  rachèterai  mes  fautes  ? 
En  vous  disant  franchement  ce  qu'on  pense  de  vous  dans  le 
monde  et  les  brèches  que  vous  avez  faites  à  votre  réputa- 
tion, etc..  »  M^^  d'Épinay,  d'abord  outrée  de  colère,  par- 
donna cependant,  après  une  scène  d'attendrissement  sur  leur 
amitié  passée  :  «  A  mon  abord,  elle  me  sauta  au  cou  en  fondant 
en  larmes.  Cet  accueil  inattendu  de  la  part  d'une  ancienne 
amie  m'émut  extrêmement  :  je  pleurai  beaucoup  aussi.  » 
Et  il  écarta  pour  un  temps  ses  soupçons  puisque  la  réconci- 


LE     MALADE  213 

liation  fut  scellée  ;  mais  elle  devait  être  moins  durable  que 
celle  de  Saint-Preux  avec  son  pair  d'Angleterre,  après  la 
scène  de  l'auberge  comtoise. 

Que  se  passa-t-il  pourtant  au  vrai  dans  l'esprit  de  Saint- 
Lambert  après  la  lettre  anonyme  ou  l'entretien  possible  avec 
Grimm  ?  Voilà  le  point  sur  lequel  nous  voyons  autrement  et 
croyons  voir  plus  clair  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici.  Nous  récla- 
mons donc  de  nos  bienveillants  lecteurs  une  attention  sym- 
pathique. 

Le  marquis  vint  à  Paris  peu  de  jours  après,  avec  une  mis- 
sion de  son  chef,  et  y  demeura  une  partie  du  mois  de  juillet. 
Écoutons  les  Confessions  sur  ce  séjour  :  «  Pour  Saint-Lambert, 
il  se  conduisit  en  honnête  homme,  et  judicieux.  Comme 
j'étais  le  seul  coupable,  je  fus  aussi  le  seul  puni  et  même  avec 
indulgence.  11  me  traita  durement,  mais  amicalement  et  je 
vis  que  j'avais  perdu  quelque  chose  dans  son  estime,  mais  rien 
dans  son  amitié.  »  On  peut  perdre  dans  l'amitié  de  quelqu'un 
sans  perdre  dans  son  estime,  mais  le  contraire  nous  paraît 
impossible.  «  Je  m'en  consolai,  sachant  que  l'une  me  serait 
bien  plus  facile  à  recouvrer  que  l'autre  I  »  Là  encore,  c'est  le 
contraire  qui  est  vrai  psychologiquement.  «  S'il  y  avait  eu  de 
ma  faute  dans  tout  ce  qui  s'était  passé,  il  y  en  avait  eu  bien 
peu,  poursuit  le  sophiste  réveillé,  qui  vient  pourtant  de  se 
proclamer  coupable  et  seul  coupable,  mais  qui  l'a  déjà  oublié. 
«  Était-ce  moi  qui  avais  recherché  sa  maîtresse  ?  N'était-ce 
pas  ^ui  qui  me  l'avait  envoyée  ?...  Pouvais-je  éviter  de  la 
recevoir  ?...  Eux  seuls  avaient  fait  le  mal,  et  c'était  moi  qui 
l'avais  souffert  !  A  ma  place,  il  en  eût  fait  autant  que  moi  et 
peut-être  pire  !  »  On  appréciera  le  bon  goût  de  ces  hypothèses 
après  r  «  abus  d'un  dépôt  confié  par  l'amitié  «  !  —  Rousseau 
ajoute  que  Saint-Lambert  profita  pourtant  de  sa  timidité 
native  pour  Vhumilier  à  l'occasion  :  il  en  cite  un  exemple 
unique,  et  parfaitement  oiseux. 

Ce  passage  et  tout  ce  qui  le  suit  laisse  dans  l'esprit  du  lec- 
teur l'impression  que  le  différend  fut  réglé  dès  lors  entre  l'ami 
traître  et  l'ami  trahi.  Bien  mieux,  les  Mémoires  de  M^'^'^  d'Épi- 


214  JEAN-JACQUES    -ROUSSEAU 

nay,  fort  décousus  en  ce  qui  touche  à  ces  incidents,  n'ont  pas 
paru  contredire,  —  au  moins  de  façon  directe  et  voulue,  — 
cette  interprétation  de  Rousseau.  Elle  n'en  est  pas  moins 
erronée  à  notre  avis  :  elle  résulte,  soit  d'un  défaut  de  mémoire 
après  plus  de  dix  ans  écoulés,  soit  d'une  habileté  consciente 
ou  inconsciente  de  sa  part  et  les  Mémoires  de  son  hôtesse 
nous  laissent  lire  entre  leurs  lignes,  par  la  seule  publication  de 
certains  documents  contemporains  des  faits,  une  tout  autre 
interprétation  de  ces  faits.  Car  nous  rappellerons  ici  qu'en 
dépit  des  démonstrations  intéressantes  de  M"^^  Macdonald 
sur  les  remaniements  et  interpolations  subis  par  ces  Mémoires, 
les  meilleurs  juges,  tels  que  M.  Ritter,  n'hésitent  pas  à  y 
recourir  encore,  sous  la  condition  de  le  faire  avec  circonspec- 
tion et  avec  discernement.  —  Notre  interprétation  n'a  pas 
été  proposée  jusqu'ici,  fût-ce  par  les  plus  soigneux  historiens 
de  Rousseau,  et  nous  la  considérons  néanmoins  comme  fort 
importante,  en  raison  des  conséquences  psychologiques  et 
morales  qu'engendra  dans  la  pensée  et  dans  l'œuvre  de  Jean- 
Jacques  cette  crise,  si  évidemment  décisive  en  son  existence. 


III 


LE     CARACTERE     VRAI     DES     INQUIETUDES 
DE     SAINT-LAMBERT 


Nous  avons  dit  combien  peu  explicite  avait  été  sans  doute 
ou  la  lettre  anonyme  qui  parvint  à  Saint-Lambert,  ou  son 
hypothétique  explication  avec  Grimm  ;  l'une  ou  l'autre  ayant 
précédé  de  peu  sa  semonce  à  M™^  d'Houdetot  dont  celle-ci 
résuma  «  tristement  »  le  contenu  à  son  visiteur  d'Eaubonne 
vers  la  fin  de  juin  1757.  Grimm  était,  quoi  qu'en  pensent  ou 


LE     MALADE  215 

quoi  qu'en  disent  les   hagiographes   du   Messie   romantique, 
un  homme  de  droiture  et  même  un  homme  de  cœur  sous  une 
apparence  froide  et  guindée  parfois.  Les  souvenirs  récemment 
pubUés  du  bâlois  Iselin,  dont  nous  avons  parlé  déjà,  confir- 
meraient au  besoin  sur  ce  point  bien  d'autres  opinions  con- 
temporaines. Amant  de  M'"^  d'Épinay,  comme  Saint-Lam- 
bert l'était  de  M"»®  d'Houdetot,  Grimm  put  se  voir  conduit 
par  une  sorte  de  solidarité  sentimentale,  à  ne  pas  laisser  cet 
ami  dans  l'entière  ignorance  des  événements  de  La  Chevrette 
dont  certains   échos,   d'ailleurs  hésitants  et  contradictoires 
encore,  lui  parvenaient  à  ce  moment  de  M"'^^  d'Épinay  et 
d'autres  familiers  peut-être.  Si  ce  fut  lui  qui  parla,  il  ne  parla 
certainement  qu'à  demi-mot,  puisque  Saint-Lambert  fut  mal 
instruit,  parut  cacher  une  partie  de  ce  qu'il  savait  et  que 
nous  allons  bientôt  fournir  une  preuve  irréfutable  de  son 
très  long  aveuglement  sur  le  caractère  vrai  des  relations  de 
Rousseau  avec  son  amie.  Toujours  en  supposant  un  avertisse- 
ment de  la  part  de  Grimm,  celui-ci  n'écarta  pas  du  front  de 
Jean- Jacques  —  quoiqu'il  le  connut  mieux  que  personne  et 
jusque  dans  ses  fautes  secrètes,  —  l'auréole  de  civisme  et  de 
stoïque  vertu  que  le  «  citoyen  »  avait  posé  de  ses  mains  sur  ce 
front  altier,  quelques  années  auparavant.  Car  Saint-Lambert 
se  prit  à  redouter,  dans  le  familier  de  sa  maîtresse,  le  citoyen 
et  le  moraliste  austère,  nullement  l'amoureux  trop  mûr  et 
«  le  berger  extravagant  ».  Pas  un  instant,  à  cette  date,  il  ne 
le  supposa  épris  d'elle  et  faisant  de  son  mieux  pour  la  séduire  : 
il  le  crut  occupé  à  la  séparer  de  lui,  mais  de  toute  autre 
manière  que  par  une  infidélité  du  cœur  ou  des  sens  ;  il  l'ima- 
gina prêchant  la  vertu  à  la  jeune  femme  et  la  rappelant  au 
respect  du  devoir  conjugal,  ainsi  qu'il  seyait  à  l'apologiste  des 
primitives  disciplines  familiales  et  sociales.  Telle  est,  du  moins, 
la  conclusion  qu'impose,  à  notre  avis,  tout  le  cours  ultérieur 
des  faits,  et  c'est  ce  dont  nous  fournirons  mainte  preuve  au 
passage,  mais  ce  dont  nous  voulons  avant  tout  proposer  une 
confirmation  si  patente,  que  nous  nous  étonnons,  une  fois  de 
plus,  qu'elle  n'ait  point  frappé  jusqu'ici  les  divers  narrateurs 


216  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

du  roman  d'Eaubonne,  tous  illusionnés  par  le  récit  des  Con- 
fessions sur  l'attitude  de  Saint-Lambert  au  cours  de  l'été  1757. 
Cette  confirmation,  c'est  la  lettre  adressée  par  Sophie  à 
Jean-Jacques  le  6  mai  1758,  près  d'un  an  après  l'éveil  de 
Saint-Lambert  sur  les  incidents  de  La  Chevrette,  et  publiée 
naguère  par  Streckeisen-Moultou  ;  avant  cette  lettre  s'écou- 
lent encore  de  longs  mois  remplis  par  une  aflectueuse  corres- 
pondance  et  par  mainte   entrevue   amicale   entre  les   trois 
acteurs  de  ce  drame  sentimental,  et  nous  prions  qu'on  en 
veuille  bien  remarquer  tous  les  termes,  puisqu'ils  ne  laissent 
aucune  place  à  l'incertitude  ou  à  l'hésitation,  si  nous  ne  nous 
trompons  fort.  Nous  estimons  d'ailleurs  que  cette  page,  bien 
que  signée  de  Sophie  seule,  a  été  revue  et  retouchée  par  Saint- 
Lambert  en  personne  avant  d'être  envoyée  ;  on  n'y  reconnaît 
point  en  effet  le  style  mou  et  comme  vacillant  qui  est  habituel 
à  son  amie  et  qui  reflète  assez  fidèlement  son  caractère  : 
«  J'ai  à  me  plaindre,  écrit  donc  M™^  d'Houdetot  à  Rousseau, 
de  votre  indiscrétion  et  de  celle  de  vos  amis.  Je  vous  aurais 
gardé  toute  ma  vie  le  secret  de  votre  malheureuse  passion 
pour  moi  et  je  la  cachais  à  ce  que  j'aime  pour  ne  pas  lui  donner 
de  Véloignement  pour  vous.  Vous  en  avez  parlé  à  des  gens 
qui  l'ont  rendue  publique  [Diderot]  et  qui  ont  fait  voir  contre 
moi  des  vraisemblances  qui  pouvaient  nuire  à  ma  réputation. 
Ces  bruits  sont  parvenus  depuis  quelque  temps  à  mon  amant 
qui  a  été  affligé  que  je  lui  eusse  fait  un  mystère  d'une  passion 
que  je  n'ai  jamais  flattée  et  que  je  lui  taisais  dans  l'espérance 
que  vous  deviendriez  raisonnable  et  que  vous  pourriez  être 
notre  ami.  J'ai  vu  en  lui  un  changement  qui  a  pensé  me  coûter 
la  vie.  La  justice  qu'il  me  rend  enfin  sur  l'honnêteté  de  mon 
âme  et  son  retour  à  moi  m'ont  rendu  mon  repos,  mais  je  ne 
veux  pas  risquer  de  le  troubler  davantage.  Depuis  qu'il  est 
établi  dans  le  monde  que  vous  êtes  amoureux  de  moi,  il  ne 
serait  pas  décent  pour  moi  de  vous  voir  en  particulier.  Je  l'ai 
fait  dans  un  temps  où  j'ai  cru  que  votre  passion  resterait 
cachée  et  où  vous  demandiez  à  mon  amitié  de  vous  aider  à 
vous  guérir.  Vous  pouvez  être  tranquille  sur  la  manière  dont 


LE     MALADE  217 

nous  pensons  de  vous,  mon  amant  et  moi  [on  sent  ici  qu'elle 
le  connaît  et  le  craint].  Dans  les  premiers  moments  qu'il  a 
appris  votre  passion  et  ce  qu'elle  vous  avait  fait  faire,  il  a 
cessé  un  instant  de  voir  en  vous  la  vertu  qu'il  y  cherchait  et  qu'il 
y  croyait  trouver.  Depuis,  il  vous  plaint  plus  de  votre  fai- 
blesse qu'il  ne  vous  la  reproche,  et,  l'un  et  l'autre,  nous  sommes 
fort  éloignés  de  nous  unir  aux  gens  qui  veulent  vous  noircir  : 
nous  osons  et  nous  oserons  toujours  parler  de  vous  avec 
estime.  Du  reste,  vous  sentez  que  vous  me  devez  de  n'avoir 
là-dessus  ni  confidence,  ni  explication  et  qu'il  faut  laisser 
oublier  parfaitement  et  votre  passion  et  les  peines  qu'elle 
m'a  faites.  Tout  ce  que  vous  me  devez  est  de  rester  tranquille.  » 
Cette  page  (qu'on  serait  tenté  de  rapporter  à  l'année  pré- 
cédente d'après  le  récit  de  Rousseau,  mais  qui  est  bien  de  sa 
date,  à  y  regarder  de  près)  a  été  rédigée  avec  une  prudence 
toute  diplomatique.  Quoique,  en  fait,  elle  ait  mis  fin  aux  rela- 
tions entre  Jean- Jacques  et  Sophie,  elle  montre  à  quel  point 
Saint-Lambert  redoutait  quelque  esclandre  de  sa  part  et, 
sans  doute  aussi,  continuait  de  ménager  en  lui  sa  grandeur 
future,  dès  lors  pressentie  par  les  juges  éclairés  des  choses 
littéraires.  Mais  elle  aurait  été  écrite  en  effet  dix  mois  plus 
tôt  si  Saint-Lambert  avait  été  réellement  éclairé  dès  juillet 
1757.  Les  Confessions  lui  prêtent  donc  à  ce  moment  des  sen- 
timents qu'il  n'eut,  au  vrai,  l'occasion  de  manifester  qu'en 
avril  de  l'année  suivante.  Et  il  faut  reconnaître  que  la  modé- 
ration de  ces  sentiments  lui  était  alors  bien  autrement  facile, 
puisque  la  pleine  exaltation  erotique  du  citoyen  était  déjà  de 
l'histoire  ancienne  et  que,  pendant  près  d'une  année,  son 
active  correspondance  avec  M"^^  d'Houdetot  —  et  avec  Saint- 
Lambert  lui-même,  comme  nous  le  verrons,  —  n'avait  plus 
été  remplie  que  de  ses  plaintes,  fort  justifiées,  sur  la  réserve 
cruelle  de  la  comtesse  à  son  égard.  —  Quoi  qu'il  en  soit,  com- 
ment douter  désormais  qu'au  milieu  de  l'année  1757,  Saint- 
Lambert  ait  compris  de  toute  autre  manière  que  de  la  vraie 
le  danger  dont  les  relations  du  citoyen  avec  sa  maîtresse 
menaçaient  ses  très  constantes  amours  I 


218  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Revenons  maintenant  aux  preuves  de  notre  opinion  qui  se 
peuvent  tirer  des  Mémoires  de  M"^^  d'Épinay,  exploités  avec 
les  précautions  nécessaires  :  mémoires,  dont  ce  n'est  nulle- 
ment la  thèse,  répétons-le  encore,  et  qui  ne  viennent  qu'indi- 
rectement à  l'appui  de  notre  dire.  —  On  y  trouve  trois  ver- 
sions successives  des  relations  établies  au  printemps  1757 
entre  Rousseau  et  M^^e  d'Houdetot.  Commençons  par  écarter 
la  troisième,  certainement  introduite  après  coup  dans  le 
manuscrit  de  M^^^  d'Épinay  sous  l'influence  de  Diderot  et  qui 
est  absolument  intenable.  Rousseau  aurait  imaginé  de  détacher 
la  comtesse  de  son  amant  en  présentant  à  celle-ci  M™^  d'Épi- 
nay comme  amoureuse  du  marquis  et  ce  dernier  comme  flatté 
de  cet  amour  nouveau  !  Tout  le  passage  est  au  plus  haut  degré 
confus  et  invraisemblable. 

La  seconde  version  n'est  autre  que  le  sentiment  auquel 
s'arrêta,  selon  moi,  Saint-Lambert  en  juin  1757  ;  sentiment 
qui  pourrait  bien  avoir  été  en  effet  pendant  quelque  temps 
celui  de  M^^  d'Épinay  égarée,  elle  aussi,  par  la  réputation 
d'intégrité  de  son  hôte  ;  enfin  sentiment  de  Grimm  par 
reflet,  et  celui  qu'il  transmit  à  son  compagnon  d'armes,  si 
leur  conversation  de  Munster  se  place  à  ce  moment  :  «  Eh 
bien,  écrit  à  Grimm  la  châtelaine  de  la  Chevrette,  j'avais 
raison  lorsque  je  soutenais  que  les  amours  de  Rousseau 
n'étaient  qu'un  bavardage  :  il  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans 
tous  les  propos  de  Thérèse.  Que  je  me  sais  gré  de  n'avoir 
jamais  voulu  y  prêter  l'oreille.  M^^  d'Houdetot  a  confié  à 
M.  de  Croismare  que  Rousseau  avait  pensé  se  brouiller  avec 
elle  dès  l'instant  où  elle  lui  avait  parlé,  sans  détour,  de  ses 
sentiments  pour  Saint-Lambert.  La  comtesse  y  met  un  héroïsme 
qui  n'a  pu  rendre  Rousseau  indulgent  sur  sa  faiblesse.  Il  a 
épuisé  toute  son  éloquence  pour  lui  faire  naître  des  scrupules 
sur  cette  liaison  qu'il  nomme  criminelle  ;  elle  est  très  loin  de 
l'envisager  ainsi,  elle  s'en  fait  gloire  et  ne  s'en  estime  que 
davantage.  Croismare  m'a  fait  un  narré  très  plaisant  de 
cette  effusion  de  cœur.  »  Ce  fut  peut-être  prudence  de  la 
part  de  l'intéressée,  ou,  réellement,  une  des  premières  étapes 


LE     MALADE  219 

de  ses  relations  avec  Jean-Jacques  ?  «  Quoi  qu'il  en  soit, 
achève  M"^®  d'Épinay,  voilà  ce  me  semble  l'énigme  expliquée 
des  fréquentes  conférences  de  Rousseau  et  de  la  comtesse. 
Cette  chaleur,  cette  activité,  ces  mystères  réciproques  se 
réduisent  à  rien,  et,  s'ils  ne  font  pas  honneur  à  leur  prudence, 
ils  font  du  moins  l'éloge  de  leur  honnêteté.  J'en  étais  sûre  ! 
Oh,  que  j'aurais  de  regrets  si  je  m'étais  pressée  de  juger  !  » 
Ceci,  également,  pourrait  avoir  été  arrangé  après  coup  dans 
les  Mémoires,  mais,  encore  une  fois,  il  est  évident  que  c'est  là 
ce  que  la  lettre  anonyme  ou  Grimm  firent  entendre  à  Saint- 
Lambert  au  début  de  l'été  1757,  et  ce  que  le  marquis  continua 
de  croire  jusqu'au  printemps  de  1758,  comme  nous  allons 
bientôt  le  mieux  voir  et  comme  M™^  d'Houdetot  nous  en  est 
déjà  garante  par  sa  lettre  du  6  mai  1758. 

Enfin  voici  la  première  des  versions  données  par  les 
Mémoires  dans  une  autre  lettre  de  M"^^  d'Épinay  à  Grimm, 
celle  dont  elle  se  félicite  dans  le  texte  ci-dessus  de  n'avoir 
point  voulu  faire  état.  En  réalité,  c'est  la  vraie,  la  seule  con- 
forme au  récit  des  Confessions  sur  les  amours  de  Jean-Jacques. 
Cette  page  serait  même  admirable  par  l'interprétation  psycho- 
logique des  faits  si  elle  est  tout  entière  contemporaine  des 
événements  ;  mais  les  premières  lignes,  tout  au  moins,  pour- 
raient bien  avoir  été  retouchées,  après  que  la  version  de 
Rousseau  fut  connue  par  ses  lectures  ou  par  la  publication  de 
ses  souvenirs.  La  voici  :  «  Certainement,  si  je  l'avais  voulu, 
je  serais  fort  au  courant  des  amours  de  Rousseau,  ou,  du 
moins,  au  courant  des  bavardages  de  Thérèse;  elle  est  venue 
plusieurs  fois  me  porter  ses  plaintes,  que  j'ai  toujours  fait 
taire.  Elle  est  allée  se  confier  à  Margency.  Quoiqu'il  semble 
ne  pas  ajouter  plus  de  foi  que  moi  aux  propos  de  cette  créa- 
ture, il  les  répète  cependant  et  s'en  amuse.  J'ai  même  été 
obligée  de  lui  rappeler  plus  d'une  fois  que  ces  contes,  vrais  ou 
faux,  me  déplaisaient  et  que  mes  amis  doivent  ménager  ma 
belle-sœur  [et  cousine-germaine]  à  plus  forte  raison  si  elle  ne 
méritait  pas  qu'on  la  déchirât.  En  effet,  sur  quel  fondement  ? 
Sur  le  rapport  d'une  fille  jalouse,  bête,  bavarde  et  menteuse, 


220 


JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


qui  accuse  une  femme  qui  nous  est  connue  pour  étourdie, 
confiante,  inconsidérée  à  la  vérité,  mais  franche,  honnête  et 
très  bonne,  sincère  et  bonne  au  suprême  degré  de  bonté  !  J'aime 
mille  fois  mieux  croire  que  Rousseau  s'est  tourné  la  tête  tout 
seul,  sans  être  aidé  de  personne,  que  de  supposer  que  M^^^ 
d'Houdetot  s'est  réveillée  un  matin  coquette  et  corrompue.  » 
Et  voici  qui  est  particulièrement  pénétrant  :  «  Mon  opinion 
est  donc  que,  prévenue  comme  elle  l'était  de  la  vertu  de  notre 
ermite,  elle  n'a  jamais  vu  en  lui  qu'un  ami,  qu'un  confident, 
un  consolateur,  un  guide,  et  qu'elle  n'est  que  pour  son  inadver- 
tance dans  le  mal  qu'elle  a  fait.  Leurs  promenades  solitaires 
n'avaient  sûrement  pas  d'autre  but,  de  la  part  de  la  comtesse, 
que  de  métaphysiquer  sur  la  morale,  la  vertu,  l'amitié,  l'amour 
et  tout  ce  qui  s'ensuit.  Si  l'ermite  a  eu  un  but  plus  physique, 
je  n'en  sais  rien,  mais  la  comtesse  n'en  aura  rien  vu.  S'il  l'a 
expliqué  de  manière  à  n'en  pouvoir  douter,  elle  sera  tombée 
des  nues.  Je  la  vois  d'ici  :  elle  aura  fait  l'impossible  pour  le 
ramener  à  ce  qu'il  se  doit.  Peut-être  aura-t-elle  tû  cette  folie 
au  marquis  par  égard  pour  Rousseau  ?  Je  ne  réponds  pas 
que,  par  bonté  d'âme,  par  honnêteté,  elle  n'ait  entasSé  sottise 
sur  sottise.  Peut-être  fmira-t-elle  par  en  être  la  victime  et  par 
avoir  tout  l'apparence  d'un  tort  qu'elle  n'aura  point.  Je  ne 
sais  que  trop  que  cela  se  passe  ainsi.  J'ignore  ce  que  l'on  mur- 
mure d'une  lettre  que  Thérèse  a  trouvée,  il  faudrait  avant 
tout  savoir  si  le  fait  est  vrai  et  ensuite  voir  la  lettre  et  con- 
naître toutes  les  circonstances  avant  de  juger.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  qu'on  ne  peut  voir  Rousseau  sans  compassion. 
Il  a  l'air  d'un  désespéré  !  »  — Et  Grimm  de  répondre,  toujours 
selon  les  Mémoires  :  «  Vous  prenez  les  amours  de  Rousseau 
bien  au  tragique.  Jamais  une  passion  insensée  ne  m'a  fait 
peur.  A  moins  que  le  diable  ne  s'en  mêle,  il  faut  bien  que  le 
tour  de  la  raison  revienne  !...  Cette  histoire  n'allait  point  au 
caractère  franc  et  honnête  de  M™®  d'Houdetot,  c'est  aussi  ce 
qui  me  rassure.  Quand  on  est  sans  espérance,  la  tête  ne  saurait 
tourner  tout  à  fait,  et  je  parierais  comme  vous  que  Rousseau 
n'en  saurait  avoir  î  »  —  Faut-il  intervertir  l'ordre  chronolo- 


LE    MALADE  221 

gique  entre  la  première  et  la  seconde  version  des  Mémoires 
(la  troisième  restant  entièrement  écartée  comme  nous  l'avons 
dit)  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  Saint-Lambert  s'arrêta  pour  long- 
temps à  la  seconde,  comme  toute  la  suite  des  événements  va 
continuer  de  nous  le  prouver. 


IV 


CONSEQUENCES    DE    L    INTERVENTION 
DE    SAINT-LAMBERT 


Transportons-nous  maintenant  à  l'Ermitage,  après  la  jour- 
née des  «  cinq  billets  »  —  qui  laissait  de  pénibles  souvenirs 
entre  Rousseau  et  son  hôtesse,  —  et  après  le  court  passage  de 
Saint-Lambert  à  Paris  en  juillet  1757.  Selon  nous,  M^^  d'Hou- 
detot,  en  revoyant  son  amant,  l'a  trouvé  beaucoup  moins 
instruit  qu'elle  n'avait  pu  le  redouter  tout  d'abord  sur  la 
lettre  énigmatique,   mal  instruite  et   insuffisamment  expli- 
cite  qu'elle    a     reçue    d'Allemagne.    Rousseau     a    partagé 
cette  agréable  surprise  ;  il  n'a  pas  eu  à  se  plaindre  en  effet  de 
l'amitié  que  continue  de  lui  témoigner  le  marquis  et  leurs 
explications  n'ont  porté  que  sur  les  prétendus  efforts  morali- 
sateurs du  citoyen  qui  a  bien  volontiers  promis  au  survenant 
d'y   renoncer  !   —   La  jeune  femme   n'en   reste   pas   moins 
dûment  avertie,  par  ses  affres  du  mois  de  juin,  sur  le  danger 
qui  continue  de  la  menacer  si  elle  ne  ramène  pas  enfin  l'er- 
mite au  sang-froid.   Elle  va  se  conduire  en  conséquence  : 
«  Quand  Saint-Lambert  fut  parti,  nous  apprennent  les  Con- 
fessions, je  trouvai  M^^   d'Houdetot  fort   changée   à  mon 
égard.  J'en  fus  surpris,  comme  si  je  n'avais  pas  dû  m'y 
attendre.  »  Il  s'y  serait  attendu  bien  davantage  encore  et 


222  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

toute  «  surprise  »  aurait  été  impossible  de  sa  part  si  les  choses 
s'étaient  alors  passées  entre  Saint-Lambert  et  lui  comme  il 
vient  de  le  raconter  :  «  J'en  fus  plus  touché  que  je  n'aurais  dû 
l'être,  poursuit-il,  et  cela  me  fit  beaucoup  de  mal...  Quand  je 
voulus  lui  parler,  je  la  trouvai  distraite,  embarrassée,  je 
sentis  qu'elle  avait  cessé  de  se  plaire  avec  moi.  Elle  me  rede- 
manda ses  lettres  ;  elle  me  dit  qu'elle  avait  brûlé  les  miennes  ; 
j'osai  en  douter,...  mais  je  ne  crains  pas  qu'elle  en  ait  abusé, 
je  ne  l'en  crois  pas  capable,  et,  de  plus,  j'y  avais  mis  bon 
ordre.  La  sotte  mais  vive  crainte  d'être  persiflé  m'avait  fait 
commencer  cette  correspondance  sur  un  ton  qui  mît  mes 
lettres  à  l'abri  des  communications.  Je  portais  jusqu'à  la 
tutoyer  la  familiarité  que  je  pris  dans  mon  ivresse...  Elle  s'en 
plaignit  plusieurs  fois,  mais  sans  succès.  Ses  plaintes  ne  fai- 
saient que  réveiller  mes  craintes.  »  Quelle  disposition  d'esprit 
pour  une  correspondance  d'amour  que  ce  soupçon  incessant 
et  cette  brutalité  calculée,  dans  un  intérêt  de  vanité  person- 
nelle, pour  pouvoir  continuer  vis-à-vis  du  public  la  comédie 
du  stoïcisme  ou  du  «  civisme  »  tout  en  faisant  le  «  berger 
extravagant  »  !  —  Toutefois,  la  passion  et  le  talent  y  aidant, 
ces  calculs  n'ont  pas  fait  fort  à  l'éloquence  des  lettres  du 
galant  suranné,  si  nous  en  jugeons  par  les  trop  rares  échan- 
tillons qui  nous  en  ont  été  conservés  ;  ce  sont  peut-être  les 
plus  saisissants  des  cris  de  désir  qui  soient  jamais  sortis  d'une 
poitrine  humaine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Rousseau,  traité  désormais  par  sa  voisine 
avec  plus  de  circonspection,  prit  un  parti  absolument  incon- 
ciliable, on  va  le  voir,  avec  l'hypothèse  d'une  entière  expli- 
cation entre  Saint-Lambert  et  lui  dès  le  mois  de  juillet  1757, 
—  ce  qui  est  pourtant  la  donnée  des  Confessions  :  «  La  douleur 
que  me  causa  le  refroidissement  de  M^^^  d'Houdetot,  écrit-il, 
et  la  certitude  de  ne  l'avoir  pas  mérité  [!]  me  firent  prendre  le 
singulier  parti  de  m'en  plaindre  à  Saint-Lambert  lui-même.  » 
Parti  singulier  en  effet,  mais  qu'il  ne  prit  vraisemblablement 
pas  de  son  propre  mouvement.  MM.  Perey  et  Maugras  ont 
en  effet  publié  naguère,  à  la  suite  de  leur  livre  sur  La  jeunesse 


LE     MALADE  223 

de  M^^  (VEpinay,  un  manuscrit  de  Diderot,  des  «  tablettes  », 
écrites  par  celui-ci  environ  un  an  après  cette  période  du  roman 
d'Eaubonne  et  sous  le  coup  de  l'émotion  que  lui  causa  la 
Lettre  à  d' Alembert,  par  laquelle  Rousseau  rompait  publique- 
ment avec  lui.  «  Le  citoyen  Rousseau,  note-t-il  sur  ces 
tablettes,  a  fait  sept  scélératesses  à  la  fois  qui  ont  éloigné  de 
lui  tous  ses  amis  !  »  Or  voici  celle  de  ces  «  scélératesses  »  qui 
présentement  nous  importe  seule  :  «  Embarrassé  de  sa  con- 
duite avec  M°^e  d'Houdetot  (en  août  1757),  il  m'appela  à 
l'Ermitage  pour  savoir  ce  qu'il  avait  à  faire.  Je  lui  conseillai 
d'écrire  à  M.  de  Saint-Lambert  et  de  s'éloigner  de  M™®  d'Hou- 
detot ;  le  conseil  lui  plut  :  il  me  promit  qu'il  le  suivrait.  Je  le 
revis  dans  la  suite  ;  il  me  dit  l'avoir  fait  et  me  remercia  d'un 
conseil  qui  ne  pouvait  lui  venir  que  d'un  ami  aussi  sensible 
que  moi  et  qui  le  réconciliait  avec  lui-même  !  »  En  effet  Rous- 
seau lui  aurait  alors  avoué  sa  brûlante  passion,  ajoutant  tou- 
tefois que  ses  principes  lui  interdisaient  de  s'y  livrer,  quand 
même  il  serait  écouté,  qu'il  se  sentait  assez  sûr  de  lui  pour  ne 
rien  redouter  de  malhonnête  de  son  amour  et  pour  n'en  avoir 
jamais  fait  part  à  la  comtesse.  De  là  le  conseil  de  Diderot,  autre- 
ment inexplicable  et  déjà  fort  romanesque  dans  les  conditions 
de  demi-ignorance  où  il  fut  donné. 

Nous  possédons  la  lettre  que  Jean- Jacques  adressa  au 
marquis  après  cet  entretien  avec  Diderot.  Elle  est  datée  du 
4  septembre  1757  et  va  nous  éclairer  davantage  sur  l'état  de 
leurs  relations  à  cette  heure,  en  nous  démontrant  une  fois  de 
plus  qu'aucune  explication  n'avait  eu  lieu  au  préalable  entre  les 
deux  hommes  sur  les  relations  d'amour  nouées  depuis  quelques 
mois  par  l'ermite  avec  Sophie.  Il  n'y  parle  en  effet  que 
d'amitié  entre  la  jeune  femme  et  lui  dans  le  passé  ;  il  rappelle 
que  les  avances  amicales  sont  venues  d'elle  et  ajoute  qu'il 
s'est  alors  attaché  à  son  tour,  mais  par  des  liens  dont  il  ne 
laisse  aucunement  soupçonner  le  véritable  caractère  :  «  C'est 
à  vous  que  je  demande  compte  d'elle,  écrit-il  donc  à  l'absent 
avec  une  étonnante  audace  !...  Dites-moi  d'où  vient  son  refroi- 
dissement ?  Auriez-vous  à  craindre  que  je  cherchasse  à  vous 


224  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

nuire  auprès  d'elle  et  qu'une  vertu  mal  entendue  me  rendît 
perfide  et  trompeur  ?  »  Dictée  par  la  «  vertu  »,  cette  façon  de 
nuire  à  l'amant  ne  saurait  être  que  le  rappel  aux  devoirs  du 
mariage,  on  en  conviendra  :  «  L'article  d'une  de  vos  lettres 
qui  me  regarde  m'a  fait  entrevoir  ce  soupçon  !  »  Il  s'agit  très 
vraisemblablement  de  la  lettre  qui  rendit  triste  Sophie  à  la 
fin  de  juin,  et  ceci  prouverait  qu'en  juillet  les  deux  hommes 
ne  se  sont  expliqués  à  proprement  parler  ni  sur  l'amour  de 
Rousseau,  ni  même  sur  sa  prétendue  intervention  moralisa- 
trice :  «  Non,  non,  Saint-Lambert,  reprend  le  virtuose  de 
l'accacia  d'Eaubonne,  la  poitrine  de  Jean- Jacques  n'enferma 
jamais  le  cœur  d'un  traître  et  je  me  mépriserais  bien  plus  que 
vous  ne  pensez  si  j'avais  essayé  de  vous  ôter  le  sien  (par  une 
prédication  contre  l'adultère,  évidemment).  Ne  croyez  pas 
toutefois  rh'avoir  séduit  par  vos  raisons  (en  faveur  de  la 
liaison  établie  entre  Saint-Lambert  et  Sophie  que  l'un  et 
l'autre  avaient  assurément  tenté  de  justifier  plus  d'une  fois 
envers  leur  ami  commun  et  confident).  J'y  vois  l'honnêteté 
de  votre  âme  et  non  votre  justification.  Je  blâme  vos  liens  ; 
vous  ne  sauriez  les  approuver  vous-mêmes,  et,  tant  que  vous 
me  serez  chers  l'un  et  l'autre,  je  ne  vous  laisserai  jamais  la 
sécurité  de  l'innocence  dans  votre  état  !  »  C'est  donc  le  «  citoyen  » 
qui  parle  ici  plus  haut  que  jamais  !  Or  cela  est-il  admissible 
après  explication  en  juillet,  retrait  d'estime  (sinon  d'amitié) 
et  même  humiliations  voulues  de  la  part  du  marquis  ?  Pour- 
tant ce  citoyen  connaît  des  accommodements  avec  la  morale 
stricte  et  rassure  le  coupable  aussitôt  après  l'avoir  inquiété  : 
«  Mais  un  amour  tel  que  le  vôtre  mérite  aussi  des  égards  et  le 
bien  qu'il  produit  le  rend  moins  coupable,  etc..  » 

Ainsi,  le  signataire  de  la  lettre  d'amour  que  nous  avons 
plus  haut  reproduite  continue  imperturbablement  sa  froide 
comédie  de  stoïcisme  et  joue  une  fois  de  plus  au  directeur  de 
conscience  vis-à-vis  de  l'ami  qu'il  s'accusera  dans  ses  Con- 
fessions d'avoir  criminellement  trahi  ?  N'est-ce  pas  parce  que 
cet  ami  ne  peut  encore,  à  ce  moment,  percer  le  tissu  de  men- 
songes savants  dont  il  s'enveloppe  :  «  Je  le  répète,  insiste-t-il, 


LE     MALADE  225 

je  ne  veux  point  vous  ôter  l'un  à  l'autre  ;  je  ne  veux  que  pré- 
venir l'infaillible  terme  de  l'amour  en  vous  unissant  d'un  lien 
plus  durable  !  »  A  savoir  par  une  pure  amitié,  et  Tartuffe  n'a 
jamais  mieux  dit  M  Puis,  revenante  ce  qui  le  concerne  et  nous 
démontrant  toujours  la  parfaite  ignorance  de  son  correspon- 
dant sur  la  véritable  allure  des  événements  :  «  Un  excès  de 
délicatesse  vous  aurait-il  fait  croire  que  l'amitié  fait  tort  à 
l'amour  et  que  les  sentiments  [d'amitié]  que  j'obtiendrais  [de 
Sophie]  nuiraient  à  ceux  qui  vous  sont  dus  ?  Quoi,  ne  vous  est-il 
point  doux,  dans  l'éloignement,  qu'il  se  trouve  un  être  sen- 
sible à  qui  votre  amie  aime  à  parler  de  vous  et  qui  se  plaise  à 
l'entendre  ?  »  Nous  savons  quel  fut  l'accent  vrai  de  ces  con- 
versations,  certes  pénétrées  de  «  sensibilité  »  débordante  !  — 
Telle  est  cette  lettre  du  4  septembre  qui,  à  elle  seule  suffirait, 
selon  nous,  à  convaincre  l'auteur  des  Confessions  d'inexacti- 
tude, volontaire  ou  non,  et  à  démontrer  notre  thèse. 

Revenons  aux  «  tablettes  »  de  Diderot  :  «  Au  lieu  d'écrire  à 
M.  de  Saint-Lambert  sur  le  ton  dont  nous  étions  convenu, 
reprend  celui-ci,  il  lui  écrit  une  lettre  atroce,  à  laquelle  M.  de 
Saint-Lambert  disait  qu'on  ne  pouvait  répondre  qu'avec  un 
bâton.  »  Ici  Diderot  se  trompe  à  son  tour.  Saint-Lambert  a 
pu  parler  en  ces  termes  quand  il  fut  instruit  des  antécédents 
de  la  lettre  du  4  septembre,  c'est-à-dire  vers  avril  1758. 
Mais  en  1757,  il  y  répondit  sur  le  ton  le  plus  affectueux  :  une 
preuve  de  plus  qu'il  en  pouvait  encore  être  la  dupe.  Il  obte- 
nait en  effet  du  «  citoyen  »  la  concession  qu'il  avait  désirée 
de  lui  puisqu'à  cette  date,  il  ne  redoutait  que  son  interven- 
tion, trop  morale,  auprès  de  Sophie.  Il  écrivit  donc  à  Rous- 
seau aussitôt  que  sa  santé  le  lui  permit,  car  il  avait  été  frappé 
à  l'armée  dune  sorte  de  paralysie  dont  la  convalescence 
devait  être  lente,  ce  qui  facilita  sa  longue  ignorance  des  bruits 
répandus  sur  les  amours  de  Jean- Jacques.  Le  11  octobre  1757, 


1.  La  situation  est  tout-à-fait  celle  que  traita  Molière.  Un  mari  (St-Lam- 
I    bert)  menacé  dans  ses  droits  par  un  homme  qu'il  croit  un  parangon  de 
vertu  et  dont  il  tient  l'amitié  à  grand  honneur. 

15 


226  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

il  s'applique  à  rassurer  celui-ci  sur  les  sentiments  de  Sophie 
à  son  égard  :  «  Son  cœur  n'est  point  changé  pour  vous...  Elle 
a  voulu  m'éviter  (en  se  retirant  quelque  peu)  des  peines  que 
vous  n'auriez  pas  dû  me  faire  (exhortations  à  la  vertu)  mais 
que  vous  ne  m'en  aviez  pas  moins  faites,  et  par  ma  faute.  C'est 
moi  qui  ai  cherché  à  vous  lier  l'un  à  l'autre...  Il  y  a  dans  mon 
cœur  un  désir  continu  d'unir  et  de  rassembler  ce  que  j'aime 
et  je  me  suis  toujours  fait  une  charmante  image  de  la  manière 
dont  je  passerais  ma  vie  à  Eaubonne  entre  elle  et  vous,  si 
nous  pouvions  vous  engager  à  vivre  chez  elle  !...  Ne  pensez  pas, 
mon  cher  ami,  que  je  vous  crusse  ni  perfide,  ni  traître.  Je 
connaissais  l'austérité  de  vos  principes.  Elle  m'en  parlait 
elle-même  avec  un  respect  dont  ne  s'accommodait  pas  l'amour 
[à  savoir  l'amour  adultère].  Il  ne  m'en  fallut  pas  davantage 
pour  être  alarmé  d'une  intimité  que  j'avais  si  fort  désirée 
[tardive  explication  de  la  lettre  de  juin  à  Sophie],  et  vous 
sentez  bien,  qu'une  fois  inquiété,  il  a  dû  passer  dans  ma 
tête  toutes  les  fausses  délicatesses  et  toutes  les  bêtises  possi- 
bles. ))  C'est  ici  la  réponse  au  reproche  d'excès  de  délicatesse 
que  Jean- Jacques  a  bien  osé  lui  jeter  dans  sa  lettre  du  4  sep- 
tembre. «  J'ai  fait  trois  malheureux,  achève  le  marquis  sur 
son  lit  de  souffrance.  Nous  n'avons,  ni  l'un  ni  l'autre,  cessé 
de  vous  estimer  et  de  vous  aimer.  Pardonnez-nous  et  aimez- 
nous  !  Dites-moi  que  vous  me  pardonnez  !  »  Par  ce  que  nous 
savons  de  l'attitude  de  Saint-Lambert  en  avril  1758,  quand 
il  fut  congrument  informé,  nous  pouvons  juger  si,  instruit  dès 
juillet  et  ayant  dès  lors  traité  durement  l'ermite,  il  aurait 
parlé  de  la  sorte  en  octobre  1757  ? 

D'après  les  tablettes  de  Diderot,  cette  dissimulation  de 
Rousseau  se  serait  tournée  finalement  contre  lui  pour  le 
démasquer.  Car,  lorsque  Saint-Lambert  revint  à  Paris,  à  peu 
près  remis,  en  mars  1758,  il  alla  voir  l'auteur  du  Père  de 
famille  :  «  Persuadé,  note  celui-ci,  que  Rousseau  lui  avait 
écrit  (naguère)  sur  le  ton  dont  nous  étions  convenu,  je  lui 
parlai  de  cette  aventure  (d'amour)  comme  d'une  chose  qu'il 
devait  connaître  mieux  que  moi.  Point  du  tout,  c'est  qu'il  ne 


LE    MALADE  227 

savait  les  choses  qu'à  moitié  et  que,  par  la  fausseté  de  Rous- 
seau, je  tombai  dans  une  indiscrétion  !  »  —  Ceci  n'est  pas  en 
accord  avec  deux  documents  qui  figurent  dans  les  Mémoires 
de  M°^®  d'Épinay  et  montrent  Diderot  instruit  dès  l'automne 
de  1757  sur  le  contenu  de  la  lettre  du  4  septembre.  Grimm 
aurait  en  effet  renseigné  ainsi  M"^e  d'Épinay  à  Genève  : 
«  Rousseau  prétend  [à  Diderot,  évidemment,  car  Grimm  n'a 
plus  alors  de  relations  avec  l'ermite]  Rousseau  prétend  avoir 
écrit  à  Saint-Lambert  franchement  sur  sa  passion.  En  fait, 
la  lettre  n'est  qu'une  homélie  sur  leur  situation  illégitime, 
un  long  sermon  sur  la  nature  de  la  liaison  qui  est  entre  lui  et 
la  comtesse  !  »  Grimm  aurait  donc  vu  la  lettre  du  4  septembre 
et  aussitôt  éclairci  Diderot,  car  celui-ci  parle  à  son  tour 
(dans  un  billet  daté  du  5  seulement,  mais  du  5  novembre  1757 
de  toute  évidence)  de  cette  lettre  conseillée  par  lui  qui  «  devait 
tranquilliser  Saint-Lambert  sur  les  sentiments  que  Rousseau 
se  reprochait,  et  où,  loin  d'avouer  une  passion  née  dans  son 
cœur  malgré  lui,  il  s'excuse  d'avoir  alarmé  M^^^  d'Houdetot 
sur  la  sienne  !  »  Donc,  ou  ces  deux  derniers  billets  sont  retou- 
chés dans  les  Mémoires  et  traduisent,  pour  une  part,  les  sen- 
timents de  Grimm  et  Diderot  au  printemps  de  1758,  quand 
Saint-Lambert,  rapportant  avec  lui  la  lettre  du  4  septembre, 
la  leur  eut  montrée,  ou  Diderot,  toujours  fougueux  et  facile- 
ment oublieux,  dut  trahir  à  ce  moment  le  secret  de  Rousseau 
non  par  ignorance,  mais  par  étourderie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  réponse  de  Saint-Lambert,  datée  du 
11  octobre,  tranquillisa  pleinement  Rousseau  de  ce  côté.  Aux 
yeux  du  malade  lointain,  il  était  donc  toujours  le  «  citoyen  » 
qui  gardait  le  pouvoir  d'écraser  ses  adversaires  comme  des 
insectes  sous  le  poids  de  ses  vertueuses  maximes.  Heureux 
d'en  être  quitte  à  si  bon  compte,  il  bénit  solennellement, 
le  28  octobre  (en  pleine  crise  de  discussion  sur  ses  devoirs 
d'ami  vis-à-vis  de  M"^^  d'Épinay)  l'union  illégitime  qu'il 
avait  fait  mine  de  condamner  :  «  Oui,  mes  enfants,  écrit-il 
au  marquis,  soyez  à  jamais  unis  !  Il  n'est  plus  d'âmes  comme 
les  vôtres  et  vous  méritez  de  vous  aimer  jusqu'au  tombeau... 


228  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

L'estime  que  vous  lui  devez  (à  Sophie)  et  celle  dont  elle 
m'honore  vous  feront  sentir  toute  votre  vie  l'injustice  de  vos 
soupçons  !  ))  Soupçons  sur  l'intervention  trop  strictement 
moralisante  du  citoyen. 

Malheureusement  pour  ce  dernier,  ni  Grimm,  qui  connais- 
sait l'exposition  de  ses  cinq  enfants,  ni  Sophie,  qui  le  prati- 
quait depuis  quelques  mois,  ne  gardaient  les  mêmes  illusions 
que  Saint-Lambert  sur  l'austérité  de  sa  vertu.  Aussi  la 
comtesse  ne  songe-t-elle  nullement,  cette  fois,  à  suivre  l'im- 
pulsion donnée  par  son  amant  avec  autant  de  simplicité 
que  par  le  passé  ;  elle  joue  depuis  quelque  temps  déjà  entre 
les  deux  hommes  un  rôle  difficile  et  ambigu,  cherchant  à 
contenir  l'un  dans  ses  exigences,  à  entretenir  l'autre  dans 
ses  illusions,  et  elle  se  refuse  à  compliquer  encore  sa  tâche. 

Jean- Jacques  est  donc  conduit  à  lui  adresser  alors  l'admi- 
rable lettre  de  plaintes  et  d'objurgations  qui,  longtemps, 
a  été  la  seule  connue  de  ces  lettres  d'amour  dont  la  dispari- 
tion est  assurément  une  perte  pour  l'art.  Les  premières  édi- 
tions de  sa  Correspondance  générale  ont  toutefois  daté  ces 
pages  à  tort  du  mois  du  juin  1757,  alors  qu'elles  ne  peuvent 
être  que  d'août  ou  de  septembre  après  que  la  comtesse  eût 
nettement  marqué  ce  mouvement  de  retraite  dont  son  amou- 
reux s'avisa  de  se  plaindre  à  son  amant.  Le  thème,  singulière- 
ment scabreux,  de  ce  long  développement,  c'est  celui  auquel 
Rousseau  s'est  restreint  depuis  l'alerte  de  juillet.  Que  son 
amie  lui  permette  seulement  de  l'aimer,  de  le  lui  dire  et  de  le 
lui  prouver  par  ses  soins,  tandis  qu'elle  continuera  d'aimer 
Saint-Lambert  et  de  parler  de  lui  ;  leur  duo  passionné  se 
poursuivra  de  la  sorte  sur  deux  thèmes  discordants  dont  le 
cœur  et  le  génie  se  chargeront  de  réaliser  l'harmonie  malgré 
tout  !  «  Ah  !  que  ton  amant  serait  fier  de  ta  constance  s'il 
savait  ce  qu'elle  a  surmonté  !  Si  ton  cœur  et  moi  sommes 
seuls  témoins  de  ta  force,  c'est  à  moi  seul  à  m'en  humilier... 
Où  est  [pour  elle]  le  crime  d'écouter  un  autre  amour,  si  ce 
n'est  le  danger  de  le  partager  ?  Mais  loin  d'éteindre  tes  pre- 
miers feux,  les  miens  semblaient  les  irriter  encore...  L'amour 


LE     MALADE  229 

a  tout  perdu  par  ce  changement  bizarre  que  tu  couvres  de 
si  vains  prétextes...  Mes  transports,  que  tu  ne  pouvais  pas 
partager,  ne  laissaient  pas  de  te  plaire  et  j'aimais  àt'entendre 
exprimer  les  tiens...  Je  te  défie  de  jamais  dire  à  ton  amant 
rien  de  plus  touchant  que  ce  que  tu  me  disais  de  lui  mille 
fois  le  jour...  Tu  ne  te  faisais  point  un  vain  scrupule  de  lui 
cacher  des  entretiens  qui  tournaient  au  profit  de  ton  amour  !  » 
Nous  savons  que  M^^  d'Houdetot  ne  les  lui  cachait  point  en 
effet,  mais  cachait  pourtant  leur  vrai  caractère. 

Après  quoi,  Rousseau  esquisse  le  thème  platonique  qu'il 
devait  reprendre  dans  les  Confessions  plus  tard,  afin  de  se 
couvrir  vis-à-vis  de  ses  peu  perspicaces  lecteurs.  Il  n'a  jamais^ 
dit-il,  songé  à  dégrader  celle  dont  la  perfection  morale  et  la 
vertu  avaient  surtout  fait  naître  son  amour.  —  Nous  savons 
pourtant,  par  sa  lettre  plus  récemment  mise  au  jour,  avec 
quelle  nostalgie  il  avait  épié  naguère  l'occasion  de  mettre  à 
néant  cette  vertu  !  —  Mais  désespérant  d'en  triompher 
désormais,  il  voudrait  du  moins,  pour  sa  volonté  de  puis- 
sance, cette  satisfaction  de  se  retirer  de  l'aventure  à  son 
heure  et  avec  les  honneurs  de  la  guerre,  au  lieu  de  recevoir 
son  congé  comme  il  sent  bien  qu'il  l'a  reçu  dès  la  fin  de  juin, 
après  l'intervention,  même  hésitante  et  abusée,  de  Saint- 
Lambert  :  «  S'il  n'eût  fallu  que  triompher  de  moi,  reprend-il 
en  effet,  peut-être  l'honneur  de  vaincre  m'en  eût-il  donné  le 
pouvoir  ?  Mais  devoir  au  dégoût  de  ce  qu'on  aime  les  priva- 
tions qu'on  eût  dû  s'imposer,  ah,  c'est  ce  qu'un  cœur  sensible 
ne  peut  supporter  sans  désespoir  I...  Quoi,  mes  lèvres  brû- 
lantes ne  déposeraient  plus  sur  ton  cœur  mon  âme  avec  mes 
baisers  ?  Quoi,  je  n'éprouverais  plus  ce  frémissement  céleste, 
ce  feu  rapide  et  dévorant  qui,  plus  prompt  que  l'éclair... 
Moment,  moment  inexprimable  !  Quel  cœur,  quel  homme, 
quel  Dieu  peut  l'avoir  ressenti  et  renoncer  à  toi  ?...  Quand 
ma  bouche  osait  presser  la  tienne,  quelquefois  au  moins  je  la 
sentais  résister...  Ah,  si  jamais  je  te  voyais  un  signe  de  pitié... 
que  ton  bras  se  jetât  autour  de  mon  cou,  qu'il  me  pressât 
contre  ton  sein...  Oui,  tu  m'aurais  consolé  de  tout  !  »  Certes, 


230  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

il  nous  est  aisé  de  le  croire  et  le  platonisme  a  décidément  tort 
en  cet  endroit  !  Mais  que  tout  cela  était  donc  peu  rassurant 
pour  les  droits  de  Saint-Lambert  et  combien  Sophie  avait 
à  juste  titre  résolu  de  ne  plus  se  prêter  à  de  tels  jeux,  —  fût-ce 
pour  conjurer  les  «  transports  de  rage  »  dont  elle  s'était  vue 
menacée  naguère  et  dont  elle  n'avait  alors  pu  écarter  qu'à  ce 
prix  les  néfastes  conséquences  ! 

Nous  avons  attaché  grande  importance  à  restituer  dans 
sa  vérité  le  rôle  de  Saint-Lambert  au  cours  de  la  crise  émotive 
traversée  par  Jean- Jacques  en  1757  et  1758,  parce  que  son 
aveuglement  prolongé  eut  des  conséquences  beaucoup  plus 
importantes  qu'il  ne  semblerait  au  premier  abord.  C'est 
parce  qu'il  continue  de  voir  dans  M"^^  d'Épinay  une  déla- 
trice, toujours  possible,  de  ses  amours,  encore  inconnues  de 
l'intéressé,  que  malgré  leur  replâtrage  de  juillet,  l'ermite 
persiste  à  détester  en  secret  cette  femme  sans  méchanceté 
d'une  haine  pathologique  ;  et  ce  sera  cette  haine  latente 
qui,  se  donnant  carrière  dans  la  «  mauvaise  »  lettre  de  la  fin 
d'octobre,  tournera  contre  Rousseau  tous  ses  amis  de  ce  temps. 
D'autre  part,  c'est  parce  que  M"^^  d'Houdetot  peut  toujours 
craindre,  elle  aussi,  de  voir  révéler  pleinement  à  Saint-Lam- 
bert ses  imprudentes  tolérances  du  printemps,  qu'elle  ménage 
encore  grandement  le  «  citoyen  »  dans  ses  lettres,  jusqu'à 
l'heure  où  la  totale  clairvoyance  de  son  amant  sera  le  signal 
de  £on  immédiate  et  entière  rupture  (sauf  quelques  très  rares 
gestes  de  politesse  contrainte  et  distante).  Enfin,  c'est  au 
cours  de  cette  période  d'agitations  fébriles  que  l'apôtre  du 
Vrai  à  tout  prix,  l'homme  de  la  devise  fastueuse  :  Vitam  impen- 
dere  vero,  s'est  accoutumé  de  nouveau  au  mensonge  soutenu 
et  prolongé,  vis-à-vis  de  tout  le  monde,  à  peu  près.  Par  là,  cet 
amour  sans  frein  a  fait  de  lui  un  autre  homme  que  la  veille, 
comme  il  l'a  déclaré  tant  de  fois.  Mais  cet  autre  homme  est 
l'homme  ancien,  et  c'est  le  vrai  :  quelques  années  encore  il  con- 
tinuera de  se  dissimuler  à  demi  derrière  le  plutarchien  de 
1750.  Puis,  après  sa  seconde  crise,  plus  nettement  patholo- 
gique, de  1766,  il  n'hésitera  plus  à  se  montrer  au  grand  jour 


LE     MALADE  23l 


V 


LE    VOYAGE    DE    M'"^    d'ÉPINAY    A    GENÈVE. 
LA    «    MAUVAISE    »    LETTRE 


Au  début  de  l'automne  1757,  M^^  d'Épinay,  dont  la  santé, 
de  tout  temps  délicate  était  alors  particulièrement  éprouvée, 
décida  de  se  rendre  à  Genève  pour  y  recevoir  les  directions 
médicales  du  célèbre  Tronchin  qu'elle  avait  déjà  consulté  à 
Paris.  Le  bruit  courut  alors  dans  son  entourage,  ou  plutôt 
dans  son  antichambre,  qu'elle  voulait  dissimuler  une  gros- 
sesse des  œuvres  de  Grimm,  son  nouvel  amant.  Or  Rousseau 
a  mis  à  sa  grande  lettre,  à  sa  «  mauvaise  »  lettre  du  26  octobre, 
une  note  destinée  à  faire  entendre  qu'il  connaissait  cette 
rumeur  et  qu'elle  aurait  grandement  influé  sur  sa  décision 
négative,  lorsque  Diderot  lui  représenta  qu'il  devait  à  sa  bien- 
faitrice de  l'accompagner  dans  sa  ville  natale.  Il  aurait  alors 
pensé  que,  par  sa  présence  aux  côtés  de  l'accouchée,  on  vou- 
lait lui  faire  endosser  cette  paternité  adultérine.  —  Et  voilà 
de  bien  noires  machinations.  Mais  sa  note  nous  laisse  encore 
sceptique  pour  deux  autres  raisons.  La  première  c'est  que 
nous  estimons  qu'en  réalité  il  ne  connut  ces  rumeurs  qu'un 
peu  plus  tard  —  ce  dont  il  a  pu  ne  pas  se  souvenir  exacte- 
ment dans  la  suite.  —  Rien  en  effet  de  ce  qu'il  écrit  en  ces 
jours  d'angoisse  et  de  paroxysme  émotif  où  il  dit  tout,  et  plus 
que  tout,  ne  laisse  même  soupçonner  une  telle  préoccupation 
au  fond  de  sa  pensée.  La  seconde,  c'est  que  la  plupart  des 
historiens  de  ces  faits  ont  relevé  la  parfaite  invraisemblance 
d'une  pareille  incrimination  pour  tout  esprit  quelque  peu 
éclairé.  M™^  d'Épinay  devait  voyager  en  compagnie  de  son 
mari,  et  Rousseau  le  savait  ;  de  plus,  elle  allait  se  trouver  à 


232  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

Genève  le  point  de  mire  de  toutes  les  curiosités  et  l'objet  de 
l'attention  universelle  :  c'était  donc  singulièrement  choisir 
le  lieu  d'une  dissimulation  de  cette  sorte  !  M^^^  Macdonald, 
l'avocate  exaltée  de  Jean- Jacques,  a  supposé,  il  est  vrai,  que 
la  voyageuse  fit  une  fausse  couche  dès  ses  premiers  pas 
vers  la  Suisse,  le  6  novembre,  à  Châtillon-de-Michaille,  parce 
qu'elle  écrit  alors  à  Grimm  :  «  L'orage  a  commencé  dimanche 
après-dîner  tandis  que  je  mourais  à  Ghâtillon  !  »  Mais  sa  phrase 
même  indique  qu'elle  a  poursuivi  son  voyage  !  Et  n'est-ce 
pas  là  un  soupir  trop  naturel  chez  une  malade  épuisée  déjà 
par  les  premières  étapes  d'une  route  fatigante  ? 

Revenons  à  la  veille  de  son  départ.  Aussitôt  qu'elle  eut 
décidé  ce  déplacement,  Diderot,  poussé  par  son  habituelle 
chaleur  de  sentiments,  crut  que  Rousseau  se  devait  d'accom- 
pagner son  amie.  Il  n'était  pas  pleinement  renseigné  sans 
doute  sur  la  journée  des  cinq  billets,  car  à  cette  époque  il 
n'était  pas  en  relations  personnelles  avec  la  châtelaine  de  la 
Chevrette  et  se  refusait  à  l'être.  Il  fit  donc  connaître  son  senti- 
ment à  l'ermite  par  un  billet  qui,  en  offrant  au  regard  de 
celui-ci  toute  une  perspective  de  dérangements  à  ses  habitudes, 
à  ses  aises  et  à  ses  amours,  déchaîna  soudain  dans  ce  cerveau, 
dont  nous  connaissons  la  mobilité,  un  véritable  orage  émotif, 
assez  analogue  en  sens  inverse,  nous  l'avons  dit,  à  celui  qu'il 
avait  traversé  lorsqu'il  quitta  la  maison  des  Solar-Gouvon. 
«  Le  tremblement  de  colère,  écrira-t-il,  l'éblouissement  qui 
me  gagnaient  en  lisant  ce  billet  et  qui  me  permirent  à  peine  de 
l'achever,  ne  m'empêchèrent  pas  d'y  remarquer  Vadresse 
avec  laquelle  Diderot  y  affectait  un  ton  plus  doux,  plus  cares- 
sant, plus  honnête  que  dans  ses  autres  lettres.  »  C'est-à-dire 
qu'il  aurait  flairé  dès  lors  un  complot  tramé  par  ses  prétendus 
amis  contre  son  repos  ! 

Il  répondit  aussitôt  par  une  lettre  violente  que,  pour  mieux 
couper  les  ponts  derrière  lui,  comme  jadis  à  Turin,  il  imagina 
d'aller  lire  «  avec  intrépidité  »  à  M^^  d'Épinay  et  à  Grimm, 
ainsi  que  le  billet  qui  l'avait  motivée.  Il  assure  qu'il  vit  ses 
auditeurs  «  atterrés  »  par  le  sentiment  de  leur  «  crime  «  ;  en 


LE     MALADE  233 

réalité,  c'était  par  un  mélange  de  stupéfaction  et  d'indigna- 
tion devant  une  sortie  que  rien  au  monde  ne  justifiait,  comme 
en  conviendra  tout  esprit  de  sang-froid.  —  Mais  en  outre  ce 
geste  de  véritable  folie  souleva  une  complication  à  laquelle 
il  n'avait  aucunement  songé  dans  son  agitation.  Les  termes 
du  billet  de  Diderot,  —  que  ce  billet  ait  été  d'ailleurs  conforme 
au  texte  donné  par  les  Confessions  ou  à  celui  qui  se  lit  dans  les 
Mémoires,  —  indiquaient  que  l'ermite  avait  mis  cet  ami  au 
courant  de  ses  griefs  contre  son  hôtesse,  qu'il  la  jugeait  mal 
intentionnée  à  son  égard  et  lui  reprochait  des  torts.  Celle-ci 
se  sachant  discutée  et  critiquée  dans  le  monde  ne  pouvait 
que  ressentir  un  vif  mécontentement  à  se  voir  traitée  de  la 
sorte  par  son  obligé  vis-à-vis  d'un  homme  influent  qui  affec- 
tait à  ce  moment  de  repousser  ses  avances  !  Elle  réclama  donc 
à  Rousseau  une  explication  sur  ce  point  le  lundi  24  octobre  ; 
explication  dans  laquelle,  a  écrit  M.  Ritter,  Rousseau  eut  le 
dessous  ;  il  dut  se  reconnaître  coupable  et  jura  qu'  «  il  n'au- 
rait pas  assez  de  sa  vie  pour  réparer  les  outrages  qu'il  avait 
faits  »  à  son  hôtesse  ! 

Le  25,  il  alla  voir  à  Eaubonne  M"^®  d'Houdetot  qui  ren- 
trait à  Paris  et  elle  lui  donna  le  conseil  —  excellent  d'inten- 
tion, très  fâcheux  par  ses  résultats,  —  d'écrire  à  Grimm  ses 
raisons  pour  se  dispenser  du  voyage  de  Genève  :  voyage  que 
personne  ne  lui  avait  demandé,  sauf  Diderot,  et  dans  les  con- 
ditions que  nous  avons  dites.  —  L'ermite  s'acquitta  le  len- 
demain de  cette  tâche,  mais  dans  des  dispositions  d'esprit 
si  troublées,  qu'il  en  résulta  la  longue  missive  dont  nous  avons 
parlé  plus  d'une  fois  déjà,  en  la  qualifiant  de  «  mauvaise  » 
avec  son  auteur.  Elle  est  trop  connue  pour  que  nous  croyions 
devoir  en  analyser  le  contenu  :  outre  une  longue  description, 
déjà  semi-pathologique,  de  la  «  servitude  »  que  lui  avait 
imposée  le  voisinage  de  La  Chevrette,  il  y  hasardait  pour  la 
première  fois  sa  théorie  de  l'ingratitude  géniale  à  laquelle  il 
s'efforçait  de  donner  un  vernis  chrétien  ou  même  démago- 
gique en  la  justifiant  par  sa  pauvreté.  Cette  thèse  ne  parut 
défendable  à  personne  dans  son  entourage.  —  Au  contraire, 


234  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

les  considérations  de  convenances  personnelles  et  surtout  de 
santé  qui  raccompagnaient  étaient  exagérées  sans  doute, 
mais  plausibles  et  fournissaient  un  prétexte  très  suffisant 
à  son  refus  de  remplir  le  devoir  amical.  Il  aurait  donc  fait 
sagement  de  s'y  restreindre,  d'autant  qu'on  ne  lui  en  deman- 
dait pas  davantage  du  côté  de  M™^  d'Epinay.  Après  les  scènes 
du  29  juin  et  du  24  octobre,  celle-ci  ne  devait  pas  souhaiter 
très  ardemment  sa  compagnie. 

Grimm  répondit  tout  d'abord  à  la  «  mauvaise  »  lettre  par 
un  billet  évasif,  soit  qu'il  voulût  épargner  à  M"^^^  d'Épinay 
avant  son  départ  l'émotion  de  la  rupture  qu'il  projetait  dès 
lors  avec  son  ancien  ami,  soit  qu'il  fût  décidé  à  ne  pas  dis- 
cuter davantage  avec  ce  dernier  pour  le  moment,  en  raison  de 
l'état  mental  dans  lequel  il  le  voyait.  Mais  alors,  et  par  un 
second  message  dont  nous  ne  possédons  pas  le  texte.  Rousseau 
le  pressa  de  lui  répondre.  Il  le  fit  donc,  et  ce  fut  par  un  congé 
en  bonnes  formes  que  les  Confessions  disent  avoir  été  de  quel- 
ques lignes  seulement,  mais  que  les  Mémoires  de  M™^  d'Épinay, 
—  sur  ce  point  plus  dignes  de  foi  selon  les  arguments  de 
M.  Ritter,  —  reproduisent  tout  au  long  et  montrent  au 
contraire  assez  amplement  motivé  (quoique  beaucoup  moins 
développé  que  le  factum  auquel  il  répond).  «  J'ai  fait  ce  que 
j'ai  pu,  écrivait  Grimm,  pour  éviter  de  répondre  positivement 
à  l'horrible  apologie  que  vous  m'avez  adressée.  Vous  me  pressez. 
Je  ne  consulte  plus  que  ce  que  je  me  dois  à  moi-même  et  ce 
que  je  dois  à  mes  amis  que  vous  outragez...  Votre  monstrueux 
système  m'a  fait  frémir  d'indignation  :  j'y  vois  des  principes  si 
odieux,  tant  de  noirceur  et  de  duplicité...  Vous  osez  me  par- 
ler de  votre  esclavage  à  moi,  qui,  depuis  deux  ans,  suis  le 
témoin  journalier  de  toutes  les  marques  de  l'amitié  la  plus 
tendre  et  la  plus  généreuse  que  vous  avez  reçues  de  cette 
femme,  etc..  »  Mais  ce  qui  n'est  pas  esclavage  pour  les  uns 
l'est  pour  les  autres,  quand  un  lien  de  fleurs  semble  une 
lourde  chaîne  à  leur  incapacité  d'adaptation  vitale. 

Dès  le  28  octobre,  et  avant  d'avoir  reçu  la  réponse  de  Grimm, 
Rousseau  avait  informé  Saint-Lambert  de  ces  incidents,  à 


LE    MALADE  235 

peu  près  sur  le  ton  de  la  lettre  du  26,  quoique  plus  prudem- 
ment déjà,  et  en  y  mêlant  des  remerciements  pour  la  récon- 
fortante missive  du  11  octobre  qu'il  avait  sans  doute  reçue 
peu  auparavant.  Indiquons  dès  à  présent  que  le  21  novembre, 
Saint-Lambert,  toujours  diplomate,  peu  intéressé  dans  cette 
question  de  voyage  et  ignorant  la  «  mauvaise  »  lettre  au  sur- 
plus, lui  répondra  par  ces  mots,  de  critique  discrète  et  de  par- 
fait bon  sens  :  «  Je  trouve  tout  simple  et  très  honnête  que  vous 
n'ayez  pas  suivi  M™®  d'Épinay.  Mais  au  reste,  mon  cher  ami, 
si  vous  étiez  parti  avec  elle,  je  ne  vous  aurais  point  vu  [ces 
mots  textuellement  empruntés  à  la  lettre  qu'il  vient  de  rece- 
voir de  Rousseau]  faisant  partie  du  cortège  d'une  fermière 
générale,  étalant  dans  votre  pays  votre  misère  et  votre  esclavage. 
Je  vous  aurais  vu  auprès  de  votre  amie  malade,  ou  bien  sui- 
vant, auprès  de  votre  bienfaitrice,  le  doux  sentiment  de  la 
reconnaissance,  ou  du  moins  mettant  les  procédés,  qu'on  a 
quand  on  le  veut,  à  la  place  du  sentiment  auquel  on  ne  com- 
mande pas.  Je  vous  répète  encore  que  je  trouve  votre  con- 
duite très  honnête  et  irréprochable.  Ce  sont  vos  principes 
dont  je  ne  conviens  pas.  —  Il  y  en  a  encore  un  dans  votre 
lettre  que  je  n'aime  pas.  Vous  avez,  dites-vous,  plus  d'hor- 
reur de  la  faiblesse  que  de  l'ingratitude.  Je  ne  vous  dirai 
qu'une  chose  :  on  n'est  pas  le  maître  d'être  fort  ou  faible  ; 
on  l'est  de  n'être  pas  injuste,  et  il  y  a  de  l'injustice  dans  l'in- 
gratitude, il  y  a  même  de  la  faiblesse  !  »  Oh  combien,  surtout 
dans  le  cas  qui  nous  occupe  !  «  Ces  principes-là,  mon  cher  ami, 
ce  sont  ceux  de  votre  colère  [maladive]  :  ce  ne  sont  pas  les 
vôtres...  Que  penser  de  Diderot  [le  conseiller  malencontreux 
du  voyage]  ?...  surtout  de  Grimm  qui  vous  écrit  d'abord  que 
vous  ne  devez  point  partir...  et,  lorsqu'il  n'est  plus  temps, 
vous  accable  de  ce  devoir  !  »  Il  n'est  encore  renseigné  que 
par  Rousseau  et  par  Sophie,  notons-le  bien.  «  Disons  qu'il  y  a 
là  de  la  folie...  Vous  êtes  le  plus  fou  de  tous,  mais  vous  êtes  le 
moins  coupable  !  »  Les  rousseaulâtres  font  grand  état  de  cette 
déclaration,  mais  nous  savons  maintenant  combien  peu  le 
malade  lointain  était  alors  à  même  de  se  prononcer  en  con- 


236  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

naissance  de  cause.  «  Vos  amis,  achève  l'absent,  doivent  très 
aisément  vous  pardonner.  Ils  vous  ont  donné  la  fièvre...,  le 
transport...  le  délire.  Il  y  aurait  aussi  trop  d'amour-propre  à 
vous  de  vouloir  justifier  le  délire,  de  vouloir  le  conserver  et  de 
vouloir  exécuter  de  sang-froid  des  projets  formés  dans  le  délire  ! 
Ne  rompez  point  avec  M"^^  d'Épinay  !  »  Ceci  est  beaucoup 
plus  acceptable.  Tel  était  aussi  le  refrain  de  Sophie,  toujours 
ennemie  des  esclandres,  et  sur  les  communications  de  laquelle 
cette  réponse  repose  assurément  pour  une  grande  part.  «  M"^^ 
d'Épinay,  conclut  Saint-Lambert,  a  peut-être  eu  des  torts. 
Ayez  le  plaisir  de  les  lui  pardonner  !...  Vos  amis  se  tairont  et 
vous  réparerez  !  »  Ce  seul  mot  détruisait  tout  l'effet  des  précé- 
dents conseils,  la  «  réparation  »  étant  au-dessus  des  forces  du 
névropathe.  «  Vous  devez  rester  l'ami  de  M'^^  d'Épinay.  Il 
faudrait  être  le  dernier  des  misérables  pour  lui  rendre  [lui 
répéter)  une  des  choses  qui  vous  sont  échappées  dans  la 
colère  î  Elle  doit  ignorer  vos  fautes  I  »  Nous  savons  que  Rous- 
seau avait  plus  d'une  fois  laissé  parler  directement  sa  colère 
vis-à-vis  de  son  hôtesse  et  qu'elle  ne  pouvait  guère  ignorer 
son  état  d'âme.  «  Ce  que  vous  dites  de  l'argent  [donné  en 
charité]  qu'il  n'est  que  boue  est  fort  beau.  Cela  est  vrai  de 
celui  qui  nous  vient  de  notre  travail  ou  de  nos  biens.  Mais 
celui  qui  nous  vient  des  autres  est  un  métal  précieux  dont 
ils  se  sont  privés  pour  nous...  Songez  combien  les  gens 
opulents  sont  avares  et  M^^  d'Épinay  n'est  pas  riche  (comme 
épouse  d'un  mari  prodigue,  toujours  embarrassé  de  dettes 
et  peu  généreux  de  ses  deniers  à  l'égard  de  sa  femme)... 
O  philosophes  dignes  des  étrivières,  que  je  vous  honore  et 
vous  aime  tous  et  suis  fort  aise  de  vous  trouver  des  hommes  !  » 
Jugement  trop  sommaire  et  facile  qui  n'éclairait  en  rien  la 
question. 

Franceuil  sera  plus  sévère,  un  an  plus  tard,  quand  il  con- 
naîtra par  M™e  d'Épinay  la  «  mauvaise  »  lettre.  Il  en  a  été 
révolté,  écrit-il  à  l'auteur,  et  il  cite  par  à  peu  près  une  phrase, 
particulièrement  injurieuse  à  son  avis,  sur  les  «  froides  indi- 
gestions »  que  Rousseau  assurait  avoir  rapporté  trop  sou- 


LE    MALADE  237 

vent  des  dîners  de  La  Chevrette.  «  J'ai  vu,  ajoute-t-il, 
jyime  d'Épinay  enchantée  de  bonne  foi  de  vous  être  utile... 
J'ai  plus  jeté  la  faute  sur  la  chaleur  de  votre  tête  et  votre, 
façon,  souvent  extraordinaire,  de  voir  et  de  juger  les  objets 
que  sur  votre  cœur,  que  je  crois  toujours  le  même  !  » 

Revenons  maintenant  à  Rousseau,  lorsqu'il  se  trouve  en  pos- 
session de  la  méprisante  lettre  de  rupture  dont  Grimm  vient 
de  le  gratifier.  Il  est  à  la  fois  atterré  et  exaspéré,  mais  sa 
]->réoccupation   véritable   est   du   côté   de   M^^   d'Houdetot. 
\'a-t-elle  prendre  le  parti  de  sa  belle-sœur  ?  Il  lui  écrit  fié- 
I  vreusement  lettres  sur  lettres  et  la  mauvaise  chance  veut  que 
les  réponses  de  la  comtesse  éprouvent  quelque  retard.  Il  passe 
donc  cinq  jours  dans  d'indicibles  angoisses  qu'il  exprime  en 
:  des  lignes  frappantes  dont  l'accent  rappelle  celui  des  psaumes 
de  David,  momentanément  délaissé  par  son  Allié  divin.  En 
'  voici  un  fragment,  qui  n'est  connu  que  depuis  peu  (par  la 
I  pu*blication  révélatrice  de  M.  Bufîenoir,  dont  nous  aurons  à 
reparler).  «  Il  faut  se  taire  et  se  laisser  mépriser  !  Providence, 
'  Providence  I  Et  l'âme  ne  serait  pas  immortelle  î  Je  suis  un 
méchant,  moi  !  Quoi,  cette  indignation   de  l'honneur  outragé, 
;  ces  élancements  de  douleur,  ces  sanglots  qui  me  suffoquent 
i  seraient  la  synderèse  [le  remords]  du  crime  ?  »  Et  pourtant 
'  n'a-t-il  pas  déjà  traité  de  crime  en  ses  lettres    et  ne  mar- 
!   quera-t-il  pas  du  même  terme,  dans  ses  Confessions,  son  «  abus 
I  d'un  dépôt  confié  par  l'amitié  »  ?  Mais  sans  doute  a-t-il  entiè- 
rement oublié  cet  aveu  à  l'heure  où  sa  réputation,  sa  puis- 
sance sociale  lui  paraissent  si  gravement  menacées.  «  Ah,  si 
je  suis  un  méchant,  reprend-il,  que  tout  le  genre  humain  est 
vil  !  Qu'on  me  montre  un  homme  meilleur  que  moi  !  »  C'est 
déjà  le  début  significatif  des  Confessions  !  «  Qu'on  me  montre 
une  âme  plus  aimante,  plus  sensible,  plus  éprise  des  charmes 
de  l'amitié,  plus  touchée  de  l'honnête  et  du  beau  I  Qu'on  me 
la  montre,  et  je  me  tais  !  Vous  qui  m'avez  connu,  dites-moi  : 
tu  es  un    méchant,  et  je  me  punis  !  »  C'est  la  hantise  du  sui- 
cide. «  L'agitation  m'oppresse.  Je  ne  puis  respirer.  Ah,  mon 
amie!   Ah,   Saint-Lambert!   (cet  appel  est  significatif!   )... 


238  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Cruelle,  je  ne  supporterai  pas  longtemps  mon  opprobre!  Adieu!  » 
La  menace  est  claire. 

Ceci  est  du  2  novembre.  Deux  jours  encore  et  la  première 
réponse  de  Sophie  parvient  enfin  à  sa  destination.  Aussitôt, 
c'est  un  cri  de  délivrance  et  de  triomphe  :  «  Elle  arrive  enfin, 
cette  lettre  si  mortellement  attendue  1  Je  la  tiens,  je  l'ouvre 
avec  un  tremblement  convulsif.  Mon  cher  citoyen  !  Ai-je 
bien  lu  ?  Ma  vue  se  trouble.  Il  faut  relire.  Cher  citoyen  !  Ah, 
respirons  !  On  ne  renaît  que  peu  à  peu  ;  la  sérénité  ne  rentre 
pas  dans  l'âme  aussi  promptement  que  la  douleur.  La  lettre 
de  Grimm,  ses  indignes  outrages,  votre  long  silence,  celui  de 
Diderot,  tout  allumait  mon  incorrigible  imagination  à  un 
point  dont  vous  avez  pu  juger  par  ma  dernière  lettre,  etc..  » 
Et  encore,  le  même  jour  M  «  Je  sais  à  présent  comment  il  faut 
peindre  les  tourments  de  l'enfer.  C'est  un  homme  de  bien, 
dans  l'ignominie  et  méprisé  par  ce  qu'il  aime  !  »  Car  il  a  cru 
l'être  par  Sophie.  A  Diderot,  lié  avec  Grimm  mais  non  afec 
]V^me  d'Épinay  à  cette  date,  il  se  rattache  désespérément 
aussi  :  «  Je  lui  ai  écrit  des  injures,  dit-il  à  la  comtesse,  mais 
nous  sommes  accoutumés  à  nous  en  dire.  Il  sait  que  je  rachè- 
terais de  mon  sang  les  chagrins  que  je  lui  donne  (!)...  J'ignore 
si  Grimm  ne  lui  a  point  communiqué  la  lettre  sur  laquelle  il 
me  regarde  comme  un  monstre  et  qu'il  appelle  mon  horrible 
système  !  »  Dans  un  mouvement  d'orgueil  maladroit,  Rous- 
seau avait  autorisé  la  communication  de  cette  lettre  à  tout 
l'univers  !  «  Comme  si  un  homme  toujours  livré  à  Vemporte- 
ment  de  ses  passions,  qui,  heureusement,  ne  sont  pas  d'un 
méchant,  pouvait  avoir  un  système!  »  Dieu  sait  pourtant  qu'il 


1.  Cette  lettre  de  Rousseau,  si  intéressante,  a  été  communiquée  avec 
dix-sept  autres  par  le  comte  Foy,  descendant  de  M»"®  dHoudetot  à  M.  H. 
Bujffenoir  qui  les  a  publiées  en  1905  dans  son  important  ouvrage  intitulé  : 
La  comtesse  dHoudetot,  Sa  famille  et  ses  amis.  Nous  leur  avons  déjà  fait 
un  emprunt  assez  ample  en  citant  les  pages  de  décembre  1757  et  janvier 
1758  dans  lesquelles  Jean-Jacques  expose  de  nouveau,  à  l'adresse  de 
Sophie,  ses  «  principes  »  d'ingratitude  théorique  et  d'amitié  dénuée  de 
charges  ;  nous  aurons  bientôt  à  Içu?*  emprunter  encore, 


LE    MALADE  239 

avait  plus  d'une  fois  mis  en  avant  ses  «  principes  »  en  toutes 
choses  et  qu'il  est  revenu  par  la  suite  à  plusieurs  reprises  à 
poser  ces  «  principes  »  et  à  établir  ce  système  en  ce  qui  touche 
à  la  gratitude.  «  Je  ne  me  souviens  pas  du  quart  de  ce  qui  est 
dans  cette  lettre,  poursuit-il.  Je  ne  sais  si  elle  donnera  à 
Diderot  autant  d'indignation  qu'en  a  conçu  M.  Grimm  après 
trois  jours  de  méditation...  Adieu,  mon  aimable  et  chère  amie, 
ma  plume  ose  donc  écrire  ce  mot...  Oh,  joie,  ô  fierté,  ô  mon 
Diderot,  que  ne  vous  sais- je  tout  à  fait  apaisé  ?  O  Saint- 
Lambert,  que  ne  vous  sais-je  tout  à  fait  guéri  !  je  serais  le 
plus  heureux  des  hommes  !  »  Il  passe  de  la  sorte  en  revue  ce 
qui  lui  reste  de  possibles  relations  parmi  les  familiers  que  la 
«  mauvaise  »  lettre  ne  surprendra  pas  trop  de  sa  part  ;  mais 
une  année  ne  s'achèvera  pas  sans  que  ces  trois  amis  ne  se 
soient  séparés  de  lui  à  leur  tour.  Il  est  vrai  qu'il  en  retrouvera 
par  compensation  beaucoup  d'autres. 

Quel  était  cependant  l'état  d'esprit  de  ce  Diderot  qui  tenait 
une  si  grande  place,  lui  aussi,  dans  les  préoccupations  de 
l'ermite  sur  le  point  de  quitter  son  Ermitage.  Il  alla  le 
5  novembre  de  Paris  à  La  Chevrette  et  les  Mémoires  de 
Mme  d'Épinay  reproduisent  une  lettre  qu'il  aurait  adressée 
à  Grimm  au  retour  de  cette  visite  ;  si  elle  a  été  supposée 
après  coup,  elle  résume  du  moins  avec  vraisemblance  ses 
impressions  de  ce  moment  :  «  Cet  homme  est  un  forcené, 
écrit-il.  Je  l'ai  vu,  je  lui  ai  reproché  avec  toute  la  force  que 
donne  l'honnêteté  et  une  sorte  d'intérêt  qui  reste  au  fond  du 
cœur  d'un  ami  qui  lui  est  dévoué  depuis  longtemps  l'énormité 
de  sa  conduite,  les  pleurs  versés  aux  pieds  de  M"^^  d'Épinay 
dans  le  moment  où  il  la  chargeait  auprès  de  moi  des  accusa- 
tions les  plus  graves,  cette  odieuse  apologie  qu'il  vous  a 
envoyée  et  où  il  n'y  a  pas  une  seule  des  raisons  qu'il  y  avait  à 
dire,  cette  lettre  projetée  à  Saint-Lambert  qui  devait  le  tran- 
quilliser (lui,  Rousseau)  sur  des  sentiments  qu'il  se  reproche, 
et  où,  loin  d'avouer  une  passion  née  dans  son  cœur  malgré  lui, 
il  s'excuse  d'avoir  alarmé  M™^  d'Houdetot  sur  la  sienne. 
Que  sais-je  encore...  Je  ne  suis  pas  content  de  ses  réponses. 


240  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

Je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  le  lui  témoigner.  J'ai  mieux  aimé 
lui  laisser  la  misérable  consolation  de  croire  qu'il  m'a  trompé. 
Qu'il  vive  !  »  Sans  doute  l'ermite  avait-il  usé  de  la  menace  du 
suicide  une  fois  de  plus.  «  Il  a  mis  dans  sa  défense  un  empor- 
tement froid  qui  m'a  affligé.  J'ai  peur  qu'il  ne  soit  endurci... 
Adieu,  mon  ami.  Je  vous  embrasse  bien  tendrement...  Je  me 
jette  dans  vos  bras  comme  un  homme  effrayé.  Je  tâche  en 
vain  de  faire  de  la  poésie,  mais  cet  homme  me  revient  à  tra- 
vers mon  travail.  Il  me  trouble  et  je  suis  comme  si  j'avais  à 
côté  de  moi  un  damné  !  »  Rousseau  n'évoquait-il  pas  l'enfer 
pour  caractériser  sa  souffrance  d'amour-propre  intensB,  et  les 
mysticismes  anciens  ne  parlaient-ils  pas,  eux  aussi,  de  posses- 
sion devant  les  plus  frappantes  manifestations  de  la  névrose  ? 
La  longue  lettre  de  Diderot  continue  jusqu'au  bout  sur  ce  ton. 


VI 

LES     DERNIERS     CHAPITRES 
DU     ROMAN     d'eAUBONNE 


Rousseau  resta  six  semaines  encore  à  l'Ermitage.  Il  en 
partit  le  15  décembre  1757,  sur  le  congé  tacite  que  lui  donna 
M^^  d'Epinay,  poussée  à  bout  par  la  lettre  maladroite  et 
rogue  qu'il  lui  avait  adressée  le  23  novembre.  Il  faut  citer, 
de  cette  période,  les  pages  qu'il  envoya  le  10  novembre  à 
Mme  d'Houdetot  pour  justifier,  une  fois  de  plus,  son  attitude 
à  l'égard  de  son  hôtesse.  C'est  la  «  mauvaise  »  lettre,  récrite 
avec  un  peu  plus  de  précautions  par  suite  de  l'expérience 
acquise,  et  développée  du  côté  où  elle  n'avait  pu  l'être  autant 
vis-à-vis  de  Grimm,  c'est-à-dire  en  acte  d'accusation  formel 
contre  la  châtelaine  de  La  Chevrette   :   «   Insensiblement, 


LE     MALADE  241 

écrit-il,  elle  jeta  sur  moi  les  liens  de  l'assujettissement...  Il  fal- 
lait s'y  rendre  chaque  fois  qu'elle  était  seule  ;  tous  mes  jours 
m'étaient  prescrits,  sans  consulter  mon  amour  pour  la  retraite 
ni  le  besoin  où  j'étais  de  travailler  pour  vivre...  Mes  voyages 
d'Eaubonne  ne  m'ont  point  été  pardonnes...  Elle  jura  de  nous 
désunir.  Elle  s'en  vanta  [à  Thérèse  sans  doute,  comme  le  fait 
supposer  ce  qui  suit.  Mais,  en  ce  cas,  quel  témoignage  !]  et  ses 
propres  termes  furent  :  cela  finira  d'une  manière  ou  d'une 
autre  !  »  Termes  bien  peu  compromettants  en  vérité,  si  toute- 
fois ils  ont  été  employés!  «  Incrédule  à  l'honneur  [!],  à  la  foi, 
à  Vamitiê  sacrée  [!!],  elle  osa  ternir  par  ses  calomnies  [!]  ce 
qu'il  y  a  de  plus  respecté  parmi  les  hommes  et  jeter  d'indignes 
soupçons  sur  les  deux  personnes  à  qui  elle  devait  le  plus  d'es- 
time, sa  sœur  et  son  ami  !  »  Le  sophiste  se  montre-t-il  assez  à 
plein  dans  ces  lignes,  après  ce  que  nous  savons  de  son  atti- 
tude passée  par  lui-même  !  C'est  à  Sophie  en  personne,  c'est  à 
l'héroïne  de  la  scène  sous  l'accacia  d'Eaubonne  qu'il  présente 
sous  ce  jour  les  soupçons  de  M^^  d'Épinay,  soupçons  plus  que 
justifiés  en  ce  qui  le  regarde  ! 

Il  faut  voir,  dans  ces  lignes  sans  vergogne,  la  transition  vers 
ces  lettres  audacieusement  moralisantes  à  Sophie,  dont  nous 
parlerons  dans  un  instant  :  celles-ci  ayant  elles-mêmes  préparé 
les  lettres  soi-disant  morales  de  VHéloïse  dont  la  rédaction 
continuait  pendant  ces  mois  de  pénible  apologie  personnelle. 
Mais  voici  que  le  réquisitoire  se  poursuit  contre  M*»®  d'Épi- 
nay :  «  Elle  osa  solliciter  une  personne  qui  m'est  attachée  à 
me  quitter  avec  éclat  pour  se  réfugier  chez  elle...  Le  mépris 
se  cache-t-il  ?  Elle  a  trop  vu  le  mien  I  Dans  la  crainte  qu'elle 
n'eût  fait  pis  que  je  n'en  savais  encore,  je  lui  témoignai  mes 
soupçons  avec  la  hauteur  et  le  dédain  que  les  siens  avaient 
mérités!  »  On  peut  juger,  en  connaissance  de  cause,  si  ces  deux 
genres  de  soupçons  étaient  aussi  solidement  fondés  les  uns 
que  les  autres.  «  Je  pris  le  parti  qui  convenait  à  ma  franchise  ! 
J'écrivis  à  votre  ami.  J'ai  l'âme  trop  haute  et  pense  trop 
de  bien  de  la  sienne  pour  daigner  relever  de  basses  calomnies  !  » 
Explication  singulièrement  forcée  de  sa  lettre  du  4  septembre 

16 


242  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

dont  la  franchise  et  la  hauteur  d'âme  sont  assurément  les  plus 
contestables  mérites  !  Mais  sa  virtuosité  sophistique  l'amène, 
sur  ce  point  aussi,  à  escompter  pour  les  gratuites  affirma- 
tions de  sa  plume  une  vertu  persuasive  qu'elles  ne  pouvaient 
avoir  vis-à-vis  de  Sophie. 

Enfin,  il  revient  à  atténuer  les  possibles  effets  de  sa  «  mau- 
vaise »  lettre  que  M^^^  d'Houdetot  ne  connaissait  sans  doute 
pas  encore  à  cette  date,  mais  qui  pouvait  lui  être  montrée  : 
«  Vous  pouvez  croire  qu'avec  ma  raison  secrète  [à  savoir  les 
prétendues  tentatives  de  corruption  faites  sur  Thérèse]  cette 
lettre  n'était  pas  bien  tendre.  Cependant,  je  défie  que,  dans 
toute  sa  sécheresse,  on  y  trouve  un  seul  mot  offensant  pour 
^me  d'Épinay  !  »  Cela  dépend  de  la  définition  de  1'  «  offense  »  ; 
il  y  accuse  très  crûment  M^®  d'Épinay  de  lui  avoir  imposé  la 
servitude  sous  le  prétexte  de  l'amitié.  «  On  y  voit  seulement 
que  je  n'ai  pas  pour  elle  une  amitié  bien  vive,  et  que  je  ne  me 
crois  pas  obligé  à  une  grande  reconnaissance.  Quant  aux 
emportements  puérils  qui  y  régnent,  ils  regardent  seulement 
la  gêne  de  ma  situation  et  ma  répugnance  à  la  servitude. 
Rien  d'applicable  à  M^^  d'Epinay  [!!]  »  Nous  avons  déjà 
vu  que  trois  semaines  plus  tard,  il  devait  retirer  implicite- 
ment toutes  les  accusations  que  nous  venons  de  lire  et  les 
«  propres  termes  »  reprochés  par  lui  à  son  hôtesse,  puisqu'il 
écrira,  comme  par  prétention,  que  n'y  eut-il  aucun  fonde- 
ment à  ses  griefs,  cette  femme  aurait  encore  pour  son  goût 
des  manœuvres  trop  cachées,  trop  d'adresse,  d'astuce  ou  de 
ruse  ou  même  tout  simplement  de  prudence  ;  car  il  suffit  aux 
gens  de  ne  faire  jamais  de  fautes  pour  être  détestés  de  lui  !  — 
On  voit  quelle  était  la  solidité  de  son  réquisitoire. 

]Vlme  d'Houdetot  qui  sent  et  sait  fort  bien  la  valeur  de  ces 
arguments  répond  sur  un  ton  de  réserve  et  de  gêne  ;  elle  se 
garde  surtout  de  prendre  parti,  parce  qu'elle  ne  saurait  être 
pleinement  sincère  vis-à-vis  de  personne  dans  cet  imbroglio 
où  l'a  jetée  le  vœu  imprudent  de  Saint-Lambert,  l'homme  du 
monde  auquel  elle  souhaite  désormais  le  plus  d'en  dissimuler 
les  origines  vraies.  —  A  combien  juste  titre  I  C'est  ce  que 


LE     MALADE  243 

démontrera  l'attitude  réprobatrice  du  marquis  lorsqu'il  sera 
enfin  mieux  éclairé  par  les  inadvertances  de  Diderot  en  avril 
1758.  —  «  Messieurs,  amie  de  tout  le  monde!  »  Tel  est  le  mot 
d'ordre  et  le  refrain  de  Sophie  dans  cette  affaire,  refrain  qui 
alterne  sous  sa  plume  avec  des  caresses,  parfois  un  peu  plates, 
à  l'endroit  de  l'irritable  ermite.  —  En  décembre,  il  transporte 
son  domicile  à  Montlouis  dans  la  commune  de  Montmorency, 
à  peu  de  distance  de  l'Ermitage.  A  partir  de  ce  moment,  la 
comtesse  se  retire  davantage  encore,  sans  discontinuer  ses 
assurances  d'amitié  et  ses  ménagements  anxieux  ;  elle  annonce 
que  sa  correspondance  sera  plus  espacée  désormais,  ce  qui  lui 
vaut  une  bordée  d'injures  et  la  proposition  de  rompre  sans 
délai.  Elle  le  ramène  encore,  avec  une  patience  inlassable. 
Le  30  décembre,  répondant  à  une  lettre  du  29  qui  nous  est 
inconnue,  elle  hasarde  ces  observations  hésitantes  :  «  J'avoue 
que  pour  moi,  mon  cher  citoyen,  je  ne  me  résoudrai  jamais  à 
regarder  comme  des  chaînes  les  bienfaits  de  l'amitié  et  que  la 
reconnaissance  sera  toujours  douce  à  mon  cœur.  Je  ne  me 
croirai  point  esclave  quand  je  me  reconnaîtrai  redevable  à 
l'amitié  et  que  je  serai  dans  le  cas  de  le  lui  marquer  par  tous  les 
soins  qui  pourront  lui  être  agréables  et  qu'on  peut  rendre.  Je  ne 
me  ferai  même  pas  une  peine  de  lui  sacrifier  quelque  chose  de 
ma  liberté.  Ce  qui  vous  paraît  une  chose  basse  et  un  dur  escla- 
vage serait  pour  moi,  en  pareil  cas,  un  acte  agréable  de  ma 
reconnaissance.  »  Ce  sont,  dans  une  langue  plus  molle,  les  mêmes 
objections  que  Saint-Lambert  opposait,  quelques  semaines 
plus  tôt,  aux  despotiques  «  principes  »  du  névropathe. 

Le  9  janvier,  injuriée  de  nouveau,  elle  rompt  à  son  tour, 
mais  rétracte  dès  le  lendemain  cette  rupture,  ajoutant 
toutefois,  —  de  façon  significative,  —  que  la  présence  à  ses 
côtés  de  son  mari  revenu  du  service  ne  lui  permet  plus  de 
recevoir  les  lettres  de  Rousseau.  Elle  expliquera  dans  sa 
lettre  suivante  que  le  comte  d'Houdetot  ne  verrait  pas  d'un 
œil  favorable  une  Uaison  de  sa  femme  dans  le  milieu  des 
lettres.  Elle  s'excuse  toutefois  de  son  mouvement  d'humeur, 
demande  même  son  pardon,   comme  Saint-Lambert  le 


244  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

en  octobre,  mais  ajoute,  comme  en  dépit  d'elle-même  :  «  Seu- 
lement, ne  montrez  plus  cette  défiance  de  vos  amis  qui  vous 
donne  trop  souvent  pour  eux  d'injurieux  soupçons  ou  une 
opinion  désavantageuse,  et  qui  se  répand  en  injures  et  en 
termes  méprisants  ou  dénigrants.  »  Puis  encore,  un  peu  plus 
tard  :  «  Croyez  que  je  vous  ai  toujours  vu  beaucoup  meilleur 
que  vous  ne  vous  montrez  quelquefois  vous-même  !  » 

Son  correspondant  conserve,  malgré  tout,  le  ton  rogue  et 
écrit  par  exemple  le  5  mars  1758  :  «  Vous  me  parlez  de  fautes,  de 
faiblesses  d'un  ton  de  reproche.  Je  suis  faible,  il  est  vrai  ;  ma 
vie  est  pleine  de  fautes  car  je  suis  homme.  Mais,  ce  qui  me  dis- 
tingue de  tous  les  hommes  que  je  connais,  c'est  qu'au  milieu  de 
mes  fautes,  je  me  les  suis  toujours  reprochées  ;  c'est  qu'elles  ne 
m'ont  jamais  fait  mépriser  mon  devoir  ni  fouler  aux  pieds  la 
vertu!  C'est  qu'enfin  j'ai  combattu  et  vaincu  pour  elle  dans  le 
moment  où  tous  les  autres  V oublient!  »  Nous  savons  à  qui  reve- 
nait le  mérite  de  cette  «  victoire  »-là  !  —  Enfin,  le  6  mai,  Sophie, 
après  un  long  silence  qui  correspond  à  la  crise  alors  traversée 
par  ses  relations  avec  Saint-Lambert,  reprend  la  plume  pour 
une  lettre  d'explication  définitive  que  nous  avons  analysée  au 
début  de  cet  examen  critique  des  faits.  Après  quoi,  Rousseau 
ne  recevra  plus  jamais  de  la  jeune  femme  que  deux  billets 
polis,  mais  rédigés  l'un  et  l'autre  à  la  troisième  personne. 

Quant  à  Saint-Lambert,  en  juin,  il  est  froid  et  donne  du 
Monsieur  à  son  ancien  rival.  Puis  la  diplomatie  reprend  peu  à 
peu  le  dessus  dans  son  âme.  En  octobre,  il  dit  encore  monsieur 
dans  un  court  billet,  mais  reparle  de  tendre  amitié.  Presque 
aussitôt,  la  Lettre  à  d'Alembert  qui  marque  la  rupture  de  son 
auteur  avec  Diderot,  amène  le  marquis  à  rompre  à  son  tour 
avec  Jean- Jacques.  Mais  encore,  quinze  jours  plus  tard, 
M.  d'Épinay  arrange  entre  sa  sœur,  Saint-Lambert  et  Rous- 
seau un  déjeuner  de  raccommodement  à  La  Chevrette  (dont 
la  châtelaine  est  toujours  absente)  :  cette  réunion  se  passe 
de  façon  correcte  et  laisse  place  à  des  rapports  convenables, 
bien  qu'à  peu  près  nuls  désormais,  entre  les  trois  acteurs  prin- 
cipaux de  ce  singulier  drame  d'amour  I 


LE  MALADE  245 


VII 


LES  LETTRES  A  SOPHIE 


Nous  avons  remarqué  que,  dans  sa  lettre  apologétique  du 

10  novembre  à  la  comtesse,  Rousseau  s'efforçait  plus  que 
jamais  de  présenter  sous  un  aspect  moral  et  presque  sous  un 
jour  «  austère  »  ses  gestes  de  «  berger  extravagant  ».  C'est  à 
ce  travail  de  tonification  pour  son  amour-propre  qu'il 
emploiera  une  partie  de  son  hiver  :  «  J'ai  bien  encore  une 
autre  copie  à  vous  faire,  écrit-il  à  Sophie  dès  le  24  novembre, 
mais  l'original  est  encore  trop  peu  avancé.  »  Puis,  le  28  jan- 
vier :  «  Il  y  a  aussi  un  commencement  des  Lettres  morales  en 
question.  C'est  à  quoi  je  me  délasse  de  mon  métier  de  copiste.  » 
—  Les  six  Lettres  à  Sophie  se  trouvent  pour  une  part  dans  les 
inédits  de  Streckeisen-Moultou,  pour  une  autre  part  dans 
l'étude  de  M.  Ritter  sur  M™^  d'Houdetot  et  Rousseau  dont  nous 
avons  déjà  parlé.  Plutarque,  Sénèque  ou  Marc-Aurèle  sont 
désormais  relégués  dans  ce  passé  d'  «  effervescence  »  que  l'au- 
teur des  Discours  juge  contraire  à  son  tempérament  vrai. 

11  s'agit  maintenant  pour  lui  de  faire  apparaître  une  divaga- 
tion erotique  sous  un  jour  moral  à  tout  prix  :  il  aura  donc 
recours  au  Platonisme  qui  est,  comme  le  rappelle  une  des 
notes  de  YHéloise,  la  constante  philosophie  des  amants. 
C'est  sous  un  aspect  platonique  de  perfectionnement  mutuel 
qu'il  présentera  maintenant  à  Sophie  leurs  étranges  amours 
en  partie  double. 

La  première  lettre  pose  en  effet  sans  délai  le  berger  roma- 
nesque dans  son  rôle  nouveau  de  précepteur  :  «  En  m' abste- 
nant de  donner  à  mes  fautes  des  noms  honnêtes  (il  a  dit  :  où 
est  le  crime  d'écouter  un  autre  amour  ?  —  signalé  de  vains 


246  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

prétextes  chez  Sophie,  etc.),  j'empêchai  que  l'honnêteté 
ne  sortît  de  mon  cœur.  Mon  âme  n'est  pas  celle  d'un  vil  séduc- 
teur [c'est  tout  l'accent  de  Saint-Preux]...  Avec  un  cœur 
faible,  je  n'ai  pas  l'âme  d'un  méchant...  Mes  désirs  ne  tendent 
plus  qu'à  la  perfection  de  votre  âme...  Puisse  mon  zèle  vous 
aider  à  vous  élever  si  fort  au-dessus  de  moi  que  F  amour-propre 
me  dédommage  en  vous  de  mes  humiliations  et  me  console  en 
quelque  sorte  de  n'avoir  pu  vous  atteindre...  Je  me  crois 
envoyé  du  ciel  pour  perfectionner  son  plus  digne  ouvrage  !... 
J'en  deviendrai  meilleur  moi-même  en  m'efîorçant  de  vous 
donner  [enfin]  l'exemple  des  vertus  dont  je  veux  vous  inspi- 
rer l'amour...  Songez  à  ces  entretiens  délicieux  où,  dans  l'effu- 
sion de  nos  âmes,  la  confidence  de  nos  peines  les  soulageait 
mutuellement  et  où  vous  versiez  la  paix  de  V innocence  sur 
les  plus  doux  sentiments  que  le  cœur  de  l'homme  ait  jamais 
goûtés.  Sans  doute,  l'homme  vil  et  corrompu  (Grimm,  M°^^ 
d'Épinay)  pouvait  interpréter  de  loin  nos  discours  selon  la 
bassesse  de  son  cœur  !  Mais  le  Témoin  sans  reproche,  VŒU 
éternel  qu'on  ne  trompe  point  voyait  peut-être  avec  complai- 
sance deux  âmes  paisibles  [!!!!]  s'encourager  mutuellement  [!!I] 
à  la  vertu,  et  nourrir,  par  un  épanchement  délicieux,  tous  les 
plus  purs  sentiments  dont  il  les  a  pénétrés  !  »  Quel  travestis- 
sement du  passé  réel  !  Voilà  le  fruit  des  leçons  de  platonisme 
longuement  recueillies  dans  les  romans  par  le  fervent  de 
VAstrée  !  Voilà  le  poison  passionnel  qui  coulera  çà  et  là  dans 
YHéloïse  à  pleins  bords.  Car  VŒU  éternel  a  vu  ce  que  nous 
savons  par  les  Confessions^  en  fait  d'épanchements,  au  cours 
des  allées  et  venues  du  berger  entre  l'Ermitage  et  Eaubonne  I 
—  Notons  au  surplus  que  cette  lettre  ne  mentionne  même  pas 
l'existence  de  Saint-Lambert  :  il  n'y  est  question  que  du  mari 
de  Sophie  :  «  Votre  époux,  accueilli  à  la  cour,  estimé  à  la  guerre, 
intelligent  dans  les  affaires,  jouit  d'un  bonheur  constant  qui 
commença  par  son  mariage.  » 

Les  deuxième  et  troisième  Lettres  sont  d'un  accent  moins 
personnel.  Mais  la  quatrième  revient  sur  les  souvenirs  du 
printemps    avec   plus    de  sincérité,  quoique  avec  beaucoup 


LE     MALADE  247 

d'habileté  encore  ;  elle  est  en  tous  cas  plus  loin  que  jamais  de 
l'accent  rationnel  et  chrétien  qui  marque  le  repentir  efficace  : 
«  C'est  à  vous,  Sophie,  qu'il  appartenait  de  me  rendre  chère 
la  mémoire  de  mes  derniers  égarements  par  celle  des  vertus 
[de  Sophie]  qui  m'en  ont  ramené.  Vous  m'avez  trop  fait 
rougir  de  mes  fautes  pour  que  j'en  puisse  rougir  aujourd'hui  !  » 
Tout  est  donc  oublié  d'un  passé  gênant.  «  Je  ne  sais  ce  qui 
me  rend  le  plus  /zer,  des  victoires  remportées  sur  moi-même 
ou  du  secours  qui  me  les  fait  remporter.  Si  je  n'avais  écouté 
qu'une  passion  criminelle,  si  j'avais  été  vil  un  moment  et  que 
je  vous  eusse  trouvée  faible  [il  a  bien  été  vil,  mais  ne  l'a  pas 
trouvée  faible,  comme  il  l'avoue  à  deux  reprises  et  dans 
sa  lettre  de  juin  et  dans  les  Confessions],  que  je  payerais  cher 
aujourd'hui  des  transports  qui  m'auraient  paru  si  doux  !... 
Je  sentirais  que  nous  aurions  été  méprisables,  que  nous 
aurions  indignement  abusé  de  tout  ce  que  l'estime,  l'amitié, 
la  confiance  ont  de  plus  inviolable  et  de  plus  sacré.  Je  vous 
haïrais  sans  doute,  pour  m'avoir  laissé  m'avilir  :  vous  me 
haïriez  à  plus  juste  titre  encore...  Si  nous  avions  été,  moi  plus 
aimable  (voilà  le  vrai,  car  la  volonté  de  faillir  était  chez  lui 
fort  active)  et  vous  plus  faible,  le  souvenir  de  nos  plaisirs 
ne  pourrait  jamais  être  si  doux  à  mon  cœur  !  »  Soit,  mais  c'est 
un  raisonnement  de  vaincu  qui  cherche  à  se  consoler  comme 
il  peut  de  sa  défaite.  Et  quelle  dextérité  sophistique  en  ces 
lettres  qui,  sans  doute,  dans  le  pupitre  du  romancier,  alter- 
nent avec  celles  de  Saint-Preux,  de  Julie  d'Étange  et  de 
Wolmar,  qui  sont  du  même  ton. 

Voici  que  se  prépare  nettement  l'aspect  platonique  du 
récit  des  Confessions  (qui  en  a  d'autres  plus  sincères,  il  est 
vrai)  :  «  Verserais-je  alors  les  larmes  délicieuses  qui  méchap- 
pent  en  écrivant  ces  lettres  ?  Me  seriez-vous  aussi  chère  après 
avoir  comblé  mes  vœux  que  vous  l'êtes  après  m'avoir  rendu 
sage  ?...  Et  cependant,  je  n'ai  pas  le  plaisir  de  me  faire  un 
mérite  de  ma  résistance.  Je  suis  aussi  coupable  que  si  j'avais 
succombé.  [Certes]  Sans  vous  j'étais  perdu  :  j'étais  le  dernier 
des  hommes  et  c'est  vous  qui  m'avez  forcé  de  me  vaincre!  » 


248  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

C'est  ce  qu'on  appelle  ne  pas  se  vaincre  soi-même!  «  Comment 
pourrais-] e  songer  sans  plaisir  à  ces  moments  qui  ne  me 
furent  douloureux  qu'en  m'épargnant  des  douleurs  éter- 
nelles ?  Comment  ne  jouirais-je  pas  aujourd'hui  du  charme 
d'avoir  écouté  de  votre  bouche  tout  ce  qui  peut  élever  l'âme 
et  donner  du  prix  à  l'union  des  cœurs  ?...  C'est  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  touchant  dans  l'image  de  la  vertu  que  vous  mettiez 
devant  mes  yeux  ;  c'est  la  crainte  de  souiller  si  tard  une  vie 
sans  reproche,  de  perdre  en  un  instant  le  prix  de  tant  de 
sacrifices.  C'est  le  dépôt  sacré  de  l'amitié  que  j'avais  à  respec- 
ter :  c'est  de  tout  ce  que  la  foi,  l'honneur,  la  probité  ont  de 
plus  inviolable  que  se  formait  l'invincible  barrière  que  vous 
opposiez  sans  cesse  à  mes  désirs...  Tous  mes  sentiments  pour 
vous  s'embellissent  de  celui  qui  les  a  surmontés.  Ils  font  la 
gloire  [!]  et  la  douceur  de  ma  vie,  et  c'est  à  vous  que  je  dois 
tout  cela  !  Ma  chère  et  digne  amie,  je  cherchais  le  repentir 
et  vous  m'avez  fait  trouver  le  bonheur  1  »  Il  a  escamoté  le 
repentir.  «  Tel  est  l'état  d'une  âme,  qui,  s' osant  proposer  à 
vous  pour  exemple,  ne  vous  offre  en  cela  que  le  fruit  de  vos 
soins  !  »  On  n'a  jamais  été  plus  loin  dans  la  virtuosité  du 
sophisme  onctueux  !  «  Si  cette  voix  intérieure  qui  me  juge  en 
secret  et  se  fait  sans  cesse  entendre  à  mon  cœur  [nullement 
puisqu'il  s'est  épargné  le  repentir]  se  fait  entendre  de  même 
au  vôtre,  apprenez  à  l'écouter  et  à  la  suivre,  voilà  toute  ma 
philosophie  !  »  Est-ce  là  un  recours  au  patronage  de  cette 
commode  conscience  rousseauiste  qui  reparaîtra  dans  l'Emile, 
ou  une  pierre  encore  dans  le  jardin  de  Saint-Lambert  sous 
forme  de  tentative  au  profit  de  M.  d'Houdetot  ?  Nous  ne  nous 
chargeons  pas  de  le  démêler. 

A  ces  lettres,  Rousseau  pourra  faire  quelques  emprunts 
pour  son  Emile,  mais  c'est  surtout  l'accent  des  parties  pas- 
sionnelles de  VHéloïse  qui  s'y  retrouve  en  maint  passage.  Ce 
roman  était  alors  sur  le  chantier,  et  la  séduction  de  Julie 
était  déjà  consommée  sans  nul  doute  pour  justifier  le  sous- 
titre  de  l'ouvrage.  La  vanité  de  Saint-Preux  aidant,  l'auteur 
ne  voulut  point  effacer  cette  chute   initiale,    reflet   de  ses 


LE     MALADE  249 

rêveries  erotiques  de  1756,  mais  qui  faisait  Julie  moins  iden- 
tique à  Sopliie.  Aussi  bien  sentait-il  que,  séducteur  plus 
heureux  en  juin  1757,  il  aurait  malgré  tout  parlé  à  peu  près 
le  même  langage,  au  prix  de  quelques  nuances,  en  janvier  1758, 
—  comme  son  roman  le  démontre  par  un  si  grand  nombre  de 
ses  pages.  Encore  une  fois,  de  sa  crise  passionnelle  de  1757, 
l'homme  des  Discours  est  sorti  l'homme  de  la  Julie  et  de 
V Emile  qui  est  déjà  tout  autre  (la  transition  étant  faite  par 
la  Lettre  à  d'Alembert  comme  nous  l'avons  indiqué).  De  même 
qu'après  la  seconde  crise,  plus  pathologique  encore,  qu'il 
devait  traverser  huit  années  plus  tard  sur  le  sol  anglais, 
l'homme  de  la  Julie  deviendra  l'homme  des  Confessions, 
des  Dialogues  et  des  Rêveries. 


CHAPITRE  III 

SEPT  ANNÉES  DE  PRODUCTION  ACTIVE 
ET  DE  CROISSANTE  INFLUENCE 


Lorsqu'au  début  de  l'hiver  Jean- Jacques  quitta  l'Ermitage 
pour  s'installer  à  Montmorency,  où  il  avait  loué  un  logement, 
sa  santé  subit  tout  d'abord  le  contre-coup  des  secousses  phy- 
siques et  morales  qu'il  venait  de  ressentir.  Il  retourna  donc 
vers  l'état  d'esprit  qu'il  avait  traversé  naguère  aux  Char- 
mettes,  sous  l'influence  de  causes  analogues  et  après  1'  «  acci- 
dent »  névropathique  dont  nous  avons  parlé  en  son  lieu  :  «  Je 
passai,  a-t-il  écrit,  toute  l'année  1758  dans  un  état  de  langueur 
qui  me  fit  croire  que  je  touchais  à  la  fm  de  me  carrière.  J'en 
voyais  approcher  le  terme  avec  une  sorte  d'empressement... 
J'aspirais  au  moment  d'être  libre  et  d'échapper  à  mes  ennemis.» 
—  Pourtant,  son  équilibre  mental  se  rétablit  insensiblement, 
au  prix  des  larges  concessions  qu'il  avait  consenties  dès  ce 
moment  à  sa  nature  véritable  et  qui  se  refléteront  déjà  quelque 
peu  dans  sa  Lettre  à  d' Alembert.  Il  se  fit  platonique  et  quiétiste 
plus  délibérément  que  pendant  sa  période  d'  «  effervescence  », 
trouvant,  dans  cette  nouvelle  attitude  vitale,  une  défense 
efficace  contre  le  remords  des  faiblesses  et  des  maladives 
inconséquences  de  la  veille.  Il  put  bientôt  se  remettre  au 
travail  avec  ardeur  et  mener  à  leur  terme,  dans  l'espace  de 


LE     MALADE  251 

quelques  mois,  ses  trois  principaux  ouvrages,  VHéloïse,  le 
Contrat  social  et  Y  Emile;  tous  plus  ou  moins  préparés  dans 
son  esprit  par  ses  méditations  antérieures  et  retenant  donc 
en  leur  trame  des  traces  pluç  ou  moins  sensibles  de  son  «  effer- 
vescence »  philosophique  et  plutarchienne,  avec  un  assez 
ample  mélange  de  suggestions  mystiques. 


NOUVEL  ENTOURAGE  A  MONTMORENCY 
ET  PATRONAGE  DES  LUXEMBOURG 


Sa  réputation  grandissante  lui  permit  de  se  refaire  rapide- 
ment des  relations  agréables.  Il  apprécia,  parmi  ses  voisins, 
Favocat  Loyseau  de  Mauléon,  qui  adoptera  bientôt  la  spécia- 
lité des  causes  sentimentales  et  comme  on  dirait  aujourd'hui 
des  crimes  passionnels,  favorisant  de  son  mieux  les  premières 
intrusions  du  rousseauisme  dans  le  prétoire  :  puis  encore  le 
curé  de  Grosley  et  le  père  Berthier,  de  l'Oratoire.  Avec  d'an- 
ciens amis  de  sa  jeunesse  qui  sont  restés  totalement  ignorants 
des  imbroglios  de  La  Chevrette,  il  resserre  à  ce  moment  ses 
relations  sans  difTiculté  :  tels  MM.  Roguin,  Lenieps,  M"^^  Dupin 
de  Chenonceaux,  la  marquise  de  Gréqui.  Il  recrute  ou  encou- 
rage de  nouveaux  admirateurs  et  adhérents,  comme  le  publi- 
ciste  Deleyre,  le  genevois  Goindet,  employé  à  la  banque 
Necker,  garçon  de  commerce  facile  et  de  grande  obligeance, 
mais,  selon  Rousseau,  avantageux,  indiscret  et  gourmand  ; 
bientôt  la  marquise  de  Verdelin,  née  Brémond  d'Ars,  d'un 
inlassable  dévouement  et  dont  Sainte-Beuve  a  tracé  un  fin 
portrait  ;  enfin  de  plus  hauts  personnages  tels  que  Lamoignon 
de  Malesherbes,  premier  président  de  la  cour  des  Aides  et 


252  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

alors  directeur  de  la  Librairie,  le  prince  de  Conti  et  sa  maî- 
tresse, la  comtesse  de  Boufïlers-Rouvel,  née  Saujon  (qu'on 
appelait  l'idole  du  Temple,  en  jouant  sur  le  nom  de  la  rési- 
dence parisienne  du  prince)  :  surtout  le  maréchal-duc  de 
Luxembourg,  châtelain  de  Montmorency,  un  des  plus  grands 
seigneurs  du  royaume  et  ami  très  particulier  du  roi,  ainsi  que 
sa  famille  :  tous  gens  ignorant  ou  estimant  peu  M^^^  d'Épinay 
et  son  entourage  parce  qu'ils  appartenaient  à  un  milieu  social 
fort  différent. 

Rousseau  fit  de  la  sorte  peau  neuve,  si  l'on  peut  ainsi  par- 
ler, à  quelques  pas  de  son  ancien  séjour  ;  il  put  même  con- 
server ou  reprendre  sans  encombre  quelque  chose  de  son 
attitude  austère,  quoique  au  fond  de  son  cœur,  cette  attitude 
ne  le  trompât  plus  lui-même  :  «  Que  je  hais  tous  vos  titres, 
écrira-t-il  par  exemple  à  la  maréchale  de  Luxembourg  !  Vous 
me  semblez  si  digne  de  goûter  les  charmes  de  la  vie  privée. 
Que  n'habitez-vous  Clarens  ?  J'irais  y  chercher  le  bonheur  de 
ma  vie.  Mais  le  château  de  Montmorency,  mais  l'hôtel  de 
Luxembourg,  est-ce  là  qu'on  doit  voir  Jean-Jacques  Rousseau  ? 
Est-ce  là  qu'un  ami  de  l'égalité  doit  porter  les  affections  d'un 
cœur  sensible,  qui,  payant  ainsi  l'estime  qu'on  lui  témoigne, 
croit  rendre  autant  qu'il  reçoit  !  Vous  êtes  bonne  et  sensible 
aussi  :  je  le  sais,  je  l'ai  vu,  mais,  dans  le  rang  où  vous  êtes, 
dans  votre  manière  de  vivre,  rien  ne  peut  faire  une  impres- 
sion durable...  Vous  m'oublierez,  Madame,  après  m'avoir  mis 
hors  d'état  de  vous  imiter  !  »  En  fait  ils  s'oublièrent  aussi 
facilement  l'un  que  l'autre  ;  mais  on  reconnaît  dans  cet 
accent  celui  des  parties  philosophiques  encore  de  l'Héloïse, 
les  moins  discutables  de  l'ouvrage. 

Extrêmement  flatté  au  fond  des  avances  qui  lui  viennent 
de  si  haut,  Jean-Jacques  accepte  bientôt  de  ses  nobles  voi- 
sins un  nouvel  «  ermitage  »  :  c'est  un  appartement  dans  un 
pavillon  situé  en  plein  parc  des  Luxembourg  et  qu'on  appe- 
lait le  «  petit  château  »  de  Montmorency.  Mais  leur  entourage 
le  laissa  toujours  mal  à  son  aise  ;  il  n'y  trouvait  plus  cette 
facilité  de  relations  à  laquelle  l'avaient  accoutumé  les  miheux 


LE     MALADE  253 

de  finances  si  intimement  associés  alors  aux  milieux  artistes. 
Avec  son  éducation  sociale  assez  sommaire  au  total,  il  se 
heurtait  aux  raffinements  de  l'esprit  de  cour,  fait  de  con- 
ventions très  subtiles  et  surtout  d'une  constante  maîtrise 
de  soi,  du  moins  en  public.  Il  envia  donc  la  désinvolture  d'un 
abbé  de  Boufïlers,  proche  parent  de  la  maréchale,  s'exagéra 
désormais  sa  gaucherie  native,  et,  plus  tard,  en  repassant  dans 
sa  mémoire  ses  souvenirs  de  ce  temps,  il  se  présentera  aux 
lecteurs  des  Confessions  comme  beaucoup  moins  doué  pour 
la  causerie  de  salon  qu'il  ne  le  fut  en  réalité,  dans  ses  bons 
jours. 

Il  accepta  néanmoins  ces  «  servitudes  »,  si  tôt  renouvelées, 
en  raison  des  avantages  que  lui  procurait  le  patronage  de  ses 
puissants  voisins  ;  il  n'oubliait  pas  en  effet  sa  dépression  pro- 
fonde du  début  de  1758,  quand  il  avait  pu  se  croire  morale- 
ment isolé  dans  la  société  française.  Pour  connaître  à  quel 
point  ce  patronage  lui  fut  un  précieux  réconfort,  il  suffit 
d'écouter  les  plaintes  que  lui  arracha,  cinq  ans  plus  tard,  la 
mort  de  l'excellent  maréchal.  «  Sa  chère  mémoire,  écrit-il, 
le  28  mai  1764,  défendra  la  mienne  des  insultes  de  mes  enne- 
mis, et,  quand  ils  voudront  la  souiller  par  leurs  calomnies, 
on  leur  dira  :  Comment  cela  pourrait-il  être  ?  Le  plus  honnête 
homme  de  France  fut  son  ami  !  »  Ou  encore,  à  Deleyre,  vers  le 
même  temps  :  «  J'avais  pour  amis  tout  ce  qu'il  y  avait  d'il- 
lustre parmi  les  gens  de  lettres  ;  je  les  ai  perdus  pleins  de  vie, 
même  Duclos.  J'en  fais  un  parmi  les  grands  :  c'est  celui-là 
qui  se  trouve  à  l'épreuve  et  la  mort  vient  me  l'ôter  !  Quel 
renversement  d'idées  !  Sur  quels  nouveaux  principes  faut-il 
donc  remonter  ma  raison  !  «  Sur  ceux  de  l'expérience,  tout  sim- 
plement, pourrait-on  lui  répondre,  de  l'expérience  qui  apprend 
aux  observateurs  de  bonne  foi  la  valeur  des  disciplines  aristo- 
cratiques de  toutes  sortes  et  en  tout  temps. 

Pourtant  le  soupçon  n'est  jamais  entièrement  réduit  au 
silence  dans  cette  âme  inquiète  et  fébrile  ;  il  conserve  des 
doutes  sur  la  fidélité  du  grand  seigneur  dont  il  n'avait  reçu 
depuis  longtemps  aucun  signe  de  vie  lorsqu'il  mourut  et  il 


254  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

écrit  à  sa  veuve  ces  lignes  plaintives  :  «  Mais  c'est  trop  me 
flatter  !  Sans  doute,  il  avait  cessé  de  prendre  intérêt  à  mes 
misères  (après  moins  de  deux  années  de  séparation).  A  votre 
exemple,  il  m'avait  oublié  !  Je  vous  ai  perdus  tous  deux 
pleins  de  vie  !  »  Elle  lui  répond  avec  cordialité  et  en  le  faisant 
souvenir  sans  doute  qu'il  a  le  premier  interrompu  la  corres- 
pondance ;  et  ce  sont  aussitôt  des  transports  de  très  humble 
gratitude  chez  l'homme  qui  fait  ailleurs  profession  de  hdir 
toute  hiérarchie  sociale  :  «  Que  votre  lettre  m'a  soulagé  ! 
La  certitude  d'avoir  été  aimé  de  M.  le  maréchal  adoucit 
l'amertume  de  sa  perte...  Pourvu  que  vos  bontés  me  soient 
rendues,  je  me  chargerai  volontiers  d'un  tort  que  mon  cœur 
n'eut  jamais  et  qu'il  saura  bien  vous  faire  oublier.  Je  consens 
que  vous  ne  m'accordiez  rien  qu'à  titre  de  grâce  !  Si  je  n'ai 
point  mérité  votre  amitié,  songez  que,  de  votre  propre  aveu, 
M.  le  maréchal  m'accordait  la  sienne.  Quand  vous  sentirez  que 
je  dois  être  inquiet...  faites-moi  dire  un  mot  par  M.  La  Roche 
(intendant  de  la  maréchale)  et  je  suis  content.  »  On  voit  le 
caractère  de  cette  amitié. 

Revenons  au  séjour  de  Rousseau  dans  l'agréable  logis 
qu'elle  lui  procura  bientôt.  Ses  amis,  anciens  et  nouveaux, 
coopérèrent  au  lancement  de  la  Julie  ;  «  M"^^  de  Luxembourg, 
écrira-t-il  plus  tard,  en  avait  parlé  à  la  cour,  M^^®  d'Houdetot 
à  Paris,  Saint-Lambert  avait  lu  le  manuscrit  au  roi  de  Pologne. 
Duclos,  à  qui  je  l'avais  aussi  fait  lire,  en  avait  parlé  à  l'Aca- 
démie :  tout  Paris  était  dans  l'impatience  de  voir  ce  roman.  » 
On  conçoit  la  curiosité  générale  devant  cette  palinodie,  si 
imprévue,  dont  nous  connaissons  maintenant  les  origines  ! 
«  Le  succès  répondit  à  l'attente,  lisons-nous  encore  dans  les 
Confessions.  Les  femmes  surtout  s'enivrèrent  du  livre  et  de 
l'auteur  !...  Tout  au  contraire  de  mon  attente,  le  succès  fut 
moindre  en  Suisse.  L'amitié,  l'amour,  la  vertu  règnent-ils 
donc  à  Paris  plus  qu'ailleurs  I  »  Non,  mais  c'est  qu'ils  ne 
régnent  dans  le  roman  que  comme  couverture  à  d'autres 
sentiments,  alors  bien  plus  répandus  à  Paris  qu'à  Genève, 
ceux  du  platonisme  romanesque.  L'auteur  s'explique  autre- 


LE     MALADE  255 

ment  les  choses,  comme  bien  on  pense  :  «  Non,  sans  doute, 
répond-il  pour  sa  part  à  l'interrogation  qu'il  vient  de  faire, 
mais  il  y  règne  encore  ce  sens  exquis  qui  transporte  le  cœur 
à  leur  image.  La  corruption  désormais  est  partout  la  même.  Il 
n'existe  plus  ni  mœurs,  ni  vertus  en  Europe  ;  mais  s'il  existe 
encore  quelque  amour  pour  elle,  c'est  à  Paris  qu'on  doit  le 
chercher  !  »  Ami  de  la  vertu  plutôt  que  vertueux,  c'est  ce 
qu'était  devenue,  vers  1770,  la  devise  de  l'ancien  stoïque  ; 
il  veut  bien  associer  le  Paris  de  la  Pompadour  à  ses  nou- 
velles dispositions  morales,  ce  qui  n'était  pas  de  nature  à 
relever  grandement  ces  dernières,  il  faut  l'avouer.  Nous  expli- 
querons bientôt  tout  autrement  le  succès,  divers  selon  les 
lieux,  de  ce  très  prestigieux  récit. 

Les  préparatifs  de  la  publication  de  l'Emile  se  firent  ensuite 
sous  de  bien  moins  favorables  auspices.  L'auteur  eut  même,  à 
ce  sujet,  un  bref  accès  de  sa  maladie  mentale,  quelque  temps 
endormie  par  le  succès.  L'impression  de  son  ouvrage  ayant 
été  en  effet  retardée  quelque  peu,  —  par  des  circonstances 
toutes  fortuites,  ainsi  qu'il  le  reconnut  plus  tard,  —  il  ima- 
gina que  les  Jésuites,  escomptant  sa  mort  prochaine,  avaient 
résolu  d'entraver  l'apparition  du  livre  afin  de  pouvoir  le  mutiler 

I  ou  le  retoucher  à  leur  guise  après  son  décès  !  Lorsqu'il  rédigea 
ses  Confessions  (c'est-à-dire  à  une  heure  de  son  existence  où 
la  manie  des  persécutions  s'était  installée  dans  son  cerveau 

I  à  demeure)  il  analysa  pourtant  fort  bien  les  facteurs  de  cet 
accès  de  démence  :  «  Il  est  étonnant,  écrit-il  en  effet  vers  1770» 
quelle  foule  de  faits  et  de  circonstances  vint,  dans  mon  esprit, 
se  calquer  sur  cette  folie  et  lui  donner  un  air  de  vraisemblance  ; 
que  dis-je,  m'y  montrer  l'évidence    et  la    démonstration.  » 

i  C'est  ce  dont  il  ne  conviendra  jamais  pour  l'affaire  d'Épinay 
ou  l'affaire  Hume  :  mais,  cette  fois,  Malesherbes  était  parvenu 
à  le  rassurer  sans  trop  de  délai,  «  ma  parfaite  confiance  en 
sa  droiture  l'ayant  emporté,   dit-il,   sur  l'égarement  de  ma 

f  pauvre  tête  !  » 

Et  voici  en  quels  termes  frappants  il  excusa  sans  délai, 
vis-à-vis  du  président,  les  noires  visions  de  son  délire  inter- 


256  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

prétatif  :  «  Je  vous  ai  compromis,  Monsieur  I  J'ai  compromis 
Madame  la  maréchale  de  la  manière  du  monde  la  plus  punis- 
sable !  Vous  avez  tout  enduré,  tout  fait  pour  calmer  mon 
délire  et  cet  excès  d'indulgence,  qui  pouvait  le  prolonger, 
est  en  effet  ce  qui  l'a  détruit.  J'ouvre,  en  frémissant,  les  yeux 
sur  moi  et  je  me  vois  tout  aussi  méprisable  que  je  le  suis 
devenu  !  Devenu  ?  Non,  l'homme  qui  porta  cinquante  ans 
dans  le  cœur  ce  que  je  sens  renaître  en  moi  n'est  point  celui 
qui  peut  s'oublier  au  point  que  je  viens  de  faire  !  On  ne 
demande  point  de  pardons  à  mon  âge  parce  qu'on  n'en  mérite 
plus.  Mais,  Monsieur,  je  ne  prends  aucun  intérêt  à  celui  qui 
vient  d'usurper  et  de  déshonorer  mon  nom.  Je  l'abandonne  à 
votre  juste  indignation.  Il  est  mort  pour  ne  plus  renaître 
[hélas,  nous  savons  qu'il  n'est  ressuscité  que  trop  vite  !] 
Daignez  rendre  votre  estime  à  celui  qui  vous  écrit  mainte- 
nant î  »  La  névrose  a  de  tout  temps  suggéré  cette  impression 
d'un  dédoublement  pathologique  entre  l'homme  conscient  et 
l'homme  subconscient  :  la  folie  n'est  complète  que  quand  ce 
dernier  a  définitivement  pris  le  dessus.  Les  Dialogues  repo- 
seront sur  une  hantise  de  ce  genre  en  traitant  Rousseau  et 
Jean- Jacques  comme  deux  personnages  distincts.  Mais  en 
1762,  c'est  Rousseau  qui  condamne  bientôt  Jean- Jacques 
et  le  croit  rentré  dans  le  néant.  Vers  1775,  Rousseau  n'em- 
ploiera plus  ses  facultés  de  synthèse,  —  jusqu'au  bout  si  sin- 
gulièrement puissantes  et  ingénieuses  dans  leur  champ 
d'activité  restreint  par  la  maladie,  —  que  pour  tenter  l'apo- 
logie des  folles  visions  de  Jean-Jacques. 


LE    MALADE  257 


II 


MOTIERS-TRAVERS.    — 
CORRESPONDANCE    DE    DIRECTION 


Pour  la  tranquillité  de  sa  vieillesse,  l'auteur  d'Emile  eût 
fait  sagement  d'opérer  lui-même  dans  son  livre  quelques-unes 
de  ces  coupures  ou  retouches  qu'il  prêtait  aux  Jésuites  le  pro- 
jet d'y  pratiquer  après  son  trépas.  Par  malheur,  ses  précédents 
triomphes  l'avaient  encouragé  à  oser  beaucoup  contre  les 
institutions  de  son  temps  ;  il  força  cette  fois  la  note  de  cri- 
tique religieuse  et  s'en  trouva  mal.   Un   décret  fut  rendu 
contre  lui  le  9  novembre  1762  mais  on  le  laissa  quitter  Paris 
sans  l'inquiéter.  Genève  suivit  l'exemple  de  la  France  et  se 
prononça  contre  VEmile  le  18  Juin.  L'auteur  s'était  dirigé 
vers  la  Suisse.  Un  instant,  il  songea  à  choisir  Yverdun,  patrie 
des  Roguin,  pour  son  séjour,  mais  le  sénat  de  Berne  n'y 
souffrit  pas  son  installation.  Il  eut  alors  recours  à  l'hospita- 
lité du  roi  Frédéric  de  Prusse  dont  il  avait  parlé  sans  bien- 
veillance, mais  qui  ne  lui  en  tint  pas  rigueur.  Il  put  s'établir 
sans  encombre  au  village  de  Motiers,  dans  le  val  de  Travers  : 
une  portion  du  comté  de  Neufchâtel  qui  appartenait  alors 
aux  Hohenzollern. 

Ces  pérégrinations  forcées  achèvent  de  porter  sa  notoriété 
à  son  comble  et  il  est  dès  lors  conduit  à  entretenir  une  consi- 
dérable correspondance  de  direction,  principalement  avec  des 
névropathes  qui  réclament  de  lui  les  consolations  de  ce  Quié- 
tisme  laïcisé  dont  il  vient  de  donner  les  premières  formules. 
On  en  trouve  la  preuve  surabondante  dans  ses  lettres  de  ce 
temps  et  aussi  dans  celles  qu'il  recevait  de  toutes  parts,  que 
conserve  la  bibliothèque  de  Neufchâtel  et  qui  ont  été  pubhées 

J7 


258  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

en  partie.  On  y  voit  les  déprimés  et  les  anxieux,  descendants 
des  Guyon  ou  des  Montberon  du  xvii^  siècle,  s'adresser  à 
ce  Fénelon  en  robe  arménienne  pour  obtenir  de  lui  guérison, 
ou  tout  au  moins  atténuation  de  leurs  souffrances  mentales, 
—  les  plus  poignantes  de  celles  que  doit  supporter  l'humanité 
consciente,  pour  rançon  de  sa  prévoyance  réfléchie  du  futur.  — 
«  J'ai  recours  à  vous.  Monsieur,  lui  écrira  nettement  le  jeune 
Séguier  de  Saint-Brisson,  parce  que  mon  âme  est  souffrante 
et  que  je  ne  connais  que  vous  qui  puissiez  la  guérir  et  la  con- 
soler !  » 

Dès  1763,  c'est-à-dire  quelques  mois  seulement  après  la 
publication  de  V Emile,  évangile  du  Quiétisme  nouveau,  l'abbé 
Laporte  avait  édité  des  Pensées  choisies  de  Jean-Jacques 
Rousseau,  qui  sont  l'équivalent  du  Manuel  de  piété  fénélonien 
pour  qui  recherche  les  tonifications  mystiques.  Dans  ces  Pen- 
sées, les  âmes  de  désir  vont  puiser  un  aliment  pour  leur  appétit 
de  surhumaine  amitié.  Une  correspondante  énigmatique  ', 
qui  signe  de  son  seul  prénom,  Henriette,  et  se  fait  remarquer 
par  sa  ferveur,  écrit  le  26  mars  1764  à  Motiers  :  «  J'aurais 
donné  tout  au  monde  pour  devenir  une  de  ces  dévotes  pas- 
sionnées qui  voient  Dieu  en  toutes  choses,  qui  traitent  avec 
lui  comme  avec  leur  ami  et  qui  sont  intimement  convaincues, 
chacune  en  elle-même,  qu'elle  est  l'objet  de  sa  plus  particu- 
lière attention  !  »  Un  siècle  plus  tôt,  celle-là  aurait  été  des 
«  bonnes  filles  »  de  M^^^  Guyon,  mais  le  dogme  chrétien  est  un 
édifice  trop  activement  sapé  désormais  pour  servir  commo- 
dément de  refuge  à  des  âmes  quelque  peu  touchées  de  la 
«  philosophie  »  ambiante.  «  J'aurais  voulu,  poursuit  Hen- 
riette, être  telle  de  bonne  heure,  par  persuasion  et  par  senti- 
ment. J'ai  pris  tous  les  moyens  que  j'ai  crus  capables  de  faire 
naître  en  moi  cette  passion.  Mais,  au  contraire,  ils  n'ont 
malheureusement  servi  qu'à  m'en  éloigner  davantage.  »  Les 
Pensées  de  Rousseau  sont  alors  venues  lui  fournir,  de  la  façon 

1.  Nous  avons  déjà  introduit  ces  citations  dans  notre  volume  sur  Le  péril 
mystique  dans  l'inspiration  des  démocraties  contemporaines.  Paris,  1918. 


LE     MALADE  259 

la  plus  opportune,  un  bréviaire  de  vie  intérieure  :  «  Quand  je 
me  sentais  agitée,  troublée  ou  abattue,  j'allais  aussitôt 
reprendre  mes  conversations  avec  lui  et  je  ne  le  quittais  pas 
que  je  n'eusse  senti  le  calme  revenir  !  »  Car  telles  sont  les  con- 
solations que  procure  le  sentiment  de  l'alliance  mystique. 

L'abbé  de  Carondelet  est  un  autre  fervent  qui  écrit  de  son 
côté  vers  la  fin  de  la  même  année  1764  :  «  Vous  avez  changé 
mon  cœur  !  Je  m'en  aperçois  à  la  tranquillité  intérieure  et  au 
désir  de  bien  faire  que  j'éprouve.  Toujours  sous  les  yeux  de 
DieUf  je  le  regarde  comme  un  Père  plein  de  tendresse  ;  je 
n'ose  rien  faire  sans  le  prendre  à  témoin  et  souvent  je  lui 
accuse  mes  défauts,  mes  erreurs,  mes  faiblesses  avec  une 
émotion  qui  doit  lui  plaire.  »  Plus  remarquables  encore,  entre 
les  lettres  de  ce  genre  qu'a  publiées  P.  M.  Masson,  nous  paraît 
celle  d'un  certain  Lecomte,  un  artisan  sans  nul  doute,  car  on 
y  perçoit  déjà  l'accent  de  ces  hommes  du  peuple^  plus  cons- 
cients de  leur  effort  vers  le  pouvoir,  dont  George  Sand  encou- 
ragera les  aspirations  au  siècle  suivant,  les  Magu,  les  Gilland, 
les  Poney.  Mentionnons  enfin  celle  que  signe  un  capitaine  au 
régiment  de  Soubise  :  «  J'étais  dans  un  complet  désarroi  moral. 
Des  lectures  sans  choix  m'avaient  corrompu.  Je  me  serais 
peut-être  tout  à  fait  égaré  sans  le  secours  d'Emile...  Je  regar- 
derai désormais  votre  traité  d'éducation  comme  ma  Bible.., 
Vous  serez  mon  dernier  apôtre,  etc.  »  Et,  certes,  par  tout  ce 
que  le  rousseauisme  mystique  conservait  encore  du  christia- 
nisme rationnel,  il  pouvait  agir  utilement  sur  certaines  âmes 
suffisamment  gardées  par  leur  tempérament  ou  par  leur 
expérience  de  la  vie  contre  ses  outrances  émotives  ;  ce  fut 
l'un  des  motifs,  nullement  négligeable,  de  son  succès  et  c'est 
celui  que  l'auteur  de  La  religion  de  Rousseau  s'est  efforcé  de 
mettre  en  relief. 

Un  demi-siècle  plus  tard,  un  adepte  de  la  mystique  rous- 
seauiste,  Eymar,  dans  ses  Visites  à  Jean- Jacques  Rousseau, 
versera  de  douces  larmes  en  évoquant  par  le  souvenir  cette 
révélation  soudaine  que  lui  avaient  apportée  les  écrits  du 
prophète,  véritables  chartes  de  la  moderne  alliance  avec  le 


260  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Très-Haut.  On  croirait  lire  le  récit  des  illuminations  de  Saiil 
sur  le  chemin  de  Damas.  «  Mes  yeux,  couverts  d'un  nuage, 
se  décillent,  s'ouvrent  à  la  lumière  !  Une  clarté  bienfaisante 
pénètre  au  dedans  de  moi  et  me  découvre  un  nouveau  monde 
moral  dans  lequel  je  me  crois  subitement  transporté.  Je 
peindrai  difficilement  tout  ce  que  j'éprouvais  de  ravissement 
dans  ces  méditations  solitaires...  La  paix,  le  silence  de  la 
nuit,  tout,  jusqu'à  la  vacillante  lueur  de  la  lampe  concourait 
à  rendre  salutaires  et  profondes  en  mon  cœur  les  impressions 
qui  devaient  le  transformer  et  lui  donner  une  autre  existence  ! 
Je  baisais  le  livre  ;  je  l'arrosais  de  mes  larmes.  Je  ne  pouvais 
plus  m'en  arracher  !  »  Tel  sera  fréquemment  le  ton  des  dirigés 
de  Jean-Jacques,  jusqu'à  l'heure  où,  perdant  enfin  toute 
mesure,  ces  fanatiques  voudront  égaler  leur  révélateur  à 
Jésus,  ou  même  le  placer  plus  haut  que  le  Rédempteur  des 
chrétiens  dans  la  hiérarchie  des  missionnaires  de  l'Au-delà 
mystérieux  :  «  Ne  me  l'amenez  pas,  devra  dire  Jean- Jacques 
vieilli  à  Bernardin  de  Saint-Pierre  qui  le  sollicitait  de  recevoir 
un  de  ces  visiteurs  exaltés  !  Il  m'a  fait  peur  !  Il  m'a  écrit  une 
lettre  où  il  me  mettait  au-dessus  de  Jésus  !  » 

Nous  croyons  pourtant  devoir  formuler  quelques  réserves 
sur  les  résultats  pratiques  de  la  direction  rousseauiste,  au 
moins  dans  la  plupart  des  cas  :  l'élément  rationnel  y  est  trop 
noyé  dans  l'élément  émotif  pour  engendrer  de  bien  efficaces 
adaptations  sociales.  Entre  les  âmes  rendues  par  Jean-Jacques 
à  la  disposition  religieuse,  a  écrit  P.  M.  Masson  lui-même 
(si  disposé  qu'il  fût  à  présenter  le  Genevois  comme  un  auxi- 
liaire efficace  des  restaurations  chrétiennes  de  la  fin  du 
siècle),  beaucoup  n'ont  guère  dépassé  le  culte  de  la  personne  de 
leur  maître,  et  il  a  seul  recueilli  le  bénéfice  de  leur  disposition 
dévote.  Quant  aux  brevets  de  bonté  ou  même  de  vertu  que 
ces  gens  se  décernent  si  volontiers  de  leurs  propres  mains, 
à  l'imitation  de  Saint-Preux,  il  est  permis  de  les  juger  tout 
aussi  discutables  que  ceux  dont  le  précepteur  de  Julie  se 
gratifie  pour  sa  part,  en  les  justifiant  si  peu  par  ses  actes. 
Rousseau  lui-même  refusait  le  plus  souvent  de  prendre  au 


LE     MALADE  261 

sérieux  ses  larmoyants  interrogateurs  et  surtout  interroga- 
trices. Dans  ses  Dialogues,  il  a  caractérisé  leurs  importunités 
en  termes  frappants  :  «  Ni  les  lettres  pathétiques  qu'on  dicte 
à  celles-là,  ni  les  dolentes  histoires  qu'on  leur  fait  apprendre, 
ni  tout  l'étalage  de  leurs  malheurs  et  de  leurs  vertus,  ni  celui 
de  leurs  charmes  flétris  n'ont  pu  m'attendrir  !  »  Le  ton  de  ces 
lignes  cruelles  dit  assez  combien  le  malade  avait  fréquemment 
souffert  à  se  contempler,  comme  en  un  miroir  trop  fidèle,  dans 
les  traits  altérés  de  ses  clients  névropathes.  Leurs  importu- 
nités ont  certainement  contribué,  pour  une  part,  à  porter 
enfin  son  agitation  jusqu'à  la  manie  sans  remède,  —  comme 
il  arrive  au  surplus  de  façon  presque  inévitable  aux  instiga- 
teurs de  toutes  les  grandes  épidémies  mystiques. 


III 

UN    ALTER    EGO    DE    SAINT-PREUX 
IGNACE    SAUTTERSHEIM 


Un  dirigé  dont  Jean- Jacques  ne  redouta  point  le  contact, 
prolongé  durant  quelques  mois  (parce  qu'il  reconnut  en  ce 
garçon  un  portrait  vivant  de  son  Saint-Preux,  et,  par  consé- 
quent, un  portrait  rajeuni  de  lui-même),  c'est  un  certain 
déclassé  du  nom  de  Sauttersheim  qui,  venu  à  Motiers  tout 
exprès  pour  y  recevoir  ses  directions  spirituelles,  s'y  faisait 
ou  s'y  laissait  appeler  le  baron  de  Sauttern,  —  de  même  que 
Rousseau,  installé  jadis  à  Lausanne,  s'étais  baptisé  Vaussore 
de  Villeneuve,  et,  compagnon  de  route  de  M"^^  de  Larnage,  se 
donnait  pour  l'Anglais  Dudding.  —  Des  travaux  récents, 
pubUés  dans  la  patrie  de  ce  personnage,  la  Hongrie,  ont  jeté 
quelque  lumière  sur  ses  origines  et  permis  de  pénétrer  dans 


262  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

ses  dispositions  d'âme  plus  avant  qu'on  ne  l'avait  fait  jus- 
qu'ici. «  Parmi  toutes  ses  liaisons  [de  direction]  que  je  fis  et 
n'entretins  que  par  force,  lisons-nous  au  livre  XIP  des  Con- 
fessions, je  ne  dois  pas  omettre  la  seule  qui  m'ait  été  agréable 
et  à  laquelle  j'aie  mis  un  véritable  intérêt  de  cœur  :  c'est 
celle  d'un  jeune  Hongrois  qui  vint  se  fixer  à  Neufchâtel,  et 
de  là  à  Motiers,  quelques  mois  après  que  j'y  fus  établi  moi- 
même.  On  l'appelait  dans  le  pays  le  baron  de  Sauttern...  Il 
fît  entendre  à  tout  le  monde  et  me  fit  entendre  à  moi-même 
qu'il  n'était  venu  à  Neufchâtel  qu'à  cause  de  moi  et  pour 
former  sa  jeunesse  à  la  vertu  par  mon  commerce.  Sa  physio- 
nomie, son  ton,  ses  manières  me  parurent  d'accord  avec  ses 
discours...  Je  ne  lui  trouvai  qu'une  douceur  de  caractère  à 
toute  épreuve,  des  mœurs  non  seulement  honnêtes,  mais 
élégantes...  enfin  toutes  les  marques  d'un  homme  bien  né.  » 

Cependant  son  ami  d'Ivernois  lui  écrivit  bientôt  de  Genève 
que  Sauttern  était  un  espion  dont  le  ministère  de  France  se 
servait  pour  l'attirer  quelque  jour  sur  le  territoire  français 
(très  proche  de  Motiers  par  la  Franche-Comté)  et  se  saisir 
alors  de  lui  conformément  au  décret  de  juin  1762.  Jean- 
Jacques  considéra,  non  sans  raison,  cet  avis  comme  erroné;  il 
y  trouva  l'occasion  d'organiser  à  son  profit  une  petite  scène 
romanesque,  ou  plutarchienne,  analogue  à  celles  qu'il  avait 
semées  çà  et  là  dans  VHéloïse  et  dans  l'Emile,  et  dans  laquelle  il 
se  donnerait  un  rôle  emphatique  ou  pathétique  à  son  goût.  Il 
se  rendit  donc  à  pied,  en  compagnie  du  pseudo-baron  jus- 
qu'auprès de  Pontarlier,  dépassant  quelque  peu  la  frontière 
française.  Là,  il  lui  donna  solennellement  à  lire  la  lettre  de 
d'Ivernois,  puis,  l'embrassant  avec  effusion,  il  s'écria  :  «  Saut- 
tern n'a  pas  besoin  que  je  lui  prouve  ma  confiance,  mais  le 
public  a  besoin  que  je  lui  prouve  que  je  la  sais  bien  placer.  » 
Nous  allons  voir  comment  il  l'avait  placée  cette  fois. 

Dès  la  phrase  suivante,  il  est  obligé  de  formuler  sur  cet 
ami  de  son  choix  quelques  graves  réserves  :  «  Je  ne  croirai 
jamais,  écrit-il,  que  Sauttern  fût  un  espion  ni  qu'il  m'ait 
trahi,  mais  il  m'a  trompé  !  Quand  j'épanchais  avec  lui  mon 


LE     MALADE  263 

cœur  sans  réserves,  il  eut  le  courage  de  me  fermer  constam- 
ment le  sien  et  de  m'abuser  par  des  mensonges  :  il  me  con- 
trouva  [sic]  je  ne  sais  quelle  histoire  qui  me  fit  juger  que  sa 
présence  était  nécessaire  dans  son  pays...  Quand  je  le  croyais 
déjà  en  Hongrie,  j'appris  qu'il  était  à  Strasbourg.  Ce  n'était 
pas  la  première  fois  qu'il  y  avait  été  ;  il  y  avait  jeté  du  désordre 
dans  un  ménage.  Le  mari,  sachant  que  je  le  voyais,  m'avait 
écrit  ;  je  n'avais  omis  aucun  soin  pour  ramener  Sauttern  à  la 
vertu  et  la  jeune  femme  à  son  devoir.  Quand  je  les  croyais  par- 
faitement détachés  l'un  de  l'autre,  ils  s'étaient  rapprochés, 
et  le  mari  même  eut  la  complaisance  de  reprendre  le  jeune 
homme  dans  sa  maison  1  »  Eh  quoi,  n'est-ce  pas  là  l'enseigne- 
ment que  le  baron  de  Wolmar  venait  de  donner  au  monde  ? 
«  Dès  lors,  achève  Rousseau,  je  n'eus  plus  rien  à  dire  !  J'appris 
-que  le  prétendu  baron  m'en  avait  imposé  par  un  tas  de  men- 
songes... Si  tôt  qu'il  fut  parti,  la  servante  de  l'auberge  où 
il  mangeait  à  Motiers  se  déclara  grosse  de  son  fait.  C'était  une 

vilaine  s et  Sauttern  se  piquait  si  fort  de  propreté  que 

cette  impudence  choqua  tout  le  monde  !  Je  fis  tous  mes  efforts 
pour  faire  arrêter  cette  effrontée.  Je  lui  écrivis  à  lui-même... 
Je  fus  surpris  de  la  mollesse  de  sa  réponse.  »  C'est  que  la 
servante  avait  dit  vrai,  comme  le  galant  devra  l'avouer  plus 
explicitement  dans  une  autre  lettre  à  son  bon  maître.  «  Il  fit 
en  sorte  d'assoupir  l'affaire.  Ce  que  voyant,  je  cessai  de  m'en 
mêler,  étonné  qu'un  homme  aussi  crapuleux  pût  être  assez 
maître  de  lui-même  pour  m'en  imposer  par  sa  réserve  dans 
la  plus  intime  familiarité.  »  La  correspondance  se  poursuivit 
néanmoins  entre  eux,  nous  allons  le  voir,  jusqu'à  la  mort  de 
l'aventurier  survenue  cinq  ans  plus  tard  :  «  En  déplorant  le 
sort  de  ce  malheureux,  conclut  le  narrateur  des  Confessions, 
je  ne  cesserai  jamais  de  croire  qu'il  était  bien  né  et  que  tout  le 
désordre  de  sa  conduite  fut  l'effet  des  situations  où  il  s'est 
trouvé  !  )) 

La  vérité  c'est  que  Sauttern,  —  ou  plutôt  Sauttersheim 
pour  lui  restituer  son  nom  authentique,  —  était  non  pas 
certes  un  scélérat  endurci,  mais  un  caractère  du  même  type 


264  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

que  celui  de  Saint-Preux,  nous  l'avons  dit,  et,  partant,  fort 
analogue  à  celui  de  Rousseau  avant  la  célébrité.  Il  était  même 
dénué  de  cet  esprit  de  conduite  que  garda  jusqu'à  un  certain 
point  Jean-Jacques  et  qui  préserva  ce  dernier  de  parcourir 
une  aussi  piètre  carrière.  Nous  sommes  en  effet  quelque  peu 
renseignés  désormais  sur  cette  carrière  par  les  compatriotes 
de  Sauttersheim  que  l'amitié  dont  l'honora  Rousseau  a  con- 
duits à  s'occuper  de  lui  et  nous  nous  arrêterons  un  instant 
sur  ces  constatations  instructives  —  Jean- Ignace  Saut- 
tersheim était  d'honnête  souche  bourgeoise,  fils  d'un  fonc- 
tionnaire royal  qui  fut  échevin  de  Budapest.  Né  dans  cette 
ville  en  1738,  il  avait  été  pourvu  en  1760,  après  de  bonnes 
études  classiques  (car  il  écrivait  assez  correctement  en  latin) 
d'un  emploi  dans  la  régie  des  biens  de  la  couronne  hongroise, 
celui  de  «  concipist  »  ou  secrétaire  adjoint  à  la  chambre 
aulique.  Mais  sa  conduite  se  dérangea  bientôt  :  il  fit  des 
dettes,  lassa  la  patience  des  siens  et  dut  enfin  s'expatrier, 
comme  Rousseau  l'avait  fait  en  1728  pour  de  plus  enfantines 
erreurs.  Nous  savons  déjà  qu'à  Strasbourg  il  ne  s'était  pas 
mieux  conduit  que  dans  son  pays  natal.  Venu  à  Motiers,  il  ne 
passa  guère  que  six  mois  près  du  directeur  spirituel  de  son 
choix  et  quitta  la  Suisse  en  juillet  1763,  y  laissant  le  peu  édi- 
fiant souvenir  que  nous  avons  dit.  Il  s'y  était  donné  sans 
aucune  nécessité,  et  probablement  par  une  disposition  patho- 
logique au  mensonge,  comme  militaire  de  profession,  ancien 
aide  de  camp  d'un  général  hongrois  alors  notoire,  le  comte 
Nadasdy  et  blessé  près  de  son  chef  dans  une  rencontre  gue- 
rière. 

Le  paternel  ami  de  Rousseau  pendant  cette  période  de  sa 
vie,  le  vieil  Écossais  George  Keith  (gouverneur  du  canton  de 
Neufchâtel  pour  le  roi  de  Prusse  et  que  l'exilé  appelait  milord 
maréchal),  fut  frappé  des  invraisemblances  ou  contradictions 
qui  se  manifestaient  trop  souvent  dans  les  dires  du  jeune 
Hongrois.  La  vie  voyageuse  de  cet  ancien  jacobite  lui  ayant 
fait  des  amis  par  toute  l'Europe,  il  entreprit  une  enquête 
discrète  qui  l'édifia  sur  la  véracité  du  personnage,  mais  dont 


LE     MALADE  265 

les  résultats  ne  lui  parvinrent  qu'après  le  départ  de  ce  dernier 
(qui,  peut-être,  avait  eu  vent  de  ces  investigations,  pour  lui 
redoutables).  —  Sauttersheim  continua  pourtant  de  corres- 
pondre avec  Rousseau,  d'abord  en  latin,  puis  en  français 
quand  il  se  fut  davantage  confirmé  dans  notre  langue  par  la 
continuation  de  son  séjour  en  France.  C'est  ainsi  qu'il  écrit 
de  Paris,  le  11  mai  1764,  une  lettre  à  peu  près  sincère  enfin 
sur  son  passé.  Il  a  eu,  dit-il,  des  amours  et  des  prodigalités 
qui  l'ont  conduit  à  quitter  sa  patrie  par  mauvaise  honte 
{intempestiva  verecundia).  Le  même  sentiment  (que  Rousseau 
connaissait  si  bien  :  rappelons-nous  l'aventure  du  ruban 
dérobé  à  Turin)  l'a  incité  à  mentir  sans  vergogne  au  guide 
spirituel  qu'il  s'était  choisi  pour  rentrer  dans  la  bonne  voie  ; 
bien  que  maintes  fois,  s'il  faut  l'en  croire,  il  se  soit  avancé 
jusqu'à  sa  porte,  bien  résolu  de  décharger  son  cœur  et  de 
faire  sa  confession  générale.  Il  répète  que  la  lecture  des  écrits 
du  maître  lui  a  rendu  le  goût  et  la  volonté  de  la  vertu  :  volonté 
peu  efficace  comme  nous  le  savons  par  sa  conduite  de  Motiers 
et  de  Strasbourg.  Il  termine  en  suppliant  Rousseau  de  lui 
écrire  encore  pour  l'aider  à  parachever  sa  conversion,  jusque-là 
fort  incomplète  en  effet,  et  il  accepta  bientôt  de  lui  un  subside 
qu'il  avait  refusé  tout  d'abord. 

Le  directeur  de  conscience,  —  qui  a  certainement  montré 
dans  cette  affaire  autant  de  charité  persistante  qu'il  y  avait 
porté  de  naïveté  romanesque  au  début,  —  lui  répond  le 
7  octobre  de  la  même  année  1764  avec  la  préoccupation 
visible  d'empêcher  à  tout  prix  son  retour  à  Motiers  :  «  Je  dois 
vous  prévenir  qu'il  ne  m'est  pas  possible  de  conserver  avec 
vous  des  liaisons  et  que  si,  ce  que  je  ne  puis  croire,  vous 
preniez  le  parti  de  venir  ici,  je  serais  forcé  de  m' abstenir  de 
vous  voir.  Quand  vous  saurez  ce  qui  s'est  passé  dans  votre 
absence  et  combien  j'ai  été  compromis  à  votre  sujety  vous  com- 
prendrez que  le  bien  que  je  vous  veux  ne  doit  pas  me  faire 
oublier  ce  que  je  me  dois  I  » 

En  1766,  on  retrouve  Sauttersheim  toujours  attaché  aux 
paysages  rousseauistes,  car  il  s'est  installé  à  Montmorency, 


266  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

OÙ  il  paye  une  pension  extrêmement  modique.  Il  froisse  alors 
sensiblement  son  bienfaiteur  en  lui  écrivant,  à  propos  de  son 
affaire  avec  Hume,  que  tout  le  monde  le  croit  innocent  mais 
qu'on  désirerait  néanmoins  qu'il  se  défendît  publiquement 
contre  les  assertions  de  l'Ecossais.  Or  l'hôte  de  Wootton  n'ad- 
mettait nullement  que  des  explications  de  sa  part  fussent 
nécessaires  pour  lui  assurer  l'approbation  universelle,  dans 
ses  pathologiques  démêlés  avec  son  plus  récent  bienfaiteur.  — 
L'ex-baron  était  au  surplus  près  de  sa  fin  :  malade  (de  rhuma- 
tismes goutteux,  semble-t-il)  il  avait  dû  refuser  une  place  de 
précepteur  chez  le  marquis  de  Chambray  et  il  s'éteignit  à 
trente  ans  à  peine.  —  Au  total,  un  faible  de  tempérament, 
un  débraillé  de  mœurs  et  de  conduite  sous  des  dehors  qu'il 
savait  rendre  décents,  mais  qui  apitoyait  pourtant  par  sa 
bonne  volonté  morale  insuffisamment  efficace  et  par  ses  besoins 
d'affections  tutélaires  ;  en  un  mot,  le  parfait  jeune  premier 
rousseauiste  à  la  génération  intiale  du  mouvement,  en  atten- 
dant Werther,  Obermann  ou  Amaury. 

Son  oraison  funèbre  par  Jean- Jacques  est  aussi  intéres- 
sante qu'imprévue  après  ce  que  nous  venons  de  dire  ;  on  la 
lit  dans  une  lettre  à  Laliaud  du  19  décembre  1768  :  «  Il  n'était 
point  sorti  de  mon  cœur  et  j'y  avais  nourri  le  désir  secret 
de  me  rapprocher  de  lui!..  C'était  l'homme  qu'il  me  fallait 
pour  me  fermer  les  yeux  !  Son  caractère  était  doux,  sa 
société  était  simple  ;  rien  de  la  prétentaille  française  : 
encore  plus  de  sens  que  d'esprit  :  un  goût  sain,  formé  par 
la  bonté  de  son  cœur  :  des  talents  assez  pour  parer  une 
solitude  et  un  naturel  fait  pour  l'aimer  avec  un  ami.  C'était 
mon  homme  !  La  Providence  me  l'a  ôté...  Son  mérite  ne 
pouvait  être  senti  que  des  gens  bien  nés  (!)  ;  il  glissait  sur 
les  autres.  La  génération  dans  laquelle  il  a  vécu  n'était  pas 
faite  pour  le  connaître;  aussi  n'a-t-il  rien  pu  faire  à  Paris  ni 
ailleurs.  Le  Ciel  l'a  retiré  du  milieu  des  hommes  où  il  était 
étranger.  »  Et  voilà  donc  la  première  canonisation  rous- 
seauiste en  bonne  forme,  par  la  main  la  mieux  qualifiée 
pour   conférer    cette   investiture    mystique  !  Voilà  l'homme 


LE     MALADE  267 

qui  aura  l'ait  vivre  le  nom  de  sa  famille  !  Un  signe  des 
temps,  n'est-il  pas  vrai  ?  Les  générations  ultérieures  ont  en 
effet  appris,  par  la  prédication  continuée  de  la  doctrine, 
à  s'incliner  plus  volontiers  devant  une  telle  conception  du 
«  mérite  »  et  de  la  vertu.  9 


IV 


milord  marechal.  

l'exposition   des  enfants  dévoilée 


Concurremment  avec  Sauttersheim,  la  principale  ressource 
de  cœur  qui  s'offrit  à  Rousseau  au  début  de  son  séjour  à 
Motiers,  ce  fut  l'amitié,  beaucoup  plus  honorable  pour  lui, 
qu'il  éveilla  chez  George  Keith,  maréchal  héréditaire  d'Ecosse, 
né  en  1685,  mort  en  1778,  à  quatre-vingt-douze  ans  et  qui, 
par  l'âge,  aurait  donc  pu  être  son  père.  Keith  avait  pris  une 
part  prépondérante  au  soulèvement  jacobite  de  1715,  qui  lui 
valut,  du  Prétendant,  l'ordre  de  la  Jarretière.  Il  vécut  longtemps 
|i  à  Valence,  en  Espagne,  où  il  se  plaisait,  puis  accepta  du  service 
'   dans  l'armée  prussienne  avec  son  frère  Jacques  qui,  devenu 
général,  y  fut  tué  à  l'ennemi  en  1758.  Frédéric  II,  reconnais- 
sant de  leur  dévouement,  fit  du  survivant,  devenu  presque 
<  octogénaire,  le  gouverneur  de  sa  principauté  neufchâteloise.  — 
^  Cet  aimable   et  original  vieillard  s'entourait   de   serviteurs 
t  turcs,  nègres  ou  kalmouks  qu'il  avait  ramenés  de  ses  lointains 
'  voyages  :  il  se  prit  pour  le  Genevois  d'une  affection  vraie.  Il 
i  en  était  d'ailleurs  resté,  en  1762,  au  Rousseau  des  Discours, 
I  puisqu'il  lui  écrivit  tout  d'abord,  en  l'invitant  à  venir  le  voir  : 
«  Vous  trouverez  en  moi  un  vieillard  approchant  du  sauvage, 
;  quoique  peut-être  un  peu  gâté  par  le  commerce  des  barbares 


268  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

policés.  »  Puis,  plus  tard  :  «  J'ai  encore  un  fils  chéri,  mon  bon 
sauvage,  s'il  était  un  peu  plus  traitable  !  »  Enfin  de  Berlin,  où 
il  était  retourné,  il  adresse  encore  le  25  mai  1765  à  «  son  fils 
le  sauvage  »  ces  lignes  d'un  accent  sincère  :  «  Si  mon  fils  chéri 
avait  quelque  chQ^e  assuré  pour  sa  vie,  je  n'aurais  plus  rien  à 
désirer  dans  le  monde,  ni  aucune  inquiétude  à  le  quitter... 
Ne  croyez-vous  pas  que  la  liaison  d'amitié  est  plus  forte  que 
celle  d'une  parenté  éloignée  et  souvent  chimérique  ?  Moi,  je 
le  sens  bien  !  Soyez  bon,  indulgent,  généreux  (en  acceptant 
douze  cents  livres  de  rentes  viagères  sur  les  terres  patrimo- 
niales du  gentilhomme  écossais).  Rendez  votre  ami  heureux. 
Adieu  !  »  N'est-ce  pas  lord  Bomston  en  chair  et  en  os  (moins 
exagéré  toutefois  dans  ses  libéralités),  de  même  que  Sautter- 
sheim  nous  a  rappelé  Saint-Preux? 

Deux  lettres  de  Keith  à  la  comtesse  de  Boufïlers,  autre  amie 
dévouée  de  l'exilé,  sont  également  dignes  de  mention.  La 
première,  du  22  septembre  1762,  indique  que  ce  fut  lui  qui 
disposa  Frédéric  de  Prusse  à  son  attitude  généreuse  vis-à-vis 
de  Rousseau  :  «  Il  faut,  écrit-il  à  la  comtesse  comme  il  l'avait 
fait  au  souverain,  il  faut  soulager  un  malheureux  qu'on  ne 
peut  accuser  que  d'avoir  des  opinions  singulières,  mais  qu'il 
croit  bonnes.  »  Il  ajoute  qu'il  a  le  projet  de  travailler  à  la  con- 
version de  l'auteur  d'Emile,  une  honnête  et  belle  âme,  dit-il, 
et  qu'il  espère  donc  ramener  à  notre  sainte  religion  chrétienne. 
«  Avec  son  esprit  et  son  éloquence,  et  la  grâce  de  Dieu  surtout, 
nous  viendrons  à  bout  de  cette  conversion  et  M.  Rousseau 
donnera  à  notre  église  un  nouveau  chrétien  !  »  Il  témoigne  de 
son  estime  pour  le  désintéressement  que  montre  le  fugitif, 
tout  en  l'expliquant,  de  façon  assez  perspicace,  par  la  con- 
viction que  ce  dernier  s'est  faite  de  sa  mort  prochaine  et  par 
cette  circonstance  qu'il  n'a  aucune  charge  de  famille.  «  Le 
roi  me  dit  en  me  parlant  de  lui  que  ce  grand  désintéressement 
est,  sans  contredit,  le  fond  essentiel  de  la  vertu.  Il  le  pousse 
trop  loin  selon  moi.  Je  crois  deviner  le  secret  de  notre  ami  :  il 
espère  mourir  avant  que  tout  son  argent  soit  mangé...  Ses 
persécutions,  sa  santé,  et  peut-être  aussi  son  caractère  singu- 


LE     MALADE  269 

lier  peuvent  bien  donner  un  peu  d'humeur.  J'y  compatis.  » 
Deux  mois  plus  tard,  Milord  maréchal  reprend  vis-à-vis 
de  la  même  correspondante  :  «  Je  lui  avais  fait  un  projet, 
mais  en  le  disant  un  château  en  Espagne,  d'aller  habiter  une 
maison  toute  meublée  que  j'ai  en  Ecosse,  d'engager  le  bon 
David  Hume  de  vivre  avec  nous;  il  devait  y  avoir  une  salle 
de  compagnie,  car  personne  n'entrerait  dans  la  chambre  d'un 
autre  ;  chacun  ferait  ses  règlements  pour  soi,  tant  pour  le 
Ispirituel  que  pour  le  temporel.  Une  des  raisons  qui  persua- 
daient le  plus  Jean- Jacques  à  vouloir  réaliser  mon  projet, 
c'est  qu'z'Z  ignore  la  langue  du  pays.  C'est  bien  de  lui,  cette 
raison,  et  peut-être  est-elle  bonne.  »  Au  total,  un  vieil  original 
plein  de  cœur,  qui  comprend,  qui  goûte  même  assez  l'origi- 
nalité chez  autrui,  comme  c'est  souvent  le  cas  chez  les  fils  de 
sa  septentrionale  patrie,  et  qui  se  mire  donc  avec  complai- 
sance dans  la  pensée  d'un  autre  original,  d'inspiration 
moins  saine  toutefois  que  la  sienne.  Voici  un  dernier  trait  de 
son  humour  britannique  :  «  On  m'a  dit  à  Genève,  écrit-il  à 
Rousseau,  que  le  Parlement  de  Paris,  ayant  condamné  votre 
livre  [Emile],  et  ayant  les  yeux  sur  ce  qu'on  ferait  là-dessus 
à  Genève,  on  s'y  est  cru  obligé  de  l'interdire.  Je  ne  me  suis 
pas  opposé  à  cette  raison  convaincante  ;  au  contraire,  j'ai 
fait  compliment  au  ministre  qui  m'en  parlait  sur  la  conversion 
de  la  république  [au  catholicisme],  puisque  le  Parlement  de 
Paris  condamne  la  doctrine  de  Calvin  aussi  bien  que  le  livre 
de  M.  Rousseau  !  »  Nous  dirons  le  triste  dénouement  de  cette 
amitié  si  cordiale. 

En  portant  avec  le  temps  ses  conséquences  et  ses  fruits 
naturels,  l'affaire  de  l'Emile  allait  pourtant  contraindre  Rous- 
seau à  quitter  le  sol  helvétique.  Incité,  au  début  de  1764,  à 
prendre  en  mains  la  cause  des  protestants  français  ses  core- 
ligionnaires, il  s'y  était  refusé  avec  amertume  en  ces  termes  : 
«  Doux  peut-être  quand  ils  sont  faibles,  les  protestants  sont 
très  violents  dès  qu'ils  sont  les  plus  forts...  Avancerais-je  par 
mégarde  quelque  hérésie,  ils  me  feraient  saintement  brûler... 
Les  protestants  sont  tout  aussi  persécuteurs  que  les  catholiques  l 


270  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

—  Il  avait  pourtant  trouvé  tout  d'abord  dans  le  pasteur 
protestant  de  Motiers,  M.  de  MontmoUin,  une  largeur  de  vues 
qui  l'avait  transporté  d'aise  et  il  avait  participé  à  la  commu- 
nion sacramentelle  grâce  à  la  bonne  volonté  de  ce  ministre 
dont  il  chantait  alors  les  louanges.  Mais  leurs  relations  s'ai- 
grirent par  la  prolongation  de  son  séjour  à  Motiers,  par  ses 
allures  indépendantes,  par  les  tracasseries  que  lui  suscitèrent 
bientôt  avec  ses  voisins  les  commérages  ou  le  caractère 
brouillon  de  Thérèse.  Les  Lettres  de  la  montagne  devaient  achal 
ver  de  les  désunir.  Rousseau  rompit  ouvertement  avec  Mont- 
moUin, fut  en  butte  à  quelques  manifestations  de  mauvais 
vouloir  de  la  part  des  habitants  du  village  et  crut  enfin  sa  vie 
menacée  le  jour  de  la  célèbre  et  très  contestable  «  lapidation  », 
qui  le  conduisit  à  quitter  les  lieux  en  toute  hâte. 

L'hostilité  qui  se  manifestait  dans  la  contrée  à  son  égard 
avait  été  sensiblement  accrue  par  la  lecture  d'un  libelle 
répandu  contre  lui  dans  le  public  peu  après  l'éclat  causé  par 
les  Lettres  de  la  montagne,  en  décembre  1764,  et  intitulé  Sen//- 
ment  des  citoyens  (de  Genève).  Ce  factum  anonyme  semblait, 
diront  les  Confessions,  avoir  été  écrit  non  pas  avec  de  l'encre, 
mais  avec  l'eau  du  Phlégéton,  ce  fleuve  infernal.  Rousseau 
l'attribua  avec  opiniâtreté,  quoique  avec  fort  peu  de  vraisem- 
blance, à  son  ancien  ami  le  pasteur  Vernes  ;  et  il  écrivit  sur  ce 
sujet  une  Déclaration  à  ce  pasteur  qui  est  le  type  même  de  la 
démonstration  sophistique,  puisqu'une  série  de  contre- 
vérités,  aujourd'hui  patentes,  y  sont  triomphalement  établies 
par  le  raisonnement  I  La  paternité  du  Sentiment  des  citoyens 
a  été  en  effet,  dès  longtemps,  restituée  à  Voltaire  ^  —  Voici 
ce  qui  se  lisait,  entre  autres  incriminations,  dans  ces  pages 
cruelles  :  «  On  a  pitié  d'un  fou,  mais,  quand  sa  démence  devient 

1.  Il  est  singulier  que  Rousseau  n'ait  pas  voulu  reconnaître  eu  ces  pages 
la  main  de  son  plus  célèbre  adversaire,  lui  qui  la  flairait  si  bien  là  où  elle 
n'élait  peut  être  pas,  comme  dans  cette  lettre,  si  piquante,  d'un  soi-disant 
baron  de  Corval.  dont  il  voulut  amuser  M'"»  de  Boufflers  en  juillet  1762. 
peu  après  sa  fuite  en  Suisse.  C'est  la  plus  fine  satire  des  demandes  de 
direction  spirituelle  qui  lui  étaient  alors  adressées  de  toutes  parts. 


LE     MALADE  271 

fureur,  on  le  lie...  Nous  avons  plaint  Jean- Jacques,  ci-devant 
citoyen  de  notre  ville,  tant  qu'il  s'est  borné  dans  Paris  au 
malheureux  métier  d'un  bouffon  qui  recevait  des  nasardes  à 
l'Opéra...  Nous  avons  pardonné  à  ses  romans  dans  lesquels  la 
décence  et  la  pudeur  sont  aussi  peu  ménagées  que  le  bon  sens... 
livres  qui  alarment  les  mœurs,  que  les  honnêtes  gens  méprisent 
et  que  la  pitié  condamne...  C'est  un  homme  qui  porte  encore 
les  marques  funestes  de  ses  débauches  et  qui,  déguisé  en  sal- 
timbanque [en  Arménien]  traîne  avec  lui  de  village  en  village 
et  de  montagne  en  montagne  la  malheureuse  dont  il  fit  mou- 
rir la  mère  et  dont  il  a  exposé  les  enfants  à  la  porte  d'un  hôpi- 
tal... abjurant  tous  les  sentiments  de  la  nature,  comme  il 
dépouille  ceux  de  l'honneur  et  de  la  religion,  etc..  »  —  Le 
délégué  terrestre  de  la  Nature  divinisée  se  sentit  touché  à 
fond  par  cette  révélation  imprévue.  De  ce  jour,  son  orgueil 
dut  se  replier  plus  décidément  qu'il  ne  l'avait  fait  jusque-là 
du  stoïcisme  rationnel  sur  une  autre  ligne  de  défense  ;  nous 
savons  déjà  qu'il  avait  choisi  celle  du  Quiétisme  laïcisé. 

1      II  eut  aussitôt  une  idée  singulière  et  qui  témoigne  de  son 

'  désarroi  mental.  Il  imagina  de  donner  lui-même  une  édition 
du  libelle  à  l'adresse  des  Parisiens  qui  l'auraient  assurément 

I  moins  connu  sans  ce  geste  bizarre  ;  il  se  réserva  seulement 
d'y  ajouter  quelques  notes,  très  sobres,  pour  en  nier  les  asser- 
tions erronées.  Avec  l'accent  de  la  sincérité,  il  protesta  donc 
que  ses  infirmités  ne  procédaient  pas  de  la  débauche,  et  que 

i  Mme  Le  Vasseur,  la  mère  de  sa  compagne,  était  encore  bien 
vivante  à  cette  date.  Mais  il  nia  de  même,  et  à  beaucoup 
moins  juste  titre  assurément,  l'exposition  de  ses  enfants  : 
ce  qui  était  manquer  une  fois  de  plus  à  la  devise  de  sa  période 
plutarchienne  :  Vitam  impendere  vero.  Consacrer  ma  vie  à  la 
vérité!  Il  écrivit  en  note  à  cette  assertion  du  libelle  :  «  Je 
n'ai  jamais  exposé  ni  fait  exposer  aucun  enfant  à  la  porte 
d'aucun  hôpital  ni  ailleurs  !  »  Il  ne  soulagea  donc  pas  sa 
conscience  par  un  sincère  aveu  de  sa  faute  et  sa  maladie  men- 

itale  marqua  de  ce  jour  un  grand  pas. 

On  jugera  de  l'importance  qu'il   attachait  au  Sentiment 


272  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

des  citoyens  par  les  lignes  solennelles  qu'il  adressait  à  du 
Peyrou  sur  ce  sujet  :  «  Cette  pièce,  écrivait-il,  entrera  dans 
les  monuments  de  l'histoire  de  ma  vie  !  Oh,  quand  le  voile 
sera  déchiré,  que  la  postérité  m'aimera,  qu'elle  bénira  ma 
mémoire  !  »  Et,  deux  mois  plus  tard,  au  même  correspondant  : 
«  L'écrit  de  Vernes  trouve  ici  [à  Motiers]  parmi  les  femmes 
autant  d'applaudissement  qu'il  a  causé  d'indignation  à  Ge- 
nève et  à  Paris  ;  trois  ans  d'une  conduite  irréprochable,  sous 
leurs  yeux  même,  ne  peuvent  garantir  la  pauvre  M^^®  Le  Vas- 
seur  de  l'effet  d'un  libelle  venu  d'un  pays  où  ni  moi  ni  elle 
n'avons  vécu...  Je  prends  enfin  la  ferme  résolution  de  quitter 
ce  pays,  ou  du  moins  ce  village...  d'aller  chercher  une  habi- 
tation où  l'on  juge  les  gens  sur  leur  conduite  et  non  sur  les 
libelles  de  leurs  ennemis.  Si  quelqu'autre  honnête  étranger 
veut  connaître  Motiers,  qu'il  y  passe,  s'il  le  peut,  trois  ans 
comme  j'ai  fait,  et  puis  qu'il  m'en  dise  des  nouvelles  !  »  — 
Son  séjour  se  prolongea  pourtant  sept  mois  encore,  jusqu'à 
l'heure  de  la  «  lapidation  »  que  nous  avons  déjà  rappelée.  Des 
pierres  furent  jetées  dans  l'obscurité  par  des  inconnus  contre 
les  murs  et  les  volets  de  son  chalet.  Il  ne  s'y  crut  plus  en 
sûreté. 


CHAPITRE  IV 


LA  CRISE  ANGLAISE  DE  1766 


En  quittant  Mo  tiers-Travers  aux  premiers  jours  de  sep- 
tembre 1765  —  dans  l'affolement  de  sa  lapidation  plus  ou 
moins  authentique,  et  après  avoir  jeté  au  pasteur  Montmollin 
les  qualifications  de  chef  de  brigands,  de  «  capitaine  de  coupe- 
jarrets  »,  de  «  sicaire  »,  —  Rousseau  va  s'établir  dans  une  île 
du  lac  de  Bienne  qu'il  devait  rendre  fameuse,  quelques  années 
plus  tard,  par  la  délicieuse  description  de  ses  Rêveries.  Mais, 
dès  le  17  octobre,  il  reçut  du  gouvernement  de  Berne  l'ordre 
de  sortir  sans  délai  du  territoire  de  la  république.  Le  20,  il 
écrit  à  un  fonctionnaire  de  la  région.  M,  de  Graffenried,  bailli 
de  Nidau,  une  lettre  qui  fit  grand  bruit,  pour  lui  demander 
une  prison,  comme  une  grâce  :  «  La  liberté  de  me  promener 
quelquefois  dans  un  jardin,  et  je  suis  content  !...  J'aime  la 
liberté  sans  doute,  mais  la  mienne  n'est  point  au  pouvoir  des 
hommes  et  ce  ne  seront  ni  des  murs,  ni  des  clefs  qui  me 
roteront.  »  Et  ce  langage,  si  mystique  par  ses  allusions,  ne 
pouvait  manquer  d'aller  au  cœur  des  contemporains.  Il 
s'installe  cependant  le  25  octobre  à  Bienne,  où  il  songe  à 
passer  l'hiver.  Mais  dès  le  28,  il  a  changé  de  projet  sans  que 
ses  motifs  soient  bien  clairs  :  «  On  m'a  trompé,  mon  cher  hôte, 
écrit-il|à  du  Peyrou.  Je  pars  demain.  »  Il  se  dirige  cette  fois 

18 


274  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

vers  la  France,  où  il  sent  bien  que  son  heure  est  venue  désor- 
mais. 

A  Strasbourg,  où  il  arrive  le  4  novembre,  il  reçoit  en  effet 
le  plus  réconfortant  accueil.  Le  gouvernement  prescrit  à  ses 
agents  de  fermer  les  yeux  sur  sa  rupture  de  ban,  car  les  brèves 
années  qui  se  sont  écoulées  depuis  la  publication  de  VHéloïse 
et  de  Y  Emile  ont  singulièrement  avancé  la  révolution  morale 
en  notre  pays.  L'Encyclopédie  et  Voltaire  y  sont  pour  une 
large  part,  à  coup  sûr  :  mais  c'est  bien  Rousseau  qui  est 
devenu,  sans  le  vouloir,  le  porte-bannière  de  ce  grand  mou- 
vement, mystique  en  son  fond,  malgré  ses  éléments  rationnels 
de  surface,  qui  va  conduire  aux  convulsions  révolutionnaires  ; 
revendication  de  puissance  qui  cherchait  par  instinct  un 
appui  dans  l'Au-delà  pour  ses  entreprises  [assurément  jus- 
tifiées dans  une  ample  mesure]  et  qui  en  trouva  l'illusion  dans 
les  brûlants  écrits  du  rêveur  des  Gharmettes,  de  Venise  et  de 
l'Ermitage.  —  Strasbourg  le  fête  donc,  et,  mieux  encore  que 
ses  correspondants  de  direction,  lui  fait  sentir  et  connaître 
son  pouvoir  nouveau  :  «  On  me  fait  apercevoir  bien  agréable- 
ment, écrit-il,  que  je  ne  suis  plus  en  Suisse.  »  Il  projette  une 
fois  de  plus  de  se  fixer  pour  l'hiver  dans  la  métropole  alsa- 
cienne ;  puis  il  change  encore  de  dessein,  car  Paris  l'attire. 
Là  seulement,  il  trouvera  la  consécration  définitive  et  l'indis- 
cutable triomphe.  Il  y  est  dès  le  17  décembre,  hôte  du  prince 
de  Conti  dans  l'enceinte  inviolable  du  Temple.  Les  amis  et 
les  curieux  affluent  vers  son  antichambre  ;  il  se  prête  avec 
délices  à  cette  ovation  qui  tonifie  ses  forces  psychiques  pour 
quelques  semaines.  —  Mais  le  bruit  qui  se  fait  autour  de 
sa  personne  inquiète  enfin  le  gouvernement  français  :  on  lui 
donne  à  entendre  que  son  séjour  à  Paris  ne  sera  pas  plus 
longtemps  toléré.  C'est  alors  qu'il  songe  à  passer  en  Angle- 
terre, pays  classique  de  la  liberté  civile,  et  où  lord  Bomston 
lui  a  fait  des  amis.  David  Hume  est  à  ce  moment  en  France, 
mais  sur  le  point  de  retourner  dans  sa  patrie  :  il  se  charge  d'y 
conduire  l'ami  de  George  Keith. 

Issu   d'une   famille   noble   d'Ecosse,   philosophe   d'abord, 


LE     MALADE  275 

puis  historien  de  son  pays,  Hume  jouit  à  ce  moment  parmi 
nous  d'une  réputation  égale  ou  même  supérieure  à  celle  que 
lui  ont  consentie  ses  concitoyens.  Il  est  non  seulement  l'ami 
très  cher  de  Milord  maréchal  —  avec  qui  Jean- Jacques  entre- 
tient la  correspondance  la  plus  affectueuse  depuis  la  retraite 
de  l'octogénaire  à  Berlin,  —  mais  aussi  le  familier  de  MM^^^^s  je 
BouITlers  et  de  Verdelin,  ces  deux  rousseauistes  de  la  première 
heure.  Rien  n'est  donc  plus  naturel  pour  l'écrivain,  brouillé 
avec  l'autorité  dans  sa  patrie  d'origine  comme  dans  sa  patrie 
d'adoption,  que  d'accepter  ce  patronage  bénévole.  Au  milieu 
de  janvier  1766,  ils  sont  tous  deux  à  Londres. 


LE    REQUISITOIRE    CONTRE    HUME 


Les  premières  relations  entre  Rousseau  et  Hume  avaient 
été  des  plus  cordiales.  Dès  août  1762,  l'exilé  de  Motiers  parle 
de  l'Écossais  à  M^^  de  Boufïlers  comme  d'un  homme  unique 
et  vraiment  selon  son  cœur,  aussi  profond  philosophe  qu'im- 
partial historien.  Quelques  mois  plus  tard,  il  s'adresse  direc- 
tement à  David  pour  l'informer  qu'il  tient  de  Milord  maréchal 
;  la  plus  tendre  amitié  pour  sa  personne  ainsi  que  la  plus  grande 
!  admiration  pour  son  génie,  et  qu'il  le  sait  d'ailleurs  encore 
1  plus  aimable  que  sublime  !  A  Paris,  il  accepte  avec  émotion 
I  de  cet  ami  des  offres  de  service  que  nous  verrons  en  effet 
suivies  d'une  très  efficace  activité  à  son  profit. 

Il  nous  faut  toutefois  mettre  dès  à  présent  au  clair  un 
incident  du  séjour  parisien  de  Hume  qui  a  donné  lieu  aux 
colères  de  certains  fidèles  de  Rousseau  entièrement  aveuglés 
par  leur  foi.  Hume  se  serait  rendu  coupable  d'un  crime  de 


276  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

lèse-amitié  dès  cette  date,  pour  avoir  acquiescé  par  ses  sou- 
rires et  peut-être  collaboré  pour  une  phrase,  à  une  plaisanterie 
littéraire  qu'Horace  Walpole  se  permit  à  ce  moment  sur 
Jean-Jacques  et  fit  circuler  dans  quelques  salons  parisiens. 
C'était  une  prétendue  lettre  du  roi  Frédéric  de  Prusse  à 
Rousseau,  lettre  dont  nous  donnerons  préalablement  le  texte 
afin  de  permettre  à  chacun  d'en  juger  le  degré  de  noirceur  : 
«  Mon  cher  Jean-Jacques,  était  donc  supposé  écrire  le  sou- 
verain philosophe,  vous  avez  renoncé  à  Genève,  votre  patrie  ; 
vous  vous  êtes  fait  chasser  de  la  Suisse,  pays  tant  vanté 
dans  vos  écrits.  La  France  vous  a  décrété.  Venez  donc  chez 
moi.  J'admire  vos  talents  ;  je  m'amuse  de  vos  rêveries,  qui, 
soit  dit  en  passant,  vous  occupent  trop  et  trop  longtemps. 
Il  faut,  à  la  fin,  être  sage  et  heureux.  Vous  avez  assez  fait 
parler  de  vous  par  des  singularités  peu  convenables  à  un 
véritable  grand  homme.  Démontrez  à  vos  ennemis  que  vous 
pouvez  avoir  quelquefois  le  sens  commun.  Cela  les  fâchera 
sans  vous  faire  tort.  Mes  Etats  vous  offrent  une  retraite  pai- 
sible, je  vous  veux  du  bien  et  je  vous  en  ferai  si  vous  le  trou- 
vez bon.  Mais,  si  vous  vous  obstinez  à  rejeter  mes  secours, 
attendez-vous  que  je  ne  le  dirai  à  personne.  Si  vous  persistez 
à  vous  creuser  l'esprit  pour  trouver  de  nouveaux  malheurs, 
choisissez-les  tels  que  vous  voudrez.  Je  suis  roi  ;  je  puis  vous 
en  procurer  au  gré  de  vos  souhaits,  et,  ce  qui  sûrement  ne 
vous  arrivera  pas  du  côté  de  vos  ennemis,  je  cesserai  de  vous 
persécuter  quand  vous  cesserez  de  mettre  votre  gloire  à 
l'être.  —  Votre  bon  ami,  Frédéric.  »  —  Au  total  une  satire 
de  la  manie  des  persécutions  qui  commençait  de  se  mar- 
quer publiquement  dans  l'homme  que  nous  avons  vu  l'avouer 
à  Malesherbes  en  termes  si  frappants,  et  une  parodie  qui 
n'était  ni  bien  spirituelle,  ni  bien  méchante,  en  vérité. 

Hume  a  nié  qu'il  eût  connu  cette  lettre  avant  son  retour 
en  Angleterre;  au  surplus,  en  eût-il  entendu  la  lecture  à  Paris, 
eût-il  souri  à  cette  audition,  eût-il  enfin  suggéré  un  trait  de 
détail  à  son  compatriote  pour  cette  peu  piquante  moquerie, 
—  le  tout  avant  d'avoir  proposé  de  nouveau  ses  services  à 


LE    MALADE 


277 


Jean- Jacques,  —  que  tout  cela  serait  une  faute  assez  vénielle 
encore.  Ainsi  en  jugea  fort  sainement  un  peu  plus  tard  leur 
amie  commune,  M™®  de  BoufTlers,  dont  l'attitude  fut  admi- 
rable de  bon  sens  et  de  cœur  au  cours  de  leur  regrettable 
querelle.  «  Au  reste,  écrivait  à  Hume  cette  fenmie  d'esprit 
après  le  début  de  la  querelle  fameuse,  au  reste,  si  les 
plaintes  de  Rousseau  ne  sont  fondées  que  sur  la  phrase  qu'on 
vous  attribue  :  je  suis  roi,  etc.,  on  peut  dire  que  son  amour- 
propre  est  trop  facile  à  blesser,  puisque  cette  phrase  est  plutôt 
une  satire  contre  le  pouvoir  arbitraire  que  contre  lui.  Se 
laisser  aller  à  cette  violence  sur  une  simple  raillerie,  passer 
toute  borne,  oublier  tout  devoir  est  un  excès  d'orgueil  bien 
criminel  !  »  —  Criminel,  non  sans  doute.  Ainsi  n'en  saurait 
juger  du  moins  la  postérité  mieux  renseignée  que  les  contem- 
porains sur  la  maladie  de  Jean- Jacques  ;  mais  monstrueux 
à  coup  sûr  !  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  à  cette  saillie  d'humeur 
railleuse  que  se  réduisent,  pour  tout  historien  de  sang-froid, 
les  possibles  torts  de  David  Hume  en  cette  occurrence.  Ceux 
de  Rousseau  sont  d'autre  importance,  comme  nous  allons 
le  rappeler  maintenant. 

Les  choses  se  passèrent  pourtant  fort  bien  entre  eux  tout 
d'abord,  parce  que  le  succès  de  curiosité  qui  attendait  l'au- 
teur d'Héloïse  à  Londres  ne  fut  pas  moindre  que  celui  dont 
Strasbourg  et  Paris  venaient  de  le  régaler  tour  à  tour.  Les 
journaux  sont  pleins  de  lui  ;  on  se  presse  encore  à  sa  porte  ; 
le  prince  héritier  de  la  couronne  vient  le  visiter  incognito. 
Et  le  misanthrope  de  s'épanouir  !  —  Pendant  ce  temps,  Hume 
fait  de  son  mieux  pour  lui  trouver  un  séjour  champêtre  à  sa 
convenance.  Dès  la  fin  de  janvier  et  en  attendant  cette  instal- 
lation rurale,  objet  de  ses  vœux,  il  s'établit  à  proximité  de  la 
capitale  anglaise,  dans  le  bourg  de  Chiswick,  chez  un  épicier. 
Puis,  le  20  mars,  il  transporte  ses  pénates  à  Wootton  en 
Stafïordshire,  dans  l'habitation  d'un  riche  gentleman,  nommé 
Davenport. 

Une  fois  de  plus,  la  solitude  des  champs  va  se  montrer  peu 
j  favorable   à   son   équilibre   mental,   quoiqu'il   soit  persuadé 


278  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

du  contraire,  car  le  soupçon  sans  objet  s'installe  aussitôt  dans 
son  cerveau,  pour  se  concentrer  bientôt  sur  David  Hume. 
Il  croit  remarquer  tout  d'abord  qu'on  s'occupe  moins  de  lui 
dans  le  public  que  durant  les  premières  semaines  de  son 
séjour  en  Angleterre.  —  Et  quoi  de  plus  naturel  que  ce  demi- 
silence,  une  fois  la  première  curiosité  satisfaite  et  devant  sa 
volonté  bien  affirmée  de  retraite.  —  Puis  certain  journal  s'avise 
de  publier  la  fausse  invitation  de  Frédéric,  ce  qui  est  plus 
grave  en  effet  et  ce  qui  achève  de  le  jeter  dans  la  suspicion 
chimérique.  Pourtant,  sa  lettre  du  29  mars  à  son  «  cher  patron  » 
est  cordiale  encore  ;  mais,  le  même  jour,  il  écrit  à  du  Peyrou 
ce  qui  suit  :  «  Je  sens  que  je  n'ai  que  deux  amis  sûrs  [Milord 
maréchal  et  lui].  Je  n'entends  plus  parler  de  l'impression  de 
vos  lettres  !  »  Et  l'on  sent  qu'il  va  bientôt  délirer  une  fois  de 
plus  sur  ce  retard  fortuit  d'impression,  car  ces  Lettres  de  du 
Peyrou  sont  une  apologie  de  sa  conduite  dans  les  polémiques 
suscitées  par  les  Lettres  de  la  montagne  ;  apologie  dont  il  a 
lui-même  suggéré  les  grandes  lignes  à  ce  complaisant  pour 
accabler  ses  ennemis  de  Bienne  et  souligner  l'accueil  reçu 
par  lui  hors  du  territoire  suisse  depuis  quelques  mois. 

Le  31  mars,  une  de  ses  lettres  à  d'Ivernois  informe  celui-ci 
que  Hume  est  fort  lié  avec  le  fils  de  Tronchin  le  guérisseur, 
—  Rousseau  ne  l'appelle  plus  que  le  «  jongleur  »  depuis  leur 
brouille  qui  date  de  1759.  —  Il  se  souvient  en  outre,  un  peu  tard, 
que  Hume  entretient  également  d'étroites  liaisons  avec  quel- 
ques-uns de  ses  ennemis  parisiens  les  plus  dangereux,  Alem- 
bert,  Holbach,  etc..  Si  donc  David  n'est  pas  un  fourbe,  le 
solitaire  sent  qu'il  aura  «  de  grandes  réparations  à  lui  faire  »  ! 
C'est  déjà  la  couleur  que  prirent  ses  relations  avec  M^^  d'Épi- 
nay  dès  le  mois  de  juin  1757.  «  Il  s'occupe  beaucoup  de  mes 
petits  intérêts,  insiste  le  malade,  et  ma  réputation  n'y  gagne 
pas.  Les  papiers  publics  qui  parlaient  beaucoup  de  moi,  et 
avec  honneur,  avant  notre  arrivée,  depuis  qu'il  est  à  Londres 
n'en  parlent  plus  ou  n'en  parlent  plus  que  désavantageuse- 
ment.  »  Il  va  dès  lors  jusqu'à  accuser  Hume  d'ouvrir  ses 
lettres  pour  les  intercepter  quand  il  le  juge  bon  !  —  Pourtant, 


LE     MALADE  279 

vis-à-vis  de  M"»®  de  Bouftlers,  leur  amie  commune,  c'est  encore, 
le  5  avril,  l'accent  détaché  qui  domine  :  «  Vous  craignez  pour 
moi  le  désœuvrement  (à  combien  juste  titre  1)...  J'ai  ici  un 
homme  qui  est  de  ma  connaissance  et  que  j'ai  grande  envie 
de  connaître  mieux.  La  société  que  je  vais  lier  avec  lui  m'em- 
pêchera d'en  désirer  aucune  autre.  Je  l'estime  assez  pour  ne 
pas  craindre  une  intimité  à  laquelle  il  m'invite,  et,  comme  il 
est  aussi  maltraité  que  moi  par  les  hommes,  nous  nous  con- 
solerons mutuellement  de  leurs  outrages  en  lisant  dans  le 
cœur  de  notre  ami  qu'il  ne  les  a  pas  mérités  !  »  Gela  est  fort 
joliment  dit  et  c'est  l'annonce  de  la  rédaction  commencée 
des  Confessions,  circonstance  qui  va  tenir  sa  place  dans  la 
querelle  désormais  imminente. 

Comme  M"^®  de  Boufïlers,  comme  jadis  M"*®  de  Chenon- 
ceaux  et  Diderot,  Hume  redoute  la  solitude  pour  son  protégé 
que  les  relations  sociales  distrayent  et  tonifient  sans  qu'il 
s'en  doute  :  «  Il  a  un  peu  la  faiblesse  de  vouloir  se  rendre  inté- 
ressant en  se  plaignant  de  sa  pauvreté  et  de  sa  mauvaise 
santé.  »  Santé  robuste  à  cette  date,  en  dépit  de  passagères 
souffrances  locales,  comme  le  prouvaient  ses  longues  excur- 
sions pédestres  du  val  de  Travers.  «  Il  a,  poursuit  Hume,  des 
accès  de  mélancolie  ou  de  spleen  qui  donnent  quelquefois  à 
sa  conduite  un  air  de  bizarrerie  et  de  violence,  qualités  qui 
ne  lui  sont  pas  naturelles  !  »  L'Écossais  en  savait  déjà  quelque 
chose  et  l'on  ne  saurait  donc  juger  avec  plus  de  modération  un 
névropathe,  de  relations  souvent  difficiles. 

Revenons  à  l'hôte  de  Wootton  qui,  le  7  avril,  écrit  à  un  lord 
[anonyme  dans  la  Correspondance  mais  sans  doute  au  comte 
de  Bentinck]  pour  lui  parler  d'  «  embûches  »  et  d'  «  amitié 
perfide  ».  Le  même  jour,  il  adresse  une  protestation  au  rédac- 
teur responsable  de  la  St  James  Chronicle  qui  vient  de 
publier  la  fausse  lettre  de  Frédéric  :  il  en  attribue  à  ce  moment 
la  paternité  à  d'Alembert.  —  Enfin  le  9  avril,  il  rédige  pour 
Mme  ^Q  Verdelin  (et  non  pour  M"^^  de  Boufilers,  comme  l'in- 
diquent les  éditeurs  de  sa  Correspondance)  une  longue  lettre 
où  il  raconte  pour  la  première  fois  les  deux  incidents  de 


280  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

voyage,  qui,  interprétés  par  lui  de  la  iaçon  la  plus  bizarre, 
Tont  persuadé  de  la  grande  trahison  de  David  Hume  !  «  Quel- 
qu'un travaille  en  secret,  ajoute- t-il,  mais  sans  relâche  à  me 
déshonorer.  Tout  ce  qui  vient  de  m'arriver  en  Suisse  a  été 
déguisé.  Mon  dernier  voyage  à  Paris  et  Vaccueil  que  j'y  ai 
reçu  ont  été  falsifiés.  On  a  fait  entendre  que  j'étais  générale- 
ment méprisé  et  décrié  en  France...  On  a  fait  supprimer 
chez  un  libraire  l'édition  des  Lettres  de  du  Peyrou.  »  En  fait 
il  s'agit,  comme  pour  VEmile  naguère,  d'un  retard  purement 
fortuit.  «  Je  ne  puis  vous  exprimer  à  quel  point  la  haine  et  le 
dédain  se  sont  manifestés  contre  moi  dans  les  hôtesses  et  dans 
les  servantes  [à  Chiswick]  et  de  quel  accueil  infâme  on  a  régalé 
M^ie  j^e  Vasseur  [trait  à  retenir  !]...  .J'ai  toutes  mes  facultés 
dans  un  bouleversement  qui  ne  me  permet  pas  de  vous  parler 
d'autre  chose  !  »  L'accès  est  donc  déclanché. 

Le  10  avril,  il  écrit,  exactement  dans  le  même  sens,  à  l'un 
de  ses  cousins  Rousseau  qu'il  a  retrouvé  à  Londres,  puis 
encore,  au  même  lord  que  précédemment:  «  J'apportais  ici 
l'estime  universelle  et  le  respect  même  de  mes  ennemis... 
L'Europe  entière  continuera  de  me  rendre  la  justice  qu'on  me 
refuse  en  Angleterre.  'L'éclatant  accueil  que,  malgré  le  décret, 
je  viens  de  recevoir  à  Paris  à  mon  passage  prouve  que 
partout  où  ma  conduite  est  connue,  elle  m'attire  l'honneur 
qui  m'est  dû...  L'année  dernière,  on  fit  courir  un  libelle 
afl[reux  sur  ma  conduite  à  Paris  [le  Sentiment  des  citoyens]. 
Pour  toute  réponse,  je  fis  imprimer  ce  libelle  à  Paris  même. 
Il  y  fut  reçu  comme  il  méritait  de  l'être,  et  il  semble  que  ce 
que  tous  les  deux  sexes  ont  d'illustre  et  de  vertueux  dans 
cette  capitale  ait  voulu  me  venger,  par  les  plus  grandes 
marques  d'estime,  des  outrages  de  mes  vils  ennemis...  Il 
faudra  bien  que  votre  public  me  rende  son  estime.  Mais  quel 
gré  lui  en  saurai-je  quand  je  l'y  aurai  forcé  ?  » 

Un  mois  plus  tard,  le  10  mai,  il  adresse  à  Malesherbes  une 
lettre  qui  est  un  extrait  presque  textuel  du  grand  réquisitoire 
dont  sans  doute  la  rédaction  avait  rempli  pour  lui  en  partie 
la  fin  d'avril  :  réquisitoire  que  Hume  ne  recevra  de  lui,  in 


LE     MALADE  281 

extenso,  que  deux  mois  après.  Il  y  accuse  celui-ci  d'avoir 
jalousé,  dès  leur  rencontre  à  Paris,  l'accueil  fait  par  le  prince 
de  Conti  au  fugitif  de  Motiers  —  ce  qui  témoigne  du  prix  qu'y 
attachait  sa  propre  vanité  souffrante  :  «  Cette  préférence 
d'humanité  dont  j'étais  l'objet,  écrit-il  cependant,  en  mon- 
trait pour  lui  une  beaucoup  plus  flatteuse.  C'était  lui  dire  : 
mon  ami  Hume,  aide-moi  à  marquer  de  la  commisération 
à  cet  infortuné  !  Mais  son  cœur  jaloux  fut  trop  bête  pour  sen- 
tir cette  distinction-là  !  »  Il  reparle  du  regard  atroce  de  l'Écos- 
sais en  ajoutant  :  «  Cet  homme,  que  mon  mauvais  destin 
semble  avoir  forgé  tout  exprès  pour  moi,  n'est  pas  dans  ta 
sphère  ordinaire  de  l'humanité  :...  Quand  je  vivrais  mille  ans, 
je  sens  que,  jusqu'à  ma  dernière  heure,  jamais  David  Hume 
Ine  cessera  de  m'être  présent  !  »  C'est  toujours  l'humanité  par- 
tagée en  anges  et  en  démons.  Malheureusement  les  anges  se 
confinent  de  plus  en  plus  dans  la  sphère  hantée  par  «  nos 
habitants  !  »  Vis-à-vis  de  du  Peyrou,  le  31  mai,  il  aura  cette 
assertion  sans  réplique  :  «  Je  regarde  le  triumvirat  de  Vol- 
taire, Alembert  et  lui  [Hume]  comme  une  chose  certaine. 
Je  ne  pénètre  pas  leur  projet,  mais  ils  en  ont  un  !  » 
i  Enfin  David,  qui  s'inquiète  du  silence  prolongé  du  solitaire 
là  son  égard  et  recueille  sans  doute  quelques  vagues  échos  des 
frénétiques  incriminations  de  celui-ci,  réclame  une  explica- 
tion de  sa  part.  Il  en  reçoit  d'abord  un  billet  daté  du  23  juin  : 
«  Je  croyais  que  mon  silence,  interprété  par  votre  conscience, 
jen  disait  assez.  Mais,  puisqu'il  entre  dans  vos  vues  de  ne  pas 
l'entendre,  je  parlerai...  Vous  m'amenez  en  Angleterre  pour 
m'y  déshonorer  !  »  —  Puis,  daté  du  11  juillet,  c'est  un  long 
mémoire  accusateur,  rédigé  à  la  troisième  personne  et  que  nous 
!  analyserons  rapidement.  —  Le  premier  grief  formulé  contre 
Hume  est  la  prétendue  jalousie  qu'aurait  inspirée  à  celui-ci 
l'accueil  fait  par  le  prince  de  Conti  au  Genevois,  qui  d'ailleurs 
en  parle  d'un  ton  plus  détaché  cette  fois  :  «  Je  me  prêtai  par 
I  devoir,  mais  avec  répugnance  [1]  à  cet  éclat,  jugeant  combien 
l'envie  de  mes  ennemis  en  serait  irritée  I  »  Rousseau  assure 
encore  qu'une  augmentation  sensible  de  considération  pour 


282  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

M.  Hume  fut,  à  Paris,  la  conséquence  immédiatejde  la  bonne 
œuvre  qu'il  annonçait  l'intention  d'accomplir  au  profit  du 
décrété.  C'est  donc  déjà  l'Ecossais  qui  est  plutôt  redevable 
sur  ce  point. 

Ensuite  est  discutée  l'affaire  de  la  pension  que  David  s'em- 
ployait depuis  six  mois  à  obtenir  du  roi  d'Angleterre  pour 
Jean-Jacques   —   dont  l'attitude  fut  étonnamment  inconsé-| 
quente  en  cette  affaire,  pour  ne  pas  dire  davantage  :  —  l'objet 
de  cette  discussion  est  d'écarter  cet  autre  motif  de  gratitude, 
d'un  geste  aussi  violent  que  celui  qui  rejeta  naguère  les  obli- 
gations du  malade  à  l'égard  de  M^^  d'Épinay.  —.Tout  compte 
fait,  sur  aucun  point,  il  ne  devra  rien  :  «  Pour  le  bien  réel  que 
ses  soins  m'ont  fait,  ils  ont  plus  d'apparence  que  de  poids,  i 
Je  ne  venais  pas  en  mendiant  :  j'apportais  mon  pain,  deman- 
dant seulement  un  asile  !  »  Et  l'on  sait  que  l'Angleterre  ouvre 
gratuitement  cet  asile  à  tout  étranger  malheureux.  L'auteur 
d'Héloïse  y  était-il  d'ailleurs  si  peu  connu  qu'en  arrivant' 
seul  il  eût  manqué  d'assistance  et  de  bons  offices  ?  Nulle- 
ment, puisque  son  hôte  actuel,  M.  Davenport,  l'a  recherché 
pour  lui-même  et  avant  toute  intervention  directe  de  David.  I 
—  En  résumé,  «  tout  ce  qui  s'est  fait  de  bien  se  serait  fait  sans.^ 
M.  Hume  à  peu  près  de  même  et  peut-être  mieux,  mais  le  mal: 
ne  se  fût  point  fait  »  !  Et  voilà  donc  le  fardeau  de  la  recon- 
naissance heureusement  déposé  sur  la  voie  publique. 

L'auteur  du  mémoire  passe  ensuite  à  ses  griefs  contre  la 
presse  britannique.  Un  certain  magazine  l'a  dit  fils  de  musi- 
cien, ce  qu'il  semble  considérer  comme  une  grave  injure  ; 
nous  savons  cependant  que  son  père  fut  maître  à  danser, 
dans  sa  jeunesse,  et  peut-être  quelque  très  vieux  Anglais, 
hôte  de  Genève  en  son  adolescence,  avait-il  conservé  ce  sou-i 
venir,  ou,  du  moins,  laissé  cette  tradition  dans  sa  famille. 
Puis  il  refait  le  récit  des  deux  scènes,  si  connues,  que  nous 
avons  mentionnées  déjà  :  Hume  disant  tout  haut  dans  son 
sommeil  :  «  Je  tiens  Jean- Jacques  Rousseau  !  »  (mais  rêve-t-on 
dans  une  langue  étrangère  quand  on  dévoile  ainsi  le  fond  de 
son  cœur  ?)  et,  une  autre  fois,  devant  un  flot  de  larmes  du 


LE     MALADE  283 

facile  pleureur,  lui  tapotant  le  dos  pour  le  calmer  en  l'appe- 
lant :  «  Mon  cher  monsieur  »,  mais  avec  un  regard  de  basilic  ! 
—  Enfin  vient  le  pathologique  sophisme  final  :  ou  M.  Hume 
est  le  plus  grand  des  hommes,  ou  il  en  est  le  dernier  !  Or, 
s'employant  à  obtenir  une  pension  pour  Rousseau  sans  s'être, 
au  préalable,  justifié  sur  sa  conduite  vis-à-vis  de  ce  dernier 
(qui  ne  Tavait  point  accusé  en  face,  notons-le  bien),  il  lui 
rendait  des  soins  inutiles  et  n'était  donc  point  généreux  ! 
Et  la  vérité,  selon  son  accusateur,  est  qu'il  se  disait  pendant 
ce  temps  avec  satisfaction  :  «  Ou  Jean-Jacques  acceptera,  et, 
alors,  avec  les  preuves  que  j'en  aurai  en  mains  contre  lui,  je 
le  déshonore  complètement  [?]  ;  ou  il  refusera,  et  il  faudra 
qu'il  dise  pourquoi.  Alors,  s'il  m'accuse,  il  est  perdu  !  »  Com- 
prenne qui  pourra  ce  noir  imbroglio  et  ce  raisonnement  inin- 
teUigible  ! 

Pourtant  voici  venir  une  furtive  manifestation  du  sens 
commun  qui  n'est  pas  encore  totalement  éteint  par  la  manie 
dans  le  cerveau  du  malade  :  «  Il  est  vrai,  poursuit-il  en  effet  ! 
Tout  est  incompréhensible  dans  ce  qui  se  passe.  Une  telle 
conduite  n'est  pas  dans  la  nature  :  elle  est  contradictoire  !  Et, 
pourtant,  elle  est  démontrée  !  »  Un  abîme  s'ouvre  des  deux 
côtés  sous  ses  pas  :  «  Je  péris  dans  l'un  ou  dans  l'autre.  Je  suis 
le  plus  malheureux  des  humains  si  vous  êtes  coupable,  le  plus 
vil  si  vous  êtes  innocent  !  Vous  me  faites  désirer  d'être  un  objet 
méprisable  !  »  Rhétorique  pure,  car  il  ne  se  trouvera  guère 
malheureux  de  croire  Hume  coupable  et  ne  se  jugerait  nulle- 
ment vil  au  bout  de  quelques  minutes  s'il  était  contraint  de 
le  reconnaître  innocent.  Il  s'en  tirerait  en  ce  dernier  cas  par 
quelques  «  prosternations  »,  comme  celles  qu'il  promettait 
jadis  à  M°^®  d'Épinay  sous  la  même  condition.  Il  prierait 
même  au  besoin  qu'on  le  «  foule  aux  pieds  »  !  Que  Hume  daigne 
donc  se  justifier,  ou  reçoive  un  éternel  adieu  !  —  Vis-à-vis  de 
Mme  de  Verdelin,  quelques  jours  plus  tard,  il  consentira  au 
sens  commun  les  mêmes  concessions,  que  sa  manie  lui  fera 
retirer  aussitôt  qu'accordées  :  «  Votre  objection  tirée  du 
caractère  (si  notoirement  honorable)   de  M.  Hume  est  très 


284  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

forte,  et  m' étonnera  toujours.  Il  n'a  pas  fallu  moins  que  ce 
que  j'ai  vu  et  senti  d'opposé  pour  le  croire.  Tout  ce  que  je 
peux  conclure  de  cette  contradiction,  c'est  que,  apparemment, 
M.  Hume  n'a  jamais  haï  que  moi  seul.  Mais  aussi  quelle  haine! 
Quel  art  profond  à  la  cacher  et  à  l'assouvir  !  Le  même  cœur 
pourrait-il  suffire  à  deux  passions  pareilles  ?  » 

Au  surplus,  une  fois  l'exécution  nécessaire  accomplie,  l'hôte 
de  Wootton  ne  tarde  pas  à  retrouver  le  calme  et  à  reprendre 
confiance  en  sa  mission  céleste  :  «  Il  n'est  pas  possible,  vu  la 
cause,  écrit-il  à  du  Peyrou  le  16  août,  de  n'être  pas  affecté 
de  cette  épouvantable  révolution  [de  l'opinion  à  son  égard]  qui, 
je  n'en  doute  pas,  a  gagné  toute  l'Europe  [depuis  le  Sentiment 
des  citoyens].  Pour  vous,  mon  cher  hôte,  que  tout  cela  ne  vous 
ébranle  pas  !  J'ose  vous  prédire  qu'un  jour  l'Europe  portera 
le  plus  grand  respect  à  ceux  qui  en  auront  conservé  pour 
moi  dans  mes  disgrâces  !  »  C'est  le  ton  du  Christ  annonçant 
l'avenir  à  ses  disciples.  Et  la  prédiction  s'est  réalisée,  au 
moins  pour  la  plus  grande  partie  de  l'Europe  et  pour  un 
temps,  — -  de  même  que  les  promesses  de  l'Évangile,  —  car  les 
grands  mystiques  ont  de  ces  revanches. 


II 


LES    PLAIDOIRIES 


Au  reçu  du  factum  de  Rousseau,  Hume  tombe  littérale- 
ment des  nues.  Comme  naguère  Grimm  et  M^^  d'Épinay 
devant  la  scène  du  24  octobre  1757,  il  se  sent  à  la  fois  stupé- 
fait et  exaspéré.  Mais  son  tempérament  sanguin  d'homme  du 
nord  a  de  plus  brusques  réactions  dans  la  colère.  Il  proteste 
tout  d'abord,  —  et  M*"^  de  BoufFlers  le  lui  reprochera,  —  près 


LE     MALADE  285 

du  plus  décidé  des  adversaires  du  malade,  le  baron  d'Holbach, 
ce  qui  est  faire  la  société  parisienne  juge  de  l'incident.  Puis 
encore  et  parce  qu'il  s'attend  à  être  publiquement  attaqué  — 
soit  sans  délai,  soit  tout  au  moins  dans  ces  mémoires  dont  il 
sait  que  la  rédaction  occupe  à  ce  moment  le  solitaire  et  dont 
on  peut  dès  lors  prévoir  quel  sera  l'immense  retentissement 
quelque  jour,  —  il  se  décide  à  prévenir  la  calomnie  imprimée 
et  à  s'expliquer  de  la  même  façon  au  préalable.  Il  donne  donc 
sa  plaidoirie  sous  ce  titre  :  Exposé  succinct  de  la  contestation, 
qui  s'est  élevée  entre  M.  H.  et  M.  R.,  avec  les  pièces  justifi- 
catives. Londres,  1766. 

L'avertissement  des  éditeurs,  qui  a  été  attribué  à  d'Alem- 
bert,  est  d'un  ton  quelque  peu  embarrassé  ;  on  n'appelait  pas 
alors  aussi  délibérément  qu'aujourd'hui  le  grand  public  à 
juger  les  différends  des  particuliers.  Le  corps  de  l'ouvrage  est 
rempli  par  le  récit  de  Hume  en  personne.  Il  y  expose  comment, 
dès  1762,  il  offrait  chez  lui  un  asile  à  Rousseau  fuyant  Paris, 
George  Keith,  leur  ami  commun,  servant  le  plus  souvent  alors 
d'intermédiaire  à  leurs  réciproques  effusions.  Puis,  en  1765, 
une  personne  qui  s'intéresse  à  Rousseau  (M'"^  de  Verdelin), 
étant  allé  voir  celui-ci  à  Motiers  en  apprit  qu'il  avait  le  projet 
de  quitter  la  Suisse.  Aussitôt  Hume,  qui  se  trouve  alors  chargé 
des  affaires  d'Angleterre  à  la  cour  de  France,  mais  a  la  pers- 
pective de  regagner  bientôt  son  pays,  écrit  une  fois  encore  à 
l'exilé  pour  lui  proposer  ses  services.  Rousseau  répond  de 
Strasbourg  avec  reconnaissance,  et  le  voyage  en  commun  se 
décide  après  que  le  Genevois  y  a  mis  certaines  conditions.  «  Je 
le  dis  à  regret,  écrit  Hume  en  cet  endroit  de  son  exposé,  cette 
affectation  de  misère  et  de  pauvreté  extrême  n'est  qu'une 
petite  charlatanerie  [le  mot  peut  être  trop  fort,  mais  c'est  un 
étranger  qui  parle]  que  M.  Rousseau  emploie  avec  succès 
pour  se  rendre  plus  intéressant  et  exciter  la  commisération 
du  public.  »  Estimant  toutefois  qu'  «  un  noble  orgueil,  quoique 
porté  à  l'excès  mérite  l'indulgence  dans  un  homme  de  génie  », 
Hume  accepte  de  servir  Rousseau  à  sa  manière  (c'est-à-dire 
à  la  manière  que  Rousseau  pouvait  accepter)  en  dissimulant 


286  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

ses  bienfaits  autant  que  possible.  Mais  il  avait  compté  sans 
la  perspicacité  aiguisée  du  névropathe  dont  l'orgueil  se 
cabrait  bien  davantage  encore  à  la  découverte  d'un  bienfait 
dissimulé,  parce  que  sa  blessure  d'amour-propre  se  compli- 
quait aussitôt  de  soupçon. 

Ici  se  place  sous  la  plume  de  David  une  nouvelle  expression 
de  ce  sentiment,  né  de  l'expérience,  qui  fut  toujours  celui  des 
familiers  de  Rousseau  :  à  savoir  que  cet  assoiffé  de  solitude 
champêtre  n'était  plus  le  jeune  autodidacte  des  Gharmettes, 
sachant  remplir  ses  journées  par  de  fructueuses  études  et 
mesurer  quelque  peu  la  durée  de  ses  rêveries  moins  saines, 
mais  avait  en  réalité  besoin  des  distractions  de  la  société 
pour  conserver  l'équilibre  entre  ses  diverses  facultés  mentales. 
Pourtant,  cette  fois  encore  les  mots  dépassent  quelque  peu  la 
pensée  de  l'écrivain  étranger.  «  Je  voyais  avec  une  peine 
infinie,  écrit  celui-ci,  qu'il  était  né  pour  le  tumulte  et  les  orages 
et  que  (par  l'inquiétude  d'esprit  qui  lui  est  naturelle,  lira-t-on 
quelques  lignes  plus  loin)  le  dégoût  [il  faudrait  dire  l'ennui] 
qui  suit  la  jouissance  paisible  delà  solitude  et  de  la  tranquillité 
le  rendrait  bientôt  à  charge  à  lui-même  et  à  tous  ceux  qui 
l'environnaient.  »  Comme  nous  l'avons  indiqué.  Hume  con- 
teste ici  qu'il  ait  connu  pendant  son  séjour  à  Paris  la  lettre  I 
écrite  par  Walpole  sous  le  nom  de  Frédéric  de  Prusse  : 
«  Quoique  nous  nous  vissions  très  souvent,  dit-il,  il  [Walpole] 
avait  caché  soigneusement  cette  plaisanterie  jusqu'après  mon 
départ,  par  attention  pour  moi.  Je  la  vis  à  Londres  pour  la 
première  fois.  »  La  lettre  ayant  été  peu  après  publiée  dans  un 
périodique  anglais,  il  le  regretta,  ajoute-t-il,  mais  fut  encore 
plus  affligé  «  de  voir  M.  R.  montrer  cet  excès  de  sensibilité  pour 
un  incident  aussi  simple  et  aussi  inévitable  »  !  Il  expose  ensuite  ] 
les  démarches  faites  par  lui  en  vue  d'obtenir  à  Rousseau  une 
pension  de  la  couronne  d'Angleterre,  dans  le  même  temps  que 
ce  dernier  commençait  par  lettres,  sa  campagne  de  calomnies 
contre  lui.  Il  ne  recevait  plus  rien  de  Wootton,  mais  croyait  le  ' 
solitaire  froissé  de  ce  qu'on  avait  d'abord  projeté  de  lui  accor-  (^ 
der  cette  pension  sans  la  déclarer  publiquement  ;  il  s'occupait 


LE     MALADE  287 

lonc  d'obtenir  que  cette  libéralité  devînt  ofTicielle,  et,  non 
^ans  efforts,  il  venait  enfin  de  recevoir  satisfaction  sur  ce 
Doint,  lorsqu'il  reçut  le  réquisitoire  de  juillet.  —  Un  tel  con- 
raste  entre  les  occupations  simultanées  des  deux  amis  de  la 
/eille  aurait  dû  paraître  assez  frappant  en  effet. 

Ce  qui,  dans  l'attitude  du  malade,  choque  particulièrement 
e  caractère  viril  et  pondéré  de  David,  —  tout  à  fait  incapable 
le  comprendre  la  diplomatie  de  femme  nerveuse  à  laquelle 
a  psychasténie  conduit  trop  souvent  ses  victimes,  —  c'est 
lue  Jean- Jacques  ait  si  visiblement  besoin  qu'on  s'occupe  de 
iii  sans  trêve,  tout  en  prétendant  aspirer  à  l'isolement  et  à 
'oubli  ;  c'est  que  toujours  il  veuille  «  être  un  objet  d'intérêt  » 
'n  se  faisant  passer  pour  «  un  homme  opprimé  par  l'infortune, 
)ar  la  maladie  et  les  persécutions,  lors  même  qu'il  est  le  plus 
ranquille  et  le  plus  heureux  !  »  Car  le  propriétaire  du  domaine 
le  Wootton,  M.  Davenport,  lui  décrivant  son  hôte  comme 
Darfaitement  dispos  et  même  «  gai  »,  il  s'étonne  d'être,  durant 
:es  heures  de  gaîté,  la  victime  des  noires  humeurs  de  l'atra- 
Dilaire.  «  Son  affectation  de  sensibilité  extrême,  écrit-il,  était 
m  artifice  trop  souvent  répété  pour  en  imposer  à  un  homme 
jui  le  connaissait  aussi  bien  que  moi  î  »  Appréciation  peu 
clairvoyante  cette  fois  ;  mais,  encore  un  coup,  ce  robuste  mon- 
agnard,  au  sang  paisible,  ne  pouvait  comprendre  ce  paquet 
,le  nerfs,  aux  féminines  réactions  ! 

1    II  réfute  ensuite,  assez  brièvement,  le  réquisitoire  qu'il  a 

eçu  de  Rousseau  et  dont  il  n'a  pu  obtenir  communication, 

lit-il,  que  par  l'intervention  et  le  crédit  de  M.  Davenport.  Il 

;ie  saurait  répondre  de  ses  rêves,  et,  s'il  se  souvient  en  effet 

H' avoir  subi,  certain  jour,  une  scène  d'attendrissement  de 

Ija  part  de  Jean- Jacques,   elle  avait  été  précédée  d'excuse 

)our  un  premier  soupçon  du  malade.  Il  y  avait  eu  là  comme 

me  réédition,  dans  la  réalité,  de  la  scène  entre  Saint-Preux  et 

iomston  à  Besançon,  ou  encore  un  équivalent  de  la  lettre 

lumblement  écrite  à  Malesherbes  après  l'affaire  des  jésuites 

lu  temps  de  V Emile  :  «  Mon  cher  ami,  aurait  en  effet  supplié 

on  fantasque  compagnon  de  voyage,  me  pardonnerez-vous 


288  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

jamais  cette  extravagance  ?  Après  tant  de  peines  que  vouj 
avez  prises  pour  m'obliger,  se  peut-il  que  je  paye  vos  service^ 
de  tant  d'humeur  et  de  brusquerie  ?  Mais,  en  me  pardonnant, 
vous  me  donnerez  une  nouvelle  marque  de  votre  amitié,  e1 
j'espère  que,  lorsque  vous  verrez  le  fond  de  mon  cœur,  vou^ 
trouverez  qu'il  n'en  est  pas  indigne  !  »  C'est  bien  là  le  style  di 
maniaque  de  l'affection  tonificatrice. 

A  la  fm  de  sa  brochure.  Hume  propose  deux  hypothèse^ 
pour  expliquer  l'inexplicable  conduite  de  son  agresseur.  Les 
uns,  dit-il,  le  prétendent  absolument  de  mauvaise  foi  :  ils  conJ 
sidèrent  ses  procédés  comme  dictés  par  cet  orgueil  extrême 
qui  fait  le  fond  de  son  caractère  et  le  porte  à  se  débarrassai 
de  l'intolérable  fardeau  de  la  reconnaissance  en  sacrifiant, '[s'il 
le  faut,  l'honneur,  la  vertu,  l'amitié  ou  même  son  propre 
intérêt.  Mais  il  est,  sur  son  compte,  une  opinion  plus  modérée 
(celle  des  Boufïlers  et  des  VerdeUn)  à  laquelle  l'Écossais  sej 
rallie  :  «  Quelques-uns  de  mes  amis,  reprend-il  en  effet,  cousin 
dèrent  toute  cette  affaire  avec  plus  d'indulgence  et  regardent 
M.  R.  comme  un  objet  de  pitié  plutôt  que  de  colère.  Ils  sup- 
posent bien  aussi  que  l'orgueil  et  l'ingratitude  sont  la  base 
de  son  caractère  ;  mais,  en  même  temps,  ils  sont  disposés  èt\ 
croire  que  son  esprit,  toujours  inquiet  et  flottant,  se  laisse 
entraîner  au  courant  de  son  humeur  et  de  ses  passions... 
L'absurdité  de  ce  qu'il  avance  n'est  pas,  selon  eux,  une  preuve 
de  sa  mauvaise  foi.  Il  se  regarde  comme  le  seul  être  important 
de  l'univers  et  croit  bonnement  que  tout  le  genre  humain 
conspire  contre  lui.  Son  plus  grand  bienfaiteur  étant  celui 
qui  incommode  le  plus  son  orgueil  [plutôt  son  incapacité  de 
payer]  devient  le  principal  objet  de  son  animosité.  Il  est  vrai 
qu'il  emploie,  pour  soutenir  ses  bizarreries,  des  fictions  et  des. 
mensonges,  mais  c'est  une  ressource  dans  ces  têtes  faibles  qui 
flottent  continuellement  entre  la  raison  et  la  foUe,  et  per- 
sonne ne  doit  s'en  étonner.  —  J'avoue  que  je  penche  beau- 
coup vers  cette  dernière  opinion,  en  même  temps  que  je  doute 
fort  qu'en  aucune  circonstance  de  sa  vie  M.  R.  ait  joui  plus 
entièrement  qu'aujourd'hui  de  toute  sa  raison.  Même  dans 


LE     MALADE  289 

les  étranges  lettres  qu'il  m'a  écrites  y  on  retrouve  des  traces  bien 
marquées  de  son  éloquence  et  de  son  génie  !  »  On  ne  saurait 
mieux  dire,  et  cette  analyse  de  psychologie  morbide  est  déjà 
très  clairvoyante  pour  l'époque.  —  Hume  conclut  en  répétant 
qu'il  n'a  porté  la  querelle  devant  le  public  que  pour  défendre 
son  honneur  contre  les  probables  agressions   des   mémoires 
que  rédige  l'hôte  de  Wootton  ;  si  en  effet  celui-ci  venait  à 
mourir  avant  la  publication  de  ces  mémoires,  son  ancien  ami 
se  sentirait  moins  de  liberté  pour  user  d'arguments  personnels 
en  vue  de  sa  défense,  —  ce  qui  est  une  délicate  pensée.  —  En 
fait,  les  Confessions  s'arrêtèrent  précisément,  comme  on  le 
sait,  au  moment  d'aborder  le  séjour  de  l'auteur  en  Angleterre. 
Quoique   sollicité   par   tous   ses    fidèles,    Rousseau   refusa 
Dbstinément  de  prendre  à  nouveau  la  parole  dans  sa  propre 
'cause.  Ce  fut  donc  une  femme  qui  plaida  pour  lui  le  procès 
'qu'il  avait  si  malencontreusement  engagé  et  qui  le  plaida  de 
façon  très  «  femme  »  en  vérité,  c'est-à-dire  avec  élan  et  avec 
sœur  mais  avec  un  trop  complaisant  recours  à  la  logique  des 
[sentiments  (pour  parler  le  langage  de  la  psychologie  contem- 
poraine). On  sait  encore  peu  de  chose  sur  cette  M°^®  La  Tour 
DU  de  La  Tour,  plus  tard  M^^^  de  Franqueville,  que  Rousseau 
appelle  Marianne  dans  sa  correspondance.  Ils  étaient  entrés 
m  relations  épistolaires  après  la  publication  de  VHéloïse  alors  , 
que,  sur  un  ton  fort  spirituel  et  qui  le  conquit,  elle  lui  avait 
3xposé  ses  impressions  de  lecture,  concurremment  avec  une 
amie  anonyme.  Cette  dernière  s'était  reconnue  dans  Claire 
d'Orbe,  tandis  qu'elle-même  se  sentait  d'étroites  affinités  de 
caractère  avec  Julie  d'Étange.  Toutefois  l'amie  qui  ressem- 
blait à  Claire  se  lassa  bientôt  des  rebuffades  de  leur  quinteux 
correspondant  :  «  Dans  la  dernière  lettre  de  Rousseau,  écri- 
vit-elle dès  le  15  janvier  1762  à  Marianne,  je  trouve  de  l'in- 
conséquence, de  la  fausseté,  de  l'impertinence...  C'est  un  fou... 
Mon  mari  prétend  qu'il  faut  enterrer  Jean- Jacques  auprès 
de  son  chien  [en  philosophe  cynique]  :  je  trouve,  moi,  qu'il 
lui  fait  encore  trop  d'honneur,  etc..  »  La  pseudo- Julie  com- 
pensa cette  défection  par  un  redoublement  de  ferveur  :  elle 

19 


290  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

devait  défendre  le  grand  écrivaih,  même  après  sa  mort,  envers 
et  contre  tous. 

Ce  fut  sous  le  titre  de  Précis  pour  Jean-Jacques  Rousseau 
qu'elle  répondit  à  l'Exposé  succinct  de  Hume,  ménageant 
d'ailleurs  ce  dernier,  et  le  tenant,  autant  que  possible,  en 
dehors  de  sa  discussion.  A  l'exemple  de  Rousseau,  dont  elle 
reproduit  en  somme  l'argumentation  avec  quelque  prudence, 
elle  présente  l'Écossais  comme  l'instrument  inconscient  de 
jalousies  littéraires  dont  le  point  de  départ  est  à  Paris.  Comme 
M"^6  de  Boufïlers,  elle  aurait  voulu  que  Hume  ne  se  fût  point 
tourné  vers  le  public  :  «  Si,  dit-elle,  en  admettant  l'impossible, 
une  injure  comme  celle  dont  se  plaint  M.  Hume  m'était  faite 
par  mon  ami,  je  pleurerais  sur  lui,  je  calmerais  son  imagina- 
tion alarmée  par  la  franchise  de  mes  explications,  mais  il  ne 
m' arriverait  certainement  pas  de  m'en  plaindre  !  »  On  recon- 
naît les  exigences  habituelles  de  Jean- Jacques  ;  mais,  comme 
nous  l'a  dit  plus  haut  M.  Janet,  tout  le  monde  n'a  pas  la  voca- 
tion de  la  sainteté.  —  La  mesure  la  plus  rigoureuse  qui  eût  été 
permise  à  David,  selon  Marianne,  c'était  de  rompre  silencieu- 
sement tout  commerce  avec  Jean- Jacques  :  vivant  à  cent 
cinquante  milles  l'un  de  l'autre,  personne  n'eût  soupçonné 
leur  rupture.  —  Mais  elle  ignore  sans  doute  ce  que  nous 
savons  aujourd'hui  pour  notre  part  et  ce  que  savait  déjà 
Hume  ;  elle  ignore  que  Rousseau  avait  annoncé  cette  rupture 
à  la  plupart  de  ses  amis  en  la  motivant  par  les  odieuses  incri- 
minations que  nous  avons  rappelées  ;  elle  ne  tient  également 
nul  compte  de  l'argument  tiré  par  Hume  de  la  préparation 
des  mémoires  de  son  adversaire  !  «  Par  malheur,  poursuit-elle 
imperturbable,  préparant  la  légende  de  Jean- Jacques  et  flat- 
tant dangereusement  sa  manie  des  persécutions,  par  malheur, 
les  ennemis  de  M.  Rousseau  veillaient...  Ils  sentent  avec  dou- 
leur que  ses  écrits  leur  échapperont.  N'ayant  pu  flétrir  son 
nom,  ce  sera  du  moins  pour  eux  une  consolation  d'avoir  empoi- 
sonné sa  vie.  Ils  l'auront  fait  passer  pour  un  esprit  inquiet, 
soupçonneux,  bizarre,  insociable,  etc..  »  Tel  est  le  ton  de  cette 
apologie,  généreuse  en  ses  intentions  mais  sans  nulle,  valeur 


LE     MALADE  291 

logique  et  qui  n'en  produisit  pas  moins  son  effet  sur  une  opi- 
nion faite  pour  la  goûter.  Marianne  avait  d'autant  plus  de 
mérite  à  se  porter  champion  pour  Rousseau  qu'elle  avait  été 
mainte  fois  en  butte  aux  suspicions  de  son  idole,  que  son  amie 
n'avait  pu  y  tenir  et  qu'elle-même  devait  faire  un  jour,  comme 
nous  l'avons  dit,  le  relevé  des  lettres  injurieuses  dont  il  l'avait 
gratifiée  plus  d'une  fois  !  —  Inclinons-nous  donc  devant  ce 
dévouement  héroïque,  sans  cesser  de  raisonner  mieux  nos 
jugements. 

D'autres  brochures  se  succédèrent  en  grand  nombre,  pour 
et  contre  l'ermite  de  Wootton.  La  justification  de  J.-J.  Rous- 
seau dans  la  contestation  qui  lui  est  survenue  avec  M.  H.  doit 
être  l'œuvre  d'un  homme,  mais  elle  est  encore  plus  fanatique 
que  le  Précis  analysé  ci-dessus.  En  recevant  le  factum  daté  de 
juillet  1766,  opine  l'auteur  de  ces  pages,  Hume  aurait  dû 
répondre  à  Rousseau  :  «  Malgré  la  dureté  de  votre  lettre,  je  ne 
puis  m'empêcher  d'estimer  les  principes  qui  vous  l'ont  dictée... 
N'attendez  pas  que  je  me  justifie.  Un  homme  qui  est  parvenu 
à  mon  âge  sans  qu'on  puisse  lui  reprocher  la  moindre  perfi- 
die doit  trouver  sa  justification  dans  sa  vie  passée  !  »  Soit, 
mais  c'est  toujours  l'exigence  de  la  sainteté  dans  l'entourage 
du  malade.  L'apologiste  ne  conclut-il  pas  que  Jean- Jacques  a 
montré  une  belle  âme  en  toute  cette  affaire  :  «  Quel  est  l'hon- 
nête homme...  qui  ne  désirerait  pas  devenir  l'ami  d'un 
homme  si  plein  de  candeur  et  si  digne  d'estime  ?  » 

Le  Rapporteur  de  bonne  foi,  ou  examen  sans  partialité  et  sans 
urétention  du  différend  survenu  entre  M.  H.  et  M.  R.  de 
Genève  est  encore  très  favorable  à  Jean- Jacques  :  «  Qui  pourra 
^e  persuader,  écrit  ce  rapporteur  bénévole,  que  M.  Walpole 
3t  M.  H.  ne  se  sont  pas  concertés  pour  que  l'un  d'eux  abaissât 
'orgueil  qu'ils  ont  voulu  voir  dans  le  mérite  d'un  infortuné^ 
:andis  que  l'autre  s'élèverait  avec  fracas  au-dessus  de  cet 
nfortuné  !  »  Et  voilà  donc  une  «  impartialité  »  quelque  peu 
iujette  à  caution,  n'est-il  pas  vrai  ?  C'est  celle  des  rous- 
.eauistes  dans  la  cause  de  leur  prophète.  —  La  lettre  de  Vol- 
aire  à  Hume  du  24  octobre  1766  est  dure  pour  Rousseau, 


292  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

mais  affecte  de  lé  plaindre.  Au  contraire  un  nouveau  pamphlet 
anonyme  sorti  de  la  même  plume,  la  Lettre  du  docteur  J.-J. 
Pansophe  est  très  violente  contre  Jean- Jacques,  mais  touche 
juste  parfois  dans  ses  incriminations.  Enfin  les  Notes  d'un 
magistrat  sur  la  première  de  ces  deux  lettres  sont  très  sévères 
à  Rousseau  et  l'analyse  de  la  Julie  y  est  d'un  ferme  moraliste. 
—  Mais  quelque  cinquante  ans  après  les  événements,  Marianne 
La  Tour  devait  trouver  un  continuateur  et  un  émule  dans 
Musset-Pathay  dont  il  faut  lire  L'histoire  de  la  vie  et  des 
ouvrages  de  J.-J.  Rousseau^  au  chapitre  de  la  querelle  anglaise, 
pour  connaître  jusqu'à  quel  point  d'aveuglement  la  préven- 
tion mystique  peut  conduire  un  esprit  dévot. 


III 


VERDICTS     DU     BON     SENS     ET     DU     CŒUR 


Il  nous  semble  que  le  dernier  mot  ait  été  dit,  dans  ce  procès  ;i 
retentissant,  par  M"^^  de  Boufïlers.  Comme  l'amie  de  M^^  La  ' 
Tour,  comme  M"^^  La  Tour  elle-même  en  certaines  circons- 
tances, elle  savait  parler  ferme  au  névropathe,  si  peu  ménager 
des  sensibilités  autres  que  la  sienne.  Le  10  novembre  1762^ 
à  une  sortie  blessante  venue  de  Mo  tiers-Travers,  elle  avait 
répondu  de  sa  meilleure  plume  :  «  La  lettre  que  je  viens  de 
recevoir  de  vous.  Monsieur,  est  plus  propre  à  faire  briller  ma 
philosophie  que  la  vôtre.  En  quoi  ai-je  mérité  l'humeur  dont 
elle  est  remplie  ?  Je  n'ai  aucune  part  à  vos  malheurs,  et, 
malgré  l'estime  sincère  que  j'ai  pour  vous,  je  n'approuve  pas 
aveuglément  toutes  vos  démarches...  Le  principe  qui  m'en- 
gage à  vous  le  témoigner  (à  savoir  la  sincérité  amicale,  si  sou- 
vent réclamée  par  Rousseau,  si  rarement  acceptée  par  lui! 


LE     MALADE  293 

quand  il  était  pris  au  mot)  ne  doit  pas  vous  déplaire...  Vous 
n'êtes  point  obligé,  dites-vous,  à  M.  Stanley  parce  que  les 
services  qu'il  veut  vous  rendre  sont  à  ma  considération.  Je 
n'ai  pas  si  bien  séparé  mes  intérêts  des  vôtres  et  je  partagerai 
toujours  votre  reconnaissance  et  vos  ressentiments...  Je  ne 
sais  point  faire  de  distinction  si  délicate  en  pareille  matière, 
et  il  me  semble  qu'il  y  a  plus  d'amour-propre  que  de  sensibi- 
lité à  en  agir  ainsi,  etc..  »  Une  telle  correspondante  devait 
garder  l'indépendance  de  son  appréciation,  en  même  temps 
que  son  dévouement  vrai,  au  cours  de  l'affaire  Hume. 

Lorsqu'elle  connut  le  réquisitoire  du  solitaire  de  Wootton, 
elle  écrivit  aussitôt  à  Hume  en  lui  conseillant,  —  à  juste 
titre  certes,  bien  que  le  conseil  fût  difficile  à  suivre,  —  la 
mesure  et  la  modération  contre  un  malheureux.  Elle  regrettait 
qu'il  eût  instruit  Holbach  avant  de  s'adresser  à  elle.  Et  voici 
quelques  passages  de  sa  lettre  du  22  juillet  à  David  :  «  Votre 
douceur,  votre  bonté,  l'indulgence  que  vous  avez  naturelle- 
ment font  attendre  et  désirer  de  vous  des  efforts  de  modéra- 
tion qui  passent  le  pouvoir  des  hommes  ordinaires.  Pourquoi 
se  hâter  de  divulguer  les  premiers  mouvements  d'un  cœur 
grièvement  blessé  que  la  raison  n'a  pu  encore  dompter  ? 
Pourquoi  vous  dérober  à  la  plus  noble  vengeance  qu'on  puisse 
prendre  d'un  ennemi,  d'un  ingrat,  ou  plutôt  d'un  malheureux, 
que  la  passion  et  son  humeur  atrabilaire  égarent  (souffrez  cet 
adoucissement)  :  celle  de  l'accabler  de  votre  supériorité 
(morale),  de  l'éblouir  par  l'éclat  de  cette  vertu  qu'il  .veut 
méconnaître  ?  »  Rousseau  n'avait  pas  l'éblouissement  facile 
en  pareille  circonstance. 

«  Mais  venons  au  fond  de  l'affaire,  poursuit  M^^  de  Bouf- 
ilers.  La  lettre  de  Rousseau  est  atroce.  C'est  le  dernier  excès 
de  l'extravagance  la  plus  complète  :  rien  ne  peut  l'excuser  et 
c'est  l'impossibilité  d'effacer  une  pareille  faute  qui  fera  le 
tourment  de  sa  vie  !  »  Pronostic  fort  peu  justifié  par  les  événe- 
ments, en  raison  de  la  maladie  mentale  croissante  chez  l'au- 
teur de  cette  injustice.  «  Pourquoi  vous  irriter  contre  un 
malheureux  qui  ne  peut  vous  nuire  et  qui  se  ruine  entièrement 


294  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

lui-même  !  »  Autre  illusion  !  Cette  ferme  intelligence  comptait 
trop  sur  le  bon  sens,  trop  peu  avec  la  prévention  mystique  de 
ses  contemporains  et  de  leurs  descendants  immédiats  :  «  Que 
n'avez-vous  laissé  agir  cette  pitié  généreuse  dont  vous  êtes  1 
si  susceptible...  Soit  que  vous  suiviez  mon  avis,  soit  que  vous] 
le  rejettiez,  je  serai  contente  si  vous  l'êtes  et  si  le  public  vous 
approuve.  Je  n'ai  pas  la  présomption  de  me  croire  la  capacité 
qu'il  faudrait  pour  bien  conseiller  un  homme  tel  que  vous 
qui  a  sa  gloire  à  soutenir  et  sur  lequel  tous  les  yeux  vont  se  fixer  !  » 

Mais  trois  jours  plus  tard,  son  cœur  l'emporte  :  elle  aban- 
donne cette  attitude  de  ménagement  diplomatique  vis-à-vis 
de  l'Écossais  et  retire  l'adhésion  préjudicielle  qu'elle  avait  cru 
devoir  donner  à  sa  décision,  quelle  qu'elle  fût.  Elle  vient  d'ap- 
prendre en  effet  qu'il  a  prié  ses  amis  de  faire  connaître  autour 
d'eux  sa  défense,  qui  est  nécessairement  un  acte  d'accusation 
contre  Rousseau;  elle  ajoute  alors  à  la  lettre  ci-dessus  un  post- 
scriptum  où  la  compassion  pour  ce  dernier  parle  plus  haut 
que  précédemment  dans  son  âme  et  prend  un  accent  de 
reproche.  —  Hume  répondra  cependant  pour  s'excuser  sur 
un  premier  mouvement  de  colère,  pour  alléguer  une  fois  de 
plus,  à  sa  justification,  les  Confessions  qui  se  préparent  et 
contre  lesquelles  il  entend  défendre  sa  mémoire. 

Deux  jours  après  le  post-scriptum  attristé  dont  nous 
venons  d'indiquer  le  sens,  le  27  juillet  1766,  la  comtesse  se 
tourne  vers  Rousseau  pour  le  juger  à  son  tour  :  «  M.  Hume 
m'a  envoyé.  Monsieur,  la  lettre  outrageante  que  vous  lui 
avez  écrite.  Je  n'en  vis  jamais  de  semblable  !  Tous  vos  amis 
sont  dans  la  consternation  et  réduits  au  silence.  »  Pas  pour 
longtemps  comme  nous  l'avons  vu  !  «  Eh  !  que  peut-on  dire 
pour  vous.  Monsieur,  après  une  lettre  si  peu  digne  de  votre 
plume  qu'il  est  impossible  de  vous  en  justifier,  quelque 
offensé  que  vous  puissiez  vous  croire  !  Mais  quelles  sont  donc 
ces  injures  dont  vous  vous  plaignez  ?  Quel  est  le  fondement 
de  ces  horribles  reproches  que  vous  vous  permettez  ?  Ajou- 
tez-vous foi  si  facilement  aux  trahisons  ?...  M.  Hume  est  un 
lâche,  un  traître  ?...  Et  dans  quel  intérêt  ?...  Je  veux  néan- 


LE    MALADE  295 

moins  supposer  un  moment  qu'il  existe  de  pareils  scélérats  ; 

I  je  veux  de  plus  supposer  que  M.  Hume  soit  l'un  de  ces  affreux 
prodiges.  Vous  n'êtes  pas  justifié  pour  cela,  Monsieur.  Vous 
l'avez  cru  trop  tôt.  Vous  n'avez  pas  pris  des  mesures  suffi- 
santes pour  vous  garantir  de  l'erreur.  Vous  avez  en  France 
des  amis  et  des  protecteurs.  Vous  n'en  avez  consulté  aucun... 
Et,  quand  même  vous  eussiez  fait  tout  ce  que  vous  avez  omis, 
quand  vous  auriez  acquis  toutes  les  preuves  imaginables  de 
l'attentat  le  plus  noir,  vous  eussiez  dû  modérer  votre  empor- 
tement contre  un  homme  qui  vous  a  réellement  servi.  Les 
liens  de  l'amitié  sont  respectables,  même  après  qu'ils  sont 
rompus...  Nous  attendons  vos  explications...  pour  savoir 
au  moins  comment  vous  excuser,  si  l'on  ne  peut  vous  disculper 
entièrement.  »  Cette  femme  de  sens  droit  n'avait  pas  deux 
poids  ou  deux  mesures  et  jugeait  les  parties  sans  complaisance 
secrète  à  l'égard  de  l'une  d'entre  elles.  Mais  les  explications 
attendues  ne  vinrent  pas.  Aussi  bien  était-ce  trop  parler  raison 

\  avec  un  homme  qui  n'était  plus  capable  de  raisonnement  sur 
certains  points,  tout  en  raisonnant  en  cerveau  de  génie  sur 
beaucoup  d'autres,  comme  Hume  en  avait  fait  la  très  sincère 
et  très  instructive   remarque. 

Si  la  sanction  de  sa  faute  ne  pouvait  plus  venir  à  Rousseau 
de  sa  conscience  oblitérée  par  la  manie,  cette  sanction  lui  vint 
pourtant  d'autre  part,  et  sous  une  forme  qui  lui  fut  profondé- 
ment sensible,  ainsi  que  nous  allons  le  voir.  De  même  qu'il 

.avait  perdu  Grimm,  Saint-Lambert  et  Diderot  après  sa 
première  crise  d'inconscience  et  d'ingratitude  pathologique 
en  1757,  il  perdit  cette  fois  le  seul  homme  à  l'amitié  duquel 

I  il  attachât  quelque  prix  désormais,  George  Keith.  C^  vieillard 
avait  été  informé  par  lui  dès  avril  de  ses  étranges  griefs  contre 
leur  ami  commun  et  il  avait  répondu  avec  ménagement,  en 
homme  qui  connaissait  bien  «  son  fils  le  sauvage  »  que  les 

;  incriminations  élevées  contre  Hume  le  plongeaient  dans  le 
plus  grand  étonnement.  Puis,  le  5  juillet,  il  se  montrait  plus 
explicite  en  ajoutant  :  «  Je  crois  cependant  que  David  est 
innocent  envers  vous,  qu'il  est  véritablement  votre  ami  1  »  Et 


296  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

il  prenait  la  peine  de  justifier  cet  ami  sur  l'affaire  de  la  pension 
où  il  était  si  parfaitement  inattaquable  en  effet.  —  A  la  fin 
de  septembre,  il  répétera  avec  une  patience  méritoire  :  «  Vous 
me  dites  que  M.  Hume  n'a  jamais  haï  que  vous  seul.  Cela  est 
impossible.  Rendez-vous  plus  de  justice...  à  moins  que  votre 
lettre  à  lui,  qui  se  sentait  innocent,  ne  l'ai  fait  désespérer 
d'avoir  jamais  plus  part  à  votre  amitié  I  » 

La  dernière  lettre  du  vieux  gentilhomme  est  datée  du 
12  décembre  1766.  Jean-Jacques  lui  a  reproché  d'avoir  écrit 
à  du  Peyrou  au  sujet  de  l'affaire  Hume  en  des  termes  tels  que 
ce  dernier  doit  regarder  désormais  l'hôte  de  Wootton  comme 
un  extravagant,  tout  au  moins.  Et  l'interpellé  de  répondre 
qu'il  a  tout  fait  à  bonne  intention  dans  cette  circonstance. 
Mais  sa  patience  est  à  bout  désormais,  car  il  ajoute  cette 
phrase  significative  :  «  Peut-être  ai-je  fait  quelque  sottise  ? 
Pour  les  éviter  à  l'avenir,  ne  trouvez  pas  mauvais  que 
j'abrège  la  correspondance,  comme  j'ai  déjà  fait  avec  tout  le 
monde,  même  avec  mes  plus  proches  parents  et  amis,  pour 
finir  mes  jours  dans  la  tranquillité  !  »  Après  quoi  Jean- Jacques 
n'obtint  jamais  plus  un  signe  de  vie,  malgré  ses  supplications 
et  bien  qu'il  ait  soupiré,  le  19  mars  1767  :  «  J'apprends  que 
vous  écrivez  à  tout  le  monde  et  que  je  suis  le  seul  excepté  !  » 

Voici  pourtant  ce  que  Keith  avait  dit  à  du  Peyrou,  avec 
une  belle  sérénité  d'âme  :  «  Je  ne  puis  justifier  son  procédé  ; 
tout  ce  que  je  puis  faire  est  de  justifier  son  cœur  et  de  le 
séparer  d'une  erreur  de  jugement  qui  a  mal  interprété  les 
intentions  de  David.  Je  le  regarde  toujours  comme  un  homme 
vertueux,  mais  aigri  par  ses  malheurs,  emporté  par  sa  passion 
et  qui  n'écoute  pas  assez  ses  amis.  Je  ne  puis  lui  donner  raison 
jusqu'à  ce  qu'il  me  paraisse  l'avoir!  Si,  dans  la  suite,  il  vous 
fait  voir  des  preuves  que  Hume  est  un  noir  scélérat,  certaine- 
ment je  lui  donnerai  raison  !  »  Ces  preuves  ne  vinrent  pas,  et 
pour  cause  I  Mais,  en  dépit  du  prétendu  «  rationalisme  »  de 
cette  époque  encore  si  profondément  imprégnée  de  mysti- 
cisme tenace,  la  raison  n'était  pas  en  honneur  dans  tous  les 
cerveaux  du  temps  comme  dans  celui  du  robuste  highlander. 


LE     MALADE  297 

Il  vécut  douze  années  encore,  c'est-à-dire  autant  que  Jean- 
Jacques,  à  quelques  jours  près,  mais  il  persista  jusqu'au  bout 
dans  son  silence. 


IV 


SEJOUR    A    WOOTTON,     ET     FUITE     INOPINEE 
VERS    LE    CONTINENT 


Rousseau  détournait  cependant  sa  pensée  d'un  épisode  dans 
lequel  il  sentait  confusément  n'avoir  pas  joué  le  beau  rôle,  quoi- 
qu'il n'eût  plus  désormais  sur  ce  point  la  puissance  de  synthèse 
mentale  qui  l'eût  fait  reconnaître  son  orgueilleuse  erreur  et 
prendre  l'énergique  résolution  de  réparer  ses  torts.  Songeant 
le  plus  souvent  à  toute  autre  chose,  il  passa  donc  à  Wootton, 
dans  un  paysage  de  fraîche  verdure,  quelques  mois  assez 
paisibles  et  suffisamment  remplis  par  la  rédaction  de  ses 
mémoires.  La  correspondance  de  Hume  avec  Davenport, 
qui  a  été  récemment  publiée  S  nous  paraît  caractériser  de 
façon  intéressante  l'état  d'esprit  des  deux  adversaires  après 
la  période  aiguë  de  la  crise.  —  Lorsque  Jean- Jacques  avait 
écrit,  dès  le  22  juin,  à  David  pour  rompre  avec  lui  et  lui  annon- 
cer l'envoi  prochain  d'un  acte  d'accusation  plus  détaillé,  l'in- 
criminé s'était  aussitôt  tourné  vers  Davenport  (le  26)  en  lui 
envoyant  le  billet  qu'il  venait  de  recevoir  :  «  Vous  serez  stupé- 
fait comme  moi,  disait-il  [nous  traduisons  tout  ceci  de  l'an- 
glais], devant  la  monstrueuse  ingratitude,  férocité  [ou  vanité, 
I  de  ferocitas]  et  frénésie  de  cet  homme.  »  Mais,  dès  le  15  juillet, 
après  réception  du  factum,  il  hausse  les  épaules  et  se  modère  : 
«  Je  trouve  que,  sur  bien  des  points,  il  ment  comme  un  beau 

1.  Annales  de  la  Société  J.- J ..  Rousseau .  1909. 


298  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

diable,  mais,  si  j'ose  vous  donner  un  avis,  c'est  de  continuer 
l'œuvre  charitable  que  vous  avez  entreprise  à  son  égard 
jusqu'à  ce  qu'il  se  fasse  enfermer  à  Bedlam  [le  Charenton 
anglais],  ou  jusqu'à  ce  qu'il  vous  querelle  et  s'enfuie  de  chez 
vous  !  »  Ce  qui  advint  quelques  mois  plus  tard  comme  David 
l'avait  prévu.  «  S'il  montre  la  moindre  disposition  à  m'écrire 
une  lettre  d'excuse,  reprend  celui-ci,  vous  pouvez  l'y  encoura- 
ger ;  non  que  je  pense  que  cela  ait  aucune  importance  à  mon 
égard,  mais  parce  que  cela  calmera  son  esprit  et  lui  donnera 
du  repos  !  »  Confiance  toute  britannique  d'un  chrétien  ration- 
nel dans  le  pouvoir  de  la  conscience  morale,  au  moins  à  la 
longue.  Mais  Jean- Jacques,  en  dépit  des  apostrophes  de 
son  Vicaire  Savoyard,  avait  intronisé  une  conscience  assez 
différente  de  la  chrétienne,  étant  surtout  la  voix  du  sub- 
conscient passionnel,  sous  un  masque  respecté.  C'est  que 
loin  d'être  immortelle  et  céleste,  cette  voix-là  n'est  qu'un 
fragile  organe,  issu  de  la  lente  formation  sociale  de  l'homme 
réfléchi  et  que  la  sienne  était  dès  longtemps  étouffée  par 
l'orgueil  pathologique.  Il  oubliait  donc  parfaitement  à  cette 
époque  de  sa  vie  les  injures  qu'il  avait  faites,  aussitôt  qu'il 
croyait  n'avoir  plus  rien  d'immédiat  à  redouter  des  offensés  ; 
il  en  conservait  seulement  une  vague  et  torturante  appré- 
hension de  représailles  ou  de  complot. 

Le  22  juillet,  Hume  écrit  encore  à  Davenport  :  «  La  conduite 
de  cet  homme  est  un  tel  mélange  de  scélératesse  et  de  frénésie 
qu'on  ne  sait  si  l'on  doit  être  irrité  par  l'une  ou  apitoyé  par 
l'autre  de  ces  dispositions  d'âme.  »  Puis,  le  2  septembre  :  «  Je 
prends  la  liberté  de  vous  répéter  mes  exhortations  de  continuer 
le  plus  longtemps  possible  vis-à-vis  de  lui  les  mêmes  bons 
offices  que  vous  avez  si  charitablement  commencé  de  lui 
rendre.  Malgré  son  atroce  conduite  à  mon  égard,  je  serais 
fâché  de  le  savoir  abandonné  de  tout  le  monde  ;  votre  con- 
naissance de  son  caractère  vous  conseillera  seulement  d'user 
avec  lui  des  précautions  les  plus  extrêmes  (ce  que  fit  en  effet 
cet  homme  de  cœur)  car  il  est  maintenant  un  objet  mieux 
indiqué  que  jamais  pour  vos  sentiments  d'humanité  gêné- 


LE     MALADE  299 

reuse,  ayant  été  si  mal  inspiré  dans  sa  conduite  I  II  faudra 
donc  qu'il  vive  sur  ses  propres  fonds,  sans  aucune  pension  ? 
Malheureux  homme  I  Me  priver  si  cruellement  du  plaisir  déli- 
cieux que  je  sentais  à  le  servir,  et,  en  même  temps,  s'opposer 
de  façon  si  violente  à  son  propre  intérêt  I  » 

Le  7  juillet  1767,  après  la  fuite  de  Jean- Jacques  vers  le 
continent.  Hume  aura  soin  de  donner  de  ses  nouvelles  à  son 
ancien  hôte  :  «  Le  farouche  philosophe  [wild  est  difficile  à  tra- 
duire ;  c'est  aussi  :  sauvage,  apeuré,  affolé]  se  trouve  en  ce 
moment  près  de  Meudon  [chez  le  marquis  de  Mirabeau]... 
Mes  amis  ajoutent  que,  depuis  cette  dernière  fugue,  tout  le 
monde  le  regarde  comme  absolument  aliéné...  Il  est  fort  à 
plaindre,  surtout  en  raison  de  l'étrange  et  sombre  caractère 
qu'a  revêtu  sa  démence,  et  je  doute  qu'il  puisse  persister 
longtemps  dans  son  présent  stade  de  mélancolie,  trop  sage 
pour  être  enfermé,  trop  fou  pour  se  conduire.  Bien  des  gens 
se  demanderont  même  s'il  a  jamais  été  autre  chose^  malgré  le 
grand  talent  ou  même  le  génie  qui  éclate  dans  ses  ouvrages  !... 
Je  ne  sais  si  vous  avez  su  qu'il  a  dit  à  un  habitant  du  Lin- 
colnshire  [après  sa  fuite  de  Wootton]  que  votre  ménagère, 
s' étant  querellée  avec  sa  gouvernante,  mit  des  cendres  ou 
déchets  de  foyer  dans  le  pot-au-feu  de  celle-ci,  ce  qui  causa 
leur  brusque  départ  à  tous  deux  !...  Quoi  qu'il  en  soit,  cette 
demoiselle  [Thérèse]  est  une  bien  déplaisante  créature  ;  on 
m'assure  qu'elle  est  la  cause  première  de  tout  ce  qui  est 
advenu  entre  lui  et  moi  î  »  Allusion  sans  doute  aux  querelles 
déjà  nées  entre  Thérèse  et  les  hôtesses  que  Hume  avait 
d'abord  procurées  à  Rousseau,  dans  le  bourg  Chiswick.  — 
Enfin,  sur  l'attitude  de  Hume  après  la  crise,  nous  avons  le 
témoignage  de  Roustan,  un  des  plus  fervents  sectateurs  de 
Rousseau,  à  qui  il  écrit  le  5  mai  1767  de  Londres  où  il  se 
trouve  à  ce  moment  :  «  Étant  l'autre  jour  chez  M.  Maty, 
M.  Hume  y  vint,  y  parla  de  vous  et  avec  beaucoup  de  modéra- 
tion ;  il  paraît  n'être  pas  à  se  repentir  d'avoir  poussé  les  choses 
si  loin.  » 

Rousseau,  nous  l'avons  dit,  ne  se  repentait  pas  davantage 


300  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

bien  qu'il  en  eût  assurément  plus  de  sujet;  mais  sa  capacité 
de  sophisme  était  là  pour  le  couvrir  à  ses  propres  yeux  et  pour 
sauvegarder  à  tout  prix  son  orgueil  :  «  C'est  l'événement  le 
plus  cruel  de  ma  vie  entière,  écrit-il  à  du  Peyrou  de  la  querelle, 
celui  dont  j'ai  porté  le  coup  accablant  avec  le  plus  de  cons- 
tance, où  je  n'ai  pas  fait  une  démarche  qui  ne  soit  un  acte  de 
vertu  !  »  Son  factum  délirant  de  juillet  demeure  à  ses  yeux 
«  un  prodige  de  force  d'âme,  de  modération  »,  car  il  y  a  poussé 
le  ménagement  pour  l'adversaire  «  jusqu'à  ne  parler  de  lui 
qu'en  tierce  personne,  pour  éviter,  dans  ce  que  j'avais  à  dire, 
la  dureté  des  apostrophes  !...  Pas  un  mouvement  d'indigna- 
tion, pas  un  mot  dur,  si  ce  n'est  quand  la  force  du  raisonne- 
ment le  rend  si  nécessaire  qu'on  ne  saurait  ôter  le  mot  sans 
énerver  l'argument  I  »  Voilà  l'une  de  ces  «  exceptions  »  à  la 
Jean-Jacques  qui  nous  rappelle  les  «  courts  moments  de  délire  » 
pendant  lesquels  Sophie  n'était  plus  sacrée  pour  lui,  et  aussi 
cette  étonnante  interrogation  à  du  Peyrou,  en  lui  envoyant 
à  imprimer  un  factum  contre  Montmollin,  après  avoir  solen- 
nellement promis  aux  autorités  de  Neufchâtel  de  ne  plus 
écrire  contre  ce  ministre  :  «  Qui  est-ce  qui,  dans  ce  corps, 
m'accuserait  de  manquer  à  mon  engagement  formel  ?  Quelque 
promesse  que  fasse  un  honnête  homme,  on  n'exigera  jamais, 
on  présumera  bien  moins  encore  qu'elle  aille  jusqu'à  se  laisser 
déshonorer  !  »  Et  voilà  !  Est-il  rien  de  plus  simple  à  ce  prix 
que  de  justifier  injures,  trahisons,  manquements  à  la  foi 
jurée  ? 

Gomme  Hume  l'avait  bien  prévu,  l'honnête  Davenport 
ne  devait  pas  tarder  à  voir  se  tourner  contre  lui  la  noire 
humeur  de  son  obligé.  Il  en  avait  été  injurié  par  lettres  dès 
le  22  décembre  1766.  Le  30  avril  1767,  il  subit  une  algarade 
nouvelle  :  «  Un  maître  de  maison  est  obligé  de  savoir  ce 
qui  se  passe  dans  la  sienne,  monsieur  !...  Si  vous  ignorez  ce 
qui  se  passe  dans  la  vôtre  à  mon  égard  depuis  Noël,  vous  avez 
grand  tort...  Demain,  Monsieur,  je  quitte  votre  maison  !  » 
Or  Davenport  stylé  par  Hume  ne  fait  pas  même  allusion  à  ces 
grossièretés  dans  sa  très  cordiale  réponse  ;  mais  il  ne  parvient 


LE     MALADE  301 

pas  à  calmer  le  malade  et  la  décision  de  celui-ci  mûrit  assez 
rapidement  dans  son  cerveau  inquiet.  Il  distribue  aux  paysans 
de  la  région  ses  robes  arméniennes  auxquelles  il  ne  reviendra 
plus  dans  la  suite  ;  il  endosse  son  vieil  habit  à  la  française 
(sans  doute  pour  n'être  pas  reconnu  à  son  costume)  et  se  met 
en  route,  hanté  par  la  terreur  d'être  retenu  prisonnier  en 
Angleterre.  Il  passe  dix  jours  à  Spalding  dans  une  région  de 
marécages,  assez  malsaine,  et  projette  de  se  rendre  à  Louth, 
en  Lincolnshire,  où  habite  un  Suisse  nommé  de  Cerjeat,  ami 
de  du  Peyrou.  Mais  soudain,  il  se  dirige  vers  Douvres,  d'où  il 
écrit  au  général  Conway,  secrétaire  du  roi,  qui  avait  préparé 
avec  Hume  l'octroi  d'une  pension  en  sa  faveur,  —  apportant 
la  plus  grande  complaisance  en  toute  cette  affaire  rendue  plus 
délicate  par  les  susceptibilités  et  les  variations  du  bénéficiaire  : 
«  Que  les  hommes  les  plus  élevés,  les  plus  distingués,  les  plus 
estimables  d'une  nation  tout  entière  se  prêtent  aux  passions 
d'un  particulier  [Hume]  qui  veut  en  avilir  un  autre,  c'est  ce 
qui  ne  saurait  se  concevoir...  Ma  diffamation  est  telle  en 
Angleterre  que  rien  ne  peut  l'y  relever  de  mon  vivant...  On 
ne  veut  pas  que  j'en  sorte,  je  le  sens  ;  on  ne  doit  pas  me  lais- 
ser aller  publier  au  dehors  les  outrages  que  j'ai  reçus  dans 
l'île,  ni  la  captivité  dans  laquelle  j'ai  vécu  ;  on  ne  veut  pas  non 
plus  que  mes  Mémoires  passent  sur  le  continent...  On  vous  a 
fait  croire  beaucoup  de  choses.  L'illusion  de  l'amitié  vous  a 
prévenu  pour  mes  ennemis...  Les  manœuvres  sinistres  que  je 
vois  m'annoncent  le  sort  qui  m'attend  si  je  feins  seulement  de 
vouloir  m'embarquer  [l'assassinat].  J'y  suis  déterminé  pour- 
tant parce  que  toutes  les  horreurs  de  la  mort  n'ont  rien  de 
comparable  à  celles  qui  m'environnent...  Je  ne  me  vois  envi- 
ronné que  de  signes  affreux  qui  m'annoncent  ma  destinée  !  » 
Nous  allons  voir  quels  gestes  lui  inspire  la  terreur  d'être  mas- 
:  sacré  s'il  essaye  de  fuir  ses  bourreaux. 

Après  avoir  aussi  habilement  disposé  à  son  égard  un  haut 
dignitaire  britannique,  assurément  fier  des  libérales  traditions 
d'hospitalité  de  son  pays,  il  promet  au  général  que,  s'il  obtient 
l'autorisation  de  passer  en  France,  il  ne  publiera  plus  jamais 


302  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

rien,  abandonnera  pour  toujours  le  projet  d'écrire  sa  vie  et  ses 
mémoires,  ne  se  plaindra  jamais  des  malheurs  qui  l'ont  accablé 
en  Angleterre,  ne  parlera  de  M.  Hume  qu'avec  honneur  et 
attribuera  les  plaintes  indiscrètes  qui  lui  sont  quelquefois 
échappées  dans  le  fort  de  ses  peines  à  son  humeur  aigrie,  portée 
à  la  défiance  et  aux  ombrages  par  des  malheurs  continuels  :  «  Je 
pourrai,  ajoute-t-il,  parler  de  la  sorte  avec  vérité,  n'ayant 
que  trop  d'injustes  soupçons  à  me  reprocher,  par  ce  malheu- 
reux penchant,  ouvrage  de  mes  désastres,  et  qui,  maintenant, 
y  met  le  comble  !  »  Mais  cette  lueur  de  clairvoyance  ne  l'incite 
nullement  à  reviser  son  procès  avec  Hume  et  il  conclut  en 
renouvelant  ses  divers  serments,  qu'il  tiendra,  dit-il,  sous  peine 
d'être  considéré  comme  un  infâme,  se  jouant  des  promesses 
les  plus  solennelles  ! 

A  Douvres,  selon  la  lettre  d'un  témoin  oculaire  qui  fut 
publiée  vingt  ans  plus  tard,  un  notable  de  l'endroit  l'avait 
prié  à  dîner.  Le  vent  soufflait  en  tempête,  et  le  voyageur  ne 
pouvait  tenir  en  place  :  «  A  chaque  instant,  a  écrit  M.  J.-L. 
Courtois  %  il  se  lève  de  table  pour  aller  à  la  fenêtre.  Toujours 
les  vagues  déferlent  avec  fracas.  Décidément,  il  restera  pri- 
sonnier dans  cette  grande  île  !  Ne  se  possédant  plus,  il  quitte 
brusquement  la  maison  et  court  vers  le  rivage  de  toute  la 
vitesse  de  son  pauvre  corps  secoué  par  la  terreur  ;  le  vaisseau 
est  à  sec  sur  la  plage  (à  marée  basse).  Il  y  monte  :  il  se  barri- 
cade dans  une  cabine.  Grand  émoi  sur  le  pont  !  Thérèse  est 
arrivée.  Elle  discute,  elle  prie.  Peine  inutile.  Alors,  elle  use 
du  langage  violent  de  la  populace  irritée  et  Jean- Jacques 
sort  enfin,  tout  tremblant  !...  La  soirée  s'écoula  ensuite  sans 
incidents  dans  le  cercle  de  l'amphytrion.  »  Quelques  heures 
plus  tard,  on  put  mettre  à  la  voile  et  le  fugitif  ressentit  une 
joie  immense  en  touchant  le  sol  français.  —  Gorancez  nous 
apprend  que,  dix  ans  plus  tard,  il  qualifiait  lui-même  de  folie 


1.  M.  Courtois  a  publié  dans  les  Annales  de  la  société  J.-.T.  Rousseau 
(1909)  une  excellente  étude  sur  Rousseau  en  Angleterre ,  à  laquelle  nous 
devons  beaucoup. 


LE     MALADE  303 

ce  départ  précipité,  qui  fut,  disait-il,  une  fuite  devant  une 
persécution  supposée  de  ses  ennemis  ;  il  ajoutait  qu'il  eut  le 
tort  de  brûler  à  ce  moment  une  édition  corrigée  de  l'Emile 
pour  alléger  son  bagage  et  qu'il  la  regretta  plus  tard.  Il  haran- 
gua le  peuple.  Il  alla,  reconnaissait-il  alors,  jusqu'à  croire  les 
vents  complices  du  complot  tramé  contre  sa  vie  (par  un 
retour  à  l'état  d'âme  mystique  des  primitifs),  et  jusqu'à 
soupçonner  sa  digne  compagne  elle-même  d'être  de  conni- 
vence avec  ses  persécuteurs  !  —  Clairvoyance  qu'il  est  étrange 
de  voir  cohabiter  à  ce  moment  dans  son  cerveau  avec  la 
manie  des  persécutions  la  plus  caractérisée. 

Il  est  vrai  que  vis-à-vis  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  vers 
le  même  temps,  il  jugeait  beaucoup  moins  sagement  cette 
période  de  son  existence  :  «  Quand  je  passai  en  Angleterre 
avec  M.  Hume,  exposait-il,  j'eus  plusieurs  sujets  de  me 
plaindre.  Il  ne  faisait  point  manger  avec  lui  M^^^  Le  Vasseur 
qui  était  ma  gouvernante.  »  Mais  nous  savons,  par  ses  visiteurs 
de  Motiers,  que  lui-même  interdisait  à  Thérèse  de  s'asseoir 
à  sa  table  lorsqu'il  y  avait  des  hôtes  I  «  Hume,  poursuivait-il, 
se  fit  graver  coiffé  en  ailes  de  pigeon,  beau  comme  un  petit 
ange  quoiqu'il  fût  fort  laid,  et,  dans  une  autre  estampe  qui 
servit  de  pendant  à  la  sienne,  il  me  fit  représenter  comme  un 
ours  !  »  On  sait  l'horreur  que  professait  Jean- Jacques  pour 
son  portrait  peint  à  Londres  par  Ramsay  :  en  réalité  la  plus 
belle  et  la  plus  pénétrante  de  toutes  ses  effigies,  selon  nous. 
«  Il  me  montrait  en  spectacle  dans  sa  maison  sans  dire  un  seul 
mot...  L'Angleterre  dont  on  fait  en  France  de  si  beaux 
tableaux  S  a  un  climat  triste.  Mon  âme,  fatiguée  de  tant  de 

1.  C'est  peut-être  ici  le  lieu  d'indiquer,  très  sommairement,  quelle 
devait  être  dans  la  suite  l'attitude  de  l'Angleterre  vis-à-vis  des  doctrines 
de  son  peu  reconnaissant  visiteur.  M.  Edmund  Gosse,  l'éminent  critique 
d'Outre-Manche,  en  a  donné  un  excellent  aperçu  aux  Annales  J.-J. 
Rousseau  de  1912.  —  Il  y  fut  goûté  surtout  pour  sa  Lettre  à  d'Alembert,  si 
rationnellement  chrétienne  en  apparence,  et,  jusqu'à  un  certain  point, 
pour  sa  Julie  où  le  personnage  de  lord  Bomston  est  dessiné,  au  total,  de 
si  sympathique  manière.  Mais  la  Révolution  vint  mettre  en  évidence  les 
aspects   suspects  du  mysticisme   nouveau  :  déjà  Burke,  dans  sa  célèbre 


304  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

secousses,  était  dans  un  mélancolie  si  profonde  que,  dans 
tout  ce  qui  s'est  passé,  je  puis  avoir  fait  des  fautes.  Mais 
sont-elles  comparables  à  celles  de  mes  ennemis,  etc..  »  Et  il 
retournait  alors  à  ses  divagations  coutumières. 

C'était  en  effet  un  maniaque  désormais  incurable  qui  ren- 
trait en  France  au  printemps  de  1767,  pour  y  vivre  onze 
années  encore.  Toutefois  la  hantise  des  persécutions  laissait 
son  génie  d'expression  et  même  d'évocation  pittoresque,  pa- 
faitement  intact,  ou  plutôt  exalté  davantage  encore  par 
l'état  d'agitation  de  ses  facultés  émotives.  Ses  plus  belles 
pages  seront  écrites  dans  les  dernières  années  de  sa  vie. 

Letter  to  a  member  of  the  National  Assemblg ,  voyait  en  lui  le  père  de  l'anar- 
chie démagogique  et  présentait  sa  prétendue  vertu  comme  un  vice  égoïste, 
flatteur  et  séducteur,  son  principe  de  conduite  comme  une  morbide  vanité. 
—  Jeifrey  lui  fut  également  fort  défavorable,  ainsi  que  Coleridge.  Mais 
sa  réputation  jette  un  dernier  éclat  Outre-Manche  avec  les  romantiques 
de  son  observance,  Shelley,  Hazzlitt,  Byron.  —  Bientôt  Siméon,  le  théori- 
cien de  lévangélisme  ramène  l'opinion  anglaise  vers  le  christianisme 
rationnel  :  un  code  de  morale  stricte  succède,  par  réaction,  à  Timmora- 
lité  des  règnes  de  George  III  et  George  IV.  Walter  Scott  condamne 
durement  VHéloise  ;  il  se  produit  un  réveil  du  «  sentiment  du  péché  », 
c'est-à-dire  de  la  prudente  psychologie  pessimiste  que  symbolise  le  dogme 
de  la  chute  originelle.  En  1849,  la  Life  of  Hume  de  Burton  présentera  Jean- 
Jacques  sous  le  jour  le  plus  défavorable.  Mais  il  garde  de  tacites  fidèles 
dans  Eliot  et  Ruskin,  ces  intéressants  mystiques.  En  1873.  Morley, 
disciple  de  la  pensée  française,  se  montre  plus  sympathique  dans  une 
brillante  monographie  sans  réussir  à  lui  ramener  l'opinion.  L'ère  victo- 
rienne se  clôt  et,  depuis  quelque  vingt-cinq  ans,  l'Angleterre  s'est  engagée 
sur  nos  traces  dans  les  voies  du  rousseauisme  passionnel  et  social  :  nous 
avons  parlé  de  M'""  Mac  Donald,  la  fougueuse  avocate  du  Genevois  — 
Dans  l'Amérique  anglo-saxonne,  au  contraire,  la  note  savamment  et  sévè- 
rement critique  persiste  avec  le  groupe  antiromantique  dont  MM.  Sher- 
man,  Babbitt  et  Paul  Elmer  More  sont  les  choryphées.  —  Quant  à  l'Alle- 
magne qui  l'adora  pendant  sa  période  romantique  (seconde  et  troisième 
générations  rousseauistes) ,  elle  a  été  conduite  par  son  effort  impérialiste 
de  la  seconde  moitié  du  xix»  siècle  à  se  retourner,  surtout  en  matière 
pédagogique,  contre  l'anémiante  inspiration  du  névropathe. 


CHAPITRE  V    i 
PÉRÉGRINATIONS   PATHOLOGIQUES 


Rousseau  débarque  à  Calais  le  22  mai  1767  ;  il  passe  ujie 
huitaine  de  jours  à  Amiens  où,  écrit-il  à  du  Peyrou,  on  a 
voulu  lui  rendre  des  honneurs  publics  et  où  il  s'est  trouvé 
iFobjet  d'un  empressement  si  bruyant  qu'il  a  dû  s'éloigner 
sans  plus  de  retard.  —  Seconde  manifestation  de  l'état  d'es- 
prit de  la  France,  par  contraste  avec  celui  de  la  Suisse  et  de 
l'Angleterre!  —  Le  5  juin,  il  est  à  Fleury,  près  de  Meudon, 
sous  le  toit  du  marquis  de  Mirabeau,  1'  «  ami  des  hommes  » 
dont  nous  dirons  les  brèves,  mais  intéressantes  relations 
épistolaires  avec  lui,  pendant  cette  période  de  sa  vie.  Cepen- 
dant, son  très  dévoué  admirateur  et  protecteur,  le  prince  de 
Conti,  s'occupe  de  lui  procurer  un  séjour  plus  conforme  à  ses 
goûts  et  qui  soit  moins  voisin  de  la  capitale.  Aussi  bien  la 
France,  dès  lors  convertie  au  rousseauisme  dans  ses  classes 
dirigeantes,  lui  ofîre-t-elle  le  plus  sûr  asile,  à  la  condition 
de  ménager  quelque  peu  les  persistantes  défiances  du  gouver- 
nement à  son  égard.  Le  21  juin,  il  s'installe  donc  au  château 
de  Trye-en-Vexin,  dans  un  domaine  qui  appartient  au  prince 
mais  où  celui-ci  ne  fait  que  rares  et  brefs  séjours.  Pour  plus 
de  sûreté,  il  se  dissimulera  sous  le  pseudonyme  de  Renou,  et 
Thérèse  passera  pour  sa  sœur. 

20 


306  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


LE    COMPLOT 


Avant  de  le  suivre  dans  ses  pérégrinations  de  trois  années 
à  travers  la  France,  nous  préciserons  quelque  peu  le  triste 
état  d'esprit  dans  lequel  l'a  laissé  la  dernière  secousse  émotive 
qu'il  vient  de  subir.  Rappelons  que  la  manie  de  la  persé- 
cution avait  frappé  dès  longtemps  à  la  porte  de  son  cerveau 
prédisposé,  et,  dès  1757,  avait  paru  faire  dans  ses  facultés 
une  brèche  ;  brèche  réparée  toutefois  par  les  circonstances 
plus  favorables  qui  l'entourent  à  Montmorency  et  par  les 
éclatants  succès  de  sa  plume.  Pourtant,  il  a  de  temps  à  autre 
des  rechutes  plus  ou  moins  caractérisées  ;  et,  par  exemple, 
le  25  avril  1759,  on  le  voit  écrire  à  Le  Nieps  :  «  C'est  une  si 
belle  chose  que  le  vernis  des  procédés  et  le  ménagement  de  la 
bienséance  !  La  haine  en  tire  un  si  commode  parti  !  On  satis- 
fait sa  vengeance  à  son  aise  en  faisant  admirer  sa  générosité  ; 
on  cache  doucement  le  poignard  sous  le  manteau  de  l'amitié 
et  l'on  sait  égorger  en  feignant  de  plaindre  !  Ce  pauvre 
citoyen  !  Dans  le  fond,  il  n'est  pas  méchant  ;  mais  il  a  une 
mauvaise  tête  qui  le  conduit  aussi  mal  que  ferait  un  mauvais 
cœur  [ne  l'a-t-il  pas  concédé  parfois  1].  On  lâche  mystérieuse- 
ment quelque  mot  obscur  qui  est  bientôt  relevé,  commenté 
par  les  apprentis  philosophes  ;  on  prépare,  dans  d'obscurs 
conciliabules,  le  poison  qu'ils  se  chargent  de  répandre  dans 
le  public,  etc..  »  C'est  déjà  l'esquisse  schématique  de  sa 
hantise  à  venir. 

Le  9  novembre  1761  [à  peu  près  au  moment  de  ses  soupçons 
contre  les  jésuites],  il  écrit  au  maréchal  de  Luxembourg  : 
«  L'invincible  silence  de  M "^^  la  maréchale  m'épouvante  et  me 


LE     MALADE  307 

fait  craindre  d'avoir  été  trop  confiant  !  Je  ne  comprends  rien 
à  cet  effrayant  mystère  et  n'en  suis  que  plus  alarmé.  De 
grâce,  faites  cesser  un  silence  aussi  cruel  !  «  Puis  Tannée  sui- 
vante, à  Moultou,  au  lendemain  du  décret  rendu  contre  lui  : 
«  Que  ne  puis-je,  dès  cet  instant,  faire  oublier  ma  mémoire  ! 
Ne  donnez  mon  adresse  à  personne  !...  Que  mon  nom  soit 
effacé  de  la  surface  de  la  terre.  Ah  !  Moultou,  la  Providence 
s'est  trompée  î  '  Pourquoi  m'a-t-elle  fait  naître  parmi  les 
hommes  en  me  faisant  d'une  autre  espèce  qu'eux  !  » 

L'idée  se  glisse  dès  ce  moment  dans  son  esprit  que  c'est  sa 
plume  qui  l'a  perdu  :  «  A  quarante  ans,  écrira-t-il  le  7  décem- 
bre 1763,  je  pris  la  plume  et  la  pose  avant  cinquante,  malgré 
quelques  vains  succès,  maudissant  tous  les  jours  de  ma  vie 
celui  où  mon  sot  orgueil  me  la  fit  prendre,  où  je  vis  mon 
bonheur,  mon  repos,  ma  santé  [et  l'accident  des  Charmettes, 
avec  ses  conséquences  tenaces  ?]  s'en  aller  en  fumée,  sans 
espoir  de  les  recouvrer  jamais  !  »  Tel  est  bien  en  effet  le 
destin  ordinaire  des  grands  mystiques  qui  prétendent  agir  au 
nom  du  ciel  sur  les  destinées  humaines.  —  Puis  encore,  à  Saint- 
Brisson,  en  janvier  1765  :  «  Le  métier  d'auteur  n'est  bon  que 
pour  qui  veut  servir  les  passions  des  gens  qui  mènent  les 
autres  ;  mais,  pour  qui  veut  sincèrement  le  bien  de  l'huma- 
nité, c'est  un  métier  funeste  !  Aurez-vous  plus  de  zèle  que 
moi  pour  la  justice,  pour  la  vérité,  pour  tout  ce  qui  est  hon- 
nête et  bon  ?  Aurez-vous  des  sentiments  plus  désintéressés, 
une  religion  plus  douce,  plus  tolérante,  plus  pure,  plus  sen- 
sée ?...  Éviterez-vous  avec  plus  de  soin  de  croiser  les  intérêts 
de  personne  [!!1]  Et  toutefois,  vous  voyez  !  Je  ne  sais  com- 
ment il  existe  dans  le  monde  un  seul  honnête  homme  à  qui 
mon  exemple  ne  fasse  pas  tomber  la  plume  des  mains  !  »  Que 
;  sa  religion  soit  «  sensée  »,  c'est  ce  qui  est  fort  discutable  et 
qu'il  n'ait  pas  «  croisé  »  d'innombrables  intérêts  avec  une 
étrange  violence,  c'est  ce  qui  est  encore  moins  acceptable  ! 
N'est-ce  pas  en  effet  pour  ce  dernier  motif  qu'il  est  désor- 
mais sans  patrie  ? 

Nous  avons  déjà  indiqué  que  les  névropathes  qui  implorent 


308  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

à  ce  moment,  par  centaines,  le  réconfort  de  sa  direction  spiri- 
tuelle et  les  toniques  suggestions  de  son  Quiétisme  laïcisé 
exercèrent  également  une  très  fâcheuse  influence  sur  son 
équilibre  mental.  Les  lettres  qu'il  reçoit,  dira-t-il  dans  ses 
Dialogues  (où  il  parle  de  lui-même  à  la  troisième  personne), 
«  ne  sont  le  plus  souvent,  avec  des  lieux  communs  de  collège, 
que  de  sottes  déclamations  contre  les  grands  et  les  riches,  par 
lesquelles  on  croit  bien  le  leurrer  (et  qui  donc  en  a  donné 
l'exemple),  diamers  sarcasmes  sur  tous  les  états,  d'aigres 
reproches  à  la  fortune  de  priver  un  grand  homme  comme 
l'auteur  de  la  lettre,  et  par  conséquent  l'autre  grand  homme 
à  qui  elle  s'adresse,  des  honneurs  et  des  biens  qui  leur  étaient 
dus  pour  les  prodiguer  aux  indignes,...  de  pathétiques  décla- 
rations de  la  prompte  assistance  dont  ils  ont  besoin,...  la 
résolution  de  se  tuer...  quelque  requête  dont  on  vient  le  char- 
ger, vu  la  grande  éloquence  de  sa  plume  et  la  grande  bonté 
de  son  cœur  I...  Au  mot  d'humanité,  qu'ont  appris  à  bour- 
donner autour  de  lui  ces  essaims  de  guêpes,  elles  prétendent 
le  cribler  de  leurs  aiguillons  bien  à  leur  aise...  Ils  ont  bientôt 
repris  (ils  ne  sont  donc  point  bons  naturellement  ?)  pour 
forcer  sa  porte,  la  férocité  des  tigres  et  la  flexibilité  des  ser- 
pents. Il  faut  avoir  vu  les  assauts  que  sa  femme  est  forcée 
de  soutenir  sans  cesse,  les  injures  et  les  outrages  qu'elle  essuie 
journellement  de  tous  ces  vertueux  infortunés,  etc..  »  Mais  qui 
donc  leur  enseigna  ce  vocabulaire  ? 

Sous  ces  diverses  influences  fâcheuses,  il  en  arrive  à  la 
suspicion  universelle,  car  il  n'est  pour  ainsi  dire  pas  un  de  ses 
amis,  parmi  les  plus  fervents,  qui  n'ait  été,  de  façon  passagère 
ou  définitive,  la  victime  de  sa  manie  dénigrante.  Écoutons-le 
par  exemple  sur  du  Peyrou  qui  le  fait  vivre  de  ses  subsides, 
sous  le  prétexte  de  devenir  son  héritier  littéraire  :  «  Non  seule- 
ment, écrit-il  à  M°ie  Boy  de  La  Tour  en  1768,  ils  sont  par- 
venus à  m'ôter  du  Peyrou  en  qui  j'avais  mis  toute  mon  espé- 
rance (il  y  avait  eu  entre  eux  des  scènes  extrêmement  pénibles 
à  Trye  où  le  Suisse  eut  l'imprudence  de  venir  le  voir),  à  qui 
j'avais  confié  tous  mes  papiers,  tous  mes  projets,  tous  mes 


LE     MALADE  309 

secrets,  de  qui  seul  j'attendais  ma  délivrance,  pour  qui  j'étais 
sorti  d'Angleterre,  auprès  duquel  mon  dernier,  mon  plus  doux 
espoir  était  de  vivre  et  de  mourir;  ils  me  l'ont  ôté,  dis-je, 
d'une  façon  si  prodigieusement  prompte  et  si  parfaitement 
inconcevable  qu'il  n'y  eut  jamais  aliénation  de  cœur  si  forte, 
si  monstrueuse  que  celle  que  je  trouve  en  lui  !  Il  a  fallu  néces- 
sairement, pour  l'amener  au  point  où  je  l'ai  vu  et  où  il  est 
resté,  qu'ils  lui  aient  totalement  renversé  la  tête  !  Ce  que 
j'ai  fait  pour  lui  et  pour  le  ramener  a  été  inouï  !  Tout  a 
été  inutile.  Je  n'ai  pu  tirer  la  moindre  ouverture,  le  moindre 
jour,  le  moindre  épanchement  de  ce  cœur  sombre  et  caché  !  » 
Nous  savons  déjà  que  son  exigence  de  ce  temps,  vis-à-vis  de 
quiconque  lui  est  un  instant  devenu  suspect,  c'est  l'aveu 
d'affiliation  au  complot  formé  contre  lui,  fut-il  d'ailleurs  en 
face  du  plus  avéré  de  ses  bienfaiteurs.  Lui  refuse-t-on  cet 
aveu  et  le  repentir  qui  pourrait  racheter  un  tel  crime,  c'est 
qu'on  a  nécessairement  le  cerveau  «  renversé  »,  tandis  que  le 
sien  est  bien  à  sa  place  !  «  J'ai  souffert  près  de  lui,  conclut-il, 
les  angoisses  des  plus  terribles  agonies.  Enfin,  renonçant  à 
percer  l'affreux  mystère  dont  il  s'enveloppe,  je  me  suis  déta- 
ché de  lui,...  persuadé  que  la  liaison  de  deux  cœurs  l'un  le  plus 
ouvert,  l'autre  le  plus  caché  qui  existe,  ne  pouvait  jamais  être 
durable  et  forte  !  Il  faut  assurément  que  l'organisation  de  mon 
cerveau  ne  soit  pas  naturellement  si  mauvaise,  puisque  cette 
seule  aventure  ne  m'a  pas  rendu  complètement  fou  !  » 

A  dater  de  1770,  et  pendant  une  année  environ,  il  placera 
en  tête  de  presque  toutes  ces  lettres  ce  quatrain  plaintif  et 
suppliant  : 

«Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  ! 

Ciel,  démasque  les  imposteurs 

Et  force  leurs  barbares  cœurs 

A  s'ouvrir  au  regard  des  hommes  !  » 

Nous  savons  ce  qu'il  voudrait  lire  par  cette  ouverture,  et  il 
y  a  dans  les  lettres  inaugurées  de  la  sorte,  de  soudaines  apos- 


310  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

troplies  qui  trahissent  encore  davantage  l'exaltation  portée  à 
son  paroxysme  :  «  Messieurs,  pourquoi  craindre  si  fort  que 
l'accusé  sache  vos  preuves  ?  Permettez  que  je  l'en  instruise... 
Tout  hypocrite  de  vertu  [il  se  croit  considéré  de  la  sorte  depuis 
les  événements  de  1757  et  surtout  depuis  le  Sentiment  des 
citoyens]  doit  être  publiquement  confondu...  Ma  situation  est 
unique  :  elle  est  inouïe  depuis  que  le  monde  existe,  etc..  » 
Et  à  Mn^e  Boy  (Je  La  Tour,  au  moment  de  quitter  Monquin  : 
«  Les  frivoles  clameurs  de  la  calomnie  sont  bien  différentes 
dans  leurs  effets  des  complots  tramés  et  concertés  pendant  de 
longues  années  dans  un  profond  silence  et  dont  les  développe- 
ments successifs,  dirigés  par  la  ruse,  opérés  par  la  puissance, 
se  font  lentement,  sourdement,  avec  méthode...  Je  suis  inno- 
cent !  »  Clameur  qui  reviendra  souvent  au  terme  de  ses  lamen- 
tations de  ce  temps. 

Les  Dialogues^  que  nous  aurons  à  étudier  avec  attention, 
sont  le  monument  le  plus  achevé  d'un  état  d'esprit  auquel  on 
ne  saurait  refuser  la  compassion.  On  y  lit,  vers  la  fin,  cette 
assertion  caractéristique  :  «  Si  d'Alembert  ou  Diderot  s'avi- 
saient d'affirmer  aujourd'hui  que  Jean-Jacques  a  deux  têtes, 
en  le  voyant  passer  demain  dans  la  rue,  tout  le  monde  lui 
verrait  deux  têtes,  très  distinctement,  et  chacun  serait  sur- 
pris de  n'avoir  pas  aperçu  plus  tôt  en  lui  cette  monstruosité  !  » 
Quelquefois  seulement,  le  brouillard  se  lève  un  instant  devant 
ce  regard  embrumé,  mais  c'est  pour  rendre  plus  pénible  la 
sensation  de  son  très  rapide  retour,  ainsi  qu'en  témoignera  ce 
cri  de  douleur,  dans  une  des  dernières  lettres  du  malade  à 
Coindet  :  «  Mon  jeune  ami,  plaignez-moi,  plaignez  cette  tête 
grisonnante  qui,  ne  sachant  où  se  poser,  va  nageant  dans  les 
espaces  et  sent,  pour  son  malheur,  que  les  bruits  qu'on  a 
répandus  d'elle  ne  sont  encore  vrais  qu'à  demi.  » 


LE    MALADE  311 


II 

TRYE,    GRENOBLE,    BOURGOIN,    MONQUIN 


Dès  son  arrivée  à  Trye,  M.  Renou  s'y  croit  persécuté.  Le 
jardinier,  qui  devrait  le  défrayer  de  tout  pour  obéir  aux  ordres 
du  prince,  ne  lui  livre  ni  un  légume  ni  un  fruit.  Décidément, 
les  grands  ne  sont  pas  maîtres  chez  eux  !  Il  a  des  suspicions 
violentes  et  injurieuses  contre  Coindet,  contre  M"^®  de  Ver- 
delin,  avec  qui  il  avait  rompu  depuis  deux  ans  déjà,  mais 
entre  les  mains  de  laquelle,  dit-il,  le  prince  de  Conti  vient  de 
le  livrer  une  fois  de  plus.  «  Profitant  de  vos  avis,  écrit-il  à 
du  Peyrou  (qui  sera  bientôt  sacrifié  à  son  tour,  comme  nous 
le  savons),  je  feins  de  ne  rien  voir...  En  m' étouffant  le  cœur, 
je  leur  rends  caresse  pour  caresse  ;  ils  dissimulent  pour  me 
perdre  et  je  dissimule  pour  me  sauver.  Mais,  comme  je  n'y 
gagne  rien,  je  sens  que  je  ne  saurais  dissimuler  longtemps 
encore.  Il  faut,  tôt  ou  tard,  que  Y  orage  crève  !  »  Il  crèvera  suc- 
cessivement sur  tous  les  amis  du  malade  pendant  les  dix 
années  qui  vont  suivre.  —  Mais  il  songe  qu'il  ne  saurait  où 
se  retirer  aux  approches  de  l'hiver,  et  il  reste  donc,  par  néces- 
sité, par  la  volonté  de  Thérèse  aussi,  qui,  excédée  enfin  de 
cette  vie  nomade,  dont  elle  est  en  partie  responsable  pourtant, 
retrouve  quelque  autorité  pour  lui  dire  :  «  Voulez-vous  donner 
à  vos  ennemis  l'avantage  qu'ils  vous  demandent  de  crier  que 
vous  ne  pouvez  durer  nulle  part  ?  » 

Cette  résolution  de  sagesse  lui  coûte  grandement  à  tenir. 
L'intendant  du  château,  Manoury,  lui  paraît  «  plus  noir  de 
cœur  que  de  barbe  ».  Il  aura  une  alerte  terrible  lorsqu'un 
certain  Deschamps,  domestique  du  prince,  sera  mort  subite- 
ment après  avoir  mangé  d'un  poisson  qu'il  avait  reçu  de  lui 


312  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

en  cadeau  ;  car  il  se  voit  déjà  accusé  d'empoisonnement 
et  traîné  devant  les  tribunaux.  On  a  publié  récemment  le 
mémoire  justificatif  qu'il  adressa,  en  toute  hâte,  à  son  hôte  : 
on  y  apprend  que  sa  menace  habituelle  à  cet  hôte  débonnaire, 
pour  le  plier  à  ses  volontés  despotiques,  c'était  de  quitter 
brusquement  son  asile,  de  se  rendre  à  Paris  et  de  s'y  livrer 
aux  autorités  afin  de  «  purger  »  enfin  le  décret  rendu  contre 
lui.  Conti  ne  manquait  pas  de  faire  aussitôt  l'impossible  pour 
empêcher  cette  nouvelle  folie. 

Il  venait  de  temps  à  autre  en  personne  pour  calmer  son 
difficile  pensionnaire,  car  les  choses  se  gâtaient  de  plus  en 
plus  entre  les  gens  de  service  et  le  ménage  Renou,  frère  et 
sœur.  Jean- Jacques  assure  qu'on  lâche  contre  lui  la  popu- 
lace des  villages  voisins  ;  on  met  les  serviteurs  au  cachot  en 
disant  que  c'est  lui  qui  le  veut  ainsi  ;  on  fait  de  nouvelles 
clôtures  dans  le  parc  et  l'on  répand  le  bruit  que  c'est  le  mon- 
sieur du  château  qui  exige  tout  cela  pour  faire  pièce  aux 
paysans.  Aussi,  après  avoir  tenté  deux  promenades  qui  ne 
l'excitent  pas  à  les  multiplier,  s'est-il  restreint  au  jardin  du 
fermier.  Pourtant,  il  se  décide  un  peu  plus  tard  à  tenter  une 
nouvelle  sortie  qui  se  fait  cette  fois  sans  encombre,  en  sorte 
qu'il  mande  à  d'Ivernois  :  «  Voyant  que  rien  de  tout  ce  que 
j'avais  imaginé  n'est  arrivé,  je  commence  à  craindre,  après 
tant  de  malheurs  réels,  d'en  avoir  quelquefois  d'imaginaires 
qui  peuvent  agir  sur  mon  cerveau...  jamais  sur  mon  cœur  !  » 
C'est  le  refrain  des  maniaques  de  l'amour,  mais  non. l'opi- 
nion de  leurs  victimes.  —  Enfin,  au  milieu  de  juin  1768,  après 
une  année  environ  de  séjour  à  Trye,  il  quitte  brusquement 
le  château  avec  des  récriminations  violentes  contre  tous  les 
gens  de  son  hôte,  sans  exception  ! 

Il  se  dirige  vers  Lyon,  puis  vers  Grenoble,  avec  le  projet, 
semble-t-il,  de  visiter  à  Ghambéry  le  tombeau  de  M^^^  de 
Warens.  Mais,  dans  la  grande  ville  dauphinoise,  où  le  comte 
de  Glermont-Tonnerre  commande  pour  le  roi,  un  incident 
imprévu  vient  augmenter  ses  suspicions  contre  le  genre 
humain  en  général  et  contre  les  «  philosophes  »  en  particulier. 


LE     MALADE  313 

In  «  chamoiseur  »,  c'est-à-dire  un  gantier  du  nom  de  Thévenin, 
ui  a  été  averti  de  sa  présence  par  un  de  ses  admirateurs  gre- 
oblois,  M.  Bovier,  lui  réclame  la  somme  de  neuf  francs  que  le 
it  Thévenin  lui  aurait  prêté  naguère  dans  un  cabaret  voisin 
e  Motiers.  La  dette  est  de  peu  d'importance,  mais  Rousseau, 
ui  ne  se  souvient  nullement  de  ce  créancier  prétendu  (et 
our  cause,  car  nous  allons  voir  que  la  réclamation  était 
)ndée  sur  une  erreur  de  noms)  s'empresse  de  voir  dans  cette 
)ttise  une  machination  de  ses  ennemis  et  s'en  montre  litté- 
ilement  affolé  !  —  En  examinant  de  près  les  documents  de 
[  cause,  on  constate  que  ce  Thévenin  était  de  passé  peu 
"commandable,  ayant  été  condamné  à  trois  ans  de  galères 
ar  les  tribunaux  parisiens  pour  imposture  contre  un  sien 
omonyme,  M.  Thévenin  de  Tanlay,  conseiller  au  Parlement 
e  Paris,  et  s'étant  dérobé  par  la  fuite  à  l'exécution  de  cette 
întence.  Vis-à-vis  de  Rousseau,  cependant,  il  était  sans 
oute  de  bonne  foi,  car  il  le  confondait  avec  un  certain  Decus- 
eau,  dont  le  nom  exact  lui  revint  ensuite  à  la  mémoire  et 
ai  lui  avait  bien  réellement  emprunté  neuf  livres  dans  le 
ays  habité  par  Jean- Jacques  quelques  années  plus  tôt  et  au 
'mps  du  séjour  en  Suisse  de  l'homme  célèbre. 
Donc  rien  de  plus  banal  et  de  plus  insignifiant  que  cet 
)isode.  Mais  il  ne  s'éclaircit  que  peu  à  peu  et  de  façon  incom- 
ète. Aussi  le  malade  voit-il  en  Thévenin  un  afTidé  de  la  conju- 
ition  dont  il  se  croit  la  victime  et  sa  préoccupation  principale 
t-elle  d'apprendre  par  ce  comparse  quels  sont  les  véritables 
atrons  de  l'entreprise.  De  là  son  indignation  quand  on  lui 
'opose  de  réduire  tout  bonnement  au  silence  un  personnage 
l'il  faudrait  faire  parler  au  contraire  à  tout  prix,  selon  lui. 
ientôt  toutefois,  désespérant  de  s'instruire  par  cette  voie, 
demandera  que  le  chamoiseur  ne  soit  pas  inquiété  davan- 
ge  pour  sa  réclamation  sans  fondement.  —  Thévenin  n'en 
/ait  pas  moins  été  interrogé  une  fois  en  sa  présence  et  c'était 
ors  lui-même  qui  avait  manqué  de  sang-froid,  au  point 
i  paraître  dans  son  tort,  si  l'accusateur  avait  eu  plus  de 
estige  :  tant  l'indignation,  explique-t-il,  a  embarrassé  sa 


314  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

parole  et  même  ses  idées.  Il  estimera  dès  lors  que  tel  était 
l'objet  actuel  des  comploteurs  :  constater  pour  cette  fois,  non 
si  on  pourrait  le  déshonorer,  —  l'imputation  étant  vraiment 
trop  mince,  —  mais  si  un  imposteur  pouvait  du  moins  l'em- 
barrasser par  son  audace.  Et,  de  cela,  les  preuves  leur  ont  été 
surabondamment  fournies,  par  malheur  ! 

Il  se  dirige  alors  vers  Chambéry,  sans  s'être  procuré  le  passe-» 
port  nécessaire  pour  franchir  la  frontière  de  Savoie  ;  il  est 
donc  contraint  de  s'arrêter  dans  la  petite  ville  de  BourgoinJ 
où  il  va  passer  six  mois  environ,  logé  dans  une  mauvaise) 
auberge,  sans  pouvoir  se  décider  à  chercher  un  autre  séjour] 
—  C'est  là  qu'il  épouse  enfin  Thérèse,  devant  deux  notable^ 
du  lieu,  M.  de  Champagneux,  maire  de  l'endroit,  et  M.  dé 
Rozière,  cousin  du  précédent.  Ces  gentilshommes  constatent 
non  sans  pleurer  d'attendrissement,  le  solennel  engagement 
des  conjoints  ;  mais,  en  ce  temps,  l'Église  seule  mariait  et 
l'on  voit  donc  quelle  était  la  très  faible  portée  d'une  pareille 
cérémonie.  —  C'est  à  Bourgoin  également  que,  sur  la  porté 
de  sa  chambre  d'auberge,  Rousseau  griffonne  au  crayon  une 
déclaration  très  curieusement  pathologique  qui  a  été  certifié( 
par  le  maire  de  Bourgoin,  et  dont,  au  surplus,  il  envoya  lui^ 
même  une  copie  à  M^®  Boy  de  La  Tour,  sanctionnant  ainsi 
par  l'adhésion  de  ses  facultés  réfléchies  cette  étonnante  efîu^ 
sion  de  son  subconscient  orgueil. 

Ces  lignes  s'intitulent  :  Sentiments  du  public  sur  mon  compt 
dans  les  divers  états  qui  le  composent,  et  voici  ce  qu'elles  ren- 
ferment de  plus  caractéristique.  Les  rois,  estime-t-il,  le; 
grands,  la  vraie  noblesse,  les  évêques  l'honorent  et  s'honoreni 
eux-mêmes  en  lui  marquant  des  égards  !  Au  contraire,  le; 
magistrats,  les  philosophes,  les  simples  prêtres  et  les  beaux 
esprits  le  haïssent.  —  Quant  aux  femmes,  dupes  de  deu> 
hypocrites  (le  terme  est  beaucoup  plus  grossier  dans  le  texte 
qui  les  méprisent  (sans  doute  Grimm  et  d'Alembert),  elle: 
trahissent  désormais  l'homme  qui  mérita  le  mieux  d'elle  !  — 
Pour  le  gouvernement  de  Genève,  il  sent  ses  torts,  sait  que  si 
victime  les  lui  pardonne  et  les  réparerait  sans  tarder  s'i 


LE     MALADE  315 

'osait.  «  Le  peuple,  qui  fut  mon  idole,  écrit  textuellement  le 
VIessie  de  la  démagogie  moderne,  voit  en  moi  une  perruque 
nal  peignée  et  un  homme  décrépit...  les  chefs  du  peuple, 
'levés  sur  mes  épaules,  voudraient  me  cacher  si  bien  qu'on  ne 
nt  qu'eux  !  »  N'est-ce  pas  déjà  tout  l'accent  des  sectes  révo- 
utionnaires,  acharnées  à  se  remplacer  l'une  l'autre  au  pou- 
voir. Enfin  se  présente  à  cet  esprit  désorbité  la  physionomie 
lu  grand  rival  :  «  Voltaire,  que  j'empêche  de  dormir,  parodiera 
les  lignes  !  Ses  grossières  injures  sont  un  hommage  qu'il  est 
I  brcé  de  me  rendre  malgré  lui  !»  Il  y  a  certes  de  la  clairvoyance, 
ie  la  prescience  même  avec  de  la  folie,  dans  ces  lignes  étranges, 
ians  cette  «  confession  »  venue  d'un  étage  plus  profond  de  la 
conscience  que  l'écrit  plus  développé  qui  porte  ce  titre 
ameux.  Mais  que  l'homme  qui  les  signa  ait  pu  se  dire,  en  tête 
^e  cette  autobiographie,  l'être  le  plus  dénué  de  vanité  qui  fut 
jamais,  c'est  ce  qui  surprendrait  s'il  était  capable  de  se  voir 
^;el  qu'il  fût  ou  si,  comme  nous  l'avons  indiqué  déjà,  la  dis- 
inction  de  l'orgueil  légitime  et  de  la  vanité  condamnable 
fie  venait  en  pareil  cas  au  secours  de  ces  fanfarons  d'humilité. 
i  L'atmosphère  marécageuse  de  Bourgoin  ayant  exercé  à  la 
fongue  une  fâcheuse  influence  sur  la  santé  du  voyageur,  il  se 
riécide  à  louer  une  habitation  sur  la  hauteur  qui  domine  la 
oetite  ville.  Cette  demeure  s'appelle  Monquin  :  elle  est  la  pro- 
',  )riété  d'un  M.  de  Césargues  avec  lequel  son  locataire  ne  man- 
^juera  pas  de  se  quereller  parce  que  M™^®  Renou  y  aura  été 
livrée,  comme  à  Chiswick,  à  Wootton  ou  à  Trye,  entre  les 
[nains  d'un  véritable  «  bandit  en  cotillon  ».  Par  compensa- 
fion,  il  gagne  l'affection  d'un  voisin,  M.  de  Saint-Germain, 
^m-cien  militaire  qui  sera  quelque  temps  pour  lui  un  nouveau 
i!^uxembourg  ou  un  second  Keith.  Requis  par  l'homme  de 
lettres  de  témoigner  en  sa  faveur  après  sa  mort,  il  s'acquittera 
ï\e  cette  mission  en  toute  conscience  :  «  Les  personnes  clair- 
voyantes qui  ont  vu  de  près  M.  Rousseau,  écrira  ce  brave 
lomme  [en  plein  épanouissement  du  rousseauisme,  il  est 
vrai],  tout  en  le  blâmant  de  ses  écarts  envers  ceux  qu'il  regar- 
iait  comme  ses  persécuteurs,  découvraient  en  lui  un  amour 


316  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

pour  ses  semblables  dont  on  trouverait  peu  d'exemples  ! 
Il  cite  divers  traits  de  charité  qui  sont  en  effet  à  Thonneu] 
de  Jean-Jacques  ;  mais  il  doit  convenir  qu'un  mouvement 
d'opinion  se  marqua  bientôt  dans  le  voisinage  contre  les  nou 
veaux  habitants  de  Monquin.  Il  l'explique  par  les  calomnie? 
d'un  fermier  qui  aurait  voulu  se  faire  payer  deux  fois  un( 
même  fourniture  par  M^®  Renou  et  d'une  femme  de  ménage 
qui,  chassée  par  M.  Renou,  accusa  celui-ci  de  l'avoir  vouli 
mettre  à  mal  :  ce  qui  rapproche  singulièrement  ce  nouve 
essai  de  séjour  champêtre  de  ceux  qui  l'ont  précédé.  «  Ce^ 
événements,  quoique  fâcheux,  ajoute  Saint-Germain  eij 
personne,  n'auraient  pas  dû  affecter  M. "Rousseau  au  point 
où  il  l'était  ;  encore  moins  lui  persuader  que  ces  calomnies 
grossières  étaient  l'ouvrage  de  ses  ennemis.  Autant  à  plaindre 
qu'à  blâmer,  il  était,  par  sa  sensibilité  et  sa  méfiance,  son  plus 
cruel  ennemi  à  lui-même  !  »  Ce  qui  est  certainement  la  note 
juste  dans  l'appréciation  de  cette  période  du  calvaire  mental 
de  Jean- Jacques. 

Une  excursion  pédestre  de  huit  jours  au  mont  Pilât  montré 
sa  santé  physique  assez  résistante  à  cette  date  ;  mais  elle 
fut  sans  agrément  pour  lui  par  la  faute  de  ses  compagnons  de 
route,  beaucoup  trop  cérémonieux  à  son  gré  !  Il  avait  com 
mencé,  dit-il,  par  chanter  à  tue-tête  et  par  leur  détailler  même 
quelques  couplets  de  sa  façon  ;  mais  leur  attitude  resta  si 
correcte  qu'il  dut  renoncer  à  les  dégeler  et  se  contenta  d'her 
boriser  sans  plus  se  soucier  de  leur  présence  :  «  Je  m'imagi- 
nais que  nous  allions  chanter,  criailler,  folâtrer  toute  la  jour- 
née !...  Voulant  être  badin  tout  seul,  je  ne  me  trouvai  que 
grossier  :  toujours  le  grand  cérémonial  et  toujours  Monsieur 
Don  Japhet  [la  farce  dramatique  de  Scarron]...  Voilà  l'histoire' 
exacte  de  ce  tant  célèbre  pèlerinage  qui  court  déjà  les  quatre 
coins  de  la  France  et  qui  remplira  bientôt  l'Europe  entière 
de  son  risible  fracas  î  »  S'il  riait  de  pareils  fracas,  il  en  était 
pourtant  bien  aise.  —  Enfin,  au  printemps  de  1770,  il  quitte| 
Monquin,  en  claquant  les  portes  derrière  lui  comme  d'ordi- 
naire. A  la  fin  de  mai  il  est  à  Lyon  et  au  début  de  juillet,  à  Paris. 


LE     MALADE  317 


III 


RETOUR    A    PARIS 


Il  trouve  la  capitale  française  de  plus  en  plus  convertie  à 
i  religion,  si  bien  qu'il  ne  peut  plus  être  question  de  lui  en 
.'iterdire  le  séjour.  Ce  n'est  pas  seulement  un  groupe  aristo- 
[:atique  qui  lui  fait  fête  comme  en  1765,  c'est  la  bourgeoisie 
itière  qui  lui  est  acquise.  Sa  manie  lui  conseillera  pourtant 
ientôt  de  regarder  les  Parisiens  comme  conjurés  sans  excep- 
on  pour  le  perdre;  mais,  son  sens  droit,  qui  survit  au  trouble 
artiel  de  ses  facultés  de  synthèse,  lui  dira  secrètement  qu'il 
\ii  au  contraire  soutenu  et  porté  par  l'opinion  de  la  grande 
ille,  au  rayonnement  intellectuel  sans  égal. 
,  Il  y  vient  pour  riposter  aux  diffamations  de  ses  ennemis 
lar  des  lectures  publiques  du  manuscrit  de  ses  Confessions, 
|-  à  défaut  de  leur  publication  qui  doit  être  nécessairement 
îtardée  par  le  caractère  de  leur  contenu.  —  Il  commence 
onc  cette  campagne  de  publicité  restreinte,  avec  le  succès 
e  curiosité  que  l'on  devine,  mais  non  point  à  sa  satisfaction 
Dutefois,  si  l'on  en  juge  par  les  dernières  lignes,  si  frappantes, 
e  cet  ouvrage  illustre  :  «  J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture 
ue  je  fis  de  cet  écrit  chez  M.  le  comte  et  M^^  la  comtesse 
'Egmont  (la  fille  du  maréchal  de  Richelieu).  Je  le  déclare 
autement  et  sans  crainte.  Quiconque,  même  sans  avoir  lu 
les  écrits,  examinera  par  ses  propres  yeux  mon  naturel,  mon 
aractère,  mes  mœurs,  mes  penchants,  mes  plaisirs,  mes  habi- 
udes  et  pourra  me  croire  un  malhonnête  homme  est  lui- 
lême  un  homme  à  étouffer  !  J'achevai  ainsi  ma  lecture  et  tout 
3  monde  se  tut.  M^^  d'Egmont  fut  la  seule  qui  me  parut  émue  : 
lie  tressaillit  visiblement,  mais  elle  se  remit  bien  vite  et  garda 


318  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

le  silence  ainsi  que  toute  la  compagnie  (le  prince  Pignatelli. 
la  marquise  de  Mesme  et  le  marquis  de  Juigné).  Tel  fut  tout 
le  fruit  que  je  tirai  de  cette  lecture  et  de  ma  déclaration  !  li 
On  comprend  fort  bien  le  tressaillement  de  M^^  d'Egmont. 
Quant  aux  victimes  des  Confessions,  telles  que  M™^  d'Épinay 
et  son  entourage,  elles  s'émurent  à  juste  titre  de  diffamations 
bien  plus  effectives  que  celles  dont  les  accusait  l'auteur  de  cet 
écrit.  Elles  obtinrent  sans  peine  du  lieutenant  de  police  que 
Rousseau  fût  averti  d'avoir  à  cesser  ces  manifestations  com-l 
battives  !  Il  y  renonça  sans  trop  de  peine  au  surplus,  ayant 
constaté,  comme  nous  venons  de  le  voir,  que  là  n'était  pasj 
décidément,  le  moyen  de  déjouer  les  complots  dont  il  se 
croyait  menacé. 

Il  s'était  installé  rue  Plâtrière  (aujourd'hui  rue  J.-J.  Rous- 
seau), chez  un  certain  Venant,  épicier  retiré  des  affaires,  qui 
possédait  en  outre  à  Belleville  un  pavillon  rustique  dans  le- 
quel son  locataire  parisien  se  fit  réserver  également  une 
chambre  :  il  appréciait,  dit-on,  la  bonhomie  de  M^»®  Venant 
pour  laquelle  Galiani  prétend,  sans  aucune  vraisemblance, 
qu'il  avait  de  tendres  sentiments.  Il  allait  encore  quelquefois 
faire  une  partie  d'échecs  au  café  de  la  Régence  et  acceptait 
de  souper  chez  Sophie  Arnould  avec  deux  ou  trois  convives. 
Mais,  pendant  ce  dernier  séjour  parisien  qui  devait  se  prolon- 
ger près  de  huit  ans,  sa  santé  morale  subit  quelques  fluctua- 
tions, du  mieux  au  pire,  sans  jamais  redevenir  normale  toute- 
fois. Assez  souriant  et  gai  pendant  les  premiers  mois  qui 
suivirent  son  retour,  il  s'assombrit  sensiblement  ensuite, 
passa  évidemment  par  un  minimum  de  tension  psychique 
au  temps  où  il  achevait  ses  Dialogues,  puis  revint  à  une  dis- 
position de  calme  tandis  qu'il  rédigeait  ses  Rêveries,  jusqu'à 
l'heure  où  une  nouvelle  poussée  d'inquiétude  morbide  amena 
son  installation  à  Ermenonville,  dont  le  séjour  devait  lui 
être  rapidement  fatal.  Au  surplus,  —  et  en  dépit  des  pénibles 
hallucinations  dont  nous  avons  déjà  donné  et  donnerons  encore 
quelques  témoignages,  —  il  se  montrait  parfois  reconnais- 
sant pour  la  très  sincère  sympathie  dont  il  fut  entouré,  en  réa- 


LE     MALADE  319 

ité,  pendant  ses  années  de  vieillesse,  par  l'immense  majorité 
lies  Parisiens  :  «  La  France,  écrira- t-il  à  de  Belloy  (l'auteur 
les  Bourgeois  de  Calais),  la  France  est  encore  la  nation  de 
l'Europe  que  j'honore  le  plus.  Il  y  reste,  sinon  la  vertu,  du 
inoins  l'amour  pour  la  vertu.  »  Nous  avons  déjà  rencontré  cet 
j^îloge  sous  sa  plume  :  c'est  celui  auquel  il  se  restreignait 
'iésormais  pour  lui-même,  car  nous  savons  qu'il  lui  plaisait 
'l'être  mis  hors  de  pair  pour  sa  valeur  morale  bien  plutôt 
ijue  pour  son  génie  d'expression.  «  On  est  encore  forcé 
|ie  les  tromper  pour  les  rendre  injustes,  ajoutait-il  ;  précau- 
ion  dont  je  n'ai  pas  vu  qu'on  eût  grand  bseoin  pour  d'autres 
peuples  I  » 

I  L'impression  qu'il  fait  en  ce  temps  sur  ses  visiteurs  est 
issez  variable  selon  les  jours  et  selon  les  hommes.  Voici  celle 
le  Bergasse,  avocat  au  Parlement  qui  le  vit  en  1775  et  dont 
e  récit  a  été  récemment  publié  :  «Il  paraît  un  brave  homme 
ians  esprit  et  se  montre  sincère  quand  il  dit  avoir  oublié  ses 
îcrits.  Il  rit  sans  finesse,  sans  méchanceté,  comme  un  enfant... 
^es  yeux  sont  d'une  vivacité  extraordinaire,  mais  cette  viva- 
nte est  naïve;  son  corps  est  dans  un  mouvement  perpétuel, 
nais  ce  mouvement  n'est  pas  décidé.  Jamais,  en  le  voyant, 
v'ous  ne  diriez  que  cet  homme  ait  été  malheureux,  encore 
noins  que  ce  soit,  de  tous  les  hommes,  le  plus  sensible.  Il 
l'^st  ni  sombre,  ni  mélancolique,  ni  rêveur.  En  réfléchissant 
>ur  toutes  ces  singularités,  je  pense  qu'il  a  dû  être  d'abord 
:e  qu'il  est  aujourd'hui.  »  C'est  fort  bien  vu.  «  Imaginez  un 
eune  homme  bon,  naïf,  franc  jusqu'à  l'étourderie  ;  supposez 
i  ce  jeune  homme  une  âme  droite,  un  cœur  vrai,  un  caractère 
ioux  et  sans  méfiance  ;  jetez-le  dans  le  monde,  donnez-lui  de 
'imagination,  une  maîtresse,  des  malheurs  et  vous  aurez  le 
Flousseau  d'autrefois  [celui  des  Discours].  Replacez-le  dans  sa 
Dremière  situation,  et  vous  aurez  le  Rousseau  d'aujourd'hui.  » 
Ze  jugement  est  à  coup  sûr  influencé  par  les  suggestions  de 
Jean-Jacques  en  personne  et  nous  avons  vu  avec  quelles 
précautions  il  convient  de  les  accepter  :  mais  il  est  exact 
fl^u'en  général  le  vieil  homme  ressemble  à  l'homme  jeune  et 


il 


320  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

ce  devait  être  vrai  de  cet  homme  de  génie  comme  des  autres, 
au  moins  pour  une  part. 

Corancez,  gendre  de  l'horloger  genevois  Romilly,  un  très 
ancien  ami  de  Rousseau,  put  visiter  celui-ci  souvent  et  lon- 
guement au  cours  de  ses  dernières  années  parce  qu'il  acceptait 
sans  se  fâcher  les  coups  de  boutoir  et  savait  attendre  patiem- 
ment l'oubli  des  soupçons  morbides.  Ses  souvenirs  sur  le 
vieillard  illustre  nous  sont  donc  un  document  utile.  Parfois, 
a-t-il  écrit,  il  trouvait  le  locataire  des  Venant  «  dans  un  état 
de  convulsion  qui  rendait  son  visage  méconnaissable  et  sa 
figure  réellement  effrayante.  Dans  cet  état,  ses  regards  sem- 
blaient embrasser  la  totalité  de  l'espace  et  ses  yeux  parais- 
saient voir  tout  à  la  fois  ;  mais,  dans  le  fait,  ils  ne  voyaient 
rien.  Il  se  retournait  alors  sur  sa  chaise  et  passait  le  bras  par- 
dessus le  dossier.  Ce  bras,  ainsi  suspendu,  avait  un  mouvement 
accéléré  comme  celui  du  balancier  d'une  pendule,  et  je  fis 
cette  remarque  plus  de  quatre  ans  avant  sa  mort...  Lorsque  je 
lui  voyais  prendre  cette  posture  à  mon  arrivée,  j'avais  le 
cœur  ulcéré  et  je  m'attendais  aux  propos  les  plus  extrava- 
gants. Jamais  je  n'ai  été  trompé  dans  mon  attente  !  »  Le 
malade  assurait  que  le  Tasse,  —  un  de  ses  poètes  favoris  et 
un  tempérament  par  quelques  traits  analogue  au  sien  en 
effet,  —  avait  prédit  dès  longtemps  les  malheurs  dont  il 
deviendrait  la  victime  deux  siècles  plus  tard,  et  cela  par  une 
strophe  qui  seule,  entre  tant  de  centaines  d'autres  dans  la 
Jérusalem  délivrée,  pouvait  être  détachée  de  ce  poème  sans 
faire  tort  au  sens  général  de  l'ouvrage  :  c'est  la  soixante-dix- 
septième  du  douzième  chant.  Il  estimait  donc  que  l'Italien  ■ 
l'avait  faite  involontairement  et  sans  en  comprendre  aucune- 
ment la  portée,  mais  poussé  par  une  inspiration  d'En-haut 
afin  qu'elle  pût  un  jour  éclairer  Jean- Jacques  sur  le  destin 
qui  lui  était  ici-bas  réservé  ! 

Le  moindre  geste  mal  interprété  par  lui  chez  un  de  ses  inter- 
locuteurs suffisait  en  ce  temps  pour  lui  donner  un  accès  de 
terreur  et  le  séparer  à  jamais  de  l'imprudent.  Grétry,  son 
sincère   admirateur,   raconte   en   ces   termes   leurs   relations 


LE     MALADE  321 

qui  ne  durèrefnt  pas  plus  de  quelques  minutes.  Le  musicien 
liégeois  avait  été  présenté  à  l'auteur  du  Devin  de  villag.e  après 
une  représentation  de  sa  Fausse  magie  et  tous  deux  sortirent 
du  théâtre  côte  à  côte.  La  conversation  se  poursuivait  entre 
eux  de  la  façon  la  plus  cordiale.  «  En  passant  par  la  rue  Fran- 
çoise, Rousseau  voulut  franchir  des  pierres  que  des  paveurs 
avaient  laissées  là  dans  la  rue;  je  pris  son  bras  et  lui  dis  : 
Prenez  garde,  M.  Rousseau  !  Il  le  retira  brusquement  en 
disant  :  Laissez-moi  me  servir  de  mes  propres  forces  !  Je  fus 
anéanti  par  ces  paroles.  Les  voitures  nous  séparèrent.  Il  prit 
son  chemin,  moi  le  mien,  et  jamais  depuis  je  ne  lui  ai  parlé.  » 
Ne  songe-t-on  pas  ici  à  l'épisode,  bien  connu,  qui  fit  éclater 
la  folie  du  roi  Charles  VI  ? 

Dussaulx,  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  petit-neveu  de 
Nicole,  un  littérateur  de  second  plan,  mais  estimé  et  aimé 
pour  sa  droiture  et  sa  bonhomie,  fut  en  rapports  assez  intimes 
avec  lui  au  début  de  son  dernier  séjour  parisien.  Il  ne  tarda 
pas  cependant  à  recevoir  des  lettres  de  suspicion  injurieuse  et 
des  sommations  de  ce  genre  :  «  Montrez-moi  si  bien  vos  senti- 
ments que  je  sache  avec  certitude  ce  que  vous  pensez  de  moi  !  » 
Il  finit  donc  par  se  fâcher  lui-même  et  par  répondre  verte- 
ment :  «  Où  avez-vous  été  prendre  les  soupçons  déshonorants 
dont  votre  dernière  lettre  est  souillée  ?...  Vous  n'êtes  point 
cruel,  vous  êtes  malade...  Le  généreux,  le  vertueux  Jean- 
Jacques  aussi  inquiet,  aussi  défiant  qu'un  lâche  criminel  ?... 
Quoique  vous  m'ayez  fait  autant  de  mal  qu'un  méchant  en 
peut  faire,  je  ne  crois  pas  encore  que  vous  soyez  méchant. 
Vous  avez  votre  manie.  Pascal  avait  la  sienne...  mais  elle  ne 
nuisait  qu'à  lui  seul,  au  lieu  que  votre  défiance,  trop  réelle 
et  trop  active,  blesse  et  diffame  tous  ceux  qui  vous  appro- 
chent. Vous  en  guérirez  peut-être  ?  Je  le  souhaite  plus  que 
je  ne  l'espère  !  » 

Voilà  bien,  semble-t-il,  une  de  ces  sincérités  à  bonne  inten- 
tion telle  que  Rousseau  les  réclamait  de  ses  amis,  en  ses  heures 
de  théorie  complaisante  sur  les  droits  ou  devoirs  de  l'amitié. 
Écoutons  comment  il  accueillit  celle-ci.  «  Je  cherchais  un  loge- 
ai 


322  .   JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

ment.  Vous  avez  voulu  m'avoir  pour  voisin  et  presque  pour 
hôte.  Cela  était  bon  et  amical.  Mais  j'ai  vu  que  vous  vouliez 
trop  et  que  vous  cherchiez  à  m' attirer.  Vous  avez  fait  tout  le 
contraire  !  Les  je  ne  sais  quoi,  trop  longs  à  dire,  mais  frap- 
pants à  remarquer,  m'ont  averti  qu'il  y  avait  un  mystère 
caché  sous  vos  caresses.  Vous  avez  cru  me  leurrer  par  ce  mot 
d'illustre.  Ah  !  vous  êtes  trop  loin  de  voir  combien  la  réputa- 
tion d'un  homme  bon,  juste  et  vrai  que  je  gardai  quarante  ans 
et  que  je  n'ai  jamais  mérité  de  perdre  m'est  plus  chère  que 
toutes  vos  glorioles  littéraires...  Vous  me  parlez  de  vos  larmes 
d'attendrissement  et  d'un  intérêt  de  commisération,  comme  si 
c'était  assez  pour  moi  d'exciter  votre  pitié  sans  prétendre  à 
des  sentiments  plus  honorables  !  Je  vous  estime  encore,  dites- 
vous,  mais  je  vous  plains.  Moi,  je  vous  réponds  :  quiconque 
m'estime  par  grâce  trouvera  difficilement  en  moi  la  même 
générosité.  Le  généreux,  le  vertueux  Rousseau  inquiet  et 
méfiant  comme  un  lâche  criminel  (dites-vous)...  11  n'y  aura 
jamais  que  des  cœurs  capables  du  crime  qui  puissent  en  soup- 
çonner le  mien  et,  quant  à  la  lâcheté...  me  voici  dans  Paris 
seul,  étranger,  sans  appui,...  à  la  merci  des  adroits  et  puissants 
persécuteurs  qui  me  diffament  en  se  cachant,  les  provoquant 
et  leur  criant  :  Parlez  haut  !  Me  voilà  !...  Vous  me  trompez, 
monsieur  ;  j'ignore  à  quelles  fins,  mais  vous  me  trompez...  Je 
vous  écris  mes  sentiments  parce  qu'une  malheureuse  honte 
que  je  n'ai  pu  vaincre  m'empêche  de  les  dire  en  face...  Envi- 
ronné de  flatteurs,  je  les  laisse  faire  parce  qu'z'Z  faut  bien  vivre 
avec  quelqu'un,  et  que,  en  quittant  ceux-là  pour  d'autres, 
je  ne  trouverais  pas  mieux.  Du  reste,  s'ils  ne  voient  pas  ce  que 
je  pense  d'eux,  c'est  assurément  leur  faute  !  »  Ceci  pour 
Corancez  et  consorts  !  «  Quant  à  l'intimité,  je  n'en  veux  plus 
avec  personne,  à  moins  que,  contre  toute  apparence,  je  ne 
trouve  fortuitement  l'homme  juste  et  vrai  que  je  n'ai  cessé 
de  chercher  !  »  Dussaulx,  qui  s'était  cru  cet  homme  vrai  et 
comprenait  un  peu  tard  à  qui  il  avait  affaire,  écrivit  encore 
pour  calmer  l'agitation  qu'il  avait  fait  naître,  mais  ne  reçut 
plus  de  réponse.   Celle  que  nous  venons  de  citer  et  qui  est 


LE     MALADE  323 

d'ailleurs  remarquable  par  son  style  si  ferme  et  si  plein, 
suffira  pour  caractériser  les  relations  de  Jean- Jacques  avec 
ses  amis  des  derniers  jours. 

Dussaulx  se  retrouva  pourtant  face  à  face  avec  lui  par 
hasard  et  il  a  raconté  en  termes  frappants  cette  rencontre 
suprême   dans   son   opuscule  intitulé  De  mes  rapports   avec 
J.-J.  Rousseau  :  «  C'était  aux  travaux  de  l'Étoile  voisine  des 
Champs-Elysées.  Son  premier  mouvement  et  le  mien  furent 
réciproquement  de  tomber  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  ;  mais 
il  s'arrêta  au  milieu  de  son  élan.  Qui  donc  l'a  retenu  ?  La 
méfiance  dont  un  accès  plus  violent  qu'à  l'ordinaire  le  saisit 
à  ce  moment  tout  à  coup.  Situé  sur  le  bord  d'une  tranchée  pro- 
fonde et  me  voyant  à  ses  côtés,   il  craignit  apparemment  que 
je  ne  l'y  précipitasse.  Tout,   du  moins,  m'autoriserait  à  le 
croire.  Il  tremblait   de  tous   ses  membres.   Tantôt  il  élevait 
des  bras    suppliants   vers  le   ciel  ;   tantôt,    comme   s'il   eût 
invoqué  ma  pitié,  il  me  montrait  l'abîme  ouvert  sous  ses  pas. 
Je  ne  compris  que  trop  ce  muet  langage.  M' éloignant  de  lui, 
je  tâchai  de  le  rassurer  par  les  plus  tendres  démonstrations. 
Quoiqu'il  en  parût  touché,  il  passa  son  chemin.  »  La  scène 
n'est-elle   pas   éminemment    caractéristique   de    l'époque   et 
du  personnage  ?   On  en  voit  d'ici  la  reproduction  par  l'es- 
tampe :  c'est  celle  de  Douvres  sous  une  forme  un  peu  diffé- 
rente. —  Nous  reviendrons  sur  les  derniers  temps  de  la  vie  de 
Rousseau  en  étudiant  ses  écrits  autobiographiques  de  vieil- 
lesse. 


LIVRE   IV 


LE    ROMANTIQUE 


Rousseau  avait  au  total  retiré,  comme  nous  l'avons  dit, 
l'assertion  toute  mystique  de  la  bonté  primitive  sur  le  ter- 
rain de  la  sociologie,  dans  sa  Lettre  à  M,  de  Beaumont  ;  mais 
nombre  de  ses  disciples  n'avaient  tenu  et  ne  devaient  tenir 
aucun  compte  de  sa  rétractation  subreptice.  Aussi  bien,  pri- 
sonnier de  son  propre  vocabulaire,  venait-il  de  rétablir 
cette  assertion,  quoiqu'avec  une  nuance  plutôt  psycholo- 
gique cette  fois,  dans  sa  Nouvelle  Héloïse  et  dans  son  Emile 
et  allait-il  la  réitérer  sous  cette  dernière  forme,  avec  plus 
d'insistance  encore,  dans  la  série  d'ouvrages  autobiogra- 
phiques, ou  mieux  autoapologétiques,  qui  seront  l'occupa- 
ition  de  ses  dernières  années.  Il  appellera  désormais  «  bonté 
naturelle  »  la  manifestation  vers  le  dehors  de  son  alliance 
personnelle  avec  la  Divinité  tutélaire,  c'est-à-dire  cette  qua- 
lité naturelle  et  inamissible  par  laquelle  il  entend  bien 
«  payer  »  sa  vie  durant,  toute  avance  d'amitié  ou  de  dévoue- 
;ment  qui  lui  est  faite,  puisqu'il  est  désormais  hanté  de 
l'opinion  que  son  génie  ne  lui  a  valu  qu'hostilité  ou  que 


326  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

haine  de  la  part  de  ses  contemporains.  Cette  prétention  de 
sa  part  à  la  bonté  naturelle  lui  sert  en  outre  à  couvrir  à  ses 
propres  yeux,  comme  aux  yeux  de  son  public,  le  père  déna- 
turé de  1747  ou  même  de  1754,  l'amoureux  traître  à  l'amitié 
du  printemps  de  1757,  l'ami  de  plus  en  plus  brutal  et  sans 
ménagements  que  nous  avons  entendu  poser  ses  despo- 
tiques «  principes  »  et  s'attirer  par  là  des  ripostes  méritées. 
C'est  l'heure  où,  dans  cette  complexe  personnalité  morale, 
le  malade  trop  souvent  coupable  par  faiblesse,  entreprend 
de  s'expliquer  au  philosophe  et  de  se  justifier  à  celui-ci  par 
les  tendres  impulsions  du  romanesque.  De  cette  explication, 
infiniment  subtile  et  ingénieuse,  naît  en  lui  le  romantique, 
père  d'une  postérité  innombrable,  et  réconforté  désormais 
par  les  consolations  d'un  Quiétisme  laïcisé  qui  est  devenu  la 
religion  de  nos  contemporains. 

A  notre  avis,  il  est  en  effet  permis  de  définir  l'état  d'esprit 
romantique  comme  l'état  d'esprit  romanesque,  —  cette  con- 
ception spécifiquement  européenne  et  courtoise  des  rela- 
tions entre  l'homme  et  la  femme,  —  qui  serait  élevée  fran- 
chement à  la  dignité  mystique  et  réglerait  les  relations  entre 
l'homme  et  Dieu,  après  élimination  plus  entière  que  jamais 
des  éléments  moraux  de  caractère  expérimental  et  rationnel 
qui  avaient  été  conservés  dans  les  précédentes  hérésies 
mystiques  et  romanesques,  de  caractère  féminin,  obligées  à 
plus  de  prudence  vis-à-vis  de  la  tradition  et  de  l'Église.  — 
Nous  avons  naguère  exposé  avec  quelque  détail,  dans  notre 
étude  sur  Madame  Guyon  et  Fénelon  précurseurs  de  Rous- 
seau, que  le  Moyen  âge  expliquait  l'usure  nerveuse  par  la 
possession  diabolique,  selon  la  tradition  des  mysticismes 
antiques  ;  mais  que  ce  mysticisme,  modernisé  vers  la  Renais- 
sance et  féminisé  plus  que  jamais  qui  devait  s'appeler  le 
Quiétisme,  avait  vu  dans  la  même  usure,  à  ses  premiers 
stades,  une  sorte  de  possession  par  un  Dieu  d'amour,  infli- 


LE     ROMANTIQUE  327 

géant  à  ses  élus  de  salutaires  épreuves  pour  leur  purification 
passive,  prélude  leur  intime  alliance  avec  le  suprême  Pou- 
voir. Or,  Jean- Jacques,  instruit  dans  cette  mystique  aux 
Charmettes,  revint  à  comprendre  sa  destinée  terrestre  à 
peu  près  de  la  sorte  lorsque  ressurgirent  en  son  cerveau  de 
vieillard  le  souvenir  de  ses  lectures  fénéloniennes  et  des 
leçons  de  M"^^  de  Warens,  elle-même  disciple  des  piétistes 
guyoniens  du  pays  de  Vaud. 

Écrivant  toutefois  à  l'époque  et  dans  le  milieu  «  philoso- 
phique )),  le  filleul  de  la  belle  convertie  devra  laïciser  jusqu'à 
un  certain  point  cette  subtile  psychologie  mystique,  née 
pour  une  grande  part  de  l'évolution  romanesque  au  cours 
des  six  siècles  précédents.  La  nature  de  sa  manie  l'y  pous- 
sant, il  s'expliquera  dès  lors  infatigablement,  génialement 
à  lui-même  et  à  autrui  par  le  besoin  d'aimer,  mais  surtout 
par  le  besoin  d'être  aimé  pour  soi-même  en  retour  ;  en 
d'autres  termes  par  la  sensibilité  naturelle  ou  originelle 
extrême  qui  aurait  été  conservée  intacte  en  sa  personne  par 
une  décision  unique  de  la  Divinité  à  son  profit;  mais  qui, 
au  surplus,  n'est  pas  trop  difficile  à  ressaisir  par  les  hommes 
simples,  par  les  plébéiens,  et  par  quiconque  se  met  dévo- 
tement à  son  école.  —  C'est  ainsi  que  la  bonté  naturelle  est 
devenue  dans  sa  pensée  synonyme  d'une  grâce  divine  de 
privilège,  et  c'est  sous  cette  forme  évoluée  qu'il  s'y  atta- 
chera obstinément  vers  la  fin  de  sa  vie. 

Les  développements  qu'il  va  donner  à  sa  nouvelle  con- 
ception de  l'homme  naturellement  bon  lui  seront  fournis  par 
les  deux  sources  principales  de  la  conviction  mystique  dont 
elle  est  la  traduction  rajeunie  :  par  ses  lectures  romanesques 
I  d'adolescence  et  par  ses  lectures  chrétiennes  mystiques  de 
(  jeunesse  :  les  premières  synthétisées  surtout  dans  VHéloïse 
et  dans  les  autres  romans  dont  il  a  laissé  l'ébauche  :  les 
secondes  mises  en  œuvre  dans  ses  écrits  autobiographiques. 


328  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Ces  diverses  suggestions  ayant  conquis  le  monde  moderne 
par  leur  expression  géniale  ont  assuré  un  nouvel  essor  à  la 
morale  érotico-romanesque  qui  est  venue  à  régir  la  plupart 
des  âmes  contemporaines. 

Il  entreprend  donc  de  s'expliquer  à  lui-même  et  à  ses  lec- 
teurs futurs  selon  la  tradition  quiétiste  comme  possédé  par 
un  Dieu  bon.  De  là  sont  sortis,  selon  lui,  tous  ses  «  malheurs  » 
dans  une  société  d'hommes  dès  longtemps  devenus  mauvais 
ou  même  méchants  par  leur  faute.  Ainsi  M^^  Guyon,  plus 
mesurée  dans  ses  plaintes,  exposait  naguère  en  se  racontant 
de  même,  que  son  mari,  sa  belle-mère  et  ses  frères  l'avaient 
torturée  longuement  par  impulsion  divine.  Dieu  les  ayant 
choisis  pour  ses  instruments  en  vue  d'éprouver  et  par  là  de 
purifier  parfaitement  une  âme  qu'il  entendait  s'unir  plus 
étroitement  que  toute  autre  ;  aussi  bien  redevenaient-ils 
bons  dès  que  les  intentions  divines  avaient  été  remplies  par 
eux  à  l'égard  de  la  jeune  femme.  —  Mais,  de  tout  cela,  nos 
mystiques  sont  consolés  par  la  «  grâce  »,  que  Jean- Jacques 
revient  en  somme  à  mettre  au  premier  plan  de  la  vie  de  l'âme 
par  sa  psychologie  du  cœur  sensible,  après  que  l'Église 
romaine,  principalement  par  ses  théologiens  jésuites,  en 
avait  rationalisé  le  concept  au  temps  de  la  Renaissance. 

Pierre-Maurice  Masson,  cet  esprit  si  distingué  qui,  dans 
une  scrupuleuse  étude  sur  La  Religion  de  Rousseau,  devait 
nécessairement  constater  cette  évolution  de  sa  pensée  théo- 
rique, a  écrit  qu'avec  le  temps  il  conçut  de  plus  en  plus  la 
Bonté  naturelle  comme  réalisée  en  lui  et  intelligible  seule- 
ment à  travers  lui.  Interprétée  de  la  sorte,  elle  n'est  plus  une 
réalité  qu'il  soit  intéressant  de  rechercher  en  arrière;  elle 
exprime  tout  simplement  la  ressemblance  de  Jean- Jacques 
avec  son  Dieu  (allié),  la  Nature  :  c'est  dans  sa  bonté  à  lui 
qu'il  devine  la  bonté  de  la  Nature  et  c'est  en  ce  sens  qu'il 
est  le  meilleur  de  tous  les  hommes.  La  Nature,  ou  bonté  natu- 


LE     ROMANTIQUE  329 

iclle,  réside    peut-être   encore   dans    quelques   âmes  mais 
plutôt  dans  une  seule,  la  sienne  ! 

Cette  évolution  de  la  pensée  de  Rousseau  a  donné  à  sa 
religion  son  accent  définitif,  conclut  l'attentif  historien  de 
cette  religion  K  C'est  par  le  cœur,  c'est  par  l'intuition  qu'on 
peut  aller  au-devant  de  la  Nature  et  la  connaître.  Jean- 
Jacques,  reflet  direct  de  Dieu,  voilà  la  religion  de  Rousseau  ! 
C'est  un  christianisme  sans  discipline  doctrinale,  sans  his- 
toire, qui  supprime  l'espace  et  le  temps  autour  de  son  inven- 
teur et  le  laisse  en  tête  à  tête  avec  le  Grand  Etre,  recteur  de 
l'univers.  C'est  encore  un  Christianisme  sans  Rédemption  et 
sans  repentir  (sans  Tentateur  surtout)  d'où  le  sentiment  du 
})éché  a  disparu  et  dont  Jean- Jacques  est  le  prêtre  ou  mieux 
le  Christ  nouveau.  —  «  Le  système  de  Jean- Jacques  peut 
èlre  fauXy  lisons-nous  dans  ses  Dialogues  [et  c'est  ici  la 
rétractation  renouvelée  de  la  bonté  naturelle  au  point  de 
vue  historique  ou  sociologique],  mais  en  développant  ce 
système,  Jean- Jacques  s'est  peint  lui-même  au  vrai  !  »  Et 
ccst  là  désormais  l'important,  l'essentiel  à  ses  yeux.  Il  pose 
la  bonté  naturelle  comme  le  lien  d'alliance  mystique  entre 
l'Au-delà  et  lui-même.  Dût-il  rester  seul  à  en  posséder  le 
bénéfice,  il  se  croirait  encore  autorisé  à  en  affirmer  l'exis- 
tence et  à  en  déduire  les  conséquences  morales. 

I  1.  Le  caractère  religieux  de  renseignement  de  Rousseau  est  aujour- 
d'hui à  peu  près  universellement  reconnu.  Rappelons  la  forme  étrange 
que  Brunetière  donnait  à  cette  constatation  il  y  a  quelque  trente  années. 
Il  faisait  sortir  le  lyi'isme  romantique  au  xix'^  siècle,  de  l'éloquence  de  la 
chaire  telle  que  la  comprit  le  xvii'^.  et  précisément  par  l'intermédiaire  de 
Rousseau  [L'évolution  des  genres) . 


CHAPITRE  PRExMIER 
SAINT-PREUX  REFLET  DE  JEAN-JACQUES 


On  ne  saurait  contester  que  la  Julie  ne  soit  née  d'une  impul- 
sion autobiographique  irrésistible,  car  tout  névropathe  se 
réconforte  à  se  raconter  lui-même,  —  et  c'est  même  là  l'un  des 
éléments  de  succès  de  la  confession  sacramentelle.  —  «  Je  me 
figurai,  nous  apprennent  les  Confessions  à  ce  propos,  l'amour 
et  l'amitié,  les  deux  idoles  de  mon  cœur,  sous  les  plus  ravis- 
santes images  (au  début  du  séjour  de  Rousseau  à  l'Ermitage)... 
Je  fis  l'une  brune  et  l'autre  blonde...  Épris  de  mes  deux  char- 
mants modèles,  je  m'identifiai  avec  l'amant  et  l'ami  le  plus 
qu'il  m'était  possible;  mais  je  le  fis  aimable  et  jeune,  lui 
donnant  au  surplus  les  vertus  et  les  défauts  que  je  me  sentais  !  »  ^ 
C'est  assurément  la  première  fois  que  cette  conception  toute 
personnelle  du  roman,  —  destinée  dans  le  romantisme  à  une 
si  brillante  fortune,  —  se  formulait  d'aussi  franche  et  aussi 
précise  façon.  Le  public  ne  s'y  trompa  guère  au  surplus  ;  sans 
posséder,  comme  nous,  l'aveu  des  Confessions,  il  crut  que 
l'auteur  était  le  héros  de  l'aventure  dont  il  se  faisait  l'histo- 
rien et  cet  auteur  le  laissa  croire  bien  volontiers,  dit-il,  afin 
d'accentuer  le  succès  de  son  ouvrage.  En  fait,  il  n'avait  jamais 
séduit  de  jeune  fille  noble  et  son  amour  pour  M™^  d'Houdetot 
n'influa  que  tardivement,  partiellement  sur  la  rédaction  du 


LE     ROMANTIQUE  331 

livre  ;  la  hardiesse  de  se  raconter  soi-même  aux  lecteurs  de 
romans  non  seulement  dans  son  caractère,  mais  encore  dans 
SCS  galantes  aventures,  ne  devait  venir  qu'un  peu  plus  tard 
aux  écrivains  du  romantisme,  après  les  encouragements  qu'ils 
reçurent  constamment  de  l'opinion.  Werther  en  est  le  premier 
exemple  illustre  (ainsi  que  Faust  dont  la  rédaction  initiale 
est  de  la  même  date). 

Jean- Jacques  ne  méconnaissait  pas,  au  surplus,  qu'en  cédant 
au  désir  de  fixer  sur  le  papier  ses  rêveries  erotiques,  il  allait 
renier  toute  sa  récente  prédication  plutarchienne.  «  Mon 
grand  embarras,  a-t-il  écrit  plus  tard,  était  la  honte  de  me 
démentir  ainsi  moi-même,  si  nettement  et  si  hautement  ! 
Après  les  principes  sévères  que  je  venais  d'établir  avec  tant 
de  fracas,  après  les  maximes  austères  que  j'avais  si  fortement 
prêchées,  après  tant  d'invectives  mordantes  contre  les  livres 
efféminés  qui  respiraient  l'amour  et  la  mollesse,  pouvait-on 
imaginer  rien  de  plus  inattendu,  de  plus  choquant  que  de  me 
voir  tout  d'un  coup  m'inscrire  de  ma  propre  main  parmi 
les  auteurs  de  ces  livres  que  j'avais  si  durement  censurés  !  » 
Nous  savons  que  le  choc  fut  fort  bien  supporté  par  nos  pères. 
«  Je  sentais  cette  inconséquence  dans  toute  sa  force,  poursuit 
le  rédacteur  des  Confessions.  Je  me  la  reprochais,  j'en  rou- 
gissais, je  m'en  dépitais  ;  mais  tout  cela  ne  put  suffire  pour 
me  ramener  à  la  raison.  Subjugué  complètement,  il  fallut 
me  soumettre  à  tout  risque  et  me  résoudre  à  braver  le  qu'en 
dira-t-on,  sauf  à  délibérer  dans  la  suite  si  je  me  résoudrais  à 
montrer  mon  ouvrage  ou  non  :  car  je  ne  supposais  pas  encore 
que  j'en  vinsse  à  le  publier  !  »  Inutile  de  rappeler  à  quel  point 
le  qu'en  dira-t-on  lui  fut,  dans  son  immense  majorité,  favo- 
rable ! 
i  Le  platoAisme,  qu'il  avait  bu  à  longs  traits  dans  ses  lectures 
romanesques  d'adolescence,  lui  fournit  alors  une  première 
excuse  à  ses  propres  yeux  :  «  Le  plan  dont  on  a  vu  l'exécution, 
reprend-il  en  effet,  était  assurément  le  meilleur  parti  qui  se 
pût  tirer  de  mes  folies.  L'amour  du  bien,  qui  n'est  jamais  sorti 
de  mon  cœur,  les  tourna  en  objets  utiles  et  dont  la  morale  et^t 


332  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

pu  faire  son  profit.  »  Ceci  vise  à  la  fois  la  partie  philosophique 
et  rationnellement  chrétienne  de  VHéloïse  que  nous  avons 
résumée  plus  haut  et  son  aspect  proprement  platonique,  la 
thèse  de  l'amour  moralisateur,  fût-ce  un  amour  aussi  parfai- 
tement illicite,  selon  les  normes  sociales  et  religieuses  de 
l'époque,  que  celui  qui  unit  Saint-Preux  à  Julie  d'Étange 
pendant  les  premiers  livres  du  récit  !  Mais  Rousseau,  oubliant 
sa  conclusion  plus  qu'ambiguë,  dont  le  reflet  se  projette  sur 
toute  la  période  antérieure,  croit  avoir  offert  à  ses  contem- 
porains le  spectacle  d'une  fille  faible  devenue  une  femme 
forte  (combien  peu  en  réalité)  et  avoir  tracé  de  la  sorte  un 
tableau  qui,  dans  son  ensemble,  serait,  selon  lui,  non  plus 
scandaleux,  mais  utile.  Il  est  exact  que  la  majorité  de  ses 
lecteurs,  —  façonnée  par  des  siècles  d'évolution  romanesque 
et  déjà  fort  éloignée  de  l'effort  de  restauration  morale  qui 
avait  produit  le  mouvement  classique  au  xvii®  siècle,  — • 
accueillit  la  Julie  comme  une  production  morale.  Mais  des 
esprits  sains  protestèrent  dès  lors,  et  M^^  Necker  par 
exemple,  cette  compatriote  de  Jean-Jacques  qui  avait 
quelques  traits  de  Julie,  goiita  son  héroïne  au  premier 
abord,  puis  formula  bientôt  ses  scrupules  et  ses  réproba- 
tions d'une  plume  ferme  et  digne. 

La  Lettre  à  d' Alembert,  —  que  Rousseau  avait  écrite  dans 
une  dernière  attitude  d'austérité  Spartiate  et  sous  un  masque 
plutarchien  dont  l'expression  commençait  à  peine  de  s'at- 
tendrir pour  refléter  les  complaisances  erotiques  ressuscitées 
dans  son  âme,  —  la  Lettre  à  d' Alembert  vint  encore  rendre  plus 
illogique  et  plus  contradictoire  la  décision  qu'il  prit  peu  après 
de  publier  son  roman.  Car  nous  avons  dit  avec  quelle  insis- 
tance il  avait  souligné  dans  ce  morceau  la  pernicieuse  action 
de  la  morale  romanesque,  seule  pratiquée  et  prêfchée  sur  le 
théâtre  moderne.  Mais  cette  considération  ne  fut  pas  capable 
de  le  contenir  longtemps  dans  son  ardeur  à  présenter  dès  lors 
au  public  la  plus  spécieuse  des  apologies  personnelles.  Il  se 
contenta  d'imaginer,  pour  se  couvrir,  une  très  subtile  distinc- 
tion entre  ses  devoirs  vis-à-vis  de  Genève,  sa  patrie  d'origine 


IJL  LE     ROMANTIQUE  333 

et  Paris,  sa  patrie  d'adoption.  «  Ceux  qui  feignent^  écrira-t-il 
à  d'Alembert  après  avoir  reçu  ses  compliments  sur  la  Julie, 
ceux  qui  feignent  de  trouver  de  l'opposition  entre  ma  Lettre 
sur  les  spectacles  et  la  Nouvelle  Héloïse...  ne  vous  en  imposeront 
pas.  [Nous  venons  de  l'entendre  avouer  et  souligner  cette 
opposition  dans  ses  mémoires.]  La  vérité  change  de  forme 
selon  les  temps  et  les  lieux  et  l'on  peut  dire  à  Paris  ce  qu'en 
des  jours  plus  heureux  on  n'eût  pas  pu  dire  à  Genève.  »  Ou 
encore,  à  un  anonyme  :  «  Quoique  je  ne  pense  pas  trop  bien  de 
nos  mœurs  (genevoises  présentes),  je  ne  les  crois  pas  encore 
assez  mauvaises  pour  qu'elles  gagnassent  à  remontrer  à 
l'amour  !  »  A  l'amour  de  Saint-Preux  présenté  comme  plato- 
nique et  moralisateur  :  amour  qui,  selon  lui,  serait  au  con- 

i  traire  très  bienfaisant  à  la  France  libertine.  Enfin,  à  Marianne 
La  Tour  :  «  Quoi  qu'en  dise  votre  amie,  sitôt  qu'il  y  aura  des 
Julie  et  des  Claire,  les  Saint-Preux  ne  manqueront  pas. 
Avertissez-la  de  cela,  je  vous  en  supplie,  afin  qu'elle  se  tienne 

Isur  ses  gardes.  Et  vous-même,  fussiez-vous,  ce  que  je  ne  pré- 
sume pas,  aussi  folle  que  votre  modèle  [Julie],  n'allez  pas 
croire  à  son  exemple  que  cela  suffit  pour  être  à  l'abri  des 

,  folies...  Charmantes  amies,  si  vous  êtes  telles  que  mon  cœur 

Ile  suppose,  puissiez-yous,  pour  l'honneur  de  votre  sexe  et 
pour  le  bonheur  de  votre  vie,  ne  trouver  jamais  de  Saint- 
Preux.  Mais,  si  vous  êtes  comme  les  autres  [françaises],  puis- 
siez-vous  ne  trouver  que  des  Saint-Preux  !  » 

I  C'est  le  son  de  cloche  que  lui  renvoya  bientôt  Moultou,  son 
écho  le  plus  docile  :  «  Si  l'on  avait  fait  cette  réflexion  [de  la 
différence  entre  Paris  et  Genève],  on  aurait  compris  que  celui 
dont  l'ardente  plume  foudroya  l'amour  dans  Zaïre  [voir  la 
Lettre  à  d' Alembert]  pouvait  ensuite,  sans  se  démentir,  crayon- 
ner les  traits  si  touchants  de  la  douce  et  tendre  Héloïse... 
S'il  existait  un  peuple  [le  peuple  français]  chez  qui  l'amour 
innocent  fût  un  crime  [!],  la  galanterie  presque  une  vertu, 
l'adultère  un  jeu,  quel  tableau  plus  intéressant  à  lui  offrir 
que  celui  de  deux  cœurs  honnêtes  en  qui  l'enthousiasme  de  la 
vertu  se  confondrait  avec  le  délire  des  sens  [VA]  Mais  si  Paris 


334  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

demandait  cela,  il  fallait  autre  chose  à  Genève.  »  C'est-à-dire, 
la  Lettre  à  d'Alembert  pour  Genève,  et  la  Julie  pour  les  Fran- 
çais. A  chacun  selon  sa  moralité  préalable  !  Mais  VHéloïse  ne 
fut  pas  interdite  à  Genève  comme  devait  l'être  VEmile  et  rien 
ne  fait  penser  qu'elle  y  ait  été  moins  lue  qu'ailleurs. 

A  l'abri  de  ce  médiocre  sophisme,  Jean- Jacques  cède  donc  à 
l'irrésistible  appétit  de  se  peindre  sous  les  traits  de  Saint- 
Preux,  dans  les  situations  que  lui  présentaient,  au  cours  de  ses 
promenades  solitaires  près  de  l'Ermitage,  ses  souvenirs  arran- 
gés de  Turin,  de  Chambéry  et  bientôt  d'Eaubonne.  Nous! 
étudierons  en  conséquence  avec  soin  ce  premier,  ce  très  sin- 
cère portrait  tracé  par  lui  de  sa  personnalité  morale.  L.'Héloïse 
étant  aujourd'hui  fort  peu  lue,  ce  ne  sera  point  perdre  notre 
temps  que  d'y  mettre  en  relief  tout  ce  qui  peut  servir  à  faire 
mieux  connaître  son  héros. 


PLATONISME     ET     DETOURNEMENT    DE    MINEURE 


Saint-Preux,  —  dont  le  nom  est  fait,  notons-le,  des  deux 
épithètes  les  plus  flatteuses  que  puisse  fournir,  pour  carac- 
tériser un  homme,  le  mysticisme  chrétien  d'une  part  et  laj 
tradition  romanesque  de  l'autre  —  Saint-Preux  a  dû  naître* 
exactement  la  même  année  que  Rousseau,  selon  certains  pas- 
sages du  récit,  à  deux  ans  près,  selon  d'autres  passages,  comme  j 
l'a  fait  remarquer  M.  Ritter.   Ce  nom   cjui  le  désigne  dans  la; 
seconde   moitié   de  l'ouvrage   seulement   (au   début,    on  ne 
l'appelle  que  1'  «  amant  de  Julie  »),  n'est  pas  son  nom  véritable 
qui  demeurera  inconnu  du  lecteur.  C'est  un  pseudonyme  pari 
lequel  ses  amis  conviennent  de  le  désigner  lorsqu'on  le  cache 


LE     ROMANTIQUE  335 

e  liez  M'"^  d'Orbe  pour  le  rapprocher  de  sa  maîtresse  pendant 
hi  grave  maladie  de  celle-ci.  Rien  n'empêche  donc  qu'il  ne 
s  appelle  précisément  Rousseau  sur  les  registres  de  sa  paroisse. 
Son  aventure  romanesque  procède  d'un  peu  vraisemblable 
[lostulat.  A  l'insu  de  son  mari  absent,  la  baronne  d'Étange 
lait  donner  des  leçons  à  sa  fdle  par  un  très  jeune  précepteur 
dont  les  soins  sont  entièrement  bénévoles,  car  il  refuse  de 
recevoir  un  salaire  :  l'objet  de  cette  décision  singulière  est  de 
surprendre  M.  d'Étange,  lors  de  son  retour,  par  les  progrès 
intellectuels  de  son  enfant.  Le  maître  est  d'ailleurs  un  garçon 
({  errant,   sans   famille,  presque  sans   patrie  »;  en   un   mot, 
c'est  le  pseudo-Vaussore  de  Villeneuve  à  Lausanne  ou  le  petit 
[Rousseau  à  Chambéry  donnant  ses  leçons  de  musique.  — 
[La  Julie  est  un  roman  par  lettres  (procédé  de  narration  mis  à 
la  mode  par  Richardson)  et  les  premières  pages  nous  montrent 
jdonc  le  précepteur  adressant  successivement  trois  déclara- 
1  lions  d'amour  à  son  élève  sans  en  recevoir  de  réponse.   Il 
expose  d'abord  qu'ayant  considéré  avec  effroi  les  conséquences 
•  probables  de  sa  folie  et  de  l'abus  de  confiance  qu'il  commet  en 
la  révélant  à  celle  qui  la  devait  ignorer  plus  que  tout  autre,  il 
,a  résolu  de  s'éloigner.  C'est  en  effet  l'unique  solution  honnête 
,1  de  la  situation,  mais  elle  supprimerait  le  roman  à  son  premier 
■pas.  L'amoureux  s'encourage  donc  à  demeurer  par  quelques 
isophismes   sans  consistance.   Convient-il   de  quitter   impoli- 
ment son  emploi  sans  donner  un  raison  valable  à  la  mère  de 
[famille  ?  Et  puis,  tout  bien  réfléchi,  pourquoi  ce  départ  ? 
[Est-ce  donc  un  crime  d'être  sensible  au  mérite  ?  «  Le  ciel  a  mis 
!  une  conformité  secrète  entre  nos  affections  ainsi  qu'entre  nos 
goûts  et  nos  âmes.  Si  le  ciel  nous  avait  destinés  ?...  Par  pitié, 
détournez  de  moi  ces  yeux  si  doux  qui  donnent  la  mort  !  » 
Enfin  il  insiste  pour  arracher  une  réponse  à  celle  qu'il  assiège  ; 
il  mourra  s'il  n'obtient  pas  son  pardon  :  «  Mon  cœur  sent  trop 
combien  il  est  coupable  et  ne  saurait  cesser  de  l'être...  Si  vous 
I  pouviez  voir  quel  embrasement  ces  huit  jours  de  langueur 
iont  allumé  dans  mon  âme...  Je  sens  avec  désespoir  que  le  feu 
■qui  me  consume  ne  s'éteindra  qu'au  tombeau!  »  —  C'est 


336  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Tallure  classique  de  la  séduction  par  lettres  depuis  la  revi- 
viscence du  Platonisme  au  xvi^  siècle,  et  nous  l'avons  naguère 
mise  en  évidence  dans  les  nouvelles  erotiques  de  Marguerite 
d'Angoulême  ou  de  François  de  Belleforest. 

Julie  se  décide  alors  à  prendre  la  plume  :  «  Un  cœur  ver- 
tueux saurait  se  vaincre  ou  se  taire,  dit  fort  justement  un 
premier  billet  de  sa  main.  —  Je  pars  donc,  riposte  Saint- 
Preux.  —  Après  ce  que  vous  avez  osé  me  dire,  reprend  la 
belle  [qui  dépasse  ici  singulièrement  la  mesure],  un  homme  j 
tel  que  vous  avez  feint  d'être,  ne  part  point.  //  fait  plus  !  » 
Saint-Preux  interprète  cette  phrase  comme  ordonnant  son 
suicide  expiatoire  et  fait  mine  de  vouloir  obéir  :  «  Demain, 
vous  serez  contente,  et,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  j'aurai 
moins  fait  que  de  partir  !  »  Ah  !  qu'en  termes  galants 
ces  choses-là  sont  mises  !  —  «  Insensé,  s'exclame  aussitôt 
Mue  d'Étange  en  se  dévoilant  sans  plus  de  pudeur,  si  mes 
jours  te  sont  chers,  crains  d'attenter  aux  tiens  !  »  C'est  ce 
qui  s'appelle  jeter  le  lecteur  in  médias  res,  suivant  le  précepte 
des  anciens  î  Et  dès  le  lendemain,  la  jeune  fdle  envoie  sa 
lettre  d'aveu  à  son  tour.  On  en  remarquera  les  deux  inspira- 
tions contradictoires,  celle  qui  est  honnête  servant  à  paUier 
celle  qui  ne  l'est  point.  «  Entraînée  par  degrés  dans  les  pièges  ■ 
d'un  vil  séducteur,  je  vois,  sans  pouvoir  m' arrêter,  l'horrible 
précipice  où  je  cours...  Crois-moi,  si  ton  cœur  était  fait  pour 
jouir  en  paix  de  ce  triomphe,  il  ne  l'eût  jamais  obtenu  !...  , 
Dès  le  premier  jour,  je  sentis  le  poison...  tes  yeux,  tes  senti- 
ments, tes  discours,  ta  plume  criminelle  le  rendent  chaque 
jour  plus  mortel...  Cent  fois  j'ai  voulu  me  jeter  aux  pieds  des 
auteurs  de  mes  jours...  Puis-je  te  croire  assez  vil  pour  abuser 
de  l'aveu  fatal  que  mon  délire  m'arrache.  Non,  je  te  connais 
bien,  tu  soutiendras  ma  faiblesse  !  Tu  protégeras  ma  personne 
contre  mon  propre  cœur  !  »  Tel  est  en  effet  le  devoir  du  cheva- 
lier sans  reproche  dans  le  platonisme  courtois  qui  se  prend 
au  sérieux  ;  mais  peu  de  chevaliers  ont  rempli  ce  devoir  et 
Saint-Preux  assurément  beaucoup  moins  que  tout  autre  ! 
«  Tu  deviendras  ma  sauvegarde,  achève  l'enfant  mal  inspirée. 


LE     ROMANTIQUE  337 

Tes  vcrfus  seront  le  dernier   refuge  de  mon  innocence.    Mon 
honneur  s'ose  confier  au  tien...  Quel  charme  que  la  douce 
union  de  deux  âmes  pures  !  Tes  désirs  vaincus  seront  la  source 
de  ton  bonheur  et  les  plaisirs  dont  tu  jouiras  seront  dignes  du 
ciel  même  !  »  Programme  souriant  dont  on  sait  qu'il  a  été 
réalisé  bien  rarement  par  les  imprudents  qui  le  formulèrent. 
Saint-Preux,  qui  n'en  espérait  pas  tant  après  sa  condamna- 
tion à  mort  de  l'avant-veille,  se  félij^ite  d'avoir  différé  l'exécu- 
tion de  ces  hautes  œuvres  galantes.  Il  s'empresse  d'abonder 
dans  le  sens  platonique  et  rassurant  de  son  amie  :   «  Tes 
frayeurs  nous  avilissent...  Si  j'adore  les  charmes  de  ta  per- 
sonne, n'est-ce  pas  surtout  pour  l'empreinte  de  cette  âme  sans 
tache  qui  l'anime  et  dont  tous  les  traits  portent  la  divine 
enseigne  ?...  Quelle  poursuite  peut  redouter  celle  qui  couvre 
d'honnêteté  tous  les  sentiments  qu'elle  inspire  ?  Quel  monstre, 
j  après  avoir  lu  cette  touchante  lettre,  pourrait  abuser  de  ton 
il  état  et  témoigner,  par  l'acte  le  plus  noir,  son  profond  mépris 
pour  lui-même  !...  Ta  personne  est  désormais  pour  moi  le 
plus  sacré  dépôt  dont  jamais  mortel  fut  honoré...  Ma  flamme 
conservera  une  inaltérable  pureté  !  L'amant  de  Julie  aurait 
une  âme  abjecte  ?...  A  quel  autre  bonheur  voudrais- je  aspirer 
si  tout  mon  cœur  suffit  à  peine  à  celui  qu'il  goûte...  Nous 
n'avons  nulle  expérience  des  passions,  mais  l'honneur  nous 
conduit  !  Tous  les  sentiments  droits  sont  au  fond  de  mon 
cœur.  Je  suis  un  homme  simple  et  sensible  qui  ne  sent  rien 
dont  il  doive  rougir  !...  Ah,  daigne  te  confier  aux  feux  que  tu 
m'inspires  et  que  tu  sais  si  bien  purifier,  etc.  » 
I     Cet  édifiant  début  de  correspondance  est  suivi  d'une  lacune 
"de  deux  mois  :  délai  après  lequel  l'amant  en  est  déjà  à  rétrac- 
ter tranquillement  tous  les  solennels  serments  de  vertu  que 
nous  venons  de  lire.  Écoutons-le  plutôt  :  «  Un  secret  dépit 
m'agite  en  voyant  que  les  lois  qui  me  sont  imposées  ne  coûtent 
qu'à  moi  !  »  Il  constate  en  effet  avec  «  dépit  »  que  M^^*^  d'Étange 
garde  son  enjouement  et  sa  bonne  mine  :  «  Vous  me  jurez  un 
amour  éternel  d'un  air  aussi  gai  que  vous  diriez  la  chose  du 
monde  la  plus  plaisante  !  »  Eh  !  n'est-elle  pas  telle  dans  la 

22 


338  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

convention  platonique  qui  présente  les  plaisirs  purs  comme 
dignes  du  Ciel  ?  L'amant  devrait  se  féliciter  grandement  de 
cet  état  de  chose  si  son  platonisme  n'était  pleinement  sophis- 
tique et  si  régoïsme  vaniteux  ne  parlait  beaucoup  plus  haut 
que  tout  autre  sentiment  dans  son  cœur,  avec  la  connivence 
des  lecteurs  formés  par  la  tradition  romanesque.  «  Je  suis  las 
de  souffrir  inutilement,  reprend  donc  sur  un  ton  péremptoire 
l'inqualifiable  personnage  !  Puisque  vous  vous  fiez  à  ma  foi, 
je  ne  veux  plus  la  laisser  vainement  engagée.  »  Et  voilà  le 
compte  que  les  névropathes  ont  coutume  de  tenir  de  leurs 
serments,  comme  nous  l'avons  tant  de  fois  constaté  chez 
Jean-Jacques.  «  Je  sens  que  j'ai  pris  une  charge  au-dessus  de 
mes  forces  !  Julie,  reprenez  la  charge  de  vous-même  !  »  Il  est 
bien  temps  !  «  Je  vous  le  dis  sérieusement  [car  elle  pourrait 
croire  à  une  plaisanterie],  comptez  sur  vous  [seule]  ou  chassez- 
moi,  c'est-à-dire  ôtez-moi  la  vie  !  »  Toujours  la  menace  de  mort 
amoureuse  !  «  J'admire  comme  j'ai  pu  tenir  si  longtemps  un 
engagement  téméraire  !  Je  sais  que  je  le  dois  toujours,  mais 
je  sens  qu'il  m'est  impossible  !  »  Et  le  voilà  dégagé.  «  On  mérite 
de  succomber  quand  on  s'impose  un  si  périlleux  devoir.  Vous 
serez  toujours  respectée,  mais  je  puis,  un  instant,  manquer  de 
raison  !  »  On  reconnaît  le  plaidoyer  sous  l'accacia  d'Eau- 
bonne.  «  L'ivresse  des  sens  peut  dicter  un  crime  dont  on  aurait 
horreur  de  sang-froid  !  »  Tel  est  sur  ce  point  le  motif  des 
prescriptions  de  la  morale  rationnelle,  la  condamnation  du 
platonisme  insidieux.  En  fait,  de  tels  parjures,  appuyés  de 
semblables  sophismes,  seront  toujours  excusés  en  pays  de 
tradition  romanesque;  mais  l'évolution  du  platonisme  de 
façade  vers  le  fait  que  le  code  qualifie  détournement  de 
mineure  a  été  rarement  avouée  avec  tant  de  cynisme. 

Aussi  Julie  répond-elle  avec  un  retour  de  bon  sens,  en 
s' efforçant  de  ramener  son  galant  au  ton  de  la  plaisanterie 
qu'il  délaisse  de  trop  inquiétante  façon  «  J'entends  !  Les  plai- 
sirs du  vice  et  l'honneur  de  la  vertu  vous  feraient  un  sort 
agréable  !...  La  singulière  marque  d'attachem-ent  que  de 
vous  plaindre  de  ma  santé  !...  Donnez  à  vos  prétendus  griefs 


LE     ROMANTIQUE  339 

une  couleur  moins  frivole...  Votre  lettre  vous  dément  par 
son  style  enjoué.  J'ai  été  élevé  clans  des  maximes  si  sévères 
que  l'amour  le  plus  pur  me  paraissait  le  comble  du  déshon- 
neur... Mon  imagination  troublée  confondait  le  crime' avec 
l'aveu  de  la  passion  !  »  Elle  devrait  mieux  voir  désormais  que 
l'un  n'est  pas  en  effet  si  loin  de  l'autre  et  c'est  plutôt  à  présent 
que  son  imagination  est  troublée  de  façon  à  nier  le  danger 
qui  la  menace  :  «  J'ai  reconnu  que  je  me  trompais...  Deux 
mois  d'expérience  m'ont  appris  que  mon  cœur  trop  tendre  a 
besoin  d'amour  mais  que  mes  sens  n'ont  aucun  besoin  d'amant!» 
Voilà  qui  est  parler  clair  pour  une  jeune  fdle  si  sévèrement 
élevée.  Par  malheur  Saint-Preux  est  loin  d'avoir  fait  la  même 
expérience  et  c'est  ce  que  prévoit  la  morale  rationnelle  quand 
elle  conseille  aux  fdles  de  se  garder.  «  Sortie  de  cette  profonde 
ignominie  où  mes  terreurs  [vaines]  m'avaient  plongée,  achève 
Julie,  je  goûte  le  plaisir  délicieux  d'aimer  purement...  L'ac- 
cord de  l'amour  et  de  l'innocence  me  semble  être  le  paradis  sur 
la  terre.  Ah,  mon  ami  !  Que  ne  puis-je  faire  passer  dans  votre 
âme  le  sentiment  de  bonheur  et  de  paix  qui  règne  au  fond  de 
la  mienne  !...  Je  ne  sais  quel  triste  pressentiment  s'élève  dans 
mon  sein  et  me  crie  que  nous  jouissons  du  seul  temps  heureux 
que  le  ciel  nous  ait  destiné...  Tâche  de  calmer  l'ivresse  des 
vains  désirs...  Ah,  puisse  notre  sort,  tel  qu'il  est,  durer  autant 
que  la  vie  !  L'esprit  s'orne,  la  raison  s'éclaire,  l'âme  se  for- 
tifie [!],  le  cœur  jouit.  Que  manque-t-il  à  notre  bonheur  ?» 
Il  y  manque  l'impossibilité  de  le  prolonger,  car  elle-même  va 
bientôt  s'employer  de  son  mieux  à  y  mettre  un  terme. 

Au  surplus  Saint-Preux  n'a  nullement  plaisanté,  comme 
nous  l'avons  vu,  et  il  insiste  donc  sur  un  ton  impérieux  :  il 
revient  à  un  «  vous  »  comminatoire  :  «  S'il  fallait  choisir  entre 
votre  cœur  et  votre  possession,  je  ne  balancerais  pas.  Mais 
pourquoi  cette  amère  alternative,  et  pourquoi  rendre  incom- 
patible ce  que  la  Nature  a  voulu  réunir  ?...  Pour  profiter  d'un 

j   état  aimable  [leur  platonisme  actuel]  faut-il  en  négliger  un 
meilleur  [le  déshonneur  de  Julie]  et  préférer  le  repos  à  la  féli- 

!  cité  suprême  ?...  La  sagessç  a  beau  parler  par  votre  bouche. 


340  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

La  voix  de  la  nature  est  la  plus  forte  !  »  Et  ne  commençons- 
nous  pas  à  connaître  ce  Saint-Preux  ?  Retenons  la  pression 
éhontée  qu'il  exerce  et  que  tout  •  le  reste  du  roman  aura 
pour  objet  de  nier.  Il  achève  en  déclarant  se  soumettre,  mais 
en  ajoutant  que  ce  ne  saurait  être  qu'au  prix  de  ses  jours, 
car  la  menace  de  mourir  revient  comme  un  refrain  sous  sa 
plume  pour  peser  sur  la  volonté  de  son  élève  !  Celle-ci  lui 
exprime  sa  gratitude  pour  cette  concession  précaire  et  ne 
paraît  pas  croire  la  vie  de  son  amant  en  péril  ;  mais  elle  ajoute 
déjà  qu'il  lui  est  plus  dangereux  dans  la  soumission  que  dans 
la  révolte,  ce  qui  nous  fait  mal  augurer  du  lendemain  de  cette 
escarmouche. 

En  effet,  voici  que  cette  sage  personue  se  transforme  brus- 
quement sous  nos  yeux  en  la  plus  folle  et  l'on  pourrait  dire 
en  la  plus  effrontée  des  tentatrices  oU  des  excitatrices  à  la 
débauche  ;  car  son  innocence  ne  nous  a  point  paru  telle, 
jusqu'ici,  qu'elle  puisse  ignorer  les  conséquences  probables 
du  geste  que  nous  allons  lui  voir  faire  !  Elle  organise  en  effet 
ce  qu'elle  nomme  agréablement  «  la  surprise  du  chalet  », 
c'est-à-dire  qu'elle  convoque  mystérieusement  son  ami  dans 
un  bosquet  pour  .l'y  embrasser  soudain  sur  les  lèvres  et  se 
laisser  presser  entre  ses  bras  ;  non  pas  jusqu'à  combler  ses 
vœux  toutefois,  puisqu'elle  s'est  fait  accompagner  de  sa  cou- 
sine et  très  chère  compagne,  Claire  d'Orbe.  Mais  le  galant 
n'en  reçoit  pas  moins,  cette  fois  encore,  beaucoup  plus  qu'il 
n'avait  espéré  lorsqu'il  formulait  *  ses  plaintes  et  il  entonne 
aussitôt  des  remerciements  fougueux.  —  Alors,  et  par  une 
sorte  de  retour  offensif  de  la  prudence  la  plus  élémentaire, 
elle  décide  de  l'éloigner  pour  quelque  temps.  Il  fera,  dans  le 
Valais,  un  voyage  pédestre  avec  de  l'argent  qu'elle  met  à  sa 
disposition,  qu'il  refuse  d'abord,  puis  qu'il  accepte  après 
quelques  façons. 

Cependant  le  baron  d'Étange  est  enfin  revenu  de  son 
absence  ;  il  prend  à  ce  moment  sa  retraite  dans  ses  foyers 
après  trente  ans  de  service  militaire  en  pays  étranger,  selon 
l'usage  des  gentilshommes  suisses  de  ce  temps.  Il  admire  les 


LE     ROMANTIQUE  341 

progrès  de  Julie  en  dessin  et  en  musique  ;  mais,  informé  que 
ces  progrès  résultent  des  soins  d'un  précepteur  de  naissance 
obscure,  et  qui  a  néanmoins  refusé  toute  rétribution,  il  exige 
que  ce  précepteur  soit  dorénavant  payé  de  ses  peines.  Or 
l'amant  de  Julie  ne  veut  pas  l'être,  en  vertu  du  singulier  rai- 
sonnement que  voici  :  il  se  considérerait  en  ce  cas,  dans  ses 
rapports  clandestins  avec  son  élève,  comme  «  un  perfide  fou- 
lant aux  pieds  les  droits  les  plus  sacrés,  comme  un  traître,  un 
séducteur  domestique,  que  les  lois  condamnent  très  justement 
à  la  mort  !  »  Car  telle  était  en  effet  la  législation,  sinon  la 
pratique  pénale  de  l'époque.  Et  l'on  appréciera  la  valeur  de 
cette  distinction  si  radicale  I  Aussi  bien  Jean-Jacques  lui- 
même  a-t-il  jugé  prudent  d'ajouter  en  note  au  bas  de  sa  page  : 
«  Malheureux  jeune  homme,  qui  ne  voit  pas  qu'en  se  laissant 
payer  en  reconnaissance  ce  qu'il  refuse  de  recevoir  en  argent, 
il  viole  des  droits  plus  sacrés  encore  !  Au  lieu  d'instruire,  il 
corrompt.  Au  lieu  de  nourrir,  il  empoisonne.  Il  se  fait  remer- 
cier par  une  mère  abusée  d'avoir  perdu  son  enfant  !  »  Rete- 
nons soigneusement  tout  ceci  pour  l'heure  où  la  faute  entière 
sera  rejetée  sur  Julie  par  l'auteur  du  roman  afin  d'exonérer 
d'autant  son  aller  ego.  Et  voici  qu'il  se  souvient  déjà  que  lui- 
même  est  en  cause,  puisqu'il  termine  cette  note  par  la  néga- 
tion de  tout  ce  qu'il  vient  d'y  proclamer  en  belles  antithèses 
oratoires  :  «  On  sent  pourtant  qu'il  aime  sincèrement  la  vertu  ! 
Mais  la  passion  l'égaré,  et  si  sa  grande  jeunesse  ne  l'excusait 
pas,  avec  ses  beaux  discours,  il  ne  serait  qu'un  scélérat.  Les 
deux  amants  sont  à  plaindre  ;  la  mère  seule  est  inexcusable, 
car  l'amour  est  honnête  entre  deux  amants  du  même  âge 
qu'aucun  lien  particulier  ne  gêne,  qui  jouissent  tous  deux 
de  leur  première  liberté  et  dont  aucun  droit  ne  prescrit  l'enga- 
gement réciproque  I  »  Alors  quel  droit  a  donc  été  violé  par 
Saint-Preux  ?  Pourquoi  la  mère  est-elle  inexcusable  et  pour- 
quoi tant  de  traîtrise  et  de  scélératesse  et  de  perfidie  dans  les 
phrases  qui  précèdent.  C'est  ici  la  morale  erotique  qui  cherche 
à  se  couvrir  contre  la  morale  rationnelle  par  des  concessions 
apparentes    aussitôt  suivies   de    subreptices    émancipations. 


342  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

—  Enfin  cette  même  note,  si  instructive,  nous  apprend  que 
Rousseau  a  toujours  plaint  la  véritable  Héloïse,  celle  du 
xii^  siècle  :  «  Elle  avait,  dit-il,  un  cœur  fait  pour  aimer,  mais 
Abélard  ne  m'a  jamais  paru  qu'un  misérable  digne  de  son  sort 
et  connaissant  aussi  peu  l'amour  que  la  vertu  !  »  Certes,  ce 
pédagogue  scolastique,  contraignant  d'abord  sa  très  jeune 
élève  à  l'aînour  par  des  coups  qui,  sans  doute  en  augmen- 
taient pour  lui  le  ragoût,  est  beaucoup  moins  susceptible  de 
s'attirer  des  admirateurs  et  imitateurs  que  le  tendre  Saint- 
Preux,  ami  de  la  vertu  et  paragon  des  âmes  sensibles. 

Cependant  celui-ci  revient  de  son  voyage,  et,  désespéré 
des  exigences  de  M.  d'Etange  auxquelles  il  refuse  de  se  sou- 
mettre, attend  les  ordres  de  son  amie  sur  les  bords  du  Léman, 
dans  les  rochers  de  Meillerie  où  il  s'occupe  à  graver  sur  la 
pierre  son  chiffre  enlacé  dans  celui  de  l'aimée  :  «  Sans  le 
compte  indiscret  que  je  te  rendis  d'un  discours  de  mon  père, 
lui  écrira- t-elle  plus  tard,  tu  n'aurais  point  été  te  désoler  à 
Meillerie  et  ne  m'eusse  point  écrit  la  lettre  qui  m'a  perdue  !  » 
Voici  la  substance  de  cette  lettre  fatidique  :  «  Un  éternel  arrêt 
du  ciel  nous  destina  l'un  pour  l'autre.  C'est  la  première  loi 
qu'il  faut  écouter.  Ta  vertu  n'est  plus  qu'un  délire...  Pense, 
Julie,  que  nous  comptons  déjà  des  années  perdues  pour  le 
plaisir  !...  Reviens  de  cette  erreur  funeste  [le  devoir]  et  sois 
heureuse.  Viens  dans  les  bras  de  ton  ami  réunir  les  deux  moi- 
tiés de  notre  être  !  »  Toujours  le  mythe  platonicien  contre  la 
morale  rationnelle.  Il  propose  ou  la  fuite  ou  le  suicide  à  deux. 

Dès  lors  les  événements  se  précipitent.  M.  d'Etange  a 
déclaré  à  sa  fille  son  projet  de  l'unir  au  baron  de  Wolmar, 
un  de  ses  compagnons  d'armes  ;  elle  est  tombée  malade 
devant  cette  perspective  et  a  semblé  bientôt  à  l'extrémité. 
Sa  mère,  qui  soupçonne  désormais  l'état  de  son  âme,  laisse 
alors  Claire  d'Orbe  rappeler  Saint-Preux  et  le  dissimuler 
chez  elle.  La  chute  de  Julie  se  produit  dès  sa  convalescence. 
Elle  adresse  au  séducteur,  parvenu  à  ses  fins,  une  lettre  d'in- 
vectives mêlées  d'attendrissements  et  d'admiration  pour  sa 
vertu,  parce  qu'il  a  triomphé  de  sa  résistance  par  une  dernière 


LE     ROMANTIQUE  343 

menace  de  mourir  î  «  Il  fallait  donner  la  mort  aux  auteurs 
de  mes  jours,  à  mon  amant  ou  à  moi-même.  Je  choisis  ma 
propre  infortune  !  »  Nullement,  car  elle  a  choisi  la  mort  des 
auteurs  de  ses  jours  au  cas,  fort  vraisemblable,  où  ils  appren- 
draient son  déshonneur.  Seule  la  volonté  arbitraire  du  roman- 
cier empêchera  ce  résultat  de  la  décision  de  son  héroïne. 

Glaire,  confidente  des  deux  amants,  s'efforce  toutefois  de 
réconforter  sa  cousine  afin  qu'elle  n'abandonne  pas  toutes  ses 
autres  vertus  après  avoir  sacrifié  la  principale  :  «  Une  fai- 
blesse effacera-t-elle  tant  de  sacrifices...  Tu  oublies  tous  les 
triomphes  pénibles  qui  ont  précédé  ta  défaite.  »  Encore  le 
raisonnement  de  l'accacia  d'Eaubonne  ;  mais  de  telles  défaites 
ne  laissent  rien  des  précédents  triomphes  :  «  Sans  avoir  été 
vaincue,  je  suis  moins  chaste  que  toi  !  »  Parce  qu'elle  croit 
sentir  qu'elle  aurait  moins  longtemps  résisté  !  «  Il  reste  en  toi 
mille  adorables  qualités  que  l'estime  de  toi-même  peut  con- 
server. Qu'une  faute  ne  t'ôte  pas  ce  noble  enthousiasme  de 
Vamour  et  du  beau  !  »  Mais,  une  fois  de  plus,  l'auteur  croit 
devoir  prendre  en  note  le  parti  de  la  raison  et  traiter  de  «  mau- 
vaises maximes  pires  que  de  mauvaises  actions  »  les  exhorta- 
tions de  M™6  d'Orbe.  Quel  est  pourtant  celui  de  ses  lecteurs 
qui  en  a  cru  sa  note  réfrigérante  plutôt  que  son  texte  pathé- 
tique ? 

Quant  à  Saint-Preux,  il  identifie  tout  simplement  l'aven- 
ture à  un  mariage  pour  fermer  la  bouche  aux  importuns  : 
«  N'as-tu  pas  suivi  la  plus  pure  loi  de  la  Nature  ?  N'as-tu  pas 
librement  [était-elle  donc  libre  vis-à-vis  des  siens  ?]  contracté 
le  plus  saint  des  engagements  ?  Que  manque-t-il  au  nœud 
qui  nous  joint  que  la  déclaration  publique  ?  Veuille  être  à 
moi.  Tu  n'est  plus  coupable  !  »  Nous  voilà  loin  des  «  scéléra- 
tesses »  de  ci-dessus  !  Mais  Julie  secoue  la  tête  avec  tristesse. 
Pour  être  sortis  des  premiers  stades  de  l'attitude  platonique, 
les  voici  déjà  moins  heureux.  Qu'est  devenu,  dit-elle,  ce  zèle 
de  la  sagesse  et  de  l'honneur  qui  animait  toutes  les  actions  de 
leur  vie  ?  (Nous  ne  nous  en  sommes  pas  beaucoup  aperçus.) 
Livrés  aux  erreurs  des .  sens,  ils  sont  tombés  au  niveau  des 


344  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

amants  vulgaires  !  —  Pourtant  l'habitude  de  la  faute  amène 
bientôt  quelque  apaisement  dans  ces  pénibles  scrupules  ; 
les  amants  se  voient  chez  une  certaine  M"^®  Belon  et  les  deux 
cousines  plaisantent  agréablement  Saint-Preux  sur  une  con- 
versation qu'il  a  eue  avec  cette  dame.  Un  chalet  écarté  réunit 
les  amoureux  pour  le  plaisir  pendant  une  absence  des  parents 
de  Julie  qui  a  été  confiée  à  ceux  de  Claire.  Elle  avoue,  à 
demi-mot,  sa  grossesse  qui  lui  semble  un  moyen  de  tout 
réparer  !  Un  jour,  ayant  fait  mettre  son  amant  à  genoux 
devant  elle  et  les  mains  dans  les  siennes,  par  une  rénovation 
du  vieux  rite  féodal  et  courtois,  elle  lui  fait  jurer  non  point 
fidélité  (comme  les  anciens  preux  la  promettaient  à  leur  suze- 
rain ou  à  leur  dame),  parce  que,  dit-elle,  nul,  en  amour,  ne  peut 
répondre  de  soi^  mais  seulement  vérité  et  sincérité  entière  sur 
les  sentiments  de  son  cœur.  Trait  qui  annonce  George  Sand 
dans  Jacques,  et  marque  bien  la  différence  de  la  chevalerie 
romanesque,  conservant  quelques  traits  virils,  à  la  mentalité 
romantique,  entièrement  féminisée  désormais  :  l'une  promet- 
tant, au  moins  en  paroles,  l'effort  sur  soi-même  et  la  maîtrise 
de  ses  actes,  l'autre  décidée  d'avance  à  subir  sans  réaction  la 
poussée  de  l'instinct. 

La  cérémonie  que  nous  venons  de  décrire  est  suivie  d'une 
soirée  d'incomparables  délices  au  rendez-vous  habituel  des 
amants.  On  dirait  que  la  terre  se  pare  pour  leur  fournir  un  lit 
nuptial  digne  de  leurs  mérites  souverains.  Mais  Saint-Preux 
conserve  seul  l'auréole  platonique  en  cette  occurrence,  car 
Julie  l'écarté  de  son  front  par  un  mouvement  de  pudeur 
rationnelle  et  chrétienne  :  «  Je  voudrais,  dit-elle,  ajouter 
autant  de  vertus  aux  tiennes,  mon  aimable  ami,  qu'un  fol 
amour  m'en  a  fait  perdre,  et,  ne  pouvant  plus  m' estimer 
moi-même,  j'aime  à  m' estimer  encore  en  toi  !  »  A  combien  peu 
juste  titre,  nous  le  savons  maintenant  !  Mais  telle  est  évi- 
demment la  prétention  de  l'auteur  des  Lettres  à  Sophie  au 
profit  de  cet  autre  lui-même. 


LE     ROMANTIQUE  345 


II 


UN    AMI    TEL    QUE    L   A    MERITE 
LA    VERTU    DE    SAINT-PREUX 


Ici  paraît  pour  la  première  fois  dans  la  correspondance  des 
amants  le  personnage  de  lord  Bomston  que  Saint-Preux  a 
rencontré  à  Sion,  dans  le  Valais,  et  qui  est  devenu  aussitôt 
l'ami  du  séduisant  jeune  homme  au  point  de  lui  offrir  peu 
après  la  moitié  de  sa  fortune,  comme  nous  allons  l'apprendre. 
En  attendant,  les  d'Etange  sont  revenus  de  leur  voyage  et 
les  «  plaisirs  »  deviennent  moins  faciles  aux  hôtes  habituels 
ihi  chalet  que  nous  savons  ;  ce  qui  décide  Julie  à  imaginer 
autre  chose  :   «  Ainsi,  tout  déconcerte  nos  projets,  dit-elle. 
Toucherons-nous  sans  cesse  au  plaisir  qui  fuit  sans  jamais 
l'atteindre  ?...  Je  sens  une  hardiesse  que  je  n'eus  jamais,  et, 
si  tu  l'oses  partager,  ce  soir,  ce  soir  même  peut  acquitter  mes 
oromesses  !...  Si  tu  crains  la  mort,  n'achève  pas  cette  lettre... 
Mon  cœur  court  le  même  risque  et  n'a  point  balancé.  Écoute  !  » 
RUe  lui  donne  alors  un  rendez-vous  de  nuit  dans  sa  propre 
Il  ambre  dont  elle  lui  explique  avec  soin  les  voies  d'accès  : 
L'abord  est  sujet  à  mille  hasards,  le  séjour  dangereux,  la 
etraite  d'un  péril  extrême...  Je  te  défends  d'apporter  une 
irnie  [qu'il  pourrait  être  tenté  de  tourner  contre  M.  d'Etange 
11  cas  de  surprise]...  Je  sens  qu'un  sort  plus  doux  nous  est  dû 
^t  que  la  Fortune  se  lassera  de  nous  être  injuste  !    »  La  For- 
ime  remplace  cette  fois  le  ciel  chrétien  dont  l'invocation  a 
out  de  même  paru  un  peu  forte  à  notre  mystique  de  la  pas- 
ion   en   pareille   occurrence  !   Il  nous    communique  ensuite 
luelques   lignes   égrillardes  de  Saint-Preux,   qui,    attendant 
a  venue  de  sa  maîtresse  dans  la  chambre  de  celle-ci,  est  sup-' 


346  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

posé  écrire  (!)  ses  impressions  face  à  face  avec  les  diverses 
pièces  du  costume  que  la  jeune  fille  a  déposées  autour  de  lui 
sur  les  meubles,..  «  ce  corps  (corsage)  si  délié,  qui  touche  et 
embrasse...  au-devant,  deux  légers  contours...  O  spectacle  de 
volupté...  la  baleine  a  cédé  à  la  force  de  l'impression... 
Empreintes  délicieuses,  etc..»  Nous  voilà  loin  du  Contrat  social.^ 
—  Après  l'heure  du  berger,  ce  seront  des  détails  rétrospec- 
tifs, non  moins  précis,  sur  l'entrevue  et  des  considérations 
sur  les  délices  qui  suivent  le  moment  du  bonheur.  Le  tout, 
appuyé  par  une  note,  qui,  cette  fois,  associe  pleinement  Jean-i 
Jacques  aux  réminiscences  ou  prédilections  de  son  héros. 

Mais  voici  que  Bomston,  pris  de  vin,  a  une  altercation  aveCj 
son  ami  au  sujet  de  M}^^  d'Étange  dont  il  s'est  avisé  dtj 
médire,  car  les  amours  de  la  jeune  fille  menacent  de  deveniij 
publics.  Déjà  un  homme  du  voisinage  dit  avoir  vu  le  précep-j 
teur  sortir  de  chez  elle  à  cinq  heures  du  matin  !  Il  est  mêm^ 
miraculeux  qu'après  deux  ans  que  durent  leurs  relations 
amoureuses,  Julie  ne  soit  pas  encore  l'objet  de  discours  plujj 
fâcheux.  Une  rencontre  armée  se  prépare  donc  entre  l'Anglai? 
et  l'amant  chevaleresque.  Pour  conjurer  le  péril  qui  menace 
la  vie  de  ce  dernier,  sa  maîtresse  écrit  à  milord  Edouard  er 
lui  avouant  sa  faute  et  en  se  jetant  au-devant  de  son  épée 
«  J'ai  un  amant  aimé  :  il  est  maître  de  mon  cœur  et  de  ra^ 
personne...  C'est  celui  que  vous  honoriez  de  votre  amitié 
il  en  est  digne  puisqu'il  vous  aime  et  qu'il  est  vertueux 
Cependant  il  va  périr  de  votre  m&in  I  »  Car  Bomston  est  ur, 
tireur  de  premier  ordre  tandis  que  Saint-Preux  n'a  jamair 
touché  une  arme  ! 

Alors,  par  un  de  ces  revirements  ultra-romanesques  aux, 
quels  se  complaît  l'imagination  exaltée  de  Rousseau,  It 
pair  d'Angleterre,  assisté  de  ses  deux  témoins,  va  se  mettn 
à  genoux  devant  le  très  mince  personnage  qu'est  le  précep» 
teur  de  Julie.  Il  proteste  qu'il  acceptera  de  lui  tel  châtimen 
qu'il  jugera  propre  à  punir  son  méchant  propos  1  Aussitôj 
embrassé  par  Saint-Preux  qui  se  montre  bon  prince,  il  & 
relève  d'un  air  fier,  jette  à  la  ronde  un  regard  provocateur  e 


LE     ROMANTIQUE  347 

notifie  à  l'assistance  que  celui  qui  répare  ainsi  ses  torts  n'en 
saurait  endurer  de  personne  !  Nous  apprenons  encore  à  cette 
occasion  qu'il  a  pour  Julie  une  tendre  admiration  plutôt  que  de 
l'amour  proprement  dit;  elle  est  ce  qu'il  honore  le  plus  au 
monde  et,  en  conséquence,  il  n'a  pu  «  trop  s'humilier  devant 
ce  qu'elle  aime  »  !  L'amant  lui  ayant  alors  fourni  de  plus 
amples  détails  sur  ses  relations  avec  sa  maîtresse,  voici  le 
justement  que  ce  récit  lui  inspire  :  «  Les  catastrophes  d'un 
roman  m'attacheraient  beaucoup  moins,  tant  les  sentiments 
suppléent  aux  situations  et  les  procédés  honnêtes  aux  actions 
d'éclat.  Vos  deux  âmes  sont  si  extraordinaires  qu'on  n'en  peut 
juger  par  les  règles  communes...  Il  s'est  joint  à  votre  amour 
une  émulation  de  vertus,  et  vous  vaudriez  moins  l'un  et  l'autre 
si  vous  ne  vous  étiez  pas  aimés  !  »  Recours,  en  dernier  ressort, 
au  Platonisme  qui  avait  quelque  peu  pâli  à  l'horizon  pendant 
r  la  période  des  «  plaisirs  »  du  chalet. 

'     Edouard  fait  mieux  encore  :  il  offre  à  Saint-Preux  le  tiers, 
'au  besoin  la  moitié,  de  sa  fortune  pour  lui  obtenir  l'aveu  des 
I parents  de  Julie  et  s'en  va  soumettre  cette  proposition  au 
baron  d'Étange  :  «  Tous  les  dons  qui  ne  dépendaient  pas  des 
hommes,  expose-t-il  à  ce  gentilhomme,  mon  ami  les  a  reçus 
de  la  Nature  et  il  y  a  ajouté  tous  les  talents  qui  ont  dépendu 
de  lui...  Il  a  de  l'éducation,  du  sens,  des  mœurs  (comme  Saut- 
tersheim),  du  courage  ;  il   a  l'esprit   orné,   l'âme  saine.   La 
noblesse  ?  Il  ne  l'a  point  écrite  d'encre  en  de  vieux  parche- 
mins, mais  gravée  au  fond  du  cœur  en  caractères  ineffaçables  !  » 
Par  malheur  ce  plaidoyer  persuasif  reste  sans  prise  sur  le 
«  préjugé  »  du  vieux  soldat.  Quoi,  déclare-t-il,  Julie,  dernier 
rejeton  d'une  famille  illustre,  irait  éteindre  son  nom  dans 
celui  d'un  quidam  sans  asile  et  réduit  à  vivre  d'aumônes  ?  — 
De  tels  quidams,  riposte  brusquement  le  pair  d'Angleterre 
[avec  une  vraisemblance  dont  on  sera  juge],  sont  plus  respec- 
^  tables  que  tous  les  hobereaux  de  l'Europe  et  je  vous  défie  de 
trouver  aucun  moyen  plus  honorable  d'aller  à  la  fortune  [à 
vingt- trois  ans  !]  que  les  hommages  de  l'estime  et  les  dons  de 
l'amitié...  Il  sera  le  fondateur  et  l'honneur  de  sa  maison  comme 


348  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

votre  premier  ancêtre  le  fut  de  la  vôtre...  Il  y  a  toujours  vingt 
à  parier  contre  un  qu'un  gentilhomme  descend  d'un  fripon  /... 
Mortelle  ennemie  des  lois  et  de  la  liberté,  qu'a  jamais  produit 
la  noblesse  dans  la  plupart  des  pays  où  elle  brille,  si  ce  n'est 
la  force  de  la  tyrannie  et  l'oppression  des  peuples  ?  Osez-vous,  i 
dans  une  république,  vous  honorer  d'un  état  destructeur  des 
vertus  de  l'humanité,  d'un  état  où  l'on  se  vante  de  l'esclavage  '~ 
et  où  l'on  rougit  d'être  homme  ?  En  quoi  votre  ordre  a-t-il  bien 
mérité  de  votre  patrie,  etc..  »  Mais  il  s'empresse  d'excepter  ! 
de  ses  invectives  la  noblesse  britannique,  la  plus  éclairée,  la  | 
plus  sage  de  toute,  garante  de  la  liberté  et  soutien  de  la  patrie  I 
Ce  qui  est  vraiment  bien  peu  courtois,  parlant  en  territoire  | 
suisse  à  un  interlocuteur  noble  et  suisse  !  A  cette  noblesse  | 
d'Outre-Manche,  Lovelace  venait  de  montrer  qu'on  pouvait 
jeter  l'injure  à  la  face  aussi  bien  qu'à  toute  autre  en  généra- 
lisant des  cas  particuliers,  surtout  quand  on  prétendait  la  i 
dégrader  pour  prendre  sa  place.  Rousseau  sent  si  bien  qu'il  ! 
vient  de  laisser  parler  imprudemment  sa  passion  secrète  qu'il 
recourt  à  son  procédé  d'atténuation  par  notes.  Il  fait  remar- 
quer, au  bas  de  sa  page,  que  la  déclaration  du  lord  renferme  i 
beaucoup   d'inexactitudes;  il   n'en    corrige   pourtant  qu'une  I 
seule,  et  fort  oiseuse  en  vérité  :  celle  qui  concerne  la  situation 
politique  du  pays  de  Vaud  dans  la  confédération  helvétique. 
Un  peu  plus  tard,  en  revanche,  Edouard  ayant  reparlé  de  la 
«  chimère  des  conditions  »,  une  autre  note  ajoutera  :  «  C'est  un 
pair  d'Angleterre  qui  parle  ainsi  !  Et  tout  ceci  ne  serait  pas 
une  fiction  ?  Lecteur,  qu'en  dites-vous  ?  »  Ce  qui  est  une  habile 
manière  de  faire  face  à  une  objection  sans  lui  faire  droit. 

Après  cette  conversation,  —  peu  propre  à  rendre  M.  d'Etange 
plus  conciliant,  on  en  conviendra,  —  celui-ci  a  malmené  sa 
femme  et  rudoyé  sa  fille,  très  confuse  d'être  crue  par  tous 
deux  innocente,  au  plus  fort  de  leur  colère  !  Il  s'est  même 
emporté  jusqu'à  frapper  Julie  au  visage  :  elle  a  fait  une 
chute  et  s'est  heurtée  au  front.  Calmé  soudain  par  cet  acci- 
dent, le  vieux  militaire,  qui  est  un  père  très  tendre  au  fond 
du  cœur,  a  passé  de  l'attitude  de  la  dignité  offensée  à  celle 


LE     ROMANTIQUE  349 

le  la  plus  touchante  sollicitude,  ce  qui  produit  une  révolution 
inalogue  dans  le  cœur  de  Julie.  Lorsqu'il  l'a  relevée  avec 
iniour,  assise  sur  ses  genoux  et  pressée  contre  son  sein,  elle 
ui  a  rendu  sincèrement  ses  caresses.  «  Douce  et  paisible  inno- 
•ence,  écrit-elle,  tu  manquas  seule  à  mon  cœur  pour  faire  de 
elle  scène  de  la  Nature  le  plus  délicieux  moment  de  ma  vie... 
)epuis  ce  moment  je  me  trouve  changée.  »  C'est  en  effet  à 
et  endroit  que  se  place  le  point  d'inflexion  du  roman  vers 
a  portion  rationnelle  et  sainement  chrétienne  :  «  Il  me  semble, 
)oursuit  la  fille  coupable,  que  je  tourne  les  yeux  avec  plus  de 
,  egret  vers  l'heureux  temps  où  je  vivais  tranquille  et  con- 
ente  au  sein  de  ma  famille  et  que  je  sens  augmenter  le  senti- 
nent  de  ma  faute  avec  celui  des  biens  qu'elle  m'a  fait  perdre., 
.e  temps  de  Tamour  serait-il  passé  et  faut-il  ne  plus  le  revoir  ?  » 
Jne  fausse  couche  sera  la  conséquence  de  sa  chute,  ce  qui 
;fïace  opportunément  les  conséquences  visibles  de  sa  faute, 
ille  demande  alors  à  Glaire  de  prendre  une  résolution  pour 
die.  Celle-ci  décide  que  Saint-Preux  s'éloignera  une  fois  de 
)lus  en  compagnie  d'Edouard,  et  après  trois  années  d'in- 
rigue  galante  :  «  Tu  es  encore,  écrit  M^^  d'Orbe  à  Julie, 
lu  sein  de  ta  famille  et  de  ton  pays,  chérie,  honorée,  les 
ecrets  de  ton  cœur  ensevelis  dans  l'ombre  et  le  mystère... 
\pprends  à  ne  vouloir  plus  cultiver  de  sentiments  incompa- 
ibles,  trop  aveugle  amante  ou  fille  trop  craintive  !  » 

Le  jeune  homme  n'est  parti  cependant  que  contraint  et 
orcé  par  la  pression  de  ses  amis.  Il  n'accepte  nullement  son 
îxil  avec  égalité  d'âme  (ce  qui  le  brouillerait  avec  les  lecteurs 
omanesques)  et  il  écrit  à  Julie  une  lettre  violente.  Milord 
idouard  offre  à  M^^^  d'Étange  un  de  ses  châteaux  dans 
e  comté  d'York  :  ce  sera  le  théâtre  de  leur  «  vertu  »  si  elle 
iccepte  d'y  rejoindre  son  amant  dont  il  lui  fait  l'éloge  en  ces 
ermes  :  «  Une  flamme  ardente  et  malheureuse  est  une  preuve 
le  l'excellence  de  ses  facultés  et  du  parti  qu'il  en  pourrait  tirer 
i)our  cultiver  la  sagesse,  car  la  sublimé  raison  ne  se  soutient 
lue  par  la  même  vigueur  d'âme  qui  fait  les  grandes  passions  !  » 
rouant  à  ce  préjugé  qu'est  le  droit  des  parents  à  intervenir  dans 


350  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

les  amours  de  leurs  enfants,  voici  ce  qu'il  faut  en  penser  selon 
le  lord  :  «  Deux  belles  âmes  sont  faites  Tune  pour  l'autre. 
Un  insensé  préjugé  vient  changer  les  directions  éternelles  et 
bouleverser  l'harmonie  des  êtres  pensants  !  Le  lien  conjugal 
n'est-il  pas  le  plus  libre  en  même  temps  que  le  plus  sacré  des 
engagements  ?  Toutes  les  lois  qui  le  gênent  sont  injustes  ! 
Tous  les  pères  qui  l'osent  former  ou  rompre  sont  des  tyrans... 
Ce  chaste  nœud  de  la  Nature  n'est  soumis  ni  au  pouvoir  sou- 
verain, ni  à  l'autorité  paternelle,  mais  à  la  seule  autorité  du 
Père  commun  qui  sait  commander  aux  cœurs  et  qui,  leur 
ordonnant  de  s'unir,  les  peut  contraindre  à  s'aimer.  »  Nous  j 
savons  déjà  que  Julie  va  bientôt  contredire,  point  par  point,  i 
ces  diverses  assertions  dans  la  partie  rationnelle  du  roman. 
Laquelle  des  deux  suggestions  toutefois  a  fait  le  plus  de  che- 
min, après  cent  cinquante  ans  de  rousseauisme  continué  ?  ' 

Déjà,  sous  la  plume  du  lord,  se  glisse  une  restriction  trop 
tardive  :  «  L'enfant  qui  n'a  de  règle  que  l'amour  choisit  mal, 
écrit-il.  Le  père  qui  n'a  de  règle  que  l'opinion  choisit  plus  mal 
encore  !  »  Soit,  il  faut  concilier  les  deux  choses  autant  que  pos- 
sible. «  Qu'une  fille  manque  de  raison  et  d'expérience  pour  juger! 
de  la  sagesse  et  des  mœurs,  achève  en  effet  Bomston,  un  boni 
père  y  doit  suppléer  sans  doute.  Son  droit,  son  devoir  même\ 
est  de  dire  :  ma  fdle,  c'est  un  honnête  homme  ou  c'est  uni 
fripon  [terme  trop  fort,  et  choisi  à  dessein,  car  un  homme  peu 
sûr  serait  sufTisant]  ;  c'est  un  homme  de  sens  ou  c'est  un  fou  î  » 
—  Et  qu'a  donc  fait  autre  chose  le  baron  d'Étange,  mêmei 
ignorant  du  crime  de  Saint-Preux  ?  Supposons-le  informé: 
de  ce  crime  (ce  qu'il  devrait  être  pour  exercer  son  droit  oui 
faire  son  devoir  en  connaissance  de  cause),  lui  fallait-il  dire^ 
alors  à  Julie  :  «  C'est  un  honnête  homme  et  un  homme  de' 
sens  ?  »  Tel  est  bien  le  postulat  de  l'auteur,  mais  non  celui  du" 
plus  humble  bon  sens.  Et  ce  rôle  inouï,  que  Rousseau  épargnci 
au  père  de  son  héroïne,  il  le  réserve  à  son  mari  ! 

Cependant  Bomston,  après  avoir  conclu  que  la  justice 
universelle  veut  le  redressement  de  pareils  abus,  revient  à 
l'apologie  des  deux  amants,  ce  qui  est  un  thème  bien  plus 


LE     ROMANTIQUE  351 

favorable  aux  développements  romanesques  :   «  Rien  de  si 
j  extraordinaire  que  vous  et  votre  amant...  En  vous,  aucun 
I  caractère  n'est  marqué...  On  pourrait  vous  prendre  pour  des 
âmes  communes.  Mais  c'est  cela  même  qui  vous  distingue 
quil  est  impossible  de  vous  distinguer  et    que     les  traits  du 
!  modèle  commun,  dont  il  manque  toujours  quelque  chose  à 
chaque  individu,   brillent  tous    également   dans   les   vôtres. 
;  C'est  le  caractère  de  la  perfection  !  »  Et  Glaire  de  reprendre 
i  à  l'unisson  :    «  Vos  âmes   transforment  les  autres  en  elles- 
mêmes.  Rien  ne  leur  résiste;  on  ne  peut  les  connaître  sans 
.vouloir  les  imiter,  et,  de  leur  sublime  élévation,  elles  attirent 
à  elles  tout  ce  qui  les  environne.  C'est  pour  cela,  ma  chère,  que 
ni  toi,  ni  ton  ami  ne  connaîtrez  peut-être  jamais  les  hommes. 
Car  vous  les  verrez  bien  plus  comme  vous  les  ferez  que  comme 
ils  seront  eux-mêmes.  Vous  donnerez  le  ton  à  tous  ceux  qui 
'vivront  avec  vous.  Ils  vous  fuiront  ou  vous  deviendront  sem- 
blables et  tout  ce  que  vous  aurez  vu  n'aura  peut-être  rien  eu 
de  pareil  dans  le  reste  du  monde  !  »  Par  malheur,  le  Saint- 
Preux  de  la  réalité  vivante  n'était  point  doté  du  privilège 
mystique  de  transformer  autour  de  lui  la  nature  humaine,  ce 
qui  lui  aurait  épargné  la  peine  de  la  connaître  !  Il  a  dû  se 
contenter  d'opérer  cette  métamorphose  dans  un  cercle  plus 
complaisant  à  ses  désirs,  celui  de  «  nos  habitants  »  dont  son 
Héloïse  est  trop  souvent  le  reflet. 

Devant  la  généreuse  proposition  du  lord,  M^i®  d'Étange 
charge  M"^^  d'Orbe  de  choisir  une  seconde  fois  pour  elle, 
indiquant  néanmoins  qu'elle  se  sentirait  fille  ingrate  et  déna- 
turée s'il  lui  fallait  non  seulement  abandonner  ses  vieux 
parents  mais  encore  les  déshonorer  par  sa  fuite.  Claire  se 
dérobe  donc  à  la  responsabilité  d'un  choix  si  gros  de  consé- 
quence et  promet  seulement  à  son  amie  de  ne  pas  la  quitter, 
quoi  qu'elle  fasse  !  Julie  choisit  alors  elle-même  et  décide  de 
rester  près  des  siens,  non  par  sentiment  du  devoir,  mais  par 
compassion  seulement  :  la  représentation  de  leur  douleur  lui 
serait  de  loin  une  image  trop  pénible  à  supporter.  —  Quant 
à  Saint-Preux,  il  accepte  la  décision  de  son  amie.  Avec  Véner- 


352  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

gie  de  sentiments  qui  caractérise  les  âmes  nobles,  il  imitera 
désormais  les  vertus  de  Bomston  et  apprendra  enfin  de  lui  la 
sagesse  (que  M.  d'Étange  avait  donc  toute  raison  de  lui  refuser 
ci-dessus).  Aussi  bien,  après  la  scène  de  soupçon  morbide  et 
de  folle  violence  que  nous  avons  commentée  déjà,  s'est-il 
senti  revenir  à  la  raison  et  en  a-t-il  été  récompensé  sans  délai 
par  une  lettre,  de  nouveau  platonisante,  qu'il  a  reçue  de  sa 
maîtresse  :  «  Quel  charme  de  te  voir  reprendre  cette  vigueur 
de  sentiment  qui  convient  au  courage  d'un  homme.  A  moins 
de  vingt-quatre  ans,  tu  joins  les  grâces  de  ton  âge  à  la  matu- 
rité [!]  qui  dédommage  plus  tard  du  progrès  des  ans.  L'ardent 
amour,  en  t'inspirantles  sentiments  sublimes  dont  il  est  le  père, 
t'a  donné  cette  élévation  d'idées  et  cette  justesse  de  sens  !  »  Et 
Rousseau  de  s'abriter  une  fois  de  plus  en  note  contre  la  pos- 
sible révolte  du  sens  commun  :  «  Justesse  de  sens  inséparable 
de  l'amour  !  Bonne  Julie,  elle  ne  brille  pas  ici  dans  le  vôtre  !  » 
La  charmante  personne  ne  se  laisse  pas  arrêter  par  une  in- 
cidente trop  sage  —  fruit  du  retour  de  Jean- Jacques  auprès 
du  fourneau  de  Thérèse,  sans  nul  doute,  mais  non  pas  de  la 
promenade  rêveuse  qui  dicta  la  lettre  dont  cette  note  critique 
l'exaltation  amoureuse.  —  «  Ah,  ces  tristes  raisonneurs,  achève 
M^i®  d'Etange.  Laisse,  mon  ami,  ces  vains  moralistes  et 
rentre  au  fond  de  ton  âme.  C'est  là  que  tu  trouveras  toujours 
la  source  de  ce  feu  sacré  qui  nous  embrasa  tant  de  fois  de 
l'amour  des  sublimes  vertus!  C'est  là  que  tu  verras  ce  simulacre 
éternel  du  vrai  Beau  dont  la  contemplation  nous  anime  d'un 
saint  enthousiasme  et  que  nos  passions  souillent  sans  cesse,  sans 
pouvoir  jamais  l'efîacer  !  Souviens-toi  des  larmes  délicieuses 
qui  coulaient  de  nos  yeux,  des  palpitations  qui  suffoquaient 
nos  cœurs  agités  au  récit  de  ces  vies  héroïques,  Socrate,  Bru- 
tus,  Régulus,  Caton.  Ce  divin  Modèle  que  chacun  de  nous 
porte  en  lui  nous  enchantait  malgré  que  nous  en  ayons...  Mais 
je  ne  veux  point  t' enseigner  tes  propres  maximes.  Tu  reçus 
du  Ciel  cet  heureux  penchant  à  tout  ce  qui  est  bon  et  honnête. 
N'écoute  que  tes  propres  désirs.  Ne  suis  que  tes  inclinations 
naturelles.  Songe  surtout  à  nos  premières  [et  encore  plato- 


LE     ROMANTIQUE  353 

niques]  amours.  Tant  que  ces  moments  purs  et  délicieux 
reviendront  à  ta  mémoire,  il  n'est  pas  possible  que  tu  cesses 
d'aimer  ce  qui  les  rendit  si  doux,  que  le  charme  du  beau  moral 
s'efface  de  ton  âme...  On  peut,  sans  amour,  avoir  les  senti- 
ments sublimes  d'une  âme  forte  ;  mais  un  amour  tel  que  le 
nôtre  l'anime  et  la  soutient  tant  qu'il  brûle.  Dis-moi  ce  que 
nous  serions  si  nous  n'aimions  plus  ?. . .  Je  n'en  épouserai  jamais 
un  autre  sans  ton  consentement  !  »  Conclusion  singulière  !  Mais 
c'est  ici  tout  l'accent  des  Lettres  à  Sophie,  après  les  scènes 
sous  l'accacia  d'Eaubonne.  Et,  en  note,  se  lit  cette  remarque 
fort  judicieuse  que  la  véritable  philosophie  des  amants  est  celle 
de  Platon,  ce  père  de  la  morale  erotique,  en  effet.  Durant  le 
«  charme  »,  ils  n'en  ont  jamais  d'autre.  Un  homme  ému  ne  peut 
quitter  ce  penseur  ;  un  lecteur  froid  ne  peut  le  souffrir  !  — 
Mais  est-ce  bien  le  nom  de  philosophe  que  mériterait  un  con- 
seiller défini  de  la  sorte  ? 

Saint-Preux,  faisant  contre  mauvaise  fortune  bon  cœur, 
accepte  de  se  mettre  à  l'unisson  :  «  Où  sont-ils,  ces  hommes 
grossiers  qui  ne  prennent  les  transports  de  l'amour  que  pour 
une  fièvre  des  sens  ?...  Qu'ils  voient  un  amant  malheureux 
prêt  à  faire  des  vertus  que  tu  lui  as  inspirées  le  digne  orne- 
ment de  cette  empreinte  adorable  qui  ne  s'efîacera  jamais  de 
mon  âme  !..  Oh,  quels  hommes  serions-nous,  ferai-je  dire  un 
jour  à  ceux  qui  nous  aurons  connus,  si  le  monde  était  plein  de 
Julie  et  de  cœurs  qui  sussent  les  aimer  !...  Le  recueil  de  tes 
lettres  m'instruira  durant  ma  jeunesse,  il  m'édifiera  dans  tous 
les  temps.  Et  ce  seront,  à  mon  avis,  les  premières  lettres 
d'amour  dont  on  aura  tiré  cet  usage  !  »  Voilà  qui  est  bien  outre- 
cuidant, car  telle  fut,  en  tout  temps,  la  prétention  des  autres 
platoniques.  Et  l'événement  a-t-il  montré  d'ailleurs  que,  pour 
la  première  fois,  ces  deux  amants  aient  conduit  leurs  admi- 
rateurs à  la  vertu  ?  Un  siècle  et  demi  de  rousseauisme  est 
déjà  là  pour  répondre  à  cette  interrogation  indiscrète. 

C'est  l'heure  où  Saint-Preux  se  rend  à  Paris  d'où  il  envoie 
I  vers  Clarens  de  longues  descriptions  âprement,  magistralement 
i  satiriques,  qui  alternent  avec  de  prudentes  apologies  de  la  civi- 

23 


354  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

lisation  française  ;  il  y  fait  place  au  plaidoyer  pro  domo  de 
l'auteur,  que  nous  connaissons  déjà  :  «  Les  romans  sont  peut- 
être  la  dernière  instruction  qu'il  reste  à  donner  à  un  peuple 
assez  corrompu  (le  peuple  français)  pour  que  toute  autre  lui 
soit  inutile...  Je  voudrais  qu'alors  la  composition  de  ces  sortes 
de  livres  ne  fût  permise  qu'à  des  gens  honnêtes  mais  sensi- 
bles dont  le  cœur  se  peignît  dans  leurs  écrits,  à  des  auteurs 
qui  ne  fussent  pas  au-dessus  des  faiblesses  de  l'humanité, 
qui  ne  montrassent  pas  tout  d'un  coup  la  vertu  dans  le  ciel, 
hors  de  la  portée  des  hommes,  mais  qui  la  leur  fissent  aimer 
en  la  peignant  d'abord  moins  austère,  et  puis,  du  sein  du  vice, 
les  y  sussent  conduire  insensiblement  !  »  Encore  une  fois  cer- 
tains lecteurs  prévenus  de  VHéloïse  ont  pu  accepter  cette 
suggestion  du  prestigieux  romancier  :  l'évolution  des  mœurs 
a  prononcé  sur  sa  prétention  de  tout  autre  sorte. 


III 

NOUVELLES    MANIFESTATIONS 
DE   l'honnêteté   de    SAINT-PREUX 


Cependant  la  mère  de  Julie  qui  n'a  rien  su  de  précis  jusque- 
là  sur  la  séduction  de  la  fille,  sur  sa  grossesse  et  sur  son  avor- 
tement,  trouve  par  hasard  des  lettres  de  Saint-Preux  et  dé- 
couvre enfin  toute  la  vérité.  Elle  en  tombe  malade  :  elle 
s'éteindra  peu  après,  et  Claire  hasarde  à  ce  propos  quelques 
reproches  au  vertueux  séducteur  :  «  Que  de  maux  vous  causez 
à  ceux  qui  vous  aiment  !  Craignez  que  la  mort  d'une  mère 
affligée  ne  soit  le  dernier  effet  du  poison  que  vous  versez  dans 
le  cœur  de  sa  fille...  Comment  tolérer  une  vaine  constance 
que  Yhonneur  et  la  raison   condamnent  !  »  Condamnation 


LE     ROMANTIQUE  355 

de  fraîclic  date,  car  nous  n'en  n'avions  pas  entendu  parler 

jusqu'ici.  Mais  cette  ombre  ne  se  posera  qu'un  instant  sur  le 

front  lumineux  du  saint  de  la  moderne  alliance  ;  car  nous 

apprendrons  sans  délai,  mais  non  pas  sans  étonnement,  que 

M™®  d'Etangc,  sur  son  lit  d'agonie,  aime  et  estime  en  secret 

le  suborneur  de  son  enfant  :  «  Elle  s'en  prend  de  vos  fautes  à 

la  vertu  même  y  explique  peu  clairement  l'aimable  Claire.  Elle 

conçoit  maintenant,  dit-elle,  ce  que  c'est  qu'une  probité  trop 

vantée  qui  n'empêche  point  un  honnête  homme  amoureux  de 

corrompre,  s'il  le  peut,  une  fille  sage,  et  de  déshonorer  sans 

I  scrupule   toute   une   famille   pour   satisfaire  un  moment  de 

I  fureur  !  «  S'il  est  possible  de  donner  un  sens  à  ces  deux  phrases, 

'  il  nous  faut    entendre  que  la  probité  de    l'époque,  même  à 

Clarens,  n'interdisait  nullement  de  corrompre  une  fille  sage 

!  sous  le  toit  des  siens  et  que  Saint-Preux  peut  encore  être  dit 

probe,  en  conséquence. 

I  Celui-ci  n'en  reste  pas  moins  écrasé  sous  le  poids  de  si  tra- 
giques nouvelles,  et,  spontanément,  il  s'adresse  à  la  mourante 
pour  accorder  à  Julie  l'autorisation  de  prendre  un  autre  époux 
que  lui-même  ;  car  nous  savons  que  son  amie  lui  a  gratuite- 
ment conféré  ce  nouveau  droit  sur  sa  personne.  Ils  sembleront, 
au  surplus,  avoir  bientôt  oublié  cette  première  concession 
l'un  et  l'autre,  puisque,  un  peu  plus  tard,  nous  la  verrons  arra- 
cher une  fois  encore  à  son  amant  cette  renonciation  qui  cha- 
grine la  conception  romanesque  de  la  vie  :  «  Je  mourrai  con- 
tent, écrit-il  dès  lors  à  celle  dont  il  espérait  devenir  le  gendre, 
si  vous  lui  donnez  un  époux  digne  d'elle...  S'il  n'a  mon  cœur 
(un  cœur  qui  vaille  le  sien),  il  n'aura  rien  pour  Julie  !  Mais  je 
n'ai  que  ce  cœur,  tendre  et  honnête,  etc..  » 

]V|me  d'Orbe  lui  fait  bientôt  connaître  les  sentiments  de  la 
baronne  au  reçu  de  cette  lettre,  si  généreuse  :  «  Il  y  a  tant 
d'amour  et  de  vertu  dans  votre  conduite  qu'elle  efface  l'amer- 
tume de  vos  plaintes...  Vous  avez  séduit  ma  tante  par  ce  sacri- 
fice... Cette  tendre  mère  voit  combien  vos  deux  cœurs  sont 
hors  de  la  règle  commune  !  »  Exception  bien  nécessaire  à 
renouveler  de  temps  à  autre,  afin  de  prévenir  les  objections 


356  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

du  bon  sens  et  de  la  morale,  ainsi  bafoués  à  toutes  lignes.  — 
La  tante  expire  cependant  et  la  nièce  de  rassurer  le  bourreau 
en  lui  apprenant  inopinément  qu'il  ne  fut  pour  rien  dans  ce 
trépas  !  M^^  d'Étange  n'est  pas  morte  d'avoir  découvert 
la  honte  de  sa  fille  comme  l'indiquait  si  nettement  la  pre- 
mière lettre  de  M"^^  d'Orbe  à  Saint-Preux  sur  ce  sujet  : 
«  Que  de  maux  vous  causez...  Craignez  d'ajouter  le  deuil  à  nos 
larmes  et  que  la  mort  d'une  mère  affligée  ne  soit  le  dernier  effet 
du  poison  que  vous  versez  dans  le  cœur  de  sa  fille,  etc..  » 
Mais  une  fois  produit  et  prolongé  quelque  temps  l'effet  d'émo- 
tion qui  devait  sortir  d'une  telle  péripétie,  nous  serons  infor- 
més que  Julie  s'est  trompée  et  se  trompe  encore  sur  les  causes 
vraies  de  la  fin  de  sa  mère  :  «  La  maladie  de  M^^  d'Étange, 
écrit  maintenant  Claire,  est  bien  connue  !  C'était  une  hydro- 
pisie  de  poitrine  dont  elle  ne  pouvait  revenir  et  l'on  déses- 
pérait de  sa  vie  avant  même  qu'elle  n'eut  découvert  votre 
correspondance  !  »  On  sait  combien  les  émotions  de  ce  genre 
sont  propices  aux  maladies  de  cœur  !  «  Ma  tante  m'a  dit  cent 
fois  que  ses  derniers  jours  étaient  les  plus  doux  moments  de 
sa  vie  !  »  Non,  c'est  trop  vraiment,  et  le  mystique  rayonne- 
ment de  sympathie  qui  se  dégage  en  tous  lieux  de  la  personne 
du  précepteur  ne  saurait  justifier  cette  «  douceur-là  »  !  «  De  sa 
perte,  achève  cependant  la  jeune  femme,  c'est  à  son  époux 
seul  qu'il  faut  se  prendre...  Longtemps  inconstant  et  volage,  il 
conserva  plus  tard  cette  rudesse  inflexible  dont  les  maris  infi- 
dèles ont  accoutumé  d'aggraver  leurs  torts  !  »  Et  voilà  donc 
le  tendre  père  de  tout  à  l'heure,  celui  dont  les  élans  de  cœur 
alternant  avec  les  brusqueries  de  fait  ont  préparé  la  soudaine 
évolution  mentale  de  Julie  après  sa  blessure  et  feront,  un  peu 
plus  tard,  sa  décision  conjugale  en  faveur  de  Wolmar  !  Voilà 
ce  père  sacrifié  lui  aussi  à  l' amour-propre  insatiable  de  Saint- 
Preux.  Car  une  invraisemblance  de  plus  ne  coûte  guère  à  l'au- 
teur dès  qu'il  s'agit  de  conserver  l'auréole  mystique  au  front 
du  séducteur  et  de  mettre  sous  ses  pieds  ses  aveugles  adver- 
saires. 

Cependant  le  baron  d'Étange  informé  à  son  tour,  non  pas 


LE     ROMANTIQUE  357 

(le  la  faute  de  sa  fille  (il  ne  la  connaîtra  jamais)  mais  de  sa 
correspondance  d'amour,  écrit  à  Saint-Preux  un  billet  violent 
pour  le  sommer  de  rendre  à  Julie  la  parole  qu'elle  lui  a  donnée 
de  ne  point  se  marier  sans  son  aveu.  Le  jeune  homme  vient' 
])récisément  de  rendre  cette  parole  à  M"^^  d'Étange  ;  aussi 
(  ette  algarade  sans  objet  n'a-t-elle  d'autre  destination  que  de 
justifier,  aux  yeux  du  lecteur,  sa  lettre  de  réponse  sur  V autorité 
paternelle,  où  l'auteur  a  mis  tout  son  orgueil  souffrant  et  tout 
son  talent  de  sophiste  :  «  Si  votre  fille  eût  daigné  me  consulter 
sur  les  bornes  de  votre  autorité,  ne  doutez  pas  que  je  ne  lui 
eusse  appris  à  résister  à  vos  prétentions  injustes...  Malgré 
des  maximes  gothiques,  l'alliance  d'un  honnête  homme  n'en 
déshonora  jamais  un  autre  I  »  M.  d'Étange  ne  parle  d'honneur 
qu'à  propos  de  la  conduite  de  Saint-Preux,  non  à  propos  de 
son  alliance  qu'il  rejette  en  raison  du  défaut  de  convenance 
entre  les  situations  sociales  des  jeunes  gens  ;  mais  ce  genre 
d'exagération,    prêtée   à  l'adversaire,   est   un   des    procédés 
instinctifs  de  la  sophistique  et  ne  pouvait  être  que  fréquent 
chez  Rousseau.  «^ D'injustes  reproches,  poursuit  le  séducteur,  ne 
peuvent  m'humilier  !  Sachez  qu'entre  deux  personnages  du 
même   âge,  il  n'y  a  d'autre  suborneur  que  l'amour  et  qu'il  ne 
vous  appartiendra  jamais  d'avilir  un  homme  que  votre  fille 
honore  de  son  estime  !  »  Rousseau  lui-même  nous  a  dit  précé- 
demment, et  par  son  texte  et  par  ses  notes,  ce  qu'il  faut  penser 
de  telles  rodomontades  ;  il  a  refusé  la  justesse  du  sens  à  l'amour 
juvénile,  proclamé  qu'à  lui  seul  cet   amour  choisit  mal,   et 
reconnu  aux  parents  le  droit  de  placer  le  mot  de  l'expérience 
ou  de  la  raison  dans  les  préliminaires  du  mariage  de  leurs 
'  enfants.   Mais  Saint-Preux    est    cette    fois    directement    en 
I  cause  et  son  peintre  complaisant  se  garde  bien   de  réitérer 
i  des  réserves  si  sages.  Il  est  tout  au  soin  de  donner  le  beau 
1  rôle  à  l'amant  de  Julie  :  «  Je  me  soucie  fort  peu,  achèvera 
I  donc  celui-ci,  de  savoir  en  quoi  consiste  l'honneur  d'un  gentil- 
1  homme,  mais  quant  à  celui  d'un  homme  de  bien  il  m'appar- 
1  tient  !  Je  sais  le  défendre  et  le  conserverai  pur  et  sans  tache 
j  jusqu'à  mon  dernier  soupir  !...    Allez,  père  barbare  et  peu 


358  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

digne  d'un  nom  si  doux!  Méditez  d' affreux  parricides...  contre 
l'unique  fruit  de  vos  entrailles  pour  qui  le  Ciel,  prodigue 
de  ses  dons,  n'oublia  qu'un  meilleur  père,  etc..  »  M.  d'Étange 
*a  du  moins  pour  vertus  la  longanimité  et  l'oubli  des  injures, 
car,  avec  une  pareille  lettre  dans  son  secrétaire,  nous  le 
verrons  plus  tard  combler  Saint-Preux  de  ses  prévenances, 
assuré  qu'il  sera  désormais  de  ne  l'avoir  point  pour  gendre. 

Cependant  Julie   tombe   malade   une   seconde   fois,  mais 
c'est  de  la  variole,  ce  qui  semble  avoir  peu  de  relations  avec 
ses  soucis  de  famille.  Saint-Preux  se  rapproche  d'elle  alors  ; 
il  vient,  à  son  insu,  tandis  qu'elle  est  dans  le  délire,  lui  baiser 
la  main  sur  son  lit  de  souffrance  et  boire  le  poison  à  ce  con- 
tact. Il  tombe  donc  bientôt  malade  à  son  tour  et  son  visage 
restera  fort  marqué  par  la  redoutable  éruption.  Acte  d'hé- 
roïsme sans  aucun  objet,  comme  on  le  voit,  mais  qui  n'en 
efface  pas  moins  pour  Julie,  dès  qu'elle  en  est  informée,  tous 
les  pénibles  souvenirs  de  l'agonie  de  M"^^  d'Étange  et  la  fait 
plus  amante  que  jamais.  Elle  maudit  alors  en  Wolmar  (l'époux 
que  lui  réserve  son  père)  «  l'ardeur  grossière  d'un  homme  assez 
dépourvu  de  délicatesse  pour  oser  l'épouser  sans  son  aveu  ». 
Et  tout  aussitôt  Saint-Preux,  laissant  là  l'honneur  dont  nous 
l'avons  vu  se  réclamer,  se  prend  à  méditer  l'adultère  dont  il 
entrevoit  la  prochaine  perspective  avec  délices  :  «  Fille  trop 
soumJse,  amante  sans  courage,  tous  nos  maux  viennent  de  tes 
erreurs  !...  Les  sentiments  droits  (?)  de  ton  cœur  en  ont  chassé 
la  sagesse]  sagesse  pratique,  qui  eût  consisté  dans  la  fuite 
proposée  par  lord  Edouard].  Tu  as  voulu  concilier  la  tendresse 
filiale  avec  l'indomptable  amour  !...   Ah,   Julie  !    Encore  une 
heure  de  bonheur  !  Écoute  celui  qui  t'aime  !  Pourquoi  vou- 
drions-nous être  plus  sages  que  le  reste  des  hommes  et  suivre, 
avec  une  simplicité  d'enfants,  de  chimériques  vertus  dont  tout 
le  monde  parle  et  que  personne  ne  pratique  ?  Quoi,  nous  serions 
meilleurs  moralistes  que  cette  foule  de  savants  dont  Londres 
et  Paris  sont  peuplés  qui,  tous,  se  raillent  de  la  fidélité  con- 
jugale  et  regardent  l'adultère   comme   un   jeu  ?    Quel   ma 
reçoit  un  mari  d'une  infidélité  qu'il  ignore  ?  De  quelles  com- 


LE    ROMANTIQUE  359 

plaisances  une  femme  coupable  ne  rachète-t-elle  pas  ses 
fautes,  etc..  »  Ici,  Saint-Preux,  qui  «  ne  sait  ce  qu'il  écrit  » 
tant  l'état  de  son  âme  est  affreux  (mais  ses  lecteurs  le  sauront 
fort  bien)  se  contredit  aussitôt  avec  prudence  :  «  A  Dieu  ne 
plaise  que  je  veuille  rassurer  ton  cœur  par  ces  honteuses 
maximes.  Je  les  abhorre  sans  savoir  les  combattre  et  ma  cons- 
cience y  répond  mieux  que  ma  raison  !  »  Gomme  si  la  cons- 
cience était  autre  chose,  en  réalité,  que  raison  accumulée  dans 
l'espèce.  Mais  c'est  ici  la  mystique  illusion  du  rousseauisme. 
Et  cette  conscience  n'empêche  nullement  l'amoureux  de 
revenir  sans  délai  à  sa  suggestion  «  honteuse  »,  et  de  parler  à 
nouveau  le  langage  du  Tentateur  de  la  théologie  chrétienne  : 
«  Je  sens  pourtant  qu'une  ardeur  secrète  m'anime  encore. 
Sais-tu  de  combien  de  pertes  un  amour  pareil  au  mien  peut 
te  dédommager  ?  Eh  bien,  nous  serons  coupables^  mais  nous 
ne  serons  point  méchants.  Nous  serons  coupables,  mais  nous 
aimerons  toujours  la  vertu  /...  Loin  d'excuser  nos  fautes,  nous 
en  gémirons,  nous  en  pleurerons  ensemble.  Nous  les  rachè- 
terons, s'il  est  possible,  à  force  d'être  bienveillants  et  bons  !  » 
C'est  l'absolution  réclamée  pendant  le  péché  même  ;  c'est 
moins  encore  que  cette  «  attrition  »  (ou  contrition  sans  ferme 
propos)  dont  refusaient  de  se  contenter  les  plus  fermes  mora- 
listes chrétiens  du  siècle  précédent.  Ces  incitations  se  passent 
de  commentaires  !  Elles  résument  excellemment  la  morale 
passionnelle  du  rousseauisme. 

Julie  se  marie  peu  après,  et,  dans  le  temple  chrétien,  connaît 
cette  subite  illumination  de  la  grâce  dont  nous  avons  déjà 
rendu  compte.  Elle  écrit  bientôt  à  son  amant  ses  résolutions 
de  vertus  conjugales,  en  prenant  d'ailleurs  sur  elle,  au  préa- 
lable, toutes  les  fautes  de  leur  lourd  passé  sentimental  ;  et 
il  est  certain  qu'elle  eut  sa  part  dans  ses  fautes,  mais  non  pas 
assurément  la  principale.  Qu'importe,  dès  qu'il  s'agit  d'exo- 
nérer à  tout  prix  Saint-Preux  sous  les  regards  du  lecteur  !  — 
Elle  lui  apprend  encore  qu'elle  a  dû  céder  aux  supplications 
de  son  père  qui  pleurait  à  ses  pieds  (car  tel  est  l'homme  de 
rudesse   inflexible,    dont   on   nous  parlait   tout  à   l'heure  !). 


360  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

Dans  cette  posture  humiliée,  M.  d'Étange  a  donc  exposé  à 
sa  fille  que  le  baron  de  Wolmar,  récemment  ruiné  par  une 
révolution  de  cour  en  son  pays  du  Nord  (la  Russie  évidem- 
ment, car  il  a  été  menacé  de  l'exil  sibérien),  verrait  désormais 
un  prétexte,  dicté  par  les  plus  mesquines  considérations 
d'intérêt,  dans  toute  tentative  du  gentilhomme  vaudois  pour 
dégager  vis-à-vis  de  lui  sa  parole.  L'honneur  de  la  famille  est 
désormais  engagé.  Julie  a  donc  cédé,  mais  en  projetant,  elle 
aussi,  l'adultère  :  projet  dans  lequel  la  lettre  de  son  amant 
est  venue  la  confirmer  en  achevant  de  l'égarer.  Par  bonheur, 
le  Ciel  a  bien  voulu  lui  épargner  ce  nouveau  crime  en  l'éclai- 
rant à  temps  sur  son  devoir,  dans  les  conditions  que  nous 
avons  dites  ^ 

Ici  s'achève,  de  façon  fort  morale  en  ce  qui  concerne  Julie, 
le  premier  des  deux  romans  dont  l'adroite  juxtaposition 
constitue  La  Nouvelle  Héloïse.  C'est  le  roman  de  Vaussore 
de  Villeneuve,  si  l'on  supposait  que  ce  dernier  eût  entrepris 
de  séduire  l'une  de  ses  jolies  élèves  nobles  de  Suisse  ou  de 
Savoie.  C'est  le  fruit  des  souvenirs  erotiques  qui  remplis- 
saient les  promenades  solitaires  de  Rousseau  à  l'Ermitage, 
dans  le  commerce  de  nos  habitants  et  avant  les  visites  de 
Mme  d'Houdetot  (sauf  possibles  retouches  ultérieures  de 
détail). 

1.  Rappelons  que  Saint-Preux  accepte  alors  de  partir  avec  l'amiral 
Anson  (dont  Rousseau  venait  de  lire  le  Voyage  aux  îles  Juan  Fernandez) . 
Il  accompagnera,  pour  trois  ou  quatre  ans,  cet  explorateur  dans  les  mers 
du  Sud,  à  titre  d'ingénieur  des  troupes  de  débarquement  ;  car  il  a  été 
destiné  dans  son  enfance  à  la  profession  du  génie  militaire  (profes- 
sion jadis  exercée  par  l'oncle  et  px'ovisoire  tuteur  de  Jean-Jacques.  Ga- 
briel Rernardj. 


LE     ROMANTIQUE  36l 


IV 


LE    MARI    SOUS    LE    CHARME    DE    L    AMANT 


Les  visites  de  M™^  d'Houdetot  que  nous  venons  de  rappe- 
ler, l'amour  fougueux  qui  en  fut  bientôt  la  conséquence  pour 
l'ermite  et  la  situation,  jusqu'au  bout  difficile,  de  ce  dernier 
vis-à-vis  de  Saint-Lambert  lui  dictent  alors  un  nouveau  roman 
qui  continuera  le  précédent.  Wolmar  y  sera  le  Saint-Lambert 
idéal,  tel  que  celui-ci  aurait  dû  se  montrer  s'il  avait  porté  à 
l'original  de  Saint-Preux  cet  amour  sans  condition,  ou 
mieux  cette  vénération  instinctive  que  Rousseau  se  jugeait 
(lue,  par  égards  pour  sa  céleste  mission  et  qu'il  assurait  de 
son  mieux  au  héros  de  son  récit  ;  et  cela,  en  toutes  circons- 
tances, fût-ce  au  milieu  des  fautes  les  plus  regrettables,  parce 
que  son  cœur  ne  manque  jamais  de  les  démentir,  sans  qu'il 
se  juge  obligé  pour  cela  d'y  mettre  un  terme  ! 
jl  Au  début  de  la  quatrième  partie  du  roman  (qui  en  compte  six 
ainsi  qu'on  le  sait)  nous  retrouvons  M™^  de  Wolmar  après  six 
années  de  mariage.  Elle  est  installée  à  Glarens,  à  peu  de  dis- 
tance du  château  d'Étange  qui  est  trop  vaste  pour  être  com- 
modément habité.  Elle  a  donné  le  jour  à  deux  fils  et  jouit 
d'un  parfait  bonheur  domestique.  ' —  Claire  d'Orbe  est  deve- 
nue veuve,  avec  une  petite  fille  qu'on  a  déjà  fiancée  à  l'aîné 
des  jeunes  Wolmar.  La  mère  de  cet  enfant  garde  pourtant 
une  inquiétude  au  cœur.  Son  «  odieux  »  secret  lui  pèse  chaque 
jour  davantage  :  il  lui  est  dur  de  se  dire  sans  cesse  que  son 
époux  ne  la  connaît  pas  pour  ce  qu'elle  est,  et  que  c'est  donc 
«  une  autre  »  qu'il  honore  en  elle.  Mais  ne  serait-ce  pas  risquer 
l'avenir  de  leur  ménage  et  celui  de  leurs  enfants  que  d'entrer 
à  la  légère  dans  la  voie  des  confidences  sur  ce  point  ?  —  On 


362  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

jugera  ce  scrupule  respectable,  mais  cette  soif  de  sincérité 
trop  excessive.  Julie,  sans  nouvelles  de  son  amant,  le  croit 
mort  au  cours  de  son  lointain  voyage  :  c'est  donc  le  cas  où 
jamais  d'étendre  sur  le  passé  le  bénéfice  de  la  prescription, 
cette  sage  institution  de  l'expérience  juridique  et  morale. 
Mais  Rousseau  a  besoin  de  l'aveu  de  Julie  pour  inaugurer  le 
second  roman  qu'il  veut  écrire  ;  cet  aveu  va  conduire  aussitôt 
Wolmar  à  une  véritable  adoption  de  Saint-Preux,  dont  les 
conséquences  ne  laisseront  pas  d'être  fâcheuses.  Aussi  bien 
l'état  d'esprit  de  la  jeune  femme  n'est-il  pas  tout  à  fait  rassu- 
rant, en  dépit  de  sa  volonté  de  vertu  :  «  On  s'attendrit  par 
réminiscence,  écrit-elle  alors  à  Glaire,  sur  des  souvenirs  redou- 
tables. On  a  honte  de  pleurer  et  on  n'en  pleure  que  davantage!... 
Ah,  ma  chère,  quelle  âme  était  la  sienne  !  Gomme  il  savait 
aimer  !...  Il  aura  présenté  devant  le  Souverain  juge  une  âme 
faible  mais  saine,  et  aimant  la  vertu  !  »  Tout  ceci  est  à  la  fois 
faible  et  malsain  ;  un  directeur  sagace  ne  manquerait  pas  de 
conseiller  provisoirement  le  silence. 

Mme  d'Orbe  tient  au  surplus  le  langage  de  ce  directeur. 
Pourquoi,  dit-elle,  révéler  à  Wolmar  un  secret  qu'il  ne  lui 
importe  pas  de-  savoir  ?  Pourquoi  troubler  indiscrètement 
dans  son  repos  cet  homme  de  bien  (qui,  lui,  a  tous  les  droits 
à  ce  titre)  ?  «  Ge  qui  te  porte  à  garder  ton  secret  est  une  raison 
forte  et  solide  et  ce  qui  te  porte  à  le  révéler  n'est  qu'un  senti- 
ment aveugle.  Si  tes  pressentiments  étaient  fondés  et  que  ton 
déplorable  ami  ne  fût  plus,  le  meilleur  parti  qui  resterait  à 
prendre  serait  de  laisser  son  histoire  et  ses  malheurs  ensevelis 
avec  lui.  »  Gertes,  et,  s'il  vit,  cela  importe  bien  davantage 
encore.  —  Or,  il  est  plein  de  vie  en  réalité.  On  reçoit  d'abord 
à  Glarens  des  nouvelles  du  vaisseau  qui  le  porte  ;  puis  une  : 
lettre  de  sa  main  à  Glaire  vient  dissiper  tous  les  doutes. 
Mais  Julie  a  déjà  parlé  à  ce  moment  puisque  la  lettre  de  Saint- 
Preux,  racontant  sommairement  son  voyage  à  M™®  d'Orbe,  t 
est  immédiatenient  suivie  dans  le  récit  du  billet  fameux  de 
Wolmar  qui  ouvre  le  second  roman  de  Saint-Preux,  celui  de  : 
l'adultère  en  pensée  après  celui  de  la  séduction  en  actes.  Nous  \ 


LE    ROMANTIQUE  363 

en  rappellerons  les  termes,  bien  connus,  mais  toujours  aussi 
stupéfiants  :  «  La  plus  sage  et  la  plus  chérie  des  femmes  vient 
d'ouvrir  son  cœur  à  son  heureux  époux.  Il  vous  croit  digne 
d'être  aimé  d'elle  et  il  vous  offre  sa  maison.  L'innocence  et  la 
paix  y  régnent  ;  vous  y  trouverez  l'amitié,  l'hospitalité, 
l'estime,  la  confiance.  Consultez  votre  cœur,  et  s'il  n'y  a  rien 
là  qui  vous  effraye,  venez  sans  crainte.  Vous  ne  partirez  point 
d'ici  sans  y  laisser  un  ami  !  » 

Nullement  «  effrayé  »  de  cette  perspective  inespérée,  Saint- 
Preux  se  rend  à  l'invitation  sans  retard  et  raconte  bientôt  à 
Bomston  son  entrevue  avec  la  jeune  baronne  :  «  Je  puise 
dans  ses  bras  la  chaleur  et  la  vie  1  Je  pétille  de  joie  en  la  ser- 
rant dans  les  miens.  Un  transport  sacré  nous  tient  dans  un 
long  silence,  étroitement  embrassés  !  M.  de  Wolmar  était  là  ! 
Je  le  savais,  je  le  voyais.  Mais  qu'aurais-je  pu  voir  ?...  Je 
n'aurais  pas  dérobé  mon  cœur  à  la  moindre  de  ses  caresses, 
tendres  prémices  d'une  amitié  pure  et  sainte  que  nous  empor- 
terons dans  le  Ciel  !  »  Toujours  l'invocation  au  Ciel  qui  a 
grandement  sujet  de  s'étonner  devant  le  rôle  qu'on  lui  fait 
jouer  en  tout  ceci.  Et  nous  connaîtrons  bientôt  le  caractère 
vrai  de  cette  «  amitié  »  renouvelée.  —  Cependant  Wolmar  a 
embrassé  également  son  hôte,  l'a  prié  d'appeler  sa  femme  par 
son  prénom  comme  il  en  avait  l'habitude,  et  lui  a  offert  sous 
son  toit  un  appartement  qui  ne  sera  plus  jamais  occupé  que 
par  lui  !  Enfin,  il  a  fait  jurer  aux  anciens  amants  de  se  traiter 
dans  le  tête-à-tête  avec  la  même  liberté  qu'il  leur  accorde 
devant  lui  ! 

Julie  ayant  rendu  compte  à  son  amie  de  cette  entrevue  et 
des  sentiments  qu'elle  a  fait  naître  dans  son  cœur,  Claire  en 
conçoit  quelque  appréhension  qu'elle  réduit  toutefois  de  son 
mieux  au  silence  :  «  Une  autre  chose  très  capable  d'inquiéter 
ton  mari,  écrit-elle,  c'est  ce  je  ne  sais  quoi  de  touchant  et 
d'affectueux  qui  reste  dans  ton  langage  au  sujet  de  ce  qui  te 
fut  cher.  Mais  c'est  un  effet  naturel  de  ton  caractère  et  ton 
mari  te  connaît  trop  bien  pour  s'en  alarmer...  Je  regarde  à 
présent  ta  guérison  comme  parfaite,  au  moins  comme  facile  !... 


364  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Ta  lettre  était  très  propre  à  donner  à  ton  mari  beaucoup  de 
confiance  en  ta  conduite  et  beaucoup  d'inquiétude  sur  ton  pen- 
chant !  Je  t'avoue  que  ces  marques  de  petite  vérole  que  tu 
regardes  tant  (sur  le  visage  de  l'ami)  me  font  peur...  Souviens- 
toi  que  celle  que  la  jeunesse  et  la  figure  d'un  amant  n'avaient 
pu  séduire  se  perdit  en  pensant  aux  maux  qu'il  avait  souf- 
ferts pour  elle  !  »  Tout  cela  est  peu  cohérent,  mais  néanmoins 
significatif. 

Puis  voici  que  Wolmar  entre  à  son  tour  dans  la  voie  des 
confessions  vis-à-vis  de  son  épouse.  Il  lui  révèle  d'abord,  en 
termes  voilés,  le  secret  de  sa  naissance  ;  on  croit  comprendre 
qu'il  est  fils  naturel  de  quelque  prince  de  la  maison  impériale 
russe.  Il  a  essayé  toutes  les  conditions,  même  celle  du  paysan. 
Il  a  épousé  Julie  sans  ignorer  qu'elle  appartînt  à  un  autre  ! 
Mais  il  l'aimait  et  n'aimait  qu'elle.  Tout  le  reste  lui  était  donc 
indifférent  I  Comment  réprimer  en  effet  la  passion  la  plus 
faible,  quand  elle  est  sans  contrepoids  (passionnel),  comme  il 
arrive  dans  ces  caractères  froids  et  tranquilles.  Tout  va  bien 
tant  que  leur  froideur  les  garantit  des  tentations  ;  mais  s'il 
en  survient  une  qui  les  atteigne,  ils  sont  vaincus  aussitôt 
qu'attaqués  !  La  raison,  qui  les  gouverne  tant  qu'elle  est  seule, 
n'a  jamais  de  force  pour  résister  à  la  passion  chez  ces 
raisonnables.  Wolmar  n'a  été  tenté  qu'une  fois,  et  il  a  suc- 
combé. Il  n'y  a  que  les  âmes  de  feu  qui  sachent  combattre  et 
vaincre  !  —  Témoins  Saint-Preux,  Julie  et  Rousseau  !  —  La 
froide  raison  n'a  Jamais  rien  fait  d'illustre  et  l'on  ne  triomphe 
des  passions  qu'en  opposant  l'une  à  l'autre.  Quand  celle  de 
la  vertu  vient  à  s'élever,  elle  domine  tout,  tient  tout  en 
équilibre.  Et  voilà  comment  se  fait  le  vrai  sage.  —  Quelle 
excellente  psychologie  n'est-il  pas  vrai  !  Et  pourquoi  gratui- 
tement abaisser,  en  lui  prêtant  sans  aucune  nécessité  un  acte 
inqualifiable,  le  caractère  d'un  homme  qui  nous  fut  présenté 
comme  si  parfaitement  honorable,  si  ce  n'est  pour  donner  lieu 
au  singulier  dénigrement  de  la  raison  que  nous  venons  de 
résumer  ? 

Au  surplus,  Wolmar  n'a  pas  laissé  de  raisonner  aussi  sa 


LE     ROMANTIQUE  365 

décision  passionnelle  unique.  Il  a,  dit-il,  épousé  Julie  parce 
(ju'il  savait  qu'elle  serait  plus  heureuse  avec  lui  qu'avec  son 
amant  :  «  Le  seul  tort  que  je  vous  trouve,  ajoute-t-il  après 
cette  explication  à  sa  femme,  c'est  de  n'avoir  pu  reprendre 
en  vous  la  confiance  que  vous  vous  devez...  Le  trop  vif  sou- 
venir de  vos  fautes  est  la  seule  faute  qui  vous  reste  à  vous 
reprocher  !  »  Et  cela  pourrait  être  acceptable,  dans  le  sens 
rationnel  et  chrétien  de  la  prescription  nécessaire,  si  ce  n'était 
accompagné  de  tant  d'extravagances,  dont  le  point  de  départ 
est  le  rappel  de  Saint-Preux  par  Wolmar  :  «  Écartez,  poursuit 
en  effet  ce  dernier,  écartez  d'injustes  défiances,  capables  de 
réveiller  quelquefois  les  sentiments  qui  les  ont  produites... 
A  peine  vos  liaisons  me  furent-elles  connues  que  je  vous 
estimai  l'un  par  l'autre  !  »  Lui  aussi  I  Quel  soif  caractéristique 
d'estime  chez  le  romancier  qui  se  dissimule  sous  la  personnalité 
de  son  héros  !  «  Je  vis  quel  trompeur  enthousiasme  vous  avait 
tous  deux  égarés.  //  n'agit  que  sur  les  belles  âmes  !  »  Ainsi,  tout 
ce  que  Julie  avait  rectifié  ou  réfuté  dans  la  conclusion  du 
premier  des  deux  romans  qui  forment  la  Nouvelle  Héloïse 
reparait  au  début  du  second  pour  en  justifier  tant  bien  que 
mal  l'absurde  et  malsaine  donnée  !  «  Je  compris,  insiste 
Wolmar,  que  votre  mutuel  attachement  tenait  à  tant  de 
choses  louables  qu'il  fallait  le  régler  plutôt  que  l'anéantir,  et 
qu'aucun  des  deux  ne  pouvait  l'oublier  sans  perdre  beaucoup 
de  son  prix  !  »  C'est  donc  le  mari  qui  professe  le  platonisme 
au  profit  de  son  épouse  et  de  l'ancien  amant  de  celle-ci! 
Situation  assurément  tout  à  fait  nouvelle  dans  l'évolution 
romanesque,  dont  elle  avait  été  écartée  jusque-là  par  une 
reste  d'expérience  psychologique  dans  les  artisans  de  cette 
évolution.  Il  était  réservé  au  père  du  romantisme  contem- 
porain d'oser  cette  concession  suprême  à  la  chimère  de  la 
morale  erotique  sans  correctifs  rationnels. 

Écoutons  en  effet  avec  plus  d'attention  que  jamais  la  suite 
des  explications  du  Moscovite  :  «  Je  voulus,  expose-t-il  encore, 
tenter  la  guérison  de  Saint-Preux  comme  j'avais  obtenu  celle 
de  Julie  !  »  Nous  ne  verrons  que  trop  son  illusion  sur  ce  dernier 


366  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

point  !  «  Quoique  vous  ne  soyez  pas  encore  ce  que  vous  devez 
être,  je  suis  plus  content  de  vous  deux  que  vous  ne  l'êtes 
vous-mêmes...  Je  sais  bien  que  ma  conduite  a  l'air  bizarre 
et  choque  toutes  les  maximes  communes  ;  mais  le  mari  de 
Julie  ne  doit  pas  se  conduire  comme  un  autre  homme  !  »  Elle 
justifiera  cette  confiance  excessive  par  ses  actes,  mais  nulle- 
ment par  ses  pensées  qui,  avec  le  temps,  peuvent  conduire 
aux  actes.  «  N'ayez  pas  peur  de  vous,  et  vous  n'aurez  rien 
à  craindre.  Ne  songez  qu'au  présent  et  je  vous  réponds  de 
l'avenir  !...  Vous  serez  tous  deux  plus  heureux  que  si  vous 
aviez  été  l'un  à  l'autre  !  »  Ce  ne  sera  jamais  l'avis  de  Saint- 
Preux  !  —  Après  quoi  le  baron  félicite  expressément  sa  femme 
d'avoir  su  choisir  pour  ses  plaisirs  d'antan  un  honnête  homme 
dans  un  âge  où  il  est  si  facile  de  s'y  tromper,  d'avoir  pris  un 
amant  qu'elle  peut  désormais  avoir  pour  ami  sous  les  yeux 
de  son  mari  même  et  il  les  invite  à  s'embrasser  devant  lui 
derechef  !  Nous  savons  qu'ils  n'avaient  pas  attendu  sa  per- 
mission pour  réaliser  fougueusement  ce  geste  de  tendresse. 
Enfin  il  annonce  qu'il  va  faire  une  absence  de  cinq  ou  six 
jours  à  Étange,  afin  d'achever  de  les  mettre  à  leur  aise.  Julie 
oppose  bien  quelques  timides  objections  à  ce  dernier  projet  : 
mais  il  s'en  fâche  aussitôt  ;  il  se  dit  personnellement  offensé 
à  la  voir  douter  ainsi  de  ses  propres  forces  et  s'éloigne  avec 
dignité  en  proclamant  :  «  Je  confie  JuUe,  épouse  et  mère,  à  celui 
qui,  maître  de  contenter  ses  désirs,  sut  respecter  Julie  amante 
et  fille  !  »  Oh  combien  ! 

Claire  croit  devoir  réexposer  à  son  tour  tout  ce  qui  avait 
été  réfuté  à  la  fin  du  premier  roman,  au  cours  du  très  bref  cha- 
pitre pleinement  rationnel  de  VHéloïse  ;  et  l'on  voit  par  là 
combien  ce  chapitre  contredit,  en  réalité,  les  plus  foncières 
convictions  de  l'auteur.  Pourquoi  craindre  l'adultère, 
répète-t-elle  ?  Pourquoi  donc  assimiler  sans  motifs  les  excu- 
sables faiblesses  d'une  fille  trop  sensible  aux  criminelles  infi- 
délités d'une  épouse  coupable  ?  Certes,  s'il  est  des  pays  (enten- 
dons ici  le  nôtre)  où  la  faiblesse  d'une  jeune  amante  soit  un 
crime  irrémissible,  quoique  l'adultère  d'une  femme  y  porte 


LE     ROMANTIQUE  367 

le  doux  nom  de  galanterie,  telle  n'est  nullement  l'opinion 
régnante  au  pays  de  «  nos  habitants  »  dont  les  personnages  de 
la  Julie  sont  tous  citoyens  honoraires  comme  nous  le  savons. 
((  Mais  toi,  ô  Julie,  achève  donc  M"^^  d'Orbe,  toi  qui,  brûlant 
d'une  flamme  pure  et  fidèle,  n'étais  coupable  qu'aux  yeux  des 
hommes  et  n'avais  rien  à  te  reprocher  entre  le  ciel  et  toi  ;  toi 
qui  t'indignais  de  supporter  ton  propre  mépris  quand  tout 
semblait  te  rendre  excusable,  oses-tu  redouter  le  crime,  après 
avoir  payé  si  cher  ta  faiblesse  ?  »  —  Gomment  M"^®  de  Wolmar, 
un  instant  plus  clairvoyante  sous  le  regard  du  Dieu  de  justice 
et  de  raison,  ne  serait-elle  pas  de  nouveau  égarée  et  réduite  au 
silence  par  cette  véritable  conjuration  de  folie  dans  son  entou- 
rage ?  Mais  quoi,  Saint-Preux  n'ayant  pas  encore  été  magni- 
fié dans  toutes  les  postures  antisociales  qu'il  peut  être  tenté 
de  hasarder,  il  faut  bien  que  ses  familiers  continuent  de  se 
mettre  ou  de  se  remettre  au  diapason  de  sa  veulerie  morale  ! 
En  effet  Wolmar,  trouvant  en  M'"^  d'Orbe  une  aussi  effi- 
cace alliée,  s'empresse  de  lui  exposer  avec  plus  de  détail  son 
Iplan  de  campagne  ingénieux.  Il  prétend  faire  de  Saint-Preux 
le  précepteur  de  ses  enfants.  (Nous  savons  que  ce  sont  cette 
fois  des  garçons,  par  bonheur  !)  Il  n'ignore  nullement  au 
tsurplus  que  les  deux  anciens  amants  sont  plus  amoureux  que 
jamais  ;  mais  il  les  juge  en  même  temps  parfaitement  guéris. 
Et  le  mot  de  cette  énigme,  c'est  que  Saint-Preux,  selon  lui, 
n'aime  pas  M"^^  de  Wolmar  dans  le  présent,  mais  seulement 
Julie  dans  le  passé  !  —  Distinction  beaucoup  trop  subtile  et 
dont  nous  allons  voir  sans  tarder  toute  l'illusion  !  Et  puis,  il 
resterait  encore  à  savoir  s'il  en  est  de  même  pour  Julie,  puisque 
rien  n'a  changé  dans  la  situation  de  Saint-Preux  depuis  leur 
séparation  ?  —  Au  fond,  n'en  opine  pas  moins  le  mari,  cet 
amant  voudrait  .que  son  amante  fût  restée  identique  à  elle- 
même  depuis  qu'il  a  cessé  de  la  voir.  Il  lui  suffira  donc  de  la 
regarder  avec  attention  pour  revenir  à  des  sentiments  plus 
calmes.  L'erreur  qui  l'abuse  et  le  trouble  encore  est  de  con- 
fondre les  temps  en  se  reprochant  comme  un  sentiment  actuel 
et  actif,  ce  qui  n'est  en  lui  que  le  résultat  d'un  tendre  souvenir. 


368  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Lui  découvrir  pourtant  sans  aucun  ménagement  ce  véritable 
état  de^  son  cœur,  ce  serait  peut-être  le  ramener  à  l'amour  par 
la  tristesse.  Il  vaut  donc  mieux  effacer  peu  à  peu  un  tableau 
par  un  autre,  et,  à  la  place  de  sa  maîtresse  de  naguère,  lui 
montrer  l'épouse  d'un  honnête  homme  et  la  mère  d'enfants 
innocents  !  —  George  Sand,  la  fille  spirituelle  de  Jean- Jacques, 
aura  plus  tard  de  ces  sophismes  psychologiques  embarrassés 
quand  elle  marchera  de  trop  près  sur  les  traces  de  son  «  maître 
bien-aimé  »  et  se  sera  mise  comme  lui  dans  l'embarras  à  force 
de  braver  le  bon  sens,  l'expérience  et  la  raison  :  par  exemple 
dans  Jacques  ou  dans  Le  dernier  amour  ^ 

Nous  allons  constater  au  surplus  de  quelle  façon  Saint- 
Preux  justifie  sans  retard  une  confiance  si  bien  placée  !  Car 
voici  venir  la  promenade  aux  rochers  de  Meillerie  qui  fut  une 
des  scènes  les  plus  goûtées  du  roman.  Embarqué,  seul  avec 
]y[me  de  Wolmar,  sur  les  flots  du  Léman,  le  jeune  homme  est 
amené,  par  un  incident  de  navigation,  à  prendre  terre  près 
de  ces  rochers  d'où  il  adressa  jadis  à  son  amie  la  suprême 
menace  de  suicide  qui  le  conduisit  heureusement  à  ses  fins. 
Il  la  promène  donc  entre  ces  pittoresques  débris  des  vieilles 
convulsions  géologiques  ;  il  lui  montre  son  chiffre  gravé  en 
vingt  endroits  sur  la  pierre  :  «  Quoi,  dis-je  à  Julie  avec  un  œil 
humide,  votre  cœur  ne  vous  dit-il  rien  ici  et  ne  sentez-vous 
point  quelque  émotion  secrète  à  l'aspect  d'un  lieu  si  plein  de 
vous  ?...  O  Julie,  éternel  charme  de  mon  cœur,  voici  les  lieux 
où  soupira  jadis  pour  toi  le  plus  fidèle  amant  du  monde  !... 
Voilà  la  pierre  où  je  m'asseyais...  Fille  trop  constamment 
aimée,  ô  toi  pour  qui  j'étais  né,  faut-il  me  retrouver  avec  toi 
dans  les  mêmes  lieux  et  regretter  le  temps  que  j'y  passai  à 
gémir  de  ton  absence  ?  —  Allons-nous-en,  mon  ami,  me  dit- 
elle,  l'air  de  ce  lieu  n'est  pas  bon  pour  moi...  Elle  tenait  son 
mouchoir  et  je  le  sentis  fort  mouillé  !  »  Voilà  un  amour  dans 
le  passé  qui  revit  facilement  dans  le  présent,  n'en  déplaise  à 

1.  Voir  notre  étude  sur  George  Sand  mystique  de  la  passion,  de  la  poli- 
tique et  de  l'art.  Alcan,  1920. 


I 


I 


LE     ROMANTIQUE  .  369 


la  psychologie  de  Wolmar  î  «  Ah,  lui  dis-je  tout  bas,  je  vois 
que  nos  cœurs  n'ont  pas  cessé  de  s'entendre.  —  Il  est  vrai, 
dit-elle  d'une  voix  altérée,  mais  que  ce  soit  la  dernière  fois 
qu'ils  auront  parlé  sur  ce  ton  !...  Pour  Julie,  mes  yeux  le  virent 
et  mon  cœur  le  sentit,  elle  soutint  ce  jour-là  le  plus  grand 
combat  qu'âme  humaine  ait  pu  soutenir.  Elle  vainquit  pour- 
tant !  »  Certes,  mais  ce  fut  elle  seule  qui  vainquit  !  Et  l'homme 
qui  la  contraignit  à  cette  pénible  victoire  est  celui  que 
Wolmar  a  gratuitement  replacé  sur  son  chemin,  au  risque  de 
l'y  faire  trébucher  encore  !  Ce  qui  nous  ramène  une  fois  de 
plus  à  la  situation  de  l'accacia  d'Eaubonne,  quelque  peu 
arrangée  pour  la  plus  grande  gloire  de  Rousseau-Saint-Preux 
toutefois,  car  la  Julie  de  la  réalité,  Sophie,  n'aimait  que 
Wolmar-Saint-Lambert,  ce  qui  lui  rendait  la  résistance  infi- 
niment plus  facile. 

Bomston  ne  laisse  pas  de  partager  notre  sentiment  sur  la 
conduite  inqualifiable  de  son  ami,  comme  il  le  témoigne  dans 
la  lettre  qui  .ouvre  la  cinquième  partie  du  roman.  Jean- 
Jacques  a  soin  de  présenter  cette  lettre  dans  une  note,  comme 
un  pur  «  galimatias  »,  afin  de  ne  pas  laisser  passer  sans  protes- 
tation cette  injure  à  la  «  vertu  »  de  son  aller  ego  et  de  lui  con- 
server autant  que  possible  les  sympathies  qu'il  lui  a  créées 
de  son  mieux  jusque-là.  «  Enthousiaste  oisif  des  vertus  de 
Julie,  écrit  cependant  le  lord  à  l'ami  qu'il  a  si  arbitrairement 
élu  entre  tous,  vous  bornerez-vous  sans  cesse  à  les  admirer 
sans  les  imiter  jamais  ?  Vous  parlez  avec  chaleur  de  la  manière 
dont  elle  remplit  ses  devoirs  d'épouse  et  de  mère  ;  mais,  vous, 
quand  remplirez- vous  vos  devoirs  d'homme  et  d'ami  à  son 
exemple  ?...  Il  règne  encore  dans  vos  lettres  un  ton  de  mol- 
lesse et  de  langueur  qui  me  déplaît  et  qui  est  bien  plus  un 
reste  de  votre  passion  qu'un  effet  de  votre  caractère  !  »  Voilà 
déjà  le  correctif  complaisant  et  d'ailleurs  parfaitement  con- 
traire à  la  vérité.  «  Malheureux,  si  Julie  était  faible^  conclut 
beaucoup  plus  justement  Edouard,  tu  succomberais  demain 
et  ne  serais  qu'un  vil  adultère  !  »  Il  faudrait  dire  ici  :  tu  la 
1^  ferais  succomber  demain,  car  Saint-Preux,  comme  Rousseau 

24 


370  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

vis-à-vis  de  Sophie  naguère,  a  bien  le  rôle  actif  et  tentateur 
en  toute  cette  affaire.  Mais  le  «  berger  extravagant  »  d'Eau- 
bonne  a  toujours  envisagé  avec  une  pleine  indulgence  les 
assauts  qu'il  ne  cessait  de  livrer  en  traîtrise  à  la  fidélité  de 
Mme  d'Houdetot  ;  son  vocabulaire  tend  donc  sans  trêve  à 
insinuer  que  la  responsabilité  de  la  faute  eût  été  partagée  si 
elle  avait  eu  lieu  ;  bien  qu'il  soit  obligé  parfois  de  reconnaître 
expressément  le  contraire,  pour  maintenir  au  front  de  son 
héroïne  la  couronne  de  vertu  qu'il  entend  lui  laisser  désormais. 
C'est  pourtant  d'un  personnage  dont  il  pense,  au  vrai,  de  la 
sorte,  que  Bomston  va  réclamer  un  conseil  hautement  auto- 
risé dans  la  démarche  la  plus  décisive  de  son  existence.  C'est 
pour  obtenir  un  avis  à  ce  point  inestimable  qu'il  a  souhaité 
(fût-ce  au  prix  d'une  moitié  de  sa  fortune)  de  conserver 
l'amitié  de  cet  homme  sage  qui  saura  voir  mieux  que  lui  dans 
la  crise  passionnelle  qu'il  s'agit  pour  lui  de  dénouer  !  On 
conviendra,  sans  bien  longue  réflexion,  croyons-nous,  que 
l'amitié  de  l'Anglais  pour  Saint-Preux  est  encore  moins  vrai- 
semblable que  l'admiration  morale  qui  caractérise  l'amour  de 
Julie  pour  son  suborneur. 


V 


JULIE    VA    MARQUER     AU    CIEL 
LA    PLAGE     DE     SON     PRÉCEPTEUR 


Par  bonheur,  Saint-Preux  croit  sentir  que  la  très  fâcheuse 
scène  de  Meillerie  a  été  enfin  la  «  crise  »,  c'est-à-dire  le  paro- 
xysme curateur  de  sa  folie  et  de  ses  maux.  Les  considérations 
psychologiques  de  Wolmar  (dont  nous  savons  la  solidité) 
sont  parvenues  à  le  rassurer  sur  le  véritable  état  de  son  cœur  ; 


\ 


LE     ROMANTIQUE  371 

il  préfère  maintenant  la  tristesse  d'un  regret  imaginaire  (?) 
à  l'effroi  de  se  voir  sans  cesse  assiégé  par  le  crime  ;  et,  sur 
cette  très  récente  et  très  peu  personnelle  victoire,  il  se  décerne 
aussitôt  toutes  les  couronnes,  comme  le  faisait  (vers  le  même 
temps  sans  nul  doute)  l'auteur  des  Lettres  à  Sophie.  «  L'amour 
subjugué,  prononce-t-il  avec  suffisance,  donne  à  l'âme  par  la 
conscience  de  sa  victoire  une  élévation  nouvelle  et  un  attrait 
plus  vif  pour  tout  ce  qui  est  grand  et  beau.  Je  sens  que  mon 
cœur  va  mettre  à  proYit  tous  les  ardents  sentiments  qu'il  a 
vaincus.  Je  sens  qu'il  faut  avoir  été  ce  que  je  fus,  pour  devenir 
ce  que  je  veux  être  !  »  Encore  une  formule  de  Platonisme  intré- 
pide qui  nous  paraît  peu  rassurante  pour  la  vertu  des  filles 
bien  élevées,  puisqu'elle  destine  nécessairement  leur  honneur 
au  sacrifice,  afin  de  préparer  les  héros  de  la  morale  erotique 
nouvelle  ! 

Une  remarque  de  détail  vient  confirmer  le  jeune  homme 
dans  la  conviction  qu'il  est  guéri  :  «  Julie,  a  dit  Wolmar 
devant  les  deux  amants,  met  toujours  le  sentiment  à  la  place 
des  raisons  et  le  rend  si  touchant  qu'il  faut  toujours  l'em- 
brasser pour  toute  réponse.  Ne  serait-ce  point  de  son  maître 
de  philosophie,  a-t-il  ajouté  en  riant,  qu'elle  aurait  appris 
cette  manière  d'argumenter?  »  Et  ce  maître  de  commenter 
l'incident  en  ces  termes  :  «  Deux  mois  plus  tôt,  la  plaisanterie 
m'eût  déconcerté  cruellement  ;  mais  le  temps  de  l'embarras 
est  passé.  Je  n'en  fis  que  rire  à  mon  tour,  et,  quoique  Julie 
ait  un  peu  rougi,  elle  ne  parut  pas  plus  embarrassée  que  moi  !  » 
Attitude  qui  pourrait  signifier  accoutumance  à  une  situation 
fausse  tout  aussi  bien  que  progrès  des  acteurs  de  la  scène  vers 
la  droite  conception  de  leur  rôle  ! 

Gomme  nous  l'avons  indiqué  plus  haut,  Bomston  fait  alors 
appel  à  l'amitié  de  Saint-Preux  et  le  prie  de  l'accompagner 
en  Italie  où  il  va  dénouer  une  situation  sentimentale  sur 
laquelle  nous  aurons  bientôt  à  revenir.  Car  Jean- Jacques  en 
a  fait  un  bref  roman,  qu'il  a  renoncé,  après  réflexion,  à  insérer 
dans  son  Héloise  où  l'on  ne  trouve  que  des  allusions,  souvent 
peu  intelligibles,  à  ce  chapitre  éliminé  de  l'ouvrage.  Le  précep- 


372  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

teur  s'éloigne  donc  pour  la  quatrième  fois  de  son  amie  ;  mais, 
au  début  du  voyage  et  en  dépit  des  bulletins  de  victoire 
morale  que  nous  venons  de  rencontrer  sous  sa  plume,  il  a 
encore  une  rechute  dans  ses  folies  de  la  veille  ;  rechute  dont  il 
s'accuse  vis-à-vis  de  Wolmar,  mais  qu'il  expose  à  Glaire  avec 
plus  de  détails.  Hébergé  dès  la  première  étape,  à  Villeneuve, 
dans  la  chambre  qu'il  occupa  jadis  lors  de  son  départ  pour  le 
Valais,  tout  son  passé  malheureux  s'est  imposé  à  son  souvenir 
avec  une  importunité  étrange  ;  il  s'esf  remémoré  le  bonheur 
qu'il  goûta  lorsqu'il  se  livrait,  dans  la  paix  de  Y  innocence, 
aux  transports  d'un  amour  partagé.  —  Mais  nous  avons  vu 
qu'il  ne  laissait  guère  de  paix  à  son  aimée.  —  Ah,  songea-t-il 
encore  dans  cette  chambre  fatidique,  au  temps  où  il  se 
cachait  parmi  les  rochers  de  Meillerie,  quel  être  au  monde 
jouissait  d'une  félicité  comparable  à  la  sienne  !  (Et  nous 
savons  pourtant  qu'il  envoya  de  là  le  message  véritablement 
désespéré  qui  provoqua  le  dénouement  de  .cet  «  innocent  » 
amour  !)  Sous  la  pression  de  ces  très  peu  fidèles  rémi- 
niscences (elles  engageront  les  lecteurs  à  considérer  sous  un 
jour  serein  le  peu  édifiant  début  de  cette  désormais  plus  plato- 
nique aventure),  l'homme  qui  prétendait  tout  à  l'heure  avoir 
courageusement  subjugué  sa  passion  coupable  s'est  emporté 
soudain  jusqu'à  ce  souhait  odieusement  égoïste  et  impie  : 
«  Que  n'est-elle  morte,  osai-je  m'écrier  dans  un  transport  de 
rage  [l'un  de  ces  transports  que  M"^^  d'Houdetot  eut  sans 
cesse  à  redouter  de  Jean- Jacques]  I  Oui,  je  serais  moins 
malheureux  !...  J'aurais  du  moins  l'espoir  de  la  rejoindre... 
Son  bonheur  est  mon  supplice  1...  Elle  vit,  et  non  pas  pour 
moi.  Elle  vit  pour  mon  désespoir.  Je  suis  cent  fois  plus  loin 
d'elle  que  si  elle  n'était  plus  !»  —  Et  Rousseau  va  faire  en 
sorte  d'exaucer  ce  vœu  sacrilège  en  sacrifiant  une  fois  de 
plus  son  héroïne  à  son  héros,  c'est-à-dire  à  lui-même  I 

Il  lui  en  accorde,  dès  ce  moment,  le  présage.  Cette  nuit-là 
même,  et  par  trois  fois,  un  songe  fatidique  viendra  visiter 
Saint-Preux.  Il  a  cru  voir  les  derniers  moments  de  M™® 
d'Étange  et  sa  fille  s'accusant,  au  pied  de  son  lit,  de  sa  mort  I 


LE     ROMANTIQUE  373 

{Ce  n'était  donc  pas  autant  par  erreur  que  le  romancier  a 
voulu  plus  haut  nous  le  faire  entendre  et  en  donner  l'assu- 
rance à  Saint-Preux.)  Puis  soudain,  dans  l'imagination  du 
dormeur  agité,  Julie  en  personne  sembla  se  substituer  à  la 
mourante  et  reposer  sur  la  même  couche  funèbre  en  portant 
toutefois  sur  son  visage  un  voile  redoutable  qui  dissimule 
presque  entièrement  ses  traits  au  regard  de  son  amant  ! 
Réveillé  pour  la  troisième  fois  de  ce  tenace  cauchemar,  le 
jeune  homme  a  été  saisi  du  pressentiment  affreux  qu'il  ne 
reverra  jamais  M"^^  de  Wolmar.  Il  se  précipite  aussitôt  chez 
Edouard  qui,  déjà,  se  prépare  à  quelque  réédition  de  la  scène 
dont  il  fut  jadis  régalé  à  Besançon,  mais  que  viennent  bientôt 
rassurer  les  explications  du  rêveur.  Pour  calmer  les  halluci- 
nations de  sa  fièvre,  il  consent  à  le  ramener  vers  Clarens  pour 
lui  faire  constater  que  Julie  est  bien  vivante.  Ils  retournent 
donc  sur  leurs  pas,  et  sans  se  montrer,  entendent  à  travers  un 
buisson  le  calme  entretien  de  M^^^s  d'Orbe  et  de  Wolmar^ 
ce  qui  sufTit  à  chasser  de  la  pensée  de  Saint-Preux  une  apyjré- 
hension  que  la  suite  des  événements  ne  justifiera  que  trop 
cependant  :  car  il  n'a  pas  «  revu  »  cette  fois  sa  maîtresse  et 
ne  la  reverra  jamais  en  effet.  Les  voyageurs  reprennent  alors 
leur  route  sans  autre  incident  notable. 

On  s'occupe  encore  beaucoup  du  jeune  homme  à  Clarens 
pendant  son  absence.  Destiné  qu'il  est  par  la  maternelle 
Nature  à  être  aimé  de  tous  et  de  toutes,  nous  apprenons 
maintenant  qu'il  l'est  de  Claire,  un  peu  plus  que  l'amitié 
ne  le  requiert.  Julie,  qui  en  a  fait  la  remarque,  rêve  donc  de 
les  marier  l'un  à  l'autre,  en  cela  beaucoup  moins  égoïste 
que  lui.  Elle  semble  même  craindre  que  la  veuve  enjouée 
n'imite  son  exemple  et  ne  cède,  sans  bénédiction  nuptiale,  à 
l'irrésistible  attrait  qui  la  perdit  naguère.  Mais  M^^  d'Orbe 
la  rassure  aussitôt  sur  ce  point  :  elle  a,  dit-elle,  dans  sa  gaieté 
native  un  antidote  contre  la  vivacité  des  sentiments  de  son 
cœur.  Elle  n'épousera  pas  Saint-Preux  toutefois,  car  elle  n'a 
nulle  intention  de  se  remarier  et  n'est  d'ailleurs  nullement 
persuadée  qu'il  acceptât  de  s'unir  à  elle.  —  Sa  famille  est 


374  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

honnête  quoique  obscure,  insiste  alors  Julie  pour  achever 
ridentification  du  jeune  homme  à  Rousseau  !  On  dira  pour- 
tant dans  le  pays  que  Claire  a  épousé  un  aventurier^  car  les 
âmes  basses,  toujours  prodigues  de  titres  flétrissants,  sauront 
bien  trouver  celui-là  !  Mais  de  telles  considérations  ne  sont 
pas  capables  de  la  faire  hésiter  ! 

M°^6  de  Wolmar  tente  une  autre  démarche  pour  réaliser 
ce  projet  d'union  qui  lui  sourit  :  elle  écrit  directement  à  Saint- 
Preux  (c'est  la  première  fois  depuis  sept  ans),  afin  de  le  lui 
soumettre.  Elle  reçoit  bientôt  une  réponse  qui  montre  assuré- 
ment peu  de  progrès  dans  la  «  guérison  »  du  voyageur,  quoi 
qu'il  ait  pu  penser  et  dire  auparavant  de  cette  cure  âme  : 
«  Quoi  ?  Vous  vous  souvenez  de  mon  nom  ?  Vous  le  savez 
encore  écrire  ?  Je  m'égare  /...  C'est  votre  faute...  Cette  lettre 
m'en  rappelle  de  trop  différentes  !  Ah,  devriez-vous  employer 
la  même  écriture  pour  tracer  d'autres  sentiments  ?  —  Vous 
trouverez  peut-être  que  songer  si  fort  à  vos  anciennes  lettres, 
c'est  trop  justifier  la  dernière  ?  Vous  vous  trompez...  Depuis 
que  j'ai  cessé  de  prendre  le  change  [1],  depuis  que  le  péné- 
trant [?]  Wolmar  m'a  éclairé  sur  mes  vrais  sentiments,  j'ai 
appris  à  me  mieux  connaître  et  je  m'alarme  moins  de  ma  fai- 
blesse !  »  Oui,  tel  est  en  effet  tout  le  résultat  de  la  stratégie  de 
Wolmar  :  rassurer  les  deux  amants  sur  leur  très  persistant 
amour  ! 

Après  une  dernière  lettre  de  Julie  qui  ramène  les  anciens 
amants  dans  les  régions  les  plus  éthérées  de  leur  intermittent 
platonisme,  se  place  la  fin  tragique  de  la  jeune  femme.  Elle 
s'est  précipitée  dans  les  eaux  glaciales  du  Léman,  pour  sauver, 
près  de  Chillon,  son  second  fils  sur  le  point  de  se  noyer  et  elle 
meurt,  peu  après,  du  saisissement  ou  du  refroidissement  causé 
par  cette  immersion.  L'amant  reçoit  bientôt  du  mari  un  ample 
compte  rendu  de  ce  drame  et  des  derniers  moments  de  la 
victime.  —  Nous  y  remarquerons  d'abord  que  la  mourante 
n'a  nullement  parlé  de  ses  amours  coupables  au  ministre  du 
culte  qui  est  venu  l'assister  sur  son  lit  de  mort.  Elle  lui  a 
tenu  ce  langage  :  «  Je  porte  à  Dieu  ma  vie  entière,  pleine  de 


LE    ROMANTIQUE  375 

péchés  et  de  fautes,  mais  exempte  du  remords  de  l'impie  et 
(les  crimes  du  méchant.  »  Ce  qui  est  une  appréciation  de  soi- 
même  beaucoup  plus  orgueilleusement  rousseauiste  en  son 
fond  qu'humblement  et  rationnellement  chrétienne.  Elle  ne 
met  pas  en  doute  au  surplus  qu'avec  ces  péchés  et  ces  fautes, 
elle  ne  doive  s'élever  directement  vers  le  Ciel  sans  que  la 
Justice  de  l'Au-delà  ait  un  seul  mot  à  placer  dans  l'apprécia- 
tion de  son  existence  ;  et  le  ministre  (peu  renseigné  par  elle, 
il  est  vrai),  s'est  empressé  aussitôt  d'abonder  dans  son  sens 
jusqu'à  s'humilier  devant  elle  :  «  C'est  vous  qui  m'instruisez, 
a-t-il  proclamé!  Je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire!  «Autre  satisfac- 
tion accordée  à  l'orgueil  moral  impénitent  et  qui  nous 
entraîne  encore  plus  loin  des  régions  du  christianisme 
rationnel. 

Ensuite,  et  devant  les  siens  seulement  (c'est-à-dire  devant 
M  me  d'Orbe  et  M.  de  Wolmar),  Julie  a  entamé  un  examen 
de  conscience  qui,  en  réalité,  n'a  pas  d'autre  objet  que  d'em- 
ployer son  dernier  souffle  à  innocenter  ou  même  à  canoniser 
Saint-Preux,  comme  on  va  le  voir.  «  Mon  cœur  était  fait  pour 
l'aiÉour,  a-t-elle  dit.  Difficile  en  mérite  personnel  et  indiffé- 
rente sur  tous  les  biens  de  l'opinion,  il  était  presque  impossible 
que  les  préjugés  de  mon  père  s'accordassent  avec  mon  pen- 
chant. Il  me  fallait  un  amant  que  j'eusse  choisi  moi-même. 
Il  s'offrit.  Je  crus  le  choisir.  Sans  doute  le  Ciel  le  choisit  pour 
moi  afin  que,  livrée  aux  erreurs  de  ma  passion,  je  hc  le  fusse 
pas  aux  horreurs  du  crime  (?)  et  que  l'amour  de  la  vertu 
restât  au  moins  dans  mon  âme  après  elle.  Il  prit  le  langage 
honnête  et  insinuant  avec  lequel  mille  fourbes  séduisent  tous 
les  jours  autant  de  filles  bien  nées  ;  mais  seul,  parmi  tant 
d'autres,  il  était  honnête  homme  et  pensait  ce  qu'il  disait.  » 
Mais  se  gardait  bien  de  le  faire,  convient-il  de  rappeler  ici. 
«  Est-ce  ma  prudence  qui  l'avait  discerné  ?  Non.  Je  ne  connus 
d'abord  de  lui  que  son  langage.  Je  fus  séduite.  Je  fis,  par 
désespoir,  ce  que  d'autres  font  par  effronterie.  Je  me  jetai, 
comme  disait  mon  père,  à  sa  tête.  Il  me  respecta  !  »  Nous 
savons  comment  !  «  Ce  fut  alors  seulement  que  je  pus  le  con- 


376  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

naître.  Tout  homme  capable  d'un  pareil  trait  a  Vâme  belle. 
Alors,  on  peut  y  compter.  Mais  j'y  comptais  auparavant. 
Ensuite  j'osai  compter  sur  moi-même  et  voilà  comment 
on  se  perd  !  »  Autant  de  contre-vérités  que  de  mots  dans  cet 
exposé  confus  à  dessein  !  Ainsi,  ce  serait  parce  que  Julie  a 
compté  sur  Saint-Preux  avant  de  le  connaître  bien  qu'en  fait 
elle  eut  raison  d'y  compter,  ensuite  parce  qu'elle  a  compté  sur 
elle-même  qu'elle  aurait  succombé  ?  Nullement,  c'est  parce 
qu'elle  avait  affaire  à  un  séducteur  sans  au€un  scrupule  et 
qu'elle  a  parfois  aiguillonné  par  ses  propres  folies  les  appétits 
dont  il  était  incapable  de  se  rendre  maître  !  —  Mais  Saint- 
Preux  sort  de  cette  suprême  confession  tout  auréolé  d'hé- 
roïsme pour  un  lecteur  dénué  d'attention  ou  de  mémoire,  et 
c'est  tout  ce  qui  importe  à  l'auteur  qui  connaît  son  public  ! 

«  Elle  s'étendit  sur  le  mérite  de  cet  amant,  rapporte  encore 
Wolmar  à  son  prédécesseur.  Elle  lui  rendait  [en  cela]  justice, 
mais  on  voyait  que  son  cœur  se  plaisait  à  la  lui  rendre  !  Elle 
le  louait  même  à  ses  propres  dépens  !  »  C'est  là  en  effet  un 
rôle  que  Rousseau  prête  sans  cesse  à  son  héroïne,  et  pour 
cause,  sauf  dans  les  rares  passages  rationnels  de  son  rorfen. 
«  A  force  d'être  équitable  envers  lui,  elle  était  inique  envers 
elle  et  se  faisait  tort  pour  lui  faire  honneur  !  »  Elle  n'était 
donc  pas  «  équitable  »  en  ceci,  mais  complaisante.  «  Elle 
alla  jusqu'à  soutenir  qu'il  eut  plus  d'horreur  qu'elle  de  l'adul- 
tère, sans  se  souvenir  qu'elle  avait  réfuté  cela  !  »  C'est  que,  trop 
souvent,  le  romancier  a  perdu  lui  aussi  le  souvenir  des  consi- 
dérations rationnelles  prêtées  quelquefois  à  la  jeune  femme 
au  cours  de  son  récit  et  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  les  voir 
oubliées  de  son  lecteur  à  cette  heure  où  il  achève  l'apo- 
théose de  son  héros,  à  travers  la  très  discutable  canonisation 
de  son  héroïne. 

Celle-ci  s'est  éteinte  enfin,  après  trois  ou  quatre  jours 
d'agonie.  Le  peuple,  admis  à  contempler  sa  dépouille  mor- 
telle, a  cru  la  voir  se  ranimer  un  instant  sur  sa  couche  funèbre 
et  s'est  empressé  de  crier  au  miracle.  Alors  Claire  a  caché  ce 
visage,  qui  déjà  s'altère,  sous  les  plis  d'un  voile  des  Indes, 


LE     ROMANTIQUE  377 

l)ro(lé  (lé  perles,  qui  a  été  rapporté  par  Saint-Preux;  ainsi 
se  trouve  accompli,  dans  ses  moindres  détails,  le  songe  pro- 
])liétique  de  Villeneuve;  mais  Rousseau,  en  véritable  ency- 
clopédiste, fait  remarquer  dans  une  note  que,  pour  l'épisode 
du  voile,  tout  au  moins,  c'est  le  rêve  qui  avait  suggéré  le  geste 
accompli  dans  la  réalité. 

Ce  récit,  si  singulièrement  placé  sous  la  plume  de  Wolmar, 
est  complété  par  une  lettre  testamentaire  que  Julie  a  écrite 
pour  son  amant  et  que  son  mari,  laissé  par  elle  juge  de  l'oppor- 
tunité de  cette  disposition  dernière,  s'empresse  de  faire  tenir 
à  l'absent.  «  Nous  songions,  lui  dit-elle,  à  nous  réunir  [par  un 
second  préceptorat  de  Saint-Preux).  Cette  réunion  n'était 
pas  bonne  !  »  Toute  la  seconde  partie  de  VHéloïse  a  pour  effet 
de  suggérer  le  contraire  !  «  Le  ciel  a  prévenu  des  malheurs 
sans  doute.  Je  me  suis  fait  longtemps  illusion.  Cette  illusion 
me  fut  salutaire.  Elle  se  détruit  au  moment  où  je  n'en  ai  plus 
besoin  !  »  Elle,  certes,  mais  ses  lecteurs  ?  «  Vous  m'avez  crue 
guérie,  et  j'ai  cru  l'être.  J'eus  beau  vouloir  étouffer  le  pre- 
mier sentiment  qui  m'a  fait  vivre  ;  il  s'est  concentré  dans  mon 
cœur.  Il  s'y  réveille  au  moment  qu'il  n'est  plus  à  craindre  !  » 
Pour  eux  deux,  encore  une  fois,  mais  pour  le  public  et  pour 
l'exemple,  il  l'est  plus  que  jamais  !  «  J'ose  m'honorer  du  passé 
[de  son  passé  conjugal],  mais  qui  m'eût  pu  répondre  de  l'ave- 
nir ?  Un  four  de  plus,  peut-être,  et  j'étais  coupable  !  »  Admi- 
rons une  fois  encore  à  ce  propos  la  clairvoyance  de  Wolmar 
qui  n'échappe  ainsi  que  par  pur  hasard  à  la  punition  de  sa 
sottise.  Mais  observons  aussi  que  ce  n'est  nullement  le  langage 
que  Julie  a  tenu  au  ministre  de  Dieu  et  qu'à  lui  seul,  et  sous 
le  sceau  du  secret,  elle  aurait  dû  le  tenir  ! 
I  «  Qu'était-ce  donc,  achève-t-elle,  de  la  vie  entière  passée 
avec  vous  ?  Quels  dangers  j'ai  couru  sans  le  savoir  !  A  quels 
dangers  plus  grands  j'allais  être  exposée  !  Toutes  les  épreuves 
ont  été  faites.  Mais  elles  pouvaient  trop  revenir  !  »  Et  nous 
savons  que  Saint-Preux  s'y  employait  en  effet  de  son  mieux  I 
•<■  J'en  dis  trop  peut-être,  en  ce  moment  où  le  cœur  ne  déguise 
plus  rien.  Mais  mon  âme  existerait-elle  sans  toi  ?  Sans  toi. 


378  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

quelle  félicité  goûterais-je  ?  Non,  je  ne  te  quitte  pas.  Je  vais 
V attendre....  trop  heureuse  d'acheter,  au  prix  de  la  vie,  le  droit 
de  V aimer  sans  crime  et  de  te  le  dire  encore  une  fois  !  »  —  On 
appréciera  la  portée  sociale  d'un  pareil  trépas,  entouré  de 
tous  les  prestiges  de  la  sensibilité  et  de  l'art.  Ce  testament 
rajeunit  en  somme  l'ancienne  distinction  «  courtoise  »  entre 
le  mari  et  l'amant,  le  premier  procurant  le  bonheur  paisible 
(Julie  affirme  avoir  été  plus  heureuse  avec  son  époux  qu'elle 
ne  l'eiit  été  avec  son  galant),  l'autre  apportant  Vivresse.  Ce 
dernier  a  bien  choisi  la  meilleure  part  puisque  c'est  lui  qu'on  se 
promet  de  retrouver  dans  le  Ciel  de  l'érotisme  platonicien.  — 
Nous  avons  naguère  signalé  ^  dans  YHéptaméron  de  Mar- 
guerite d'Angoulême-Navarre,  une  mort  analogue  à  celle-là, 
car  rien  n'est  davantage  dans  la  tradition  romanesque  que 
l'adultère  d'âme,  sanctifié  par  une  fin  prématurée  et  s'étalant 
au  grand  jour  à  l'abri  de  ce  trépas  imaginaire  ou  de  cette  sorte  de 
martyre  galant.  Balzac  devait  refaire  la  scène  au  dénouement 
de  son  Lys  dans  la  vallée^  et  Dumas  fils,  avec  un  progrès  dans 
l'audace  antisociale,  au  dernier  acte  de  la  Dame  aux  Camélias  l 
Rappelons  que  la  Nouvelle  Héloïse  se  ferme  sur  une  note 
dirigée  contre  Richardson,  le  rival  que  se  sent  l'auteur,  le  ferme 
chrétien  rationnel  qui  devait  inquiéter  quelque  peu,  dans  un  ' 
âge  moins  romantisé  que  le  nôtre,  le  faible  moraliste  erotique. 
Sans  nommer  l'auteur  anglais,  Rousseau  fait  remarquer  que, 
pour  sa  part,  il  n'a  pas  pris  plaisir  à  peindre  un  scélérat  et 
que  ni  la  haine,  ni  la  noirceur,  ni  les  crimes  n'ont  trouvé  place 
en  son  récit.  —  Nous  estimons  que  le  crime  y  est  plus  hypo- 
crite, voilà  tout,  étant  constamment  désigné  par  les  termes 
les  plus  précautionneux.  L'histoire  tragique  de  Clarisse  Har- 
lowe,  si  peu  «  romanesque  »  en  effet  qu'on  a  pu  lui  dénier  le 
nom  de  roman,  nous  montre  une  jeune  fille  dénuée  d'expé- 
rience entre  un  amoureux  de  situation  sociale  supérieure  à  la 
sienne  et  des  parents  bien  plus  tyranniques  que  les  d'Etange 


1.  Voir  nos  Origines  romanesques  de  la  morale  et  de  la  politique  roman- 
tiques. (La  Renaissance  du  Livre.  Paris,  1920.) 


LE     ROMANTIQUE  379 

puisqu'ils  prétendent  lui  imposer  sans  délai  un  mari  ridicule 
vi  mal  famé.  Pourtant  Clarisse  ne  cède  jamais  à  Lovelace 
(|ui  n'est  jamais  excusé  dans  ses  conquérantes  entreprises  ; 
lundis  que  Julie  se  perd  comme  fille,  vit  comme  femme  avec 
la  tentation  adultère  au  cœur  et  expire  en  étalant  ce  senti- 
ment au  grand  jour,  cependant  que  Saint-Preux  ne  cesse 
guère  d'être  canonisé  par  son  évocateur.  On  appréciera,  sur 
cet  aperçu  sommaire,  si  la  gratuite  agression  qui  clôt  la  Julie 
n'est  pas  sans  portée  aussi  bien  que  sans  excuse. 

La  Harpe  a  dit  de  Rousseau  et  de  son  roman  qu'ils  avaient 
pour  eux  les  femmes  et  les  jeunes  gens,  et  il  s'est  demandé 
pourquoi  ?  «  Parce  que,  s'est-il  répondu  après  réflexion,  Jeàn- 
Jacques  a  eu  Vart  audacieux  de  donner  à  leur  passion  favorite 
le  ton  et  l'air  des  vertus  !  [C'est-à-dire  de  renouveler  puis- 
samment les  séductions  de  la  morale  erotique.]  Quelle  jeune 
'  personne  séduite  ne  s'est  pas  crue  une  Julie  ?  Quel  étourdi 
cherchant  à  séduire  l'innocence  ne  s'est  pas  tenu  pour  un 
Saint-Preux?  »  —  Et  Saint-Marc  Girardin  devait  plus  tard 
ajouter  que  l'auteur  et  son  héros  confondent  sans  cesse  l'amour 
avec  la  vertu  dans  leurs  discours,  qu'ils  parlent  d'honneur 
;  ou  de  sagesse  à  toutes  pages  et  bien  plus  rarement  de  plaisir 
,  que  leurs  devanciers  depuis  l'époque  de  la  Régence.   Leur 
siècle  les  en  crut  donc  sur  parole.  Ce  qu'il  eût  fallu  regarder 
,  comme  sophisme  dangereux  passa  pour  protestation  en  faveur 
du  bien.  On  goûta  des  personnages  qui  faisaient  de  la  morale 
I  sans  renoncer  aux  douceurs  de  la  passion,  qui  se  piquaient 
(  même  de  tirer  leur  vertu  de  leur  passion  et  d'être  d'autant 
;  plus  honnêtes  qu'ils  étaient  plus  entraînés  !  La  société  du 
temps  fut  ravie  d'être  purifiée  sans  avoir  besoin  de  se  convertir  ; 
;  elle  se  prêta  de  bonne  grâce  à  un  repentir  qui  n'était  nuUe- 
'.  ment  une  mortification.  —  Nous  traduirons  ces  impressions 
diverses  dans  un  langage  plus  précis  en  ajoutant  que  le  plato- 
nisme romanesque  a  été  ressuscité,  élargi,  sublimé  par  le  génie 
dans  ce  livre  fameux,  pour  devenir  le  mysticisme  passionnel 
du  romantisme,  avec  les  conséquences  morales  que  l'on  voit 
ou  que  l'on  sait. 


380  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


VI 
QUELQUES     ROMANS    ÉBAUCHÉS   PAR    ROUSSEAU 


Les  Confessions  nous  présentent  une  série  de  petits  récits 
d'amour,  délicieusement  traités,  dont  les  héroïnes  sont  M^^^s  ç[q 
Breil  ou  de  Grafîenried,  M^^^  Basile  ou  de  Larnage  ;  tous 
sont  légèrement  romancés,  de  l'aveu  même  de  l'auteur.  Nous 
possédons  au  surplus  deux  rédactions  de  l'épisode  qui  met 
en  scène  l'aimable  bourgeoise  de  Turin  et  nous  pouvons  cons- 
tater que  certains  détails  ont  été  davantage  idéalisés  dans  la 
seconde.  Les  plus  développés  de  ces  récits  sont,  en  premier 
lieu,  les  amours  de  M™^  de  Warens,  c'est-à-dire  le  roman  de 
la  veuve  (ou  pseudo-veuve)  galante  ;  en  second  lieu  les  amours 
de  M^^  d'Houdetot,  autrement  dit  la  tentative  de  séduction 
par  l'ami  du  mari  (ou  pseudo-mari).  Un  troisième  encore  y 
aurait  pu  trouver  sa  place  et  nous  en  toucherons  quelques 
mots,  car  il  s'annonçait  remarquable  :  ce  sont  les  relations 
amoureuses  de  Jean-Jacques  avec  M^i®  Serre,  de  Lyon.  Il 
l'y  connut  dès  1731  alors  qu'il  avait  dix-neuf  ans  et  qu'elle 
en  comptait  onze  seulement;  il  la  revit  lors  de  son  précep- 
torat chez  M.  de  Mably,  dix  ans  plus  tard  et  s'en  éprit  à  ce 
moment  ;  mais,  pas  plus  que  lui,  elle  ne  possédait  de  fortune. 
Ils  jugèrent  donc  imprudent  d'associer  leurs  destinées  par  le 
mariage.  A  vingt-cinq  ans,  elle  épousa  un  négociant  qui  fit 
des  sommations  respectueuses  pour  contracter  cette  union 
et  reconnut  un  enfant  né  quelques  mois  plus  tôt.  Enfin,  elle 
s'éteignit  prématurément  et  pourrait  bien  avoir  fourni  cer- 
tains traits  à  Julie  jeune  fille  de  même  que  M^^^^  d'Houdetot 
dut  en  prêter  à  Julie  jeune  femme. 

Dans  les  brouillons  des  Confessions,  qui  sont  conservés  à 


LE     ROMANTIQUE  381 

Nciifchâtel,  on  a  trouvé  certains  fragments  de  réminiscences 
amoureuses  que  Jansen  (dans  son  Rousseau  als  Botaniker) 
rapportait  à  M"^e  Basile  ou  à  M^i^  Merceret,  mais  que  M.  Rit- 
ter  explique  par  le  souvenir  de  M^^^  Serre.  Ces  fragments, 
d'un  accent  étrangement  moderne,  ressemblent  aux  rares 
et  très  frappantes  lettres  à  M^^^  d'Houdetot  qui  nous  ont  été 
conservées  ;  en  voici  quelques  passages  :  «  Mon  cœur  était  en 
paix  devant  elle  et  ne  désirait  rien...  Le  mot  d'amour  n'a  pas 
même  été  prononcé  entre  nous,  mais  il  m'est  impossible  de 
perdre  la  forte  persuasion  d'avoir  été  passionnément  aimé 
d'elle  !...  Mon  Dieu  !  qu'un  :  Je  vous  aime,  dit  comme  on  vou- 
dra l'imaginer,  eût  été  froid  au  milieu  de  tout  cela  !  Oui,  j'en 
suis  convaincu,  si  l'un  de  nous  deux  se  fût  avisé  de  dire  à 
l'autre  :  Je  vous  aime,  l'autre  eût  à  l'instant  répondu  :  Vous 
ne  m'aimez  plus  !...  Hommes  sensuels,  vantez  tant  qu'il  vous 
plaira  vos  plaisirs  grossiers  :  je  vous  défie,  à  tous  tant  que 
vous  êtes,  d'avoir  jamais  rien  goûté  de  semblable  aux  délices 
dont  mon  cœur  fut  inondé  pendant  ces  six  mois  !  »  Et  ceci 
qui  est  plus  elliptique  encore  :  «  Cette  sévérité  m'était  cent 
fois  plus  délicieuse  que  m'auraient  été  ses  faveurs  !  »  Souve- 
nons-nous ici  de  Mil®  Goton  et  notons  aussi  que  la  «  sévérité  » 
est  la  vertu  typique  des  princesses  du  roman  héroïque  au 
dix-septième  siècle.  «  Il  me  sembla  qu'elle  me  traitait  comme 
une  chose  qui  était  à  elle,  qu'elle  me  recevait  en  propriété, 
qu'elle  s'emparait  de  moi  !  Elle  ne  me  pria  plus  de  rien  :  elle 
ne  fit  que  commander  !  Elle  m'ordonna  de  lire  et  je  lus.  Je 
lisais  mal.  Il  m'était  difficile  de  bien  lire  devant  elle.  Elle 
me  reprit  deux  ou  trois  fois.  Enfin,  elle  m'imposa  silence  I 
Je  fus  touché.  Je  la  suppliai  de  me  permettre  de  continuer. 
Elle  le  permit.  Je  continuai.  Je  n'ai  jamais  si  bien  lu  de  ma 
vie  I...  Une  fois  hélas,  une  seule  fois  en  ma  vie,  ma  bouche 
rencontra  la  sienne.  O  souvenir  !  Le  perdrai-je  dans  le  tom- 
beau ?  »  Puis  il  indique  une  déclaration  de  sa  part,  ajoutant 
qu'il  eût  fallu,  pour  que  leur  amour  pût  se  développer  sans 
obstacles,  cinq  conditions  «  dont  la  plus  aisée  était  impos- 
sible ».  Elle  eut  alors  «  un  tour  d'yeux  »  qu'il  n'oubliera  de  sa 


382  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

vie,  car  ce  mouvement,  presque  imperceptible,  repoussa  son 
cœur  pour  jamais  !  —  Par  ces  lignes,  —  qui  semblent  un 
paysage  sentimental  où  quelques  sommets  émotifs  seraient 
seuls  éclairés,  le  reste  demeurant  plongé  dans  une  ombre  de 
mystère,  —  Rousseau  a  prouvé  une  fois  encore  qu'il  était 
né  peintre  des  mouvements  les  plus  subtils  du  cœur. 

Mais  venons  aux  romans  proprement  dits  dont  nous  possé- 
dons de  sa  main  l'ébauche.  Nous  avons  tout  à  l'heure  ajourné 
nos  commentaires  sur  le  voyage  de  Saint-Preux  accompa- 
gnant en  Italie  lord  Bomston  dans  une  circonstance  particu- 
lièrement grave  de  la  vie  de  ce  dernier.  Nous  avons  rappelé 
que  les  événements  de  ce  voyage  étaient  mentionnés  dans  la 
Julie  par  allusion  seulement,  l'auteur  les  ayant  jugés  «  trop 
romanesques  »,  dit-il,  pour  prendre  place  dans  un  récit  qu'il 
croit  donc  l'être  si  peu  ?  Mais,  étant  d'abord  destinés  à  y 
figurer,  ils  avaient  été  rédigés,  bien  que  non  encore  mis  sous 
forme  de  lettres,  comme  le  reste  de  l'ouvrage.  Sur  la  requête 
de  M^^  de  Luxembourg,  Rousseau  en  fit  pour  elle  une  copie 
qui  a  été  publiée.  De  même  que  le  fragment  de  Neufchâtel 
dont  nous  venons  de  parler,  ce  petit  roman  annonce  Stendhal 
par  ses  autoanalyses  pénétrantes,  certains  récits  de  Sand  par 
sa  couleur  passionnelle  et  surtout  la  Dame  aux  Camélias  de 
Dumas  fils  par  la  situation  sociale  de  l'héroïne.  C'est  la  pre- 
mière réhabilitation  romantique  de  la  courtisane,  prêtresse 
privilégiée  du  Dieu  de  l'Amour  sans  frein. 

Nous  y  apprenons  que  lord  Bomston  a  eu  pour  maîtresse  à 
Rome,  quelques  années  avant  de  gagner  la  Suisse  et  d'y  ren- 
contrer Saint-Preux,  une  certaine  marquise,  d'origine  napo- 
litaine, qui  se  faisait  passer  pour  veuve.  C'était  une  feinte. 
Quand  le  scrupuleux  Anglais  l'a  sue  en  puissance  d'époux  et 
par  conséquent  adultère,  il  a  décidé  de  la  respecter  désormais, 
bien  que  destiné  à  l'aimer  sans  pouvoir  se  déprendre.  La  mar- 
quise, peu  satisfaite  de  cette  évolution  de  conscience,  exige 
au  moins  qu'il  tienne  d'elle  les  plaisirs  qu'il  jugera  bon  de 
s'accorder  dans  la  suite  ;  elle  cherche,  pour  remplir  le  rôle 
ingrat  auquel  elle  la  destine,  une  jeune  personne  facile  autant 


I  LE     ROMANTIQUE  383 

que  sans  conséquence  et  son  choix  s'arrête  sur  une  certaine 
Lauretta  Pisana,  qui,  vendue  toute  jeune  par  ses  parents  à  un 
I  cardinal,  est  demeurée  ensuite  par  nécessité  dans  la  carrière 
de  la  galanterie  vénale.  La  marquise  fait  donc  souper  ensemble 
chez  elle  son  persistant  amoureux  et  la  Pisana.  Celle-ci  se 
montre  remplie  de  grâces,  mais  Edouard  la  regarde  à  peine 
\  puisque  sa  passion  continue  d'avoir  un  autre  objet  et  la 
I  réserve  de  cet  homme,  visiblement  supérieur,  donne  à  Laure 
i  de  l'inclination  pour  lui.  C'est  le  premier  amour  qu'elle  ait 
jamais  ressenti.  Quand  il  se  résigne  à  écouter  les  cyniques 
suggestions  de  la  marquise,  la  courtisane  le  repousse  donc  et 
lui  laisse  entrevoir  le  motif,  si  honorable,  de  sa  pudeur  nou- 
velle. Il  lui  en  sait  quelque  gré,  sans  perdre  néanmoins  son 
I  attachement  pour  son  ancienne  maîtresse  ;  mais  cette  femme 
j  violente,  qui  se  croit  trahie  au  profit  de  Laure,  tente,  par  tous 
les  moyens,  de  faire  assassiner  sa  rivale. 

Comment  se  développent  cependant  les  sentiments  de 
celle-ci  ?  Son  premier  mouvement,  nous  expose  Jean- Jacques, 
a  été  de  satisfaire  sa  passion  naissante  en  accueillant  son 
galant  visiteur  comme  il  prétendait  l'être  ;  mais  une  situation  si 
nouvelle  à  son  cœur  l'a  presque  aussitôt  conduite  à  ouvrir  les 
yeux  sur  elle-même.  Elle  s'est  souvenue  que,  dégradée  par 
son  passé,  elle  ne  pouvait  connaître  le  véritable  amour  que 
pour  en  regretter  les  délices.  A  ce  moment  ont  commencé  ses 
longues  peines  et  s'est  terminé  son  bonheur  d'un  moment. 
Elle  refuse  les  dons  de  Bomston  et  songe  à  réformer  sa  vie, 
mais  par  désespoir,  elle  continue  quelque  temps  de  mener 
cette  vie  honteuse  et  le  dédain  qu'elle  a  conçu  pour  elle-même 
rejaillit  désormais  sur  ses  amants  de  hasard.  L'affreuse  tris- 
tesse de  l'opprobre  qui  se  connaît  et  ne  peut  se  fuir,  l'indigna- 
tion d'un  cœur  qui  s'honore  encore  et  se  voit  à  jamais  désho- 
noré, tout  verse  pour  elle  l'ennui  et  le  remords  sur  des  plaisirs 
;  que  son  amour  condamne.  La  douleur  la  consume  et  les  entre- 
tiens d'Edouard  l'encouragent  à  revenir  aux  voies  de  la  vertu. 
Quelle  action  n'exercent  point  en  effet  ces  conversations 
l' parties  d'une  bouche  aimée  et  pénétrant  un  cœur  bien  né  que 


384  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

le  sort  accabla  mais  que  la  Nature  avait  formé  pour  l'honnête 
et  le  bon.  —  Elle  décide  enfin  de  se  réformer  coûte  que  coûte  : 
«  Je  serai  toujours  méprisée,  se  dit-elle,  mais,  du  moins,  je  ne 
mériterai  plus  de  l'être.  Je  ne  me  mépriserai  plus.  Que  m'im- 
portent les  dédains  de  toute  la  terre  quand  Edouard  m'esti- 
mera !  Qu'il  voie  son  ouvrage  et  qu'il  s'y  complaise  !  Seul,  il 
me  dédommagera  de  tout  !  Oui,  donnons  au  cœur  qu'il 
enflamme  une  habitation  plus  pure.  Sentiment  délicieux  qui 
me  pénètre,  je  ne  profanerai  plus  tes  transports  !  Je  ne  puis 
être  heureuse.  Je  ne  le  serai  jamais,  je  le  sais.  Hélas,  je  suis 
indigne  des  caresses  de  l'amour.  Mais  je  n'en  souffrirai  jamais 
d'autres.  » 

Elle  se  jette  alors  dans  un  couvent,  sans  toutefois  y  prendre 
le  voile.  —  Et  le  souvenir  de  Louise  de  La  Vallière  a  certaine- 
ment effleuré  ici  la  pensée  de  l'auteur  quoiqu'il  nous  décrive 
une  La  Vallière  grandie  dans  un  milieu  social  infiniment 
plus  bas  et  soumise  à  de  bien  autres  dégradations  préalables 
que  la  favorite  de  Louis  XIV.  —  Bomston  va  la  visiter  dans  sa 
retraite  qui  la  rend  heureuse,  car  elle  se  sent  dans  un  état  de 
vertu  vers  lequel  on  remonte  rarement  des  bas-fonds  qui  l'ont 
trop  longtemps  retenue.  Elle  peut  désormais  se  dire  :  «  Je 
suis  honnête.  Une  homme  vertueux  s'intéresse  à  moi.  C'est 
l'amour  qui  m'élève  et  m'honore;  c'est  lui  qui  m'arrache  au 
crime  et  à  l'opprobre.  Il  ne  peut  plus  sortir  de  mon  cœur 
qu'avec  la  vertu.  Edouard,  quand  je  reviendrai  méprisable, 
j'aurai  cessé  de  t' aimer  I  » 

Telle  est  la  situation,  fort  délicate  en  effet,  que  Saint-Preux 
reçoit  la  mission  de  régler  et  qui  va  nous  révéler  en  lui  cette 
force  d'âme  dont  nous  n'avons  eu  que  trop  sujet  de  douter 
tant  qu'il  s'est  agi  de  ses  propres  amours.  Bomston  songe 
sérieusement  à  épouser  Laure  ;  il  fait  en  outre  remarquer  à 
son  jeune  ami  (qui  a  juré  de  ne  jamais  le  quitter),  que  cette 
solution  serait  le  seul  moyen,  pour  eux  deux,  de  vivre  à  Cla- 
rens  auprès  de  Julie.  Si  en  effet  le  pair  d'Angleterre  n'est  pas 
tenu  éloigné  de  sa  patrie  par  ce  mariage  plus  qu'inégal,  il  y 
retournera  sans  faute  pour  y  contracter  une  union  conforme 


LE     ROMANTIQUE  385 

à  son  rang  et  Saint-Preux  devra  donc  habiter  la  Grande-Bre- 
tagne. Mais  cette  considération,  —  quelque  peu  forcée,  il 
faut  en  convenir  —  n'empêche  pas  l'amant  de  Julie  de  rem- 
plir son  devoir  amical.  Beaucoup  moins  indulgent  à  la  cour- 
tisane amoureuse  que  les  ultérieures  générations  romantiques 
aux  Marion  Delorme  ou  aux  Marguerite  Gautier  de  l'avenir, 
il  décide  nettement  contre  Laure  :  il  déconseille,  il  interdit 
même  à  Bomston  un  mariage  dégradant  pour  celui-ci  et  jus- 
tifie donc,  après  coup,  par  ce  signalé  service,  les  précédentes 
générosités  de  l'Anglais  à  son  égard. 

Il  est  vrai  que  dans  VHéloïse,  nous  constatons  que  Jean- 
Jacques  destinait  un  autre  personnage,  et  non  le  moindre, 
à  prendre  en  mains  la  cause  de  la  belle  repentie.  C'est  en 
effet  Julie  elle-même  qui  désapprouve  la  sentence  rendue  par 
son  amant.  Beaucoup  moins  attachée  au  préjugé  sur  ce  point, 
par  souvenir  de  sa  propre  défaillance,  elle  s'imagine  de  loin, 
que  Saint-Preux  va  donner  sans  faute  une  pleine  adhésion 
au  généreux  projet  de  Bomston,  et,  d'avance,  elle  ratifie 
pleinement  ce  verdict  du  cœur  :  «  Du  sein  du  vice  et  de  l'op- 
probre, tirer  le  bonheur  et  la  vertu,  écrit-elle  I  Délivrer  un 
ami  d'un  monstre  (la  marquise)  en  lui  créant  pour  ainsi  dire 
une  compagne,  infortunée,  il  est  vrai,  mais  aimable,  honnête 
même  ;  au  moins  si,  comme  j'ose  le  croire,  on  peut  le  rede- 
venir... Lady  Bomston  viendra  donc  ici!...  Après  tout,  quel 
prodige  ne  doit  pas  être  cette  étonnante  fille  que  son  éduca- 
tion perdit,  que  son  cœur  a  sauvée  et  pour  qui  V amour  fut  la 
route  de  la  vertu  !  »  Rien  de  plus  platonique  en  effet  qu'une 
semblable  conception  de  la  vie  !  «  Qui  doit  l'admirer  plus  que 
moi  qui  fis  tout  le  contraire,  poursuit  M^^^  ^q  Wolmar,  et  que 
mon  penchant  seul  égara  quand  tout  concourait  à  me  bien 
conduire.  Je  m'avihs  moins,  il  est  vrai.  Mais  me  suis-je  élevée 
comme  elle  ?...  Du  dernier  degré  de  la  honte  elle  a  su  remonter 
au  premier  degré  de  l'honneur  ;  elle  est  plus  respectable  cent 
fois  que  si  jamais  elle  n'eût  été  coupable  !  Elle  est  sensible  et 
vertueuse.  Que  lui  faut-il  de  plus  pour  nous  ressembler? 
S'il  n'y  a  point  de  retour  aux  fautes  de  la  jeunesse,  quel  droit 


386  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

ai-je  à  plus  d'indulgence  ?»  —  Tel  est  du  moins  le  discours  que 
tient  à  Julie  ssl  raison  (!).  Mais  son  cœur  murmure  contre  les 
arguments  qu'elle  vient  de  formuler,  sans  qu'elle  parvienne  à 
s'expliquer  ce  murmure  :  «  O  l'opinion,  l'opinion  !  soupire-t-elle 
alors,  toujours  elle  porte  à  V injustice  !  »  Ce  serait  donc  le 
cœur  et  non  la  raison  qui  serait  l'organe  élaborateur  de  l'opi- 
nion et  la  raison  aurait,  pour  une  fois,  raison  contre  le  cœur  ? 
Voilà  qui  est  fort  inattendu  sous  la  plume  de  Rousseau,  il  faut 
en  convenir  I 

Mais  Claire,  qui  décide  comme  Saint-Preux  en  cette  occur- 
rence, entreprend  d'expliquer  à  son  amie  un  si  peu  intelli- 
gible murmure  :  «  Ne  sais-tu  pas,  lui  écrit-elle,  que  l'air  qui 
t'entoure  est  mortel  à  Vinfamie  ?  La  malheureuse  Laure 
oserait-elle  mêler  son  haleine  à  la  tienne  ?...  Je  ne  méprise 
point  Laure.  A  Dieu  ne  plaise.  Au  contraire,  je  l'admire  et  je 
la  respecte  d'autant  plus  qu'un  pareil  retour  est  héroïque  et 
rare.  En  est-ce  assez  pour  autoriser  les  comparaisons  basses 
avec  lesquelles  tu  t'oses  profaner  toi-même  ?  Comme  si,  dans 
ses  plus  grandes  faiblesses,  le  véritable  amour  ne  gardait 
pas  la  personne  [?]  et  ne  rendait  pas  l'honneur  plus  jaloux  [??] 
Crois-moi,  mon  ange,  il  faut  respecter  Laure  et  ne  la  point 
voir  !  »  Ce  sera  donc  un  respect  singulièrement  exprimé  dans 
les  faits  I  Le  moindre  sens  logique  engagera  les  lecteurs  et 
continuateurs  de  Rousseau  à  le  témoigner  plus  franchement, 
dans  l'occasion,  à  qui  le  mérita  si  bien  ! 

Laure  tranche  à  la  fin  la  difficulté  en  prononçant  sur  son 
propre  destin  dans  le  sens  de  M"^®  d'Orbe  et  de  Saint-Preux, 
—  qui  tient  donc  en  ceci,  de  façon  fort  imprévue,  le  rôle  que 
jouera  dans  la  pièce  de  Dumas  fils,  le  père  d'Armand  Duval, 
l'homme  au  chapeau  sur  la  tête  !  —  Elle  entre  en  religion 
et  fait  connaître  cette  résolution  à  Edouard  en  ces  termes  : 
«  L'amour  a  vaincu.  Vous  avez  voulu  m'épouser.  Je  suis  con- 
tente. Votre  ami  m'a  dicté  mon  devoir.  Je  le  remplis  sans 
regret.  En  vous  déshonorant,  j'aurais  été  malheureuse;  en 
vous  laissant  votre  gloire,  je  crois  la  partager.  Le  sacrifice  de 
tout  mon  bonheur  à  un  devoir  si  cruel  me  fait  oublier  la  honte 


LE     ROMANTIQUE  387 

de  ma  jeunesse.  Adieu  I  Dès  cet  instant  je  cesse  d'être  en 
votre  pouvoir  et  au  mien...  Ne  donnez  à  nulle  autre  une  place 
que  je  n'ai  pu  remplir.  Écoutez  mon  dernier  vœu.  Il  fut  au 
monde  un  cœur  fait  pour  vous,  et  c'était  celui  de  Laure  !  » 
Cette  dernière  exigence,  aussi  peu  humble  que  peu  vérita- 
blement tendre,  nous  gâte  un  dénouement  qui  serait  irrépro- 
chable sans  cela.  Mais  elle  a  peut-être  pour  objet  de  permettre 
à  Bomston,  et  par  conséquent  à  Saint-Preux,  le  séjour  de 
Glarens. 

Jean- Jacques  a  longtemps  médité  d'écrire  un  autre  roman 
que  ceux  de  Saint-Preux  et  de  Bomston  :  c'est  celui  d'Émiley 
déjà  marié  sans  encombre  vers  la  fin  du  livre  qui  porte  son 
nom  à  l'aimable  Sophie,  et,  par  conséquent,  ce  sera  cette  fois 
un  roman  de  l'adultère.  Le  titre  en  devait  être  :  Emile  et  Sophie 
ou  les  solitaires,  et  quelques-unes  de  ses  pages  ont  pris  place 
au  terme  du  célèbre  traité  d'éducation  de  Rousseau,  afin 
d'en  augmenter  le  ragoût.  Ce  sont  deux  lettres,  dont  la 
seconde  est  inachevée.  Emile  les  adresse  à  son  précepteur, 
et,  semble-t-il,  après  la  réhabilitation  morale  et  la  mort  de 
Sophie,  son  infidèle  épouse.  Nous  y  apprenons  en  effet  que 
Sophie,  malgré  son  éducation  naturelle,  malgré  celle  de  son 
époux,  a  trahi  la  foi  jurée  à  ce  dernier.  La  première  lettre  du 
mari  trompé  nous  expose  qu'après  avoir  eu  un  fils,  la  jeune 
femme  avait  mis  au  monde  une  fille  qu'elle  perdit  presque 
aussitôt.  Afin  de  distraire  son  chagrin,  Emile  a  décidé  de  la 
conduire  dans  la  capitale,  en  compagnie  d'un  ménage  ami. 
«  Ce  gouffre  de  préjugés  et  de  vices  »  n'a  point  tardé  à  relâcher 
leur  intimité  conjugale  et  chacun  d'eux  s'est  créé  une  exis- 
tence indépendante.  Alors  Sophie,  méchamment  poussée  vers 
la  chute  par  une  femme  jalouse  de  sa  vertu  et  de  son  bonheur, 
a  succombé  à  la  tentation  des  sens  :  «  Arrêtez,  dira-t-elle  bien- 
tôt avec  une  entière  franchise  à  son  époux  qui  réclame  ses 
droits  !  Sachez  que  je  ne  vous  suis  plus  rien.  Un  autre  a  souillé 
votre  lit  !  Je  suis  enceinte.  Vous  ne  me  toucherez  de  ma  vie  I  » 
,  Anéanti  par  cette  révélation  inopinée,  Emile  s'éloigne  alors 
;  de  la  coupable  en  lui  laissant  leur  jeune  fils.  Il  entreprend  de 


388  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

lointains  voyages.  — La  seconde  lettre  décrit  le  commencement 
de  ces  voyages  et  rappelle  d'assez  près  le  roman  d'Ibrahim,  le 
plus  agréable  de  ceux  que  composa  Madeleine  de  Scudéry,  sur- 
tout par  la  façon  dont  Emile,  captif  des  Barbaresques,  devient 
le  favori  du  Dey  d'Alger  après  une  révolte  d'esclaves  qui  a  eu 
pour  résultat  de  le  distinguer  de  ses  compagnons  de  chaînes 
aux  yeux  de  leur  maître  commun.  Rousseau  n'a  pas  poussé 
plus  loin  l'exécution  de  ce  roman  projeté. 

Mais,  durant  les  derniers  mois  de  sa  vie,  il  pria  Bernardin  de 
Saint-Pierre  d'en  continuer  la  rédaction  à  sa  place  et  lui  com- 
muniqua le  plan  de  l'ouvrage.  Bernardin  se  déroba  toutefois 
parce  qu'il  croyait,  dit-il,  avoir  un  meilleur  thème  à  traiter 
dans  l'histoire  de  Jeanne  d'Arc,  certes  tout  à  fait  dépourvue 
d'analogie  avec  celle  que  son  maître  lui  proposait  d'écrire. 
Il  nous  a  néanmoins  conservé  les  confidences  de  son  compa- 
gnon de  promenades  à  ce  sujet.  —  Mis  en  liberté  par  le  Dey 
d'Alger,  Emile  voyage  à  pied  et  sans  argent  à  travers 
l'Afrique  (réminiscence  du  Polexandre,  ainsi  que  ce  qui  suit). 
Ses  observations,  ses  connaissances  dans  les  arts  et  dans  la 
nature  le  font  chérir  de  toutes  les  nations  sauvages  qu'il 
visite.  Il  est  jeté  par  un  naufrage  dans  une  île  qui  semble 
déserte,  mais  où  se  produit,  par  l'intercession  de  la  Vierge, 
un  miracle  permanent,  qui  s'expliquera  bientôt  le  plus  natu- 
rellement du  monde.  Dans  une  chapelle  érigée  sur  le  rivage 
de  cette  île,  les  voyageurs  altérés  trouvent  toujours  des 
rafraîchissements  qui  les  attendent.  Or  c'est  un  Espagnol, 
occupant  de  l'île,   qui  s'est  imposé  cette  œuvre  charitable. 

Ce  solitaire  a  une  fille  et  désire  bientôt  Emile  pour  son 
gendre.  Mais  celui-ci  objecte  qu'il  est  marié.  Qu'importe  1 
«  L'adultère,  proclame  le  Castillan,  annule  le  mariage  !  »  La 
nouvelle  union  se  fait  donc,  et  la  compagne  du  voyageur  le 
distrait  par  des  déguisements  variés,  par  des  chants  que  réper- 
cutent les  échos  du  rivage  ;  il  y  trouve  l'agréable  impression 
que  plusieurs  personnes  chantent  des  concerts  à  quatre  par- 
ties (?)  pour  son  plaisir  I  Mais  voici  que  débarque  dans  l'île  la 
fâcheuse  Sophie  en  personne.  Elle  n'a  plus  trouvé  le  repos 


LE     ROMANTIQUE  389 

depuis  sa  faute  et  demande  à  servir,  sa  vie  durant,  le  nouveau 
ménage  afin  d'expier  cette  faute.  Poiir  reconnaître  et  récom- 
penser ce  dévouement  Emile  imite  les  anciens  patriarches. 
Forcé  par  la  nécessité  (?)  il  épouse  à  la  fois  les  deux  femmes  — 
Bernardin  avoue  qu'il  redoutait  particulièrement  d'avoir  à 
développer  ce  passage  !  —  Jamais  Emile  ne  parle  à  Sophie  de 
leur  passé.  Elle  meurt  enfin,  toujours  triste.  Son  crime  fut 
plus  instructif  que  sa  sagesse  et  son  repentir  plus  touchant  que 
sa  vertu,  comme  l'avait  été  le  cas  de  Julie  et  de  Laure.  Dans 
une  lettre  laissée  par  elle  aux  survivants,  ceux-ci  trouvent  une 
ample  explication  de  sa  chute  et  nous  en  ferons  donc  après 
eux  notre  profit. 

C'est  la  vie  dans  le  monde  parisien  qui  a  perdu  l'épouse 
d'Emile.  Une  femme  riche,  jalouse  de  sa  vertu,  avait  formé 
la  résolution  d'y  mettre  un  terme.  Elle  lui  rend  donc  assidû- 
ment visite,  la  comble  de  prévenances  et  de  flatteries.  Pendant 
une  absence  d'Emile,  elle  lui  propose  de  venir  se  distraire 
sous  son  toit  où  elle  met  à  sa  disposition  une  petite  biblio- 
thèque dont  les  livres  sont  gradués  comme  nous  allons  le 
dire  :  les  premiers  parlent  de  la  vertu  ;  les  suivants,  du  senti- 
ment ;  les  autres  de  l'amour  jusqu'aux  images  les  plus  capables 
d'enflammer  les  sens.  La  tentatrice  use  aussi  d'estampes  licen- 
cieuses et  de  tout  ce  que  le  vice  raffiné  a  su  mettre  de  pres- 
tiges à  son  service  :  la  table,  les  parfums  aphrodisiaques,  les 
vins  préparés,  les  bosquets  enchanteurs  !  Dans  ce  décor  savant, 
elle  produit  un  jeune  homme  d'une  figure  charmante,  plein 
de  talent,  malheureux  pour  avoir  aimé  !  Sophie,  ému  par  le 
récit  qu'il  lui  fait  de  sa  passion  (il  aurait  pu  réciter  de  mémoire 
certaines  lettres  de  la  Julie)  entreprend  de  le  consoler.  Le  tête- 
à-tête  fréquemment  renouvelé  et  tant  de  circonstances  réu- 
nies contre  sa  vertu  achèvent  de  la  perdre.  Pour  que  rien  ne 
manque  à  sa  honte,  la  séductrice,  prévenue  du  retour  d'Emile, 
dispose  la  route  de  ce  dernier  à  travers  son  parc  de  façon  qu'il 
soit  le  témoin  de  son  malheur  !  —  (Dans  cette  version,  il 
n'était  donc  plus  besoin  de  l'aveu,  si  crû,  de  Sophie  qu'on  peut 
lire  aux  dernières  pages  de  V Emile.) 


390  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Voilà  ce  qui  fut  exposé  à  Bernardin  par  le  romancier  de  la 
Julie  et,  certes,  un  pareil  scénario  ne  marquait  pas  un  pro- 
grès sur  celui  qu'il  avait  imaginé  vers  1756  pour  attendrir  ses 
lecteurs.  L'auteur  de  Paul  et  Virginie  secoua  donc  la  tête  à  cette 
communication  singulière.  Il  objecta  que  le  lecteur  ne  man- 
querait pas  de  se  dire  :  «  Est-ce  donc  là  le  fruit  d'une  éduca- 
tion naturelle  ?  —  «  Ce  sujet  est  utile,  ripostait  obstinément 
Jean-Jacques.  Il  ne  suffît  pas  de  se  préparer  à  la  vertu.  Il 
faut  se  garantir  du  vice  et  les  femmes  ont  encore  plus  à  se 
méfier  des  femmes  que  des  hommes  !  —  Je  crains,  insistait 
alors  Saint-Pierre,  que  les  fautes  de  Sophie  ne  soient  plus  con- 
traires aux  mœurs  que  l'exemple  de  sa  vertu  ne  leur  sera  pro- 
fitable. Son  repentir  pourrait  être  plus  touchant  que  son  inno- 
cence. [Et  Jean- Jacques  venait  de  l'affirmer,  car  tel  était  bien 
le  principe  de  sa  morale  erotique.]  Un  pareil  effet  ne  serait  pas 
sans  danger  pour  la  morale  »,  concluait  son  disciple  plus  hési- 
tant mais  sans  parvenir  à  le  convaincre  K 

1.  Le  professeur  Prévost,  de  Genève,  a  confirmé,  dans  une  leUre  aux 
Archives  littéraires  de  1804,  que  Rousseau  lui  avait  exposé  avec  moins  de 
détail,  mais  tout  à  fait  dans  le  même  sens,  la  série  d'événements  qu  il 
avait  imaginés  pour  remplir  le  roman  des  Solitaires  ;  il  ajoutait  que, 
non  seulement  l'élève  de  la  Nature  devait  pardonner  à  sa  compagne  une 
faute  involontaire,  expiée  par  les  peines  les  plus  cruelles  et  effacées  par  le 
repentir,  mais  qu'il  estimerait  et  honorerait  désormais  mieux  que  jamais 
en  elle  des  vertus  dont  il  n'avait  qu'une  faible  idée  avant  qu'elles  eussent 
trouvé  l'occasion  de  se  développer  dans  toute  leur  étendue  !  De  telles  leçons 
étaient-elles  cette  fois  encore  destinées  aux  Français  plutôt  qu'aux  Genevois, 
parce  que  l'adultère  trouvait  dans  notre  pays  trop  de  complaisances  ? 


CHAPITRE   II 

LES   ÉCRITS   OUVERTEMENT 
AUTOBIOGRAPHIQUES 


Pendant  la  crise  de  suspicion  morbide  contre  les  Jésuites 
qui  secoua  l'hôte  du  petit  château  de  Montmorency,  quelques 
mois  avant  la  publication  de  V Emile,  le  président  de  Males- 
herbes,  directeur  de  la  Librairie,  prit  la  peine  de  venir  le  visi- 
ter afin  de  calmer  ses  terreurs  sans  causes  :  «  Il  en  vint  à  bout, 
lisons-nous  dans  les  Confessions,  et,  ma  parfaite  confiance  en 
sa  droiture  l'ayant  emporté  sur  l'égarement  de  ma  pauvre 
tête,  rendit  efiîcace  tout  ce  qu'il  fit  pour  m'en  ramener... 
Après  ce  qu'il  avait  vu  de  mes  angoisses  et  de  mon  délire,  il 
était  naturel  qu'il  me  trouvât  très  à  plaindre.  Ainsi  fit-il. 
Les  propos  incessamment  rebattus  de  la  cabale  philosophique 
qui  l'entourait  lui  revinrent  à  l'esprit.  Quand  j'allai  vivre  à 
l'Ermitage,  ils  publièrent  que  je  n'y  tiendrais  pas  longtemps. 
Quand  ils  virent  que  je  persévérais,  ils  dirent  que  c'était  par 
obstination,  par  orgueil,  par  honte  de  m'en  dédire,  mais  que 
je  m'y  ennuyais  à  périr  et  que  j'y  vivais  très  malheureux. 
M.  de  Malesherbes  le  crut  et  me  l'écrivit.  Sensible  à  cette 
erreur  dans  un  homme  pour  qui  j'avais  tant  d'estime,  je  lui 
adressai  quatre  lettres  consécutives  où,  lui  exposant  les  vrais 
motifs  de  ma  conduite,  je  lui  décrivais  fidèlement  mes  goûts. 


392  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

mes  penchants,  mon  caractère  et  tout  ce  qui  se  passait  dans 
mon  cœur...  Je  gémissais,  en  me  sentant  défaillir,  de  penser 
que  je  laissais  dans  l'esprit  des  honnêtes  gens  une  opinion  de 
moi  si  peu  juste,  et,  par  l'esquisse  tracée  à  la  hâte  dans  ces 
quatre  lettres,  je  tâchais  de  suppléer  en  quelque  sorte  aux 
mémoires  que  j'avais  projetés.  »  Donc,  ce  fut  au  lendemain 
d'une  de  ses  crises  les  plus  évidemment  pathologiques,  ce 
fut  pour  réfuter  la  conviction  de  tous  ses  amis  qui  attribuaient 
ces  paroxysmes  émotifs  à  l'influence  fâcheuse  exercée  sur  son 
état  d'esprit  par  la  solitude,  ce  fut  enfin  pour  interpréter  sa 
retraite  champêtre  comme  un  procédé  de  communication 
plus  facile  avec  le  Dieu-Nature,  son  Allié  de  l'Au-delà,  prêt  à 
verser  sur  lui  ses  faveurs,  qu'il  entra,  par  une  première  ébauche 
des  Confessions,  dans  la  voie  de  ces  confidences  autobiogra- 
phiques qui  devaient  former  la  principale  occupation  de  sa 
vieillesse  et  la  source  de  sa  plus  durable  influence  morale. 


LES    LETTRES    AU    PRESIDENT    DE    MALESHERBES 


Ces  lettres  sont  un  charme  pour  l'oreille  et  souvent  un 
régal  pour  l'esprit.  Leur  auteur  les  donne  comme  «  la  seule 
chose  qu'il  ait  écrite  avec  facilité  dans  toute  sa  vie  ».  C'était 
en  effet  la  première  fois  qu'il  parlait  de  lui  sans  ambages 
et  sans  contrainte  ;  de  là  sans  doute  leur  attrait  d'incompa- 
rable séduction. 

Dans  celle  qui  est  datée  du  4  janvier  1762,  Rousseau  rétracte 
nettement  les  prétentions  plutarchiennes  qu'il  avait  affichées 
au  lendemain  de  son  prix  académique,  en  1750.  Couvrant  sa 
retraite  d'une  attitude  assez  rogue  encore,  il  expose,  de  façon 


LE     ROMANTIQUE  393 

s()ii\  craincment  habile,  le  retour  dessiné  par  lui  cinq  ans  plus 
lot  vers  la  conception  romanesque  et  mystique  de  l'existence 
(jui  était  son  fond  véritable  et  que  VHéloïse  venait  de  mani- 
fester au  grand  jour,  avec  un  succès  qui  le  dispensait  de  la 
dissimuler  désormais  :  «  Quoique  je  haïsse  souverainement 
l'injustice  et  la  méchanceté,  écrit-il  [allusion  aux  violences 
de  ses  Discours]^  cette  passion  n'est  pas  assez  dominante  pour 
me  déterminer  seule  à  fuir  la  société  des  hommes  si  j'avais, 
en  les  quittant,  quelque  grand  sacrifice  à  faire.  Non,  mon 
motif  est  moins  noble  et  plus  près  de  moi...  Je  trouve  mieux 
mon  compte  avec  les  êtres  chimériques  que  je  rassemble  autour 
de  moi  qu'avec  ceux  que  je  vois  dans  le  monde.  La  société 
dont  mon  imagination  fait  les  frais  dans  ma  retraite  achève 
de  me  dégoûter  de  toutes  celles  que  j'ai  quittées  !  » 

Son  dégoût  pour  les  hommes,  explique-t-il  encore,  lui  vient 
principalement  de  cet  indomptable  esprit  de  liberté  que  rien 
n'a  pu  vaincre  ;  mais  il  reconnaît  que  cet  esprit  de  liberté 
procède  moins  d'orgueil  en  lui  que  de  paresse,  d'une  paresse 
qui  atteint  même  des  proportions  incroyables.  Et  voilà  pour- 
quoi l'intime  amitié  lui  est  si  précieuse  (à  l'en  croire).  Il  n'y  a 
plus  de  devoir  pour  elle  !  On  suit  son  cœur  et  tout  est  fait  !  — 
Assez  mal  fait  le  plus  souvent  dans  son  cas,  par  malheur,  ainsi 
que  nous  l'avons  trop  souvent  constaté  I  Mais  telle  est  bien 
en  effet  la  devise  de  ceux  que  le  docteur  Janet  nous  décrivait 
plus  haut  sous  le  nom  de  maniaques  de  l'amour.  —  «  Je  me 
sens  le  cœur  ingrat  par  cela  seul  que  la  reconnaissance  est  un 
devoir,  »  ajoute,  de  façon  plus  topique  encore,  le  correspon- 
dant de  Malesherbes  (et  il  reparlera  plus  loin  de  son  ingrati-. 
tude  naturelle  !).  «  Vous  me  direz,  monsieur,  conclut-il  en  ter- 
minant ce  premier  chapitre  de  sa  longue  confession  au  public, 
vous  me  direz  que  mon  indolence  supposée  s'accorde  mal 
avec  les  écrits  que  j'ai  composés  depuis  dix  ans,  avec  ce  désir 
de  gloire  qui  a  dû  m'exciter  à  les  publier  !  »  Et  il  remet  à  une 
prochaine  lettre  d'expliquer  cette  contradiction  apparente. 

C'est  le  12  janvier  qu'il  reprend  la  plume  et  revient  à 
s'analyser  avec  complaisance  sous  les  yeux  de  son  correspon- 


394  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

dant  bénévole.  Une  âme  paresseuse  qui  s'effraye  de  tout  soin, 
dit-il,  et  d'autre  part  un  tempérament  ardent,  bilieux,  facile  à 
affecter,  sensible  au  plus  haut  degré  à  tout  ce  qui  l'affecte 
(comme  la  preuve  en  vient  d'être  donnée  par  l'affaire  des 
Jésuites),  voilà  bien  deux  dispositions  mentales  qui  semble- 
raient ne  pouvoir  s'allier  dans  le  même  caractère.  Elles 
forment  cependant  le  fond  même  du  sien.  Il  explique  cette 
singularité  par  ses  lectures  d'enfance  ^  ainsi  qu'il  le  fera  plus 
amplement  dans  ses  Confessions.  Dès  six  ans,  Plutarque  lui 

1.  On  lira  peut-être  ici  avec  quelque  intérêt  une  jolie  définition  de  la 
rêverie  romanesque  qui  se  rencontre  dans  la  Clélie  de  Madeleine  de  Scu- 
déry  (Edition  de  1662.  Livre  II,  2"  partie,  p.  800  à  802).  Jean-Jacques 
enfant  mais  surtout  adolescent ,  dut  la  méditer  avec  prédilection  :  «  Il 
«  n'appartient  qu'à  ceux  qui  ont  le  cœur  tendre,  dit  Bérélise,  fille  noble 
«  d'Agrigente,  de  connaître  les  plaisirs  d'une  certaine  espèce  de  rêverie  douce 
«  qui  occupe  et  qui  divertit  l'esprit,  qui  séduit  même  quelquefois  si  douce- 
«  ment  la  raison  qu'elle  donne  mille  plaisirs  qu'on  ne  saurait  définir.  Il 
«  n'appartient  pas  à  toutes  sortes  de  gens  de  se  mêler  de  rêver  ;  il  y  en  a 
«  beaucoup  qui  en  parlent  et  qui  ne  savent  ce  que  c'est  que  de  laisser 
«  insensiblement  égarer  son  esprit  en  l'abandonnant  plutôt  aux  mouve- 
«  ments  de  son  cœur  qu'à  la  conduite  de  cette  impérieuse  raison  qui  veut  qu'on 
«  ne  pense  rien  quelle  n'ait  approuvé.  Car,  pour  rêver  doucement,  il  faut 
«  laisser  errer  son  esprit  et  le  laisser  aller  sur  sa  foi.  Il  faut  être  seul  ; 
«  il  faut  être  aux  champs  ;  il  faut  avoir  quelque  chose  dans  l  âme  qui  ne 
«  déplaise  pas  {k  savoir  l'amour,  naturellement,  comme  il  est  d'ailleurs  pré- 
ce  cisé  un  peu  plus  loin) .  Il  faut  être  d  un  tenapérament  un  peu  mélancolique  : 
«  il  faut  vouloir  ne  penser  à  rien  et  penser  pourtant  à  quelque  chose,  ou 
«  vouloir  penser  à  quelque  chose  et  ne  penser  pourtant  à  rien  !  Il  faut 
«  être  capable  d'un  certain  endormissement  [sic]  des  sens  qui  fasse  qu'on 
«  croie  presque  songer  les  choses  à  quoi  l'on  pense  ;  et  il  faut  enfin  que 
«  l'usage  de  la  raison  soit  suspendu  jusques  au  point  qu'on  ne  sache 
«  presque  où  l'on  est  !  Il  faut,  dis-je,  qu'on  n'entende  que  confusément  le 
«  chant  des  oiseaux  ou  le  bruit  des  fontaines  et  que  les  yeux  même  ne 
((  voient  pas  distinctement  la  diversité  des  objets.  —  Ah,  Bérélise,  s'écria 
«  Cléodamas,  vous  avez  trop  bien  dit  comment  il  faut  rêver  pour  n'avoir 
«  jamais  rêvé  1  —  Si  la  rêverie  était  un  crime,  répliqua-t-elle,  je  ne  tombe- 
«  rais  pas  d'accord  de  la  connaître  :  mais  comme  c'est  le  plus  innocent  de  tous 
«  les  plaisirs,  j'avoue  que  je  le  connais  et  que  je  le  préfère  quelquefois  à 
«  celui  que  peut  donner  une  grande  compagnie  !  »  Mais  c'est  encore  ici  de 
la  rêverie  classique  ou  cartésienne  si  l'on  peut  dire ,  par  comparaison 
avec  celle  que  Rousseau  va  nous  décrire. 


LE     ROMANTIQUE  395 

tomba  sous  la  main,  dit-il,  et,  à  huit  ans,  il  le  savait  par  cœur, 
en  même  temps  qu'il  avait  déjà  lu  tous  les  romans  et  versé 
sur  eux  des  seaux  de  larmes  bien  avant  l'âge  où  le  cœur  prend 
intérêt  aux  romans  :  «  De  là  se  forma  dans  le  mien  ce  goût 
héroïque  et  romanesque  qui  n'a  fait  qu.' augmenter  jusqu'à 
présent  et  qui  acheva  de  me  dégoûter  de  tout  hors  de  ce  qui 
ressemblait  à  mes  folies  !  Dans  ma  jeunesse,  je  croyais  trouver 
dans  le  monde  les  mêmes  gens  que  j'avais  connus  dans  mes 
livres.  J'ai  perdu  l'espoir  de  les  trouver  et  par  conséquent  le 
zèle  de  les  chercher.  J'étais  actif,  parce  que  j'étais  fou  !  »  Mais 
à  la  longue,  aigri  par  l'injustice  (Venise),  affligé  des  désordres 
où  l'exemple  et  la  force  des  choses  l'avaient  entraîné  lui-même 
(exposition  des  enfants),  il  a  pris  en  mépris  ses  contemporains 
et  son  siècle  :  «  J'ai  peu  à  peu  détaché  mon  cœur  de  la  société 
des  hommes  et  je  m'en  suis  fait  une  autre  dans  mon  imagina- 
tion, laquelle  m'a  d'autant  plus  charmé  que  je  la  pouvais 
cultiver  sans  peine,  sans  risques  [?]  et  la  trouver  toujours  sûre 
et  telle  qu'il  me  la  fallait  !  » 

Il  n'en  était  pas  moins  resté  mécontent  de  lui  et  des  autres 
pendant  quarante  années  de  sa  vie,  lorsqu'un  hasard  heureux 
(il  n'en  est  pas  encore  à  maudire  sa  subite  vocation  littéraire) 
le  vint  éclairer  sur  ce  qu'il  avait  à  faire  pour  lui-même  et  à 
penser  de  ses  semblables,  au  sujet  desquels  son  cœur  avait  été 
jusque-là  en  contradiction  incessante  avec  son  esprit.  Il 
raconte  alors,  de  la  façon  la  plus  intéressante  pour  nous,  sa 
crise  émotive  de  l'avenue  de  Vincennes  en  1749  et  la  résolu- 
tion qu'il  forma  de  traiter  la  question  posée  par  l'Académie 
de  Dijon.  Une  foule  de  grandes  vérités  l'assaillit  sous  l'arbre 
fatidique  ;  il  pensa  désormais  de  ses  frères  en  humanité  que, 
bons  naturellement,  leurs  institutions  sociales  seules  en  avaient 
fait  des  méchants  ;  il  jugea  que  pour  lui-même  une  réforme 
morale  s'imposait.  Il  prit  donc  brusquement  ce  dernier  parti 
et  croit  l'avoir  soutenu  depuis  lors  avec  une  fermeté  dont  seul 
11  connaît  tout  le  mérite,  connaissant  seul  les  obstacles  dont  il 
a  dû  triompher  :  «  Je  sens  bien  pourtant,  conclut-il  avec 
franchise,  que,  depuis  dix  ans  j'ai  un  peu  dérivé.  Mais  si  j'esti- 


396  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU  j 

mais  seulement  en  avoir  quatre  encore  à  vivre,  on  me  verrait 
donner  une  deuxième  secousse  et  remonter  tout  au  moins  à 
mon  premier  niveau  !  » 

Sa  troisième  lettre,  la  plus  séduisante  de  toutes  et  Tune 
des  sources  essentielles  de  l'esthétique  du  romantisme,  décrit 
enfin  avec  quelque  détail,  après  les  allusions  des  deux  autres, 
les  plaisirs  Imaginatifs  de  ses  promenades  solitaires  et  tout  ce 
monde  de  rêve  dont  il  s'est  fait  une  société  selon  son  cœur  : 
«  J'allais,  d'un  pas  tranquille,  chercher  quelque  lieu  sauvage 
dans  la  forêt  (de  Montmorency)...  L'or  des  genêts  et  la  pourpre 
des  bruyères  frappait  mes  yeux  d'un  luxe  qui  touchait  mon 
cœur...  Mon  imagination  ne  laissait  pas  longtemps  déserte  la 
terre  ainsi  parée.  Je  la  peuplais  bientôt  d'êtres  selon  mon 
cœur...  Je  transportais,  dans  les  asiles  de  la  Nature,  des 
hommes  dignes  de  les  habiter.  J'en  formais  une  société 
charmante  dont  je  ne  me  sentais  pas  indigne.  Je  me  faisais 
un  siècle  d'or  à  ma  fantaisie  et,  remplissant  ces  beaux  jours 
de  toutes  les  scènes  de  ma  vie  qui  m'avaient  laissé  de  doux 
souvenirs  et  de  toutes  celles  que  mon  cœur  pouvait  désirer 
encore,  je  m'attendrissais  jusqu'aux  larmes  sur  les  vrais  plaisirs 
de  l'humanité,  plaisirs  si  délicieux,  si  purs  et  qui  sont  désor- 
mais si  loin  des  hommes  !  »  Ce  «  désormais  »  fait  passer  le  rêve 
dans  l'histoire  en  l'élevant  à  la  dignité  d'un  programme 
d'avenir  !  Ces  larmes  ont  été  contagieuses  sans  mesure,  on  le 
sait,  mais  leurs  réveils  ont  été  sanglants  trop  souvent  ! 

Enfin,  de  la  sphère  mystico-romanesque,  cette  âme,  avide 
de  tonique  affectif,  s'élève  avec  nostalgie  dans  la  sphère  plus 
purement  mystique  dont  le  christianisme  a  frayé  les  voies 
devant  ses  adeptes  et  leurs  descendants  modernes  :  «  J'aimais 
à  me  perdre  en  imagination  dans  l'espace...  J'étouffais  dans 
l'univers...  Étourdissante  extase  à  laquelle  mon  esprit  se 
livrait  sans  retenue  et  qui,  dans  l'agitation  de  mes  transports, 
me  faisait  écrier  quelquefois  :  O  grand  Etre,  O  grand  Etre, 
sans  pouvoir  dire  ni  penser  rien  de  plus  !  »  C'est  la  prière 
rousseauiste,  qui  a  trouvé  tant  de  pratiquants,  parce  qu'elle 
n'engage  pas  à  grand'chose  et  réconforte  pourtant  l'impéria- 


LE     ROMANTIQUE  397 

lisme  vital.  —  Ainsi,  achève  le  protégé  de  Malesherbes,  ainsi 
s'écoulaient,  dans  un  délire  continuel,  les  journées  les  plus 
charmantes  que  jamais  créature  humaine  ait  passées.  — 
Mais  nous  en  savons  les  réactions  habituelles  par  les  aveux 
des  Confessions  ;  nous  n'ignorons  pas  que  les  hommes  en  chair 
et  en  os  recevaient  du  rêveur  un  accueil  si  brusque  qu'il 
pouvait  «  porter  le  nom  de  brutal  ».  Et  c'est  ce  que  ses  amis 
(ou  anciens  amis)  suggéraient  à  Malesherbes  quand  ils  lui 
disaient  la  solitude  champêtre  peu  favorable  à  l'équilibre 
intellectuel  du  grand  écrivain. 

Sa  quatrième  lettre,  datée  du  28  janvier  1762,  tire  en 
quelque  sorte  la  conclusion  morale  des  trois  autres.  Sa  paresse 
et  son  appétit  de  rêve  toniflcateur  sont,  dit-il,  les  vrais  motifs 
de  sa  retraite  et  de  toute  sa  conduite  ;  motifs  bien  moins 
nobles  sans  doute  que  ne  les  a  supposés  le  président  (ils  sont 
en  effet  romanesques  beaucoup  plus  que  stoïques)  mais  tels 
pourtant  qu'ils  rendent  le  solitaire  content  de  lui-même,  en  lui 
inspirant  la  fierté  d'âme  d'un  homme  qui  se  sent  bien  ordonné 
(?)  et  qui,  ayant  eu  le  courage  de  faire  ce  qu'il  fallait  pour 
l'être,  croit  pouvoir  s'en  imputer  tout  le  mérite  !  «  Il  dépen- 
dait de  moi,  conclut-il,  non  de  me  faire  un  autre  tempérament 
ni  un  autre  caractère,  mais  de  tirer  parti  de  moi  pour  me 
rendre  bon  à  moi-même  et  nullement  méchant  aux  autres. 
C'est  beaucoup  que  cela,  monsieur,  et  peu  d'hommes  en 
peuvent  dire  autant.  Aussi,  je  ne  vous  déguiserai  point  que, 
malgré  le  sentiment  de  mes  vices,  j'ai  pour  moi  une  haute 
estimée.  »  Il  termine  par  la  déclaration  de  haine  aux  grands  que 
nous  avons  relevée  déjà,  avec  exception,  naturellement, 
pour  ses  hôtes  actuels,  les  Luxembourg  qui  l'ont  aimé  et  qu'il 
aime,  assure-t-il,  en  retour,  croyant  les  payer  largement  par 
là  de  leurs  bienfaits.  «  J'ai  un  cœur  très  aimant...  Je  n'ai  pas 
besoin  d'amis  particuliers,...  mais  quand  j'en  ai,  j'ai  besoin 
de  ne  pas  les  perdre,  car,  quand  ils  se  détachent,  ils  me 
déchirent,  en  cela  d'autant  plus  coupables  que  je  ne  leur 
demande  que  de  l'amitié,  et  que,  pourvu  qu'ils  m'aiment  et 
que  je  le  sache,  je  n'ai  pas  même  besoin  de  les  voir  !  »  En 


398  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

d'autres  termes,  c'est  un  réconfort  pour  son  appétit  de  puis- 
sance sociale  qu'il  en  exige,  avec  refus  d'y  répondre  par  un 
effort  personnel  qui  serait  beaucoup  trop  coûteux  à  sa  foncière 
et  inguérissable  «  paresse  »  d'âme  ou  incapacité  de  vouloir. 


II 


LES    CONFESSIONS 


Nous  ne  parlerons  guère  ici  des  Confessions  que  pour 
mémoire  et  nous  serons  bref  sur  cet  ouvrage  si  connu  dont 
une  bonne  partie  du  présent  volume  a  été  le  commentaire 
moral  ou  psychologique.  La  lecture  en  est  au  plus  haut  point 
attrayante,  surtout  celle  des  six  premiers  livres,  et  c'est  aussi 
le  seul  des  écrits  de  Rousseau  qui  soit  demeuré  véritablement 
populaire.  —  Projetées  avant  1762,  comme  on  le  voit  par  les 
Lettres  à  Malesherbes,  esquissées  ensuite  à  Motiers-Travers, 
leur  première  partie  fut  rédigée  dans  sa  forme  actuelle  en 
Angleterre,  puis  la  seconde  à  Trye  et  en  Dauphiné,  de  1768 
à  1770.  L'auteur  avait  prévu  leur  publication  pour  l'an  1800, 
au  plus  tôt,  en  raison  des  personnalités  qui  les  remplissent  ; 
elles  furent  imprimées  cependant  dès  1781,  pour  la  première 
partie,  dès  1788  pour  la  seconde.  Nous  leur  demanderons  les 
renseignements  qu'elles  fournissent  sur  le  progrès  de  la  manie 
dans  le  cerveau  de  Jean- Jacques  après  1765  ;  car  cette  manie 
va  le  pousser  à  la  plus  soigneuse  élaboration  de  sa  morale 
auto-apologétique  de  vieillesse,  dont  procède  la  morale  roman- 
tique qui  régit  un  si  grand  nombre  de  nos  contemporains. 

Les  déclarations  du  début  sont  dans  toutes  les  mémoires  : 
«  Je  sens  mon  cœur  et  je  connais  les  hommes.  Je  ne  suis  fait 
comme  aucun  de  ceux  que  j'ai  vus  ;  j'ose  croire  n'être  fait 


LE    ROMANTIQUE  399 

comme  aucun  de  ceux  qui  existent.  Si  la  nature  a  bien  fait  de 
briser  le  moule  dans  lequel  elle  m'a  jeté,  c'est  ce  dont  on  ne 
peut  juger  qu'après  m'avoir  lu...  Je  me  suis  montré  tel  que  je 
fus  :  méprisable  et  vil  quand  je  l'ai  été,  bon,  généreux, 
sublime  quand  je  l'ai  été.  J'ai  dévoilé  mon  intérieur  tel  que 
tu  l'as  vu  toi-même,  Etre  éternel  !  Rassemble  autour  de 
moi  l'innombrable  foule  de  mes  semblables.  Qu'ils  écoutent 
mes  confessions,  qu'ils  gémissent  de  mes  indignités,  qu'ils 
rougissent  de  mes  misères  !  Que  chacun  d'eux  découvre  à 
son  tour  son  cœur  au  pied  de  ton  trône  avec  la  même  sincé- 
rité ;  et  puis  qu'un  seul  te  dise  s'il  l'ose  :  «  Je  fus  meilleur 
que  cet  homme-là  !  »  —  Accents  inouïs  dans  le  monde  moral, 
tant  ils  sont  contradictoires  à  la  plus  courte  expérience  de 
la  vie  sociale,  et  qui  ont  eu  la  répercussion  que  l'on  sait  ! 

Pourtant,  après  ce  très  suspect  préambule,  les  six  premiers 
livres  ne  laissent  pour  ainsi  dire  pas  transparaître  l'état 
mental  de  l'auteur  et  cette  manie  des  persécutions  dont 
l'affaire  Hume  venait  de  révéler  en  lui  la  présence  ;  c'est 
qu'elle  n'avait  pas  encore  entièrement  envahi  sa  pensée,  comme 
ce  fut  le  cas  lors  de  son  retour  sur  le  continent.  Cette  manie 
s'étale  au  contraire,  à  mainte  reprise,  vers  la  fin  de  l'ouvrage, 
rédigée  après  la  fuite  en  désordre  que  fut  la  rentrée  en  France 
de  l'hôte  de  Wootton  et  pendant  les  inquiètes  pérégrinations 
qui  suivirent.  C'est  ainsi  qu'on  peut  lire  au  début  du  livre  X^, 
après  le  récit  de  la  crise  provoquée  dans  la  vie  de  l'ermite 
par  sa  passion  pour  M^^^  d'Houdetot  :  «  Je  voyais  approcher 
le  terme  de  ma  carrière  avec  une  sorte  d'empressement. 
Revenu  des  chimères  de  l'amitié,  détaché  de  tout  ce  qui 
m'avait  fait  aimer  la  vie,  je  n'y  voyais  rien  qui  pût  me  la 
rendre  agréable  ;  je  n'y  voyais  plus  que  des  maux  et  des 
misères  qui  m'empêchaient  de  jouir  de  moi.  J'aspirais  au 
I  moment  d'être  libre  et  d'échapper  à  mes  ennemis.  » 

La  haine  sourde  de  ceux-ci  devenait  en  effet  une  haine 
I  active  à  cette  date  :  «  Ce  fut  avec  un  talent  supérieur  que 
I  Grimm,  sentant  l'avantage  qu'il  pouvait  tirer  de  nos  posi- 
(  lions  respectives,  forma  le  projet  de  renverser  ma  réputation 


400  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

de  fond  en  comble  et  de  m'en  faire  une  toute  opposée  sans  se 
compromettre,  en  commençant  par  élever  autour  de  moi  un 
édifice  de  ténèbres  qu'il  me  fût  impossible  de  percer  pour 
éclairer  ses  manœuvres  et  pour  les  démasquer.  »  Cette  entre- 
prise était  cependant  difficile  parce  qu'il  importait  d'en  pal- 
lier l'iniquité  trop  criante  aux  yeux  des  naïfs  dont  on  allait 
réclamer  le  concours  :  «  Il  fallait  tromper  les  honnêtes  gens  ; 
il  fallait  écarter  de  moi  tout  le  monde,  ne  pas  me  laisser  un 
seul  ami,  ni  petit  ni  grand.  Que  dis-je  !  Il  ne  fallait  pas  laisser 
percer  un  seul  mot  de  vérité  jusqu'à  moi.  Si  un  seul  homme 
généreux  fût  venu  me  dire  :  vous  faites  le  vertueux  et  cepen- 
dant voilà  comment  on  vous  traite  et  voilà  sur  quoi  l'on  vous 
juge  ;  qu'avez-vous  à  dire  ?  La  vérité  triomphait  et  Grimm 
était  perdu  !  Il  le  savait.  Mais  il  a  sondé  son  propre  cœur  et 
n'a  estimé  les  hommes  que  ce  qu'ils  valent.  Je  suis  fâché, 
pour  l'honneur  de  l'humanité,  qu'il  ait  calculé  si  juste  !  » 

C'est  pourquoi  les  Confessions,  se  tournant  vers  la  postérité 
moins  prévenue,  n'ont  pas  d'autre  objet  que  de  répondre  à 
l'ensemble  des  accusations  hypothétiques  et  mal  définies 
qui  peuvent  avoir  été  soulevées  dans  l'obscurité  contre  Jean- 
Jacques  par  ses  anciens  amis  de  jeunesse,  après  que  ses  vio- 
lences de  1757  les  eurent  détachés  de  lui  dans  l'espace  de 
quelques  mois,  l'un  après  l'autre  ;  la  principale  de  leurs  accu- 
sations étant  l'exposition  de  ses  enfants  que  le  Sentiment  des 
citoyens  avait  rendue  publique  à  la  fin  de  1764.  Voici  de  cette 
prétendue  campagne  souterraine  une  autre  peinture  signifi- 
cative, qui  se  place  au  début  du  livre  XI P.  «  Ici  commence 
l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel,  depuis  huit  ans,  je  me  trouve 
enseveh  sans  que,  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre, 
il  m'ait  été  possible  d'en  percer  l'effrayante  obscurité.  Dans 
l'abîme  de  maux  où  je  suis  submergé,  je  sens  les  atteintes 
des  coups  qui  me  sont  portés  ;  j'en  aperçois  l'instrument 
immédiat  [et  par  exemple  Thévenin,  le  chamoiseur  de  Gre- 
noble], mais  je  ne  puis  voir  ni  la  main  qui  le  dirige,  ni  les 
moyens  qu'elle  met  en  œuvre.  L'opprobre  et  les  malheurs 
tombent  sur  moi  comme  d'eux-mêmes,  sans  qu'il  y  paraisse. 


LE     ROMANTIQUE  401 

Quand  mon  cœur  déchiré  laisse  échapper  des  gémissements, 
j'ai  l'air  de  me  plaindre  sans  sujet  et  les  auteurs  de  ma  ruine 
ont  trouvé  l'art  inconcevable  de  rendre  le  public  complice 
de  leurs  complots  sans  qu'il  s'en  doute  lui-même  et  sans 
qu'il  en  aperçoive  l'effet  !  En  narrant  donc  les  événements 
qui  me  regardent,  les  traitements  que  j'ai  soufferts  et  tout  ce 
qui  m'est  arrivé,  je  suis  hors  d'état  de  remonter  à  la  main 
motrice  et  d'assigner  les  causes  en  disant  les  faits.  » 

Ces  faits,  il  les  a  marqués  de  son  mieux  dans  trois 
livres  de  ses  Confessions,  depuis  le  IX^  qui  débute  avec  son 
Installation  à  l'Ermitage  en  1756  jusqu'au  XP  qui  s'achève 
sur  sa  fuite  vers  la  Suisse  en  1762.  «  Tous  les  intérêts  relatifs 
à  moi,  ajoute-t-il,  tous  les  motifs  secrets  sont  exposés  dans 
ces  livres.  Mais  dire  en  quoi  ces  diverses  causes  se  combinent 
pour  opérer  les  étranges  événements  de  ma  vie,  voilà  ce  qu'il 
m'est  impossible  d'expliquer,  même  par  conjecture.  Si,  parmi 
mes  lecteurs,  il  s'en  trouve  d'assez  généreux  pour  vouloir 
approfondir  ces  mystères  et  découvrir  la  vérité,  qu'ils  relisent 
avec  soin  les  trois  précédents  livres  ;  qu'ensuite,  à  chaque 
fait  qu'ils  liront  dans  les  suivants,  ils  prennent  les  informa- 
tions qui  seront  à  leur  portée,  qu'ils  remontent  d'intrigue  en 
intrigue  et  d'agents  en  agents  jusqu'aux  premiers  moteurs 
de  tout,  je  sais  certainement  à  quel  terme  aboutiront  leurs 
recherches,  mais  je  me  perds  dans  la  route  obscure  et  tor- 
tueuse des  souterrains  qui  les  y  conduiront.  »  Ce  terme  néces- 
saire de  toute  recherche  telle  qu'il  vient  de  la  suggérer,  ce 
sera  dans  sa  pensée,  la  «  coterie  holbachique  »,  c'est-à-dire 
le  baron  d'Holbach  en  personne,  Grimm  et  M™^  d'Épinay, 
Diderot,  d'Alembert  et  Voltaire. 

Un  peu  plus  loin,  ayant  mentionné  l'anathème  qui  frappa 
l'Emile  à  Genève  peu  de  jours  après  le  décret  de  Paris,  il 
expose  que  ces  deux  documents  servirent  de  signal  au  «  cri 
de  malédiction  »  qui  s'éleva  contre  lui  dans  l'Europe  avec 
une  fureur  qui  n'eut  jamais  d'exemple  !  «  Toutes  les  gazettes, 
tous  les  journaux,  toutes  les  brochures  sonnèrent  le  plus  ter- 
rible tocsin.  Les  Français  surtout,  ce  peuple  si  doux,  si  poli, 

26 


402  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

si  généreux,  qui  se  pique  si  fort  de  bienséances  et  d'égards 
pour  les  malheureux,  oubliant  tout  à  coup  ses  vertus  favo- 
rites, se  signala  par  le  nombre  et  la  violence  des  outrages  dont 
il  m'accablait  à  l'envi.  J'étais  un  impie,  un  athée,  un  forcené, 
un  enragé,  une  bête  féroce,  un  loup.  Le  continuateur  du 
Journal  de  Trévoux  fit,  sur  ma  prétendue  lycanthropie,  un 
écrit  qui  montrait  assez  bien  la  sienne...  En  cherchant  vaine- 
ment la  cause  de  cette  unanime  animosité,  je  fus  prêt  à 
croire  que  tout  le  monde  était  devenu  fou  !  » 

Il  s'arrête  alors  à  comparer  le  destin  de  son  ouvrage  sur 
l'éducation  avec  celui  du  livre  d'Helvétius  sur  Y  Esprit  qui  fit 
également  scandale  vers  la  même  heure.  «  Dans  l'orage  qui 
s'éleva  contre  l'auteur  de  ce  livre,  écrit-il,  le  public,  loin  de 
joindre  sa  voix  à  celle  des  persécuteurs,  le  vengea  d'eux  par 
ses  éloges.  Que  l'on  compare  son  livre  et  les  miens,  l'accueil 
différent  qu'ils  ont  reçu,  les  traitements  faits  aux  deux  auteurs 
dans  les  divers  États  de  l'Europe;  qu'on  trouve  à  ces  diffé- 
rences des  causes  qui  puissent  contenter  un  homme  sensé  : 
voilà  tout  ce  que  je  demande,  et  je  me  tais  !  »  —  Ces  causes 
sont  cependant  faciles  à  discerner  pour  un  observateur  de 
sang-froid.  Jean- Jacques  attaquait  sans  ménagement  la 
plupart  des  hiérarchies  sociales  alors  établies  et  en  particulier 
la  hiérarchie  ecclésiastique  ;  Helvétius  conservait  le  ton  à 
peu  près  strictement  théorique  de  la  philosophie  alors  régnante. 
Ceci  soit  dit  pour  expliquer  les  premières  protestations  des 
intéressés  contre  V Emile  ;  car  il  eiit  fallu  ajouter  aussitôt  que, 
cet  orage  initial  une  fois  épanché,  le  public  européen  prit  bien 
davantage  encore  le  parti  de  Jean- Jacques  que  celui  d'Helvé- 
tius, comme  en  témoignèrent  ses  visiteurs  et  correspondants 
de  Motiers,  l'accueil  qu'il  reçut  à  Strasbourg,  Paris,  Londres, 
Amiens,  les  offres  d'hospitalité  qui  lui  furent  faites  de  toutes 
parts  après  son  retour  d'Angleterre  et  autres  manifestations 
déjà  signalées  par  nous.  Quant  aux  gazettes  de  l'époque  dont 
on  a  réédité  récemment  les  plus  significatifs  commentaires 
sur  les  faits  et  gestes  de  l'exilé,  elles  firent,  le  plus  souvent, 
son  apologie.  Aussitôt  après  qu'il  eut  quitté  Paris,  ne  vit-on 


LE     ROMANTIQUE  403 

pas  Frédéric  II  le  traiter  avec  honneur,  le  pasteur  Mont- 
mollin  l'admettre  sans  délai  ni  formalité  à  la  Sainte-Cène! 
Il  faudra  de  sa  part  de  nouvelles  violences  (en  particulier 
dans  les  Lettres  de  la  montagne)  pour  détourner  de  lui  dans 
sa  patrie  ce  nouvel  élan  de  dispositions  bienveillantes. 

Enfin  quand  il  repassera,  trois  ans  plus  tard,  la  frontière  de 
France,  il  aura  cause  gagnée  de  tous  points.  Et  ces  choses  se 
placent  avant  la  rédaction  des  derniers  livres  des  Confes- 
sions. Mais  il  reste  en  effet  quelques  irréductibles  par  blessure 
personnelle  :  il  reste  quelques  esprits  sains  qui  se  montrent 
réfractaires  aux  enthousiasmes,  de  caractère  si  nettement 
mystique,  que  soulève  le  nouveau  Messie,  et  quelques  juges 
de  sang-froid  devant  sa  conduite.  Or  ceux-là  suffisent  à  lui 
gâter  tout  le  reste.  Car  tel  est  l'hommage  secrètement  rendu 
par  la  vanité  morbide,  au  moins  dans  les  cerveaux  qui  con- 
servent encore  quelque  clairvoyance,  à  l'imprescriptible  com- 
pétence de  la  raison  sur  les  faits  ou  sur  les  thèses  qui  inté- 
ressent la  vie  en  commun  des  hommes. 


III 


LE    PREMIER     DIALOGUE.    — 

PSYCHOLOGIE 

ET    MORALE    ROMANTIQUES    AFFIRMÉES 


Le  26  février  1770,  l'hôte  de  Monquin  adressait  à  son  voi- 

[sin  et  ami,  M.  de  Saint-Germain,  un  long  mémoire  justificatif 

de  sa  conduite  qui  semble  une  première  esquisse  de  ces  très 

instructifs  Dialogues   dont  la  rédaction   remplira  pour  lui, 

)par  intermittence,  les  cinq  années  suivantes.  Il  accuse  Choi- 

seul,  alors  ministre  dirigeant,  de  le  haïr   au  point  d'avoir 


404  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

conquis  la  Corse  uniquement  pour  l'empêcher  de  légiférer  au 
profit  de  ce  peuple  de  la  Nature.  M™^  de  Boufïlers  ne  le  hait 
pas  moins,  poursuit-il,  parce  qu'elle  fut  la  maîtresse  avouée 
du  prince  de  Conti  et  que,  dans  sa  Julie,  il  a  dit  la  femme  d'un 
charbonnier  plus  respectable  que  la  maîtresse  d'un  prince  ! 
—  Ce  jugement,  si  manifestement  ingrat,  est  la  conséquence 
des  lettres  de  bon  sens  et  de  cœur  que  lui  adressa  cette  amie 
sincère  lors  de  sa  querelle  avec  Hume,  c'est-à-dire  bien  long- 
temps après  la  publication  de  la  Julie.  —  M^^^  de  Luxembourg 
ne  le  hait  pas  moins,  après  avoir  fait  mine  de  le  si  tendrement 
aimer  ;  mais  celle-là  du  moins  n'est  pas  foncièrement  méchante 
et  lui  reviendra  donc  après  sa  mort  !  —  Préférence  qui  est  un 
nouvel  outrage  à  l'aimable  Amélie,  en  réalité  la  plus  dévouée 
de  beaucoup  ! 

Passant  aux  accusations  élevées  contre  lui,  et,  d'abord,  à 
la  plus  cuisante  de  toutes,  l'exposition  de  ses  enfants,  il  renonce 
à  la  nier,  mais  l'excuse  par  l'argument  auquel  il  se  tenait 
désormais  :  ces  petits  abandonnés  seront  plus  heureux  de  la 
sorte,  car  ils  auraient  été  certainement  instruits  à  détester 
et  à  trahir  leur  père.  Il  ajoute  que  son  cœur  ne  lui  en  reproche 
pas  moins  un  acte  que  sa  raison  justifie,  mais  que,  tout  compte 
fait,  il  y  a  là  une  faute  qu'il  pleure  et  qu'il  expie,  non  pas  une 
noirceur  ou  un  crime  qui  lui  puissent  être  valablement  im- 
putés. Or,  c'est  bien  de  crimes  que  ses  ennemis  l'accusent  à 
l'en  croire.  Il  cherche  donc  ces  crimes  dans  sa  vie  sans  les 
trouver,  et  voilà  le  mystère  infernal,  la  sombre  énigme  qui 
fait  sa  torture,  l'éclaircissement  qu'il  ne  peut  arracher  d'au- 
cun de  ceux  qui  l'approchent  ;  désappointement  qui  le  con- 
duit à  rompre  brutalement  avec  les  plus  dévoués  de  ses 
fidèles.  De  là  procèdent  aussi  ses  frémissements  involon- 
taires, ses  continuels  et  douloureux  serrements  de  ^  cœur. 
Saint-Germain  en  personne  ne  lui  paraît  pas  aussi  ému,  aussi 
bouleversé  d'une  pareille  situation  qu'il  le  devrait  être  et  sans 
doute  le  soupçon  va-t-il  bientôt  l'atteindre  à  son  tour  car  on 
ne  voit  pas  que  les  relations  se  soient  continuées  entre  eux.  Si 
pourtant  le  persécuté  pouvait  se  faire  instruire  enfin  des  for- 


LE     ROMANTIQUE  405 

faits  dont  on  persiste  à  le  charger  en  secret,  un  seul  mot 
d'explication  ou  de  justification  de  sa  part  serait  peut-être 
pour  le  public  abusé  un  trait  de  lumière  et  suffirait  à  faire 
cesser  l'ostracisme  dont  il  se  prétend  la  victime  !  —  Une  fois 
arrivé  là  dans  l'exposé  de  sa  situation,  unique  au  monde,  il  ne 
trouve  plus  que  divagations  pseudo-logiques  et  piétinements 
sur  place;  il  n'a  plus  que  ces  apostrophes  soudaines  et  pas- 
sionnées qu'on  retrouvera  dans  ses  Dialogues  :  «  On  ne  vous 
a  pas  jugé,  diront-ils  ?  Eh,  qu'avez-vous  fait,  misérables, 
etc..  !  » 

Les  Dialogues,  dont  nous  venons  de  prononcer  le  nom  et 
dont  la  rédaction  se  place  entre  1772  et  1775,  sont  une  nou- 
velle entreprise  de  justification,  plus  directe  et  plus  insistante 
que  celles  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici.  Il  s'agit  pour  l'au- 
teur d'expliquer  au  public,  comme  il  le  fit  jadis  à  Malesherbes, 
la  contradiction  qui  se  remarque  entre  la  période  plutarchienne 
de  sa  vie,  —  pendant  laquelle  furent  mûris  la  plupart  de  ses 
ouvrages  à  prétentions  philosophiques  ou  sociales,  —  et  les 
détails  que  le  public  connaît  désormais,  par  bribes,  sur  sa  con- 
duite fort  peu  philosophique  avec  ses  enfants,  avec  le  groupe 
encyclopédique  ou  avec  David  Hume.  Il  décide  alors  de  se 
dédoubler  pour  mieux  justifier  ce  demi-philosophe  qu'il 
regrette  maintenant  si  fort  d'avoir  été  quelques  années 
durant.  Rousseau  juge  de  Jean-Jacques,  tel  est  en  effet  le 
sous-titre  des  Dialogues,  cette  étrange  production  de  sa  plume 
où  Rousseau,  c'est  lui-même,  tel  qu'il  croit  être  dans  la  réa- 
lité et  tel  que  chacun  acceptait  de  le  voir  avant  son  début 
dans  les  lettres  ;  où  Jean- Jacques  est  l'homme  des  écrits 
illustres,  mais  aussi  de  la  légende  calomniatrice  qui  est  née 
précisément  de  ces  écrits.  Il  s'agit  d'identifier  de  nouveau 
Jean- Jacques  avec  ce  Rousseau  qu'il  n'a  jamais  cessé  d'être 
au  fond,  si  ce  n'est  dans  la  polémique  perfide  autant  que 
secrète,  de  ses  impitoyables  ennemis  et  dans  l'opinion  désor- 
mais malveillante  ou  méprisante  de  ses  contemporains. 

Les  deux  interlocuteurs  de  ces  trois  entretiens  seront  donc 
un  Français,  représentant  l'opinion  publique  insuffisamment 


406  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

éclairée  de  son  pays,  et  Rousseau.  L'entretien  de  tous  deux 
porte  constamment  sur  Jean- Jacques,  conçu  comme  une 
tierce  personne  que  le  Français  charge  de  forfaits,  sur  le 
témoignage  des  chefs  du  complot  holbachique,  —  «  nos  mes- 
sieurs »  comme  les  appelle  ce  badaud  trop  facile  à  influencer  — , 
que  Rousseau  prône  et  défend  de  son  mieux  au  contraire. 
Ajoutons  que,  ce  singulier  Jean- Jacques,  le  Français  ne  l'a 
jamais  ni  vu,  ni  lu  au  début  des  Dialogues,  et  qu'à  ce  moment 
Rousseau  l'a  lu  déjà,  mais  non  pas  personnellement  connu  ; 
bientôt  le  Français  l'aura  lu  et  Rousseau  l'aura  vu,  ce  qui 
suffira  pour  les  amener  à  s'accorder  presque  entièrement  sur 
son  compte. 

Le  début  de  l'ouvrage  nous  transporte,  ex  abrupto,  au  mi- 
lieu même  de  la  conversation  engagée  depuis  quelque  temps 
entre  les  deux  causeurs.  «  Quel  abominable  homme  !  Quelles 
incroyables  choses  je  viens  d'apprendre  !  »  Telle  est  l'exclama- 
tion de  Rousseau,  parlant  de  Jean- Jacques  après  avoir  entendu 
les  incriminations  du  Français,  qui  n'accuse  cependant  que 
par  ouï-dire  et  sur  la  foi  de  ses  «  messieurs  »,  les  Holbachiques  ! 
«  Et  notez  bien,  insiste  aussitôt  le  trop  léger  calomniateur, 
notez  que  c'est  ce  même  homme  dont  les  pompeuses  produc- 
tions vous  ont  si  charmé,  si  ravi  par  les  beaux  préceptes  de 
vertu  qu'il  étale  avec  tant  de  faste.  —  Dites  de  force,  rectifie 
déjà  Rousseau.  Soyons  justes,  même  avec  les  méchants. 
Le  faste  excite  une  admiration  froide  et  stérile  et,  sûrement, 
ne  charmera  jamais.  Des  écrits  qui  élèvent  l'âme  et  enflam- 
ment le  cœur  méritent  un  autre  mot.  —  Faste  ou  force,  qu'im- 
porte le  mot  si  l'idée  est  toujours  la  même,  si  ce  sublime  jar- 
gon, tiré  par  l'hypocrisie  d'une  tête  exaltée,  n'en  est  pas  moins 
dicté  par  une  âme  de  boue!  »  Le  sujet  de  l'ouvrage  est  ainsi 
nettement  posé  dès  ses  premières  lignes.  Le  puissant  sophiste, 
nullement  diminué  par  la  maladie  dans  sa  faculté  de  synthèse 
sauf  en  de  certaines  régions  très  nettement  délimitées  de  sa 
pensée,  va  repétrir  dans  le  sens  mystique  et  quiétiste  la  psy- 
chologie et  la  morale  consacrées  par  l'expérience  des  âges 
en  sorte  que  la  conduite,  trop  souvent  discutable,  d'un  névro- 


LE    ROMANTIQUE  407 

pathe  de  génie,  tombé  avec  les  années  dans  la  manie  bien 
caractérisée,  puisse  passer  aux  yeux  du  monde  sinon  pour  de 
la  vertu  au  sens  étroit  de  ce  terme  —  c'est  une  prétention 
qu'il  a  dû  abandonner  de  longue  date  —  tout  au  moins  pour 
un  exemple  fort  capable  de  conduire  l'homme  en  général  et 
les  sociétés  modernes  en  particulier  vers  la  justice  et  vers  le 
bonheur  ! 

Le  Rousseau  des  Dialogues  qui,  nous  l'avons  dit,  possède  à 
fond  les  écrits  du  célèbre  Jean-Jacques  et  qui,  sur  la  lecture 
de  ces  écrits,  avait  conçu  pour  l'écrivain  la  plus  haute  estime, 
s'étonne  grandement  des  accusations  du  Français  et  se  met 
en  devoir  d'écarter  tout  d'abord  les  plus  générales  et  les  plus 
théoriques  d'entre  elles.  Il  exposera  de  quelle  façon  l'ardeur 
pour  le  règne  de  la  vertu  peut  se  concilier  avec  la  paresse  à 
mettre  cette  même  vertu  en  pratique,  ce  qui  fut  le  thème  des 
Lettres  à  Malesherbes  :  mais  la  préoccupation  sera  plus  évi- 
dente ici  de  se  couvrir,  au  point  de  vue  moral,  contre  les  agres- 
sions plus  précises  du  Sentiment  des  citoyens  ou  des  avocats 
de  Hume  :  «  Figurez-vous,  expose  donc  Rousseau,  un  monde 
idéal,  semblable  au  nôtre  et  néanmoins  tout  différent.  La 
Nature  y  est  la  même  que  sur  notre  terre,  mais  l'économie  en 
est  plus  sensible,  l'ordre  en  est  plus  niarqué,  le  spectacle  plus 
admirable...  tous  les  objets  plus  intéressants...  Toute  la 
Nature  y  est  si  belle  que  sa  contemplation,  enflammant  les 
âmes  d'amour  pour  un  si  touchant  tableau,  leur  inspire,  avec 
le  désir  de  concourir  à  ce  beau  systèmCy  la  crainte  d'en  troubler 
l'harmonie.  De  là  naît  une  exquise  sensibilité  qui  donne  à  ceux 
qui  en  sont  doués  des  jouissances  immédiates,  inconnues  aux 
cœurs  que  les  mêmes  contemplations  n'ont  point  avivés.  » 
C'est  ici  la  source  mystique  de  l'esthétique  du  romantisme. 

Voici  maintenant  le  paradis  rousseauiste  que  Jean-Jacques 
a  entrepris  de  transporter  sans  trop  de  délai,  dans  ce  bas 
monde.  Son  postulatum  est  une  humanité  tout  autrement 
disposée  psychologiquement  que  la  nôtre  :  «  Les  passions, 
poursuit  en  effet  l'attentif  lecteur  de  Jean- Jacques,  y  sont, 
comme  ici-bas,  le  mobile  de  toute  action,  mais,  plus  vives, 


408  JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 

plus  ardentes  ou  seulement  [?]  plus  simples  et  plus  pures; 
elles  prennent  par  cela  seul  un  caractère  tout  différent  I  »  A 
savoir  différent  de  celui  qu'elles  ont  parmi  les  humains. 
«  Tous  les  premiers  mouvements  de  la  Nature  sont  bons  et 
droits  ;  ils  tendent,  le  plus  directement  qu'il  est  possible,  à 
notre  conservation  et  à  notre  bonheur.  Mais  bientôt,  manquant 
de  force  pour  suivre,  à  travers  tant  de  résistances,  leur  première 
direction,  ils  se  laissent  défléchir  par  mille  obstacles  qui,  les 
détournant  du  vrai  but,  leur  font  prendre  des  routes  obliques 
où  l'homme  oublie  sa  première  destination  !  »  Langage  vague- 
ment, machinalement  chrétien,  recouvrant  une  argumenta- 
tion où  il  n'y  a  pas  un  mot,  en  réalité,  qui  ne  soit  une  contre- 
vérité  psychologique  !  Nous  allons  le  voir  plus  clairement  par 
ce  qui  suit. 

«  Les  passions  primitives,  insiste  en  effet  Rousseau  juge  de 
Jean- Jacques,  n'ayant  que  l'amour  de  soi  pouf  principe,  sont 
toutes  aimantes  et  douces  dans  leur  essence.  »  Nous  connaissons 
cette  psychologie,  esquissée  en  note  dans  le  second  Discours 
et  développée  dans  YEmile.  «  Mais  la  faiblesse  habituelle  de 
l'âme  humaine  les  conduit  à  suivre  mollement  l'impulsion  de 
la  Nature  [cette  impulsion  si  aimante  et  si  douce  pourtant] 
et  à  se  détourner  au  choc  des  obstacles,  comme  une  boule 
prend  l'angle  de  réflexion  [sur  un  billard].  Lorsque,  détour- 
nées de  leur  objet  par  des  obstacles,  elles  ^'occupent  plus  de 
l'obstacle  pour  l'écarter  que  de  l'objet  pour  l'atteindre  [et  com- 
ment feraient-elles  autrement,  grand  Dieu  !  selon  les  lois  de 
la  plus  élémentaire  logique],  elles  changent  de  nature  et 
deviennent  irascibles  et  haineuses.  L'amour  de  soi,  qui  est  un 
sentiment  bon  et  absolu,  devient  amour-propre,  sentiment 
relatif  par  lequel  on  se  compare,  qui  ne  cherche  plus  à  se 
satisfaire  par  notre  propre  bien,  mais  seulement  par  le  mal 
d' autrui!  »  C'est  faux;  il  faudrait  dire  par  la  prépondérance  de 
notre  pouvoir  sur  celui  d'autrui,  car  telle  est  la  définition  vraie 
de  l'impérialisme  vital  I  —  Rousseau  achève  cette  première 
partie  de  son  exposé  en  constatant  que,  devant  le  triomphe 
de  l'amour-propre,  le  sage  n'a  d'autre  ressource  que  de  vivre 


LE    ROMANTIQUE  409 

à  l'écart,  sans  sortir  de  sa  place  ni  du  calme  où  il  veut  rester. 
Mais  les  choses  se  passent  tout  autrement  dans  le  monde 
de  nos  habitants  (nom  que  les  Dialogues  donnent  habituel- 
lement aux  fantômes  astréens  qui  accompagnaient  les  pro- 
menades solitaires  de  Jean- Jacques,  lui  accordant  droit 
civique  dans  leur  cité  de  rêve  et  lui  dictant  ses  conseils  à  la 
société  de  ses  semblables).  —  C'est  dire  que  les  choses  se 
passent  tout  autrement  dans  le  Moi  de  Jean- Jacques  puisque 
nous  apprendrons  bientôt  qu'il  est  identique  à  «  nos  habi- 
tants »  par  la  constitution  de  sa  pensée.  —  Ces  êtres  singu- 
liers, expose  maintenant  Rousseau,  ont  des  passions  qui 
suivent  plus  vigoureusement  leur  course  directe  (bien  qu'ai- 
mantes et  douces  par  essence,  gardons-nous  bien  de  l'oublier)... 
Ces  passions-là  ne  se  détournent  point  à  la  rencontre  des 
obstacles  comme  la  bille  sur  le  billard.  Pareilles  aux  boulets 
des  canons,  ou  bien  elles  forcent  ces  obstacles  (fussent-ils  de 
chair  humaine,  comme  il  arrive  le  plus  souvent  ici-bas)  ou 
bien  elles  tombent  et  s'anéantissent  à  leur  rencontre.  C'est 
pourquoi,  suivant  des  vues  plus  profondes  (?)  que  le  sage 
(stoïque),  nos  habitants  arrivent  presque  au  même  but  par  la 
route  contraire.  Anéantis  par  les  premières  résistances  qu'ils 
subirent  dans  le  monde  humain,  ils  restent  dès  lors  à  l'écart. 
C'est  leur  ardeur  même,  ainsi  qu'on  le  voit,  qui  les  tient  désor- 
mais dans  l'inaction  paresseuse.  L'état  céleste  qui  est  leur 
objet  et  leur  premier  besoin,  par  la  force  avec  laquelle  il  s'offre 
à  leur  cœur,  les  a  portés  d'abord  à  rassembler  et  à  tendre 
toutes  les  puissances  de  leur  âme  pour  y  parvenir.  Les  obstacles 
qui  les  retiennent  ne  sauraient  les  occuper  au  point  de  le  leur 
faire  oublier  un  moment,  et  de  là  ce  mortel  dégoût  pour  tout 
le  reste  et  cette  inaction  totale  quand  ils  désespèrent  d'at- 
teindre à  l'unique  objet  de  leurs  vœux  !  —  Il  s'agit  bien  d'une 
sorte  de  quiétisme  vaguement  chrétien  par  le  langage  ou  même 
de  fakirisme  abstentioniste,  ainsi  qu'on  le  voit.  Et  n'oublions 
pas  que  Jean-Jacques  entend  bien  se  peindre  en  personne 
sous  prétexte  de  nous  renseigner  sur  les  créatures  de  son  imagi- 
nation esthétique. 


410  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Nous  devons  conclure  de  ce  pénible  développement  que 
les  âmes  faibles  et  tièdes,  vont  aux  passions  haineuses  (puisque 
Rousseau  aperçoit  constamment  sous  l'angle  émotif  de  la 
haine  le  normal  impérialisme  de  Têtre),  tandis  que  les  âmes 
grandes  et  fortes  pratiquent  la  paresse  et  l'inertie.  Car  tel 
est  le  corollaire  de  la  psychologie  rousseauiste  et  la  convic- 
tion tonique  qui  a  été  souvent  reprise  par  les  névropathes 
de  son  observance.  —  Quelles  sont  pourtant  les  conséquences 
morales  de  ces  principes  ?  —  «  Peut-être,  concède  Rousseau 
au  Français  sur  ce  point,  peut-être  n'est-on  pas  dans  ces 
contrées  plus  vertueux  qu'on  ne  l'est  autour  de  nous  ;  mais  on 
y  sait  mieux  aimer  la  vertu.  Les  vrais  penchants  de  la  Nature 
étant  tous  bons,  en  s'y  livrant,  ils  [nos  habitants]  sont  bons 
eux-mêmes.  Mais  parmi  nous  [parmi  les  créatures  humaines], 
la  vertu  oblige  souvent  à  combattre  et  à  vaincre  la  Nature. 
Or,  nos  habitants  sont  rarement  capables  de  pareils  efforts. 
La  longue  inhabitude  de  résister  peut  même  amollir  leurs 
âmes  au  point  de  leur  faire  faire  le  mal  par  faiblesse,  par 
crainte,  par  nécessité  !  »  Et  voici  ces  forts  soudain  expliqués, 
plus  logiquement,  par  la  faiblesse  dans  leurs  habitudes  de 
vie.  «  Ils  ne  sont  exempts  ni  de  fautes,  ni  de  vices.  Le  crime 
même  ne  leur  est  pas  étranger  [Marion,  M.  Lemaître,  les 
enfants],  puisqu'il  est  des  situations  déplorables  où  la  plus 
haute  vertu  suffit  à  peine  pour  s'en  défendre  et  qui  forcent 
au  mal  l'homme  faible,  malgré  son  cœur.  Mais  l'expresse 
volonté  de  nuire,  la  haine  envenimée,  l'envie,  la  noirceur,  la 
trahison,  la  fourberie  y  sont  inconnues.  Trop  souvent  on  y 
voit  des  coupables.  Jamais  on  n'y  vit  un  méchant  !  »  Et  voilà 
certes  de  précieux  éléments  pour  construire  une  société 
heureuse  ou  même  seulement  ordonnée  ! 

Puis  Rousseau  glisse  de  plus  en  plus  à  identifier  Jean- 
Jacques  avec  le  type  de  «  nos  habitants  »,  sans  réclamer  désor- 
mais pour  ceux-ci  le  privilège  de  la  force  d'âme  :  «  Ils  sont 
aussi  moins  actifs,  ou,  pour  mieux  dire,  moins  remuants  [que 
les  créatures  humaines].  Leur  effort  pour  atteindre  à  l'objet 
qu'ils  contemplent  consiste  en   des   élans  vigoureux  !   Mais, 


LE     ROMANTIQUE  411 

sitôt  qu'ils  en  sentent  l'impuissance,  ils  s'arrêtent,  sans  cher- 
cher à  leur  portée  des  équivalents  à  cet  objet  unique  lequel 
seul  peut  les  tenter  1  »  A  savoir  le  retour  aussi  rapide  que  pos- 
sible dans  le  sein  de  leur  Allié  divin.  En  attendant  cette  heure 
de  délivrance,  ils  s'agitent  fort  peu  pour  sortir  du  rang  où  les 
a  placés  la  fortune  ;  ils  ne  tentent  guère  de  s'élever  sur  l'échelle 
sociale  et  descendraient  même,  sans  répugnance,  à  des  rela- 
tions plus  conformes  à  leurs  goûts  que  celles  qui  leur  sont 
imposées  par  le  sort.  Les  «  préjugés  »  n'ont  sur  eux  qu'une 
faible  prise  ;  l'opinion  ne  règle  point  leur  conduite.  Quoique 
sensuels  et  voluptueux^  ils  font  peu  de  cas  de  l'opulence.  Aimant 
en  effet  la  liberté  plus  encore  que  leurs  aises,  ils  craignent  la 
fortune  en  raison  de  l'embarras  qui  s'attache  au  soin  de  la 
conserver.  Enfin,  ils  font  généralement  peu  de  livres  (I)  si  ce 
n'est  forcés  par  quelque  heureuse  découverte  dans  l'ordre  social 
(l'avenue  de  Vincennes).  En  ce  cas,  ils  commencent  tard  à 
écrire  et  sortent  sans  grand  délai  du  tripot  littéraire.  —  Telle 
est  la  morale  de  nos  habitants  après  leur  psychologie  I  Sauf 
en  ce  qui  regarde  ses  derniers  traits,  décidément  par  trop 
personnels,  on  sait  quel  en  a  été  le  succès  ! 

Mais  le  Français  s'étonne  à  cette  longue  évocation  de 
fantômes  sans  nulle  consistance  réelle.  «  Je  cherche  inutile- 
ment, fait-il  remarquer  à  Rousseau,  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
commun  entre  les  êtres  fantastiques  que  vous  décrivez,  et  le 
monstre  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  [à  savoir  Jean- 
Jacques  défiguré  devant  l'opinion  par  «  nos  messieurs  »].  Mais 
vous,  mon  cher  monsieur  Rousseau,  vous  m'avez  bien  l'air 
d'être  un  des  habitants  de  ce  monde-là.  —  J'en  reconnais  un  du 
moins,  sans  le  moindre  doute,  précise  à  ce  moment  l'intrépide 
évocateur,  dans  l'auteur  d'Emile  et  d'Héloïse  !  —  J'ai  vu 
venir  cette  conclusion...  mais,  après  avoir  paru  convaincu 
des  abominations  de  cet  homme,  vous  voilà  maintenant  le 
plaçant  dans  les  astres,  parce  qu'il  a  fait  des  romans.  —  Vous 
unissez  des  choses  que  je  sépare.  L'auteur  des  livres  et  celui  des 
crimes  vous  paraissent  la  même  personne.  Je  me  crois  fondé 
à  en  faire  deux.  »  C'est-à-dire,  dans  l'argumentation  du  perse- 


412  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

cuté,  que  l'auteur  des  crimes  est  un  être  imaginé  par  ses 
ennemis  de  toutes  pièces,  ce  qu'il  va  prouver  par  l'apologie 
des  livres.  Il  a  pourtant  placé  plus  haut  le  «  crime  »  dans  les 
possibles  gestes  de  «  nos  habitants  »  parce  qu'il  n'est  pas  très 
sûr  que  certains  de  ses  actes  passés  ne  puissent  mériter  ce  nom. 
Mais,  chez  nos  habitants,  le  crime  même  n'empêche  nulle- 
ment l'essentielle  bonté  et  l'incapacité  de  jamais  mériter  le 
qualificatif  affreux  de  «  méchant  ».  La  bonté  naturelle,  iden- 
tifiée désormais  avec  le  caractère  de  Jean-Jacques,  est,  à  ce 
titre,  définie  beaucoup  plus  solidement  que  par  des  thèses 
sociologiques  ou  théologiques.  Son  existence  étant  expressé- 
ment maintenue,  elle  ne  sera  désormais  commentée  que  pour 
autant  qu'il  est  utile  à  la  complaisante  analyse  de  ce  carac- 
tère. 


IV 

LE    SECOND    DIALOGUE.    —     QUIÉTISME     LAÏCISÉ 


Vers  la  fin  du  premier  Dialogue,  Rousseau  a  fait  remar- 
quer que  Jean- Jacques,  accusé  de  tant  de  crimes  atroces, 
n'avait  pourtant  été  convaincu  d'aucun  de  ces  forfaits  à  la 
suite  d'un  débat  contradictoire  ;  et  le  Français  n'a  pas 
voulu  nier  qu'une  ligue  n'eût  été  formée  contre  lui.  Mus  par 
un  scrupule  d'équité  et  de  justice,  ils  ont  donc  décidé 
d'instituer  personnellement  sur  son  cas  une  enquête  plus 
approfondie.  Rousseau  ira  voir  l'accusé,  dont  il  ne  connaît 
jusque-là  que  les  écrits.  Le  Français  lira  les  écrits  de  ce  Jean- 
Jacques  qu'il  vient  de  juger  témérairement  sur  de  simples 
«  on  dit  ».  —  Le  second  Dialogue  résume  les  impressions  lais- 
sées à  Rousseau  par  sa  visite  ;  le  troisième  exposera  les  sen- 
timents  suscités   dans   l'âme   du   Français  par  sa  lecture. 


LE     ROMANTIQUE  413 

Jean-Jacques,  rapporte  donc  Rousseau  (((ui  parle  de  visu 
désormais),  n'est  pas  un  homme  vertueux;  mais  beaucoup 
moins  encore  est-il  le  détestable  scélérat  que  certains  pré- 
tendent. Il  faut  voir  en  lui  un  homme  sans  malice  plutôt  que 
bon  (encore  un  pas  de  recul),  une  âme  saine  mais  faible  (et 
Saint-Preux  l'avait  faible  mais  saine)  qui  adore  la  vertu  sans 
la  pratiquer,  qui  aime  ardemment  le  bien  et  qui  n'en  fait 
guère.  Mais  le  crime,  non  plus  que  la  haine,  n'approchèrent 
jamais  de  son  cœur  !  Rousseau  se  félicite  d'avoir  trouvé  près 
de  cet  écrivain  célèbre  un  accueil  facile  —  et  nous  savons  que 
tous  ses  visiteurs  n'en  pouvaient  pas  dire  autant.  —  Sa  phy- 
sionomie est  sympathique,  contrairement  à  l'impression 
laissée  par  ses  portraits  qui,  tous,  le  défigurent,  depuis  celui 
de  Ramsay,  qui  en  a  fait  un  «  Cyclope  affreux  »,  jusqu'à  celui 
de  Fiquet  qui  le  montre  sous  les  traits  d'un  «  petit  Crispin 
grimacier  ».  Aussi  la  popularité  de  cette  dernière  effigie  est-elle 
sans  doute  une  ruse  récente  de  «  nos  Messieurs  »  qui  s'attachent 
moins  désormais  à  faire  de  lui  un  sujet  d'horreur  qu'un  objet 
de  dérision.  —  Toutefois  Rousseau  introduit  ici  dans  son 
commentaire  une  réserve  intéressante  à  relever.  Telle  est  du 
moins,  explique-t-il,  «  l'idée  que  l'histoire  de  ces  différents 
portraits  a  fait  naître  dans  l'esprit  de  Jean- Jacques.  Mais 
toutes  ces  gradations  préparées  de  si  loin  ont  bien  l'air  d'être 
des  conjectures  chimériques,  fruits  assez  naturels  d'une  ima- 
gination frappée  par  tant  de  mystères  et  de  malheurs.  Sans 
adopter  donc  ni  rejeter  à  présent  ces  idées,  laissons  tous  ces 
étranges  portraits  et  revenons  à  l'original.  »  Manifestation 
furtive  de  bon  sens  sur  laquelle  ce  cerveau  frappé  ne  s'appe- 
santit guère,  par  malheur  pour  la  tranquillité  de  son  esprit  ! 

Rentré  à  Paris  depuis  cinq  ans  déjà,  continue  de  rapporter 
Rousseau  (ce  qui  date  ce  passage  de  1775),  Jean- Jacques  y  a 
d'abord  fréquenté  quelques  maisons  amies  ;  mais,  au  bout 
d'une  année  environ,  il  a  résolu  de  reprendre,  au  cœur  même 
de  la  grande  ville,  cette  vie  solitaire  qui  possède  ses  préférences 
de  longue  date  ;  la  banlieue  (alors  moins  éloignée  qu'aujour- 
d'hui du  centre  de  la  capitale)  lui  offrait  en  effet  un  vaste 


414  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

champ  d'exploration  et  de  promenades.  Pourquoi  cependant 
une  décision  si  radicale  ?  Il  a  cru  s'apercevoir  que  ses  fami- 
liers les  plus  intimes  lui  prodiguaient  l'admiration  avec 
si  peu  d'estime  et  de  considération  qu'il  a  cessé  de  se  plaire  en 
leur  compagnie  et  s'est  retiré  d'eux  sans  leur  dissimuler  son 
dédain  !  Restreint  depuis  ce  moment  à  lui-même,  il  a  rempli 
son  temps  par  des  méditations  de  caractère  religieux  dont 
Rousseau  s'efforce  de  préciser  quelque  peu  les  tendances. 

Nous  avons  plus  d'une  fois  proposé  d'y  reconnaître  un  Quié- 
tisme  laïcisé  que  nuancent  les  convictions  esthétiques  de 
l'artiste  novateur  et  dans  lequel  son  imagination  créatrice 
tient  en  partie  ce  rôle  de  lien  direct  avec  la  Divinité  tutélaire 
que  les  mystiques  chrétiens  dévoyés  cherchaient  plutôt  dans 
l'amour  ou  dans  la  foi  jusqu'à  ce  moment.  —  Admettons  en 
effet,  pour  un  instant,  que,  cent  années  plus  tôt,  M^^  Guyon 
eût  osé  rejeter  une  discipline  dogmatique  qui  lui  pesait  fort, 
rompre  avec  l'Église  romaine,  et  laisser  parler  tout  haut  son 
orgueil  d'Alliée  du  Tout-Puissant  par  privilège  !  Elle  eût  sans 
doute  radicalement  supprimé  de  sa  doctrine  l'étape  qu'elle 
plaçait  encore  à  son  point  de  départ,  non  sans  en  restreindre 
de  son  mieux  l'importance  et  la  durée,  à  savoir  la  période 
active  de  la  marche  à  la  perfection  spirituelle  ;  période  où 
l'effort  personnel  tient  une  place  prépondérante,  dont  la 
morale  rationnelle  règle  l'allure  et  dont  les  névropathes  sont 
le  plus  souvent  incapables.  Elle  eût  placé  franchement  l'élec- 
tion par  Dieu  au  début  de  la  carrière  terrestre  de  l'Élu,  en 
écartant  de  ce  dernier  le  fardeau  du  péché  d'origine.  Elle  eût 
conservé  en  revanche  ses  innombrables  développements  sur 
la  purification  passive,  opérée  par  l'épreuve  d'origine  divine 
(jamais  par  la  tentation  diabolique)  car  c'est  la  plus  tonique 
façon  d'expliquer  les  froissements  du  névrosé  contre  les 
«  impéri alismes  »  rivaux  du  sien  ;  elle  eût  insisté  sur  la  prière 
par  contemplation  et  par  transe  qui  entretient  la  foi  dans  la 
surhumaine  Alliance,  sur  ses  espoirs  d'avenir  sans  bornes  et 
sur  ses  actuelles  prétentions  sans  limites  au  gouvernement 
des  âmes;  elle  eût,  en  un  mot,  prêché  le  rousseauisme  mes- 


LE     ROMANTIQUE  415 

sianique  et  inaugure  le  romantisme  un  siècle  avant  le  plus  puis- 
sant commentateur  de  cette  réconfortante,  mais  trop  souvent 
inquiétante,  religion.  —  Écoutons,  pour  nous  en  convaincre, 
les  oraisons  jaculatoires  de  son  petit- fils  spirituel,  par  Fénelon 
et  M'"^  de  Warens  :  «  O  Providence,  o  Nature^  trésor  du  pauvre, 
ressource  de  l'infortuné,  celui  qui  sent,  qui  connaît  vos 
saintes  lois  et  s'y  confie  n'est  point  tout  entier  la  proie  de 
l'adversité  !...  Lui  seul  est  solidement  heureux  puisque  les 
biens  terrestres  peuvent  à  chaque  instant  échapper,  en  mille 
manières,  à  celui  qui  croit  les  tenir.  Mais  rien  ne  peut  ôter 
ceux  de  Y  imagination  à  quiconque  sait  en  jouir.  Il  les  possède 
sans  risque  et  sans  crainte.  La  fortune  et  les  hommes  ne  sau- 
raient l'en  dépouiller  !  »  Telle  est  la  formule  rousseauiste  de 
la  Grâce,  formule  où  l'on  voit  que  l'Esthétique  a  grande  part. 
Espérons  que  M^^*  Goton  avait  disparu,  avec  les  années,  de  ces 
imaginations   fortunées. 

Rousseau  prévoit  cependant  une  objection  de  la  part  des 
âmes  froides  :  «  Faible  ressource,  allez-vous  dire,  que  des 
visions  contre  une  grande  adversité  !  Eh,  monsieur,  ces  visions 
ont  plus  réalité  peut-être  que  tous  les  biens  apparents  dont 
les  hommes  font  tant  de  cas  puisque  ces  biens  ne  portent 
jamais  dans  l'âme  un  vrai  sentiment  de  bonheur  et  que  ceux 
qui  les  possèdent  sont  également  forcés  de  se  jeter  dans  l'avenir 
[formule  frappante  pour  exprimer  la  prévision  rationnelle  à 
échéance],  faute  de  trouver  dans  le  présent  des  jouissances  qui 
les  satisfassent  !  Si  l'on  vous  disait  qu'un  mortel,  d'ailleurs 
très  infortuné,  passe  régulièrement  cinq  ou  six  heures  par 
jour  dans  des  sociétés  délicieuses,  composées  d'hommes 
justes  (nous  savons  pourtant  que  le  crime  même  n'est  pas 
étranger  à  leur  faiblesse  foncière),  vrais,  gais,  aimables,  simples 
avec  de  grandes  lumières,  doux  avec  de  grandes  vertus  (!), 
de  femmes  charmantes  et  sages,  pleines  de  sentiments  et  de 
grâces,  modestes  sans  grimaces,  badines  sans  étourderie, 
n'usant  de  l'ascendant  de  leur  sexe  et  de  l'empire  de  leurs 
charmes  que  pour  nourrir  entre  les  hommes  l'émulation  des 
grandes  choses  (platonisme  romanesque)  et  le  zèle  de  la  vertu  ; 


416  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

que  ce  mortel  connu,  estimé,  chéri  dans  ces  sociétés  d'élite, 
y  vit  avec  tout  ce  qui  les  compose  dans  un  commerce  de  con- 
fiance, d'attachement  et  de  familiarité,  qu'il  y  trouve  à  son 
choix  des  amis  sûrs,  des  maîtresses  fidèles,  de  tendres  et 
solides  amies  qui  valent  peut-être  encore  mieux  ?...  Le  souve- 
nir toujours  présent  d'une  si  douce  vie  et  l'espoir  assuré  de  son 
prochain  retour  n'adouciraient-elles  pas  bien  encore  l'amer- 
tume du  reste  du  temps  ?  » 

Au  contraire  les  hommes  livrés  à  V amour-propre  et  à  son 
triste  cortège  de  soucis  (ce  sont  les  âmes  «  propriétaires  »  de 
Mme  Guyon)  ne  connaissent  plus  le  charme  et  les  effets  de 
l'imagination.  —  Écrivez  ici  la  prière  (et  l'imagination  du 
correspondant  de  Malesherbes  culmine  en  effet  dans  la  prière 
naturiste),  vous  aurez  une  phrase  de  l'amie  de  Fénelon  !  — 
Celui-là  seul  qui,  franchissant  l'étroite  prison  de  l'intérêt  per- 
sonnel et  des  petites  passions  terrestres,  s'élève  sur  les  ailes 
de  l'imagination  hors  des  vapeurs  de  notre  atmosphère  dans 
la  région  ethérée  pour  y  planer  et  s'y  soutenir  par  de  sublimes 
contemplations^  peut  de  là  braver  les  coups  du  sort  et  le  juge- 
ment insensé  des  hommes.  Il  est  au-dessus  de  leurs  atteintes. 
Un  cœur  actif  et  un  naturel  paresseux  doivent  inspirer  le  goût 
de  la  rêverie.  Au  cours  des  rêveries  de  Jean-Jacques,  la  Nature 
maternelle  s'habille  pour  lui  des  formes  les  plus  charmantes, 
se  peint  à  ses  yeux  des  couleurs  les  plus  vives  et  se  peuple 
pour  son  usage  d'êtres  selon  son  cœur  :  riantes  fictions  qui 
ravissent  au  sein  de  la  félicité  celui  qui  s'y  consacre  et  s'y 
livre  tout  entier  sans  rougir  ! 

On  le  voit,  tous  les  goûts,  toutes  les  passions  de  cet  homme,- 
si  calomnié,  ont  leur  objet  dans  une  autre  sphère  et  il  tient 
assurément  moins  à  la  nôtre  que  nul  autre  mortel  vivant.  Ce 
qu'il  ambitionne  en  effet  ne  se  rencontre  point  sur  notre  terre 
ou  ne  s'y  trouve  que  dans  un  ordre  de  choses  bien  différent 
de  celui  où  il  l'a  trop  longtemps  cherché,  pour  son  malheur. 
Aussi,  loin  de  cultiver  désormais  sa  raison  pour  apprendre  à 
se  conduire  prudemment  parmi  les  hommes,  il  ne  demande  à 
cette  faculté  suspecte  que  des  motifs  nouveaux  pour  vivre 


LE     ROMANTIQUE  417 

séparé  de  ces  mêmes  hommes  et  pour  se  livrer  sans  scrupules 
à  ses  douces  fictions.  A  ce  point,  idolâtre  du  Beau  en  tout 
genre,  pourrait-il  d'ailleurs  rester  froid  devant  la  Beauté 
suprême  ?  Non  certes,  et  c'est  pourquoi  Elle  ornera,  de  ses 
charmes  immortels,  toutes  les  images  chéries  qui  remplissent 
son  âme  et  ravissent  son  cœur.  Ses  malheurs  lui  sont  venus, 
sans  exception,  de  ce  besoin  d'aimer  qui  dévora  son  cœur 
d'enfant  et  qui,  dans  son  déclin,  l'inquiète  encore  à  ce  point 
que,  demeuré  seul  sur  la  terre,  il  n'attend  plus  que  le  moment 
d'en  sortir  pour  voir  réaliser  enfin  ses  visions  aimées  et  retrou- 
ver, dans  un  meilleur  ordre  de  choses,  une  patrie  et  des  amis  !  — 
N'est-ce  pas  ici  l'aboutissement  du  platonisme  mystique,  de 
l'aspiration  romanesque  et  de  la  manie  de  l'amour  tonique. 
L'activité  littéraire  de  Jean- Jacques,  expose  encore  son 
visiteur,  n'a  été  à  vrai  dire  qu'une  entreprise  d'édification. 
Il  a  voulu  conduire  tous  les  hommes  à  sa  suite  vers  ce  Quié- 
tisme  esthétique  qui  lui  a  procuré  le  bonheur.  Dans  sa  jeu- 
nesse, ses  visions  chéries  lui  tenaient  lieu  de  tout  et  ne  lui 
laissaient  ni  le  pouvoir  d'arranger  ses  idées,  ni  le  temps  de  les 
écrire.  Par  malheur,  à  l'exemple  et  à  l'instigation  des  gens  de 
lettres  avec  lesquels  il  vécut  ensuite,  la  fantaisie  lui  vint  de 
communiquer  au  public  ces  mêmes  idées  dont  il  s'était  long- 
temps nourri  sans  se  chercher  des  imitateurs,  mais  qu'il  crut 
alors  pouvoir  être  utiles  au  genre  humain.  Bien  souvent  il 
s'était  demandé  pourquoi  tous  les  hommes  ne  se  montraient 
pas  bons,  sages,  heureux  comme  il  lui  semblait  avoir  été 
faits  pour  l'être  ?  «  Si  les  hommes,  se  disait-il  en  ces  heures  de 
préoccupation  morale  ou  sociale,  si  les  hommes  me  ressem- 
blaient tous,  il  régnerait  sans  doute  dans  leur  industrie  une 
extrême  langueur  ;  ils  auraient  peu  d'activité,  ou  n'en  auraient 
que  par  secousses  brusques  et  rares  ;  mais  ils  vivraient  alors 
entre  eux  dans  une  très  douce  société  !  »  Ce  qu'il  n'a  certaine- 
ment pas  démontré  par  son  exemple  !  Constatant  cependant 
autour  de  lui  tout  le  contraire  de  ce  rêve  astréen,  il  entrevit 
dès  lors  une  secrète  opposition  entre  la  nature  de  l'homme 
(telle    qu'il    la   rêvait)    et    la    constitution    de   nos   sociétés 

27 


418  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

modernes  :  remarque  qui  demeura  longtemps  à  l'état  de  per- 
ception sourde  ou  de  notion  confuse,  non  de  jugement  clair  et 
de  conviction  motivée  dans  son  esprit.  Enfin  la  question 
académique  de  Dijon  et  la  transe  extatique  sous  l'arbre  de 
Vincennes  vinrent  débrouiller  en  lui  ce  chaos  d'aspirations 
informes,  y  produire  une  vive  «  effervescence  »,  y  allumer 
des  «  étincelles  de  génie  »,  y  déchaîner  dix  ans  de  délires  et  de 
fièvres,  y  engendrer  ces  retentissants  ouvrages  dans  lesquels 
les  âmes  vulgaires  ne  virent  que  de  l'éloquence  ou  du  talent, 
mais  où  celles  qui  habitent  nos  régions  éthérées  reconnurent 
avec  joie  un  des  leurs  ! 

La  morale  de  ces  écrits  fameux  est  alors  résumée  par  Rous- 
seau à  peu  près  en  ces  termes.  Les  passions  des  cœurs  ardents 
et  sensibles  étant  l'ouvrage  de  la  Nature,  se  manifestent  au 
dehors  en  dépit  de  celui  qui  les  ressent.  Leur  première  explo- 
sion, purement  machinale ,  est  indépendante  de  sa  volonté  ;  tout 
ce  qu'il  peut  faire,  à  force  résistance,  est  d'en  arrêter  le  cours 
avant  qu'elles  aient  produit,  leur  effet,  mais  non  pas  avant 
qu'elles  n'aient  trahi  leur  présence  par  quelque  signe 
extérieur,  soit  par  les  regards,  soit  par  la  rougeur,  soit  par 
la  voix  ou  par  le  maintien  du  passionné.  Au  contraire  l'amour- 
propre  et  toutes  les  impulsions  qui  en  dérivent  n'étant  que 
des  passions  secondaires  (!)  et  produites  par  la  réflexion 
n'agissent  pas  sur  la  machine  corporelle  de  façon  aussi  sen- 
sible ;  et  voilà  pourquoi  ceux  que  meuvent  ces  dernières  pas- 
sions sont  plus  maîtres  des  apparences.  Il  faut  toutefois  recon- 
naître que  les  âmes  de  haute  trempe  possèdent  souvent  ce 
dernier  caractère,  la  maîtrise  de  soi,  concurremment  avec  l'ar- 
deur des  passions  et  que  les  vrais  sages  sont  des  hommes  froids. 
Mais,  dans  la  classe  des  hommes  vulgaires,  si  la  sensibilité  fait 
défaut,  l'arriour-propre  emportera  toujours  la  balance,  et,  s'ils 
ne  restent  nuls,  ils  seront  méchantsy  sans  ressource  ! 

Certes,  des  foules  d'hommes  vertueux  ont  jadis  existé  sur 
la  terre.  Fénelon  et  Catinat  furent  les  derniers  de  l'espèce, 
qui  paraît  présentement  éteinte.  Mais  ce  qui  se  rapproche 
un  peu  plus  de  nous  déjà,  ce  qui  est,  du  moins,  beaucoup  plus 


LE     ROMANTIQUE  419 

dans  l'ordre  de  la  nature,  c'est  un  mortel  bien  né  qui  n'a  reçu 
du  ciel  que  des  passions  expansives  et  douces.  Cet  homme-là 
ne  sera  point  vertueux,  certes,  puisqu'il  est  incapable  de 
vaincre  ses  penchants.  En  les  suivant  toutefois,  il  ne  fera  rien 
de  contraire  à  ce  que  ferait,  après  avoir  surmonté  les  siens, 
celui  qui  se  conduit  ici-bas  par  la  vertu.  La  bonté,  la  commi- 
sération, la  générosité,  ces  premières  inclinations  de  la  Nature 
qui  ne  sont  que  des  émanations  de  Vamour  de  soi,  ne  s'érige- 
ront point  dans  sa  tête  en  austères  devoirs  ;  elles  seront  tout 
simplement  des  besoins  de  son  cœur  !  L'instinct  de  la  Nature 
est  moins  pur  peut-être,  mais  plus  sûr  en  revanche  que  la  loi 
de  la  vertu.  —  «  Tel  est  l'homme  de  la  Nature,  achève  Rous- 
seau après  ces  très  significatives  confidences  !  Tel  j'ai  vu 
l'indolent  Jean- Jacques...  La  Nature  n'en  a  fait  qu'un  bon 
artisan,  sensible,  il  est  vrai,  jusqu'au  transport...  mais  dont 
l'état  habituel  fut  et  sera  toujours  l'inertie  d'esprit  et  l'acti- 
vité machinale...  Une  des  choses  dont  il  se  félicite  est  de  se 
retrouver,  dans  sa  vieillesse,  à  peu  près  au  même  rang  où  il 
est  né,  sans  avoir  jamais  beaucoup  monté  ni  descendu  dans 
le  cours  de  sa  vie.  Le  sort  l'a  remis  où  l'avait  placé  la  Nature. 
Il  s'applaudit  chaque  jour  de  ce  concours.  » 


V 


LE   TROISIEME    DIALOGUE.    — 

JEAN-JACQUES    SE    PROCLAME    MESSIE 

DE    LA    BONTÉ    NATURELLE 


Après  le  récit  de  l'interview  prise  par  Rousseau  à  Jean- 
Jacques,  le  Français  doit  rendre  compte  à  son  tour  des 
réflexions  que  lui  inspira  la  lecture  attentive  des  écrits  de  ce 


420  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

même  Jean- Jacques.  Il  y  a  trouvé  tout  d'abord,  expose-t-il, 
une  motivation  de  ce  complot  iiniversel  qui  s'est  formé  contre 
leur  auteur.  Il  établit,  en  effet,  par  de  longues  citations  que  des 
ordres  et  des  corps  puissants  sont  attaqués  sans  nul  ménage- 
ment dans  ces  pages  :  les  gens  de  lettres,  les  médecins,  les 
grands,  les  rois,  les  riches,  les  femmes  et  les  Anglais.  Mais,  ce 
qui  importe  davantage,  il  a  pénétré  par  l'intermédiaire  de 
ces  livres  jusque  dans  la  personnalité  morale  de  l'écrivain  qui 
les  mit  au  jour,  et,  depuis  ce  moment,  les  préjugés  que  «  nos 
messieurs  »  avaient  imprimés  dans  son  esprit  ont  été  singuliè- 
rement ébranlés.  «  Je  sentis,  explique-t-il,  qu'un  homme 
bien  plein  de  ces  sentiments  devait  donner  peu  d'importance 
à  la  fortune  et  aux  affaires  de  cette  vie.  J'aurais  craint  moi- 
même,  en  m'y  livrant,  de  tomber  bien  plutôt  dans  l'incurie  et 
le  Quiétisme  que  de  devenir  fâcheux,  turbulent  et  brouillon 
comme  on  prétendait  qu'il  l'était.  »  C'est  ici,  sous  la  plume 
même  de  Rousseau,  que  vient  donc  le  mot  de  «  Quiétisme  » 
pour  caractériser  l'état  d'esprit  qui  dérive  de  ses  sentiments 
essentiels. 

Le  système  de  Jean- Jacques  peut  être  faux,  reprend  le 
Français,  mais  il  est  certain  qu'en  le  développant  il  s'est  peint 
lui-même  au  vrai  !  Afin  de  le  bien  connaître,  le  mieux  sera  de 
lire  ses  ouvrages  dans  l'ordre  «  rétrograde  à  celui  de  leur  publi- 
cation »,  c'est-à-dire  en  commençant  par  Emile,  le  dernier  de 
ceux  qui  comptent,  car  l'auteur,  étant  remonté  de  principes 
en  principes  au  cours  de  son  exposé,  n'atteignit  les  premiers 
de  tous  que  dans  ses  plus  récentes  publications.  On  trouvera 
néanmoins  dans  toutes  le  reflet  de  son  grand  principe,  celui 
qui  montre  la  Nature  créant  l'homme  bon  et  heureux,  tandis 
que  la  société  le  déprave  et  le  rend  misérable,  l^' Emile  en  par- 
ticulier, ce  livre  tant  lu,  mais  si  peu  entendu  et  si  mal  compris 
n'est  pas  autre  chose  qu'un  traité  de  la  bonté  originelle  de 
l'homme.  — -  Il  y  a  ici  «  originelle  »,  épithète  bien  plus  précise 
que  «  naturelle  »  comme  nous  l'avons  fait  remarquer,  en  sorte 
que  la  période  autobiographique  de  Jean- Jacques  marque 
bien  un  retour  de  sa  pensée,  par  la  voie  de  la  psychologie 


LE     ROMANTIQUE  421 

introspective,  vers  l'assertion  qu'il  avait  en  somme  retirée, 
au  point  de  vue  sociologique  ou  historique,  dans  sa  Lettre  à 
M.  de  Beaumont.  —  Rousseau  ajoute  encore  que  les  premiers 
écrits  de  Jean- Jacques  s'attachaient  davantage  à  détruire  le 
prestige  d'illusion  qui  nous  impose  une  admiration  stupide 
pour  les  instruments  de  nos  misères  (sciences,  arts,  lettres, 
culture)  ;  mais  que,  partout,  il  nous  montre  l'espèce  humaine 
meilleure,  plus  sage  et  plus  heureuse  dans  sa  constitution 
primitive^  aveugle,  misérable  et  méchante  à  mesure  qu'elle 
s'en  éloigne  et  s'en  détourne  davantage. 

Par  malheur,  la  nature  humaine  n'étant  pas  susceptible  de 
rétrogradation,  nous  ne  remonterons  jamais  vers  ces  âges 
di  innocence  et  d'égalité  dont  nous  sommes  depuis  si  longtemps 
sortis.  C'est  pourquoi  l'objet  de  Jean-Jacques  (dans  son 
second  Discours  et  dans  le  Contrat  social  sans  doute  nul)  ne 
pouvait  être  de  ramener  les  peuples  nombreux  ni  les  grands 
États  jusqu'à  leur  simplicité  première.  Il  souhaita  seulement 
d'arrêter,  s'il  était  possible,  le  progrès  de  ceux  que  leur  peti- 
tesse (la  Suisse)  ou  leur  situation  (la  Corse)  ont  préservé  d'une 
marche  aussi  rapide  vers  la  perfection  de  la  société  et  vers 
la  détérioration  de  l'espèce.  Il  a  donc  toujours  (?)  insisté  sur 
la  conservation  des  institutions  existantes,  soutenant  que  leur 
destruction  ne  ferait  qu'ôter  les  palliatifs  en  laissant  les  vices 
et  substituer  le  brigandage  à  la  corruption  !  Il  n'avait  tra- 
vaillé que  pour  sa  patrie  (genevoise)  et  pour  les  petits  États 
constitués  comme  elle  ;  mais  la  mauvaise  foi  des  gens  de 
lettres  et  la  sottise  de  l'amour-propre,  qui  persuade  à  chacun 
que  c'est  toujours  de  lui  qu'on  s'occupe,  ont  fait  que  les 
grandes  nations  ont  pris  pour  elles  ce  qui  n'avait  été  proposé 
que  pour  les  petites.  —  Nous  savons  déjà  ce  qu'il  en  est  de 
cette  prétention  tardive  du  publiciste  et  de  cette  illusion 
prétendue   de  ses  lecteurs. 

^  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'application  aux  uns  ou  aux  autres  du 
«  grand  principe  »  posé  par  Jean- Jacques,  ce  principe  est  en 
rapports  étroits  avec  le  caractère  de  son  inventeur.  —  Et  ceci 
prépare  une  fois  encore,  notons-le  bien,  le  transfert  de  l'as- 


422  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

sertioh  de  la  bonté  naturelle  du  terrain  politique  sur  le  terrain 
psychologique  et  individuel.  —  En  effet  le  peintre  et  l'apo- 
logiste de  la  Nature,  aujourd'hui  décriée  et  défigurée  partout, 
ne  saurait  avoir  tiré  son  idéal,  son  modèle  moral  et  social 
d'autre  part  que  de  son  propre  cœur.  Il  n'a  fait  autre  chose  que 
de  décrire  la  Nature  humaine  telle  qu'il  la  sentait  en  lui-même. 
Or  les  préjugés  dont  il  n'était  pas  subjugué,  les  passions 
factices  dont  il  n'était  pas  tourmenté  n'offusquaient  point  à 
ses  yeux,  comme  aux  yeux  de  tous  les  autres,  les  premiers 
traits  du  caractère  de  l'homme,  universellement  oubliés  ou 
méconnus  I  Une  fois  retracés  par  lui,  ces  traits  si  nouveaux 
mais  si  vrais,  pouvaient  trouver  encore  au  fond  des  cœurs 
l'attestation  de  leur  justesse.  Jamais  pourtant  ils  ne  s'y 
seraient  redessinés  d'eux-mêmes  si  l'historien  de  la  Nature 
n'eût  commencé  par  ôter  la  rouille  dont  ils  étaient  revêtus. 
Une  vie  retirée  et  solitaire,  un  goût  vif  pour  la  rêverie  et  pour 
la  contemplation,  l'habitude  de  rentrer  en  soi  et  d'y  chercher 
dans  le  calme  des  passions  (??),  ces  premiers  traits  disparus 
chez  la  multitude,  ces  diverses  particularités  pouvaient  seules 
le  conduire  à  les  retrouver.  En  un  mot,  il  fallait  qu'un  homme 
se  fût  peint  lui-même  avec  sincérité  pour  nous  montrer 
l'homme  primitif  (en  réalité  l'homme  usé  profondément 
dans  son  système  de  relations  par  la  culture,  car  c'est  cela 
que  fut  Jean-Jacques).  Si  l'auteur  n'eût  été  tout  aussi  sin- 
gulier que  ses  livres,  il  ne  les  aurait  jamais  mis  au  jour  !  Où 
est-il  présentement  en  effet  cet  homme  de  la  nature  qui  vit 
vraiment  de  la  vie  humaine,  qui,  comptant  pour  rien  l'opinion 
d'autrui,  se  conduit  uniquement  d'après  ses  penchants  et  sa 
raison  !  —  Cet  «  et  »  est  singulièrement  abusif  et  il  faudrait 
pourtant  choisir  entre  ces  deux  mobiles,  à  peu  près  antago- 
nistes, de  l'action,  puisque  la  raison  contredit  trop  souvent 
les  «  penchants  »  et  que  Rousseau  n'a  jamais  nié  que  ce  ne  fut 
le  cas  pour  lui-même,  plus  que  pour  tout  autre  peut-être  !  — 
Ce  suprême  sophisme  qu'il  place  dans  la  bouche  du  Français 
devenu  son  lecteur  attentif  prépare  la  conclusion  de  ce  der- 
nier :   «  Si  vous  ne  m'eussiez  dépeint  votre  Jean- Jacques, 


LE    ROMANTIQUE  423 

concède-t-il  à  Rousseau,  j'aurais  cru  que  l'homme  naturel 
n'existait  plus.  —  Il  est,  répétera  peu  après  son  répondant, 
Yhomme  de  la  nature  et  point  du  tout  le  monstre  qu'on  vous 
avait  peint  sous  son  nom  I  »  En  réalité  l'auteur  d'Héloïse  et 
d'Emile,  bien  éloigné  de  l'homme  primitif  y  était  le  produit, 
déjà  moralement  fort  anémié,  de  la  culture,  et  sa  morale  ne 
peut  guère  servir  qu'à  tonifler  provisoirement,  au  prix  du 
sacrifice  de  l'avenir  social,  les  névropathes  qui  se  reconnaissent 
en  lui. 

Ce  n'en  est  pas  moins  ici  ce  que  nous  avons  ailleurs  appelé, 
en  concordance  avec  P.-M.  Masson,  l'Immaculée  Conception 
de  Jean- Jacques,  incarnation  continuée  et  témoin  irréfutable, 
par  le  fait  même  de  son  existence,  de  l'originelle  bonté  qu'il 
affirma.  Il  a  cru,  dit-il,  la  droiture  et  la  vérité  innées  dans 
l'âme  de  ses  semblables  parce  qu'elles  l'étaient  dans  la  sienne. 
«  Les  Français,  avait-il  indiqué  dans  son  second  Dialogue, 
ne  peuvent  comprendre  la  nature  primitive  de  l'homme  ;  elle  est 
trop  loin  de  toutes  leurs  idées.  C'est  à  force  d'être  naturelle 
que  la  conduite  de  Jean- Jacques  est  peu  commune.  Sur  les 
autres  hommes,  leurs  prévisions  rencontrent  souvent  juste 
parce  que  ceux-ci  sont  tous  conduits  par  V amour-propre  et  les 
passions  factices  qui  en  sont  le  cortège,  surtout  par  ce  vif 
intérêt  prévoyant  et  pourvoyant  qui  les  jette  toujours  loin  du 
présent  et  qui  n'est  rien  pour  l'homme  de  la  nature  !  »  Ni  sur- 
tout pour  le  névropathe  incapable  d'effort  I  Nous  discernons 
mieux,  grâce  aux  progrès  récents  de  la  psychologie  expéri- 
mentale, que  tout  au  contraire  l' amour-propre  de  Jean- 
Jacques,  intensifié  et  raffiné  par  la  maladie,  a  fait  largement 
école  et  fourni  des  arguments  fort  appréciés  à  celui  de  ses 
fidèles.  C'est  pourquoi  d'innombrables  Français  se  sont  ins- 
crits en  faux  contre  cette  dernière  appréciation  psycholo- 
gique de  leur  race  :  ils  ont  prouvé  surabondamment  au  pro- 
phète genevois  qu'ils  étaient  forts  capables  de  le  comprendre 
et  de  le  suivre. 

P.-M.  Masson  a  montré  que  la  mystique  sociologie  du 
xviii^  siècle  avait  dû  préparer  chez  Rousseau  quelques-unes 


424  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

de  ces  idées  de  longue  date  ;  il  a  en  effet  reproduit  un  bien 
curieux  passage  des  œuvres  de  Claville,  moraliste  de  nuance 
chrétienne  et  fénelonienne,  que  Jean- Jacques  lisait  aux  Char- 
mettes  avec  édification  vers  1737  :  «  N'attendez  pas  que  la 
vicissitude  des  temps  et  la  révolution  des  choses  ramènent  le 
règne  de  la  droiture  et  du  bon  cœur.  Le  siècle  d'or  et  l'esprit 
bienfaisant  ne  reparaîtront  plus  parmi  les  hommes.  Il  naît 
seulement,  de  temps  à  autre,  quelque  âme  privilégiée,  pour 
perpétuer  dans  le  monde  l'idée  de  ce  qu'était  la  nature  dans 
sa  pureté  (allusion  chrétienne  à  l'état  adamique  de  l'homme, 
sans  nul  doute).  Ah,  qu'il  vous  serait  glorieux  d'avoir  une 
âme  telle  qu'on  pût  dire  de  vous  que  vous  êtes  comme  chargé 
d'en  haut  du  soin  de  justifier  les  intentions  du  Créateur  quand 
il  fit  le  monde,  en  montrant,  par  votre  vertu,  quelle  était 
celle  des  premiers  temps  !  »  Mais  Glaville  demande  encore  ex- 
pressément de  la  vertu  à  qui  prétendrait  fournir  cette  justi- 
fication du  Créateur  devant  sa  créature  raisonnante,  au  lieu 
que  Jean-Jacques  se  contente  de  la  sensibilité  romanesque 
et  de  la  velléité  attendrie  parce  qu'il  n'y  saurait  apporter 
autre  chose. 

Le  même  investigateur  attentif  de  La  religion  de  Rousseau 
a  bien  vu  que  celui-ci  ne  pense  nullement  à  se  perdre  en  Dieu, 
selon  l'aspiration  du  mysticisme  rationnellement  encadré, 
mais  bien  plutôt  à  résorber  Dieu  en  soi,  ce  qui  est  le  caractère 
des  mystiques  émancipés  de  tout  frein  expérimental  ou  ration- 
nel. «  J'aspire,  a  dit  le  prophète  des  temps  nouveaux,  au 
moment  où,  délivré  des  entraves  du  corps,  je  serai  moi  sans 
contradiction,  sans  partage  et  n'aurai  besoin  que  de  moi  pour 
être  heureux  !  »  Ce  qui  dicte  à  Masson  ce  commentaire  : 
«  Dans  le  paradis  de  Jean- Jacques,  Dieu  lui-même  s' effacera 
discrètement  pour  laisser  la  place  à  Jean- Jacques...  Quant  à 
nous,  qui  pouvons  pénétrer  dans  cette  âme  troublée,  y  soup- 
çonner je  ne  sais  quelle  folle  adoration  du  Dieu  qu'il  croyait 
être  sans  y  trouver  jamais  l'humble  aveu  du  pécheur  qui  veut 
purifier  sa  misère  par  le  repentir  et  l'appel  de  la  grâce,  nous 
restons  hésitant  devant  ce  christianisme  étrange  !  »  Aboutis- 


LE     ROMANTIQUE  425 

sèment,  selon  nous,  des  hérésies  féminines,  romanesques  de 
caractère  et  tendant  au  soulagement  des  névroses  qui  se 
sont  développées  dans  la  mystique  chrétienne  à  l'issue  du 
Moyen  âge  courtois. 

Avant  de  quitter  les  Dialogues,  indiquons  qu'une  bonne 
part  en  est  remplie  par  de  curieuses  et  très  instructives  diva- 
gations du  malade  sur  le  complot  de  «  nos  messieurs  ».  L'inco- 
hérence de  ces  plaintes  forme  un  singulier  contraste  avec  la 
sûreté  de  déduction  qui  se  manifeste  au  contraire  dans  la  plu- 
part des  thèses  psychologiques  dont  nous  venons  de  fournir 
un  aperçu.  Constatons,  par  exemple  une  fois  de  plus  quelle 
profonde  blessure  ont  laissée,  dans  ce  saignant  amour-propre, 
les  révélations  du  Sentiment  des  citoyens  :  «  Il  les  avait  mis  sur 
la  voie  lui-même,  écrit  le  père  sans  entrailles  en  parlant  de 
ses  anciens  amis,  par  la  déclaration  d'une  faute  grave  qu'il 
avait  commise  et  dont  il  leur  confia  le  secret  sans  nécessité  !... 
Ils  passèrent  aisément  de  sa  confidence  à  celle  des  complices 
de  sa  faute  [Thérèse,  sans  nul  doute,  ou  M^^^  Le  Vasseur]...  Ils 
gagnèrent  tout  ce  qui  l'entourait  et  firent  la  découverte 
que  ce  grand  prêcheur  de  vertus  n'était  qu'un  monstre,  chargé 
de  crimes  cachés  qui,  depuis  quarante  ans,  masquait  l'âme 
d'un  scélérat  sous  les  dehors  d'un  honnête  homme.  A  la  faveur 
de  ce  premier  fait,  bien  établi  et  suffisamment  aggravé,  tout 
le  reste  devint  facile,  et  le  public  ne  vit  plus  que  du  faste  où  il 
avait  vu  du  courage....  de  la  forfanterie  où  il  avait  vu  du 
désintéressement,  du  ridicule  où  il  avait  vu  de  la  singula- 
rité !...  Désormais  détesté  des  bons  pour  ses  œuvres,  il  l'est 
encore  plus  des  méchants  pour  ses  livres.  » 

Et  voici  quelques-unes  des  conséquences  pratiques  de  cette 
haine  universelle  à  son  égard  (illusion  stupéfiante  dans  un 
homme  qui,  en  réalité,  était  devenu  comme  une  sorte  de  dieu 
sur  terre  pour  une  bonne  partie  de  ses  contemporains  !)  : 
«  S'il  entre  en  quelque  lieu  public,  il  est  regardé  comme  un 
pestiféré...  On  lui  répond  par  des  mensonges,  en  éludant  ses 
questions  d'un  ton  si  rude  et  si  méprisant  qu'il  perd  toute 
envie  d'en  faire...  S'il   cherche  une  chose,  elle  disparaît  de 


426  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Paris.  La  populace  le  voit  avec  horreur  !  Le  bac  ne  passe  pas 
pour  lui.  Les  distributeurs  de  billets  imprimés  l'omettent 
avec  la  plus  outrageante  affectation  !  »  Parfois,  il  essaye 
d'amener  enfin  ces  divers  persécuteurs  à  l'accusation  précise 
qu'il  réfuterait  aussitôt  sans  effort  :  «  Parlez  haut,  leur 
crie-t-il  alors  I  Parlez,  traîtres  que  vous  êtes  I  Me  voilà  ! 
Qu'avez-vous  à  dire  I  »  Adjuration  profondément  inutile, 
car  il  n'obtient  jamais  de  réponse.  —  Ce  n'est  pas  qu'on 
n'affecte  pour  lui  des  attentions  dérisoires.  Et,  par  exemple, 
toutes  les  lettres  qui  lui  sont  adressées  se  terminent  par  des 
formules  de  ce  genre  :  «  Je  suis,  avec  tous  les  sentiments  qui 
vous  sont  dus,  avec  les  sentiments  les  plus  distingués,  avec 
une  considération  très  particulière,  avec  autant  d'estime 
que  de  respect,  votre  serviteur  î  »  Tournures  qui  ont  toutes  été 
choisies  à  dessein  amphibologiques  et  susceptibles  de  deux 
sens,  l'un  favorable  en  apparence,  l'autre  insultant  en  réalité; 
elles  ne  sont  donc  pas  autre  chose  que  des  injures  traîtreu- 
sement masquées  I  On  lui  donne  de  l'encre  qui  est  de  l'eau 
(par  bonheur,  on  n'a  pas  encore  songé  à  le  priver  d'un  bâton 
d'encre  de  Chine  qu'il  possède  et  qui  lui  permet  de  préparer  ce 
dont  il  a  besoin  pour  écrire  !)  On  lui  fait  des  aumônes  dégui- 
sées afin  de  l'humilier  davantage  ;  c'est  ainsi  que,  chez  les  com- 
merçants de  son  quartier,  il  sera  mieux  servi  que  le  vulgaire 
pour  la  même  somme  ;  une  largesse  qui,  au  fond,  ne  lui  fait 
aucune  économie,  mais  produit  ce  résultat  que  sa  bassesse 
et  la  générosité  de  «  nos  Messieurs  »  circulent  sur  les  lèvres 
du  peuple  !  Et  si,  impatienté  de  ces  manèges,  il  se  décide  à 
changer  de  fournisseurs,  nos  Messieurs  se  frottent  encore  les 
mains  car  sa  réputation  de  besogneux  ne  s'en  répand  que  plus 
rapidement  à  travers  la  capitale. 

Ces  diverses  manifestations  de  démence  partielle  culminent 
dans  la  scène  navrante  qu'il  a  cru  devoir  conter  en  appendice  à 
son  ouvrage  et  qui  s'intitule  :  Histoire  du  précédent  écrit  !  Cet 
écrit,  il  avait  décidé  d'en  déposer  solennellement  le  manus- 
crit sur  le  maître-autel  de  Notre-Dame  de  Paris,  parce  qu'il 
voyait,  dans  une  telle  manifestation,  le  moyen  d'en  faire  passer 


LE     ROMANTIQUE  427 

les  pages  révélatrices  sous  les  yeux  du  jeune  roi  Louis  XVI. 
Ce  fut  le  21  février  1776  qu'il  tenta  cette  démarche  impor- 
tante :  il  pénétra  donc  dans  l'église  à  cet  effet,  mais  constata 
seulement  alors  la  présence  d'une  grille  qui  fermait  de  toute 
part  l'accès  du  chœur  et  qu'il  n'avait  jamais  remarquée 
jusque-là.  Il  en  conclut  vraisemblablement  que  nos  Messieurs 
l'avaient  fait  poser  tout  exprès  pour  faire  échec  à  son  dessein 
libérateur  !  «  D'autant  plus  frappé  de  cet  obstacle  imprévu 
que  je  n'avais  dit  mon  projet  à  personne,  je  crus,  dans  mon 
premier  transport,  voir  concourir  le  ciel  même  à  l'œuvre 
d'iniquité  des  hommes...  Je  fus  saisi  d'un  vertige  comme  un 
homme  qui  tombe  en  apoplexie  et  ce  vertige  fut  suivi  d'un 
bouleversement  de  tout  mon  être  tel  que  je  ne  me  souviens 
pas  d'en  avoir  jamais  éprouvé  un  pareil  î  L'église  ne  parut 
avoir  tellement  changé  de  face  que,  doutant  si  j'étais  bien 
dans  Notre-Dame,  je  cherchais  avec  effort  à  me  reconnaître. 
...Me  livrant  à  toute  mon  agitation,  je  courus  le  reste  du  jour, 
errant  de  toutes  parts  sans  savoir  ni  où  j'étais,  ni  où  j'allais, 
jusqu'à  ce  que  la  lassitude  et  la  nuit  me  forcèrent  de  rentrer 
chez  moi,  rendu  de  fatigue  et  presque  hébété  de  douleur  !  » 


VI 


LES    REVERIES    DU    PROMENEUR    St>LITAIRE.     — 

RETOUR      VERS       LA     TRADITION      RATIONNELLE 

DU    CHRISTIANISME 


Après  le  paroxysme  d'agitation  morbide  qui  se  marque  dans 
les  Dialogues,  il  semble  que  le  patient  ait  éprouvé  une  certaine 
rémission  de  son  mal,  une  demi-détente  de  ses  nerfs  exaspérés. 
Car  les  Rêveries  du  Promeneur  solitaire,  écrites  pendant  les 


428  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

derniers  mois  de  1777  et  les  premiers  de  1778,  sont  d'un  accent 
beaucoup  plus  apaisé.  Certes,  le  «  complot  »  reste  toujours  à 
l'arrière-plan  des  méditations  du  promeneur,  mais  il  parvient 
à  en  détourner  presque  entièrement  sa  pensée  synthétique 
pour  la  reporter  sur  des  objets  attrayants  ou  sur  des  réflexions 
calmantes.  Le  Quiétisme,  en  son  fond  si  follement  orgueilleux, 
des  Dialogues  se  fait  moins  écouter  de  lui  désormais  ou  revêt 
tout  au  moins  un  aspect  plus  orthodoxe  sous  sa  plume.  Dans 
cette  âme,  si  longtemps  ravagée  de  tempêtes  émotives,  on 
constate  le  réafïleurement  tardif  d'un  christianisme  à  peu  près 
traditionnel  et  de  nouveau  suffisamment  rationnel  en  ses 
vagues  suggestions  de  confiance.  Des  anecdotes  moralisa- 
trices alternent  dans  ces  morceaux  avec  des  psaumes  discrè- 
tement plaintifs.  Çà  et  là  se  détachent  quelques-unes  des  plus 
belles  pages  que  nous  ait  léguées  la  poésie  romantique.  Le 
tout  forme  un  amalgame  attachant  qui  incline  à  la  sympathie, 
à  la  compassion  pour  l'auteur.  —  Nous  y  chercherons,  pour 
notre  part,  quelques  indications  dernières  sur  un  état  d'esprit 
si  intéressant  à  scruter,  en  conséquence  de  ses  incalculables 
répercussions  dans  la  pensée  moderne. 

La  première  Promenade  nous  montre  la  lypémanie  tou- 
jours installée  à  demeure,  mais  désormais  plus  facilement 
tolérée  dans  un  cerveau  qui  renonce  à  se  débattre  vainement 
contre  ses  propres  chimères.  «  Depuis  quinze  ans  que  je  suis 
dans  cette  étrange  position,  elle  me  paraît  encore  un  rêve. 
J'imagine  toujours  qu'une  indigestion  me  tourmente,  que  je 
dors  d'un  mauvais  sommeil  et  que  je  vais  me  réveiller,  bien 
soulagé  de  ma  peine,  en  me  retrouvant  avec  mes  amis.  Oui, 
sans  doute,  il  faut  que  j'aie  fait,  sans  que  je  m'en  aperçusse, 
un  saut  de  la  veille  au  sommeil  ou  plutôt  de  la  vie  à  la  mort  ! 
Tiré,  je  ne  sais  comment  de  l'ordre  des  choses ^  je  me  suis  vu 
précipité  dans  un  chaos  incompréhensible  où  je  n'aperçois 
rien  du  tout...  Pouvais-je  supposer  qu'un  jour...  je  serais  tenu 
sans  doute  pour  un  monstre,  un  empoisonneur  [souvenir  de 
Trye  ?]  un  assassin,  que  je  deviendrais  l'horreur  de  la  race 
humaine,  le  jouet  de  la  canaille,  que  toute  la  salutation  que 


LE     ROMANTIQUE  .  429 

me  feraient  les  passants  serait  de  cracher  sur  moi  ?  »  Il  indique 
cependant  que  depuis  deux  mois,  le  calme  est  rentré  dans  son 
cœur.  Il  n'attend,  même  plus  que  justice  soit  rendue  à  sa 
mémoire  après  sa  mort,  car  des  corps  trop  puissants,  les 
médecins,  et  surtout  les  Oratoriens  le  poursuivront  éternelle- 
ment de  leur  hai^e.  Il  ne  lui  reste  donc  plus  rien  à  espérer 
ni  à  craindre  en  ce  monde,  et  désormais  l'y  voilà  tranquille,  au 
fond  de  l'abîme,  pauvre  mortel  infortuné,  mais  impassible 
comme  Dieu  même  !  —  Ce  qui  est  identique  à  l'aboutissement 
de  l'opération  divine,  dans  la  conception  quiétiste  des  rap- 
ports du  Créateur  avec  sa  créature  élue. 

La  seconde  Promenade  raconte  et  commente  un  accident 
survenu  quelques  mois  plus  tôt  au  déambulateur  solitaire. 
Renversé  à  la  descente  de  Ménilmontant  par  un  grand  chien 
danois  qui  courait  devant  le  carrosse  de  M.  de  Saint-Fargeau, 
il  fut  assez  éprouvé  de  sa  chute.  Son  habituel  visiteur  de  ce 
temps,  Corancez,  nous  apprend  qu'il  supporta  d'abord 
assez  gaiement  cette  mésaventure.  «  L'accident  avait  été 
occasionné  par  un  chien,  écrit  ce  témoin  des  dernières  années 
du  malade.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  lui  prêter  des  vues 
malfaisantes  et  des  projets  prémédités.  Dans  cet  état,  Rous- 
seau restait  ce  que,  naturellement,  il  était  lorsque  la  corde  de 
ses  ennemis  n'était  point  en  vibration.  »  Par  malheur,  on  com- 
menta dans  Paris  l'événement  et  le  blessé  souffrit  beaucoup 
plus  de  ce  qu'il  imagina  tout  aussitôt  sur  ces  commentaires 
que  de  ses  nombreuses  contusions,  écorchures  ou  foulures. 
C'est  pourquoi,  revenant  sur  l'incident  dès  le  début  de  ses 
Rêveries,  il  a  souligné  ces  rumeurs  fâcheuses,  et  il  en  a  conclu 
que  tant  d'inimitiés,  s' accumulant  sur  sa  tête,  ne  sauraient 
lui  avoir  été  infligées  qu'en  vertu  d'une  décision  très  particu- 
lière et  très  personnelle  d'En-Haut  :  «  Je  ne  puis,  dit-il,  m'em- 
pêcher  de  regarder  désormais  comme  un  de  ces  décrets  du 
Ciel  impénétrables  à  la  raison,  la  même  œuvre  que  j'envisa- 
geais jusqu'ici  que  comme  un  fruit  de  la  méchanceté  des 
hommes  !  »  Telle  fut  aussi  l'interprétation  tonifîcatrice  de 
Mme  Guyon  dans  des  circonstances  analogues.  «  Cette  idée. 


430  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

achève  en  effet  le  promeneur,  loin  de  m' être  cruelle  et  déchi- 
rante, me  console,  me  tranquillise  et  m'aide  à  me  résigner.  Je 
ne  vais  pourtant  pas  si  loin  que  saint  Augustin  qui  se  fût 
consolé  d'être  damné  si  telle  eût  été  la  volonté  de  Dieu  !  »  — 
C'est  ici,  remarquons-le  encore,  l'épreuve  divine  suprême  des 
Quiétistes,  le  consentement  à  la  damnatioi».  Sans  remonter 
jusqu'à  Augustin,  ils  assuraient  que  François  de  Sales 
en  personne  avait  offert  ce  consentement  au  Rédempteur 
dans  l'église  parisienne  aujourd'hui  disparue  de  Saint-Étienne- 
des-Grès  ;  mais  le  christianisme  rationnel  protestait  non  sans 
raison  contre  l'orgueil  immense  qui  se  dissimule  trop  souvent 
derrière  un  pareil  dédain  des  châtiments  de  la  justice  céleste. 
Sans  vouloir  abuser  de  ces  rapprochements  occasionnels,  ils 
méritent  d'être  notés  au  passage.  «  Ma  résignation,  achève 
Rousseau,  vient  d'une  source  moins  désintéressée,  il  est  vrai, 
mais  non  moins  pure,  et  plus  digne,  à  mon  gré,  de  l'Être  par- 
fait que  j'adore.  Dieu  est  juste.  Il  veut  que  je  souffre  et  il  sait 
que  je  suis  innocent.  Voilà  le  motif  de  ma  confiance;  mon 
cœur  et  ma  raison  me  crient  qu'elle  ne  me  trompera  pas  !  » 
En  d'autres  termes,  il  fait  son  purgatoire  ici-bas,  toujours 
comme  les  Quiétistes,  mais  il  ne  reconnaît  plus  comme  eux 
qu'il  l'a  mérité. 

La  troisième  Promenade  est  importante  en  ce  qu'elle  fournit 
une  sorte  de  complément  aux  Confessions,  l'auteur  y  revenant 
avec  complaisance  sur  les  souvenirs  de  sa  rêveuse  jeunesse  : 
«  J'appris,  dit-il,  de  bonne  heure,  par  l'expérience,  que  je 
n'étais  pas  fait  pour  vivre  dans  le  tourbillon  du  monde  et 
que  je  n'y  parviendrais  jamais  à  l'état  dont  mon  cœur  sentait 
le  besoin.  Cessant  donc  de  chercher  parmi  les  hommes  le 
bonheur  que  je  sentais  n'y  pouvoir  trouver,  mon  ardente 
imagination  sautait  déjà  par-dessus  l'espace  de  ma  vie  à 
peine  commencée,  comme  sur  un  terrain  qui  m'était  étranger, 
pour  se  reposer  dans  une  assiette  tranquille  où  je  pusse  me 
fixer.  »  Il  s'est  donc  pris  de  bonne  heure  à  étudier  de  près  son 
propre  caractère,  mais  en  vue  de  se  connaître  et  non  point  pour 
parler  savamment  de  la  nature  humaine.  Il  s'est  préoccupé 


LE     ROMANTIQUE  431 

surtout  de  discerner  la  véritable  fin  de  la  vie,  et  son  éducation, 
constamment  religieuse,  lui  facilitait  une  pareille  recherche. 
Devenu  catholique  à  la  suite  des  circonstances  que  Ton  sait,  il 
s'était  attaché  sincèrement  à  cette  foi  nouvelle  ;  les  instruc- 
tions aussi  bien  que  les  exemples  (?)  de  M^^  de  Warens 
l'avaient  ensuite  confirmé  dans  cette  disposition  de  son 
cœur  :  «  La  solitude  champêtre  où  j'ai  passé  la  fleur  de  ma 
jeunesse,  l'étude  des  bons  livres  à  laquelle  je  me  donnais  tout 
entier  renforcèrent  auprès  d'elle  mes  dispositions  naturelles 
aux  sentiments  affectueux  [en  matière  de  religion]  et  me  ren- 
dirent dévot  presque  à  la  manière  de  Fénelon.  » 

Il  est  toutefois  certain  que,  plus  tard,  lorsqu'il  fut  amené  à 
vivre  dans  la  société  des  «  philosophes  »  modernes,  ces  froids 
prédicateurs  d'athéisme,  il  sentit  sa  foi  s'ébranler  pour  un 
temps.  Mais  leur  prétendue  philosophie  ne  tarda  guère  à  le 
rebuter,  car  il  lui  en  fallait  une  qui  fût  faite  à  sa  mesure  : 
«  Je  ne  doute  point,  il  est  vrai,  que  les  préjugés  de  l'enfance 
et  les  vœux  secrets  de  mon  cœur  n'aient  fait  pencher  la 
balance  du  côté  le  plus  consolant  pour  moi...  Ce  que  j'avais  le 
plus  à  redouter  au  monde,  dans  la  disposition  où  je  me  sen- 
tais, était  d'exposer  le  sort  éternel  de  mon  âme  pour  la  jouis- 
sance des  biens  de  ce  monde,  qui  ne  m'ont  jamais  paru  d'un 
grand  prix...  Je  vis  que  je  donnais  aux  insensés  jugements  des 
hommes  et  aux  petits  événements  de  cette  courte  vie  beau- 
coup plus  d'importance  qu'ils  n'en  avaient;  que,  cette  vie, 
n'étant  qu'un  état  d'épreuve,  il  importait  peu  que  ces  épreuves 
fussent  de  telle  ou  telle  sorte  pourvu  qu'il  en  résultât  l'effet 
auquel  elles  étaient  destinées  et  que,  par  conséquent,  plus  les 
épreuves  étaient  grandes,  fortes,  multipliées,  plus  il  était 
avantageux  de  les  avoir  soutenues...  dans  la  certitude  du 
dédommagement  grand  et  sûr.  »  Et  il  achève  sur  un  acte  de 
foi  sans  conditions  ni  réserves  :  «  Tombé  dans  la  langueur  et 
l'appesantissement  de  l'esprit,  j'ai  oublié  jusqu'aux  raisonne- 
ments sur  lesquels  je  fondais  ma  croyance  et  mes  maximes, 
mais...  je  m'y  tiens  désormais.  Heureux  si,  par  mes  progrès 
sur  moi-même,  j'apprends  à  sortir  de  la  vie  non   meilleur, 


432  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

car  cela  n'est  pas  possible,  mais  plus  vertueux  que  je  n'y  suis 
entré  I  »  Mélange  d'orgueil  mystique  sans  bornes  et  d'heureuses 
réminiscences  du  christianisme  rationnel  qui  façonna  son 
enfance  puis,  jusqu'à  un  certain  point,  sa  studieuse  jeunesse. 

La  quatrième  Promenade  est  une  dissertation,  assez  sophis- 
tique çà  et  là,  sur  le  mensonge,  que  l'auteur  condamne,  dit-il, 
par  principe  et  pratique  par  tempérament.  Il  avoue,  en  parti- 
culier, quelques  embellissements  dans  les  portions  erotiques 
ou  romanesques  de  ses  Confessions.  «  La  mémoire  me  man- 
quait..., j'en  remplissais  les  lacunes  par  les  détails  que  j'ima- 
ginais en  supplément  de  mes  souvenirs  mais  qui  ne  leur  étaient 
jamais  contraires.  J'aimais  à  m' étendre  sur  les  moments 
heureux  de  ma  vie  et  je  les  embellissais  quelquefois  des  orne- 
ments que  de  tendres  regrets  venaient  me  fournir.  Je  disais 
les  choses  que  j'avais  oubliées  comme  il  me  semblait  qu'elles 
avaient  dû  être...  comme  elles  avaient  été  peut-être  en  effet, 
jamais  au  contraire  de  ce  que  je  me  rappelais  qu'elles  avaient 
été...  J'avais  tort,  parce  qu'orner  la  vérité  par  des  fables, 
c'est  en  effet  la  défigurer,  etc..  »  La  première  partie  de  l'aveu 
n'en  est  pas  moins  un  plaidoyer  adroit  en  faveur  de  ce  tort, 
assez  véniel  il  faut  en  convenir. 

Il  interroge  plus  sévèrement  sa  conscience  sur  un  mensonge 
récent  qui  lui  fut  suggéré  par  une  question  banale  mais  por- 
tant sur  le  point  le  plus  douloureusement  vulnérable  de  son 
immense  orgueil  moral,  par  une  interrbgation  qui  se  rappor- 
tait à  ses  enfants.  Il  assistait  peu  auparavant,  dit-il,  à  un 
dîner  «  en  manière  de  pique-nique  »  chez  une  «  restauratrice  » 
dont  la  fille,  nouvellement  mariée  et  en  état  de  grossesse,  lui 
demanda,  assurément  sans  penser  à  mal,  s'il  avait  jamais  eu 
des  enfants  ?  Il  ne  manqua  pas  de  voir  une  insulte  préméditée 
dans  cette  marque  de  politesse  et,  comme  il  l'avait  fait  jadis 
dans  son  édition  parisienne  du  Sentiment  des  citoyens  y  il 
répondit  par  la  négative,  mais  en  rougissant  jusqu'aux  yeux, 
indique-t-il.  Sa  formule  de  dénégation  fut  qu'iZ  n'avait  pas 
eu  ce  bonheur  !  Il  ajoute  que,  deux  minutes  après,  lui  vint  à 
l'esprit  la  réponse  qu'il  aurait  dû  faire,  à  l'en  croire,  et  cette 


LE    ROMANTIQUE  433 

réponse  est  la  suivante  :  «  Voilà  une  question  peu  discrète  de 
la  part  d'une  jeune  femme  à  un  homme  qui  a  vieilli  garçon  I  » 
Or  il  était  marié  depuis  dix  ans  à  cette  date  et  la  jeune  femme 
n'avait  aucun  motif  de  savoir  qu'il  avait  vieilli  garçon  :  c'eût 
été  répondre  à  une  amabilité  par  une  grossièreté,  sans  se 
montrer  beaucoup  plus  sincère.  Même  après  réflexion  et  en 
usant  de  ce  qu'on  appelle  l'esprit  de  l'escalier,  il  était  donc 
loin  d'avoir  trouvé  la  répartie  qui  lui  aurait  épargné  le  devoir 
de  parler  vrai.  —  Ce  devoir,  il  ne  le  remplit  pas  davantage 
vers  le  même  temps  vis-à-vis  de  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
son  confident  préféré,  auquel  il  déclara  n'avoir  jamais  été 
père  :  ce  qui  était  plus  exact  moralement  que  matériellement. 
Mais  du  moins  la  protestation  de  sa  conscience  qu'il  consigne 
dans  ses  Rêveries  témoigne-t-elle  de  son  retour  insensible  vers 
une  attitude  morale  plus  rationnelle  en  effet  que  celle  dont  ses 
précédents  écrits  nous  avaient  donné  le  spectacle. 

La  cinquième  Promenade  est  une  description,  justement 
célèbre,  du  séjour  de  Rousseau  dans  l'île  Saint-Pierre,  au 
milieu  du  lac  de  Bienne.  —  La  sixième  développe  une  médi- 
tation sur  la  haine  et  sur  les  circonstances  particulières  qui  ont 
préservé  l'auteur  de  ce  sentiment  condamnable.  Nous  savons 
qu'il  l'a  mainte  fois  exprimé  comme  sien  cependant,  le  plus 
souvent  vis-à-vis  de  certaines  classes  sociales,  mais  parfois 
aussi  à  l'égard  d'individus  en  particulier,  tels  que  Voltaire. 
Gomme  George  Sand,  il  étend  ici  sur  sa  vie  entière  les  disposi- 
tions de  sa  vieillesse,  à  certains  points  de  vue  apaisée.  «  Je 
ne  hais  point  les  hommes,  expose-t-il  cette  fois,  parce  que  je 
ne  saurais  haïr,  mais  je  ne  puis  me  défendre  rfiz  mépris  qu'ils 
méritent,  ni  m'abstenir  de  le  leur  témoigner...  L'orgueil,  peut- 
être,  se  mêle  encore  à  ces  jugements.  Je  me  sens  trop  au-dessus 
d'eux  pour  les  haïr  ;  ils  ne  peuvent  m'intéresser  tout  au  plus 
que  jusqu'au  mépris...  Je  m'aime  trop  moi-même  pour  pou- 
voir haïr  qui  que  ce  soit;  ce  serait  resserrer,  comprimer  mon 
existence  et  je  voudrais  pouvoir  l'étendre  sur  tout  l'univers.  » 
Fût-ce  par  la  prise  de  possession  affective  !  Suprême  aveu 
d'  «  impérialisme  »  final  qui  nous  paraît  précieux  à  recueil- 

28 


434  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

lir  chez  ce  trop   fréquent   simulateur   d'altruisme    attendri. 
La  septième  Promenade  traite  des  attraits  de  la  botanique 
et  des  coutumières  herborisations  du  promeneur  ;  la  huitième 
est  une  nouvelle  investigation  de  son  caractère  qui  n'apporte 
pas  de  renseignements  bien  nouveaux  à  ses  historiens  :  sauf 
cette  remarque  que  son  amour-propre  se  développa  grandement 
tandis  qu'il  vivait  dans  le  monde.  Il  en  avait  peut-être  encore 
moins  qu'un  autre,  estime-t-il,  mais  il  en  avait  prodigieuse- 
ment malgré  tout  I  Cette  significative  expérience  ne  l'empêche 
pas    de    proclamer    qu'il     n'a    jamais    eu    beaucoup     de 
pente  vers  cette  passion  factice  à  laquelle  il  substitua  donc 
sans  grand  effort  le  paisible  amour  de  soi  dès  qu'il  fut  rentré 
dans  l'ordre  de  la  nature  après  avoir  secoué  le  joug  pesant  de 
l'opinion  !  —  La  neuvième  Promenade  débute  par  un  retour 
sur  la  question  des  enfants,  puis  raconte  un  aimable  épisode 
de  ses  courses  quotidiennes  en  banlieue  :  le  théâtre  en  est, 
cette  fois,  le  parc  public  qui  s'étendait  autour  du  château  de 
La  Muette.  —  Le  dixième  morceau  du  recueil,  commencé 
le  12  avril  1778,  ne  fut  jamais  achevé  :  l'auteur  y  revenait  sur 
le  souvenir  de  M^^^  de  Warens,  en  ce  cinquantième  anniver- 
saire de  leur  première  rencontre.  Ce  sont  les  derniers  mots  qui 
soient  tombés  de  sa  plume. 


CONCLUSION 

LES    DERNIERS     JOURS.    — 
LES    PREMIERS    DISCIPLES 


Au  début  du  printemps  1778  et  pour  une  raison  qui  nous 
est  inconnue,  —  peut-être  s'agissait-il  de  quelque  mésintelli- 
gence nouvelle  entre  Thérèse  et  son  voisinage,  —  la  manie  du 
changement  de  lieu  saisit  de  nouveau  l'habitant  de  la  rue 
Plâtrière,  après  quelque  huit  années  de  rémission.  En  dépit 
de  ses  fâcheuses  expériences  antérieures,  il  résolut  de  quitter 
une  fois  de  plus  Paris  pour  s'établir  à  la  campagne  et  se  prit 
à  chercher  fiévreusement  un  hôte  qui  voulût  bien  l'héberger 
dans  quelque  site  champêtre.  Un  certain  comte  Duprat, 
lieutenant- colonel  d'Orléans- Infanterie,  offrit  ses  services  et 
fut  sur  le  point  d'être  agréé,  non  sans  quelques  suspicions  préa- 
lables et  précoces.  «  Vous  dites,  monsieur,  qu'on  ne  m'inter- 
rogera pas  [chez  vous].  On  saura  donc  qu'il  ne  faudra  pas 
m'interroger,  etc..  »  —  Le  marquis  de  Girardin,  adepte 
enthousiaste  du  naturisme  rousseauiste,  fut  finalement  pré- 
féré, et,  sans  prévenir  aucun  de  ses  familiers  du  parti  qu'il 
allait  prendre,  Rousseau  transporta  brusquement  son  petit 
ménage  en  pleine  forêt  d'Ermenonville,  à  une  douzaine  de 
lieues  de  Paris.  C'est  dans  cette  retraite  que  la  mort  vint 
l'atteindre  au  bout  de  quelques  semaines. 


436  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

Un  suicidé  a-t-il  causé  son  trépas  ?  Nous  nous  arrêterons  à 
examiner  ce  problème  qui  ne  nous  paraît  pas  tranché  sans 
discussion  possible.  —  Rappelons  qu'il  avait  plusieurs  fois 
songé  à  cet  acte  de  désespoir  depuis  l'aggravation  de  sa 
maladie  mentale.  Dans  les  derniers  mois  de  1761  (nous  le 
savons  par  sa  première  lettre  à  Malesherbes),  ses  soupçons 
contre  les  Jésuites  au  cours  de  l'impression  d'Emile  furent  près 
de  le  conduire  à  se  tuer.  Si  cette  inquiétude,  explique-t-il  en 
effet,  l'avait  tourmenté  dans  Paris,  sans  qu'il  goûtât  la  con- 
solation de  ses  promenades  rustiques,  «  il  n'est  point  sûr  que 
sa  propre  volonté  n'eût  pas  épargné  le  reste  de  l'ouvrage  à  la 
Nature  ».  Puis,  aux  derniers  jours  de  cette  même  année,  un 
incident  assez  mince  (la  rupture  d'une  sonde  dont  il  se  servait 
pour  ses  maux  de  vessie)  l'amena  de  nouveau  très  près  de  cette 
résolution  extrême.  «  C'en  est  fait,  mon  cher  Moultou,  écrit-il 
le  23  décembre  1761  au  plus  déférent  de  ses  amis  genevois, 
nous  ne  nous  reverrons  plus  que  dans  le  séjour  des  justes  ! 
Mon  sort  est  décidé  par  les  suites  de  l'accident  dont  je  vous  ai 
parlé  ci-devant,  et,  quand  il  sera  temps,  je  pourrai,  sans 
scrupules,  prendre  chez  milord  Edouard  les  conseils  de  la 
vertu  même  !  » 

Éclaircissons  le  sens  de  ces  derniers  mots.  On  lit  dans  la 
Nouvelle  Héloïse  (achevée  trois  ou  quatre  ans  plus  tôt,  comme 
on  le  sait),  deux  lettres  théoriques  sur  le  suicide,  vers  la  fm 
de  la  IIP  partie  du  roman.  Saint-Preux  s'est  en  effet  décidé 
au  trépas  volontaire  après  le  mariage  de  Julie  qui  détruit 
toutes  ses  espérances,  et  il  a  fait  part  de  son  dessein  à  son 
ami  Bomston,  en  y  ajoutant  une  apologie  de  ce  genre  de  mort. 
L'Anglais  riposte  par  des  arguments  contraires,  mais  qui 
sont,  au  total,  beaucoup  moins  spécieux  que  les  raisonne- 
ments du  précepteur,  et  il  ne  laisse  pas  d'admettre,  lui  aussi, 
une  exception  à  la  règle  qui  nous  interdit,  s'il  faut  l'en  croire, 
de  mettre  fin  à  nos  jours  avant  le  temps  fixé  par  le  destin  : 
«  Les  douleurs  de  l'âme,  écrit-il,  portent  toujours  leur  remède 
avec  elles,  car  elles  s'effacent  d'elles-mêmes  à  la  longue  !  » 
C'est  loin  d'être  vrai  sans  exception.  «  Mais  la  plupart  de  nos 


CONCLUSION  437 

mau^  physiques  ne  font  qu'augmenter  sans  cesse,  et  de  violentes 
douleurs  du  corps,  quand  elles  sont  incurables,  peuvent  auto- 
riser un  homme  à  disposer  de  lui  ;  car,  toutes  ses  facultés 
étant  aliénées  par  la  douleur,  et  le  mal  étant  sans  remède,  il 
n'a  plus  l'usage  ni  de  sa  volonté,  ni  de  sa  raison  ;  il  cesse  d'être 
homme  avant  de  mourir  et  ne  fait,  en  s'ôtant  la  vie,  qu'ache- 
ver de  quitter  un  corps  qui  l'embarrasse  et  où  son  âme  n'est 
déjà  plus  !  »  Distinction  fort  peu  topique,  en  vérité,  car  cer- 
taines maladies  mentales  dégradent  bien  autrement  la  volonté 
ou  la  raison  du  malade  et  celui-ci  est  bien  plus  porté  à  les  con- 
sidérer comme  incurables.  Mais,  comme  tous  les  faibles, 
Jean- Jacques  taille  ici  sa  morale  à  sa  mesure  ;  il  se  croit 
menacé  d'intolérables  douleurs  physiques  par  sa  maladie 
d'entrailles  et  se  couvre  par  avance.  Or  l'avenir  trompe  sou- 
vent nos  prévisions  et,  s'il  s'est  tué  vingt  ans  plus  tard,  ce 
fut  pour  fuir  une  douleur  de  l'âme,  très  probablement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  deux  reprises  au  moins,  l'auteur  de 
Julie  sera  sur  le  point  de  réclamer  à  son  profit  le  bénéfice 
de  cette  exception  à  la  règle  instaurée  par  le  christianisme. 
Nous  venons  de  signaler  la  première  et  nous  allons  bientôt 
mentionner  la  seconde.  Mais,  entre  les  deux,  se  plaça  le  décret 
rendu  contre  l'Emile  ;  et,  quoiqu' éprouvé  en  cette  occasion 
par  une  souffrance  de  l'âme  seulement,  il  semble  bien  que 
Rousseau  ait  alors  songé  au  suicide  une  fois  de  plus.  Certes, 
ses  lettres  à  Moultou,  telles  que  nous  les  lisons  dans  sa  corres- 
pondance publiée,  sont  calmes  et  fermes.  Gomment  expliquer 
pourtant  sans  quelque  projet  funeste  de  sa  part  les  lignes, 
vraiment  haletantes  d'appréhension  et  d'angoisse,  qu'il  reçut 
alors  de  ce  pasteur  et  de  son  collègue  Roustan,  autre  séidQ  : 
«  Venez  !  ne  mourez  pas  !  Barbare  !  c'est  à  nos  dépens  que  vous 
voulez  périr...  Grand  Dieu,  fléchis-le,  attendris-le  !  Qu'il  ait 
un  cœur  aussi  bien  qu'une  âme  !  Lui,  périr,  lui  qui  te  révéra 
toujours,  lui  qui  ne  vécut  que  pour  toi  !...  Adieu,  barbare  et 
incomparable  homme  !  » 

Cette  fois  encore,  ses  familiers  en  seront  quitte  pour  la 
peur.  Mais,  le  l^r  août  de  l'année  suivante,  l'exilé  de  Métiers 


438  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

écrit  à  Duclos  :  «  Ma  situation  physique  a  tellement  empiré 
que  mes  douleurs  sans  relâche  et  sans  ressources  me  mettent 
absolument  dans  le  cas  de  l'exception  marquée  par  milord 
Edouard  en  répondant  à  Saint-Preux...  J'ignore  encore  quel 
parti  je  prendrai...  Si  mes  fautes  m'effrayent,  mon  cœur  me 
rassure...  Adieu,  mon  cher  philosophe...  N'oubliez  pas  que, 
dans  les  derniers  moments  où  mon  cœur  et  ma  tête  furent 
libres,  je  les  occupai  de  vous  !  »  Il  s'agit  donc  bien  d'un  testa- 
ment in  articulo  mortis.  —  Mais,  en  revanche,  il  a  parlé  sur 
un  tout  autre  ton  certain  jour.  C'était  le  12  août  1769,  à 
Monquin,  en  datant  une  lettre  testamentaire  destinée  à 
Thérèse,  au  cas  où  il  serait  victime  de  quelque  accident  mor- 
tel pendant  l'ascension  du  mont  Pilât  :  «  Vous  connaissez  trop 
mes  vrais  sentiments,  dit-il  à  sa  compagne,  pour  craindre 
qu'à  quelque  degré  que  mes  malheurs  puissent  aller,  je  sois 
homme  à  disposer  jamais  de  ma  vie  avant  le  temps  que  la 
Nature  ou  les  hommes  auront  marqué.  »  Les  derniers  mots 
visent  un  possible  assassinat  sur  sa  personne,  à  l'instigation 
des  holbachiques.  Mais  le  «  jamais  »  porte- t-il  sur  l'exception, 
aussi  bien  que  sur  les  malheurs  ?  C'est  ce  qui  est  difficile  à 
décider,  puisque  les  malheurs  ne  justifient  pas  non  plus  le 
suicide  dans  l'opinion  de  Bomston,  et  que  Rousseau,  se  por- 
tant assez  bien  à  ce  moment,  ne  songe  pas  en  effet  à  se  tuer 
sur  les  pentes  de  la  peu  sourcilleuse  montagne  qu'il  va  gravir. 
Transportons-nous  maintenant  à  Ermenonville,  une  dizaine 
d'années  plus  tard  et  notons  tout  d'abord  qu'après  la  fin, 
tout  à  fait  inopinée,  de  Rousseau,  le  bruit  de  son  suicide  se 
répandit  aussitôt  dans  toute  cette  région  de  l'Ile  de  France. 
Corancez,  courant  à  toute  bride  vers  la  dernière  retraite  du 
défunt  en  compagnie  de  son  beau-père,  Romilly,  fut  informé 
à  Louvres,  par  le  maître  de  poste  de  cette  petite  ville,  un  cer- 
tain Payen,  que  l'hôte  du  marquis  de  Girardin  s'était  tué 
d'un  coup  de  pistolet.  Coindet,  l'ancien  employé  de  la  maison 
Necker  et  l'ami  si  dévoué  du  disparu,  donna  toujours  cette 
version  comme  incontestable  à  M"^^  de  Staël,  cette  admira- 
trice passionnée  de  Jean- Jacques,  qui  ne  la  mit  jamais  en 


CONCLUSION  439 

doute.  Moultou  s'en  montre  persuade  de  même.  Musset- 
Pathay,  dont  nous  avons  dit  le  fanatisme  rousseauiste,  n'élève 
pas  sur  ce  point  la  moindre  objection  et  ne  songe  au  contraire 
qu'à  réfuter  les  versions  différentes  de  l'événement  qui  lui 
apparaît  évidemment  comme  une  sorte  de  martyre,  justifiant 
jusqu'à  un  certain  point  les  divagations  des  Dialogues.  — 
Tout  au  contraire  le  marquis  de  Girardin,  —  sur  qui  devait 
peser  une  partie  de  la  responsabilité  du  suicide  devant  l'opi- 
nion s'il  était  reconnu  que  l'homme  illustre  avait  fini  de  la 
sorte,  —  Girardin  affirma  tout  aussitôt  une  mort  naturelle, 
par  apoplexie  séreuse,  et  pria  qu'on  ne  répandît  point  le 
bruit  d'un  suicide  ;  il  concédait  seulement  que  Jean- Jacques 
considérait  sa  mort  comme  imminente  et  en  avait  même 
averti  M"^®  de  Girardin.  Il  avouait  enfin  un  «  trou  à  la  tête  », 
et  le  sculpteur  Houdon,  chargé  de  mouler  les  traits  du  défunt, 
a  dit  ce  trou  si  profond  qu'il  dut  se  préoccuper  de  le  com- 
bler avant  de  remplir  son  office.  L'entourage  expliquait  cette 
blessure  par  une  chute  du  malade  à  la  veille  de  son  décès. 

Moirus  partial  que  Musset-Pathay,  l'autre  éditeur  de  Rous- 
seau au  temps  de  la  Restauration,  Auguis,  laisse  la  question 
en  suspens.  Il  écrit  que  certaines  personnes  ont  affirmé  le 
suicide,  Jean- Jacques  ayant  abrégé  ses  jours  par  le  poison 
suivant  les  uns,  au  moyen  d'une  arme  à  feu  selon  les  autres 
ou  même  en  employant  les  deux  procédés  l'un  après  l'autre. 
«  M.  Stanislas  de  Girardin,  fils  du  marquis,  poursuit-il  alors, 
a  publié  récemment  une  lettre  dans  laquelle  il  cherche  à 
prouver  que  la  mort  de  Rousseau  fut  naturelle...  Dans  une 
réponse  qu'on  a  faite  à  cette  lettre,  on  a  tiré  des  circonstan- 
ces de  la  mort  de  Rousseau  la  preuve  qu'il  avait  mis  fin  lui- 
même  à  sa  vie...  Il  faut  convenir  que,  s'il  n'a  pas  tranché 
lui-même  le  fil  de  ses  jours,  cette  mort  présente  des  circons- 
tances bien  extraordinaires  !  »  Enfin,  en  1910,  M.  Gosselin- 
Lenôtre,  le  très  perspicace  historien,  ayant  étudié  de  près  les 
relations  de  Thérèse  Le  Vasseur  avec  Jean-Henry  Rally,  le 
valet  rapace  des  Girardin,  qui  exploitait  cyniquement  les  trop 
tendres  penchants  de  la  vieille  femme  pour  lui  soutirer  de 


440  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

l'argent,  conclut  encore  au  suicide,  causé  par  la  mauvaise 
conduite  de  Thérèse.  Si  même  Rousseau  n'a  point  soupçonné 
cette  mauvaise  conduite,  il  a  pu  désirer  de  fuir  un  séjour, 
devenu  rapidement  intolérable  à  sa  manie  du  soupçon  et  en 
avoir  été  radicalement  empêché,  cette  fois,  par  la  volonté 
contraire  de  sa  compagne.  Il  aurait  alors  perdu  tout  à  fait 
la  tête  et  pris  la  décision  mortelle. 

Mais  il  convient  de  ne  pas  oublier  que  la  thèse  contraire  a 
trouvé  récemment  des  défenseurs  passionnés.  Le  grand  savant 
Berthelot,  ayant  tenu  entre  ses  mains  au  Panthéon  le  crâne 
scié  et  rajusté  qu'on  croit  être  celui  de  Jean-Jacques,  n'y 
a  pas  vu  trace  de  la  pénétration  d'une  balle.  (Comment  alors 
expliquer  les  constatations  de  Houdon  ?)  M.  Alexis  François, 
un  érudit  de  marque,  nie  également  le  suicide,  ainsi  que  le 
docteur  Cabanes  qui  croit  à  une  attaque  d'urémie,  phéno- 
mène terminal  de  la  maladie  de  Bright  ou  sclérose  des  reins. 
- —  Chacun  décidera  donc  sur  ce  point  selon  son  éducation 
psychologique. 

Parvenu  de  la  sorte  au  terme  de  notre  tâche,  nous  croyons 
utile  d'achever  le  portrait  moral  de  Rousseau  en  indiquant 
l'attitude  adoptée  par  quelques-uns  de  ses  premiers  disciples 
à  son  égard.  Dans  ces  rapides  croquis  de  certains  fidèles,  on 
trouvera  comme  les  prémices  du  sentiment  de  la  postérité, 
jusqu'à  présent  si  largement  indulgente,  sauf  bien  rares 
exceptions,  à  la  mémoire  du  très  ingénieux  mystique. 

Moultou,  dont  nous  avons  souvent  prononcé  le  nom,  viendra 
le  premier  sous  notre  plume  comme  le  type  même  de  ces 
esprits  «  à  la  suite  »  qui  s'attachent  aux  pas  des  grands  hommes 
avec  une  abnégation  réelle,  dont  ils  ne  sont  pas  toujours 
récompensés  comme  ils  devraient  l'être  par  les  objets  de  leur 
culte.  Il  est  vrai  qu'ils  en  obtiennent  à  tout  le  moins  la  survie 
de  leur  nom,  un  instant  tiré  de  l'ombre  par  le  rayonnement 
du  génie.  —  Moultou  se  montrait  infatigable  à  renvoyer  vers 
Rousseau,  à  la  façon  d'un  écho  amplificateur,  les  témoignages 
de  satisfaction  que  celui-ci  jugeait  réconfortant  de  se  décer- 
ner. Il  avait  été  conquis  tout  d'abord  par  la  Lettre  à  d'Alem- 


CONCLUSION  441 

bert,  avec  une  partie  du  jeune  clergé  calviniste  de  Genève,  et  il 
ne  devait  jamais  se  déprendre,  en  dépit  de  VHéloïse,  de  l'Emile 
et  des  Lettres  de  la  Montagne,  ces  successives  épreuves  pour 
un  cerveau  façonné  par  le  christianisme  rationnel.  Les  gra- 
tuites rebuffades  du  maître  ne  lassèrent  même  pas  sa  patience. 
Tout  au  plus  gardait-il  alors,  pendant  quelques  mois,  un 
silence  mélancolique.  Écoutons-le  paraphraser  la  préface  de 
Julie  avec  une  conviction  surprenante  :  «  Malheur  à  celui  qui 
voit  du  même  œil  les  faiblesses  de  l'homme  de  bien  et  les 
crimes  du  méchant  !  Non,  Julie,  dans  son  chalet,  ne  me  fait 
haïr  que  les  misérables  conventions  des  hommes,  leurs  pré- 
jugés barbares  et  le  désolant  empire  du  faux  honneur  !  »  Nous 
savons  ce  qui  se  passait  dans  ce  chalet  cependant  et  voilà  de 
singulières  complaisances  chez  un  ministre  des  autels  :  «  Mais 
Mme  de  Wolmar  à  Meillerie  ou  à  Glarens,  poursuit-il,  me  fait 
sentir  toute  la  dignité  de  l'homme;  elle  me  démontre  cette 
force  intérieure,  souvent  méconnue,  qui  fait  triompher  l'ou- 
vrage de  la  Nature  d'un  ordre  factice  qui  le  corrompt...  Vous 
êtes  toujours  le  vengeur  de  la  Nature  !  Vous  la  déchargez  de 
nos  crimes  et  de  nos  folies...  Si  Saint-Preux  n'eût  pas  respecté 
Julie  tant  que  Julie  se  respecta  [autrement  dit,  s'il  eût  commis 
un  viol,  car  son  mérite  est  du  même  genre  que  celui  de  Rous- 
seau sous  l'accacia  d'Eaubonne],  c'était  un  monstre  ;  vous 
n'en  pouviez  plus  rien  faire  de  bon.  Mais  la  conduite  noble  [!] 
de  Saint-Preux  justifie  presque  les  égarements  de  Julie  !  Cette 
âme  aimante  ne  devait-elle  pas  être  faible  en  proportion  de 
ce  que  son  amant  était  plus  généreux  ?  En  un  mot,  je  vois 
dans  Saint-Preux  un  jeune  homme  sans  expérience,  pas- 
sionné, mais  pourtant  vertueux  [Rousseau  n'en  demandait  pas 
tant  pour  son  aller  ego].  Abélard,  au  contraire,  ne  m'a  jamais 
paru  qu'un  perfide  !...  Ouvrez-moi  donc  ce  cœur  que  j'y 
contemple,  vivantes,  des  vertus  dont  la  seule  image  m'a 
fait  répandre  de  si  douces  larmes  !  » 

Et  voici  des  accents  plus  dévots  encore  :  «  O  mon  cher 
ami  (pardonnez-moi  cette  expression),  si  vous  voyiez  mon 
âme  tout  entière  !  Elle  est  pleine  de  vous  et  ne  s'estime  elle- 


442  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

même  qu'en  proportion  du  cas  qu'elle  fait  de  vous  !...  L'ombre 
d'un  refroidissement  dans  votre  amitié  me  ferait  mourir  !  » 
Il  en  devait  supporter  pourtant,  sans  expirer,  beaucoup  plus 
que  l'ombre  !  En  attendant,  il  lui    faudra    bientôt    souffrir 
pour  sa  foi  rousseauiste,  car  elle  le  brouille  avec  la  compagnie 
des  pasteurs  de  Genève  qui  lui  fait  un  affront  public.  Son 
beau-père,  M.  du  Gayla  et  son  propre  père  lui  reprochent  à 
l'envi  son  attachement  au  fauteur  des  troubles  qui  menacent 
l'existence  de  la  petite  république  calviniste  :  «  Tous  ceux  que 
je  vois  ici  me  haïssent,  écrira- t-il,  et  je  n'y  aime  que  le  seul 
Roustan  !  »  Un  autre  fervent  sans  réserves,  ainsi  que  nous 
l'avons   dit.    Aussi   sa   plainte   est-elle   touchante   lorsqu'en 
dépit  de  ces  durs  sacrifices,  il  se  voit  soudain  rejeté  dans  son 
néant  par  un  geste  brusque  de  l'idole  !  »  Je  crus  avoir  obtenu 
votre  amitié  et  votre  estime  et  j'étais  heureux  de  vos  dons. 
Un  moment  m'ôta  tout  !...  Deluc  s'est  fait  un  plaisir  barbare 
de  me  confirmer  votre  haine  en  riant  ;...  Est-ce  par  vous  que  je 
devais  connaître  le  malheur  ?  »  Il  n'en  sera  pas  moins  indul- 
gent, partial  même  aux  Lettres  de  la  Montagne  :  «  Ce  sont  les 
gémissements  d'un  héros  !  Ils  ont  brisé  mon  âme...  Dieu  seul 
sait  si  vous  effacerez  un  jour  votre  livre  avec  vos  larmes  ou  si 
votre  patrie  vous  devra  des  autels  !...  Je  suis  prêt  à  souffrir 
pour  la  vérité,  si  les  coups  qu'on  me  porte  ne  percent  plus  un 
père  infirme  et  mourant...  Il  ne  tient  qu'à  vous  de  me  faire 
chérir  la  vie...  Souvenez-vous  que  vous  êtes  nécessaire  à  mon 
bonheur  !  »  De  tels  accents  n'ouvrent-ils  pas  des  jours  pré- 
cieux sur  la  psychologie  des  grands  déchaînement  mystiques  ? 
Une  sorte  de  Moultou  français  vis-à-vis  de  Jean- Jacques, 
ce  fut  Bernardin  de  Saint-Pierre,  en  dépit  de  sa  supériorité 
intellectuelle  sur  le  pasteur  de  Genève.  Son  opuscule  sur  La  vie 
et  les  ouvrages  de  Jean-Jacques  Rousseau^  écrit  au  lendemain 
de  la  mort  de  ce  dernier,  offre  encore  un  utile  document  de 
psychologie  dévote,  le  chapitre  le  plus  curieux  en  étant  peut- 
être  celui  qui  oppose,  dans  une  intention  éducatrice,  le  carac- 
tère naturel  de  l'homme  à  son  caractère  social.  Le  caractère 
naturel  est  bon,  expose  en  effet  Bernardin,  mais  on  est  forcé. 


m 


CONCLUSION  443 

pour  constater  cet  excellent  caractère  originel  de  recourir 
aux  peuples  les  plus  voisins  de  la  nature,  à  ceux  de  l'Amérique 
du  Nord  en  particulier.  Là,  selon  les  relations  du  jésuite 
Charlevoix,  les  pères  et  les  mères  témoignent  à  leurs  enfants 
une  affection  qui  va  jusqu'à  la  faiblesse.  Jamais  ils  ne  les 
maltraitent  !  Pour  châtier  leurs  écarts  de  conduite,  ils  se  con- 
tentent de  leur  dire  avec  tristesse  :  tu  n'as  pas  raison  ! 

Quelquefois,  afin  de  corriger  les  plus  graves  défauts  de 
leurs  rejetons,  ils  usent  des  prières  et  des  larmes,  jamais  des 
menaces.  Une  mère  qui  voit  sa  fille  se  mal  conduire  se  conten- 
tera de  pleurer  en  lui  disant  :  Tu  me  déshonores  !  Et  cette 
manière  de  reprendre  se  montre  souvent  efficace.  La  plus 
grande  punition  usitée  parmi  ces  sauvages  pour  la  correction 
de  leurs  enfants  est  de  leur  jeter  un  peu  d'eau  à  la  face  :  on  a 
vu  des  filles  s'étrangler  pour  avoir  reçu  de  leur  mère  une 
réprimande  assez  douce  ou  quelques  gouttes  d'eau  au  visage, 
et  les  en  avertir  alors  en  leur  disant  :  Tu  n'auras  plus  de  fille  I 
—  L'auteur  de  ces  persuasifs  arguments  reconnaît  d'ailleurs 
que  les  récits  de  Charlevoix  sont  semés  de  correctifs.  En  effet, 
le  religieux  séduit  par  quelques  traits,  explicables,  en  réalité, 
par  la  très  stricte  discipline  traditionnelle  qui  se  cache  sous 
ces  formules  naïves,  n'en  a  pas  moins  dit  également  toute  la 
barbarie  cruelle  et  follement  superstitieuse  de  ces  fils  de  la 
Nature  ;  mais  le  futur  auteur  de  Paul  et  Virginie  ne  veut  voir 
dans  ces  ombres  au  riant  tableau  tracé  par  lui  que  l'ouvrage 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  corrigeant  les  impressions  spon- 
tanées de  son  délégué  d'outre-mer.  —  En  réalité,  ces  contra- 
dictions sont  explicables  par  la  sociologie  mystique  des  mis- 
sionnaires, tant  bien  que  mal  raccordée  par  eux  avec  les 
constatations  de  leur  expérience  au  delà  des  océans. 

Quant  au  caractère  social,  qui  est  celui  des  civilisés.  Ber- 
nardin l'explique  par  l'uniformité  de  l'éducation  en  commun 
qui  apprend,  dit-il,  à  parler  plutôt  qu'à  agir  et  rend  pour  toute 
leur  vie  les  Européens  babillards,  cruels,  trompeurs,  hypo- 
crites, intolérants,  sans  principes  !  Une  jeunesse  façonnée 
dans  nos   écoles  ne  retiendra  de  son   éducation  que  deux 


444  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

maximes  :  Tune  de  se  laisser  conduire  par  l'amour  des 
louanges,  l'autre  de  prétendre  en  toutes  choses  à  la  première 
place  !  Cette  «  opinion  de  collège  »  (en  réalité,  c'est  l'impéria- 
lisme essentiel  de  l'homme)  se  décore  du  titre  spécieux  d'émula- 
tion et  produit  tous  nos  désordres.  Si  pourtant  l'on  considé- 
rait que  le  cœur  humain  n'a  que  deux  ressorts,  l'ambition  et 
l'amour,  il  serait  bien  plus  raisonnable  d'apprendre  aux 
enfants  à  faire  l'amour  (sic)  qu'à  montrer  de  l'émulation. 
Car  l'amour  pourrait  trouver  un  objet  honnête  qui  le  rempli- 
rait, tandis  que  l'émulation  n'en  saurait  trouver,  dans  la 
société,  qui  ne  tourne  à  la  ruine  de  celle-ci  !  —  Typique  abou- 
tissement de  la  morale  erotique  issue  de  Platon,  cultivée  par 
la  tradition  romanesque  et  portée  à  son  plein  développement 
par  le  romantisme. 

Rousseau,  achève  Bernardin,  possédait  ce  privilège  unique 
d'avoir  conservé  son  caractère  naturel.  (Et  c'est  ici  un  très 
reconnaissable  écho  des  conversations  de  l'auteur  des  Dia- 
logues.) Régi  dès  sa  naissance  par  les  douces  lois  de  la  Nature, 
il  avait  été  invité  par  cette  tendre  mère  à  se  montrer  aimant, 
sincère,  confiant  et  bon.  Contraint  cependant  à  changer  de 
religion  pour  avoir  du  pain,  livré  à  des  moines  corrompus 
qui  l'outragèrent,  il  dut,  toute  sa  vie,  se  croire  dans  la  société 
en  pays  ennemi,  ce  qui  le  rendit  timide,  solitaire  et  méfiant. 
Il  s'est  fait  une  foule  de  partisans  au  fond  du  cœur,  parce  que, 
toujours,  il  prend  les  intérêts  de  Vhomme  contre  le  citoyen  !  — 
Un  naïf  aveu,  n'est-il  pas  vrai,  de  la  portée  morale  et  sociale 
vraie  du  rousseauisme,  et  qui  nous  conduit  bien  loin  des 
initiales  prétentions  civiques  de  l'auteur  des  Discours  !  Mais 
toute  la  première  génération  rousseauiste  en  France  les 
Guillard  de  Beaurieu,  Baculard  d'Arnaud,  Delisle  de  Sales, 
Loaisel  de  Tréogate,  Restif  de  la  Bretonne,  Mercier,  et  bien 
d'autres  encore  ont  pensé  sur  ce  sujet  comme  Bernardin  I 

Un  autre  admirateur  de  Jean- Jacques  montra  d'abord  un 
peu  plus  d'indépendance  et  de  personnahté.  C'est  Alexandre 
Deleyre,  girondin,  qui  devait  être  député  à  la  Convention. 
Il  était  venu  à  Rousseau  par  Diderot  et  ses  manières  avec 


CONCLUSION  445 

l'ermite  de  La  Chevrette  furent  d'abord  assez  dégagées, 
volontiers  plaisantes  comme  il  convenait  à  un  fils  de  la  gail- 
larde Gascogne.  Il  hasarde  même  à  l'occasion  quelques  cri- 
tiques sans  ambages  :  «  Savez-vous,  pour  venir  à  votre  sys- 
tème sur  les  sciences,  ce  que  je  trouve  de  plus  fort  à  y  oppo- 
ser ?  Ce  sont  les  guerres  perpétuelles  que  se  font  les  peuples 
ignorants  et  vigoureux.  D'où  je  conclurais  volontiers  que 
les  hommes  sont  méchants  quand  ils  sont  forts.  Voyez  les 
haines  héréditaires  de  nation  à  nation  entre  les  sauvages. 
D'où  vient  que  lés  Suisses,  d'ailleurs  si  heureusement  unis 
entre  eux,  ne  peuvent  se  passer  de  se  battre  chez  leurs  voi- 
sins ?  A  quoi  servirait  la  force  si  la  méchanceté  ne  la  mettait 
en  exercice,  etc.  ?...  »  Et  encore,  en  maudissant  la  perfidie  des 
hommes  :  «  Où  avez-vous  pris  qu'ils  étaient  bons  ?  Dans  votre 
cœur  sans  doute  ?  Mais  leurs  actions  m'instruisent  mieux 
que  vos  sentiments  et  les  miens  !  »  Ce  que  le  maître  ne  niait 
pas  au  surplus,  pour  le  temps  présent.  Citons  enfin  (du 
14  septembre  1757)  ce  hardi  persiflage,  que  i'ermite  n'eût 
pas  toléré  quelques  années  plus  tard  :  «  Bonjour,  cher  citoyen, 
bâtissez-vous  quelque  beau  système  que  nous  ne  puissions  ni 
suivre,  ni  réfuter  ?  » 

Mais  ce  ton  dégagé  va  se  faire  presque  dévot  et  se  rappro- 
cher du  style  de  Moultou  après  la  Lettre  à  d' Alembert,  VHéloïse 
et  VEmile,  lorsque  le  rousseauisme  vrai  se  dessine  sous  son 
aspect  bien  plus  amplement  émotif  et  mystique.  Déjà,  pen- 
dant la  crise  de  1757  à  1758,  le  Bordelais  est  resté  fidèle  au 
Genevois  :  «  Oubliez,  lui  écrit-il  alors,  les  lâches  amis  qui  vous 
ont  abandonné,  mais  pensez  que  les  riches  n'ont  jamais  eu 
pour  vous  de  véritable  amitié...  J'ai  appris  qu'on  vous  accusait 
de  noirceur,  et  je  ne  vous  en  ai  pas  cru  le  moins  du  monde 
capable.  Je  ne  me  suis  pas  même  informé  de  ce  qu'on  vous 
imputait,  tant  je  compte  sur  vous  !  »  On  ne  pouvait  mieux 
faire  les  choses  et  il  se  brouilla  avec  Diderot,  son  premier 
patron,  presque  aussitôt  que  Jean-Jacques,  qui,  pendant 
quelque  temps,  lui  en  tiendra  compte.  Ce  dernier  répond, 
néanmoins,  assez   paresseusement  à  un  publiciste  sans  dis- 


446  JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 

crétion  et  sans  influence,  le  traite  d'ordinaire  en  quantité 
négligeable  et  ne  l'acceptera  jamais  pour  «  ami  «  en  titre, 
malgré  le  stage  auquel  le  candidat  déclare  se  soumettre  avec 
patience,  sans  se  décourager  jamais  devant  les  rebuffades  du 
grand  homme. 

En  1760,  Deleyre  est  placé  comme  bibliothécaire  près  du 
jeune  prince  de  Parme,  se  marie,  devient  père  d'un  enfant 
infirme  et  n'en  sera  que  plus  fervent  rousseauiste  par  appétit 
de  tonification  mystique.  Rousseau  répond  peu  à  ses  lettres 
plaintives,  mais  quelquefois  pourtant,  et  par  pure  compassion, 
semble-t-il  :  «  Je  ne  vous  prie  plus  d'être  de  mes  amis,  écrira 
Deleyre,  puisque  je  n'ai  pu  mériter  de  votre  part  ce  bonheur 
encourageant...  Permettez-moi  d'embrasser  vos  genoux  et 
de  baiser  vos  mains  avec  cette  ardeur  et  ce  saisissement  dont 
je  me  sentis  pressé  contre  votre  sein  quand  je  vous  quittai 
pour  la  dernière  fois,  baigné  de  mes  larmes  qui  coulèrent  de 
Montmorency  jusqu'à  Paris...  Vous  me  tenez  lieu  des  anges 
gardiens  et  du  démon  de  Socrate,  vous  dont  les  exemples  et 
les  discours  me  touchent  et  m'agitent  tour  à  tour  de  remords 
et  de  bons  sentiments...  Mon  respectable  ami,  vous  me  faites 
verser  des  larmes.  Je  ne  puis  vous  exprimer  ce  qui  me  les 
arrache,  mais  elles  ne  sont  pas  amères  et  je  vous  remercie  de 
l'attendrissement  que  vous  excitez  dans  mon  pauvre  cœur 
qui  périssait  d'aridité  !  » 

Puis  survient  encore  un  orage  parce  que  Deleyre  a  cru 
sortie  de  la  plume  de  son  maître  une  certaine  Lettre  à  l'arche- 
vêque d'Auch  qui  parut  peu  après  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont 
et  fut  presque  unanimement  attribuée  à  Rousseau.  Pour  cette 
faute  involontaire,  il  reçoit  de  Motiers  une  lettre  fort  brutale 
et  se  révolte  un  instant  :  «  La  croyez-vous  donc  infaillible, 
riposte-t-il,  cette  conscience  qui  vous  donne  d'ailleurs  tant 
d'empire  sur  les  autres  âmes  ?  Est-elle  plus  à  couvert  de  la 
surprise  des  passions  qu'à  l'abri  des  erreurs  ?  »  Et  Jean- Jacques 
de  retirer  ses  duretés.  Et  Deleyre  de  se  jeter  aussitôt  dans  ses 
bras  ou  plutôt  à  ses  pieds  :  «  Qu'a  besoin  Dieu  d'envoyer  des 
anges  pour  révéler  et  inspirer  ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il  veut, 


CONCLUSION  447 

cet  Etre  inconnu  que  j'adore  de  cœur  et  que  j'aime  en  vous  !  » 
—  En  récompense  de  ces  prosternations  très  flatteuses  à  la 
vanité    du    délégué  d'En-Haut,    celui-ci  propose  à    Deleyre 
d'écrire  une  Préface  générale  pour  ses  Œuvres  complètes,  assuré 
que  le  ton  de  cette  préface  sera  respectueux  à  souhait  ;  mais 
le  projet  n'aura  point  de  suite  et  la  vie  du  bibliothécaire 
restera  traversée  de  chagrins  ;   après  un   fils  mal  conformé, 
il  a  eu  une  fille  qui  a  dû  être  sevrée  au  bout  d'un  mois  par  sa 
mère  et  qui  risque  de  mourir  de  faim  ;  bientôt  les  consola- 
tions qui  lui  venaient  encore  parfois  de  son  directeur  spirituel 
vont  lui  faire  entièrement  défaut,  car  la  lapidation  de  Motiers 
met  un  terme  à  leur  correspondance,  au  moins  de  la  part  de 
Rousseau  qui  n'enverra  plus  qu'une  lettre  unique,  après  un 
an  de  silence  obstiné;  elle  porte  la  date  du  13  décembre  1766 
et  se  rattache  à  l'affaire  Hume  qui  acheva  de  consommer  leur 
rupture,  car  le  Bordelais,  demeuré  homme  de  sens  en  dépit 
de  sa  dévotion  rousseauiste,  parut  admettre  que  Jean- Jacques 
pût  avoir  quelques  torts,  bien  que  Hume  eût  manqué  de 
modération  :  «  Si  vous  êtes  aussi  prompt  à  l'accusation  et 
même  à  l'offense,  avait-il  écrit  (et  il  en   pouvait  parler  de 
science  certaine),  vous  savez  revenir  de  la  précipitation  de 
vos  jugements   désavantageux  !  »  Mais  l'exilé  le  savait  de 
moins  en  moins  chaque  jour,  en  raison  des  progrès  de  son 
mal  et,   bientôt,   les  obstinés  comme  Gorancez  obtiendront 
seuls  de  lui  une  sorte  de  prescription  tacite  pour  leurs  pré- 
tendus torts  à  son  égard,  après  avoir  subi  des  algarades  dont 
ils  devront  commencer  par  ne  montrer  eux-mêmes  aucune 
mauvaise  humeur,  ou  mênie  aucun  souvenir  !  Ses  relations 
avec  Deleyre  en  restèrent  donc  là,  sans  merci. 

Ajoutons  que  parmi  tant  d'amis  dévoués  que  lui  valurent  et 
certains  aspects,  attachants  malgré  tout,  de  sa  personnalité 
morale  et  surtout  son  génie  d'expression,  la  palme  de  la  tolé- 
rance et  de  la  constance  appartient  sans  conteste  au  plus 
haut  placé  de  tous  dans  la  hiérarchie  sociale  de  l'époque, 
à  un  prince  du  sang  royal  de  France,  à  Gonti  dont  les  ména- 
gements pour  l'exaspérant  maniaque  furent  véritablement 


448 


JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


infatigables.  Un  Bourbon  a  fait  mieux  encore,  sur  cette  voie, 
que  les  Luxembourg,  les  Keith  ou  les  Davenport  parce  qu'une 
expérience  plus  prolongée  l'avait  instruit  davantage  sur  les 
morbides  susceptibilités  de  l'ennemi  des  grands.  Lorsqu'il 
héberge  et  défraie  à  Trye  M.  Renou  dont  il  reçoit  tout  aussitôt 
les  plaintes  les  plus  amères  sur  ses  domestiques  :  «  Je  mande 
près  de  moi,  écrit-il,  tous  ceux  qui  se  sont  mal  conduits  pour 
approfondir  la  matière,  leur  en  imposer  ou  les  punir,  ou  même 
m'en  défaire,  s'il  n'y  a  pas  d'autre  remède  [Rousseau  refusa 
ce  remède  héroïque]...  J'ai  peut-être  le  tort  à  vos  yeux  de 
vous  avoir  négligé  depuis  votre  retour...  par  prudence, 
c'est-à-dire  en  raison  du  décret  toujours  suspendu  sur  la  tête 
de  l'écrivain  et  du  danger  d'attirer  sur  lui  l'attention  des  auto- 
rités. Le  prince  croit  son  hôte  irrité  pour  n'avoir  pas  reçu  de 
lettre  de  sa  main  depuis  un  mois  environ,  ce  qui  lui  inspire 
cette  humble  explication  :  «  Si  vous  trouvez  le  tort  assez  grand 
pour  m'en  savoir  tel  mauvais  gré  de  ne  vouloir  plus  de  moi  le 
moindre  petit  service,  je  m'en  afflige  et  je  me  le  reproche.  Je 
m'en  humilie.  Je  m'avoue  un  dissipé  et  un  paresseux,  mais  .je 
vous  assure  que  mon  amitié  pour  vous  n'en  est  pas  moins 
sincère.  Si,  malgré  cela,  vous  ne  voulez  pas  me  le  pardonner, 
et  que,  pour  m'en  punir,  vous  ne  vouliez  plus  recevoir  l'asile 
que  je  vous  ai  donné,  je  vous  demande  au  moins  de  me  laisser 
le  temps  de  prendre  les  moyens  de  vous  mettre  en  sûreté 
dans  la  traversée  que  vous  serez  obligé  de  faire  en  France.  » 
Nous  avons  dit  que  Jean- Jacques  le  menaçait  volontiers 
de  se  livrer  aux  tribunaux  français,  ajoutant  qu'il  ne  serait 
pas  déshonoré  par  les  décisions  de  ces  tribunaux  :  «  Non  cer- 
tainement, monsieur,  répond  Conti  le  9  septembre  1767,  vous 
ne  serez  pas  déshonoré,  mais  vous  serez  condamné,  mais  des 
hardiesses  inutiles  seront  données  comme  une  manie  de  faire 
parler  de  vous.  Votre  réputation  en  déchoiera.  Vous  mettrez 
vos  amis  au  désespoir,  et  des  malheurs  dans  lesquels  vous 
serez,  et  des  injustices  que  vous  essuierez  de  la  part  des 
hommes  faibles  qui  ne  savent  que  donner  de  mauvaises  causes 
aux  meilleures  actions  parce  que  les  bons  motifs  ne  sont  ni  dans 


CONCLUSION  449 

leurs  cœurs,  ni  même  à  leur  connaissance.  Et  c'est  là  le  grand 
nombre  !  Pour  Dieu,  monsieur,  ne  vous  y  commettez  pas  et 
épargnez-en  la  honte  et  la  douleur  à  vos  amis.  »  Mais  ceci  était 
peut-être  trop  raisonné  déjà  pour  le  destinataire  et  l'humilia- 
tion pure  et  simple  de  la  précédente  lettre  avait  eu  sans  doute 
plus  d'action  sur  sa  secrète  volonté  de  puissance. 

Aussi  Conti  reviendra-t-il  vite  à  ces  accents  de  contrition 
sans  réserves  :  «  C'est,  écrit-il  par  exemple  le  23  mars  1768, 
c'est  un  vieillard  qui  a  la  honte  d'être  presque  aussi  dissipé 
qu'un  jeune  homme,  c'est  un  lanternier,  un  paresseux  de 
caractère  qui  a  les  premiers  torts  [en  ne  venant  pas  à  Trye 
visiter  son  hôte].  C'est  un  malade  [il  a  la  goutte]  qui  a  celui 
de  n'être  pas  parti  aujourd'hui.  Mais  moi,  l'ami  sincère  de 
M.  Renou,  je  n'en  ai  point.  »  Un  fictif  dédoublement  do»  la 
personnalité  qui  est  certes  dicté  par  une  inspiration  plus  déli- 
cate que  celui  dont  nous  ont  rendu  témoins  les  Dialogues  ! 
«  En  vain,  poursuit  le  prince,  M.  Renou  m'a-t-il  accablé  de 
reproches  dans  une  lettre  qu'il  a  écrite  à  M^^  de  Boufflers  sur 
le  délai  de  mon  voyage,  je  le  renvoie  à  gronder  le  vieillard 
dissipé,  à  lui  en  faire  honte  !  Cela  sera  juste  et  le  vieillard  sera 
honteux...  Plaignez-moi  donc,  monsieur,  de  ne  pouvoir  encore 
aller  m'excuser  moi-même  très  en  détail  sur  ce  que  vous  me 
reprochez  et  recevez  l'abrégé  de  mes  excuses,  en  attendant 
que  je  puisse  aller  vous  voir.  »  Et,  le  9  avril  :  «  Je  vous  avais 
promis  de  vous  voir  demain,  mais  je  vous  prie  de  consentir 
à  ce  que  ce  ne  soit  que  lundi  après-demain.  »  —  Enfin,  après 
leur  dernière  entrevue  à  Nevers  où  Rousseau  vint  de  Bourgoin 
au  cours  de  l'été  1769  :  «  Ce  n'est  qu'hier,  monsieur,  que  j'ai 
pu  achever  de  m'acquitter  de  la  déraisonnable  et  désolante 
commission  que  vous  m'avez  donnée.  C'est  avec  le  plus  grand 
regret  et  uniquement  par  fidélité  que  je  l'ai  exécutée  !  » 

Ces  documents  en  disent  long  sur  l'évolution  des  esprits 
pendant  les  dix  années  qui  venaient  de  s'écouler  et  sur  les 
atténuations  que  les  mœurs  apportaient  dès  lors  aux  insti- 
tutions de  l'ancien  régime  français  !  —  Eh  bien,  après  tant 
de  condescendance  et  de  déférence  aux  capricieuses  impul- 

29 


450 


JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


sions  du  persécuté,  voici  le  jugement  que  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  put  recueillir  de  la  bouche  de  M.  Renou  sur  le  posses- 
seur du  château  de  Trye,  quelque  dix  années  plus  tard  : 
«  C'était  un  prince  qui  promettait  toujours  et  qui  ne  tenait 
jamais  !  Il  s'était  engoué  de  moi  !  Il  m'a  causé  de  violents 
chagrins.  Si  jamais  je  me  suis  repenti  de  quelques  démarches, 
c'est  de  celles  que  j'ai  faites  auprès  des  grands  I  »  Peut-être, 
mais  à  qui  la  faute  ?  O  Luxembourg,  Keith,  Boufflers,  Che- 
nonceaux,  Verdelin,  Gonti,  pardonnez  à  l'ingratitude  de  votre 
obligé,  dans  un  Au-delà  qui  fut  plus  indulgent  que  lui  sans 
doute  à  l'entière  bonne  volonté  de  votre  cœur  ! 

Si  Gonti  est  le  plus  méritant,  à  notre  avis,  des  successifs 
patrons  de  Rousseau,  le  plus  intéressant  peut-être  est  le 
marquis  de  Mirabeau,  père  du  tribun  de  1789,  celui  qui  s'inti- 
tufait  «  L'Ami  des  hommes  »  et  qui  a  eu  des  étincelles  de  génie 
dans  une  production  intellectuelle  trop  souvent  fumeuse  et 
confuse.  On  le  voit  en  effet  parler  quelquefois  de  Jean- Jacques 
à  Jean-Jacques  en  personne  comme  en  devait  parler  la  posté- 
rité la  plus  éclairée  et  de  façon  à  nous  remémorer  certaines 
pages  critiques  de  Sainte-Beuve,  par  exemple.  Ainsi,  mêlant 
l'éloge  outré  au  blâme  spirituel,  il  ose  donner  nettement  rai- 
son à  Hume  dans  la  querelle  de  1766  sans  pourtant  irriter 
gravement  Rousseau  qu'il  traite  sans  façon  de  «  fou,  de  fer 
rouge  à  prendre  avec  des  pincettes,  d'imagination  échauffée 
et  de  caricaturiste  »  en  se  supposant  à  la  place  de  l'Écossais 
pour  le  juger  !  Il  ajoute  que  sa  lettre  accusatrice  de  juillet  1767 
est  un  chef-d'œuvre  de  rêve  prolongé,  mais  aussi  d'éloquence 
et  de  sentiment,  dont  il  mérite  d'être  remercié  !  —  «  Vous 
n'avez  d'ennemi  que  vous-même,  insistera-t-il  à  propos  de 
cette  querelle  fameuse...  Dites-moi  si  votre  âme,  qui  me 
paraît  écorchée,  se  cicatrise  !  »  Et  il  décrit  en  ces  termes  le 
caractère  de  Hume  qu'il  a  fréquenté  à  Paris  :  «  Il  n'est  certai- 
nement point  chaud,  mais  bonhomme,  aimable  et  facile  I  » 
Il  exprime  enfin,  sur  les  causes  véritables  des  intermittentes 
exaspérations  du  malade,  la  même  opinion  que  tous  les  obser- 
vateurs attentifs  de  ce  dernier  :  «  Vous  êtes  plus  attaché  à  la 


CONCLUSION  451 

société  que  tout  autre.  La  société  vous  est  bonne  :  elle  est 
bonne  à  tout  être  humain.  Vous  en  avez  fui  les  vieux  ronge- 
temps  et  ronge-patience,  les  embarras,  les  rites,  les  haleines 
fades  et  les  dégoûts  ;  mais  vous  avez  toujours  travaillé  pour 
elle,  pour  vous  par  elle,  en  un  mot,  vous  avez  beaucoup  vécu 
dans  l'opinion  des  autres  et  vous  cherchez  encore,  dans  le 
maintien  de  ceux  qui  vous  font  visite,  si  vous  êtes  heureux  !  » 
Ce  qui  fait  songer  aux  analyses  de  Stendhal.  «  Je  voudrais 
donc  vous  apprendre  encore  un  par-delà  !  »  Et  c'est  presque 
du  Nietzsche  î 

Mais  il  sait  qu'  «  une  société  d'hommes  conséquents  n'aurait 
pas  deux  générations  »  et  il  apprend  à  Jean- Jacques  qu'en 
revanche  il  a  dit  récemment  de  lui  à  l'une  de  leurs  amies 
communes  :  «  Ces  âmes  vastes  saisissent  tout  et  cela  les 
trouble  1  Laissez-lui  son  bonheur.  Je  le  conçois.  J'en  jouirais. 
C'est  une  manière  d'innocent  quiétisme  [ceci  longtemps  avant 
la  suggestion  de  Jean- Jacques  en  personne  dans  ses  Dia- 
logues] qui  réunit  la  paix  de  l'apathie  et  les  foies  passagères  de 
l'illuminé...  Pour  jouir  de  la  société,  il  faut  notre  disposition 
à  chercher  toujours  en  autrui  si  nous  sommes  heureux,  à 
déprendre  d'un  coq  à  l'âne  que  fait  un  commissionnaire, 
d'un  portier  qui  nous  repousse,  d'un  laquais  qui  nous  annonce, 
d'un  faquin  décoré  dont  les  droits  à  l'accueil  distingué  font 
perdre  dans  l'air  la  réponse  d'un  homme  de  mérite  questionné  !  » 
Jean- Jacques  devait  reconnaître  à  ce  dernier  trait  le  Rous- 
seau d'avant  1750.  «  D'après  ce  bavardage,  achève  son  corres- 
pondant, vous  croirez  que  je  n'ai  autre  chose  à  faire  qu'à 
philosopher  ab  hoc  et  ab  hac,  en  ramassant  les  papiers  épars 
dans  quelques  vieux  greniers  du  château  de  Montaigne  !  »  Et 
cela  est  bien  joliment  dit,  n'est-il  pas  vrai  ? 

L'appréciation  du  marquis  sur  Y Héloïse  est  également  fort 
intéressante  :  «  Vous  avez  eu  pour  objet,  par  une  fiction  ingé- 
nieuse et  pleine  de  vérité,  de  donner  cette  leçon,  si  utile  à 
l'homme  fragile  par  nature,  qu'il  n'est  point  de  voie  détournée 
d'où  il  ne  puisse  rejoindre  la  route  des  vertus.  »  Ceci  pour 
Julie.  «  Mais  que,  surtout,  il  faut  se  rendre  justice,  avouer 


452 


JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


qu'on  fut  hors  du  cercle  et  y  rentrer,  et  ne  pas  suivre  cette 
fausse  conscience,  dangereux  principe  de  toutes  les  déprava- 
tions des  mœurs  qui  étend  les  barrières  de  l'honnête  à  raison 
de  ce  qu'on  s'en  est  plus  écarté  soi-même  !  »  Ceci  pour  Saint- 
Preux  et  pour  son  peintre  complaisant.  —  Et  l'appréciation 
est  digne  de  l'homme  qui  a  aussi  ce  beau  retour  sur  lui-même  : 
«  Quand  je  vois  les  jours  si  courts,  et  l'intervalle  du  lever  au 
coucher  si  rapide,  la  vie  disparaître  et  les  ombres  de  l'âge 
descendre  des  sommets  de  mon  horizon,  je  me  dis  que  chaque 
instant  est  précieux  pour  bien  faire  et  je  ne  trouve  guère  que 
je  fasse  bien  qu'en  cela  !  » 

Enfin,  voici  un  portrait  psychologique  plus  poussé  du 
névropathe  de  génie  :  «  Je  croirais  vous  faire  tort  en  vous 
excitant  à  l'émotion.  C'est  un  ressort,  chez  vous,  prompt  à  la 
détente  et  dont  on  n'a  que  trop  abusé.  De  cette  vue  a  résulté 
le  sang-froid  plein  de  franchise  mais  aussi  d'égalité  avec  lequel 
je  vous  ai  abordé...  De  là  cet  étonnement  intérieur  chez  vous 
qui  prolongerait  quelques-uns  de  vos  regards  jusque  dans 
mon  âme,  pour  y  trouver  la  conciliation  de  ces  contraires  avec 
le  flambeau  d'une  intelligence  encore  entièrement  neuve  sur  la 
science  de  l'empire  sur  soi-même.  C'est  néanmoins  cet  empire 
et  celui  de  la  raison  que  les  gens  de  bien  qui  voudront  user 
de  vous  en  conscience  doivent  sans  cesse  interroger  chez  vous. 
Une  âme  forte  et  élevée  était  sortie  des  mains  du  Créateur 
pourvue  de  toutes  ses  facultés  ;  la  première  de  ces  facultés 
qui  sort  de  sa  coque  est  la  sensibilité.  L'usage  de  celle-ci  est 
doux  ;  ses  abus  même  et  jusqu'à  ses  mécomptes  sont  si 
piquants  qu'on  s'accoutume  à  l'exercer  seule  ;  et,  de  même 
qu'un  bras  tenu  constamment  en  écharpe  s'engourdit 
et  devient  nul,  ainsi  la  raison,  la  force,  la  justice  plénière,  la 
charité  bien  ordonnée  et  autres  facultés  si  nécessaires  à  la 
plénitude  de  notre  être  et  à  la  maturité  de  notre  âge  demeurent 
engourdies  et  sans  essor.  Ainsi  l'homme  devient  une  image  à 
la  fois  vivante  et  masquée  de  son  Créateur  !  Ainsi  le  plus  rare 
génie  se  trouve  accompagné  de  la  plus  fragile  pusillanimité... 
De  là  ces  axiomes  si  répétés,  mais  si  peu  crus  de  ceux  qui  ont 


CONCLUSION  453 

obtenu  le  pouvoir  de  tenir  tête  à  Vorage  [vital]  ;  cela  est  plus 
lort  que  moi...  Je  suis  incapable...  Je  n'ai  plus  de  tête,  etc.. 
J'ai  jugé  qu'il  vous  fallait  du  calme  et  de  la  cordialité  sans 
émotion;  voilà  le  chiffre  de  mon  allure.  Et,  pourtant,  vous 
m'avez  vu  tel  que  je  suis  î  »  Jean- Jacques  regimbe  toutefois 
lorsque  Mirabeau  veut  imprimer  une  de  ses  lettres  dans  la 
revue  éditée  par  les  Economistes;  et  l'Ami  des  hommes  de 
revenir  au  ton  familier  :  «  Là,  là,  ne  grognez  plus,  révérend 
père  Nabuchodonosor  !...  Ce  n'est  pas  le  tout  d'être  grognon, 
il  faut  encore  être  poli,  etc..  »  On  conçoit  que  les  relations 
n'aient  pas  été  de  très  longue  durée  entre  ces  deux  originaux  ! 
La  merveille  est  qu'elles  aient  pu  se  prolonger  malgré  tout 
quelques  années. 

Parvenu  de  la  sorte  au  terme  de  notre  tentative  biogra- 
phique à  l'égard  de  l'homme  à  la  fois  le  plus  essentiel  et  le 
plus  difficile  à  pénétrer  des  temps  modernes,  nous  conclurons 
volontiers,  comme  l'a  fait  son  dernier  historien  M.  Ducros, 
qui  a  recueilli  l'approbation  de  ses  fervents  d'aujourd'hui. 
Nous  redirons  notre  admiration  pour  son  génie  d'expression 
qui  a  renouvelé  la  poésie  contemporaine  et  notre  compassion 
pour  des  souffrances  nées  de  dispositions  morbides  qu'il 
atténua  peut-être  de  façon  passagère  mais  aggrava  finale- 
ment par  son  imprudente  hygiène  mentale;  ce  qui  est  le 
défaut  de  tous  les  névropathes  non  soumis  à  quelque  solide 
discipline  extérieure.  Mais  nous  ne  laisserons  pas  d'exprimer 
ensuite,  une  dernière  fois,  nos  appréhensions  devant  les  con- 
séquences de  sa  prédication  morale  et  nous  souhaiterons  que 
les  éléments  mystiques,  trop  prépondérants,  de  cette  prédi- 
cation puissent  être  équilibrés,  sans  trop  de  retard,  par  un 
effort  de  raison  ferme,  au  sein  de  nos  sociétés  contemporaines. 

Le  fils  de  l'Ami  des  hommes  qui  fut  un  rousseauiste  pas- 
sionnel à  coup  sûr,  et  peut-être  un  rousseauiste  politique  à  ses 
débuts  dans  la  vie,  mais  que  l'expérience  des  hommes  avait 
éclairé  déjà  vers  la  quarantaine,  lorsque  les  circonstances 
lui  mirent  en  main  une  action  appréciable  sur  les  destinées 

29. 


454 


JEAN-JACQUES     ROUSSEAU 


de  son  pays,  l'éloquent  Mirabeau  disait  à  Malouet  dans  les 
derniers  jours  de  son  existence,  en  parlant  des  rousseauistes 
sociaux  extrêmes  qui  préparaient  les  violences  terroristes 
et  les  convulsions  révolutionnaires  :  «  Je  n'ai  jamais  adopté 
ni  leur  roman,  ni  leur  métaphysique  {mystique  serait  ici  le 
mot  propre],  ni  leurs  crimes  inutiles  I  »  Le  crime  est  en  effet 
la  rançon  presqu'inévitable  du  roman  ou  de  la  mystique 
romanesque  quand  on  les  transporte  sans  précaution  dans 
la  sphère  de  la  vie  pratique  et  de  l'existence  en  commun  des 
hommes. 


1 


TABLE  DES  MATIERES 


Avant-propos 


LIVRE  PREMIER 
LE  ROMANESQUE 

Chapitre  I.  —  Origines  et  formation  intellectuelle    .   .  3 

I.  Le  père  et  la  mère 5 

II.  Les  premières  années.  La  formation  romanesque    .  8 

III.  Vagabondages  à  l'aventure 17 

IV.  Françoise  de  La  Tour,  dame  de  Warens 26 

V.  Première  crise  névropathique  en  1736 31 

VI.  Du  rêve  romanesque  à  l'abandon  mystique   ....  35 

Chapitre  IL  —  Aux  prises  avec  les  réalités  de  la  vie  .  42 

I.  Paris  et  Venise 43 

II.  Thérèse  Le  Vasseur 46 

III.  L'abandon  des  enfants 50 

LIVRE  II 
LE  PHILOSOPHE 

Chapitre  I.  —  Les  écrits  sociologiques  et  politiques  .   .  65 

I.  Le  premier  Discours 66 

II.  Exagérations  polémiques.  Affirmation  de  la  «  bonté 

naturelle 70 


456  TABLE    DES    MATIÈRES 

III.  Des  deux  significations  contradictoires  de  l'adjectif 

«  naturel  » 78 

IV.  Le  second  Discours.  Psychologie  de  la  compassion.        81 

V.  Le  Contrat  social 88 

Chapitre  IL  —  Les  écrits  moraux  et  pédagogiques   .    .       96 

I.       La  Lettre  à  d  Alembert  sur  les  spectacles  et  son  carac- 
tère ambigu 97 

IL      L'aspect  rationnel  de  VHéloïse 105 

III.  La  pédagogie  de  Rousseau  avant  VEmile  ...      112 

IV.  Emile.    Psychologie  de   l'amour  de  soi.   Le  vicaire 

savoyard 119 

V.  Educations  émiliennes 128 

VI.  La  Lettre  à  M.  de  Beaiimont.  Psychologie  de  l'amour 

de  l'ordre  éveillé  par  l'expérience 135 

VII.  Les  Lettres  de  la  montagne.  Adhésions  au  dogme  de 

la  bonté  naturelle 144 

LIVRE  III 
LE  MALADE 

Chapitre  I.  —  Le  séjour  de  Rousseau  à  l'ermitage  de 
la   Chevrette  et  ses  conséquences  morales 165 

I.       La  résurrection  du  romanesque  dans  le  philosophe. 

Le  «  berger  extravagant  » 166 

IL      Epanouissement  du  moi  profond.  L'orgueil  masqué 

de  détachement 171 

III.  La  prétention  d'être  «  aimé  pour  soi-même  »...  178 

IV.  L'effroi  devant  les  réciprocités  du  lien  amical   .    .    .  188 

Chapitre  IL  —  La  crise  de  1757 195 

I.  L'  «  abus  d'un  dépôt  confié  par  l'amitié  » 201 

II.  L'entrée  en  scène  de  Saint-Lambert 209 

III.  Le  caractère  vrai  des  inquiétudes  de  Saint-Lambert.  214 

IV.  Conséquences  de  l'intervention  de  Saint-Lambert   .  221 


TABLE    DES    MATIÈRES  457 

V.      Le  voyage  de  M"^"  d  Epinay  à  Genève.  La  «  mau- 
vaise »  lettre 231 

VL     Les  derniers  chapitres  du  roman  d'Eaubonne   .    .    .  240 

VIL  Les  lettres  à  Sophie 245 

Chapitre  III.  —  Sept  années  de  production  active  et  de 

croissante  influence 250 

I.       Nouvel  entourage  à  Montmorency  et  patronage  des 

Luxembourg 251 

IL      Motiers-Travers.  Correspondance  de  direction  .    .    .  257 

III.  Un  aller  ego  de  Saint-Preux.  Ignace  Sautersheim.   .  261 

IV.  Milord  Maréchal.  L'exposition  des  enfants  dévoilée.  267 

Chapitre  IV.  —  La  crise  anglaise  de  1766 273 

I.       Le  réquisitoire  contre  Hume 275 

IL      Les  plaidoiries 284 

III.  Verdicts  du  bon  sens  et  du  cœur 292 

IV.  Séjour  à  Wootton,  et  fuite  inopinée  vers  le  continent.  297 

Chapitre  V.  —  Pérégrinations  pathologiques  .....  305 

I.       Le  complot 306 

IL      Trye,  Grenoble,  Bourgoin,  Monquin 311 

III.    Retour  à  Paris 317 

LIVRE  IV 
LE  ROMANTIQUE 

Chapitre  I.  —  Saint-Preux  reflet  de  Jean- Jacques  .    .    .  330 

I.       Platonisme  et  détournement  de  mineure 334 

IL      Un  ami  tel  que  l'a  mérité  la  vertu  de  Saint-Preux   .  345 

III.  Nouvelles  manifestations   de  l'honnêteté  de   Saint- 

Preux      354 

IV.  Le  mari  sous  le  charme  de  l'amant 361 

V.  Julie  va  marquer  au  ciel  la  place  de  son  précepteur.  370 

VI.  Quelques  romans  ébauchés  par  Rousseau  .....  380 


458  TABLE    DES    MATIÈRES 

Chapitre  IL  —  Les  écrits  ouvertement  autobiographi- 
ques  391 

I.  hes  Lettres  au  président  de  Malesherbes 392 

II.  Les  Confessions 398 

IIL    Le  premier  Dialogue.  Psychologie  et  morale  roman- 
tiques affirmées 403 

IV.  Le  second  Dialogue.  Quiétisme  laïcisé 412^ 

V.  Le   troisième   Dialogue.    Jean- Jacques   se  proclame 

Messie  de  la  bonté  naturelle 41^ 

VI.  Les  Rêveries  du  promeneur  solitaire.  Retour  vers  la 

tradition  rationnelle  du  christianisme 427 

Conclusion.  —  Les  derniers  jours.    —    Les  premiers 
disciples 435 


ÉVREUX,     IMPRIMERIE     CH.     HÉRISSEY     (7-1921) 


Œuvres  de  Jean-Jacques   ROUSSEAU 

en  vente  a  la 
Librairie  GARNIER  Frères 


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chagrin,   tête   dorée. 

LES  CONFESSIONS.  1  vol.  in-18jésus. 

CONTRAT  SOCIAL,  suivi  de  Discours,  de  la  Lettre  à  d'Alemhert 
sur  les  spectacles,  de  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont  et  des  Considéra- 
tions sur  le  Gouvernement  delà  Pologne.     1  vol.  in- 18  Jésus. 

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BIBLIOTHÈQUE  D'HISTOIRE   LITTÉRAIRE 
ET   DE  CRITIQUE 


En  préparation  : 
BAUDELAIRE,  par  M.  Ernest  Rayaud. 
LAMARTINE,  par  M.  Jean  des  Cognets. 
LA  MENNAIS,  par  M.  F.  Dhuine. 
JEAN  MORÉAS,  par  M.  Raymond  de  La  Tailhède. 
ALFRED  DE  MUSSET,  par  M.  Maurice  Allem. 
RACINE,  par   M.   Gonzague  Truc. 
RENAN,  par  M.   Pierre  Las!?erre. 

Imp.  Fe5sou-6-2] 


La  BÀJûlÀ.othtqui(l 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


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University  of  Ottawa 
Date  Due 


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