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JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
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BIBLIOTHÈQ.UE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE
ET DE CRITIQUE
JEAN-JACQUES
ROUSSEAU
PAR
ERNEST SEILLIÈRE
Membre de l'Institut.
PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
192 I
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1
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
AVANT-PROPOS
On ne conteste plus guère aujourd'hui l'influence
que Jean-Jacques Rousseau exerça dans le passé et
continue d'exercer présentement sur les âme^. C'est
un fondateur de religion ou mieux c'est, selon nous,
le propagateur, souverainement efficace, d'une hérésie
chrétienne de caractère mystique qu'il emprunta de
quelques précurseurs moins écoutés que lui-même
et qu'il sut adapter, avec un art exquis, au goût et au
gré de son époque : en sorte que nous voyons désor-
mais sa doctrine plus ou moins sciemment acceptée
par une grande partie de l'humanité pensante. Il y a
près d'un siècle déjà que Ballanche le plaçait parmi
les grands mystiques issus de la prédication de Jésus,
à la suite des Dante ou des sainte Thérèse.
Appliqué depuis vingt ans et plus à ces décisifs
problèmes de psychologie sociale, nous avons étudié
mainte fois sous des angles divers, la physionomie
énigmatique du penseur genevois \ tantôt attirante
1. Pour la première fois dans le troisième volume de notre Philosophie
de l'impérialisme (Pion, 1903-1908), mais cette ébauche sommaire ne répond
II AVANT-PROPOS
et tantôt inquiétante, irritante presque toujours par
les questions qu'elle pose devant l'historien des idées.
Une intelligente initiative et une sympathique invi-
tation nous conduisant à tracer de Jean-Jacques un
portrait d'ensemble, nous avons fait de notre mieux
pour que cette image eût le mérite de la ressemblance.
Nous avons largement utilisé les travaux d'érudition
qui ont récemment jeté plus de lumière sur cette vie,
riche d'incidents significatifs et nous devons en parti-
culier de précieux documents aux Annales que la
Société Jean-Jacques Rousseau rédige depuis quel-
que vingt ans à Genève. Cette publication, ainsi
que le considérable appendice dont le regretté Pierre-
Maurice Masson a enrichi son ouvrage d'hier sur
la Religion de Rousseau, nous dispensera des indi-
cations bibliographiques. Nous avons d'ailleurs réduit
au strict minimum, — conformément à l'esprit de
cette Collection, — l'appareil de notes ou les indi-
cations de sources que nous aurions pu placer au
bas de nos pages. C'est ici [une biographie psycho-
logique avant tout. Puisse-t-elle, sans distinction
de partis, aider les hommes de bonne volonté
sociale à voir plus clair dans le spectacle du présent
plus à l'état présent de notre pensée théorique et nous renvoyons plus
volontiers aux trois volumes publiés par nous ces années dernières dans
la Bibliothèque internationale de critique de la Renaissance du livre. Ce sont :
Le péril mystique dans linspiration des démocraties contemporaines (1918) ;
Les étapes du mysticisme passionnel (1919) ; et Les origines romanesques de la
morale et de la politique romantiques (1920). On les complétera au besoin
par notre ouvrage sur M""» Guyon et Fénelon précurseurs de Rousseau,
dans la Collection historique des grands philosophes de la maison Alcan
(1918).
AVANT-PROPOS III
pour influer de plus utile façon sur les possibilités de
l'avenir, substituer un socialisme rationnel au socia-
lisme romantique qui nous égare et mettre à la base
des institutions de demain cette morale d'expérience
qui s'appuie sur une psychologie clairvoyante et
prescrit à chacun de subordonner raisonnablement sa '
puissance.
LIVRE PREMIER
LE ROMANESQUE
Jean- Jacques Rousseau a été longtemps un irrégulier
dans les cadres de la société de son temps : on pourrait
même dire un déclassé, par la faute de son père d'abord,
par la sienne ensuite, lors de ses romanesques et capricieuses
déterminations d'adolescence. Car ses ascendants étaient
de bonne bourgeoisie moyenne, au lieu qu'il fut d'abord
destiné à un métier manuel, puis dut endosser la livrée de
laquais et vécut de longues années dans une situation
ambiguë, celle de protégé ou même de sigisbée d'une femme
à peu près déclassée elle-même. Devenu précepteur dans
une famille considérable, sans savoir garder la dignité de
ce rôle, puis cherchant fortune à Paris et réduit, pour vivre,
aux expédients, aux besognes acceptées de toutes mains,
il glisse à la vie de la bohème artiste, se fait le parasite ou
le complaisant de financiers récemment enrichis et de
femmes sans mœurs. C'est de cette situation précaire qu'un
premier effort de son génie, servi par un caprice delà mode,
vient le dégager soudain. Mis dès lors en mesure de penser et
1
2 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
d'écrire sans souci trop pressant du lendemain, il s'élève,
en quelque dix ans, à une renommée sans égale qui ne lui
apporte pas le bonheur. — Nous devons envisager avant tout
le point de départ de cette existence singulière, examiner
en particulier les influences héréditaires et l'éducation
qui en ont préparé les éclatantes réussites ainsi que les
regrettables erreurs.
CHAPITRE PREMIER
ORIGINES ET FORMATION INTELLECTUELLE
Les excellents travaux de M. Eugène Ritter, — qui remon-
tent à un quart de siècle environ mais qu'il a complétés plus
récemment par de précieuses additions, — nous apportent
d'amples renseignements sur les ancêtres de Jean- Jacques.
La moitié environ de son ascendance lointaine se compose
de protestants français réfugiés dans la cité de Calvin : le
reste a été fourni par les paysans de la banlieue de Genève.
Didier Rousseau, son quartaïeul, d'abord libraire à Mont-
Ihéry, quitte sa ville natale et sa patrie en 1549, pour s'éta-
blir marchand de vin à Genève et en être reçu bourgeois six
ans plus tard, ce qui assurait à ses descendants nés dans la
cité calviniste le titre de citoyens. Son trisaïeul et son bisaïeul
Rousseau n'eurent rien de saillant dans le caractère. Son
grand-père paternel, David Rousseau, mourut presque cente-
naire lorsque lui-même avait déjà vingt-six ans ; et pourtant
il n'a mentionné ni dans ses Confessions, ni ailleurs l'existence
de cet aïeul qui avait accru la situation sociale de la famille ;
on conserve son portrait, orné d'une majestueuse perruque à
la mode du dix-septième siècle finissant ; c'était en effet un
personnage d'une certaine importance par sa fortune et par
ses relations.
4 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
La famille maternelle de Jean-Jacques, les Bernard, étaient
originaires d'Arare, villa-ge situé au pied du Salève. Son
bisaïeul de ce côté, Samuel Bernard, né en 1597, devint commis
d'un riche marchand de la cité, épousa la fille de son patron
et prit rang de la sorte dans la plus haute bourgeoisie gene-
voise, pour employer les propres termes de M. Ritter. Il était
riche en effet de plus de trente mille florins, fortune très
notable pour l'époque et possédait une ample bibliothèque où
figuraient entre autres romans VAmadis et VAstrée ; ces livres
passèrent à son fils aîné, le- pasteur Bernard, puis à la nièce
de ce dernier, Suzanne, qui fut la mère de Jean- Jacques. On
verra combien cette circonstance influa sur la destinée de
l'enfant.
Samuel Bernard mourut jeune encore laissant, outre le fils
ecclésiastique dont nous venons de parler, un garçon de
trois ans qui fut sans doute élevé avec quelque négligence
et mourut à trente-trois ans après une vie peu édifiante que
remplirent de capricieuses amours. Ce Jacques Bernard,
grand-père maternel de Jean- Jacques, intéressera particu-
lièrement les observateurs qui pensent avec nous que les fils
tiennent souvent de leurs mères, comme les filles de leur père,
par une loi d'hérédité croisée, et que, en conséquence, un
garçon a quelques chances de rappeler son aïeul maternel.
Deux intrigues illicites de cet aïeul trop léger ont laissé trace
dans les archives judiciaires de sa petite patrie : il épousa une
troisième jeune fille également séduite par lui avant le
mariage : un « fornicateur » en disaient volontiers ses préposés
ecclésiastiques ou laïques, un Saint-Preux avant la lettre,
sans nul doute, mais non dénué de séduction car sa femme
paraît l'avoir sincèrement aimé pendant les courtes années
de leur vie commune.
LE ROMANESQUE
LE PERE ET LA MERE
Venons aux ascendants immédiats de Jean- Jacques. —
Isaac Rousseau, son père, né en 1673, avait des frères et
sœurs en grand nombre : il fut destiné au métier de l'hor-
logerie, profession qui le laissait dans la classe bourgeoise
au surplus. Son fils devait écrire au docteur Tronchin le
27 novembre 1758 : « Considérez qu'il y a une grande diffé-
rence entre nos artisans et ceux des autres pays. Un horloger
de Genève est un homme à présenter partout : un horloger de
Paris n'est bon qu'à parler de montres. Chez nous l'état
médiocre (c'est-à-dire moyen, intermédiaire entre riche et
pauvre) est l'horlogerie. » Isaac avait en outre le goût de la
musique et jouait agréablement du violon. A ce titre il
imagina, dans sa vingt-deuxième année, de se faire maître à
danser. Cette profession commençait d'être tolérée à Genève
parce que les jeunes étrangers issus de riches familles protes-
tantes venaient fréquemment achever leurs études dans la
métropole du Calvinisme et que leurs parents désiraient les
voir façonnés aux usages du monde. Son associé dans cette
entreprise était de réputation libertine ; lui-même passait
pour indifférent en matière de religion, inquiet de caractère
et querelleur par tempérament : nous constaterons bientôt
en lui ce dernier défaut. Il se maria assez tardivement pour
l'époque, c'est-à-dire après trente ans, à Suzanne Bernard,
encore plus âgée que lui et sensiblement plus riche car elle
possédait seize mille florins en propre ; une part de cette
petite fortune devait faciliter plus tard à Jean-Jacques ses
années d'inaction prolongée et d'auto-éducation décisive.
6 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Presque aussitôt après la naissance de son fils aîné François
(1705), Isaac Rousseau se -rendit seul à Constantinople où il
passa environ six ans comme « horloger du sérail », disent les
Confessions, mais plutôt comme horloger de la petite colonie
européenne ou « franque » de Péra, selon l'avis de M. Ritter.
— La naissance de Jean- Jacques fut la conséquence de son
retour. Il resta sa vie durant homme de plaisir et partisan
des opinions, relativement avancées, de la Jeune Genève, un
parti qui était né après la Révocation de l'Édit de Nantes,
de l'influence prise dans la république par les nouveaux
réfugiés français (principalement Dauphinois). — Pour
achever de faire connaître son caractère, nous dirons quelques
mots de son différend avec Pierre Gautier dont les Confes-
sions nous entretiennent, car sa conduite en cette circons-
tance rappelle l'attitude adoptée par Jean- Jacques dans
certains épisodes connus de sa carrière : démêlés avec le comte
de Montaigu par exemple, ou rancune invétérée contre le
comte de Lastic, F « homme au beurre » de VHéloïse.
Ce Gautier, nous raconte M. Ritter, était un ancien capi-
taine au service du roi de Pologne, retiré dans sa patrie après
achèvement de sa carrière militaire. Il rencontra certain
jour Isaac Rousseau chassant sur le territoire de Meyrin
et il lui parut que l'horloger foulait aux pieds sans scrupules
la verdure des herbages en pleine végétation : « Ménagez un
peu nos prés ! » lui dit-il. L'interpellé riposta par des injures
et s'emporta jusqu'à le mettre en joue de son arme à feu.
Gautier alla chercher des témoins au village, mais ne trouva
plus le délinquant à son retour. Quatre mois plus tard, Rous-
seau le rencontre dans la ville, le dévisage et l'aborde en lui
disant : « N'est-ce pas vous qui vouliez me mener à Meyrin ?
— Vous vouliez bien commettre une jolie action, répond
l'interpellé en faisant allusion aux menaces de mort dont il
avait été l'objet. — Ne dites mot, répond Isaac, venez, sor-
tons de la ville et nous déciderons cela avec l'épée. — J'ai
mis quelquefois l'épée à la main, riposte le capitaine, mais,
avec des gens de votre sorte, je ne me sers que du bâton. »
LE ROMANESQUE 1
Là-dessus Rousseau tire l'épée, la lui porte au visage et
lui fait une blessure à la joue en criant : « Écoute ! Tu
t'en souviendras ! Je suis Rousseau ! » On les sépare à
ce moment. « Tout juge impartial, écrit M. Ritter, eiit re-
connu que le père de Jean- Jacques était l'agresseur et s'était
rendu coupable d'un acte de violence qui ne devait pas rester
impuni. » Isaac le comprit et n'attendit pas la décision du tri-
bunal de police. Il s'expatria sans esprit de retour, comme
son fils aîné le fit vers le même temps, comme son fils cadet
le devait faire six ans plus tard. Il quitta Genève le 11 octobre
1722 pour s'établir à Nyon dans le pays de Vaud.
Il avait naturellement raconté tout autre chose à son petit
garçon qui présente donc l'affaire sous un jour très favorable
à son père. Isaac, dira-t-il, avait demandé sans succès que
Gautier fût incarcéré aussi bien que lui en attendant l'évo-
cation de leur cause ; il estimait en effet que la loi en ordon-
nait de la sorte et ne s'expatria que devant un déni de justice ;
mais M. Ritter réfute une pareille allégation par des passages
tirés des Lettres de la Montagne, cette apologie de l'ancienne
constitution genevoise. Il ajoute qu'on ajourna peut-être à
dessein l'arrestation d'un personnage « de caractère difficile
et violent » pour lui laisser le temps de quitter la ville et de la
débarrasser ainsi de sa présence. Ce serait alors, — à peu de
chose près, — l'attitude que devait adopter en 1762 le Parle-
ment de Paris, vis-à-vis de l'auteur d'Emile, un querelleur
de bien autre conséquence. Et pourtant, de même que
Jacques Bernard son beau-père et que Jean- Jacques son fils,
Isaac Rousseau devait être aimable dans le cercle des siens
puisqu'il n'a laissé finalement à son célèbre rejeton que des
souvenirs affectueux.
Si nous nous tournons maintenant vers Suzanne Bernard,
les euphémismes employés par ses historiens nous laisseront
pressentir une jeunesse plus légère encore que celle de son
époux. Car enfin, pourquoi le Consistoire se serait-il occupé
si longuement des visites faites à cette jeune fille par un
homme marié et père de deux enfants, si ces assiduités étaient
8 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
restées innocentes ? Lorsque l'opinion publique et les aver-
tissements des magistrats ecclésiastiques l'auront contraint
de mettre un terme au scandale causé, ce Vincent Sarazin
ira visiter tout aussi opiniâtrement une nouvelle amie.
D'autre part, comment faut-il interpréter le souvenir attendri
que M. de La Closure, résident de France à Genève, conser-
vait à la mémoire de cette agréable personnage, ainsi que l'a
conté Jean- Jacques ? Serait-il téméraire de soupçonner
qu'elle tenait un peu de son père, le séduisant « fornicateur »
et transmit ses dispositions à son fils qui était, dit-on, son
portrait vivant ? Rappelons-nous les vers de l'Allée de Sylvie,
cet ornement du parc de Ghenonceaux :
Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu en ce séjour.
J'y veux moraliser sans cesse
Et toujours j'y songe à Tamour !
Suzanne allait à la comédie travestie en paysanne, ou même
habillée en homme ; elle est enfin traitée de personne suspecte
dans un des documents officiels qui nous sont parvenus sur
son compte. Lapsus calami du greffier, dit M. Ritter avec
indulgence ! Imitons cette réserve chevaleresque et ne com-
mentons pas plus avant I
II
LES PREMIERES ANNEES
LA FORMATION ROMANESQUE
Jean- Jacques Rousseau naquit à Genève le 28 juin 1712,
coûtant la vie à sa mère qui mourut peu de jours après de la
LE ROMANESQUE y
fièvre puerpérale, à l'âge de quarante ans. Lui-même vint
au monde « presque mourant » s'il faut l'en croire et avec le
germe d'une incommodité que les ans ne firent que renforcer
davantage (un défaut de conformation du côté de la vessie).
Sa tante, M™<^ Gonceru, née Rousseau, lui conserva la
vie à force de soins ; il devait à son tour l'assister d'une
modique pension dans sa vieillesse. — Le plus ancien sou-
venir qu'il ait jugé bon de consigner dans ses Confessions
remonte à sa septième année et se rapporte à ses premières
lectures. C'est un texte d'importance que nous reproduirons
.en partie. « Ma mère, expose-t-il, avait laissé des romans ;
nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi...
Bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans
relâche et passions les nuits à cette occupation... En peu de
temps j'acquis, par cette dangereuse méthode... une intelli-
gence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune
idée des choses que tous les sentiments m'étaient déjà connus.
Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions con-
fuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la
raison que je n'avais pas encore, mais elles m'en formèrent
une d'une autre trempe et me donnèrent de la vie des notions
bizarres et romanesques dont l'expérience et la réflexion
n'ont jamais bien pu me guérir. Les romans finirent avec
l'été [de 1719]. » C'est-à-dire quelques semaines après ses sept
ans révolus.
Il nous apprend encore que, l'hiver suivant, Plutarque, dans
ses Vies des hommes illustres, devint sa lecture favorite. Ses
Dialogues indiqueront toutefois l'ordre inverse pour ces deux
genres de lecture : Plutarque d'abord, les romans ensuite,
mais les Dialogues étant postérieurs aux Confessions, et d'une
inspiration beaucoup moins lucide, on peut s'en tenir aux
affirmations du premier de ces deux récits. Au surplus les
Vies de Plutarque nous offrent de l'histoire quelque peu
romancée le plus souvent, et les romans stoïciens de La Cal-
prenède, Cassandre (que l'enfant lut le premier de tous) et
Cléopâtre, ainsi que ceux des Scudéry empruntent leurs sujets
10 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
de Plutarque. C'est sans doute la raison pour laquelle Rous-
seau vieilli n'hésitera guère à identifier l'inspiration qu'il
emprunta des uns et des autres. N'a-t-il pas écrit dans les
Confessions en parlant de sa brève velléité amoureuse pour la
comtesse de Boufïlers-Rouvel : « Elle affectait l'esprit romain
et, moi, je Feus toujours romanesque. Cela se tient d'assez
près! » Plutarque ne fit donc que jeter sur ses prédilections ini-
tiales un vernis historique et sociologique dont elles devaient
se parer trop souvent dans la suite.
Entre les romans qu'il goûta tout d'abord, il a désigné,
ou nommément ou par allusion, Cassandre, Cléopâtre et Cyrus
dans ses Confessions, puis YAstrée en plusieurs autres passages
de ses œuvres et en marquant sa prédilection pour l'aimable
récit d'Honoré d'Urfé, Il est donc très vraisemblable que le
plus fameux des romans héroïques avec la Clélie et ceux que
nous venons de nommer, le Polexandre de Gomberville, encore
mieux fait pour récréer la jeunesse, avait sa place dans la
collection réunie par Samuel Bernard ; ou, sinon, lorsque
l'apprenti de M. Ducommun acheva son initiation roma-
nesque, quelques années plus tard, il eut l'occasion de l'em-
prunter au cabinet de lecture de la femme Tribu, ou enfin
il rencontra maint passage analogue à ceux que nous allons
mentionner dans les innombrables imitations que suscitèrent
les œuvres maîtresses de la littérature d'imagination pendant
la première moitié du xvii^ siècle. Nous citerons donc quelques
traits du Polexandre parce que leur sociologie mystique,
empruntée par l'auteur aux récits de voyage des mission-
naires, s'apparente de fort près à celle que Rousseau devait
faire accepter d'innombrables lecteurs.
Goûtons par exemple cette description du Nouveau Monde
que Gomberville a placée dans la bouche d'un sujet des
Incas ^ : « La première fois que je quittai mon pays pour venir
en Europe, je fus émerveillé de l'opinion que les Espagnols
avaient faussement donnée des habitants du Nouveau Monde ;
1. Edition de 1637, I, 209 et suiv.
LE ROMANESQUE 11
car c'est ainsi qu'ils appellent une terre qui est aussi ancienne
que la leur I Ils nous ont fait passer pour des barbares, pour
des sauvages, pour des monstres dépouillés de toute connais-
sance et de toute humanité ^. Ils veulent que nous n'ayons ni
sentiment de la Divinité, ni inclination aux choses honnêtes.
Ils nous publient pour des gens sans esprit, sans lois, sans
police, sans lumières, et ce qui pis est, sans vertu I Cependant,
il est très certain que nous avons des temples où le Dieu
vivant est adoré aussi purement que dans l'Espagne même !
Nous avons des villes mieux policées que les vôtres. Il y a
plus de vingt grands royaumes... La justice et l'innocence
y sont si naturelles que, depuis le commencement des siècles, il
ne se parle, parmi ces peuples civilisés, ni de massacres, ni
de rapines, ni d'autres abominations ! Chacun se contente
de peu et ainsi chacun est extrêmement riche. La seule chose
que la Providence de Dieu nous avait miséricordieusement
refusée, c'était l'art de la navigation et la fabrique des grands
bateaux à voiles ; ce refus nous avait retranché l'occasion de
nous corrompre par la contagion des mœurs étrangères, etc. »
Il est très curieux de constater que Gomberville, après avoir
écrit avec émotion ces lignes généreuses, ait ensuite rempli
les chapitres de son roman qui se passent dans le Nouveau
Monde, avant le contact européen, par des révoltes sanglantes,
des brigandages meurtriers et d'odieux sacrifices humains :
car telles sont au vrai l'innocence et la justice naturelle de
ses Américains. Les Caraïbes, en particulier, — les « indolents »
Caraïbes du Discours sur l'inégalité de Jean- Jacques, — sont
1. Nous saisissons ici, sur le fait, une des causes, non indiquées jusqu'à
présent, de la tendance des missionnaires français à peindre en beau les
tribus du Nouveau Monde et de la sympathie que l'opinion accordait à
leurs assertions sur ce point. Leur disposition d'esprit procédait à la fois
de la compassion et du patriotisme. C'était protester contre la bi'utalité
espagnole au delà des mers, en un temps où la lutte était engagée pour
l'hégémonie dans le monde civilisé entre le roi catholique et le roi très
chrétien : c'était encore insinuer que, sur les mêmes terrains d'action, les
méthodes françaises, plus humaines, obtiendraient des résultats plus
heureux.
12 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
montrés par lui comme des gens sanguinaires et furieux^,
désolant toutes les provinces que leurs incursions peuvent
atteindre. Mais l'impression de sa première peinture, bien plus
flatteuse à l'esprit de protestation et d'utopie, devait rester
bien plus familière à ses lecteurs. Gomme lui, Rousseau reti-
rera plus tard d'une main ce qu'il avait avancé de l'autre,
mais ce sont ses suggestions follement mystiques qui se feront
uniquement accepter de ses adeptes.
Un autre aperçu intéressant de psychologie optimiste se
rencontre dans le même roman fameux et se rattache plus
directement aux bergeries de VAstrée si chères à Jean-Jacques
entre ses diverses réminiscences romanesques d'enfance :
c'est la description de l'Ile inaccessible, où règne l'incom-
parable princesse Alcidiane. Les indigènes, nous apprend
Gomberville, en sont des bergers si bien faits ^ et de si élégantes
bergères qu'en les voyant, Polexandre songe aux chevaliers
et aux nobles dames de la cour de Charles VIII qu'il a fré-
quentée dans sa première jeunesse : il croit voir ces hauts
personnages représenter sous ses yeux quelque pièce de théâtre,
en habits champêtres. Un vieux seigneur de l'île — qui a pris
le vêtement des bergers pour finir ses jours dans le repos,
selon la tradition urféenne, et qui possède assurément l'une
de ces grandes âmes d'autrefois « premier fruit des amours
du Ciel et de la Nature ^ », — explique à l'étranger comment
les lois du pays ont été établies pour rappeler aux indigènes
les vertus qui nous sont naturelles, plutôt que pour les retirer
de vices improbables : ce qui nous fait présager la pédagogie
de l'Emile et cette société de rêve que Jean-Jacques réunira
si complaisamment autour de lui par l'imagination durant
ses promenades solitaires. Au surplus, l'île merveilleuse con-
naîtra, tout autant que le continent des Incas, les révoltes à
main armée et les sanglantes guerres civiles.
1. m, 646, et appendice de la même partie.
2. II. 568.
3. Dédicace de la IV® partie du roman au Maréchal de Schomberg.
LE ROMANESQUE 13
Souliaite-t-on d'entendre enfin dans le même roman un
premier exposé de cette religion et de cette morale prétendue
« naturelles » qui seront prêchées par le Vicaire savoyard,
qu'on écoute un instant le grand-prêtre d'un temple africain
où les rois nègres font offrir des sacrifices humains au Dieu-
Soleil :
« Esprit éternel, prononce ce pontife, — qui va présider
peu après à l'une de ces immolations barbares, — toi qui te
fais connaître aux âmes innocentes et humiliées, toi qui con-
fonds la curiosité des sages orgueilleux qui veulent te sou-
mettre à leur connaissance,... Père au delà de tous les pères...
Dieu immuable et incompréhensible, mais surtout Dieu
débonnaire et miséricordieux,... si jamais tu te vois contraint
par l'obstination de leur malice à leur retirer tes grâces et
écouter ton juste courroux, souviens-toi que ces misérables
pécheurs sont les œuvres de tes mains et que tu ne saurais les
perdre sans, en quelque façon, condamner cette infaillible
providence qui, même avant la création, les a prédestinés à
être bienheureux ! » Et nous voilà loin du jansénisme dont
l'auteur se rapprochera par la suite. Il est vrai que cet onctueux
assassin est un chrétien qui se cache et finira par faire abolir
les rites sanglants qu'il a quelque temps accomplis, mais on
ne le saura que beaucoup plus tard, et en attendant, ses audi-
teurs fétichistes et païens l' écoutent avec la plus vive sym-
pathie, comme s'il exprimait l'essence de leur pensée reli-
gieuse. — Telles sont quelques-unes des premières impres-
sions, à la fois romanesques et mystiques, qui ont marqué
pour la vie le tendre cerveau de l'enfant génial.
Lorsque Isaac Rousseau jugea bon de s'expatrier, au len-
demain de la rixe dont nous avons dit les origines, ce ne fut
peut-être pas sans esprit de retour. En tous cas, il ne songea
pas à emmener avec lui son fils cadet qui demeura confié
aux soins d'une de ses tantes paternelles ; non celle qui veilla
sur son premier âge, mais Théo dora Rousseau, qui avait
épousé l'oncle maternel du petit garçon, l'ingénieur Gabriel
Bernard. M^^ Bernard, de cinq ans plus âgée que son mari.
14
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
était accouchée de son premier enfant deux mois après son
mariage, mais elle était devenue avec le temps fort dévote.
Jean- Jacques fut mis en pension ainsi que le jeune Abraham
Bernard, son aîné de quelques mois, chez M. Lambercier,
pasteur du village de Bossey, au pied du Salève. Ce séjour'
qui paraît avoir duré deux ans, eut la plus grande influence
sur la formation mentale de Fauteur des Confessions, ouvrage
auquel ce souvenir a fourni des pages délicieuses, ainsi qu'on
le sait. D'une part, l'enfant s'y vit confirmer dans une
piété calviniste grave mais suffisamment adoucie par le carac-
tère de ses éducateurs et par le cadre champêtre dans lequel
il en reçut l'empreinte ; de sorte qu'il resta chrétien pour le
reste de ses jours et se sentit peut-être incliné dès lors vers
cette conception féminine de la pensée rehgieuse qu'il devait
retrouver chez M^e de Warens. D'autre part, ses rapports
singuliers avec M^e Lambercier, sœur de son hôte, puis, un
peu plus tard, avec sa petite amie M^e Goton, favorisèrent
en lui une disposition profonde du tempérament affectif sur
laquelle il ne nous a que trop renseigné. Nous nous contente-
rons de résumer ses confidences par sa propre plume en ces
quelques mots : « Etre aux genoux d'une maîtresse impé-
rieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à demander
étaient pour moi de très douces jouissances, et plus ma vive
imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un
amant transi. » C'est ici l'outrance ou même la déviation
morbide de l'attitude adoratrice devant la femme acceptée
par la chevalerie européenne et propagée par la tradition
romanesque après que les normes en eurent été posées dès
la fin du xii« siècle, par la lyrique courtoise et le roman de
chevalerie K Ajoutons qu'à ses assiduités près de M^e Goton,
Jean- Jacques associait alors une relation d'amour beaucoup
plus Uvresque avec une M^e de Vulson qui avait le double
1. Voir notre volume sur Les origines romanesques de la morale et de la
politique romantiques. Les manifestations extrêmes de cet état d ame dont
Jean-Jacques nous fait malgré nous confidents ont été plus récemment
baptisées du nom d'un de leurs adeptes autrichiens, le « masochisme »
LE ROMANESQUE 15
de son âge : relation qui comportait jalousies furieuses,
tourments « romanesques », héroïques regrets de l'absence,
lettres d'un pathétique à fendre les rochers I
A douze ans, il revint chez son oncle Bernard où il passa
quelques mois (beaucoup moins longtemps en tous cas qu'il
ne paraît l'indiquer dans les Confessions) en attendant qu'on
lui eût choisi un métier. On songea d'abord à le faire homme
de loi, mais il n'éprouvait que dégoût pour les subtilités, certes
peu romanesques, de la chicane, et se vit bientôt renvoyé
de chez son premier patron. Cet échec conduisit sa famille
à lui imposer des occupations beaucoup moins intellectuelles.
On décida qu'il serait graveur pour l'horlogerie : métier
de bon rapport qui nourrissait facilement son homme. Le
1er nT^ai 1725, son apprentissage commença donc chez un
M. Ducommun, âgé de vingt ans seulement, célibataire et de
tempérament assez brutal. Il a tracé un triste tableau de
cette période de son existence qui devait se prolonger près
de trois ans : polissonneries de tout genre, larcins, recels,
vols qualifiés même, tels furent les écarts de ce caractère
faible, soumis à une discipline trop rigide et peu clairvoyante,
jusqu'à l'heure où il passa sans transition de la passivité
morne à la résolution extrême d'abandonner sa patrie et sa
religion du même coup.
Ce qui nous paraît surtout à retenir de son séjour dans
l'atelier Ducommun, c'est l'essor nouveau qu'y prit sa pro-
pension aux rêveries romanesques, par une sorte de protes-
tation instinctive contre les âpretés de sa vie réelle. Le goût
de la lecture, disent les Confessions, devint à ce moment chez
lui une véritable fureur : « La Tribu, fameuse loueuse de livres,
écrit-il, m'en fournissait de toute espèce : bons et mauvais,
tout y passait !... Lectures qui, bien que sans choix et souvent
mauvaises, ramenaient pourtant mon cœur à des sentiments
plus nobles que ceux que m'avait donnés mon état... Mon
inquiète imagination prit le parti de se nourrir des situations
qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler,
de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement
16 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que je
me visse toujours dans les positions les plus agréables selon
mon goût, enfin que l'état fictif où je venais à bout de me
mettre me fit oublier mon état réel dont j'étais si mécontent.
Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en
occuper... déterminèrent ce goût pour la solitude qui m'est
toujours resté depuis ce temps-là. On verra plus d'une fois
dans la suite les bizarres effets de cette disposition, si misan-
thrope et si sombre en apparence, mais qui vient, en effet,
d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre qui,
faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent, est forcé
de s'alimenter de fictions. » Telle fut en effet la seconde étape
de sa préparation romanesque et mystique à l'interprétation
de la vie.
Le 14 mars 1728, redoutant une correction particulière-
ment rude, après une escapade plusieurs fois renouvelée déjà,
il résolut de ne pas rentrer chez son patron et se rendit chez
le curé catholique de Confignon, en terre savoyarde, à deux
lieues de la cité calviniste. Ce prêtre s'occupait de convertir
les jeunes protestants qui frappaient dans cette intention à
la porte de son presbytère, quels que fussent d'ailleurs chez
eux les mobiles d'une détermination de cette nature et de
cette importance. Nous venons de scruter ceux de Jean-
Jacques et leur peu de consistance. Réduit à cette extrémité
par ses successives faiblesses, il espérait vivre et même con-
quérir une situation éminente dans le monde en vendant
préalablement sa foi d'origine et ses droits civiques aux
traditionnels adversaires de la Réforme et de la république
genevoise.
LE ROMANESQUE 17
III
VAGABONDAGES A L AVENTURE
Il nous faut souligner ici, en nous appuyant de ses propres
aveux, le caractère romanesque de sa détermination décisive
et des incidents les plus significatifs de la vie errante qu'il
allait mener trois années durant : « Me livrer, a-t-il écrit,
aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d'en sortir ;
dans l'âge de la faiblesse et de l'innocence, m'exposer à toutes
les tentations du vice et du désespoir... c'était la perspective
que j'aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était
différente !... Je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout :
je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever dans les airs ! J'en-
trais avec sécurité dans le vaste espace du monde : mon mérite
allait le remplir. A chaque pas j'allais trouver des festins, des
trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maî-
tresses empressées à me plaire : en me montrant, j'allais
occuper de moi l'univers ! »
L'abbé Gaime qu'il connut à Turin quelques mois plus
tard et qui lui a fourni des traits pour son Vicaire savoyard
fut, dit-il, le premier qui parvint à lui insinuer une moins
folle appréciation de l'existence : « Il me fit un tableau vrai de
la vie humaine dont je n'avais que de fausses idées... Il amor-
tit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prou-
vant que ceux qui dominaient les autres n'étaient ni plus
sages, ni plus heureux qu'eux. Il me donna les premières
notions vraies de l'honnête, que mon génie ampoulé n'avait
saisi que dans ses excès, » Toutefois ces utiles leçons ne le
détachèrent aucunement de ses « douces chimères » : il apprit
seulement à faire deux parts de sa vie pour leur en réserver
18 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
la meilleure. Lorsque durant l'été 1731, il entreprit son pre-
mier voyage pédestre vers Paris, elles lui tinrent fidèle compa-
gnie sur sa route : à l'aller, elles avaient revêtu un caractère
quelque peu martial parce qu'il devait servir un officier
français et se voyait déjà en main le bâton de maréchal :
« Cependant, ajoute-t-il, quand je passais dans des campagnes
agréables... je sentais que mon cœur n'était pas fait pour
tant de fracas, et bientôt, sans savoir comment, je me retrou-
vais au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour jamais
aux travaux de Mars. » Au retour, — car cette nouvelle ten-
tative pour fixer sa vagabonde existence échoua comme les
précédentes, — il ne rêva plus que de bergeries, songea même
à se détourner de la route qui le ramenait vers la Savoie
pour visiter le Forez, théâtre du récit le plus cher à sa mémoire,
du roman qui « lui revenait le plus fréquemment au cœur »,
celui d'Honoré d'Urfé. Mais pour premier renseignement
on lui en apprit que c'était un pays de forges où l'on tra-
vaillait habilement le fer : perspective qui suffît à calmer sa
curiosité romanesque.
Enfin lorsque, à vingt ans, il cessa de courir le monde pour se
fixer chez M"^^ de Warens, voici quelle était, selon ses aveux,
la disposition de son âme : « J'étais assez formé pour mon âge
du côté de l'esprit, mais le jugement ne l'était guère et j'avais
grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour ap-
prendre à me conduire. Car quelques années d'expérience
n'avaient pu me guérir radicalement de mes visions roma-
nesques, et malgré tous les maux que j'avais soufferts, je
connaissais aussi peu le monde et les hommes que si je n'avais
pas acheté ces instructions bien cher. » Nous savons .déjà par
les premières pages de ses Confessions qu'il ne devait jamais
se « guérir » et que sa vision du monde devait rester roma-
nesque jusqu'à la fin. Trente ans plus tard, il pouvait donc
écrire en toute sincérité au maréchal de Luxembourg, son
protecteur de ce temps : « Vous savez. Monsieur le Maréchal,
que les solitaires ont tous l'esprit romanesque. Je suis
plein de cet esprit : je le sens, et je ne m'en affiige point. Pour-
LE ROMANESQUE 19
quoi chercherais-] e à guérir une si douce folie puisqu'elle con-
tribue à me rendre heureux ? Gens du monde et gens de la
cour, n'allez pas vous croire plus heureux que moi. Nous ne
différons que par nos chimères ! » Peut-être, mais il est des
chimères plus ou moins compatibles avec les nécessités de la
vie sociale : il y a donc là une boutade agréable et spécieuse,
non une vérité morale à laquelle il soit permis d'acquiescer
sans péril : ce qui est trop souvent le cas sous cette plume
brillante.
Revenons maintenant aux incidents principaux des trois
années de vagabondage inconstant qui suivirent, pour l'ap-
prenti de M. Ducommun, son évasion inopinée de 1728. —
Le curé de Confignon, M. de Pontverre, l'adresse, après
quelques jours de bonne chère et de pieuses exhortations, à
une dame vaudoise établie à Annecy, nouvellement convertie
au catholicisme, et pensionnée par le duc de Savoie à ce titre :
la réputation, presque la fonction de cette dame étant désor-
mais de s'intéresser aux conversions escomptées parmi ses
compatriotes calvinistes. Nous voulons parler de M™^ de
Warens sur le caractère de laquelle nous aurons bientôt à
revenir. — Ce fut donc à Annecy, le jour de Pâques fleuries,
que Jean- Jacques se trouva pour la première fois en présence
de la femme qui devait jouer un rôle si décisif dans la forma-
tion de sa pensée : « Je la vois, écrit-il dans ses Confessions
sur le mode lyrique, je l'atteins, je lui parle... Je dois me sou-
venir du lieu : je l'ai souvent, depuis, mouillé de mes larmes
et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un
balustre d'or cette heureuse place ! Que ne puis-je y attirer
les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer
le monument du salut des hommes n'en devrait approcher
qu'à genoux! » Ils furent pourtant séparés presque aussitôt
que réunis cette fois, car les autorités ecclésiastiques de la
ville, avisées des intentions pieuses de l'adolescent, l'en-
voyèrent sans délai à Turin, capitale du royaume sarde et
savoyard, pour y recevoir l'instruction catholique, puis le
sacrement du baptême» Il y fut hébergé dans un « hospice
20 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
de catéchumènes » dont il a laissé une célèbre description.
Son séjour dans ce dévot établissement où il entra le
12 avril 1728 a provoqué depuis peu quelques polémiques
entre érudits : une mention peu lisible sur le registre des
entrées et sorties qui y est encore conservé (Avril ou Août ?)
permit en effet à Pierre-Maurice Masson d'affirmer que onze
jours seulement s'étaient écoulés entre l'arrivée du jeune
Genevois à l'hospice et le moment où il en dut sortir, après
avoir été rattaché à l'orthodoxie romaine. Or le récit des
Confessions laisse l'impression qu'il y resta bien davantage.
M. Ritter penche cependant pour faire confiance sur ce point
au héros de l'aventure, soit qu'il n'ait été baptisé qu'en
août, comme on l'avait cru longtemps, soit qu'il ait pu pro-
longer son séjour à l'hospice après la cérémonie d'abjuration,
si elle a eu lieu dès le mois d'avril. Il est d'ailleurs certain
qu'en général Rousseau ne paraît pas avoir altéré sciemment
la vérité dans son autobiographie célèbre, bien que sa mémoire
l'ait trahi çà et là et qu'il se soit permis, de son propre aveu,
quelques ornements de détail, au moins dans les chapitres
romanesques. Il est fort possible, en revanche, que le converti
ait exagéré dans son récit la résistance théologique opposée
par lui aux instructions de ses catéchistes : il avait donné,
dans Emile, une première version, très remarquée et assez
romancée, de cet épisode capital de sa première jeunesse.
Comme l'a dit M. Ritter, il se sentait « attendu à ce défilé
par ses ennemis » ; il a donc pu céder à la tentation d'embellir
quelque peu son rôle, dans la réalité si lamentable.
Quoi qu'il en soit de ces détails, l'entreprise de ses conver-
tisseurs ayant été conduite à bonne fin, selon les rites, il se
vit abandonner par eux à ses propres forces avec un très
mince viatique et il erra bientôt par les rues de Turin sans
ressources. Il a placé là, dans ses souvenirs, le récit de ses
platoniques amours avec M^^ Basile, femme d'un marchand
de la ville, dont il a fait une délicieuse nouvelle : « Voici,
écrit-il à ce propos, une autre folie romanesque dont je n'ai
jamais pu^me guérir. J'aimai trop sincèrement, trop parfai-
LE ROMANESQUE 21
tement, j'ose dire, pour pouvoir aisément être heureux...
J'aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne
que j'aimais... Sa réputation m'était plus chère que ma vie,
et jamais, pour tous les plaisirs du monde, je n'aurais voulu
compromettre un moment son repos... Rien ne vaut les deux
minutes que j'ai passées aux pieds de M"^^ Basile sans même
oser toucher à sa robe. Non, il n'y a point de jouissances
pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu'on
aime : tout est faveur auprès d'elle. Un petit signe du doigt,
une main légèrement pressée contre ma bouche sont les
seules faveurs que je reçus jamais de M™^ Basile, et le sou-
venir de ces faveurs si légères me transporte encore en y
pensant ! »
C'est la pure théorie courtoise, la casuistique des faveurs
permises, la passion telle que la chantèrent les moins cyniques
des troubadours : seulement l'expérience a prouvé que les
femmes « honnêtes » ont toujours tort de s'engager sur des
chemins où elles sont menacées de perdre leur droit à ce qua-
lificatif élogieux.
L'enfant finit par trouver une place de « petit laquais sans
aiguillettes » chez la comtesse de Vercellis, femme d'âge, qui
se mourait d'une plaie cancéreuse. Il ne put donc rester sous
ce toit que quelques semaines et, au lendemain du décès de
cette dame, il chargea sa conscience du « noir forfait » ou plus
simplement de la vilaine action qu'il a tout au moins le mérite
d'avoir confessée sans ambages. Dans la confusion qui suit,
dit-il, la dissolution d'un ménage, un petit ruban « de couleur
rose et argent » avait disparu des bardes de la comtesse.
L'objet fut trouvé en possession de Rousseau, qui, trop fidèle
aux mauvaises habitudes contractées par lui dans l'atelier
Ducommun, l'avait en effet dérobé. Il accusa aussitôt une
jeune cuisinière nommée Marion de lui avoir donné le ruban
et soutint ensuite son mensonge improvisé avec un front
d'airain : « Je craignais peu la punition, explique-t-il ; je ne
craignais que la honte (la blessure d'amour-propre), mais je la
craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout
22 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
au monde ! J'aurais voulu m' enfoncer, m' étouffer dans le
centre de la terre : l'invincible honte l'emporta sur tout I
La honte seule fit mon impudence, et, plus je devenais cri-
minel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide ! »
Telles sont, en effet, les conséquences du caractère faible qui
fut le lourd héritage psychique de Jean-Jacques ; et il y a '
certes de l'humilité chrétienne dans sa sincère confession de
vieillesse, mais, au tribunal de la Pénitence, les chrétiens
rationnels ne préparent pas des aveux de cette sorte par
l'affirmation que nul homme au monde n'a jamais été meil-
leur qu'ils ne le sont ! Ils surprendraient grandement le délé-
gué de la justice céleste à l'examen de leurs transgressions
cachées. S'ils s'accusaient publiquement, comme Jean-
Jacques, ce serait en outre fournir à qui les écoute la plus
spécieuse des excuses pour agir de même, le cas échéant,
sans grands scrupules : ce serait anémier le sens moral
chez autrui autant qu'il est possible et fausser la faible voix
de la conscience, cet organe de direction lentement acquis
sous l'influence prolongée de la discipline sociale.
Sorti de cette première place dans ces conditions peu hono-
rables, Jean- Jacques retombe à l'oisiveté malsaine : les
rêveries erotiques dont il est coutumier dès lors le conduisent
à certaines aberrations à demi publiques dont il a également
osé le récit. Il eût été livré à la police correctionnelle et peut-
être dévoyé pour jamais, — comme il arriva sans doute à son
frère aîné, — sans l'indulgence d'un brave homme de sbire, au
cœur compatissant. — Enfin un parent de M^^ de Vercellis,
qui ne le juge pas sur l'affaire mal éclaircie du ruban, le place
à nouveau comme laquais dans une très noble maison piémon-
taise, celle des Solar, dont le chef était titré comte de Gouvon.
On l'y juge heureusement doué et l'on songe à faire de lui un
secrétaire de chancelleries en prévision des ambassades qui
sont périodiquement confiées à ces grands seigneurs. Cepen-
dant ses propensions romanesques, toujours en éveil, le por-
tent à s'éprendre de M^^^ de Breil, petite- fille de son maître ;
mais son extravagance ne le conduit pour cette fois qu'à une
LE ROMANESQUE 23
mortification d'amour -propre, sans compromettre encore
l'avenir inespéré qui s'ouvre devant lui à ce moment et qu'il
ne détruira pas moins de ses propres mains peu après. Car
sa folle ambition, a-t-il écrit, ne cherchait la fortune qu'à
travers les aventures de roman. « Ne voyant point de femmes à
tout cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible
et triste, tandis que j'aurais dû la trouver d'autant plus hono-
rable et sûre que les femmes ne s'en mêlaient pas : l'espèce
de mérite qu'elles protègent ne valant assurément pas celui
qu'on me supposait I » Nous aurons à revenir sur cette crise
nouvelle en sa destinée parce qu'elle fut particulièrement
typique de ses dispositions instinctives. Rappelons seulement,
quant à présent, qu'il s'engoua d'un certain Bâcle qui, ayant
été son camarade d'apprentissage, fut retrouvé par lui à
Turin et le séduisit par une certaine faconde, de nature très
vulgaire au surplus. Il décida de faire en compagnie de ce
garçon le voyage de Savoie où il irait se placer à nouveau
sous la protection de M°i® de Warens. En effet celle-ci
l'accueillit, le garda et le logea, cette fois durablement, sous
son toit.
Les conseillers spirituels de M"^^ de Warens songent alors à
faire de lui un prêtre et il entre au séminaire d'Annecy en
avril 1729 pour y demeurer quatre mois environ ; il y a pour
répétiteur un jeune et pieux ecclésiastique, l'abbé Gâtier qui
a fourni, comme l'abbé Gaime, certains traits du Vicaire
savoyard. Mais sa vocation n'est pas de ce côté. Il se dégage
encore et essaye de la musique, vers laquelle il se sentit tou-
jours porté par tempérament. Il commence d'étudier cet art
sous la direction du maître de chapelle de la cathédrale,
M. Nicoloz, qui était ordinairement appelé M. Le Maître. Six
mois environ, il travaille avec cet homme excellent, l'accom-
pagne dans un voyage à Lyon, et, là, traverse un nouvel
accès d'inconscience qu'il a également confessé dans ses
mémoires. Son compagnon, qui sacrifiait au goiit de la bois-
son, était sujet à des crises nerveuses assez ressemblantes à
l'épilepsie : « A Lyon, dans une petite rue non loin de notre
24 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
auberge, M. Le Maître fut surpris d'une de ces atteintes
et celle-là fut si violente que j'en fus saisi d'efîroi. Je fis des
cris, appelai au secours, nommai son auberge et suppliai
qu'on l'y fît porter. Puis, tandis qu'on s'assemblait et s'em-
pressait autour d'un homme tombé sans sentiment et écu-
mant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel
il eût dû compter. Je pris l'instant où personne ne songeait à
moi : je tournai le coin de la rue et je disparus ! » Tel fut le
plus souvent en amitié, nous le verrons, l'homme qui a pré-
tendu fonder la morale sociale sur l'amitié romanesque.
Revenu à Annecy, il n'y trouve plus M^^ de Warens. Sans
doute eut-elle à remphr alors à Paris une mission diploma-
tique secrète pour le compte du gouvernement sarde qui
l'employait à ces besognes et dont elle dépendait absolument,
puisqu'elle vivait de ses subsides. Son « fdleul » l'attend quel-
ques jours chez elle en compagnie de sa femme de chambre,
une agréable Fribourgeoise du nom de Merceret ; et c'est à
ce moment que se place, dans le récit de sa jeunesse, une de
ces scènes idylliques et romanesques qui ont fait le durable
succès des Confessions : la promenade de l'adolescent à
Thoune en compagnie de M^^^^ de Grafîenrid et Galley, le
passage du ruisseau à gué et la cueillette des cerises : notes
esthétiques toutes nouvelles alors par leur simplicité comme
par leur grâce et qui forment la meilleure part de son héritage
intellectuel. Il expose à ce propos que les romans lui avaient
donné le goût des princesses. « Des couturières, écrit ici
l'ennemi de l'inégalité et des supériorités sociales, des filles
de chambre, de petites marchandes (société habituelle de
MUe Merceret et la sienne par conséquent à cette époque)
ne me tentaient guère. Il me fallait des demoiselles. Chacun
a ses fantaisies : c'a toujours été la mienne et je ne pense pas
comme Horace sur ce point-là. Ce n'est pourtant pas du tout
la vanité, c'est la volupté qui m'attire : c'est un teint mieux
conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse,
un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus
de goût dans la manière de se mettre et de s'exprimer... Je
LE ROMANESQUE 25
trouve moi-même cette prétention très' ridicule, mais mon
cœur me la donne malgré moi I » De tels « démocrates », —
comme tous les êtres doués de vie au surplus, — ne récla-
meront jamais V « égalité » qu'en regardant au-dessus d'eux.
jVIme (Je Warens ne donnant point de ses nouvelles et n'en-
voyant point de gages, sa camériste décida de se retirer pro-
visoirement dans sa famille, à Fribourg, et Jean- Jacques
accepta de l'y conduire. Au passage, il visita son père, remarié
à Nyon ; puis, sa compagne de voyage parvenue à bon port,
il se rendit à Lausanne, pour se rassasier, dit-il, de la vue de
ce beau lac qu'on y embrasse dans sa plus grande étendue; car
« la plupart de ses secrets motifs déterminants n'ont pas été
plus solides ». Là, se dissimulant tant bien que mal sous le
pseudonyme de Vaussore de Villeneuve, il crut pouvoir vivre
de son très mince savoir en musique, à l'imitation d'un certain
Venture de Villeneuve qu'il avait connu à Annecy ; il orga-
nise à cet effet chez un professeur de droit, M. de Treytorens,
un concert dont il a gaiement conté les péripéties ridicules,
et trouve, malgré ce fiasco, quelques leçons à donner, s'il
faut l'en croire. Leçons peu rémunératrices à coup sûr puis-
qu'on le voit peu après à Neufchâtel d'où il écrit à son père
une lettre qui nous est parvenue, pour lui exposer sa situa-
tion précaire. Il rencontre alors un aventurier levantin se
disant archimandrite et chargé de quêter au bénéfice du
Saint-Sépulcre. Sa connaissance de l'italien lui permet de
servir d'interprète à ce personnage qui ne possède que cette
langue entre celles de l'Europe, et il prend la parole devant le
sénat de Berne avec succès puisqu'il en obtient une aumône.
Mais à Soleure, le résident de France, marquis de Bonac, qui
avait été notre représentant à Constantinople, ayant regardé
I de près les papiers du soi-disant prélat, met un terme à sa
I suspecte odyssée et le sépare de Rousseau. S' étant intéressé
\ à ce dernier sur ses façons attachantes, il l'envoie à Paris
! avec des lettres de recommandation pour y servir un jeune
militaire, neveu d'un M. Godard, colonel suisse dans l'armée
[ du roi très chrétien. Nous avons déjà mentionné ce voyage
26 JÉAN-JACQUES ROUSSEAU
pédestre du jeune homme vers la grande ville dont il devait
un jour être l'idole. Il y fut bientôt rebuté, par l'avarice du
colonel Godard, s'il a dit vrai. Pour ce motif ou pour tout
autre, il décida de se réfugier une troisième fois près de
]y[me (Je Warens qu'il savait revenue en Savoie. Sur sa route
de retour vers les Alpes, il place l'épisode retentissant de ce
paysan apeuré qui, tout en le traitant généreusement, pro-
nonça devant lui avec effroi les mots terribles de commis et
de « rats-de-cave », expliqua qu'il devait cacher son vin à cause
des aides, son pain à cause de la taille et qu'il serait un homme
perdu si l'on pouvait se douter qu'il ne mourût pas de faim !
Toute une portion de l'école rousseauiste a jugé par cette
anecdote de l'état matériel et moral de la France sous ses
derniers souverains Bourbon. A Lyon, il traverse encore deux
aventures peu ragoûtantes dont ses Confessions ne nous font
point grâce. Par compensation, il conte à cet endroit, —
comme il sait conter, — une nuit d'été passée par lui à la
belle étoile sur la rive du Rhône ou de la Saône, Enfin il
rejoint M^^^ de Warens, qui, dans l'intervalle, a transporté
ses pénates à Ghambéry.
IV
FRANÇOISE DE LA TOUR, DAME DE WARENS
Le moment est venu pour nous de faire plus ample connais-
sance avec cette personne peu banale. Louise-Françoise de
La Tour, née à Vevey le 31 mai 1699 (et non pas en 1700
comme le croyait Jean- Jacques) avait été mariée dès sa
quinzième année à Sébastien de Loys, sieur de Vuarens (nom
de lieu qu'on prononçait Voiran et que les Bernois seuls
LE ROMANESQUE 27
orthographiaient Warens, à l'allemande). C'était un gentil-
homme de bonne souche et c'est pourquoi son épouse fugitive
se laissera traiter de baronne en Savoie. Assez riche héri-
tière, elle se trouva ruinée après quelques années de mariage
par des entreprises industrielles qui tournèrent mal : une aven-
ture qu'elle connut trop souvent au cours de sa vie sans
jamais se guérir de son goût pour les spéculations hasar-
deuses. Quittant alors inopinément son mari, qu'elle avait
déjà largement trompé si nous en croyons Jean- Jacques,
elle traversa le lac Léman pour aller embrasser en Savoie la
religion catholique. En dépit des circonstances peu édi-
fiantes qui l'accompagnèrent, cette conversion fut sans
doute, à ses début, plus sincère que celle de son célèbre
filleul : elle avait été façonnée au moral par un pieux éduca-
teur du nom de Magny, assesseur baillival de Vevey, qui pro-
fessait le piétisme ; or cette variété du protestantisme avait
pour caractère une égale estime des diverses confessions
chrétiennes et même une certaine complaisance pour l'Église
romaine ; c'était surtout un effort pour mettre l'âme fidèle
en relations immédiates et directes avec son Dieu paternel.
Rappelons que, pendant les dernières années de sa vie, — qui
coïncidèrent avec l'adolescence de M^^^ de La Tour, —
Mme Guyon avait eu de nombreux adeptes et correspondants
dans cette région de la Suisse ; il n'est donc pas trop témé-
raire de considérer M™® de Warens comme une élève de l'at-
tachante mystique française, comme l'un des intermédiaires
par lesquels Jean- Jacques en personne peut être rattaché
à ce mysticisme féminin hasardeux qui porte le nom de Quié-
tisme dans l'histoire des hérésies chrétiennes. Nous aurons à
revenir plus d'une fois sur ces considérations d'origine que
nous avons appuyées de preuves au cours de nos travaux
antérieurs.
Le Quiétisme a toujours passé, chez ses adversaires, pour
favoriser la licence des mœurs. Il est certain que celles de
Mme de Warens étaient fort libres et bien que Jean- Jacques,
devenu au temps de ses Confessions l'ennemi juré des « philo-
28 jeXn-jagques rousseaû
sophes », ait tenté d'expliquer par la « philosophie » cette
facilité erotique de sa « maman », il n'est pas interdit de penser
que les convictions religieuses de la baronne ont opposé à ses
appétits ou fantaisies de ce genre une faible barrière. Rous-
seau lui donne pour premier amant un M. de Tavel ; le
ministre Perret, ajoute-t-il, passa pour avoir remplacé Tavel ;
enfin, lorsque la jeune femme quitta le toit conjugal, ce fut en
compagnie de son garçon jardinier, Claude Anet, de sept ans
plus jeune qu'elle (Jean- Jacques l'était de treize ans) qui se
convertit comme elle et mourut à vingt-huit ans en 1734.
Rousseau ne cache pas les relations intimes qui continuèrent
entre la fugitive et ce paysan de Montreux, jusqu'à la fin de
celui-ci, et l'auteur des Confessions le présente comme un
homme remarquable par l'intelligence autant que par le
cœur. Elle lui donna pour successeur Jean- Jacques qui avait
déjà été favorisé de son vivant ; puis un peu plus tard, elle
remplaça par un certain Vintzenried son filleul qui refusa
de partager ses bonnes grâces avec ce personnage. Édifiés
de la sorte sur la moralité de M"^^ de Warens, rappelons les
commentaires par lesquels cherche à la justifier son apolo-
giste.
« Toutes ses fautes, écrit-il, lui vinrent de ses erreurs, jamais
de ses passions. Elle était bien née, son cœur était pur, elle
aimait les choses honnêtes : ses penchants étaient droits et
vertueux, son goût était délicat. Elle était faite pour une
élégance de mœurs qu'elle a toujours aimée et qu'elle n'a
jamais suivie ! » Tels Rousseau lui-même, son reflet littéraire
Saint-Preux, et son ami de Motiers-Travers, Sauttersheim,
un reflet de ce Saint-Preux. Mais l'explication qu'il en propose
est inacceptable. C'était, dit-il, « parce qu'au lieu d'écouter
son cœur qui la menait bien, elle écouta sa raison qui la menait
mal ! Quand des principes faux l'ont égarée, ses vrais senti-
ments les ont toujours démentis ; mais malheureusement,
elle se piquait de philosophie et la morale qu'elle s'était faite
gâta celle que son cœur lui dictait ». Cette analyse sophis-
tique des « fautes » de la baronne, qui a eu des conséquences
LE ROMANESQUE 29
incalculables pour la discipline passionnelle en Europe, est
un corollaire de la morale érotico-passionnelle vers laquelle
Jean-Jacques inclina toujours mais qui s'était singulièrement
fortifiée dans son esprit depuis sa crise erotique de 1756 ;
c'est la même conception dénigrante de la « philosophie » et
de la raison qui domine toute l'œuvre autobiographique par
laquelle furent occupées les dernières années de sa vie.
Il s'est donc arrêté sur le tard à cette interprétation des
désordres de sa marraine qu'elle avait été pervertie par les
sophismes de Tavel, son premier amant. La trouvant froide
et raisonnante, expose-t-il, ce roué sans scrupule l'attaqua
dans sa vertu par le raisonnement ; il parvint de la sorte à
lui montrer les devoirs auxquels elle était attachée comme un
bavardage de catéchisme fait uniquement pour amuser les
enfants et la fidélité conjugale comme une pure apparence
à garder vis-à-vis de l'opinion, en sorte que le repos des maris
devenait le seul objet du devoir des femmes. Dès lors, et bien
que M""^ de Warens demeurât très sincèrement, très pieuse-
ment chrétienne, toute sa morale se trouva subordonnée
aux principes de M. de Tavel en ce qui concernait l'amour, ou
plutôt elle soutint toujours que la morale chrétienne et celle
que lui avait enseignée son amant étaient parfaitement con-
ciliables entre elles. C'est pourquoi, a écrit nettement son
filleul, elle eût accordé ses faveurs à vingt galants tous les
jours en parfait repos de conscience « tant elle était persuadée
que tout cela n'était qu'une maxime de police sociale dont
toute personne sensée pouvait faire l'interprétation, l'appli-
cation, l'exception selon l'esprit de la chose et sans le moindre
risque d'offenser Dieu ». C'est, à bon compte, être proclamée
catholique de « solide » piété, rapprochée de Jeanne de
Chantai, et se voir traitée de « fille chérie » par son évêque !
Nous noterons seulement qu'une telle morale peut n'avoir pas
de conséquences sociales trop apparentes et trop néfastes
(au moins pendant quelque temps, car la fin de la baronne
fut très basse) pour une personne qui n'était point femme à
proprement parler, n'étant ni épouse, ni capable d'engendrer,
i/
30 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
on voit trop en revanche quels en seraient les fruits immédiats
dans le cas contraire, qui est le cas général ! Mais par cette
interprétation psychologique souverainement habile et spé-
cieuse des mauvaises mœurs de son ancienne maîtresse,
Jean-Jacques a réalisé ce tour de force de canoniser, avec
une conviction communicative, la femme qui lui proposa
froidement de partager entre Anet et lui ses faveurs, unique-
ment pour le détourner de moins paisibles amours. Grâce à
la complicité de son temps, il a fait accepter de la postérité
son enthousiaste oraison funèbre de la première sainte que
l'hagiographie romantique ait inscrite à son catalogue de
bien-heureux : « Allez, âme douce et bienfaisante, auprès
des Fénelon, des Bernex (le pieux évêque d'Annecy qui
l'avait convertie), des Catinat et de ceux qui, dans un état
plus humble, ont ouvert comme eux leur cœur à la charité
véritable ! »
Lorsqu'au retour de sa première tentative parisienne, Rous-
seau rejoignit la baronne à Ghambéry, elle lui procura un
emploi dans les bureaux où se poursuivait alors la réfection
du cadastre de la province ; mais il fut vite fatigué de cette
existence sédentaire et confinée, donna insensiblement plus
d'importance aux récréations musicales qu'il s'accordait à
ses heures libres et décida enfin de se consacrer à l'enseigne-
ment de son art favori, comme il l'avait 'tenté naguère à Lau-
sanne. « Occupé huit heures par jour du plus maussade tra-
vail avec des gens plus maussades encore, enfermé dans un
triste bureau empuanti de l'haleine et de la sueur de tous ces
manants, la plupart fort mal peignés et fort malpropres, je
me sentais quelquefois accablé jusqu'au vertige par l'atten-
tion, la gêne, l'odeur et l'ennui ! «Voilà qui n'a pas l'accent
démocratique ! — Il se chercha donc à nouveau des leçons de
musique et trouva quelques écolières de bonne famille.
Période délicieuse de son existence ! Période dont le souvenir
a tenu la plus grande place dans les fantaisies erotiques qui
remplirent, sa vie durant, ses heures de promenade solitaire,
piarquant ses œuvres les plus théoriques d'une très recoii-
LE ROMANESQUE 31
naissable empreinte. Julie d'Étange ainsi que son amie Claire
d'Orbe, la blonde et la brune, auront, de son aveu, les traits
des plus aimables entre ses nobles élèves : « Me voici tout à
coup jeté parmi le beau monde, écrit-il, admis, recherché
dans les meilleures maisons ; partout un accueil gracieux,
caressant, un air de fête ; d'aimables demoiselles bien parées
m'attendent, me reçoivent avec empressement ; je ne vois
que des objets charmants ; je ne sens que la rose et la fleur
d'orange ; on chante, on cause, on rit, on s'amuse ; je ne sors
de là que pour aller ailleurs en faire autant ! » M^^^^ de Mella-
rède, de Menthon, de Challes, sont celles de ses écolières dont
il avait gardé le plus attrayant souvenir. Quelques voyages
d'agrément venaient diversifier pour lui des occupations
déjà si douces : l'un de ces déplacements le conduisit jusqu'à
Besançon près d'un musicien de valeur, l'abbé Blanchard,
dont il espérait d'utiles directions.
V
PREMIÈRE GRISE NÉ VROP ATHIQUE EN 1736
Des accidents de santé mirent pourtant un terme à cette
heureuse période de sa vie. Jean- Jacques les attribue expressé-
ment à son inquiète imagination, à son exaltation erotique
presque sans trêve, aux rêveries romanesques par' lesquelles
il tentait de fournir un dérivatif à cette exaltation incom-
mode, enfin, pouvons-nous ajouter sans grand risque d'erreur,
à certaines fâcheuses habitudes, nées de ces fantaisies peu
saines, et dont il a parlé plus ouvertement ailleurs. Citons
ici ses propres paroles : « L'épée use le fourreau, dit-on
quelquefois. Voilà nion histoire I Mes passions m'ont fait
32 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
vivre et mes passions m'ont tué... D'abord les femmes... les
besoins de l'amour me dévoraient... J'avais une tendre mère,
une amie chérie. » M^^^ de Warens lui avait dès lors proposé
et fait accepter ses faveurs. « Mais il me fallait une maîtresse
[au sens romanesque du mot]... Je me la créais en mille façons
pour me donner le change à moi-même... J'étais brûlant
d'amour sans objet, et c'est peut-être ainsi qu'on s'épuise le
plus... On conviendra qu'il est difficile, surtout dans l'ardeur
delà jeunesse, qu'une pareille tête laisse toujours le corps en
santé.. Je pris non de l'ennui, mais de la mélancolie : les
vapeurs [névr9pathie[ succédèrent aux passions : ma langueur
devint triste... je sentais la vie m' échapper sans l'avoir goû-
tée ». Il ajoute que la passion de la musique et celle du jeu
d'échecs qu'il pratiquait alors avec fureur, concoururent à
l'épuisement de son système nerveux, d'ailleurs fragile, et le
rendirent enfin tout à fait malade. Notons que ce fut la
même cause principale qui, vingt ans plus tard exactement,
à l'Ermitage de la Chevrette, devait déterminer l'une des
crises mentales les plus décisives en son existence. — M^^^ de
Warens le soigna cependant avec dévouement tout maternel
et parvint à lui rendre quelques forces ; mais il se rétablissait
lentement et l'on décida pour le convalescent une cure de
lait à la campagne, aux portes de Ghambéry, chez M. de
Conzié, seigneur ou « comte » des Charmettes et l'un des
familiers de la baronne.
Celle-ci loua successivement plusieurs chalets dans le
domaine de ce gentilhomme ; dès 1736, le chalet Révil, puis
la maison Noeray restée fameuse par le séjour que Jean-
Jacques y fit de juillet 1738 au printemps de 1740, mais le
plus souvent seul, quoi qu'il en ait dit, car son hôtesse demeu-
rait à Chambéry avec Vintzenried. — Loin de céder entière-
ment à l'influence de l'air des montagnes, sa maladie nerveuse
s'exaspéra d'abord et s'invétéra ensuite, pour devenir à peu
près chronique et ne plus jamais le quitter, s'il faut l'en
croire. Voici en effet ce qu'il nous a dit du début de son séjour
aux Charmettes : « Dans ce même temps il m' arriva un acci-
LE ROMANESQUE 33
dent aussi singulier par lui-même que par ses suites qui ne
finiront qu'avec moi. Un matin, que je n'étais pas plus mal
qu'à l'ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je
sentis dans tout mon corps une révolution subite et presque in-
concevable... une espèce de tempête qui s'éleva dans mon
sang et gagna à l'instant tous mes membres... Un grand
bruit d'oreilles se joignit à cela et ce bruit était triple ou
plutôt quadruple. » Ici se place une description soigneuse de
ces quatre bruits divers. — « Je me mis au lit, et, au bout de
quelques semaines, voyant que je n'étais ni mieux, ni pis,
je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon batte-
ment d'artères et mes bourdonnements qui, depuis ce temps-
là, c'est-à-dire depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une
minute... La totale privation de sommeil qui se joignit à ces
symptômes et qui les a constamment accompagnés jusqu'ici,
acheva de me persuader qu'il me restait peu de temps à
vivre ! » On sait qu'il devait vivre plus de quarante ans encore ;
mais, s'il n'a pas exagéré ces infirmités, si pénibles, il con-
vient de n'oublier jamais de telles confidences quand on
s'efforce de comprendre ses écrits et ses actes ultérieurs.
Ayant atteint cependant, en juin 1737, l'âge de vingt-cinq
ans qui était celui de la majorité légale à Genève, il réclama
et reçut de son père la part qui lui revenait du bien maternel,
soit six mille cinq cents florins genevois : une petite fortune
qui lui assura quelques années d'indépendance parce qu'il
décida aussitôt de consommer, sans souci du lendemain, ce
capital. Il entreprit d'abord le voyage de Montpellier, siège
d'une faculté de médecine en renom, dont il espérait la gué-
rison de ses maux (il croyait souffrir d'un polype au cœur !). —
Le récit de ce voyage est un des chapitres les plus agréables
de la première partie des Confessions, parce qu'il lui procura
la rencontre, et bientôt les faveurs d'une certaine M^^^ de
Larnage dont il a fait vivre le nom. Il eût été mieux inspiré
toutefois s'il avait désigné par un pseudonyme cette femme
déjà mûre, cette mère de famille qui laissa des enfants et pour
la mémoire de laquelle ces pages sont assurément peu flat-
34 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
teuses car il la peint de façon à nous rappeler le souvenir
biblique de la femme de Putiphar. On a récemment établi en
effet que les trois acteurs principaux de cette galante aven-
ture, M™® du Colombier, nouvellement mariée, le marquis de
Torignan (en réalité Taulignan, mais la prononciation est à
peu près la même dans le midi), M^^ deLarnage enfin sont des
personnages historiques. Cette dernière, née Michel du Saulzey
et fille d'un conseiller au Parlement de.Grenoble, épousa un
Adhémar de Monteil, sieur de Larnage (c'est le nom patrony-
mique du gendre de M^^ de Sévigné) ; en 1737, elle était dans
sa quarante-quatrième année et avait eu dix enfants (l'aîné
naquit quatre mois après son mariage) bien qu'elle eût vécu
séparée de son mari à plusieurs reprises : circonstances qui ne
nous étonnent guère si nous jugeons de sa moralité par ses
avances au jeune aventurier qui se présentait à elle sous un
faux nom, comme un Anglais de bonne famille. Elle conduisit
enfin son entreprise à bon terme, non sans peine, et Rousseau
nous apprend qu'il dut à cette gaillarde matrone de n'être
pas mort sans avoir connu le plaisir.
Son séjour à Montpellier qui remplit l'automne de 1737 et
le début de l'hiver 1738, coûta fort cher à sa bourse sans
apporter de soulagement appréciable à ses infirmités pré-
coces. Il revint donc à Chambéry, mais pour y trouver installé
dans la demeure et dans les faveurs de M^^^ de Warens un
nouveau Claude Anet. Celui-là se nommait Wintzenried et
se faisait appeler M. de Courtilles : les Confessions lui sont
assez dures. Pourtant Rousseau le traite dans sa correspon-
dance de ce temps avec une fraternelle tendresse. « J'ai été
très touché de la maladie de mon pauvre frère, écrira-t-il
par exemple à sa marraine en 1745. M. d'Arras m'en a parlé
avec une affection qui m'a charmé : c'était me faire sa cour
mieux qu'il ne le pensait lui-même. » Il dira ce personnage
fils du concierge du château de Chillon et ancien garçon
perruquier ; il était, en réalité, de bonne souche bourgeoise.
LE ROMANESQUE 35
VI
DU RÊVE ROMANESQUE
A l'abandon mystique
Pour éviter une promiscuité amoureuse qui lui paraissait
désormais moins supportable que dans le passé, Rousseau
vécut seul aux Charmettes de 1738 à 1740, bien que M""^ cle
Warens l'y vînt souvent visiter. Il a conservé de cette période
de sa vie les souvenirs les plus délicieux et il en a tracé
dans ses mémoires illustres, une inoubliable peinture. Ce
fut là qu'il mena son éducation d'autodidacte à bon terme
et qu'il acheva de fixer ses convictions religieuses de fond ; —
un instant éclipsées ou obscurcies durant les années sui-
vantes, elles devaient lui dicter de plus en plus avec le temps
son enseignement théorique, aux répercussions sans secondes.
— Nous avons indiqué plus haut qu'il se croyait près de sa
fin et que son érotomanie s'était au moins atténuée pour faire
place à la thanatophobie (ou crainte de la mort prochaine)
qui est un autre symptôme de déséquilibre nerveux. « Cet
accident qui devait tuer mon corps, écrit-il en parlant de
l'accès nerveux soudain qu'il nous a décrit, ne tua en effet
que mes passions; j'en bénis le ciel chaque jour par l'effet
heureux qu'il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je
ne commençai à vivre que quand je me regardai comme un
homme mort... J'avais souvent travesti la religion à ma mode,
mais je n'avais jamais été tout à fait sans religion. Maman
me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les
théologiens ne me l'auraient été. «Affirmation qui se retrouve
dans la dixième promenade des Rêveries, écrite presque à la
veille de la mort du promeneur solitaire : il y répétera que ses
36 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
loisirs des Gharmettes, aidés des leçons de M°^® de Warens,
donnèrent à son âme la forme qu'elle a gardée toujours en
le rendant dévot presque à la manière de Fénelon, c'est-à-dire
selon les normes du Quiétisme, rationalisé jusqu'à un certain
point seulement par les commentaires de l'illustre prélat.
Suivons-le donc dans l'analyse qu'il nous a donnée de la reli-
gion de son hôtesse : analyse incomplète ou même erronée
sans nul doute comme celle de la morale de cette même
hôtesse que nous avons précédemment critiquée, mais dont
il faut nous contenter cependant puisque nous ne pouvons
jusqu'ici la rectifier par des documents de première main.
« Elle qui mettait toutes choses en système, écrit son pro-
tégé, n'avait pas manqué d'y mettre aussi la religion, et ce
système était composé d'idées très disparates, les unes très
saines, les autres très folles... L'un des étonnements dont je
ne reviens point, c'est de voir le bon Fénelon parler de
l'enfer, dans son Télémaque, comme s'il y croyait tout de bon ;
mais j'espère qu'il mentait alors, car enfin, quelque véridique
qu'on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est
évêque... Maman ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif ! »
Il faudrait dire ici ordonnateur et justicier, tel que l'enseigne
le christianisme rationnel et la religion réformée plus que
toute autre. « Elle ne voyait que clémence et miséricorde là
où les dévots ne voient que justice et punition. » Rappelons-
nous le sermon du romanesque sacrificateur de Polexandre.
« Ce qu'il y avait de bizarre, c'est que, sans croire à l'enfer, elle
ne laissait pas de croire au pur^atozre (c'est-à-dire à l'enfer non
éternel). Cela venait sans doute de ce qu'elle ne savait que
faire de l'âme des méchants... «Telle est du moins l'interpré-
tation rétrospective de Jean- Jacques qui ignore les sources
quiétistes des convictions de sa « maman ». En réalité, la
négation ou du moins la prétérition de l'enfer et l'accep-
tation du purgatoire à titre de moyen terme, de satisfac-
tion laissée au christianisme rationnel en matière de mo-
rale, sont le caractère propre du mysticisme féminin d'une
Catherine de Gênes, mysticisme bientôt glissé à l'hétérodoxie
Û
LE ROMANESQUE 37
pour culminer enfin dans l'œuvre de M^^^ Guyon. Il n'y a là
qu'une conséquence logique de la suppression de TAhriman
aryen, du Tentateur chrétien, dans la métaphysique des
cœurs exagérément romanesques.
Autre bizarrerie, reprend Jean-Jacques ! On voit que toute
la doctrine du péc/zé orz^meZ et de la rédemption, nécessitée par
ce péché, est détruite par ce système. — Il est donc, remar-
querons-nous, aussi éloigné que possible du Calvinisme et du
Jansénisme qui insistent sur le péché d'origine et sur l'im-
mense grâce que fut la Rédemption dont le résultat est d'en
atténuer les conséquences, mortelles à l'âme humaine. — Rous-
seau note seulement qu'il ébranle le christianisme vulgaire, —
c'est-à-dire, sans doute, le christianisme dogmatique, non
encore évolué vers un vague déisme à la mode du siècle, —
et que le catholicisme au moins ne peut s'accorder avec lui?
(Mais bien moins encore le protestantisme, rectifierons-nous
ici.) « Maman, cependant, était bonne catholique, conclut-il.
La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité
vraiment divine pour apprendre aux hommes à aimer Dieu
et à s'aimer entre eux de même... Il se trouvait qu'elle croyait
tout autrement que l'Église [romaine], toujours en s'y sou-
mettant ! » De même que M"^^ Guyon et Fénelon, comme on
le sait ! Et, pourtant, nous venons de voir que les « excep-
tions » qu'elle se permettait sans scrupule avec la morale
comme avec le dogme du christianisme « vulgaire » n'étaient
nullement dénuées d'importance.
Quoi qu'il en soit, son filleul se trouvait avoir grand besoin,
en 1738, de ces exceptions ou spéculations, toniques aux
systèmes nerveux fatigués, et assurément conçues, pour une
grande part, dans le dessein de soulager des maux analogues
à ceux dont souffrait l'habitant des Charmettes : « Les écrits
de Port-Royal et de l'Oratoire, expose-t-il, étant ceux que je
lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste,
et, malgré toute ma confiance, leur dure théologie m'épou-
vantait quelquefois. La terreur de l'enfer que, jusque-là,
j'avais très peu craint, troublait peu à peu ma sécurité j et,
38 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
si maman ne m'eût tranquillisé l'âme, cette effrayante doctrine
m'eût enfin bouleversé tout à fait. » Que pouvait-il donc penser
de celle de Calvin, encore plus excessive en ce sens, et à
laquelle on a voulu pourtant rattacher son système et son
action sur l'âme moderne ! Mais il a cru devoir à sa patrie,
même ingrate à son égard, de ne point faire ici mention du
théologien de la prédestination impitoyable. « Mon confesseur
qui était aussi le sien, reprend-il, contribuait pour sa part à
me maintenir dans une bonne assiette. C'était le père Hemet,
jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera tou-
jours en vénération... Sa morale, moins relâchée que douce,
était précisément ce qu'il me fallait pour balancer les tristes
impressions du Jansénisme... Le souvenir de cet heureux
temps se lie avec celui des Jésuites au point de me faire
aimer l'un par Vautre ; et, quoique leur doctrine m'ait toujours
paru dangereuse, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir
de les haïr sincèrement. »
C'est que, en réalité, les Jésuites ont été depuis le xvi^ siècle,
les hommes de l'évolution morale (et même discrètement
dogmatique) qui était devenue nécessaire pour adapter le
catholicisme aux conditions intellectuelles et sociales nées de
la Renaissance en Europe. La théorie de leur père Molina sur
la grâce met des bornes au mysticisme excessif en matière
de morale, sauvegarde le libre arbitre et le mérite humain.
Mais la politique « impérialiste » de l'ordre ignacien lui attira
d'autre part ces « haines » que le pénitent du père Hemet
s'étonne de n'avoir jamais pu partager. La fille spirituelle la
plus authentique de Jean-Jacques, George Sand, montrera
les mêmes sentiments de reconnaissance à l'égard de son
confesseur jésuite de jeunesse, M. de Prémord.
Au total M^e de Warens et le père Hemet firent à cette
heure et pour toujours, comme il nous l'a dit, un Quiétiste
inconscient du jeune malade qui luttait près d'eux contre la
dépression psychique accablante et devait plus tard caracté-
riser lui-même par le terme de quiétiste son attitude d'âme
la plus habituelle en face de l'épreuve vitale : « Trouvant en
LE ROMANESQUE 39
elle toutes les maximes dont j'avais besoin pour garantir
mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais
avec sécurité dans cette source de confiance [l'appui tendre de
l'Au-delà dans la lutte contre les affres de la névrose]. Je
m'attachais à elle plus que je ne l'avais jamais fait ; j'aurais
voulu transporter toute en elle ma vie que je sentais prête à
m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pour elle,
de la persuasion qu'il me restait peu de temps à vivre, de ma
profonde sécurité sur mon sort à venir, résultait un état habi-
tuel très calme et sensuel même, en ce que, amortissant toutes
les passions qui portent au loin nos craintes et nos espérances,
il me laissait jouir, sans inquiétude et sans trouble, du peu de
jours qui m'étaient laissés. » Ses rapports d'amour avec son
hôtesse ayant entièrement cessé à cette date — et toutes
réserves faites par nous au préalable sur la portée du rappro-
chement, — il est permis de comparer leurs relations de ce
temps à celles qui s'établirent un demi-siècle auparavant entre
Fénelon et M"^^ Guyon, relations si étroites que le prélat ne
voulut jamais les rompre, bien qu'il ait connu par elles tant
d'humiliations cuisantes à sa légitime volonté de puissance.
A ce moment, les rêveries du jeune et déjà solitaire prome-
neur voient un contenu mystique se substituer, sans secousse
et sans disparate, à leurs thèmes romanesques de toujours ;
le conduisant peut-être dès lors à cet état franchement exta-
tique qu'il décrivit plus tard au président de Malesherbes
dans une page incomparable. « Tout en me promenant, dit-il,
je faisais ma prière [on en a quelques-unes de sa plume qui
remontent à cette époque de sa vie]. Elle ne consistait pas
en un vain balbutiement des lèvres, mais dans une sincère
élévation de cœur à l'Auteur de cette aimable Nature dont
les beautés étaient sous mes yeux. » La preuve de l'existence
de Dieu par les beautés de la nature était chère aux moralistes
féneloniens dont Rousseau lisait alors les œuvres avec prédi-
lection, comme en témoigne sa pièce de vers sur Le verger
des Charmettes. « Cet acte, poursuit-il, se passait plus en admira-
tion et en contemplation qu'en demandes... Je n'ai jamais
40 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
aimé prier dans ma chambre : il me semble que les murs et
tous ces petits ouvrages des hommes s'interposent entre
Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses œuvres tandis
que mon cœur s'élève à lui, etc. » De pareilles effusions mys-
tiques alterneront chez lui depuis lors avec les évocations
romanesques beaucoup moins paisibles dont nous avons déjà
marqué le caractère. « Vous voilà tout à fait dans la dévo-
tion, écrira-t-il plus tard à M"^^ de Gréqui, c'est un état très
doux, mais il faut des dispositions pour le goûter. Je ne vous
crois pas l'âme assez tendre pour être dévote avec extase et
vous devez vous ennuyer pendant l'oraison. Pour moi, j'ai-
merais encore mieux être dévot que philosophe, mais je m'en
tiens à croire en Dieu et à trouver dans l'espoir d'une autre
vie ma seule consolation en celle-ci. »
Tels furent donc pour Rousseau les fruits religieux de sa
solitude aux Charmettes. Le fruit littéraire et scientifique
des études courageusement poursuivies par lui durant cette
période de retraite ne fut pas non plus négligeable et il l'a
amplement détaillé dans ses Confessions. C'est là qu'il
acheva de préparer en lui le penseur solidement armé qui
devait se révéler dix ans plus tard au public. — Mais le temps
passait et la mort ne venait pas le délivrer des âpretés de la
lutte vitale, comme il s'y était attendu ; ses ressources ache-
vant cependant de s'épuiser, il se fit scrupule de vivre plus
longtemps à la charge de sa bienfaitrice, qui, de tout temps
trop prompte aux spéculations hasardeuses, avait alors obéré
définitivement sa mince situation de fortune. A vingt-huit
ans, il dut enfin songer à gagner sa vie. On lui procura, au
début de l'année 1740, une place de précepteur à Lyon, près
des enfants d'un haut magistrat, M. de Mably, frère du phi-
losophe Condillac et de l'abbé de Mably.
Quelles furent cependant les destinées ultérieures de M™® de
Warens ? Désormais, son filleul ne devait guère remplir
qu'en paroles à son égard les devoirs de la reconnaissance et
de l'amitié ; elle descendit donc lentement la pente qui la
conduisait vers la misère et vers la déconsidération : épreuves
I
LE ROMANESQUE 41
assez méritées, il faut le reconnaître, en raison du laisser-aller
de sa conduite et de son entier défaut de prévoyance. Sur le
tard, a écrit son plus fidèle ami, Conzié, elle eut l'heureuse
ressource de plaire à un vieux seigneur de la première distinc-
tion (sans doute le marquis de la Coudrée, dit M. Ritter) qui
fournit à sa subsistance pendant ses dernières années. Dans
quelles conditions cependant ? C'est ce que l'auteur des
Confessions nous laisse entrevoir lorsqu'il écrit d'elle après
avoir mentionné sa dernière visite à Chambéry, en 1754 :
« Quel avilissement, et que lui restait-il de sa yeWu première ?...
Je ne vis plus pour elle d'autre ressource que de se dépayser ! »
Elle s'y refusa sans nul doute car ce fut à Chambéry qu'elle
termina sa vie dix ans plus tard, échouée dans un taudis des
faubourgs.
CHAPITRE II
AUX PRISES AVEC LES RÉALITÉS
DE LA VIE
Le préceptorat de Jean- Jacques à Lyon ne lut pas de longue
durée. Accueilli dans une famille honorable avec la plus
entière bienveillance, il ne sut conserver ni la confiance, ni
même la considération de ses hôtes. Il eut des emportements
injustifiés avec ses élèves, fit mine de s'éprendre de leur mère,
revint à ses habitudes de laquais fripon en dérobant du vin
blanc pour le boire en cachette et se fit donner son congé
après quelques mois. Il retourna donc une quatrième fois
vers M^^ de Warens, mais s'y heurta sans délai aux diffi-
cultés de tout genre qui l'avaient conduit à s'éloigner d'elle :
— présence de Wintzenried, démêlés avec les exploiteurs
industriels de la baronne, dénuement de son intérieur. Au
début de l'été 1742 — et non pas dès l'automne de 1741
comme l'indiquent les Confessions et comme on l'avait cru
longtemps sur sa foi, — il retourna chercher fortune à Paris.
Pour assurer sa subsistance dans la capitale française, il
comptait sur un système de notation musicale au moyen de
chiffres qu'il avait, peu auparavant, inventé.
LE ROMANESQUE 43
PARIS ET VENISE
Diverses recommandations qu'il apportait avec lui le
mirent en mesure de faire connaître sans trop de délai à
l'Académie des Sciences un partie du mémoire dans lequel il
exposait cette invention : elle lui valut quelques compliments
de politesse, mais non pas les résultats plus substantiels qu'il
en avait espéré. — Le père Castel, jésuite, occupé de recher-
ches analogues, lui conseille alors d'arriver par les femmes :
c'était son propre programme de jeunesse; il en était donc dès
lors quelque peu revenu ; il obéit pourtant à cette suggestion
bénévole, et fréquenta chez les Dupin, riches fermiers géné-
raux dont la protection devait lui être fort utile un peu plus
tard, puis chez M"^^ de Beuzenval et chez sa fille la marquise
de Broglie qui lui procurèrent un emploi en le faisant recom-
mander au comte de Montaigu. Ce gentilhomme, militaire
de profession, mais récemment nommé ambassadeur du roi
de France à Venise, cherchait un secrétaire particulier qui
sût parler l'italien. Or, depuis son séjour à Turin, Rousseau
gardait quelque familiarité avec la langue du Tasse, un de ses
poètes favoris. Il fut agréé. La profession qu'il allait exercer
était celle que ses maîtres de Turin, précisément, — les Solar-
Gouvon, — avaient jugée devoir lui convenir et sa vive intel-
ligence lui permit de s'y rendre utile en effet.
Arrivé sur les bords de l'Adriatique en mai 1743, sa qua-
lité d'intermédiaire indispensable Je fait bientôt traiter en
secrétaire de l'ambassade plutôt qu'en domestique aux gages
de l'ambassadeur ; et cette situation hybride le conduit à des
conflits fâcheux, d'abord avec son entourage proche, le per-
44 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
sonnel de la légation, puis bientôt avec son patron lui-même.
C'est sous l'influence de ces mécomptes que s'affirme dès lors
en lui le révolutionnaire théorique, l'homme de la critique
sociale sans mesure et des plans de réforme sans prudence.
Il a cru rendre à ce moment de grands services au pays qui
l'employait et ne récolter que mépris pour ses peines ; il est
donc venu à l'état d'esprit que Gœthe devait peindre chez
son Werther trente ans plus tard. On sait que ce typique repré-
sentant de la première génération rousseauiste essayera,
lui aussi, quoique bourgeois d'origine, la carrière diploma-
tique dont les postes importants sont alors monopolisés par
la noblesse. Il en sortira bientôt plein d'amertume, préparé
pour les rêveries hypochondriaques et pour les résolutions
irréparables.
Dès qu'il se retrouve en contact obligatoire et quotidien
avec des compagnons d'emploi, Jean-Jacques retrouve en
effet ses impressions des bureaux du cadastre, à Ghambéry.
Il peint la table de l'ambassade comme au-dessous des plus
vilaines gargotes, où l'on est, dit-il, servi plus proprement,
en linge moins sale et où l'on a mieux à manger. « La maison,
que l'ambassadeur n'avait jamais mise sur un bon pied, se
remplissait de canaille... Le second gentilhomme., était un
bandit de Mantoue, à qui M. de Montaigu confia le soin de
son ménage et qui, à force de patelinage et de basse lésine,
obtint sa confiance et devint son favori... Il fit bientôt de
l'ambassade un lieu de crapule et de licence, un repaire de
fripons et de débauchés, » etc. Et nous n'oserions reproduire
les termes qui se lisent dans les Confessions pour caractériser
ce personnage, ainsi que l'autre gentilhomme choisi par
l'ambassadeur.
Les relations de Rousseau avec une bonne partie de ses
collègues devinrent donc assez rapidement un état de guerre
ouverte ; celles qu'il entretenait avec Montaigu en personne,
subirent, bien que plus lentement, les mêmes modifications.
Il l'a traité de malhonnête homme et de fou avéré dans ses
Confessions. Un des descendants de l'inculpé a pris récem-
LE ROMANESQUE 45
ment sa défense avec compétence et modération, mais est
demeuré, naturellement, suspect aux hagiographes du roman-
tisme et de son Messie. Pourtant, des autorités incontestables,
— MM. Bernard Bouvier et Eugène Ritter, par exemple, —
inclinent dorénavant à dégager jusqu'à un certain point la
responsabilité du diplomate-officier dans ses démêlés avec son
secrétaire. Montaigu, dit le premier de ces érudits, s'impa-
tienta peut-être du mérite de ce secrétaire improvisé, mais
probablement aussi de ses prétentions et de ses leçons indirectes.
L'ambassadeur, dit le second de façon plus libre encore,
écrivit à l'abbé Alary qui lui avait recommandé le Genevois,
une série de doléances, sans doute justifiées, sur le caractère
difficultueux et soupçonneux de son protégé, sur « son humeur
et son insolence causées par la bonne opinion qu'il a de lui »,
ou même par un grain de folie ! Or, pour quiconque a étudié
de sang-froid la jeunesse de Jean-Jacques dans ses Confessions
et la suite de sa vie dans les documents authentiques, cette
appréciation a tous les caractères de la clairvoyance, — sans
vouloir nier que Montaigu put abuser de sa supériorité sociale
pour exaspérer enfin son subordonné.
M. Ritter ajoute encore que, si l'ambassadeur de France ne
paya pas sans délai ce qu'il devait à son secrétaire — ■ c'est
un des principaux griefs de ce dernier — il faut lui tenir
compte de ce fait que lui-même n'était pas payé par son gou-
vernement, mais ne voulait point en convenir, afin de ne pas
faire tort à son souverain dans l'opinion d'un subalterne
étranger. Aussitôt qu'il eut touché son dû en 1749, après
six ans de retard, il s'empressa de régler sa vieille dette, ce
que nous ne voyons pas que Jean- Jacques ait mentionné
nulle part ; au lieu qu'il nous parle d'une dette personnelle
de cinquante écus qu'il avait chez un marchand, qu'un de ses
amis se chargea de payer, « et que je ne lui ai jamais rendus,
dit-il, quoique nous nous soyons souvent revus depuis ce
temps-là » ! Aussi ne saurait-on l'approuver quand il charge
son patron vénitien d' « une friponnerie bien basse » à son
égard, malgré qu'il ait écrit ces lignes quelque vingt ans
46 JEAN-JAGOUES ROUSSEAU
après avoir été bien et dûment payé de lui. Nous parlerons
plus loin de son aventure typique avec la courtisane Zulietta.
Sa correspondance relative à ces événements, — et, en par-
ticulier, ses lettres de récrimination à du Theil après son
retour en France, — trahissent les sentiments les plus vio-
lents, sous une forme à peine modérée par un reste de pru-
dence : son imagination excessive lui persuada qu'il était
menacé de la potence ! Il prit le chemin de Paris par le Sim-
plon, en septembre 1744, traversant à pied le Valais dont il
placera la description quinze ans plus tard aux premiers
livres de la Nouvelle Héloïse. Arrivé au terme de son voyage,
il se loge pauvrement à l'hôtel de Saint-Quentin, près du
Luxembourg et se reprend à vivre d'expédients, de besognes
musicales, principalement. Il est aussi quelque peu soutenu
par les Dupin, par Dupin de Francueil, en particulier, qui
l'emploie tantôt comme secrétaire, tantôt comme prépara-
teur de ses expériences scientifiques.
II
THERESE LE VASSEUR
Pendant l'été de 1745, vraisemblablement, il fait la con-
naissance de Thérèse Le Vasseur qui devait tenir une si
grande place dans son existence : « Nous avions, écrit-il,
une nouvelle hôtesse [dans son auberge] qui était d'Orléans.
Elle prit, pour travailler en linge, une jeune fille de son pays
d'environ vingt-deux à vingt-trois ans qui mangeait avec
nous ainsi que l'hôtesse. Cette fille, appelée Thérèse Le Vas-
seur, était de bonne famille : son père était officier de la
Monnaie à Orléans ; sa mère était marchande. » Elle était
LE Romanesque 47
la cadette de nombreux frères et sœurs, et des pertes d'argent
avaient réduit ses parents à une situation précaire. C'était
l'échelon social où Jean-Jacques en personne avait paru des-
tiné à demeurer toujours : une fille de petite bourgeoisie
tombée au peuple; mais celle-là n'avait ni l'intelligence qui
avait déjà quelque peu relevé l'ancien apprenti graveur,
ni surtout le génie qui allait le faire illustre ; il lui manquait
cette culture reçue dès l'enfance et plus tard complétée par
un personnel effort qui autorisait en Rousseau l'espoir de
parvenir. En outre, elle s'était laissé prématurément tromper
par un séducteur et ne fit guère que baisser moralement
au cours des années, jusqu'à l'entière dégradation de sa vieil-
lesse, — rejoignant ainsi dans l'opprobre à une génération
de distance la première maîtresse de son amant, M^^ de
Warens. — En 1745, le pensionnaire de l'hôtel Saint-Quentin
goûta, dit-il, son maintien modeste, son regard vif et doux
qui, pour lui, « n'eut jamais son semblable » ; il la jugea dès
lors comme une fille sensible, simple et sans coquetterie. Il fit
donc bientôt ménage commun avec elle, non sans lui avoir
déclaré solennellement qu'il ne l'abandonnerait ni ne l'épou-
serait jamais ! — Ce passage des Confessions a donc été rédigé
avant l'heure où il l'épousa malgré sa décision préalable [tout
au moins devant le Dieu-Nature] et lui permit de porter
son nom.
Ces mêmes pages des Confessions nous édifient sur le sen-
timent, peu romanesque à coup sûr, qu'il éprouva lorsqu'il
connut pertinemment qu'il avait été devancé dans les
bonnes grâces de la jeune personne. Celle-ci avait au contraire
témoigné quelque embarras préalable, en prévision de cette
découverte : « Ah, ma Thérèse, s'écria-t-il avec satisfaction
[et en termes plus crus encore] je suis trop heureux de te pos-
séder saine et sage [?] et de ne pas trouver ce que je ne cher-
chais pas ! » Non, ce n'est plus ici le romanesque qui parle,
mais le bohème d'art ou de lettres à qui la dignité de l'exis-
tence apparaît décidément comme une entreprise au-dessus
de ses forces et qui y renonce de propos délibéré. Au point de
48 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
vue intellectuel également, il fut amené à se satisfaire de peu
chez sa compagne. « Je voulus d'abord former son esprit. J'y
perdis ma peine. Cet esprit est ce que l'a fait la Nature ; la
culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis point
d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrive
passablement. A peine connaît-elle les heures ! Elle n'a
jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année et ne
connaît pas un seul chiffre. Mais cette personne si bornée, et,
si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les
occasions difTiciles [?]... Devant les grands et les princes,
ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite lui
ont attiré l'estime universelle, et à moi, sur son mérite, des
compliments dont je sentais la sincérité ! » Il assure avec tout
cela n'avoir jamais eu pour elle la moindre étincelle d'amour.
Ces pages, qui se lisent tout à fait au début de la seconde
partie des Confessions, datent peut-être de Wooton, en tout
cas des premiers temps du séjour à Trye, selon toute vraisem-
blance. Un peu plus tard, l'auteur crut devoir les corriger par
une note qui nous dit, sur le caractère de Thérèse, les hésita-
tions de sa délirante vieillesse. Il pose tout d'abord dans cette
addition à son texte, que les vrais penchants d'un homme se
révèlent par l'espèce de ses attachements, « à moins, ajoute-
t-il aussitôt, qu'il ne se soit d'abord trompé dans son choix
ou que celle à laquelle il était attaché n'ait ensuite changé de
caractère, par un concours de causes extraordinaires, ce qui
n'est pas impossible absolument! » Il se reprend toutefois
au moment d'inscrire Thérèse parmi les adhérents du complot
tramé contre son honneur et il se préoccupe de couvrir sa
décision de jeunesse : « Qu'on écarte toute application inju-
rieuse à ma femme, écrit-il (de façon peu persuasive après ce
qui précède). Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à
tromper que je ne l'avais cru, mais pour son caractère pur,
excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime et
l'aura tant que je vivrai ! » Sut-il tenir toutefois ce dernier
engagement lors de son séjour suprême à Ermenonville ?
Nous examinerons cette question en son heu.
LE ROMANESQUE 49
En 1768, à Bourgoin, il épousera, nous l'avons dit, sa
compagne de plus de vingt ans, sans aucune cérémonie reli-
gieuse cependant (la seule qui comptât en France à cette date),
mais simplement par une déclaration formulée en présence
de deux notables du lieu (dont l'un se trouvait être le maire
de l'endroit) : « Deux minutes auparavant, écrira-t-il peu
après à sa vieille amie, M^^ Boy de la Tour, elle n'avait
aucun soupçon de ce que je voulais faire. Nous avons eu la
douceur de voir les deux hommes de mérite que j'avais choisis
pour témoins fondre en larmes au moment où notre mariage
a été contracté. » Que ce temps avait donc la larme facile! —
Mais un joug conjugal, si tardif et si précaire pourtant, fut
encore trop lourd aux épaules de ce faible ; il eut l'impression
que Thérèse se croyait plus de droits sur lui à dater de ce jour ;
perspective intolérable à sa morbide incapacité d'effort,
ainsi que nous le dirons. La lettre testamentaire qu'il lui
adresse le 12 août 1769, à la veille d'une excursion de mon-
tagne, est une tentative d'affranchissement sentimental
dont l'accent est significatif : « Les sentiments de tendresse
et d'attachement étaient jadis réciproques entre nous, lui dit-il.
Je sens qu'ils n'existent plus que de mon côté. Ma chère amie,
non seulement vous avez cessé de vous plaire avec moi, mais
il faut que vous preniez beaucoup sur vous pour y rester
quelques moments par complaisance ! Vous êtes à votre aise
avec tout le monde, hors avec moi ; tous ceux qui vous
entourent sont dans vos secrets, excepté moi, et votre seul
véritable ami est aussi le seul exclu de votre confidence, etc.. »
Telles étaient déjà leurs relations près de dix ans avant la fin
de leur vie commune, et rien ne nous fait penser qu'elles se
soient beaucoup améliorées depuis ce moment.
Certains fanatiques de la mémoire de Rousseau, — et, par
exemple, son éditeur et biographe du début du xix® siècle,
Musset-Pathay, le père du poète des Nuits, — ont voulu
mettre à la charge de Thérèse toutes les défaillances morales
de leur idole ; ils ont accablé de leurs incriminations la
mémoire de cette fille, vulgaire cependant plutôt que méchante,
4
50 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
et qui dut, plus que tout autre, porter ce lourd fardeau de la
cohabitation avec un malade par l'esprit, avec un maniaque
du sentiment, tel qu'il n'en fut guère de moins facilement
maniable. Nous ne partageons donc pas cette façon de voir
et les historiens de sang-froid adoptent aujourd'hui vis-à-vis
de Mlle Le Vasseur une plus équitable attitude. Elle fut
soigneuse ménagère et patiente garde-malade, en a dit récem-
ment M. Eugène Ritter, au moins pendant de longues années,
et elle a souvent montré du cœur. On ne saurait même la
rendre entièrement responsable des algarades que son compa-
gnon d'existence fit à ses différents bienfaiteurs entre 1756
et 1770, car il était lui-même défiant et colère ; il l'était de
race ; il l'était de nature et le devint bien davantage encore
sous l'influence de la maladie nerveuse. Mais elle avait été
élevée sans culture et resta donc tracassière, cancanière,
assez dénuée de délicatesse morale dans les petites choses.
Ces défauts achevèrent d'étouffer ses qualités pendant ses
dernières années qui furent lamentables, ainsi que nous
l'avons dit. Elle trompa Rousseau à Ermenonville avec un
valet des Girardin, vécut publiquement avec cet homme après
la mort de celui dont elle portait Je nom célèbre. Un visiteur
qui se présenta chez elle au Plessis-Belleville, peu avant sa fin,
en 1798, devait la trouver ivre-morte.
III
L ABANDON DES ENFANTS
Thérèse eut de Rousseau cinq enfants qui, tous, furent
abandonnés par leur père à la charité publique au lendemain
de leur naissance : décision qui procède à notre avis de cette
LE ROMANESQUE 51
disposition fondamentale du caractère de Jean- Jacques —
et en général de tous ceux que la psychologie moderne appelle
les « maniaques de l'amour», — à savoir l'incapacité maladive
de traduire en actes, dès qu'il y faut un effort durable sur soi-
même, la prétendue sensibilité de cœur dont ces maniaques se
font en réalité un moyen de domination et de puissance. —
Nous reviendrons plus amplement sur cette disposition des
névropathes ; il nous suffit de l'avoir indiquée d'un mot à
l'heure où elle va porter un de ses fruits les plus déplorables
dans l'existence du grand écrivain. — Ajoutons que de tels
anémiques de la volonté, — lorsqu'ils sont d'ailleurs haute-
ment doués du côté de l'intelligence. — ne manquent jamais
de raisons spécieuses pour persuader eux-mêmes et les autres
qu'ils demeurent fidèles à leur tendresse native à l'heure où
ils la démentent le plus évidemment par leurs actes. C'est ce
dont nous persuadera l'étude des divers plaidoyers que Jean-
Jacques a prononcés pour sa défense, quand sa faute a été
connue, de quelques intimes tout d'abord, du grand public
après 1765. Mais nous demanderons d'abord à ses Confessions
l'exposé des faits de la cause.
Au début de ses relations avec Thérèse, et tandis qu'il ne
faisait pas encore ménage commun avec elle, il s'était mis
en pension pour ses repas chez une M"^® La Selle, femme d'un
tailleur, logée vis-à-vis du cul-de-sac de l'Opéra et tenancière
d'une table d'hôte. Les habituels commensaux de Jean-
Jacques y étaient, dit-il, de bons vivants, sans grands scru-
pules en matière galante et pensant sur ce point à peii près
comme les roués de la Régence : les commandeurs de Graville
et de Nouant, MM. du Plessis, de Besse, de Forcade, etc..
« J'y apprenais des foules d'anecdotes très amusantes et j'y
pris aussi peu à peu non, grâce au ciel, jamais les mœurs, mais
les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes personnes mises
à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouche-
ments clandestins étaient là les textes les plus ordinaires, et
celui qui peuplait le mieux les enfants trouvés était toujours le
plus applaudi. Cela me gagna. Je formai ma façon de penser
52 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
[et bientôt sa façon d'agir, quoi qu'il en ait dit au préalable],
sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables,
et, dans le fond, très honnêtes gens. Et je me dis : puisque c'est
V usage du pays, quand on y vit, on peut le suivre ! Voilà l'expé-
dient que je cherchais. Je m'y déterminai gaillardement, sans
le moindre scrupule ! » Il ajoute ensuite que Thérèse, demeurée
plus près de l'instinct et par conséquent attaché à ses rejetons
par le cri de ses entrailles, voulut résister à cette décision
cynique, qui lui fut alors imposée d'autorité par son amant.
On voit à quel bas étiage moral la lutte pour la vie sur le pavé
parisien avait fait rapidement tomber l'ancien séminariste
d'Annecy, avant qu'il eût trouvé sa voie vers ce pouvoir
d'opinion qui est la renommée.
Le premier de ses enfants naquit dans l'hiver de 1747 ;
le second, l'année suivante ; le troisième en 1750, c'est-à-dire
après la rédaction du premier Discours plutarchien sur le
thème fourni par l'Académie de Dijon ; on ne sait rien sur la
naissance des deux autres qui nous conduiraient donc tout
au moins jusqu'en 1752, c'est-à-dire après la soi-disant
réforme morale, de caractère si ostentatoire, que leur père
introduisit dans sa vie après qu'il eut pris, avec un éclatant
succès, le rôle d'Aristide ou de Caton dans la Société de son
temps. Il y a donc fort peu de compte à tenir de l'argument
par lequel certains de ses fidèles cherchent à le couvrir lors-
qu'ils font naître, ou plutôt ressusciter en lui dès 1749, le
moraliste conséquent avec lui-même et l'instituteur social
autorisé, tous deux réduits au silence un moment par l'insa-
lubre atmosphère de la capitale française. Une autre tentative
apologétique, tout aussi peu sérieuse, a été faite en sa faveur
par George Sand qui s'avouait si hautement sa fille spiri-
tuelle : l'aïeule paternelle de la romancière illustre, la seconde
femme de Dupin de Francueil, avait été dans sa jeunesse
une des lectrices les plus attendries de la Nouvelle Héloïse,
et, par l'entremise de son mari, elle avait eu au moins une
entrevue avec Jean- Jacques pendant le dernier séjour pari-
sien de celui-ci. Or elle le prétendait incapable, par constitu-
LE ROMANESQUE 53
tion, d'être père : il n'aurait donc abandonné que les enfants
de Thérèse qu'il savait pertinemment n'être pas les siens.
Mais plus tard, sous l'influence de la plus délicate inspira-
tion chevaleresque, il aurait couvert par l'aveu d'un crime
prétendu et vis-à-vis de ses amis intimes dans sa correspon-
dance, et vis-à-vis de la postérité dans ses écrits autobiographi-
ques de vieillesse, les successives infidélités de sa compagne !
— Or le plus novice des psychologues sourira d'un tel
sophisme s'il connaît les différentes pages de Rousseau qui
se rapportent à l'abandon des enfants de Thérèse et la consi-
dérable influence de cet abandon sur l'état de son âme et de
son cerveau. Le remords seul peut dicter les accents qui
résonnent dans son Emile, dans sa Correspondance ou dans
ses Rêveries ; et sa maladie mentale n'aurait pas marqué un
pas décisif lorsque cette circonstance de sa vie fut rendue
publique par Voltaire, si sa conscience ne lui eût rappelé dans
cette faute prétendue qu'un acte d'abnégation héroïque de sa
part, au profit du bort renom de sa compagne.
Enfin, et plus récemment, un auteur de langue anglaise
dont l'état d'esprit nous rappelle les fanatismes jadis suscités
sur les pas de Jean- Jacques par sa mystique prédication dans
sa nouveauté, une émule des Verdeiin et des Marianne La
Tour, M.^^ Mac Donald a cru pouvoir soutenir une thèse qui
n'est pas sans analogie avec la précédente. Jean- Jacques ne
serait pas le père des enfants de Thérèse, mais il aurait pensé
l'être parce qu'elle lui fit très habilement accepter cette pater-
nité impossible. Elle l'aurait ensuite poussé à l'abandon de
ces innocentes créatures afin de le lier davantage à elle par la
complicité d'une vilenie ! Psychologiquement c'est un peu
moins inacceptable, peut-être, que l'apologie de Sand ; mora-
lement, cela revient à l'opinion traditionnelle et ne décharge
nullement Jean- Jacques, car s'il a cru être père et s'est prêté
cependant à l'exposition de ses rejetons, il n'a plus trahi que
sur un point la vérité dans ses écrits, c'est quand il a gratui-
tement affirmé les résistances de Thérèse à une décision toute
spontanée de sa part. Sa responsabilité ne serait que bien peu
54 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
atténuée par le fait qu'il aurait, en réalité, obéi aux instiga-
tions de la marâtre. — Il est bien plus simple de l'en croire
sur des faits dont l'aveu dut étrangement coûter à son
immense orgueil moral. Revenons donc aux tentatives d'apo-
logie qui sont sorties de sa propre plume.
Près de vingt ans avant celle des Confessions, il en avait
présenté une toute différente à la première M^® Dupin de
Francueil, dès lors informée de ces faits. Trois, tout au plus
quatre des enfants sont déjà abandonnés à cette date du
20 avril 1751. Mais leur père vient de se poser en moraliste
austère dans son premier Discours et se consacre à la polé-
mique violente qui en fut la suite immédiate. Sa lettre justi-
ficative sera donc rogue, menaçante même ! Ce serait, à l'en
croire, après mûre réflexion théorique, nullement pour obéir
à l'entraînement de la coutume ou de l'exemple, mais à titre
de protestation contre une société mal faite qu'il se serait
dérobé au devoir paternel : « Oui, madame, déclame-t-il,
en effet, j'ai mis mes enfants aux Enfants-Trouvés. J'ai
chargé de leur entretien l'établissement fait pour cela. Si ma
misère et mes maux m'ôtent le pouvoir de remplir un soin si
cher, c'est un malheur dont il faut me plaindre et non pas un
crime à me reprocher. Je leur dois la subsistance : je la leur
ai procurée meilleure ou plus sûre du moins que je n'aurai
pu la leur donner moi-même... Si du moins leur état était
légitime, ils pourraient trouver plus aisément des ressources...
Que ne me suis- je marié, direz- vous ? Demandez-le à vos
injustes lois. Madame. Il ne me convenait pas de contracter
un engagement éternel et jamais on ne me prouvera qu'au-
cun devoir m'y oblige ! Ce qu'il y a de certain, c'est que je
n'en ai rien fait et que je n'en veux rien faire ! » Voilà qui
est convaincant ! « Il ne faut pas faire des enfants quand
on ne peut pas les nourrir [lui objectera-t-on derechef]!
Pardonnez-moi, Madame, la Nature veut qu'on en fasse, puis-
que la terre produit de quoi nourrir tout le monde ! Mais c'est
l'état des riches, c'est votre état qui vole au mien le pain
de mes enfants. Ils seront plus heureux que leur père. Ainsi
LE ROMANESQUE 55
voulait Platon que tous les enfants fussent élevés dans sa
république! »
Si l'auteur du premier Discours s'en était tenu, sa vie
durant, à l'attitude plutarchienne ou stoïcienne adoptée par
lui dans cet ouvrage et à peu près soutenue dans le suivant,
il aurait pu continuer de plaider sur ce ton démagogique, et
se cantonner sur un terrain à peu près inexpugnable
aux arguments du bon sens et de l'expérience. Mais nous
verrons que son séjour champêtre à l'Ermitage de la Che-
vrette en 1756 et la crise sentimentale qui en fut pour lui la
conséquence dès 1757 sont venus, de son aveu, infléchir gran-
dement la courbe de ses convictions théoriques ; il passe alors
du stoïcisme tendu et du platonisme social (celui de la Répu-
blique) à l'inspiration romanesque ou platonisme erotique
(celui des Dialogues platoniciens) beaucoup plus profondé-
ment empreints dans sa pensée, comme nous le savons et par
ses lectures précoces, et par son tempérament névropathique,
et par l'attitude d'âme que lui avait dictée dès longtemps
l'instinct de la conservation : celle de la sensibilité agressive.
A dater de son troisième ouvrage de marque, la Lettre à
d' Alembert, plus nettement encore après VHéloïse et l'Emile,
il devient un mystique avoué qui emprunte aux leçons du
Quiétisme ses enseignements aussi bien que ses personnels
réconforts. Pour réclamer sur ses semblables l'empire, il ne
s'appuie plus, en ce temps, de sa prétendue vertu civique ou
républicaine, mais plutôt des tendres impulsions de son
sensible cœur.
C'est pourquoi nous allons l'entendre parler sur un tout
autre ton dix ans plus tard à la maréchale dé Luxembourg,
lorsque celle-ci, également instruite à son tour, s'avisera
d'une intervention plus active que celle de M"^^ de Francueil,
et cherchera, de l'aveu du père, à retrouver au moins l'un
des enfants exposés ; recherche qui ne fut point couronnée
de succès d'ailleurs malgré les indications fournies par les
parents, en sorte qu'on peut se demander si un seul de ces
enfants soi-disant « plus heureux » que Jean-Jacques restait
56 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
encore vivant à cette date ? « Je vois avec peine, Madame la
maréchale, écrit donc l'hôte du petit château de Montmo-
rency en 1761, combien vous vous en donnez pour réparer
mes fautes. » Il accepte désormais ce mot pour qualifier ce
qu'il nommait « malheur » en 1751. « Depuis plusieurs années,
le remords de cette négligence [à conserver les moyens de
reconnaître les petits abandonnés] trouble mon repos et je
meurs sans pouvoir la réparer, au grand regret de la mère et
au mien. Les idées dont ma faute a rempli mon esprit ont
contribué en grande partie à me faire méditer le Traité de
l'éducation^ et vous y trouverez, dans le livre premier, un
passage qui peut vous indiquer cette disposition. Je n'ai point
épousé la mère et je n'y étais point obligé puisqu'avant de
me lier à elle, je lui avais déclaré que je ne l'épouserais jamais.
Mais, du reste, je l'ai toujours aimée et honorée comme ma
femme, etc..» Le ton est désormais beaucoup plus humain.
Enfin dans les Confessions, huit ans après, et de nouveau
dans les Rêveries, à la veille de sa fin, il cherche à justifier
par sa responsabilité d'éducateur (et non plus de père nourri-
cier) la complaisance qu'il mit à pratiquer les maximes de ses
compagnons de table d'hôte. Il avait frémi, dit-il, à la pensée
de livrer ses enfants (surtout s'il venait à mourir) aux proches
parents, si mal élevés, de Thérèse, qui devaient nécessairement
les élever plus mal encore ! Le risque de l'éducation des
Enfants-Trouvés lui parut moindre au total : « Il est sûr que
la crainte d'une destinée pour mes enfants mille fois pire et
presque inévitable m'a le plus déterminé... Hors d'état de les
élever moi-même, il aurait fallu dans ma situation [de santé]
les laisser élever par leur mère qui les aurait gâtés et par sa
famille qui en aurait fait des monstres. » En réalité ce fut
beaucoup plus tard, et surtout à la Chevrette, qu'il jugea si
défavorablement de M^^^^ Le Vasseur et des siens après cohabi-
tation avec elle ; il y a donc bien là un de ces sophismes que
les névropathes, maniaques de l'amour, savent mettre en
avant pour justifier leurs exigences sentimentales vis-à-vis
de leur entourage d'une part, et, d'autre part, leur incapacité
LE ROMANESQUE 57
à payer du moindre retour les dévouements dont ils réclament
à leur profit le bénéfice.
Si nous élargissons maintenant quelque peu le problème
moral posé par l'abandon des enfants, nous constaterons que
les opinions de Jean-Jacques se ressentirent assez vite, en
effet, de l'atmosphère parisienne dans laquelle il vécut plongé
depuis 1743, et contre laquelle il ne tenta pas de réagir avant
la conception de son premier Discours. Écoutons-le par
exemple décrire à M°^« de Warens en 1747, ce peuple des
faubourgs de la capitale dont il sera l'idole après 1780 ; il parle
des fêtes données à l'occasion du mariage de l'héritier du
trône : « J'ai vu danser et sauter toute la canaille de Paris dans
des salles superbes qui ont été construites pour le divertisse-
ment du peuple. Jamais ils ne s'étaient trouvés à pareille
fête ! Ils ont tant secoué leurs guenilles, ils ont tellement bu
et se sont tellement pifrés, que la plupart en ont été malades ! »
Dans ses Mémoires, M^^ d'Épinay lui prête à cette date une
sorte de parabole improvisée au cours de la conversation et
d'une inspiration toute incrédule ou « philosophique » ; mais
ce conte voltairien paraît avoir été largement retouché, sinon
entièrement inventé par Diderot quand 11 prit sa part dans
la rédaction de ces mémoires. En revanche c'est un document
authentique que son projet pour l'éducation du jeune Dupin
de Chenonceaux qui a été publié par M. de Guibert en 1884
et ce texte le montre fort éloigné des opinions qu'il devait
défendre après 1749 mais dans des sentiments très conformes
à ceux des « philosophes » de la première génération encyclo-
pédique. Il y prône la culture intellectuelle, les sciences, la
vie de société et y soutient même ce « paradoxe étonnant
qu'il n'y a de gens tranquilles et modérés dans leurs désirs
que ceux qui vivent répandus dans le monde ».' — Que n'est-il
resté fidèle à cette opinion du bon sens I Car la solitude cham-
pêtre, peu saine à son tempérament nerveux si enclin à la
divagation erotique et à l'idée fixe, sera considérée par Grimm,
Diderot, d'Holbach, Malesherbes, plus tard par Hume,
M™e de Boufïlers et le marquis de Mirabeau, comme l'une des
58 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
causes déterminantes de la manie, trop bien caractérisée, de
sa vieillesse.
Nous venons de parler des Mémoires de M^^ d'Epinay.
Après les travaux de M^^ Mac Donald, fort intéressants sur
ce point, ils doivent être considérés comme largement inter-
polés par leurs correcteurs et éditeurs successifs, en sorte que
les historiens sont tenus de les utiliser avec précaution désor-
mais. Ils renferment néanmoins des textes contemporains des
événements et dont le fond tout au moins est authentique.
Telle est, à notre avis, une lettre de M^^® d'Ette au chevalier
de Valori sur la représentation, à Chenonceaux en 1747, de
l'Engagement téméraire, cette peu remarquable comédie de
Rousseau : « Nous avons eu vraiment une pièce nouvelle,
écrit cette fllle mordante, et Franceuil a présenté le pauvre
diable d'auteur qui vous est pauvre comme Job mais qui a
de l'esprit et de la vanité comme quatre. On m'a dit toute
son histoire, aussi bizarre que sa personne, et ce n'est pas peu...
Malgré sa figure, disait hier la petite M. (car il est certain
qu'il est laid quoiqu'Émilie [d'Épinay] le trouve joli), ses yeux
disent que l'amour joue un grand rôle dans son roman (vital).
— Non, lui dis-je, son nez me dit que c'est la vanité. — Eh bien,
l'un et l'autre. — Nous en étions là quand Francueil vint
nous apprendre que c'était un homme de grand mérite... Sa
pièce, sans être bonne, n'est pas d'un homme ordinaire...
Tout ce qui est de gaieté est de mauvais ton : tout ce qui est de
discussion et de causerie, même de persiflage, est excellent,
quoiqu'avec un peu d'apprêt ! » Ces lignes sont psychologi-
quement excellentes, littérairement très fines et, dans le sens
favorable aussi bien que dans l'autre, singulièrement pro-
phétiques î
Plus tardivement peut-être, mais, en ce cas, d'après des
notes de l'époque sans nul doute, M'"^ d'Épinay en personne
a tracé ce portrait de l'homme de lettres famélique qu'était
son futur « ours » de l'Ermitage avant 1750 : « Il est compli-
menteur sans être poli, ou au moins sans en avoir l'air. Il
paraît ignorer les usages du monde, mais il est aisé de voir
LE ROMANESQUE 59
qu'il a infiniment d'esprit. Il a le teint brun et des yeux pleins
de feu animent sa physionomie. Lorsqu'il a parlé et qu'on le
regarde, il paraît joli ; mais, lorsqu'on se le rappelle, c'est tou-
jours en laid. On dit qu'il est d'une mauvaise santé et qu'il a
des souffrances qu'il cache avec soin par je ne sais quel prin-
cipe de vanité : c'est apparemment ce qui lui donne, de temps
en temps, l'air farouche. M. de Bellegarde (père de M. d'Epi-
nay) avec qui il a causé longtemps ce matin, en est enchanté.
Une conversation que j'ai eue avec lui m'a charmée... J'ai
encore l'âme attendrie de la manière simple et originale en
même temps dont il raconte ses malheurs ! »
Ainsi se faisait-il connaître peu à peu pour ce qu'il était en
réalité, et sous ses diverses faces. Mais sa situation restait
précaire, ainsi que sa santé, semble-t-il. Gomme il l'a écrit
le 26 aoiit 1747 à M"^® de Warens, il était grand temps pour
lui d'échapper, par une voie ou par une autre, à « cet état
d'opprobre, de misère et de besoin ! »
LIVRE II
LE PHILOSOPHE
Au mois d'octobre 1749 — car le Mercure de France ne
publia qu'à cette date le programme du concours littéraire
institué par l'Académie de Dijon — et par une journée très
chaude néanmoins, Rousseau subit la crise quasi-extatique
qui fit de lui un publiciste, un homme de lettres et bientôt
un écrivain célèbre. Diderot était alors détenu au château
de Vincennes pour le scandale causé par sa Lettre sur les
aveugles et Rousseau le visitait souvent dans sa prison :
(( J'allais voir Diderot, écrira-t-il au président de Malesherbes.
J'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis
É à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de
l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si
jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite,
c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout
à coup, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des
foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et
une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable !
62 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à
l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma
poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse
tomber sous un des arbres de l'avenue et j'y passe une
demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant,
j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes
sans avoir senti que j'en répandais. Oh, monsieur, si j'avais
pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre,
avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions
du système social ! Avec quelle force j'aurais exposé tous
les abus de nos institutions ! Avec quelle simplicité j'aurais
démontré que l'homme est bon naturellement et que c'est par
ces institutions seules que les hommes deviennent mé-
chants ! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes
vérités qui, dans un quart d'heure, m'illuminèrent sous cet
arbre a été bien faiblement épars dans les trois principaux
de mes écrits : savoir, ce premier Discours, celui de V Iné-
galité et le traité de l'éducation (Emile) Tout le reste a été
perdu et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la pro-
sopopée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensais
le moins, je devins auteur presque malgré moi ! »
Le fond de ce récit est assurément véridique, et il n'est
nullement besoin de recourir, comme on l'a fait tant de fois,
à l'intervention de Diderot pour expliquer le contenu du
premier Discours. Il reflète l'état d'esprit de l'auteur à son
retour de Venise : un état d'âme que six années de misère
parisienne, dans un contact presque quotidien avec la
grande richesse de fraîche date, n'avaient pu que nourrir,
renforcer, exaspérer enfin jusqu'au paroxysme ! Si donc
Jean- Jacques entrevit dès lors la bonté naturelle de l'homme,
comme il croit s'en souvenir douze ans plus tard, ce ne fut
que vaguement encore et dans un lointain propice aux
interprétations de tout genre. Nous allons voir qu'il n'est
LE PHILOSOPHE
63
venu, en tout cas, que peu à peu à cette assertion fondamen-
tale en son œuvre et nous montrerons de combien d'at-
ténuations diverses elle a été de tout temps afîectée dans
sa pensée, longtemps hésitante devant un si exorbitant
paradoxe !
On ne trouve dans les Confessions que peu de chose à
joindre aux indications dont bénéficia Malesherbes. L'au-
teur y renvoie expressément son lecteur à sa Lettre au magis-
trat éminent. Il note cependant que, lors de son arrivée à
Vincennes, il était dans « une agitation qui tenait du délire »,
qu'il voyait un autre univers et devinait un autre homme
(à savoir un homme différent de celui que nous a insensi-
blement révélé l'expérience de la vie sociale au cours des
siècles), enfm, que son effervescence (c'est le mot qu'il emploie
constamment pour désigner la période pseudo-stoïcienne
de son existence aussitôt qu'il l'a dépassée), se soutint
quatre ou cinq ans dans son cœur. — Les Confessions nous
apprennent encore que le sujet proposé par les Académi-
ciens de Dijon était formulé de la sorte : « Si le proxjrès des
sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer
les mœurs. » Mais le programme du concours disait en
réalité « le rétablissement des sciences et des arts » et solli-
citait donc des concurrents une étude sur les résultats
moraux de cet épisode de l'histoire européenne qu'on est
convenu d'appeler la Renaissance. Or Rousseau ne traita
nullement ce sujet, mais ses juges le lui pardonnèrent en
raison du souffle oratoire qui anime sa réponse et, aussi, par
une secrète complaisance pour sa thèse, paradoxale en
apparence seulement, car elle flattait, en réalité, les plus
foncières dispositions de l'humanité en général et de son
époque en particulier. La sentence de ces académiciens a
été blâmée quand on en a connu les fruits, et le président
dijonais Richard de Ruffey (le père de Sophie de Monnier,
64 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
aimée de Mirabeau) qui les connaissait tous, les a dépeints
comme une série de médiocrités. Mais leur décision, dont
ils ne pouvaient prévoir les incalculables résultats, fut libé-
rale : elle ne saurait leur être reprochée sans mauvaise foi ^.
1. Le texte publié par Rousseau n'est pas identique au surplus à celui
sur lequel ils ont prononcé. L'auteur y avoue deux additions a faciles à
reconnaître, dit-il, et que l'Académie n'aurait peut-être pas approuvées ».
CHAPITRE PREMIER
LES ÉCRITS SOCIOLOGIQUES
ET POLITIQUES
Les réflexions théoriques de Rousseau sur l'organisation
sociale de son temps datent de son séjour vénitien, nous
l'avons dit ; elles se précisèrent alors sous l'influence de ses
occupations professionnelles qui touchaient à la politique
européenne et se ressentirent des froissements qui furent
infligés à son orgueil. Rappelons le passage des Confessions
qui confirme cette façon de voir : « La justice (?) et l'inutilité
de mes plaintes [contre son chef] me laissèrent dans l'âme un
germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles où
le vrai (?) bien public et la véritable (?) justice sont toujours
sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de
tout ordre et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité
publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du fort ! »
Formule éminemment sophistique, mais fort habilement
choisie pour saper par la base les disciplines nécessaires au
maintien de la cohésion sociale I Nous avons dit ce qu'il en
était des plaintes de Rousseau à Venise. Il ajoute que ce
germe ne se développa point à ce moment dans sa pensée
comme il devait le faire plus tard, parce qu'il s'agissait de lui
5
66 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
en cette affaire et que l'intérêt privé n'a jamais tiré de son
cœur les élans divins qu'il n'appartient qu'au plus pur amour
du juste et du beau d'y produire ! Mais nous dirons que son
désintéressement fut le plus souvent un voile jeté, même à ses
propres yeux, sur son immense appétit de puissance par les
mystiques convictions qu'il s'était faites à l'appui de cet
appétit. Quoi qu'il en soit, le germe creva son enveloppe après
avoir dormi six années encore sous les humiliations et les
révoltes contenues, pour s'épanouir aussitôt, en frondaisons
profuses dont nous allons examiner le premier jet.
LE PREMIER DISCOURS
«Il est certain, écrira quelque vingt ans plus tard le lauréat
provincial dans V Avertissement qu'il mit à son Discours, il est
certain que cette pièce qui m'a valu un prix et qui m'a- fait
un nom est tout au plus médiocre, et j'ose ajouter qu'elle est
une des moindres de tout ce recueil [de ses œuvres]. Quel
gouffre de misère n'eût point évité l'auteur si ce premier
écrit n'eût été reçu que comme il méritait de l'être ! Mais il
fallait qu'une faveur, d'abord injuste, m'attirât par degré
une rigueur qui l'est encore plus 1 » Sauf la dernière insinua-
tion, dictée par la manie sénile du préfacier, on ne saurait
mieux dire aujourd'hui sur ce sujet. Oui, le premier Discours
est une déclamation de collège, mais le goût français y sut
néanmoins reconnaître les prémices du très réel génie de
l'auteur.
Celui-ci fait mine, au début, de traiter le sujet proposé et
consacre un bref paragraphe au souvenir de la Renaissance ;
LE PHILOSOPHE 67
après quoi il tourne court et sort de la question pour n'y plus
rentrer parce qu'il l'élargit aussitôt sans transition et sans
mesure : « Peuples policés, cultivez les sciences et les arts.
Heureux esclaves, vous leur devez... les apparences de toutes
les vertus sans en avoir aucune ! » Il prend alors son élan pour
remonter jusqu'à l'origine des sociétés. Avant la naissance des
sciences et des arts, la nature humaine, au fond, n'était pas
meilleure, écrit-il, en niant solennellement ainsi, dès les pre-
mières lignes tombées de sa plume, la prétendue bonté natu-
relle que tant d'autres pages vont proclamer dans ses œuvres.
Mais du moins, poursuit-il aussitôt, il était encore facile de
se connaître les uns les autres et de pénétrer les intentions
4' autrui, ce qui mettait une digue à la corruption. On la voit
s'installer dans les mœurs au contraire chaque fois que les
sciences et les arts se développent, et cela avec la régularité
qui se reconnaît dans l'élévation et l'abaissement quotidiens
des flots de l'Océan. Voyez plutôt l'Egypte, si grande sous
Sésostris et bientôt subjuguée par Gambyse. Voyez la Grèce
victorieuse à Troie, puis à Salamine, mais succombant sous
les armes macédoniennes. Voyez Rome, fondée par un pâtre
et devenue enfin le jouet des Barbares. Voyez Bizance, tissu
honteux d'abominations et de crimes. Voyez la Chine que ses
lettrés administrateurs laissent en proie aux vices et aux
forfaits. Admirez en revanche pour leur saine rusticité, les
Perses de Xénophon, les Scythes de la légende hellénique, les
Germains de Tacite, les Suisses de notre temps. En note seu-
lement (et les notes ne figuraient pas dans le texte primitif)
se glissent ici les sauvages dont la réputation usurpée entraî-
nera bientôt l'orateur aux conclusions psychologiques et
sociologiques extrêmes. Montaigne, rappelle-t-il, n'hésite
point à préférer leur simple et naturelle police non seulement
aux lois de la République platonicienne, mais encore à tout
ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait
pour le gouvernement des peuples !
Serait-ce pourtant par stupidité native que les peuples
énumérés en dernier lieu ont préféré les exercices du corps à
68 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ceux de l'esprit ? Pas le moins du monde, mais ils avaient con-
sidéré les mœurs des civilisés, ce qui les avait conduits à
dédaigner leur doctrine : Sparte surtout, la Sparte plutar-
chienne « éternel opprobre d'une vaine doctrine « de progrès
prétendu, Sparte où les hommes naissaient vertueux, où l'air
même du pays semblait inspirer la vertu ! Puis, pour achever
ce développement digne d'un devoir de rhétorique modèle,
seront rappelées par ordre chronologique la protestation de
Socrate contre les artistes et les poètes, l'attitude analogue
de Caton dans Rome, la simplicité de mœurs des rois français
populaires, Louis XII et Henri IV, évocations qui amènent
la prosopopée de Fabricius, ce fruit immédiat des clair-
voyances de l'avenue de Yincennes, avec sa conclusion mar-
tiale : « Le seul talent digne de Rome est de conquérir le
inonde pour y faire régner la vertu. « C'était hier la devise
de l'impérialisme prussien, c'est encore celle de tous les
impérialismes de race ou de classe qui se donnent carrière
autour de nous. Et la psychologie d'expérience a le dernier
mot dans ce premier développement. Les hommes sont
pervers, répète ici Rousseau ! Mais ils seraient pires encore
s'ils avaient eu le malheur de naître savants.
La seconde partie du Discours reproduit à peu de chose près
la précédente en y joignant de vagues considérations écono-
miques. L'auteur considère maintenant les sciences et les arts
dans leur origine et dans leurs résultats. Origine fâcheuse à
l'en croire, car l'astronomie serait née de la superstition, l'élo-
quence de l'ambition et du mensonge, la géométrie de l'ava-
rice, la physique d'une curiosité vaine, la morale même de
l'orgueil humain (psychologie de Hobbes). Ainsi, toutes les
sciences procèdent de nos vices personnels, alors qu'il faudrait
n'avoir de temps que pour la patrie, pour les malheureux et
pour ses amis ! Le luxe est condamné à son tour ; après quoi
recommence l'éloge des Perses, des Scythes et des Germains,
Francs ou Saxons : ce qui prépare une sévère appréciation
de l'auditoire, principalement féminin et juvénile, qui fera
le succès du rousseauisme et du romantisme, puisque les
LE PHILOSOPHE 69
choryphées de ces mouvements d'esprit, Lamartine après
Jean- Jacques, se vanteront tour à tour de l'adhésion des
jeunes gens et des femmes : « Que fera l'artiste pour obtenir
les éloges, s'il a le malheur d'être né ciiez un peuple et dans des
temps où les savants [il faudrait dire ici les romanesques]
devenus à la mode, ont mis une jeunesse frivole en état de
donner le ton, où les hommes ont sacrifié leurs goûts aux
tyrans [féminins] de leur liberté, où l'un des sexes n'osant
approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de
l'autre, on laisse tomber des chefs-d'œuvre de poésie drama-
tique et des prodiges d'harmonie sont rebutés ? »
Attitude provisoirement antiromanesque qui prépare
l'apostrophe, encore ambiguë, mais déjà peu déférente à Vol-
taire, interpellé familièrement par son nom patronymique :
« Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de
beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse et combien
l'esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a
coûté de grandes ! » Toutefois le romanesque qu'est Jean-
Jacques en son vrai fond, n'a pu se, tenir de placer ici son
mot dans une note, destinée à lui concilier le sexe dont il
vient de médire : « Je suis bien éloigné de penser que cet ascen-
dant des femmes soit un mal en soi. C'est un présent que leur
a fait la Nature pour le bonheur du genre humain. Mieux
dirigé, il .pourrait produire autant de bien qu'il fait de mal
aujourd'hui. Les hommes seront toujours ce qu'il plaira aux
femmes. Si vous voulez qu'ils deviennent grands et vertueux,
apprenez aux femmes ce que c'est que grandeur d'âme et
vertu. Les réflexions que ce sujet fournit et que Platon a
faites autrefois mériteraient d'être mieux développées. » Elles ne
l'ont été que trop largement au cours de l'évolution roma-
nesque, et l'auteur de cette note y retourne directement
lui-même vers le Platonisme erotique d'où procède pour une
large part cette évolution qui a engendré la « tyrannie » dont
il se plaint.
La conclusion de sa harangue est au surplus d'une ordon-
nance encore plus lâche que l'ensemble de son argumentation
70 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
/Après les révérences obligées aux princes, aux autorités, aux
académies, on revoit une dernière fois, à travers les textes de
Montaigne, le grand roi des Perses, les Grecs, les Romains et
l'on rencontre aux dernières pages, une allusion à l'âge d'or
qui contredit l'assertion, si raisonnablement posée au début
de l'ouvrage, sur la nature humaine avant le développement
des arts : « Dans la simplicité des premiers temps, quand les
hommes, innocents et vertueux, aimaient à prendre les dieux
pour témoins de leurs actions, ils habitaient ensemble les
mêmes cabanes (hommes et dieux). Mais bientôt, devenus
méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs et les
reléguèrent dans des temples magnifiques ! » Effet de rhéto-
rique obtenu aux dépens du bon sens et de la vérité historique.
II
EXAGERATIONS POLEMIQUES
AFFIRMATION DE LA (( BONTÉ NATURELLE »
Ce Discours était essentiellement un anathème jeté au luxe
corrupteur des mœurs, une satire en prose telle que pouvait
la concevoir et la formuler un Genevois d'origine, un Savoisien
d'éducation transporté par les circonstances dans le milieu
parisien le plus dissolu et, jusque-là, impuissant à s'y faire une
place à sa mesure. S'il avait exposé comment les groupes
humains, partis de la férocité naturelle mais lentement
façonnés par de strictes disciplines sociales et mystiques,
arrivent à un état de moralité appréciable et de sagesse pra-
tique qui assure à l'individu une certaine sécurité dans leur
sein ; puis comment les arts de luxe, et, sinon le savoir accru,
du moins l'esprit critique né de ce savoir les désagrègent pour
LE PHILOSOPHE 71
en faire la proie de voisins restés plus près de la cohésion
sociale antérieure, il serait demeuré vrai. Par malheur, avec
les esprits peu scientifiques de son temps, il avait le préjugé
de la bonté des sauvages (ou tout au moins de la plupart des
sauvages) : il se souvenait des leçons de Polexandre ou de ces
voyageurs, imbus de l'esprit romanesque, qui édifièrent la
sociologie mystique alors acceptée d'une grande partie de
l'opinion. 11 voulait ignorer la longue période de formation
sociale qui prépare, en réalité, la « vertu », principalement
guerrière, de certains barbares : Perses, Doriens, Romains ou
Germains. Il n'hésitait même pas à parler d'innocence à
propos des premiers temps! Enfin, ayant éludé le sujet mis au
concours par l'Académie de Dijon, mais gêné malgré tout par
les termes de la question posée, il avait entrepris bravement
de charger les arts et même les sciences d'un résultat corrup-
teur qui ne naît en réalité que de leur propre corruption.
Aussi bien la poésie guerrière des peuples conquérants et par
exemple l'Iliade, de si longtemps antérieure à la victoire de
Salamine, sont-elles des œuvres d'art, et l'ordre tactique des
Macédoniens ou des Romains est-il le fruit de la science.
Le savoir est toujours une force; seul il a donné à l'homme
l'empire du globe.
Par les esprits plus attentifs aux récents progrès de la géo-
graphie et de l'histoire, Rousseau devait donc être contredit
sur les exagérations patentes que sa rhétorique voilait aux
intelligences moyennes. Sa brochure qui alla sans délai « par-
dessus les nues », selon l'expression de Diderot, suscita tout
aussitôt des répliques qui le poussèrent plus avant sur la voie
du paradoxe, en raison de son immense amour-propre, en
conséquence de la honte insurmontable qu'il ressentait^ nous
le savons, quand il se voyait pris en faute. Il ne se lassa donc
pas de riposter à ses divers contradicteurs dans une série de
Leitrts ouvertes presque aussi avidement accueillies que le
morceau dont elles fournissaient le commentaire, et dont
elles exagéraient les assertions déjà chimériques.
L'une de ces réfutations était sortie de la plume du roi Sta-
72 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
nislas Leczinski; tout au moins pour une part, car on assura
que le jésuite Menou, conseiller littéraire du souverain, y avait
^collaboré. « Rappeler sans cesse, lisait-on dans ces pages, la
simplicité primitive dont on fait tant d'éloges, se la représen-
ter toujours comme la compagne inséparable de l'innocence,
n'est-ce point tracer un portrait en idée pour se faire illusion?
Où vit-on jamais des hommes sans défauts, sans désirs, sans
passions ? Ne portons-nous pas dans notre sein le germe de
tous les vices ? S'il fut des temps, s'il est encore des climats
où certains crimes sont ignorés, n'y voit-on pas d'autres
désordres ? Et ces désordres ne sont-ils pas plus monstrueux
qu'ailleurs chez ces peuples dont on vante la stupidité salu-
taire ? Parce que l'or, dont ils ne sauraient que faire, ne tente
pas leur cupidité ; parce que des honneurs, pour eux dépourvus
de sens, n'excitent pas leur émulation, en connaissent-ils
moins l'orgueil et l'injustice ? Sont-ils moins livrés aux bas-
sesses de l'envie, moins emportés par les fureurs de la ven-
geance ? Leurs sens, plus grossiers, demeurent-ils inaccessibles
à l'attrait des plaisirs? A quels excès ne se porte pas, chez les
Barbares, une volupté qui n'a point de règle et qui ne connaît
pas de freins ? » C'est ici tout simplement le langage de la psy-
chologie chrétienne rationnelle qui connaît, par expérience,
l'essentiel « impérialisme » de l'homme. La libido dominandi
est une des branches de la concupiscence, cette cicatrice du
péché d'origine que n'efface pas le baptême. Or, à cette objec-
tion du bon sens, Jean- Jacques se dérobera provisoirement
par le silence ; il suivra longuement son adversaire dans des
critiques accessoires et d'un ton si rogue qu'il le réduisit au
silence ; mais sur le point décisif, il se dérobe. Une réplique
au sujet de r« innocence » primitive demanderait, dit-il, des
éclaircissements trop étendus ; il se hâte d'aborder le reproche,
beaucoup moins topique, qui lui avait été présenté aussitôt
après : celui de compter peu avec l'influence de la vraie reli-
gion sur l'esprit de l'homme.
Il fut pourtant contraint d'abandonner cette réserve pru-
pente lorsqu'il se vit pousser dans ses derniers retranchements
LEPHILOSOPHE 73
par Bordes, de Lyon, — un ancien ami et protecteur qu'il
avait, de son propre aveu, froissé par cette invincible incapa-
cité de l'effort, — fût-ce en matière de réciprocité amicale, —
qu'il appelle inertie ou paresse, dans un euphémisme indul-
gent. Esprit hautement rationnel que ce Bordes \ intelligence
pénétrante et capable de pressentir les répercussions sociales
du paradoxe qui venait d'être accueilli par les iipplaudisse-
ments des badauds. Aussi sa critique est-elle excellente, mais
Rousseau s'attache avec adresse au point où sa clairvoyance
a, pour un instant, faibli. Il dit les hommes naturellement
méchants, ce qui est une épithète excessive en effet, car ils sont
naturellement « impérialistes » et impérialistes irrationnels tant
que l'expérience ne les a pas lentement éclairés : mais il est
vrai que l'impérialisme aveugle prend parfois la forme de ce
que nous appelons méchanceté. « Il ne faut pas, retorque donc
Jean-Jacques, nous faire tant peur de la vie purement ani-
male. Il vaudrait encore mieux ressembler à une brebis qu'à
un mauvais ange. » Oui certes, mais si l'on a pu dire avec
vraisemblance : homo homini lupus, l'homme est un loup pour
l'homme, qui donc s'aviserait de rectifler la maxime en
ces termes : homo homini ovis ! — Puis voici venir la diversion
démagogique qui fera le thème du second Discours, l'in-
sinuation que le peuple est aujourd'hui le seul héritier de l'in-
nocence primitive:" Les annales de toutes les nations qu'on
ose citer en preuve (de la méchanceté naturelle) sont beaucoup
plus favorables à la supposition contraire et il faudrait bien
des témoignages pour m'obliger à croire une absurdité. Avant
que les mots affreux du tien et du mien fussent inventés, avant
qu'il y eût de cette espèce d'hommes cruels et brutaux qu'on
appelle maîtres, et de cette autre espèce d'hommes fripons et
menteurs qu'on appelle esclaves, avant qu'il y eût des hommes
assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que
les autres hommes meurent de faim, avant qu'une dépendance
1. Voir sur Bordes le récent ouvrage d'André Ruplinger, un jeune
normalien tué à Tennemi en 1914. Lj'on, 1915.
74 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
mutuelle les eût tous forcés de devenir fourbes, jaloux et
traîtres, je voudrais bien qu'on m'expliquât en quoi pou-
vaient consister ces vices, ces crimes qu'on leur reproche avec
tant d'emphase ! On m'assure qu'on est depuis longtemps
désabusé de la chimère de l'âge d'or. Que n'ajoute-t-on qu'il
y a longtemps qu'on est désabusé de la chimère de la vertu ! »
On voit le mode d'argumentation et le ton. Nous nous conten-
terons de répondre par la bouche de Julie d'Étange s' adressant
à son amant quelques années plus tard, après « effervescence »
calmée de l'écrivain qui tient pour eux la plume : « Prenez
garde que ce mot de vertu, trop abstrait, n'ait plus d'éclat
que de solidité et ne soit un nom de parade qui ne sert qu'à
éblouir les autres plutôt qu'à nous contenter nous-mêmes ! »
Mais considérons encore un instant la réfutation de Bordes
par Rousseau, en marquant, comme l'a tait ce dernier, par des
caractères italiques les assertions du Lyonnais : « Jetons les
yeux sur V immense continent de l'Afrique où nul mortel n'est
assez hardi pour pénétrer ou assez heureux pour l'avoir tenté
impunément. Ainsi, de ce que nous n'avons pu pénétrer dans
le continent de l'Afrique, de ce que nous ignorons ce qui s'y
passe, on nous fait conclure que les peuples en sont chargés
de vices ? C'est si nous avions trouvé moyen d'y porter les
nôtres qu'il faudrait tirer cette conclusion. Si j'étais chef de
quelqu'un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais
élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre
sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer et
le premier citoyen qui tenterait d'en sortir. — L' Amérique
ne nous offre pas des spectacles moins honteux pour l'espèce
humaine (ajoute Bordes). — Surtout depuis que les Euro-
péens y sont, reprend Jean- Jacques qui songe sans doute à
Polexandre. — On comptera cent peuples barbares ou sauvages
dans l'ignorance pour un seul peuple vertueux. — Soit, inter-
jette avec empressement Jean-Jacques qui n'espérait pas
cette concession insuffisamment motivée, soit on en comptera
du moins un ; mais de peuple vertueux cultivant les sciences,
on n'en a jamais vu, etc. »
LE PHILOSOPHE 75
Ces citations suffiront pour caractériser sa polémique.
Mais il est un point plus important à retenir de sa réponse à
Bordes. Il affirme au début de cette lettre que V ignorance
est l'état naturel de l'homme, ce qui est certain ; mais, dans
une note, il marque un pas immense en avant sur sa route
mystique et pose enfin la formule tranchante dont on ne le
fera plus démordre, — quoiqu'il en ait peu à peu retiré le
contenu par la suite au moins au point de vue sociologique,
ainsi que nous le dirons : « Il faut bien faire attention que,
quoique l'homme soit naturellement bon, comme Je le crois,
et comme j'ai le bonheur de le sentir (c'est déjà l'argument
personnel et purement psychologique à l'appui de l'assertion
fameuse), il ne s'ensuit pas pour cela que les sciences lui soient
salutaires, etc.. « La fin du raisonnement est à peu près incom-
préhensible et nous importe peu, au surplus, car le mot déci-
sif a été publiquement prononcé. Désormais Rousseau demeu-
rera l'évangéliste de la bonté naturelle.
L'ensemble de cette polémique amusa grandement les
badauds qui avaient applaudi son Discours et étendit rapide-
ment sa réputation, mais ne parvint pas, comme bien on
pense, à convaincre les esprits capables de quelque réflexion
personnelle et non poussés par leur intérêt de classe sur la voie
qui leur était indiquée de la sorte. On a tout récemment
publié, dans sa ville natale, le journal de voyage à Paris,
en 1752, du jeune Bâlois Iselin, qui devait devenir un publi-
ciste assez notoire pour les pays de langue allemande. Protes-
tant et républicain d'origine comme Jean-Jacques, il avait lu
avec attention les divers écrits dont nous venons de parler
et put même fréquenter leur auteur, grâce à l'entremise de
Grimm qu'il connaissait. Or, s'il a beaucoup d'admiration
et de sympathie pour le « malheureux » écrivain, il ne l'en
considère pas moins comme un sophiste inconscient et comme
un cynique à la façon de Diogène ; il estime en effet que le
luxe^ mais non pas le savoir, conduit les peuples à la corrup-
tion, et, de même que Bordes, sait se garder de la psychologie
romanesque et de la sociologie mystique de son temps.
76 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Trois ans plus tard, le naturaliste genevois Bonnet écrira
du premier Discours de son concitoyen : « Je sais l'histoire du
Moyen-âge. Je connais les républiques des Iroquois et des
insulaires de la mer Pacifique, et je suis charmé de ne pas
vivre parmi eux. Le malheur de l'homme vient d'un instinct
inséparable (de sa nature) et nécessaire, donné à chaque indi-
vidu : c'est de faire sa volonté (et, par conséquent, de conqué-
rir la puissance qui permet seule de la faire). Les volontés se
croisent (se contrarient) chez le Huron comme chez le Parisien
et les passions, également fortes (de part et d'autre) n'ont
pas le même adoucissement dans l'état de nature ! » En d'autres
termes l'impérialisme irrationnel n'y a pas fait les mêmes
progrès vers un impérialisme plus rationnel. — Puis encore,
revenant sur le même sujet en 1761, Bonnet ajoutera : « Je
ne connais pas d'auteur qui ait moins de logique [que Rous-
seau]. Il a prouvé, à la honte d'un siècle qui pense, qu'on peut
se faire une réputation brillante à force de paradoxe et d'élo-
quence. Le Français sera toujours prenable par les oreilles.
Toujours l'harmonie du style le séduira et quiconque sait
phraser est sûr d'être lu et admiré par cette nation amie des
frivolités. Si Rousseau avait écrit en allemand, on connaîtrait
à peine son nom. La bonne logique des Allemands l'aurait
tué. » Peut-être, mais, une fois lancé par la France, il devait
exercer au delà du Rhin une très durable influence ; deux
Allemands francisés, Grimm et Holbach, ont été parmi ses
premiers amis de lettres, il est vrai qu'ils se sont écartés de
lui sans grand délai par la suite.
Ajoutons enfin qu'une fois son succès acquis et confirmé,
il ne tarda guère à retirer tout ce qu'il avait dit contre les
sciences et les arts, ne conservant désormais de son paradoxe
originel que l'assertion générale et vague de la bonté naturelle,
point d'appui de son mysticisme secret — - et en attendant
qu'il retirât de même le contenu sociologique initial de cette
affirmation. — Dans la préface de sa comédie de Narcisse,
quelques mois après son Discours il écrira : « Quand un peuple
est une fois corrompu à un certain point, que les sciences y
LE PHILOSOPHE 77
aient contribué ou non, l'aut-il les bannir ou l'en préserver pour
le rendre meilleur et pour l'empêcher de devenir pire ? C'est
une autre question, dans laquelle je me suis positivement
déclaré pour la négative ! Les arts et les sciences, après avoir
fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de
tourner en crimes. Elles les couvrent au moins d'un vernis
qui ne permet pas au poison de s'exhaler aussi librement ;
elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre
public qui est toujours une belle chose ; elles introduisent à
sa place la politesse et les bienséances, et, à la crainte de
paraître méchant, elles substituent celle de paraître ridicule. »
Il répétera vers la fin de 1755 à Voltaire : « Tous les progrès
humains sont pernicieux à l'espèce ; mais il vient un temps
où le mal est tel que les causes mêmes qui l'ont fait naître sont
nécessaires pour l'empêcher d'augmenter. C'est le fer qu'il
faut laisser dans la plaie de peur que le blessé n'expire en l'ar-
rachant... Quand les hommes sont corrompus, il vaut mieux
qu'ils soient savants qu'ignorants. »
Il avait grandement accru, entre temps, le bruit fait autour
de son nom par des incursions retentissantes dans ce domaine
de l'art et du théâtre, qu'il opposait si énergiquement à celui
de la vertu d'autre part, sans cesser d'y prétendre à une parti-
culière compétence ; il avait publié sa Lettre sur la musique
française, ou plutôt contre notre musique nationale qu'il
comparera dans son Héloïse aux « cris de la colique » et il
assure que la discussion élevée autour de ce document
détourna l'attention publique des démêlés du Parlement avec
le ministère, évitant une révolution à la France. Il avait fait
représenter son Devin de village à l'Opéra, puis à la cour, et son
Narcisse à la Comédie française. Son séjour à Genève, de juin
à octobre 1754, fut donc un triomphe ; il y refit profession
publique de la religion de ses pères (sans avouer alors qu'il
l'eût jamais reniée solennellement)" et il reprit le titre, nette-
ment oligarchique, de « citoyen » de sa ville natale. Il accom-
plit le tour du lac Léman avec son admirateur Deluc et visita
ces rochers de Meillerie qu'il allait rendre peu après célèbres.
78 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
C'est le moment de sa vie où il a été le plus près du Calvinisme
(dont le sépare toutefois sa thèse de la bonté naturelle) ; mais
il s'éloignera de cette source d'inspiration dès que sa véritable
personnalité reprendra en lui le dessus quelques mois plus
tard, dès qu'achèvera de s'apaiser sa brève « effervescence »
morale.
III
DES DEUX SIGNIFICATIONS. CONTRADICTOIRES
DE l'adjectif « NATUREL »
Rousseau a donc proclamé la bonté naturelle, et dans le
sens de bonté originelleiout d'abordé Sa pénétrante intelligence
lui montre pourtant l'assertion difficile à faire accepter de
l'Europe chrétienne et rationnelle sous cette forme tran-
chante. Il n'en tiendra pas moins de son mieux la gageure,
par mauvaise honte de se dédire, comme au temps du ruban
de Marion ; mais il lui reste, au besoin, une échappatoire et
comme une refuite dont il ne laissera pas de faire usage,
quoique sans persévérance et sans netteté, de manière à
fournir néanmoins un argument à certains de ses apologistes
pour l'exonérer de sa responsabilité essentielle. C'est le sens
donné au mot de « naturel » par la théologie des siècles précé-
dents, héritière de la scolastique. Dans sa belle étude sur
La philosophie de Berkeley, M. Joussain nous rappelait récem-
1. On lit par exemple dans la préface à une seconde Lettre contre Bordes
qui ne fut point achevée (Inédfts publiés pav Streckeisen-Moultou) ; « Je
crois avoir découvert de grandes choses. Ce triste et grand système,
fruit dun examen sincère de la nature de l'homme, m est cher. C'est
pour lavoir abandonné mal à propos que la i^lupurt des hommes, dégénérés
de leur honte primitiue . sont tombés dans les erreurs qui les aveuglent, i
LE PHILOSOPHE 79
ment que, pour ce contemporain de Rousseau, théologien
avant d'être philosophe, ce qui est naturel n'est pas ce qui
apparaît dès l'origine, mais ce qui, dans des conditions favo-
rables, se développe avec le temps ; c'est ainsi qu'il est naturel à
l'oranger de produire des oranges quoiqu'il n'en produise
pas en toutes saisons. Le souvenir biblique et mystique du
Paradis terrestre où l'homme débuta i)ar la perfection de sa
nature, tend d'ailleurs à identifier ces deux sens divers de
l'adjectif « naturel », mais ce souvenir est aussitôt corrigé,
dans le judaïsme et dans le christianisme, par la tradition du
péché originel, assise d'une psychologie expérimentale et d'une
morale rationnelle.
Bonald proposera plus tard du mot « naturel » une définition
analogue à celle de Berkeley, afin de la tourner contre Rous-
seau qui a le plus souvent fait usage de l'autre sens, et iden-
tifié expressément naturel à originel ou primitif. Au sens de
Bonald, dire que l'homme est naturellement bon, c'est dire
simplement qu'il a été fait par Dieu pour le devenir avec le
temps, ce qui est pleinement acceptable et ce qui fait l'objet
même de la morale chrétienne. En diminuant le rôle de la
grâce dans cette marche vers la bonté « naturelle », on a le
point de vue de Pélasge, dont l'église catholique a paru se
rapprocher dans les temps modernes et sous l'influence
jésuite, comme les .Jansénistes lui en faisaient un reproche.
Si l'on admet en outre que la voie de l'expérience synthétisée
ou raison est celle qui conduit l'humanité vers une plus entière
perfection sociale, voulue d'un Dieu allié, on touche au
terrain de la philosophie rationnelle et de la mystique la
plus dégagée qui soit de toute illusion dangereuse : celle que
nous avons ailleurs appelé la mystique de l'expérience ou
de la raison. Et cela parce que la définition de Berkeley
ou de Bonald permet de faire place, dans la préhistoire
humaine, à la longue étape vers Tordre social dont nous ayons
parlé plus haut. L'ordre social, le sens civique, la « vertu » si
l'on veut seraient ainsi naturels aux Perses de Cyrus, aux
Doriens de Lycurgue, aux Romains de Numa parce que ces
80 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
groupes humains, bien doués, étaient parvenus, par leur etïort
soutenu, à réaliser leur nature : la corruption ou la « méchan-
ceté » ne venant chez eux qu'ensuite, sous l'influence de la
sécurité grandie et du luxe amollissant.
Pendant les dix années de sa production philosophique,
Rousseau a certainement retenu quelque chose de cette
façon de voir, sans toutefois en dessiner jamais bien nette-
ment les contours. Les sociétés fortes et heureuses semblent
lui apparaître parfois comme celles qui, menant une vie fru-
gale et simple, restent dans le chemin qui conduit à la bonté
naturelle ou les y a déjà conduites ; il songe en ce cas aux
Savoisiens des Charmettes, aux Vaudois de Glarens' ou aux
« montagnons » de Neufchâtel, antithèses vivantes à ses yeux
,des survivants parisiens de la Régence ou des contemporains
de M"'« de Pompadour dont il n'a pas eu, le plus souvent, à
se louer. L'état naturel, dira-t-il après réflexion prolongée
sur ce sujet, est nul et bête : mais il vient une heure heureuse
(dont il n'indique jamais les conditions d'effort et de maîtrise
de soi) où le concours des lumières (l'expérience) l'emporte sur
l'opposition des intérêts dans le corps social. C'est cette heure
vers laquelle l'humanité a tendu tout d'abord et qu'elle
aurait dû prolonger sans fin. Par malheur, les oppositions
d'intérêt ont bientôt pris le dessus sur le concours des lumières
et désagrégé le corps social.
En pédagogie, l'auteur d'Emile professera des opinions
parallèles : « Laissez, dira-t-il en substance, les enfants dans
leur nullité initiale. En ce cas, à une certaine heure de leur
adolescence, éclatera en eux, sans eiïort préalable de leur
part ni.de la vôtre, cette lumière naturelle qui est la raison,
éclairant soudain la conscience, cette autre faculté également
innée. Il suffira dès lors de peu de soins pour leur inculquer le
savoir et le devoir, et les fixer dans un heureux état d'équi-
libre mental. » Conception fort mystique encore, à coup sûr,
et taillée à la mesure d'un névropathe qui s'est dès longtemps
reconnu pour sa part à peu près incapable de l'effort moral
adaptateur ; moins exagérément mystique toutefois que celle
LE PHILOSOPHE 81
de certains disciples du prophète qui, — abusés par la formule
ambiguë dont il a fait si souvent usage et qu'il continuera
d'employer au cours de sa très mystique vieillesse dans un
sens psychologique que nous définirons en son temps, — tra-
duiront sans autre précaution bonté naturelle par bonté pri-
mitive ou originelle et tireront hardiment les conséquences
pédagogiques, passionnelles et politiques de cette assertion.
Nous en montrerons bientôt quelque chose.
Au surplus, si on l'applique au temps présent, la thèse de
la bonté naturelle garde une certaine vérité relative qui a
fait illusion aux lecteurs de Rousseau ; car l'hérédité sociale
agit en effet, dans les individus jeunes ou adultes, pour impri-
mer en eux une raison, une conscience et môme une bonté
rudimentaires. Et par exemple les enfants du ménage Wol-
mar, à cinq ou six ans, peuvent n'apprendre pas encore à
lire et se voir épargner le fouet sans trop d'inconvénients
puisqu'ils sont surveillés et admonestés à toute heure par des
parents admirablement rationnels. C'est pourcjuoi, sous une
forme modérée, certaines suggestions de Rousseau ont fait
œuvre utile. Par là son immense succès de penseur est moins
difficilement explicable au regard de la raison et n'est pas tout
entier à la honte d'un siècle frivole, pour reprendre le mot du
naturaliste genevois, préparé qu'il fut d'ailleurs par son
incomparable séduction d'artiste.
IV
LE SECOND DISCOURS
PSYCHOLOGIE DE LA COMPASSION
Dans son second Discours sur Les origines de l'inégalité parmi
les hommes (sujet proposé également par l'Académie de Dijon,
82 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
qui, cette fois, ne lui décerna point de couronne), nous allons
apercevoir ces deux conceptions associées et fondues tant
bien que mal Tune dans l'autre, en dépit de la logique et de
l'histoire. « Pour méditer ce grand sujet à mon aise, nous
disent les Confessions, je fis à Saint-Germain (en 1753) un
voyage de sept ou huit jours avec Thérèse, notre hôtesse,
qui était une bonne femme, et une de ses amies... Enfoncé
dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers
temps dont je traçais fièrement l'histoire... Comparant l'homme
de l'homme avec l'homme naturel, j'osais montrer dans son
perfectionnement prétendu la source de ses misères. Mon âme,
exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de
la divinité, etc.. » Le résultat de ces méditations demi-roma-
nesques et demi-mystiques fut une œuvre à demi philoso-
phique où la bonté naturelle est tantôt affirmée comme pri-
mitive, tantôt conçue comme le fruit (d'ailleurs facilement et
rapidement mûri) d'une évolution de la créature, docile aux
impulsions du Créateur. État d'équilibre instable, dans les
deux cas, que ce très précieux état « naturel » ! Progrès
bientôt suivi d'une régression déplorable sous l'influence du
sentiment de la propriété et des « oppositions d'intérêt » qu'il
fait naître. — De cette foncière ambiguïté de vocabulaire, il
résuite une sociologie très amplement mystique encore, moins
mystique toutefois que celle qui placerait franchement la
« bonté )) au point de départ de la vie sociale, comme Rousseau
incitait dès lors ses lecteurs à le faire, comme il les y poussera
bien davantage encore quand il modernisera la bonté natu-
relle en lui donnant un sens psychologique plutôt que socio-
logique et ira jusqu'à se présenter lui-même comme l'Incar-
nation ici-bas de cette Bonté naturelle. C'est pourquoi son
école devait prendre, en fin de compte, la bonté primitive
et spontanée pour assise de sa politique et de sa morale
ruineuses.
L'exorde du Discours présente un paragraphe peu clair
qu'on a diversement interprété : « Commençons, écrit l'au-
teur de cette étude d'origines (c'est-à-dire de cette étude
yfJI
LE PHILOSOPHE 83
historique par définition), commençons par écarter tous faits,
car ils ne touchent point la question (!!!). O homme, voici ton
histoire telle que j'ai cru la lire non dans les livres de tes sem-
blables, qui sont toujours menteurs, mais dans la nature qui
ne ment jamais. » Ce qui est assez dépourvu de sens au premier
abord. Mais M. Lanson a fait remarquer, à très juste titre,
que ce sont là de prudentes périphrases pour récuser préala-
blement le témoignage de la Bible et le récit mosaïque des
origines humaines dont Rousseau, hostile au péché d'origine,
était décidé à ne tenir aucun compte. Il prétend parler en
« philosophe » comme on disait alors, c'est-à-dire en penseur
libre de toute entrave dogmatique.
Voici donc ce qu'il a cru voir, non sans utiliser malgré lui les
notions historiques et géographiques, trop souvent erronées,
de son époque : «< En considérant l'homme tel qu'il a dû sortir
des mains de la Nature, je vois un animal moins fort que les
uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, orga-
nisé le plus avantageusement de tous... Hobbes prétend que
l'homme est naturellement intrépide et ne cherche qu'à atta-
quer ou à combattre (Taine rappellera qu'il a des dents
canines). Un philosophe illustre (Bufîon sans doute) pense,
au contraire — et Gumberland et Pufîendorf l'assurent aussi,
— que rien n'est si timide que l'homme dans l'état de nature. »
Quoi qu'il en soit, Rousseau convient que l'expérience a
bientôt appris à cette créature timide ou intrépide qu'elle
peut combattre les animaux de proie avec avantage ! Dès lors,
« les bêtes féroces qui n'aiment point à s'attaquer l'une à
l'autre, s'attaqueront peu volontiers à l'homme qu'elles auront
trouvé tout aussi féroce qu'elles ! » Ce qui nous paraît bien
trancher la question en faveur de Thomas Hobbes.
Cet homme féroce n'est pourtant ni bon ni méchant parce
qu'il n'a aucune sorte de relation morale avec ses semblables,
ni de devoirs connus envers eux. La première assertion est
exacte, la seconde excessive, car, fût-il soUtaire, l'homme pri-
mordial a une progéniture et sans doute dès lors une com-
pagne ; or il existe une sorte de morale rudimentaire là où
84 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
le père et la mère demeurent quelque temps associés pour
l'éducation des jeunes. En tout cas, rien dans ces lignes ne
nous parle de bonté primitive et la bonté naturelle n'en pour-
rait sortir qu'au sens de Berkeley, présentée comme le résultat
d'une évolution ultérieure.
Mais Rousseau retourne aussitôt vers la sociologie mystique
au moyen d'une assertion de psychologie mystique. Il y a,
poursuit-il en effet, un principe que Hobbes, le théoricien de
Vhomo homini lupus, n'a point aperçu et qui pourtant a
été donné à l'homme afin d'adoucir, en certaines circonstances,
la férocité de son amour-propre (ici donc supposé primitif).
Ce principe tempère l'ardeur que l'homme a pour son bien-
être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable ;
c'est la seule vertu naturelle qu'ait été forcé de nous recon-
naître le détracteur le plus outré des vertus humaines, à
savoir le hobbiste Mandeville dans sa Fable des abeilles ^ ; c'est,
en un mot, la pitié qui x^récéderait, dans l'homme, l'usage
de toute réflexion (?) et qui lui est si naturelle que les bêtes
même en donnent quelquefois des signes sensibles (?). Sur
cette base, infiniment étroite et fragile ainsi qu'on le voit,
Rousseau va bâtir sans hésiter toute une psychologie de la
compassion, de l'affection ou de Vamitié, en opposition à peu
près constante avec la saine psychologie « impérialiste » de
l'antiquité classique, du Christianisme rationnel et de toute
science expérimentale au surplus.
Il s'appuie, à cet effet, des traces de sociologie mystique
qui se rencontrent chez les Anciens, en connexion avec la
légende aimable de l'âge d'or. Il reproduit un passage de
Justin, parlant des Scythes, dans lequel se trouve assez bien
résumée l'opinion dont il se fait l'interprète pendant cette
période de son enseignement théorique ; en voici la traduc-
tion : « Il est surprenant que la Nature accorde à ce peuple
ce que les Grecs ne parviennent pas à conquérir par le long
1. Voir l'Introduction à notre volume sur l Impérialisme démocratique
(1906).
I.E PHILOSOPHE 85
enseignement de leurs sages ou par les préceptes des philo-
sophes, et que les mœurs de la culture se trouvent surpassées de
la sorte par le don naturel d'une inculte barbarie : tellement
plus réussit en ceux-ci l'ignorance des vices qu'en ceux-là
la connaissance de la vertu I » Boutade de satirique, choqué,
comme Jean-Jacques, des défauts de la civilisation de son
temps, mais qui ne songe pas du moins à édifier un « triste
et grand » système social sur cette constatation, surprenante
à ses yeux, et qui surtout n'associerait pas tout aussitôt de son
mieux le bas peuple hellénique aux vertus de l'homme bar-
bare, comme le lait Jean-Jacques, écrivant ici la Bible de
conquête ou le Coran de la démagogie contemporaine : « Dans
les émeutes, dans les querelles de la rue, \sl populace s'assemble,
l'homme prudent s'éloigne ; c'est la canaille, ce sont les femmes
des Halles qui séparent les combattants et qui empêchent les
honnêtes gens de s'égorger! » Mainte scène révolutionnaire
devait, dans la suite, montrer sous un autre aspect les dames
de la Halle car elles n'ont pas constamment joué le rôle d'hé-
roïque charité qui leur est attribué dans ces lignes dévotes.
C'est encore la pitié, reprend Rousseau, qui détournera
tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant ou à un
vieillard infirme sa subsistance acquise avec peine, si lui-
même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ! — On sait ce
qu'il en est, chez les Chinois et chez certains sauvages ! —
« Rien n'est si doux, insistera plus loin l'auteur du Discours,
que l'homme dans son état naturel,... lorsqu'il est retenu par la
pitié naturelle de faire de lui-même du mal à personne sans y
être porté par rien, même après en avoir reçu (?) Car selon
l'axiome du sage Locke, il ne saurait y avoir d'injure là où
il n'y a pas de propriété ! » Comme s'il n'y avait pas toujours
la propriété du corps, et, dans les espèces prévoyantes, celle
des provisions du lendemain ou de la saison d'hiver ! Notre
philosophe conclut qu'avec des passions peu actives (!) et un
frein si salutaire, les hommes primitifs, plutôt farouches que
méchants (où est la férocité de tout à l'heure ?), n'étaient pas
sujets à des démêlés fort dangereux. L'amour lui-même ne soûle-
86 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
vait entre eux que des disputes plus rares et moins cruelles que
de nos jours. Les Caraïbes, celui de tous les peuples existants
qui s'est jusqu'ici le moins écarté de l'état de nature, n'est41
pas précisément le plus paisible dans ses am.ours et le moins
sujet à la jalousie ? (Il s'agit sans doute des mariages par groupe
qui tiennent si grande place dans les sociétés primordiales.)
La seconde partie du Discours sur V inégalité débute par la
phrase fameuse : «. Le premier qui, ayant enclos un terrain,
•s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples
pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ! » Il
n'y a pas là un seul mot qui ne soit antihistorique au premier
chef ! — Suit une description, assez acceptable au contraire,
de la naissance des règlements sociaux desquels procèdent,
selon Rousseau, la vanité, la honte et l'envie dans S^individu.
Alors les vengeances deviennent terribles, et les humains san-
guinaires et cruels : tel est l'état social dans lequel on a trouvé
la plupart des peuples sauvages et qui a fait conclure à la
cruauté naturelle de l'homme. — Eh bien, cette société san-
guinaire, aux terribles vengeances, est présentée par Rous-
seau comme la société naturelle (au sens berkelien du mot),
c'est-à-dire la société pour laquelle l'homme avait été fait
par Dieu et dans laquelle il eût fait sagement de rester !
« Ainsi, commente en effet le promeneur de Saint-Germain,
ainsi quoique la pitié naturelle (au sens d'initiale ici) eût
déjà souffert quelque altération, cette période du développe-
ment des facultés humaines tenant un juste milieu entre
V indolence de l'état primitif et la pétulante activité de notre
amour-propre, dut être l'époque la plus heureuse et la plus
durable... L'exemple des sauvages qu'on a trouvés presque
tous à ce point semble confirmer que le genre humain était
fait pour ij rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse
du monde et que tous les progrès ultérieurs ont été, en appa-
rence, autant de pas vers la perfection de l'individu, et, en
effet, vers la décrépitude de l'espèce. » Nous sommes donc ici
à peu près dans l'acception berkeleïenne (et plus tard bonal-
dienne) du mot « naturel « ; mais c'est à la condition de se con-
LE PHILOSOPHE 87
tenter de peu c|uant à la perfection sociale destinée à l'espèce
iiumaine par la Nature ou par son Créateur !
Ensuite, il n'y a plus, dans le Discours^ qu'une très noire
peinture du progrès continué après cette société si heureuse
quoique si sanguinaire, qu'une évocation dénigrante de la
civilisation française et parisienne analogue à celle que Saint-
Preux recommencera peu après dans VHéloisc. Et l'on aboutit
par ce chemin à la conclusion agitatrice de tout le développe-
ment : « Il est manifestement contre la loi de Nature, de
quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande
à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et
qu'une poignée de gens regorge de superfluités tandis que la
multitude affamée manque du nécessaire. » — Cet ouvrage, qui
a duré par ses accents démagogiques mais dont la valeur histo-
rique et logique est nulle, fut beaucoup moins favorablement
accueilli par l'opinion que le précédent, bien qu'il ait été lu
par curiosité K II réussit fort peu, on le conçoit, près du gou-
vernement de Genève auquel il fut dédié et qui en accusa
réception sur un ton simplement poli.
1. Les notes qui suivent le Discours ne manquent pas d'intérêt. On y
constate que l'auteur ne se croit pas encore, à cette date, le dernier homme
en possession de sa « bonté naturelle », le seul qui puisse se vanter d une
sorte d' « immaculée conception » psychologique par laquelle il est dis-
pensé de l'effort générateur de la vei'tu, et conduit au bien en conséquence
de la seule impulsion de son cœur : « Quant aux liommes semblables à
Hioi". dont les passions ont détruit pour toujours loriginelle simplicité...
ils tâcheront, par l'exercice des vertus, de mériter la vie étei-nelle. » —
On trouve en outre pour la première fois dans ces notes une pénible et
peu persuasive distinction entre l'amour de soi, sentiment naturel qui,
dirigé dans 1 homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'huma-
nité ainsi que la vertu, et i amour-propre, né de la vie en société, senti-
ment secondaire et dérivé par lequel on se compare, et dont procèdent le
préjugé de l'honneur ainsi que tous les maux de l'humanité. Tentative
psN'^cliologique qui l'evient à masquer la volonté de puissance essentielle
de l'èti'e, en l'appelant amour de soi lorsqu'elle est modérée par Texpé-
rience et par la raison, ce qui ne peut être le résultat que de la vie sociale
en réalité, en la stigmatisant du nom d'amour-propre lorsqu'en dépit de
l'adaptation sociale commencée, elle demeure irrationnelle en ses aspira-
tions outrancières, — ce qu elle était tout d'abord, au vrai
88 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
V
LE CONTRAT SOCIAL
Décrivant, dans le IX° livre de ses Confessions, les travaux
intellectuels qui remplirent ses séjours champêtres à l'Ermi-
tage de la Chevrette et à Montmorency entre 1756 et 1762,
Rousseau nous fait les déclarations suivantes : « Des divers
ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais
depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût,
auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon
moi, mettre le sceau à ma réputation était mes Institutions
politiques. Il y avait treize ou quatorze ans que j'en avais
conçu la première idée lorsqu'étant à Venise, j'avais eu
quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouverne-
ment si vanté... Quel est le gouvernement qui, par sa nature,
se tient toujours le plus près de la loi ? De là, qu'est-ce que
la loi ? Et une chaîne de questions de cette importance. »
Désespérant de terminer jamais ce grand ouvrage, l'au-
teur en donna un fragment au public sous le titre de Contrat
social : fragment dont la rédaction définitive précéda de peu
sa publication, mais dont les idées directrices sont assuré-
ment beaucoup plus anciennes dans la pensée de Jean-
Jacques. Sa correspondance de 1761 le dira antérieur d'un
grand nombre d'années à l'Emile. Aussi ces pages tiennent-
elles encore de très près à l'inspiration, à peu près purement
« philosophique » qui fut celle du pensionnaire de M"^^ La
Selle entre 1744 et. 1750. Une première rédaction, étudiée
par P.-M. Masson, a des phases de ce genre : « Le genre humain
périrait si la philosophie ne, retenait le fanatisme et si la voix
des hommes n'était plus forte que celle des dieux ! » Et l'au-
LE PHILOSOPHE 89
teur y refusait encore à la conscience le magistère infaillible
qu'il lui accordera dans V Emile, car il acceptait l'opinion, beau-
coup moins mystique, qui définit cette « voix intérieure » comme
une habitude de juger et de sentir, au sein de la société, suivant
ses lois, c'est-à-dire comme un fruit de l'hérédité sociale et
de l'éducation. Enfin les derniers chapitres sur la « religion
civile », quelle que soit la date de leur rédaction, jurent
étrangement ayec les assertions de l'Emile sur le même sujets
Remarquons encore que la « bonté naturelle » ne joue
aucun rôle dans ce traité, aux mathématiques allures, et que,
dans sa lettre de janvier 1762 où il conte à Malesherbes son
extase de l'avenue de Vincennes, Rousseau ne place pas le
Contrat social parmi les trois ouvrages principaux, issus de
cette révélation mystique. A notre avis, il faut y voir une
utopie qui suppose la raison pleinement développée dans le
citoyen, et une apologie de la volonté générale qui serait, à
cette condition, une source à peu près infaillible de bien-être
pour le corps social dans son ensemble. Par un effort d'abstrac-
tion anticipatrice, plutôt que par une hypothèse proprement
mystique (et bien qu'on l'ait récemment taxé de mysticisme
sur ce point), l'auteur suppose que le corps social pourrait,
dans certaines conditions, posséder et exercer comme le corps
individuel une volonté, qui, dès lors, ne saurait vouloir que
le bien commun. Il l'appelle « volonté générale », et d'abord
en parle en démagogue, comme si cette volonté infaillible
résidait dès à présent dans l'assemblée du peuple émettant
des suffrages parfaitement égaux en influence. Mais bientôt
le sens commun réveillé accumule les restrictions et les réserves
sous sa plume. Seulement, comme il arrive toujours, le déma-
gogue a été écouté, non point le logicien qui avertit et qui met
en garde.
1. Sur les sources du Contrat social que nous ne saurions étudier dans
cet ouvrage, dont le caractère principalement biographique et psycholo-
gique nous interdit de tels développements, on peut lire avec fruit l'intro-
duction de C.-K. ^'aughan à sa récente édition critique du Contrat (Man-
chester. 1918).
90 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
La volonté générale, a-t-il posé au début de son développe-
ment, est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique.
Mais, il ne s'ensuit pas, ajoute-t-il peu après, que les délibé-
rations du peuple aient toujours la même rectitude. On veat
toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on
ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe et c'est
alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal. — Pourquoi,
remarquerons-nous ici, ne pas dire : il se trompe, comme
Rousseau lui-même va nous le dire dans un instant sur tous
les tons ? Nous savons quel abus meurtrier s'est fait, pendant
les révolutions contemporaines, de cet on menaçant. « Peuple,
on te trompe ! » C'est le prélude de toutes les guerres civiles.
— Si le peuple était suffisamment informé, reprend cependant
Rousseau et que les citoyens n'eussent entre eux aucune
communication [même préalable ? En ce cas, il faudrait sup-
primer la vie sociale avant tout], sa volonté exprimée serait
la volonté générale. Mais il y a des corps et il se fait des brigues.
Les différences deviennent alors moins nombreuses dans les
suffrages et donnent un résultat moins général (raisonnement
purement mathématique tiré du calcul des probabilités). En-
fin, quand une de ces associations est si grande qu'elle l'em-
porte sur toutes les autres (qu'on songe aux actuels groupe-
ments ouvriers), alors, il n'y a plus de volonté générale et l'avis
qui l'emporte est un avis particulier. Il ne faut donc tolérer
aucune société partielle entre les citoyens qui gouvernent
en vertu du contrat social, ou alors il faut multiplier le nombre
de ces sociétés et en prévenir l'inégalité. — Est-ce ainsi que se
fait présenter l'application des idées de Rousseau ?
Mais, en outre, nous allons apprendre quelle est, dans la
pratique, l'immense difficulté que la Volonté générale trouve
à se donner l'être pour se formuler ensuite en décision légale :
« Qui donnera au corps politique la prévoyance nécessaire,
écrit l'homme de Venise ? Comment une multitude aveugle
et qui, souvent, ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait
rarement ce qui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une
entreprise aussi difficile qu'un système de législation ?... La
LE PHILOSOPHE 91
volonté générale est toujours droite, mais le jugement (du
Peuple) qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui
faire voir (toujours l'appel sous-entendu à des guides qua-
lifiés, à des aristocraties dirigeantes) les objets tels qu'ils sont
et, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître ! » Quel aveu I
Rousseau, cédant cependant ici non à son mysticisme parti-
culier, qui n'est pas encore formulé dans sa pensée, mais aux
illusions de sociologie mystique qui sont celles de son temps,
conclut à la nécessité d'un Législateur inspiré de Dieu, véri-
table Messie politique avec lequel il s'identifiera de plus en
plus au cours des années. » Celui qui entreprend d'instituer
un peuple, dit-il, doit se sentir en état de changer pour ainsi
dire la nature humaine, de transformer chaque individu qui,
par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un
plus grand tout ; d'altérer la constitution de 1 homme pour
la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale
(raisonnable plutôt) à l'existence physique et indépendante
(volonté de puissance originelle) que nous avons tous reçue
de la Nature. Il faut, en un mot, qu'on ôte à l'homme ses
forces propres (son impérialisme natif) pour lui en donner qui
lui soient étrangères... Plus ses forces naturelles seront mortes
et anéanties [c'est le langage de la psychologie pessimiste la
plus entière] plus les acquises [par l'efîort] seront grandes et
durables ! » Sommes-nous encore assez loin, à la date où furent
pensées ces lignes significatives, du paradoxe de la bonté natu-
relle. Et Rousseau de souhaiter un Lycurgue ou mieux un
Calvin pour le bien de son temps ! Il se proposera bientôt
lui-même !
A nos yeux, comme à ceux de tout psychologue de sang-
froid, le Législateur ici réclamé du Ciel, c'est tout simplement
l'expérience, née du temps et fortement synthétisée dans la
raison. — Il faudrait, achève Rousseau, — réduisant encore
davantage à néant sa propre psychologie de rêve et soulignant
malgré lui le caractère utopique de son livre le plus efficace
en politique, — il faudrait pour le bien commun que l'esprit
social qui doit être l'effet, l'ouvrage du contrat social en pût
92 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
devenir la cause et y présider I — Ce qui se réalise en effet,
selon nous, mais par actions et réactions, ou par lentes
approximations successives. — Il finit dans le bleu faute de
mieux, en proclamant que le Législateur doit recourir au
Ciel et aux dieux, que la grande âme du Législateur est le
vrai miracle qui doit prouver sa mission ; et Bonald, l'homme
de la Tradition divinisée, ne fera que développer ces pages
du Contrat social. — La vérité, c'est que le contrat social,
vague et fruste au début des sociétés, s'afFme par l'expé-
rience de la nature humaine et de l'existence en commun
et que l'esprit social qui a été son effet, devient aussi la
cause de ses insensibles perfectionnements.
Le danger du traité de Rousseau, c'est qu'il paraît presque
constamment exposer le passé lointain plutôt qu'envisager
l'avenir possible et souhaitable ; c'est qu'il se présente commue
un livre d'histoire synthétique aussi bien que comme la
théorie d'une institution politique sans reproche : consé-
quence encore une fois de la mystique sociologie de l'époque
et aussi des observations de l'auteur sur les petites démo-
craties suisses qui avaient une certaine expérience du self-
government. De là des suggestions périlleuses, adroitement
fardées d'un vernis rationnel ! Le Contrat social a doté préma-
turément l'Europe du suffrage politique égalitaire, c'est-à-dire
contraire à la Nature qui ne l'est point et aux faits humains
qui n'ont pas jusqu'ici réalisé l'égalité ou même la quasi-
égalité intellectuelle et morale, surtout dans les sociétés civi-
lisées. L'histoire dira quelque jour les souffrances sociales
nées de cette erreur, elle-même issue de préjugés mystiques,
d'abstractions imprudentes et d'une insuffisante éducation
historique.
Ces dangers, Rousseau les avait pressentis lorsqu'il écrivit
son paragraphe fameux sur les révolutions qu'il est toujours
bon de relire : « Il se trouve quelquefois, dans la durée des
Etats, des époques violentes où les révolutions font sur les
peuples ce que certaines crises font sur les individus, où
l'horreur du passé tient lieu d'oubh, où l'Etat, embrasé par
LE PHILOSOPHE 93
lés guerres civiles, renaît pour ainsi dire de ses cendres et
reprend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras de la
mort. Telle fut Sparte au temps de Lycurgue, telle fut Rome
après les Tarquins, et telles ont été parmi nous la Suisse et la
Hollande après l'expulsion des tyrans. Mais ces événements
sont rares ; ce sont des exceptions dont la raison se trouve
toujours dans la constitution particulière de l'Etat excepté
(non, mais dans le niveau moral des citoyens). Elles ne
sauraient même avoir lieu deux fois pour le même peuple : car
il peut se rendre libre tant qu'il n'est que barbare, mais il
ne le peut plus quand le ressort civil est usé. En ce cas, les
troubles peuvent le détruire sans que les révolutions le puis-
sent établir, et, sitôt que ses fers sont brisés, il tombe épars
et n'existe plus : il lui faut désormais un maître et non plus
un libérateur! »' — - Combien de fois déjà les événements
n'ont-ils pas donné raison à l'auteur du Contrat social en ceci î
1. Happelous ici, daprès l'excellent ouvrage dEsmeiii sur Gouverneur
Morris (1905), quelques opinions de ce témoin américain sur la Révolu-
tion française qui fut rousseauiste en dépit de Rousseau : « Les hommes
de rAssemblée Nationale ont tous l'esprit romantique et toutes ces idées
romantiques dont heureusement pour les Etats-Unis, nous avons été guéris
avant qu'il fût trop tard... ils portent des idées métaphysiques (mystiques)
dans les affaires de ce monde... Le Tout Puissant lui-même ne pourrait
faire réussir leur constitution à moins de créer une nouvelle espèce
dilemmes... L'homme, animal raisonnant, mais non pas raisonnable, ne
s'instruit que par l'expérience et ne se corrige que parle malheur... Sur-
tout la liberté ne peut s'établir chez un peuple qui n'a pas de moralité...
qui est dans l'extrême corruption. » Il se souvenait que Talleyrand lui
avait recommandé, à titre de lecture récréative, un livra obscène, Le
portier des Chartreux, et il conclut que le solide estomac de la monarchie
est nécessaire pour digérer des mœurs si gâtées. Morris se montre encore
contraire à la Déclaration de Droits telle qu'on 1 a promulguée en France :
celle de chaque Etat particulier, dans sa patrie, contient en effet des
réserves en faveur de certains droits positifs des citoyens et un avertis-
sement sur les devoirs religieux, contrepoids nécessaires des droits civiques.
A la formule qui a été préférée chez nous, il reproche cette fausse sup-
position abstraite (non, mystique encore) que tous les hommes sont pareils
et pareillement raisonnables : schéma fantastique selon lui, mots vagues
et ambigus, rêve d'écolier qui conduit aux plus sanglantes conséquences !
94 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Et ses Considérations sur le gouvernement de la Pologne seront
encore plus sages'.
Mais — comme il arrive en tous ses écrits au surplus — il
a laissé parler sa passion d'abord, et celle-là seulement devait
être écoutée. A son œuvre sociologique et politique s'applique
excellemment déjà l'appréciation pénétrante que M. Lanson
formulait sur le caractère de ses ouvrages, à propos du deu-
xième centenaire de sa naissance (dans les Annales de la
Société J.-J. Rousseau). Presque toujours, indiquait le savant
professeur de Sorbonne, on trouve chez lui l'antidote (ration-
nel) du poison (émotif) qu'il vient de verser à son lecteur ;
mais, après avoir posé deux affirmations antagonistes, il n'en
fait presque jamais la synthèse et ne laisse pas même à ses
clients le sang-froid qu'il leur faudrait pour réaliser cette
synthèse à sa place : « Ici, poursuivait M. Lanson, je touche à
la vraie, à la profonde et ineffaçable contradiction de Rous-
seau.. Tour à tour exalté et déprimé', enthousiaste, puis
haineux, rêveur idyllique et révolté amer, il envenime ou
enflamme de sa passion toutes ses idées... C'est seulement
dans ses reprises de bon sens, dans ses intuitions réparatrices
du réel que le flot de passion s'apaise. Il arrive donc, par néces-
sité, que, chez lui, ce qui lutte, ce qui condamne, ce qui
dénonce, ce qui indigne et soulève semble incomparablement
plus fort et plus séducteur que ce qui retient, modère ou
absout. Ses anathèmes à la propriété, aux riches, sa procla-
mation des haines de classes, ses appels à la lutte des classes,
son âpre accent égalitaire, sa radicale indiscipline, son amour-
Même légalité devant la loi reste à ses yeux une sottise si on la prend au
pied de la lettre. Tout gouvernement est selon lui nécessairement aristo-
cratique, car la démocratie n'est pas un gouvernement du tout « Lors
quune multitude de paresseux et de débauchés peut être réunie et oi'ganisée,
leur envie de la fortune des talents, de la réputation pouira les conduire
à se donner un maître (un César ou un tzar pour écrire le mot à la russe)
pourvu qu'en le faisant ils mortifient et humilient leurs supérieurs ».
Mais ces improvisations demeurent des expédients précaires qui n'arrête-
ront pas longtemps l'anarchie dans sa marche dévastatrice.
LE PHILOSOPHE 95
propre immense jusqu'à V insociahilUé, font, sur ses lecteurs,
une tout autre impression que ses retours de prudence réaliste,
ses considérations des possibilités, ses conseils de discrétion
ou de résignation et toute sa sagesse d'application. Ce n'est
pas uniquement la faute des lecteurs du deuxième Discours
si l'on n'entend pas, dans cette orchestration orageuse des
sentimerits de révolte, la petite chanson calmante ' qui dit
l'impossibilité du retour à l'état de nature et qui persuade la
soumission aux lois. L'œuvre est mère de violence, source
d'intransigeance ; elle lance les âmes simples qui se livrent à
son étrange vertu dans la poursuite éperdue de l'absolu, d'un
absolu qui se réalise aujourd'hui par l'anarchie et demain par
le despotisme social ! » Ces lignes sont tout aussi vraies du
Contrat social et l'auteur de ce commentaire, si remarquable,
ajoute que l'anarchiste est le plus souvent candidat au des-
potisme, car tel est le pli de l'étoffe humaine. — Nous dirons,
dans le vocabulaire dont nous avons fait choix, que tel est le
fruit de la primordiale volonté de puissance ou de l'impéria-
lisme essentiel des êtres. — C'est pourquoi Philippe Cramer,
cet imprimeur genevois qui tut un des admirateurs de Jean-
Jacques, jugeait dès 1764 que .^son livré n'est pas fait pour
les hommes tels qu'ils sont !
1. Relevons par exemple, chez l'ennemi des riches, cette remarque de
psychologie délicate qui lui fait honneur, car de tels sci'upules sont bien
loin de la pensée de ses présents disciples : »( Je n'aime pas la fin de votre
lettre, écrivait-il assez rudement en 1758 à Romilly. fils d'un horloger
enrichi de Genève. Vous me paraissez juger trop sévèrement les riches,
vous ne songez pas qu'ayant contracté dès leur enfance rhille besoins
que nous n'avons pas, les réduire à l'état des pauvres, ce serait les
rendre plus misérables que ceux-ci. // faut être juste envers tout le monde ! »
CHAPITRE II
LES ÉCRITS MORAUX
ET PÉDAGOGIQUES
Si la conception du Contrat social est très certainement
antérieure à celle des Discours, sa publication fut de plusieurs
années postérieure : années pendant lesquelles Rousseau fut
conduit à transférer sur le terrain de la morale proprement
dite l'activité intellectuelle «|u'il avait d'abord consacrée à
peu près uniquement aux questions politiques. De ces difïi-
ciles problèmes, il va parler quelque temps en « philosophe »
rationnel encore, mais déjà en romanesque et en mystique
retourné vers ses complaisances premières, et le mélange
constant de ces deux inspirations antagonistes rendra difficile
le discernement de ce que nous devons rapporter à l'une ou à
l'autre dans les écrits les plus retentissants qui soient sortis
de sa plume. — Nous nous efforcerons toutefois d'opérer ce
discernement de notre mieux afin de faire comprendre et les
services rendus sur c[uelques points par ces ouvrages à la
conception rationnelle de la vie, et les germes de désagréga-
tion morale ou sociale qu'ils renferment, à notre avis, de
façon beaucoup plus profuse. C'est pourquoi ils en ont très
amplement ensemencé l'atmosphère que respirent les âmes
contemporaines.
LE PHILOSOPHE
97
LA LETTRE A D ALEMBERT SUR LES SPECTACLES
ET SON CARACTÈRE AMBIGU
« Dans la dernière visite que Diderot m'avait faite à l'Er-
mitage (en octobre 1757), lisons-nous dans les Confessions,
il m'avait parlé de l'article Genève que d'Alembert avait mis
dans V Encyclopédie. Il m'avait appris que cet article, concerté
avec des Genevois de haut étage, avait pour but l'établisse-
ment de la comédie à Genève... Indigné de tout ce manège de
séduction dans ma patrie, j'attendis avec impatience le
volume de V Encyclopédie où était cet article pour voir s'il n'y
aurait pas moyen de faire quelque réponse qui pût parer ce
malheureux coup... Je trouvai l'article fait avec beaucoup
d'adresse et d'art, et digne de la plume dont il était parti...
Je composai, dans l'espace de trois semaines, la Lettre à
d'Alembert sur les spectacles. » — Ces choses se passaient au
lendemain de la terrible crise morale qui ébranla si profon-
dément Rousseau pendant l'année 1757 et dont nous conte-
rons les péripéties émouvantes. Il pourra donc dire à son cor-
respondant Deleyre vers la fin de 1758 : « J'aime cet ouvrage
plus que les autres, parce qu'il m'a sauvé la vie et qu'il me
servit de distraction dans des moments de douleur où, sans
lui, je serais mort de désespoir ! »
La lettre eut un immense succès. C'est de cette heure que
datent les fanatismes suscités non plus seulement par les
idées, mais par la personnalité morale de son auteur. Aussi
bien la langue moins tendue, moins polémique que dans les
Discours, a-t-elle pour la première fois ces qualités insi-
nuantes, cet attrait indéfinissable qui se retrouvera désor-
98 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
mais dans la plupart des écrits du grand artiste. Les pasteurs
de Genève lui surent un gré infini de son intervention en
faveur des sévères traditions calvinistes et quelques-uns
d'entre eux lui restèrent attachés en dépit des anathèmes
qu'il devait lancer, quelques années plus tard, contre sa cité
et contre sa religion d'origine. La Lettre marquait en outre un
troisième pas en avant du Réformateur nouveau, et, cette
fois, sur le terrain le plus intéressant pour l'âme contempo-
raine. Après avoir protesté contre les abus de la culture dans
son premier Discours et contre l'ensemble des institutions de
son temps dans le second, il s'attaquait (au moins en appa-
rence, car le tond de son cœur était tout autrement disposé,
nous allons le dire) à la conception romanesque de la vie qui a
pénétré si profondément le subconscient dans l'homme
moderne. De ce moment, son époque allait lui devenir plus
attentive encore, et peut-être d'autant plus qu'elle sentit
fort bien ce que lui-même a tant de fois avoué dans la suite :
c'est-à-dire que ce censeur sévère de la morale des romans
était leur secret adepte et même un adepte incroyablement
passionné, comme nous le savons.
Poursuivons plutôt la lecture du passage des Confessions
que nous venons de rappeler : « Jusqu'alors, l'indignation de
la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon. La tendresse et la dou-
ceur d'âme m'en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je
n'avais été que spectateur m'avaient irrité ; celles dont j'étais
devenu l'objet m'attristèrent, et cette tristesse sans fiel
n'était que celle d'un cœur trop aimant, trop tendre qui,
trompé par ceux qu'il avait crus de sa trempe, était forcé de
se retirer au dedans de lui ! » Nous dirons bientôt ce qu'il
faut penser de cette interprétation des rapports qui unirent
Rousseau à ses amis de ce temps. « Sans m'en apercevoir,
reprend-il cependant, je décrivis dans mon livre ma situation
actuelle ; j'y peignis Grimm, M"^® d'Épinay, M^"^ d'Houdetot,
Saint-Lambert, moi-même. En l'écrivant, que je versai de
délicieuses larmes ! Hélas on y voit trop bien que l'amour,
cet amour fatal dont je m'efforçais de me guérir, n'était pas
LE PHILOSOPHE 99
encore sorti de mon cœur. A tout cela se mêlait un certain
attendrissement sur moi-même qui me sentais mourant et
qui croyais faire au public mes derniers adieux... Voilà les
secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage
et qui tranche si prodigieusement avec celui du précédent î »
C'est-à-dire avec le second Discours.
Oui certes, ce philosophe, toujours stoïque en apparence
et adversaire du théâtre romanesque pour sa ville natale,
était, au cours des deux années précédentes, revenu en
réalité, corps et âme, à ses romanesques propensions de jeu-
nesse, et revenait alors au mysticisme fénelonien qui avait
prospéré vingt ans plus tôt dans son âme, au cours d'une crise
de thanatophobie de même caractère et d'analogue origine.
L'initiateur du Romantisme se fait donc nécessairement
sentir cette fois sous le sage prétendu qui persiste encore,
mais sans nulle conviction désormais, dans un rôle dispropor-
tionné à ses forces psychiques. En réalité, il est pleinement
sorti dès lors de la période de vertueuse « effervescence » dans
laquelle l'avait jeté et maintenu quelque temps sa volonté
de puissance, lorsqu'il entrevit la possibilité de conquérir
sur cette voie la renommée : délicieuse satisfaction pour un
amour-propre si longtemps sans pâture ! « Cet écrit, indique-
ra-t-il encore à Deleyre, est bien loin de la prétendue méchan-
ceté dont vous parlez. 11 est lâche et faible (au point de vue
moral). Les méchants n'y sont plus gourmandes. Vous ne
m'y reconnaîtrez plus! » — Son époque l'y reconnut sans
hésitation toutefois, tant la transition y est habilement
ménagée entre le point de vue plutarchien des Discours et
l'attitude le plus souvent érotico-romanesque qui sera celle
de VHéloïse [alors en bonne voie d'achèvement]. La Lettre
suscita, dit-on, plus de quatre cents brochures d'apologie ou
de critique. En voici les arguments principaux.
Certes, objectait l'auteur à d'Alembert, le théâtre affiche
la prétention de réformer les mœurs par le spectacle des
châtiments ou tout au moins des inconvénients du vice. Si
pourtant un auteur qui entreprend de peindre les passions
BIBLIOTHECA
100 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
humaines n'avait grand soin de flatter habilement ces pas-
sions exigeantes, ses clients seraient bientôt lassés de le suivre
et son œuvre tomberait à plat. A quoi donc se verra-t-il
incliné par ces dispositions de son public ? A marquer quel-
ques passions de couleurs odieuses, mais à prendre grand
soin que ces passions de rebut servent toujours à en jaire
valoir d'autres qui ne sont pas plus légitimes, quoiqu'il les
sache davantage à la convenance de ses auditeurs. En fin de
compte, la raison seule se verra interdire de porter la parole
en cette affaire, car l'émotion, le trouble, V attendrissement, qui
sont les fruits de la littérature erotique, préparent fort mal à
surmonter ou même à régler ses passions ; les impressions
vives et touchantes dont on se fait une douce habitude sont, en
tous cas, les moins propres à favoriser une si difficile entrer
prise.
Depuis Corneille et Molière, poursuit Rousseau (mais, en
réalité, dès longtemps avant ces maîtres de la scène), on ne
voit réussir au théâtre que des romans sous le nom de pièces
dramatiques. On nous dira bien que les passions désordonnées
dont ce théâtre romanesque nous offre le spectacle sont
suivies de désappointements et de peines ; mais pourquoi
l'image de ces peines efîacerait-elle le souvenir des « trans-
ports de plaisir » qui les ont précédées sous nos yeux, trans-
ports que les auteurs n'ont pas manqué de peindre sous les
plus vives et les plus attrayantes couleurs ? La première loi
de leur art n'est-elle pas de réussir ? C'est pourquoi ils pur-
geront bien volontiers les passions qu'on n'a pas, pourvu
qu'on les laisse fomenter hypocritement celles qu'on a ! —
L'amour est le règne des femmes, insiste Jean- Jacques ; ce
sont elles qui, nécessairement, donnent la loi dans ce domaine
parce que, selon l'ordre de la nature, la résistance leur appar-
tient et que les hommes ne peuvent vaincre cette résistance
qu'aux dépens de leur liberté. Un effet naturel du théâtre
romanesque sera donc d'étendre l'empire du sexe, de faire des
femmes et des jeunes filles les précepteurs du public, de leur
donner sur l'âme du spectateur le même pouvoir despotique
LE PHILOSOPHE
101
qu'elles exercent sur leurs amants. « Pensez-vous, Monsieur,
écrit en propres termes le contradicteur de d'Alembert après
cet excellent exposé, pensez-vous qu'un tel ordre [social]
soit sans inconvénient, et que, en augmentant avec tant
de soins l'ascendant des femmes, les hommes en seront
mieux gouvernés ? »
La même cause qui, dans nos pièces tragiques ou comiques,
donne l'ascendant aux femmes sur les hommes, le donne
encore aux amoureux sur les barbons, aux jeunes gens sur les
hommes mûrs : autre renversement des rapports naturels
qui n'est pas moins répréhensible ! « Observez, insiste en
effet Rousseau, observez à Paris dans une assemblée l'air
suffisant et vain, le ton ferme et tranchant d'une impudente
jeunesse, tandis que les anciens, craintifs et modestes, ou
n'osent ouvrir la bouche, ou sont à peine écoutés ! » 11 avait
déjà parlé sur ce ton dans son premier Discours, ainsi que nous
l'avons dit, et c'était sans doute en conséquence de ses
dispositions à morigéner ses contemporains. Quand il sera
devenu ouvertement romancier, comme il l'est dès lors en
secret, il s'appuiera avec orgueil, avec prédilection sur le
suffrage des femmes ou des jeunes gens et ses continuateurs
feront de même. Lamartine se vantait, dit-on, volontiers de
ces adhésions qui le dispensaient de compter avec les autres.
Rousseau ne reproche pourtant pas précisément au théâtre
romanesque d'inspirer des passions criminelles ; il l'accuse de
disposer l'âme à des sentiments trop tendres qu'il faudra
presque nécessairement satisfaire ensuite aux dépens de la
vertu. Les douces émotions dont ce théâtre est prodigue ne
donnent pas immédiatement de l'amour, dit-il, mais elles
préparent à en ressentir. Les vives images d'une tendresse
innocente ne sont-elles pas aussi douces, aussi séduisantes,
aussi capables d'échauffer un cœur sensible que celles d'un
amour criminel dont l'horreur du vice fournira tout au moins
le contrepoids ? Voyez plutôt la Bérénice de Racine. Chacun
ne voudrait-il pas, au fond du cœur, que Titus se laissât
vaincre à la lin ? Les tableaux d'amour feront toujours plus
102 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
d'impression que les maximes de la sagesse et l'effet d'une
tragédie est indépendant de son dénouement : « Je serais très
curieux, écrit le défenseur des mœurs genevoises, de trouver
quelqu'un, homme ou femme, qui s'osât vanter d'être sorti
d'une représentation de Zaïre bien prémuni contre l'amour ?
Pour moi, je crois entendre chacun des assistants dire en son
cœur à la fin de la tragédie : Ah ! qu'on me donne une Zaïre,
je ferai bien en sorte de ne pas la tuer ! — Nulle autre tragédie
ne montre avec plus de charme le pouvoir de l'amour et
l'empire de la beauté, et on y apprend, par surcroît de profit,
à ne pas juger sa maîtresse sur les apparences... Qu'on nous
peigne au surplus l'amour comme on voudra, il séduit, ou ce
n'est pas lui ! wS'il est mal peint, la pièce est mauvaise ; s'il
est bien peint, il offusque tout ce qui l'accompagne. Ses com-
bats, ses maux, ses souffrances le rendent plus touchant encore
que s'il n'avait nulle résistance à vaincre. On se dit malgré
soi qu'un sentiment si délicieux console de tout ; on prend
de la passion ce qui mène au plaisir, on en laisse ce qui tour-
mente. »
Quelle connivence profonde, derrière la critique apparente,
entre Voltaire, habile serviteur des propensions romanesques
de son public parisien, et Rousseau romanesque aussi de nais-
sance, puis hôte assidu de nos théâtres. Et com.bien ce dernier
a parlé juste en avertissant ses fidèles que le point de vue
plutarchien de ses Discours était profondément modifié, sans
qu'il en voulût encore publiquement convenir, dans l'ouvrage
qui les suivit immédiatement sous sa plume. Car son séjour
à l'Ermitage et son amour enflammé pour M"^^ d'Houdetot
avaient trouvé place entre ces deux manifestations de sa
pensée ! — Nous percevons désormais les accents enchanteurs
qui, prolongés peu après par les lettres brûlantes de VHéloïse,
ont transporté sur un tout autre terrain que ses premiers
écrits, sur le terrain spécifiquement passionnel, l'influence et
la réputation de l'auteur. A l'heure où il jetait sur le papier
ses protestations contre le théâtre romanesque, il avait déjà
décidé dans son esprit la publication de la Julie, cette œuvre
LE PHILOSOPHE 103
follement romanesque pour une si grande part, et dont il ne
s'était justifié à ses propres yeux quand il en commença la
rédaction que par le ferme propos d'en garder les langou-
reuses imaginations pour lui seul. Aussi a-t-il vu mieux que
personne à quel point il se rendit coupable de contradiction
en cette heure décisive de sa carrière, puisque, dans la grande
préface dialoguée de son roman (la seconde en date), il écrira
nettement : « Sou venez- vous que je songeais à faire imprimer
ces lettres (celles qui composent la Julie) quand j'écrivis
contre les spectacles et que le soin d'excuser un de mes écrits
ne m'a pas fait altérer la vérité dans l'autre. Je me suis accusé
d'avance, plus fortement peut-être que personne ne m'accusera !
Voulez-vous qu'on soit toujours conséquent ? Un des écrits
au moins portera de bons fruits ! » Par malheur, ce fut celui
qui devait être le moins lu, de beaucoup.
vS'est-il cependant accusé avec autant de force qu'il le croit ?
Que de précautions oratoires, au contraire, pour faire accepter
du lecteur l'attitude antiromanesque que lui impose encore
à ce moment sa précédente « effervescence » vertueuse et
l'objet même de sa protestation patriotique î Que de conces-
sions tacites à l'érotisme traditionnel pour s'assurer, une fois
encore, le succès, ce but nécessaire de tout artiste, comme il
vient de le rappeler. Écoutons plutôt les humbles accents de
sa préface : <■< Depuis que je ne vois plus les hommes (après sa
retraite à la campagne), j'ai presque cessé de haïr les méchants.
J'espère qu'on ne me trouvera plus cette âpreté qu'on me
reprochait, mais qui me faisait lire... Je suis au-dessous de
moi-même. Un instant de fermentation passagère a produit
en moi quelques lueurs de talent ; il s'est montré tard, il
s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel,
je suis rentré dans le néant... Lecteur, recevez ce dernier
ouvrage avec indulgence, car, pour moi, je ne suis plus ! )>
C'était le contraire même de la réalité, car son talent s'épa-
nouissait précisément à l'heure où, renonçant à une attitude
pour lui trop pénible à tenir, il retournait, une dernière fois
masqué à demi de stoïcisme factice, vers ses propensions
104 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
roiiianesques de fond et redevenait enfin lui-même. Une nou-
velle carrière érotico-mystique s'ouvre à cet instant devant
le pseudo-rationnel d'une heure. Il va donner au mysticisme
passionnel un essor que le christianisme rationnel avait
quelque peu entravé jusque-là, au cours de l'évolution roma-
nesque. Son Messianisme se pose et s'affirme déjà dans ce
livre de transition dont l'importance est décisive. Il mesure
avec effroi mais avec une tacite complicité de tout son être,
la grandeur du péril érotico-romanesque pour sa petite patrie
que le christianisme rationnel a fait ce qu'elle est dans le
monde ! Il n'hésitera pourtant pas à mettre peu après ses
concitoyens en mesure de lire, ne fût-ce que par curiosité, le
plus insidieux des romans, sous le prétexte, inacceptable, qu'il
l'écrivit seulement pour les Français !
Il n'ignorait pourtant pas la secrète fragilité de ses compa-
triotes, puisqu'il écrivait d'eux à d'Alembert : « J'ajouterai
que les objets trop passionnés sont plus dangereux à nous
montrer qu'à personne parce que nous n'avons naturelle-
ment que trop de penchants à les aimer. Sous un air flegma-
tique et froid, le Genevois cache une âme ardente et sensible,
plus facile à émouvoir qu'à retenir... Dans ce séjour de la
raison, le levain de la mélancolie fait souvent fermenter
l'amour. Les hommes n'y sont que trop capables de sentir les
passions violentes, les femmes de les inspirer ! » Nous avons
vu que, par l'histoire de sa famille, paternelle aussi bien que
maternelle, il en savait quelque chose ! « L'amour, pour-
suit-il cependant, l'amour même y prend le masque de la
vertu pour la surprendre. Il se pare de son enthousiasme, il
usurpe sa force ; il affecte son langage ! » Qu'avait-il fait
autre chose la veille avec M"^^ d'Houdetot et que fera Saint-
Preux près de Julie ? « Quand on s'aperçoit de l'erreur, qu'il
est tard pour en revenir !... On triomphe aisément d'un faible
penchant, mais celui qui connut le véritable amour et qui l'a
su vaincre, ah I pardonnons à ce mortel, s'il existe, d'oser
prétendre à la vertu ! » C'est, sous une forme délicieusement
mélodique dès lors, l'aveu de sa réelle disposition d'âme à cette
LE PHILOSOPHE 105
heure de son existence ; aveu qui fut suffisamment compris
des intéressés pour faire accepter de l'opinion avec trans-
port un écrit si fort « inactuel » en apparence, si sévère à toutes
les prédilections du public.
Quant au reproche de contradiction entre sa conduite et ses
leçons, reproche qu'il avait maintes raisons de redouter dès
lors, il se hâta de le prévenir dans une note significative : « On
dira : cet homme ne peut souffrir la comédie ! — J'aime la
comédie à la passion. — Il a de l'aversion pour les femmes ! —
Je ne serai que trop bien justifié là-dessus ! » Sans doute par
les échos de son roman d'Eaubonne et par la publication dès
lors projetée de VHéloïse qu'il laissa volontiers considérer
comme une autobiographie discrète, afin d'en augmenter le
retentissement. « Racine me charme, ajoute-t-il. Je n'ai
jamais manqué volontairement à une représentation de
Molière ! » Que lui restait-il après cela d'autorité pour avertir
ses concitoyens que l'introduction de la comédie à Genève
était leur perte assurée ? Mais l'opinion de son temps lui a
passé bien d'autres non-sens.
II
l'aspect rationnel de I^'HÉLOISE
Peu de mois après la Lettre à d' Alembert, la publication de
Julie ou la nouvelle Héloïse venait donner à la réputation de
Rousseau un incroyable essor. Ce roman pourrait être défini
comme un cours de morale rationnelle et chrétienne, encadré
de deux épisodes qui se rattachent à la plus suspecte tradition
romanesque, celle du xvi^ siècle galant. Au début se place
une séduction domestique sous un vernis de platonisme insi-
106 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
dieux ; au dénouement se développe un demi-adultère en
pensée, également fardé de platonisme et défendu par une
conclusion abondamment émotive. — Nous dirons ici quelques
mots de l'aspect « philosophique » du roman, — au sens
rationnel du mot de philosophie, qui est science de la sagesse,
— nous réservant de portraiturer plus loin son héros, dont la
postérité devait être innombrable : le précepteur et l'amant
de Julie, Saint-Preux.
Les deux pj-emières parties du roman, la seconde surtout,
offrent çà et là des lettres aux prétentions moralisatrices qui
alternent avec les diverses étapes de la séduction de Julie ;
l'auteur y traite ex professa, sous le couvert de ses person-
nages, du duel, du préjugé de naissance, de la noblesse, des
lectures à choisir, du Paris de Louis XV, de l'art dramatique
et musical en France, des femmes françaises, etc.. C'est tou-
tefois vers le milieu de la III^ partie seulement que s'ouvre l'in-
termède proprement rationnel dont nous avons dit plus haut
le caractère. Une longue lettre de Julie raconte à son ancien
amant son mariage, presque contraint, avec le baron de
Wolmar. Aux pieds des saints autels, elle a senti s'opérer
dans son cœur la révolution qui trahit la présence de la grâce
divine : « Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup
le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du
devoir et de la nature. » Ce miracle, — et il n'y fallait rien
moins sans doute, — inaugure la portion morale du roman de
Rousseau, que fermera la très singulière inspiration de Wol-
mar, rappelant près de son épouse l'homme qui l'a rendue
mère avant son mariage.
Ses amis et parents, M. et M™^ d'Orbe, expose alors la
jeune femme, sont d'excellents époux quoiqu'il n'y ait pas
entre eux d'amour, au sens romanesque de ce terme ; ils lui
serviront désormais d'exemple et elle tiendra son serment
conjugal jusqu'à la mort, car le Dieu du mysticisme passion-
nel s'est alors effacé pour elle devant le Dieu du Ghristia-
nism.e rationnel, celui qui fonde et soutient la famille. « Qui
m'a mise sous la sauvegarde d'un époux vertueux, sage.
LE PHILOSOPHE 107
aimable par son caractère et même par sa personne ? Qui me
permet d'aspirer enfin au titre d'honnête femme et me rend
le courage d'en être digne ? Je le vois, je le sens, la main secou-
rable qui m'a conduite à travers les ténèbres est celle qui
lève à mes yeux le voile de l'erreur ! » A savoir, de l'erreur
platonique et romanesque dans laquelle, en compagnie de
son amant, elle a vécu des années d'illusion. « L'auteur de
toute vérité, reprend-elle, n'a point souffert que je sortisse
de sa présence coupable d'un vil parjure... Providence éter-
nelle, tu me rappelles au bien que tu m'as fait aimer !... Je
veux aimer l'époux que tu m'as donné... Je veux tout ce qui
se rapporte à l'ordre de la nature que tu as établi et aux règles
de la raison que je tiens de toi... Ne permets plus que l'erreur
d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie ! » Julie
s'écarte ici des héroïnes de Marguerite de Navarre ou de Ban-
dello pour se rapprocher de celles qui émurent les premières
la précoce sensibilité de Jean- Jacques enfant, la Statira de
Cassandre, ou la Mariamne de Cléopâtre, ces beaux romans
stoïco-chrétiens de notre siècle classique.
Et, sous la plume de M"^® de Wolmar, voici venir une discus-
sion plus approfondie du platonisme insidieux : « Je me sentais
bien née et me livrais à mes penchants... Je suivais, pour toute
lumière, la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour
me perdre... Que le caractère et l'amour du beau soient
empreints par la nature au fond de mon âme (souvenir du
platonisme de Shaftesbury, naguère paraphrasé par Diderot),
j'aurai ma règle aussi longtemps qu'ils ne seront point défi-
gurés. Mais comment m' assurer de conserver toujours dans
sa pureté cette effigie intérieure qui n'a point, parmi les êtres
sensibles, de modèle auquel on puisse la comparer ?... La
conscience s'altère et se modifie insensiblement dans chaque
siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu selon l'in-
constance et la variété des préjugés. Adorez l'Éternel, mon
digne et sage ami, etc.. » D'ailleurs, cette belle déclaration de
Julie est coupée çà et là de sophismes et présentée par elle
comme un plaidoyer contre la raison dont se targuent les phi-
108 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
losophes, à cette heure abhorrés de Jean-Jacques. Mais on
n'en peut pas moins tirer de sa longue homéUe un éloquent
plaidoyer pour la morale rationnelle, élaborée par la sagesse
antique et l'église chrétienne en matière de relations conju-
gales.
La lettre suivante de M™« de Wolmar se maintient dans
cette sphère élevée ; on y trouve un portrait apologétique de
son mari, le sage vraiment digne de ce nom, et qui est en
réalité ce que lord Bomston croit être seulement, « bien supé-
rieur à tous nous autres gens à sentiments^ qui nous admirons
tant nous-mêmes, car le cœur trompe en mille manières et
n'agit que par un principe toujours suspect ! » Ce qui est la
négation même du rousseauisme moral, issu du quiétisme
féminisé, et ce qui est revenir par un détour à la conception
du péché d'origine. — L'amour, poursuit M^^ de Wolmar
avec autorité, n'est pas nécessaire pour conclure un heureux
mariage ; certaines convenances, moins encore de condition
et d'âge que de caractère et d'humeurs (ceci pour ne pas trop
humilier Saint-Preux), suffisent entre deux époux et per-
mettent qu'il résulte de leur union un attachement très
tendre qui, pour n'être pas précisément l'amour, n'en est pas
moins doux et n'en est que plus durable. On ne s'épouse point
pour penser uniquement l'un à l'autre, mais pour remplir
conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudem-
ment la maison et élever ses enfants. Il n'y a point de passion
qui nous fasse une si forte illusion que l'amour. « Je ne vous ai
jamais vu qu'amoureux. Que sais-je ce que vous seriez devenu
cessant de l'être ?... Mon ami, le ciel éclaire la bonne intention
des pères (celle de M. d'Étange !) et récompense la docilité
des enfants... Je serais libre encore, ce n'est pas vous que je
choisirais, c'est M. de Wolmar... Veuve, je ne prendrai jamais
un autre époux ! » Il est vrai que, dans une note ajoutée après
la première édition, une interprétation grossière de l'auteur
vient déflorer et dégrader cette résolution si critiquée, dit-il.
Il insinue que Julie se sentant toujours tentée par Saint-
Preux, aurait voulu pour ainsi dire couper les ponts derrière
LE PHILOSOPHE 109
elle et s'interdire, par un engagement solennel, une perspective
à laquelle elle songerait trop sans cela. Elle « met ses sens du
jiarti de sa vertu » ! Sans doute Rousseau a-t-il espéré faire
accepter plus facilement, par ses lecteurs romanesques, la
fermeté d'âme de son héroïne au prix de cette fâcheuse addi-
tion.
Julie ordonne à son séducteur de ne lui plus jamais écrire
(interdiction qu'elle lèvera plus tard). Pour les communica-
tions indispensables, il devra s'adresser à leur amie commune,
Mme d'Orbe. Enfin, elle va jusqu'à formuler cette rétractation
courageuse, qui a été si peu prise en considération par l'école
rousseauiste : « Je frémis quand je songe que des gens qui por-
taient l'adultère au fond de leur cœur (car ils en avaient formé
le projet avant cette cérémonie religieuse du mariage qui a
converti M™^ de Wolmar) osaient parler de vertu ! Savez-vous
bien ce que signifiait pour nous un terme si respectable et si
profané tandis que nous étions engagés dans un commerce
criminel? C'était cet amour forcené dont nous étions embrasés
Fun et l'autre qui déguisait ses transports sous ce saint enthou-
siasme pour nous les rendre encore plus chers et nous abuser
plus longtemps. Choisissez donc, pour aller au bonheur, une
route plus sûre que celle qui nous a si longtemps égarés. »
La IV® partie du roman peint le bonheur paisible du ménage
"Wolmar après six années d'union heureuse. Elle renferme un
long exposé des relations que ce ménage modèle entretient
avec ses domestiques : relations rationnelles au total (quoique
romanesques encore en certains détails) et pratiquées au
surplus de tout temps par les aristocraties que l'expérience
façonne au commandement intelligent des hommes, tels qu'ils
sont. Nous apprenons d'ailleurs que le baron d'Étange, qui a
des façons bien plus despotiques, est aimé de ses serviteurs
autant que sa fille et son gendre. — Une autre lettre décrit
r « Elysée » des Wolmar, ce verger clos et abandonné jusqu'à
un certain point aux frondaisons ou floraisons spontanées de
la nature : c'est un écho des conceptions anglaises du temps
sur l'art des jardins.
110 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
La V^ partie reste le plus souvent dans le ton de la IV®.
Julie y propose à Saint-Preux ses vues sur l'ascétisme
modéré qui est un des préceptes de la morale stoïco-
chrétienne, parce qu'il est un éducateur de la volonté. Elle
s'impose, dit-elle, avec assiduité des privations, non de ces
privations pénibles ou douloureuses qui blessent la Nature
et dont son Auteur dédaigne l'hommage insensé (fakirisme) ;
mais des privations passagères et mesurées qui conservent à la
raison son empire ; car elle entend rester maîtresse d'elle-
même, accoutumer ses passions à l'obéissance, plier tous ses
désirs à la règle de vie qu'elle s'est prescrite. Et, par exemple,
elle a meublé, au premier étage de son habitation, une petite
salle à manger, dite « salon d'Apollon » où elle donne de temps
en temps des repas de famille que ne gêne pas la présence
habituelle des domestiques à la table de leurs maîtres. Mais
ces agapes restent, de par sa ferme volonté, exceptionnelles :
« Tous les jours, ce serait trop agréable, dit-elle, et l'ennui
d'être sans cesse à son aise est le pire de tous. » Puis vient la
description, jadis fameuse, d'une « matinée à l'anglaise » que
l'on passe tous ensemble, mais chacun absorbé par ses occu-
pations du moment et« dans le silence de l'amitié ». Ce qu'on
dit à un ami peut-il jamais valoir en effet ce que l'on ressent
à ses côtés ? Une étreinte contre la poitrine, le soupir qui la
suit expriment bien plus que des paroles ! — Enfin le système
d'éducation des jeunes Wolmar est longuement exposé, mais
nous nous réservons d'en parler à propos de l'Emile.
Des commentaires sur l'attitude religieuse du baron de
Wolmar procèdent également d'un sens droit. Russe de natio-
nalité et par conséquent élevé dans le rite grec, puis longuement
établi en pays catholique, ce gentilhomme n'est venu que
tard en pays « chrétien » (réformé), par malheur. Aussi, dans
l'innocence d'une vie sans reproche, demeure-t-il sceptique
en matière de foi et porte-t-il au cœur l'affreuse paix des
méchants sur les choses de l'Au-delà, sans être méchant lui-
même. Julie, de tout temps fort pieuse, ne peut supporter la
pensée de voir un réprouvé dans le père de ses enfants. Elle
LE PHILOSOPHE 111
s'en plaint souvent à Saint-Preux, alors devenu précepteur
de ses fils par la volonté de son mari : « Si le ciel me refuse,
dit-elle, la conversion de cet honnête homme, je n'ai plus
qu'une grâce à lui demander, c'est de mourir la première ! »
Prière qui sera exaucée, comme on le sait, mais préparera la
conversion de Wolmar, que Jean-Jacques fait prévoir au
terme de son récit : et ce trait exaspéra de tout temps les rous-
seauistes anticléricaux, tels que Michelet. Ajoutons que Wol-
mar ne laisse rien soupçonner de son incroyance au vulgaire ;
il assiste régulièrement aux offices publics et se conforme, en
toutes choses, aux usages religieux établis dans le pays qu'il
habite.
Bien que dominée et presque remplie par la mort érotico-
mystique de M™^ de Wolmar, la VP partie de VHéloïse
a encore quelques pages teintées de christianisme rationnel.
Rousseau avait lu Murait et Marie Huber pendant son séjour
de 1754 à Genève ; il était resté sous l'impression de leur mys-
ticisme calviniste. Il traite donc de la prière dans sa lettre
sixième. « Selon vous, écrit Julie à Saint-Preux (car ils ont
alors repris leur correspondance), cet acte d'humilité ne nous
est d'aucun fruit. Ce n'est pas là, vous le savez, la doctrine
de Saint-Paul ni celle que professe notre église. Nous sommes
libres, il est vrai, mais nous sommes ignorants, faibles, portés
au mal ! Et d'où nous viendraient la lumière et la force si ce
n'est de Celui qui en est la source ? » Voilà donc une fois de
plus la « bonté naturelle » — au sens qui sera préféré par Jean-
Jacques pendant sa vieillesse, — reniée pour laisser place à
la psychologie chrétienne de la concupiscence originelle.
Puis, dans la lettre suivante, Julie continuera de justifier
par des arguments excellents sa dévotion désormais plus
éclairée que dans le passé. « Avec du sentiment et des lumières
(?), j'ai voulu me gouverner et je me suis mal conduite... Je
crois valoir autant qu'une autre et mille autres ont vécu plus
sagement que moi... Comment font celles qui résistent ?
Elles ont un meilleur appui. » Tel est, dans ses grandes lignes,
l'aspect rationnel de VHéloïse, concentré presque tout entier
112 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
dans le personnage de Julie, entre sa jeunesse folle et sa mort
discutable; il a contribué à rassurer maint lecteur sur l'inspi-
ration romanesque et sur la morale romantique qui s'étalent
en revanche dans le reste de l'ouvrage. C'était l'écho de l'édu-
cation chrétienne de l'auteur, des leçons de M. Lambercier et
de ses féneloniennes méditations des Charmettes ; car si la
morale de Fénelon a quelques côtés suspects que son disciple
Jean- Jacques a trop largement développés par ailleurs, elle
garde aussi bien des traits du haut enseignement rationnel
dont le prélat avait le dépôt, comme pasteur des âmes.
III
LA PÉDAGOGIE DE ROUSSEAU AVANT ïu' EMILE
A la fin de l'année 1740, le jeune précepteur engagé par
M. de Mably pour s'occuper des enfants de ce magistrat lui
présenta par écrit un Projet pour l'éducation de M. de Sainte-
Marie, son fils aîné. De même que les commentaires de Féne-
lon sur V Éducation des filles, ouvrage de sa jeunesse, sont beau-
coup plus rationnels que ses vues ultérieures sur le même sujet
après sa prise de contact avec M"^^ Guy on, ainsi le Projet de
Rousseau reflète honnêtement les persuasions, suffisamment
sages encore, de la première moitié du xviii® siècle sur les
méthodes convenables à la formation d'un jeune gentilhomme ^
1. Il avait lu dans Clélie le plan d'éducation de Brutus, le futur libéra-
teur de Rome, par Danio, fille du sage Pythagore (II« partie, livre I). « On
ne lui apprit rien que par raison et non pas seulement par simple efFoi't
de mémoire : elle disait qu'il fallait donner une honnête liberté à tous
ceux qui commencent de vivre et que la vertu devait avoir une espèce de
jeunesse, si l'on peut parler ainsi, pendant laquelle les fêtes, les jeux et
les plaisirs innocents fussent permis, de peur que l'âme ne se rebutai
LE PHILOSOPHE 113
Pas de châtiments corporels qui avilissent et dégradent ;
former le cœur avant de façonner le jugement et l'esprit,
mais faire naître sans délai le goût de l'étude chez cet enfant
de huit ans qui témoigne encore « une aversion horrible pour
tout ce qui sent l'application » car « on a beau parler au désa-
vantage des études, lâcher d'en anéantir la nécessilé el d'en
grossir les mauvais effets, il sera toujours beau et utile de
savoir, etc.. » Voilà qui est aux antipodes du rousseauisme
mystique ; en revanche on trouve déjà dans ce mémoire cer-
tains de ces procédés de formation assez puérils qui devien-
dront plus franchement romanesques avec le temps et tien-
dront tant de place dans Emile. Ainsi, par un geste convenu
d'avance (en désignant du doigt soit les boutons, soit les bou-
tonnières de son habit à la française) le gouverneur rensei-
gnera les parents, dès son entrée dans la pièce où ils se
tiennent, sur la satisfaction que lui a donnée dans la journée
son élève ; et ils traiteront aussitôt le bambin en conséquence,
comme s'ils étaient doués du don de divination. Mais il est
permis de penser qu'un enfant éveillé chercherait bientôt
l'explication de ce quotidien miracle et ne tarderait pas sans
doute à la trouver. En 1743 ou 1745, Rousseau retoucha ce
mémoire au profit des Dupin, ses protecteurs, pour l'éducation
de leur plus jeune fils, M. de Ghenonceaux, dont il eut à
s'occuper un instant ; il n'en modifia pas toutefois le carac-
tère raisonnable, engagé qu'il était alors dans la période à
peu près purement philosophique et rationnelle de sa pensée.
— Enfin, s'il fallait en croire les souvenirs, toujours sujets
à caution, de M^^ d'Epinay, l'hôte de l'Ermitage aurait
conservé jusqu'en 1757 des idées fort réalistes et parfaitement
sensées en matière d'éducation.
d'abord de toutes les difficultés et ne se trouvât accablée de ce qui devait
la rendre capable de ne le pouvoir jamais être par la mauvaise fortune ! »
Mais Madeleine de Scudéry estime qu'il faut inspirer avant tout aux
enfants l'amour de la gloire qu'ils doivent toujours préférer aux impulsions
de leur tempérament ; et l'auteur d'FJmile n'a pas accepté de celui d'Ar-
tamène cette ferme suggestion.
8
114 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Quoi qu'il en soit de cette dernière indication, voici ce que
nous apprennent les Confessions sur les origines de la péda-
gogie proprement rousseauiste. « Je méditais depuis quelque
temps (en 1756) un système d'éducation dont M^^ (Dupin)
de Chenonceaux (née Rochechouart et femme de celui dont
nous venons de parler), que celle de son mari faisait trembler
pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité de l'amitié
faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-même
(que les ouvrages alors projetés par lui) me tenait au cœur
plus que tous les autres. Aussi, de tous les sujets dont je viens
de parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. » Ce
livre mené à bonne fin fut VÉmile.
On peut, croyons-nous, considérer les vues de Rousseau
sur l'éducation comme l'extension à l'individu humain des
idées exposées par lui sur la jeunesse et la genèse des sociétés
humaines dans le Discours sur l'inégalité, ou, si l'on veut,
comme une psychologie et une morale qui s'apparenteraient
de fort près à la sociologie et à la politique proposées dans ce
Discours. Il prescrit en effet de maintenir longuement l'enfant
dans ce stade de nullité intellectuelle qui prépara selon lui
l'éclosion de la société telle qu'il eût été désirable de la voir
rester toujours. De la sorte, aussitôt que la raison viendra
éclairer spontanément et soudainement son cerveau vers
l'adolescence, elle ne trouvera devant elle aucune habitude
prise qui puisse faire obstacle à sa céleste lumière. Emile,
devenu bon sans aucun effort parce qu'on aura patiemment
attendu l'âge marqué par le Dieu-Nature pour l'éclosion de
la bonté naturelle en son âme, évitera que cette bonté se cor-
rompe, restera bon sa vie durant et ne connaîtra pas le troi-
sième état d'esprit, celui de méchanceté qui est le sort des
hommes constamment mal élevés jusqu'à Jean- Jacques,
comme il fut le destin des sociétés mal inspirées par leur
goût prématuré pour le savoir. — Encore une fois, c'est
ici la commode psychologie du Quiétisme qui cherche à se
faire accepter par le sens déjà philosophique et rationnel
de l'époque, en lui consentant quelques concessions pour les
LE PHILOSOPHE 115
reprendre aussitôt et conclure à sa morale de veulerie tendre.
Par malheur, loin qu'il y ait en réalité illumination de rai-
son, épanouissement de bonté sans effort après la nullité de
l'être « féroce » que nous a montré le second Discours^ on cons-
tate à tous les stades de la vie individuelle comme de la vie
sociale, le déploiement de la volonté de puissance plus ou
moins éclairée par l'expérience personnelle ou transmise ; on
constate la lutte plus ou moins réglée par les enseignements
de la tradition. C'est pourquoi l'éducation, comme la poli-
tique doit être tournée très souvent contre la Nature, impéria-
liste irrationnelle en son essence, afin de lui procurer une
certaine adaptation sociale : <■(■ Vous dites très bien, écrira
Rousseau lui-même à son admirateur le Genevois Cramer
en 1764, qu'il est impossible de faire un Emile. Mais je ne
puis croire que vous preniez le livre qui porte ce titre pour
un vrai traité d'éducation. C'est un ouvrage, assez philoso-
phique, sur ce principe avancé par l'auteur dans d'autres
écrits, que l'homme est naturellement bon. Pour accorder ce
principe avec cette autre vérité, non moins certaine, que les
hommes sont méchants, il fallait, dans l'histoire du cœur
humain, montrer l'origine de tous les vices... C'est ce que
j'ai fait dans ce livre, souvent avec justesse et quelquefois
avec sagacité. » En réalité, posant une contre-vérité en « prin-
cipe » et cherchant à l'accorder avec une vérité d'expérience
(à cela près, nous l'avons dit, que « méchant » n'est pas le
mot convenable à caractériser l'humaine nature), il n'a pro-
duit et ne pouvait produire qu'une suite d'assertions arbi-
traires ou contradictoires. Utile, frappant même, quand il est
d'accord avec les faits, il est tranquillement hors de sens quand
il écoute sa psychologie romanesque de rêve.
On trouve dans VHéloïse un premier exposé des vues éduca-
trices que ses méditations semi-extatiques de l'Ermitage
venant après celles de la forêt de Saint-Germain, commen-
çaient de mûrir en sa pensée vers cette époque ; cet exposé
se place dans la troisième lettre de la cinquième partie où
Saint-Preux résume, au profit de lord Bomston, les directions
116 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
données par M^^ de Wolmar à ses enfants. Le début en est
déjà fort sujet à discussion, ou même à peu près inintelli-
gible. La raison, pense en effet cette tendre mère, ne com-
mence à se former qu'au bout de plusieurs années, quand
le corps a pris une certaine consistance. — C'est tout à fait
faux, car elle commence à se former dès le premier contact
avec la vie, si elle ne commence à compter qu'après quelques
années en effet. — L'intention de la Nature serait donc que
le corps se fortifiât avant que l'esprit ne fût mis en exercice
et, pour commencer l'éducation proprement dite, il faudrait
attendre la première étincelle de la raison. — Non, mais son
développement déjà quelque peu avancé. — Jusqu'à ce
moment, on substituera au joug de la discipline inculquée,
le joug, bien plus inflexible, de la nécessité subie. On fera
sentir à l'enfant qu'il est faible en présence de grandes per-
sonnes bien plus fortes dont il a besoin à toute heure. — Si
cela veut dire qu'il faut le faire obéir par contrainte et sans
lui donner de raisons, c'est dur et étroit, mais pourrait se défen-
dre. Il s'agit de toute autre chose, car M^^^ de Wolmar épargne
à ses fils toute contrainte (comment fait-elle ? C'est un véritable
miracle) et écarte d'eux par là même le mensonge, la vanité,
la colère, l'envie, en un mot tous les vices qui naissent de l'es-
clavage. La mésintelligence, explique en effet Saint-Preux,
interprète de Julie, ne s'élève entre l'enfant et sa gouver-
nante que si l'un d'eux veut assujettir l'autre à ses caprices (à
ses volontés, tout simplement). Or cela ne peut arriver ni
sur l'enfant dont on n'exige rien, ni sur la gouvernante à qui
l'enfant n'a rien à commander. — Comprenne qui pourra !
Mais voici qui est beaucoup plus sage : « J'avais, a encore
expliqué M™^ de Wolmar à son ancien précepteur attentif,
j'avais d'abord résolu d'accorder à mon fils tout ce qu'il
demanderait, persuadée que les premiers mouvements de la
nature sont toujours bons et salutaires. Mais je n'ai pas tardé à
reconnaître qu'en se faisant un droit d'être obéis, les enfants
sortent de l'état de nature presque en naissant. » Supprimons le
« presque » et nous avons le péché d'origine, mais voilà
LE PHILOSOPHE 117
qui est bien commode pour sauvegarder la responsabilité
de la bonne Nature ! « Ils contractent nos vices par notre
exemple. Ne pouvant, jusqu'à l'apparition (toujours la sou-
daineté du miracle insinuée) de la raison lui sauver tout cha-
grin, j'ai préféré le moindre et le plus tôt passé ! » Hé, c'est là
tout le secret de l'éducation rationnelle qui est ici réintroduite
subrepticement après une feinte au profit de la psychologie
optimiste. « Je l'ai plié au refus ! Dans tout ce qui le chagrine,
il sent l'empire de la nécessité, l'effet de sa propre faiblesse,
jamais l'ouvrage du mauvais vouloir d' autrui ! » Il raisonne
donc profondément bien avant l'âge de raison. On verra
d'ailleurs un peu plus loin, dans le roman, que l'aîné des petits
Wolmar, qui a cinq ans, a pris de force un tambour à son
cadet qui pleure à fendre l'âme. Une heure plus tard, sa bonne
le lui prend aussi de force, et, l'ayant fait pleurer à son tour
(voilà de la contrainte, ou je meure ! comme on disait au
XVII® siècle), l'amène à comprendre l'injustice de sa précé-
dente violence. C'est fort bien, mais pourquoi attendre « une
heure » ? L'enfant, précocement éveillé sur ses plaisirs, jugera
que c'est autant de pris sur l'ennemi et récidivera sans scru-
pule.
Wolmar, lui aussi, a une telle idée du premier développement
de la raison (c'est ici la mystique de la raison naturelle, un
peu plus spécieuse seulement que celle de la bonté naturelle)
qu'il soutient que, quand son fils ne saurait rien à douze ans,
il n'en sera pas moins instruit à quinze ! — En fait, au prix
d'une comédie longue et compliquée, on lui a fait apprendre à
lire couramment dès cinq ans, sans nulle contrainte, parce
qu'il avait hâte de lire des récits amusants ; et c'est là une
science fort rare à cet âge. Ainsi chez les Wolmar le bon sens
agit et le mysticisme provoquant tient seulement la parole.
L'écrivain qui leur dicte ses paradoxes romanesques concède
au surplus que pour appliquer les principes qu'il leur prête,
il fallait opérer sur des enfants bien nés, en qui la nature eût
assez fait pour qu'on pût aimer en eux son seul ouvrage ! Ce
qui est beaucoup demander vraiment à l'hérédité sociale, si
118 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
sommaire et si capricieuse encore, fût-ce en plein milieu aris-
tocratique, comme c'est le cas chez Julie. Quoi qu'il en soit,
par les procédés que celle-ci met en œuvre, la Nature est justifiée
et tout prouve que les défauts dont nous accusons cette bonne
Mère universelle ne sont point son ouvrage, mais le nôtre.
C'est le principal aux yeux de l'auteur. M^^^ de Wolmar n'est
que la servante du grand Jardinier divin qui cultive d'en
haut la plante humaine ; elle sarcle le terrain et tient la mau-
vaise herbe à l'écart. C'est à lui de faire germer la bonne ! —
Mais encore nous demande-t-il de la semer et de l'arroser de
nos mains.
On le voit, nous sommes ici en présence d'une série d'asser-
tions mystiques de très médiocre valeur et de faits qui les
contredisent naïvement. L'éducation des jeunes Wolmar est
tout simplement celle d'enfants surveillés de près par des
parents sages et de sage conduite, pourvus de richesse au
surplus et par conséquent d'amples loisirs. En outre, comme
ces bambins ont cinq et quatre ans tout au plus (le mariage
des parents a six ans de date), l'absence du travail intellec-
tuel dans les occupations de leurs journées n'a encor^ rien de
bien choquant pour le sens commun, d'autant que l'aîné
sait déjà lire. Il y eut donc dans ces pages une préparation
habile des paradoxes de l'Emile qui ne fut pas assurément sans
influence. Le public aborda ce gros livre avec moins de sur-
prise après s'être attendri sur le bonheur intime des Wolmar
quelques mois plus tôt. Mais les disciples du maître allaient
tirer sans délai bien plus hardiment que lui-même les con-
clusions logiques des « principes » de mj^sticisme masqué qui
s'étalent au premier plan de son œuvre.
LE PHILOSOPHE 119
IV
EMILE. PSYCHOLOGIE DE L AMOUR DE SOI
LE VICAIRE SAVOYARD
Emile débute par une nouvelle expression du principe cher à
l'auteur, celui de la « bonté naturelle ». Tout est bien, dit-il, en
sortant des mains de l'Auteur des choses ; tout dégénère entre
les mains de l'homme ! Assertions facilement acceptables en
leur sens général dans une civilisation dès longtemps façonnée
par la morale rationnelle du christianisme à une utile humilité
devant le Dieu de l'ordre social, mais qu'il ne faudrait pas
trop appuyer, sous peine de réveiller malgré tout, par la
première des deux affirmations, l'originelle outrecuidance
humaine. — Le premier livre de l'ouvrage traite de l'enfant
en bas âge. La mère y est invitée à nourrir elle-même son
rejeton : recommandation qui était mise en avant par tous
les hygiénistes de l'époque, mais à laquelle le talent de Rous-
seau fit un succès de vogue. Il s'étend longuement sur la
souplesse nécessaire des langes, sur les bains froids précoces
et autres prescriptions de nursery. Il était assurément sin-
gulier de voir cet homme d'âge qui n'avait jamais eu d'en-
fants à élever faire ainsi figure de sage-femme. Mais, dans le
domaine purement physique, la nature est en effet bonne
conseillère, à la condition de faire entrer en ligne de compte
les modifications survenues dans le tempérament humain
par le fait de la vie civilisée. Rousseau ne s'y refuse pas entiè-
rement (sauf en ce qui concerne le bain froid) et le début de
son traité n'a donc rien de trop hasardeux. C'est une habile
entrée en matière.
En revanche, au livre deuxième, lorsqu' Emile a quelque
120 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
peu grandi, le parti pris mystique de l'auteur commence à
se faire sentir. Désormais, nous le verrons sans cesse préoc-
cupé d'expliquer par une prétendue spontanéité sociale de la
Nature les résultats pédagogiques, qui, en réalité, ont été
obtenus de tout temps par un pénible effort de dressage
exercé sur la jeune créature humaine (impérialiste irration-
nelle de naissance). Cela ne peut se faire, on le conçoit, que
par une grande habileté d'argumentation sophistique. Le
succès du livre prouve que l'auteur possédait cette habileté
au suprême degré. Voyons-le par exemple reprendre la thèse,
véritablement incompréhensible, que nous avons rencontrée
dans YHéloïse. Votre enfant, expose-t-il à ses lecteurs, ne
devra rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité.
Ne lui commandez jamais rien ; ne le laissez pas même imagi-
ner que vous prétendiez aucune autorité sur ses faits et gestes !
Que ses désordres ne lui attirent de votre part ni punitions,
ni gronderies, pas même un mot de reproche ! Qu'il sente seu-
lement de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que la
Nature impose à l'homme ! Qu'il sente qu'il est faible et que
vous êtes fort, que par son état et le vôtre, il est nécessaire-
ment à votre merci. — Et comment le sentirait-il s'il n'en-
court jamais une punition ou même un reproche, qui sont
précisément les moyens inventés depuis longtemps pour le
lui faire sentir ? — Mais ces détails ne regardent pas notre
théoricien mystique ! La première éducation, insiste-t-il,
doit être purement négative. Elle consiste non point à ensei-
gner la vérité ni la vertu, mais à garantir le cœur du vice et
l'esprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien
laisser faire, si vous ameniez votre élève sain et robuste à
l'âge de douze ans sans qu'il sût distinguer sa main droite de
sa main gauche, alors (et dès vos premières leçons sans nul
doute) les yeux de son entendement s'ouvriraient à la raison.
Sans préjugés, sans habitudes (comme si l'éducation avait
un autre but que d'inculquer des habitudes ?), il n'aurait
rien en lui qui pût contrarier l'effet de vos soins. Bientôt, il
deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes, et, en
LE PHILOSOPHE 121
commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige
d'éducation (toujours par l'hypothèse d'une révélation sou-
daine de la raison) ! Prenez le contrepied de l'usage et de la
tradition, et vous ferez presque toujours bien ! Préceptes qui
ne méritent assurément pas le temps qu'on perdrait à les
discuter.
Il est vrai qu'en dépit des précautions prises pour laisser
ses passions en sommeil, Emile verca près de lui les passions
d'autrui se donner carrière et c'est là « une objection forte
autant que solide » aux yeux de son précepteur. Mais ce der-
nier a-t-il donc prétendu que ce fût une entreprise facile
qu'une éducation naturelle ? O hommes, est-ce sa faute si
vous avez rendu difficile ce qui est bien? — Supposons cepen-
dant que l'on soit parvenu à réaliser cette ignorance absolue
des passions chez l'intéressant pupille. Une suite de scènes de
comédie ou de roman seront alors instituées, — à grands frais
de conciliabules préalables, de préparatifs coûteux et de com-
plaisances étrangères, — pour préparer à Emile le bienfait de
l'éducation naturelle. Un jardinier, stylé par le précepteur de
l'enfant, lui procurera la notion de la propriété en ravageant
les plates-bandes qu'on lui a laissé cultiver tout d'abord. Un
petit drame complet sera mis en répétition dans la rue voi-
sine, avec rôles distribués à tous les commerçants du quar-
tier, pour l'empêcher de sortir seul avant l'âge, « sans l'en-
nuyer d'avertissements inutiles » !
Le troisième livre montre Emile commençant enfin, après
douze ans, de recevoir les premières notions du savoir humain,
de l'astronomie tout d'abord, puis de la géographie et de la
physique. Une scène, instructive cette fois, lui est préparée
par son précepteur, après entente avec un joueur de gobelets,
dans une foire. Une autre fois, on feindra de s'égarer dans la
forêt de Montmorency pour mettre en jeu la perspicacité de
l'adolescent. — Le quatrième livre traite de l'éveil des pas-
sions lors de la puberté et se développe en traité de psycho-
logie, une psychologie déjà fort différente de celle du second
Discours. La source de nos passions, expose Rousseau cette
122 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
fois, la passion origine et principe de toutes les autres, la
seule qui naisse avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il
vit, ce n'est plus la compassion : c'est l'amour de soi (qui
n'apparaissait qu'en appendice dans le traité des Origines de
l'inégalité parmi les hommes). L'amour de soi est une passion
primitive, innée, antérieure à toute autre et les autres n'en
sont que des modifications dans notre âme. Il faut en effet
que nous nous aimions pour nous conserver ; il faut même que
nous nous aimions plus que toute chose. Et ce sentiment nous
conduit à aimer ce qui nous conserve. C'est pourquoi le premier
sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même, le second est
d'aimer ceux qui l'approchent car il ne connaît alors personne
que par l'assistance et les soins qu'il en reçoit.
L'enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance
parce qu'il voit tout ce qui l'approche en disposition de l'as-
sister et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sen-
timent favorable à son espèce. — C'est possible pour les
premiers mois de la vie, mais bien vite viennent les disciplines
nécessaires et inexpliquées tout d'abord de la part des proches,
puis la concurrence des camarades du même âge. Saint Augus-
tin a fait une observation fameuse sur deux nourrissons qu'il
vit partager le même sein et se jeter déjà des regards de riva-
lité, ou même d'hostilité effrayante. — A mesure que l'enfant
étend ses relations ou ses besoins, reprend Jean- Jacques avec
plus d'exactitude, le sentiment de ses rapports à autrui
s'éveille ; alors il devient impérieux, jaloux, trompeur, vindi-
catif. L'amour de soi, qui ne regarde que nous, est content
quand ses vrais (?) besoins sont satisfaits. Mais V amour-propre
qui se compare (non, qui prévoit, tout simplement) n'est
jamais content et ne saurait l'être parce que ce sentiment,
en nous préférant aux autres, exige que les autres nous pré-
fèrent à eux, ce qui est impossible. — Peut-être, répondrions-
nous, mais par la puissance qui permet la contrainte physique,
morale ou même affective, nous faisons agir les autres comme
si ils nous préféraient à eux, ce qui nous sufïit'faute de mieux.
Les parents ou nourrices mis à part, l'enfant le constatera
LE PHILOSOPHE 123
bien vite ; s'il prétend que les autres le préfèrent ou agissent
comme s'ils le préféraient à eux-mêmes, il doit le leur imposer
par le développement de son pouvoir^ fût-ce un pouvoir d'af-
fection. Cette distinction de Vamour de soi et de Vamour-
propre ne tient donc pas un instant devant l'expérience et la
réflexion.
Voilà, poursuit cependant Rousseau (qui n'a pas même
fourni un commencement de preuve), voilà comment les pas-
sions douces et affectueuses naissent de Vamour de soi et com-
ment les passions haineuses et irascibles naissent de l' amour-
propre. Ce qui rend l'homme essentiellement bon, c'est d'avoir
peu de besoins et de peu se comparer aux autres. — Voilà donc
une « essence » qui a des conditions préalables ! — Ce qui le
rend essentiellement méchant, c'est d'avoir beaucoup de
besoin et de tenir beaucoup à l'opinion ! Il est vrai, soupire
alors le rêveur, que les enfants et les hommes pouvant diffi-
cilement vivre toujours seuls, vivront difficilement toujours
bons. Cette difficulté augmentera même nécessairement avec
leurs relations plus étendues, et c'est en ceci surtout que les
dangers de la société rendent l'art et le soin de l'éducation plus
indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépra-
vation qui naît de ces besoins nouveaux. L'amour même,
cette source de toute bonté, oblige à se rendre aimable pour
être préféré de l'objet aimé (c'est le pouvoir d'ordre affectif
dont nous parlions tout à l'heure), et de là les premières com-
paraisons avec nos semblables ; puis bientôt l'émulation,
les rivalités, la jalousie, les dissensions, l'inimitié, la haine !
Enfin, du sein, de tant de passions émues, l'opinion s'élève
sur un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis dès
lors à son empire, ne fondent plus leur propre existence que
sur les jugements d'autrui ! — (Comme si l'opinion n'était
pas au contraire un instrument essentiel de la discipline
sociale et de la moralisation par la contrainte ! )
Voilà comment, conclut-il, Vamour de soi, cessant d'être
un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes,
vanité dans les petites, et, dans toutes, se nourrit sans cesse
124 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
aux dépens du prochain. Ces sortes de passions, n'ayant point
leur germe dans le cœur des enfants^ n'y peuvent naître d'elles-
mêmes ; c'est nous seuls qui les y portons, et jamais elles n'y
prennent racine que par notre faute ! — Mais pourquoi s'ar-
rêter à discuter ces contre-vérités patentes, puisque l'auteur
d'Emile concède aussitôt de l'adolescent ce qu'il conteste de
l'enfant. Il n'en est plus, dit-il, ainsi du cœur du jeune homme.
Quoique nous puissions faire, ces passions y naîtront malgré
nous : il est donc temps de changer de méthode. — Quand on
pense que ces affirmations absurdes, le mot n'est pas trop fort,
ont été acceptées comme parole d'évangile par tant de con-
temporains de leur auteur, et cela en raison des subtils détours
d'un impérialisme de conquête qui se manifestait dans leur
pensée en dépit d'eux-mêmes, on s'étonne au contraire de
l'influence sur le cœur humain de ces passions combattives
dont Rousseau s'est employé de son mieux à obscurcir,
sinon à nier en toute occasion l'existence ! Il n'a en réalité
triomphé que par elles. — Et nous ajouterons qu'après avoir
exposé cette psychologie de l'amour de soi, il se souvient de
son second Discours, et donne une petite place à la pitié dans
le cœur humain, où, dit-il, cependant ici, elle se développe tard
et ne tient donc plus nullement la place prépondérante qu'il
lui attribuait six ans plus tôt, faute de mieux.
Nous venons de le dire, Emile, devenu jeune homme, verra
son précepteur changer soudain de méthode. Il devra con-
naître enfin ses semblables, mais ce sera sous un angle très
particulier tout d'abord. « Je voudrais qu'on choisît telle-
ment les sociétés d'un jeune homme qu'il pensât bien de ceux
qui vivent avec lui et qu'on lui apprît si bien à connaître le
monde qu'iZ pensât mal de tout ce qui s'y fait. » Qu'il sache
combien l'homme est naturellement bon, qu'il le sente en son
propre cœur, et qu'il juge de son prochain sur ce point par
lui-même ; mais qu'il constate aussitôt combien la société
déprave et pervertit les hommes. Qu'il trouve dans leurs
préjugés la source de tous leurs vices. Qu'il soit porté à esti-
mer chaque individu autant qu'à mépriser la multitude ! —
LE PHILOSOPHE 125
Son précepteur veut bien reconnaître que la méthode qui con-
duirait à des résultats si désirables « n'est pas facile dans la
pratique )>. Le mieux sera de lui montrer encore les hommes
de loin, et surtout dans les pages de l'histoire ; ce qui prépare
une longue digression sur les historiens.
Puis enfin, le temps étant venu de lui procurer la connais-
sance de Dieu et des émotions religieuses, se déroule la célèbre
Profession de foi du vicaire savoyard, avec son introduction
autobiographique fort piquante pour la curiosité des contem-
porains, et d'ailleurs assez largement romancée, car l'anec-
dote de l'hospice de Turin sera plus tard présentée dans les
Confessions sous un jour beaucoup moins dramatique. On
sait que ce vicaire, comme M^^^ d'Étange, recevra d'abord
des mains de son inventeur littéraire le baptême de la religion
d'Éros : il a séduit une de ses jeunes paroissiennes avant de
parler en évangéliste de la moderne alliance et en a été puni
par son évêque ! Or c'est là une gratuite imagination de
Rousseau, sans nul doute, car ni chez M. Gaime, ni chez
M. Gâtier, — les deux excellents prêtres dont il déclare s'être
inspiré pour tracer cette figure ecclésiastique, — l'érudition
n'a pu relever rien de semblable.
M. Ritter écrit que la Profession de foi date des Charmettes
dans toute sa partie affirmative ^ ; et Pierre-Maurice Masson,
qui en avait fait une particulière étude, l'a donnée pour
centre à son important ouvrage sur La religion de Rousseau.
Le vicaire, dit-il, semble oublier presque constamment la
'( bonté naturelle » pour présenter l'homme, en parfait accord
avec le dogme chrétien, comme déchu et comme affecté par
nature d'inquiétude, de désir et d'orgueil, pour affirmer que
l'homme social doit être vertueux, mais n'a jamais pu l'être
sans de grands efforts sur lui-même. Après quoi, et assez timi-
dement d'ailleurs, ce psychologue pessimiste essayera de
coudre à son enseignement principal la « bonté naturelle »,
mais dans le sens rationnel et chrétien du mot naturel que
1. La famille de J.-J. Rousseau, p. 278.
126 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
nous avons défini plus haut, c'est-à-dire comme une bonté
en avantf comme une perfection désirable de l'espèce. Il dira
la conformité de notre nature avec la bonté et la prédesti-
nation de l'homme à la bonté au prix de l'expérience et de
l'effort; en un mot tout le contraire de l'affirmation de la
bonté primitive qu'il a osé si souvent par ailleurs.
Ceci constaté, nous nous reporterons aux excellentes
remarques que nous avons empruntées plus haut à M. Lan-
son et nous ajouterons que le vicaire a été compris le plus
souvent dans le sens où la portion émotive de l'œuvre rous-
seauiste inclinait les lecteurs du temps à le comprendre,
c'est-à-dire comme un psychologue optimiste et comme un
moraliste romantique. La marquise de Créqui, cette chré-
tienne solide qui fut la correspondante longtemps fidèle de
Jean- Jacques, lui fit connaître en termes heureux qu'il serait
surtout entendu de la sorte : « Je vous avoue que le manus-
crit [supposé du Vicaire] dont vous avez tiré de pareilles
choses ne me paraît bon qu'à mettre les passions à leur aise...
La source de toutes les méprises, en ce genre, c'est de sauter
à pieds joints par-dessus le péché originel, et d'avoir trop de
confiance dans des principes qui partent d'une nature cor-
rompue. Vous la voyez, cette nature, mieux que moi, mais
je la sens apparemment mieux que vous et je vous jure, de
bonne foi, que l'idée du bien charme mon âme, mais que la
pratique m'en déplaît fort. J'ai besoin de grands motifs pour
faire des choses communes I » C'est l'accent de M"^® de Main-
tenon revenue de son fénelonisme d'une heure ; c'est, plus
généralement, celui de la psychologie expérimentale et de la
morale rationnelle.
Le cinquième livre de V Emile est consacré à l'éducation des
filles et la faveur dont continuait de jouir le traité de jeunesse
de Fénelon sur ce sujet rend ici notre théoricien beaucoup
moins hasardeux. Il n'a point au surplus dans cette matière
de personnelles expériences ou rancunes à mettre en œuvre.
— Enfin, la conclusion se fait sur la plus importante des
inventions romanesques qui éniaillent ce véritable roman
LE PHILOSOPHE 127
de l'éducation humaine. Sans motif intelligible au premier
abord, le précepteur arrache brusquement Emile des bras
d'une fiancée qu'il adore et le contraint à un départ précipité
pour un lointain voyage ; et cela en vertu d'un serment
d'obéissance aveugle qu'il lui a fait prêter au préalable. L'ex-
plication de cet acte arbitraire vient ensuite : il s'agit d'ac-
quérir, au prix d'une renonciation unique, mais d'importance
capitale, la maîtrise de soi et par conséquent la vertu au
privilégié que forma l'éducation naturelle ! Incorrigible
dédain de l'entraînement sagace et de l'habitude (cette col-
laboratrice indispensable de l'attitude morale dans la vie)
qui trahit donc jusqu'au bout le psychologue et le moraliste
purement chimérique ! Plus choquant même sur ce terrain que
sur celui de la sociologie, parce qu'il traite de sujets d'expé-
rience journalière et propose des conseils pratiques, au lieu
de spéculer dans le vague sur les lointaines origines de
l'homme.
Mais le livre a des suggestions de détail qui contredisent
ses principes de fond et firent illusion sur ces principes. Saint-
Marc Girardin, admirateur d'Emile, quoique sévère à l'en-
seignement de Rousseau dans son ensemble, a dit que le para-
doxe n'y était qu'une enseigne propre à piper le public curieux
et blasé, puisque, une fois le public alléché, l'auteur se hâte
de revenir à la raison en tâchant d'y mener avec lui ce public.
Nous avons déjà dit plus d'une fois ce que nous pensons de
ces raisonnements apologétiques. En réalité, les paradoxes
mystiques essentiels de Rousseau devaient agir bien plus ample-
ment, bien plus durablement surtout que sa courte sagesse.
Nous allons exposer en effet quels furent les fruits immédiats
de V Emile et quel jugement son auteur en porta bientôt lui-
même.
128 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
V
EDUCATIONS EMILIENNES
Recommandé à l'attention publique par les poursuites
inattendues de l'autorité française et peu après de l'autorité
genevoise, Emile eut un retentissement prodigieux. L'auteur
se vit donc obsédé bientôt par une nuée d'éducateurs naïfs
très désireux de mettre en pratique les vues qu'il soutenait
avant tant d'assurance et développait avec tant de minutie.
C'est ainsi qu'à M«^® Roguin, née Bouquet, — d'une famille
fort dévouée à ses intérêts, — il voudra bien répondre le
31 mars 1764, sur son enfant encore à naître : « Il importe fort
peu que l'enfant soit couché dans un panier d'osier ou dans
autre chose. Qu'il soit couché mollement, un peu de biais et
souvent au grand air... Baignez-le dans l'eau froide le jour
de sa naissance, et n'ayez pas peur des rhumes, etc.. » — Nous
nous arrêterons seulement sur ses relations, particulièrement
typiques à ce point de vue, avec le prince Louis-Eugène de
Wurtemberg, qui, par la suite, devait devenir le chef de sa
maison souveraine et duc régnant de 1793 à 1795, en pleine
période terroriste ; il serait curieux de connaître ses sentiments
intimes à cette date sur les disciples jacobins de Jean-
Jacques.
Trente ans plus tôt, il déclarait avoir été converti à la vie
simple et à la vertu par l'auteur de la Nouvelle Héloïse et il
avait résolu d'élever sa petite fille selon les préceptes du grand
homme. Il semble que ce robuste bébé allemand ait assez
bien résisté à ces essais d'hygiène Spartiate, peut-être quelque
peu mitigés par une tendre mère. Son père, correspondant
assidu de l'exilé, dut essuyer de celui-ci deux ou trois rebuf-
LE PHILOSOPHE 129
fades qu'il sut accepter avec une méritoire égalité d'âme.
Bien mieux, il accueillit avec étonnement, mais sans ironie,
certaine lettre particulièrement romanesque dont nous allons
parler. Aussi bien, sentait-il, lui aussi, en exilé et en persécuté
à ce moment, et se disait-il victime non de philosophes, mais
de généraux, ses collègues, dont il avait « critiqué hautement
la lâche oisiveté ».
Voici donc les conseils qu'il se vit adresser sur le choix
d'une gouvernante capable de procurer à sa fille les bienfaits
de l'éducation naturelle. Cette femme, exposait Rousseau,
devra s'attacher à son élève par intérêt^ et parce qu'elle aura
la perspective d'être récompensée largement à la fin de son
entreprise éducatrice, si cette entreprise a été couronnée de
succès. Car telle est la plus sûre garantie de tout dévouement
mercenaire. Elle devra de plus être dépourvue de toute culture
intellectuelle. Si en effet elle savait trop, elle se déguiserait
plus facilement aux yeux de ses maîtres : « Vous la connaîtrez
bien mieux si elle est ignorante. Dût-elle ne pas savoir lire,
tant mieux, elle apprendra avec son élève ! » Thérèse Le Vas-
seur aurait donc pu poser sa candidature à cet emploi de si
grande difficulté pratique. Pour s'assurer du dévouement de
cette éducatrice à ses devoirs, le prince et la princesse lui
montreront un jour, en se promenant avec elle, une jolie
petite maison pourvue de basse-cour, jardins, terres arables,
lui en feront admirer les agréments divers et lui diront sou-
dain : « Élevez notre fille à notre fantaisie. Tout ce que vous
voyez ici est à vous ! »
L'enfant elle-même devra savoir de bonne heure que le
sort de sa gouvernante est entre ses mains. Et voici qui sera
fort contraire à cette éducation initiale par la nécessité, dont
Emile fait l'assise de la pédagogie du premier âge, à ce senti-
ment de faiblesse qui, seul, fait regarder l'enfant avec quelque
respect vers les adultes plus forts. Mais Rousseau a son idée
de derrière la tête en instruisant sur ce point la jeune per-
sonne. Supposons, indique-t-il en effet tout aussitôt, un
moment important, critique même, où la princesse ne veuille
130 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
rien entendre des suppliantes objurgations de sa bonne,
cette dernière, ayant tout essayé en vain pour se faire écouter,
s'attendrira soudain en regardant son élève avec douleur et
lui dira : « C'en est donc fait ! Tu m'ôtes le pain de ma vieil-
lesse ! » Et le philosophe d'ajouter : « Je suppose que la fille
d'un tel père ne sera pas un monstre ! Gela étant, l'effet de ce
mot est sûr. » Et l'on peut faire en sorte que la petite personne
se le redise mentalement à toute heure !
Au surplus, les autres modes de l'éducation conseillée pro-
cèdent tous de la même inspiration romanesque : depuis le
mémoire rédigé d'avance qui règle les plus minces détails
de cette éducation et que tout le monde, dans la maison, doit
savoir par cœur, jusqu'à ces sublimes conversations concer-
tées en vue l'enfant, qui, pendant le repas familial, amènent
les domestiques « derrière les chaises à se prosterner devant
leurs maîtres au fond de leur cœur ! » Mais la conclusion de
cette longue lettre rend enfin la parole au bon sens, trop cons-
tamment tenu par l'auteur à l'écart. Et quelle épigraphe
topique elle fournirait, au besoin, pour V Emile : « Du reste,
ce ne sont peut-être ici que les délires d'un fiévreux. La com-
paraison de ce qui est à ce qui doit être m'a donné l'esprit
romanesque et m'a toujours jeté loin de tout ce qui se fait !
Mais ce sont mes idées que vous me demandez. Je vous trom-
perais si je vous donnais la raison des autres pour les folies
qui sont à moi ! En les faisant passer sous les yeux d'un si bon
juge, je ne crains pas le mal qu'elles peuvent causer ! » Par
malheur elles n'ont pas toujours passé sous les yeux de bons
juges ! Cette fois du moins l'auteur eut raison de penser
qu'elles resteraient inoffensives. L'Allemand sentimental,
mais pratique aussi, ne songea pas un instant à tenir compte
de si singuliers avis ; mais l'inventeur conserva malgré tout
quelque inquiétude à leur sujet, car on le voit écrire, le 24 jan-
vier 1764, à des amis du couple princier : « Flatté de l'appro-
bation qu'ils donnent à mes maximes, je ne suis pas sans
crainte que leur enfant ne soit peut-être un jour victime de
mes erreurs ! » C'est une réserve qu'il a faite également mainte
LE PHILOSOPHE 131
fois au sujet de ses propositions politiques, mais qui n'a pas
été écoutée de ses clients mystiques : « Je les suppose, pour-
suit-il en parlant toujours de ses correspondants souabes,
assez éclairés pour discerner le vrai et ne pratiquer que ce qui
est bien... La difficulté d'une telle éducation est extrême !
Elle n'est bonne que dans son tout et qu'autant qu'on y
persévère ! (Comment peut-il en savoir quelque chose ?) Si
on change de système ou si seulement on se relâche, tout ce
qu'on aura fait jusque-là gâtera tout ce qu'on voudrait faire à
l'avenir ! » Oh combien !
Innombrables sont, au surplus, les jugements hésitants,
scrupuleux, ou même franchement sévères qui sont tombés
de la plume de Jean- Jacques en personne sur l'ouvrage,
d'ailleurs jugé par lui et par ses contemporains comme le plus
important de son œuvre : « Il me reste à publier, écrit-il dès
le 29 novembre 1760 au pasteur Vernet, une espèce de traité
de l'éducation, plein de mes rêveries accoutumées et dernier
fruit de mes promenades champêtres ! » Ces promenades dont
nous savons déjà et dont nous dirons mieux encore par la
suite le caractère presque constamment hallucinatoire ! —
Puis, dans la préface même du livre, l'auteur eut soin de consi-
gner cette remarque : « On m'attaquera sans doute, et peut-
être n'aura-t-on pas tort. On croira moins lire un traité d'édu-
cation que les rêveries d'un visionnaire sur l'éducation. Qu'y
faire ? [On peut toujours se taire sur ce qu'on ignore.] Ce
n'est pas les idées d' autrui que j'écris, ce sont les miennes.
Je ne vois point comme les autres hommes [vision romanesque
et mystique du monde]. Il y a longtemps qu'on me l'a repro-
ché. Mais dépend-il de moi de me donner d'autres yeux et de
m' affecter d'autres idées ? Il dépend de moi de ne point
abonder dans mon sens [ne l'a-t-il pas fait ?] et de ne point
croire être seul plus sage que tout le monde [donne-t-il l'im-
pression qu'il ne le croit pas ?] Je dis exactement ce qui se
passe dans mon esprit. » Nous savons dans quelles conditions,
sous l'empire de quels souvenirs et de quelles rancunes.
Ses lettres au prince de Wurtemberg sont souvent un com-
132 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
mentaire de ces réserves, ainsi que nous l'avons vu. Lorsqu'il
s'arrêta quelques jours à Strasbourg après sa fuite de Motiers,
en 1765, un certain M. Angar se fit présenter à lui pour lui
dire : « Vous voyez, Monsieur, un homme qui élève son fils
suivant les principes qu'il a eu le bonheur de puiser dans votre
Emile. — Tant pis. Monsieur, lui répondit laconiquement
l'homme célèbre ! Tant pis pour vous et pour votre fils !
Tant pis ! » — En 1770, consulté par un précepteur chargé
d'un enfant de grande maison, il écrira, toujours dans le
même sens : « S'il est vrai que vous avez adopté le plan que
j'ai tracé dans Emile, j'admire votre courage. Il faut tout ou
rien [c'est l'échappatoire qu'il a choisie]... Il faut exercer
pendant dix ans au moins, vigilance, patience, fermeté [?]
(de la fermeté à ne pas faire même une observation au gamin)
trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un
instant sans risquer de tout perdre, entièrement tout ! Un
moment d'impatience, de négligence ou d'oubli peut vous
ôter le fruit de six ans de travail sans qu'il ne reste rien du
tout, pas même la possibilité de le recouvrer par le travail de
dix autres ! »
Voilà donc le fin du fin en matière d'éducation naturelle !
L'éducation traditionnelle n'est pas du moins une arme à
double tranchant comme cette diabolique invention ! Mais
n'y a-t-il pas tout simplement, dans ces lignes si dubitatives,
une rétractation, arrêtée dans sa franche expression par
l'orgueil ? « L'entreprise est héroïque, conclut cependant le
pédagogue mystique î... Mais aussi, quel don vous aurez fait
à vos semblables et quel prix pour vous-même ! (Par l'acqui-
sition d'un ami modèle dans la personne de son pupille)...
Dix ans de travaux immenses, et les plus douces jouissances
pour le reste de vos jours et au delà !... Si d'ailleurs vous avez
besoin de conseils, ils sont désormais au-dessus de mes forces ;
je ne puis vous promettre que de la bonne volonté I » C'est
encore ce qu'il y a de mieux à fournir lorsqu'on entreprend
d'adapter à la vie sociale une petite créature dont les
instincts la poussent la plus souvent dans un tout autre
LE PHILOSOPHE 133
sens. Mais quelques jours plus tard, l'hôte de la rue Plâtrière
ne se sentira même plus la force de tenir cette dernière pro-
messe et préférera dégager entièrement sa responsabilité
par cette déclaration finale : « Votre élève est fait (par sa
naissance) pour avoir un jour place aux petits soupers des
rois. Il doit sans doute aimer tout ce qu'ils aimeront. Ce
n'est pas un Emile que vous avez à élever. Aussi, gardez-vous
bien d'être un Jean-Jacques ! » C'est ainsi qu'il lui fallait bien
se dérober chaque fois qu'il risquait de se trouver en contact
avec la nature humaine véritable et avec les faits de la vie,
beaucoup moins complaisants que les romans à ses rêveries
favorites.
Il reste que l'Emile a largement influé sur la culture de
la plante humaine en notre temps : « Si le premier âge de
l'homme, écrira la Harpe (que la Révolution devait faire plus
sévère au rousseauisme dans son ensemble), si cet âge si inté-
ressant et si aimable jouit aujourd'hui, en tous sens, de cette
douce liberté qui lui permet de développer tout ce qu'il a de
naïveté, de gaité et de grâce, s'il n'est plus intimidé et con-
trainti c'est à l'auteur de l'Emile qu'il en a l'obligation. »
Pour une part, certes, — bien qu'on ne voie pas que l'enfance
d'une Sévigné ou même d'un Racine ait été si contrainte —
mais c'est une question encore ouverte que celle de savoir si
l'éducation masculine n'a pas perdu fâcheusement de sa
virilité traditionnelle a mesure que se répandit cette influence
du Quiétisme féminisé. L'Angleterre et la Prusse, qui ont
résisté à ces suggestions plus longtemps que les autres nations
de l'Europe au cours du siècle romantique, ne s'en étaient
pas mal trouvé jusqu'à son terme. Les caractères, au cours
de la période rousseauiste, vaudront-ils, sous le regard moins
prévenu des historiens futurs, ceux que mûrissaient des âges
plus rationnellement chrétiens ? C'est une décision qu'il faut
laisser à l'avenir.
Ajoutons que le gazetier Bachaumont, écho des cercles
littéraires et mondains du Paris de Louis XV, avait proposé
du livre, au lendemain de sa publication, ce jugement assez
134 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
topique : « Tout le monde convient que ce traité d'éducation
est d'une exécution impossible et l'auteur n'en disconvient
pas lui-même. Les seules choses judicieuses qui y soient sont
tirées de livres écrits sur cette matière, et de Locke en parti-
culier. La plupart des préceptes de médecine qu'il débite sur
le premier âge sont très bons, mais tirés de toutes les thèses
soutenues dans la Faculté depuis plusieurs années... C'est par
un talent rare qu'il a le secret d'enchaîner son lecteur et de
l'empêcher de voir le vice de ce livre. Son éloquence, rapide
et brûlante, porte de l'intérêt dans les plus grandes minuties.
D'ailleurs, l'amertume sublime qui découle continuellement
de sa plume ne peut que lui concilier le plus grand nombre
des lecteurs... Il faut ajouter que l'auteur possède au suprême
degré la partie du sentiment. Ah î que ne pardonne-t-on pas
à qui sait émouvoir! » Il y a là un juste milieu entre « la honte
d'un siècle qui pense », selon le jugement, cité plus haut par
nous, de Bonnet, et les enthousiasmes excessifs des dévots de
la religion nouvelle.
Pour terminer sur ce sujet, nous nous tournerons une fois
encore vers Rousseau lui-même et nous rappellerons les vues
qu'il échangea peu avant sa fin, avec Bernardin de Saint-
Pierre. Le plus intime confident de ses derniers jours nous les
a transmises en ces termes : « Voilà, lui dis-je aux Tuileries,
voilà des enfants que vous avez rendus heureux ! On a fait
ce que vous demandiez ! — Il s'en faut bien, me répondit-il !
On se jette toujours dans les extrémités. J'ai parlé contre
ceux qui leur faisaient ressentir leur tyrannie, et ce sont eux
à présent qui tyrannisent les gouvernantes et les précepteurs
à leur tour! » Résultat engendré, remarquons-le, dans toutes
les sphères de l'activité humaine et dans le domaine politique
en particulier, par la mystique et « impérialiste » prédication
de la bonté naturelle !
LE PHILOSOPHE 135
VI
LA LETTRE A M. DE BEAUMONT. —
PSYCHOLOGIE DE l'aMOUR DE l'oRDRE
ÉVEILLÉ PAR l'expérience
Après que l'autorité laïque se fut prononcée contre V Emile,
en menaçant l'auteur de sévices auxquels on le laissa se déro-
ber par la fuite, l'autorité religieuse sentit la nécessité de
s'élever à son tour contre l'audacieuse critique des Églises
établies qui fait le fond de La profession de foi du vicaire
savoyard. L'archevêque de Paris, dès lors autorisé par l'im-
portance grandissante de son siège épiscopal, à parler au nom
de l'Église de France, était à cette date Christophe de Beau-
mont, prélat fort estimé pour son caractère et pour la dignité
de sa vie. Il publia le 20 août 1762 un Mandement pastoral
dont l'objet était d'éclairer ses diocésains sur les dangers de
l'ouvrage en vogue et l'on entendit dans ces pages la protes-
tation du Christianisme traditionnel et rationnel contre l'hé-
résie mystique nouvelle qui allait fournir une si prodigieuse
carrière. — « Du sein de l'erreur (protestante), écrivait l'arche-
vêque, s'est élevé un homme plein du langage de la philo-
sophie sans être véritablement philosophe... caractère livré
aux paradoxes d'opinion et de conduite^ alliant la simplicité
des mœurs avec le faste des pensées [Que cela est bien vu I], le
zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nou-
veautés, l'obscurité de la retraite avec le désir d'être connu de
tout le monde. » Cet homme, poursuit le prélat, s'est fait
l'oracle du siècle pour achever de le perdre. Dans une pro-
duction de sa plume [VHéloïse], il avait insinué le poison de
136 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
la volupté en paraissant le proscrire [encore une appréciation
bien pénétrante !] ; dans la plus récente, il s'empare des
premiers moments de l'homme pour assurer le triomphe de
l'irréligion.
L'auteur de l'Emile fait en effet son point de départ d'un
principe démenti non seulement par la religion, mais encore
par l'expérience de tous les peuples et de tous les temps. Il
pose pour maxime incontestable que les premiers mouvements
de la nature sont toujours droits, qu'il n'y a point de perver-
sité originelle dans le cœur de l'homme ! Or ce langage con-
tredit la doctrine de l'Écriture et de l'Évangile touchant la
révolution qui s'est faite dans notre nature après la faute
d'Adam ; il nous prive du rayon de lumière qui nous permet-
tait de connaître le mystère de notre propre cœur. — Après
cette critique psychologique excellente, l'archevêque passait
à la défense du dogme, puis à celle de la hiérarchie, sacrée et
profane ; il rappelait les constantes insinuations de révolte
et de haine qui étaient pour beaucoup, selon lui, dans le
succès du nouveau prophète, ses excitations contre les sou-
verains ou les ordres « distingués » qui, avait-il écrit en propres
termes, « se prétendent utiles aux autres et ne le sont en effet
qu'à eux-mêmes, aux dépens des autres » ; par où l'on doit
juger de la considération qui leur est due, selon la justice et
selon la raison ! — N'était-ce pas là « souffler des maximes
qui ne tendent qu'à produire l'anarchie et les malheurs qui
en sont la suite » ?
Aussitôt que Jean- Jacques put lire cet acte d'accusation,
qui touchait si juste sur tant de points, il sentit se réveiller
en lui le polémiste redoutable qu'il était de tempérament et
d'habitude, l'homme dont un observateur clairvoyant a pu
dire qu'il n'était jamais plus redoutable dans la discussion
que quand il avait tort. Il publia peu après (le 18 novembre
1762) la célèbre Lettre à M. de Beaumont : écrit extraordinai-
rement habile, vivant et brillant qui eut un immense succès
près de ses partisans, dès lors répandus dans toute l'Europe
et croissant chaque jour en nombre autant qu'en fanatisme
LE PHILOSOPHE 137
pieux. — Pour la première fois, il se prend à maudire, en tête
de cette riposte, sa tardive vocation littéraire et la « misérable
question d'Académie » qui lui mit la plume en main naguère,
pour lui ôter peu après son repos et ses amis, pour le forcer à
dévorer ses peines dans la solitude et dans l'opprobre. Il fallut
désormais qu'un peu de réputation lui tînt lieu de tout ! « Après
mon premier Discours^ gémit-il, j'étais un homme à paradoxes
qui se faisait un jeu de prouver ce qu'il ne pensait pas. Après
ma Lettre sur la musique française^ j'étais l'ennemi déclaré de
la nation. Après mon Discours sur l'inégalité, j'étais athée et
misanthrope ; après la Lettre à M. d' Alembert, j'étais le défen-
seur de la morale chrétienne [nous avons vu avec quelles
restrictions mentales] ; après Héloïse, j'étais tendre et douce-
reux. Maintenant, je suis un impie î... [en réalité], je suis
toujours demeuré le même, plus ardent qu'éclairé dans mes
recherches, mais sincère en tout, même contre moi (?), simple
et bon, mais sensible et faible, faisant souvent le mal et tou-
jours aimant le bien, disant mes fautes à mes amis [à quelques-
uns], mes sentiments à tout le monde ! » C'est ici l'accent et
le vocabulaire de l'humilité chrétienne, très habilement
empruntés par un homme qui en a mis si peu dans sa vie, en
dépit des apparences. Puis, pressé par la protestation du bon
sens, le voici à la besogne en vue de fournir, — après la peu
persuasive psychologie de la compassion dans son second
Discours, après la plus insidieuse psychologie de l'amour de
soi dans Emile, — un troisième effort pour se rapprocher
davantage de la psychologie chrétienne expérimentale, sans
renier franchement toutefois le mot d'ordre follement mys-
tique qui sera seul retenu par ses disciples après ses diverses
palinodies dans ce domaine : celui de la bonté naturelle. « Le
principe fondamental de toute ma morale, expose-t-il donc
cette fois, est que l'homme est un être naturellement bon...
que les premiers mouvements de la nature sont toujours
droits ! » Il s'agit donc bien de bonté en arrière et non pas en
avant, de bonté primitive et non point à réaliser par l'effort.
« J'ai fait voir que l'unique passion qui naisse avec l'homme,
138 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
à savoir V amour-propre (sic), est une passion indifférente en
elle-même au bien et au mal !» Il a enseigné tout le contraire
et montré longuement dans Y amour-propre une passion déri-
vée, ouvrage des erreurs humaines. Mais la chose pourra
passer pour une négligence de plume, un lapsus calami, car
il va revenir à parler de Vamour de soi comme passion pri-
mitive et à lui opposer T amour-propre, sentiment secondaire
et corrompu déjà. N'importe, le premier aspect de son expo-
sition en satisfera mieux le bon sens. « J'ai expliqué, reprend-il
en effet, ce que j'entendais par cette bonté originelle, qui ne
semble pas se déduire de l'indifférence au bien et au mal natu-
relle à Vamour de soi. » Il l'a toujours expliqué peu clairement
et jamais dans les termes où il va présentement le faire. Nous
devons donc l'écouter ici avec plus d'attention que jamais.
« L'homme étant composé de deux substances, expose-t-il,
l'âme et le corps, l'amour de soi n'est plus [?] une passion
simple. )) Ce « plus », si singulier, est-il une indication tacite
pour convenir qu'il se corrige et se rétracte en ce moment ?
« L'amour de soi a deux principes, poursuit-il, l'appétit des
sens qui tend au bien du corps et Vamour de l'ordre qui tend
au bien de l'âme. » Or ce dernier amour, développé et rendu
actif, porte le nom de conscience ; mais la conscience, organe
de l'amour de Vordre, ne se développe et n'agit qu'avec le
secours des lumières de l'homme — c'est-à-dire, de toute
évidence, avec son expérience et sa science accrue, contraire-
ment à la thèse du premier Discours, tant bien que mal con-
servée dans les écrits suivants. — Ce n'est en effet que par ses
lumières qu'il parvient à connaître l'ordre ; et ce n'est que
quand il le connaît que sa conscience le porte à Vaimer. La
conscience est donc nulle dans l'homme qui n'a rien comparé.
Dans cet état, il est nul, il est bête. — Remarquons que naguère
selon Rousseau, cette comparaison primitive qu'il appelle
désormais de ses vœux engendrait V amour-propre et devenait
la source de tout le mal social. Ici, elle est donnée pour la
source même de la conscience, organe de l'amour de l'ordre,
c'est-à-dire de Vamour de soi en ce qui regarde les choses de
LE PHILOSOPHE 139
l'âme, cette unique passion naturelle qui naisse avec Thomme I
La contradiction est-elle assez flagrante ? Ce qui ne l'em-
pêche pas de conclure d'un air détaché : « C'est ce qu'a fait
voir le Discours sur V inégalité ! » Qui, en fait, dit exactement
le contraire !
La vérité c'est qu'il se rallie en ce moment, sans l'avouer
et en faisant mine de rester fidèle à son paradoxe sociologique
et psychologique de début, à la psychologie pessimiste du
christianisme qui en prépare la morale rationnelle et que lui
opposait précisément M. de Beaumont. On peut même dire
qu'il ne reste rien de la bonté originelle après cette explica-
tion dernière qui fait mine de la démontrer une fois de plus !
Il ne reste que l'obstination mystique à l'affirmer hautement,
en dépit du sens commun, afin de pouvoir la transporter
bientôt sur un terrain tout autre que celui de l'histoire pri-
mordiale, sur le terrain de la psychologie personnelle qui sera
celui des œuvres autobiographiques de sa vieillesse. Entre
les trois psychologies successives du théoricien, deux sont
intenables et toutes trois sont rendues confuses par leurs con-
tradictions trop patentes : c'est donc de l'affirmation imper-
turbable qui les relie, c'est de la bonté naturelle que feront
seulement leur profit les lecteurs d'intelligence moyenne, au
surplus trop disposés d'avance à recevoir de leur Révélateur
cette charte d'alliance mystique avec un tout-puissant Allié.
« Quand, par un développement dont j'ai montré les pro-
grès, achève cependant le contradicteur de M. de Beaumont,
les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables...
à voir leurs rapports... à prendre des idées de convenance,
de justice et d'ordre, le beau moral commence à leur devenir
sensible et la conscience agit. Alors ils ont des vertus^ et, s'ils
ont aussi des vices^ c'est parce que leurs intérêts se croisent
et que leur ambition ^'éveille à mesure que leurs lumières
s'étendent. Mais, tant qu'il y a moins d'opposition d'intérêts
que de concours de lumières, les hommes sont essentiellement
bons I »
Ainsi, une « essence » qui est un « second état » et qui a
140 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
besoin d'une longue évolution préalable ! Là réside l'ambi-
guïté sophistique qui fit d'abord illusion sur la thèse fondamen-
tale de Rousseau et qui conduisit ses contemporains à en
accepter la formule menteuse. Gela revient à dire qu'il est un
certain état social — celui des Perses, des Scythes, des
premiers Grecs ou Romains, des Montagnons de Neufchâtel
dans le présent et des montagnards de la Savoie dans le sou-
venir de Jean- Jacques, — où la différenciation intellectuelle
des individus n'a pas encore été poussée assez loin pour entraî-
ner de très grandes inégalités sociales ; et cet état est présenté
par lui comme bon parce qu'il l'imagine plus heureux que
celui d'extrême civilisation, comportant luxe, contrastes
sociaux, corruption des mœurs. C'est dans cet état patriar-
chal qu'il y aurait eu « moins d'opposition d'intérêts que de
concours de lumières ». Gela est soutenable sinon très certain,
mais n'a que peu de rapport avec l'affirmation de la bonté
primitive : les hommes ne sont essentiellement bons ni avant
cette heure de discipline sociale efficace, comme l'a prétendu
d'abord Rousseau, ni pendant, comme il l'affirme désormais,
ni après comme il est trop facile de le constater chaque jour,
— sans qu'il soit interdit d'espérer une lente marche de l'hu-
manité vers cette bonté sociale désirable.
Les hommes ont été d'abord féroces dans leur isolement
(si tant est qu'ils aient vécu isolés tout d'abord ?) ; puis ils
ont formé des sociétés « sanguinaires et cruelles » régies sur-
tout par des « vengeances terribles, » nous a dit Rousseau.
Puis encore ils se sont élevés, par l'expérience sociale conti-
nuée, à cet ordre un peu plus juste et moins brutal, où l'ac-
croissement des lumières équilibre, jusqu'à un certain point,
les oppositions d'intérêts les plus criantes. Il les proclame
alors essentiellement bons. Mais essentiellement est de trop à
coup sûr, car, encore une fois, c'est là le contraire de la bonté
primitive, c'est un commencement de bonté acquise. On peut
l'appeler naturelle si l'on y tient, à la condition de définir
la nature par la perfection de l'espèce. Mais encore cette
nature fut-elle bien imparfaitement réalisée chez les Scythes,
LE PHILOSOPHE 141
les Spartiates ou les Helvètes, car les historiens qui regardent
les choses de près, n'ont jamais rencontré l'âge d'or, sinon
dans les pages platoniciennes de VAstrée. On nous dira peut-
être que c'est trop s'attarder à la démonstration d'un truisme;
mais la négation de ce truisme a eu et continue d'avoir de
telles conséquences qu'on n'en saurait trop soigneusement
scruter la genèse î
Il restait à rappeler comment la société humaine s'éloigne
de ce second état si enviable et si regrettable : « Quand enfin,
tous les intérêts particuliers agités s'entrechoquent, quand
l'amour de soi, mis en fermentation, devient amour-propre
[l'amour-propre était donc encore ignoré], quand l'opinion
[elle ne fonctionnait donc pas jusque-là] rendant l'univers
entier nécessaire à chaque homme [c'est le fruit de l'impé-
rialisme irrationnel], les rend tous ennemis-nés [!] les uns des
autres et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal
d'autrui, alors la conscience, plus faible que les passions
exaltées, est étouffée par elles... Les hommes deviennent
méchants... C'est le troisième et dernier terme au delà duquel
rien ne reste à faire... Et voilà comment, l'homme étant bon,
les hommes sont devenus méchants ! » Et voilà pourquoi
votre fille est muette disaient les médecins de Molière après
un raisonnement aussi solide.
L'auteur de l'Emile vient ensuite à défendre en particulier
ce dernier livre qui, dit-il, a pour objet de chercher comment
il faudrait s'y prendre pour empêcher les hommes de devenir
méchants. Il n'y a pas affirmé, dit-il, que, dans l'ordre actuel
des choses, l'entreprise fût réalisable ; mais il a du moins
certifié et certifie une fois de plus au besoin que, pour en venir
à bout, il n'y a pas d'autres moyens que ceux dont il a fait la
proposition ! — Il s'attache ensuite à la discussion du péché
originel, cette heureuse allégorie de psychologie expérimentale
qu'a dû lui proposer Beaumont. Bien éloigné sur ce point des
convictions de Calvin, il déclare expressément ce dogme
contraire à la justice et à la bonté de l'Être suprême. Il affirme
qu'au surplus le baptême nous rend aussi sain que l'homme
142 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
avant son péché — ce qui est une énormité t^éologique autant
que psychologique, puisque la doctrine chrétienne maintient
la concupiscence après le sacrement, dont l'unique effet est de
nous rendre aptes de nouveau à recevoir la grâce divine, ce
fruit des mérites du Rédempteur des hommes. « Du reste,
conclut Fargumentateur sans scrupule, vous convenez comme
moi que l'homme fut créé bon — c'est sur la façon dont il
devient méchant que nous différons I » Sans doute, mais cette
façon-là est d'importance pour la vie sociale : puisque l'une
des deux explications suggère l'humilité et l'effort sur soi-
même, tandis que l'autre engendre l'orgueil et l'obéissance
aux impulsions irraisonnées de l'impérialisme vital ^
Passant de sa psychologie à sa pédagogie mystique, Rous-
seau doit également chercher des échappatoires pour sa
défense : « J'établis, dit-il, l'éducation négative, parce qu'il
suffît de fermer l'entrée au vice pour que le cœur humain
demeure toujours bon. J'appelle éducation positive celle qui
tend à former l'esprit avant Vâge et à donner à l'enfant la con-
1. La plus récente psychologie scientifique, celle dont le D^" Pierre Janet
(qui est 1 un de ses principaux créateurs) donnait récemment un résumé
remarquable au British journal of psychology (janvier 1921), distingue
environ dix stades successifs dans révolution progressive de la mentalité
humaine Les plus bas sont celui des réflexes simples, puis celui des réflexes
suspensifs qui se développent en plusieurs temps : ils appartiennent à la
plupart des êtres vivants. Le troisième stade, celui des tendances dites
sociales ou socio-personnelles se développe chez certains êtres vivant en
groupes et nous paraît déjà décisif pour l'avenir humain en particulier.
Alors s'ébauchent en effet la collaboration et la pitié, aussi bien que la
lutte la rivalité et la haine, la tendance à se distinguer des autres, à jouer
un rôle à augmenter le corps et sa puissance par toutes sortes d acquisi-
tions diver>-es : actions qui sont les germes des conduites conscientes de
l'avenir C'est ici ïélat de nature pour 1 homme encore à peu près identique
à la brute.
Au-dessus se place le stade des tendances intellectuelles élémentaires
au milieu duquel naît le langage, bientôt les volontés et les croyances qui
vont constituer l'humanité proprement dite. — Un progrès encore, et voici
l'état mental dit praslogique dont on trouve au moins des traces chez les
populations les plus primitives, ainsi que chez les enfants et même chez
les civilisés soumis à de fortes impressions émotives. Il conduit à l'état de
LE PHILOSOPHE 143
naissance des devoirs de l'homme I J'appelle éducation néga-
tive celle qui tend à perfectionner nos organes, instruments de
nos connaissances. » Mais il ne perfectionne pas.le cerveau qui
est assurément le plus efficace instrument de ces connais-
sances. — Cette éducation, poursuit-il, prépare à la raison
par l'exercice des sens ; mais on ne voit même pas qu'il exerce
ceux-ci, puisqu'il prescrit de ne rien faire. « L'éducation néga-
tive, affîrme-t-il cependant, n'est pas oisive ; elle n'apprend
pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur ; elle dispose l'en-
fant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état
de l'entendre et au bien quand \\ est en état de V aimer ! »
On voit ce qui resterait de l'Emile si l'auteur s'était vérita-
blement tenu dans ces limites et si d'ailleurs il était avanta-
geux ou même possible de préserver quelqu'un de l'erreur en
lui cachant la vérité. La vérité, a dit Spinoza, éclaire elle-
même et l'erreur : est enim verum index sui et falsi.
Enfin Jean- Jacques, personnellement mis en cause et cri-
tiqué par Beaumont dans son caractère ainsi que dans son
réflexion, de délibération et de raisonnement qui crée l'homme prêt à
conquérir la maîtrise du globe. 1 homme réfléchi et intéressé. L'homme
qui n'a pas dépassé ce stade intellectuel ou qui y i-evient sous l'influence
de la maladie présente régulièrement, dit M. Janet, quatre caractères
principaux : la passion, l'égoïsme, le mensonge et la paresse (qu'à notre
avis il convient toutefois de définir de façon plus précise comme la ten-
dance au moindre effort dans la persistante volonté de puissance : tel le
nègre qui fait travailler pour lui sa femme, mais à la condition de la
maintenir sous son joug). Ceci est le véritable e/af de nature pour l'huma-
nité enfin dégagée de ses analogies bestiales d'origine. On voit qu'il est
fort loin du rêve paradisiaque de Rousseau sous les ombrages de Saint-
Germain ou de Montmorency. Au-dessus viendront le stade rationnel,
celui des aristocraties disciplinées, puis un stade plus largement expéri-
mental que les précédents, celui de la science issue de la morale aristo-
cratique et religieuse, au cours duquel la notion de progrès se précise.
Rousseau, rétrograde comme logicien et servi comme artiste par sa maladie
mentale, médit de la raison, condamne le stade réfléchi de la pensée
humaine avec ceux qui s'appuient sur celui-là ; par son recours au senti-
ment, dépourvu de suffisants correctifs, on retournerait vers le. prselogisme
avec ses réactions émotives confuses, et. ])arfois, le temps présent nous
donne l'Impression qu'on n'est pas loin d'y être revenu.
144 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
attitude vitale, s'en plaint avec amertume et entreprend sa
propre apologie sur un ton bien autrement agressif que celui
du prélat. Relevons seulement le trait par lequel il termine
ce développement polémique ; nous avons rappelé que l'ar-
chevêque accusait VHéloïse d'avoir insinué le poison de la
volupté, et à combien juste titre ! Les résultats sont là pour
le démontrer. « Eh, riposte l'ancien contradicteur de d'Alem-
bert, que ne puis-je aux horreurs de la débauche, substituer
le charme de la volupté ? Mais rassurez-vous, Monseigneur,
vos prêtres sont à l'épreuve de VHéloïse : ils ont pour préser-
vatif YAloïsia ! » C'est-à-dire un livre très connu de porno-
graphie sans voile ! — Une telle insinuation, étendue à toute
la classe sacerdotale, choqua le séide de Rousseau le plus
dénué de jugement personnel en ce qui touchait à son idole.
Le pasteur Moultou, ayant pu lire la Lettre avant sa publica-
tion, écrivit à l'auteur de supprimer à tout prix ce passage,
fût-ce par un « carton » introduit à la dernière heure dans la
composition typographique du volume : car le trait blessera
même à Genève, dit-il, en raison de la solidarité qui existe
entre catholiques et protestants quand il s'agit de sauvegar-
der la dignité du ministre des autels.
VII
LES LETTRES DE LA MONTAGNE
ADHÉSIONS AU DOGME DE
LA BONTÉ NATURELLE.
Les pasteurs devaient en effet se voir bientôt insultés à
leur tour ! Les Lettres de la montagne furent écrites par l'hôte
de Motiers-Travers pour répondre aux mesures prises contre
LE PHILOSOPHE 145
l'auteur de VEmile à Genève, et pour commenter les troubles
qui avaient été la suite de ces mesures. Le talent polémique
y est plus évident que jamais, mais le sujet, très particulier,
de l'ouvrage qui est la discussion minutieuse des lois constitu-
tionnelles de la cité calviniste, le rend moins intéressant que
les précédents pour les historiens du rousseauisme propre-
ment dit. « Les rieurs, a écrit Jean- Jacques en annonçant le
livre à un ami, y sont toujours pour le clergé catholique
contre nos ministres. » Il prévoit donc quel sera le retentisse-
ment de ce pamphlet en pays protestant et tout le parti qu'en
vont tirer contre lui ses « implacables ennemis ». Mais l'amour-
propre blessé emporte la balance et il hasarde ce pas dont les
conséquences seront pour lui si fâcheuses, à tous les points
de vue.
Les Lettres sont en effet impitoyables pour les théologiens
du protestantisme qu'elles accusent d'avoir arbitrairement res-
treint et contredit le principe même de la Réforme, celui du
libre examen des Écritures, et le Réformateur de Genève en
personne est loin d'y être épargné. « Calvin était sans doute un
grand homme, écrit l'exilé de Motiers, mais, enfin, c'était un
homme, et, qui pis est, un théologien ! La plupart de ses col-
lègues étaient dans le même cas (d'orgueil et de tyrannie),
en cela d'autant plus coupables qu'ils étaient plus inconsé-
quents. Aussi, quelle prise n'ont-ils pas donné sur ce point
aux catholiques ! Et quelle pitié n'est-ce pas de voir, dans
leurs défenses, ces savants hommes, ces esprits éclairés qui
raisonnaient si bien sur tout autre article, déraisonner si
sottement sur celui-là î Ils suivaient bien plus leurs passions
que leurs principes. Leur dure orthodoxie était elle-même une
hérésie. C'était bien là l'esprit des Réformateurs, mais ce
n'était plus celui de la Réformation î » Tel est du moins son
sentiment, parce qu'il juge la Réforme issue de la raison ;
au vrai, elle l'était surtout d'un élan mystique de l'âme chré-
tienne en des individus, d'ailleurs éminents par l'esprit, et
cherchant donc contact sans intermédiaire avec un tout-
puissant Allié ; elle devait porter les fruits de tout mysticisme
10
146 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
extrême dont la théocratie ou l'autocratie sont les aspirations
presque nécessaires. Les réformateurs repoussaient le miracle
moins par une vue rationnelle du monde que parce qu'ils
n'en savaient pas faire en personne l'appui de leur mission
divine ; ils fondaient donc leurs prétentions autoritaires sur
leur savoir doctrinal, sur leur personnelle capacité d'inter-
prétation des Écritures, bien supérieure à celle qu'ils attri-
buaient au vulgaire ; ce qu'ils exprimaient en se disant mieux
éclairés du Très-Haut et autorisés à imposer autour d'eux
leurs lumières. De là les supplices ordonnés par eux, en toute
sécurité de conscience, contre les moins favorisés de l'alliance
céleste. Comme le font aujourd'hui les dirigeants du Mysti-
cisme démocratique, si fort appuyé par la prédication de
Rousseau, ils ne démocratisaient leur mysticisme d'inspira-
tion qu'en paroles seulement. Au fond du cœur ils se réser-
vaient sinon le monopole tout au moins la plus ample part
du céleste appui.
Les Lettres de la montagne sont les derniers écrits théoriques
ou même « philosophiques » de Jean- Jacques, bien qu'il
répudie cette dernière épithète ; il n'a plus rien fait imprimer
de son vivant après ce volume ; car ses écrits autobiogra-
phiques, — les plus influents de tous à la longue — sont, ou
bien antérieurs, comme l'étude du caractère de Saint-Preux,
calqué sur le sien, et les quatre Lettres au président de Moles-
herbes ; ou publiés par ses exécuteurs testamentaires après
sa mort, comme les Confessions^ les Dialogues et les Rêveries.
Pour résumer ses dernières manifestations .théoriques, il
est permis de dire que, sous la pression de ses adversaires
plus rationnels, il aboutissait en somme à retirer l'affirmation
de la bonté naturelle au point de vue sociologique, de même
qu'il avait naguère retiré subrepticement, dans la préface de
Narcisse, son anathème aux sciences et aux arts. Il la mainte-
nait toutefois plus que jamais en paroles, pour ne point
s'avouer en défaut ; il répétait que V Emile était comme
l'évangile de cette bonté naturelle dont il ne restait rien entre
ses propres mains dès qu'on le sommait de préciser quelque
LE PHILOSOPHE 147
peu ses dires. Il était en outre décidé à la maintenir au point
de vue psychologique, c'est-à-dire à l'afTirmer présente en
lui-même, ce qui allait permettre à ses dociles adhérents de
se concéder le même privilège, au détriment de leurs adver-
saires dans la lutte vitale. Aussi les réserves que nous avons
soulignées dans sa Lettre à M. de Beaumont passèrent-elles
aussi parfaitement inaperçues que celles de son Contrat social
sur le terrain politique et que plus tard ses sages objurgations
aux Polonais, mal satisfaits de leur constitution nationale.
Une atteinte, de très durables conséquences, avait été portée
par lui à la psychologie expérimentale et aux morales ration-
nelles qui s'appuient sur cette psychologie prudemment
pessimiste. Une hérésie mystique nouvelle commençait sa
triomphante carrière.
Il est trop facile de s'en convaincre en constatant de quelle
façon il fut aussitôt compris et interprété par ses dévots.
Dans son excellent recueil d'études sur Le socialisme utopique,
M. André Lichtenberger nous a naguère fait connaître un
commentaire sociologique et un commentaire pédagogique
presque immédiats du Discours sur V inégalité et de l'Emile.
Ils sont fort instructifs à méditer l'un et l'autre. Le premier
est de Rouillé d'Orfeuil, dans son Alambic des lois, qui est
de 1773 : « J'ai toujours regretté, écrit ce publiciste, de n'avoir
pas une santé assez forte pour entreprendre de longs voyages
sur mer. J'aurais voulu pénétrer dans l'intérieur des terres
inconnues ; je suis certain que j'aurais trouvé des peuples
vivant absolument dans l'état de nature, suivant ses insti-
tutions avec douceur et se conformant en tout à l'admirable
simplicité de ses lois immuables... Oh, les heureuses nations.
Oh, les aimables hommes ! Quelle douceur dans les mœurs !
Quelle simplicité dans les lois et dans les usages ! Quelle
union ! Quelle harmonie ! Je voudrais vivre avec eux : ils
me corrigeraient sûrement, car l'exemple est pour nous le
guide le plus certain, et je serais heureux comme eux. »
Voilà l'état d'esprit qui a préparé les excès révolutionnaires.
C'est un fruit de la sociologie mystique.
148 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Dès 1763, dans son Élève de la nature, un pédagogue mys-
tique nommé Guillard de Beaurieu avait entrepris de faire
mieux que le précepteur d'Emile. Le livre de Rousseau,
remarque en effet M. Lichtenberger, parle d'éducation natu-
relle, mais place encore un intermédiaire entre l'enfant et la
Nature. Un homme, de haute culture, explique, commente,
conseille, et, par conséquent, quelle que soit sa discrétion,
altère, fausse et stérilise les pures leçons de cette incompa-
rable Mère. Ne vaudrait-il pas mieux qu'Emile, élève d'un
homme sage, instruit et prudent sans nul doute, mais enfin
d'un homme civilisé, fût uniquement « l'élève de la Nature »
et que celle-ci directement, sans aucun intermédiaire, pût
imprimer en lui ses préceptes salutaires ? — Tel est le sujet
du hvre de Beaurieu, réédité plusieurs fois, attribué même à
Rousseau par un libraire sans scrupule, et voici l'analyse
sommaire que nous en fournit l'auteur du Socialisme utopique.
Un gentleman anglais a eu l'ingénieuse idée d'élever un de
ses fils jusqu'à l'âge de quinze ans dans une espèce de boîte,
sans aucune communication avec le monde. Après quoi, il le
fait transporter par un vaisseau dans une île déserte où l'ado-
lescent est lâché tout seul, en liberté. On assiste alors aux
résultats merveilleux de cette éducation, véritablement néga-
tive. Certes, avant d'arriver à la connaissance de l'univers et
à la sagesse parfaite, l'élève de la Nature devra traverser
bien des expériences ; mais cette infaillible éducatrice aura
si bien préparé son cœur et son cerveau qu'il acquerra rapi-
dement des impressions exactes de toutes choses. Il aura
d'abord des étonnements, des admirations, des déductions
puériles ; mais, dès le premier jour, il manifestera la plus
exquise sensibilité. Il a pleuré quand il a vu le ciel ; il s'est
attendri devant le soleil. — Quelques heures après sa mise en
liberté, il aperçoit un chien attaché qu'on lui a laissé pour
compagnon dans sa solitude ; or, à l'exception d'une mouche,
c'est le premier être vivant qui ait frappé ses regards. Il
s'empresse de le délivrer ; et l'on se doutait bien en effet
« qu'un homme naturel était trop bon, trop sensible pour yoir
LE PHILOSOPHE 149
un animal privé de la liberté et ne pas la lui rendre ». Il sera
d'ailleurs récompensé sans délai de ce bon mouvement, car
son chien le caresse davantage, et il en conclut aussitôt que
l'âme s'afïaisse pour ainsi dire dans l'esclavage et dans le
malheur, alors qu'elle recouvre, avec la liberté, toute son
énergie native ! — Ajoutons que Beaurieu, comme Calvin
et plus tard les rousseauistes révolutionnaires, se jugeait doté
de révélations privilégiées et se préparait à traiter les incré-
dules en suspects : « Persuadez-vous bien, leur disait-il, que
la Nature découvre volontiers son sein à un homme simple et
uni comme elle, qui ne veut voir que son sein ! »
Voilà comment Rousseau fut compris par le commun de
ses lecteurs, en dépit de ses reculs effrayés vers le bon sens.
Aussi bien est-ce de la sorte qu'il aurait dû raisonner en per-
sonne s'il avait voulu être logique avec son affirmation reten-
tissante, celle de la bonté primitive. Mais il était resté large-
ment rationnel encore, en dépit de sa suggestion mystique
fondamentale et il ne se reconnaissait donc nullement dans
ses trop dociles commentateurs. — Nous verrons pourtant
qu'il a fini par se prendre au mot lui-même, surtout à l'époque
de sa vie où il déclarera ne plus savoir raisonner ses convic-
tions essentielles, mais les accepter toutes faites de son passé,
plus lucide et plus capable de synthèse mentale. En ce temps,
il ne peinera plus pour montrer la bonté naturelle chez les
primitifs ou chez les enfants : il se contentera de la découvrir
et de l'analyser en lui-même. Ce sera le stade autobiogra-
phique, ou, pour mieux dire, autoapologétique de sa prédi-
cation morale, celui qui, nous l'avons dit, a exercé de beau-
coup l'influence la plus tenace et n'a pas encore épuisé sans
doute son action tonique, mais périlleuse, sur l'âme contem-
poraine et sur ses décisions dans l'ordre social.
M
LIVRE m
LE MALADE
Dans son récent et considérable ouvrage sur Les médica-
tions psychologiques^, le docteur Pierre Janet, professeur de
Psychologie expérimentale au Collège de France, a voué de
précieuses analyses à certaines déviations névropathiques
de la vie affective normale qu'il a observées avec une pers-
picacité singulière. Nous avons étudié cet aspect de son
vaste travail à la lumière de nos propres convictions psy-
chologiques dans la Revue hebdomadaire du 10 juillet 1920,
et nous croyons préparer utilement ce qui va suivre en
empruntant ici quelques traits à cette étude.
Nous estimons que le ressort principal de la vie étant la
volonté de puissance, — V esprit de principauté, comme disait
Saint-Cyran avec la théologie chrétienne, ou pour employer
un seul mot, suggéré par l'histoire récente des grandes
nations du globe, V impérialisme essentiel et primordial de
l'être, — la dépression psychique morbide, quand elle ne
1. Trois volumes aranci in-8". Alcan. 1919.
152 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
procède pas d'une maladie organique affectant directement
ou indirectement le système nerveux, naît de causes morales
qui sont principalement l'insatisfaction, l'humiliation
actuelle ou prévue que subit durablement en nous cette
Volonté de puissance. La guérison se ferait donc, en ce cas,
si le malade parvenait à se rendre la réalité commençante
ou seulement l'espoir prochain de la puissance sur le monde
extérieur ; car c'est d'un tel aliment qu'il a faim et soif,
sans être en mesure de rassasier un appétit spirituel aussi
normal pour notre système nerveux supérieur que l'appétit
de nourriture le peut être pour les fibres de nos muscles et
pour les cellules de nos grands appareils physiologiques.
Afin de tonifier à tout prix leur défaillante volonté de
puissance, les psychasthéniques intelligents, — à plus forte
raison ceux qui poussent l'intelligence jusqu'au génie, —
emploient les plus singuliers détours et M. Janet en a
signalé de bien intéressants chez les malades dont l'obser-
vation, poursuivie durant de longues années, lui procure
les matériaux de ses constructions psychologiques excel-
lentes. Le moins compliqué de ces détours est la sollicitation
tacite des « compliments » ; penchant normal au surplus,
tant il est universellement répandu, mais qui se présente
chez certains déprimés avec une exagération fort instruc-
tive et se manifeste en particuher par une attitude d'humi-
lité gémissante, ces malades répétant sans cesse qu'ils ne
sont bons à rien, qu'ils n'ont aucune valeur intellectuelle,
aucune aptitude à bien faire. Ils seraient très confus toute-
fois d'être pris au mot, persuadés qu'ils sont du contraire
et pensant avoir reçu de la Nature des facultés incompa-
rables dont, seul, leur état de santé entrave momentané-
ment le plein exercice. Ils plaident le faux pour se con-
vaincre du vrai ; ils escomptent les flatteuses contradictions
de leurs interlocuteurs.
i
LE MALADE 153
A défaut du succès social, dont le compliment est la cons-
tatation par la bouche d'autrui, les névropathes cherchent
à se procurer le succès d'imagination pure. C'est ainsi' que
la rêverie habituelle est, selon M. Janet, d'une part un
symptôme de dépression, puisqu'elle réduit le travail mental
à une activité de faible tension qui remplace l'activité
réellement synthétique de la pensée, opération beaucoup
plus « coûteuse » ; d'autre part un procédé de tonification
psychique parce qu'elle facilite le développement de cer-
taines représentations flatteuses à l'appétit du pouvoir.
L'auteur des Médications psychologiques appelle parfois
« histoire continuée », cette rêverie habituelle qui, expli-
que-t-il — de façon fort intéressante pour notre présente
étude, — n'est pas seulement un récit que le rêveur se
ferait à lui-même, mais souvent tout un programme idéal
de conduite, une manière de vivre en dedans à sa guise,
avec des attitudes, des gestes et des paroles intérieures à
peine esquissées ^ ; c'est encore, si l'on préfère, une autre
vie que la vie réelle, menée dans des circonstances artifi-
cielles et beaucoup plus propices au besoin de tonification,
de succès, de compliments, de domination dont souffre le
malade qui s'efforce de la vivre. Les individus dits normaux
s'y peuvent plaire par intervalles ; mais elle prend un déve-
loppement incroyable, elle devient la vie principale chez
les affaiblis dont la faible tension psychique s'accommode
mal de la réalité antagoniste et cherche donc à se créer un
milieu factice où elle pourra se maintenir sans perte, ou
même s'accroître sans efforts. Ces rêveries obsédantes
deviennent alors analogues à celles que l'opium ou le has-
chich procurent, plus despotiquement encore, à leurs
l. M. Paul Bourgel en a réceinmenl donné une excellente description
en tête de son recueil de nouvelles intitulé Anomalies (Pion, 1920).
154 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
adeptes ; elles se déroulent à moins de frais dans des imagi-
nations faciles à mettre en campagne, à émanciper du cadre
expérimental ou rationnel rigide dans lequel doit s'enfermer
toute pensée véritablement synthétique et adaptatrice du
penseur au réel. — Les relations de Rousseau avec ces êtres
éthérés qu'il appelle « nos habitants » dans ses ouvrages ont
été de ce caractère, tout en conservant des relations certaines
avec la création esthétique comme il arrive chez certains
artistes éminents.
Mais Les médications psychologiques nous fournissent
encore des observations excellentes sur les névropathes
qui cherchent dans leurs relations avec leur entourage,
dans leurs affections de famille, dans leurs amitiés ou dans
leurs amours un point d'appui pour leur élan vital entravé
par la maladie. Aux yeux de ces déprimés, celui qu'ils aiment
et dont ils réclament l'amour est avant tout celui qui les
remonte ou les réconforte par ces manifestations de défé-
rence ou de dévouement qui ont la propriété d'être toniques
pour l'impérialisme vital. Ce qu'ils réclament, c'est un
« esclave intelligent », capable d'exécuter pour eux avec tact
et dextérité les actions qui exigent un certain degré de ten-
sion psychique et qu'ils se sentent incapables de mener à
bien par eux-mêmes. Obtiennent-ils de tels dévouements,
— ce qui arrive plus souvent qu'on ne serait porté à le
croire, surtout dans l'intimité des familles unies, — ils exi-
geront en outre la certitude que la personne qui les aime
remplira près d'eux son rôle d'indispensable auxiliaire à
perpétuité — leur « fermera les yeux », comme disait volon-
tiers Rousseau, — ne changera jamais à leur égard, sera
toujours à leur disposition pour les défendre, les consoler,
les tonifier, pour leur rendre des services innombrables
sans qu'ils aient jamais à la payer obligatoirement de
quelque complaisance du même ordre : « C'est payé, ce n'est
LE MALADE 155
pas de l'amour », proclament-ils en effet dès qu'ils
ont été conduits à répondre, par une dépense psychique de
leur fond, à des générosités de cette nature : « Il me faut,
ajoutent-ils le plus souvent alors, il me faut quelqu'un qui
m'aime pour moi-même ! » Notion qu'il est donc intéressant
d'étudier avec soin en matière de psychologie morbide.
Lorsque les malades de la volonté, dit M. Janet, sont
contraints de reconnaître les services qu'ils reçoivent par
quelque service réciproque, fût-ce dans une proportion
aussi réduite que possible, ils ne sentent plus la certitude
absolue, inconditionnelle de la durée sans fm du dévoue-
ment qui les soutient. Ils cesseront quelque jour, pré-
voient-ils, d'être jeunes et séduisants ; ils peuvent cesser
d'être riches ou attachants ; et, alors, s'ils sont aimés pour
l'un ou pour l'autre de ces divers motifs, l'amour qui les
tonifie leur fera donc défaut ? Perspective intolérable à
leurs yeux ! a II serait bien préférable, répètent-ils en consé-
quence avec nostalgie, d'être vraiment aimé pour soi-même. »
— Dans certains cas, ils s'imposent encore quelques efforts
afin de reconnaître les dévouements dont ils sont l'objet;
mais ces « payements )> de leur part impliquent des actes à
faire ; or ils ont peur de ne pouvoir faire toujours ces actes ;
ils sont effrayés d'avoir à les recommencer sans cesse pour
conserver les affections dont ils se sustentent ; et ils rediront
alors, comme un refrain, la formule de l'amitié idéale :
« Tout cela, ce n'est pas être aimé pour soi-même ! » Amitié
dont le type serait l'amour maternel, ou quelquefois, filial
et fraternel, mais qui est plus difficilement concevable en
dehors de ces relations du sang.
La seule perspective qu'ils peuvent accepter sans ap-
préhension, reprend M. Janet en résumant ses observations
de longue date, c'est de payer avec des qualités naturelles,
qu'ils croient posséder d'une manière définitive, sans avoir
156 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
à y rien ajouter par des efforts présents dont ils se sentent
incapables. A l'appui de leur exigence d'amour pour soi-
même, ils allégueront, en conséquence, des prestiges d'ordres
divers, mais qui, tous, auront pour caractère d'être possédés
par eux d'une manière naturelle et indélébile, des qualités
données par la naissance. Tout au moins ces maniaques de
l'amour tireront-ils argument à leur profit de qualités
déjà conquises par eux à titre définitif et non plus à con-
quérir ou à augmenter dans le futur par adaptation sociale
continuée, par modification méthodique du Moi, car c'est
là ce que leur interdit leur chronique dépression. Ils cher-
cheront donc dans leurs attraits soi-disant naturels les élé-
ments de ce fameux soi-même au bénéfice duquel ils pré-
tendent obtenir l'affection tonificatrice. — Et nous débou-
chons ici en pleine psychologie rousseauiste de la « bonté
naturelle », conçue comme une qualité aujourd'hui res-
treinte à certains tempéraments d'élite et d'élection divine,
ou mieux à un seul homme en ce bas monde. Telle est l'af-
firmation de Rousseau dans ses Dialogues : il est Vhomme
de la nature primitive, le Messie de la moderne Alliance avec
le Très-Haut. C'est ce que nous avons ailleurs appelé
r « immaculée conception » de Jean- Jacques ; et cette con-
viction explique ses fréquents soupirs vers « le prix qu'avait
mérité son cœur » I
On trouverait une origine analogue à l'importance qu(
prend, dans la pensée, puis dans le vocabulaire des névro-
pathes, la notion impérative de leurs droits. M. Janet pro-
pose de définir le droit comme la possibilité d'exiger d'au-
trui une action sans avoir à faire soi-même une action pré-^
sente ou future en retour. On pourrait dire aussi que le droit
est une accumulation antérieure de puissance sociale, sous
quelque forme d'ailleurs que cette puissance ait été préala-
blement consentie à l'individu par la société de ses sem-
T.E MALADE 157
blables. — Pour les déficitaires de l'élan vital, réclamer des
droits revient donc à réclamer de la puissance sans avoir à
faire de nouveaux frais pour l'acquérir. C'est une remarque
d'expérience que les hommes qui disposent d'une large
capacité d'action songent d'ordinaire à augmenter leur puis-
sance plutôt qu'à user sans délai jusqu'au bout de celle dont
ils sont déjà détenteurs ; ils s'occupent moins fréquemment
de leurs « droits », résultats d'actes antérieurs, que de leurs
devoirs, conditionnant les actes qu'ils visent à réussir dans
la suite, afm d'augmenter d'autant leurs droits effectifs. —
Au contraire, comme ces prodigues qui sont contraints de
dépenser leur capital, les abouliques ne songent qu'aux
droits, réels ou prétendus, qu'ils croient posséder ; droits qui
font faire des actions par les autres et les dispensent d'en
accomplir par eux-mêmes. Pour plus de commodité, ils vont
souvent chercher ces droits dans la vague région du senti-
ment et demandent un cordial à quelque impérialisme de
caractère irrationnel, si nous osons cette formule abstraite.
Écoutons plutôt ce malade, aspirant au rôle de don Juan
et qui, soigné par le docteur Janet, lui parlait sans cesse
des droits de tout bon jeune homme à être aimé des midi-
nettes qu'il courtise — ouvrant à nos yeux des perspectives
bien curieuses sur la mystique spécifiquement passionnelle
du rousseauisme ou romantisme contemporain : cette
mystique qui procède du refus de faire effort sur soi-même
et contre sa passion lorsque celle-ci est contrariée par quelque
obstacle d'ordre social. — « Tout est artificiel, protestait donc
ce déséquilibré aigri, chez ces petites ouvrières parisiennes
qui ne savent pas se donner simplement, parce qu'on aime !
Elles sont vraiment immorales et malfaisantes quand elles
se moquent de mes propositions. Je ne trouve jamais en
elles Jenny l'ouvrière ni la grisette que chanta Béranger.
Je ne trouve la nature nulle part ; toujours l'artifice, le§
158 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
préjugés, une foule d'obstacles à vaincre : toutes choses qui
ne devraient pas exister dans une nature naturienne {sic !)
L'amour est naturel, et j'ai droit à V amour ! J'ai droit à la
justice, j'ai droit à la vérité, etc.. » C'est ainsi que les faibles
se réfugient éperdument dans la notion, le plus souvent
abusive ou illusoire, de leurs justes droits !
Lorsque le sentiment de l'incomplétude, la soif ardente
de quelque tonique pour leur impérialisme vital durable-
ment déprimé ont fait naître chez ces névropathes l'ap-
préhension aiguë de l'isolement sentimental, leurs obses-
sions amoureuses deviennent, sous une forme détournée,
Véquivalent de ces obsessions autoritaires qu'on rencontre
chez d'autres malades différemment disposés par leur carac-
tère. Les unes aussi bien que les autres rendent le contact
de ces malades extrêmement fatigant ou « coûteux » à leur
entourage. On doit, dit M. Janet, leur rendre d'innom-
brables services sans aucune compensation possible : c'est
un travail incessant, difficile, une pénible servitude ! Tout
en leur prodiguant gratuitement ces services, on devra les
rassurer avec habileté sur l'avenir et les convaincre qu'on
les servira sans trêve, pendant leur vie tout entière. Il
faudra se tenir constamment en garde contre les saillies
irréfléchies de sa propre volonté de puissance et leur laisser
toujours entendre qu'on n'attend rien de leur part en retour
de ses peines, car l'antipathie naîtrait chez eux du moindre
effort personnel en perspective. Il faut les convaincre enfin
qu'on les aime bien pour eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils
ont en eux-mêmes, par le seul fait qu'ils existent, le droit
d'être aimés indéfiniment de leur entourage. Entre les
« amis » de Rousseau, le prince de Conti sera le type par
excellence de ces bons Samaritains, méritoirement, admi-
xabiement charitables de leurs économies spirituelles autant
^ue de leurs richesses matérielles.
LE MALADE 159
Leur tâche leur sera d'autant plus lourde que la manie
des droits de l'amitié ou de l'affection porte le malade à
exiger de ceux qui l'approchent une attitude d'humilité
perpétuelle. Si en effet un tel malade possède la puissance
ou le « droit » d'imposer aux personnes de son intimité des
actions de tout genre, sans en devoir accomplir lui-même
aucune à leur considération par réciprocité, c'est donc,
raisonne-t-il malgré lui à la longue, c'est que ces personnes
lui sont subordonnées par nature, et, en fm de compte,
inférieures. Il l'entend bientôt tout à fait de la sorte ; il se
plaît à souligner leur infériorité par son attitude, afin de la
faire mieux constater et accepter par eux. — Or de sem-
blables prétentions ne manquent pas de réveiller en autrui
une réaction instinctive de défense et de riposte ; les conti-
nuelles réclamations du névropathe au nom des droits de
l'amitié ou de l'amour lui attirent, de façon presque irrésis-
tible, cette réponse, fort équitable, que les autres aussi
ont des droits, dont il ne tient aucun compte. Ceux qui
l'approchent habituellement devront pourtant réprimer en
eux de semblables impulsions à toute heure, adoptant de
la sorte à son égard une attitude moralement très élevée
parce qu'elle est psychologiquement très difficile à tenir.
Mme d'Epina}^ Grimm, Diderot, Hume ont été, autour de
Rousseau, de ceux qui n'ont pas su tenir jusqu'au bout
cette attitude et qui ont réagi malgré eux à des provoca-
tions trop brutales.
Car une telle abnégation est certes possible, puisqu'on
voit fréquemment se manifester, sous l'influence des affec-
tions de famille, de la foi rehgieuse, de la cordialité du carac-
tère ou même de la seule conscience professionnelle, des
dévouements presque sublimes autour de psychasthéniques
véritablement odieux. On aurait tort d'oublier néanmoins,
ajoute M. Janet, que l'homme moyen n'est pas capable de
160 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
se conduire toujours comme un héros ou comme un saint
et qu'une telle complaisance est mentalement très coû-
teuse ou même ruineuse avec le temps, dès qu'elle se pro-
longe. On ne sera donc pas trop surpris des plaintes, récla-
mations ou protestations que les survenants entendront
parfois de ceux qui se l'imposent sans avoir l'entière voca-
tion de la sainteté. Si pourtant le malade venait à surprendre
ces plaintes, l'antipathie se déclarerait tout aussitôt chez
lui, et resterait souvent implacable ; enfin plusieurs de ces
expériences pourraient déclancher la manie des persécutions
dans son cerveau.
Ajoutons que ces dévouements, si dignes d'éloges en
tous cas, seront cependant plus faciles à certains carac-
tères qu'à d'autres parce que les pauvres en réserves vitales
souffrent de leurs dépenses spirituelles plus que les riches de
ce genre. Quiconque est affecté de quelque débilité morale
sera rapidement ruiné par les personnes dont les relations
sont psychologiquement très coûteuses. Le meilleur « ami »
pour le névropathe, en conclut M. Janet, est l'homme doué
d'un ample rayonnement vital, le personnage qu'on peut
appeler un sympathique de naissance. C'est celui-là qui
offre, au moment opportun, le fameux amour pour soi-
même. Il aide à agir : il n'est pas coûteux par sa seule pré-
sence, au contraire. Il se place, sans y attacher d'impor-
tance, au-dessous du déprimé qu'il fréquente. Ses éloges
adroits (car il les faut adroits au suprême degré vis-à-vis
de ces méfiants d'eux-mêmes et d'autrui) font naître des
attitudes de confiance et de fierté ; il donne l'impression
d'une fidélité inébranlable quand même on ne pourrait
rien lui offrir en échange. Tel est le grand, le vrai sympa-
thique dont l'amitié est le rêve des faibles. S'il le souhaite,
il prendra sur eux une immense et parfois incompréhen-
sible influence, dont il sera tenté dans certains cas d'abuser.
LE MALADE 161
— Diderot dut apporter quelque temps à Rousseau ce
genre de réconfort ; mais Rousseau était un malade de
génie ; il était considéré comme un génie et nullement comme
un malade par des adhérents sans cesse plus nombreux ;
d'où une difficulté psychologique de plus à se subordonner
à lui sans réserve, comme on le conçoit sans peine ; car ce
n'était plus seulement paraître inférieur à ses yeux, mais
également à ceux du public, sacrifice encore plus héroïque
que celui dont nous venons de tracer le tableau. Diderot y
tint un peu plus longtemps que d'autres, mais, finalement,
ne poussa pas la « sainteté » jusque-là.
Ajoutons pour terminer cette digression apparente — on
verra mieux par la suite à quel point elle est justifiée, —
que la foi rehgieuse permet de chercher dans l'Au-delà ces
amitiés incomparables, ces solides points d'appui que
l'humaine nature refuse trop souvent aux fatigués de la
lutte vitale. C'est ici la solution mystique au problème de la
tonification psychique, le remède mystique à la dépression
morbide. Il est sans doute employé depuis que l'humanité
existe, car quiconque a gardé la foi peut trouver en elle,
à certaines conditions, le plus efficace des réconforts. Innom-
brables sont les maladies mentales qu'elle a conjurées,
atténuées ou même guéries. La conception chrétienne de
l'existence en particulier — cette attitude mystique corri-
gée par l'expérience des races les plus douées et des siècles
les plus récents de l'évolution humaine — est éminemment
propre à exercer une action curative par les satisfactions
délicates qu'elle procure à l'appétit mystique ancestral et
par le cadre moral, de source expérimentale et rationnelle,
qu'elle oppose néanmoins à l'outrecuidance, si facilement
suscitée dans le croyant par son recours à des amitiés méta-
physiques très puissantes : en sorte qu'elle ne l'engagera
dans aucun conflit avec la société de ses pairs. Nous ver-
11
162 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
rons que Rousseau a dû se restreindre de plus en plus, avec
les années, à l'usage de ce dernier remède, lorsqu'ayant
fatigué autour de lui mainte amitié dévouée, il refusa désor-
mais de se fier à celles que son talent d'expression et ses
dextérités mystiques géniales faisaient cependant renaître
à chaque instant sous ses pas.
Qu'il ait été en effet, — et jusqu'à un certain point tout
au moins, — du type de ces maniaques de l'amour dont
nous venons d'évoquer la silhouette instructive, c'est ce
que le spectacle de sa vie va nous confirmer de plus en
plus à mesure que nous continuerons de le dérouler sous les
yeux de nos lecteurs. Et c'est bien ainsi que l'ont vu déjà,
puis caractérisé, dans un vocabulaire un peu différent du
nôtre, quelques-uns de ses plus pénétrants critiques. Il
enseigne, a dit Saint-Marc Girardin, que quiconque se
laisse conduire par la « sensibilité » ne saurait s'égarer, ou
du moins ne saurait avoir que d'honnêtes égarements ; or
c'est là une très dangereuse erreur parce que la sensibilité
tient beaucoup des sens et qu'elle trompe souvent l'homme
sur lui-même. Elle lui laisse croire qu'il a la force des bons
sentiments dont il n'a que Vémotion, et, une fois illusionné
à ce point sur lui-même, un homme insinuant trompera
facilement les autres ; de dupe, il deviendra charlatan. C'est
la prédominance de la sensibilité qui donne aux jeunes gens
tant de charmes, ainsi que l'heureuse confiance qu'ils ont
en eux-mêmes ; ils font honneur à leur âme des émotions
qu'ils tiennent de leur âge, et les hommes sensibles res»-
semblent également aux femmes par beaucoup de traits.
Or Rousseau avait à un degré éminent ce genre de sensi-
bilité, tout ensemble ardente et faible ; elle l'a servi dans ses
ouvrages et égaré dans son existence, ainsi qu'elle égare
après lui ses lecteurs. Pour un homme à ce point sensible, il
est mauvais de n'avoir pas un état qui règle ses actions, une
LE MALADE 163
famille qui lui serve à la fois d'appui dans ses résolutions
sages et de barrière contre ses fantaisies périlleuses. Rous-
seau avait eu pour guide M^^^ de Warens, la fausse mora-
lité au lieu de la vraie (celle du quiétisme au lieu de celle
du stoïco-christianisme). Il devait la quitter sans regrets
et la négliger dans ses besoins de vieillesse ; il se l'est repro-
ché, mais trop tard, et c'est ainsi que font les héros ou les
héroïnes de la sensibilité : ils se croient nés pour vivre et
pour mourir ensemble ; vienne le moindre accident, une
contrariété, une absence, aussitôt l'oubli ou l'indifférence
arrivent. C'est le moment de la rupture et de la répugnance.
Les romans cachent ce moment-là avec grand soin ; ils font
mourir leurs héros à temps (comme Julie d'Etange) car la
séparation que fait la mort est moins triste que celle qui
naît de l'indifférence. Thérèse Le Vasseur eut au moins un
cœur de mère, mais Rousseau se déterminait à l'abandon
de ses enfants « gaillardement », sans le moindre scrupule,
parce que la sensibilité est incapable de reconnaître le
devoir qui se montre sous l'aspect d'un embarras ou d'un
sacrifice, qui n'est pas accompagné de plaisir. La morale du
cœur, celle qui cherche les devoirs dans les émotions, ne
croit V homme obligé que quand il est attendri. Au contraire,
une conception plus virile du devoir a cela de bon qu'elle
prescrit de résister à la lassitude, à la distraction, à l'oubli
et que, conseillés par elle, nous nous sentons coupables
quand nous nous trouvons négligents. L'obligation qui
procède du seul sentiment s'efface avec le sentiment qui l'a
créée.
Plus près de nous, M. Lanson a résumé en quelques traits,
également précieux à retenir, le portrait moral du Réfor-
mateur de l'humanité contemporaine : « Un être de sensi-
bilité et d'imagination, dit-il, jouet perpétuel de ses illusions
çt de ses désirs, travaillé d'amour-propre, voluptueux,
164 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
enthousiaste, romanesque, curieux d'aventures, réfractaire
à toute discipline, impropre à l'action, plus apte à l'efîort
qui renonce qu'à l'efîort qui conquiert et saisissant par le
rêve les jouissances dont son inertie lui fait manquer la
possession réelle ; un être candide, orgueilleux et timide,
soupçonneux, défiant, ombrageux, à la fois ravi et souffrant
du monde et de la politesse, de toute cette brillante vie de
société où il a été introduit sur le tard, où il se sent gauche,
toujours mal à l'aise et primé par l'aisance élégante des sots
qui y sont nés ! » Il avait eu pourtant des succès de con-
versation très mérités dans ce monde difficile sur la qualité
de ses plaisirs sociaux, et il s'en est longtemps souvenu ;
mais, lorsqu'il rédigea ses écrits autobiographiques, il ne
voulait plus s'en souvenir parce que ces faits s'accommodaient
mal avec le personnage qu'il avait finalement décidé de
jouer. — Ainsi munis de renseignements de sources diverses
sur la névropathie de nuance sentimentale, entrons dans
l'étude de la période qui a remis au jour le véritable Jean-
Jacques, après ses dix ans de conviction philosophique à
la mode du jour et les six années d' « effervescence » pseu-
do-stoïcienne provoquée en lui par le succès inattendu de
son paradoxe plutarchien.
CHAPITRE PREMIER
LE SÉJOUR DE ROUSSEAU
A L ERMITAGE DE LA CHEVRETTE
ET SES CONSÉQUENCES MORALES
Le Discours sur Vinégalité, publié en 1756, avait été accueilli
sans enthousiasme par Genève, ville d'expérience politique
et morale, qui se refusait à reconnaître le passé probable de
rhumanité dans cette fantaisie mystico-philosophique. Mais
Rousseau, redevenu solennellement quelques mois plus tôt
calviniste et « citoyen », c'est-à-dire membre de l'aristocratie
gouvernante dans sa cité natale, gardait encore le projet de s'y
établir à demeure pour mettre un terme à la fatigante exis-
tence qu'il menait depuis quelque quinze années déjà dans
la capitale française ; sentant bien toutefois que le centre
vrai de sa renommée était à Paris, il hésitait à prendre cette
résolution d'importance. Un moyen terme, qui permettait
un ajournement, s'offrit alors à lui et orienta sa destinée sur
une autre voie : « M. d'Epinay, disent les Confessions, faisait
une dépense immense pour achever son château de la Che-
vrette. Étant allé voir un jour avec M^^^ d'Epinay ces
ouvrages, nous poussâmes notre promenade un quart de
lieue plus loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc qui
166 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
touchait la forêt de Montmorency et où était un joli potager,
avec une petite loge fort délabrée qu'on appelait l'Ermitage.
Ce lieu solitaire et très agréable m'avait frappé quand je le
vis pour la première fois, avant mon voyage à Genève. Il
m'était échappé de dire dans mon transport : « Ah, Madame,
quelle habitation délicieuse ! Voilà un asile tout fait pour
moi ! » L'épouse du fermier général avait fait alors réparer
avec soin la maisonnette, et, quelques mois plus tard, ayant
ramené de ce côté l'homme de lettres sans l'avoir prévenu de
rien, elle lui avait dit soudain : « Mon ours, voilà votre asile.
C'est vous qui l'avez choisi. C'est l'amitié qui vous l'offre.
J'espère qu'elle vous ôtera la cruelle idée de vous éloigner de
moi ! » L'auteur de ces lignes ajoute qu'il ne croft pas avoir
été jamais plus vivement, plus délicieusement ému et qu'il
mouilla de ses pleurs *la main bienfaisante de son amie !
Pleurs faciles à sécher au feu de la passion impérieuse ; amitié
d'un cœur trop « sensible » dont nous dirons bientôt les len-
demains.
LA RESURRECTION DU ROMANESQUE
DANS LE PHILOSOPHE. —
LE (( BERGER EXTRAVAGANT »
Protégé des Dupin dès les premiers temps de son séjour à
Paris, Rousseau avait été choisi comme secrétaire par Dupin
de Franceuil, né du premier mariage du richissime financier,
châtelain de Chenonceaux. Ce Franceuil était devenu l'amant
de M°^e d'Épinay dans des conditions qui sont longuement
commentées par les Mémoires de cette dame, et il avait pré-
LE MALADE 167
sente peu après le Genevois à sa maîtresse : « J'y soupais
quelquefois avec lui, lisons-nous clans les Confessions. Elle
était aimable, avait de l'esprit et des talents... M. de Franceuil
lui communiqua une partie de l'amitié qu'il avait pour moi. »
Louise d'Esclavelles, fille d'un brigadier des armées du roi,
noble mais sans fortune et qui la laissa de bonne heure orphe-
line, avait épousé son cousin germain (par leurs mères, nées
Prouveur de Preux) La Live d'Epinay, fils aîné du fermier
général La Live de Bellegarde et destiné à la survivance de
cette place considérable. Les cousins, tous deux fort jeunes,
s'épousèrent par inclination, mais le mari se dérangea bientôt
et se montra parfois brutal, tandis que sa femme se montrait
peut-être insuffisamment patiente et conciliante. Les Mémoires
de celle-ci content, fort crûment, le dommage que sa santé
souffrit des débauches de son époux ; elle ne tarda guère à
se donner quelque liberté à son tour et vécut entourée de
complaisants, d'origines diverses. Ceux-ci étaient attirés en
partie par ses agréments, très réels, en partie par la grande
fortune et le large train de maison qu'elle ne devait perdre
qu'après quelque vingt années de mariage par les désordres
de son époux. De sa propre plume, elle a transcrit dans ses
Mémoires ce sévère portrait moral que Rousseau lui aurait fait
d'elle-même, peu de mois avant de devenir son hôte : « On
vous croit sans caractère, bonne femme, fausse cependant, un
peu de penchant à l'intrigue, inconstante, légère, beaucoup
de finesse, beaucoup de prétention à l'esprit qui n'est, chez
vous, que très superficiel... Je n'en crois pas la moitié ! » C'était
croire beaucoup déjà car ceux des biographes de Jean- Jacques
qui ont montré le plus de partialité à son égard sont bien
moins sévères à cette amie de ses mauvais jours. Musset-
Pathay la dit aimable, bonne, douce, spirituelle, d'un com-
merce agréable et sûr. .Jules Levallois a écrit en tête des
Inédits de Streckeisen-Moulton que Rousseau commit une
grande faute en prêtant l'oreille aux commérages de Thérèse
•qui le firent soupçonner de vilaines actions, parfaitement
gratuites, une femme jusque-là si bienveillante à son endroit.
168 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
qui le conduisirent à offenser grièvement par ses soupçons,
ses reproches et ses violences une personne qui ne se sentait
aucunement en faute vis-à-vis de lui. Plus récemment enfin,
M. Bouvier la proclamait une fois de plus bonne, avenante
et charmante. Nous allons voir qu'elle eut aux yeux de son
hôte le double tort et d'en avoir fait son obligé tout d'abord,
et d'avoir peut-être marqué qu'elle attendait de lui, en assi-
duités et en égards, quelque « payement » de ses propres et
très considérables avances sur le terrain de l'amitié. — Un
an se passa toutefois avant que du voisinage et de l'intimité
naquît entre eux la mésintelligence ouverte. Les Confessions
vont nous apprendre que cette année paisible agit de façon
profonde sur la disposition d'esprit de l'ermite, après qu'il
eut pris possession de son logis champêtre le 9 avril 1756, en
compagnie de M^i^ Le Vasseur et de la mère de celle-ci.
Il résume d'abord, en termes frappants, la période de sa
vie qui s'achevait à cette heure. Son établissement à Paris
tout d'abord, puis son succès littéraire inopiné l'avaient,
dit-il, jeté dans un état d'esprit tout différent de celui où
s'était écoulé sa jeunesse. Il s'était mis en tête de réformer
le monde, et, à force de s'en préoccuper, n'avait plus vu
qu'erreur ou folie dans la doctrine des philosophes, qu'op-
pression ou misère dans l'ordre social alors établi : « Dans
l'illusion de mon sot orgueil, écrit-il vingt ans après ses débuts
d'homme de lettres, je me crus fait pour dissiper tous ces
prestiges... Jusque-là j'avais été bon; dès lors, je devins ver-
tueux ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait com-
mencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon cœur.
Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déra-
cinée [?]... Voilà d'où naquit ma subite éloquence... Auda-
cieux, fier, intrépide... le mépris que mes profondes médita-
tions m'avaient inspiré pour les mœurs, les maximes et
les préjugés de mon siècle me rendait insensible aux railleries
de ceux qui les avaient, et j'écrasais leurs petits bons mots
avec mes sentences, comme j'écraserais un insecte entre mes
doigts... Qu'on cherche l'état du monde le plus contraire à
LE MALADE 169
mon naturel, on trouvera celui-là... Il dura près de six ans ;
il durerait peut-être encore (en 1769) sans les circonstances
particulières qui le firent cesser et qui me rendirent à ma
nature, au-dessus de laquelle j'avais voulu m'élever ! »
Ces circonstances particulières sont le séjour champêtre
qu'il fit à l'Ermitage pendant près de deux années sans inter-
ruption,-et les incidents de ce séjour. — Voici comment il y
organisa, sur un nouveau plan, son existence. Il n'avait
jamais cessé, dit-il, de regretter ses chères Gharmettes et
la douce vie qu'il s'y était faite. A Paris, dans le tourbillon
de la vie mondaine, toujours ses bosquets, ses ruisseaux,
ses promenades solitaires étaient venus, par leur souvenir,
le distraire, le contrister, lui arracher des soupirs et des
aspirations nostalgiques. Aussi s'empressa-t-il de reprendre
ses promenades rêveuses aussitôt après son établissement
à l'Ermitage où il donna quelques jours sans trêve à la
satisfaction de son « délire champêtre ». Ce délire reprit
sans tarder la couleur erotique et romanesque qu'il avait
revêtu lors de sa triste adolescence genevoise, sous la verge
de M. Ducommun, puis, un peu plus tard, durant ses voyages
pédestres de jeunesse, enfin dans le tranquille isolement des
Gharmettes. « Tout concourut, expose-t-il en effet, à me replon-
ger dans cette mollesse trop séduisante pour laquelle j'étais
né mais dont le ton dur et sévère auquel venait de me monter
une longue effervescence aurait dû me délivrer pour toujours.
J'allai malheureusement me rappeler le dîner du château de«
Toune et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans
la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux
où j'étais en ce moment... Bientôt, je vis rassemblés autour
de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans
ma jeunesse, M^^e Galley, M^^e ^e Graffenried, M^^^ de Breil,
M°^e Basile, M™^ de Larnage, mes jolies écolières et jusqu'à la
piquante Zulietta [de Venise] que mon cœur ne peut oublier! ».
Il omet ici M^^® Goton, mais nous savons par les premières
pages des Confessions que, dix ans après son séjour à l'Ermi-
tage, ce dernier souvenir lui revenait encore « plus souvent
170 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
qu'il n'était sain pour un vieux fou » ! Il omet aussi M^^®
Serre de Lyon, dont nous dirons quelques mots par la suite.
« Je me vis, poursuit-il cependant, entouré d'un sérail
d'houris, de mes anciennes connaissances pour qui le goût
le plus vif ne m'était pas un sentiment nouveau. Mon sang
s'allume et pétille, la tête me tourne, malgré mes cheveux
déjà grisonnants et voilà le grave citoyen de Genève, voilà
l'austère Jean- Jacques à près de quarante-cinq ans, redevenu
tout à coup le berger extravagant ! » C'est le nom d'un roman
de Sorel qui est une satire de VAstrée. Ajoutons que ces trans-
ports erotiques eurent des conséquences sur lesquelles nous
n'insisterons pas, quoique le promeneur les mentionne assez
crûment à plusieurs reprises, en particulier au livre IV et au
livre XII de ses Confessions. Elles étaient faites pour aug-
menter le désordre de son système nerveux dont l'équilibre
ne s'était jamais pleinement rétabli, si nous l'en croyons,
depuis son « accident » des Gharmettes, provoqué par d'ana-
logues imprudences.
N'envisageons ici que l'aspect intellectuel de son exalta-
tion factice et usons de l'excellente description qu'il nous en
offre à cette page de ses immortels mémoires : « L'impossi-
bilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chi-
mères, et, ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon
délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagina-
tion créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur...
Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés
de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus, que par
leur beauté, d'amis sûrs, tendres et fidèles, tels que je n'en
trouvai jamais ici-bas ! » Par sa faute ! « Je pris un tel goût à
planer ainsi dans l'empyrée au milieu des objets charmants
dont je m'étais entouré que je passais les heures, les jours sans
compter, et, perdant le souvenir de toute autre chose, à peine
avais-je mangé un morceau à la hâte que je brûlais de m'échap-
per pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir
pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mor-
tels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais ni mode-
LE MALADE 171
rer, ni cacher mon dépit, et, n'étant plus maître de moi, je
leur faisais un accueil si brusque qu'il pouvait porter le nom
de brutal ! » Or ces mortels étaient des amis terrestres qui ne
se voyaient pas sans quelque dépit maltraités de la sorte au
bénéfice d'amis célestes dont ils ne soupçonnaient pas l'exis-
tence fantomatique et les trop faciles « vertus ».
Eurent-ils donc si mauvais jugement, ces amis de l'en-deçà,
lorsqu'ils le crurent alors engagé sur une voie malsaine, la
droite M^^ de Chenonceaux en lui écrivant : « C'est toujours
de la société que j'ai été occupée pour vous et vous n'êtes
pas homme à pouvoir être heureux sans liaisons ! » Grimm
en opinant plus crûment à son tour : « Rousseau finira par
être fou : ce sera son séjour à l'Ermitage qui en sera cause.
Il est impossible qu'une tête aussi chaude et aussi mal équi-
librée supporte la solitude ! » Le marquis de Mirabeau en
ajoutant : « Vous n'avez d'ennemis qu'en vous... Vous êtes
plus attaché à la société que tout autre ! » Diderot enfin, lors-
qu'il affirma publiquement après leur rupture : « Le séjour
et la solitude des forêts l'ont perdu. On ne s'améliore pas dans
les bois avec le caractère qu'il y portait... Ce qui lui est arrivé
[la manie], je l'avais prédit ! »
II
epanouissement du moi profond. —
l'orgueil masqué de détachement
L'ermite possède alors la célébrité, et, par suite, — comme
il le rappelle lui-même en cet endroit de ses Confessions, —
le pain assuré pour ses vieux jours, fût-ce par le détour de ce
prétendu métier de copiste qui ne le nourrit qu'en raison de
172 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
sa notoriété littéraire et lui fournit, vis-à-vis de son orgueil,
un prétexte pour accepter des demi-aumônes. Il est « arrivé «,
comme on dit aujourd'hui ; il n'a plus de motifs pressants
pour lutter contre lui-même et pour s'efforcer désormais aux
adaptations sociales essentielles qui lui ont toujours paru
difficiles à réaliser. C'est donc à ce moment que son Moi véri-
table va s'épanouir au grand jour, pour se peindre dès lors
dans sa correspondance, puis dans ses écrits autobiogra-
phiques, et pour agir plus tard par contagion, en vertu des
prestiges de son génie, sur de successives générations de lec-
teurs. C'est pourquoi le moment nous paraît venu d'étudier
de plus près ce Moi, si intéressant, et de dessiner les lignes
caractéristiques d'une physionomie mentale que la névro-
pathie, exaspérée par les agitations erotiques, fait désormais
saillir en plein relief. « Je hais, écrira- t-il à M™^ de Créqui
quelques mois après sa sortie de l'Ermitage, je hais ces santés
robustes, ces gens qui ont tant de force et si peu de vie. Il me
semble que je n'ai vécu moi-même que depuis que je me sens
demi-mort ! » C'est la maladie qui se met orgueilleusement
au-dessus de la santé, un thème qui a été souvent repris et
plus amplement traité par l'école rousseauiste et qui n'est
pas toujours justifié par le génie; mais c'est aussi l'affirmation
qu'il s'est enfin retrouvé lui-même dès qu'il n'a plus été sou-
cieux de se contraindre.
A la ressemblance de ces « maniaques de l'amour» dont nous
avons tracé la silhouette instructive, Jean- Jacques s'est le
plus souvent vu et décrit très différent de ce qu'il fut en réa-
lité, au point de vue affectif ; mais, par le privilège de son
verbe inspiré, il a imposé à ceux de ses lecteurs que leur tem-
pérament prédisposait à le suivre, l'image déformée de lui-
même que lui présentait sa manie. Écoutons plutôt Musset-
Pathay dans l'Introduction à son Histoire de la vie et des
ouvrages de J.-J. Rousseau. Là, le Genevois nous est présenté
comme le naturel le plus poétique qui ait jamais existé, c'est-à-
dire qu'il ne laissa sur lui aucune prise aux passions dont les
autres hommes sont esclaves, à savoir la cupidité et l'ambi-
LE MALADE 173
tion. Il ne veut ni dominer, ni se repaître de louanges ! Le désir
dont il sera tourmenté sans trêve sera d'être aimé autant
qu'honoré, car, dans son « monde idéal » (celui de nos habi-
tants), quiconque se dévoue à la vérité et à la justice, qui-
conque n'agit que pour faire du bien aux hommes a droit
à leur amour et à leur uénération ! Lui reluse-t-on cependant
l'estime, l'affection dont il se sent digne, il ne haïra pas, il en
est incapable (nous verrons quelle fut la mesure exacte de
cette incapacité prétendue), mais il s'affligera profondément
et le sentiment de l'injustice le rendra extrêmement malheureux !
Il fit l'aveu sincère de ses vices et passa sa vie à les combattre
(il a dit vingt fois tout le contraire), ce qui le distingue non
moins profondément des autres hommes. Sa morale et ses
actions furent en parfaite harmonie dès qu'il fut devenu mora-
liste. — N'oublions pas qu'il continuait d'exposer ses enfants
après 1750 ! Ce portrait est donc une accumulation de con-
tre-vérités hagiographiques ; mais c'est bien ainsi que Rous-
seau parvint à se faire voir le plus souvent de ses fidèles,
(comme s'y essayent au surplus les malades de M. Janet) ;
non toutefois sans quelques retours de clairvoyance psycho-
logique et morale de sa part, en raison de sa haute intelli-
gence ; ce sont précisément ces retours que nous avons oppo-
sés déjà au témoignage trop ému de Musset-Pathay. Les
faits vont d'ailleurs suffire à rectifier, autant qu'il en sera
besoin, cette image illusoire de sa personnalité morale.
« Jamais individu de notre espèce n'eut naturellement
moins de vanité que moi », peut-on lire au début des Confessions.
Mais la formule elle-même est vaniteuse, noterait un psycho-
logue rationnel ; elle fait songer à celle de ce dévot qui avait
coutume de dire : « Moi, pour l'humilité, je ne crains per-
sonne ! » Il est vrai que les orgueilleux se croient rarement
vaniteux, parce qu'ils définissent la vanité comme un orgueil
sans raison suffisante et que le leur apparaît toujours comme
très légitime à leur âpre volonté de puissance. Dans un autre
passage des Confessions que nous avons rappelé et qui a pour
objet de préciser le caractère de cette « effervescence » sus-
174 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
citée dans l'âme de Rousseau par son succès académique, il
se reconnaît, au moins pour cette période de son existence,
un orgueil qu'il qualifie de sot, tout d'abord, puis de noble
quelques mots plus loin ; or il est cette fois beaucoup plus
près de la vérité, pour tous les temps de sa vie.
Écoutons-le plutôt se confesser à lui-même et sans témoins,
dans ces précieux inédits de sa plume qui ont été publiés
en 1861 par Streckeisen-Moultou, descendant d'un de ses
plus imperturbables dévots : « Je ne me soucie point d'être
remarqué, mais, quand on me remarque, je ne suis pas fâché
que ce soit d'une manière un peu distinguée, et j'aimerais
mieux être oublié de tout le genre humain que d'être regardé
comme un homme ordinaire ! Je passe pour un homme si
singulier, que, chacun se plaisant à amplifier, je n'ai, pour me
faire valoir, qu'à m'en remettre à la voix publique ! » Quel
dédain profond et mérité pour les niais qui lui procuraient
ces gratuites amplifications de valeur ! « La voix publique
me servira mieux que mes propres louanges, poursuit-il avec
une confiance amplement justifiée par les événements. Ainsi,
à ne consulter que mon intérêt, il serait plus adroit de laisser
parler de moi les autres que d'en parler moi-même. Mais
peut-être que, par un autre retour d'amour-propre, j'aime
mieux qu'on en dise moins de bien et qu'on en parle davan-
tage ! Or, si je laissais faire le public qui a tant parlé de moi,
il serait à craindre qu'en peu de temps il n'en parlât plus ! »
Voilà l'homme sans vanité, peint par lui-même ! — Comment
après cela ne pas donner raison à Grimm disant de lui à
Mme d'Epinay, bien avant leur rupture, si les Mémoires de
celle-ci sont exacts sur ce point : « Que vous connaissez mal
votre Rousseau ! Retournez toutes ses propositions si vous
voulez lui plaire. Ne vous occupez guère de lui, mais ayez
l'air de vous en occuper beaucoup ; parlez de lui sans cesse
aux autres, même en sa présence, et ne soyez point la dupe
de l'humeur qu'il vous en marquera ! » Et comment n'en pas
croire M"^® de Genlis qui rompit avec lui pour lui avoir offert
^u théâtre une loge grillée \ béquille qu'elle explique par le
LE MALADE 175
désir ardent qu'il avait de se faire applaudir du public en
feignant de se dérober à lui !
Écoutons-le maintenant commenter vis-à-vis de Moultou,
le 5 avril 1762, à la veille de la publication de Y Emile, les
conséquences probables qu'engendrera cette publication
dans sa patrie : « Je vois très bien que cela ne fera que démas-
quer les haines qui couvent. Autant vaut les mettre à leur
aise ! Pouvez-vous croire que je ne m'aperçoive pas que ma
réputation blesse les yeux de mes concitoyens et que, si Jean-
Jacques n'était pas de Genève, Voltaire y eût été moins fêté ! »
N'est-ce pas au contraire ici l'interprétation tendancieuse
d'un homme que les succès de Voltaire dans sa ville natale
empêchent de dormir, parce qu'il se place depuis longtemps
en pensée au-dessus de ce roi du siècle. N'écrivait-il pas
quelques semaines plus tôt à Roustan, autre séide : « Pas un
homme de lettres vivant, sans en excepter Voltaire, n'a eu des
moments plus brillants que les miens ! » — Mais revenons à la
lettre dont Moultou fut le destinataire. « Il n'y a pas une
ville de l'Europe dont il ne me vienne des visites à Montmo-
rency, mais on n'y aperçoit jamais la trace d'un Genevois ! »
En réalité, le Genevois Coindet y est assidu, beaucoup trop
même au gré du citoyen que ce jeune homme ennuie ; et il
vient d'avoir deux visites d'un des plus hauts dignitaires
de la petite république alpestre, le syndic Fabre. Aussi doit-il
se reprendre aussitôt en ces termes, déjà suspects de manie
(c'est peu après son accès de défiance morbide contre les
jésuites) : « Et, quand il en est venu quelqu'un, ce n'a jamais été
que des disciples de Voltaire, qui n'y sont venus que comme
espions. J'aime trop ma patrie pour m'y retirer et m'y voir
haïr ! » Est-ce là le langage d'un homme dénué de toute
vanité naturelle ?
Enfin, après les Lettres de la montagne, il écrira à une
Mme Guyenet cette lettre, dictée par un orgueil fiévreux : lettre
qu'il priera quelques jours plus tard un ami de répandre
dans le public autant qu'il sera possible : « Que j'apprenne à ma
bonne amie mes bonnes nouvelles, Le 22 janvier, on a brûlé
176 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
mon livre à La Haye ; on doit aujourd'hui le brûler à Genève
(dans les deux métropoles du protestantisme). On le brûlera,
j'espère, encore ailleurs. "Voilà, par le froid qu'il fait, des gens
bien brûlants... Qu'ont donc fait mes autres écrits pour n'être
pas aussi brûlés ? Et que n'en ai-je à faire brûler encore ?
Mais j'ai fini pour ma vie ! Il faut savoir mettre des bornes à
mon orgueil... à mes triomphes ^ ! »
Encore la vanité du talent est-elle assurément moindre en
lui que celle de la supériorité morale, de l'impeccabilité de
nature et de la « vertu », ou tout au moins de la parfaite bonté.
Empruntons aux mêmes fragments de Streckeisen-Moultou
ces lignes si frappantes : « Quelques auteurs se tuent d'appeler
le poète Rousseau (Jean-Baptiste) le grand Rousseau durant
ma vie. Quand je serai mort, le poète Rousseau sera un grand
poète, mais il ne sera plus le grand Rousseau. Il n'est pas
impossible qu'un auteur soit un grand homme, mais ce n'est
pas en faisant des livres, ni en vers, ni en prose, qu'il deviendra
tel ! )) Il sera donc grand comme délégué du Ciel à la rédemp-
tion des peuples, et c'est bien dans ce sens qu'il faut com-
prendre son fameux cri du cœur à Marianne La Tour en 1762 :
« Quiconque ne se passionne pas pour moi n'est pas digne de
moi ; on peut ne pas aimer mes livres, et je ne trouve pas
cela mauvais. Mais quiconque ne m'aime pas à cause de mes
livres est un fripon ! » Assertion qu'il développera davantage
quelques mois plus tard à l'horloger genevois Beauchâteau :
« Combien de fois, entrant dans une assemblée, je me suis
applaudi de voir la fureur étinceler dans l'œil des fripons et
1. « Quand je me rappelle, écrit-il encore en mars 1763 à Daniel
Roguin, quà peine vous daignâtes jeter les yeux sur mon portrait que
je vous montrai, que vous ne m'en dites pas un seul mot... il aurait fallu
que je fusse le plus extravagant des hommes pour croire vous faire le
moindre plaisir en vous le présentant. Je dis dès le soir même à Mlle
L. V. [Thérèse, sans doute] la mortification que vous m'aviez faite, car je
vous avoue que j'avais attendu et même mendié un mot obligeant... vous
me permettrez de dire que cette discrétion était pour moi un peu humi-
liante! »
LE MALADE 177
l'œil (le la bienveillance m'accueillir chez les gens de bien-
Non qu'il n'y ait beaucoup de ces derniers qui trouvent mes
livres mal faits et qui ne sont pas de mon avis. Mais il n'y
en a pas un qui ne m'aime à cause de mes livres ! Voilà ma
couronne, cher Beauchâteau. Qu'elle me paraît belle ! Elle
est parée sur ma tête par les mains de la vertu ! Puissé-je
être digne de la porter ! »
Ce caractère de l'orgueil rousseauiste a été fort bien aperçu
par P. M. Masson, plutôt favorable au total à Jean- Jacques,
parce qu'il le considère comme le rénovateur prédestiné du
catholicisme avant Chateaubriand : « L'orgueil de Rousseau,
a-t-il écrit vers la fin de sa considérable. étude sur la Religion
de Rousseau^ et celui de Chateaubriand, qui furent pourtant
[celui de Hugo mis à part], les plus immodérés que jamais
gens de lettres aient conçus, ne se ressemblent guère que
de nom. [Ils se ressemblent plus que cela en réalité]. Ce serait
fausser celui de Jean- Jacques que d'y chercher un désir de
gloire, et surtout de gloire littéraire. Son orgueil fut d'abord,
si l'on peut ainsi parler, le sentiment de son excellence hu-
maine, l'intime conviction que la Nature (divinisée) avait
manifesté en lui ce qu'elle avait de plus profond, de plus
simple et de plus pur ; ce fut l'orgueil de sa bonté beaucoup
plus que de son génie ! » En d'autres termes, un orgueil messia-
nique, mais c'est aussi le trait par lequel, en dépit de tout
son génie, il s'apparente aux autres maniaques de l'amour;
c'est l'effort pour conquérir la puissance sous la bannière du
sentiment. Il est permis de penser d'ailleurs que l'orgueil
légitime du génie se mêlait encore intimement dans son âme
à l'orgueil bien moins justifié de son excellence humaine :
ce génie lui apparaissant le plus souvent comme la fleur
visible de sa bonté exceptionnelle, ou même unique. Par la
différence de ses relations avec ses frères en humanité avant
et après 1750, il avait trop bien senti et compris que son génie
lui conciliait l'amour, tonique à son anémie nerveuse, de ceux
qu'il estimait aussitôt gens de bien. Chez quelques autres
toutefois l'amour, insuffisamment manifesté, lui parut bien-
12
178 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
tôt haine; puis ses violentes attaques aux hiérarchies sociales
lui attirèrent des inimitiés véritables, et, par le progrès de
son mal, il en vint à désavouer enfin ce génie comme lui ayant
attiré l'envie et l'hostilité des méchants beaucoup plus encore
que l'attachement des bons. Alors, parmi les qualités naturelles
sur lesquelles il' comptait pour s'emparer durablement des
cœurs, la bonté fut la seule qu'il continua de mettre en avant,
plus que jamais, avec le succès contagieux que l'on sait.
Nul ne nous paraît l'avoir mieux vu, de son vivant, sous
son véritable jour, que cette M^^® Massarelli, dont on ne sait
rien sinon qu'on a trouvé une lettre d'elle dans la correspon-
dance adressée à l'exilé de Motiers par ses admirateurs et
conservée à la bibliothèque de Neuf chatel. On croirait entendre
une M"!® Roland, plus clairvoyante sur les défauts de son
grand homme. « Non, la solitude ne calme point l'âme et
n'apaise point les passions que le désordre du monde a fait
naître. Vous êtes encore plein du fiel qui vous éloigna de nos
villes, plein des passions que vous condamnez dans les autres.
Homme faible et superbe, votre orgueil vous a trompé s'il
vous a dit que vous ne deviez jamais être dupe... Ayez le
courage de vous dire : je ne veux plus d'une misanthropie
où l'on croit beaucoup faire pour la sagesse en faisant tout
pour la vanité ! »
III
LA PRÉTENTION d'ÊTRE « AIMÉ
POUR SOI-MÊME »
Musset-Pathay, interprète involontaire des aspirations
de Rousseau à la tonification par la puissance affective, nous
LE MALADE . 179
Ta bien indiqué plus haut : le désir dont Jean- Jacques se sent
constamment tourmenté, c'est d'être aimé autant qu'Iwnoré ;
car l'honneur ne s'adresse qu'à l'écrivain et l'amitié s'adresse
à l'homme moral. Il prétend donc à l'affection en même temps
qu'à l'estime et son génie d'expression lui a dicté parfois des
formules très heureuses de cette prétention, si humaine
au surplus sous sa forme modérée, si légitime même quand
elle est sufïïsamment encadrée de raison, réglée ou corrigée
par l'expérience des hommes. A M"^'^ Boy de la Tour, cette
amie éprouvée, il écrira par exemple, au moment de quitter
Monquin, dans une lettre qui est toute pleine de ses affres
pathologiques et de ses hantises de complot : « Rose, vous
m'avez accordé de l'estime sur mes écrits ; vous m'en accor-
deriez encore plus sur ma vie, si elle vous était connue, et
davantage encore sur mon cœur s'il était ouvert à vos yeux.
Il n'en fut jamais un plus tendre, un meilleur, un plus juste ;
la méchanceté et la haine n'en approchèrent jamais ! » Affir-
mations engageantes, certes, quoique fort éloignées de cette
méfiance de soi qui est le précepte du christianisme rationnel
parce qu'elle est le commencement de la sagesse au regard
de l'expérience psychologique et morale.
On trouvera dans la même correspondance cet épanche-
ment qui est plus conforme à la vérité tout en restant fort
agréable encore : « Depuis mon départ (de Lyon), j'ai dit et
fait en route beaucoup de sottises. Ma tête va toujours mal
quand mon cœur ne s'épanche plus, et je ne suis sage que
sous vos yeux. Si j'ajoutais qu'il est heureux de recouvrer la
raison où l'on risquerait de la perdre, cela serait d'un vieux
*ou ou d'un jeune galantin, et ma belle cousine n'aime pas
mieux les uns que les autres !» — A Vernes enfin, il écrivait
dès 1758 : « Ah, mon ami, mon concitoyen, saches m'aimer
et laisse-là tes inutiles offres (de subsides). En me donnant
ton cœur, ne m'as-tu pas enrichi ? » Puis à Moultou un peu
plus tard : « Comme ce que j'ai eu de plus estimable a été un
cœur très aimant, tout ce qui peut m'honorer dans les actions
de ma vie est enseveli dans des liaisons très intimes ! » Mais
180 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
aussi quelques traits moins susceptibles de l'honorer, comme
nous le savons. — Ces belles cadences verbales n'en ont pas
moins fait illusion à ses admirateurs prévenus et à tous ceux
qui se prennent volontiers par les oreilles.
Voici maintenant à Goindet, au début de leur amitié, une
déclaration qui est spécieuse encore, quoique déjà plus instruc-
tive pour le psychologue attentif : « Cher Coindet, je suis
sensible à votre zèle... Je n'imagine pas d'autre bonheur dans
la vie qu'une intimité sans réserves, mais il faut vous donner
la mienne et n'en espérer point de vous. Cela n'est pas pos-
sible ! Je sens que je vous aime l'hiver, parce que vous venez
seul, et que je vous hais l'été parce que vous allez ramassant
des cortèges d'importuns qui me désolent... Si nous pouvions
former entre le cher Carrion [une ancienne relation de Venise],
vous et moi une petite société exclusive où nul autre mortel
au monde ne fût admis, cela serait trop délicieux. Mais je
ne puis me corriger de mes châteaux en Espagne ! J'ai beau
vieillir, je n'en suis que plus enfant ! Oh, quand serai- je
ignoré de la tourbe et aimé de deux amis !... Cher Coindet,
je cherche à vous aimer. Pour Dieu, ne gâtez pas cette fantai-
sie... C'est à vous, comme le plus jeune, à me supporter et à
ne pas vous choquer de mes fantaisies. Je vous dirai peut-être
quelquefois des vérités dures et il y a de quoi ! Vous pouvez
m'en rendre de plus dures, aussi justement, et je ne m'en
fâcherai jamais. » Peut-être, mais il s'agit de savoir s'il
reconnaîtra ces vérités comme justes ; on n'ignore pas en
effet qu'il s'est trop souvent fâché en pareille occurrence sans
pouvoir jamais être ramené.
Enfin, voici une dernière formule, encore acceptable à la
rigueur, bien que déjà singulièrement orgueilleuse, d'une
prétention qui devint trop souvent intolérable, sur le tard,
dans ce cerveau lentement envahi par l'obsession morbide :
« Je suis fâché, écrit-il à Moultou, bien moins aimablement
qu'à Vernes ci-dessus, je suis fâché que l'offre de votre bourse
m'ait ôté la ressource d'y recourir au besoin. Ma maxime
la plus chérie est de ne jamais rien demander à ceux qui
. LE MALADE 181
m'offrent. Je les punis de m' avoir ôté un plaisir en les privant
d'un autre ! Cela tient à mon tour d'esprit particulier dont
je n'excuse pas la bizarrerie, mais que je dois consulter quand
il s'agit d'être obligé. Car, autant je suis touché de ce que
l'on m'accorde, autant je le suis peu de ce qu'on me fait accep-
ter. Aussi n'acceptai-je jamais rien qu'en rechignant et vaincu
par la tyrannie des importunités. Mais l'ami qui veut bien
m'obliger à ma mode et non à la sienne sera toujours content
de mon cœur ! » Autant d'assertions qui seront contredites
chaque jour davantage par sa lypémanie, grandissante avec
le cours des ans.
Venons aux exigences plus nettement formulées de cet
appétit de domination dissimulé sous des prétextes affectifs.
A M"^"^ d'Epinay, au début de 1757, il adresse cette profession
de foi sans ambage : « Que je vous fasse donc ma déclaration
sur ce que j'exige de l'amitié. Les grands empressements de
mes amis à me rendre mille services dont je ne me soucie
point me sont à charge. J'y trouve un certain air de supériorité
qui me déplaît !... Il n'y a que leurs caresses qui puissent me
faire endurer leurs bienfaits, et, quand je fais tant que d'en
recevoir d'eux, je veux qu'ils consultent mon goût et non pas
le leur !... Si je reçois mal leur censure, si je m'aigris sans sujet
[je ne me fâcherai jamais, l'avons-nous entendu dire à Coin-
det], si je me mets en colère mal à propos,. je ne veux point que
mon ami s'y mette à son tour. Je veux qu'il me caresse bien,
qu'il me baise bien, entendez-vous, Madame, en un mot qu'il
commence par m' apaiser, ce qui ne sera pas long [??]... Alors
quand je serai attendri, calme, honteux, confus [?] qu'il me
gourmande bien, qu'il me dise mon fait, et, sûrement, il sera
content de moi ! » C'est donc qu'il ne sera pas difficile sur le
choix de ses amitiés. Mais si la colère du chatouilleux person-
nage allait recommencer aussi mal à propos que précédemment,
que faire ? Faudrait-il recommencer à le baiser ? Il ajoute
au surplus cette peu rassurante indication : « J'ai encore bien
d'autres prétentions avec mes amis, et elles augmentent à
mesure qu'ils me sont chers 1 » Tout cela serait fort roma-
182 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
nesque et fort beau s'il montrait en même temps ce qu'il leur
offre, par réciprocité, après tant de prétentions. En fait, dans
sa pensée, ce sont uniquement ses qualités naturelles qui
n'exigent de lui aucun effort, et en particulier son génie
d'expression, sa réputation européerf^e. Mais, quoi qu'il en
soit, voilà les courtisans de sa gloire suffisamment avertis ;
ce n'est pas sa tolérance à leur endroit qu'ils doivent espérer
de voir grandir avec leur liaison plus étroite, ce sont unique-
ment ses exigences à leur égard.
Rien ne fut plus vrai pour M™^ d'Epinay en particulier,
puisqu'après sa brutale rupture avec cette amie de dix ans,
il en écrit à M™® d'Houdetot, en novembre 1757 : « Quand il
n'y aurait aucun fondement à mes principaux griefs contre
elle [on voit combien peu solides furent toujours ces griefs,
à ses propres yeux], elle a des manœuvres trop cachées, trop
d'adresse, trop d'astuce et de ruse en toute sa conduite pour
que son caractère et le mien puissent s'accorder. Moi qui
passe ma vie à faire des étourderies, je ne veux point d'amis
si prudents ; j'ai toujours eu de l'aversion pour les gens qui ne
font jamais de fautes ! » C'est pleinement contradictoire avec
ce qu'il réclamait plus haut de prudence et d'abnégation
incessante chez les candidats au privilège de sa très fragile
amitié. Rôle bien difficile à tenir, on en conviendra, que celui
de second dans une liaison de cette sorte. Rôle qui ne justifie
que trop l'exclamation irritée de Grimm vers ce même temps :
« Voilà cet homme qui faisait un code de l'amitié ! Il y a à
lui pardonner toute la fournée et il ne passe rien aux autres ! »
Il ne leur dissimulait pas comme nous venons de le voir. C'est
qu'il s'agissait déjà pour lui d'amitié pathologique ou de ten-
dance à la domination par la voie d'une affectivité insidieuse.
A M"^® d'Houdetot peu après, c'est-à-dire aux derniers
jours de décembre 1757 et au début de l'année 1758, Rous-
seau exposera plus amplement encore sa névropathique
théorie de l'amitié « pour soi-même ». Cette amie, pourtant
remplie de délicatesse et d'une infatigable indulgence à son
égard, l'a blessé au vif dans son immense amour-propre par
LE MALADE 183
cette phrase, d'intention flatteuse cependant : « Je vous crois
honnête homme, puisque vous êtes de mes amis. » Ce qui lui
attire aussitôt cette riposte de supériorité impérieuse : « Ce
n'est point de vos amis que je dois être, mais votre ami... Je
dois céder la première place à celui qui vous est cher [Saint-
Lambert]. Vous m'en avez prévenu ; j'y ai consenti. Mais,
lui seul excepté, la seconde après tout autre est indigne de
mon cœur et je la refuse... J'ai l'âme trop sensible et je suis
trop malheureux pour n'avoir pas de la fierté ! » Il ne manquera
jamais d'excuses éloquentes et spécieuses pour les manifes-
tations de son orgueil ! — Calmé à grand'peine par la douce
diplomatie de la jeune femme, il s'exalte à nouveau quelques
jours plus tard : « Je commencerai par vous dire que le style
équivoque et louche de vos dernières lettres ne m'a point
échappé... La franchise de vous autres gens du monde est de
ne jamais dire ce que vous pensez qu'avec précautions,
réserves, poliment, à double entente, à demi-mot... Puisqu'au
lieu de vous honorer de mon amitié, vous en avez honte, je la
retire pour ne vous en pas laisser rougir plus longtemps...
Je vous déclare que, dès cet instant, je ne vois plus en vous
que madame la Comtesse et en lui [Saint-Lambert] avec tout
son génie, que monsieur le Marquis ! Et c'est être plus des-
cendus que vous ne pensez !... Je vois manifestement par vos
lettres que la chose à laquelle vous donnez le plus grand prix
dans le monde, c'est l'argent... Le riche est l'unique dispen-
sateur des bienfaits à votre compte, et nous sommes privés,
nous autres pauvres, du plaisir d'exercer jamais le plus doux
acte de l'humanité... Appliquons, madame, vos principes
aux copies que je fais pour vous... Que je n'en reçoive aucun
payement... M' ayant donné de l'argent pour mon temps,
vous prétendrez que je suis fort en reste avec vous. Moi, je
prétends tout le contraire ! etc.. »
Sophie lui répond avec son imperturbable mansuétude,
mêlée cette fois de quelque réserve digne : « Votre lettre ne
m'a point offensée. Je méritais trop peu les injures que vous
m'avez dites pour être en colère... Notre caractère et nos
184 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
opinions sont trop opposés. Je romps, sans aigreur et sans
rancune, une liaison où je ne pouvais jamais vous contenter. »
Cette retraite alarme le querelleur qui ne s'attendait point à
être pris au mot de la sorte ; c'est donc lui qui s'empresse de
revenir, mais on va voir de quel ton rogue et condescendant :
« Il n'est jamais permis d'être malhonnête. Ma lettre l'était.
J'en suis justement puni. Je la désavouais même en l'écrivant !
Vous ne l'ignorez pas 1! Mais, contente d'y trouver le prétexte
d'une rupture que vous cherchiez depuis longtemps, et violant
la foi de l'amitié, vous avez su mettre les procédés de votre
côté tandis que les sentiments étaient du mien ! Tel est l'ordi-
naire partage des gens du monde et des solitaires... Les appa-
rences me condamnent, j'en conviens. Mais j'en appelle à
votre cœur. Il connaît le mien. Qu'il le juge. J'ai dû m'at-
tendre à ce qui arrive ; il y a longtemps qu'on me Va prédit !...
Si vous aviez si peu de temps à donner au commerce de notre
amitié, pourquoi prendre tant de peine à la former ? J'étais
heureux et tranquille quand vous vîntes troubler mon repos.
Vous avez bien su trouver tout le temps qu'il vous fallait pour
me rendre misérable. Vous n'en avez plus pour me consoler! »
Inlassable cependant dans sa féminine indulgence, elle
revient une fois encore sur sa résolution de rupture ; elle
déclare se repentir à son tour et nous verrons qu'elle n'avait
vraiment pas grand' chose à se reprocher dans toute cette
affaire, quoi qu'en aient dit certains fervents de son peu com-
mode amoureux. Mais elle sera bientôt contrainte de se retirer
malgré tout, par étapes, devant les incessantes algarades de
son poursuivant éconduit. Pour reprendre en effet l'épithète
que nous a fourni M. Janet, elle n'est pas une sainte après
tout, et, Saint-Lambert, dont elle est uniquement occupée,
n'est pas un saint davantage. L'entière rupture se consom-
mera donc quelques semaines plus tard. — Nous aurons lon-
guement à revenir sur les événements qui ont précédé cette
discussion théorique sur les droits ou devoirs de l'amitié et
qui r éclaireront d'un jour nouveau, mais nous tenions à
constater dès à présent que M^^^ d'Houdetot, mieux faite
LE MALADE 185
cependant que quiconque pour se plier aux plus tyranniques
exigences, n'avait pu mettre plus de quelques mois en pra-
tique ce programme de perfection amicale que Rousseau
adressera quatre ans plus tard à Marianne la Tour : « Ne
sais-je pas que mes amis m'entendront toujours, qu'ils expli-
queront mes discours par mon caractère, non mon caractère
par mes discourSy et que, si j'avais le malheur de leur écrire
des choses malhonnêtes [nous venons de le voir tomber dans
ce malheur], ils ne seraient sûrs de m'avoir entendu qu'en y
trouvant un sens qui ne le fût pas. » Le trait est charmant de
forme et même de fond, si l'on veut, mais encore une fois, il
faut la sainteté pour se conduire selon ces maximes et les
choses ne se passent de la sorte, à la longue, que dans la
romanesque patrie de « nos habitants ». Il est vrai que leur
congénère se considérait au fond comme le délégué du Dieu-
Nature à la Rédemption de ses semblables et prétendait se
voir traiter en conséquence.
Nous avons dit que Moultou, pasteur de Genève, fut un des
plus imperturbables entre ses fidèles. Voici pourtant quel-
ques-unes des leçons d'amitié qu'il dut accepter de son
maître. « Je puis avoir mis de l'humeur dans ma lettre, écrit
celui-ci en 1763, et j'ai eu tort. Je trouve au contraire beau-
coup de raison dans la vôtre, mais j'y vois en même temps un
certain ton redressé cent fois pire que l'humeur et les injures. «
Combien significative est cette épithète de « redressé » ; il
faudrait donc rester toujours courbé sous la main du despote !
« J'aimerais mieux que vous eussiez déraisonné, poursuit ce
dernier. » Eh, sans doute, car c'eût été, pour Moultou, une
faiblesse, une force pour son aggresseur. « Quand j'aurai tort,
répète une fois de plus le névropathe, dites-moi mes vérités
franchement et durement, mais ne vous redressez pas ! » Com-
ment faire pour être dur à genoux ? « Cela finirait mal...
A mon âge. on a pris son pli. C'est au vôtre qu'on en prend un.
Il faut vous accommoder de moi tel que je suis ou me laisser
là 1 » Nous avons déjà vu la question d'âge servir de couver-
ture au manège du « sensible » despote.
186 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Un peu plus tard, à la veille de ces Lettres de la montagne
qui vont mettre le comble à l'agitation suscitée dans Genève
par les démagogiques écrits du « citoyen », Moultou, irrité
des offenses faites à son dieu, lui annonce qu'il projette de
s'expatrier avec les siens pour ne plus entendre parler contre
lui ses détracteurs : « Vous songez à changer de pays, répond
brièvement le grand homme ; c'est fort bien à mon avis, mais
il eût été encore mieux de commencer par changer de robe,
puisque celle que vous portez ne peut plus que vous désho-
norer ! Je vous aimerai toujours et je n'ai point cessé de vous
estimer ; mais je veux que mes amis sentent ce qu'ils se doivent
et qu'ils fassent leur devoir pour eux-mêmes, aussi bien qu'ils
le font pour moi ! » Ainsi Moultou, père de famille, devait
renoncer à sa vocation sacerdotale en même temps qu'à son
foyer domestique ! Et voilà un ami bien reçu dans ses témoi-
gnages d'héroïque attachement. Celui-ci se sentit profondé-
ment blessé par un si monstrueux égoïsme. Il resta plus
d'un an sans donner signe de vie à son tyran. Après quoi,
l'appétit mystique l'emportant sur les souvenirs de l' amour-
propre meurtri, il reprit en soupirant le joug du prophète
inspiré de la moderne alliance.
Enfin en 1770, descendu à la manie de la persécution sans
intervalles lucides, Jean-Jacques exposera une fois de plus les
devoirs de l'amitié telle qu'il la comprend à M™^ Delessert,
fille de sa vieille amie M^^ Boy de la Tour et qui l'a comblé,
comme celle-ci, des témoignages de son dévouement : « Vous
aurez toujours ma bienveillance, et quelque chose de plus,
mon attachement. Quand à l'amitié et à l'étendue que je
donne au sens de ce mot si grand, si sacré pour moi[!] c'est
une autre affaire. Elle donne de trop grands droits [à lui],
elle impose de trop grands devoirs [aux autres, comme nous
Talions voir] pour qu'un infortuné, victime des noirs com-
plots des puissants et des méchants, doive espérer ou même
désirer que ceux qu'il affectionne osent remplir ces devoirs
envers lui ! Si cela arrivait, je serais le premier à les en détour-
ner de peur de les impliquer dans mes misères et de les leur
LE MALADE 187
voir augmenter en les partageant. Mais c'est un danger
auquel je n'ai pas peur que personne s'expose et tous ceux
qui s'empressent autour de moi savent trop bien ce qu'ils
font pour que je m'alarme pour eux. Si j'ai quelque ami sur
la terre, j'ai, dans ma situation, la marque simple et sûre
pour le reconnaître ! » Il voudrait désormais que cet ami
s'empressât de délirer avec lui sur les prétendus complots qui
l'enserrent. « Je ne cherche à la trouver dans personne ; mais
encore une fois, je n'appellerai jamais mes amis ceux en qui
je ne la trouverai pas. On a toujours beau jeu pour savoir ce
que je pense, car, tandis que tous les cœurs s'enveloppent à
mes yeux de ténèbres, le mien, transparent comme le cristal,
ne saurait où cacher aucun de ses sentiments. Vous venez,
ma cousine, d'en avoir la preuve. » Par la très peu obli-
geante déclaration que nous venons d'entendre. « Je ne doute
point que vous ne soyez, l'une et l'autre (la mère et la fille),
dupes de gens aussi rusés que méchants qui, pour comble
de scélératesse, savent couvrir leur haine infernale du vernis
dé la générosité. Je doute encore moins que vous ne versiez
un jour sur votre erreur des larmes amères. Quand donc je
verrai que vous me trompez, j'en conclurai qu'on vous
trompe ; je gémirai sur moi, je vous plaindrai et je ne vous en
aimerai pas moins. Voilà mes sentiments pour le reste de ma
vie, à moins que, par une révolution difficile à prévoir, votre
cœur ne vienne enfin à s'ouvrir au mien ! » Encore une fois,
il veut désormais voir ses amis abonder dans son sens et
flatter sa manie déprimante ; il ne leur pardonne pas de
chercher à le tranquilliser sur ce point. « Alors, conclut-il,
nous retrouverons avec un plaisir égal, moi, mon amie, vous,
votre ami, dont vous vous honorerez un jour! » Certes, un état
nettement pathologique dicte désormais des déclarations de
cette sorte, répétées dans les lettres contemporaines à du
Peyrou ou à Marianne La Tour S et leur auteur est dorénavant
1. Celle-ci dut lui écrire un jour quelle possédait de sa main cinquante-
cinq leUres. u trente-quatre où vous êtes à mes pieds, dit-elle, six où vous
188 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
irresponsable de certains de ses gestes. Mais nous avons vu
par quelle insensible gradation il a marché vers la lypémanie
qui s'est installée, vers la fin de sa vie, à demeure dans le
cerveau de ce très ancien exploiteur de l'amitié et maniaque
de l'amour.
IV
l'effroi devant les réciprocités
du lien amical
Sa morbide inaptitude à payer les services de l'amitié par
le moindre effort sur lui-même l'a conduit non seulement à se
montrer ingrat, mais encore à construire, pour sa justifica-
tion, toute une théorie de l'ingratitude légitime : théorie
qu'il a exposée à plusieurs reprises, en la perfectionnant tou-
jours davantage dans son appareil logique et dans son expres-
sion. — Pour la première fois, ce fut l'objet de sa fameuse
lettre à Grimm lors du départ de M"^^ d'Epinay pour Genève,
le 26 octobre 1757, lettre qu'il a dû qualifier lui-même et
presque aussitôt de « mauvaise » ^, en présence de l'effet qu'elle
produisit sur ses amis : car Diderot l'appelle un prodige d'in-
gratitude et Grimm l'exposé d'un horrible système. « Quant
aux bienfaits, y exposait-il avec âpreté, premièrement je ne
les aime point, je n'en veux point et je ne sais aucun gré de
me meUez sous les vôtres^ neuf où vous me traitez en simple connais-
sance et six où vous vous livrez aux épanchements de la plus tendie
amitié » . Tout le monde (et le sexe masculin surtout) n'accepte pas de se
laisser mettre six fois sous les pieds d'un autie homme, fût-il un homme
de génie.
2. Correspondance; édition Auguis, II, 4.
LE MALADE 189
ceux qu'on me fait supporter par force... Cherchez combien
d'argent vaut une heure de la vie et du temps d'un homme
(tel que moi est ici sous-entendu). Comparez les bienfaits de
jVirae d'Epinay avec mon pays sacrifié [!] et deux ans d'escla-
vage, et dites-moi qui, d'elle ou de moi, a plus d'obligation à
l'autre ?... Oh, que je connais bien tous les sens de ce mot
d'amitié. C'est un beau nom qui sert souvent de salaire à la
servitude ! Mais où commence Vesclavage, l'amitié finit à
l'instant ! J'aimerai toujours à servir mon ami pourvu qu'il
soit aussi pauvre que moi ; s'il est plus riche, soyons libres
tous deux, ou qu'il me serve lui-même, car son pain est tout
gagné et il a plus de temps à donner à ses plaisirs... tant c'est
une belle chose que d'être riche pour dominer et changer en
bienfaits les fers qu'on nous donne ! etc.. »
Quelques semaines plus tard, il écrira, tout à fait sur le
même ton, à M"i« d'Houdetot, en lui parlant de sa belle-sœur :
« De tous les services, ceux qui se tirent de la bourse et qu'on
rend avec de l'argent sont ceux dont je fais le moins de cas,
surtout quand ils sont publics, car de toutes les sortes de
sacrifices, l'argent est celui qui coûte le moins à donner et
le plus à recevoir ! » Où sont les larmes d'attendrissement
dont il mouilla la main de sa bienfaitrice lors de leur pre-
mière visite à l'Ermitage, préparé pour le recevoir ? Saint-
Lambert relèvera vertement, lui aussi, cette déclaration si
choquante chez un homme qui, avec l'argent très délicate-
ment donné, avait reçu tant de témoignages d'une affec-
tueuse estime. « Ainsi, poursuit-il encore sur un ton de plus
en plus amer, ainsi, entre amis, celui qui donne est, sans
contredit, fort obligé à celui qui reçoit... Ne s'agit-il donc, en
amitié, que de poursuivre, l'argent à la main, un homme qui
ne s'en soucie point et fait plus de cas d'une heure de son
temps et de sa liberté que de tous les trésors du monde ?
Ne s'agit-il que de mettre aux méprisables dons qu'on le
contraint d'accepter un prix qu'il ignore et qu'on ne lui
apprend que quand il n'est plus temps de s'en dédire ; comme
ces malheureux qui se trouvent enrôles après avoir reçu [l'ar-
190 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
gent de] leur engagement en pur don ? » Mais était-il donc
au niveau intellectuel et moral des infortunés de cette sorte
et ignorait-il que la reconnaissance a été inventée pour payer
les dons qu'on ne saurait rembourser d'autre manière ?
« Ne parlons plus, conclut-il cependant, de ces amis perfides.
Ils m'ont perdu ! Ils en perdront d'autres qui ne s'en défient
pas... J'ai cru devoir vous exposer mes principes sur ce point...
Pourquoi devrais-je du retour à qui ne me fait pas le moindre
plaisir ? Je ne sais si ces maximes sont celles de l'ingratitude,
mais sûrement, elles ne sont pas celles de l'avidité. Je me fais
honneur d'avoir un cœur qui n'est point à vendre, etc.. » Pour-
tant, le redoutable sophiste garde quelque inquiétude sur
l'accueil qui sera fait à des déclarations dans lesquelles sa pré-
tenclue « sensibilité » se montre sous un jour si étrange, car il
croit devoir terminer par cette échappatoire prudente : « Je ne
sais. Madame, si vous comprenez quelque chose à tout ce
verbiage. Pour moi, je viens de le relire, et je n'y comprends
rien. Mais ma tête s'en va. Mon âme et ma raison sont à bout
et je me sens hors d'état de recommencer ! » Ainsi, dans
VHéloïse, des notes mises au bas des pages par l'éditeur sup-
posé de ces lettres, monuments du mysticisme passionnel,
viennent atténuer les trop démoralisantes affirmations de
ses romanesques héros.
Dans son Introduction au livre posthume de Saint-Marc
Girardin sur Rousseau, Bersot, cet homme de cœur et de
talent, a souligné le danger du sentiment qui inspire les lignes
que nous venons de reproduire, et qui forme d'ailleurs un
des corollaires essentiels du Rousseauisme, puisqu'il n'est
qu'une autre façon d'affirmer la bonté naturelle comme un
privilège des plébéiens de notre temps : c'est la protestation
des pauvres contre les riches en vertu d'une supériorité
morale prétendue de ces pauvres sur ces riches ; suggestion
du christianisme certes, mais que Jean- Jacques professait
en mystique hérétique, sans l'avoir suffisamment encadrée
de raison : « Il plaisait, dit-il, à Rousseau, de faire le pauvre
qui a pitié des riches. Cette pitié superbe est bien haute pour
LE MALADE 191
le commun des âmes. Dans la plupart, elle devait céder la
place à Venvie qui est un sentiment simple ! » Si simple et si
« naturel » en effet qu'il était assurément la source de l'autre,
chez le maître aussi bien que chez les disciples.
Une troisième fois, parmi les inédits de Streckeisen-
Moultou, nous trouvons sous la plume de Rousseau, — dans
un fragment que l'éditeur considère comme un projet de
préface aux Confessions et date du séjour à Wooton — un
commentaire sur son ingratitude théorique : « J'étais fait,
écrit-il alors, pour être le meilleur ami qui fût jamais, mais
celui qui devait me répondre est encore à venir... Pour de
l'argent et des services, mes amis sont toujours prêts ; j'ai
beau refuser ou mal recevoir, ils ne se rebutent point et
m'importunent sans cesse de sollicitations qui me sont insup-
portables. Je suis accablé de choses dont je ne me soucie
point; les seules qu'ils me refusent sont les seules qui me
seraient douces. Un sentiment doux, un tendre épanchement
est encore à venir de leur part [!!!] et l'on dirait qu'ils pro-
diguent leur fortune et leur temps, pour épargner leur cœur...
Je ne reconnais pour vrais bienfaits que ceux qui peuvent
contribuer à mon bonheur et c'est pour ceux-là que je suis
pénétré de reconnaissance (?). Mais certainement l'argent et
les dons n'y contribuent pas ! (Il n'a pourtant guère vécu
pendant trente ans d'autre chose.) Quand je cède aux longues
importunités d'une offre cent fois réitérée, c'est plutôt un
malaise dont je me charge pour acquérir le repos qu'un
avantage que je me procure. De quelque prix que soit un
présent et quoi qu'il coûte à celui qui me l'offre, comme il me
coûte encore plus à recevoir, c'est celui dont il vient qui m'est
redevable. C'est à lui de n'être pas un ingrat ! Cela suppose,
il est vrai, que la pauvreté ne m'est point onéreuse et que je
ne vais point à la quête des bienfaiteurs et des bienfaits. Ces
sentiments, que j'ai toujours professés, témoigneront de ce
qu'il en est ! » Au vrai, — car, avec lui, il faut toujours
prendre le sophisme sur le fait de peur de le laisser échapper,
tant il est habile, — au vrai, il n'a jamais manqué de rien
192 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
depuis 1750 et c'est la médiocrité dorée, nullement la pau-
vreté dont il se contente ; et cette absence de souci pour le
lendemain, qu'il dut à des amis presque sa vie durant, con-
tribue grandement à son bonheur quoi qu'il en dise, — après
qu'il s'est d'ailleurs exonéré, par le moyen que l'on sait, de
toute charge de famille. — Il a enfin résumé en termes frap-
pants cette thèse d'incommensurable orgueil, à la fois artis-
tique et mystique, lorsqu'il a écrit ^ : « Mes amis riches m'ont
recherché... c'est à eux de me faire oublier leur opulence.
Pourquoi fuirais-je un ami dans l'opulence tant qu'il sait me la
faire oublier. Ne suffit-il pas que je lui échappe à V instant que
je m'en souviens ? » Telle est sa conception vraie du « devoir
sacré » de l'amitié, tout au moins en ce qui le concerne.
Pour résumer nos observations sur ce point, nous remar-
querons qu'il invoque tantôt la supériorité de l'homme d'âge
sur le jeune homme, tantôt celle du pauvre sur le riche pour
échapper aux réciprocités amicales. Dans la réalité, comme
nous l'avons indiqué, ce n'est ni comme vénérable par les
ans, ni comme pauvre par sa volonté (et toujours assez relati-
vement pauvre, nous l'avons dit) que Rousseau se sent supé-
rieur à ses familiers et en situation de les traiter comme il le
fait le plus souvent ; ces deux qualités n'attirent guère les
amis et ne mettent en situation d'exercer vis-à-vis d'eux
aucune exigence. C'est à titre d'homme de génie reconnu et
consacré par l'opinion tout d'abord, puis, de plus en plus avec
les années, c'est comme délégué du Dieu-Nature à la rédemption
du monde moderne, et comme doté à ce titre d'un privilège
éminent, la qualité naturelle et inamissible de la bonté qu'il
a réclamé tous les droits et rejeté tous les devoirs de l'amitié.
Telles sont les véritables sources de puissance dans lesquelles
il puise jusqu'à l'ivresse, tout en évitant de les mentionner
franchement au cours de ses incessantes apologies personnelles
sur ce point : tel est l'argument inexprimé qui persuadait
dans ses plaidoyers et qu'on y doit sous-entendre sans cesse.
1. Annales, IV, 212.
LE MALADE 193
C'est le mysticisme esthétique et le mysticisme social qui lui
fournissent la justification de son attitude en amitié et qui le
conduisent à juger ses bienfaiteurs très largement redevables
encore à leur obligé.
Tous n'étaient pas de cet avis, cependant, et Voltaire, —
incapable d'apercevoir nettement ce trait mystique en son
rival qu'il ne pouvait envisager dans la perspective du temps,
— a méchamment mais spirituellement résumé dans son
pamphlet de la Guerre de Genève ce qui paraissait au dehors
des successives et retentissantes ruptures de l'homme au
cœur sensible avec ses plus discrets bienfaiteurs (car Hume,
par exemple, ne lui prit certainement rien du temps précieux
de ses rêveries erotiques).
Il se connaît finement en amis !
Il les embrasse et pour jamais les quitte.
L'ingratitude est son premier mérite.
Par grandeur d'âme, il hait ses bienfaiteurs.
Versez sur lui les plus nobles faveurs,
Il frémira qu'un homme ait la /puissance,
La volonté, la coupable impudence
De V avilir en lui faisant du bien, etc..
Si, d'ailleurs, on trouvait trop fort ce mot de « haïr » — en
songeant que Rousseau s'est déclaré et cru incapable de haine,
aussi bien que de vanité, — on devrait se souvenir qu'il
l'avait jeté non seulement à Voltaire et en public : « Je vous
hais. Monsieur... je vous hais enfin, puisque vous l'avez
voulu ! » Mais en outre à des catégories entières de citoyens :
« Je hais les riches... Je hais les grands et je les haïrais bien
davantage encore si je les méprisais moins ! » Ceci en s'adres-
sant à l'un des moins haïssables d'entre eux, le président de
Malesherbes. Et quoi qu'il ait dit sur ce point, il n'en restait
pas toujours aux généralités contre les autorités sociales :
^ car on sait de quelle animosité il poursuivit le comte de Las-
I tic, — « l'homme au beurre » de la Nouvelle Héloïse — pour un
43
194 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
malentendu grossi par les Le Vasseur mère et fille, ces deux
infatigables commères. Cette ténacité dans la rancune choqua
sa fidèle et droite amie M^^ Dupin de Chenonceaux qui lui
reprocha sévèrement ce trait de son roman et lui conseilla de
l'effacer par un « carton », comme Moultou devait le faire pour
la mention de VAloïsia dans la Lettre à M. de Beaumont.
Puisque, lui disait-elle, cette histoire de beurre naquit d'une
inadvertance, suivie d'excuses et d'honnêteté de toutes
sortes, il suffit pour effacer cette insulte peu justifiée de n'être
pas un monstre ! — Elle ne fut pourtant pas effacée.
Dès 1749, Rousseau, annonçant à M^^ de Warens qu'il a
été chargé de quelques articles dans l'Encyclopédie naissante,
lui envoie cette profession de foi spontanée : « Je tiens au
c... et aux chausses des gens qui m'ont fait du mal ; la bile
me donne des forces et même de l'esprit et de la science... Si
l'ardeur de la haine l'a emporté quelques instants dans mes
occupations sur celle de l'amitié, croyez qu'elle n'est pas
faite pour avoir longtemps la préférence dans un cœur qui
vous appartient. Je quitte tout pour vous écrire, etc.. »
C'est que l'invective est son élément et que sa morsure emporte
le morceau. Préparant la Lettre à M. de Beaumont, il décrit à
Moultou son état d'âme en ces termes : « Je vous jure que les
mains me démangent. Le genre polémique n'est que trop de
mon goût. J'y avais renoncé pourtant. Ceux qui me forcent à
le reprendre ne s'en trouveront pas longtemps aussi bien
qu'ils l'ont espéré. «Puis, le tour des protestants, de Montmol-
lin en particulier, étant venu avec les Lettres de la montagne :
« Vos ministres, écrit-il à du Peyrou, vu leurs mœurs, leur
crasse ignorance, devraient trembler qu'on s'aperçût qu'ils
existent. Je suis tenté de faire ma paix avec tous les clergés
aux dépens du vôtre... J'espère ne pas me livrer à la ven-
geance, mais, si je les touche, comptez qu'ils sont morts !
Je les trouve peu sages de m' aimer mieux loup que brebis î »
Car telles sont les réactions trop fréquentes de la sensibilité
trop aveuglément écoutée. Mais, sur tout cela, le plaintif
virtuose a su faire amplement illusion au public.
CHAPITRE II
LA CRISE DE 1757
Lorsque Rousseau sent l'impérieux besoin d'échapper,
coûte que coûte, à cet « esclavage » de la réciprocité amicale
qui pèse lourdement sur ses débiles épaules, son émotivité
extrême connaît deux sortes de paroxysmes, qui s'associent
d'ailleurs ou même se substituent l'un à l'autre, par des tran-
sitions insensibles, dans les crises typiques de son existence
affective. Le premier est un irrésistible élan vers l'indépen-
dance à tout prix reconquise, une sorte de fuite éperdue, en
se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les plaintes ou
les imprécations des victimes de son ingratitude ; le second
est un accès de suspicion morbide à l'égard de quiconque
paraît faire obstacle à cette libération immédiate ou à tout
autre élan passionnel du caractère faible. Gomme exemple
du premier cas, on pourrait citer l'abandon dans la rue de
Lyon de M. Lemaître, terrassé par une attaque épileptiforme;
comme exagération du second, l'aventure du ruban « rose et
argent » dérobé à la camériste de Turin et dont la pauvre
Marion porta la peine : « Lorsque je chargeai cette malheu-
reuse fille, a écrit Rousseau, il est bizarre, mais il est vrai que
mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma
pensée ; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit : je l'ac-
196 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
cusai d'avoir fait ce que je voulais faire et de m'avoir donné
le ruban parce que mon intention était de le lui donner ! »
Mais d'autres incidents de sa jeunesse sont plus instructifs
que ceux-là. Tout d'abord son attitude de 1729 à l'égard de
ses maîtres, les Solar-Gouvon qui lui préparaient, avec une
méritoire sollicitude et des soins personnels, une destinée fort
au-dessus de celle qu'il pouvait raisonnablement espérer à
cette époque de sa vie. Nous avons dit qu'engoué du Genevois
Bâcle, son ancien camarade d'atelier, il commença de se
déranger dans son service aussi bien que dans ses heures de
leçons ; et voici ses commentaires sur les conséquences immé-
diates de cette première faute. « On me fit des réprimandes
que je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette
menace fut ma perte : elle me fit entrevoir qu'il était possible
que Bâcle ne s'en allât pas seul [vers Genève où il retournait].
Dès lors, je ne vis plus d'autre plaisir, d'autre sort, d'autre
bonheur que celui de faire un pareil voyage... Plein de cette
sage fantaisie, je me conduisis si bien que je vins à bout de
me faire chasser, et, en vérité, ce ne fut pas sans peine...
Sentant, malgré moi, l'extravagance de ma conduite, j'y
ajoutai, pour m'excuser, l'injustice et l'ingratitude, croyant
ainsi mettre les gens dans leur tort et me justifier à moi-même
un parti pris par nécessité. » C'est-à-dire un parti qu'il pour-
rait alors se dire avoir été pris par nécessité. — Que n'a-t-il
raisonné aussi sainement, dans ses Confessions, sur sa rupture
avec M™6 d'Epinay qui a plus d'une analogie avec cet épisode
de sa jeunesse. Mais les conséquences des événements de 1757
lui étaient encore trop présentes en 1769 pour qu'il pût juger
de ces derniers avec le même détachement.
A Turin, cependant, l'un des grands seigneurs qui s'inté-
ressent à lui, le comte de Favria, lui propose encore, avec une
vraie générosité de cœur, d'oublier ses incartades et ses
impolitesses s'il veut bien rentrer dans le droit chemin sans
arrière-pensée ; et ce langage touche un instant le jeune fou
par sa franche bienveillance. Mais ce ne fut, dit-il, qu'un
éclair de bon sens et de bonne foi : « Ce cher voyage était trop
LE MALADE 197
empreint dans mon imagination pour que rien en pût balan-
cer le charme ! » Que n'a-t-il écrit, en rappelant un autre
projet de voyage vers Genève, celui de 1757 : « Ce fatigant,
ce peu triomphant voyage aux côtés de M""® d'Epinay ma-
lade était trop empreint de sombres traits dans mon imagina-
tion despotique pour que rien en pût balancer les afîres ! » Au
lieu de rester, il s'agissait alors pour Rousseau de partir
afin de satisfaire à la reconnaissance et à T amitié ; mais il
restera la seconde fois de même qu'il partit la première, obéis-
sant à sa congénitale faiblesse de caractère qu'il revêtira seu-
lement désormais de plus spécieux prétextes.
Il voit clair dans son état mental de 1729 en 1766. « J'étais
tout à fait hors de sens, ajoute-t-il en effet. Je m'endurcis, je
fis le fier et je répondis arrogamment que, puisqu'on m'avait
donné mon congé, je l'avais pris, qu'il n'était plus temps de
s'en dédire et que, quoi qu'il pût arriver en ma vie, j'étais bien
résolu à ne jamais me faire chasser deux fois d'une maison ! »
Quelle dextérité déjà dans le choix des arguments protec-
teurs de l'instabilité affective. « Alors, achève-t-il, ce seigneur,
justement irrité^ me donna les noms que je méritais^ me mit
hors de la chambre par les épaules et me ferma la porte aux
talons... Moi, je sortis triomphant, comme si je venais de rem-
porter la plus grande victoire, et, de peur d'avoir un second
combat à soutenir, j'eus l'indignité de partir sans aller remer-
cier M. l'abbé de Gouvon de ses bontés ! » Folie pardonnable
à dix-sept ans, sans doute, et que la sincérité du narrateur
fait très volontiers excuser de son lecteur. La suspicion injus-
tifiée ne s'y mêle pas du moins à la légèreté du cœur pour en
aggraver les fautes.
Mais venons au second type de la crise d'imagination chez
Rousseau : celui de la suspicion morbide, fût-ce devant le
bienfait reçu, surtout devant ce bienfait parce qu'il sent
l'incapacité de le payer. Une première ébauche nous en sera
fournie par sa célèbre aventure avec la courtisane Zulietta
sur les bords de l'Adriatique : « Non, soupire-t-il en contant
cet épisode dans ses Confessions, ^jion, la Nature ne m'a point
198 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
fait pour jouir! Elle a mis, dans ma mauvaise tête, le poison de
ce bonheur ineffable dont elle a mis l'appétit dans mon cœur.
S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon carac-
tère, c'est celle que je vais raconter... Qui que vous soyez qui
voulez connaître un homme, osez lire ce qui va suivre : vous
allez connaître à plein Jean-Jacques Rousseau ! » Il a été
mis en relations par un ami avec une belle personne peu sévère
et le voici quelques instants plus tard en tête à tête avec elle.
Elle lui paraît si accomplie que le don de sa personne peut
passer pour un bienfait véritable ; et, tout aussitôt, le soupçon
envahit sa pensée de façon à la remplir presque aussitôt tout
entière. Il se demande comment un très mince personnage, un
galant de passage et d'occasion tel que lui obtient si facile-
ment les faveurs d'un pareil trésor de beauté. Un éblouisse-
ment, des pleurs involontaires sont la première conséquence
de cette inquiète interrogation : « Qui pourrait deviner la cause
de mes larmes et ce qui se passait dans ma tête à ce moment ?
Je me disais : il y a là quelque chose d'inconcevable. Ou mon
cœur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une
indigne s , ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore
détruise l'effet de ses charmes et la rende odieuse à ceux qui
devraient se la disputer ! » C'est donc une appréhension patho-
logiquequi fait alors couler dans ses veines « un froid mortel »,
au point qu'il sent ses jambes flageoler sous lui !
Ce défaut secret qu'il entrevoit comme la solution du
problème posé devant son sens logique affolé, il s'est pris
aussitôt à le chercher avec une contention d'esprit singulière^
et ce sont encore ces investigations, si pleinement inoppor-
tunes, qui lui ont fait verser de peu touchantes larmes. Enfin,
il respire, il a trouvé. Il constate en effet une anomalie fort
insignifiante et pour ainsi dire invisible dans les charmes
sans voiles de la Zulietta; nous n'appellerons pas, comme il
le fait, ce très léger défaut par son nom : « Je me frappe,
dit-il, j'examine... me voilà cherchant dans ma tête comment
on peut avoir ce défaut ; et, persuadé que cela tenait à quelque
notable vice naturel, je vis, clair comme le jour, que dans la
LE MALADE 199
plus charmante personne dont je pusse me former l'image,
je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut
de la Nature, des hommes et de l'amour ! ... Je poussai la
stupidité jusqu'à lui parler de la chose. Elle la prit d'abord
en plaisantant... mais je la vis enfin rougir, se redresser, et,
sans dire un seul mot, s'aller mettre à la fenêtre ! » — Elle
récarte ensuite avec obstination malgré ses tentatives de
retour. Il sent trop tard son extravagance, se la reproche,
regrette des instants qu'il n'avait tenu qu'à lui de rendre les
plus doux de sa vie et termine sur cette remarque caracté-
ristique : « De quoi je n'ai pu me consoler, c'est qu'elle n'ait
emporté de moi qu'un souvenir méprisant ! » — Transportez
maintenant du physique au moral cette investigation ration-
nelle en apparence et pathologique en réalité, vous aurez
l'affaire d'Epinay ou l'affaire Hume. C'est par cette disposi-
tion du tempérament qu'il a, selon ses propres termes, passé
sa vie à faire de grandes et courtes fautes, puis à les expier
par de « vifs et longs repentirs » ! Seulement, il est venu un
temps où le repentir n'est plus monté pour lui jusqu'à cette
sphère de l'esprit où se forment les idées synthétiques et les
raisonnements dignes de ce nom.
Nous venons de mentionner l'affaire Hume. C'est surtout
dans VHéloïse, en caractérisant Saint-Preux, cet autre lui-
même, que Rousseau a placé une étonnante prophétie de son
aventure anglaise, quelque sept ou huit années avant l'évé-
nement. On la trouvera dans la dixième lettre du livre H,
qui est adressée par l'amant de Julie à l'amie de celle-ci,
Claire d'Orbe. — Lord Bomston, ami du précepteur et séduc-
teur de M}^^ d'Étange, vient de lui donner cette marque
d'affection généreuse de se faire bénévolement son compa-
gnon de route au cours du très pénible voyage qui va l'éloi-
gner de sa maîtresse ; mais la logique morbide du jeune homme
s'est éveillée sous l'influence de son chagrin et l'Anglais va
bientôt s'en ressentir. « En rapprochant, dans mon délire, écrit
en effet Saint-Preux, toutes les circonstances de mon départ,
j'y crus reconnaître un dessein prémédité. » A savoir, chez le
200 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
lord, le dessein de se réserver la possession de Julie qu'il
aimerait secrètement et dont il éloignerait un rival. « A peine
ce doute affreux me fut-il entré dans l'esprit, que tout me
sembla le confirmer... Tout redoublait mes ridicules soupçons
et le zèle de l'humanité ne lui inspirait rien d'honnête en ma
faveur, dont mon aveUgle jalousie ne tirât quelque indice de
trahison! A Besançon, je sus qu'il avait écrit à Julie sans me
communiquer sa lettre. » C'était pour offrir à la jeune fille
(qui le refusera) un refuge avec son amant dans un des
manoirs anglais du grand seigneur. « Je me tins alors suffi-
samment convaincu... Il reçut la réponse : je lui laissai le temps
de l'ouvrir, je l'entendis de ma chambre murmurer, en lisant,
quelques mots : « Ah, Julie, j'ai voulu vous rendre heureuse...
Je respecte votre vertu, mais je plains votre erreur !... —
J'enfonçai la porte, j'entrai comme un furieux ! Non, je ne
souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me
dicta la rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-champ.
Il prit mes discours pour un vrai délire : Vous avez perdu la
raison. Je ne me bats point contre un insensé ! — Je sentis,
dans l'accent de ce discours, je ne sais quoi qui n'était pas d'un
perfide I Je n'eus pas jeté les yeux sur les siens, que tous mes
soupçons se dissipèrent. Imaginez dans quel état je me trouvai
après avoir lu la lettre de Julie qui m'apprenait les bienfaits
inouïs de celui que j'osais calomnier avant tant d'indignité,
etc.. » Milord Edouard rapportera de son côté cette scène à
Julie en ajoutant : « Une erreur de notre ami l'a ramené à la
raison ! » Jean- Jacques, qui écrit vraisemblablement ici de
souvenir et fait allusion à quelque circonstance de sa vie qui
n'a pas trouvé place en ses mémoires, était également revenu
à la raison aussitôt après son accès aux pieds de Zulietta ;
mais il y reviendra de moins en moins facilement par la suite,
à mesure que| progressera la maladie mentale dont assuré-
ment il portait en lui dès longtemps le germe. Il finira par
n'y pouvoir plus revenir.
LE MALADE 201
L « ABUS D UN DEPOT
CONFIÉ PAR l'amitié »
Étudions maintenant la première crise de cette sorte sur
laquelle nous possédions d'autres témoignages que le sien,
parce qu'elle se produisit après ses éclatants débuts dans la
carrière des lettres et lorsque l'attention publique s'était
fixée déjà avec curiosité sur ses faits et gestes. — Lorsque,
dans ses Confessions, il mentionne sa rencontre initiale avec
Mlle de Bellegarde, la future M"^^ d'Houdetot (en 1748),
il écrit à ce propos : « J'étais bien éloigné de prévoir que cette
jeune personne ferait un jour le destin de ma vie, et m'en-
traînerait, quoique bien innocemment, dans l'abîme où je suis
aujourd'hui I » — Retenons ce « bien innocemment », car cer-
tains disciples, moins équitables que leur maître, ont pré-
tendu rendre Sophie responsable pour une bonne part des
conséquences que ses visites à l'Ermitage entraînèrent pour
son imprudent amoureux. Et confirmons en outre que celui-ci
ne se trompe point sur l'importance dans sa vie, dans son
œuvre et dans les immenses répercussions de cette œuvre, des
rapports de voisinage noués entre M™® d'Houdetot et lui au
cours de l'année 1757.
Née d'un self made man qui paraît avoir été un homme de
droiture et de cœur, — en cela bien différent de son fils aîné,
le peu sympathique Epinay, — cette jeune femme avait
hérité la bonté de son père, mais non pas sa ferme volonté :
âme douce et tendre, mais quelque peu molle et malléable,
aux hommes aussi bien qu'aux événements, elle devait tou-
tefois s'attacher fidèlement à Saint-Lambert, qui fut le véri-
202 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
table mari de son choix; l'époux dont elle portait le nom lui
ayant été imposé par les siens. Cette liaison, qui devait durer
plus d'un demi-siècle, était établie et à peu près consacrée
par l'opinion déjà, lorsque se déroulèrent les événements que
nous avons à commenter. Nous suivrons, en général, le
récit des Confessions, non sans le contrôler et le rectifier cons-
tamment par les nombreux témoignages qui ont été mis,
depuis cent cinquante ans, à la disposition des historiens de
Rousseau.
Nous avons exposé déjà, d'après ce livre fameux, quel état
d'âme son établissement dans le parc de la Chevrette avait
réveillé chez le nouvel « ermite » et comment « le grave
citoyen de Genève, l'austère Jean- Jacques » était redevenu
rapidement, dans sa quarante-cinquième année, le rêveur
erotique ou le « berger extravagant » de la seizième. Toute-
fois, remarquons-le avec soin, rien ne trahissait encore aux
yeux de ses familiers, moins encore aux yeux du public, cette
entière métamorphose intérieure. Il restait, pour tous, l'âpre
critique social des Discours, ses seuls écrits publiés : nous
aurons à tirer parti de cette observation dans la suite.
« Au plus fort de mes rêveries, poursuit-il cependant, j'eus
une visite de M"^^ d'Houdetot... C'était pour m'apporter des
nouvelles de Saint-Lambert [dès lors assez intimement lié
avec Rousseau par Diderot et M^^ d'Épinay, leurs amis
communs]. Il était, je crois, à Mahon. » L'année suivante,
c'est-à-dire dans les premières semaines de 1757 il eut, de la
même voisine, qui villégiaturait alors à Eaubonne, une
seconde visite ; cette fois, elle était à cheval et en habits
quasi masculins : « Quoique je n'aime guère ces sortes de
mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et,
pour cette fois, ce fut de l'amour ! » Il trace alors un portrait
charmant et juste de celle qu'il appellera le plus souvent
Sophie désormais : (c On l'avait mariée très jeune et malgré
elle au comte d'Houdetot, homme de condition, bon militaire,
mais joueur, chicaneur, très peu aimable et qu'elle n'a jamais
aimé. » Ce gentilhomme avait au surplus une liaison ancienne
LE MALADE 203
à laquelle il ne renonça nullement après son mariage et qui
lui fit tolérer ensuite, par esprit de réciprocité, celle que sa
femme noua un peu plus tard avec Saint-Lambert : « Elle
trouva dans celui-ci, écrit Rousseau, tous les mérites de son
mari avec des qualités plus agréables, de l'esprit, des vertus,
des talents. S'il faut pardonner quelque chose aux mœurs du
siècle, c'est sans doute un attachement que sa durée épure,
que ses effets honorent et qui ne s'est cimenté que par une
estime réciproque. »
L'ermite a fort bien vu et dit la cause des visites que lui fit
alors la jeune femme : visites que nous n'attribuerons nulle-
ment, comme on a tenté de le faire, à la curiosité oiseuse, au
besoin de distraction ou même à la coquetterie plus ou moins
consciente, car lui-même a pris le soin de l'en défendre; au sur-
plus, l'examen de ses lettres et celui de son caractère suffi-
raient, à notre avis, pour la décharger entièrement de ce
reproche : « C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire,
«crit en effet Jean- Jacques, mais beaucoup pour complaire à
Saint-Lambert qu'elle venait me voir. Il l'y avait exhortée
et il avait raison de croire que l'amitié qui commençait de
s'établir entre nous rendrait cette société agréable à tous les
trois... Elle savait que j'étais instruit de leurs liaisons et,
pouvant me parler de lui sans gêne, il était naturel qu'elle se
plût avec moi... Pour m' achever, elle me parla de Saint-
Lambert en amante passionnée ! B'orce contagieuse de
l'amour ! En l'écoutant, en me sentant auprès d'elle, j'étais
saisi d'un frémissement délicieux... J'avalais à longs traits
la coupe empoisonnée dont je ne sentais encore que la dou-
ceur... Enfin, sans que je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en
aperçût, elle m'inspira pour elle-même tout ce qu'elle expri-
mait pour son amant î » Situation rare que celle-là, remar-
quons-le tout d'abord ici ! Pour qu'un tempérament masculin
s'y complût, il fallait peut-être qu'il fût tel que Rousseau
nous l'a révélé dans ses confidences sur ses rapports avec
M^ie Lambercier et W^^ Goton, ne demandant guère aux
objets de ses flammes qu'une impulsion initiale pour sa
204 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
rêverie sensuelle. Amour quasi satisfait par celui de sa bien-
aimée pour un autre I Tel sera pourtant le leitmotiv de cette
passion singulière et le thème le plus fréquent des lettres de
l'amoureux qui s'y rapportent, aussi bien que du récit des
Confessions dont nous venons de commencer l'analyse.
Il se continue par une très équitable appréciation de l'at-
titude de Sophie après qu'elle connut enfin l'amour imprévu
de r « austère citoyen » à son égard : « Le parti qu'elle prit
était également celui de la générosité et de la prudence. Elle
ne pouvait s'éloigner brusquement de moi sans en dire la
cause à Saint-Lambert, qui l'avait lui-même engagé à me
voir : c'était exposer deux amis à une rupture, et peut-être à
un éclat qu'elle voulait éviter. Elle avait pour moi de l'estime
et de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie. Sans la
flatter, elle la plaignit et tâcha de m'en guérir. Elle était bien
aise de conserver à son amant et à elle-même un ami dont elle
faisait cas : elle ne parlait de rien avec plus de plaisir que de
l'intime et très douce société que nous pourrions former entre
nous trois quand je serais devenu raisonnable. » Voilà la vérité
incontestable sur les ménagements longtemps gardés par
jVlme d'Houdetot à l'endroit de Rousseau. Saint-Lambert
tenait grandement à la sympathie d'un homme de lettres
célèbre déjà [et dont les esprits clairvoyants sentaient qu'ils
le deviendrait sous peu davantage encore] ainsi qu'à
l'amitié d'un moraliste jusque-là respecté pour son désir
apparent de mettre sa vie en accord avec ses principes sévères.
Toute dévouée aux intérêts d'esprit et de cœur du compagnon
de son choix, M^^ d'Houdetot ne songeait qu'à continuer de
les servir, et, cela, en dépit de la complication imprévue qui
venait de surgir par la « folie » de l'ermite !
« Elle ne se bornait pas toujours à des exhortations amicales,
reprend en effet ce dernier ; elle ne m'épargnait pas, au besoin,
les reproches plus durs que j'avais mérités. » Et voici venir
sous la plume du citoyen, quelque douze ans après les événe-
ments, une très juste peinture de sa situation morale en cette
occurrence : « Ces reproches, je me les épargnais encore moins
LE MALADE 205
moi-même... Mes mœurs, mes sentiments, mes principes, la
honte, l'infidélité, le crime, l'abus d'un dépôt confié par l'amitié,
le ridicule enfin, de brûler à mon âge de la passion la plus extra-
vagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait ni
me rendre aucun retour, ni me laisser aucun espoir ! » Mais il
évoqua vainements ces puissants motifs pour se rendre maître
de sa passion. « Coupable sans remords, je le fus bientôt sans
mesure... L'amitié de M^^ d'Houdetot m'eût suffi, je le pro-
teste, si je l'avais crue sincère ; mais, la trouvant trop vive
pour être vraie, n'allai-je pas me fourrer dans la tête que
l'amour, désormais peu convenable à mon âge, à mon main-
tien, m'avait avili aux yeux de Sophie, que cette jeune folle
ne voulait que se divertir de moi et de mes douceurs suran-
nées, qu'elle en avait fait confidence à Saint-Lambert et que
l'indignation de mon infidélité ayant fait entrer son amant dans
ses vues, ils s'entendaient tous deux pour achever de me
faire tourner la tête et me persifler. Cette bêtise m'avait fait
extravaguer à vingt-six ans auprès de M^^ de Larnage [et
un soupçon analogue, près de Zulietta]... Content d'aimer et
de l'oser dire, j'aurais été dans la plus douce situation si mon
extravagance n'en eût détruit tout le charme ! » Cette « extra-
vagance » procédait surtout de sa mauvaise conscience vis-à-
vis de Saint-Lambert, il vient de nous le dire.
Elle le porta bientôt à la violence, comme il était arrivé
trop souvent des précédentes lubies du névropathe : « Mon
cœur, incapable de savoir jamais rien cacher de ce qui s'y
passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer mes soupçons. Elle
en voulut rire : cet expédient ne lui réussit pas. Des transports
de rage en auraient été l'effet. Elle changea de ton : sa compa-
tissante douceur fut invincible... J'exigeai des preuves qu'elle
ne se moquait pas de moi. Elle vit qu'il n'y avait nul autre
moyen de me rassurer. Je devins pressant. Le pas était délicat.
Il est étonnant, il est unique peut-être qu'une femme ayant pu
venir jusqu'à marchander s'en soit tirée à si bon compte. Elle
ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accor-
der. Elle ne m'accorda rien de ce qui pût la rendre infidèle. »
206 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Ainsi, — et nous allons voir revenir à plusieurs reprises,
en se formulant toujours plus clairement, cette prétention
singulière, — ainsi Rousseau, au lieu de confesser l'odieux de
cette conduite comme il vient de s'accuser pour de moindres
écarts, paraît se faire un mérite de n'avoir pas été jusqu'à la
contrainte, — on pourrait presque dire jusqu'au viol, —
dans ses relations avec cette jeune femme, fourvoyée par les
ambitions littéraires de son amant sur un chemin fort péril-
leux à sa fidélité. Il est « unique », dit-il, qu'elle s'en soit tirée
à si bon compte ; mais nous allons mieux voir que cette excep-
tion unique est tout entière du fait de la jeune femme, nulle-
ment du sien. — Il revient en effet à ce moment, avec com-
plaisance, sur ce thème étrange de l'amour par répercussion
ou par ricochet, si l'on peut ainsi dire, qui domine toute cette
aventure mémorable : « J'ai tort de dire un amour non partagé,
car le mien l'était en quelque sorte. Il était égal des deux côtés,
quoiqu'il ne fût pas réciproque. Nous étions ivres d'amour
l'un et l'autre, elle pour son amant, moi pour elle : nos soupirs,
nos délicieuses larmes se confondaient ! » Encore une fois à
quel degré doit être modifiée, abaissée dans sa tension nor-
male, l'impulsion erotique virile pour en venir à se complaire
dans une situation si parfaitement contraire à la nature :
c'est le fruit de la formation romanesque sur un tempéra-
ment anémié déjà dans ses possibilités vitales.
Vers quelles déterminations furent conduits cependant les
deux exécutants de ce duo, si contraire aux règles de l'har-
monie : « Au milieu de cette dangereuse ivresse, expose Jean-
Jacques, jamais elle ne s'est oubliée un moment î » Et nous
le croyons sans peine puisqu'elle ne songeait qu'à un autre
et que le citoyen, avec ses infirmités précoces, n'avait assuré-
ment plus rien de séduisant au physique. « Et quant à moi,
poursuit-il, je proteste, je jure que si, quelquefois, égaré par
mes sens, j'ai tenté de la rendre infidèle, je ne l'ai jamais véri-
tablement désiré. L'éclat de toutes les vertus ornait, à mes
yeux, l'idole de mon cœur : en souiller la divine image eût été
l'anéantir. » C'est ici la thèse romanesque pure, jadis posée
LE MALADE 207
par les troubadours qui prenaient au sérieux leur principe de
morale erotique ; mais les « faveurs » dont se contentaient ces
discrets galants étaient loin de celles que Jean- Jacques se fai-
sait quotidiennement accorder, nous le verrons, par sa pression
menaçante et l'on pourrait dire par son amoureux chantage.
« J'aurais pu commettre le crimes reprend-il, il a été cent fois
commis dans mon cœur! » Comment dit-il donc, deux lignes
plus haut, qu'il n'a jamais « désiré » ce crime ? « Ah ! cela se
pouvait-il jamais ? Non, non, je le lui ai dit cent fois à elle-
même, eusse- je été le maître de me satisfaire, sa propre
volonté r eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts
moments de délire, j'aurais refusé d'être heureux à ce prix. »
Qu'il est donc facile d'être content de soi à si bon compte
puisque le plus vulgaire bon sens reconnaîtra que les « rares
instants » sont tout en pareille matière : un seul de ces instants
suffit à parachever le « crime » et, s'il s'agissait d'une fille, —
cas que Jean- Jacques a toujours considéré comme beaucoup
plus innocent que l'adultère, — pour entraîner les consé-
quences décisives.
Nous possédons une lettre, assez récemment découverte,
de Rousseau à la comtesse, qui éclairera davantage encore
ce décisif passage des Confessions, — à la rédaction duquel ces
pages ont dû servir au surplus, car on y retrouve des expressions
et des rythmes très analogues. — Nous allons y lire plus nette-
ment que, si la « volonté » de Sophie se fût un instant relâchée
sur ses résolutions de constance, elle était perdue : « Que je
vous dise une fois ce que vous devez attendre, sur ce point
difïïcile, de votre trop tendre et trop faible ami. Mes promesses
n'ont jamais trompé personne : ce n'est pas par vous qu'elles
commenceront... Ma passion funeste, vous la connaissez ! Il
n'en fut jamais d'égale : je n'ai rien senti de pareil à la fleur
de mes ans : elle peut me faire oublier tout, et mon devoir
même, excepté le vôtre. Cent fois, elle m'eût déjà rendu mépri-
sable si je pouvais l'être par elle sans que vous le devinssiez
1, Annales, II, 33.
208 JÉAN-JAGQUES ROUSSEAU
aussi... Non, je le sens, la vertu même, près de vous, ne m'est
pas assez sacrée pour me faire respecter, dans mes égarements,
le dépôt d'un ami. Mais vous êtes à lui. Si vous êtes à moi, je
perds, en vous possédant, celle que j'honore et je vous ôte à
celui que vous aimez. Non, Sophie, je puis mourir de mes
fureurs, mais je ne vous rendrai point vile !» Il y a là un reste
d'honnêteté. L'amoureux ne croit plus rien devoir ni à son
ami, ni à lui-même ; sa culture romanesque le persuade pour-
tant qu'il doit encore quelque chose à l'élévation morale con-
servée de celle qu'il aime. Le corollaire, — et c'était celui de
la tradition chevaleresque la plus relevée, — c'est qu'il devrait
au besoin la protéger contre elle-même et contre ses propres
vertiges, ainsi que les héroïnes de d'Urfé, La Calprenède et
même Scudéry le répètent souvent à leurs amoureux servi-
teurs. Jean-Jacques ne va pas jusque-là dans la droiture ;
écoutons sa conclusion qui « promet » exactement le contraire :
« Si vous êtes faible, et que je le voie, je succombe à l'instant
même. Tant que vous demeurerez à mes yeux ce que vous
êtes, je n'en trahirai pas moins mon ami dans mon cœur,
mais je lui rendrai son dépôt aussi pur que je l'ai reçu. Le
crime est déjà cent fois commis par ma volonté. S'il l'est dans
la vôtre y je le consomme, et je suis le plus traître et le plus heu-
reux des hommes. Mais je ne puis corrompre celle que j'ido-
lâtre [il faudrait dire : je ne puis violer, car que fait-il autre
chose depuis des semaines que de tenter de la corrompre ?]
Qu'elle reste fidèle et que je meure, ou qu'elle me laisse voir
dans ses yeux qu'elle est coupable et je n'aurai plus rien à
ménager ! » Encore une fois, quel est le sens d'une pareille et
solennelle « promesse » ? En dépit des belles paroles qui l'en-
tourent, c'est, tout simplement : « Je ne vous violenterai point
et j'en mourrai sans nul doute ; mais encouragez-moi d'une
simple expression du regard, je vous épargne aussitôt le
reste du chemin vers le crime et vous aurez fait un bienheu-
reux ! » C'est l'attitude des séducteurs soi-disant platoni-
ques du XVI® siècle. Voilà ce qui restait à cette date de la
« vertu » du citoyen et de la « sensibilité » de l'ami.
LE MALADE 209
II
L ENTREE EN SCENE DE SAINT-LAMBERT
Une si bizarre situation se prolongea durant quelques
semaines, jusqu'aux derniers jours de juin 1757, Rousseau
poussant sa pointe dans les conditions que nous venons de
dire, Sophie hésitant toujours devant Y « éclat » que pouvait
amener une rupture, — surtout après les transports de rage
dont elle avait été menacée — et espérant encore du temps
l'apaisement de l'orage passionnel qu'elle n'avait soulevé que
par trop de déférence aux vœux de son amant. Le point cul-
minant de cet étrange duo fut une certaine déclaration de
Rousseau sous un accacia en fleurs, près d'Eaubonne (le
séjour de Sophie), déclaration qui a dicté une page délicieuse
et bien connue des Confessions : elle montre les deux acteurs
du drame dans la même situation où nous venons de les con-
templer ^
Mais nous savons que chez Rousseau l'impulsion passion-
nelle, entravée dans son élan, engendrait presque nécessaire-
ment le soupçon morbide : il avait d'abord soupçonné Sophie
1. « O philosophe, a écrit sur ce sujet Saint-Marc Girardin, quel rôle
aviez-vous daus ces tête-à-tête ? Vous poussez Sophie vers les plus tendres
souvenirs, espérant que ces souvenirs deviendront des émotions et que vous
en profiterez. G est lamour platonique de Priape I » Et le professeur en
Sorbonne ajoute que ses jeunes auditeurs partageaient ses sentiments sur
ce point quand ils examinaient avec lui le texte des Confessions. En serait-
il encore de même aujourd'hui, après deux générations d'enseignement
rousseauiste continué ? Le jugement est d'ailleurs un peu excessif à notre
avis en ce que Rousseau n'avait point à pousser Sophie vers des souvenirs
qui furent plutôt pour elle une défense efficace qu'une capitulation com-
mencée.
14
210 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
de le railler, il soupçonna bientôt M™^ d'Epinay de le trahir
en ses folles amours. Il l'imagina jalouse des relations trop
intimes qu'il avait nouées avec sa belle-sœur, et par despo-
tisme amical à son égard et par instinctive coquetterie de
femme, bien qu'elle fût dès lors la maîtresse de Grimm : « Nous
allions l'un et l'autre à La Chevrette, dit-il en parlant de la
comtesse, nous promenant tous les jours tête à tête et cau-
sant de nos amours, de nos devoirs, de notre ami, de nos
innocents projets, vis-à-vis de l'appartement de M"^^ d'Epi-
nay, sous ses fenêtres d'où, ne cessant de nous examiner et se
croyant bravée... elle assouvissait son cœur par ses yeux de
rage et d'indignation... J'étais devenu la fable de toute la
maison et des survenants. » Retenons cet aveu qui démontre
combien facilement le secret de ses amours put transpirer
par d'autres témoins que par la châtelaine de la Chevrette. Il
assure que d'Holbach, instruit par la rumeur publique, vint
tout exprès de Paris pour se donner le plaisant spectacle du
« citoyen amoureux ». On voit combien ces deux épithètes
juraient d'être accouplées l'une à l'autre et dans l'opinion
de Rousseau et dans celle de ses familiers de ce temps, l'une
rappelant le stoïcisme des Discours, l'autre annonçant le
romanesque de VHéloïse. — Mais la jalousie attribuée ici à
]y[me d'Épinay est contredite par tout ce que nous savons
d'elle et de ses sentiments à cette époque. Très amoureuse de
Grimm, nullement malveillante à sa belle-sœur, et réellement
dévouée à Rousseau, elle n'éprouvait devant l'amour inat-
tendu de celui-ci que de la surprise, comme tout le monde,
et sans doute aussi quelque curiosité de femme, de voisine et
de proche parente de Sophie.
Quoi qu'il en soit, dans les derniers jours de juin ou les
premiers de juillet 1757, M^"^ d'Houdetot étant revenue à
Eaubonne après une absence, Rousseau courut vers elle pour
reprendre les entretiens enivrants dont il nous a conservé le
souvenir. Mais il la trouva triste et recueillit de sa bouche des
nouvelles fâcheuses, dont nous soulignerons quelques termes
en vue d'une démonstration que nous allons bientôt entre-
LE MALADE 211
prendre : « Ah, lui dit-elle alors en soupirant, je crains bien
que vos lolies ne me coûtent le repos de mes jours. Saint-
Lambert est instruit et mal instruit. Il me rend justice, mais
il a de l'humeur, dont, qui pis est, il me cache une partie.
Heureusement que je ne lui ai rien tfi de nos liaisons qui se
sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient pleines de
vous ainsi que mon cœur : je ne lui ai caché que votre amour
insensé dont j'espérais vous guérir, et dont, sans m'en parler,
je vois qu'il me fait un crime. On nous a desservis : on m'a
fait tort. Mais, n'importe ! Ou rompons tout à fait, ou soyez
ce que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à
mon amant ! »
Dans les Mémoires de M^^ d'Épinay où sont également
racontés ces incidents, il est dit que Saint-Lambert fut instruit
par une lettre anonyme ; la châtelaine de La Chevrette l'at-
tribuerait volontiers à Thérèse Le Vasseur, plus que personne
en droit de voir d'un mauvais œil les amours de son compa-
gnon de vie. Mais la lettre pouvait être de bien d'autres
encore, d'après ce que nous avons remarqué plus haut. Dans
son excellente étude sur J.-J. Rousseau et madame d'Houdetot ^
à laquelle nous aurons fréquemment recours, M. Ritter sup-
pose que Saint-Lambert fut instruit par Grimm (lui-même
averti par les lettres de M°^® d'Épinay) car ils passèrent une
soirée ensemble à l'armée d'Allemagne vers le même temps.
Ce n'est pas impossible non plus, mais nous dirons bientôt
que cette confidence, si elle eut lieu en effet, dut être fort
discrète et fort prudente à en juger par ses résultats dans
l'esprit de Saint-Lambert : il n'y fut nullement question
d'amour de la part de Jean- Jacques, mais seulement de son
influence supposée sur Sophie, puisque le marquis fit complè-
tement fausse route, nous allons le voir, dans ses hypothèses
sur les événements d'Eaubonne.
Mais rappelons tout d'abord quel fut le contre-coup immé-
diat de la tristesse et des sévères décisions de Sophie, dans le
1. Annales de la Société J.-J. Rousseau, II, 36.
212 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
cerveau exalté de Jean-Jacques. Entravé dans la satisfaction
de ses appétits erotiques, il en conclut qu'il a été trahi par
Mme d'Épinay, qui a dû aviser Saint-Lambert en exagérant
encore sa faute. Il écrit aussitôt à celle-ci dans les termes les
plus injurieux et les plus violents : c'est le rapide échange de
correspondance entre l'Ermitage et le château de la Chevrette
qu'on a nommé la journée des cinq billets. Rousseau, tel
Saint-Preux à Besançon vis-à-vis de lord Bomston, se porte
tout d'abord aux grossièretés blessantes : « Mon cœur, écrit-il,
si prompt à s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour le
recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse... Je saurai vaincre
vos subtilités à force de franchise... Ainsi donc, la femme que
j'estime le plus (Sophie) aurait, de son su, l'infamie de par-
tager son cœur et sa personne entre deux amants et moi celle
d'être un de ces lâches. Si je savais qu'un seul moment de la
vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je vous haïrais
jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit et non de l'avoir cm
que je vous taxe ! » Gomme si cela n'était pas cent fois pire et
ne méritait point une haine encore plus irrémissible ? Et
comme si une telle sortie convenait en outre au tentateur
dont nous connaissons la lettre à la comtesse et les aveux
ultérieurs dans les Confessions !
« Si vous aimez le repos, reprend-il, craignez d'avoir eu le
malheur de réussir... vos secrets seuls [avec Francucil et
Grimm] seraient respectés car je ne serai jamais un homm^e
sans foi... Si je me suis trompé [sur l'auteur de l'avis à Saint-
Lambert], j'aurai peut-être de grands torts à réparer vis-à-vis
de vous... Savez-vous comment je rachèterai mes fautes ?
En vous disant franchement ce qu'on pense de vous dans le
monde et les brèches que vous avez faites à votre réputa-
tion, etc.. » M^^ d'Épinay, d'abord outrée de colère, par-
donna cependant, après une scène d'attendrissement sur leur
amitié passée : « A mon abord, elle me sauta au cou en fondant
en larmes. Cet accueil inattendu de la part d'une ancienne
amie m'émut extrêmement : je pleurai beaucoup aussi. »
Et il écarta pour un temps ses soupçons puisque la réconci-
LE MALADE 213
liation fut scellée ; mais elle devait être moins durable que
celle de Saint-Preux avec son pair d'Angleterre, après la
scène de l'auberge comtoise.
Que se passa-t-il pourtant au vrai dans l'esprit de Saint-
Lambert après la lettre anonyme ou l'entretien possible avec
Grimm ? Voilà le point sur lequel nous voyons autrement et
croyons voir plus clair qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Nous récla-
mons donc de nos bienveillants lecteurs une attention sym-
pathique.
Le marquis vint à Paris peu de jours après, avec une mis-
sion de son chef, et y demeura une partie du mois de juillet.
Écoutons les Confessions sur ce séjour : « Pour Saint-Lambert,
il se conduisit en honnête homme, et judicieux. Comme
j'étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni et même avec
indulgence. 11 me traita durement, mais amicalement et je
vis que j'avais perdu quelque chose dans son estime, mais rien
dans son amitié. » On peut perdre dans l'amitié de quelqu'un
sans perdre dans son estime, mais le contraire nous paraît
impossible. « Je m'en consolai, sachant que l'une me serait
bien plus facile à recouvrer que l'autre I » Là encore, c'est le
contraire qui est vrai psychologiquement. « S'il y avait eu de
ma faute dans tout ce qui s'était passé, il y en avait eu bien
peu, poursuit le sophiste réveillé, qui vient pourtant de se
proclamer coupable et seul coupable, mais qui l'a déjà oublié.
« Était-ce moi qui avais recherché sa maîtresse ? N'était-ce
pas ^ui qui me l'avait envoyée ?... Pouvais-je éviter de la
recevoir ?... Eux seuls avaient fait le mal, et c'était moi qui
l'avais souffert ! A ma place, il en eût fait autant que moi et
peut-être pire ! » On appréciera le bon goût de ces hypothèses
après r « abus d'un dépôt confié par l'amitié « ! — Rousseau
ajoute que Saint-Lambert profita pourtant de sa timidité
native pour Vhumilier à l'occasion : il en cite un exemple
unique, et parfaitement oiseux.
Ce passage et tout ce qui le suit laisse dans l'esprit du lec-
teur l'impression que le différend fut réglé dès lors entre l'ami
traître et l'ami trahi. Bien mieux, les Mémoires de M^'^'^ d'Épi-
214 JEAN-JACQUES -ROUSSEAU
nay, fort décousus en ce qui touche à ces incidents, n'ont pas
paru contredire, — au moins de façon directe et voulue, —
cette interprétation de Rousseau. Elle n'en est pas moins
erronée à notre avis : elle résulte, soit d'un défaut de mémoire
après plus de dix ans écoulés, soit d'une habileté consciente
ou inconsciente de sa part et les Mémoires de son hôtesse
nous laissent lire entre leurs lignes, par la seule publication de
certains documents contemporains des faits, une tout autre
interprétation de ces faits. Car nous rappellerons ici qu'en
dépit des démonstrations intéressantes de M"^^ Macdonald
sur les remaniements et interpolations subis par ces Mémoires,
les meilleurs juges, tels que M. Ritter, n'hésitent pas à y
recourir encore, sous la condition de le faire avec circonspec-
tion et avec discernement. — Notre interprétation n'a pas
été proposée jusqu'ici, fût-ce par les plus soigneux historiens
de Rousseau, et nous la considérons néanmoins comme fort
importante, en raison des conséquences psychologiques et
morales qu'engendra dans la pensée et dans l'œuvre de Jean-
Jacques cette crise, si évidemment décisive en son existence.
III
LE CARACTERE VRAI DES INQUIETUDES
DE SAINT-LAMBERT
Nous avons dit combien peu explicite avait été sans doute
ou la lettre anonyme qui parvint à Saint-Lambert, ou son
hypothétique explication avec Grimm ; l'une ou l'autre ayant
précédé de peu sa semonce à M™^ d'Houdetot dont celle-ci
résuma « tristement » le contenu à son visiteur d'Eaubonne
vers la fin de juin 1757. Grimm était, quoi qu'en pensent ou
LE MALADE 215
quoi qu'en disent les hagiographes du Messie romantique,
un homme de droiture et même un homme de cœur sous une
apparence froide et guindée parfois. Les souvenirs récemment
pubUés du bâlois Iselin, dont nous avons parlé déjà, confir-
meraient au besoin sur ce point bien d'autres opinions con-
temporaines. Amant de M'"^ d'Épinay, comme Saint-Lam-
bert l'était de M"»® d'Houdetot, Grimm put se voir conduit
par une sorte de solidarité sentimentale, à ne pas laisser cet
ami dans l'entière ignorance des événements de La Chevrette
dont certains échos, d'ailleurs hésitants et contradictoires
encore, lui parvenaient à ce moment de M"'^^ d'Épinay et
d'autres familiers peut-être. Si ce fut lui qui parla, il ne parla
certainement qu'à demi-mot, puisque Saint-Lambert fut mal
instruit, parut cacher une partie de ce qu'il savait et que
nous allons bientôt fournir une preuve irréfutable de son
très long aveuglement sur le caractère vrai des relations de
Rousseau avec son amie. Toujours en supposant un avertisse-
ment de la part de Grimm, celui-ci n'écarta pas du front de
Jean- Jacques — quoiqu'il le connut mieux que personne et
jusque dans ses fautes secrètes, — l'auréole de civisme et de
stoïque vertu que le « citoyen » avait posé de ses mains sur ce
front altier, quelques années auparavant. Car Saint-Lambert
se prit à redouter, dans le familier de sa maîtresse, le citoyen
et le moraliste austère, nullement l'amoureux trop mûr et
« le berger extravagant ». Pas un instant, à cette date, il ne
le supposa épris d'elle et faisant de son mieux pour la séduire :
il le crut occupé à la séparer de lui, mais de toute autre
manière que par une infidélité du cœur ou des sens ; il l'ima-
gina prêchant la vertu à la jeune femme et la rappelant au
respect du devoir conjugal, ainsi qu'il seyait à l'apologiste des
primitives disciplines familiales et sociales. Telle est, du moins,
la conclusion qu'impose, à notre avis, tout le cours ultérieur
des faits, et c'est ce dont nous fournirons mainte preuve au
passage, mais ce dont nous voulons avant tout proposer une
confirmation si patente, que nous nous étonnons, une fois de
plus, qu'elle n'ait point frappé jusqu'ici les divers narrateurs
216 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
du roman d'Eaubonne, tous illusionnés par le récit des Con-
fessions sur l'attitude de Saint-Lambert au cours de l'été 1757.
Cette confirmation, c'est la lettre adressée par Sophie à
Jean-Jacques le 6 mai 1758, près d'un an après l'éveil de
Saint-Lambert sur les incidents de La Chevrette, et publiée
naguère par Streckeisen-Moultou ; avant cette lettre s'écou-
lent encore de longs mois remplis par une aflectueuse corres-
pondance et par mainte entrevue amicale entre les trois
acteurs de ce drame sentimental, et nous prions qu'on en
veuille bien remarquer tous les termes, puisqu'ils ne laissent
aucune place à l'incertitude ou à l'hésitation, si nous ne nous
trompons fort. Nous estimons d'ailleurs que cette page, bien
que signée de Sophie seule, a été revue et retouchée par Saint-
Lambert en personne avant d'être envoyée ; on n'y reconnaît
point en effet le style mou et comme vacillant qui est habituel
à son amie et qui reflète assez fidèlement son caractère :
« J'ai à me plaindre, écrit donc M™^ d'Houdetot à Rousseau,
de votre indiscrétion et de celle de vos amis. Je vous aurais
gardé toute ma vie le secret de votre malheureuse passion
pour moi et je la cachais à ce que j'aime pour ne pas lui donner
de Véloignement pour vous. Vous en avez parlé à des gens
qui l'ont rendue publique [Diderot] et qui ont fait voir contre
moi des vraisemblances qui pouvaient nuire à ma réputation.
Ces bruits sont parvenus depuis quelque temps à mon amant
qui a été affligé que je lui eusse fait un mystère d'une passion
que je n'ai jamais flattée et que je lui taisais dans l'espérance
que vous deviendriez raisonnable et que vous pourriez être
notre ami. J'ai vu en lui un changement qui a pensé me coûter
la vie. La justice qu'il me rend enfin sur l'honnêteté de mon
âme et son retour à moi m'ont rendu mon repos, mais je ne
veux pas risquer de le troubler davantage. Depuis qu'il est
établi dans le monde que vous êtes amoureux de moi, il ne
serait pas décent pour moi de vous voir en particulier. Je l'ai
fait dans un temps où j'ai cru que votre passion resterait
cachée et où vous demandiez à mon amitié de vous aider à
vous guérir. Vous pouvez être tranquille sur la manière dont
LE MALADE 217
nous pensons de vous, mon amant et moi [on sent ici qu'elle
le connaît et le craint]. Dans les premiers moments qu'il a
appris votre passion et ce qu'elle vous avait fait faire, il a
cessé un instant de voir en vous la vertu qu'il y cherchait et qu'il
y croyait trouver. Depuis, il vous plaint plus de votre fai-
blesse qu'il ne vous la reproche, et, l'un et l'autre, nous sommes
fort éloignés de nous unir aux gens qui veulent vous noircir :
nous osons et nous oserons toujours parler de vous avec
estime. Du reste, vous sentez que vous me devez de n'avoir
là-dessus ni confidence, ni explication et qu'il faut laisser
oublier parfaitement et votre passion et les peines qu'elle
m'a faites. Tout ce que vous me devez est de rester tranquille. »
Cette page (qu'on serait tenté de rapporter à l'année pré-
cédente d'après le récit de Rousseau, mais qui est bien de sa
date, à y regarder de près) a été rédigée avec une prudence
toute diplomatique. Quoique, en fait, elle ait mis fin aux rela-
tions entre Jean- Jacques et Sophie, elle montre à quel point
Saint-Lambert redoutait quelque esclandre de sa part et,
sans doute aussi, continuait de ménager en lui sa grandeur
future, dès lors pressentie par les juges éclairés des choses
littéraires. Mais elle aurait été écrite en effet dix mois plus
tôt si Saint-Lambert avait été réellement éclairé dès juillet
1757. Les Confessions lui prêtent donc à ce moment des sen-
timents qu'il n'eut, au vrai, l'occasion de manifester qu'en
avril de l'année suivante. Et il faut reconnaître que la modé-
ration de ces sentiments lui était alors bien autrement facile,
puisque la pleine exaltation erotique du citoyen était déjà de
l'histoire ancienne et que, pendant près d'une année, son
active correspondance avec M"^^ d'Houdetot — et avec Saint-
Lambert lui-même, comme nous le verrons, — n'avait plus
été remplie que de ses plaintes, fort justifiées, sur la réserve
cruelle de la comtesse à son égard. — Quoi qu'il en soit, com-
ment douter désormais qu'au milieu de l'année 1757, Saint-
Lambert ait compris de toute autre manière que de la vraie
le danger dont les relations du citoyen avec sa maîtresse
menaçaient ses très constantes amours I
218 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Revenons maintenant aux preuves de notre opinion qui se
peuvent tirer des Mémoires de M"^^ d'Épinay, exploités avec
les précautions nécessaires : mémoires, dont ce n'est nulle-
ment la thèse, répétons-le encore, et qui ne viennent qu'indi-
rectement à l'appui de notre dire. — On y trouve trois ver-
sions successives des relations établies au printemps 1757
entre Rousseau et M^^e d'Houdetot. Commençons par écarter
la troisième, certainement introduite après coup dans le
manuscrit de M^^^ d'Épinay sous l'influence de Diderot et qui
est absolument intenable. Rousseau aurait imaginé de détacher
la comtesse de son amant en présentant à celle-ci M™^ d'Épi-
nay comme amoureuse du marquis et ce dernier comme flatté
de cet amour nouveau ! Tout le passage est au plus haut degré
confus et invraisemblable.
La seconde version n'est autre que le sentiment auquel
s'arrêta, selon moi, Saint-Lambert en juin 1757 ; sentiment
qui pourrait bien avoir été en effet pendant quelque temps
celui de M^^ d'Épinay égarée, elle aussi, par la réputation
d'intégrité de son hôte ; enfin sentiment de Grimm par
reflet, et celui qu'il transmit à son compagnon d'armes, si
leur conversation de Munster se place à ce moment : « Eh
bien, écrit à Grimm la châtelaine de la Chevrette, j'avais
raison lorsque je soutenais que les amours de Rousseau
n'étaient qu'un bavardage : il n'y a pas un mot de vrai dans
tous les propos de Thérèse. Que je me sais gré de n'avoir
jamais voulu y prêter l'oreille. M^^ d'Houdetot a confié à
M. de Croismare que Rousseau avait pensé se brouiller avec
elle dès l'instant où elle lui avait parlé, sans détour, de ses
sentiments pour Saint-Lambert. La comtesse y met un héroïsme
qui n'a pu rendre Rousseau indulgent sur sa faiblesse. Il a
épuisé toute son éloquence pour lui faire naître des scrupules
sur cette liaison qu'il nomme criminelle ; elle est très loin de
l'envisager ainsi, elle s'en fait gloire et ne s'en estime que
davantage. Croismare m'a fait un narré très plaisant de
cette effusion de cœur. » Ce fut peut-être prudence de la
part de l'intéressée, ou, réellement, une des premières étapes
LE MALADE 219
de ses relations avec Jean-Jacques ? « Quoi qu'il en soit,
achève M"^® d'Épinay, voilà ce me semble l'énigme expliquée
des fréquentes conférences de Rousseau et de la comtesse.
Cette chaleur, cette activité, ces mystères réciproques se
réduisent à rien, et, s'ils ne font pas honneur à leur prudence,
ils font du moins l'éloge de leur honnêteté. J'en étais sûre !
Oh, que j'aurais de regrets si je m'étais pressée de juger ! »
Ceci, également, pourrait avoir été arrangé après coup dans
les Mémoires, mais, encore une fois, il est évident que c'est là
ce que la lettre anonyme ou Grimm firent entendre à Saint-
Lambert au début de l'été 1757, et ce que le marquis continua
de croire jusqu'au printemps de 1758, comme nous allons
bientôt le mieux voir et comme M™^ d'Houdetot nous en est
déjà garante par sa lettre du 6 mai 1758.
Enfin voici la première des versions données par les
Mémoires dans une autre lettre de M"^^ d'Épinay à Grimm,
celle dont elle se félicite dans le texte ci-dessus de n'avoir
point voulu faire état. En réalité, c'est la vraie, la seule con-
forme au récit des Confessions sur les amours de Jean-Jacques.
Cette page serait même admirable par l'interprétation psycho-
logique des faits si elle est tout entière contemporaine des
événements ; mais les premières lignes, tout au moins, pour-
raient bien avoir été retouchées, après que la version de
Rousseau fut connue par ses lectures ou par la publication de
ses souvenirs. La voici : « Certainement, si je l'avais voulu,
je serais fort au courant des amours de Rousseau, ou, du
moins, au courant des bavardages de Thérèse; elle est venue
plusieurs fois me porter ses plaintes, que j'ai toujours fait
taire. Elle est allée se confier à Margency. Quoiqu'il semble
ne pas ajouter plus de foi que moi aux propos de cette créa-
ture, il les répète cependant et s'en amuse. J'ai même été
obligée de lui rappeler plus d'une fois que ces contes, vrais ou
faux, me déplaisaient et que mes amis doivent ménager ma
belle-sœur [et cousine-germaine] à plus forte raison si elle ne
méritait pas qu'on la déchirât. En effet, sur quel fondement ?
Sur le rapport d'une fille jalouse, bête, bavarde et menteuse,
220
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
qui accuse une femme qui nous est connue pour étourdie,
confiante, inconsidérée à la vérité, mais franche, honnête et
très bonne, sincère et bonne au suprême degré de bonté ! J'aime
mille fois mieux croire que Rousseau s'est tourné la tête tout
seul, sans être aidé de personne, que de supposer que M^^^
d'Houdetot s'est réveillée un matin coquette et corrompue. »
Et voici qui est particulièrement pénétrant : « Mon opinion
est donc que, prévenue comme elle l'était de la vertu de notre
ermite, elle n'a jamais vu en lui qu'un ami, qu'un confident,
un consolateur, un guide, et qu'elle n'est que pour son inadver-
tance dans le mal qu'elle a fait. Leurs promenades solitaires
n'avaient sûrement pas d'autre but, de la part de la comtesse,
que de métaphysiquer sur la morale, la vertu, l'amitié, l'amour
et tout ce qui s'ensuit. Si l'ermite a eu un but plus physique,
je n'en sais rien, mais la comtesse n'en aura rien vu. S'il l'a
expliqué de manière à n'en pouvoir douter, elle sera tombée
des nues. Je la vois d'ici : elle aura fait l'impossible pour le
ramener à ce qu'il se doit. Peut-être aura-t-elle tû cette folie
au marquis par égard pour Rousseau ? Je ne réponds pas
que, par bonté d'âme, par honnêteté, elle n'ait entasSé sottise
sur sottise. Peut-être fmira-t-elle par en être la victime et par
avoir tout l'apparence d'un tort qu'elle n'aura point. Je ne
sais que trop que cela se passe ainsi. J'ignore ce que l'on mur-
mure d'une lettre que Thérèse a trouvée, il faudrait avant
tout savoir si le fait est vrai et ensuite voir la lettre et con-
naître toutes les circonstances avant de juger. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'on ne peut voir Rousseau sans compassion.
Il a l'air d'un désespéré ! » — Et Grimm de répondre, toujours
selon les Mémoires : « Vous prenez les amours de Rousseau
bien au tragique. Jamais une passion insensée ne m'a fait
peur. A moins que le diable ne s'en mêle, il faut bien que le
tour de la raison revienne !... Cette histoire n'allait point au
caractère franc et honnête de M™® d'Houdetot, c'est aussi ce
qui me rassure. Quand on est sans espérance, la tête ne saurait
tourner tout à fait, et je parierais comme vous que Rousseau
n'en saurait avoir î » — Faut-il intervertir l'ordre chronolo-
LE MALADE 221
gique entre la première et la seconde version des Mémoires
(la troisième restant entièrement écartée comme nous l'avons
dit) ? Quoi qu'il en soit, Saint-Lambert s'arrêta pour long-
temps à la seconde, comme toute la suite des événements va
continuer de nous le prouver.
IV
CONSEQUENCES DE L INTERVENTION
DE SAINT-LAMBERT
Transportons-nous maintenant à l'Ermitage, après la jour-
née des « cinq billets » — qui laissait de pénibles souvenirs
entre Rousseau et son hôtesse, — et après le court passage de
Saint-Lambert à Paris en juillet 1757. Selon nous, M^^ d'Hou-
detot, en revoyant son amant, l'a trouvé beaucoup moins
instruit qu'elle n'avait pu le redouter tout d'abord sur la
lettre énigmatique, mal instruite et insuffisamment expli-
cite qu'elle a reçue d'Allemagne. Rousseau a partagé
cette agréable surprise ; il n'a pas eu à se plaindre en effet de
l'amitié que continue de lui témoigner le marquis et leurs
explications n'ont porté que sur les prétendus efforts morali-
sateurs du citoyen qui a bien volontiers promis au survenant
d'y renoncer ! — La jeune femme n'en reste pas moins
dûment avertie, par ses affres du mois de juin, sur le danger
qui continue de la menacer si elle ne ramène pas enfin l'er-
mite au sang-froid. Elle va se conduire en conséquence :
« Quand Saint-Lambert fut parti, nous apprennent les Con-
fessions, je trouvai M^^ d'Houdetot fort changée à mon
égard. J'en fus surpris, comme si je n'avais pas dû m'y
attendre. » Il s'y serait attendu bien davantage encore et
222 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
toute « surprise » aurait été impossible de sa part si les choses
s'étaient alors passées entre Saint-Lambert et lui comme il
vient de le raconter : « J'en fus plus touché que je n'aurais dû
l'être, poursuit-il, et cela me fit beaucoup de mal... Quand je
voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée, je
sentis qu'elle avait cessé de se plaire avec moi. Elle me rede-
manda ses lettres ; elle me dit qu'elle avait brûlé les miennes ;
j'osai en douter,... mais je ne crains pas qu'elle en ait abusé,
je ne l'en crois pas capable, et, de plus, j'y avais mis bon
ordre. La sotte mais vive crainte d'être persiflé m'avait fait
commencer cette correspondance sur un ton qui mît mes
lettres à l'abri des communications. Je portais jusqu'à la
tutoyer la familiarité que je pris dans mon ivresse... Elle s'en
plaignit plusieurs fois, mais sans succès. Ses plaintes ne fai-
saient que réveiller mes craintes. » Quelle disposition d'esprit
pour une correspondance d'amour que ce soupçon incessant
et cette brutalité calculée, dans un intérêt de vanité person-
nelle, pour pouvoir continuer vis-à-vis du public la comédie
du stoïcisme ou du « civisme » tout en faisant le « berger
extravagant » ! — Toutefois, la passion et le talent y aidant,
ces calculs n'ont pas fait fort à l'éloquence des lettres du
galant suranné, si nous en jugeons par les trop rares échan-
tillons qui nous en ont été conservés ; ce sont peut-être les
plus saisissants des cris de désir qui soient jamais sortis d'une
poitrine humaine.
Quoi qu'il en soit, Rousseau, traité désormais par sa voisine
avec plus de circonspection, prit un parti absolument incon-
ciliable, on va le voir, avec l'hypothèse d'une entière expli-
cation entre Saint-Lambert et lui dès le mois de juillet 1757,
— ce qui est pourtant la donnée des Confessions : « La douleur
que me causa le refroidissement de M^^^ d'Houdetot, écrit-il,
et la certitude de ne l'avoir pas mérité [!] me firent prendre le
singulier parti de m'en plaindre à Saint-Lambert lui-même. »
Parti singulier en effet, mais qu'il ne prit vraisemblablement
pas de son propre mouvement. MM. Perey et Maugras ont
en effet publié naguère, à la suite de leur livre sur La jeunesse
LE MALADE 223
de M^^ (VEpinay, un manuscrit de Diderot, des « tablettes »,
écrites par celui-ci environ un an après cette période du roman
d'Eaubonne et sous le coup de l'émotion que lui causa la
Lettre à d' Alembert, par laquelle Rousseau rompait publique-
ment avec lui. « Le citoyen Rousseau, note-t-il sur ces
tablettes, a fait sept scélératesses à la fois qui ont éloigné de
lui tous ses amis ! » Or voici celle de ces « scélératesses » qui
présentement nous importe seule : « Embarrassé de sa con-
duite avec M°^e d'Houdetot (en août 1757), il m'appela à
l'Ermitage pour savoir ce qu'il avait à faire. Je lui conseillai
d'écrire à M. de Saint-Lambert et de s'éloigner de M™® d'Hou-
detot ; le conseil lui plut : il me promit qu'il le suivrait. Je le
revis dans la suite ; il me dit l'avoir fait et me remercia d'un
conseil qui ne pouvait lui venir que d'un ami aussi sensible
que moi et qui le réconciliait avec lui-même ! » En effet Rous-
seau lui aurait alors avoué sa brûlante passion, ajoutant tou-
tefois que ses principes lui interdisaient de s'y livrer, quand
même il serait écouté, qu'il se sentait assez sûr de lui pour ne
rien redouter de malhonnête de son amour et pour n'en avoir
jamais fait part à la comtesse. De là le conseil de Diderot, autre-
ment inexplicable et déjà fort romanesque dans les conditions
de demi-ignorance où il fut donné.
Nous possédons la lettre que Jean- Jacques adressa au
marquis après cet entretien avec Diderot. Elle est datée du
4 septembre 1757 et va nous éclairer davantage sur l'état de
leurs relations à cette heure, en nous démontrant une fois de
plus qu'aucune explication n'avait eu lieu au préalable entre les
deux hommes sur les relations d'amour nouées depuis quelques
mois par l'ermite avec Sophie. Il n'y parle en effet que
d'amitié entre la jeune femme et lui dans le passé ; il rappelle
que les avances amicales sont venues d'elle et ajoute qu'il
s'est alors attaché à son tour, mais par des liens dont il ne
laisse aucunement soupçonner le véritable caractère : « C'est
à vous que je demande compte d'elle, écrit-il donc à l'absent
avec une étonnante audace !... Dites-moi d'où vient son refroi-
dissement ? Auriez-vous à craindre que je cherchasse à vous
224 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
nuire auprès d'elle et qu'une vertu mal entendue me rendît
perfide et trompeur ? » Dictée par la « vertu », cette façon de
nuire à l'amant ne saurait être que le rappel aux devoirs du
mariage, on en conviendra : « L'article d'une de vos lettres
qui me regarde m'a fait entrevoir ce soupçon ! » Il s'agit très
vraisemblablement de la lettre qui rendit triste Sophie à la
fin de juin, et ceci prouverait qu'en juillet les deux hommes
ne se sont expliqués à proprement parler ni sur l'amour de
Rousseau, ni même sur sa prétendue intervention moralisa-
trice : « Non, non, Saint-Lambert, reprend le virtuose de
l'accacia d'Eaubonne, la poitrine de Jean- Jacques n'enferma
jamais le cœur d'un traître et je me mépriserais bien plus que
vous ne pensez si j'avais essayé de vous ôter le sien (par une
prédication contre l'adultère, évidemment). Ne croyez pas
toutefois rh'avoir séduit par vos raisons (en faveur de la
liaison établie entre Saint-Lambert et Sophie que l'un et
l'autre avaient assurément tenté de justifier plus d'une fois
envers leur ami commun et confident). J'y vois l'honnêteté
de votre âme et non votre justification. Je blâme vos liens ;
vous ne sauriez les approuver vous-mêmes, et, tant que vous
me serez chers l'un et l'autre, je ne vous laisserai jamais la
sécurité de l'innocence dans votre état ! » C'est donc le « citoyen »
qui parle ici plus haut que jamais ! Or cela est-il admissible
après explication en juillet, retrait d'estime (sinon d'amitié)
et même humiliations voulues de la part du marquis ? Pour-
tant ce citoyen connaît des accommodements avec la morale
stricte et rassure le coupable aussitôt après l'avoir inquiété :
« Mais un amour tel que le vôtre mérite aussi des égards et le
bien qu'il produit le rend moins coupable, etc.. »
Ainsi, le signataire de la lettre d'amour que nous avons
plus haut reproduite continue imperturbablement sa froide
comédie de stoïcisme et joue une fois de plus au directeur de
conscience vis-à-vis de l'ami qu'il s'accusera dans ses Con-
fessions d'avoir criminellement trahi ? N'est-ce pas parce que
cet ami ne peut encore, à ce moment, percer le tissu de men-
songes savants dont il s'enveloppe : « Je le répète, insiste-t-il,
LE MALADE 225
je ne veux point vous ôter l'un à l'autre ; je ne veux que pré-
venir l'infaillible terme de l'amour en vous unissant d'un lien
plus durable ! » A savoir par une pure amitié, et Tartuffe n'a
jamais mieux dit M Puis, revenante ce qui le concerne et nous
démontrant toujours la parfaite ignorance de son correspon-
dant sur la véritable allure des événements : « Un excès de
délicatesse vous aurait-il fait croire que l'amitié fait tort à
l'amour et que les sentiments [d'amitié] que j'obtiendrais [de
Sophie] nuiraient à ceux qui vous sont dus ? Quoi, ne vous est-il
point doux, dans l'éloignement, qu'il se trouve un être sen-
sible à qui votre amie aime à parler de vous et qui se plaise à
l'entendre ? » Nous savons quel fut l'accent vrai de ces con-
versations, certes pénétrées de « sensibilité » débordante ! —
Telle est cette lettre du 4 septembre qui, à elle seule suffirait,
selon nous, à convaincre l'auteur des Confessions d'inexacti-
tude, volontaire ou non, et à démontrer notre thèse.
Revenons aux « tablettes » de Diderot : « Au lieu d'écrire à
M. de Saint-Lambert sur le ton dont nous étions convenu,
reprend celui-ci, il lui écrit une lettre atroce, à laquelle M. de
Saint-Lambert disait qu'on ne pouvait répondre qu'avec un
bâton. » Ici Diderot se trompe à son tour. Saint-Lambert a
pu parler en ces termes quand il fut instruit des antécédents
de la lettre du 4 septembre, c'est-à-dire vers avril 1758.
Mais en 1757, il y répondit sur le ton le plus affectueux : une
preuve de plus qu'il en pouvait encore être la dupe. Il obte-
nait en effet du « citoyen » la concession qu'il avait désirée
de lui puisqu'à cette date, il ne redoutait que son interven-
tion, trop morale, auprès de Sophie. Il écrivit donc à Rous-
seau aussitôt que sa santé le lui permit, car il avait été frappé
à l'armée dune sorte de paralysie dont la convalescence
devait être lente, ce qui facilita sa longue ignorance des bruits
répandus sur les amours de Jean- Jacques. Le 11 octobre 1757,
1. La situation est tout-à-fait celle que traita Molière. Un mari (St-Lam-
I bert) menacé dans ses droits par un homme qu'il croit un parangon de
vertu et dont il tient l'amitié à grand honneur.
15
226 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
il s'applique à rassurer celui-ci sur les sentiments de Sophie
à son égard : « Son cœur n'est point changé pour vous... Elle
a voulu m'éviter (en se retirant quelque peu) des peines que
vous n'auriez pas dû me faire (exhortations à la vertu) mais
que vous ne m'en aviez pas moins faites, et par ma faute. C'est
moi qui ai cherché à vous lier l'un à l'autre... Il y a dans mon
cœur un désir continu d'unir et de rassembler ce que j'aime
et je me suis toujours fait une charmante image de la manière
dont je passerais ma vie à Eaubonne entre elle et vous, si
nous pouvions vous engager à vivre chez elle !... Ne pensez pas,
mon cher ami, que je vous crusse ni perfide, ni traître. Je
connaissais l'austérité de vos principes. Elle m'en parlait
elle-même avec un respect dont ne s'accommodait pas l'amour
[à savoir l'amour adultère]. Il ne m'en fallut pas davantage
pour être alarmé d'une intimité que j'avais si fort désirée
[tardive explication de la lettre de juin à Sophie], et vous
sentez bien, qu'une fois inquiété, il a dû passer dans ma
tête toutes les fausses délicatesses et toutes les bêtises possi-
bles. )) C'est ici la réponse au reproche d'excès de délicatesse
que Jean- Jacques a bien osé lui jeter dans sa lettre du 4 sep-
tembre. « J'ai fait trois malheureux, achève le marquis sur
son lit de souffrance. Nous n'avons, ni l'un ni l'autre, cessé
de vous estimer et de vous aimer. Pardonnez-nous et aimez-
nous ! Dites-moi que vous me pardonnez ! » Par ce que nous
savons de l'attitude de Saint-Lambert en avril 1758, quand
il fut congrument informé, nous pouvons juger si, instruit dès
juillet et ayant dès lors traité durement l'ermite, il aurait
parlé de la sorte en octobre 1757 ?
D'après les tablettes de Diderot, cette dissimulation de
Rousseau se serait tournée finalement contre lui pour le
démasquer. Car, lorsque Saint-Lambert revint à Paris, à peu
près remis, en mars 1758, il alla voir l'auteur du Père de
famille : « Persuadé, note celui-ci, que Rousseau lui avait
écrit (naguère) sur le ton dont nous étions convenu, je lui
parlai de cette aventure (d'amour) comme d'une chose qu'il
devait connaître mieux que moi. Point du tout, c'est qu'il ne
LE MALADE 227
savait les choses qu'à moitié et que, par la fausseté de Rous-
seau, je tombai dans une indiscrétion ! » — Ceci n'est pas en
accord avec deux documents qui figurent dans les Mémoires
de M°^® d'Épinay et montrent Diderot instruit dès l'automne
de 1757 sur le contenu de la lettre du 4 septembre. Grimm
aurait en effet renseigné ainsi M"^e d'Épinay à Genève :
« Rousseau prétend [à Diderot, évidemment, car Grimm n'a
plus alors de relations avec l'ermite] Rousseau prétend avoir
écrit à Saint-Lambert franchement sur sa passion. En fait,
la lettre n'est qu'une homélie sur leur situation illégitime,
un long sermon sur la nature de la liaison qui est entre lui et
la comtesse ! » Grimm aurait donc vu la lettre du 4 septembre
et aussitôt éclairci Diderot, car celui-ci parle à son tour
(dans un billet daté du 5 seulement, mais du 5 novembre 1757
de toute évidence) de cette lettre conseillée par lui qui « devait
tranquilliser Saint-Lambert sur les sentiments que Rousseau
se reprochait, et où, loin d'avouer une passion née dans son
cœur malgré lui, il s'excuse d'avoir alarmé M^^^ d'Houdetot
sur la sienne ! » Donc, ou ces deux derniers billets sont retou-
chés dans les Mémoires et traduisent, pour une part, les sen-
timents de Grimm et Diderot au printemps de 1758, quand
Saint-Lambert, rapportant avec lui la lettre du 4 septembre,
la leur eut montrée, ou Diderot, toujours fougueux et facile-
ment oublieux, dut trahir à ce moment le secret de Rousseau
non par ignorance, mais par étourderie.
Quoi qu'il en soit, la réponse de Saint-Lambert, datée du
11 octobre, tranquillisa pleinement Rousseau de ce côté. Aux
yeux du malade lointain, il était donc toujours le « citoyen »
qui gardait le pouvoir d'écraser ses adversaires comme des
insectes sous le poids de ses vertueuses maximes. Heureux
d'en être quitte à si bon compte, il bénit solennellement,
le 28 octobre (en pleine crise de discussion sur ses devoirs
d'ami vis-à-vis de M"^^ d'Épinay) l'union illégitime qu'il
avait fait mine de condamner : « Oui, mes enfants, écrit-il
au marquis, soyez à jamais unis ! Il n'est plus d'âmes comme
les vôtres et vous méritez de vous aimer jusqu'au tombeau...
228 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
L'estime que vous lui devez (à Sophie) et celle dont elle
m'honore vous feront sentir toute votre vie l'injustice de vos
soupçons ! )) Soupçons sur l'intervention trop strictement
moralisante du citoyen.
Malheureusement pour ce dernier, ni Grimm, qui connais-
sait l'exposition de ses cinq enfants, ni Sophie, qui le prati-
quait depuis quelques mois, ne gardaient les mêmes illusions
que Saint-Lambert sur l'austérité de sa vertu. Aussi la
comtesse ne songe-t-elle nullement, cette fois, à suivre l'im-
pulsion donnée par son amant avec autant de simplicité
que par le passé ; elle joue depuis quelque temps déjà entre
les deux hommes un rôle difficile et ambigu, cherchant à
contenir l'un dans ses exigences, à entretenir l'autre dans
ses illusions, et elle se refuse à compliquer encore sa tâche.
Jean- Jacques est donc conduit à lui adresser alors l'admi-
rable lettre de plaintes et d'objurgations qui, longtemps,
a été la seule connue de ces lettres d'amour dont la dispari-
tion est assurément une perte pour l'art. Les premières édi-
tions de sa Correspondance générale ont toutefois daté ces
pages à tort du mois du juin 1757, alors qu'elles ne peuvent
être que d'août ou de septembre après que la comtesse eût
nettement marqué ce mouvement de retraite dont son amou-
reux s'avisa de se plaindre à son amant. Le thème, singulière-
ment scabreux, de ce long développement, c'est celui auquel
Rousseau s'est restreint depuis l'alerte de juillet. Que son
amie lui permette seulement de l'aimer, de le lui dire et de le
lui prouver par ses soins, tandis qu'elle continuera d'aimer
Saint-Lambert et de parler de lui ; leur duo passionné se
poursuivra de la sorte sur deux thèmes discordants dont le
cœur et le génie se chargeront de réaliser l'harmonie malgré
tout ! « Ah ! que ton amant serait fier de ta constance s'il
savait ce qu'elle a surmonté ! Si ton cœur et moi sommes
seuls témoins de ta force, c'est à moi seul à m'en humilier...
Où est [pour elle] le crime d'écouter un autre amour, si ce
n'est le danger de le partager ? Mais loin d'éteindre tes pre-
miers feux, les miens semblaient les irriter encore... L'amour
LE MALADE 229
a tout perdu par ce changement bizarre que tu couvres de
si vains prétextes... Mes transports, que tu ne pouvais pas
partager, ne laissaient pas de te plaire et j'aimais àt'entendre
exprimer les tiens... Je te défie de jamais dire à ton amant
rien de plus touchant que ce que tu me disais de lui mille
fois le jour... Tu ne te faisais point un vain scrupule de lui
cacher des entretiens qui tournaient au profit de ton amour ! »
Nous savons que M^^ d'Houdetot ne les lui cachait point en
effet, mais cachait pourtant leur vrai caractère.
Après quoi, Rousseau esquisse le thème platonique qu'il
devait reprendre dans les Confessions plus tard, afin de se
couvrir vis-à-vis de ses peu perspicaces lecteurs. Il n'a jamais^
dit-il, songé à dégrader celle dont la perfection morale et la
vertu avaient surtout fait naître son amour. — Nous savons
pourtant, par sa lettre plus récemment mise au jour, avec
quelle nostalgie il avait épié naguère l'occasion de mettre à
néant cette vertu ! — Mais désespérant d'en triompher
désormais, il voudrait du moins, pour sa volonté de puis-
sance, cette satisfaction de se retirer de l'aventure à son
heure et avec les honneurs de la guerre, au lieu de recevoir
son congé comme il sent bien qu'il l'a reçu dès la fin de juin,
après l'intervention, même hésitante et abusée, de Saint-
Lambert : « S'il n'eût fallu que triompher de moi, reprend-il
en effet, peut-être l'honneur de vaincre m'en eût-il donné le
pouvoir ? Mais devoir au dégoût de ce qu'on aime les priva-
tions qu'on eût dû s'imposer, ah, c'est ce qu'un cœur sensible
ne peut supporter sans désespoir I... Quoi, mes lèvres brû-
lantes ne déposeraient plus sur ton cœur mon âme avec mes
baisers ? Quoi, je n'éprouverais plus ce frémissement céleste,
ce feu rapide et dévorant qui, plus prompt que l'éclair...
Moment, moment inexprimable ! Quel cœur, quel homme,
quel Dieu peut l'avoir ressenti et renoncer à toi ?... Quand
ma bouche osait presser la tienne, quelquefois au moins je la
sentais résister... Ah, si jamais je te voyais un signe de pitié...
que ton bras se jetât autour de mon cou, qu'il me pressât
contre ton sein... Oui, tu m'aurais consolé de tout ! » Certes,
230 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
il nous est aisé de le croire et le platonisme a décidément tort
en cet endroit ! Mais que tout cela était donc peu rassurant
pour les droits de Saint-Lambert et combien Sophie avait
à juste titre résolu de ne plus se prêter à de tels jeux, — fût-ce
pour conjurer les « transports de rage » dont elle s'était vue
menacée naguère et dont elle n'avait alors pu écarter qu'à ce
prix les néfastes conséquences !
Nous avons attaché grande importance à restituer dans
sa vérité le rôle de Saint-Lambert au cours de la crise émotive
traversée par Jean- Jacques en 1757 et 1758, parce que son
aveuglement prolongé eut des conséquences beaucoup plus
importantes qu'il ne semblerait au premier abord. C'est
parce qu'il continue de voir dans M"^^ d'Épinay une déla-
trice, toujours possible, de ses amours, encore inconnues de
l'intéressé, que malgré leur replâtrage de juillet, l'ermite
persiste à détester en secret cette femme sans méchanceté
d'une haine pathologique ; et ce sera cette haine latente
qui, se donnant carrière dans la « mauvaise » lettre de la fin
d'octobre, tournera contre Rousseau tous ses amis de ce temps.
D'autre part, c'est parce que M"^^ d'Houdetot peut toujours
craindre, elle aussi, de voir révéler pleinement à Saint-Lam-
bert ses imprudentes tolérances du printemps, qu'elle ménage
encore grandement le « citoyen » dans ses lettres, jusqu'à
l'heure où la totale clairvoyance de son amant sera le signal
de £on immédiate et entière rupture (sauf quelques très rares
gestes de politesse contrainte et distante). Enfin, c'est au
cours de cette période d'agitations fébriles que l'apôtre du
Vrai à tout prix, l'homme de la devise fastueuse : Vitam impen-
dere vero, s'est accoutumé de nouveau au mensonge soutenu
et prolongé, vis-à-vis de tout le monde, à peu près. Par là, cet
amour sans frein a fait de lui un autre homme que la veille,
comme il l'a déclaré tant de fois. Mais cet autre homme est
l'homme ancien, et c'est le vrai : quelques années encore il con-
tinuera de se dissimuler à demi derrière le plutarchien de
1750. Puis, après sa seconde crise, plus nettement patholo-
gique, de 1766, il n'hésitera plus à se montrer au grand jour
LE MALADE 23l
V
LE VOYAGE DE M'"^ d'ÉPINAY A GENÈVE.
LA « MAUVAISE » LETTRE
Au début de l'automne 1757, M^^ d'Épinay, dont la santé,
de tout temps délicate était alors particulièrement éprouvée,
décida de se rendre à Genève pour y recevoir les directions
médicales du célèbre Tronchin qu'elle avait déjà consulté à
Paris. Le bruit courut alors dans son entourage, ou plutôt
dans son antichambre, qu'elle voulait dissimuler une gros-
sesse des œuvres de Grimm, son nouvel amant. Or Rousseau
a mis à sa grande lettre, à sa « mauvaise » lettre du 26 octobre,
une note destinée à faire entendre qu'il connaissait cette
rumeur et qu'elle aurait grandement influé sur sa décision
négative, lorsque Diderot lui représenta qu'il devait à sa bien-
faitrice de l'accompagner dans sa ville natale. Il aurait alors
pensé que, par sa présence aux côtés de l'accouchée, on vou-
lait lui faire endosser cette paternité adultérine. — Et voilà
de bien noires machinations. Mais sa note nous laisse encore
sceptique pour deux autres raisons. La première c'est que
nous estimons qu'en réalité il ne connut ces rumeurs qu'un
peu plus tard — ce dont il a pu ne pas se souvenir exacte-
ment dans la suite. — Rien en effet de ce qu'il écrit en ces
jours d'angoisse et de paroxysme émotif où il dit tout, et plus
que tout, ne laisse même soupçonner une telle préoccupation
au fond de sa pensée. La seconde, c'est que la plupart des
historiens de ces faits ont relevé la parfaite invraisemblance
d'une pareille incrimination pour tout esprit quelque peu
éclairé. M™^ d'Épinay devait voyager en compagnie de son
mari, et Rousseau le savait ; de plus, elle allait se trouver à
232 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Genève le point de mire de toutes les curiosités et l'objet de
l'attention universelle : c'était donc singulièrement choisir
le lieu d'une dissimulation de cette sorte ! M^^^ Macdonald,
l'avocate exaltée de Jean- Jacques, a supposé, il est vrai, que
la voyageuse fit une fausse couche dès ses premiers pas
vers la Suisse, le 6 novembre, à Châtillon-de-Michaille, parce
qu'elle écrit alors à Grimm : « L'orage a commencé dimanche
après-dîner tandis que je mourais à Ghâtillon ! » Mais sa phrase
même indique qu'elle a poursuivi son voyage ! Et n'est-ce
pas là un soupir trop naturel chez une malade épuisée déjà
par les premières étapes d'une route fatigante ?
Revenons à la veille de son départ. Aussitôt qu'elle eut
décidé ce déplacement, Diderot, poussé par son habituelle
chaleur de sentiments, crut que Rousseau se devait d'accom-
pagner son amie. Il n'était pas pleinement renseigné sans
doute sur la journée des cinq billets, car à cette époque il
n'était pas en relations personnelles avec la châtelaine de la
Chevrette et se refusait à l'être. Il fit donc connaître son senti-
ment à l'ermite par un billet qui, en offrant au regard de
celui-ci toute une perspective de dérangements à ses habitudes,
à ses aises et à ses amours, déchaîna soudain dans ce cerveau,
dont nous connaissons la mobilité, un véritable orage émotif,
assez analogue en sens inverse, nous l'avons dit, à celui qu'il
avait traversé lorsqu'il quitta la maison des Solar-Gouvon.
« Le tremblement de colère, écrira-t-il, l'éblouissement qui
me gagnaient en lisant ce billet et qui me permirent à peine de
l'achever, ne m'empêchèrent pas d'y remarquer Vadresse
avec laquelle Diderot y affectait un ton plus doux, plus cares-
sant, plus honnête que dans ses autres lettres. » C'est-à-dire
qu'il aurait flairé dès lors un complot tramé par ses prétendus
amis contre son repos !
Il répondit aussitôt par une lettre violente que, pour mieux
couper les ponts derrière lui, comme jadis à Turin, il imagina
d'aller lire « avec intrépidité » à M^^ d'Épinay et à Grimm,
ainsi que le billet qui l'avait motivée. Il assure qu'il vit ses
auditeurs « atterrés » par le sentiment de leur « crime « ; en
LE MALADE 233
réalité, c'était par un mélange de stupéfaction et d'indigna-
tion devant une sortie que rien au monde ne justifiait, comme
en conviendra tout esprit de sang-froid. — Mais en outre ce
geste de véritable folie souleva une complication à laquelle
il n'avait aucunement songé dans son agitation. Les termes
du billet de Diderot, — que ce billet ait été d'ailleurs conforme
au texte donné par les Confessions ou à celui qui se lit dans les
Mémoires, — indiquaient que l'ermite avait mis cet ami au
courant de ses griefs contre son hôtesse, qu'il la jugeait mal
intentionnée à son égard et lui reprochait des torts. Celle-ci
se sachant discutée et critiquée dans le monde ne pouvait
que ressentir un vif mécontentement à se voir traitée de la
sorte par son obligé vis-à-vis d'un homme influent qui affec-
tait à ce moment de repousser ses avances ! Elle réclama donc
à Rousseau une explication sur ce point le lundi 24 octobre ;
explication dans laquelle, a écrit M. Ritter, Rousseau eut le
dessous ; il dut se reconnaître coupable et jura qu' « il n'au-
rait pas assez de sa vie pour réparer les outrages qu'il avait
faits » à son hôtesse !
Le 25, il alla voir à Eaubonne M"^® d'Houdetot qui ren-
trait à Paris et elle lui donna le conseil — excellent d'inten-
tion, très fâcheux par ses résultats, — d'écrire à Grimm ses
raisons pour se dispenser du voyage de Genève : voyage que
personne ne lui avait demandé, sauf Diderot, et dans les con-
ditions que nous avons dites. — L'ermite s'acquitta le len-
demain de cette tâche, mais dans des dispositions d'esprit
si troublées, qu'il en résulta la longue missive dont nous avons
parlé plus d'une fois déjà, en la qualifiant de « mauvaise »
avec son auteur. Elle est trop connue pour que nous croyions
devoir en analyser le contenu : outre une longue description,
déjà semi-pathologique, de la « servitude » que lui avait
imposée le voisinage de La Chevrette, il y hasardait pour la
première fois sa théorie de l'ingratitude géniale à laquelle il
s'efforçait de donner un vernis chrétien ou même démago-
gique en la justifiant par sa pauvreté. Cette thèse ne parut
défendable à personne dans son entourage. — Au contraire,
234 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
les considérations de convenances personnelles et surtout de
santé qui raccompagnaient étaient exagérées sans doute,
mais plausibles et fournissaient un prétexte très suffisant
à son refus de remplir le devoir amical. Il aurait donc fait
sagement de s'y restreindre, d'autant qu'on ne lui en deman-
dait pas davantage du côté de M™^ d'Epinay. Après les scènes
du 29 juin et du 24 octobre, celle-ci ne devait pas souhaiter
très ardemment sa compagnie.
Grimm répondit tout d'abord à la « mauvaise » lettre par
un billet évasif, soit qu'il voulût épargner à M"^^^ d'Épinay
avant son départ l'émotion de la rupture qu'il projetait dès
lors avec son ancien ami, soit qu'il fût décidé à ne pas dis-
cuter davantage avec ce dernier pour le moment, en raison de
l'état mental dans lequel il le voyait. Mais alors, et par un
second message dont nous ne possédons pas le texte. Rousseau
le pressa de lui répondre. Il le fit donc, et ce fut par un congé
en bonnes formes que les Confessions disent avoir été de quel-
ques lignes seulement, mais que les Mémoires de M™^ d'Épinay,
— sur ce point plus dignes de foi selon les arguments de
M. Ritter, — reproduisent tout au long et montrent au
contraire assez amplement motivé (quoique beaucoup moins
développé que le factum auquel il répond). « J'ai fait ce que
j'ai pu, écrivait Grimm, pour éviter de répondre positivement
à l'horrible apologie que vous m'avez adressée. Vous me pressez.
Je ne consulte plus que ce que je me dois à moi-même et ce
que je dois à mes amis que vous outragez... Votre monstrueux
système m'a fait frémir d'indignation : j'y vois des principes si
odieux, tant de noirceur et de duplicité... Vous osez me par-
ler de votre esclavage à moi, qui, depuis deux ans, suis le
témoin journalier de toutes les marques de l'amitié la plus
tendre et la plus généreuse que vous avez reçues de cette
femme, etc.. » Mais ce qui n'est pas esclavage pour les uns
l'est pour les autres, quand un lien de fleurs semble une
lourde chaîne à leur incapacité d'adaptation vitale.
Dès le 28 octobre, et avant d'avoir reçu la réponse de Grimm,
Rousseau avait informé Saint-Lambert de ces incidents, à
LE MALADE 235
peu près sur le ton de la lettre du 26, quoique plus prudem-
ment déjà, et en y mêlant des remerciements pour la récon-
fortante missive du 11 octobre qu'il avait sans doute reçue
peu auparavant. Indiquons dès à présent que le 21 novembre,
Saint-Lambert, toujours diplomate, peu intéressé dans cette
question de voyage et ignorant la « mauvaise » lettre au sur-
plus, lui répondra par ces mots, de critique discrète et de par-
fait bon sens : « Je trouve tout simple et très honnête que vous
n'ayez pas suivi M™® d'Épinay. Mais au reste, mon cher ami,
si vous étiez parti avec elle, je ne vous aurais point vu [ces
mots textuellement empruntés à la lettre qu'il vient de rece-
voir de Rousseau] faisant partie du cortège d'une fermière
générale, étalant dans votre pays votre misère et votre esclavage.
Je vous aurais vu auprès de votre amie malade, ou bien sui-
vant, auprès de votre bienfaitrice, le doux sentiment de la
reconnaissance, ou du moins mettant les procédés, qu'on a
quand on le veut, à la place du sentiment auquel on ne com-
mande pas. Je vous répète encore que je trouve votre con-
duite très honnête et irréprochable. Ce sont vos principes
dont je ne conviens pas. — Il y en a encore un dans votre
lettre que je n'aime pas. Vous avez, dites-vous, plus d'hor-
reur de la faiblesse que de l'ingratitude. Je ne vous dirai
qu'une chose : on n'est pas le maître d'être fort ou faible ;
on l'est de n'être pas injuste, et il y a de l'injustice dans l'in-
gratitude, il y a même de la faiblesse ! » Oh combien, surtout
dans le cas qui nous occupe ! « Ces principes-là, mon cher ami,
ce sont ceux de votre colère [maladive] : ce ne sont pas les
vôtres... Que penser de Diderot [le conseiller malencontreux
du voyage] ?... surtout de Grimm qui vous écrit d'abord que
vous ne devez point partir... et, lorsqu'il n'est plus temps,
vous accable de ce devoir ! » Il n'est encore renseigné que
par Rousseau et par Sophie, notons-le bien. « Disons qu'il y a
là de la folie... Vous êtes le plus fou de tous, mais vous êtes le
moins coupable ! » Les rousseaulâtres font grand état de cette
déclaration, mais nous savons maintenant combien peu le
malade lointain était alors à même de se prononcer en con-
236 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
naissance de cause. « Vos amis, achève l'absent, doivent très
aisément vous pardonner. Ils vous ont donné la fièvre..., le
transport... le délire. Il y aurait aussi trop d'amour-propre à
vous de vouloir justifier le délire, de vouloir le conserver et de
vouloir exécuter de sang-froid des projets formés dans le délire !
Ne rompez point avec M"^^ d'Épinay ! » Ceci est beaucoup
plus acceptable. Tel était aussi le refrain de Sophie, toujours
ennemie des esclandres, et sur les communications de laquelle
cette réponse repose assurément pour une grande part. « M"^^
d'Épinay, conclut Saint-Lambert, a peut-être eu des torts.
Ayez le plaisir de les lui pardonner !... Vos amis se tairont et
vous réparerez ! » Ce seul mot détruisait tout l'effet des précé-
dents conseils, la « réparation » étant au-dessus des forces du
névropathe. « Vous devez rester l'ami de M'^^ d'Épinay. Il
faudrait être le dernier des misérables pour lui rendre [lui
répéter) une des choses qui vous sont échappées dans la
colère î Elle doit ignorer vos fautes I » Nous savons que Rous-
seau avait plus d'une fois laissé parler directement sa colère
vis-à-vis de son hôtesse et qu'elle ne pouvait guère ignorer
son état d'âme. « Ce que vous dites de l'argent [donné en
charité] qu'il n'est que boue est fort beau. Cela est vrai de
celui qui nous vient de notre travail ou de nos biens. Mais
celui qui nous vient des autres est un métal précieux dont
ils se sont privés pour nous... Songez combien les gens
opulents sont avares et M^^ d'Épinay n'est pas riche (comme
épouse d'un mari prodigue, toujours embarrassé de dettes
et peu généreux de ses deniers à l'égard de sa femme)...
O philosophes dignes des étrivières, que je vous honore et
vous aime tous et suis fort aise de vous trouver des hommes ! »
Jugement trop sommaire et facile qui n'éclairait en rien la
question.
Franceuil sera plus sévère, un an plus tard, quand il con-
naîtra par M™e d'Épinay la « mauvaise » lettre. Il en a été
révolté, écrit-il à l'auteur, et il cite par à peu près une phrase,
particulièrement injurieuse à son avis, sur les « froides indi-
gestions » que Rousseau assurait avoir rapporté trop sou-
LE MALADE 237
vent des dîners de La Chevrette. « J'ai vu, ajoute-t-il,
jyime d'Épinay enchantée de bonne foi de vous être utile...
J'ai plus jeté la faute sur la chaleur de votre tête et votre,
façon, souvent extraordinaire, de voir et de juger les objets
que sur votre cœur, que je crois toujours le même ! »
Revenons maintenant à Rousseau, lorsqu'il se trouve en pos-
session de la méprisante lettre de rupture dont Grimm vient
de le gratifier. Il est à la fois atterré et exaspéré, mais sa
]->réoccupation véritable est du côté de M^^ d'Houdetot.
\'a-t-elle prendre le parti de sa belle-sœur ? Il lui écrit fié-
I vreusement lettres sur lettres et la mauvaise chance veut que
les réponses de la comtesse éprouvent quelque retard. Il passe
donc cinq jours dans d'indicibles angoisses qu'il exprime en
: des lignes frappantes dont l'accent rappelle celui des psaumes
de David, momentanément délaissé par son Allié divin. En
' voici un fragment, qui n'est connu que depuis peu (par la
I pu*blication révélatrice de M. Bufîenoir, dont nous aurons à
reparler). « Il faut se taire et se laisser mépriser ! Providence,
' Providence I Et l'âme ne serait pas immortelle î Je suis un
méchant, moi ! Quoi, cette indignation de l'honneur outragé,
; ces élancements de douleur, ces sanglots qui me suffoquent
i seraient la synderèse [le remords] du crime ? » Et pourtant
' n'a-t-il pas déjà traité de crime en ses lettres et ne mar-
! quera-t-il pas du même terme, dans ses Confessions, son « abus
I d'un dépôt confié par l'amitié » ? Mais sans doute a-t-il entiè-
rement oublié cet aveu à l'heure où sa réputation, sa puis-
sance sociale lui paraissent si gravement menacées. « Ah, si
je suis un méchant, reprend-il, que tout le genre humain est
vil ! Qu'on me montre un homme meilleur que moi ! » C'est
déjà le début significatif des Confessions ! « Qu'on me montre
une âme plus aimante, plus sensible, plus éprise des charmes
de l'amitié, plus touchée de l'honnête et du beau I Qu'on me
la montre, et je me tais ! Vous qui m'avez connu, dites-moi :
tu es un méchant, et je me punis ! » C'est la hantise du sui-
cide. « L'agitation m'oppresse. Je ne puis respirer. Ah, mon
amie! Ah, Saint-Lambert! (cet appel est significatif! )...
238 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Cruelle, je ne supporterai pas longtemps mon opprobre! Adieu! »
La menace est claire.
Ceci est du 2 novembre. Deux jours encore et la première
réponse de Sophie parvient enfin à sa destination. Aussitôt,
c'est un cri de délivrance et de triomphe : « Elle arrive enfin,
cette lettre si mortellement attendue 1 Je la tiens, je l'ouvre
avec un tremblement convulsif. Mon cher citoyen ! Ai-je
bien lu ? Ma vue se trouble. Il faut relire. Cher citoyen ! Ah,
respirons ! On ne renaît que peu à peu ; la sérénité ne rentre
pas dans l'âme aussi promptement que la douleur. La lettre
de Grimm, ses indignes outrages, votre long silence, celui de
Diderot, tout allumait mon incorrigible imagination à un
point dont vous avez pu juger par ma dernière lettre, etc.. »
Et encore, le même jour M « Je sais à présent comment il faut
peindre les tourments de l'enfer. C'est un homme de bien,
dans l'ignominie et méprisé par ce qu'il aime ! » Car il a cru
l'être par Sophie. A Diderot, lié avec Grimm mais non afec
]V^me d'Épinay à cette date, il se rattache désespérément
aussi : « Je lui ai écrit des injures, dit-il à la comtesse, mais
nous sommes accoutumés à nous en dire. Il sait que je rachè-
terais de mon sang les chagrins que je lui donne (!)... J'ignore
si Grimm ne lui a point communiqué la lettre sur laquelle il
me regarde comme un monstre et qu'il appelle mon horrible
système ! » Dans un mouvement d'orgueil maladroit, Rous-
seau avait autorisé la communication de cette lettre à tout
l'univers ! « Comme si un homme toujours livré à Vemporte-
ment de ses passions, qui, heureusement, ne sont pas d'un
méchant, pouvait avoir un système! » Dieu sait pourtant qu'il
1. Cette lettre de Rousseau, si intéressante, a été communiquée avec
dix-sept autres par le comte Foy, descendant de M»"® dHoudetot à M. H.
Bujffenoir qui les a publiées en 1905 dans son important ouvrage intitulé :
La comtesse dHoudetot, Sa famille et ses amis. Nous leur avons déjà fait
un emprunt assez ample en citant les pages de décembre 1757 et janvier
1758 dans lesquelles Jean-Jacques expose de nouveau, à l'adresse de
Sophie, ses « principes » d'ingratitude théorique et d'amitié dénuée de
charges ; nous aurons bientôt à Içu?* emprunter encore,
LE MALADE 239
avait plus d'une fois mis en avant ses « principes » en toutes
choses et qu'il est revenu par la suite à plusieurs reprises à
poser ces « principes » et à établir ce système en ce qui touche
à la gratitude. « Je ne me souviens pas du quart de ce qui est
dans cette lettre, poursuit-il. Je ne sais si elle donnera à
Diderot autant d'indignation qu'en a conçu M. Grimm après
trois jours de méditation... Adieu, mon aimable et chère amie,
ma plume ose donc écrire ce mot... Oh, joie, ô fierté, ô mon
Diderot, que ne vous sais- je tout à fait apaisé ? O Saint-
Lambert, que ne vous sais-je tout à fait guéri ! je serais le
plus heureux des hommes ! » Il passe de la sorte en revue ce
qui lui reste de possibles relations parmi les familiers que la
« mauvaise » lettre ne surprendra pas trop de sa part ; mais
une année ne s'achèvera pas sans que ces trois amis ne se
soient séparés de lui à leur tour. Il est vrai qu'il en retrouvera
par compensation beaucoup d'autres.
Quel était cependant l'état d'esprit de ce Diderot qui tenait
une si grande place, lui aussi, dans les préoccupations de
l'ermite sur le point de quitter son Ermitage. Il alla le
5 novembre de Paris à La Chevrette et les Mémoires de
Mme d'Épinay reproduisent une lettre qu'il aurait adressée
à Grimm au retour de cette visite ; si elle a été supposée
après coup, elle résume du moins avec vraisemblance ses
impressions de ce moment : « Cet homme est un forcené,
écrit-il. Je l'ai vu, je lui ai reproché avec toute la force que
donne l'honnêteté et une sorte d'intérêt qui reste au fond du
cœur d'un ami qui lui est dévoué depuis longtemps l'énormité
de sa conduite, les pleurs versés aux pieds de M"^^ d'Épinay
dans le moment où il la chargeait auprès de moi des accusa-
tions les plus graves, cette odieuse apologie qu'il vous a
envoyée et où il n'y a pas une seule des raisons qu'il y avait à
dire, cette lettre projetée à Saint-Lambert qui devait le tran-
quilliser (lui, Rousseau) sur des sentiments qu'il se reproche,
et où, loin d'avouer une passion née dans son cœur malgré lui,
il s'excuse d'avoir alarmé M™^ d'Houdetot sur la sienne.
Que sais-je encore... Je ne suis pas content de ses réponses.
240 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Je n'ai pas eu le courage de le lui témoigner. J'ai mieux aimé
lui laisser la misérable consolation de croire qu'il m'a trompé.
Qu'il vive ! » Sans doute l'ermite avait-il usé de la menace du
suicide une fois de plus. « Il a mis dans sa défense un empor-
tement froid qui m'a affligé. J'ai peur qu'il ne soit endurci...
Adieu, mon ami. Je vous embrasse bien tendrement... Je me
jette dans vos bras comme un homme effrayé. Je tâche en
vain de faire de la poésie, mais cet homme me revient à tra-
vers mon travail. Il me trouble et je suis comme si j'avais à
côté de moi un damné ! » Rousseau n'évoquait-il pas l'enfer
pour caractériser sa souffrance d'amour-propre intensB, et les
mysticismes anciens ne parlaient-ils pas, eux aussi, de posses-
sion devant les plus frappantes manifestations de la névrose ?
La longue lettre de Diderot continue jusqu'au bout sur ce ton.
VI
LES DERNIERS CHAPITRES
DU ROMAN d'eAUBONNE
Rousseau resta six semaines encore à l'Ermitage. Il en
partit le 15 décembre 1757, sur le congé tacite que lui donna
M^^ d'Epinay, poussée à bout par la lettre maladroite et
rogue qu'il lui avait adressée le 23 novembre. Il faut citer,
de cette période, les pages qu'il envoya le 10 novembre à
Mme d'Houdetot pour justifier, une fois de plus, son attitude
à l'égard de son hôtesse. C'est la « mauvaise » lettre, récrite
avec un peu plus de précautions par suite de l'expérience
acquise, et développée du côté où elle n'avait pu l'être autant
vis-à-vis de Grimm, c'est-à-dire en acte d'accusation formel
contre la châtelaine de La Chevrette : « Insensiblement,
LE MALADE 241
écrit-il, elle jeta sur moi les liens de l'assujettissement... Il fal-
lait s'y rendre chaque fois qu'elle était seule ; tous mes jours
m'étaient prescrits, sans consulter mon amour pour la retraite
ni le besoin où j'étais de travailler pour vivre... Mes voyages
d'Eaubonne ne m'ont point été pardonnes... Elle jura de nous
désunir. Elle s'en vanta [à Thérèse sans doute, comme le fait
supposer ce qui suit. Mais, en ce cas, quel témoignage !] et ses
propres termes furent : cela finira d'une manière ou d'une
autre ! » Termes bien peu compromettants en vérité, si toute-
fois ils ont été employés! « Incrédule à l'honneur [!], à la foi,
à Vamitiê sacrée [!!], elle osa ternir par ses calomnies [!] ce
qu'il y a de plus respecté parmi les hommes et jeter d'indignes
soupçons sur les deux personnes à qui elle devait le plus d'es-
time, sa sœur et son ami ! » Le sophiste se montre-t-il assez à
plein dans ces lignes, après ce que nous savons de son atti-
tude passée par lui-même ! C'est à Sophie en personne, c'est à
l'héroïne de la scène sous l'accacia d'Eaubonne qu'il présente
sous ce jour les soupçons de M^^ d'Épinay, soupçons plus que
justifiés en ce qui le regarde !
Il faut voir, dans ces lignes sans vergogne, la transition vers
ces lettres audacieusement moralisantes à Sophie, dont nous
parlerons dans un instant : celles-ci ayant elles-mêmes préparé
les lettres soi-disant morales de VHéloïse dont la rédaction
continuait pendant ces mois de pénible apologie personnelle.
Mais voici que le réquisitoire se poursuit contre M*»® d'Épi-
nay : « Elle osa solliciter une personne qui m'est attachée à
me quitter avec éclat pour se réfugier chez elle... Le mépris
se cache-t-il ? Elle a trop vu le mien I Dans la crainte qu'elle
n'eût fait pis que je n'en savais encore, je lui témoignai mes
soupçons avec la hauteur et le dédain que les siens avaient
mérités! » On peut juger, en connaissance de cause, si ces deux
genres de soupçons étaient aussi solidement fondés les uns
que les autres. « Je pris le parti qui convenait à ma franchise !
J'écrivis à votre ami. J'ai l'âme trop haute et pense trop
de bien de la sienne pour daigner relever de basses calomnies ! »
Explication singulièrement forcée de sa lettre du 4 septembre
16
242 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
dont la franchise et la hauteur d'âme sont assurément les plus
contestables mérites ! Mais sa virtuosité sophistique l'amène,
sur ce point aussi, à escompter pour les gratuites affirma-
tions de sa plume une vertu persuasive qu'elles ne pouvaient
avoir vis-à-vis de Sophie.
Enfin, il revient à atténuer les possibles effets de sa « mau-
vaise » lettre que M^^^ d'Houdetot ne connaissait sans doute
pas encore à cette date, mais qui pouvait lui être montrée :
« Vous pouvez croire qu'avec ma raison secrète [à savoir les
prétendues tentatives de corruption faites sur Thérèse] cette
lettre n'était pas bien tendre. Cependant, je défie que, dans
toute sa sécheresse, on y trouve un seul mot offensant pour
^me d'Épinay ! » Cela dépend de la définition de 1' « offense » ;
il y accuse très crûment M^® d'Épinay de lui avoir imposé la
servitude sous le prétexte de l'amitié. « On y voit seulement
que je n'ai pas pour elle une amitié bien vive, et que je ne me
crois pas obligé à une grande reconnaissance. Quant aux
emportements puérils qui y régnent, ils regardent seulement
la gêne de ma situation et ma répugnance à la servitude.
Rien d'applicable à M^^ d'Epinay [!!] » Nous avons déjà
vu que trois semaines plus tard, il devait retirer implicite-
ment toutes les accusations que nous venons de lire et les
« propres termes » reprochés par lui à son hôtesse, puisqu'il
écrira, comme par prétention, que n'y eut-il aucun fonde-
ment à ses griefs, cette femme aurait encore pour son goût
des manœuvres trop cachées, trop d'adresse, d'astuce ou de
ruse ou même tout simplement de prudence ; car il suffit aux
gens de ne faire jamais de fautes pour être détestés de lui ! —
On voit quelle était la solidité de son réquisitoire.
]Vlme d'Houdetot qui sent et sait fort bien la valeur de ces
arguments répond sur un ton de réserve et de gêne ; elle se
garde surtout de prendre parti, parce qu'elle ne saurait être
pleinement sincère vis-à-vis de personne dans cet imbroglio
où l'a jetée le vœu imprudent de Saint-Lambert, l'homme du
monde auquel elle souhaite désormais le plus d'en dissimuler
les origines vraies. — A combien juste titre I C'est ce que
LE MALADE 243
démontrera l'attitude réprobatrice du marquis lorsqu'il sera
enfin mieux éclairé par les inadvertances de Diderot en avril
1758. — « Messieurs, amie de tout le monde! » Tel est le mot
d'ordre et le refrain de Sophie dans cette affaire, refrain qui
alterne sous sa plume avec des caresses, parfois un peu plates,
à l'endroit de l'irritable ermite. — En décembre, il transporte
son domicile à Montlouis dans la commune de Montmorency,
à peu de distance de l'Ermitage. A partir de ce moment, la
comtesse se retire davantage encore, sans discontinuer ses
assurances d'amitié et ses ménagements anxieux ; elle annonce
que sa correspondance sera plus espacée désormais, ce qui lui
vaut une bordée d'injures et la proposition de rompre sans
délai. Elle le ramène encore, avec une patience inlassable.
Le 30 décembre, répondant à une lettre du 29 qui nous est
inconnue, elle hasarde ces observations hésitantes : « J'avoue
que pour moi, mon cher citoyen, je ne me résoudrai jamais à
regarder comme des chaînes les bienfaits de l'amitié et que la
reconnaissance sera toujours douce à mon cœur. Je ne me
croirai point esclave quand je me reconnaîtrai redevable à
l'amitié et que je serai dans le cas de le lui marquer par tous les
soins qui pourront lui être agréables et qu'on peut rendre. Je ne
me ferai même pas une peine de lui sacrifier quelque chose de
ma liberté. Ce qui vous paraît une chose basse et un dur escla-
vage serait pour moi, en pareil cas, un acte agréable de ma
reconnaissance. » Ce sont, dans une langue plus molle, les mêmes
objections que Saint-Lambert opposait, quelques semaines
plus tôt, aux despotiques « principes » du névropathe.
Le 9 janvier, injuriée de nouveau, elle rompt à son tour,
mais rétracte dès le lendemain cette rupture, ajoutant
toutefois, — de façon significative, — que la présence à ses
côtés de son mari revenu du service ne lui permet plus de
recevoir les lettres de Rousseau. Elle expliquera dans sa
lettre suivante que le comte d'Houdetot ne verrait pas d'un
œil favorable une Uaison de sa femme dans le milieu des
lettres. Elle s'excuse toutefois de son mouvement d'humeur,
demande même son pardon, comme Saint-Lambert le
244 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
en octobre, mais ajoute, comme en dépit d'elle-même : « Seu-
lement, ne montrez plus cette défiance de vos amis qui vous
donne trop souvent pour eux d'injurieux soupçons ou une
opinion désavantageuse, et qui se répand en injures et en
termes méprisants ou dénigrants. » Puis encore, un peu plus
tard : « Croyez que je vous ai toujours vu beaucoup meilleur
que vous ne vous montrez quelquefois vous-même ! »
Son correspondant conserve, malgré tout, le ton rogue et
écrit par exemple le 5 mars 1758 : « Vous me parlez de fautes, de
faiblesses d'un ton de reproche. Je suis faible, il est vrai ; ma
vie est pleine de fautes car je suis homme. Mais, ce qui me dis-
tingue de tous les hommes que je connais, c'est qu'au milieu de
mes fautes, je me les suis toujours reprochées ; c'est qu'elles ne
m'ont jamais fait mépriser mon devoir ni fouler aux pieds la
vertu! C'est qu'enfin j'ai combattu et vaincu pour elle dans le
moment où tous les autres V oublient! » Nous savons à qui reve-
nait le mérite de cette « victoire »-là ! — Enfin, le 6 mai, Sophie,
après un long silence qui correspond à la crise alors traversée
par ses relations avec Saint-Lambert, reprend la plume pour
une lettre d'explication définitive que nous avons analysée au
début de cet examen critique des faits. Après quoi, Rousseau
ne recevra plus jamais de la jeune femme que deux billets
polis, mais rédigés l'un et l'autre à la troisième personne.
Quant à Saint-Lambert, en juin, il est froid et donne du
Monsieur à son ancien rival. Puis la diplomatie reprend peu à
peu le dessus dans son âme. En octobre, il dit encore monsieur
dans un court billet, mais reparle de tendre amitié. Presque
aussitôt, la Lettre à d'Alembert qui marque la rupture de son
auteur avec Diderot, amène le marquis à rompre à son tour
avec Jean- Jacques. Mais encore, quinze jours plus tard,
M. d'Épinay arrange entre sa sœur, Saint-Lambert et Rous-
seau un déjeuner de raccommodement à La Chevrette (dont
la châtelaine est toujours absente) : cette réunion se passe
de façon correcte et laisse place à des rapports convenables,
bien qu'à peu près nuls désormais, entre les trois acteurs prin-
cipaux de ce singulier drame d'amour I
LE MALADE 245
VII
LES LETTRES A SOPHIE
Nous avons remarqué que, dans sa lettre apologétique du
10 novembre à la comtesse, Rousseau s'efforçait plus que
jamais de présenter sous un aspect moral et presque sous un
jour « austère » ses gestes de « berger extravagant ». C'est à
ce travail de tonification pour son amour-propre qu'il
emploiera une partie de son hiver : « J'ai bien encore une
autre copie à vous faire, écrit-il à Sophie dès le 24 novembre,
mais l'original est encore trop peu avancé. » Puis, le 28 jan-
vier : « Il y a aussi un commencement des Lettres morales en
question. C'est à quoi je me délasse de mon métier de copiste. »
— Les six Lettres à Sophie se trouvent pour une part dans les
inédits de Streckeisen-Moultou, pour une autre part dans
l'étude de M. Ritter sur M™^ d'Houdetot et Rousseau dont nous
avons déjà parlé. Plutarque, Sénèque ou Marc-Aurèle sont
désormais relégués dans ce passé d' « effervescence » que l'au-
teur des Discours juge contraire à son tempérament vrai.
11 s'agit maintenant pour lui de faire apparaître une divaga-
tion erotique sous un jour moral à tout prix : il aura donc
recours au Platonisme qui est, comme le rappelle une des
notes de YHéloise, la constante philosophie des amants.
C'est sous un aspect platonique de perfectionnement mutuel
qu'il présentera maintenant à Sophie leurs étranges amours
en partie double.
La première lettre pose en effet sans délai le berger roma-
nesque dans son rôle nouveau de précepteur : « En m' abste-
nant de donner à mes fautes des noms honnêtes (il a dit : où
est le crime d'écouter un autre amour ? — signalé de vains
246 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
prétextes chez Sophie, etc.), j'empêchai que l'honnêteté
ne sortît de mon cœur. Mon âme n'est pas celle d'un vil séduc-
teur [c'est tout l'accent de Saint-Preux]... Avec un cœur
faible, je n'ai pas l'âme d'un méchant... Mes désirs ne tendent
plus qu'à la perfection de votre âme... Puisse mon zèle vous
aider à vous élever si fort au-dessus de moi que F amour-propre
me dédommage en vous de mes humiliations et me console en
quelque sorte de n'avoir pu vous atteindre... Je me crois
envoyé du ciel pour perfectionner son plus digne ouvrage !...
J'en deviendrai meilleur moi-même en m'efîorçant de vous
donner [enfin] l'exemple des vertus dont je veux vous inspi-
rer l'amour... Songez à ces entretiens délicieux où, dans l'effu-
sion de nos âmes, la confidence de nos peines les soulageait
mutuellement et où vous versiez la paix de V innocence sur
les plus doux sentiments que le cœur de l'homme ait jamais
goûtés. Sans doute, l'homme vil et corrompu (Grimm, M°^^
d'Épinay) pouvait interpréter de loin nos discours selon la
bassesse de son cœur ! Mais le Témoin sans reproche, VŒU
éternel qu'on ne trompe point voyait peut-être avec complai-
sance deux âmes paisibles [!!!!] s'encourager mutuellement [!!I]
à la vertu, et nourrir, par un épanchement délicieux, tous les
plus purs sentiments dont il les a pénétrés ! » Quel travestis-
sement du passé réel ! Voilà le fruit des leçons de platonisme
longuement recueillies dans les romans par le fervent de
VAstrée ! Voilà le poison passionnel qui coulera çà et là dans
YHéloïse à pleins bords. Car VŒU éternel a vu ce que nous
savons par les Confessions^ en fait d'épanchements, au cours
des allées et venues du berger entre l'Ermitage et Eaubonne I
— Notons au surplus que cette lettre ne mentionne même pas
l'existence de Saint-Lambert : il n'y est question que du mari
de Sophie : « Votre époux, accueilli à la cour, estimé à la guerre,
intelligent dans les affaires, jouit d'un bonheur constant qui
commença par son mariage. »
Les deuxième et troisième Lettres sont d'un accent moins
personnel. Mais la quatrième revient sur les souvenirs du
printemps avec plus de sincérité, quoique avec beaucoup
LE MALADE 247
d'habileté encore ; elle est en tous cas plus loin que jamais de
l'accent rationnel et chrétien qui marque le repentir efficace :
« C'est à vous, Sophie, qu'il appartenait de me rendre chère
la mémoire de mes derniers égarements par celle des vertus
[de Sophie] qui m'en ont ramené. Vous m'avez trop fait
rougir de mes fautes pour que j'en puisse rougir aujourd'hui ! »
Tout est donc oublié d'un passé gênant. « Je ne sais ce qui
me rend le plus /zer, des victoires remportées sur moi-même
ou du secours qui me les fait remporter. Si je n'avais écouté
qu'une passion criminelle, si j'avais été vil un moment et que
je vous eusse trouvée faible [il a bien été vil, mais ne l'a pas
trouvée faible, comme il l'avoue à deux reprises et dans
sa lettre de juin et dans les Confessions], que je payerais cher
aujourd'hui des transports qui m'auraient paru si doux !...
Je sentirais que nous aurions été méprisables, que nous
aurions indignement abusé de tout ce que l'estime, l'amitié,
la confiance ont de plus inviolable et de plus sacré. Je vous
haïrais sans doute, pour m'avoir laissé m'avilir : vous me
haïriez à plus juste titre encore... Si nous avions été, moi plus
aimable (voilà le vrai, car la volonté de faillir était chez lui
fort active) et vous plus faible, le souvenir de nos plaisirs
ne pourrait jamais être si doux à mon cœur ! » Soit, mais c'est
un raisonnement de vaincu qui cherche à se consoler comme
il peut de sa défaite. Et quelle dextérité sophistique en ces
lettres qui, sans doute, dans le pupitre du romancier, alter-
nent avec celles de Saint-Preux, de Julie d'Étange et de
Wolmar, qui sont du même ton.
Voici que se prépare nettement l'aspect platonique du
récit des Confessions (qui en a d'autres plus sincères, il est
vrai) : « Verserais-je alors les larmes délicieuses qui méchap-
pent en écrivant ces lettres ? Me seriez-vous aussi chère après
avoir comblé mes vœux que vous l'êtes après m'avoir rendu
sage ?... Et cependant, je n'ai pas le plaisir de me faire un
mérite de ma résistance. Je suis aussi coupable que si j'avais
succombé. [Certes] Sans vous j'étais perdu : j'étais le dernier
des hommes et c'est vous qui m'avez forcé de me vaincre! »
248 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
C'est ce qu'on appelle ne pas se vaincre soi-même! « Comment
pourrais-] e songer sans plaisir à ces moments qui ne me
furent douloureux qu'en m'épargnant des douleurs éter-
nelles ? Comment ne jouirais-je pas aujourd'hui du charme
d'avoir écouté de votre bouche tout ce qui peut élever l'âme
et donner du prix à l'union des cœurs ?... C'est tout ce qu'il
y a de plus touchant dans l'image de la vertu que vous mettiez
devant mes yeux ; c'est la crainte de souiller si tard une vie
sans reproche, de perdre en un instant le prix de tant de
sacrifices. C'est le dépôt sacré de l'amitié que j'avais à respec-
ter : c'est de tout ce que la foi, l'honneur, la probité ont de
plus inviolable que se formait l'invincible barrière que vous
opposiez sans cesse à mes désirs... Tous mes sentiments pour
vous s'embellissent de celui qui les a surmontés. Ils font la
gloire [!] et la douceur de ma vie, et c'est à vous que je dois
tout cela ! Ma chère et digne amie, je cherchais le repentir
et vous m'avez fait trouver le bonheur 1 » Il a escamoté le
repentir. « Tel est l'état d'une âme, qui, s' osant proposer à
vous pour exemple, ne vous offre en cela que le fruit de vos
soins ! » On n'a jamais été plus loin dans la virtuosité du
sophisme onctueux ! « Si cette voix intérieure qui me juge en
secret et se fait sans cesse entendre à mon cœur [nullement
puisqu'il s'est épargné le repentir] se fait entendre de même
au vôtre, apprenez à l'écouter et à la suivre, voilà toute ma
philosophie ! » Est-ce là un recours au patronage de cette
commode conscience rousseauiste qui reparaîtra dans l'Emile,
ou une pierre encore dans le jardin de Saint-Lambert sous
forme de tentative au profit de M. d'Houdetot ? Nous ne nous
chargeons pas de le démêler.
A ces lettres, Rousseau pourra faire quelques emprunts
pour son Emile, mais c'est surtout l'accent des parties pas-
sionnelles de VHéloïse qui s'y retrouve en maint passage. Ce
roman était alors sur le chantier, et la séduction de Julie
était déjà consommée sans nul doute pour justifier le sous-
titre de l'ouvrage. La vanité de Saint-Preux aidant, l'auteur
ne voulut point effacer cette chute initiale, reflet de ses
LE MALADE 249
rêveries erotiques de 1756, mais qui faisait Julie moins iden-
tique à Sopliie. Aussi bien sentait-il que, séducteur plus
heureux en juin 1757, il aurait malgré tout parlé à peu près
le même langage, au prix de quelques nuances, en janvier 1758,
— comme son roman le démontre par un si grand nombre de
ses pages. Encore une fois, de sa crise passionnelle de 1757,
l'homme des Discours est sorti l'homme de la Julie et de
V Emile qui est déjà tout autre (la transition étant faite par
la Lettre à d'Alembert comme nous l'avons indiqué). De même
qu'après la seconde crise, plus pathologique encore, qu'il
devait traverser huit années plus tard sur le sol anglais,
l'homme de la Julie deviendra l'homme des Confessions,
des Dialogues et des Rêveries.
CHAPITRE III
SEPT ANNÉES DE PRODUCTION ACTIVE
ET DE CROISSANTE INFLUENCE
Lorsqu'au début de l'hiver Jean- Jacques quitta l'Ermitage
pour s'installer à Montmorency, où il avait loué un logement,
sa santé subit tout d'abord le contre-coup des secousses phy-
siques et morales qu'il venait de ressentir. Il retourna donc
vers l'état d'esprit qu'il avait traversé naguère aux Char-
mettes, sous l'influence de causes analogues et après 1' « acci-
dent » névropathique dont nous avons parlé en son lieu : « Je
passai, a-t-il écrit, toute l'année 1758 dans un état de langueur
qui me fit croire que je touchais à la fm de me carrière. J'en
voyais approcher le terme avec une sorte d'empressement...
J'aspirais au moment d'être libre et d'échapper à mes ennemis.»
— Pourtant, son équilibre mental se rétablit insensiblement,
au prix des larges concessions qu'il avait consenties dès ce
moment à sa nature véritable et qui se refléteront déjà quelque
peu dans sa Lettre à d' Alembert. Il se fit platonique et quiétiste
plus délibérément que pendant sa période d' « effervescence »,
trouvant, dans cette nouvelle attitude vitale, une défense
efficace contre le remords des faiblesses et des maladives
inconséquences de la veille. Il put bientôt se remettre au
travail avec ardeur et mener à leur terme, dans l'espace de
LE MALADE 251
quelques mois, ses trois principaux ouvrages, VHéloïse, le
Contrat social et Y Emile; tous plus ou moins préparés dans
son esprit par ses méditations antérieures et retenant donc
en leur trame des traces pluç ou moins sensibles de son « effer-
vescence » philosophique et plutarchienne, avec un assez
ample mélange de suggestions mystiques.
NOUVEL ENTOURAGE A MONTMORENCY
ET PATRONAGE DES LUXEMBOURG
Sa réputation grandissante lui permit de se refaire rapide-
ment des relations agréables. Il apprécia, parmi ses voisins,
Favocat Loyseau de Mauléon, qui adoptera bientôt la spécia-
lité des causes sentimentales et comme on dirait aujourd'hui
des crimes passionnels, favorisant de son mieux les premières
intrusions du rousseauisme dans le prétoire : puis encore le
curé de Grosley et le père Berthier, de l'Oratoire. Avec d'an-
ciens amis de sa jeunesse qui sont restés totalement ignorants
des imbroglios de La Chevrette, il resserre à ce moment ses
relations sans difTiculté : tels MM. Roguin, Lenieps, M"^^ Dupin
de Chenonceaux, la marquise de Gréqui. Il recrute ou encou-
rage de nouveaux admirateurs et adhérents, comme le publi-
ciste Deleyre, le genevois Goindet, employé à la banque
Necker, garçon de commerce facile et de grande obligeance,
mais, selon Rousseau, avantageux, indiscret et gourmand ;
bientôt la marquise de Verdelin, née Brémond d'Ars, d'un
inlassable dévouement et dont Sainte-Beuve a tracé un fin
portrait ; enfin de plus hauts personnages tels que Lamoignon
de Malesherbes, premier président de la cour des Aides et
252 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
alors directeur de la Librairie, le prince de Conti et sa maî-
tresse, la comtesse de Boufïlers-Rouvel, née Saujon (qu'on
appelait l'idole du Temple, en jouant sur le nom de la rési-
dence parisienne du prince) : surtout le maréchal-duc de
Luxembourg, châtelain de Montmorency, un des plus grands
seigneurs du royaume et ami très particulier du roi, ainsi que
sa famille : tous gens ignorant ou estimant peu M^^^ d'Épinay
et son entourage parce qu'ils appartenaient à un milieu social
fort différent.
Rousseau fit de la sorte peau neuve, si l'on peut ainsi par-
ler, à quelques pas de son ancien séjour ; il put même con-
server ou reprendre sans encombre quelque chose de son
attitude austère, quoique au fond de son cœur, cette attitude
ne le trompât plus lui-même : « Que je hais tous vos titres,
écrira-t-il par exemple à la maréchale de Luxembourg ! Vous
me semblez si digne de goûter les charmes de la vie privée.
Que n'habitez-vous Clarens ? J'irais y chercher le bonheur de
ma vie. Mais le château de Montmorency, mais l'hôtel de
Luxembourg, est-ce là qu'on doit voir Jean-Jacques Rousseau ?
Est-ce là qu'un ami de l'égalité doit porter les affections d'un
cœur sensible, qui, payant ainsi l'estime qu'on lui témoigne,
croit rendre autant qu'il reçoit ! Vous êtes bonne et sensible
aussi : je le sais, je l'ai vu, mais, dans le rang où vous êtes,
dans votre manière de vivre, rien ne peut faire une impres-
sion durable... Vous m'oublierez, Madame, après m'avoir mis
hors d'état de vous imiter ! » En fait ils s'oublièrent aussi
facilement l'un que l'autre ; mais on reconnaît dans cet
accent celui des parties philosophiques encore de l'Héloïse,
les moins discutables de l'ouvrage.
Extrêmement flatté au fond des avances qui lui viennent
de si haut, Jean-Jacques accepte bientôt de ses nobles voi-
sins un nouvel « ermitage » : c'est un appartement dans un
pavillon situé en plein parc des Luxembourg et qu'on appe-
lait le « petit château » de Montmorency. Mais leur entourage
le laissa toujours mal à son aise ; il n'y trouvait plus cette
facilité de relations à laquelle l'avaient accoutumé les miheux
LE MALADE 253
de finances si intimement associés alors aux milieux artistes.
Avec son éducation sociale assez sommaire au total, il se
heurtait aux raffinements de l'esprit de cour, fait de con-
ventions très subtiles et surtout d'une constante maîtrise
de soi, du moins en public. Il envia donc la désinvolture d'un
abbé de Boufïlers, proche parent de la maréchale, s'exagéra
désormais sa gaucherie native, et, plus tard, en repassant dans
sa mémoire ses souvenirs de ce temps, il se présentera aux
lecteurs des Confessions comme beaucoup moins doué pour
la causerie de salon qu'il ne le fut en réalité, dans ses bons
jours.
Il accepta néanmoins ces « servitudes », si tôt renouvelées,
en raison des avantages que lui procurait le patronage de ses
puissants voisins ; il n'oubliait pas en effet sa dépression pro-
fonde du début de 1758, quand il avait pu se croire morale-
ment isolé dans la société française. Pour connaître à quel
point ce patronage lui fut un précieux réconfort, il suffit
d'écouter les plaintes que lui arracha, cinq ans plus tard, la
mort de l'excellent maréchal. « Sa chère mémoire, écrit-il,
le 28 mai 1764, défendra la mienne des insultes de mes enne-
mis, et, quand ils voudront la souiller par leurs calomnies,
on leur dira : Comment cela pourrait-il être ? Le plus honnête
homme de France fut son ami ! » Ou encore, à Deleyre, vers le
même temps : « J'avais pour amis tout ce qu'il y avait d'il-
lustre parmi les gens de lettres ; je les ai perdus pleins de vie,
même Duclos. J'en fais un parmi les grands : c'est celui-là
qui se trouve à l'épreuve et la mort vient me l'ôter ! Quel
renversement d'idées ! Sur quels nouveaux principes faut-il
donc remonter ma raison ! « Sur ceux de l'expérience, tout sim-
plement, pourrait-on lui répondre, de l'expérience qui apprend
aux observateurs de bonne foi la valeur des disciplines aristo-
cratiques de toutes sortes et en tout temps.
Pourtant le soupçon n'est jamais entièrement réduit au
silence dans cette âme inquiète et fébrile ; il conserve des
doutes sur la fidélité du grand seigneur dont il n'avait reçu
depuis longtemps aucun signe de vie lorsqu'il mourut et il
254 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
écrit à sa veuve ces lignes plaintives : « Mais c'est trop me
flatter ! Sans doute, il avait cessé de prendre intérêt à mes
misères (après moins de deux années de séparation). A votre
exemple, il m'avait oublié ! Je vous ai perdus tous deux
pleins de vie ! » Elle lui répond avec cordialité et en le faisant
souvenir sans doute qu'il a le premier interrompu la corres-
pondance ; et ce sont aussitôt des transports de très humble
gratitude chez l'homme qui fait ailleurs profession de hdir
toute hiérarchie sociale : « Que votre lettre m'a soulagé !
La certitude d'avoir été aimé de M. le maréchal adoucit
l'amertume de sa perte... Pourvu que vos bontés me soient
rendues, je me chargerai volontiers d'un tort que mon cœur
n'eut jamais et qu'il saura bien vous faire oublier. Je consens
que vous ne m'accordiez rien qu'à titre de grâce ! Si je n'ai
point mérité votre amitié, songez que, de votre propre aveu,
M. le maréchal m'accordait la sienne. Quand vous sentirez que
je dois être inquiet... faites-moi dire un mot par M. La Roche
(intendant de la maréchale) et je suis content. » On voit le
caractère de cette amitié.
Revenons au séjour de Rousseau dans l'agréable logis
qu'elle lui procura bientôt. Ses amis, anciens et nouveaux,
coopérèrent au lancement de la Julie ; « M"^^ de Luxembourg,
écrira-t-il plus tard, en avait parlé à la cour, M^^® d'Houdetot
à Paris, Saint-Lambert avait lu le manuscrit au roi de Pologne.
Duclos, à qui je l'avais aussi fait lire, en avait parlé à l'Aca-
démie : tout Paris était dans l'impatience de voir ce roman. »
On conçoit la curiosité générale devant cette palinodie, si
imprévue, dont nous connaissons maintenant les origines !
« Le succès répondit à l'attente, lisons-nous encore dans les
Confessions. Les femmes surtout s'enivrèrent du livre et de
l'auteur !... Tout au contraire de mon attente, le succès fut
moindre en Suisse. L'amitié, l'amour, la vertu règnent-ils
donc à Paris plus qu'ailleurs I » Non, mais c'est qu'ils ne
régnent dans le roman que comme couverture à d'autres
sentiments, alors bien plus répandus à Paris qu'à Genève,
ceux du platonisme romanesque. L'auteur s'explique autre-
LE MALADE 255
ment les choses, comme bien on pense : « Non, sans doute,
répond-il pour sa part à l'interrogation qu'il vient de faire,
mais il y règne encore ce sens exquis qui transporte le cœur
à leur image. La corruption désormais est partout la même. Il
n'existe plus ni mœurs, ni vertus en Europe ; mais s'il existe
encore quelque amour pour elle, c'est à Paris qu'on doit le
chercher ! » Ami de la vertu plutôt que vertueux, c'est ce
qu'était devenue, vers 1770, la devise de l'ancien stoïque ;
il veut bien associer le Paris de la Pompadour à ses nou-
velles dispositions morales, ce qui n'était pas de nature à
relever grandement ces dernières, il faut l'avouer. Nous expli-
querons bientôt tout autrement le succès, divers selon les
lieux, de ce très prestigieux récit.
Les préparatifs de la publication de l'Emile se firent ensuite
sous de bien moins favorables auspices. L'auteur eut même, à
ce sujet, un bref accès de sa maladie mentale, quelque temps
endormie par le succès. L'impression de son ouvrage ayant
été en effet retardée quelque peu, — par des circonstances
toutes fortuites, ainsi qu'il le reconnut plus tard, — il ima-
gina que les Jésuites, escomptant sa mort prochaine, avaient
résolu d'entraver l'apparition du livre afin de pouvoir le mutiler
I ou le retoucher à leur guise après son décès ! Lorsqu'il rédigea
ses Confessions (c'est-à-dire à une heure de son existence où
la manie des persécutions s'était installée dans son cerveau
I à demeure) il analysa pourtant fort bien les facteurs de cet
accès de démence : « Il est étonnant, écrit-il en effet vers 1770»
quelle foule de faits et de circonstances vint, dans mon esprit,
se calquer sur cette folie et lui donner un air de vraisemblance ;
que dis-je, m'y montrer l'évidence et la démonstration. »
i C'est ce dont il ne conviendra jamais pour l'affaire d'Épinay
ou l'affaire Hume : mais, cette fois, Malesherbes était parvenu
à le rassurer sans trop de délai, « ma parfaite confiance en
sa droiture l'ayant emporté, dit-il, sur l'égarement de ma
f pauvre tête ! »
Et voici en quels termes frappants il excusa sans délai,
vis-à-vis du président, les noires visions de son délire inter-
256 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
prétatif : « Je vous ai compromis, Monsieur I J'ai compromis
Madame la maréchale de la manière du monde la plus punis-
sable ! Vous avez tout enduré, tout fait pour calmer mon
délire et cet excès d'indulgence, qui pouvait le prolonger,
est en effet ce qui l'a détruit. J'ouvre, en frémissant, les yeux
sur moi et je me vois tout aussi méprisable que je le suis
devenu ! Devenu ? Non, l'homme qui porta cinquante ans
dans le cœur ce que je sens renaître en moi n'est point celui
qui peut s'oublier au point que je viens de faire ! On ne
demande point de pardons à mon âge parce qu'on n'en mérite
plus. Mais, Monsieur, je ne prends aucun intérêt à celui qui
vient d'usurper et de déshonorer mon nom. Je l'abandonne à
votre juste indignation. Il est mort pour ne plus renaître
[hélas, nous savons qu'il n'est ressuscité que trop vite !]
Daignez rendre votre estime à celui qui vous écrit mainte-
nant î » La névrose a de tout temps suggéré cette impression
d'un dédoublement pathologique entre l'homme conscient et
l'homme subconscient : la folie n'est complète que quand ce
dernier a définitivement pris le dessus. Les Dialogues repo-
seront sur une hantise de ce genre en traitant Rousseau et
Jean- Jacques comme deux personnages distincts. Mais en
1762, c'est Rousseau qui condamne bientôt Jean- Jacques
et le croit rentré dans le néant. Vers 1775, Rousseau n'em-
ploiera plus ses facultés de synthèse, — jusqu'au bout si sin-
gulièrement puissantes et ingénieuses dans leur champ
d'activité restreint par la maladie, — que pour tenter l'apo-
logie des folles visions de Jean-Jacques.
LE MALADE 257
II
MOTIERS-TRAVERS. —
CORRESPONDANCE DE DIRECTION
Pour la tranquillité de sa vieillesse, l'auteur d'Emile eût
fait sagement d'opérer lui-même dans son livre quelques-unes
de ces coupures ou retouches qu'il prêtait aux Jésuites le pro-
jet d'y pratiquer après son trépas. Par malheur, ses précédents
triomphes l'avaient encouragé à oser beaucoup contre les
institutions de son temps ; il força cette fois la note de cri-
tique religieuse et s'en trouva mal. Un décret fut rendu
contre lui le 9 novembre 1762 mais on le laissa quitter Paris
sans l'inquiéter. Genève suivit l'exemple de la France et se
prononça contre VEmile le 18 Juin. L'auteur s'était dirigé
vers la Suisse. Un instant, il songea à choisir Yverdun, patrie
des Roguin, pour son séjour, mais le sénat de Berne n'y
souffrit pas son installation. Il eut alors recours à l'hospita-
lité du roi Frédéric de Prusse dont il avait parlé sans bien-
veillance, mais qui ne lui en tint pas rigueur. Il put s'établir
sans encombre au village de Motiers, dans le val de Travers :
une portion du comté de Neufchâtel qui appartenait alors
aux Hohenzollern.
Ces pérégrinations forcées achèvent de porter sa notoriété
à son comble et il est dès lors conduit à entretenir une consi-
dérable correspondance de direction, principalement avec des
névropathes qui réclament de lui les consolations de ce Quié-
tisme laïcisé dont il vient de donner les premières formules.
On en trouve la preuve surabondante dans ses lettres de ce
temps et aussi dans celles qu'il recevait de toutes parts, que
conserve la bibliothèque de Neufchâtel et qui ont été pubhées
J7
258 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
en partie. On y voit les déprimés et les anxieux, descendants
des Guyon ou des Montberon du xvii^ siècle, s'adresser à
ce Fénelon en robe arménienne pour obtenir de lui guérison,
ou tout au moins atténuation de leurs souffrances mentales,
— les plus poignantes de celles que doit supporter l'humanité
consciente, pour rançon de sa prévoyance réfléchie du futur. —
« J'ai recours à vous. Monsieur, lui écrira nettement le jeune
Séguier de Saint-Brisson, parce que mon âme est souffrante
et que je ne connais que vous qui puissiez la guérir et la con-
soler ! »
Dès 1763, c'est-à-dire quelques mois seulement après la
publication de V Emile, évangile du Quiétisme nouveau, l'abbé
Laporte avait édité des Pensées choisies de Jean-Jacques
Rousseau, qui sont l'équivalent du Manuel de piété fénélonien
pour qui recherche les tonifications mystiques. Dans ces Pen-
sées, les âmes de désir vont puiser un aliment pour leur appétit
de surhumaine amitié. Une correspondante énigmatique ',
qui signe de son seul prénom, Henriette, et se fait remarquer
par sa ferveur, écrit le 26 mars 1764 à Motiers : « J'aurais
donné tout au monde pour devenir une de ces dévotes pas-
sionnées qui voient Dieu en toutes choses, qui traitent avec
lui comme avec leur ami et qui sont intimement convaincues,
chacune en elle-même, qu'elle est l'objet de sa plus particu-
lière attention ! » Un siècle plus tôt, celle-là aurait été des
« bonnes filles » de M^^^ Guyon, mais le dogme chrétien est un
édifice trop activement sapé désormais pour servir commo-
dément de refuge à des âmes quelque peu touchées de la
« philosophie » ambiante. « J'aurais voulu, poursuit Hen-
riette, être telle de bonne heure, par persuasion et par senti-
ment. J'ai pris tous les moyens que j'ai crus capables de faire
naître en moi cette passion. Mais, au contraire, ils n'ont
malheureusement servi qu'à m'en éloigner davantage. » Les
Pensées de Rousseau sont alors venues lui fournir, de la façon
1. Nous avons déjà introduit ces citations dans notre volume sur Le péril
mystique dans l'inspiration des démocraties contemporaines. Paris, 1918.
LE MALADE 259
la plus opportune, un bréviaire de vie intérieure : « Quand je
me sentais agitée, troublée ou abattue, j'allais aussitôt
reprendre mes conversations avec lui et je ne le quittais pas
que je n'eusse senti le calme revenir ! » Car telles sont les con-
solations que procure le sentiment de l'alliance mystique.
L'abbé de Carondelet est un autre fervent qui écrit de son
côté vers la fin de la même année 1764 : « Vous avez changé
mon cœur ! Je m'en aperçois à la tranquillité intérieure et au
désir de bien faire que j'éprouve. Toujours sous les yeux de
DieUf je le regarde comme un Père plein de tendresse ; je
n'ose rien faire sans le prendre à témoin et souvent je lui
accuse mes défauts, mes erreurs, mes faiblesses avec une
émotion qui doit lui plaire. » Plus remarquables encore, entre
les lettres de ce genre qu'a publiées P. M. Masson, nous paraît
celle d'un certain Lecomte, un artisan sans nul doute, car on
y perçoit déjà l'accent de ces hommes du peuple^ plus cons-
cients de leur effort vers le pouvoir, dont George Sand encou-
ragera les aspirations au siècle suivant, les Magu, les Gilland,
les Poney. Mentionnons enfin celle que signe un capitaine au
régiment de Soubise : « J'étais dans un complet désarroi moral.
Des lectures sans choix m'avaient corrompu. Je me serais
peut-être tout à fait égaré sans le secours d'Emile... Je regar-
derai désormais votre traité d'éducation comme ma Bible..,
Vous serez mon dernier apôtre, etc. » Et, certes, par tout ce
que le rousseauisme mystique conservait encore du christia-
nisme rationnel, il pouvait agir utilement sur certaines âmes
suffisamment gardées par leur tempérament ou par leur
expérience de la vie contre ses outrances émotives ; ce fut
l'un des motifs, nullement négligeable, de son succès et c'est
celui que l'auteur de La religion de Rousseau s'est efforcé de
mettre en relief.
Un demi-siècle plus tard, un adepte de la mystique rous-
seauiste, Eymar, dans ses Visites à Jean- Jacques Rousseau,
versera de douces larmes en évoquant par le souvenir cette
révélation soudaine que lui avaient apportée les écrits du
prophète, véritables chartes de la moderne alliance avec le
260 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Très-Haut. On croirait lire le récit des illuminations de Saiil
sur le chemin de Damas. « Mes yeux, couverts d'un nuage,
se décillent, s'ouvrent à la lumière ! Une clarté bienfaisante
pénètre au dedans de moi et me découvre un nouveau monde
moral dans lequel je me crois subitement transporté. Je
peindrai difficilement tout ce que j'éprouvais de ravissement
dans ces méditations solitaires... La paix, le silence de la
nuit, tout, jusqu'à la vacillante lueur de la lampe concourait
à rendre salutaires et profondes en mon cœur les impressions
qui devaient le transformer et lui donner une autre existence !
Je baisais le livre ; je l'arrosais de mes larmes. Je ne pouvais
plus m'en arracher ! » Tel sera fréquemment le ton des dirigés
de Jean-Jacques, jusqu'à l'heure où, perdant enfin toute
mesure, ces fanatiques voudront égaler leur révélateur à
Jésus, ou même le placer plus haut que le Rédempteur des
chrétiens dans la hiérarchie des missionnaires de l'Au-delà
mystérieux : « Ne me l'amenez pas, devra dire Jean- Jacques
vieilli à Bernardin de Saint-Pierre qui le sollicitait de recevoir
un de ces visiteurs exaltés ! Il m'a fait peur ! Il m'a écrit une
lettre où il me mettait au-dessus de Jésus ! »
Nous croyons pourtant devoir formuler quelques réserves
sur les résultats pratiques de la direction rousseauiste, au
moins dans la plupart des cas : l'élément rationnel y est trop
noyé dans l'élément émotif pour engendrer de bien efficaces
adaptations sociales. Entre les âmes rendues par Jean-Jacques
à la disposition religieuse, a écrit P. M. Masson lui-même
(si disposé qu'il fût à présenter le Genevois comme un auxi-
liaire efficace des restaurations chrétiennes de la fin du
siècle), beaucoup n'ont guère dépassé le culte de la personne de
leur maître, et il a seul recueilli le bénéfice de leur disposition
dévote. Quant aux brevets de bonté ou même de vertu que
ces gens se décernent si volontiers de leurs propres mains,
à l'imitation de Saint-Preux, il est permis de les juger tout
aussi discutables que ceux dont le précepteur de Julie se
gratifie pour sa part, en les justifiant si peu par ses actes.
Rousseau lui-même refusait le plus souvent de prendre au
LE MALADE 261
sérieux ses larmoyants interrogateurs et surtout interroga-
trices. Dans ses Dialogues, il a caractérisé leurs importunités
en termes frappants : « Ni les lettres pathétiques qu'on dicte
à celles-là, ni les dolentes histoires qu'on leur fait apprendre,
ni tout l'étalage de leurs malheurs et de leurs vertus, ni celui
de leurs charmes flétris n'ont pu m'attendrir ! » Le ton de ces
lignes cruelles dit assez combien le malade avait fréquemment
souffert à se contempler, comme en un miroir trop fidèle, dans
les traits altérés de ses clients névropathes. Leurs importu-
nités ont certainement contribué, pour une part, à porter
enfin son agitation jusqu'à la manie sans remède, — comme
il arrive au surplus de façon presque inévitable aux instiga-
teurs de toutes les grandes épidémies mystiques.
III
UN ALTER EGO DE SAINT-PREUX
IGNACE SAUTTERSHEIM
Un dirigé dont Jean- Jacques ne redouta point le contact,
prolongé durant quelques mois (parce qu'il reconnut en ce
garçon un portrait vivant de son Saint-Preux, et, par consé-
quent, un portrait rajeuni de lui-même), c'est un certain
déclassé du nom de Sauttersheim qui, venu à Motiers tout
exprès pour y recevoir ses directions spirituelles, s'y faisait
ou s'y laissait appeler le baron de Sauttern, — de même que
Rousseau, installé jadis à Lausanne, s'étais baptisé Vaussore
de Villeneuve, et, compagnon de route de M"^^ de Larnage, se
donnait pour l'Anglais Dudding. — Des travaux récents,
pubUés dans la patrie de ce personnage, la Hongrie, ont jeté
quelque lumière sur ses origines et permis de pénétrer dans
262 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ses dispositions d'âme plus avant qu'on ne l'avait fait jus-
qu'ici. « Parmi toutes ses liaisons [de direction] que je fis et
n'entretins que par force, lisons-nous au livre XIP des Con-
fessions, je ne dois pas omettre la seule qui m'ait été agréable
et à laquelle j'aie mis un véritable intérêt de cœur : c'est
celle d'un jeune Hongrois qui vint se fixer à Neufchâtel, et
de là à Motiers, quelques mois après que j'y fus établi moi-
même. On l'appelait dans le pays le baron de Sauttern... Il
fît entendre à tout le monde et me fit entendre à moi-même
qu'il n'était venu à Neufchâtel qu'à cause de moi et pour
former sa jeunesse à la vertu par mon commerce. Sa physio-
nomie, son ton, ses manières me parurent d'accord avec ses
discours... Je ne lui trouvai qu'une douceur de caractère à
toute épreuve, des mœurs non seulement honnêtes, mais
élégantes... enfin toutes les marques d'un homme bien né. »
Cependant son ami d'Ivernois lui écrivit bientôt de Genève
que Sauttern était un espion dont le ministère de France se
servait pour l'attirer quelque jour sur le territoire français
(très proche de Motiers par la Franche-Comté) et se saisir
alors de lui conformément au décret de juin 1762. Jean-
Jacques considéra, non sans raison, cet avis comme erroné; il
y trouva l'occasion d'organiser à son profit une petite scène
romanesque, ou plutarchienne, analogue à celles qu'il avait
semées çà et là dans VHéloïse et dans l'Emile, et dans laquelle il
se donnerait un rôle emphatique ou pathétique à son goût. Il
se rendit donc à pied, en compagnie du pseudo-baron jus-
qu'auprès de Pontarlier, dépassant quelque peu la frontière
française. Là, il lui donna solennellement à lire la lettre de
d'Ivernois, puis, l'embrassant avec effusion, il s'écria : « Saut-
tern n'a pas besoin que je lui prouve ma confiance, mais le
public a besoin que je lui prouve que je la sais bien placer. »
Nous allons voir comment il l'avait placée cette fois.
Dès la phrase suivante, il est obligé de formuler sur cet
ami de son choix quelques graves réserves : « Je ne croirai
jamais, écrit-il, que Sauttern fût un espion ni qu'il m'ait
trahi, mais il m'a trompé ! Quand j'épanchais avec lui mon
LE MALADE 263
cœur sans réserves, il eut le courage de me fermer constam-
ment le sien et de m'abuser par des mensonges : il me con-
trouva [sic] je ne sais quelle histoire qui me fit juger que sa
présence était nécessaire dans son pays... Quand je le croyais
déjà en Hongrie, j'appris qu'il était à Strasbourg. Ce n'était
pas la première fois qu'il y avait été ; il y avait jeté du désordre
dans un ménage. Le mari, sachant que je le voyais, m'avait
écrit ; je n'avais omis aucun soin pour ramener Sauttern à la
vertu et la jeune femme à son devoir. Quand je les croyais par-
faitement détachés l'un de l'autre, ils s'étaient rapprochés,
et le mari même eut la complaisance de reprendre le jeune
homme dans sa maison 1 » Eh quoi, n'est-ce pas là l'enseigne-
ment que le baron de Wolmar venait de donner au monde ?
« Dès lors, achève Rousseau, je n'eus plus rien à dire ! J'appris
-que le prétendu baron m'en avait imposé par un tas de men-
songes... Si tôt qu'il fut parti, la servante de l'auberge où
il mangeait à Motiers se déclara grosse de son fait. C'était une
vilaine s et Sauttern se piquait si fort de propreté que
cette impudence choqua tout le monde ! Je fis tous mes efforts
pour faire arrêter cette effrontée. Je lui écrivis à lui-même...
Je fus surpris de la mollesse de sa réponse. » C'est que la
servante avait dit vrai, comme le galant devra l'avouer plus
explicitement dans une autre lettre à son bon maître. « Il fit
en sorte d'assoupir l'affaire. Ce que voyant, je cessai de m'en
mêler, étonné qu'un homme aussi crapuleux pût être assez
maître de lui-même pour m'en imposer par sa réserve dans
la plus intime familiarité. » La correspondance se poursuivit
néanmoins entre eux, nous allons le voir, jusqu'à la mort de
l'aventurier survenue cinq ans plus tard : « En déplorant le
sort de ce malheureux, conclut le narrateur des Confessions,
je ne cesserai jamais de croire qu'il était bien né et que tout le
désordre de sa conduite fut l'effet des situations où il s'est
trouvé ! ))
La vérité c'est que Sauttern, — ou plutôt Sauttersheim
pour lui restituer son nom authentique, — était non pas
certes un scélérat endurci, mais un caractère du même type
264 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
que celui de Saint-Preux, nous l'avons dit, et, partant, fort
analogue à celui de Rousseau avant la célébrité. Il était même
dénué de cet esprit de conduite que garda jusqu'à un certain
point Jean-Jacques et qui préserva ce dernier de parcourir
une aussi piètre carrière. Nous sommes en effet quelque peu
renseignés désormais sur cette carrière par les compatriotes
de Sauttersheim que l'amitié dont l'honora Rousseau a con-
duits à s'occuper de lui et nous nous arrêterons un instant
sur ces constatations instructives — Jean- Ignace Saut-
tersheim était d'honnête souche bourgeoise, fils d'un fonc-
tionnaire royal qui fut échevin de Budapest. Né dans cette
ville en 1738, il avait été pourvu en 1760, après de bonnes
études classiques (car il écrivait assez correctement en latin)
d'un emploi dans la régie des biens de la couronne hongroise,
celui de « concipist » ou secrétaire adjoint à la chambre
aulique. Mais sa conduite se dérangea bientôt : il fit des
dettes, lassa la patience des siens et dut enfin s'expatrier,
comme Rousseau l'avait fait en 1728 pour de plus enfantines
erreurs. Nous savons déjà qu'à Strasbourg il ne s'était pas
mieux conduit que dans son pays natal. Venu à Motiers, il ne
passa guère que six mois près du directeur spirituel de son
choix et quitta la Suisse en juillet 1763, y laissant le peu édi-
fiant souvenir que nous avons dit. Il s'y était donné sans
aucune nécessité, et probablement par une disposition patho-
logique au mensonge, comme militaire de profession, ancien
aide de camp d'un général hongrois alors notoire, le comte
Nadasdy et blessé près de son chef dans une rencontre gue-
rière.
Le paternel ami de Rousseau pendant cette période de sa
vie, le vieil Écossais George Keith (gouverneur du canton de
Neufchâtel pour le roi de Prusse et que l'exilé appelait milord
maréchal), fut frappé des invraisemblances ou contradictions
qui se manifestaient trop souvent dans les dires du jeune
Hongrois. La vie voyageuse de cet ancien jacobite lui ayant
fait des amis par toute l'Europe, il entreprit une enquête
discrète qui l'édifia sur la véracité du personnage, mais dont
LE MALADE 265
les résultats ne lui parvinrent qu'après le départ de ce dernier
(qui, peut-être, avait eu vent de ces investigations, pour lui
redoutables). — Sauttersheim continua pourtant de corres-
pondre avec Rousseau, d'abord en latin, puis en français
quand il se fut davantage confirmé dans notre langue par la
continuation de son séjour en France. C'est ainsi qu'il écrit
de Paris, le 11 mai 1764, une lettre à peu près sincère enfin
sur son passé. Il a eu, dit-il, des amours et des prodigalités
qui l'ont conduit à quitter sa patrie par mauvaise honte
{intempestiva verecundia). Le même sentiment (que Rousseau
connaissait si bien : rappelons-nous l'aventure du ruban
dérobé à Turin) l'a incité à mentir sans vergogne au guide
spirituel qu'il s'était choisi pour rentrer dans la bonne voie ;
bien que maintes fois, s'il faut l'en croire, il se soit avancé
jusqu'à sa porte, bien résolu de décharger son cœur et de
faire sa confession générale. Il répète que la lecture des écrits
du maître lui a rendu le goût et la volonté de la vertu : volonté
peu efficace comme nous le savons par sa conduite de Motiers
et de Strasbourg. Il termine en suppliant Rousseau de lui
écrire encore pour l'aider à parachever sa conversion, jusque-là
fort incomplète en effet, et il accepta bientôt de lui un subside
qu'il avait refusé tout d'abord.
Le directeur de conscience, — qui a certainement montré
dans cette affaire autant de charité persistante qu'il y avait
porté de naïveté romanesque au début, — lui répond le
7 octobre de la même année 1764 avec la préoccupation
visible d'empêcher à tout prix son retour à Motiers : « Je dois
vous prévenir qu'il ne m'est pas possible de conserver avec
vous des liaisons et que si, ce que je ne puis croire, vous
preniez le parti de venir ici, je serais forcé de m' abstenir de
vous voir. Quand vous saurez ce qui s'est passé dans votre
absence et combien j'ai été compromis à votre sujety vous com-
prendrez que le bien que je vous veux ne doit pas me faire
oublier ce que je me dois I »
En 1766, on retrouve Sauttersheim toujours attaché aux
paysages rousseauistes, car il s'est installé à Montmorency,
266 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
OÙ il paye une pension extrêmement modique. Il froisse alors
sensiblement son bienfaiteur en lui écrivant, à propos de son
affaire avec Hume, que tout le monde le croit innocent mais
qu'on désirerait néanmoins qu'il se défendît publiquement
contre les assertions de l'Ecossais. Or l'hôte de Wootton n'ad-
mettait nullement que des explications de sa part fussent
nécessaires pour lui assurer l'approbation universelle, dans
ses pathologiques démêlés avec son plus récent bienfaiteur. —
L'ex-baron était au surplus près de sa fin : malade (de rhuma-
tismes goutteux, semble-t-il) il avait dû refuser une place de
précepteur chez le marquis de Chambray et il s'éteignit à
trente ans à peine. — Au total, un faible de tempérament,
un débraillé de mœurs et de conduite sous des dehors qu'il
savait rendre décents, mais qui apitoyait pourtant par sa
bonne volonté morale insuffisamment efficace et par ses besoins
d'affections tutélaires ; en un mot, le parfait jeune premier
rousseauiste à la génération intiale du mouvement, en atten-
dant Werther, Obermann ou Amaury.
Son oraison funèbre par Jean- Jacques est aussi intéres-
sante qu'imprévue après ce que nous venons de dire ; on la
lit dans une lettre à Laliaud du 19 décembre 1768 : « Il n'était
point sorti de mon cœur et j'y avais nourri le désir secret
de me rapprocher de lui!.. C'était l'homme qu'il me fallait
pour me fermer les yeux ! Son caractère était doux, sa
société était simple ; rien de la prétentaille française :
encore plus de sens que d'esprit : un goût sain, formé par
la bonté de son cœur : des talents assez pour parer une
solitude et un naturel fait pour l'aimer avec un ami. C'était
mon homme ! La Providence me l'a ôté... Son mérite ne
pouvait être senti que des gens bien nés (!) ; il glissait sur
les autres. La génération dans laquelle il a vécu n'était pas
faite pour le connaître; aussi n'a-t-il rien pu faire à Paris ni
ailleurs. Le Ciel l'a retiré du milieu des hommes où il était
étranger. » Et voilà donc la première canonisation rous-
seauiste en bonne forme, par la main la mieux qualifiée
pour conférer cette investiture mystique ! Voilà l'homme
LE MALADE 267
qui aura l'ait vivre le nom de sa famille ! Un signe des
temps, n'est-il pas vrai ? Les générations ultérieures ont en
effet appris, par la prédication continuée de la doctrine,
à s'incliner plus volontiers devant une telle conception du
« mérite » et de la vertu. 9
IV
milord marechal.
l'exposition des enfants dévoilée
Concurremment avec Sauttersheim, la principale ressource
de cœur qui s'offrit à Rousseau au début de son séjour à
Motiers, ce fut l'amitié, beaucoup plus honorable pour lui,
qu'il éveilla chez George Keith, maréchal héréditaire d'Ecosse,
né en 1685, mort en 1778, à quatre-vingt-douze ans et qui,
par l'âge, aurait donc pu être son père. Keith avait pris une
part prépondérante au soulèvement jacobite de 1715, qui lui
valut, du Prétendant, l'ordre de la Jarretière. Il vécut longtemps
|i à Valence, en Espagne, où il se plaisait, puis accepta du service
' dans l'armée prussienne avec son frère Jacques qui, devenu
général, y fut tué à l'ennemi en 1758. Frédéric II, reconnais-
sant de leur dévouement, fit du survivant, devenu presque
< octogénaire, le gouverneur de sa principauté neufchâteloise. —
^ Cet aimable et original vieillard s'entourait de serviteurs
t turcs, nègres ou kalmouks qu'il avait ramenés de ses lointains
' voyages : il se prit pour le Genevois d'une affection vraie. Il
i en était d'ailleurs resté, en 1762, au Rousseau des Discours,
I puisqu'il lui écrivit tout d'abord, en l'invitant à venir le voir :
« Vous trouverez en moi un vieillard approchant du sauvage,
; quoique peut-être un peu gâté par le commerce des barbares
268 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
policés. » Puis, plus tard : « J'ai encore un fils chéri, mon bon
sauvage, s'il était un peu plus traitable ! » Enfin de Berlin, où
il était retourné, il adresse encore le 25 mai 1765 à « son fils
le sauvage » ces lignes d'un accent sincère : « Si mon fils chéri
avait quelque chQ^e assuré pour sa vie, je n'aurais plus rien à
désirer dans le monde, ni aucune inquiétude à le quitter...
Ne croyez-vous pas que la liaison d'amitié est plus forte que
celle d'une parenté éloignée et souvent chimérique ? Moi, je
le sens bien ! Soyez bon, indulgent, généreux (en acceptant
douze cents livres de rentes viagères sur les terres patrimo-
niales du gentilhomme écossais). Rendez votre ami heureux.
Adieu ! » N'est-ce pas lord Bomston en chair et en os (moins
exagéré toutefois dans ses libéralités), de même que Sautter-
sheim nous a rappelé Saint-Preux?
Deux lettres de Keith à la comtesse de Boufïlers, autre amie
dévouée de l'exilé, sont également dignes de mention. La
première, du 22 septembre 1762, indique que ce fut lui qui
disposa Frédéric de Prusse à son attitude généreuse vis-à-vis
de Rousseau : « Il faut, écrit-il à la comtesse comme il l'avait
fait au souverain, il faut soulager un malheureux qu'on ne
peut accuser que d'avoir des opinions singulières, mais qu'il
croit bonnes. » Il ajoute qu'il a le projet de travailler à la con-
version de l'auteur d'Emile, une honnête et belle âme, dit-il,
et qu'il espère donc ramener à notre sainte religion chrétienne.
« Avec son esprit et son éloquence, et la grâce de Dieu surtout,
nous viendrons à bout de cette conversion et M. Rousseau
donnera à notre église un nouveau chrétien ! » Il témoigne de
son estime pour le désintéressement que montre le fugitif,
tout en l'expliquant, de façon assez perspicace, par la con-
viction que ce dernier s'est faite de sa mort prochaine et par
cette circonstance qu'il n'a aucune charge de famille. « Le
roi me dit en me parlant de lui que ce grand désintéressement
est, sans contredit, le fond essentiel de la vertu. Il le pousse
trop loin selon moi. Je crois deviner le secret de notre ami : il
espère mourir avant que tout son argent soit mangé... Ses
persécutions, sa santé, et peut-être aussi son caractère singu-
LE MALADE 269
lier peuvent bien donner un peu d'humeur. J'y compatis. »
Deux mois plus tard, Milord maréchal reprend vis-à-vis
de la même correspondante : « Je lui avais fait un projet,
mais en le disant un château en Espagne, d'aller habiter une
maison toute meublée que j'ai en Ecosse, d'engager le bon
David Hume de vivre avec nous; il devait y avoir une salle
de compagnie, car personne n'entrerait dans la chambre d'un
autre ; chacun ferait ses règlements pour soi, tant pour le
Ispirituel que pour le temporel. Une des raisons qui persua-
daient le plus Jean- Jacques à vouloir réaliser mon projet,
c'est qu'z'Z ignore la langue du pays. C'est bien de lui, cette
raison, et peut-être est-elle bonne. » Au total, un vieil original
plein de cœur, qui comprend, qui goûte même assez l'origi-
nalité chez autrui, comme c'est souvent le cas chez les fils de
sa septentrionale patrie, et qui se mire donc avec complai-
sance dans la pensée d'un autre original, d'inspiration
moins saine toutefois que la sienne. Voici un dernier trait de
son humour britannique : « On m'a dit à Genève, écrit-il à
Rousseau, que le Parlement de Paris, ayant condamné votre
livre [Emile], et ayant les yeux sur ce qu'on ferait là-dessus
à Genève, on s'y est cru obligé de l'interdire. Je ne me suis
pas opposé à cette raison convaincante ; au contraire, j'ai
fait compliment au ministre qui m'en parlait sur la conversion
de la république [au catholicisme], puisque le Parlement de
Paris condamne la doctrine de Calvin aussi bien que le livre
de M. Rousseau ! » Nous dirons le triste dénouement de cette
amitié si cordiale.
En portant avec le temps ses conséquences et ses fruits
naturels, l'affaire de l'Emile allait pourtant contraindre Rous-
seau à quitter le sol helvétique. Incité, au début de 1764, à
prendre en mains la cause des protestants français ses core-
ligionnaires, il s'y était refusé avec amertume en ces termes :
« Doux peut-être quand ils sont faibles, les protestants sont
très violents dès qu'ils sont les plus forts... Avancerais-je par
mégarde quelque hérésie, ils me feraient saintement brûler...
Les protestants sont tout aussi persécuteurs que les catholiques l
270 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
— Il avait pourtant trouvé tout d'abord dans le pasteur
protestant de Motiers, M. de MontmoUin, une largeur de vues
qui l'avait transporté d'aise et il avait participé à la commu-
nion sacramentelle grâce à la bonne volonté de ce ministre
dont il chantait alors les louanges. Mais leurs relations s'ai-
grirent par la prolongation de son séjour à Motiers, par ses
allures indépendantes, par les tracasseries que lui suscitèrent
bientôt avec ses voisins les commérages ou le caractère
brouillon de Thérèse. Les Lettres de la montagne devaient achal
ver de les désunir. Rousseau rompit ouvertement avec Mont-
moUin, fut en butte à quelques manifestations de mauvais
vouloir de la part des habitants du village et crut enfin sa vie
menacée le jour de la célèbre et très contestable « lapidation »,
qui le conduisit à quitter les lieux en toute hâte.
L'hostilité qui se manifestait dans la contrée à son égard
avait été sensiblement accrue par la lecture d'un libelle
répandu contre lui dans le public peu après l'éclat causé par
les Lettres de la montagne, en décembre 1764, et intitulé Sen//-
ment des citoyens (de Genève). Ce factum anonyme semblait,
diront les Confessions, avoir été écrit non pas avec de l'encre,
mais avec l'eau du Phlégéton, ce fleuve infernal. Rousseau
l'attribua avec opiniâtreté, quoique avec fort peu de vraisem-
blance, à son ancien ami le pasteur Vernes ; et il écrivit sur ce
sujet une Déclaration à ce pasteur qui est le type même de la
démonstration sophistique, puisqu'une série de contre-
vérités, aujourd'hui patentes, y sont triomphalement établies
par le raisonnement I La paternité du Sentiment des citoyens
a été en effet, dès longtemps, restituée à Voltaire ^ — Voici
ce qui se lisait, entre autres incriminations, dans ces pages
cruelles : « On a pitié d'un fou, mais, quand sa démence devient
1. Il est singulier que Rousseau n'ait pas voulu reconnaître eu ces pages
la main de son plus célèbre adversaire, lui qui la flairait si bien là où elle
n'élait peut être pas, comme dans cette lettre, si piquante, d'un soi-disant
baron de Corval. dont il voulut amuser M'"» de Boufflers en juillet 1762.
peu après sa fuite en Suisse. C'est la plus fine satire des demandes de
direction spirituelle qui lui étaient alors adressées de toutes parts.
LE MALADE 271
fureur, on le lie... Nous avons plaint Jean- Jacques, ci-devant
citoyen de notre ville, tant qu'il s'est borné dans Paris au
malheureux métier d'un bouffon qui recevait des nasardes à
l'Opéra... Nous avons pardonné à ses romans dans lesquels la
décence et la pudeur sont aussi peu ménagées que le bon sens...
livres qui alarment les mœurs, que les honnêtes gens méprisent
et que la pitié condamne... C'est un homme qui porte encore
les marques funestes de ses débauches et qui, déguisé en sal-
timbanque [en Arménien] traîne avec lui de village en village
et de montagne en montagne la malheureuse dont il fit mou-
rir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d'un hôpi-
tal... abjurant tous les sentiments de la nature, comme il
dépouille ceux de l'honneur et de la religion, etc.. » — Le
délégué terrestre de la Nature divinisée se sentit touché à
fond par cette révélation imprévue. De ce jour, son orgueil
dut se replier plus décidément qu'il ne l'avait fait jusque-là
du stoïcisme rationnel sur une autre ligne de défense ; nous
savons déjà qu'il avait choisi celle du Quiétisme laïcisé.
1 II eut aussitôt une idée singulière et qui témoigne de son
' désarroi mental. Il imagina de donner lui-même une édition
du libelle à l'adresse des Parisiens qui l'auraient assurément
I moins connu sans ce geste bizarre ; il se réserva seulement
d'y ajouter quelques notes, très sobres, pour en nier les asser-
tions erronées. Avec l'accent de la sincérité, il protesta donc
que ses infirmités ne procédaient pas de la débauche, et que
i Mme Le Vasseur, la mère de sa compagne, était encore bien
vivante à cette date. Mais il nia de même, et à beaucoup
moins juste titre assurément, l'exposition de ses enfants :
ce qui était manquer une fois de plus à la devise de sa période
plutarchienne : Vitam impendere vero. Consacrer ma vie à la
vérité! Il écrivit en note à cette assertion du libelle : « Je
n'ai jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte
d'aucun hôpital ni ailleurs ! » Il ne soulagea donc pas sa
conscience par un sincère aveu de sa faute et sa maladie men-
itale marqua de ce jour un grand pas.
On jugera de l'importance qu'il attachait au Sentiment
272 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
des citoyens par les lignes solennelles qu'il adressait à du
Peyrou sur ce sujet : « Cette pièce, écrivait-il, entrera dans
les monuments de l'histoire de ma vie ! Oh, quand le voile
sera déchiré, que la postérité m'aimera, qu'elle bénira ma
mémoire ! » Et, deux mois plus tard, au même correspondant :
« L'écrit de Vernes trouve ici [à Motiers] parmi les femmes
autant d'applaudissement qu'il a causé d'indignation à Ge-
nève et à Paris ; trois ans d'une conduite irréprochable, sous
leurs yeux même, ne peuvent garantir la pauvre M^^® Le Vas-
seur de l'effet d'un libelle venu d'un pays où ni moi ni elle
n'avons vécu... Je prends enfin la ferme résolution de quitter
ce pays, ou du moins ce village... d'aller chercher une habi-
tation où l'on juge les gens sur leur conduite et non sur les
libelles de leurs ennemis. Si quelqu'autre honnête étranger
veut connaître Motiers, qu'il y passe, s'il le peut, trois ans
comme j'ai fait, et puis qu'il m'en dise des nouvelles ! » —
Son séjour se prolongea pourtant sept mois encore, jusqu'à
l'heure de la « lapidation » que nous avons déjà rappelée. Des
pierres furent jetées dans l'obscurité par des inconnus contre
les murs et les volets de son chalet. Il ne s'y crut plus en
sûreté.
CHAPITRE IV
LA CRISE ANGLAISE DE 1766
En quittant Mo tiers-Travers aux premiers jours de sep-
tembre 1765 — dans l'affolement de sa lapidation plus ou
moins authentique, et après avoir jeté au pasteur Montmollin
les qualifications de chef de brigands, de « capitaine de coupe-
jarrets », de « sicaire », — Rousseau va s'établir dans une île
du lac de Bienne qu'il devait rendre fameuse, quelques années
plus tard, par la délicieuse description de ses Rêveries. Mais,
dès le 17 octobre, il reçut du gouvernement de Berne l'ordre
de sortir sans délai du territoire de la république. Le 20, il
écrit à un fonctionnaire de la région. M, de Graffenried, bailli
de Nidau, une lettre qui fit grand bruit, pour lui demander
une prison, comme une grâce : « La liberté de me promener
quelquefois dans un jardin, et je suis content !... J'aime la
liberté sans doute, mais la mienne n'est point au pouvoir des
hommes et ce ne seront ni des murs, ni des clefs qui me
roteront. » Et ce langage, si mystique par ses allusions, ne
pouvait manquer d'aller au cœur des contemporains. Il
s'installe cependant le 25 octobre à Bienne, où il songe à
passer l'hiver. Mais dès le 28, il a changé de projet sans que
ses motifs soient bien clairs : « On m'a trompé, mon cher hôte,
écrit-il|à du Peyrou. Je pars demain. » Il se dirige cette fois
18
274 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
vers la France, où il sent bien que son heure est venue désor-
mais.
A Strasbourg, où il arrive le 4 novembre, il reçoit en effet
le plus réconfortant accueil. Le gouvernement prescrit à ses
agents de fermer les yeux sur sa rupture de ban, car les brèves
années qui se sont écoulées depuis la publication de VHéloïse
et de Y Emile ont singulièrement avancé la révolution morale
en notre pays. L'Encyclopédie et Voltaire y sont pour une
large part, à coup sûr : mais c'est bien Rousseau qui est
devenu, sans le vouloir, le porte-bannière de ce grand mou-
vement, mystique en son fond, malgré ses éléments rationnels
de surface, qui va conduire aux convulsions révolutionnaires ;
revendication de puissance qui cherchait par instinct un
appui dans l'Au-delà pour ses entreprises [assurément jus-
tifiées dans une ample mesure] et qui en trouva l'illusion dans
les brûlants écrits du rêveur des Gharmettes, de Venise et de
l'Ermitage. — Strasbourg le fête donc, et, mieux encore que
ses correspondants de direction, lui fait sentir et connaître
son pouvoir nouveau : « On me fait apercevoir bien agréable-
ment, écrit-il, que je ne suis plus en Suisse. » Il projette une
fois de plus de se fixer pour l'hiver dans la métropole alsa-
cienne ; puis il change encore de dessein, car Paris l'attire.
Là seulement, il trouvera la consécration définitive et l'indis-
cutable triomphe. Il y est dès le 17 décembre, hôte du prince
de Conti dans l'enceinte inviolable du Temple. Les amis et
les curieux affluent vers son antichambre ; il se prête avec
délices à cette ovation qui tonifie ses forces psychiques pour
quelques semaines. — Mais le bruit qui se fait autour de
sa personne inquiète enfin le gouvernement français : on lui
donne à entendre que son séjour à Paris ne sera pas plus
longtemps toléré. C'est alors qu'il songe à passer en Angle-
terre, pays classique de la liberté civile, et où lord Bomston
lui a fait des amis. David Hume est à ce moment en France,
mais sur le point de retourner dans sa patrie : il se charge d'y
conduire l'ami de George Keith.
Issu d'une famille noble d'Ecosse, philosophe d'abord,
LE MALADE 275
puis historien de son pays, Hume jouit à ce moment parmi
nous d'une réputation égale ou même supérieure à celle que
lui ont consentie ses concitoyens. Il est non seulement l'ami
très cher de Milord maréchal — avec qui Jean- Jacques entre-
tient la correspondance la plus affectueuse depuis la retraite
de l'octogénaire à Berlin, — mais aussi le familier de MM^^^^s je
BouITlers et de Verdelin, ces deux rousseauistes de la première
heure. Rien n'est donc plus naturel pour l'écrivain, brouillé
avec l'autorité dans sa patrie d'origine comme dans sa patrie
d'adoption, que d'accepter ce patronage bénévole. Au milieu
de janvier 1766, ils sont tous deux à Londres.
LE REQUISITOIRE CONTRE HUME
Les premières relations entre Rousseau et Hume avaient
été des plus cordiales. Dès août 1762, l'exilé de Motiers parle
de l'Écossais à M^^ de Boufïlers comme d'un homme unique
et vraiment selon son cœur, aussi profond philosophe qu'im-
partial historien. Quelques mois plus tard, il s'adresse direc-
tement à David pour l'informer qu'il tient de Milord maréchal
; la plus tendre amitié pour sa personne ainsi que la plus grande
! admiration pour son génie, et qu'il le sait d'ailleurs encore
1 plus aimable que sublime ! A Paris, il accepte avec émotion
I de cet ami des offres de service que nous verrons en effet
suivies d'une très efficace activité à son profit.
Il nous faut toutefois mettre dès à présent au clair un
incident du séjour parisien de Hume qui a donné lieu aux
colères de certains fidèles de Rousseau entièrement aveuglés
par leur foi. Hume se serait rendu coupable d'un crime de
276 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
lèse-amitié dès cette date, pour avoir acquiescé par ses sou-
rires et peut-être collaboré pour une phrase, à une plaisanterie
littéraire qu'Horace Walpole se permit à ce moment sur
Jean-Jacques et fit circuler dans quelques salons parisiens.
C'était une prétendue lettre du roi Frédéric de Prusse à
Rousseau, lettre dont nous donnerons préalablement le texte
afin de permettre à chacun d'en juger le degré de noirceur :
« Mon cher Jean-Jacques, était donc supposé écrire le sou-
verain philosophe, vous avez renoncé à Genève, votre patrie ;
vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté
dans vos écrits. La France vous a décrété. Venez donc chez
moi. J'admire vos talents ; je m'amuse de vos rêveries, qui,
soit dit en passant, vous occupent trop et trop longtemps.
Il faut, à la fin, être sage et heureux. Vous avez assez fait
parler de vous par des singularités peu convenables à un
véritable grand homme. Démontrez à vos ennemis que vous
pouvez avoir quelquefois le sens commun. Cela les fâchera
sans vous faire tort. Mes Etats vous offrent une retraite pai-
sible, je vous veux du bien et je vous en ferai si vous le trou-
vez bon. Mais, si vous vous obstinez à rejeter mes secours,
attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez
à vous creuser l'esprit pour trouver de nouveaux malheurs,
choisissez-les tels que vous voudrez. Je suis roi ; je puis vous
en procurer au gré de vos souhaits, et, ce qui sûrement ne
vous arrivera pas du côté de vos ennemis, je cesserai de vous
persécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à
l'être. — Votre bon ami, Frédéric. » — Au total une satire
de la manie des persécutions qui commençait de se mar-
quer publiquement dans l'homme que nous avons vu l'avouer
à Malesherbes en termes si frappants, et une parodie qui
n'était ni bien spirituelle, ni bien méchante, en vérité.
Hume a nié qu'il eût connu cette lettre avant son retour
en Angleterre; au surplus, en eût-il entendu la lecture à Paris,
eût-il souri à cette audition, eût-il enfin suggéré un trait de
détail à son compatriote pour cette peu piquante moquerie,
— le tout avant d'avoir proposé de nouveau ses services à
LE MALADE
277
Jean- Jacques, — que tout cela serait une faute assez vénielle
encore. Ainsi en jugea fort sainement un peu plus tard leur
amie commune, M™® de BoufTlers, dont l'attitude fut admi-
rable de bon sens et de cœur au cours de leur regrettable
querelle. « Au reste, écrivait à Hume cette fenmie d'esprit
après le début de la querelle fameuse, au reste, si les
plaintes de Rousseau ne sont fondées que sur la phrase qu'on
vous attribue : je suis roi, etc., on peut dire que son amour-
propre est trop facile à blesser, puisque cette phrase est plutôt
une satire contre le pouvoir arbitraire que contre lui. Se
laisser aller à cette violence sur une simple raillerie, passer
toute borne, oublier tout devoir est un excès d'orgueil bien
criminel ! » — Criminel, non sans doute. Ainsi n'en saurait
juger du moins la postérité mieux renseignée que les contem-
porains sur la maladie de Jean- Jacques ; mais monstrueux
à coup sûr ! Quoi qu'il en soit, c'est à cette saillie d'humeur
railleuse que se réduisent, pour tout historien de sang-froid,
les possibles torts de David Hume en cette occurrence. Ceux
de Rousseau sont d'autre importance, comme nous allons
le rappeler maintenant.
Les choses se passèrent pourtant fort bien entre eux tout
d'abord, parce que le succès de curiosité qui attendait l'au-
teur d'Héloïse à Londres ne fut pas moindre que celui dont
Strasbourg et Paris venaient de le régaler tour à tour. Les
journaux sont pleins de lui ; on se presse encore à sa porte ;
le prince héritier de la couronne vient le visiter incognito.
Et le misanthrope de s'épanouir ! — Pendant ce temps, Hume
fait de son mieux pour lui trouver un séjour champêtre à sa
convenance. Dès la fin de janvier et en attendant cette instal-
lation rurale, objet de ses vœux, il s'établit à proximité de la
capitale anglaise, dans le bourg de Chiswick, chez un épicier.
Puis, le 20 mars, il transporte ses pénates à Wootton en
Stafïordshire, dans l'habitation d'un riche gentleman, nommé
Davenport.
Une fois de plus, la solitude des champs va se montrer peu
j favorable à son équilibre mental, quoiqu'il soit persuadé
278 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
du contraire, car le soupçon sans objet s'installe aussitôt dans
son cerveau, pour se concentrer bientôt sur David Hume.
Il croit remarquer tout d'abord qu'on s'occupe moins de lui
dans le public que durant les premières semaines de son
séjour en Angleterre. — Et quoi de plus naturel que ce demi-
silence, une fois la première curiosité satisfaite et devant sa
volonté bien affirmée de retraite. — Puis certain journal s'avise
de publier la fausse invitation de Frédéric, ce qui est plus
grave en effet et ce qui achève de le jeter dans la suspicion
chimérique. Pourtant, sa lettre du 29 mars à son « cher patron »
est cordiale encore ; mais, le même jour, il écrit à du Peyrou
ce qui suit : « Je sens que je n'ai que deux amis sûrs [Milord
maréchal et lui]. Je n'entends plus parler de l'impression de
vos lettres ! » Et l'on sent qu'il va bientôt délirer une fois de
plus sur ce retard fortuit d'impression, car ces Lettres de du
Peyrou sont une apologie de sa conduite dans les polémiques
suscitées par les Lettres de la montagne ; apologie dont il a
lui-même suggéré les grandes lignes à ce complaisant pour
accabler ses ennemis de Bienne et souligner l'accueil reçu
par lui hors du territoire suisse depuis quelques mois.
Le 31 mars, une de ses lettres à d'Ivernois informe celui-ci
que Hume est fort lié avec le fils de Tronchin le guérisseur,
— Rousseau ne l'appelle plus que le « jongleur » depuis leur
brouille qui date de 1759. — Il se souvient en outre, un peu tard,
que Hume entretient également d'étroites liaisons avec quel-
ques-uns de ses ennemis parisiens les plus dangereux, Alem-
bert, Holbach, etc.. Si donc David n'est pas un fourbe, le
solitaire sent qu'il aura « de grandes réparations à lui faire » !
C'est déjà la couleur que prirent ses relations avec M^^ d'Épi-
nay dès le mois de juin 1757. « Il s'occupe beaucoup de mes
petits intérêts, insiste le malade, et ma réputation n'y gagne
pas. Les papiers publics qui parlaient beaucoup de moi, et
avec honneur, avant notre arrivée, depuis qu'il est à Londres
n'en parlent plus ou n'en parlent plus que désavantageuse-
ment. » Il va dès lors jusqu'à accuser Hume d'ouvrir ses
lettres pour les intercepter quand il le juge bon ! — Pourtant,
LE MALADE 279
vis-à-vis de M"»® de Bouftlers, leur amie commune, c'est encore,
le 5 avril, l'accent détaché qui domine : « Vous craignez pour
moi le désœuvrement (à combien juste titre 1)... J'ai ici un
homme qui est de ma connaissance et que j'ai grande envie
de connaître mieux. La société que je vais lier avec lui m'em-
pêchera d'en désirer aucune autre. Je l'estime assez pour ne
pas craindre une intimité à laquelle il m'invite, et, comme il
est aussi maltraité que moi par les hommes, nous nous con-
solerons mutuellement de leurs outrages en lisant dans le
cœur de notre ami qu'il ne les a pas mérités ! » Gela est fort
joliment dit et c'est l'annonce de la rédaction commencée
des Confessions, circonstance qui va tenir sa place dans la
querelle désormais imminente.
Comme M"^® de Boufïlers, comme jadis M"*® de Chenon-
ceaux et Diderot, Hume redoute la solitude pour son protégé
que les relations sociales distrayent et tonifient sans qu'il
s'en doute : « Il a un peu la faiblesse de vouloir se rendre inté-
ressant en se plaignant de sa pauvreté et de sa mauvaise
santé. » Santé robuste à cette date, en dépit de passagères
souffrances locales, comme le prouvaient ses longues excur-
sions pédestres du val de Travers. « Il a, poursuit Hume, des
accès de mélancolie ou de spleen qui donnent quelquefois à
sa conduite un air de bizarrerie et de violence, qualités qui
ne lui sont pas naturelles ! » L'Écossais en savait déjà quelque
chose et l'on ne saurait donc juger avec plus de modération un
névropathe, de relations souvent difficiles.
Revenons à l'hôte de Wootton qui, le 7 avril, écrit à un lord
[anonyme dans la Correspondance mais sans doute au comte
de Bentinck] pour lui parler d' « embûches » et d' « amitié
perfide ». Le même jour, il adresse une protestation au rédac-
teur responsable de la St James Chronicle qui vient de
publier la fausse lettre de Frédéric : il en attribue à ce moment
la paternité à d'Alembert. — Enfin le 9 avril, il rédige pour
Mme ^Q Verdelin (et non pour M"^^ de Boufilers, comme l'in-
diquent les éditeurs de sa Correspondance) une longue lettre
où il raconte pour la première fois les deux incidents de
280 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
voyage, qui, interprétés par lui de la iaçon la plus bizarre,
Tont persuadé de la grande trahison de David Hume ! « Quel-
qu'un travaille en secret, ajoute- t-il, mais sans relâche à me
déshonorer. Tout ce qui vient de m'arriver en Suisse a été
déguisé. Mon dernier voyage à Paris et Vaccueil que j'y ai
reçu ont été falsifiés. On a fait entendre que j'étais générale-
ment méprisé et décrié en France... On a fait supprimer
chez un libraire l'édition des Lettres de du Peyrou. » En fait
il s'agit, comme pour VEmile naguère, d'un retard purement
fortuit. « Je ne puis vous exprimer à quel point la haine et le
dédain se sont manifestés contre moi dans les hôtesses et dans
les servantes [à Chiswick] et de quel accueil infâme on a régalé
M^ie j^e Vasseur [trait à retenir !]... .J'ai toutes mes facultés
dans un bouleversement qui ne me permet pas de vous parler
d'autre chose ! » L'accès est donc déclanché.
Le 10 avril, il écrit, exactement dans le même sens, à l'un
de ses cousins Rousseau qu'il a retrouvé à Londres, puis
encore, au même lord que précédemment: « J'apportais ici
l'estime universelle et le respect même de mes ennemis...
L'Europe entière continuera de me rendre la justice qu'on me
refuse en Angleterre. 'L'éclatant accueil que, malgré le décret,
je viens de recevoir à Paris à mon passage prouve que
partout où ma conduite est connue, elle m'attire l'honneur
qui m'est dû... L'année dernière, on fit courir un libelle
afl[reux sur ma conduite à Paris [le Sentiment des citoyens].
Pour toute réponse, je fis imprimer ce libelle à Paris même.
Il y fut reçu comme il méritait de l'être, et il semble que ce
que tous les deux sexes ont d'illustre et de vertueux dans
cette capitale ait voulu me venger, par les plus grandes
marques d'estime, des outrages de mes vils ennemis... Il
faudra bien que votre public me rende son estime. Mais quel
gré lui en saurai-je quand je l'y aurai forcé ? »
Un mois plus tard, le 10 mai, il adresse à Malesherbes une
lettre qui est un extrait presque textuel du grand réquisitoire
dont sans doute la rédaction avait rempli pour lui en partie
la fin d'avril : réquisitoire que Hume ne recevra de lui, in
LE MALADE 281
extenso, que deux mois après. Il y accuse celui-ci d'avoir
jalousé, dès leur rencontre à Paris, l'accueil fait par le prince
de Conti au fugitif de Motiers — ce qui témoigne du prix qu'y
attachait sa propre vanité souffrante : « Cette préférence
d'humanité dont j'étais l'objet, écrit-il cependant, en mon-
trait pour lui une beaucoup plus flatteuse. C'était lui dire :
mon ami Hume, aide-moi à marquer de la commisération
à cet infortuné ! Mais son cœur jaloux fut trop bête pour sen-
tir cette distinction-là ! » Il reparle du regard atroce de l'Écos-
sais en ajoutant : « Cet homme, que mon mauvais destin
semble avoir forgé tout exprès pour moi, n'est pas dans ta
sphère ordinaire de l'humanité :... Quand je vivrais mille ans,
je sens que, jusqu'à ma dernière heure, jamais David Hume
Ine cessera de m'être présent ! » C'est toujours l'humanité par-
tagée en anges et en démons. Malheureusement les anges se
confinent de plus en plus dans la sphère hantée par « nos
habitants ! » Vis-à-vis de du Peyrou, le 31 mai, il aura cette
assertion sans réplique : « Je regarde le triumvirat de Vol-
taire, Alembert et lui [Hume] comme une chose certaine.
Je ne pénètre pas leur projet, mais ils en ont un ! »
i Enfin David, qui s'inquiète du silence prolongé du solitaire
là son égard et recueille sans doute quelques vagues échos des
frénétiques incriminations de celui-ci, réclame une explica-
tion de sa part. Il en reçoit d'abord un billet daté du 23 juin :
« Je croyais que mon silence, interprété par votre conscience,
jen disait assez. Mais, puisqu'il entre dans vos vues de ne pas
l'entendre, je parlerai... Vous m'amenez en Angleterre pour
m'y déshonorer ! » — Puis, daté du 11 juillet, c'est un long
mémoire accusateur, rédigé à la troisième personne et que nous
! analyserons rapidement. — Le premier grief formulé contre
Hume est la prétendue jalousie qu'aurait inspirée à celui-ci
l'accueil fait par le prince de Conti au Genevois, qui d'ailleurs
en parle d'un ton plus détaché cette fois : « Je me prêtai par
I devoir, mais avec répugnance [1] à cet éclat, jugeant combien
l'envie de mes ennemis en serait irritée I » Rousseau assure
encore qu'une augmentation sensible de considération pour
282 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
M. Hume fut, à Paris, la conséquence immédiatejde la bonne
œuvre qu'il annonçait l'intention d'accomplir au profit du
décrété. C'est donc déjà l'Ecossais qui est plutôt redevable
sur ce point.
Ensuite est discutée l'affaire de la pension que David s'em-
ployait depuis six mois à obtenir du roi d'Angleterre pour
Jean-Jacques — dont l'attitude fut étonnamment inconsé-|
quente en cette affaire, pour ne pas dire davantage : — l'objet
de cette discussion est d'écarter cet autre motif de gratitude,
d'un geste aussi violent que celui qui rejeta naguère les obli-
gations du malade à l'égard de M^^ d'Épinay. —.Tout compte
fait, sur aucun point, il ne devra rien : « Pour le bien réel que
ses soins m'ont fait, ils ont plus d'apparence que de poids, i
Je ne venais pas en mendiant : j'apportais mon pain, deman-
dant seulement un asile ! » Et l'on sait que l'Angleterre ouvre
gratuitement cet asile à tout étranger malheureux. L'auteur
d'Héloïse y était-il d'ailleurs si peu connu qu'en arrivant'
seul il eût manqué d'assistance et de bons offices ? Nulle-
ment, puisque son hôte actuel, M. Davenport, l'a recherché
pour lui-même et avant toute intervention directe de David. I
— En résumé, « tout ce qui s'est fait de bien se serait fait sans.^
M. Hume à peu près de même et peut-être mieux, mais le mal:
ne se fût point fait » ! Et voilà donc le fardeau de la recon-
naissance heureusement déposé sur la voie publique.
L'auteur du mémoire passe ensuite à ses griefs contre la
presse britannique. Un certain magazine l'a dit fils de musi-
cien, ce qu'il semble considérer comme une grave injure ;
nous savons cependant que son père fut maître à danser,
dans sa jeunesse, et peut-être quelque très vieux Anglais,
hôte de Genève en son adolescence, avait-il conservé ce sou-i
venir, ou, du moins, laissé cette tradition dans sa famille.
Puis il refait le récit des deux scènes, si connues, que nous
avons mentionnées déjà : Hume disant tout haut dans son
sommeil : « Je tiens Jean- Jacques Rousseau ! » (mais rêve-t-on
dans une langue étrangère quand on dévoile ainsi le fond de
son cœur ?) et, une autre fois, devant un flot de larmes du
LE MALADE 283
facile pleureur, lui tapotant le dos pour le calmer en l'appe-
lant : « Mon cher monsieur », mais avec un regard de basilic !
— Enfin vient le pathologique sophisme final : ou M. Hume
est le plus grand des hommes, ou il en est le dernier ! Or,
s'employant à obtenir une pension pour Rousseau sans s'être,
au préalable, justifié sur sa conduite vis-à-vis de ce dernier
(qui ne Tavait point accusé en face, notons-le bien), il lui
rendait des soins inutiles et n'était donc point généreux !
Et la vérité, selon son accusateur, est qu'il se disait pendant
ce temps avec satisfaction : « Ou Jean-Jacques acceptera, et,
alors, avec les preuves que j'en aurai en mains contre lui, je
le déshonore complètement [?] ; ou il refusera, et il faudra
qu'il dise pourquoi. Alors, s'il m'accuse, il est perdu ! » Com-
prenne qui pourra ce noir imbroglio et ce raisonnement inin-
teUigible !
Pourtant voici venir une furtive manifestation du sens
commun qui n'est pas encore totalement éteint par la manie
dans le cerveau du malade : « Il est vrai, poursuit-il en effet !
Tout est incompréhensible dans ce qui se passe. Une telle
conduite n'est pas dans la nature : elle est contradictoire ! Et,
pourtant, elle est démontrée ! » Un abîme s'ouvre des deux
côtés sous ses pas : « Je péris dans l'un ou dans l'autre. Je suis
le plus malheureux des humains si vous êtes coupable, le plus
vil si vous êtes innocent ! Vous me faites désirer d'être un objet
méprisable ! » Rhétorique pure, car il ne se trouvera guère
malheureux de croire Hume coupable et ne se jugerait nulle-
ment vil au bout de quelques minutes s'il était contraint de
le reconnaître innocent. Il s'en tirerait en ce dernier cas par
quelques « prosternations », comme celles qu'il promettait
jadis à M°^® d'Épinay sous la même condition. Il prierait
même au besoin qu'on le « foule aux pieds » ! Que Hume daigne
donc se justifier, ou reçoive un éternel adieu ! — Vis-à-vis de
Mme de Verdelin, quelques jours plus tard, il consentira au
sens commun les mêmes concessions, que sa manie lui fera
retirer aussitôt qu'accordées : « Votre objection tirée du
caractère (si notoirement honorable) de M. Hume est très
284 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
forte, et m' étonnera toujours. Il n'a pas fallu moins que ce
que j'ai vu et senti d'opposé pour le croire. Tout ce que je
peux conclure de cette contradiction, c'est que, apparemment,
M. Hume n'a jamais haï que moi seul. Mais aussi quelle haine!
Quel art profond à la cacher et à l'assouvir ! Le même cœur
pourrait-il suffire à deux passions pareilles ? »
Au surplus, une fois l'exécution nécessaire accomplie, l'hôte
de Wootton ne tarde pas à retrouver le calme et à reprendre
confiance en sa mission céleste : « Il n'est pas possible, vu la
cause, écrit-il à du Peyrou le 16 août, de n'être pas affecté
de cette épouvantable révolution [de l'opinion à son égard] qui,
je n'en doute pas, a gagné toute l'Europe [depuis le Sentiment
des citoyens]. Pour vous, mon cher hôte, que tout cela ne vous
ébranle pas ! J'ose vous prédire qu'un jour l'Europe portera
le plus grand respect à ceux qui en auront conservé pour
moi dans mes disgrâces ! » C'est le ton du Christ annonçant
l'avenir à ses disciples. Et la prédiction s'est réalisée, au
moins pour la plus grande partie de l'Europe et pour un
temps, — - de même que les promesses de l'Évangile, — car les
grands mystiques ont de ces revanches.
II
LES PLAIDOIRIES
Au reçu du factum de Rousseau, Hume tombe littérale-
ment des nues. Comme naguère Grimm et M^^ d'Épinay
devant la scène du 24 octobre 1757, il se sent à la fois stupé-
fait et exaspéré. Mais son tempérament sanguin d'homme du
nord a de plus brusques réactions dans la colère. Il proteste
tout d'abord, — et M*"^ de BoufFlers le lui reprochera, — près
LE MALADE 285
du plus décidé des adversaires du malade, le baron d'Holbach,
ce qui est faire la société parisienne juge de l'incident. Puis
encore et parce qu'il s'attend à être publiquement attaqué —
soit sans délai, soit tout au moins dans ces mémoires dont il
sait que la rédaction occupe à ce moment le solitaire et dont
on peut dès lors prévoir quel sera l'immense retentissement
quelque jour, — il se décide à prévenir la calomnie imprimée
et à s'expliquer de la même façon au préalable. Il donne donc
sa plaidoirie sous ce titre : Exposé succinct de la contestation,
qui s'est élevée entre M. H. et M. R., avec les pièces justifi-
catives. Londres, 1766.
L'avertissement des éditeurs, qui a été attribué à d'Alem-
bert, est d'un ton quelque peu embarrassé ; on n'appelait pas
alors aussi délibérément qu'aujourd'hui le grand public à
juger les différends des particuliers. Le corps de l'ouvrage est
rempli par le récit de Hume en personne. Il y expose comment,
dès 1762, il offrait chez lui un asile à Rousseau fuyant Paris,
George Keith, leur ami commun, servant le plus souvent alors
d'intermédiaire à leurs réciproques effusions. Puis, en 1765,
une personne qui s'intéresse à Rousseau (M'"^ de Verdelin),
étant allé voir celui-ci à Motiers en apprit qu'il avait le projet
de quitter la Suisse. Aussitôt Hume, qui se trouve alors chargé
des affaires d'Angleterre à la cour de France, mais a la pers-
pective de regagner bientôt son pays, écrit une fois encore à
l'exilé pour lui proposer ses services. Rousseau répond de
Strasbourg avec reconnaissance, et le voyage en commun se
décide après que le Genevois y a mis certaines conditions. « Je
le dis à regret, écrit Hume en cet endroit de son exposé, cette
affectation de misère et de pauvreté extrême n'est qu'une
petite charlatanerie [le mot peut être trop fort, mais c'est un
étranger qui parle] que M. Rousseau emploie avec succès
pour se rendre plus intéressant et exciter la commisération
du public. » Estimant toutefois qu' « un noble orgueil, quoique
porté à l'excès mérite l'indulgence dans un homme de génie »,
Hume accepte de servir Rousseau à sa manière (c'est-à-dire
à la manière que Rousseau pouvait accepter) en dissimulant
286 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ses bienfaits autant que possible. Mais il avait compté sans
la perspicacité aiguisée du névropathe dont l'orgueil se
cabrait bien davantage encore à la découverte d'un bienfait
dissimulé, parce que sa blessure d'amour-propre se compli-
quait aussitôt de soupçon.
Ici se place sous la plume de David une nouvelle expression
de ce sentiment, né de l'expérience, qui fut toujours celui des
familiers de Rousseau : à savoir que cet assoiffé de solitude
champêtre n'était plus le jeune autodidacte des Gharmettes,
sachant remplir ses journées par de fructueuses études et
mesurer quelque peu la durée de ses rêveries moins saines,
mais avait en réalité besoin des distractions de la société
pour conserver l'équilibre entre ses diverses facultés mentales.
Pourtant, cette fois encore les mots dépassent quelque peu la
pensée de l'écrivain étranger. « Je voyais avec une peine
infinie, écrit celui-ci, qu'il était né pour le tumulte et les orages
et que (par l'inquiétude d'esprit qui lui est naturelle, lira-t-on
quelques lignes plus loin) le dégoût [il faudrait dire l'ennui]
qui suit la jouissance paisible delà solitude et de la tranquillité
le rendrait bientôt à charge à lui-même et à tous ceux qui
l'environnaient. » Comme nous l'avons indiqué. Hume con-
teste ici qu'il ait connu pendant son séjour à Paris la lettre I
écrite par Walpole sous le nom de Frédéric de Prusse :
« Quoique nous nous vissions très souvent, dit-il, il [Walpole]
avait caché soigneusement cette plaisanterie jusqu'après mon
départ, par attention pour moi. Je la vis à Londres pour la
première fois. » La lettre ayant été peu après publiée dans un
périodique anglais, il le regretta, ajoute-t-il, mais fut encore
plus affligé « de voir M. R. montrer cet excès de sensibilité pour
un incident aussi simple et aussi inévitable » ! Il expose ensuite ]
les démarches faites par lui en vue d'obtenir à Rousseau une
pension de la couronne d'Angleterre, dans le même temps que
ce dernier commençait par lettres, sa campagne de calomnies
contre lui. Il ne recevait plus rien de Wootton, mais croyait le '
solitaire froissé de ce qu'on avait d'abord projeté de lui accor- (^
der cette pension sans la déclarer publiquement ; il s'occupait
LE MALADE 287
lonc d'obtenir que cette libéralité devînt ofTicielle, et, non
^ans efforts, il venait enfin de recevoir satisfaction sur ce
Doint, lorsqu'il reçut le réquisitoire de juillet. — Un tel con-
raste entre les occupations simultanées des deux amis de la
/eille aurait dû paraître assez frappant en effet.
Ce qui, dans l'attitude du malade, choque particulièrement
e caractère viril et pondéré de David, — tout à fait incapable
le comprendre la diplomatie de femme nerveuse à laquelle
a psychasténie conduit trop souvent ses victimes, — c'est
lue Jean- Jacques ait si visiblement besoin qu'on s'occupe de
iii sans trêve, tout en prétendant aspirer à l'isolement et à
'oubli ; c'est que toujours il veuille « être un objet d'intérêt »
'n se faisant passer pour « un homme opprimé par l'infortune,
)ar la maladie et les persécutions, lors même qu'il est le plus
ranquille et le plus heureux ! » Car le propriétaire du domaine
le Wootton, M. Davenport, lui décrivant son hôte comme
Darfaitement dispos et même « gai », il s'étonne d'être, durant
:es heures de gaîté, la victime des noires humeurs de l'atra-
Dilaire. « Son affectation de sensibilité extrême, écrit-il, était
m artifice trop souvent répété pour en imposer à un homme
jui le connaissait aussi bien que moi î » Appréciation peu
clairvoyante cette fois ; mais, encore un coup, ce robuste mon-
agnard, au sang paisible, ne pouvait comprendre ce paquet
,le nerfs, aux féminines réactions !
1 II réfute ensuite, assez brièvement, le réquisitoire qu'il a
eçu de Rousseau et dont il n'a pu obtenir communication,
lit-il, que par l'intervention et le crédit de M. Davenport. Il
;ie saurait répondre de ses rêves, et, s'il se souvient en effet
H' avoir subi, certain jour, une scène d'attendrissement de
Ija part de Jean- Jacques, elle avait été précédée d'excuse
)our un premier soupçon du malade. Il y avait eu là comme
me réédition, dans la réalité, de la scène entre Saint-Preux et
iomston à Besançon, ou encore un équivalent de la lettre
lumblement écrite à Malesherbes après l'affaire des jésuites
lu temps de V Emile : « Mon cher ami, aurait en effet supplié
on fantasque compagnon de voyage, me pardonnerez-vous
288 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
jamais cette extravagance ? Après tant de peines que vouj
avez prises pour m'obliger, se peut-il que je paye vos service^
de tant d'humeur et de brusquerie ? Mais, en me pardonnant,
vous me donnerez une nouvelle marque de votre amitié, e1
j'espère que, lorsque vous verrez le fond de mon cœur, vou^
trouverez qu'il n'en est pas indigne ! » C'est bien là le style di
maniaque de l'affection tonificatrice.
A la fm de sa brochure. Hume propose deux hypothèse^
pour expliquer l'inexplicable conduite de son agresseur. Les
uns, dit-il, le prétendent absolument de mauvaise foi : ils conJ
sidèrent ses procédés comme dictés par cet orgueil extrême
qui fait le fond de son caractère et le porte à se débarrassai
de l'intolérable fardeau de la reconnaissance en sacrifiant, '[s'il
le faut, l'honneur, la vertu, l'amitié ou même son propre
intérêt. Mais il est, sur son compte, une opinion plus modérée
(celle des Boufïlers et des VerdeUn) à laquelle l'Écossais sej
rallie : « Quelques-uns de mes amis, reprend-il en effet, cousin
dèrent toute cette affaire avec plus d'indulgence et regardent
M. R. comme un objet de pitié plutôt que de colère. Ils sup-
posent bien aussi que l'orgueil et l'ingratitude sont la base
de son caractère ; mais, en même temps, ils sont disposés èt\
croire que son esprit, toujours inquiet et flottant, se laisse
entraîner au courant de son humeur et de ses passions...
L'absurdité de ce qu'il avance n'est pas, selon eux, une preuve
de sa mauvaise foi. Il se regarde comme le seul être important
de l'univers et croit bonnement que tout le genre humain
conspire contre lui. Son plus grand bienfaiteur étant celui
qui incommode le plus son orgueil [plutôt son incapacité de
payer] devient le principal objet de son animosité. Il est vrai
qu'il emploie, pour soutenir ses bizarreries, des fictions et des.
mensonges, mais c'est une ressource dans ces têtes faibles qui
flottent continuellement entre la raison et la foUe, et per-
sonne ne doit s'en étonner. — J'avoue que je penche beau-
coup vers cette dernière opinion, en même temps que je doute
fort qu'en aucune circonstance de sa vie M. R. ait joui plus
entièrement qu'aujourd'hui de toute sa raison. Même dans
LE MALADE 289
les étranges lettres qu'il m'a écrites y on retrouve des traces bien
marquées de son éloquence et de son génie ! » On ne saurait
mieux dire, et cette analyse de psychologie morbide est déjà
très clairvoyante pour l'époque. — Hume conclut en répétant
qu'il n'a porté la querelle devant le public que pour défendre
son honneur contre les probables agressions des mémoires
que rédige l'hôte de Wootton ; si en effet celui-ci venait à
mourir avant la publication de ces mémoires, son ancien ami
se sentirait moins de liberté pour user d'arguments personnels
en vue de sa défense, — ce qui est une délicate pensée. — En
fait, les Confessions s'arrêtèrent précisément, comme on le
sait, au moment d'aborder le séjour de l'auteur en Angleterre.
Quoique sollicité par tous ses fidèles, Rousseau refusa
Dbstinément de prendre à nouveau la parole dans sa propre
'cause. Ce fut donc une femme qui plaida pour lui le procès
'qu'il avait si malencontreusement engagé et qui le plaida de
façon très « femme » en vérité, c'est-à-dire avec élan et avec
sœur mais avec un trop complaisant recours à la logique des
[sentiments (pour parler le langage de la psychologie contem-
poraine). On sait encore peu de chose sur cette M°^® La Tour
DU de La Tour, plus tard M^^^ de Franqueville, que Rousseau
appelle Marianne dans sa correspondance. Ils étaient entrés
m relations épistolaires après la publication de VHéloïse alors ,
que, sur un ton fort spirituel et qui le conquit, elle lui avait
3xposé ses impressions de lecture, concurremment avec une
amie anonyme. Cette dernière s'était reconnue dans Claire
d'Orbe, tandis qu'elle-même se sentait d'étroites affinités de
caractère avec Julie d'Étange. Toutefois l'amie qui ressem-
blait à Claire se lassa bientôt des rebuffades de leur quinteux
correspondant : « Dans la dernière lettre de Rousseau, écri-
vit-elle dès le 15 janvier 1762 à Marianne, je trouve de l'in-
conséquence, de la fausseté, de l'impertinence... C'est un fou...
Mon mari prétend qu'il faut enterrer Jean- Jacques auprès
de son chien [en philosophe cynique] : je trouve, moi, qu'il
lui fait encore trop d'honneur, etc.. » La pseudo- Julie com-
pensa cette défection par un redoublement de ferveur : elle
19
290 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
devait défendre le grand écrivaih, même après sa mort, envers
et contre tous.
Ce fut sous le titre de Précis pour Jean-Jacques Rousseau
qu'elle répondit à l'Exposé succinct de Hume, ménageant
d'ailleurs ce dernier, et le tenant, autant que possible, en
dehors de sa discussion. A l'exemple de Rousseau, dont elle
reproduit en somme l'argumentation avec quelque prudence,
elle présente l'Écossais comme l'instrument inconscient de
jalousies littéraires dont le point de départ est à Paris. Comme
M"^6 de Boufïlers, elle aurait voulu que Hume ne se fût point
tourné vers le public : « Si, dit-elle, en admettant l'impossible,
une injure comme celle dont se plaint M. Hume m'était faite
par mon ami, je pleurerais sur lui, je calmerais son imagina-
tion alarmée par la franchise de mes explications, mais il ne
m' arriverait certainement pas de m'en plaindre ! » On recon-
naît les exigences habituelles de Jean- Jacques ; mais, comme
nous l'a dit plus haut M. Janet, tout le monde n'a pas la voca-
tion de la sainteté. — La mesure la plus rigoureuse qui eût été
permise à David, selon Marianne, c'était de rompre silencieu-
sement tout commerce avec Jean- Jacques : vivant à cent
cinquante milles l'un de l'autre, personne n'eût soupçonné
leur rupture. — Mais elle ignore sans doute ce que nous
savons aujourd'hui pour notre part et ce que savait déjà
Hume ; elle ignore que Rousseau avait annoncé cette rupture
à la plupart de ses amis en la motivant par les odieuses incri-
minations que nous avons rappelées ; elle ne tient également
nul compte de l'argument tiré par Hume de la préparation
des mémoires de son adversaire ! « Par malheur, poursuit-elle
imperturbable, préparant la légende de Jean- Jacques et flat-
tant dangereusement sa manie des persécutions, par malheur,
les ennemis de M. Rousseau veillaient... Ils sentent avec dou-
leur que ses écrits leur échapperont. N'ayant pu flétrir son
nom, ce sera du moins pour eux une consolation d'avoir empoi-
sonné sa vie. Ils l'auront fait passer pour un esprit inquiet,
soupçonneux, bizarre, insociable, etc.. » Tel est le ton de cette
apologie, généreuse en ses intentions mais sans nulle, valeur
LE MALADE 291
logique et qui n'en produisit pas moins son effet sur une opi-
nion faite pour la goûter. Marianne avait d'autant plus de
mérite à se porter champion pour Rousseau qu'elle avait été
mainte fois en butte aux suspicions de son idole, que son amie
n'avait pu y tenir et qu'elle-même devait faire un jour, comme
nous l'avons dit, le relevé des lettres injurieuses dont il l'avait
gratifiée plus d'une fois ! — Inclinons-nous donc devant ce
dévouement héroïque, sans cesser de raisonner mieux nos
jugements.
D'autres brochures se succédèrent en grand nombre, pour
et contre l'ermite de Wootton. La justification de J.-J. Rous-
seau dans la contestation qui lui est survenue avec M. H. doit
être l'œuvre d'un homme, mais elle est encore plus fanatique
que le Précis analysé ci-dessus. En recevant le factum daté de
juillet 1766, opine l'auteur de ces pages, Hume aurait dû
répondre à Rousseau : « Malgré la dureté de votre lettre, je ne
puis m'empêcher d'estimer les principes qui vous l'ont dictée...
N'attendez pas que je me justifie. Un homme qui est parvenu
à mon âge sans qu'on puisse lui reprocher la moindre perfi-
die doit trouver sa justification dans sa vie passée ! » Soit,
mais c'est toujours l'exigence de la sainteté dans l'entourage
du malade. L'apologiste ne conclut-il pas que Jean- Jacques a
montré une belle âme en toute cette affaire : « Quel est l'hon-
nête homme... qui ne désirerait pas devenir l'ami d'un
homme si plein de candeur et si digne d'estime ? »
Le Rapporteur de bonne foi, ou examen sans partialité et sans
urétention du différend survenu entre M. H. et M. R. de
Genève est encore très favorable à Jean- Jacques : « Qui pourra
^e persuader, écrit ce rapporteur bénévole, que M. Walpole
3t M. H. ne se sont pas concertés pour que l'un d'eux abaissât
'orgueil qu'ils ont voulu voir dans le mérite d'un infortuné^
:andis que l'autre s'élèverait avec fracas au-dessus de cet
nfortuné ! » Et voilà donc une « impartialité » quelque peu
iujette à caution, n'est-il pas vrai ? C'est celle des rous-
.eauistes dans la cause de leur prophète. — La lettre de Vol-
aire à Hume du 24 octobre 1766 est dure pour Rousseau,
292 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
mais affecte de lé plaindre. Au contraire un nouveau pamphlet
anonyme sorti de la même plume, la Lettre du docteur J.-J.
Pansophe est très violente contre Jean- Jacques, mais touche
juste parfois dans ses incriminations. Enfin les Notes d'un
magistrat sur la première de ces deux lettres sont très sévères
à Rousseau et l'analyse de la Julie y est d'un ferme moraliste.
— Mais quelque cinquante ans après les événements, Marianne
La Tour devait trouver un continuateur et un émule dans
Musset-Pathay dont il faut lire L'histoire de la vie et des
ouvrages de J.-J. Rousseau^ au chapitre de la querelle anglaise,
pour connaître jusqu'à quel point d'aveuglement la préven-
tion mystique peut conduire un esprit dévot.
III
VERDICTS DU BON SENS ET DU CŒUR
Il nous semble que le dernier mot ait été dit, dans ce procès ;i
retentissant, par M"^^ de Boufïlers. Comme l'amie de M^^ La '
Tour, comme M"^^ La Tour elle-même en certaines circons-
tances, elle savait parler ferme au névropathe, si peu ménager
des sensibilités autres que la sienne. Le 10 novembre 1762^
à une sortie blessante venue de Mo tiers-Travers, elle avait
répondu de sa meilleure plume : « La lettre que je viens de
recevoir de vous. Monsieur, est plus propre à faire briller ma
philosophie que la vôtre. En quoi ai-je mérité l'humeur dont
elle est remplie ? Je n'ai aucune part à vos malheurs, et,
malgré l'estime sincère que j'ai pour vous, je n'approuve pas
aveuglément toutes vos démarches... Le principe qui m'en-
gage à vous le témoigner (à savoir la sincérité amicale, si sou-
vent réclamée par Rousseau, si rarement acceptée par lui!
LE MALADE 293
quand il était pris au mot) ne doit pas vous déplaire... Vous
n'êtes point obligé, dites-vous, à M. Stanley parce que les
services qu'il veut vous rendre sont à ma considération. Je
n'ai pas si bien séparé mes intérêts des vôtres et je partagerai
toujours votre reconnaissance et vos ressentiments... Je ne
sais point faire de distinction si délicate en pareille matière,
et il me semble qu'il y a plus d'amour-propre que de sensibi-
lité à en agir ainsi, etc.. » Une telle correspondante devait
garder l'indépendance de son appréciation, en même temps
que son dévouement vrai, au cours de l'affaire Hume.
Lorsqu'elle connut le réquisitoire du solitaire de Wootton,
elle écrivit aussitôt à Hume en lui conseillant, — à juste
titre certes, bien que le conseil fût difficile à suivre, — la
mesure et la modération contre un malheureux. Elle regrettait
qu'il eût instruit Holbach avant de s'adresser à elle. Et voici
quelques passages de sa lettre du 22 juillet à David : « Votre
douceur, votre bonté, l'indulgence que vous avez naturelle-
ment font attendre et désirer de vous des efforts de modéra-
tion qui passent le pouvoir des hommes ordinaires. Pourquoi
se hâter de divulguer les premiers mouvements d'un cœur
grièvement blessé que la raison n'a pu encore dompter ?
Pourquoi vous dérober à la plus noble vengeance qu'on puisse
prendre d'un ennemi, d'un ingrat, ou plutôt d'un malheureux,
que la passion et son humeur atrabilaire égarent (souffrez cet
adoucissement) : celle de l'accabler de votre supériorité
(morale), de l'éblouir par l'éclat de cette vertu qu'il .veut
méconnaître ? » Rousseau n'avait pas l'éblouissement facile
en pareille circonstance.
« Mais venons au fond de l'affaire, poursuit M^^ de Bouf-
ilers. La lettre de Rousseau est atroce. C'est le dernier excès
de l'extravagance la plus complète : rien ne peut l'excuser et
c'est l'impossibilité d'effacer une pareille faute qui fera le
tourment de sa vie ! » Pronostic fort peu justifié par les événe-
ments, en raison de la maladie mentale croissante chez l'au-
teur de cette injustice. « Pourquoi vous irriter contre un
malheureux qui ne peut vous nuire et qui se ruine entièrement
294 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
lui-même ! » Autre illusion ! Cette ferme intelligence comptait
trop sur le bon sens, trop peu avec la prévention mystique de
ses contemporains et de leurs descendants immédiats : « Que
n'avez-vous laissé agir cette pitié généreuse dont vous êtes 1
si susceptible... Soit que vous suiviez mon avis, soit que vous]
le rejettiez, je serai contente si vous l'êtes et si le public vous
approuve. Je n'ai pas la présomption de me croire la capacité
qu'il faudrait pour bien conseiller un homme tel que vous
qui a sa gloire à soutenir et sur lequel tous les yeux vont se fixer ! »
Mais trois jours plus tard, son cœur l'emporte : elle aban-
donne cette attitude de ménagement diplomatique vis-à-vis
de l'Écossais et retire l'adhésion préjudicielle qu'elle avait cru
devoir donner à sa décision, quelle qu'elle fût. Elle vient d'ap-
prendre en effet qu'il a prié ses amis de faire connaître autour
d'eux sa défense, qui est nécessairement un acte d'accusation
contre Rousseau; elle ajoute alors à la lettre ci-dessus un post-
scriptum où la compassion pour ce dernier parle plus haut
que précédemment dans son âme et prend un accent de
reproche. — Hume répondra cependant pour s'excuser sur
un premier mouvement de colère, pour alléguer une fois de
plus, à sa justification, les Confessions qui se préparent et
contre lesquelles il entend défendre sa mémoire.
Deux jours après le post-scriptum attristé dont nous
venons d'indiquer le sens, le 27 juillet 1766, la comtesse se
tourne vers Rousseau pour le juger à son tour : « M. Hume
m'a envoyé. Monsieur, la lettre outrageante que vous lui
avez écrite. Je n'en vis jamais de semblable ! Tous vos amis
sont dans la consternation et réduits au silence. » Pas pour
longtemps comme nous l'avons vu ! « Eh ! que peut-on dire
pour vous. Monsieur, après une lettre si peu digne de votre
plume qu'il est impossible de vous en justifier, quelque
offensé que vous puissiez vous croire ! Mais quelles sont donc
ces injures dont vous vous plaignez ? Quel est le fondement
de ces horribles reproches que vous vous permettez ? Ajou-
tez-vous foi si facilement aux trahisons ?... M. Hume est un
lâche, un traître ?... Et dans quel intérêt ?... Je veux néan-
LE MALADE 295
moins supposer un moment qu'il existe de pareils scélérats ;
I je veux de plus supposer que M. Hume soit l'un de ces affreux
prodiges. Vous n'êtes pas justifié pour cela, Monsieur. Vous
l'avez cru trop tôt. Vous n'avez pas pris des mesures suffi-
santes pour vous garantir de l'erreur. Vous avez en France
des amis et des protecteurs. Vous n'en avez consulté aucun...
Et, quand même vous eussiez fait tout ce que vous avez omis,
quand vous auriez acquis toutes les preuves imaginables de
l'attentat le plus noir, vous eussiez dû modérer votre empor-
tement contre un homme qui vous a réellement servi. Les
liens de l'amitié sont respectables, même après qu'ils sont
rompus... Nous attendons vos explications... pour savoir
au moins comment vous excuser, si l'on ne peut vous disculper
entièrement. » Cette femme de sens droit n'avait pas deux
poids ou deux mesures et jugeait les parties sans complaisance
secrète à l'égard de l'une d'entre elles. Mais les explications
attendues ne vinrent pas. Aussi bien était-ce trop parler raison
\ avec un homme qui n'était plus capable de raisonnement sur
certains points, tout en raisonnant en cerveau de génie sur
beaucoup d'autres, comme Hume en avait fait la très sincère
et très instructive remarque.
Si la sanction de sa faute ne pouvait plus venir à Rousseau
de sa conscience oblitérée par la manie, cette sanction lui vint
pourtant d'autre part, et sous une forme qui lui fut profondé-
ment sensible, ainsi que nous allons le voir. De même qu'il
.avait perdu Grimm, Saint-Lambert et Diderot après sa
première crise d'inconscience et d'ingratitude pathologique
en 1757, il perdit cette fois le seul homme à l'amitié duquel
I il attachât quelque prix désormais, George Keith. C^ vieillard
avait été informé par lui dès avril de ses étranges griefs contre
leur ami commun et il avait répondu avec ménagement, en
homme qui connaissait bien « son fils le sauvage » que les
; incriminations élevées contre Hume le plongeaient dans le
plus grand étonnement. Puis, le 5 juillet, il se montrait plus
explicite en ajoutant : « Je crois cependant que David est
innocent envers vous, qu'il est véritablement votre ami 1 » Et
296 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
il prenait la peine de justifier cet ami sur l'affaire de la pension
où il était si parfaitement inattaquable en effet. — A la fin
de septembre, il répétera avec une patience méritoire : « Vous
me dites que M. Hume n'a jamais haï que vous seul. Cela est
impossible. Rendez-vous plus de justice... à moins que votre
lettre à lui, qui se sentait innocent, ne l'ai fait désespérer
d'avoir jamais plus part à votre amitié I »
La dernière lettre du vieux gentilhomme est datée du
12 décembre 1766. Jean-Jacques lui a reproché d'avoir écrit
à du Peyrou au sujet de l'affaire Hume en des termes tels que
ce dernier doit regarder désormais l'hôte de Wootton comme
un extravagant, tout au moins. Et l'interpellé de répondre
qu'il a tout fait à bonne intention dans cette circonstance.
Mais sa patience est à bout désormais, car il ajoute cette
phrase significative : « Peut-être ai-je fait quelque sottise ?
Pour les éviter à l'avenir, ne trouvez pas mauvais que
j'abrège la correspondance, comme j'ai déjà fait avec tout le
monde, même avec mes plus proches parents et amis, pour
finir mes jours dans la tranquillité ! » Après quoi Jean- Jacques
n'obtint jamais plus un signe de vie, malgré ses supplications
et bien qu'il ait soupiré, le 19 mars 1767 : « J'apprends que
vous écrivez à tout le monde et que je suis le seul excepté ! »
Voici pourtant ce que Keith avait dit à du Peyrou, avec
une belle sérénité d'âme : « Je ne puis justifier son procédé ;
tout ce que je puis faire est de justifier son cœur et de le
séparer d'une erreur de jugement qui a mal interprété les
intentions de David. Je le regarde toujours comme un homme
vertueux, mais aigri par ses malheurs, emporté par sa passion
et qui n'écoute pas assez ses amis. Je ne puis lui donner raison
jusqu'à ce qu'il me paraisse l'avoir! Si, dans la suite, il vous
fait voir des preuves que Hume est un noir scélérat, certaine-
ment je lui donnerai raison ! » Ces preuves ne vinrent pas, et
pour cause I Mais, en dépit du prétendu « rationalisme » de
cette époque encore si profondément imprégnée de mysti-
cisme tenace, la raison n'était pas en honneur dans tous les
cerveaux du temps comme dans celui du robuste highlander.
LE MALADE 297
Il vécut douze années encore, c'est-à-dire autant que Jean-
Jacques, à quelques jours près, mais il persista jusqu'au bout
dans son silence.
IV
SEJOUR A WOOTTON, ET FUITE INOPINEE
VERS LE CONTINENT
Rousseau détournait cependant sa pensée d'un épisode dans
lequel il sentait confusément n'avoir pas joué le beau rôle, quoi-
qu'il n'eût plus désormais sur ce point la puissance de synthèse
mentale qui l'eût fait reconnaître son orgueilleuse erreur et
prendre l'énergique résolution de réparer ses torts. Songeant
le plus souvent à toute autre chose, il passa donc à Wootton,
dans un paysage de fraîche verdure, quelques mois assez
paisibles et suffisamment remplis par la rédaction de ses
mémoires. La correspondance de Hume avec Davenport,
qui a été récemment publiée S nous paraît caractériser de
façon intéressante l'état d'esprit des deux adversaires après
la période aiguë de la crise. — Lorsque Jean- Jacques avait
écrit, dès le 22 juin, à David pour rompre avec lui et lui annon-
cer l'envoi prochain d'un acte d'accusation plus détaillé, l'in-
criminé s'était aussitôt tourné vers Davenport (le 26) en lui
envoyant le billet qu'il venait de recevoir : « Vous serez stupé-
fait comme moi, disait-il [nous traduisons tout ceci de l'an-
glais], devant la monstrueuse ingratitude, férocité [ou vanité,
I de ferocitas] et frénésie de cet homme. » Mais, dès le 15 juillet,
après réception du factum, il hausse les épaules et se modère :
« Je trouve que, sur bien des points, il ment comme un beau
1. Annales de la Société J.- J .. Rousseau . 1909.
298 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
diable, mais, si j'ose vous donner un avis, c'est de continuer
l'œuvre charitable que vous avez entreprise à son égard
jusqu'à ce qu'il se fasse enfermer à Bedlam [le Charenton
anglais], ou jusqu'à ce qu'il vous querelle et s'enfuie de chez
vous ! » Ce qui advint quelques mois plus tard comme David
l'avait prévu. « S'il montre la moindre disposition à m'écrire
une lettre d'excuse, reprend celui-ci, vous pouvez l'y encoura-
ger ; non que je pense que cela ait aucune importance à mon
égard, mais parce que cela calmera son esprit et lui donnera
du repos ! » Confiance toute britannique d'un chrétien ration-
nel dans le pouvoir de la conscience morale, au moins à la
longue. Mais Jean- Jacques, en dépit des apostrophes de
son Vicaire Savoyard, avait intronisé une conscience assez
différente de la chrétienne, étant surtout la voix du sub-
conscient passionnel, sous un masque respecté. C'est que
loin d'être immortelle et céleste, cette voix-là n'est qu'un
fragile organe, issu de la lente formation sociale de l'homme
réfléchi et que la sienne était dès longtemps étouffée par
l'orgueil pathologique. Il oubliait donc parfaitement à cette
époque de sa vie les injures qu'il avait faites, aussitôt qu'il
croyait n'avoir plus rien d'immédiat à redouter des offensés ;
il en conservait seulement une vague et torturante appré-
hension de représailles ou de complot.
Le 22 juillet, Hume écrit encore à Davenport : « La conduite
de cet homme est un tel mélange de scélératesse et de frénésie
qu'on ne sait si l'on doit être irrité par l'une ou apitoyé par
l'autre de ces dispositions d'âme. » Puis, le 2 septembre : « Je
prends la liberté de vous répéter mes exhortations de continuer
le plus longtemps possible vis-à-vis de lui les mêmes bons
offices que vous avez si charitablement commencé de lui
rendre. Malgré son atroce conduite à mon égard, je serais
fâché de le savoir abandonné de tout le monde ; votre con-
naissance de son caractère vous conseillera seulement d'user
avec lui des précautions les plus extrêmes (ce que fit en effet
cet homme de cœur) car il est maintenant un objet mieux
indiqué que jamais pour vos sentiments d'humanité gêné-
LE MALADE 299
reuse, ayant été si mal inspiré dans sa conduite I II faudra
donc qu'il vive sur ses propres fonds, sans aucune pension ?
Malheureux homme I Me priver si cruellement du plaisir déli-
cieux que je sentais à le servir, et, en même temps, s'opposer
de façon si violente à son propre intérêt I »
Le 7 juillet 1767, après la fuite de Jean- Jacques vers le
continent. Hume aura soin de donner de ses nouvelles à son
ancien hôte : « Le farouche philosophe [wild est difficile à tra-
duire ; c'est aussi : sauvage, apeuré, affolé] se trouve en ce
moment près de Meudon [chez le marquis de Mirabeau]...
Mes amis ajoutent que, depuis cette dernière fugue, tout le
monde le regarde comme absolument aliéné... Il est fort à
plaindre, surtout en raison de l'étrange et sombre caractère
qu'a revêtu sa démence, et je doute qu'il puisse persister
longtemps dans son présent stade de mélancolie, trop sage
pour être enfermé, trop fou pour se conduire. Bien des gens
se demanderont même s'il a jamais été autre chose^ malgré le
grand talent ou même le génie qui éclate dans ses ouvrages !...
Je ne sais si vous avez su qu'il a dit à un habitant du Lin-
colnshire [après sa fuite de Wootton] que votre ménagère,
s' étant querellée avec sa gouvernante, mit des cendres ou
déchets de foyer dans le pot-au-feu de celle-ci, ce qui causa
leur brusque départ à tous deux !... Quoi qu'il en soit, cette
demoiselle [Thérèse] est une bien déplaisante créature ; on
m'assure qu'elle est la cause première de tout ce qui est
advenu entre lui et moi î » Allusion sans doute aux querelles
déjà nées entre Thérèse et les hôtesses que Hume avait
d'abord procurées à Rousseau, dans le bourg Chiswick. —
Enfin, sur l'attitude de Hume après la crise, nous avons le
témoignage de Roustan, un des plus fervents sectateurs de
Rousseau, à qui il écrit le 5 mai 1767 de Londres où il se
trouve à ce moment : « Étant l'autre jour chez M. Maty,
M. Hume y vint, y parla de vous et avec beaucoup de modéra-
tion ; il paraît n'être pas à se repentir d'avoir poussé les choses
si loin. »
Rousseau, nous l'avons dit, ne se repentait pas davantage
300 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
bien qu'il en eût assurément plus de sujet; mais sa capacité
de sophisme était là pour le couvrir à ses propres yeux et pour
sauvegarder à tout prix son orgueil : « C'est l'événement le
plus cruel de ma vie entière, écrit-il à du Peyrou de la querelle,
celui dont j'ai porté le coup accablant avec le plus de cons-
tance, où je n'ai pas fait une démarche qui ne soit un acte de
vertu ! » Son factum délirant de juillet demeure à ses yeux
« un prodige de force d'âme, de modération », car il y a poussé
le ménagement pour l'adversaire « jusqu'à ne parler de lui
qu'en tierce personne, pour éviter, dans ce que j'avais à dire,
la dureté des apostrophes !... Pas un mouvement d'indigna-
tion, pas un mot dur, si ce n'est quand la force du raisonne-
ment le rend si nécessaire qu'on ne saurait ôter le mot sans
énerver l'argument I » Voilà l'une de ces « exceptions » à la
Jean-Jacques qui nous rappelle les « courts moments de délire »
pendant lesquels Sophie n'était plus sacrée pour lui, et aussi
cette étonnante interrogation à du Peyrou, en lui envoyant
à imprimer un factum contre Montmollin, après avoir solen-
nellement promis aux autorités de Neufchâtel de ne plus
écrire contre ce ministre : « Qui est-ce qui, dans ce corps,
m'accuserait de manquer à mon engagement formel ? Quelque
promesse que fasse un honnête homme, on n'exigera jamais,
on présumera bien moins encore qu'elle aille jusqu'à se laisser
déshonorer ! » Et voilà ! Est-il rien de plus simple à ce prix
que de justifier injures, trahisons, manquements à la foi
jurée ?
Gomme Hume l'avait bien prévu, l'honnête Davenport
ne devait pas tarder à voir se tourner contre lui la noire
humeur de son obligé. Il en avait été injurié par lettres dès
le 22 décembre 1766. Le 30 avril 1767, il subit une algarade
nouvelle : « Un maître de maison est obligé de savoir ce
qui se passe dans la sienne, monsieur !... Si vous ignorez ce
qui se passe dans la vôtre à mon égard depuis Noël, vous avez
grand tort... Demain, Monsieur, je quitte votre maison ! »
Or Davenport stylé par Hume ne fait pas même allusion à ces
grossièretés dans sa très cordiale réponse ; mais il ne parvient
LE MALADE 301
pas à calmer le malade et la décision de celui-ci mûrit assez
rapidement dans son cerveau inquiet. Il distribue aux paysans
de la région ses robes arméniennes auxquelles il ne reviendra
plus dans la suite ; il endosse son vieil habit à la française
(sans doute pour n'être pas reconnu à son costume) et se met
en route, hanté par la terreur d'être retenu prisonnier en
Angleterre. Il passe dix jours à Spalding dans une région de
marécages, assez malsaine, et projette de se rendre à Louth,
en Lincolnshire, où habite un Suisse nommé de Cerjeat, ami
de du Peyrou. Mais soudain, il se dirige vers Douvres, d'où il
écrit au général Conway, secrétaire du roi, qui avait préparé
avec Hume l'octroi d'une pension en sa faveur, — apportant
la plus grande complaisance en toute cette affaire rendue plus
délicate par les susceptibilités et les variations du bénéficiaire :
« Que les hommes les plus élevés, les plus distingués, les plus
estimables d'une nation tout entière se prêtent aux passions
d'un particulier [Hume] qui veut en avilir un autre, c'est ce
qui ne saurait se concevoir... Ma diffamation est telle en
Angleterre que rien ne peut l'y relever de mon vivant... On
ne veut pas que j'en sorte, je le sens ; on ne doit pas me lais-
ser aller publier au dehors les outrages que j'ai reçus dans
l'île, ni la captivité dans laquelle j'ai vécu ; on ne veut pas non
plus que mes Mémoires passent sur le continent... On vous a
fait croire beaucoup de choses. L'illusion de l'amitié vous a
prévenu pour mes ennemis... Les manœuvres sinistres que je
vois m'annoncent le sort qui m'attend si je feins seulement de
vouloir m'embarquer [l'assassinat]. J'y suis déterminé pour-
tant parce que toutes les horreurs de la mort n'ont rien de
comparable à celles qui m'environnent... Je ne me vois envi-
ronné que de signes affreux qui m'annoncent ma destinée ! »
Nous allons voir quels gestes lui inspire la terreur d'être mas-
: sacré s'il essaye de fuir ses bourreaux.
Après avoir aussi habilement disposé à son égard un haut
dignitaire britannique, assurément fier des libérales traditions
d'hospitalité de son pays, il promet au général que, s'il obtient
l'autorisation de passer en France, il ne publiera plus jamais
302 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
rien, abandonnera pour toujours le projet d'écrire sa vie et ses
mémoires, ne se plaindra jamais des malheurs qui l'ont accablé
en Angleterre, ne parlera de M. Hume qu'avec honneur et
attribuera les plaintes indiscrètes qui lui sont quelquefois
échappées dans le fort de ses peines à son humeur aigrie, portée
à la défiance et aux ombrages par des malheurs continuels : « Je
pourrai, ajoute-t-il, parler de la sorte avec vérité, n'ayant
que trop d'injustes soupçons à me reprocher, par ce malheu-
reux penchant, ouvrage de mes désastres, et qui, maintenant,
y met le comble ! » Mais cette lueur de clairvoyance ne l'incite
nullement à reviser son procès avec Hume et il conclut en
renouvelant ses divers serments, qu'il tiendra, dit-il, sous peine
d'être considéré comme un infâme, se jouant des promesses
les plus solennelles !
A Douvres, selon la lettre d'un témoin oculaire qui fut
publiée vingt ans plus tard, un notable de l'endroit l'avait
prié à dîner. Le vent soufflait en tempête, et le voyageur ne
pouvait tenir en place : « A chaque instant, a écrit M. J.-L.
Courtois % il se lève de table pour aller à la fenêtre. Toujours
les vagues déferlent avec fracas. Décidément, il restera pri-
sonnier dans cette grande île ! Ne se possédant plus, il quitte
brusquement la maison et court vers le rivage de toute la
vitesse de son pauvre corps secoué par la terreur ; le vaisseau
est à sec sur la plage (à marée basse). Il y monte : il se barri-
cade dans une cabine. Grand émoi sur le pont ! Thérèse est
arrivée. Elle discute, elle prie. Peine inutile. Alors, elle use
du langage violent de la populace irritée et Jean- Jacques
sort enfin, tout tremblant !... La soirée s'écoula ensuite sans
incidents dans le cercle de l'amphytrion. » Quelques heures
plus tard, on put mettre à la voile et le fugitif ressentit une
joie immense en touchant le sol français. — Gorancez nous
apprend que, dix ans plus tard, il qualifiait lui-même de folie
1. M. Courtois a publié dans les Annales de la société J.-.T. Rousseau
(1909) une excellente étude sur Rousseau en Angleterre , à laquelle nous
devons beaucoup.
LE MALADE 303
ce départ précipité, qui fut, disait-il, une fuite devant une
persécution supposée de ses ennemis ; il ajoutait qu'il eut le
tort de brûler à ce moment une édition corrigée de l'Emile
pour alléger son bagage et qu'il la regretta plus tard. Il haran-
gua le peuple. Il alla, reconnaissait-il alors, jusqu'à croire les
vents complices du complot tramé contre sa vie (par un
retour à l'état d'âme mystique des primitifs), et jusqu'à
soupçonner sa digne compagne elle-même d'être de conni-
vence avec ses persécuteurs ! — Clairvoyance qu'il est étrange
de voir cohabiter à ce moment dans son cerveau avec la
manie des persécutions la plus caractérisée.
Il est vrai que vis-à-vis de Bernardin de Saint-Pierre, vers
le même temps, il jugeait beaucoup moins sagement cette
période de son existence : « Quand je passai en Angleterre
avec M. Hume, exposait-il, j'eus plusieurs sujets de me
plaindre. Il ne faisait point manger avec lui M^^^ Le Vasseur
qui était ma gouvernante. » Mais nous savons, par ses visiteurs
de Motiers, que lui-même interdisait à Thérèse de s'asseoir
à sa table lorsqu'il y avait des hôtes I « Hume, poursuivait-il,
se fit graver coiffé en ailes de pigeon, beau comme un petit
ange quoiqu'il fût fort laid, et, dans une autre estampe qui
servit de pendant à la sienne, il me fit représenter comme un
ours ! » On sait l'horreur que professait Jean- Jacques pour
son portrait peint à Londres par Ramsay : en réalité la plus
belle et la plus pénétrante de toutes ses effigies, selon nous.
« Il me montrait en spectacle dans sa maison sans dire un seul
mot... L'Angleterre dont on fait en France de si beaux
tableaux S a un climat triste. Mon âme, fatiguée de tant de
1. C'est peut-être ici le lieu d'indiquer, très sommairement, quelle
devait être dans la suite l'attitude de l'Angleterre vis-à-vis des doctrines
de son peu reconnaissant visiteur. M. Edmund Gosse, l'éminent critique
d'Outre-Manche, en a donné un excellent aperçu aux Annales J.-J.
Rousseau de 1912. — Il y fut goûté surtout pour sa Lettre à d'Alembert, si
rationnellement chrétienne en apparence, et, jusqu'à un certain point,
pour sa Julie où le personnage de lord Bomston est dessiné, au total, de
si sympathique manière. Mais la Révolution vint mettre en évidence les
aspects suspects du mysticisme nouveau : déjà Burke, dans sa célèbre
304 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
secousses, était dans un mélancolie si profonde que, dans
tout ce qui s'est passé, je puis avoir fait des fautes. Mais
sont-elles comparables à celles de mes ennemis, etc.. » Et il
retournait alors à ses divagations coutumières.
C'était en effet un maniaque désormais incurable qui ren-
trait en France au printemps de 1767, pour y vivre onze
années encore. Toutefois la hantise des persécutions laissait
son génie d'expression et même d'évocation pittoresque, pa-
faitement intact, ou plutôt exalté davantage encore par
l'état d'agitation de ses facultés émotives. Ses plus belles
pages seront écrites dans les dernières années de sa vie.
Letter to a member of the National Assemblg , voyait en lui le père de l'anar-
chie démagogique et présentait sa prétendue vertu comme un vice égoïste,
flatteur et séducteur, son principe de conduite comme une morbide vanité.
— Jeifrey lui fut également fort défavorable, ainsi que Coleridge. Mais
sa réputation jette un dernier éclat Outre-Manche avec les romantiques
de son observance, Shelley, Hazzlitt, Byron. — Bientôt Siméon, le théori-
cien de lévangélisme ramène l'opinion anglaise vers le christianisme
rationnel : un code de morale stricte succède, par réaction, à Timmora-
lité des règnes de George III et George IV. Walter Scott condamne
durement VHéloise ; il se produit un réveil du « sentiment du péché »,
c'est-à-dire de la prudente psychologie pessimiste que symbolise le dogme
de la chute originelle. En 1849, la Life of Hume de Burton présentera Jean-
Jacques sous le jour le plus défavorable. Mais il garde de tacites fidèles
dans Eliot et Ruskin, ces intéressants mystiques. En 1873. Morley,
disciple de la pensée française, se montre plus sympathique dans une
brillante monographie sans réussir à lui ramener l'opinion. L'ère victo-
rienne se clôt et, depuis quelque vingt-cinq ans, l'Angleterre s'est engagée
sur nos traces dans les voies du rousseauisme passionnel et social : nous
avons parlé de M'"" Mac Donald, la fougueuse avocate du Genevois —
Dans l'Amérique anglo-saxonne, au contraire, la note savamment et sévè-
rement critique persiste avec le groupe antiromantique dont MM. Sher-
man, Babbitt et Paul Elmer More sont les choryphées. — Quant à l'Alle-
magne qui l'adora pendant sa période romantique (seconde et troisième
générations rousseauistes) , elle a été conduite par son effort impérialiste
de la seconde moitié du xix» siècle à se retourner, surtout en matière
pédagogique, contre l'anémiante inspiration du névropathe.
CHAPITRE V i
PÉRÉGRINATIONS PATHOLOGIQUES
Rousseau débarque à Calais le 22 mai 1767 ; il passe ujie
huitaine de jours à Amiens où, écrit-il à du Peyrou, on a
voulu lui rendre des honneurs publics et où il s'est trouvé
iFobjet d'un empressement si bruyant qu'il a dû s'éloigner
sans plus de retard. — Seconde manifestation de l'état d'es-
prit de la France, par contraste avec celui de la Suisse et de
l'Angleterre! — Le 5 juin, il est à Fleury, près de Meudon,
sous le toit du marquis de Mirabeau, 1' « ami des hommes »
dont nous dirons les brèves, mais intéressantes relations
épistolaires avec lui, pendant cette période de sa vie. Cepen-
dant, son très dévoué admirateur et protecteur, le prince de
Conti, s'occupe de lui procurer un séjour plus conforme à ses
goûts et qui soit moins voisin de la capitale. Aussi bien la
France, dès lors convertie au rousseauisme dans ses classes
dirigeantes, lui ofîre-t-elle le plus sûr asile, à la condition
de ménager quelque peu les persistantes défiances du gouver-
nement à son égard. Le 21 juin, il s'installe donc au château
de Trye-en-Vexin, dans un domaine qui appartient au prince
mais où celui-ci ne fait que rares et brefs séjours. Pour plus
de sûreté, il se dissimulera sous le pseudonyme de Renou, et
Thérèse passera pour sa sœur.
20
306 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
LE COMPLOT
Avant de le suivre dans ses pérégrinations de trois années
à travers la France, nous préciserons quelque peu le triste
état d'esprit dans lequel l'a laissé la dernière secousse émotive
qu'il vient de subir. Rappelons que la manie de la persé-
cution avait frappé dès longtemps à la porte de son cerveau
prédisposé, et, dès 1757, avait paru faire dans ses facultés
une brèche ; brèche réparée toutefois par les circonstances
plus favorables qui l'entourent à Montmorency et par les
éclatants succès de sa plume. Pourtant, il a de temps à autre
des rechutes plus ou moins caractérisées ; et, par exemple,
le 25 avril 1759, on le voit écrire à Le Nieps : « C'est une si
belle chose que le vernis des procédés et le ménagement de la
bienséance ! La haine en tire un si commode parti ! On satis-
fait sa vengeance à son aise en faisant admirer sa générosité ;
on cache doucement le poignard sous le manteau de l'amitié
et l'on sait égorger en feignant de plaindre ! Ce pauvre
citoyen ! Dans le fond, il n'est pas méchant ; mais il a une
mauvaise tête qui le conduit aussi mal que ferait un mauvais
cœur [ne l'a-t-il pas concédé parfois 1]. On lâche mystérieuse-
ment quelque mot obscur qui est bientôt relevé, commenté
par les apprentis philosophes ; on prépare, dans d'obscurs
conciliabules, le poison qu'ils se chargent de répandre dans
le public, etc.. » C'est déjà l'esquisse schématique de sa
hantise à venir.
Le 9 novembre 1761 [à peu près au moment de ses soupçons
contre les jésuites], il écrit au maréchal de Luxembourg :
« L'invincible silence de M "^^ la maréchale m'épouvante et me
LE MALADE 307
fait craindre d'avoir été trop confiant ! Je ne comprends rien
à cet effrayant mystère et n'en suis que plus alarmé. De
grâce, faites cesser un silence aussi cruel ! « Puis Tannée sui-
vante, à Moultou, au lendemain du décret rendu contre lui :
« Que ne puis-je, dès cet instant, faire oublier ma mémoire !
Ne donnez mon adresse à personne !... Que mon nom soit
effacé de la surface de la terre. Ah ! Moultou, la Providence
s'est trompée î ' Pourquoi m'a-t-elle fait naître parmi les
hommes en me faisant d'une autre espèce qu'eux ! »
L'idée se glisse dès ce moment dans son esprit que c'est sa
plume qui l'a perdu : « A quarante ans, écrira-t-il le 7 décem-
bre 1763, je pris la plume et la pose avant cinquante, malgré
quelques vains succès, maudissant tous les jours de ma vie
celui où mon sot orgueil me la fit prendre, où je vis mon
bonheur, mon repos, ma santé [et l'accident des Charmettes,
avec ses conséquences tenaces ?] s'en aller en fumée, sans
espoir de les recouvrer jamais ! » Tel est bien en effet le
destin ordinaire des grands mystiques qui prétendent agir au
nom du ciel sur les destinées humaines. — Puis encore, à Saint-
Brisson, en janvier 1765 : « Le métier d'auteur n'est bon que
pour qui veut servir les passions des gens qui mènent les
autres ; mais, pour qui veut sincèrement le bien de l'huma-
nité, c'est un métier funeste ! Aurez-vous plus de zèle que
moi pour la justice, pour la vérité, pour tout ce qui est hon-
nête et bon ? Aurez-vous des sentiments plus désintéressés,
une religion plus douce, plus tolérante, plus pure, plus sen-
sée ?... Éviterez-vous avec plus de soin de croiser les intérêts
de personne [!!1] Et toutefois, vous voyez ! Je ne sais com-
ment il existe dans le monde un seul honnête homme à qui
mon exemple ne fasse pas tomber la plume des mains ! » Que
; sa religion soit « sensée », c'est ce qui est fort discutable et
qu'il n'ait pas « croisé » d'innombrables intérêts avec une
étrange violence, c'est ce qui est encore moins acceptable !
N'est-ce pas en effet pour ce dernier motif qu'il est désor-
mais sans patrie ?
Nous avons déjà indiqué que les névropathes qui implorent
308 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
à ce moment, par centaines, le réconfort de sa direction spiri-
tuelle et les toniques suggestions de son Quiétisme laïcisé
exercèrent également une très fâcheuse influence sur son
équilibre mental. Les lettres qu'il reçoit, dira-t-il dans ses
Dialogues (où il parle de lui-même à la troisième personne),
« ne sont le plus souvent, avec des lieux communs de collège,
que de sottes déclamations contre les grands et les riches, par
lesquelles on croit bien le leurrer (et qui donc en a donné
l'exemple), diamers sarcasmes sur tous les états, d'aigres
reproches à la fortune de priver un grand homme comme
l'auteur de la lettre, et par conséquent l'autre grand homme
à qui elle s'adresse, des honneurs et des biens qui leur étaient
dus pour les prodiguer aux indignes,... de pathétiques décla-
rations de la prompte assistance dont ils ont besoin,... la
résolution de se tuer... quelque requête dont on vient le char-
ger, vu la grande éloquence de sa plume et la grande bonté
de son cœur I... Au mot d'humanité, qu'ont appris à bour-
donner autour de lui ces essaims de guêpes, elles prétendent
le cribler de leurs aiguillons bien à leur aise... Ils ont bientôt
repris (ils ne sont donc point bons naturellement ?) pour
forcer sa porte, la férocité des tigres et la flexibilité des ser-
pents. Il faut avoir vu les assauts que sa femme est forcée
de soutenir sans cesse, les injures et les outrages qu'elle essuie
journellement de tous ces vertueux infortunés, etc.. » Mais qui
donc leur enseigna ce vocabulaire ?
Sous ces diverses influences fâcheuses, il en arrive à la
suspicion universelle, car il n'est pour ainsi dire pas un de ses
amis, parmi les plus fervents, qui n'ait été, de façon passagère
ou définitive, la victime de sa manie dénigrante. Écoutons-le
par exemple sur du Peyrou qui le fait vivre de ses subsides,
sous le prétexte de devenir son héritier littéraire : « Non seule-
ment, écrit-il à M°ie Boy de La Tour en 1768, ils sont par-
venus à m'ôter du Peyrou en qui j'avais mis toute mon espé-
rance (il y avait eu entre eux des scènes extrêmement pénibles
à Trye où le Suisse eut l'imprudence de venir le voir), à qui
j'avais confié tous mes papiers, tous mes projets, tous mes
LE MALADE 309
secrets, de qui seul j'attendais ma délivrance, pour qui j'étais
sorti d'Angleterre, auprès duquel mon dernier, mon plus doux
espoir était de vivre et de mourir; ils me l'ont ôté, dis-je,
d'une façon si prodigieusement prompte et si parfaitement
inconcevable qu'il n'y eut jamais aliénation de cœur si forte,
si monstrueuse que celle que je trouve en lui ! Il a fallu néces-
sairement, pour l'amener au point où je l'ai vu et où il est
resté, qu'ils lui aient totalement renversé la tête ! Ce que
j'ai fait pour lui et pour le ramener a été inouï ! Tout a
été inutile. Je n'ai pu tirer la moindre ouverture, le moindre
jour, le moindre épanchement de ce cœur sombre et caché ! »
Nous savons déjà que son exigence de ce temps, vis-à-vis de
quiconque lui est un instant devenu suspect, c'est l'aveu
d'affiliation au complot formé contre lui, fut-il d'ailleurs en
face du plus avéré de ses bienfaiteurs. Lui refuse-t-on cet
aveu et le repentir qui pourrait racheter un tel crime, c'est
qu'on a nécessairement le cerveau « renversé », tandis que le
sien est bien à sa place ! « J'ai souffert près de lui, conclut-il,
les angoisses des plus terribles agonies. Enfin, renonçant à
percer l'affreux mystère dont il s'enveloppe, je me suis déta-
ché de lui,... persuadé que la liaison de deux cœurs l'un le plus
ouvert, l'autre le plus caché qui existe, ne pouvait jamais être
durable et forte ! Il faut assurément que l'organisation de mon
cerveau ne soit pas naturellement si mauvaise, puisque cette
seule aventure ne m'a pas rendu complètement fou ! »
A dater de 1770, et pendant une année environ, il placera
en tête de presque toutes ces lettres ce quatrain plaintif et
suppliant :
«Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir au regard des hommes ! »
Nous savons ce qu'il voudrait lire par cette ouverture, et il
y a dans les lettres inaugurées de la sorte, de soudaines apos-
310 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
troplies qui trahissent encore davantage l'exaltation portée à
son paroxysme : « Messieurs, pourquoi craindre si fort que
l'accusé sache vos preuves ? Permettez que je l'en instruise...
Tout hypocrite de vertu [il se croit considéré de la sorte depuis
les événements de 1757 et surtout depuis le Sentiment des
citoyens] doit être publiquement confondu... Ma situation est
unique : elle est inouïe depuis que le monde existe, etc.. »
Et à Mn^e Boy (Je La Tour, au moment de quitter Monquin :
« Les frivoles clameurs de la calomnie sont bien différentes
dans leurs effets des complots tramés et concertés pendant de
longues années dans un profond silence et dont les développe-
ments successifs, dirigés par la ruse, opérés par la puissance,
se font lentement, sourdement, avec méthode... Je suis inno-
cent ! » Clameur qui reviendra souvent au terme de ses lamen-
tations de ce temps.
Les Dialogues^ que nous aurons à étudier avec attention,
sont le monument le plus achevé d'un état d'esprit auquel on
ne saurait refuser la compassion. On y lit, vers la fin, cette
assertion caractéristique : « Si d'Alembert ou Diderot s'avi-
saient d'affirmer aujourd'hui que Jean-Jacques a deux têtes,
en le voyant passer demain dans la rue, tout le monde lui
verrait deux têtes, très distinctement, et chacun serait sur-
pris de n'avoir pas aperçu plus tôt en lui cette monstruosité ! »
Quelquefois seulement, le brouillard se lève un instant devant
ce regard embrumé, mais c'est pour rendre plus pénible la
sensation de son très rapide retour, ainsi qu'en témoignera ce
cri de douleur, dans une des dernières lettres du malade à
Coindet : « Mon jeune ami, plaignez-moi, plaignez cette tête
grisonnante qui, ne sachant où se poser, va nageant dans les
espaces et sent, pour son malheur, que les bruits qu'on a
répandus d'elle ne sont encore vrais qu'à demi. »
LE MALADE 311
II
TRYE, GRENOBLE, BOURGOIN, MONQUIN
Dès son arrivée à Trye, M. Renou s'y croit persécuté. Le
jardinier, qui devrait le défrayer de tout pour obéir aux ordres
du prince, ne lui livre ni un légume ni un fruit. Décidément,
les grands ne sont pas maîtres chez eux ! Il a des suspicions
violentes et injurieuses contre Coindet, contre M"^® de Ver-
delin, avec qui il avait rompu depuis deux ans déjà, mais
entre les mains de laquelle, dit-il, le prince de Conti vient de
le livrer une fois de plus. « Profitant de vos avis, écrit-il à
du Peyrou (qui sera bientôt sacrifié à son tour, comme nous
le savons), je feins de ne rien voir... En m' étouffant le cœur,
je leur rends caresse pour caresse ; ils dissimulent pour me
perdre et je dissimule pour me sauver. Mais, comme je n'y
gagne rien, je sens que je ne saurais dissimuler longtemps
encore. Il faut, tôt ou tard, que Y orage crève ! » Il crèvera suc-
cessivement sur tous les amis du malade pendant les dix
années qui vont suivre. — Mais il songe qu'il ne saurait où
se retirer aux approches de l'hiver, et il reste donc, par néces-
sité, par la volonté de Thérèse aussi, qui, excédée enfin de
cette vie nomade, dont elle est en partie responsable pourtant,
retrouve quelque autorité pour lui dire : « Voulez-vous donner
à vos ennemis l'avantage qu'ils vous demandent de crier que
vous ne pouvez durer nulle part ? »
Cette résolution de sagesse lui coûte grandement à tenir.
L'intendant du château, Manoury, lui paraît « plus noir de
cœur que de barbe ». Il aura une alerte terrible lorsqu'un
certain Deschamps, domestique du prince, sera mort subite-
ment après avoir mangé d'un poisson qu'il avait reçu de lui
312 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
en cadeau ; car il se voit déjà accusé d'empoisonnement
et traîné devant les tribunaux. On a publié récemment le
mémoire justificatif qu'il adressa, en toute hâte, à son hôte :
on y apprend que sa menace habituelle à cet hôte débonnaire,
pour le plier à ses volontés despotiques, c'était de quitter
brusquement son asile, de se rendre à Paris et de s'y livrer
aux autorités afin de « purger » enfin le décret rendu contre
lui. Conti ne manquait pas de faire aussitôt l'impossible pour
empêcher cette nouvelle folie.
Il venait de temps à autre en personne pour calmer son
difficile pensionnaire, car les choses se gâtaient de plus en
plus entre les gens de service et le ménage Renou, frère et
sœur. Jean- Jacques assure qu'on lâche contre lui la popu-
lace des villages voisins ; on met les serviteurs au cachot en
disant que c'est lui qui le veut ainsi ; on fait de nouvelles
clôtures dans le parc et l'on répand le bruit que c'est le mon-
sieur du château qui exige tout cela pour faire pièce aux
paysans. Aussi, après avoir tenté deux promenades qui ne
l'excitent pas à les multiplier, s'est-il restreint au jardin du
fermier. Pourtant, il se décide un peu plus tard à tenter une
nouvelle sortie qui se fait cette fois sans encombre, en sorte
qu'il mande à d'Ivernois : « Voyant que rien de tout ce que
j'avais imaginé n'est arrivé, je commence à craindre, après
tant de malheurs réels, d'en avoir quelquefois d'imaginaires
qui peuvent agir sur mon cerveau... jamais sur mon cœur ! »
C'est le refrain des maniaques de l'amour, mais non. l'opi-
nion de leurs victimes. — Enfin, au milieu de juin 1768, après
une année environ de séjour à Trye, il quitte brusquement
le château avec des récriminations violentes contre tous les
gens de son hôte, sans exception !
Il se dirige vers Lyon, puis vers Grenoble, avec le projet,
semble-t-il, de visiter à Ghambéry le tombeau de M^^^ de
Warens. Mais, dans la grande ville dauphinoise, où le comte
de Glermont-Tonnerre commande pour le roi, un incident
imprévu vient augmenter ses suspicions contre le genre
humain en général et contre les « philosophes » en particulier.
LE MALADE 313
In « chamoiseur », c'est-à-dire un gantier du nom de Thévenin,
ui a été averti de sa présence par un de ses admirateurs gre-
oblois, M. Bovier, lui réclame la somme de neuf francs que le
it Thévenin lui aurait prêté naguère dans un cabaret voisin
e Motiers. La dette est de peu d'importance, mais Rousseau,
ui ne se souvient nullement de ce créancier prétendu (et
our cause, car nous allons voir que la réclamation était
)ndée sur une erreur de noms) s'empresse de voir dans cette
)ttise une machination de ses ennemis et s'en montre litté-
ilement affolé ! — En examinant de près les documents de
[ cause, on constate que ce Thévenin était de passé peu
"commandable, ayant été condamné à trois ans de galères
ar les tribunaux parisiens pour imposture contre un sien
omonyme, M. Thévenin de Tanlay, conseiller au Parlement
e Paris, et s'étant dérobé par la fuite à l'exécution de cette
întence. Vis-à-vis de Rousseau, cependant, il était sans
oute de bonne foi, car il le confondait avec un certain Decus-
eau, dont le nom exact lui revint ensuite à la mémoire et
ai lui avait bien réellement emprunté neuf livres dans le
ays habité par Jean- Jacques quelques années plus tôt et au
'mps du séjour en Suisse de l'homme célèbre.
Donc rien de plus banal et de plus insignifiant que cet
)isode. Mais il ne s'éclaircit que peu à peu et de façon incom-
ète. Aussi le malade voit-il en Thévenin un afTidé de la conju-
ition dont il se croit la victime et sa préoccupation principale
t-elle d'apprendre par ce comparse quels sont les véritables
atrons de l'entreprise. De là son indignation quand on lui
'opose de réduire tout bonnement au silence un personnage
l'il faudrait faire parler au contraire à tout prix, selon lui.
ientôt toutefois, désespérant de s'instruire par cette voie,
demandera que le chamoiseur ne soit pas inquiété davan-
ge pour sa réclamation sans fondement. — Thévenin n'en
/ait pas moins été interrogé une fois en sa présence et c'était
ors lui-même qui avait manqué de sang-froid, au point
i paraître dans son tort, si l'accusateur avait eu plus de
estige : tant l'indignation, explique-t-il, a embarrassé sa
314 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
parole et même ses idées. Il estimera dès lors que tel était
l'objet actuel des comploteurs : constater pour cette fois, non
si on pourrait le déshonorer, — l'imputation étant vraiment
trop mince, — mais si un imposteur pouvait du moins l'em-
barrasser par son audace. Et, de cela, les preuves leur ont été
surabondamment fournies, par malheur !
Il se dirige alors vers Chambéry, sans s'être procuré le passe-»
port nécessaire pour franchir la frontière de Savoie ; il est
donc contraint de s'arrêter dans la petite ville de BourgoinJ
où il va passer six mois environ, logé dans une mauvaise)
auberge, sans pouvoir se décider à chercher un autre séjour]
— C'est là qu'il épouse enfin Thérèse, devant deux notable^
du lieu, M. de Champagneux, maire de l'endroit, et M. dé
Rozière, cousin du précédent. Ces gentilshommes constatent
non sans pleurer d'attendrissement, le solennel engagement
des conjoints ; mais, en ce temps, l'Église seule mariait et
l'on voit donc quelle était la très faible portée d'une pareille
cérémonie. — C'est à Bourgoin également que, sur la porté
de sa chambre d'auberge, Rousseau griffonne au crayon une
déclaration très curieusement pathologique qui a été certifié(
par le maire de Bourgoin, et dont, au surplus, il envoya lui^
même une copie à M^® Boy de La Tour, sanctionnant ainsi
par l'adhésion de ses facultés réfléchies cette étonnante efîu^
sion de son subconscient orgueil.
Ces lignes s'intitulent : Sentiments du public sur mon compt
dans les divers états qui le composent, et voici ce qu'elles ren-
ferment de plus caractéristique. Les rois, estime-t-il, le;
grands, la vraie noblesse, les évêques l'honorent et s'honoreni
eux-mêmes en lui marquant des égards ! Au contraire, le;
magistrats, les philosophes, les simples prêtres et les beaux
esprits le haïssent. — Quant aux femmes, dupes de deu>
hypocrites (le terme est beaucoup plus grossier dans le texte
qui les méprisent (sans doute Grimm et d'Alembert), elle:
trahissent désormais l'homme qui mérita le mieux d'elle ! —
Pour le gouvernement de Genève, il sent ses torts, sait que si
victime les lui pardonne et les réparerait sans tarder s'i
LE MALADE 315
'osait. « Le peuple, qui fut mon idole, écrit textuellement le
VIessie de la démagogie moderne, voit en moi une perruque
nal peignée et un homme décrépit... les chefs du peuple,
'levés sur mes épaules, voudraient me cacher si bien qu'on ne
nt qu'eux ! » N'est-ce pas déjà tout l'accent des sectes révo-
utionnaires, acharnées à se remplacer l'une l'autre au pou-
voir. Enfin se présente à cet esprit désorbité la physionomie
lu grand rival : « Voltaire, que j'empêche de dormir, parodiera
les lignes ! Ses grossières injures sont un hommage qu'il est
I brcé de me rendre malgré lui !» Il y a certes de la clairvoyance,
ie la prescience même avec de la folie, dans ces lignes étranges,
ians cette « confession » venue d'un étage plus profond de la
conscience que l'écrit plus développé qui porte ce titre
ameux. Mais que l'homme qui les signa ait pu se dire, en tête
^e cette autobiographie, l'être le plus dénué de vanité qui fut
jamais, c'est ce qui surprendrait s'il était capable de se voir
^;el qu'il fût ou si, comme nous l'avons indiqué déjà, la dis-
inction de l'orgueil légitime et de la vanité condamnable
fie venait en pareil cas au secours de ces fanfarons d'humilité.
i L'atmosphère marécageuse de Bourgoin ayant exercé à la
fongue une fâcheuse influence sur la santé du voyageur, il se
riécide à louer une habitation sur la hauteur qui domine la
oetite ville. Cette demeure s'appelle Monquin : elle est la pro-
', )riété d'un M. de Césargues avec lequel son locataire ne man-
^juera pas de se quereller parce que M™^® Renou y aura été
livrée, comme à Chiswick, à Wootton ou à Trye, entre les
[nains d'un véritable « bandit en cotillon ». Par compensa-
fion, il gagne l'affection d'un voisin, M. de Saint-Germain,
^m-cien militaire qui sera quelque temps pour lui un nouveau
i!^uxembourg ou un second Keith. Requis par l'homme de
lettres de témoigner en sa faveur après sa mort, il s'acquittera
ï\e cette mission en toute conscience : « Les personnes clair-
voyantes qui ont vu de près M. Rousseau, écrira ce brave
lomme [en plein épanouissement du rousseauisme, il est
vrai], tout en le blâmant de ses écarts envers ceux qu'il regar-
iait comme ses persécuteurs, découvraient en lui un amour
316 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
pour ses semblables dont on trouverait peu d'exemples !
Il cite divers traits de charité qui sont en effet à Thonneu]
de Jean-Jacques ; mais il doit convenir qu'un mouvement
d'opinion se marqua bientôt dans le voisinage contre les nou
veaux habitants de Monquin. Il l'explique par les calomnie?
d'un fermier qui aurait voulu se faire payer deux fois un(
même fourniture par M^® Renou et d'une femme de ménage
qui, chassée par M. Renou, accusa celui-ci de l'avoir vouli
mettre à mal : ce qui rapproche singulièrement ce nouve
essai de séjour champêtre de ceux qui l'ont précédé. « Ce^
événements, quoique fâcheux, ajoute Saint-Germain eij
personne, n'auraient pas dû affecter M. "Rousseau au point
où il l'était ; encore moins lui persuader que ces calomnies
grossières étaient l'ouvrage de ses ennemis. Autant à plaindre
qu'à blâmer, il était, par sa sensibilité et sa méfiance, son plus
cruel ennemi à lui-même ! » Ce qui est certainement la note
juste dans l'appréciation de cette période du calvaire mental
de Jean- Jacques.
Une excursion pédestre de huit jours au mont Pilât montré
sa santé physique assez résistante à cette date ; mais elle
fut sans agrément pour lui par la faute de ses compagnons de
route, beaucoup trop cérémonieux à son gré ! Il avait com
mencé, dit-il, par chanter à tue-tête et par leur détailler même
quelques couplets de sa façon ; mais leur attitude resta si
correcte qu'il dut renoncer à les dégeler et se contenta d'her
boriser sans plus se soucier de leur présence : « Je m'imagi-
nais que nous allions chanter, criailler, folâtrer toute la jour-
née !... Voulant être badin tout seul, je ne me trouvai que
grossier : toujours le grand cérémonial et toujours Monsieur
Don Japhet [la farce dramatique de Scarron]... Voilà l'histoire'
exacte de ce tant célèbre pèlerinage qui court déjà les quatre
coins de la France et qui remplira bientôt l'Europe entière
de son risible fracas î » S'il riait de pareils fracas, il en était
pourtant bien aise. — Enfin, au printemps de 1770, il quitte|
Monquin, en claquant les portes derrière lui comme d'ordi-
naire. A la fin de mai il est à Lyon et au début de juillet, à Paris.
LE MALADE 317
III
RETOUR A PARIS
Il trouve la capitale française de plus en plus convertie à
i religion, si bien qu'il ne peut plus être question de lui en
.'iterdire le séjour. Ce n'est pas seulement un groupe aristo-
[:atique qui lui fait fête comme en 1765, c'est la bourgeoisie
itière qui lui est acquise. Sa manie lui conseillera pourtant
ientôt de regarder les Parisiens comme conjurés sans excep-
on pour le perdre; mais, son sens droit, qui survit au trouble
artiel de ses facultés de synthèse, lui dira secrètement qu'il
\ii au contraire soutenu et porté par l'opinion de la grande
ille, au rayonnement intellectuel sans égal.
, Il y vient pour riposter aux diffamations de ses ennemis
lar des lectures publiques du manuscrit de ses Confessions,
|- à défaut de leur publication qui doit être nécessairement
îtardée par le caractère de leur contenu. — Il commence
onc cette campagne de publicité restreinte, avec le succès
e curiosité que l'on devine, mais non point à sa satisfaction
Dutefois, si l'on en juge par les dernières lignes, si frappantes,
e cet ouvrage illustre : « J'ajoutai ce qui suit dans la lecture
ue je fis de cet écrit chez M. le comte et M^^ la comtesse
'Egmont (la fille du maréchal de Richelieu). Je le déclare
autement et sans crainte. Quiconque, même sans avoir lu
les écrits, examinera par ses propres yeux mon naturel, mon
aractère, mes mœurs, mes penchants, mes plaisirs, mes habi-
udes et pourra me croire un malhonnête homme est lui-
lême un homme à étouffer ! J'achevai ainsi ma lecture et tout
3 monde se tut. M^^ d'Egmont fut la seule qui me parut émue :
lie tressaillit visiblement, mais elle se remit bien vite et garda
318 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
le silence ainsi que toute la compagnie (le prince Pignatelli.
la marquise de Mesme et le marquis de Juigné). Tel fut tout
le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration ! li
On comprend fort bien le tressaillement de M^^ d'Egmont.
Quant aux victimes des Confessions, telles que M™^ d'Épinay
et son entourage, elles s'émurent à juste titre de diffamations
bien plus effectives que celles dont les accusait l'auteur de cet
écrit. Elles obtinrent sans peine du lieutenant de police que
Rousseau fût averti d'avoir à cesser ces manifestations com-l
battives ! Il y renonça sans trop de peine au surplus, ayant
constaté, comme nous venons de le voir, que là n'était pasj
décidément, le moyen de déjouer les complots dont il se
croyait menacé.
Il s'était installé rue Plâtrière (aujourd'hui rue J.-J. Rous-
seau), chez un certain Venant, épicier retiré des affaires, qui
possédait en outre à Belleville un pavillon rustique dans le-
quel son locataire parisien se fit réserver également une
chambre : il appréciait, dit-on, la bonhomie de M^»® Venant
pour laquelle Galiani prétend, sans aucune vraisemblance,
qu'il avait de tendres sentiments. Il allait encore quelquefois
faire une partie d'échecs au café de la Régence et acceptait
de souper chez Sophie Arnould avec deux ou trois convives.
Mais, pendant ce dernier séjour parisien qui devait se prolon-
ger près de huit ans, sa santé morale subit quelques fluctua-
tions, du mieux au pire, sans jamais redevenir normale toute-
fois. Assez souriant et gai pendant les premiers mois qui
suivirent son retour, il s'assombrit sensiblement ensuite,
passa évidemment par un minimum de tension psychique
au temps où il achevait ses Dialogues, puis revint à une dis-
position de calme tandis qu'il rédigeait ses Rêveries, jusqu'à
l'heure où une nouvelle poussée d'inquiétude morbide amena
son installation à Ermenonville, dont le séjour devait lui
être rapidement fatal. Au surplus, — et en dépit des pénibles
hallucinations dont nous avons déjà donné et donnerons encore
quelques témoignages, — il se montrait parfois reconnais-
sant pour la très sincère sympathie dont il fut entouré, en réa-
LE MALADE 319
ité, pendant ses années de vieillesse, par l'immense majorité
lies Parisiens : « La France, écrira- t-il à de Belloy (l'auteur
les Bourgeois de Calais), la France est encore la nation de
l'Europe que j'honore le plus. Il y reste, sinon la vertu, du
inoins l'amour pour la vertu. » Nous avons déjà rencontré cet
j^îloge sous sa plume : c'est celui auquel il se restreignait
'iésormais pour lui-même, car nous savons qu'il lui plaisait
'l'être mis hors de pair pour sa valeur morale bien plutôt
ijue pour son génie d'expression. « On est encore forcé
|ie les tromper pour les rendre injustes, ajoutait-il ; précau-
ion dont je n'ai pas vu qu'on eût grand bseoin pour d'autres
peuples I »
I L'impression qu'il fait en ce temps sur ses visiteurs est
issez variable selon les jours et selon les hommes. Voici celle
le Bergasse, avocat au Parlement qui le vit en 1775 et dont
e récit a été récemment publié : «Il paraît un brave homme
ians esprit et se montre sincère quand il dit avoir oublié ses
îcrits. Il rit sans finesse, sans méchanceté, comme un enfant...
^es yeux sont d'une vivacité extraordinaire, mais cette viva-
nte est naïve; son corps est dans un mouvement perpétuel,
nais ce mouvement n'est pas décidé. Jamais, en le voyant,
v'ous ne diriez que cet homme ait été malheureux, encore
noins que ce soit, de tous les hommes, le plus sensible. Il
l'^st ni sombre, ni mélancolique, ni rêveur. En réfléchissant
>ur toutes ces singularités, je pense qu'il a dû être d'abord
:e qu'il est aujourd'hui. » C'est fort bien vu. « Imaginez un
eune homme bon, naïf, franc jusqu'à l'étourderie ; supposez
i ce jeune homme une âme droite, un cœur vrai, un caractère
ioux et sans méfiance ; jetez-le dans le monde, donnez-lui de
'imagination, une maîtresse, des malheurs et vous aurez le
Flousseau d'autrefois [celui des Discours]. Replacez-le dans sa
Dremière situation, et vous aurez le Rousseau d'aujourd'hui. »
Ze jugement est à coup sûr influencé par les suggestions de
Jean-Jacques en personne et nous avons vu avec quelles
précautions il convient de les accepter : mais il est exact
fl^u'en général le vieil homme ressemble à l'homme jeune et
il
320 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ce devait être vrai de cet homme de génie comme des autres,
au moins pour une part.
Corancez, gendre de l'horloger genevois Romilly, un très
ancien ami de Rousseau, put visiter celui-ci souvent et lon-
guement au cours de ses dernières années parce qu'il acceptait
sans se fâcher les coups de boutoir et savait attendre patiem-
ment l'oubli des soupçons morbides. Ses souvenirs sur le
vieillard illustre nous sont donc un document utile. Parfois,
a-t-il écrit, il trouvait le locataire des Venant « dans un état
de convulsion qui rendait son visage méconnaissable et sa
figure réellement effrayante. Dans cet état, ses regards sem-
blaient embrasser la totalité de l'espace et ses yeux parais-
saient voir tout à la fois ; mais, dans le fait, ils ne voyaient
rien. Il se retournait alors sur sa chaise et passait le bras par-
dessus le dossier. Ce bras, ainsi suspendu, avait un mouvement
accéléré comme celui du balancier d'une pendule, et je fis
cette remarque plus de quatre ans avant sa mort... Lorsque je
lui voyais prendre cette posture à mon arrivée, j'avais le
cœur ulcéré et je m'attendais aux propos les plus extrava-
gants. Jamais je n'ai été trompé dans mon attente ! » Le
malade assurait que le Tasse, — un de ses poètes favoris et
un tempérament par quelques traits analogue au sien en
effet, — avait prédit dès longtemps les malheurs dont il
deviendrait la victime deux siècles plus tard, et cela par une
strophe qui seule, entre tant de centaines d'autres dans la
Jérusalem délivrée, pouvait être détachée de ce poème sans
faire tort au sens général de l'ouvrage : c'est la soixante-dix-
septième du douzième chant. Il estimait donc que l'Italien ■
l'avait faite involontairement et sans en comprendre aucune-
ment la portée, mais poussé par une inspiration d'En-haut
afin qu'elle pût un jour éclairer Jean- Jacques sur le destin
qui lui était ici-bas réservé !
Le moindre geste mal interprété par lui chez un de ses inter-
locuteurs suffisait en ce temps pour lui donner un accès de
terreur et le séparer à jamais de l'imprudent. Grétry, son
sincère admirateur, raconte en ces termes leurs relations
LE MALADE 321
qui ne durèrefnt pas plus de quelques minutes. Le musicien
liégeois avait été présenté à l'auteur du Devin de villag.e après
une représentation de sa Fausse magie et tous deux sortirent
du théâtre côte à côte. La conversation se poursuivait entre
eux de la façon la plus cordiale. « En passant par la rue Fran-
çoise, Rousseau voulut franchir des pierres que des paveurs
avaient laissées là dans la rue; je pris son bras et lui dis :
Prenez garde, M. Rousseau ! Il le retira brusquement en
disant : Laissez-moi me servir de mes propres forces ! Je fus
anéanti par ces paroles. Les voitures nous séparèrent. Il prit
son chemin, moi le mien, et jamais depuis je ne lui ai parlé. »
Ne songe-t-on pas ici à l'épisode, bien connu, qui fit éclater
la folie du roi Charles VI ?
Dussaulx, de l'Académie des Inscriptions et petit-neveu de
Nicole, un littérateur de second plan, mais estimé et aimé
pour sa droiture et sa bonhomie, fut en rapports assez intimes
avec lui au début de son dernier séjour parisien. Il ne tarda
pas cependant à recevoir des lettres de suspicion injurieuse et
des sommations de ce genre : « Montrez-moi si bien vos senti-
ments que je sache avec certitude ce que vous pensez de moi ! »
Il finit donc par se fâcher lui-même et par répondre verte-
ment : « Où avez-vous été prendre les soupçons déshonorants
dont votre dernière lettre est souillée ?... Vous n'êtes point
cruel, vous êtes malade... Le généreux, le vertueux Jean-
Jacques aussi inquiet, aussi défiant qu'un lâche criminel ?...
Quoique vous m'ayez fait autant de mal qu'un méchant en
peut faire, je ne crois pas encore que vous soyez méchant.
Vous avez votre manie. Pascal avait la sienne... mais elle ne
nuisait qu'à lui seul, au lieu que votre défiance, trop réelle
et trop active, blesse et diffame tous ceux qui vous appro-
chent. Vous en guérirez peut-être ? Je le souhaite plus que
je ne l'espère ! »
Voilà bien, semble-t-il, une de ces sincérités à bonne inten-
tion telle que Rousseau les réclamait de ses amis, en ses heures
de théorie complaisante sur les droits ou devoirs de l'amitié.
Écoutons comment il accueillit celle-ci. « Je cherchais un loge-
ai
322 . JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ment. Vous avez voulu m'avoir pour voisin et presque pour
hôte. Cela était bon et amical. Mais j'ai vu que vous vouliez
trop et que vous cherchiez à m' attirer. Vous avez fait tout le
contraire ! Les je ne sais quoi, trop longs à dire, mais frap-
pants à remarquer, m'ont averti qu'il y avait un mystère
caché sous vos caresses. Vous avez cru me leurrer par ce mot
d'illustre. Ah ! vous êtes trop loin de voir combien la réputa-
tion d'un homme bon, juste et vrai que je gardai quarante ans
et que je n'ai jamais mérité de perdre m'est plus chère que
toutes vos glorioles littéraires... Vous me parlez de vos larmes
d'attendrissement et d'un intérêt de commisération, comme si
c'était assez pour moi d'exciter votre pitié sans prétendre à
des sentiments plus honorables ! Je vous estime encore, dites-
vous, mais je vous plains. Moi, je vous réponds : quiconque
m'estime par grâce trouvera difficilement en moi la même
générosité. Le généreux, le vertueux Rousseau inquiet et
méfiant comme un lâche criminel (dites-vous)... 11 n'y aura
jamais que des cœurs capables du crime qui puissent en soup-
çonner le mien et, quant à la lâcheté... me voici dans Paris
seul, étranger, sans appui,... à la merci des adroits et puissants
persécuteurs qui me diffament en se cachant, les provoquant
et leur criant : Parlez haut ! Me voilà !... Vous me trompez,
monsieur ; j'ignore à quelles fins, mais vous me trompez... Je
vous écris mes sentiments parce qu'une malheureuse honte
que je n'ai pu vaincre m'empêche de les dire en face... Envi-
ronné de flatteurs, je les laisse faire parce qu'z'Z faut bien vivre
avec quelqu'un, et que, en quittant ceux-là pour d'autres,
je ne trouverais pas mieux. Du reste, s'ils ne voient pas ce que
je pense d'eux, c'est assurément leur faute ! » Ceci pour
Corancez et consorts ! « Quant à l'intimité, je n'en veux plus
avec personne, à moins que, contre toute apparence, je ne
trouve fortuitement l'homme juste et vrai que je n'ai cessé
de chercher ! » Dussaulx, qui s'était cru cet homme vrai et
comprenait un peu tard à qui il avait affaire, écrivit encore
pour calmer l'agitation qu'il avait fait naître, mais ne reçut
plus de réponse. Celle que nous venons de citer et qui est
LE MALADE 323
d'ailleurs remarquable par son style si ferme et si plein,
suffira pour caractériser les relations de Jean- Jacques avec
ses amis des derniers jours.
Dussaulx se retrouva pourtant face à face avec lui par
hasard et il a raconté en termes frappants cette rencontre
suprême dans son opuscule intitulé De mes rapports avec
J.-J. Rousseau : « C'était aux travaux de l'Étoile voisine des
Champs-Elysées. Son premier mouvement et le mien furent
réciproquement de tomber dans les bras l'un de l'autre ; mais
il s'arrêta au milieu de son élan. Qui donc l'a retenu ? La
méfiance dont un accès plus violent qu'à l'ordinaire le saisit
à ce moment tout à coup. Situé sur le bord d'une tranchée pro-
fonde et me voyant à ses côtés, il craignit apparemment que
je ne l'y précipitasse. Tout, du moins, m'autoriserait à le
croire. Il tremblait de tous ses membres. Tantôt il élevait
des bras suppliants vers le ciel ; tantôt, comme s'il eût
invoqué ma pitié, il me montrait l'abîme ouvert sous ses pas.
Je ne compris que trop ce muet langage. M' éloignant de lui,
je tâchai de le rassurer par les plus tendres démonstrations.
Quoiqu'il en parût touché, il passa son chemin. » La scène
n'est-elle pas éminemment caractéristique de l'époque et
du personnage ? On en voit d'ici la reproduction par l'es-
tampe : c'est celle de Douvres sous une forme un peu diffé-
rente. — Nous reviendrons sur les derniers temps de la vie de
Rousseau en étudiant ses écrits autobiographiques de vieil-
lesse.
LIVRE IV
LE ROMANTIQUE
Rousseau avait au total retiré, comme nous l'avons dit,
l'assertion toute mystique de la bonté primitive sur le ter-
rain de la sociologie, dans sa Lettre à M, de Beaumont ; mais
nombre de ses disciples n'avaient tenu et ne devaient tenir
aucun compte de sa rétractation subreptice. Aussi bien, pri-
sonnier de son propre vocabulaire, venait-il de rétablir
cette assertion, quoiqu'avec une nuance plutôt psycholo-
gique cette fois, dans sa Nouvelle Héloïse et dans son Emile
et allait-il la réitérer sous cette dernière forme, avec plus
d'insistance encore, dans la série d'ouvrages autobiogra-
phiques, ou mieux autoapologétiques, qui seront l'occupa-
ition de ses dernières années. Il appellera désormais « bonté
naturelle » la manifestation vers le dehors de son alliance
personnelle avec la Divinité tutélaire, c'est-à-dire cette qua-
lité naturelle et inamissible par laquelle il entend bien
« payer » sa vie durant, toute avance d'amitié ou de dévoue-
;ment qui lui est faite, puisqu'il est désormais hanté de
l'opinion que son génie ne lui a valu qu'hostilité ou que
326 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
haine de la part de ses contemporains. Cette prétention de
sa part à la bonté naturelle lui sert en outre à couvrir à ses
propres yeux, comme aux yeux de son public, le père déna-
turé de 1747 ou même de 1754, l'amoureux traître à l'amitié
du printemps de 1757, l'ami de plus en plus brutal et sans
ménagements que nous avons entendu poser ses despo-
tiques « principes » et s'attirer par là des ripostes méritées.
C'est l'heure où, dans cette complexe personnalité morale,
le malade trop souvent coupable par faiblesse, entreprend
de s'expliquer au philosophe et de se justifier à celui-ci par
les tendres impulsions du romanesque. De cette explication,
infiniment subtile et ingénieuse, naît en lui le romantique,
père d'une postérité innombrable, et réconforté désormais
par les consolations d'un Quiétisme laïcisé qui est devenu la
religion de nos contemporains.
A notre avis, il est en effet permis de définir l'état d'esprit
romantique comme l'état d'esprit romanesque, — cette con-
ception spécifiquement européenne et courtoise des rela-
tions entre l'homme et la femme, — qui serait élevée fran-
chement à la dignité mystique et réglerait les relations entre
l'homme et Dieu, après élimination plus entière que jamais
des éléments moraux de caractère expérimental et rationnel
qui avaient été conservés dans les précédentes hérésies
mystiques et romanesques, de caractère féminin, obligées à
plus de prudence vis-à-vis de la tradition et de l'Église. —
Nous avons naguère exposé avec quelque détail, dans notre
étude sur Madame Guyon et Fénelon précurseurs de Rous-
seau, que le Moyen âge expliquait l'usure nerveuse par la
possession diabolique, selon la tradition des mysticismes
antiques ; mais que ce mysticisme, modernisé vers la Renais-
sance et féminisé plus que jamais qui devait s'appeler le
Quiétisme, avait vu dans la même usure, à ses premiers
stades, une sorte de possession par un Dieu d'amour, infli-
LE ROMANTIQUE 327
géant à ses élus de salutaires épreuves pour leur purification
passive, prélude leur intime alliance avec le suprême Pou-
voir. Or, Jean- Jacques, instruit dans cette mystique aux
Charmettes, revint à comprendre sa destinée terrestre à
peu près de la sorte lorsque ressurgirent en son cerveau de
vieillard le souvenir de ses lectures fénéloniennes et des
leçons de M"^^ de Warens, elle-même disciple des piétistes
guyoniens du pays de Vaud.
Écrivant toutefois à l'époque et dans le milieu « philoso-
phique )), le filleul de la belle convertie devra laïciser jusqu'à
un certain point cette subtile psychologie mystique, née
pour une grande part de l'évolution romanesque au cours
des six siècles précédents. La nature de sa manie l'y pous-
sant, il s'expliquera dès lors infatigablement, génialement
à lui-même et à autrui par le besoin d'aimer, mais surtout
par le besoin d'être aimé pour soi-même en retour ; en
d'autres termes par la sensibilité naturelle ou originelle
extrême qui aurait été conservée intacte en sa personne par
une décision unique de la Divinité à son profit; mais qui,
au surplus, n'est pas trop difficile à ressaisir par les hommes
simples, par les plébéiens, et par quiconque se met dévo-
tement à son école. — C'est ainsi que la bonté naturelle est
devenue dans sa pensée synonyme d'une grâce divine de
privilège, et c'est sous cette forme évoluée qu'il s'y atta-
chera obstinément vers la fin de sa vie.
Les développements qu'il va donner à sa nouvelle con-
ception de l'homme naturellement bon lui seront fournis par
les deux sources principales de la conviction mystique dont
elle est la traduction rajeunie : par ses lectures romanesques
I d'adolescence et par ses lectures chrétiennes mystiques de
( jeunesse : les premières synthétisées surtout dans VHéloïse
et dans les autres romans dont il a laissé l'ébauche : les
secondes mises en œuvre dans ses écrits autobiographiques.
328 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Ces diverses suggestions ayant conquis le monde moderne
par leur expression géniale ont assuré un nouvel essor à la
morale érotico-romanesque qui est venue à régir la plupart
des âmes contemporaines.
Il entreprend donc de s'expliquer à lui-même et à ses lec-
teurs futurs selon la tradition quiétiste comme possédé par
un Dieu bon. De là sont sortis, selon lui, tous ses « malheurs »
dans une société d'hommes dès longtemps devenus mauvais
ou même méchants par leur faute. Ainsi M^^ Guyon, plus
mesurée dans ses plaintes, exposait naguère en se racontant
de même, que son mari, sa belle-mère et ses frères l'avaient
torturée longuement par impulsion divine. Dieu les ayant
choisis pour ses instruments en vue d'éprouver et par là de
purifier parfaitement une âme qu'il entendait s'unir plus
étroitement que toute autre ; aussi bien redevenaient-ils
bons dès que les intentions divines avaient été remplies par
eux à l'égard de la jeune femme. — Mais, de tout cela, nos
mystiques sont consolés par la « grâce », que Jean- Jacques
revient en somme à mettre au premier plan de la vie de l'âme
par sa psychologie du cœur sensible, après que l'Église
romaine, principalement par ses théologiens jésuites, en
avait rationalisé le concept au temps de la Renaissance.
Pierre-Maurice Masson, cet esprit si distingué qui, dans
une scrupuleuse étude sur La Religion de Rousseau, devait
nécessairement constater cette évolution de sa pensée théo-
rique, a écrit qu'avec le temps il conçut de plus en plus la
Bonté naturelle comme réalisée en lui et intelligible seule-
ment à travers lui. Interprétée de la sorte, elle n'est plus une
réalité qu'il soit intéressant de rechercher en arrière; elle
exprime tout simplement la ressemblance de Jean- Jacques
avec son Dieu (allié), la Nature : c'est dans sa bonté à lui
qu'il devine la bonté de la Nature et c'est en ce sens qu'il
est le meilleur de tous les hommes. La Nature, ou bonté natu-
LE ROMANTIQUE 329
iclle, réside peut-être encore dans quelques âmes mais
plutôt dans une seule, la sienne !
Cette évolution de la pensée de Rousseau a donné à sa
religion son accent définitif, conclut l'attentif historien de
cette religion K C'est par le cœur, c'est par l'intuition qu'on
peut aller au-devant de la Nature et la connaître. Jean-
Jacques, reflet direct de Dieu, voilà la religion de Rousseau !
C'est un christianisme sans discipline doctrinale, sans his-
toire, qui supprime l'espace et le temps autour de son inven-
teur et le laisse en tête à tête avec le Grand Etre, recteur de
l'univers. C'est encore un Christianisme sans Rédemption et
sans repentir (sans Tentateur surtout) d'où le sentiment du
})éché a disparu et dont Jean- Jacques est le prêtre ou mieux
le Christ nouveau. — « Le système de Jean- Jacques peut
èlre fauXy lisons-nous dans ses Dialogues [et c'est ici la
rétractation renouvelée de la bonté naturelle au point de
vue historique ou sociologique], mais en développant ce
système, Jean- Jacques s'est peint lui-même au vrai ! » Et
ccst là désormais l'important, l'essentiel à ses yeux. Il pose
la bonté naturelle comme le lien d'alliance mystique entre
l'Au-delà et lui-même. Dût-il rester seul à en posséder le
bénéfice, il se croirait encore autorisé à en affirmer l'exis-
tence et à en déduire les conséquences morales.
I 1. Le caractère religieux de renseignement de Rousseau est aujour-
d'hui à peu près universellement reconnu. Rappelons la forme étrange
que Brunetière donnait à cette constatation il y a quelque trente années.
Il faisait sortir le lyi'isme romantique au xix'^ siècle, de l'éloquence de la
chaire telle que la comprit le xvii'^. et précisément par l'intermédiaire de
Rousseau [L'évolution des genres) .
CHAPITRE PRExMIER
SAINT-PREUX REFLET DE JEAN-JACQUES
On ne saurait contester que la Julie ne soit née d'une impul-
sion autobiographique irrésistible, car tout névropathe se
réconforte à se raconter lui-même, — et c'est même là l'un des
éléments de succès de la confession sacramentelle. — « Je me
figurai, nous apprennent les Confessions à ce propos, l'amour
et l'amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravis-
santes images (au début du séjour de Rousseau à l'Ermitage)...
Je fis l'une brune et l'autre blonde... Épris de mes deux char-
mants modèles, je m'identifiai avec l'amant et l'ami le plus
qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui
donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais ! » ^
C'est assurément la première fois que cette conception toute
personnelle du roman, — destinée dans le romantisme à une
si brillante fortune, — se formulait d'aussi franche et aussi
précise façon. Le public ne s'y trompa guère au surplus ; sans
posséder, comme nous, l'aveu des Confessions, il crut que
l'auteur était le héros de l'aventure dont il se faisait l'histo-
rien et cet auteur le laissa croire bien volontiers, dit-il, afin
d'accentuer le succès de son ouvrage. En fait, il n'avait jamais
séduit de jeune fille noble et son amour pour M™^ d'Houdetot
n'influa que tardivement, partiellement sur la rédaction du
LE ROMANTIQUE 331
livre ; la hardiesse de se raconter soi-même aux lecteurs de
romans non seulement dans son caractère, mais encore dans
SCS galantes aventures, ne devait venir qu'un peu plus tard
aux écrivains du romantisme, après les encouragements qu'ils
reçurent constamment de l'opinion. Werther en est le premier
exemple illustre (ainsi que Faust dont la rédaction initiale
est de la même date).
Jean- Jacques ne méconnaissait pas, au surplus, qu'en cédant
au désir de fixer sur le papier ses rêveries erotiques, il allait
renier toute sa récente prédication plutarchienne. « Mon
grand embarras, a-t-il écrit plus tard, était la honte de me
démentir ainsi moi-même, si nettement et si hautement !
Après les principes sévères que je venais d'établir avec tant
de fracas, après les maximes austères que j'avais si fortement
prêchées, après tant d'invectives mordantes contre les livres
efféminés qui respiraient l'amour et la mollesse, pouvait-on
imaginer rien de plus inattendu, de plus choquant que de me
voir tout d'un coup m'inscrire de ma propre main parmi
les auteurs de ces livres que j'avais si durement censurés ! »
Nous savons que le choc fut fort bien supporté par nos pères.
« Je sentais cette inconséquence dans toute sa force, poursuit
le rédacteur des Confessions. Je me la reprochais, j'en rou-
gissais, je m'en dépitais ; mais tout cela ne put suffire pour
me ramener à la raison. Subjugué complètement, il fallut
me soumettre à tout risque et me résoudre à braver le qu'en
dira-t-on, sauf à délibérer dans la suite si je me résoudrais à
montrer mon ouvrage ou non : car je ne supposais pas encore
que j'en vinsse à le publier ! » Inutile de rappeler à quel point
le qu'en dira-t-on lui fut, dans son immense majorité, favo-
rable !
i Le platoAisme, qu'il avait bu à longs traits dans ses lectures
romanesques d'adolescence, lui fournit alors une première
excuse à ses propres yeux : « Le plan dont on a vu l'exécution,
reprend-il en effet, était assurément le meilleur parti qui se
pût tirer de mes folies. L'amour du bien, qui n'est jamais sorti
de mon cœur, les tourna en objets utiles et dont la morale et^t
332 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
pu faire son profit. » Ceci vise à la fois la partie philosophique
et rationnellement chrétienne de VHéloïse que nous avons
résumée plus haut et son aspect proprement platonique, la
thèse de l'amour moralisateur, fût-ce un amour aussi parfai-
tement illicite, selon les normes sociales et religieuses de
l'époque, que celui qui unit Saint-Preux à Julie d'Étange
pendant les premiers livres du récit ! Mais Rousseau, oubliant
sa conclusion plus qu'ambiguë, dont le reflet se projette sur
toute la période antérieure, croit avoir offert à ses contem-
porains le spectacle d'une fille faible devenue une femme
forte (combien peu en réalité) et avoir tracé de la sorte un
tableau qui, dans son ensemble, serait, selon lui, non plus
scandaleux, mais utile. Il est exact que la majorité de ses
lecteurs, — façonnée par des siècles d'évolution romanesque
et déjà fort éloignée de l'effort de restauration morale qui
avait produit le mouvement classique au xvii® siècle, — •
accueillit la Julie comme une production morale. Mais des
esprits sains protestèrent dès lors, et M^^ Necker par
exemple, cette compatriote de Jean-Jacques qui avait
quelques traits de Julie, goiita son héroïne au premier
abord, puis formula bientôt ses scrupules et ses réproba-
tions d'une plume ferme et digne.
La Lettre à d' Alembert, — que Rousseau avait écrite dans
une dernière attitude d'austérité Spartiate et sous un masque
plutarchien dont l'expression commençait à peine de s'at-
tendrir pour refléter les complaisances erotiques ressuscitées
dans son âme, — la Lettre à d' Alembert vint encore rendre plus
illogique et plus contradictoire la décision qu'il prit peu après
de publier son roman. Car nous avons dit avec quelle insis-
tance il avait souligné dans ce morceau la pernicieuse action
de la morale romanesque, seule pratiquée et prêfchée sur le
théâtre moderne. Mais cette considération ne fut pas capable
de le contenir longtemps dans son ardeur à présenter dès lors
au public la plus spécieuse des apologies personnelles. Il se
contenta d'imaginer, pour se couvrir, une très subtile distinc-
tion entre ses devoirs vis-à-vis de Genève, sa patrie d'origine
IJL LE ROMANTIQUE 333
et Paris, sa patrie d'adoption. « Ceux qui feignent^ écrira-t-il
à d'Alembert après avoir reçu ses compliments sur la Julie,
ceux qui feignent de trouver de l'opposition entre ma Lettre
sur les spectacles et la Nouvelle Héloïse... ne vous en imposeront
pas. [Nous venons de l'entendre avouer et souligner cette
opposition dans ses mémoires.] La vérité change de forme
selon les temps et les lieux et l'on peut dire à Paris ce qu'en
des jours plus heureux on n'eût pas pu dire à Genève. » Ou
encore, à un anonyme : « Quoique je ne pense pas trop bien de
nos mœurs (genevoises présentes), je ne les crois pas encore
assez mauvaises pour qu'elles gagnassent à remontrer à
l'amour ! » A l'amour de Saint-Preux présenté comme plato-
nique et moralisateur : amour qui, selon lui, serait au con-
i traire très bienfaisant à la France libertine. Enfin, à Marianne
La Tour : « Quoi qu'en dise votre amie, sitôt qu'il y aura des
Julie et des Claire, les Saint-Preux ne manqueront pas.
Avertissez-la de cela, je vous en supplie, afin qu'elle se tienne
Isur ses gardes. Et vous-même, fussiez-vous, ce que je ne pré-
sume pas, aussi folle que votre modèle [Julie], n'allez pas
croire à son exemple que cela suffit pour être à l'abri des
, folies... Charmantes amies, si vous êtes telles que mon cœur
Ile suppose, puissiez-yous, pour l'honneur de votre sexe et
pour le bonheur de votre vie, ne trouver jamais de Saint-
Preux. Mais, si vous êtes comme les autres [françaises], puis-
siez-vous ne trouver que des Saint-Preux ! »
I C'est le son de cloche que lui renvoya bientôt Moultou, son
écho le plus docile : « Si l'on avait fait cette réflexion [de la
différence entre Paris et Genève], on aurait compris que celui
dont l'ardente plume foudroya l'amour dans Zaïre [voir la
Lettre à d' Alembert] pouvait ensuite, sans se démentir, crayon-
ner les traits si touchants de la douce et tendre Héloïse...
S'il existait un peuple [le peuple français] chez qui l'amour
innocent fût un crime [!], la galanterie presque une vertu,
l'adultère un jeu, quel tableau plus intéressant à lui offrir
que celui de deux cœurs honnêtes en qui l'enthousiasme de la
vertu se confondrait avec le délire des sens [VA] Mais si Paris
334 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
demandait cela, il fallait autre chose à Genève. » C'est-à-dire,
la Lettre à d'Alembert pour Genève, et la Julie pour les Fran-
çais. A chacun selon sa moralité préalable ! Mais VHéloïse ne
fut pas interdite à Genève comme devait l'être VEmile et rien
ne fait penser qu'elle y ait été moins lue qu'ailleurs.
A l'abri de ce médiocre sophisme, Jean- Jacques cède donc à
l'irrésistible appétit de se peindre sous les traits de Saint-
Preux, dans les situations que lui présentaient, au cours de ses
promenades solitaires près de l'Ermitage, ses souvenirs arran-
gés de Turin, de Chambéry et bientôt d'Eaubonne. Nous!
étudierons en conséquence avec soin ce premier, ce très sin-
cère portrait tracé par lui de sa personnalité morale. L.'Héloïse
étant aujourd'hui fort peu lue, ce ne sera point perdre notre
temps que d'y mettre en relief tout ce qui peut servir à faire
mieux connaître son héros.
PLATONISME ET DETOURNEMENT DE MINEURE
Saint-Preux, — dont le nom est fait, notons-le, des deux
épithètes les plus flatteuses que puisse fournir, pour carac-
tériser un homme, le mysticisme chrétien d'une part et laj
tradition romanesque de l'autre — Saint-Preux a dû naître*
exactement la même année que Rousseau, selon certains pas-
sages du récit, à deux ans près, selon d'autres passages, comme j
l'a fait remarquer M. Ritter. Ce nom cjui le désigne dans la;
seconde moitié de l'ouvrage seulement (au début, on ne
l'appelle que 1' « amant de Julie »), n'est pas son nom véritable
qui demeurera inconnu du lecteur. C'est un pseudonyme pari
lequel ses amis conviennent de le désigner lorsqu'on le cache
LE ROMANTIQUE 335
e liez M'"^ d'Orbe pour le rapprocher de sa maîtresse pendant
hi grave maladie de celle-ci. Rien n'empêche donc qu'il ne
s appelle précisément Rousseau sur les registres de sa paroisse.
Son aventure romanesque procède d'un peu vraisemblable
[lostulat. A l'insu de son mari absent, la baronne d'Étange
lait donner des leçons à sa fdle par un très jeune précepteur
dont les soins sont entièrement bénévoles, car il refuse de
recevoir un salaire : l'objet de cette décision singulière est de
surprendre M. d'Étange, lors de son retour, par les progrès
intellectuels de son enfant. Le maître est d'ailleurs un garçon
({ errant, sans famille, presque sans patrie »; en un mot,
c'est le pseudo-Vaussore de Villeneuve à Lausanne ou le petit
[Rousseau à Chambéry donnant ses leçons de musique. —
[La Julie est un roman par lettres (procédé de narration mis à
la mode par Richardson) et les premières pages nous montrent
jdonc le précepteur adressant successivement trois déclara-
1 lions d'amour à son élève sans en recevoir de réponse. Il
expose d'abord qu'ayant considéré avec effroi les conséquences
• probables de sa folie et de l'abus de confiance qu'il commet en
la révélant à celle qui la devait ignorer plus que tout autre, il
,a résolu de s'éloigner. C'est en effet l'unique solution honnête
,1 de la situation, mais elle supprimerait le roman à son premier
■pas. L'amoureux s'encourage donc à demeurer par quelques
isophismes sans consistance. Convient-il de quitter impoli-
ment son emploi sans donner un raison valable à la mère de
[famille ? Et puis, tout bien réfléchi, pourquoi ce départ ?
[Est-ce donc un crime d'être sensible au mérite ? « Le ciel a mis
! une conformité secrète entre nos affections ainsi qu'entre nos
goûts et nos âmes. Si le ciel nous avait destinés ?... Par pitié,
détournez de moi ces yeux si doux qui donnent la mort ! »
Enfin il insiste pour arracher une réponse à celle qu'il assiège ;
il mourra s'il n'obtient pas son pardon : « Mon cœur sent trop
combien il est coupable et ne saurait cesser de l'être... Si vous
I pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur
iont allumé dans mon âme... Je sens avec désespoir que le feu
■qui me consume ne s'éteindra qu'au tombeau! » — C'est
336 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Tallure classique de la séduction par lettres depuis la revi-
viscence du Platonisme au xvi^ siècle, et nous l'avons naguère
mise en évidence dans les nouvelles erotiques de Marguerite
d'Angoulême ou de François de Belleforest.
Julie se décide alors à prendre la plume : « Un cœur ver-
tueux saurait se vaincre ou se taire, dit fort justement un
premier billet de sa main. — Je pars donc, riposte Saint-
Preux. — Après ce que vous avez osé me dire, reprend la
belle [qui dépasse ici singulièrement la mesure], un homme j
tel que vous avez feint d'être, ne part point. // fait plus ! »
Saint-Preux interprète cette phrase comme ordonnant son
suicide expiatoire et fait mine de vouloir obéir : « Demain,
vous serez contente, et, quoi que vous en puissiez dire, j'aurai
moins fait que de partir ! » Ah ! qu'en termes galants
ces choses-là sont mises ! — « Insensé, s'exclame aussitôt
Mue d'Étange en se dévoilant sans plus de pudeur, si mes
jours te sont chers, crains d'attenter aux tiens ! » C'est ce
qui s'appelle jeter le lecteur in médias res, suivant le précepte
des anciens î Et dès le lendemain, la jeune fdle envoie sa
lettre d'aveu à son tour. On en remarquera les deux inspira-
tions contradictoires, celle qui est honnête servant à paUier
celle qui ne l'est point. « Entraînée par degrés dans les pièges ■
d'un vil séducteur, je vois, sans pouvoir m' arrêter, l'horrible
précipice où je cours... Crois-moi, si ton cœur était fait pour
jouir en paix de ce triomphe, il ne l'eût jamais obtenu !... ,
Dès le premier jour, je sentis le poison... tes yeux, tes senti-
ments, tes discours, ta plume criminelle le rendent chaque
jour plus mortel... Cent fois j'ai voulu me jeter aux pieds des
auteurs de mes jours... Puis-je te croire assez vil pour abuser
de l'aveu fatal que mon délire m'arrache. Non, je te connais
bien, tu soutiendras ma faiblesse ! Tu protégeras ma personne
contre mon propre cœur ! » Tel est en effet le devoir du cheva-
lier sans reproche dans le platonisme courtois qui se prend
au sérieux ; mais peu de chevaliers ont rempli ce devoir et
Saint-Preux assurément beaucoup moins que tout autre !
« Tu deviendras ma sauvegarde, achève l'enfant mal inspirée.
LE ROMANTIQUE 337
Tes vcrfus seront le dernier refuge de mon innocence. Mon
honneur s'ose confier au tien... Quel charme que la douce
union de deux âmes pures ! Tes désirs vaincus seront la source
de ton bonheur et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du
ciel même ! » Programme souriant dont on sait qu'il a été
réalisé bien rarement par les imprudents qui le formulèrent.
Saint-Preux, qui n'en espérait pas tant après sa condamna-
tion à mort de l'avant-veille, se félij^ite d'avoir différé l'exécu-
tion de ces hautes œuvres galantes. Il s'empresse d'abonder
dans le sens platonique et rassurant de son amie : « Tes
frayeurs nous avilissent... Si j'adore les charmes de ta per-
sonne, n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de cette âme sans
tache qui l'anime et dont tous les traits portent la divine
enseigne ?... Quelle poursuite peut redouter celle qui couvre
d'honnêteté tous les sentiments qu'elle inspire ? Quel monstre,
j après avoir lu cette touchante lettre, pourrait abuser de ton
il état et témoigner, par l'acte le plus noir, son profond mépris
pour lui-même !... Ta personne est désormais pour moi le
plus sacré dépôt dont jamais mortel fut honoré... Ma flamme
conservera une inaltérable pureté ! L'amant de Julie aurait
une âme abjecte ?... A quel autre bonheur voudrais- je aspirer
si tout mon cœur suffit à peine à celui qu'il goûte... Nous
n'avons nulle expérience des passions, mais l'honneur nous
conduit ! Tous les sentiments droits sont au fond de mon
cœur. Je suis un homme simple et sensible qui ne sent rien
dont il doive rougir !... Ah, daigne te confier aux feux que tu
m'inspires et que tu sais si bien purifier, etc. »
I Cet édifiant début de correspondance est suivi d'une lacune
"de deux mois : délai après lequel l'amant en est déjà à rétrac-
ter tranquillement tous les solennels serments de vertu que
nous venons de lire. Écoutons-le plutôt : « Un secret dépit
m'agite en voyant que les lois qui me sont imposées ne coûtent
qu'à moi ! » Il constate en effet avec « dépit » que M^^*^ d'Étange
garde son enjouement et sa bonne mine : « Vous me jurez un
amour éternel d'un air aussi gai que vous diriez la chose du
monde la plus plaisante ! » Eh ! n'est-elle pas telle dans la
22
338 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
convention platonique qui présente les plaisirs purs comme
dignes du Ciel ? L'amant devrait se féliciter grandement de
cet état de chose si son platonisme n'était pleinement sophis-
tique et si régoïsme vaniteux ne parlait beaucoup plus haut
que tout autre sentiment dans son cœur, avec la connivence
des lecteurs formés par la tradition romanesque. « Je suis las
de souffrir inutilement, reprend donc sur un ton péremptoire
l'inqualifiable personnage ! Puisque vous vous fiez à ma foi,
je ne veux plus la laisser vainement engagée. » Et voilà le
compte que les névropathes ont coutume de tenir de leurs
serments, comme nous l'avons tant de fois constaté chez
Jean-Jacques. « Je sens que j'ai pris une charge au-dessus de
mes forces ! Julie, reprenez la charge de vous-même ! » Il est
bien temps ! « Je vous le dis sérieusement [car elle pourrait
croire à une plaisanterie], comptez sur vous [seule] ou chassez-
moi, c'est-à-dire ôtez-moi la vie ! » Toujours la menace de mort
amoureuse ! « J'admire comme j'ai pu tenir si longtemps un
engagement téméraire ! Je sais que je le dois toujours, mais
je sens qu'il m'est impossible ! » Et le voilà dégagé. « On mérite
de succomber quand on s'impose un si périlleux devoir. Vous
serez toujours respectée, mais je puis, un instant, manquer de
raison ! » On reconnaît le plaidoyer sous l'accacia d'Eau-
bonne. « L'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait
horreur de sang-froid ! » Tel est sur ce point le motif des
prescriptions de la morale rationnelle, la condamnation du
platonisme insidieux. En fait, de tels parjures, appuyés de
semblables sophismes, seront toujours excusés en pays de
tradition romanesque; mais l'évolution du platonisme de
façade vers le fait que le code qualifie détournement de
mineure a été rarement avouée avec tant de cynisme.
Aussi Julie répond-elle avec un retour de bon sens, en
s' efforçant de ramener son galant au ton de la plaisanterie
qu'il délaisse de trop inquiétante façon « J'entends ! Les plai-
sirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort
agréable !... La singulière marque d'attachem-ent que de
vous plaindre de ma santé !... Donnez à vos prétendus griefs
LE ROMANTIQUE 339
une couleur moins frivole... Votre lettre vous dément par
son style enjoué. J'ai été élevé clans des maximes si sévères
que l'amour le plus pur me paraissait le comble du déshon-
neur... Mon imagination troublée confondait le crime' avec
l'aveu de la passion ! » Elle devrait mieux voir désormais que
l'un n'est pas en effet si loin de l'autre et c'est plutôt à présent
que son imagination est troublée de façon à nier le danger
qui la menace : « J'ai reconnu que je me trompais... Deux
mois d'expérience m'ont appris que mon cœur trop tendre a
besoin d'amour mais que mes sens n'ont aucun besoin d'amant!»
Voilà qui est parler clair pour une jeune fdle si sévèrement
élevée. Par malheur Saint-Preux est loin d'avoir fait la même
expérience et c'est ce que prévoit la morale rationnelle quand
elle conseille aux fdles de se garder. « Sortie de cette profonde
ignominie où mes terreurs [vaines] m'avaient plongée, achève
Julie, je goûte le plaisir délicieux d'aimer purement... L'ac-
cord de l'amour et de l'innocence me semble être le paradis sur
la terre. Ah, mon ami ! Que ne puis-je faire passer dans votre
âme le sentiment de bonheur et de paix qui règne au fond de
la mienne !... Je ne sais quel triste pressentiment s'élève dans
mon sein et me crie que nous jouissons du seul temps heureux
que le ciel nous ait destiné... Tâche de calmer l'ivresse des
vains désirs... Ah, puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant
que la vie ! L'esprit s'orne, la raison s'éclaire, l'âme se for-
tifie [!], le cœur jouit. Que manque-t-il à notre bonheur ?»
Il y manque l'impossibilité de le prolonger, car elle-même va
bientôt s'employer de son mieux à y mettre un terme.
Au surplus Saint-Preux n'a nullement plaisanté, comme
nous l'avons vu, et il insiste donc sur un ton impérieux : il
revient à un « vous » comminatoire : « S'il fallait choisir entre
votre cœur et votre possession, je ne balancerais pas. Mais
pourquoi cette amère alternative, et pourquoi rendre incom-
patible ce que la Nature a voulu réunir ?... Pour profiter d'un
j état aimable [leur platonisme actuel] faut-il en négliger un
meilleur [le déshonneur de Julie] et préférer le repos à la féli-
! cité suprême ?... La sagessç a beau parler par votre bouche.
340 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
La voix de la nature est la plus forte ! » Et ne commençons-
nous pas à connaître ce Saint-Preux ? Retenons la pression
éhontée qu'il exerce et que tout • le reste du roman aura
pour objet de nier. Il achève en déclarant se soumettre, mais
en ajoutant que ce ne saurait être qu'au prix de ses jours,
car la menace de mourir revient comme un refrain sous sa
plume pour peser sur la volonté de son élève ! Celle-ci lui
exprime sa gratitude pour cette concession précaire et ne
paraît pas croire la vie de son amant en péril ; mais elle ajoute
déjà qu'il lui est plus dangereux dans la soumission que dans
la révolte, ce qui nous fait mal augurer du lendemain de cette
escarmouche.
En effet, voici que cette sage personue se transforme brus-
quement sous nos yeux en la plus folle et l'on pourrait dire
en la plus effrontée des tentatrices oU des excitatrices à la
débauche ; car son innocence ne nous a point paru telle,
jusqu'ici, qu'elle puisse ignorer les conséquences probables
du geste que nous allons lui voir faire ! Elle organise en effet
ce qu'elle nomme agréablement « la surprise du chalet »,
c'est-à-dire qu'elle convoque mystérieusement son ami dans
un bosquet pour .l'y embrasser soudain sur les lèvres et se
laisser presser entre ses bras ; non pas jusqu'à combler ses
vœux toutefois, puisqu'elle s'est fait accompagner de sa cou-
sine et très chère compagne, Claire d'Orbe. Mais le galant
n'en reçoit pas moins, cette fois encore, beaucoup plus qu'il
n'avait espéré lorsqu'il formulait * ses plaintes et il entonne
aussitôt des remerciements fougueux. — Alors, et par une
sorte de retour offensif de la prudence la plus élémentaire,
elle décide de l'éloigner pour quelque temps. Il fera, dans le
Valais, un voyage pédestre avec de l'argent qu'elle met à sa
disposition, qu'il refuse d'abord, puis qu'il accepte après
quelques façons.
Cependant le baron d'Étange est enfin revenu de son
absence ; il prend à ce moment sa retraite dans ses foyers
après trente ans de service militaire en pays étranger, selon
l'usage des gentilshommes suisses de ce temps. Il admire les
LE ROMANTIQUE 341
progrès de Julie en dessin et en musique ; mais, informé que
ces progrès résultent des soins d'un précepteur de naissance
obscure, et qui a néanmoins refusé toute rétribution, il exige
que ce précepteur soit dorénavant payé de ses peines. Or
l'amant de Julie ne veut pas l'être, en vertu du singulier rai-
sonnement que voici : il se considérerait en ce cas, dans ses
rapports clandestins avec son élève, comme « un perfide fou-
lant aux pieds les droits les plus sacrés, comme un traître, un
séducteur domestique, que les lois condamnent très justement
à la mort ! » Car telle était en effet la législation, sinon la
pratique pénale de l'époque. Et l'on appréciera la valeur de
cette distinction si radicale I Aussi bien Jean-Jacques lui-
même a-t-il jugé prudent d'ajouter en note au bas de sa page :
« Malheureux jeune homme, qui ne voit pas qu'en se laissant
payer en reconnaissance ce qu'il refuse de recevoir en argent,
il viole des droits plus sacrés encore ! Au lieu d'instruire, il
corrompt. Au lieu de nourrir, il empoisonne. Il se fait remer-
cier par une mère abusée d'avoir perdu son enfant ! » Rete-
nons soigneusement tout ceci pour l'heure où la faute entière
sera rejetée sur Julie par l'auteur du roman afin d'exonérer
d'autant son aller ego. Et voici qu'il se souvient déjà que lui-
même est en cause, puisqu'il termine cette note par la néga-
tion de tout ce qu'il vient d'y proclamer en belles antithèses
oratoires : « On sent pourtant qu'il aime sincèrement la vertu !
Mais la passion l'égaré, et si sa grande jeunesse ne l'excusait
pas, avec ses beaux discours, il ne serait qu'un scélérat. Les
deux amants sont à plaindre ; la mère seule est inexcusable,
car l'amour est honnête entre deux amants du même âge
qu'aucun lien particulier ne gêne, qui jouissent tous deux
de leur première liberté et dont aucun droit ne prescrit l'enga-
gement réciproque I » Alors quel droit a donc été violé par
Saint-Preux ? Pourquoi la mère est-elle inexcusable et pour-
quoi tant de traîtrise et de scélératesse et de perfidie dans les
phrases qui précèdent. C'est ici la morale erotique qui cherche
à se couvrir contre la morale rationnelle par des concessions
apparentes aussitôt suivies de subreptices émancipations.
342 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
— Enfin cette même note, si instructive, nous apprend que
Rousseau a toujours plaint la véritable Héloïse, celle du
xii^ siècle : « Elle avait, dit-il, un cœur fait pour aimer, mais
Abélard ne m'a jamais paru qu'un misérable digne de son sort
et connaissant aussi peu l'amour que la vertu ! » Certes, ce
pédagogue scolastique, contraignant d'abord sa très jeune
élève à l'aînour par des coups qui, sans doute en augmen-
taient pour lui le ragoût, est beaucoup moins susceptible de
s'attirer des admirateurs et imitateurs que le tendre Saint-
Preux, ami de la vertu et paragon des âmes sensibles.
Cependant celui-ci revient de son voyage, et, désespéré
des exigences de M. d'Etange auxquelles il refuse de se sou-
mettre, attend les ordres de son amie sur les bords du Léman,
dans les rochers de Meillerie où il s'occupe à graver sur la
pierre son chiffre enlacé dans celui de l'aimée : « Sans le
compte indiscret que je te rendis d'un discours de mon père,
lui écrira- t-elle plus tard, tu n'aurais point été te désoler à
Meillerie et ne m'eusse point écrit la lettre qui m'a perdue ! »
Voici la substance de cette lettre fatidique : « Un éternel arrêt
du ciel nous destina l'un pour l'autre. C'est la première loi
qu'il faut écouter. Ta vertu n'est plus qu'un délire... Pense,
Julie, que nous comptons déjà des années perdues pour le
plaisir !... Reviens de cette erreur funeste [le devoir] et sois
heureuse. Viens dans les bras de ton ami réunir les deux moi-
tiés de notre être ! » Toujours le mythe platonicien contre la
morale rationnelle. Il propose ou la fuite ou le suicide à deux.
Dès lors les événements se précipitent. M. d'Etange a
déclaré à sa fille son projet de l'unir au baron de Wolmar,
un de ses compagnons d'armes ; elle est tombée malade
devant cette perspective et a semblé bientôt à l'extrémité.
Sa mère, qui soupçonne désormais l'état de son âme, laisse
alors Claire d'Orbe rappeler Saint-Preux et le dissimuler
chez elle. La chute de Julie se produit dès sa convalescence.
Elle adresse au séducteur, parvenu à ses fins, une lettre d'in-
vectives mêlées d'attendrissements et d'admiration pour sa
vertu, parce qu'il a triomphé de sa résistance par une dernière
LE ROMANTIQUE 343
menace de mourir î « Il fallait donner la mort aux auteurs
de mes jours, à mon amant ou à moi-même. Je choisis ma
propre infortune ! » Nullement, car elle a choisi la mort des
auteurs de ses jours au cas, fort vraisemblable, où ils appren-
draient son déshonneur. Seule la volonté arbitraire du roman-
cier empêchera ce résultat de la décision de son héroïne.
Glaire, confidente des deux amants, s'efforce toutefois de
réconforter sa cousine afin qu'elle n'abandonne pas toutes ses
autres vertus après avoir sacrifié la principale : « Une fai-
blesse effacera-t-elle tant de sacrifices... Tu oublies tous les
triomphes pénibles qui ont précédé ta défaite. » Encore le
raisonnement de l'accacia d'Eaubonne ; mais de telles défaites
ne laissent rien des précédents triomphes : « Sans avoir été
vaincue, je suis moins chaste que toi ! » Parce qu'elle croit
sentir qu'elle aurait moins longtemps résisté ! « Il reste en toi
mille adorables qualités que l'estime de toi-même peut con-
server. Qu'une faute ne t'ôte pas ce noble enthousiasme de
Vamour et du beau ! » Mais, une fois de plus, l'auteur croit
devoir prendre en note le parti de la raison et traiter de « mau-
vaises maximes pires que de mauvaises actions » les exhorta-
tions de M™6 d'Orbe. Quel est pourtant celui de ses lecteurs
qui en a cru sa note réfrigérante plutôt que son texte pathé-
tique ?
Quant à Saint-Preux, il identifie tout simplement l'aven-
ture à un mariage pour fermer la bouche aux importuns :
« N'as-tu pas suivi la plus pure loi de la Nature ? N'as-tu pas
librement [était-elle donc libre vis-à-vis des siens ?] contracté
le plus saint des engagements ? Que manque-t-il au nœud
qui nous joint que la déclaration publique ? Veuille être à
moi. Tu n'est plus coupable ! » Nous voilà loin des « scéléra-
tesses » de ci-dessus ! Mais Julie secoue la tête avec tristesse.
Pour être sortis des premiers stades de l'attitude platonique,
les voici déjà moins heureux. Qu'est devenu, dit-elle, ce zèle
de la sagesse et de l'honneur qui animait toutes les actions de
leur vie ? (Nous ne nous en sommes pas beaucoup aperçus.)
Livrés aux erreurs des . sens, ils sont tombés au niveau des
344 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
amants vulgaires ! — Pourtant l'habitude de la faute amène
bientôt quelque apaisement dans ces pénibles scrupules ;
les amants se voient chez une certaine M"^® Belon et les deux
cousines plaisantent agréablement Saint-Preux sur une con-
versation qu'il a eue avec cette dame. Un chalet écarté réunit
les amoureux pour le plaisir pendant une absence des parents
de Julie qui a été confiée à ceux de Claire. Elle avoue, à
demi-mot, sa grossesse qui lui semble un moyen de tout
réparer ! Un jour, ayant fait mettre son amant à genoux
devant elle et les mains dans les siennes, par une rénovation
du vieux rite féodal et courtois, elle lui fait jurer non point
fidélité (comme les anciens preux la promettaient à leur suze-
rain ou à leur dame), parce que, dit-elle, nul, en amour, ne peut
répondre de soi^ mais seulement vérité et sincérité entière sur
les sentiments de son cœur. Trait qui annonce George Sand
dans Jacques, et marque bien la différence de la chevalerie
romanesque, conservant quelques traits virils, à la mentalité
romantique, entièrement féminisée désormais : l'une promet-
tant, au moins en paroles, l'effort sur soi-même et la maîtrise
de ses actes, l'autre décidée d'avance à subir sans réaction la
poussée de l'instinct.
La cérémonie que nous venons de décrire est suivie d'une
soirée d'incomparables délices au rendez-vous habituel des
amants. On dirait que la terre se pare pour leur fournir un lit
nuptial digne de leurs mérites souverains. Mais Saint-Preux
conserve seul l'auréole platonique en cette occurrence, car
Julie l'écarté de son front par un mouvement de pudeur
rationnelle et chrétienne : « Je voudrais, dit-elle, ajouter
autant de vertus aux tiennes, mon aimable ami, qu'un fol
amour m'en a fait perdre, et, ne pouvant plus m' estimer
moi-même, j'aime à m' estimer encore en toi ! » A combien peu
juste titre, nous le savons maintenant ! Mais telle est évi-
demment la prétention de l'auteur des Lettres à Sophie au
profit de cet autre lui-même.
LE ROMANTIQUE 345
II
UN AMI TEL QUE L A MERITE
LA VERTU DE SAINT-PREUX
Ici paraît pour la première fois dans la correspondance des
amants le personnage de lord Bomston que Saint-Preux a
rencontré à Sion, dans le Valais, et qui est devenu aussitôt
l'ami du séduisant jeune homme au point de lui offrir peu
après la moitié de sa fortune, comme nous allons l'apprendre.
En attendant, les d'Etange sont revenus de leur voyage et
les « plaisirs » deviennent moins faciles aux hôtes habituels
ihi chalet que nous savons ; ce qui décide Julie à imaginer
autre chose : « Ainsi, tout déconcerte nos projets, dit-elle.
Toucherons-nous sans cesse au plaisir qui fuit sans jamais
l'atteindre ?... Je sens une hardiesse que je n'eus jamais, et,
si tu l'oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes
oromesses !... Si tu crains la mort, n'achève pas cette lettre...
Mon cœur court le même risque et n'a point balancé. Écoute ! »
RUe lui donne alors un rendez-vous de nuit dans sa propre
Il ambre dont elle lui explique avec soin les voies d'accès :
L'abord est sujet à mille hasards, le séjour dangereux, la
etraite d'un péril extrême... Je te défends d'apporter une
irnie [qu'il pourrait être tenté de tourner contre M. d'Etange
11 cas de surprise]... Je sens qu'un sort plus doux nous est dû
^t que la Fortune se lassera de nous être injuste ! » La For-
ime remplace cette fois le ciel chrétien dont l'invocation a
out de même paru un peu forte à notre mystique de la pas-
ion en pareille occurrence ! Il nous communique ensuite
luelques lignes égrillardes de Saint-Preux, qui, attendant
a venue de sa maîtresse dans la chambre de celle-ci, est sup-'
346 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
posé écrire (!) ses impressions face à face avec les diverses
pièces du costume que la jeune fille a déposées autour de lui
sur les meubles,.. « ce corps (corsage) si délié, qui touche et
embrasse... au-devant, deux légers contours... O spectacle de
volupté... la baleine a cédé à la force de l'impression...
Empreintes délicieuses, etc..» Nous voilà loin du Contrat social.^
— Après l'heure du berger, ce seront des détails rétrospec-
tifs, non moins précis, sur l'entrevue et des considérations
sur les délices qui suivent le moment du bonheur. Le tout,
appuyé par une note, qui, cette fois, associe pleinement Jean-i
Jacques aux réminiscences ou prédilections de son héros.
Mais voici que Bomston, pris de vin, a une altercation aveCj
son ami au sujet de M}^^ d'Étange dont il s'est avisé dtj
médire, car les amours de la jeune fille menacent de deveniij
publics. Déjà un homme du voisinage dit avoir vu le précep-j
teur sortir de chez elle à cinq heures du matin ! Il est mêm^
miraculeux qu'après deux ans que durent leurs relations
amoureuses, Julie ne soit pas encore l'objet de discours plujj
fâcheux. Une rencontre armée se prépare donc entre l'Anglai?
et l'amant chevaleresque. Pour conjurer le péril qui menace
la vie de ce dernier, sa maîtresse écrit à milord Edouard er
lui avouant sa faute et en se jetant au-devant de son épée
« J'ai un amant aimé : il est maître de mon cœur et de ra^
personne... C'est celui que vous honoriez de votre amitié
il en est digne puisqu'il vous aime et qu'il est vertueux
Cependant il va périr de votre m&in I » Car Bomston est ur,
tireur de premier ordre tandis que Saint-Preux n'a jamair
touché une arme !
Alors, par un de ces revirements ultra-romanesques aux,
quels se complaît l'imagination exaltée de Rousseau, It
pair d'Angleterre, assisté de ses deux témoins, va se mettn
à genoux devant le très mince personnage qu'est le précep»
teur de Julie. Il proteste qu'il acceptera de lui tel châtimen
qu'il jugera propre à punir son méchant propos 1 Aussitôj
embrassé par Saint-Preux qui se montre bon prince, il &
relève d'un air fier, jette à la ronde un regard provocateur e
LE ROMANTIQUE 347
notifie à l'assistance que celui qui répare ainsi ses torts n'en
saurait endurer de personne ! Nous apprenons encore à cette
occasion qu'il a pour Julie une tendre admiration plutôt que de
l'amour proprement dit; elle est ce qu'il honore le plus au
monde et, en conséquence, il n'a pu « trop s'humilier devant
ce qu'elle aime » ! L'amant lui ayant alors fourni de plus
amples détails sur ses relations avec sa maîtresse, voici le
justement que ce récit lui inspire : « Les catastrophes d'un
roman m'attacheraient beaucoup moins, tant les sentiments
suppléent aux situations et les procédés honnêtes aux actions
d'éclat. Vos deux âmes sont si extraordinaires qu'on n'en peut
juger par les règles communes... Il s'est joint à votre amour
une émulation de vertus, et vous vaudriez moins l'un et l'autre
si vous ne vous étiez pas aimés ! » Recours, en dernier ressort,
au Platonisme qui avait quelque peu pâli à l'horizon pendant
r la période des « plaisirs » du chalet.
' Edouard fait mieux encore : il offre à Saint-Preux le tiers,
'au besoin la moitié, de sa fortune pour lui obtenir l'aveu des
I parents de Julie et s'en va soumettre cette proposition au
baron d'Étange : « Tous les dons qui ne dépendaient pas des
hommes, expose-t-il à ce gentilhomme, mon ami les a reçus
de la Nature et il y a ajouté tous les talents qui ont dépendu
de lui... Il a de l'éducation, du sens, des mœurs (comme Saut-
tersheim), du courage ; il a l'esprit orné, l'âme saine. La
noblesse ? Il ne l'a point écrite d'encre en de vieux parche-
mins, mais gravée au fond du cœur en caractères ineffaçables ! »
Par malheur ce plaidoyer persuasif reste sans prise sur le
« préjugé » du vieux soldat. Quoi, déclare-t-il, Julie, dernier
rejeton d'une famille illustre, irait éteindre son nom dans
celui d'un quidam sans asile et réduit à vivre d'aumônes ? —
De tels quidams, riposte brusquement le pair d'Angleterre
[avec une vraisemblance dont on sera juge], sont plus respec-
^ tables que tous les hobereaux de l'Europe et je vous défie de
trouver aucun moyen plus honorable d'aller à la fortune [à
vingt- trois ans !] que les hommages de l'estime et les dons de
l'amitié... Il sera le fondateur et l'honneur de sa maison comme
348 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
votre premier ancêtre le fut de la vôtre... Il y a toujours vingt
à parier contre un qu'un gentilhomme descend d'un fripon /...
Mortelle ennemie des lois et de la liberté, qu'a jamais produit
la noblesse dans la plupart des pays où elle brille, si ce n'est
la force de la tyrannie et l'oppression des peuples ? Osez-vous, i
dans une république, vous honorer d'un état destructeur des
vertus de l'humanité, d'un état où l'on se vante de l'esclavage '~
et où l'on rougit d'être homme ? En quoi votre ordre a-t-il bien
mérité de votre patrie, etc.. » Mais il s'empresse d'excepter !
de ses invectives la noblesse britannique, la plus éclairée, la |
plus sage de toute, garante de la liberté et soutien de la patrie I
Ce qui est vraiment bien peu courtois, parlant en territoire |
suisse à un interlocuteur noble et suisse ! A cette noblesse |
d'Outre-Manche, Lovelace venait de montrer qu'on pouvait
jeter l'injure à la face aussi bien qu'à toute autre en généra-
lisant des cas particuliers, surtout quand on prétendait la i
dégrader pour prendre sa place. Rousseau sent si bien qu'il !
vient de laisser parler imprudemment sa passion secrète qu'il
recourt à son procédé d'atténuation par notes. Il fait remar-
quer, au bas de sa page, que la déclaration du lord renferme i
beaucoup d'inexactitudes; il n'en corrige pourtant qu'une I
seule, et fort oiseuse en vérité : celle qui concerne la situation
politique du pays de Vaud dans la confédération helvétique.
Un peu plus tard, en revanche, Edouard ayant reparlé de la
« chimère des conditions », une autre note ajoutera : « C'est un
pair d'Angleterre qui parle ainsi ! Et tout ceci ne serait pas
une fiction ? Lecteur, qu'en dites-vous ? » Ce qui est une habile
manière de faire face à une objection sans lui faire droit.
Après cette conversation, — peu propre à rendre M. d'Etange
plus conciliant, on en conviendra, — celui-ci a malmené sa
femme et rudoyé sa fille, très confuse d'être crue par tous
deux innocente, au plus fort de leur colère ! Il s'est même
emporté jusqu'à frapper Julie au visage : elle a fait une
chute et s'est heurtée au front. Calmé soudain par cet acci-
dent, le vieux militaire, qui est un père très tendre au fond
du cœur, a passé de l'attitude de la dignité offensée à celle
LE ROMANTIQUE 349
le la plus touchante sollicitude, ce qui produit une révolution
inalogue dans le cœur de Julie. Lorsqu'il l'a relevée avec
iniour, assise sur ses genoux et pressée contre son sein, elle
ui a rendu sincèrement ses caresses. « Douce et paisible inno-
•ence, écrit-elle, tu manquas seule à mon cœur pour faire de
elle scène de la Nature le plus délicieux moment de ma vie...
)epuis ce moment je me trouve changée. » C'est en effet à
et endroit que se place le point d'inflexion du roman vers
a portion rationnelle et sainement chrétienne : « Il me semble,
)oursuit la fille coupable, que je tourne les yeux avec plus de
, egret vers l'heureux temps où je vivais tranquille et con-
ente au sein de ma famille et que je sens augmenter le senti-
nent de ma faute avec celui des biens qu'elle m'a fait perdre.,
.e temps de Tamour serait-il passé et faut-il ne plus le revoir ? »
Jne fausse couche sera la conséquence de sa chute, ce qui
;fïace opportunément les conséquences visibles de sa faute,
ille demande alors à Glaire de prendre une résolution pour
die. Celle-ci décide que Saint-Preux s'éloignera une fois de
)lus en compagnie d'Edouard, et après trois années d'in-
rigue galante : « Tu es encore, écrit M^^ d'Orbe à Julie,
lu sein de ta famille et de ton pays, chérie, honorée, les
ecrets de ton cœur ensevelis dans l'ombre et le mystère...
\pprends à ne vouloir plus cultiver de sentiments incompa-
ibles, trop aveugle amante ou fille trop craintive ! »
Le jeune homme n'est parti cependant que contraint et
orcé par la pression de ses amis. Il n'accepte nullement son
îxil avec égalité d'âme (ce qui le brouillerait avec les lecteurs
omanesques) et il écrit à Julie une lettre violente. Milord
idouard offre à M^^^ d'Étange un de ses châteaux dans
e comté d'York : ce sera le théâtre de leur « vertu » si elle
iccepte d'y rejoindre son amant dont il lui fait l'éloge en ces
ermes : « Une flamme ardente et malheureuse est une preuve
le l'excellence de ses facultés et du parti qu'il en pourrait tirer
i)our cultiver la sagesse, car la sublimé raison ne se soutient
lue par la même vigueur d'âme qui fait les grandes passions ! »
rouant à ce préjugé qu'est le droit des parents à intervenir dans
350 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
les amours de leurs enfants, voici ce qu'il faut en penser selon
le lord : « Deux belles âmes sont faites Tune pour l'autre.
Un insensé préjugé vient changer les directions éternelles et
bouleverser l'harmonie des êtres pensants ! Le lien conjugal
n'est-il pas le plus libre en même temps que le plus sacré des
engagements ? Toutes les lois qui le gênent sont injustes !
Tous les pères qui l'osent former ou rompre sont des tyrans...
Ce chaste nœud de la Nature n'est soumis ni au pouvoir sou-
verain, ni à l'autorité paternelle, mais à la seule autorité du
Père commun qui sait commander aux cœurs et qui, leur
ordonnant de s'unir, les peut contraindre à s'aimer. » Nous j
savons déjà que Julie va bientôt contredire, point par point, i
ces diverses assertions dans la partie rationnelle du roman.
Laquelle des deux suggestions toutefois a fait le plus de che-
min, après cent cinquante ans de rousseauisme continué ? '
Déjà, sous la plume du lord, se glisse une restriction trop
tardive : « L'enfant qui n'a de règle que l'amour choisit mal,
écrit-il. Le père qui n'a de règle que l'opinion choisit plus mal
encore ! » Soit, il faut concilier les deux choses autant que pos-
sible. « Qu'une fille manque de raison et d'expérience pour juger!
de la sagesse et des mœurs, achève en effet Bomston, un boni
père y doit suppléer sans doute. Son droit, son devoir même\
est de dire : ma fdle, c'est un honnête homme ou c'est uni
fripon [terme trop fort, et choisi à dessein, car un homme peu
sûr serait sufTisant] ; c'est un homme de sens ou c'est un fou î »
— Et qu'a donc fait autre chose le baron d'Étange, mêmei
ignorant du crime de Saint-Preux ? Supposons-le informé:
de ce crime (ce qu'il devrait être pour exercer son droit oui
faire son devoir en connaissance de cause), lui fallait-il dire^
alors à Julie : « C'est un honnête homme et un homme de'
sens ? » Tel est bien le postulat de l'auteur, mais non celui du"
plus humble bon sens. Et ce rôle inouï, que Rousseau épargnci
au père de son héroïne, il le réserve à son mari !
Cependant Bomston, après avoir conclu que la justice
universelle veut le redressement de pareils abus, revient à
l'apologie des deux amants, ce qui est un thème bien plus
LE ROMANTIQUE 351
favorable aux développements romanesques : « Rien de si
j extraordinaire que vous et votre amant... En vous, aucun
I caractère n'est marqué... On pourrait vous prendre pour des
âmes communes. Mais c'est cela même qui vous distingue
quil est impossible de vous distinguer et que les traits du
! modèle commun, dont il manque toujours quelque chose à
chaque individu, brillent tous également dans les vôtres.
; C'est le caractère de la perfection ! » Et Glaire de reprendre
i à l'unisson : « Vos âmes transforment les autres en elles-
mêmes. Rien ne leur résiste; on ne peut les connaître sans
.vouloir les imiter, et, de leur sublime élévation, elles attirent
à elles tout ce qui les environne. C'est pour cela, ma chère, que
ni toi, ni ton ami ne connaîtrez peut-être jamais les hommes.
Car vous les verrez bien plus comme vous les ferez que comme
ils seront eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui
'vivront avec vous. Ils vous fuiront ou vous deviendront sem-
blables et tout ce que vous aurez vu n'aura peut-être rien eu
de pareil dans le reste du monde ! » Par malheur, le Saint-
Preux de la réalité vivante n'était point doté du privilège
mystique de transformer autour de lui la nature humaine, ce
qui lui aurait épargné la peine de la connaître ! Il a dû se
contenter d'opérer cette métamorphose dans un cercle plus
complaisant à ses désirs, celui de « nos habitants » dont son
Héloïse est trop souvent le reflet.
Devant la généreuse proposition du lord, M^i® d'Étange
charge M"^^ d'Orbe de choisir une seconde fois pour elle,
indiquant néanmoins qu'elle se sentirait fille ingrate et déna-
turée s'il lui fallait non seulement abandonner ses vieux
parents mais encore les déshonorer par sa fuite. Claire se
dérobe donc à la responsabilité d'un choix si gros de consé-
quence et promet seulement à son amie de ne pas la quitter,
quoi qu'elle fasse ! Julie choisit alors elle-même et décide de
rester près des siens, non par sentiment du devoir, mais par
compassion seulement : la représentation de leur douleur lui
serait de loin une image trop pénible à supporter. — Quant
à Saint-Preux, il accepte la décision de son amie. Avec Véner-
352 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
gie de sentiments qui caractérise les âmes nobles, il imitera
désormais les vertus de Bomston et apprendra enfin de lui la
sagesse (que M. d'Étange avait donc toute raison de lui refuser
ci-dessus). Aussi bien, après la scène de soupçon morbide et
de folle violence que nous avons commentée déjà, s'est-il
senti revenir à la raison et en a-t-il été récompensé sans délai
par une lettre, de nouveau platonisante, qu'il a reçue de sa
maîtresse : « Quel charme de te voir reprendre cette vigueur
de sentiment qui convient au courage d'un homme. A moins
de vingt-quatre ans, tu joins les grâces de ton âge à la matu-
rité [!] qui dédommage plus tard du progrès des ans. L'ardent
amour, en t'inspirantles sentiments sublimes dont il est le père,
t'a donné cette élévation d'idées et cette justesse de sens ! » Et
Rousseau de s'abriter une fois de plus en note contre la pos-
sible révolte du sens commun : « Justesse de sens inséparable
de l'amour ! Bonne Julie, elle ne brille pas ici dans le vôtre ! »
La charmante personne ne se laisse pas arrêter par une in-
cidente trop sage — fruit du retour de Jean- Jacques auprès
du fourneau de Thérèse, sans nul doute, mais non pas de la
promenade rêveuse qui dicta la lettre dont cette note critique
l'exaltation amoureuse. — « Ah, ces tristes raisonneurs, achève
M^i® d'Etange. Laisse, mon ami, ces vains moralistes et
rentre au fond de ton âme. C'est là que tu trouveras toujours
la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de
l'amour des sublimes vertus! C'est là que tu verras ce simulacre
éternel du vrai Beau dont la contemplation nous anime d'un
saint enthousiasme et que nos passions souillent sans cesse, sans
pouvoir jamais l'efîacer ! Souviens-toi des larmes délicieuses
qui coulaient de nos yeux, des palpitations qui suffoquaient
nos cœurs agités au récit de ces vies héroïques, Socrate, Bru-
tus, Régulus, Caton. Ce divin Modèle que chacun de nous
porte en lui nous enchantait malgré que nous en ayons... Mais
je ne veux point t' enseigner tes propres maximes. Tu reçus
du Ciel cet heureux penchant à tout ce qui est bon et honnête.
N'écoute que tes propres désirs. Ne suis que tes inclinations
naturelles. Songe surtout à nos premières [et encore plato-
LE ROMANTIQUE 353
niques] amours. Tant que ces moments purs et délicieux
reviendront à ta mémoire, il n'est pas possible que tu cesses
d'aimer ce qui les rendit si doux, que le charme du beau moral
s'efface de ton âme... On peut, sans amour, avoir les senti-
ments sublimes d'une âme forte ; mais un amour tel que le
nôtre l'anime et la soutient tant qu'il brûle. Dis-moi ce que
nous serions si nous n'aimions plus ?. . . Je n'en épouserai jamais
un autre sans ton consentement ! » Conclusion singulière ! Mais
c'est ici tout l'accent des Lettres à Sophie, après les scènes
sous l'accacia d'Eaubonne. Et, en note, se lit cette remarque
fort judicieuse que la véritable philosophie des amants est celle
de Platon, ce père de la morale erotique, en effet. Durant le
« charme », ils n'en ont jamais d'autre. Un homme ému ne peut
quitter ce penseur ; un lecteur froid ne peut le souffrir ! —
Mais est-ce bien le nom de philosophe que mériterait un con-
seiller défini de la sorte ?
Saint-Preux, faisant contre mauvaise fortune bon cœur,
accepte de se mettre à l'unisson : « Où sont-ils, ces hommes
grossiers qui ne prennent les transports de l'amour que pour
une fièvre des sens ?... Qu'ils voient un amant malheureux
prêt à faire des vertus que tu lui as inspirées le digne orne-
ment de cette empreinte adorable qui ne s'efîacera jamais de
mon âme !.. Oh, quels hommes serions-nous, ferai-je dire un
jour à ceux qui nous aurons connus, si le monde était plein de
Julie et de cœurs qui sussent les aimer !... Le recueil de tes
lettres m'instruira durant ma jeunesse, il m'édifiera dans tous
les temps. Et ce seront, à mon avis, les premières lettres
d'amour dont on aura tiré cet usage ! » Voilà qui est bien outre-
cuidant, car telle fut, en tout temps, la prétention des autres
platoniques. Et l'événement a-t-il montré d'ailleurs que, pour
la première fois, ces deux amants aient conduit leurs admi-
rateurs à la vertu ? Un siècle et demi de rousseauisme est
déjà là pour répondre à cette interrogation indiscrète.
C'est l'heure où Saint-Preux se rend à Paris d'où il envoie
I vers Clarens de longues descriptions âprement, magistralement
i satiriques, qui alternent avec de prudentes apologies de la civi-
23
354 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
lisation française ; il y fait place au plaidoyer pro domo de
l'auteur, que nous connaissons déjà : « Les romans sont peut-
être la dernière instruction qu'il reste à donner à un peuple
assez corrompu (le peuple français) pour que toute autre lui
soit inutile... Je voudrais qu'alors la composition de ces sortes
de livres ne fût permise qu'à des gens honnêtes mais sensi-
bles dont le cœur se peignît dans leurs écrits, à des auteurs
qui ne fussent pas au-dessus des faiblesses de l'humanité,
qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel,
hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer
en la peignant d'abord moins austère, et puis, du sein du vice,
les y sussent conduire insensiblement ! » Encore une fois cer-
tains lecteurs prévenus de VHéloïse ont pu accepter cette
suggestion du prestigieux romancier : l'évolution des mœurs
a prononcé sur sa prétention de tout autre sorte.
III
NOUVELLES MANIFESTATIONS
DE l'honnêteté de SAINT-PREUX
Cependant la mère de Julie qui n'a rien su de précis jusque-
là sur la séduction de la fille, sur sa grossesse et sur son avor-
tement, trouve par hasard des lettres de Saint-Preux et dé-
couvre enfin toute la vérité. Elle en tombe malade : elle
s'éteindra peu après, et Claire hasarde à ce propos quelques
reproches au vertueux séducteur : « Que de maux vous causez
à ceux qui vous aiment ! Craignez que la mort d'une mère
affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans
le cœur de sa fille... Comment tolérer une vaine constance
que Yhonneur et la raison condamnent ! » Condamnation
LE ROMANTIQUE 355
de fraîclic date, car nous n'en n'avions pas entendu parler
jusqu'ici. Mais cette ombre ne se posera qu'un instant sur le
front lumineux du saint de la moderne alliance ; car nous
apprendrons sans délai, mais non pas sans étonnement, que
M™® d'Etangc, sur son lit d'agonie, aime et estime en secret
le suborneur de son enfant : « Elle s'en prend de vos fautes à
la vertu même y explique peu clairement l'aimable Claire. Elle
conçoit maintenant, dit-elle, ce que c'est qu'une probité trop
vantée qui n'empêche point un honnête homme amoureux de
corrompre, s'il le peut, une fille sage, et de déshonorer sans
I scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de
I fureur ! « S'il est possible de donner un sens à ces deux phrases,
' il nous faut entendre que la probité de l'époque, même à
Clarens, n'interdisait nullement de corrompre une fille sage
! sous le toit des siens et que Saint-Preux peut encore être dit
probe, en conséquence.
I Celui-ci n'en reste pas moins écrasé sous le poids de si tra-
giques nouvelles, et, spontanément, il s'adresse à la mourante
pour accorder à Julie l'autorisation de prendre un autre époux
que lui-même ; car nous savons que son amie lui a gratuite-
ment conféré ce nouveau droit sur sa personne. Ils sembleront,
au surplus, avoir bientôt oublié cette première concession
l'un et l'autre, puisque, un peu plus tard, nous la verrons arra-
cher une fois encore à son amant cette renonciation qui cha-
grine la conception romanesque de la vie : « Je mourrai con-
tent, écrit-il dès lors à celle dont il espérait devenir le gendre,
si vous lui donnez un époux digne d'elle... S'il n'a mon cœur
(un cœur qui vaille le sien), il n'aura rien pour Julie ! Mais je
n'ai que ce cœur, tendre et honnête, etc.. »
]V|me d'Orbe lui fait bientôt connaître les sentiments de la
baronne au reçu de cette lettre, si généreuse : « Il y a tant
d'amour et de vertu dans votre conduite qu'elle efface l'amer-
tume de vos plaintes... Vous avez séduit ma tante par ce sacri-
fice... Cette tendre mère voit combien vos deux cœurs sont
hors de la règle commune ! » Exception bien nécessaire à
renouveler de temps à autre, afin de prévenir les objections
356 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
du bon sens et de la morale, ainsi bafoués à toutes lignes. —
La tante expire cependant et la nièce de rassurer le bourreau
en lui apprenant inopinément qu'il ne fut pour rien dans ce
trépas ! M^^ d'Étange n'est pas morte d'avoir découvert
la honte de sa fille comme l'indiquait si nettement la pre-
mière lettre de M"^^ d'Orbe à Saint-Preux sur ce sujet :
« Que de maux vous causez... Craignez d'ajouter le deuil à nos
larmes et que la mort d'une mère affligée ne soit le dernier effet
du poison que vous versez dans le cœur de sa fille, etc.. »
Mais une fois produit et prolongé quelque temps l'effet d'émo-
tion qui devait sortir d'une telle péripétie, nous serons infor-
més que Julie s'est trompée et se trompe encore sur les causes
vraies de la fin de sa mère : « La maladie de M^^ d'Étange,
écrit maintenant Claire, est bien connue ! C'était une hydro-
pisie de poitrine dont elle ne pouvait revenir et l'on déses-
pérait de sa vie avant même qu'elle n'eut découvert votre
correspondance ! » On sait combien les émotions de ce genre
sont propices aux maladies de cœur ! « Ma tante m'a dit cent
fois que ses derniers jours étaient les plus doux moments de
sa vie ! » Non, c'est trop vraiment, et le mystique rayonne-
ment de sympathie qui se dégage en tous lieux de la personne
du précepteur ne saurait justifier cette « douceur-là » ! « De sa
perte, achève cependant la jeune femme, c'est à son époux
seul qu'il faut se prendre... Longtemps inconstant et volage, il
conserva plus tard cette rudesse inflexible dont les maris infi-
dèles ont accoutumé d'aggraver leurs torts ! » Et voilà donc
le tendre père de tout à l'heure, celui dont les élans de cœur
alternant avec les brusqueries de fait ont préparé la soudaine
évolution mentale de Julie après sa blessure et feront, un peu
plus tard, sa décision conjugale en faveur de Wolmar ! Voilà
ce père sacrifié lui aussi à l' amour-propre insatiable de Saint-
Preux. Car une invraisemblance de plus ne coûte guère à l'au-
teur dès qu'il s'agit de conserver l'auréole mystique au front
du séducteur et de mettre sous ses pieds ses aveugles adver-
saires.
Cependant le baron d'Étange informé à son tour, non pas
LE ROMANTIQUE 357
(le la faute de sa fille (il ne la connaîtra jamais) mais de sa
correspondance d'amour, écrit à Saint-Preux un billet violent
pour le sommer de rendre à Julie la parole qu'elle lui a donnée
de ne point se marier sans son aveu. Le jeune homme vient'
])récisément de rendre cette parole à M"^^ d'Étange ; aussi
( ette algarade sans objet n'a-t-elle d'autre destination que de
justifier, aux yeux du lecteur, sa lettre de réponse sur V autorité
paternelle, où l'auteur a mis tout son orgueil souffrant et tout
son talent de sophiste : « Si votre fille eût daigné me consulter
sur les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui
eusse appris à résister à vos prétentions injustes... Malgré
des maximes gothiques, l'alliance d'un honnête homme n'en
déshonora jamais un autre I » M. d'Étange ne parle d'honneur
qu'à propos de la conduite de Saint-Preux, non à propos de
son alliance qu'il rejette en raison du défaut de convenance
entre les situations sociales des jeunes gens ; mais ce genre
d'exagération, prêtée à l'adversaire, est un des procédés
instinctifs de la sophistique et ne pouvait être que fréquent
chez Rousseau. «^ D'injustes reproches, poursuit le séducteur, ne
peuvent m'humilier ! Sachez qu'entre deux personnages du
même âge, il n'y a d'autre suborneur que l'amour et qu'il ne
vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre fille
honore de son estime ! » Rousseau lui-même nous a dit précé-
demment, et par son texte et par ses notes, ce qu'il faut penser
de telles rodomontades ; il a refusé la justesse du sens à l'amour
juvénile, proclamé qu'à lui seul cet amour choisit mal, et
reconnu aux parents le droit de placer le mot de l'expérience
ou de la raison dans les préliminaires du mariage de leurs
' enfants. Mais Saint-Preux est cette fois directement en
I cause et son peintre complaisant se garde bien de réitérer
i des réserves si sages. Il est tout au soin de donner le beau
1 rôle à l'amant de Julie : « Je me soucie fort peu, achèvera
I donc celui-ci, de savoir en quoi consiste l'honneur d'un gentil-
1 homme, mais quant à celui d'un homme de bien il m'appar-
1 tient ! Je sais le défendre et le conserverai pur et sans tache
j jusqu'à mon dernier soupir !... Allez, père barbare et peu
358 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
digne d'un nom si doux! Méditez d' affreux parricides... contre
l'unique fruit de vos entrailles pour qui le Ciel, prodigue
de ses dons, n'oublia qu'un meilleur père, etc.. » M. d'Étange
*a du moins pour vertus la longanimité et l'oubli des injures,
car, avec une pareille lettre dans son secrétaire, nous le
verrons plus tard combler Saint-Preux de ses prévenances,
assuré qu'il sera désormais de ne l'avoir point pour gendre.
Cependant Julie tombe malade une seconde fois, mais
c'est de la variole, ce qui semble avoir peu de relations avec
ses soucis de famille. Saint-Preux se rapproche d'elle alors ;
il vient, à son insu, tandis qu'elle est dans le délire, lui baiser
la main sur son lit de souffrance et boire le poison à ce con-
tact. Il tombe donc bientôt malade à son tour et son visage
restera fort marqué par la redoutable éruption. Acte d'hé-
roïsme sans aucun objet, comme on le voit, mais qui n'en
efface pas moins pour Julie, dès qu'elle en est informée, tous
les pénibles souvenirs de l'agonie de M"^^ d'Étange et la fait
plus amante que jamais. Elle maudit alors en Wolmar (l'époux
que lui réserve son père) « l'ardeur grossière d'un homme assez
dépourvu de délicatesse pour oser l'épouser sans son aveu ».
Et tout aussitôt Saint-Preux, laissant là l'honneur dont nous
l'avons vu se réclamer, se prend à méditer l'adultère dont il
entrevoit la prochaine perspective avec délices : « Fille trop
soumJse, amante sans courage, tous nos maux viennent de tes
erreurs !... Les sentiments droits (?) de ton cœur en ont chassé
la sagesse] sagesse pratique, qui eût consisté dans la fuite
proposée par lord Edouard]. Tu as voulu concilier la tendresse
filiale avec l'indomptable amour !... Ah, Julie ! Encore une
heure de bonheur ! Écoute celui qui t'aime ! Pourquoi vou-
drions-nous être plus sages que le reste des hommes et suivre,
avec une simplicité d'enfants, de chimériques vertus dont tout
le monde parle et que personne ne pratique ? Quoi, nous serions
meilleurs moralistes que cette foule de savants dont Londres
et Paris sont peuplés qui, tous, se raillent de la fidélité con-
jugale et regardent l'adultère comme un jeu ? Quel ma
reçoit un mari d'une infidélité qu'il ignore ? De quelles com-
LE ROMANTIQUE 359
plaisances une femme coupable ne rachète-t-elle pas ses
fautes, etc.. » Ici, Saint-Preux, qui « ne sait ce qu'il écrit »
tant l'état de son âme est affreux (mais ses lecteurs le sauront
fort bien) se contredit aussitôt avec prudence : « A Dieu ne
plaise que je veuille rassurer ton cœur par ces honteuses
maximes. Je les abhorre sans savoir les combattre et ma cons-
cience y répond mieux que ma raison ! » Gomme si la cons-
cience était autre chose, en réalité, que raison accumulée dans
l'espèce. Mais c'est ici la mystique illusion du rousseauisme.
Et cette conscience n'empêche nullement l'amoureux de
revenir sans délai à sa suggestion « honteuse », et de parler à
nouveau le langage du Tentateur de la théologie chrétienne :
« Je sens pourtant qu'une ardeur secrète m'anime encore.
Sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut
te dédommager ? Eh bien, nous serons coupables^ mais nous
ne serons point méchants. Nous serons coupables, mais nous
aimerons toujours la vertu /... Loin d'excuser nos fautes, nous
en gémirons, nous en pleurerons ensemble. Nous les rachè-
terons, s'il est possible, à force d'être bienveillants et bons ! »
C'est l'absolution réclamée pendant le péché même ; c'est
moins encore que cette « attrition » (ou contrition sans ferme
propos) dont refusaient de se contenter les plus fermes mora-
listes chrétiens du siècle précédent. Ces incitations se passent
de commentaires ! Elles résument excellemment la morale
passionnelle du rousseauisme.
Julie se marie peu après, et, dans le temple chrétien, connaît
cette subite illumination de la grâce dont nous avons déjà
rendu compte. Elle écrit bientôt à son amant ses résolutions
de vertus conjugales, en prenant d'ailleurs sur elle, au préa-
lable, toutes les fautes de leur lourd passé sentimental ; et
il est certain qu'elle eut sa part dans ses fautes, mais non pas
assurément la principale. Qu'importe, dès qu'il s'agit d'exo-
nérer à tout prix Saint-Preux sous les regards du lecteur ! —
Elle lui apprend encore qu'elle a dû céder aux supplications
de son père qui pleurait à ses pieds (car tel est l'homme de
rudesse inflexible, dont on nous parlait tout à l'heure !).
360 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Dans cette posture humiliée, M. d'Étange a donc exposé à
sa fille que le baron de Wolmar, récemment ruiné par une
révolution de cour en son pays du Nord (la Russie évidem-
ment, car il a été menacé de l'exil sibérien), verrait désormais
un prétexte, dicté par les plus mesquines considérations
d'intérêt, dans toute tentative du gentilhomme vaudois pour
dégager vis-à-vis de lui sa parole. L'honneur de la famille est
désormais engagé. Julie a donc cédé, mais en projetant, elle
aussi, l'adultère : projet dans lequel la lettre de son amant
est venue la confirmer en achevant de l'égarer. Par bonheur,
le Ciel a bien voulu lui épargner ce nouveau crime en l'éclai-
rant à temps sur son devoir, dans les conditions que nous
avons dites ^
Ici s'achève, de façon fort morale en ce qui concerne Julie,
le premier des deux romans dont l'adroite juxtaposition
constitue La Nouvelle Héloïse. C'est le roman de Vaussore
de Villeneuve, si l'on supposait que ce dernier eût entrepris
de séduire l'une de ses jolies élèves nobles de Suisse ou de
Savoie. C'est le fruit des souvenirs erotiques qui remplis-
saient les promenades solitaires de Rousseau à l'Ermitage,
dans le commerce de nos habitants et avant les visites de
Mme d'Houdetot (sauf possibles retouches ultérieures de
détail).
1. Rappelons que Saint-Preux accepte alors de partir avec l'amiral
Anson (dont Rousseau venait de lire le Voyage aux îles Juan Fernandez) .
Il accompagnera, pour trois ou quatre ans, cet explorateur dans les mers
du Sud, à titre d'ingénieur des troupes de débarquement ; car il a été
destiné dans son enfance à la profession du génie militaire (profes-
sion jadis exercée par l'oncle et px'ovisoire tuteur de Jean-Jacques. Ga-
briel Rernardj.
LE ROMANTIQUE 36l
IV
LE MARI SOUS LE CHARME DE L AMANT
Les visites de M™^ d'Houdetot que nous venons de rappe-
ler, l'amour fougueux qui en fut bientôt la conséquence pour
l'ermite et la situation, jusqu'au bout difficile, de ce dernier
vis-à-vis de Saint-Lambert lui dictent alors un nouveau roman
qui continuera le précédent. Wolmar y sera le Saint-Lambert
idéal, tel que celui-ci aurait dû se montrer s'il avait porté à
l'original de Saint-Preux cet amour sans condition, ou
mieux cette vénération instinctive que Rousseau se jugeait
(lue, par égards pour sa céleste mission et qu'il assurait de
son mieux au héros de son récit ; et cela, en toutes circons-
tances, fût-ce au milieu des fautes les plus regrettables, parce
que son cœur ne manque jamais de les démentir, sans qu'il
se juge obligé pour cela d'y mettre un terme !
jl Au début de la quatrième partie du roman (qui en compte six
ainsi qu'on le sait) nous retrouvons M™^ de Wolmar après six
années de mariage. Elle est installée à Glarens, à peu de dis-
tance du château d'Étange qui est trop vaste pour être com-
modément habité. Elle a donné le jour à deux fils et jouit
d'un parfait bonheur domestique. ' — Claire d'Orbe est deve-
nue veuve, avec une petite fille qu'on a déjà fiancée à l'aîné
des jeunes Wolmar. La mère de cet enfant garde pourtant
une inquiétude au cœur. Son « odieux » secret lui pèse chaque
jour davantage : il lui est dur de se dire sans cesse que son
époux ne la connaît pas pour ce qu'elle est, et que c'est donc
« une autre » qu'il honore en elle. Mais ne serait-ce pas risquer
l'avenir de leur ménage et celui de leurs enfants que d'entrer
à la légère dans la voie des confidences sur ce point ? — On
362 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
jugera ce scrupule respectable, mais cette soif de sincérité
trop excessive. Julie, sans nouvelles de son amant, le croit
mort au cours de son lointain voyage : c'est donc le cas où
jamais d'étendre sur le passé le bénéfice de la prescription,
cette sage institution de l'expérience juridique et morale.
Mais Rousseau a besoin de l'aveu de Julie pour inaugurer le
second roman qu'il veut écrire ; cet aveu va conduire aussitôt
Wolmar à une véritable adoption de Saint-Preux, dont les
conséquences ne laisseront pas d'être fâcheuses. Aussi bien
l'état d'esprit de la jeune femme n'est-il pas tout à fait rassu-
rant, en dépit de sa volonté de vertu : « On s'attendrit par
réminiscence, écrit-elle alors à Glaire, sur des souvenirs redou-
tables. On a honte de pleurer et on n'en pleure que davantage!...
Ah, ma chère, quelle âme était la sienne ! Gomme il savait
aimer !... Il aura présenté devant le Souverain juge une âme
faible mais saine, et aimant la vertu ! » Tout ceci est à la fois
faible et malsain ; un directeur sagace ne manquerait pas de
conseiller provisoirement le silence.
Mme d'Orbe tient au surplus le langage de ce directeur.
Pourquoi, dit-elle, révéler à Wolmar un secret qu'il ne lui
importe pas de- savoir ? Pourquoi troubler indiscrètement
dans son repos cet homme de bien (qui, lui, a tous les droits
à ce titre) ? « Ge qui te porte à garder ton secret est une raison
forte et solide et ce qui te porte à le révéler n'est qu'un senti-
ment aveugle. Si tes pressentiments étaient fondés et que ton
déplorable ami ne fût plus, le meilleur parti qui resterait à
prendre serait de laisser son histoire et ses malheurs ensevelis
avec lui. » Gertes, et, s'il vit, cela importe bien davantage
encore. — Or, il est plein de vie en réalité. On reçoit d'abord
à Glarens des nouvelles du vaisseau qui le porte ; puis une :
lettre de sa main à Glaire vient dissiper tous les doutes.
Mais Julie a déjà parlé à ce moment puisque la lettre de Saint-
Preux, racontant sommairement son voyage à M™® d'Orbe, t
est immédiatenient suivie dans le récit du billet fameux de
Wolmar qui ouvre le second roman de Saint-Preux, celui de :
l'adultère en pensée après celui de la séduction en actes. Nous \
LE ROMANTIQUE 363
en rappellerons les termes, bien connus, mais toujours aussi
stupéfiants : « La plus sage et la plus chérie des femmes vient
d'ouvrir son cœur à son heureux époux. Il vous croit digne
d'être aimé d'elle et il vous offre sa maison. L'innocence et la
paix y régnent ; vous y trouverez l'amitié, l'hospitalité,
l'estime, la confiance. Consultez votre cœur, et s'il n'y a rien
là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point
d'ici sans y laisser un ami ! »
Nullement « effrayé » de cette perspective inespérée, Saint-
Preux se rend à l'invitation sans retard et raconte bientôt à
Bomston son entrevue avec la jeune baronne : « Je puise
dans ses bras la chaleur et la vie 1 Je pétille de joie en la ser-
rant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un
long silence, étroitement embrassés ! M. de Wolmar était là !
Je le savais, je le voyais. Mais qu'aurais-je pu voir ?... Je
n'aurais pas dérobé mon cœur à la moindre de ses caresses,
tendres prémices d'une amitié pure et sainte que nous empor-
terons dans le Ciel ! » Toujours l'invocation au Ciel qui a
grandement sujet de s'étonner devant le rôle qu'on lui fait
jouer en tout ceci. Et nous connaîtrons bientôt le caractère
vrai de cette « amitié » renouvelée. — Cependant Wolmar a
embrassé également son hôte, l'a prié d'appeler sa femme par
son prénom comme il en avait l'habitude, et lui a offert sous
son toit un appartement qui ne sera plus jamais occupé que
par lui ! Enfin, il a fait jurer aux anciens amants de se traiter
dans le tête-à-tête avec la même liberté qu'il leur accorde
devant lui !
Julie ayant rendu compte à son amie de cette entrevue et
des sentiments qu'elle a fait naître dans son cœur, Claire en
conçoit quelque appréhension qu'elle réduit toutefois de son
mieux au silence : « Une autre chose très capable d'inquiéter
ton mari, écrit-elle, c'est ce je ne sais quoi de touchant et
d'affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te
fut cher. Mais c'est un effet naturel de ton caractère et ton
mari te connaît trop bien pour s'en alarmer... Je regarde à
présent ta guérison comme parfaite, au moins comme facile !...
364 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Ta lettre était très propre à donner à ton mari beaucoup de
confiance en ta conduite et beaucoup d'inquiétude sur ton pen-
chant ! Je t'avoue que ces marques de petite vérole que tu
regardes tant (sur le visage de l'ami) me font peur... Souviens-
toi que celle que la jeunesse et la figure d'un amant n'avaient
pu séduire se perdit en pensant aux maux qu'il avait souf-
ferts pour elle ! » Tout cela est peu cohérent, mais néanmoins
significatif.
Puis voici que Wolmar entre à son tour dans la voie des
confessions vis-à-vis de son épouse. Il lui révèle d'abord, en
termes voilés, le secret de sa naissance ; on croit comprendre
qu'il est fils naturel de quelque prince de la maison impériale
russe. Il a essayé toutes les conditions, même celle du paysan.
Il a épousé Julie sans ignorer qu'elle appartînt à un autre !
Mais il l'aimait et n'aimait qu'elle. Tout le reste lui était donc
indifférent I Comment réprimer en effet la passion la plus
faible, quand elle est sans contrepoids (passionnel), comme il
arrive dans ces caractères froids et tranquilles. Tout va bien
tant que leur froideur les garantit des tentations ; mais s'il
en survient une qui les atteigne, ils sont vaincus aussitôt
qu'attaqués ! La raison, qui les gouverne tant qu'elle est seule,
n'a jamais de force pour résister à la passion chez ces
raisonnables. Wolmar n'a été tenté qu'une fois, et il a suc-
combé. Il n'y a que les âmes de feu qui sachent combattre et
vaincre ! — Témoins Saint-Preux, Julie et Rousseau ! — La
froide raison n'a Jamais rien fait d'illustre et l'on ne triomphe
des passions qu'en opposant l'une à l'autre. Quand celle de
la vertu vient à s'élever, elle domine tout, tient tout en
équilibre. Et voilà comment se fait le vrai sage. — Quelle
excellente psychologie n'est-il pas vrai ! Et pourquoi gratui-
tement abaisser, en lui prêtant sans aucune nécessité un acte
inqualifiable, le caractère d'un homme qui nous fut présenté
comme si parfaitement honorable, si ce n'est pour donner lieu
au singulier dénigrement de la raison que nous venons de
résumer ?
Au surplus, Wolmar n'a pas laissé de raisonner aussi sa
LE ROMANTIQUE 365
décision passionnelle unique. Il a, dit-il, épousé Julie parce
(ju'il savait qu'elle serait plus heureuse avec lui qu'avec son
amant : « Le seul tort que je vous trouve, ajoute-t-il après
cette explication à sa femme, c'est de n'avoir pu reprendre
en vous la confiance que vous vous devez... Le trop vif sou-
venir de vos fautes est la seule faute qui vous reste à vous
reprocher ! » Et cela pourrait être acceptable, dans le sens
rationnel et chrétien de la prescription nécessaire, si ce n'était
accompagné de tant d'extravagances, dont le point de départ
est le rappel de Saint-Preux par Wolmar : « Écartez, poursuit
en effet ce dernier, écartez d'injustes défiances, capables de
réveiller quelquefois les sentiments qui les ont produites...
A peine vos liaisons me furent-elles connues que je vous
estimai l'un par l'autre ! » Lui aussi I Quel soif caractéristique
d'estime chez le romancier qui se dissimule sous la personnalité
de son héros ! « Je vis quel trompeur enthousiasme vous avait
tous deux égarés. // n'agit que sur les belles âmes ! » Ainsi, tout
ce que Julie avait rectifié ou réfuté dans la conclusion du
premier des deux romans qui forment la Nouvelle Héloïse
reparait au début du second pour en justifier tant bien que
mal l'absurde et malsaine donnée ! « Je compris, insiste
Wolmar, que votre mutuel attachement tenait à tant de
choses louables qu'il fallait le régler plutôt que l'anéantir, et
qu'aucun des deux ne pouvait l'oublier sans perdre beaucoup
de son prix ! » C'est donc le mari qui professe le platonisme
au profit de son épouse et de l'ancien amant de celle-ci!
Situation assurément tout à fait nouvelle dans l'évolution
romanesque, dont elle avait été écartée jusque-là par une
reste d'expérience psychologique dans les artisans de cette
évolution. Il était réservé au père du romantisme contem-
porain d'oser cette concession suprême à la chimère de la
morale erotique sans correctifs rationnels.
Écoutons en effet avec plus d'attention que jamais la suite
des explications du Moscovite : « Je voulus, expose-t-il encore,
tenter la guérison de Saint-Preux comme j'avais obtenu celle
de Julie ! » Nous ne verrons que trop son illusion sur ce dernier
366 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
point ! « Quoique vous ne soyez pas encore ce que vous devez
être, je suis plus content de vous deux que vous ne l'êtes
vous-mêmes... Je sais bien que ma conduite a l'air bizarre
et choque toutes les maximes communes ; mais le mari de
Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme ! » Elle
justifiera cette confiance excessive par ses actes, mais nulle-
ment par ses pensées qui, avec le temps, peuvent conduire
aux actes. « N'ayez pas peur de vous, et vous n'aurez rien
à craindre. Ne songez qu'au présent et je vous réponds de
l'avenir !... Vous serez tous deux plus heureux que si vous
aviez été l'un à l'autre ! » Ce ne sera jamais l'avis de Saint-
Preux ! — Après quoi le baron félicite expressément sa femme
d'avoir su choisir pour ses plaisirs d'antan un honnête homme
dans un âge où il est si facile de s'y tromper, d'avoir pris un
amant qu'elle peut désormais avoir pour ami sous les yeux
de son mari même et il les invite à s'embrasser devant lui
derechef ! Nous savons qu'ils n'avaient pas attendu sa per-
mission pour réaliser fougueusement ce geste de tendresse.
Enfin il annonce qu'il va faire une absence de cinq ou six
jours à Étange, afin d'achever de les mettre à leur aise. Julie
oppose bien quelques timides objections à ce dernier projet :
mais il s'en fâche aussitôt ; il se dit personnellement offensé
à la voir douter ainsi de ses propres forces et s'éloigne avec
dignité en proclamant : « Je confie JuUe, épouse et mère, à celui
qui, maître de contenter ses désirs, sut respecter Julie amante
et fille ! » Oh combien !
Claire croit devoir réexposer à son tour tout ce qui avait
été réfuté à la fin du premier roman, au cours du très bref cha-
pitre pleinement rationnel de VHéloïse ; et l'on voit par là
combien ce chapitre contredit, en réalité, les plus foncières
convictions de l'auteur. Pourquoi craindre l'adultère,
répète-t-elle ? Pourquoi donc assimiler sans motifs les excu-
sables faiblesses d'une fille trop sensible aux criminelles infi-
délités d'une épouse coupable ? Certes, s'il est des pays (enten-
dons ici le nôtre) où la faiblesse d'une jeune amante soit un
crime irrémissible, quoique l'adultère d'une femme y porte
LE ROMANTIQUE 367
le doux nom de galanterie, telle n'est nullement l'opinion
régnante au pays de « nos habitants » dont les personnages de
la Julie sont tous citoyens honoraires comme nous le savons.
(( Mais toi, ô Julie, achève donc M"^^ d'Orbe, toi qui, brûlant
d'une flamme pure et fidèle, n'étais coupable qu'aux yeux des
hommes et n'avais rien à te reprocher entre le ciel et toi ; toi
qui t'indignais de supporter ton propre mépris quand tout
semblait te rendre excusable, oses-tu redouter le crime, après
avoir payé si cher ta faiblesse ? » — Gomment M"^® de Wolmar,
un instant plus clairvoyante sous le regard du Dieu de justice
et de raison, ne serait-elle pas de nouveau égarée et réduite au
silence par cette véritable conjuration de folie dans son entou-
rage ? Mais quoi, Saint-Preux n'ayant pas encore été magni-
fié dans toutes les postures antisociales qu'il peut être tenté
de hasarder, il faut bien que ses familiers continuent de se
mettre ou de se remettre au diapason de sa veulerie morale !
En effet Wolmar, trouvant en M'"^ d'Orbe une aussi effi-
cace alliée, s'empresse de lui exposer avec plus de détail son
Iplan de campagne ingénieux. Il prétend faire de Saint-Preux
le précepteur de ses enfants. (Nous savons que ce sont cette
fois des garçons, par bonheur !) Il n'ignore nullement au
tsurplus que les deux anciens amants sont plus amoureux que
jamais ; mais il les juge en même temps parfaitement guéris.
Et le mot de cette énigme, c'est que Saint-Preux, selon lui,
n'aime pas M"^^ de Wolmar dans le présent, mais seulement
Julie dans le passé ! — Distinction beaucoup trop subtile et
dont nous allons voir sans tarder toute l'illusion ! Et puis, il
resterait encore à savoir s'il en est de même pour Julie, puisque
rien n'a changé dans la situation de Saint-Preux depuis leur
séparation ? — Au fond, n'en opine pas moins le mari, cet
amant voudrait .que son amante fût restée identique à elle-
même depuis qu'il a cessé de la voir. Il lui suffira donc de la
regarder avec attention pour revenir à des sentiments plus
calmes. L'erreur qui l'abuse et le trouble encore est de con-
fondre les temps en se reprochant comme un sentiment actuel
et actif, ce qui n'est en lui que le résultat d'un tendre souvenir.
368 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Lui découvrir pourtant sans aucun ménagement ce véritable
état de^ son cœur, ce serait peut-être le ramener à l'amour par
la tristesse. Il vaut donc mieux effacer peu à peu un tableau
par un autre, et, à la place de sa maîtresse de naguère, lui
montrer l'épouse d'un honnête homme et la mère d'enfants
innocents ! — George Sand, la fille spirituelle de Jean- Jacques,
aura plus tard de ces sophismes psychologiques embarrassés
quand elle marchera de trop près sur les traces de son « maître
bien-aimé » et se sera mise comme lui dans l'embarras à force
de braver le bon sens, l'expérience et la raison : par exemple
dans Jacques ou dans Le dernier amour ^
Nous allons constater au surplus de quelle façon Saint-
Preux justifie sans retard une confiance si bien placée ! Car
voici venir la promenade aux rochers de Meillerie qui fut une
des scènes les plus goûtées du roman. Embarqué, seul avec
]y[me de Wolmar, sur les flots du Léman, le jeune homme est
amené, par un incident de navigation, à prendre terre près
de ces rochers d'où il adressa jadis à son amie la suprême
menace de suicide qui le conduisit heureusement à ses fins.
Il la promène donc entre ces pittoresques débris des vieilles
convulsions géologiques ; il lui montre son chiffre gravé en
vingt endroits sur la pierre : « Quoi, dis-je à Julie avec un œil
humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici et ne sentez-vous
point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de
vous ?... O Julie, éternel charme de mon cœur, voici les lieux
où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde !...
Voilà la pierre où je m'asseyais... Fille trop constamment
aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi
dans les mêmes lieux et regretter le temps que j'y passai à
gémir de ton absence ? — Allons-nous-en, mon ami, me dit-
elle, l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi... Elle tenait son
mouchoir et je le sentis fort mouillé ! » Voilà un amour dans
le passé qui revit facilement dans le présent, n'en déplaise à
1. Voir notre étude sur George Sand mystique de la passion, de la poli-
tique et de l'art. Alcan, 1920.
I
I
LE ROMANTIQUE . 369
la psychologie de Wolmar î « Ah, lui dis-je tout bas, je vois
que nos cœurs n'ont pas cessé de s'entendre. — Il est vrai,
dit-elle d'une voix altérée, mais que ce soit la dernière fois
qu'ils auront parlé sur ce ton !... Pour Julie, mes yeux le virent
et mon cœur le sentit, elle soutint ce jour-là le plus grand
combat qu'âme humaine ait pu soutenir. Elle vainquit pour-
tant ! » Certes, mais ce fut elle seule qui vainquit ! Et l'homme
qui la contraignit à cette pénible victoire est celui que
Wolmar a gratuitement replacé sur son chemin, au risque de
l'y faire trébucher encore ! Ce qui nous ramène une fois de
plus à la situation de l'accacia d'Eaubonne, quelque peu
arrangée pour la plus grande gloire de Rousseau-Saint-Preux
toutefois, car la Julie de la réalité, Sophie, n'aimait que
Wolmar-Saint-Lambert, ce qui lui rendait la résistance infi-
niment plus facile.
Bomston ne laisse pas de partager notre sentiment sur la
conduite inqualifiable de son ami, comme il le témoigne dans
la lettre qui .ouvre la cinquième partie du roman. Jean-
Jacques a soin de présenter cette lettre dans une note, comme
un pur « galimatias », afin de ne pas laisser passer sans protes-
tation cette injure à la « vertu » de son aller ego et de lui con-
server autant que possible les sympathies qu'il lui a créées
de son mieux jusque-là. « Enthousiaste oisif des vertus de
Julie, écrit cependant le lord à l'ami qu'il a si arbitrairement
élu entre tous, vous bornerez-vous sans cesse à les admirer
sans les imiter jamais ? Vous parlez avec chaleur de la manière
dont elle remplit ses devoirs d'épouse et de mère ; mais, vous,
quand remplirez- vous vos devoirs d'homme et d'ami à son
exemple ?... Il règne encore dans vos lettres un ton de mol-
lesse et de langueur qui me déplaît et qui est bien plus un
reste de votre passion qu'un effet de votre caractère ! » Voilà
déjà le correctif complaisant et d'ailleurs parfaitement con-
traire à la vérité. « Malheureux, si Julie était faible^ conclut
beaucoup plus justement Edouard, tu succomberais demain
et ne serais qu'un vil adultère ! » Il faudrait dire ici : tu la
1^ ferais succomber demain, car Saint-Preux, comme Rousseau
24
370 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
vis-à-vis de Sophie naguère, a bien le rôle actif et tentateur
en toute cette affaire. Mais le « berger extravagant » d'Eau-
bonne a toujours envisagé avec une pleine indulgence les
assauts qu'il ne cessait de livrer en traîtrise à la fidélité de
Mme d'Houdetot ; son vocabulaire tend donc sans trêve à
insinuer que la responsabilité de la faute eût été partagée si
elle avait eu lieu ; bien qu'il soit obligé parfois de reconnaître
expressément le contraire, pour maintenir au front de son
héroïne la couronne de vertu qu'il entend lui laisser désormais.
C'est pourtant d'un personnage dont il pense, au vrai, de la
sorte, que Bomston va réclamer un conseil hautement auto-
risé dans la démarche la plus décisive de son existence. C'est
pour obtenir un avis à ce point inestimable qu'il a souhaité
(fût-ce au prix d'une moitié de sa fortune) de conserver
l'amitié de cet homme sage qui saura voir mieux que lui dans
la crise passionnelle qu'il s'agit pour lui de dénouer ! On
conviendra, sans bien longue réflexion, croyons-nous, que
l'amitié de l'Anglais pour Saint-Preux est encore moins vrai-
semblable que l'admiration morale qui caractérise l'amour de
Julie pour son suborneur.
V
JULIE VA MARQUER AU CIEL
LA PLAGE DE SON PRÉCEPTEUR
Par bonheur, Saint-Preux croit sentir que la très fâcheuse
scène de Meillerie a été enfin la « crise », c'est-à-dire le paro-
xysme curateur de sa folie et de ses maux. Les considérations
psychologiques de Wolmar (dont nous savons la solidité)
sont parvenues à le rassurer sur le véritable état de son cœur ;
\
LE ROMANTIQUE 371
il préfère maintenant la tristesse d'un regret imaginaire (?)
à l'effroi de se voir sans cesse assiégé par le crime ; et, sur
cette très récente et très peu personnelle victoire, il se décerne
aussitôt toutes les couronnes, comme le faisait (vers le même
temps sans nul doute) l'auteur des Lettres à Sophie. « L'amour
subjugué, prononce-t-il avec suffisance, donne à l'âme par la
conscience de sa victoire une élévation nouvelle et un attrait
plus vif pour tout ce qui est grand et beau. Je sens que mon
cœur va mettre à proYit tous les ardents sentiments qu'il a
vaincus. Je sens qu'il faut avoir été ce que je fus, pour devenir
ce que je veux être ! » Encore une formule de Platonisme intré-
pide qui nous paraît peu rassurante pour la vertu des filles
bien élevées, puisqu'elle destine nécessairement leur honneur
au sacrifice, afin de préparer les héros de la morale erotique
nouvelle !
Une remarque de détail vient confirmer le jeune homme
dans la conviction qu'il est guéri : « Julie, a dit Wolmar
devant les deux amants, met toujours le sentiment à la place
des raisons et le rend si touchant qu'il faut toujours l'em-
brasser pour toute réponse. Ne serait-ce point de son maître
de philosophie, a-t-il ajouté en riant, qu'elle aurait appris
cette manière d'argumenter? » Et ce maître de commenter
l'incident en ces termes : « Deux mois plus tôt, la plaisanterie
m'eût déconcerté cruellement ; mais le temps de l'embarras
est passé. Je n'en fis que rire à mon tour, et, quoique Julie
ait un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassée que moi ! »
Attitude qui pourrait signifier accoutumance à une situation
fausse tout aussi bien que progrès des acteurs de la scène vers
la droite conception de leur rôle !
Gomme nous l'avons indiqué plus haut, Bomston fait alors
appel à l'amitié de Saint-Preux et le prie de l'accompagner
en Italie où il va dénouer une situation sentimentale sur
laquelle nous aurons bientôt à revenir. Car Jean- Jacques en
a fait un bref roman, qu'il a renoncé, après réflexion, à insérer
dans son Héloise où l'on ne trouve que des allusions, souvent
peu intelligibles, à ce chapitre éliminé de l'ouvrage. Le précep-
372 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
teur s'éloigne donc pour la quatrième fois de son amie ; mais,
au début du voyage et en dépit des bulletins de victoire
morale que nous venons de rencontrer sous sa plume, il a
encore une rechute dans ses folies de la veille ; rechute dont il
s'accuse vis-à-vis de Wolmar, mais qu'il expose à Glaire avec
plus de détails. Hébergé dès la première étape, à Villeneuve,
dans la chambre qu'il occupa jadis lors de son départ pour le
Valais, tout son passé malheureux s'est imposé à son souvenir
avec une importunité étrange ; il s'esf remémoré le bonheur
qu'il goûta lorsqu'il se livrait, dans la paix de Y innocence,
aux transports d'un amour partagé. — Mais nous avons vu
qu'il ne laissait guère de paix à son aimée. — Ah, songea-t-il
encore dans cette chambre fatidique, au temps où il se
cachait parmi les rochers de Meillerie, quel être au monde
jouissait d'une félicité comparable à la sienne ! (Et nous
savons pourtant qu'il envoya de là le message véritablement
désespéré qui provoqua le dénouement de .cet « innocent »
amour !) Sous la pression de ces très peu fidèles rémi-
niscences (elles engageront les lecteurs à considérer sous un
jour serein le peu édifiant début de cette désormais plus plato-
nique aventure), l'homme qui prétendait tout à l'heure avoir
courageusement subjugué sa passion coupable s'est emporté
soudain jusqu'à ce souhait odieusement égoïste et impie :
« Que n'est-elle morte, osai-je m'écrier dans un transport de
rage [l'un de ces transports que M"^^ d'Houdetot eut sans
cesse à redouter de Jean- Jacques] I Oui, je serais moins
malheureux !... J'aurais du moins l'espoir de la rejoindre...
Son bonheur est mon supplice 1... Elle vit, et non pas pour
moi. Elle vit pour mon désespoir. Je suis cent fois plus loin
d'elle que si elle n'était plus !» — Et Rousseau va faire en
sorte d'exaucer ce vœu sacrilège en sacrifiant une fois de
plus son héroïne à son héros, c'est-à-dire à lui-même I
Il lui en accorde, dès ce moment, le présage. Cette nuit-là
même, et par trois fois, un songe fatidique viendra visiter
Saint-Preux. Il a cru voir les derniers moments de M™®
d'Étange et sa fille s'accusant, au pied de son lit, de sa mort I
LE ROMANTIQUE 373
{Ce n'était donc pas autant par erreur que le romancier a
voulu plus haut nous le faire entendre et en donner l'assu-
rance à Saint-Preux.) Puis soudain, dans l'imagination du
dormeur agité, Julie en personne sembla se substituer à la
mourante et reposer sur la même couche funèbre en portant
toutefois sur son visage un voile redoutable qui dissimule
presque entièrement ses traits au regard de son amant !
Réveillé pour la troisième fois de ce tenace cauchemar, le
jeune homme a été saisi du pressentiment affreux qu'il ne
reverra jamais M"^^ de Wolmar. Il se précipite aussitôt chez
Edouard qui, déjà, se prépare à quelque réédition de la scène
dont il fut jadis régalé à Besançon, mais que viennent bientôt
rassurer les explications du rêveur. Pour calmer les halluci-
nations de sa fièvre, il consent à le ramener vers Clarens pour
lui faire constater que Julie est bien vivante. Ils retournent
donc sur leurs pas, et sans se montrer, entendent à travers un
buisson le calme entretien de M^^^s d'Orbe et de Wolmar^
ce qui sufTit à chasser de la pensée de Saint-Preux une apyjré-
hension que la suite des événements ne justifiera que trop
cependant : car il n'a pas « revu » cette fois sa maîtresse et
ne la reverra jamais en effet. Les voyageurs reprennent alors
leur route sans autre incident notable.
On s'occupe encore beaucoup du jeune homme à Clarens
pendant son absence. Destiné qu'il est par la maternelle
Nature à être aimé de tous et de toutes, nous apprenons
maintenant qu'il l'est de Claire, un peu plus que l'amitié
ne le requiert. Julie, qui en a fait la remarque, rêve donc de
les marier l'un à l'autre, en cela beaucoup moins égoïste
que lui. Elle semble même craindre que la veuve enjouée
n'imite son exemple et ne cède, sans bénédiction nuptiale, à
l'irrésistible attrait qui la perdit naguère. Mais M^^ d'Orbe
la rassure aussitôt sur ce point : elle a, dit-elle, dans sa gaieté
native un antidote contre la vivacité des sentiments de son
cœur. Elle n'épousera pas Saint-Preux toutefois, car elle n'a
nulle intention de se remarier et n'est d'ailleurs nullement
persuadée qu'il acceptât de s'unir à elle. — Sa famille est
374 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
honnête quoique obscure, insiste alors Julie pour achever
ridentification du jeune homme à Rousseau ! On dira pour-
tant dans le pays que Claire a épousé un aventurier^ car les
âmes basses, toujours prodigues de titres flétrissants, sauront
bien trouver celui-là ! Mais de telles considérations ne sont
pas capables de la faire hésiter !
M°^6 de Wolmar tente une autre démarche pour réaliser
ce projet d'union qui lui sourit : elle écrit directement à Saint-
Preux (c'est la première fois depuis sept ans), afin de le lui
soumettre. Elle reçoit bientôt une réponse qui montre assuré-
ment peu de progrès dans la « guérison » du voyageur, quoi
qu'il ait pu penser et dire auparavant de cette cure âme :
« Quoi ? Vous vous souvenez de mon nom ? Vous le savez
encore écrire ? Je m'égare /... C'est votre faute... Cette lettre
m'en rappelle de trop différentes ! Ah, devriez-vous employer
la même écriture pour tracer d'autres sentiments ? — Vous
trouverez peut-être que songer si fort à vos anciennes lettres,
c'est trop justifier la dernière ? Vous vous trompez... Depuis
que j'ai cessé de prendre le change [1], depuis que le péné-
trant [?] Wolmar m'a éclairé sur mes vrais sentiments, j'ai
appris à me mieux connaître et je m'alarme moins de ma fai-
blesse ! » Oui, tel est en effet tout le résultat de la stratégie de
Wolmar : rassurer les deux amants sur leur très persistant
amour !
Après une dernière lettre de Julie qui ramène les anciens
amants dans les régions les plus éthérées de leur intermittent
platonisme, se place la fin tragique de la jeune femme. Elle
s'est précipitée dans les eaux glaciales du Léman, pour sauver,
près de Chillon, son second fils sur le point de se noyer et elle
meurt, peu après, du saisissement ou du refroidissement causé
par cette immersion. L'amant reçoit bientôt du mari un ample
compte rendu de ce drame et des derniers moments de la
victime. — Nous y remarquerons d'abord que la mourante
n'a nullement parlé de ses amours coupables au ministre du
culte qui est venu l'assister sur son lit de mort. Elle lui a
tenu ce langage : « Je porte à Dieu ma vie entière, pleine de
LE ROMANTIQUE 375
péchés et de fautes, mais exempte du remords de l'impie et
(les crimes du méchant. » Ce qui est une appréciation de soi-
même beaucoup plus orgueilleusement rousseauiste en son
fond qu'humblement et rationnellement chrétienne. Elle ne
met pas en doute au surplus qu'avec ces péchés et ces fautes,
elle ne doive s'élever directement vers le Ciel sans que la
Justice de l'Au-delà ait un seul mot à placer dans l'apprécia-
tion de son existence ; et le ministre (peu renseigné par elle,
il est vrai), s'est empressé aussitôt d'abonder dans son sens
jusqu'à s'humilier devant elle : « C'est vous qui m'instruisez,
a-t-il proclamé! Je n'ai plus rien à vous dire! «Autre satisfac-
tion accordée à l'orgueil moral impénitent et qui nous
entraîne encore plus loin des régions du christianisme
rationnel.
Ensuite, et devant les siens seulement (c'est-à-dire devant
M me d'Orbe et M. de Wolmar), Julie a entamé un examen
de conscience qui, en réalité, n'a pas d'autre objet que d'em-
ployer son dernier souffle à innocenter ou même à canoniser
Saint-Preux, comme on va le voir. « Mon cœur était fait pour
l'aiÉour, a-t-elle dit. Difficile en mérite personnel et indiffé-
rente sur tous les biens de l'opinion, il était presque impossible
que les préjugés de mon père s'accordassent avec mon pen-
chant. Il me fallait un amant que j'eusse choisi moi-même.
Il s'offrit. Je crus le choisir. Sans doute le Ciel le choisit pour
moi afin que, livrée aux erreurs de ma passion, je hc le fusse
pas aux horreurs du crime (?) et que l'amour de la vertu
restât au moins dans mon âme après elle. Il prit le langage
honnête et insinuant avec lequel mille fourbes séduisent tous
les jours autant de filles bien nées ; mais seul, parmi tant
d'autres, il était honnête homme et pensait ce qu'il disait. »
Mais se gardait bien de le faire, convient-il de rappeler ici.
« Est-ce ma prudence qui l'avait discerné ? Non. Je ne connus
d'abord de lui que son langage. Je fus séduite. Je fis, par
désespoir, ce que d'autres font par effronterie. Je me jetai,
comme disait mon père, à sa tête. Il me respecta ! » Nous
savons comment ! « Ce fut alors seulement que je pus le con-
376 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
naître. Tout homme capable d'un pareil trait a Vâme belle.
Alors, on peut y compter. Mais j'y comptais auparavant.
Ensuite j'osai compter sur moi-même et voilà comment
on se perd ! » Autant de contre-vérités que de mots dans cet
exposé confus à dessein ! Ainsi, ce serait parce que Julie a
compté sur Saint-Preux avant de le connaître bien qu'en fait
elle eut raison d'y compter, ensuite parce qu'elle a compté sur
elle-même qu'elle aurait succombé ? Nullement, c'est parce
qu'elle avait affaire à un séducteur sans au€un scrupule et
qu'elle a parfois aiguillonné par ses propres folies les appétits
dont il était incapable de se rendre maître ! — Mais Saint-
Preux sort de cette suprême confession tout auréolé d'hé-
roïsme pour un lecteur dénué d'attention ou de mémoire, et
c'est tout ce qui importe à l'auteur qui connaît son public !
« Elle s'étendit sur le mérite de cet amant, rapporte encore
Wolmar à son prédécesseur. Elle lui rendait [en cela] justice,
mais on voyait que son cœur se plaisait à la lui rendre ! Elle
le louait même à ses propres dépens ! » C'est là en effet un
rôle que Rousseau prête sans cesse à son héroïne, et pour
cause, sauf dans les rares passages rationnels de son rorfen.
« A force d'être équitable envers lui, elle était inique envers
elle et se faisait tort pour lui faire honneur ! » Elle n'était
donc pas « équitable » en ceci, mais complaisante. « Elle
alla jusqu'à soutenir qu'il eut plus d'horreur qu'elle de l'adul-
tère, sans se souvenir qu'elle avait réfuté cela ! » C'est que, trop
souvent, le romancier a perdu lui aussi le souvenir des consi-
dérations rationnelles prêtées quelquefois à la jeune femme
au cours de son récit et qu'il ne serait pas fâché de les voir
oubliées de son lecteur à cette heure où il achève l'apo-
théose de son héros, à travers la très discutable canonisation
de son héroïne.
Celle-ci s'est éteinte enfin, après trois ou quatre jours
d'agonie. Le peuple, admis à contempler sa dépouille mor-
telle, a cru la voir se ranimer un instant sur sa couche funèbre
et s'est empressé de crier au miracle. Alors Claire a caché ce
visage, qui déjà s'altère, sous les plis d'un voile des Indes,
LE ROMANTIQUE 377
l)ro(lé (lé perles, qui a été rapporté par Saint-Preux; ainsi
se trouve accompli, dans ses moindres détails, le songe pro-
])liétique de Villeneuve; mais Rousseau, en véritable ency-
clopédiste, fait remarquer dans une note que, pour l'épisode
du voile, tout au moins, c'est le rêve qui avait suggéré le geste
accompli dans la réalité.
Ce récit, si singulièrement placé sous la plume de Wolmar,
est complété par une lettre testamentaire que Julie a écrite
pour son amant et que son mari, laissé par elle juge de l'oppor-
tunité de cette disposition dernière, s'empresse de faire tenir
à l'absent. « Nous songions, lui dit-elle, à nous réunir [par un
second préceptorat de Saint-Preux). Cette réunion n'était
pas bonne ! » Toute la seconde partie de VHéloïse a pour effet
de suggérer le contraire ! « Le ciel a prévenu des malheurs
sans doute. Je me suis fait longtemps illusion. Cette illusion
me fut salutaire. Elle se détruit au moment où je n'en ai plus
besoin ! » Elle, certes, mais ses lecteurs ? « Vous m'avez crue
guérie, et j'ai cru l'être. J'eus beau vouloir étouffer le pre-
mier sentiment qui m'a fait vivre ; il s'est concentré dans mon
cœur. Il s'y réveille au moment qu'il n'est plus à craindre ! »
Pour eux deux, encore une fois, mais pour le public et pour
l'exemple, il l'est plus que jamais ! « J'ose m'honorer du passé
[de son passé conjugal], mais qui m'eût pu répondre de l'ave-
nir ? Un four de plus, peut-être, et j'étais coupable ! » Admi-
rons une fois encore à ce propos la clairvoyance de Wolmar
qui n'échappe ainsi que par pur hasard à la punition de sa
sottise. Mais observons aussi que ce n'est nullement le langage
que Julie a tenu au ministre de Dieu et qu'à lui seul, et sous
le sceau du secret, elle aurait dû le tenir !
I « Qu'était-ce donc, achève-t-elle, de la vie entière passée
avec vous ? Quels dangers j'ai couru sans le savoir ! A quels
dangers plus grands j'allais être exposée ! Toutes les épreuves
ont été faites. Mais elles pouvaient trop revenir ! » Et nous
savons que Saint-Preux s'y employait en effet de son mieux I
•<■ J'en dis trop peut-être, en ce moment où le cœur ne déguise
plus rien. Mais mon âme existerait-elle sans toi ? Sans toi.
378 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
quelle félicité goûterais-je ? Non, je ne te quitte pas. Je vais
V attendre.... trop heureuse d'acheter, au prix de la vie, le droit
de V aimer sans crime et de te le dire encore une fois ! » — On
appréciera la portée sociale d'un pareil trépas, entouré de
tous les prestiges de la sensibilité et de l'art. Ce testament
rajeunit en somme l'ancienne distinction « courtoise » entre
le mari et l'amant, le premier procurant le bonheur paisible
(Julie affirme avoir été plus heureuse avec son époux qu'elle
ne l'eiit été avec son galant), l'autre apportant Vivresse. Ce
dernier a bien choisi la meilleure part puisque c'est lui qu'on se
promet de retrouver dans le Ciel de l'érotisme platonicien. —
Nous avons naguère signalé ^ dans YHéptaméron de Mar-
guerite d'Angoulême-Navarre, une mort analogue à celle-là,
car rien n'est davantage dans la tradition romanesque que
l'adultère d'âme, sanctifié par une fin prématurée et s'étalant
au grand jour à l'abri de ce trépas imaginaire ou de cette sorte de
martyre galant. Balzac devait refaire la scène au dénouement
de son Lys dans la vallée^ et Dumas fils, avec un progrès dans
l'audace antisociale, au dernier acte de la Dame aux Camélias l
Rappelons que la Nouvelle Héloïse se ferme sur une note
dirigée contre Richardson, le rival que se sent l'auteur, le ferme
chrétien rationnel qui devait inquiéter quelque peu, dans un '
âge moins romantisé que le nôtre, le faible moraliste erotique.
Sans nommer l'auteur anglais, Rousseau fait remarquer que,
pour sa part, il n'a pas pris plaisir à peindre un scélérat et
que ni la haine, ni la noirceur, ni les crimes n'ont trouvé place
en son récit. — Nous estimons que le crime y est plus hypo-
crite, voilà tout, étant constamment désigné par les termes
les plus précautionneux. L'histoire tragique de Clarisse Har-
lowe, si peu « romanesque » en effet qu'on a pu lui dénier le
nom de roman, nous montre une jeune fille dénuée d'expé-
rience entre un amoureux de situation sociale supérieure à la
sienne et des parents bien plus tyranniques que les d'Etange
1. Voir nos Origines romanesques de la morale et de la politique roman-
tiques. (La Renaissance du Livre. Paris, 1920.)
LE ROMANTIQUE 379
puisqu'ils prétendent lui imposer sans délai un mari ridicule
vi mal famé. Pourtant Clarisse ne cède jamais à Lovelace
(|ui n'est jamais excusé dans ses conquérantes entreprises ;
lundis que Julie se perd comme fille, vit comme femme avec
la tentation adultère au cœur et expire en étalant ce senti-
ment au grand jour, cependant que Saint-Preux ne cesse
guère d'être canonisé par son évocateur. On appréciera, sur
cet aperçu sommaire, si la gratuite agression qui clôt la Julie
n'est pas sans portée aussi bien que sans excuse.
La Harpe a dit de Rousseau et de son roman qu'ils avaient
pour eux les femmes et les jeunes gens, et il s'est demandé
pourquoi ? « Parce que, s'est-il répondu après réflexion, Jeàn-
Jacques a eu Vart audacieux de donner à leur passion favorite
le ton et l'air des vertus ! [C'est-à-dire de renouveler puis-
samment les séductions de la morale erotique.] Quelle jeune
' personne séduite ne s'est pas crue une Julie ? Quel étourdi
cherchant à séduire l'innocence ne s'est pas tenu pour un
Saint-Preux? » — Et Saint-Marc Girardin devait plus tard
ajouter que l'auteur et son héros confondent sans cesse l'amour
avec la vertu dans leurs discours, qu'ils parlent d'honneur
; ou de sagesse à toutes pages et bien plus rarement de plaisir
, que leurs devanciers depuis l'époque de la Régence. Leur
siècle les en crut donc sur parole. Ce qu'il eût fallu regarder
, comme sophisme dangereux passa pour protestation en faveur
du bien. On goûta des personnages qui faisaient de la morale
I sans renoncer aux douceurs de la passion, qui se piquaient
( même de tirer leur vertu de leur passion et d'être d'autant
; plus honnêtes qu'ils étaient plus entraînés ! La société du
temps fut ravie d'être purifiée sans avoir besoin de se convertir ;
; elle se prêta de bonne grâce à un repentir qui n'était nuUe-
'. ment une mortification. — Nous traduirons ces impressions
diverses dans un langage plus précis en ajoutant que le plato-
nisme romanesque a été ressuscité, élargi, sublimé par le génie
dans ce livre fameux, pour devenir le mysticisme passionnel
du romantisme, avec les conséquences morales que l'on voit
ou que l'on sait.
380 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
VI
QUELQUES ROMANS ÉBAUCHÉS PAR ROUSSEAU
Les Confessions nous présentent une série de petits récits
d'amour, délicieusement traités, dont les héroïnes sont M^^^s ç[q
Breil ou de Grafîenried, M^^^ Basile ou de Larnage ; tous
sont légèrement romancés, de l'aveu même de l'auteur. Nous
possédons au surplus deux rédactions de l'épisode qui met
en scène l'aimable bourgeoise de Turin et nous pouvons cons-
tater que certains détails ont été davantage idéalisés dans la
seconde. Les plus développés de ces récits sont, en premier
lieu, les amours de M™^ de Warens, c'est-à-dire le roman de
la veuve (ou pseudo-veuve) galante ; en second lieu les amours
de M^^ d'Houdetot, autrement dit la tentative de séduction
par l'ami du mari (ou pseudo-mari). Un troisième encore y
aurait pu trouver sa place et nous en toucherons quelques
mots, car il s'annonçait remarquable : ce sont les relations
amoureuses de Jean-Jacques avec M^i® Serre, de Lyon. Il
l'y connut dès 1731 alors qu'il avait dix-neuf ans et qu'elle
en comptait onze seulement; il la revit lors de son précep-
torat chez M. de Mably, dix ans plus tard et s'en éprit à ce
moment ; mais, pas plus que lui, elle ne possédait de fortune.
Ils jugèrent donc imprudent d'associer leurs destinées par le
mariage. A vingt-cinq ans, elle épousa un négociant qui fit
des sommations respectueuses pour contracter cette union
et reconnut un enfant né quelques mois plus tôt. Enfin, elle
s'éteignit prématurément et pourrait bien avoir fourni cer-
tains traits à Julie jeune fille de même que M^^^^ d'Houdetot
dut en prêter à Julie jeune femme.
Dans les brouillons des Confessions, qui sont conservés à
LE ROMANTIQUE 381
Nciifchâtel, on a trouvé certains fragments de réminiscences
amoureuses que Jansen (dans son Rousseau als Botaniker)
rapportait à M"^e Basile ou à M^i^ Merceret, mais que M. Rit-
ter explique par le souvenir de M^^^ Serre. Ces fragments,
d'un accent étrangement moderne, ressemblent aux rares
et très frappantes lettres à M^^^ d'Houdetot qui nous ont été
conservées ; en voici quelques passages : « Mon cœur était en
paix devant elle et ne désirait rien... Le mot d'amour n'a pas
même été prononcé entre nous, mais il m'est impossible de
perdre la forte persuasion d'avoir été passionnément aimé
d'elle !... Mon Dieu ! qu'un : Je vous aime, dit comme on vou-
dra l'imaginer, eût été froid au milieu de tout cela ! Oui, j'en
suis convaincu, si l'un de nous deux se fût avisé de dire à
l'autre : Je vous aime, l'autre eût à l'instant répondu : Vous
ne m'aimez plus !... Hommes sensuels, vantez tant qu'il vous
plaira vos plaisirs grossiers : je vous défie, à tous tant que
vous êtes, d'avoir jamais rien goûté de semblable aux délices
dont mon cœur fut inondé pendant ces six mois ! » Et ceci
qui est plus elliptique encore : « Cette sévérité m'était cent
fois plus délicieuse que m'auraient été ses faveurs ! » Souve-
nons-nous ici de Mil® Goton et notons aussi que la « sévérité »
est la vertu typique des princesses du roman héroïque au
dix-septième siècle. « Il me sembla qu'elle me traitait comme
une chose qui était à elle, qu'elle me recevait en propriété,
qu'elle s'emparait de moi ! Elle ne me pria plus de rien : elle
ne fit que commander ! Elle m'ordonna de lire et je lus. Je
lisais mal. Il m'était difficile de bien lire devant elle. Elle
me reprit deux ou trois fois. Enfin, elle m'imposa silence I
Je fus touché. Je la suppliai de me permettre de continuer.
Elle le permit. Je continuai. Je n'ai jamais si bien lu de ma
vie I... Une fois hélas, une seule fois en ma vie, ma bouche
rencontra la sienne. O souvenir ! Le perdrai-je dans le tom-
beau ? » Puis il indique une déclaration de sa part, ajoutant
qu'il eût fallu, pour que leur amour pût se développer sans
obstacles, cinq conditions « dont la plus aisée était impos-
sible ». Elle eut alors « un tour d'yeux » qu'il n'oubliera de sa
382 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
vie, car ce mouvement, presque imperceptible, repoussa son
cœur pour jamais ! — Par ces lignes, — qui semblent un
paysage sentimental où quelques sommets émotifs seraient
seuls éclairés, le reste demeurant plongé dans une ombre de
mystère, — Rousseau a prouvé une fois encore qu'il était
né peintre des mouvements les plus subtils du cœur.
Mais venons aux romans proprement dits dont nous possé-
dons de sa main l'ébauche. Nous avons tout à l'heure ajourné
nos commentaires sur le voyage de Saint-Preux accompa-
gnant en Italie lord Bomston dans une circonstance particu-
lièrement grave de la vie de ce dernier. Nous avons rappelé
que les événements de ce voyage étaient mentionnés dans la
Julie par allusion seulement, l'auteur les ayant jugés « trop
romanesques », dit-il, pour prendre place dans un récit qu'il
croit donc l'être si peu ? Mais, étant d'abord destinés à y
figurer, ils avaient été rédigés, bien que non encore mis sous
forme de lettres, comme le reste de l'ouvrage. Sur la requête
de M^^ de Luxembourg, Rousseau en fit pour elle une copie
qui a été publiée. De même que le fragment de Neufchâtel
dont nous venons de parler, ce petit roman annonce Stendhal
par ses autoanalyses pénétrantes, certains récits de Sand par
sa couleur passionnelle et surtout la Dame aux Camélias de
Dumas fils par la situation sociale de l'héroïne. C'est la pre-
mière réhabilitation romantique de la courtisane, prêtresse
privilégiée du Dieu de l'Amour sans frein.
Nous y apprenons que lord Bomston a eu pour maîtresse à
Rome, quelques années avant de gagner la Suisse et d'y ren-
contrer Saint-Preux, une certaine marquise, d'origine napo-
litaine, qui se faisait passer pour veuve. C'était une feinte.
Quand le scrupuleux Anglais l'a sue en puissance d'époux et
par conséquent adultère, il a décidé de la respecter désormais,
bien que destiné à l'aimer sans pouvoir se déprendre. La mar-
quise, peu satisfaite de cette évolution de conscience, exige
au moins qu'il tienne d'elle les plaisirs qu'il jugera bon de
s'accorder dans la suite ; elle cherche, pour remplir le rôle
ingrat auquel elle la destine, une jeune personne facile autant
I LE ROMANTIQUE 383
que sans conséquence et son choix s'arrête sur une certaine
Lauretta Pisana, qui, vendue toute jeune par ses parents à un
I cardinal, est demeurée ensuite par nécessité dans la carrière
de la galanterie vénale. La marquise fait donc souper ensemble
chez elle son persistant amoureux et la Pisana. Celle-ci se
montre remplie de grâces, mais Edouard la regarde à peine
\ puisque sa passion continue d'avoir un autre objet et la
I réserve de cet homme, visiblement supérieur, donne à Laure
i de l'inclination pour lui. C'est le premier amour qu'elle ait
jamais ressenti. Quand il se résigne à écouter les cyniques
suggestions de la marquise, la courtisane le repousse donc et
lui laisse entrevoir le motif, si honorable, de sa pudeur nou-
velle. Il lui en sait quelque gré, sans perdre néanmoins son
I attachement pour son ancienne maîtresse ; mais cette femme
j violente, qui se croit trahie au profit de Laure, tente, par tous
les moyens, de faire assassiner sa rivale.
Comment se développent cependant les sentiments de
celle-ci ? Son premier mouvement, nous expose Jean- Jacques,
a été de satisfaire sa passion naissante en accueillant son
galant visiteur comme il prétendait l'être ; mais une situation si
nouvelle à son cœur l'a presque aussitôt conduite à ouvrir les
yeux sur elle-même. Elle s'est souvenue que, dégradée par
son passé, elle ne pouvait connaître le véritable amour que
pour en regretter les délices. A ce moment ont commencé ses
longues peines et s'est terminé son bonheur d'un moment.
Elle refuse les dons de Bomston et songe à réformer sa vie,
mais par désespoir, elle continue quelque temps de mener
cette vie honteuse et le dédain qu'elle a conçu pour elle-même
rejaillit désormais sur ses amants de hasard. L'affreuse tris-
tesse de l'opprobre qui se connaît et ne peut se fuir, l'indigna-
tion d'un cœur qui s'honore encore et se voit à jamais désho-
noré, tout verse pour elle l'ennui et le remords sur des plaisirs
; que son amour condamne. La douleur la consume et les entre-
tiens d'Edouard l'encouragent à revenir aux voies de la vertu.
Quelle action n'exercent point en effet ces conversations
l' parties d'une bouche aimée et pénétrant un cœur bien né que
384 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
le sort accabla mais que la Nature avait formé pour l'honnête
et le bon. — Elle décide enfin de se réformer coûte que coûte :
« Je serai toujours méprisée, se dit-elle, mais, du moins, je ne
mériterai plus de l'être. Je ne me mépriserai plus. Que m'im-
portent les dédains de toute la terre quand Edouard m'esti-
mera ! Qu'il voie son ouvrage et qu'il s'y complaise ! Seul, il
me dédommagera de tout ! Oui, donnons au cœur qu'il
enflamme une habitation plus pure. Sentiment délicieux qui
me pénètre, je ne profanerai plus tes transports ! Je ne puis
être heureuse. Je ne le serai jamais, je le sais. Hélas, je suis
indigne des caresses de l'amour. Mais je n'en souffrirai jamais
d'autres. »
Elle se jette alors dans un couvent, sans toutefois y prendre
le voile. — Et le souvenir de Louise de La Vallière a certaine-
ment effleuré ici la pensée de l'auteur quoiqu'il nous décrive
une La Vallière grandie dans un milieu social infiniment
plus bas et soumise à de bien autres dégradations préalables
que la favorite de Louis XIV. — Bomston va la visiter dans sa
retraite qui la rend heureuse, car elle se sent dans un état de
vertu vers lequel on remonte rarement des bas-fonds qui l'ont
trop longtemps retenue. Elle peut désormais se dire : « Je
suis honnête. Une homme vertueux s'intéresse à moi. C'est
l'amour qui m'élève et m'honore; c'est lui qui m'arrache au
crime et à l'opprobre. Il ne peut plus sortir de mon cœur
qu'avec la vertu. Edouard, quand je reviendrai méprisable,
j'aurai cessé de t' aimer I »
Telle est la situation, fort délicate en effet, que Saint-Preux
reçoit la mission de régler et qui va nous révéler en lui cette
force d'âme dont nous n'avons eu que trop sujet de douter
tant qu'il s'est agi de ses propres amours. Bomston songe
sérieusement à épouser Laure ; il fait en outre remarquer à
son jeune ami (qui a juré de ne jamais le quitter), que cette
solution serait le seul moyen, pour eux deux, de vivre à Cla-
rens auprès de Julie. Si en effet le pair d'Angleterre n'est pas
tenu éloigné de sa patrie par ce mariage plus qu'inégal, il y
retournera sans faute pour y contracter une union conforme
LE ROMANTIQUE 385
à son rang et Saint-Preux devra donc habiter la Grande-Bre-
tagne. Mais cette considération, — quelque peu forcée, il
faut en convenir — n'empêche pas l'amant de Julie de rem-
plir son devoir amical. Beaucoup moins indulgent à la cour-
tisane amoureuse que les ultérieures générations romantiques
aux Marion Delorme ou aux Marguerite Gautier de l'avenir,
il décide nettement contre Laure : il déconseille, il interdit
même à Bomston un mariage dégradant pour celui-ci et jus-
tifie donc, après coup, par ce signalé service, les précédentes
générosités de l'Anglais à son égard.
Il est vrai que dans VHéloïse, nous constatons que Jean-
Jacques destinait un autre personnage, et non le moindre,
à prendre en mains la cause de la belle repentie. C'est en
effet Julie elle-même qui désapprouve la sentence rendue par
son amant. Beaucoup moins attachée au préjugé sur ce point,
par souvenir de sa propre défaillance, elle s'imagine de loin,
que Saint-Preux va donner sans faute une pleine adhésion
au généreux projet de Bomston, et, d'avance, elle ratifie
pleinement ce verdict du cœur : « Du sein du vice et de l'op-
probre, tirer le bonheur et la vertu, écrit-elle I Délivrer un
ami d'un monstre (la marquise) en lui créant pour ainsi dire
une compagne, infortunée, il est vrai, mais aimable, honnête
même ; au moins si, comme j'ose le croire, on peut le rede-
venir... Lady Bomston viendra donc ici!... Après tout, quel
prodige ne doit pas être cette étonnante fille que son éduca-
tion perdit, que son cœur a sauvée et pour qui V amour fut la
route de la vertu ! » Rien de plus platonique en effet qu'une
semblable conception de la vie ! « Qui doit l'admirer plus que
moi qui fis tout le contraire, poursuit M^^^ ^q Wolmar, et que
mon penchant seul égara quand tout concourait à me bien
conduire. Je m'avihs moins, il est vrai. Mais me suis-je élevée
comme elle ?... Du dernier degré de la honte elle a su remonter
au premier degré de l'honneur ; elle est plus respectable cent
fois que si jamais elle n'eût été coupable ! Elle est sensible et
vertueuse. Que lui faut-il de plus pour nous ressembler?
S'il n'y a point de retour aux fautes de la jeunesse, quel droit
386 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
ai-je à plus d'indulgence ?» — Tel est du moins le discours que
tient à Julie ssl raison (!). Mais son cœur murmure contre les
arguments qu'elle vient de formuler, sans qu'elle parvienne à
s'expliquer ce murmure : « O l'opinion, l'opinion ! soupire-t-elle
alors, toujours elle porte à V injustice ! » Ce serait donc le
cœur et non la raison qui serait l'organe élaborateur de l'opi-
nion et la raison aurait, pour une fois, raison contre le cœur ?
Voilà qui est fort inattendu sous la plume de Rousseau, il faut
en convenir I
Mais Claire, qui décide comme Saint-Preux en cette occur-
rence, entreprend d'expliquer à son amie un si peu intelli-
gible murmure : « Ne sais-tu pas, lui écrit-elle, que l'air qui
t'entoure est mortel à Vinfamie ? La malheureuse Laure
oserait-elle mêler son haleine à la tienne ?... Je ne méprise
point Laure. A Dieu ne plaise. Au contraire, je l'admire et je
la respecte d'autant plus qu'un pareil retour est héroïque et
rare. En est-ce assez pour autoriser les comparaisons basses
avec lesquelles tu t'oses profaner toi-même ? Comme si, dans
ses plus grandes faiblesses, le véritable amour ne gardait
pas la personne [?] et ne rendait pas l'honneur plus jaloux [??]
Crois-moi, mon ange, il faut respecter Laure et ne la point
voir ! » Ce sera donc un respect singulièrement exprimé dans
les faits I Le moindre sens logique engagera les lecteurs et
continuateurs de Rousseau à le témoigner plus franchement,
dans l'occasion, à qui le mérita si bien !
Laure tranche à la fin la difficulté en prononçant sur son
propre destin dans le sens de M"^® d'Orbe et de Saint-Preux,
— qui tient donc en ceci, de façon fort imprévue, le rôle que
jouera dans la pièce de Dumas fils, le père d'Armand Duval,
l'homme au chapeau sur la tête ! — Elle entre en religion
et fait connaître cette résolution à Edouard en ces termes :
« L'amour a vaincu. Vous avez voulu m'épouser. Je suis con-
tente. Votre ami m'a dicté mon devoir. Je le remplis sans
regret. En vous déshonorant, j'aurais été malheureuse; en
vous laissant votre gloire, je crois la partager. Le sacrifice de
tout mon bonheur à un devoir si cruel me fait oublier la honte
LE ROMANTIQUE 387
de ma jeunesse. Adieu I Dès cet instant je cesse d'être en
votre pouvoir et au mien... Ne donnez à nulle autre une place
que je n'ai pu remplir. Écoutez mon dernier vœu. Il fut au
monde un cœur fait pour vous, et c'était celui de Laure ! »
Cette dernière exigence, aussi peu humble que peu vérita-
blement tendre, nous gâte un dénouement qui serait irrépro-
chable sans cela. Mais elle a peut-être pour objet de permettre
à Bomston, et par conséquent à Saint-Preux, le séjour de
Glarens.
Jean- Jacques a longtemps médité d'écrire un autre roman
que ceux de Saint-Preux et de Bomston : c'est celui d'Émiley
déjà marié sans encombre vers la fin du livre qui porte son
nom à l'aimable Sophie, et, par conséquent, ce sera cette fois
un roman de l'adultère. Le titre en devait être : Emile et Sophie
ou les solitaires, et quelques-unes de ses pages ont pris place
au terme du célèbre traité d'éducation de Rousseau, afin
d'en augmenter le ragoût. Ce sont deux lettres, dont la
seconde est inachevée. Emile les adresse à son précepteur,
et, semble-t-il, après la réhabilitation morale et la mort de
Sophie, son infidèle épouse. Nous y apprenons en effet que
Sophie, malgré son éducation naturelle, malgré celle de son
époux, a trahi la foi jurée à ce dernier. La première lettre du
mari trompé nous expose qu'après avoir eu un fils, la jeune
femme avait mis au monde une fille qu'elle perdit presque
aussitôt. Afin de distraire son chagrin, Emile a décidé de la
conduire dans la capitale, en compagnie d'un ménage ami.
« Ce gouffre de préjugés et de vices » n'a point tardé à relâcher
leur intimité conjugale et chacun d'eux s'est créé une exis-
tence indépendante. Alors Sophie, méchamment poussée vers
la chute par une femme jalouse de sa vertu et de son bonheur,
a succombé à la tentation des sens : « Arrêtez, dira-t-elle bien-
tôt avec une entière franchise à son époux qui réclame ses
droits ! Sachez que je ne vous suis plus rien. Un autre a souillé
votre lit ! Je suis enceinte. Vous ne me toucherez de ma vie I »
, Anéanti par cette révélation inopinée, Emile s'éloigne alors
; de la coupable en lui laissant leur jeune fils. Il entreprend de
388 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
lointains voyages. — La seconde lettre décrit le commencement
de ces voyages et rappelle d'assez près le roman d'Ibrahim, le
plus agréable de ceux que composa Madeleine de Scudéry, sur-
tout par la façon dont Emile, captif des Barbaresques, devient
le favori du Dey d'Alger après une révolte d'esclaves qui a eu
pour résultat de le distinguer de ses compagnons de chaînes
aux yeux de leur maître commun. Rousseau n'a pas poussé
plus loin l'exécution de ce roman projeté.
Mais, durant les derniers mois de sa vie, il pria Bernardin de
Saint-Pierre d'en continuer la rédaction à sa place et lui com-
muniqua le plan de l'ouvrage. Bernardin se déroba toutefois
parce qu'il croyait, dit-il, avoir un meilleur thème à traiter
dans l'histoire de Jeanne d'Arc, certes tout à fait dépourvue
d'analogie avec celle que son maître lui proposait d'écrire.
Il nous a néanmoins conservé les confidences de son compa-
gnon de promenades à ce sujet. — Mis en liberté par le Dey
d'Alger, Emile voyage à pied et sans argent à travers
l'Afrique (réminiscence du Polexandre, ainsi que ce qui suit).
Ses observations, ses connaissances dans les arts et dans la
nature le font chérir de toutes les nations sauvages qu'il
visite. Il est jeté par un naufrage dans une île qui semble
déserte, mais où se produit, par l'intercession de la Vierge,
un miracle permanent, qui s'expliquera bientôt le plus natu-
rellement du monde. Dans une chapelle érigée sur le rivage
de cette île, les voyageurs altérés trouvent toujours des
rafraîchissements qui les attendent. Or c'est un Espagnol,
occupant de l'île, qui s'est imposé cette œuvre charitable.
Ce solitaire a une fille et désire bientôt Emile pour son
gendre. Mais celui-ci objecte qu'il est marié. Qu'importe 1
« L'adultère, proclame le Castillan, annule le mariage ! » La
nouvelle union se fait donc, et la compagne du voyageur le
distrait par des déguisements variés, par des chants que réper-
cutent les échos du rivage ; il y trouve l'agréable impression
que plusieurs personnes chantent des concerts à quatre par-
ties (?) pour son plaisir I Mais voici que débarque dans l'île la
fâcheuse Sophie en personne. Elle n'a plus trouvé le repos
LE ROMANTIQUE 389
depuis sa faute et demande à servir, sa vie durant, le nouveau
ménage afin d'expier cette faute. Poiir reconnaître et récom-
penser ce dévouement Emile imite les anciens patriarches.
Forcé par la nécessité (?) il épouse à la fois les deux femmes —
Bernardin avoue qu'il redoutait particulièrement d'avoir à
développer ce passage ! — Jamais Emile ne parle à Sophie de
leur passé. Elle meurt enfin, toujours triste. Son crime fut
plus instructif que sa sagesse et son repentir plus touchant que
sa vertu, comme l'avait été le cas de Julie et de Laure. Dans
une lettre laissée par elle aux survivants, ceux-ci trouvent une
ample explication de sa chute et nous en ferons donc après
eux notre profit.
C'est la vie dans le monde parisien qui a perdu l'épouse
d'Emile. Une femme riche, jalouse de sa vertu, avait formé
la résolution d'y mettre un terme. Elle lui rend donc assidû-
ment visite, la comble de prévenances et de flatteries. Pendant
une absence d'Emile, elle lui propose de venir se distraire
sous son toit où elle met à sa disposition une petite biblio-
thèque dont les livres sont gradués comme nous allons le
dire : les premiers parlent de la vertu ; les suivants, du senti-
ment ; les autres de l'amour jusqu'aux images les plus capables
d'enflammer les sens. La tentatrice use aussi d'estampes licen-
cieuses et de tout ce que le vice raffiné a su mettre de pres-
tiges à son service : la table, les parfums aphrodisiaques, les
vins préparés, les bosquets enchanteurs ! Dans ce décor savant,
elle produit un jeune homme d'une figure charmante, plein
de talent, malheureux pour avoir aimé ! Sophie, ému par le
récit qu'il lui fait de sa passion (il aurait pu réciter de mémoire
certaines lettres de la Julie) entreprend de le consoler. Le tête-
à-tête fréquemment renouvelé et tant de circonstances réu-
nies contre sa vertu achèvent de la perdre. Pour que rien ne
manque à sa honte, la séductrice, prévenue du retour d'Emile,
dispose la route de ce dernier à travers son parc de façon qu'il
soit le témoin de son malheur ! — (Dans cette version, il
n'était donc plus besoin de l'aveu, si crû, de Sophie qu'on peut
lire aux dernières pages de V Emile.)
390 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Voilà ce qui fut exposé à Bernardin par le romancier de la
Julie et, certes, un pareil scénario ne marquait pas un pro-
grès sur celui qu'il avait imaginé vers 1756 pour attendrir ses
lecteurs. L'auteur de Paul et Virginie secoua donc la tête à cette
communication singulière. Il objecta que le lecteur ne man-
querait pas de se dire : « Est-ce donc là le fruit d'une éduca-
tion naturelle ? — « Ce sujet est utile, ripostait obstinément
Jean-Jacques. Il ne suffît pas de se préparer à la vertu. Il
faut se garantir du vice et les femmes ont encore plus à se
méfier des femmes que des hommes ! — Je crains, insistait
alors Saint-Pierre, que les fautes de Sophie ne soient plus con-
traires aux mœurs que l'exemple de sa vertu ne leur sera pro-
fitable. Son repentir pourrait être plus touchant que son inno-
cence. [Et Jean- Jacques venait de l'affirmer, car tel était bien
le principe de sa morale erotique.] Un pareil effet ne serait pas
sans danger pour la morale », concluait son disciple plus hési-
tant mais sans parvenir à le convaincre K
1. Le professeur Prévost, de Genève, a confirmé, dans une leUre aux
Archives littéraires de 1804, que Rousseau lui avait exposé avec moins de
détail, mais tout à fait dans le même sens, la série d'événements qu il
avait imaginés pour remplir le roman des Solitaires ; il ajoutait que,
non seulement l'élève de la Nature devait pardonner à sa compagne une
faute involontaire, expiée par les peines les plus cruelles et effacées par le
repentir, mais qu'il estimerait et honorerait désormais mieux que jamais
en elle des vertus dont il n'avait qu'une faible idée avant qu'elles eussent
trouvé l'occasion de se développer dans toute leur étendue ! De telles leçons
étaient-elles cette fois encore destinées aux Français plutôt qu'aux Genevois,
parce que l'adultère trouvait dans notre pays trop de complaisances ?
CHAPITRE II
LES ÉCRITS OUVERTEMENT
AUTOBIOGRAPHIQUES
Pendant la crise de suspicion morbide contre les Jésuites
qui secoua l'hôte du petit château de Montmorency, quelques
mois avant la publication de V Emile, le président de Males-
herbes, directeur de la Librairie, prit la peine de venir le visi-
ter afin de calmer ses terreurs sans causes : « Il en vint à bout,
lisons-nous dans les Confessions, et, ma parfaite confiance en
sa droiture l'ayant emporté sur l'égarement de ma pauvre
tête, rendit efiîcace tout ce qu'il fit pour m'en ramener...
Après ce qu'il avait vu de mes angoisses et de mon délire, il
était naturel qu'il me trouvât très à plaindre. Ainsi fit-il.
Les propos incessamment rebattus de la cabale philosophique
qui l'entourait lui revinrent à l'esprit. Quand j'allai vivre à
l'Ermitage, ils publièrent que je n'y tiendrais pas longtemps.
Quand ils virent que je persévérais, ils dirent que c'était par
obstination, par orgueil, par honte de m'en dédire, mais que
je m'y ennuyais à périr et que j'y vivais très malheureux.
M. de Malesherbes le crut et me l'écrivit. Sensible à cette
erreur dans un homme pour qui j'avais tant d'estime, je lui
adressai quatre lettres consécutives où, lui exposant les vrais
motifs de ma conduite, je lui décrivais fidèlement mes goûts.
392 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
mes penchants, mon caractère et tout ce qui se passait dans
mon cœur... Je gémissais, en me sentant défaillir, de penser
que je laissais dans l'esprit des honnêtes gens une opinion de
moi si peu juste, et, par l'esquisse tracée à la hâte dans ces
quatre lettres, je tâchais de suppléer en quelque sorte aux
mémoires que j'avais projetés. » Donc, ce fut au lendemain
d'une de ses crises les plus évidemment pathologiques, ce
fut pour réfuter la conviction de tous ses amis qui attribuaient
ces paroxysmes émotifs à l'influence fâcheuse exercée sur son
état d'esprit par la solitude, ce fut enfin pour interpréter sa
retraite champêtre comme un procédé de communication
plus facile avec le Dieu-Nature, son Allié de l'Au-delà, prêt à
verser sur lui ses faveurs, qu'il entra, par une première ébauche
des Confessions, dans la voie de ces confidences autobiogra-
phiques qui devaient former la principale occupation de sa
vieillesse et la source de sa plus durable influence morale.
LES LETTRES AU PRESIDENT DE MALESHERBES
Ces lettres sont un charme pour l'oreille et souvent un
régal pour l'esprit. Leur auteur les donne comme « la seule
chose qu'il ait écrite avec facilité dans toute sa vie ». C'était
en effet la première fois qu'il parlait de lui sans ambages
et sans contrainte ; de là sans doute leur attrait d'incompa-
rable séduction.
Dans celle qui est datée du 4 janvier 1762, Rousseau rétracte
nettement les prétentions plutarchiennes qu'il avait affichées
au lendemain de son prix académique, en 1750. Couvrant sa
retraite d'une attitude assez rogue encore, il expose, de façon
LE ROMANTIQUE 393
s()ii\ craincment habile, le retour dessiné par lui cinq ans plus
lot vers la conception romanesque et mystique de l'existence
(jui était son fond véritable et que VHéloïse venait de mani-
fester au grand jour, avec un succès qui le dispensait de la
dissimuler désormais : « Quoique je haïsse souverainement
l'injustice et la méchanceté, écrit-il [allusion aux violences
de ses Discours]^ cette passion n'est pas assez dominante pour
me déterminer seule à fuir la société des hommes si j'avais,
en les quittant, quelque grand sacrifice à faire. Non, mon
motif est moins noble et plus près de moi... Je trouve mieux
mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour
de moi qu'avec ceux que je vois dans le monde. La société
dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève
de me dégoûter de toutes celles que j'ai quittées ! »
Son dégoût pour les hommes, explique-t-il encore, lui vient
principalement de cet indomptable esprit de liberté que rien
n'a pu vaincre ; mais il reconnaît que cet esprit de liberté
procède moins d'orgueil en lui que de paresse, d'une paresse
qui atteint même des proportions incroyables. Et voilà pour-
quoi l'intime amitié lui est si précieuse (à l'en croire). Il n'y a
plus de devoir pour elle ! On suit son cœur et tout est fait ! —
Assez mal fait le plus souvent dans son cas, par malheur, ainsi
que nous l'avons trop souvent constaté I Mais telle est bien
en effet la devise de ceux que le docteur Janet nous décrivait
plus haut sous le nom de maniaques de l'amour. — « Je me
sens le cœur ingrat par cela seul que la reconnaissance est un
devoir, » ajoute, de façon plus topique encore, le correspon-
dant de Malesherbes (et il reparlera plus loin de son ingrati-.
tude naturelle !). « Vous me direz, monsieur, conclut-il en ter-
minant ce premier chapitre de sa longue confession au public,
vous me direz que mon indolence supposée s'accorde mal
avec les écrits que j'ai composés depuis dix ans, avec ce désir
de gloire qui a dû m'exciter à les publier ! » Et il remet à une
prochaine lettre d'expliquer cette contradiction apparente.
C'est le 12 janvier qu'il reprend la plume et revient à
s'analyser avec complaisance sous les yeux de son correspon-
394 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
dant bénévole. Une âme paresseuse qui s'effraye de tout soin,
dit-il, et d'autre part un tempérament ardent, bilieux, facile à
affecter, sensible au plus haut degré à tout ce qui l'affecte
(comme la preuve en vient d'être donnée par l'affaire des
Jésuites), voilà bien deux dispositions mentales qui semble-
raient ne pouvoir s'allier dans le même caractère. Elles
forment cependant le fond même du sien. Il explique cette
singularité par ses lectures d'enfance ^ ainsi qu'il le fera plus
amplement dans ses Confessions. Dès six ans, Plutarque lui
1. On lira peut-être ici avec quelque intérêt une jolie définition de la
rêverie romanesque qui se rencontre dans la Clélie de Madeleine de Scu-
déry (Edition de 1662. Livre II, 2" partie, p. 800 à 802). Jean-Jacques
enfant mais surtout adolescent , dut la méditer avec prédilection : « Il
« n'appartient qu'à ceux qui ont le cœur tendre, dit Bérélise, fille noble
« d'Agrigente, de connaître les plaisirs d'une certaine espèce de rêverie douce
« qui occupe et qui divertit l'esprit, qui séduit même quelquefois si douce-
« ment la raison qu'elle donne mille plaisirs qu'on ne saurait définir. Il
« n'appartient pas à toutes sortes de gens de se mêler de rêver ; il y en a
« beaucoup qui en parlent et qui ne savent ce que c'est que de laisser
« insensiblement égarer son esprit en l'abandonnant plutôt aux mouve-
« ments de son cœur qu'à la conduite de cette impérieuse raison qui veut qu'on
« ne pense rien quelle n'ait approuvé. Car, pour rêver doucement, il faut
« laisser errer son esprit et le laisser aller sur sa foi. Il faut être seul ;
« il faut être aux champs ; il faut avoir quelque chose dans l âme qui ne
« déplaise pas {k savoir l'amour, naturellement, comme il est d'ailleurs pré-
ce cisé un peu plus loin) . Il faut être d un tenapérament un peu mélancolique :
« il faut vouloir ne penser à rien et penser pourtant à quelque chose, ou
« vouloir penser à quelque chose et ne penser pourtant à rien ! Il faut
« être capable d'un certain endormissement [sic] des sens qui fasse qu'on
« croie presque songer les choses à quoi l'on pense ; et il faut enfin que
« l'usage de la raison soit suspendu jusques au point qu'on ne sache
« presque où l'on est ! Il faut, dis-je, qu'on n'entende que confusément le
« chant des oiseaux ou le bruit des fontaines et que les yeux même ne
(( voient pas distinctement la diversité des objets. — Ah, Bérélise, s'écria
« Cléodamas, vous avez trop bien dit comment il faut rêver pour n'avoir
« jamais rêvé 1 — Si la rêverie était un crime, répliqua-t-elle, je ne tombe-
« rais pas d'accord de la connaître : mais comme c'est le plus innocent de tous
« les plaisirs, j'avoue que je le connais et que je le préfère quelquefois à
« celui que peut donner une grande compagnie ! » Mais c'est encore ici de
la rêverie classique ou cartésienne si l'on peut dire , par comparaison
avec celle que Rousseau va nous décrire.
LE ROMANTIQUE 395
tomba sous la main, dit-il, et, à huit ans, il le savait par cœur,
en même temps qu'il avait déjà lu tous les romans et versé
sur eux des seaux de larmes bien avant l'âge où le cœur prend
intérêt aux romans : « De là se forma dans le mien ce goût
héroïque et romanesque qui n'a fait qu.' augmenter jusqu'à
présent et qui acheva de me dégoûter de tout hors de ce qui
ressemblait à mes folies ! Dans ma jeunesse, je croyais trouver
dans le monde les mêmes gens que j'avais connus dans mes
livres. J'ai perdu l'espoir de les trouver et par conséquent le
zèle de les chercher. J'étais actif, parce que j'étais fou ! » Mais
à la longue, aigri par l'injustice (Venise), affligé des désordres
où l'exemple et la force des choses l'avaient entraîné lui-même
(exposition des enfants), il a pris en mépris ses contemporains
et son siècle : « J'ai peu à peu détaché mon cœur de la société
des hommes et je m'en suis fait une autre dans mon imagina-
tion, laquelle m'a d'autant plus charmé que je la pouvais
cultiver sans peine, sans risques [?] et la trouver toujours sûre
et telle qu'il me la fallait ! »
Il n'en était pas moins resté mécontent de lui et des autres
pendant quarante années de sa vie, lorsqu'un hasard heureux
(il n'en est pas encore à maudire sa subite vocation littéraire)
le vint éclairer sur ce qu'il avait à faire pour lui-même et à
penser de ses semblables, au sujet desquels son cœur avait été
jusque-là en contradiction incessante avec son esprit. Il
raconte alors, de la façon la plus intéressante pour nous, sa
crise émotive de l'avenue de Vincennes en 1749 et la résolu-
tion qu'il forma de traiter la question posée par l'Académie
de Dijon. Une foule de grandes vérités l'assaillit sous l'arbre
fatidique ; il pensa désormais de ses frères en humanité que,
bons naturellement, leurs institutions sociales seules en avaient
fait des méchants ; il jugea que pour lui-même une réforme
morale s'imposait. Il prit donc brusquement ce dernier parti
et croit l'avoir soutenu depuis lors avec une fermeté dont seul
11 connaît tout le mérite, connaissant seul les obstacles dont il
a dû triompher : « Je sens bien pourtant, conclut-il avec
franchise, que, depuis dix ans j'ai un peu dérivé. Mais si j'esti-
396 JEAN-JACQUES ROUSSEAU j
mais seulement en avoir quatre encore à vivre, on me verrait
donner une deuxième secousse et remonter tout au moins à
mon premier niveau ! »
Sa troisième lettre, la plus séduisante de toutes et Tune
des sources essentielles de l'esthétique du romantisme, décrit
enfin avec quelque détail, après les allusions des deux autres,
les plaisirs Imaginatifs de ses promenades solitaires et tout ce
monde de rêve dont il s'est fait une société selon son cœur :
« J'allais, d'un pas tranquille, chercher quelque lieu sauvage
dans la forêt (de Montmorency)... L'or des genêts et la pourpre
des bruyères frappait mes yeux d'un luxe qui touchait mon
cœur... Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la
terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d'êtres selon mon
cœur... Je transportais, dans les asiles de la Nature, des
hommes dignes de les habiter. J'en formais une société
charmante dont je ne me sentais pas indigne. Je me faisais
un siècle d'or à ma fantaisie et, remplissant ces beaux jours
de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux
souvenirs et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer
encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs
de l'humanité, plaisirs si délicieux, si purs et qui sont désor-
mais si loin des hommes ! » Ce « désormais » fait passer le rêve
dans l'histoire en l'élevant à la dignité d'un programme
d'avenir ! Ces larmes ont été contagieuses sans mesure, on le
sait, mais leurs réveils ont été sanglants trop souvent !
Enfin, de la sphère mystico-romanesque, cette âme, avide
de tonique affectif, s'élève avec nostalgie dans la sphère plus
purement mystique dont le christianisme a frayé les voies
devant ses adeptes et leurs descendants modernes : « J'aimais
à me perdre en imagination dans l'espace... J'étouffais dans
l'univers... Étourdissante extase à laquelle mon esprit se
livrait sans retenue et qui, dans l'agitation de mes transports,
me faisait écrier quelquefois : O grand Etre, O grand Etre,
sans pouvoir dire ni penser rien de plus ! » C'est la prière
rousseauiste, qui a trouvé tant de pratiquants, parce qu'elle
n'engage pas à grand'chose et réconforte pourtant l'impéria-
LE ROMANTIQUE 397
lisme vital. — Ainsi, achève le protégé de Malesherbes, ainsi
s'écoulaient, dans un délire continuel, les journées les plus
charmantes que jamais créature humaine ait passées. —
Mais nous en savons les réactions habituelles par les aveux
des Confessions ; nous n'ignorons pas que les hommes en chair
et en os recevaient du rêveur un accueil si brusque qu'il
pouvait « porter le nom de brutal ». Et c'est ce que ses amis
(ou anciens amis) suggéraient à Malesherbes quand ils lui
disaient la solitude champêtre peu favorable à l'équilibre
intellectuel du grand écrivain.
Sa quatrième lettre, datée du 28 janvier 1762, tire en
quelque sorte la conclusion morale des trois autres. Sa paresse
et son appétit de rêve toniflcateur sont, dit-il, les vrais motifs
de sa retraite et de toute sa conduite ; motifs bien moins
nobles sans doute que ne les a supposés le président (ils sont
en effet romanesques beaucoup plus que stoïques) mais tels
pourtant qu'ils rendent le solitaire content de lui-même, en lui
inspirant la fierté d'âme d'un homme qui se sent bien ordonné
(?) et qui, ayant eu le courage de faire ce qu'il fallait pour
l'être, croit pouvoir s'en imputer tout le mérite ! « Il dépen-
dait de moi, conclut-il, non de me faire un autre tempérament
ni un autre caractère, mais de tirer parti de moi pour me
rendre bon à moi-même et nullement méchant aux autres.
C'est beaucoup que cela, monsieur, et peu d'hommes en
peuvent dire autant. Aussi, je ne vous déguiserai point que,
malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute
estimée. » Il termine par la déclaration de haine aux grands que
nous avons relevée déjà, avec exception, naturellement,
pour ses hôtes actuels, les Luxembourg qui l'ont aimé et qu'il
aime, assure-t-il, en retour, croyant les payer largement par
là de leurs bienfaits. « J'ai un cœur très aimant... Je n'ai pas
besoin d'amis particuliers,... mais quand j'en ai, j'ai besoin
de ne pas les perdre, car, quand ils se détachent, ils me
déchirent, en cela d'autant plus coupables que je ne leur
demande que de l'amitié, et que, pourvu qu'ils m'aiment et
que je le sache, je n'ai pas même besoin de les voir ! » En
398 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
d'autres termes, c'est un réconfort pour son appétit de puis-
sance sociale qu'il en exige, avec refus d'y répondre par un
effort personnel qui serait beaucoup trop coûteux à sa foncière
et inguérissable « paresse » d'âme ou incapacité de vouloir.
II
LES CONFESSIONS
Nous ne parlerons guère ici des Confessions que pour
mémoire et nous serons bref sur cet ouvrage si connu dont
une bonne partie du présent volume a été le commentaire
moral ou psychologique. La lecture en est au plus haut point
attrayante, surtout celle des six premiers livres, et c'est aussi
le seul des écrits de Rousseau qui soit demeuré véritablement
populaire. — Projetées avant 1762, comme on le voit par les
Lettres à Malesherbes, esquissées ensuite à Motiers-Travers,
leur première partie fut rédigée dans sa forme actuelle en
Angleterre, puis la seconde à Trye et en Dauphiné, de 1768
à 1770. L'auteur avait prévu leur publication pour l'an 1800,
au plus tôt, en raison des personnalités qui les remplissent ;
elles furent imprimées cependant dès 1781, pour la première
partie, dès 1788 pour la seconde. Nous leur demanderons les
renseignements qu'elles fournissent sur le progrès de la manie
dans le cerveau de Jean- Jacques après 1765 ; car cette manie
va le pousser à la plus soigneuse élaboration de sa morale
auto-apologétique de vieillesse, dont procède la morale roman-
tique qui régit un si grand nombre de nos contemporains.
Les déclarations du début sont dans toutes les mémoires :
« Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait
comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait
LE ROMANTIQUE 399
comme aucun de ceux qui existent. Si la nature a bien fait de
briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne
peut juger qu'après m'avoir lu... Je me suis montré tel que je
fus : méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux,
sublime quand je l'ai été. J'ai dévoilé mon intérieur tel que
tu l'as vu toi-même, Etre éternel ! Rassemble autour de
moi l'innombrable foule de mes semblables. Qu'ils écoutent
mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils
rougissent de mes misères ! Que chacun d'eux découvre à
son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincé-
rité ; et puis qu'un seul te dise s'il l'ose : « Je fus meilleur
que cet homme-là ! » — Accents inouïs dans le monde moral,
tant ils sont contradictoires à la plus courte expérience de
la vie sociale, et qui ont eu la répercussion que l'on sait !
Pourtant, après ce très suspect préambule, les six premiers
livres ne laissent pour ainsi dire pas transparaître l'état
mental de l'auteur et cette manie des persécutions dont
l'affaire Hume venait de révéler en lui la présence ; c'est
qu'elle n'avait pas encore entièrement envahi sa pensée, comme
ce fut le cas lors de son retour sur le continent. Cette manie
s'étale au contraire, à mainte reprise, vers la fin de l'ouvrage,
rédigée après la fuite en désordre que fut la rentrée en France
de l'hôte de Wootton et pendant les inquiètes pérégrinations
qui suivirent. C'est ainsi qu'on peut lire au début du livre X^,
après le récit de la crise provoquée dans la vie de l'ermite
par sa passion pour M^^^ d'Houdetot : « Je voyais approcher
le terme de ma carrière avec une sorte d'empressement.
Revenu des chimères de l'amitié, détaché de tout ce qui
m'avait fait aimer la vie, je n'y voyais rien qui pût me la
rendre agréable ; je n'y voyais plus que des maux et des
misères qui m'empêchaient de jouir de moi. J'aspirais au
I moment d'être libre et d'échapper à mes ennemis. »
La haine sourde de ceux-ci devenait en effet une haine
I active à cette date : « Ce fut avec un talent supérieur que
I Grimm, sentant l'avantage qu'il pouvait tirer de nos posi-
( lions respectives, forma le projet de renverser ma réputation
400 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
de fond en comble et de m'en faire une toute opposée sans se
compromettre, en commençant par élever autour de moi un
édifice de ténèbres qu'il me fût impossible de percer pour
éclairer ses manœuvres et pour les démasquer. » Cette entre-
prise était cependant difficile parce qu'il importait d'en pal-
lier l'iniquité trop criante aux yeux des naïfs dont on allait
réclamer le concours : « Il fallait tromper les honnêtes gens ;
il fallait écarter de moi tout le monde, ne pas me laisser un
seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je ! Il ne fallait pas laisser
percer un seul mot de vérité jusqu'à moi. Si un seul homme
généreux fût venu me dire : vous faites le vertueux et cepen-
dant voilà comment on vous traite et voilà sur quoi l'on vous
juge ; qu'avez-vous à dire ? La vérité triomphait et Grimm
était perdu ! Il le savait. Mais il a sondé son propre cœur et
n'a estimé les hommes que ce qu'ils valent. Je suis fâché,
pour l'honneur de l'humanité, qu'il ait calculé si juste ! »
C'est pourquoi les Confessions, se tournant vers la postérité
moins prévenue, n'ont pas d'autre objet que de répondre à
l'ensemble des accusations hypothétiques et mal définies
qui peuvent avoir été soulevées dans l'obscurité contre Jean-
Jacques par ses anciens amis de jeunesse, après que ses vio-
lences de 1757 les eurent détachés de lui dans l'espace de
quelques mois, l'un après l'autre ; la principale de leurs accu-
sations étant l'exposition de ses enfants que le Sentiment des
citoyens avait rendue publique à la fin de 1764. Voici de cette
prétendue campagne souterraine une autre peinture signifi-
cative, qui se place au début du livre XI P. « Ici commence
l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve
enseveh sans que, de quelque façon que je m'y sois pu prendre,
il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans
l'abîme de maux où je suis submergé, je sens les atteintes
des coups qui me sont portés ; j'en aperçois l'instrument
immédiat [et par exemple Thévenin, le chamoiseur de Gre-
noble], mais je ne puis voir ni la main qui le dirige, ni les
moyens qu'elle met en œuvre. L'opprobre et les malheurs
tombent sur moi comme d'eux-mêmes, sans qu'il y paraisse.
LE ROMANTIQUE 401
Quand mon cœur déchiré laisse échapper des gémissements,
j'ai l'air de me plaindre sans sujet et les auteurs de ma ruine
ont trouvé l'art inconcevable de rendre le public complice
de leurs complots sans qu'il s'en doute lui-même et sans
qu'il en aperçoive l'effet ! En narrant donc les événements
qui me regardent, les traitements que j'ai soufferts et tout ce
qui m'est arrivé, je suis hors d'état de remonter à la main
motrice et d'assigner les causes en disant les faits. »
Ces faits, il les a marqués de son mieux dans trois
livres de ses Confessions, depuis le IX^ qui débute avec son
Installation à l'Ermitage en 1756 jusqu'au XP qui s'achève
sur sa fuite vers la Suisse en 1762. « Tous les intérêts relatifs
à moi, ajoute-t-il, tous les motifs secrets sont exposés dans
ces livres. Mais dire en quoi ces diverses causes se combinent
pour opérer les étranges événements de ma vie, voilà ce qu'il
m'est impossible d'expliquer, même par conjecture. Si, parmi
mes lecteurs, il s'en trouve d'assez généreux pour vouloir
approfondir ces mystères et découvrir la vérité, qu'ils relisent
avec soin les trois précédents livres ; qu'ensuite, à chaque
fait qu'ils liront dans les suivants, ils prennent les informa-
tions qui seront à leur portée, qu'ils remontent d'intrigue en
intrigue et d'agents en agents jusqu'aux premiers moteurs
de tout, je sais certainement à quel terme aboutiront leurs
recherches, mais je me perds dans la route obscure et tor-
tueuse des souterrains qui les y conduiront. » Ce terme néces-
saire de toute recherche telle qu'il vient de la suggérer, ce
sera dans sa pensée, la « coterie holbachique », c'est-à-dire
le baron d'Holbach en personne, Grimm et M™^ d'Épinay,
Diderot, d'Alembert et Voltaire.
Un peu plus loin, ayant mentionné l'anathème qui frappa
l'Emile à Genève peu de jours après le décret de Paris, il
expose que ces deux documents servirent de signal au « cri
de malédiction » qui s'éleva contre lui dans l'Europe avec
une fureur qui n'eut jamais d'exemple ! « Toutes les gazettes,
tous les journaux, toutes les brochures sonnèrent le plus ter-
rible tocsin. Les Français surtout, ce peuple si doux, si poli,
26
402 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
si généreux, qui se pique si fort de bienséances et d'égards
pour les malheureux, oubliant tout à coup ses vertus favo-
rites, se signala par le nombre et la violence des outrages dont
il m'accablait à l'envi. J'étais un impie, un athée, un forcené,
un enragé, une bête féroce, un loup. Le continuateur du
Journal de Trévoux fit, sur ma prétendue lycanthropie, un
écrit qui montrait assez bien la sienne... En cherchant vaine-
ment la cause de cette unanime animosité, je fus prêt à
croire que tout le monde était devenu fou ! »
Il s'arrête alors à comparer le destin de son ouvrage sur
l'éducation avec celui du livre d'Helvétius sur Y Esprit qui fit
également scandale vers la même heure. « Dans l'orage qui
s'éleva contre l'auteur de ce livre, écrit-il, le public, loin de
joindre sa voix à celle des persécuteurs, le vengea d'eux par
ses éloges. Que l'on compare son livre et les miens, l'accueil
différent qu'ils ont reçu, les traitements faits aux deux auteurs
dans les divers États de l'Europe; qu'on trouve à ces diffé-
rences des causes qui puissent contenter un homme sensé :
voilà tout ce que je demande, et je me tais ! » — Ces causes
sont cependant faciles à discerner pour un observateur de
sang-froid. Jean- Jacques attaquait sans ménagement la
plupart des hiérarchies sociales alors établies et en particulier
la hiérarchie ecclésiastique ; Helvétius conservait le ton à
peu près strictement théorique de la philosophie alors régnante.
Ceci soit dit pour expliquer les premières protestations des
intéressés contre V Emile ; car il eiit fallu ajouter aussitôt que,
cet orage initial une fois épanché, le public européen prit bien
davantage encore le parti de Jean- Jacques que celui d'Helvé-
tius, comme en témoignèrent ses visiteurs et correspondants
de Motiers, l'accueil qu'il reçut à Strasbourg, Paris, Londres,
Amiens, les offres d'hospitalité qui lui furent faites de toutes
parts après son retour d'Angleterre et autres manifestations
déjà signalées par nous. Quant aux gazettes de l'époque dont
on a réédité récemment les plus significatifs commentaires
sur les faits et gestes de l'exilé, elles firent, le plus souvent,
son apologie. Aussitôt après qu'il eut quitté Paris, ne vit-on
LE ROMANTIQUE 403
pas Frédéric II le traiter avec honneur, le pasteur Mont-
mollin l'admettre sans délai ni formalité à la Sainte-Cène!
Il faudra de sa part de nouvelles violences (en particulier
dans les Lettres de la montagne) pour détourner de lui dans
sa patrie ce nouvel élan de dispositions bienveillantes.
Enfin quand il repassera, trois ans plus tard, la frontière de
France, il aura cause gagnée de tous points. Et ces choses se
placent avant la rédaction des derniers livres des Confes-
sions. Mais il reste en effet quelques irréductibles par blessure
personnelle : il reste quelques esprits sains qui se montrent
réfractaires aux enthousiasmes, de caractère si nettement
mystique, que soulève le nouveau Messie, et quelques juges
de sang-froid devant sa conduite. Or ceux-là suffisent à lui
gâter tout le reste. Car tel est l'hommage secrètement rendu
par la vanité morbide, au moins dans les cerveaux qui con-
servent encore quelque clairvoyance, à l'imprescriptible com-
pétence de la raison sur les faits ou sur les thèses qui inté-
ressent la vie en commun des hommes.
III
LE PREMIER DIALOGUE. —
PSYCHOLOGIE
ET MORALE ROMANTIQUES AFFIRMÉES
Le 26 février 1770, l'hôte de Monquin adressait à son voi-
[sin et ami, M. de Saint-Germain, un long mémoire justificatif
de sa conduite qui semble une première esquisse de ces très
instructifs Dialogues dont la rédaction remplira pour lui,
)par intermittence, les cinq années suivantes. Il accuse Choi-
seul, alors ministre dirigeant, de le haïr au point d'avoir
404 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
conquis la Corse uniquement pour l'empêcher de légiférer au
profit de ce peuple de la Nature. M™^ de Boufïlers ne le hait
pas moins, poursuit-il, parce qu'elle fut la maîtresse avouée
du prince de Conti et que, dans sa Julie, il a dit la femme d'un
charbonnier plus respectable que la maîtresse d'un prince !
— Ce jugement, si manifestement ingrat, est la conséquence
des lettres de bon sens et de cœur que lui adressa cette amie
sincère lors de sa querelle avec Hume, c'est-à-dire bien long-
temps après la publication de la Julie. — M^^^ de Luxembourg
ne le hait pas moins, après avoir fait mine de le si tendrement
aimer ; mais celle-là du moins n'est pas foncièrement méchante
et lui reviendra donc après sa mort ! — Préférence qui est un
nouvel outrage à l'aimable Amélie, en réalité la plus dévouée
de beaucoup !
Passant aux accusations élevées contre lui, et, d'abord, à
la plus cuisante de toutes, l'exposition de ses enfants, il renonce
à la nier, mais l'excuse par l'argument auquel il se tenait
désormais : ces petits abandonnés seront plus heureux de la
sorte, car ils auraient été certainement instruits à détester
et à trahir leur père. Il ajoute que son cœur ne lui en reproche
pas moins un acte que sa raison justifie, mais que, tout compte
fait, il y a là une faute qu'il pleure et qu'il expie, non pas une
noirceur ou un crime qui lui puissent être valablement im-
putés. Or, c'est bien de crimes que ses ennemis l'accusent à
l'en croire. Il cherche donc ces crimes dans sa vie sans les
trouver, et voilà le mystère infernal, la sombre énigme qui
fait sa torture, l'éclaircissement qu'il ne peut arracher d'au-
cun de ceux qui l'approchent ; désappointement qui le con-
duit à rompre brutalement avec les plus dévoués de ses
fidèles. De là procèdent aussi ses frémissements involon-
taires, ses continuels et douloureux serrements de ^ cœur.
Saint-Germain en personne ne lui paraît pas aussi ému, aussi
bouleversé d'une pareille situation qu'il le devrait être et sans
doute le soupçon va-t-il bientôt l'atteindre à son tour car on
ne voit pas que les relations se soient continuées entre eux. Si
pourtant le persécuté pouvait se faire instruire enfin des for-
LE ROMANTIQUE 405
faits dont on persiste à le charger en secret, un seul mot
d'explication ou de justification de sa part serait peut-être
pour le public abusé un trait de lumière et suffirait à faire
cesser l'ostracisme dont il se prétend la victime ! — Une fois
arrivé là dans l'exposé de sa situation, unique au monde, il ne
trouve plus que divagations pseudo-logiques et piétinements
sur place; il n'a plus que ces apostrophes soudaines et pas-
sionnées qu'on retrouvera dans ses Dialogues : « On ne vous
a pas jugé, diront-ils ? Eh, qu'avez-vous fait, misérables,
etc.. ! »
Les Dialogues, dont nous venons de prononcer le nom et
dont la rédaction se place entre 1772 et 1775, sont une nou-
velle entreprise de justification, plus directe et plus insistante
que celles dont nous avons parlé jusqu'ici. Il s'agit pour l'au-
teur d'expliquer au public, comme il le fit jadis à Malesherbes,
la contradiction qui se remarque entre la période plutarchienne
de sa vie, — pendant laquelle furent mûris la plupart de ses
ouvrages à prétentions philosophiques ou sociales, — et les
détails que le public connaît désormais, par bribes, sur sa con-
duite fort peu philosophique avec ses enfants, avec le groupe
encyclopédique ou avec David Hume. Il décide alors de se
dédoubler pour mieux justifier ce demi-philosophe qu'il
regrette maintenant si fort d'avoir été quelques années
durant. Rousseau juge de Jean-Jacques, tel est en effet le
sous-titre des Dialogues, cette étrange production de sa plume
où Rousseau, c'est lui-même, tel qu'il croit être dans la réa-
lité et tel que chacun acceptait de le voir avant son début
dans les lettres ; où Jean- Jacques est l'homme des écrits
illustres, mais aussi de la légende calomniatrice qui est née
précisément de ces écrits. Il s'agit d'identifier de nouveau
Jean- Jacques avec ce Rousseau qu'il n'a jamais cessé d'être
au fond, si ce n'est dans la polémique perfide autant que
secrète, de ses impitoyables ennemis et dans l'opinion désor-
mais malveillante ou méprisante de ses contemporains.
Les deux interlocuteurs de ces trois entretiens seront donc
un Français, représentant l'opinion publique insuffisamment
406 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
éclairée de son pays, et Rousseau. L'entretien de tous deux
porte constamment sur Jean- Jacques, conçu comme une
tierce personne que le Français charge de forfaits, sur le
témoignage des chefs du complot holbachique, — « nos mes-
sieurs » comme les appelle ce badaud trop facile à influencer — ,
que Rousseau prône et défend de son mieux au contraire.
Ajoutons que, ce singulier Jean- Jacques, le Français ne l'a
jamais ni vu, ni lu au début des Dialogues, et qu'à ce moment
Rousseau l'a lu déjà, mais non pas personnellement connu ;
bientôt le Français l'aura lu et Rousseau l'aura vu, ce qui
suffira pour les amener à s'accorder presque entièrement sur
son compte.
Le début de l'ouvrage nous transporte, ex abrupto, au mi-
lieu même de la conversation engagée depuis quelque temps
entre les deux causeurs. « Quel abominable homme ! Quelles
incroyables choses je viens d'apprendre ! » Telle est l'exclama-
tion de Rousseau, parlant de Jean- Jacques après avoir entendu
les incriminations du Français, qui n'accuse cependant que
par ouï-dire et sur la foi de ses « messieurs », les Holbachiques !
« Et notez bien, insiste aussitôt le trop léger calomniateur,
notez que c'est ce même homme dont les pompeuses produc-
tions vous ont si charmé, si ravi par les beaux préceptes de
vertu qu'il étale avec tant de faste. — Dites de force, rectifie
déjà Rousseau. Soyons justes, même avec les méchants.
Le faste excite une admiration froide et stérile et, sûrement,
ne charmera jamais. Des écrits qui élèvent l'âme et enflam-
ment le cœur méritent un autre mot. — Faste ou force, qu'im-
porte le mot si l'idée est toujours la même, si ce sublime jar-
gon, tiré par l'hypocrisie d'une tête exaltée, n'en est pas moins
dicté par une âme de boue! » Le sujet de l'ouvrage est ainsi
nettement posé dès ses premières lignes. Le puissant sophiste,
nullement diminué par la maladie dans sa faculté de synthèse
sauf en de certaines régions très nettement délimitées de sa
pensée, va repétrir dans le sens mystique et quiétiste la psy-
chologie et la morale consacrées par l'expérience des âges
en sorte que la conduite, trop souvent discutable, d'un névro-
LE ROMANTIQUE 407
pathe de génie, tombé avec les années dans la manie bien
caractérisée, puisse passer aux yeux du monde sinon pour de
la vertu au sens étroit de ce terme — c'est une prétention
qu'il a dû abandonner de longue date — tout au moins pour
un exemple fort capable de conduire l'homme en général et
les sociétés modernes en particulier vers la justice et vers le
bonheur !
Le Rousseau des Dialogues qui, nous l'avons dit, possède à
fond les écrits du célèbre Jean-Jacques et qui, sur la lecture
de ces écrits, avait conçu pour l'écrivain la plus haute estime,
s'étonne grandement des accusations du Français et se met
en devoir d'écarter tout d'abord les plus générales et les plus
théoriques d'entre elles. Il exposera de quelle façon l'ardeur
pour le règne de la vertu peut se concilier avec la paresse à
mettre cette même vertu en pratique, ce qui fut le thème des
Lettres à Malesherbes : mais la préoccupation sera plus évi-
dente ici de se couvrir, au point de vue moral, contre les agres-
sions plus précises du Sentiment des citoyens ou des avocats
de Hume : « Figurez-vous, expose donc Rousseau, un monde
idéal, semblable au nôtre et néanmoins tout différent. La
Nature y est la même que sur notre terre, mais l'économie en
est plus sensible, l'ordre en est plus niarqué, le spectacle plus
admirable... tous les objets plus intéressants... Toute la
Nature y est si belle que sa contemplation, enflammant les
âmes d'amour pour un si touchant tableau, leur inspire, avec
le désir de concourir à ce beau systèmCy la crainte d'en troubler
l'harmonie. De là naît une exquise sensibilité qui donne à ceux
qui en sont doués des jouissances immédiates, inconnues aux
cœurs que les mêmes contemplations n'ont point avivés. »
C'est ici la source mystique de l'esthétique du romantisme.
Voici maintenant le paradis rousseauiste que Jean-Jacques
a entrepris de transporter sans trop de délai, dans ce bas
monde. Son postulatum est une humanité tout autrement
disposée psychologiquement que la nôtre : « Les passions,
poursuit en effet l'attentif lecteur de Jean- Jacques, y sont,
comme ici-bas, le mobile de toute action, mais, plus vives,
408 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
plus ardentes ou seulement [?] plus simples et plus pures;
elles prennent par cela seul un caractère tout différent I » A
savoir différent de celui qu'elles ont parmi les humains.
« Tous les premiers mouvements de la Nature sont bons et
droits ; ils tendent, le plus directement qu'il est possible, à
notre conservation et à notre bonheur. Mais bientôt, manquant
de force pour suivre, à travers tant de résistances, leur première
direction, ils se laissent défléchir par mille obstacles qui, les
détournant du vrai but, leur font prendre des routes obliques
où l'homme oublie sa première destination ! » Langage vague-
ment, machinalement chrétien, recouvrant une argumenta-
tion où il n'y a pas un mot, en réalité, qui ne soit une contre-
vérité psychologique ! Nous allons le voir plus clairement par
ce qui suit.
« Les passions primitives, insiste en effet Rousseau juge de
Jean- Jacques, n'ayant que l'amour de soi pouf principe, sont
toutes aimantes et douces dans leur essence. » Nous connaissons
cette psychologie, esquissée en note dans le second Discours
et développée dans YEmile. « Mais la faiblesse habituelle de
l'âme humaine les conduit à suivre mollement l'impulsion de
la Nature [cette impulsion si aimante et si douce pourtant]
et à se détourner au choc des obstacles, comme une boule
prend l'angle de réflexion [sur un billard]. Lorsque, détour-
nées de leur objet par des obstacles, elles ^'occupent plus de
l'obstacle pour l'écarter que de l'objet pour l'atteindre [et com-
ment feraient-elles autrement, grand Dieu ! selon les lois de
la plus élémentaire logique], elles changent de nature et
deviennent irascibles et haineuses. L'amour de soi, qui est un
sentiment bon et absolu, devient amour-propre, sentiment
relatif par lequel on se compare, qui ne cherche plus à se
satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal
d' autrui! » C'est faux; il faudrait dire par la prépondérance de
notre pouvoir sur celui d'autrui, car telle est la définition vraie
de l'impérialisme vital I — Rousseau achève cette première
partie de son exposé en constatant que, devant le triomphe
de l'amour-propre, le sage n'a d'autre ressource que de vivre
LE ROMANTIQUE 409
à l'écart, sans sortir de sa place ni du calme où il veut rester.
Mais les choses se passent tout autrement dans le monde
de nos habitants (nom que les Dialogues donnent habituel-
lement aux fantômes astréens qui accompagnaient les pro-
menades solitaires de Jean- Jacques, lui accordant droit
civique dans leur cité de rêve et lui dictant ses conseils à la
société de ses semblables). — C'est dire que les choses se
passent tout autrement dans le Moi de Jean- Jacques puisque
nous apprendrons bientôt qu'il est identique à « nos habi-
tants » par la constitution de sa pensée. — Ces êtres singu-
liers, expose maintenant Rousseau, ont des passions qui
suivent plus vigoureusement leur course directe (bien qu'ai-
mantes et douces par essence, gardons-nous bien de l'oublier)...
Ces passions-là ne se détournent point à la rencontre des
obstacles comme la bille sur le billard. Pareilles aux boulets
des canons, ou bien elles forcent ces obstacles (fussent-ils de
chair humaine, comme il arrive le plus souvent ici-bas) ou
bien elles tombent et s'anéantissent à leur rencontre. C'est
pourquoi, suivant des vues plus profondes (?) que le sage
(stoïque), nos habitants arrivent presque au même but par la
route contraire. Anéantis par les premières résistances qu'ils
subirent dans le monde humain, ils restent dès lors à l'écart.
C'est leur ardeur même, ainsi qu'on le voit, qui les tient désor-
mais dans l'inaction paresseuse. L'état céleste qui est leur
objet et leur premier besoin, par la force avec laquelle il s'offre
à leur cœur, les a portés d'abord à rassembler et à tendre
toutes les puissances de leur âme pour y parvenir. Les obstacles
qui les retiennent ne sauraient les occuper au point de le leur
faire oublier un moment, et de là ce mortel dégoût pour tout
le reste et cette inaction totale quand ils désespèrent d'at-
teindre à l'unique objet de leurs vœux ! — Il s'agit bien d'une
sorte de quiétisme vaguement chrétien par le langage ou même
de fakirisme abstentioniste, ainsi qu'on le voit. Et n'oublions
pas que Jean-Jacques entend bien se peindre en personne
sous prétexte de nous renseigner sur les créatures de son imagi-
nation esthétique.
410 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Nous devons conclure de ce pénible développement que
les âmes faibles et tièdes, vont aux passions haineuses (puisque
Rousseau aperçoit constamment sous l'angle émotif de la
haine le normal impérialisme de Têtre), tandis que les âmes
grandes et fortes pratiquent la paresse et l'inertie. Car tel
est le corollaire de la psychologie rousseauiste et la convic-
tion tonique qui a été souvent reprise par les névropathes
de son observance. — Quelles sont pourtant les conséquences
morales de ces principes ? — « Peut-être, concède Rousseau
au Français sur ce point, peut-être n'est-on pas dans ces
contrées plus vertueux qu'on ne l'est autour de nous ; mais on
y sait mieux aimer la vertu. Les vrais penchants de la Nature
étant tous bons, en s'y livrant, ils [nos habitants] sont bons
eux-mêmes. Mais parmi nous [parmi les créatures humaines],
la vertu oblige souvent à combattre et à vaincre la Nature.
Or, nos habitants sont rarement capables de pareils efforts.
La longue inhabitude de résister peut même amollir leurs
âmes au point de leur faire faire le mal par faiblesse, par
crainte, par nécessité ! » Et voici ces forts soudain expliqués,
plus logiquement, par la faiblesse dans leurs habitudes de
vie. « Ils ne sont exempts ni de fautes, ni de vices. Le crime
même ne leur est pas étranger [Marion, M. Lemaître, les
enfants], puisqu'il est des situations déplorables où la plus
haute vertu suffit à peine pour s'en défendre et qui forcent
au mal l'homme faible, malgré son cœur. Mais l'expresse
volonté de nuire, la haine envenimée, l'envie, la noirceur, la
trahison, la fourberie y sont inconnues. Trop souvent on y
voit des coupables. Jamais on n'y vit un méchant ! » Et voilà
certes de précieux éléments pour construire une société
heureuse ou même seulement ordonnée !
Puis Rousseau glisse de plus en plus à identifier Jean-
Jacques avec le type de « nos habitants », sans réclamer désor-
mais pour ceux-ci le privilège de la force d'âme : « Ils sont
aussi moins actifs, ou, pour mieux dire, moins remuants [que
les créatures humaines]. Leur effort pour atteindre à l'objet
qu'ils contemplent consiste en des élans vigoureux ! Mais,
LE ROMANTIQUE 411
sitôt qu'ils en sentent l'impuissance, ils s'arrêtent, sans cher-
cher à leur portée des équivalents à cet objet unique lequel
seul peut les tenter 1 » A savoir le retour aussi rapide que pos-
sible dans le sein de leur Allié divin. En attendant cette heure
de délivrance, ils s'agitent fort peu pour sortir du rang où les
a placés la fortune ; ils ne tentent guère de s'élever sur l'échelle
sociale et descendraient même, sans répugnance, à des rela-
tions plus conformes à leurs goûts que celles qui leur sont
imposées par le sort. Les « préjugés » n'ont sur eux qu'une
faible prise ; l'opinion ne règle point leur conduite. Quoique
sensuels et voluptueux^ ils font peu de cas de l'opulence. Aimant
en effet la liberté plus encore que leurs aises, ils craignent la
fortune en raison de l'embarras qui s'attache au soin de la
conserver. Enfin, ils font généralement peu de livres (I) si ce
n'est forcés par quelque heureuse découverte dans l'ordre social
(l'avenue de Vincennes). En ce cas, ils commencent tard à
écrire et sortent sans grand délai du tripot littéraire. — Telle
est la morale de nos habitants après leur psychologie I Sauf
en ce qui regarde ses derniers traits, décidément par trop
personnels, on sait quel en a été le succès !
Mais le Français s'étonne à cette longue évocation de
fantômes sans nulle consistance réelle. « Je cherche inutile-
ment, fait-il remarquer à Rousseau, ce qu'il peut y avoir de
commun entre les êtres fantastiques que vous décrivez, et le
monstre dont nous parlions tout à l'heure [à savoir Jean-
Jacques défiguré devant l'opinion par « nos messieurs »]. Mais
vous, mon cher monsieur Rousseau, vous m'avez bien l'air
d'être un des habitants de ce monde-là. — J'en reconnais un du
moins, sans le moindre doute, précise à ce moment l'intrépide
évocateur, dans l'auteur d'Emile et d'Héloïse ! — J'ai vu
venir cette conclusion... mais, après avoir paru convaincu
des abominations de cet homme, vous voilà maintenant le
plaçant dans les astres, parce qu'il a fait des romans. — Vous
unissez des choses que je sépare. L'auteur des livres et celui des
crimes vous paraissent la même personne. Je me crois fondé
à en faire deux. » C'est-à-dire, dans l'argumentation du perse-
412 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
cuté, que l'auteur des crimes est un être imaginé par ses
ennemis de toutes pièces, ce qu'il va prouver par l'apologie
des livres. Il a pourtant placé plus haut le « crime » dans les
possibles gestes de « nos habitants » parce qu'il n'est pas très
sûr que certains de ses actes passés ne puissent mériter ce nom.
Mais, chez nos habitants, le crime même n'empêche nulle-
ment l'essentielle bonté et l'incapacité de jamais mériter le
qualificatif affreux de « méchant ». La bonté naturelle, iden-
tifiée désormais avec le caractère de Jean-Jacques, est, à ce
titre, définie beaucoup plus solidement que par des thèses
sociologiques ou théologiques. Son existence étant expressé-
ment maintenue, elle ne sera désormais commentée que pour
autant qu'il est utile à la complaisante analyse de ce carac-
tère.
IV
LE SECOND DIALOGUE. — QUIÉTISME LAÏCISÉ
Vers la fin du premier Dialogue, Rousseau a fait remar-
quer que Jean- Jacques, accusé de tant de crimes atroces,
n'avait pourtant été convaincu d'aucun de ces forfaits à la
suite d'un débat contradictoire ; et le Français n'a pas
voulu nier qu'une ligue n'eût été formée contre lui. Mus par
un scrupule d'équité et de justice, ils ont donc décidé
d'instituer personnellement sur son cas une enquête plus
approfondie. Rousseau ira voir l'accusé, dont il ne connaît
jusque-là que les écrits. Le Français lira les écrits de ce Jean-
Jacques qu'il vient de juger témérairement sur de simples
« on dit ». — Le second Dialogue résume les impressions lais-
sées à Rousseau par sa visite ; le troisième exposera les sen-
timents suscités dans l'âme du Français par sa lecture.
LE ROMANTIQUE 413
Jean-Jacques, rapporte donc Rousseau (((ui parle de visu
désormais), n'est pas un homme vertueux; mais beaucoup
moins encore est-il le détestable scélérat que certains pré-
tendent. Il faut voir en lui un homme sans malice plutôt que
bon (encore un pas de recul), une âme saine mais faible (et
Saint-Preux l'avait faible mais saine) qui adore la vertu sans
la pratiquer, qui aime ardemment le bien et qui n'en fait
guère. Mais le crime, non plus que la haine, n'approchèrent
jamais de son cœur ! Rousseau se félicite d'avoir trouvé près
de cet écrivain célèbre un accueil facile — et nous savons que
tous ses visiteurs n'en pouvaient pas dire autant. — Sa phy-
sionomie est sympathique, contrairement à l'impression
laissée par ses portraits qui, tous, le défigurent, depuis celui
de Ramsay, qui en a fait un « Cyclope affreux », jusqu'à celui
de Fiquet qui le montre sous les traits d'un « petit Crispin
grimacier ». Aussi la popularité de cette dernière effigie est-elle
sans doute une ruse récente de « nos Messieurs » qui s'attachent
moins désormais à faire de lui un sujet d'horreur qu'un objet
de dérision. — Toutefois Rousseau introduit ici dans son
commentaire une réserve intéressante à relever. Telle est du
moins, explique-t-il, « l'idée que l'histoire de ces différents
portraits a fait naître dans l'esprit de Jean- Jacques. Mais
toutes ces gradations préparées de si loin ont bien l'air d'être
des conjectures chimériques, fruits assez naturels d'une ima-
gination frappée par tant de mystères et de malheurs. Sans
adopter donc ni rejeter à présent ces idées, laissons tous ces
étranges portraits et revenons à l'original. » Manifestation
furtive de bon sens sur laquelle ce cerveau frappé ne s'appe-
santit guère, par malheur pour la tranquillité de son esprit !
Rentré à Paris depuis cinq ans déjà, continue de rapporter
Rousseau (ce qui date ce passage de 1775), Jean- Jacques y a
d'abord fréquenté quelques maisons amies ; mais, au bout
d'une année environ, il a résolu de reprendre, au cœur même
de la grande ville, cette vie solitaire qui possède ses préférences
de longue date ; la banlieue (alors moins éloignée qu'aujour-
d'hui du centre de la capitale) lui offrait en effet un vaste
414 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
champ d'exploration et de promenades. Pourquoi cependant
une décision si radicale ? Il a cru s'apercevoir que ses fami-
liers les plus intimes lui prodiguaient l'admiration avec
si peu d'estime et de considération qu'il a cessé de se plaire en
leur compagnie et s'est retiré d'eux sans leur dissimuler son
dédain ! Restreint depuis ce moment à lui-même, il a rempli
son temps par des méditations de caractère religieux dont
Rousseau s'efforce de préciser quelque peu les tendances.
Nous avons plus d'une fois proposé d'y reconnaître un Quié-
tisme laïcisé que nuancent les convictions esthétiques de
l'artiste novateur et dans lequel son imagination créatrice
tient en partie ce rôle de lien direct avec la Divinité tutélaire
que les mystiques chrétiens dévoyés cherchaient plutôt dans
l'amour ou dans la foi jusqu'à ce moment. — Admettons en
effet, pour un instant, que, cent années plus tôt, M^^ Guyon
eût osé rejeter une discipline dogmatique qui lui pesait fort,
rompre avec l'Église romaine, et laisser parler tout haut son
orgueil d'Alliée du Tout-Puissant par privilège ! Elle eût sans
doute radicalement supprimé de sa doctrine l'étape qu'elle
plaçait encore à son point de départ, non sans en restreindre
de son mieux l'importance et la durée, à savoir la période
active de la marche à la perfection spirituelle ; période où
l'effort personnel tient une place prépondérante, dont la
morale rationnelle règle l'allure et dont les névropathes sont
le plus souvent incapables. Elle eût placé franchement l'élec-
tion par Dieu au début de la carrière terrestre de l'Élu, en
écartant de ce dernier le fardeau du péché d'origine. Elle eût
conservé en revanche ses innombrables développements sur
la purification passive, opérée par l'épreuve d'origine divine
(jamais par la tentation diabolique) car c'est la plus tonique
façon d'expliquer les froissements du névrosé contre les
« impéri alismes » rivaux du sien ; elle eût insisté sur la prière
par contemplation et par transe qui entretient la foi dans la
surhumaine Alliance, sur ses espoirs d'avenir sans bornes et
sur ses actuelles prétentions sans limites au gouvernement
des âmes; elle eût, en un mot, prêché le rousseauisme mes-
LE ROMANTIQUE 415
sianique et inaugure le romantisme un siècle avant le plus puis-
sant commentateur de cette réconfortante, mais trop souvent
inquiétante, religion. — Écoutons, pour nous en convaincre,
les oraisons jaculatoires de son petit- fils spirituel, par Fénelon
et M'"^ de Warens : « O Providence, o Nature^ trésor du pauvre,
ressource de l'infortuné, celui qui sent, qui connaît vos
saintes lois et s'y confie n'est point tout entier la proie de
l'adversité !... Lui seul est solidement heureux puisque les
biens terrestres peuvent à chaque instant échapper, en mille
manières, à celui qui croit les tenir. Mais rien ne peut ôter
ceux de Y imagination à quiconque sait en jouir. Il les possède
sans risque et sans crainte. La fortune et les hommes ne sau-
raient l'en dépouiller ! » Telle est la formule rousseauiste de
la Grâce, formule où l'on voit que l'Esthétique a grande part.
Espérons que M^^* Goton avait disparu, avec les années, de ces
imaginations fortunées.
Rousseau prévoit cependant une objection de la part des
âmes froides : « Faible ressource, allez-vous dire, que des
visions contre une grande adversité ! Eh, monsieur, ces visions
ont plus réalité peut-être que tous les biens apparents dont
les hommes font tant de cas puisque ces biens ne portent
jamais dans l'âme un vrai sentiment de bonheur et que ceux
qui les possèdent sont également forcés de se jeter dans l'avenir
[formule frappante pour exprimer la prévision rationnelle à
échéance], faute de trouver dans le présent des jouissances qui
les satisfassent ! Si l'on vous disait qu'un mortel, d'ailleurs
très infortuné, passe régulièrement cinq ou six heures par
jour dans des sociétés délicieuses, composées d'hommes
justes (nous savons pourtant que le crime même n'est pas
étranger à leur faiblesse foncière), vrais, gais, aimables, simples
avec de grandes lumières, doux avec de grandes vertus (!),
de femmes charmantes et sages, pleines de sentiments et de
grâces, modestes sans grimaces, badines sans étourderie,
n'usant de l'ascendant de leur sexe et de l'empire de leurs
charmes que pour nourrir entre les hommes l'émulation des
grandes choses (platonisme romanesque) et le zèle de la vertu ;
416 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
que ce mortel connu, estimé, chéri dans ces sociétés d'élite,
y vit avec tout ce qui les compose dans un commerce de con-
fiance, d'attachement et de familiarité, qu'il y trouve à son
choix des amis sûrs, des maîtresses fidèles, de tendres et
solides amies qui valent peut-être encore mieux ?... Le souve-
nir toujours présent d'une si douce vie et l'espoir assuré de son
prochain retour n'adouciraient-elles pas bien encore l'amer-
tume du reste du temps ? »
Au contraire les hommes livrés à V amour-propre et à son
triste cortège de soucis (ce sont les âmes « propriétaires » de
Mme Guyon) ne connaissent plus le charme et les effets de
l'imagination. — Écrivez ici la prière (et l'imagination du
correspondant de Malesherbes culmine en effet dans la prière
naturiste), vous aurez une phrase de l'amie de Fénelon ! —
Celui-là seul qui, franchissant l'étroite prison de l'intérêt per-
sonnel et des petites passions terrestres, s'élève sur les ailes
de l'imagination hors des vapeurs de notre atmosphère dans
la région ethérée pour y planer et s'y soutenir par de sublimes
contemplations^ peut de là braver les coups du sort et le juge-
ment insensé des hommes. Il est au-dessus de leurs atteintes.
Un cœur actif et un naturel paresseux doivent inspirer le goût
de la rêverie. Au cours des rêveries de Jean-Jacques, la Nature
maternelle s'habille pour lui des formes les plus charmantes,
se peint à ses yeux des couleurs les plus vives et se peuple
pour son usage d'êtres selon son cœur : riantes fictions qui
ravissent au sein de la félicité celui qui s'y consacre et s'y
livre tout entier sans rougir !
On le voit, tous les goûts, toutes les passions de cet homme,-
si calomnié, ont leur objet dans une autre sphère et il tient
assurément moins à la nôtre que nul autre mortel vivant. Ce
qu'il ambitionne en effet ne se rencontre point sur notre terre
ou ne s'y trouve que dans un ordre de choses bien différent
de celui où il l'a trop longtemps cherché, pour son malheur.
Aussi, loin de cultiver désormais sa raison pour apprendre à
se conduire prudemment parmi les hommes, il ne demande à
cette faculté suspecte que des motifs nouveaux pour vivre
LE ROMANTIQUE 417
séparé de ces mêmes hommes et pour se livrer sans scrupules
à ses douces fictions. A ce point, idolâtre du Beau en tout
genre, pourrait-il d'ailleurs rester froid devant la Beauté
suprême ? Non certes, et c'est pourquoi Elle ornera, de ses
charmes immortels, toutes les images chéries qui remplissent
son âme et ravissent son cœur. Ses malheurs lui sont venus,
sans exception, de ce besoin d'aimer qui dévora son cœur
d'enfant et qui, dans son déclin, l'inquiète encore à ce point
que, demeuré seul sur la terre, il n'attend plus que le moment
d'en sortir pour voir réaliser enfin ses visions aimées et retrou-
ver, dans un meilleur ordre de choses, une patrie et des amis ! —
N'est-ce pas ici l'aboutissement du platonisme mystique, de
l'aspiration romanesque et de la manie de l'amour tonique.
L'activité littéraire de Jean- Jacques, expose encore son
visiteur, n'a été à vrai dire qu'une entreprise d'édification.
Il a voulu conduire tous les hommes à sa suite vers ce Quié-
tisme esthétique qui lui a procuré le bonheur. Dans sa jeu-
nesse, ses visions chéries lui tenaient lieu de tout et ne lui
laissaient ni le pouvoir d'arranger ses idées, ni le temps de les
écrire. Par malheur, à l'exemple et à l'instigation des gens de
lettres avec lesquels il vécut ensuite, la fantaisie lui vint de
communiquer au public ces mêmes idées dont il s'était long-
temps nourri sans se chercher des imitateurs, mais qu'il crut
alors pouvoir être utiles au genre humain. Bien souvent il
s'était demandé pourquoi tous les hommes ne se montraient
pas bons, sages, heureux comme il lui semblait avoir été
faits pour l'être ? « Si les hommes, se disait-il en ces heures de
préoccupation morale ou sociale, si les hommes me ressem-
blaient tous, il régnerait sans doute dans leur industrie une
extrême langueur ; ils auraient peu d'activité, ou n'en auraient
que par secousses brusques et rares ; mais ils vivraient alors
entre eux dans une très douce société ! » Ce qu'il n'a certaine-
ment pas démontré par son exemple ! Constatant cependant
autour de lui tout le contraire de ce rêve astréen, il entrevit
dès lors une secrète opposition entre la nature de l'homme
(telle qu'il la rêvait) et la constitution de nos sociétés
27
418 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
modernes : remarque qui demeura longtemps à l'état de per-
ception sourde ou de notion confuse, non de jugement clair et
de conviction motivée dans son esprit. Enfin la question
académique de Dijon et la transe extatique sous l'arbre de
Vincennes vinrent débrouiller en lui ce chaos d'aspirations
informes, y produire une vive « effervescence », y allumer
des « étincelles de génie », y déchaîner dix ans de délires et de
fièvres, y engendrer ces retentissants ouvrages dans lesquels
les âmes vulgaires ne virent que de l'éloquence ou du talent,
mais où celles qui habitent nos régions éthérées reconnurent
avec joie un des leurs !
La morale de ces écrits fameux est alors résumée par Rous-
seau à peu près en ces termes. Les passions des cœurs ardents
et sensibles étant l'ouvrage de la Nature, se manifestent au
dehors en dépit de celui qui les ressent. Leur première explo-
sion, purement machinale , est indépendante de sa volonté ; tout
ce qu'il peut faire, à force résistance, est d'en arrêter le cours
avant qu'elles aient produit, leur effet, mais non pas avant
qu'elles n'aient trahi leur présence par quelque signe
extérieur, soit par les regards, soit par la rougeur, soit par
la voix ou par le maintien du passionné. Au contraire l'amour-
propre et toutes les impulsions qui en dérivent n'étant que
des passions secondaires (!) et produites par la réflexion
n'agissent pas sur la machine corporelle de façon aussi sen-
sible ; et voilà pourquoi ceux que meuvent ces dernières pas-
sions sont plus maîtres des apparences. Il faut toutefois recon-
naître que les âmes de haute trempe possèdent souvent ce
dernier caractère, la maîtrise de soi, concurremment avec l'ar-
deur des passions et que les vrais sages sont des hommes froids.
Mais, dans la classe des hommes vulgaires, si la sensibilité fait
défaut, l'arriour-propre emportera toujours la balance, et, s'ils
ne restent nuls, ils seront méchantsy sans ressource !
Certes, des foules d'hommes vertueux ont jadis existé sur
la terre. Fénelon et Catinat furent les derniers de l'espèce,
qui paraît présentement éteinte. Mais ce qui se rapproche
un peu plus de nous déjà, ce qui est, du moins, beaucoup plus
LE ROMANTIQUE 419
dans l'ordre de la nature, c'est un mortel bien né qui n'a reçu
du ciel que des passions expansives et douces. Cet homme-là
ne sera point vertueux, certes, puisqu'il est incapable de
vaincre ses penchants. En les suivant toutefois, il ne fera rien
de contraire à ce que ferait, après avoir surmonté les siens,
celui qui se conduit ici-bas par la vertu. La bonté, la commi-
sération, la générosité, ces premières inclinations de la Nature
qui ne sont que des émanations de Vamour de soi, ne s'érige-
ront point dans sa tête en austères devoirs ; elles seront tout
simplement des besoins de son cœur ! L'instinct de la Nature
est moins pur peut-être, mais plus sûr en revanche que la loi
de la vertu. — « Tel est l'homme de la Nature, achève Rous-
seau après ces très significatives confidences ! Tel j'ai vu
l'indolent Jean- Jacques... La Nature n'en a fait qu'un bon
artisan, sensible, il est vrai, jusqu'au transport... mais dont
l'état habituel fut et sera toujours l'inertie d'esprit et l'acti-
vité machinale... Une des choses dont il se félicite est de se
retrouver, dans sa vieillesse, à peu près au même rang où il
est né, sans avoir jamais beaucoup monté ni descendu dans
le cours de sa vie. Le sort l'a remis où l'avait placé la Nature.
Il s'applaudit chaque jour de ce concours. »
V
LE TROISIEME DIALOGUE. —
JEAN-JACQUES SE PROCLAME MESSIE
DE LA BONTÉ NATURELLE
Après le récit de l'interview prise par Rousseau à Jean-
Jacques, le Français doit rendre compte à son tour des
réflexions que lui inspira la lecture attentive des écrits de ce
420 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
même Jean- Jacques. Il y a trouvé tout d'abord, expose-t-il,
une motivation de ce complot iiniversel qui s'est formé contre
leur auteur. Il établit, en effet, par de longues citations que des
ordres et des corps puissants sont attaqués sans nul ménage-
ment dans ces pages : les gens de lettres, les médecins, les
grands, les rois, les riches, les femmes et les Anglais. Mais, ce
qui importe davantage, il a pénétré par l'intermédiaire de
ces livres jusque dans la personnalité morale de l'écrivain qui
les mit au jour, et, depuis ce moment, les préjugés que « nos
messieurs » avaient imprimés dans son esprit ont été singuliè-
rement ébranlés. « Je sentis, explique-t-il, qu'un homme
bien plein de ces sentiments devait donner peu d'importance
à la fortune et aux affaires de cette vie. J'aurais craint moi-
même, en m'y livrant, de tomber bien plutôt dans l'incurie et
le Quiétisme que de devenir fâcheux, turbulent et brouillon
comme on prétendait qu'il l'était. » C'est ici, sous la plume
même de Rousseau, que vient donc le mot de « Quiétisme »
pour caractériser l'état d'esprit qui dérive de ses sentiments
essentiels.
Le système de Jean- Jacques peut être faux, reprend le
Français, mais il est certain qu'en le développant il s'est peint
lui-même au vrai ! Afin de le bien connaître, le mieux sera de
lire ses ouvrages dans l'ordre « rétrograde à celui de leur publi-
cation », c'est-à-dire en commençant par Emile, le dernier de
ceux qui comptent, car l'auteur, étant remonté de principes
en principes au cours de son exposé, n'atteignit les premiers
de tous que dans ses plus récentes publications. On trouvera
néanmoins dans toutes le reflet de son grand principe, celui
qui montre la Nature créant l'homme bon et heureux, tandis
que la société le déprave et le rend misérable, l^' Emile en par-
ticulier, ce livre tant lu, mais si peu entendu et si mal compris
n'est pas autre chose qu'un traité de la bonté originelle de
l'homme. — - Il y a ici « originelle », épithète bien plus précise
que « naturelle » comme nous l'avons fait remarquer, en sorte
que la période autobiographique de Jean- Jacques marque
bien un retour de sa pensée, par la voie de la psychologie
LE ROMANTIQUE 421
introspective, vers l'assertion qu'il avait en somme retirée,
au point de vue sociologique ou historique, dans sa Lettre à
M. de Beaumont. — Rousseau ajoute encore que les premiers
écrits de Jean- Jacques s'attachaient davantage à détruire le
prestige d'illusion qui nous impose une admiration stupide
pour les instruments de nos misères (sciences, arts, lettres,
culture) ; mais que, partout, il nous montre l'espèce humaine
meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution
primitive^ aveugle, misérable et méchante à mesure qu'elle
s'en éloigne et s'en détourne davantage.
Par malheur, la nature humaine n'étant pas susceptible de
rétrogradation, nous ne remonterons jamais vers ces âges
di innocence et d'égalité dont nous sommes depuis si longtemps
sortis. C'est pourquoi l'objet de Jean-Jacques (dans son
second Discours et dans le Contrat social sans doute nul) ne
pouvait être de ramener les peuples nombreux ni les grands
États jusqu'à leur simplicité première. Il souhaita seulement
d'arrêter, s'il était possible, le progrès de ceux que leur peti-
tesse (la Suisse) ou leur situation (la Corse) ont préservé d'une
marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers
la détérioration de l'espèce. Il a donc toujours (?) insisté sur
la conservation des institutions existantes, soutenant que leur
destruction ne ferait qu'ôter les palliatifs en laissant les vices
et substituer le brigandage à la corruption ! Il n'avait tra-
vaillé que pour sa patrie (genevoise) et pour les petits États
constitués comme elle ; mais la mauvaise foi des gens de
lettres et la sottise de l'amour-propre, qui persuade à chacun
que c'est toujours de lui qu'on s'occupe, ont fait que les
grandes nations ont pris pour elles ce qui n'avait été proposé
que pour les petites. — Nous savons déjà ce qu'il en est de
cette prétention tardive du publiciste et de cette illusion
prétendue de ses lecteurs.
^ Quoi qu'il en soit de l'application aux uns ou aux autres du
« grand principe » posé par Jean- Jacques, ce principe est en
rapports étroits avec le caractère de son inventeur. — Et ceci
prépare une fois encore, notons-le bien, le transfert de l'as-
422 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
sertioh de la bonté naturelle du terrain politique sur le terrain
psychologique et individuel. — En effet le peintre et l'apo-
logiste de la Nature, aujourd'hui décriée et défigurée partout,
ne saurait avoir tiré son idéal, son modèle moral et social
d'autre part que de son propre cœur. Il n'a fait autre chose que
de décrire la Nature humaine telle qu'il la sentait en lui-même.
Or les préjugés dont il n'était pas subjugué, les passions
factices dont il n'était pas tourmenté n'offusquaient point à
ses yeux, comme aux yeux de tous les autres, les premiers
traits du caractère de l'homme, universellement oubliés ou
méconnus I Une fois retracés par lui, ces traits si nouveaux
mais si vrais, pouvaient trouver encore au fond des cœurs
l'attestation de leur justesse. Jamais pourtant ils ne s'y
seraient redessinés d'eux-mêmes si l'historien de la Nature
n'eût commencé par ôter la rouille dont ils étaient revêtus.
Une vie retirée et solitaire, un goût vif pour la rêverie et pour
la contemplation, l'habitude de rentrer en soi et d'y chercher
dans le calme des passions (??), ces premiers traits disparus
chez la multitude, ces diverses particularités pouvaient seules
le conduire à les retrouver. En un mot, il fallait qu'un homme
se fût peint lui-même avec sincérité pour nous montrer
l'homme primitif (en réalité l'homme usé profondément
dans son système de relations par la culture, car c'est cela
que fut Jean-Jacques). Si l'auteur n'eût été tout aussi sin-
gulier que ses livres, il ne les aurait jamais mis au jour ! Où
est-il présentement en effet cet homme de la nature qui vit
vraiment de la vie humaine, qui, comptant pour rien l'opinion
d'autrui, se conduit uniquement d'après ses penchants et sa
raison ! — Cet « et » est singulièrement abusif et il faudrait
pourtant choisir entre ces deux mobiles, à peu près antago-
nistes, de l'action, puisque la raison contredit trop souvent
les « penchants » et que Rousseau n'a jamais nié que ce ne fut
le cas pour lui-même, plus que pour tout autre peut-être ! —
Ce suprême sophisme qu'il place dans la bouche du Français
devenu son lecteur attentif prépare la conclusion de ce der-
nier : « Si vous ne m'eussiez dépeint votre Jean- Jacques,
LE ROMANTIQUE 423
concède-t-il à Rousseau, j'aurais cru que l'homme naturel
n'existait plus. — Il est, répétera peu après son répondant,
Yhomme de la nature et point du tout le monstre qu'on vous
avait peint sous son nom I » En réalité l'auteur d'Héloïse et
d'Emile, bien éloigné de l'homme primitif y était le produit,
déjà moralement fort anémié, de la culture, et sa morale ne
peut guère servir qu'à tonifler provisoirement, au prix du
sacrifice de l'avenir social, les névropathes qui se reconnaissent
en lui.
Ce n'en est pas moins ici ce que nous avons ailleurs appelé,
en concordance avec P.-M. Masson, l'Immaculée Conception
de Jean- Jacques, incarnation continuée et témoin irréfutable,
par le fait même de son existence, de l'originelle bonté qu'il
affirma. Il a cru, dit-il, la droiture et la vérité innées dans
l'âme de ses semblables parce qu'elles l'étaient dans la sienne.
« Les Français, avait-il indiqué dans son second Dialogue,
ne peuvent comprendre la nature primitive de l'homme ; elle est
trop loin de toutes leurs idées. C'est à force d'être naturelle
que la conduite de Jean- Jacques est peu commune. Sur les
autres hommes, leurs prévisions rencontrent souvent juste
parce que ceux-ci sont tous conduits par V amour-propre et les
passions factices qui en sont le cortège, surtout par ce vif
intérêt prévoyant et pourvoyant qui les jette toujours loin du
présent et qui n'est rien pour l'homme de la nature ! » Ni sur-
tout pour le névropathe incapable d'effort I Nous discernons
mieux, grâce aux progrès récents de la psychologie expéri-
mentale, que tout au contraire l' amour-propre de Jean-
Jacques, intensifié et raffiné par la maladie, a fait largement
école et fourni des arguments fort appréciés à celui de ses
fidèles. C'est pourquoi d'innombrables Français se sont ins-
crits en faux contre cette dernière appréciation psycholo-
gique de leur race : ils ont prouvé surabondamment au pro-
phète genevois qu'ils étaient forts capables de le comprendre
et de le suivre.
P.-M. Masson a montré que la mystique sociologie du
xviii^ siècle avait dû préparer chez Rousseau quelques-unes
424 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
de ces idées de longue date ; il a en effet reproduit un bien
curieux passage des œuvres de Claville, moraliste de nuance
chrétienne et fénelonienne, que Jean- Jacques lisait aux Char-
mettes avec édification vers 1737 : « N'attendez pas que la
vicissitude des temps et la révolution des choses ramènent le
règne de la droiture et du bon cœur. Le siècle d'or et l'esprit
bienfaisant ne reparaîtront plus parmi les hommes. Il naît
seulement, de temps à autre, quelque âme privilégiée, pour
perpétuer dans le monde l'idée de ce qu'était la nature dans
sa pureté (allusion chrétienne à l'état adamique de l'homme,
sans nul doute). Ah, qu'il vous serait glorieux d'avoir une
âme telle qu'on pût dire de vous que vous êtes comme chargé
d'en haut du soin de justifier les intentions du Créateur quand
il fit le monde, en montrant, par votre vertu, quelle était
celle des premiers temps ! » Mais Glaville demande encore ex-
pressément de la vertu à qui prétendrait fournir cette justi-
fication du Créateur devant sa créature raisonnante, au lieu
que Jean-Jacques se contente de la sensibilité romanesque
et de la velléité attendrie parce qu'il n'y saurait apporter
autre chose.
Le même investigateur attentif de La religion de Rousseau
a bien vu que celui-ci ne pense nullement à se perdre en Dieu,
selon l'aspiration du mysticisme rationnellement encadré,
mais bien plutôt à résorber Dieu en soi, ce qui est le caractère
des mystiques émancipés de tout frein expérimental ou ration-
nel. « J'aspire, a dit le prophète des temps nouveaux, au
moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans
contradiction, sans partage et n'aurai besoin que de moi pour
être heureux ! » Ce qui dicte à Masson ce commentaire :
« Dans le paradis de Jean- Jacques, Dieu lui-même s' effacera
discrètement pour laisser la place à Jean- Jacques... Quant à
nous, qui pouvons pénétrer dans cette âme troublée, y soup-
çonner je ne sais quelle folle adoration du Dieu qu'il croyait
être sans y trouver jamais l'humble aveu du pécheur qui veut
purifier sa misère par le repentir et l'appel de la grâce, nous
restons hésitant devant ce christianisme étrange ! » Aboutis-
LE ROMANTIQUE 425
sèment, selon nous, des hérésies féminines, romanesques de
caractère et tendant au soulagement des névroses qui se
sont développées dans la mystique chrétienne à l'issue du
Moyen âge courtois.
Avant de quitter les Dialogues, indiquons qu'une bonne
part en est remplie par de curieuses et très instructives diva-
gations du malade sur le complot de « nos messieurs ». L'inco-
hérence de ces plaintes forme un singulier contraste avec la
sûreté de déduction qui se manifeste au contraire dans la plu-
part des thèses psychologiques dont nous venons de fournir
un aperçu. Constatons, par exemple une fois de plus quelle
profonde blessure ont laissée, dans ce saignant amour-propre,
les révélations du Sentiment des citoyens : « Il les avait mis sur
la voie lui-même, écrit le père sans entrailles en parlant de
ses anciens amis, par la déclaration d'une faute grave qu'il
avait commise et dont il leur confia le secret sans nécessité !...
Ils passèrent aisément de sa confidence à celle des complices
de sa faute [Thérèse, sans nul doute, ou M^^^ Le Vasseur]... Ils
gagnèrent tout ce qui l'entourait et firent la découverte
que ce grand prêcheur de vertus n'était qu'un monstre, chargé
de crimes cachés qui, depuis quarante ans, masquait l'âme
d'un scélérat sous les dehors d'un honnête homme. A la faveur
de ce premier fait, bien établi et suffisamment aggravé, tout
le reste devint facile, et le public ne vit plus que du faste où il
avait vu du courage.... de la forfanterie où il avait vu du
désintéressement, du ridicule où il avait vu de la singula-
rité !... Désormais détesté des bons pour ses œuvres, il l'est
encore plus des méchants pour ses livres. »
Et voici quelques-unes des conséquences pratiques de cette
haine universelle à son égard (illusion stupéfiante dans un
homme qui, en réalité, était devenu comme une sorte de dieu
sur terre pour une bonne partie de ses contemporains !) :
« S'il entre en quelque lieu public, il est regardé comme un
pestiféré... On lui répond par des mensonges, en éludant ses
questions d'un ton si rude et si méprisant qu'il perd toute
envie d'en faire... S'il cherche une chose, elle disparaît de
426 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Paris. La populace le voit avec horreur ! Le bac ne passe pas
pour lui. Les distributeurs de billets imprimés l'omettent
avec la plus outrageante affectation ! » Parfois, il essaye
d'amener enfin ces divers persécuteurs à l'accusation précise
qu'il réfuterait aussitôt sans effort : « Parlez haut, leur
crie-t-il alors I Parlez, traîtres que vous êtes I Me voilà !
Qu'avez-vous à dire I » Adjuration profondément inutile,
car il n'obtient jamais de réponse. — Ce n'est pas qu'on
n'affecte pour lui des attentions dérisoires. Et, par exemple,
toutes les lettres qui lui sont adressées se terminent par des
formules de ce genre : « Je suis, avec tous les sentiments qui
vous sont dus, avec les sentiments les plus distingués, avec
une considération très particulière, avec autant d'estime
que de respect, votre serviteur î » Tournures qui ont toutes été
choisies à dessein amphibologiques et susceptibles de deux
sens, l'un favorable en apparence, l'autre insultant en réalité;
elles ne sont donc pas autre chose que des injures traîtreu-
sement masquées I On lui donne de l'encre qui est de l'eau
(par bonheur, on n'a pas encore songé à le priver d'un bâton
d'encre de Chine qu'il possède et qui lui permet de préparer ce
dont il a besoin pour écrire !) On lui fait des aumônes dégui-
sées afin de l'humilier davantage ; c'est ainsi que, chez les com-
merçants de son quartier, il sera mieux servi que le vulgaire
pour la même somme ; une largesse qui, au fond, ne lui fait
aucune économie, mais produit ce résultat que sa bassesse
et la générosité de « nos Messieurs » circulent sur les lèvres
du peuple ! Et si, impatienté de ces manèges, il se décide à
changer de fournisseurs, nos Messieurs se frottent encore les
mains car sa réputation de besogneux ne s'en répand que plus
rapidement à travers la capitale.
Ces diverses manifestations de démence partielle culminent
dans la scène navrante qu'il a cru devoir conter en appendice à
son ouvrage et qui s'intitule : Histoire du précédent écrit ! Cet
écrit, il avait décidé d'en déposer solennellement le manus-
crit sur le maître-autel de Notre-Dame de Paris, parce qu'il
voyait, dans une telle manifestation, le moyen d'en faire passer
LE ROMANTIQUE 427
les pages révélatrices sous les yeux du jeune roi Louis XVI.
Ce fut le 21 février 1776 qu'il tenta cette démarche impor-
tante : il pénétra donc dans l'église à cet effet, mais constata
seulement alors la présence d'une grille qui fermait de toute
part l'accès du chœur et qu'il n'avait jamais remarquée
jusque-là. Il en conclut vraisemblablement que nos Messieurs
l'avaient fait poser tout exprès pour faire échec à son dessein
libérateur ! « D'autant plus frappé de cet obstacle imprévu
que je n'avais dit mon projet à personne, je crus, dans mon
premier transport, voir concourir le ciel même à l'œuvre
d'iniquité des hommes... Je fus saisi d'un vertige comme un
homme qui tombe en apoplexie et ce vertige fut suivi d'un
bouleversement de tout mon être tel que je ne me souviens
pas d'en avoir jamais éprouvé un pareil î L'église ne parut
avoir tellement changé de face que, doutant si j'étais bien
dans Notre-Dame, je cherchais avec effort à me reconnaître.
...Me livrant à toute mon agitation, je courus le reste du jour,
errant de toutes parts sans savoir ni où j'étais, ni où j'allais,
jusqu'à ce que la lassitude et la nuit me forcèrent de rentrer
chez moi, rendu de fatigue et presque hébété de douleur ! »
VI
LES REVERIES DU PROMENEUR St>LITAIRE. —
RETOUR VERS LA TRADITION RATIONNELLE
DU CHRISTIANISME
Après le paroxysme d'agitation morbide qui se marque dans
les Dialogues, il semble que le patient ait éprouvé une certaine
rémission de son mal, une demi-détente de ses nerfs exaspérés.
Car les Rêveries du Promeneur solitaire, écrites pendant les
428 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
derniers mois de 1777 et les premiers de 1778, sont d'un accent
beaucoup plus apaisé. Certes, le « complot » reste toujours à
l'arrière-plan des méditations du promeneur, mais il parvient
à en détourner presque entièrement sa pensée synthétique
pour la reporter sur des objets attrayants ou sur des réflexions
calmantes. Le Quiétisme, en son fond si follement orgueilleux,
des Dialogues se fait moins écouter de lui désormais ou revêt
tout au moins un aspect plus orthodoxe sous sa plume. Dans
cette âme, si longtemps ravagée de tempêtes émotives, on
constate le réafïleurement tardif d'un christianisme à peu près
traditionnel et de nouveau suffisamment rationnel en ses
vagues suggestions de confiance. Des anecdotes moralisa-
trices alternent dans ces morceaux avec des psaumes discrè-
tement plaintifs. Çà et là se détachent quelques-unes des plus
belles pages que nous ait léguées la poésie romantique. Le
tout forme un amalgame attachant qui incline à la sympathie,
à la compassion pour l'auteur. — Nous y chercherons, pour
notre part, quelques indications dernières sur un état d'esprit
si intéressant à scruter, en conséquence de ses incalculables
répercussions dans la pensée moderne.
La première Promenade nous montre la lypémanie tou-
jours installée à demeure, mais désormais plus facilement
tolérée dans un cerveau qui renonce à se débattre vainement
contre ses propres chimères. « Depuis quinze ans que je suis
dans cette étrange position, elle me paraît encore un rêve.
J'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente, que je
dors d'un mauvais sommeil et que je vais me réveiller, bien
soulagé de ma peine, en me retrouvant avec mes amis. Oui,
sans doute, il faut que j'aie fait, sans que je m'en aperçusse,
un saut de la veille au sommeil ou plutôt de la vie à la mort !
Tiré, je ne sais comment de l'ordre des choses ^ je me suis vu
précipité dans un chaos incompréhensible où je n'aperçois
rien du tout... Pouvais-je supposer qu'un jour... je serais tenu
sans doute pour un monstre, un empoisonneur [souvenir de
Trye ?] un assassin, que je deviendrais l'horreur de la race
humaine, le jouet de la canaille, que toute la salutation que
LE ROMANTIQUE . 429
me feraient les passants serait de cracher sur moi ? » Il indique
cependant que depuis deux mois, le calme est rentré dans son
cœur. Il n'attend, même plus que justice soit rendue à sa
mémoire après sa mort, car des corps trop puissants, les
médecins, et surtout les Oratoriens le poursuivront éternelle-
ment de leur hai^e. Il ne lui reste donc plus rien à espérer
ni à craindre en ce monde, et désormais l'y voilà tranquille, au
fond de l'abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible
comme Dieu même ! — Ce qui est identique à l'aboutissement
de l'opération divine, dans la conception quiétiste des rap-
ports du Créateur avec sa créature élue.
La seconde Promenade raconte et commente un accident
survenu quelques mois plus tôt au déambulateur solitaire.
Renversé à la descente de Ménilmontant par un grand chien
danois qui courait devant le carrosse de M. de Saint-Fargeau,
il fut assez éprouvé de sa chute. Son habituel visiteur de ce
temps, Corancez, nous apprend qu'il supporta d'abord
assez gaiement cette mésaventure. « L'accident avait été
occasionné par un chien, écrit ce témoin des dernières années
du malade. Il n'y avait pas moyen de lui prêter des vues
malfaisantes et des projets prémédités. Dans cet état, Rous-
seau restait ce que, naturellement, il était lorsque la corde de
ses ennemis n'était point en vibration. » Par malheur, on com-
menta dans Paris l'événement et le blessé souffrit beaucoup
plus de ce qu'il imagina tout aussitôt sur ces commentaires
que de ses nombreuses contusions, écorchures ou foulures.
C'est pourquoi, revenant sur l'incident dès le début de ses
Rêveries, il a souligné ces rumeurs fâcheuses, et il en a conclu
que tant d'inimitiés, s' accumulant sur sa tête, ne sauraient
lui avoir été infligées qu'en vertu d'une décision très particu-
lière et très personnelle d'En-Haut : « Je ne puis, dit-il, m'em-
pêcher de regarder désormais comme un de ces décrets du
Ciel impénétrables à la raison, la même œuvre que j'envisa-
geais jusqu'ici que comme un fruit de la méchanceté des
hommes ! » Telle fut aussi l'interprétation tonifîcatrice de
Mme Guyon dans des circonstances analogues. « Cette idée.
430 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
achève en effet le promeneur, loin de m' être cruelle et déchi-
rante, me console, me tranquillise et m'aide à me résigner. Je
ne vais pourtant pas si loin que saint Augustin qui se fût
consolé d'être damné si telle eût été la volonté de Dieu ! » —
C'est ici, remarquons-le encore, l'épreuve divine suprême des
Quiétistes, le consentement à la damnatioi». Sans remonter
jusqu'à Augustin, ils assuraient que François de Sales
en personne avait offert ce consentement au Rédempteur
dans l'église parisienne aujourd'hui disparue de Saint-Étienne-
des-Grès ; mais le christianisme rationnel protestait non sans
raison contre l'orgueil immense qui se dissimule trop souvent
derrière un pareil dédain des châtiments de la justice céleste.
Sans vouloir abuser de ces rapprochements occasionnels, ils
méritent d'être notés au passage. « Ma résignation, achève
Rousseau, vient d'une source moins désintéressée, il est vrai,
mais non moins pure, et plus digne, à mon gré, de l'Être par-
fait que j'adore. Dieu est juste. Il veut que je souffre et il sait
que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance; mon
cœur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera pas ! »
En d'autres termes, il fait son purgatoire ici-bas, toujours
comme les Quiétistes, mais il ne reconnaît plus comme eux
qu'il l'a mérité.
La troisième Promenade est importante en ce qu'elle fournit
une sorte de complément aux Confessions, l'auteur y revenant
avec complaisance sur les souvenirs de sa rêveuse jeunesse :
« J'appris, dit-il, de bonne heure, par l'expérience, que je
n'étais pas fait pour vivre dans le tourbillon du monde et
que je n'y parviendrais jamais à l'état dont mon cœur sentait
le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le
bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mon ardente
imagination sautait déjà par-dessus l'espace de ma vie à
peine commencée, comme sur un terrain qui m'était étranger,
pour se reposer dans une assiette tranquille où je pusse me
fixer. » Il s'est donc pris de bonne heure à étudier de près son
propre caractère, mais en vue de se connaître et non point pour
parler savamment de la nature humaine. Il s'est préoccupé
LE ROMANTIQUE 431
surtout de discerner la véritable fin de la vie, et son éducation,
constamment religieuse, lui facilitait une pareille recherche.
Devenu catholique à la suite des circonstances que Ton sait, il
s'était attaché sincèrement à cette foi nouvelle ; les instruc-
tions aussi bien que les exemples (?) de M^^ de Warens
l'avaient ensuite confirmé dans cette disposition de son
cœur : « La solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma
jeunesse, l'étude des bons livres à laquelle je me donnais tout
entier renforcèrent auprès d'elle mes dispositions naturelles
aux sentiments affectueux [en matière de religion] et me ren-
dirent dévot presque à la manière de Fénelon. »
Il est toutefois certain que, plus tard, lorsqu'il fut amené à
vivre dans la société des « philosophes » modernes, ces froids
prédicateurs d'athéisme, il sentit sa foi s'ébranler pour un
temps. Mais leur prétendue philosophie ne tarda guère à le
rebuter, car il lui en fallait une qui fût faite à sa mesure :
« Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l'enfance
et les vœux secrets de mon cœur n'aient fait pencher la
balance du côté le plus consolant pour moi... Ce que j'avais le
plus à redouter au monde, dans la disposition où je me sen-
tais, était d'exposer le sort éternel de mon âme pour la jouis-
sance des biens de ce monde, qui ne m'ont jamais paru d'un
grand prix... Je vis que je donnais aux insensés jugements des
hommes et aux petits événements de cette courte vie beau-
coup plus d'importance qu'ils n'en avaient; que, cette vie,
n'étant qu'un état d'épreuve, il importait peu que ces épreuves
fussent de telle ou telle sorte pourvu qu'il en résultât l'effet
auquel elles étaient destinées et que, par conséquent, plus les
épreuves étaient grandes, fortes, multipliées, plus il était
avantageux de les avoir soutenues... dans la certitude du
dédommagement grand et sûr. » Et il achève sur un acte de
foi sans conditions ni réserves : « Tombé dans la langueur et
l'appesantissement de l'esprit, j'ai oublié jusqu'aux raisonne-
ments sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes,
mais... je m'y tiens désormais. Heureux si, par mes progrès
sur moi-même, j'apprends à sortir de la vie non meilleur,
432 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis
entré I » Mélange d'orgueil mystique sans bornes et d'heureuses
réminiscences du christianisme rationnel qui façonna son
enfance puis, jusqu'à un certain point, sa studieuse jeunesse.
La quatrième Promenade est une dissertation, assez sophis-
tique çà et là, sur le mensonge, que l'auteur condamne, dit-il,
par principe et pratique par tempérament. Il avoue, en parti-
culier, quelques embellissements dans les portions erotiques
ou romanesques de ses Confessions. « La mémoire me man-
quait..., j'en remplissais les lacunes par les détails que j'ima-
ginais en supplément de mes souvenirs mais qui ne leur étaient
jamais contraires. J'aimais à m' étendre sur les moments
heureux de ma vie et je les embellissais quelquefois des orne-
ments que de tendres regrets venaient me fournir. Je disais
les choses que j'avais oubliées comme il me semblait qu'elles
avaient dû être... comme elles avaient été peut-être en effet,
jamais au contraire de ce que je me rappelais qu'elles avaient
été... J'avais tort, parce qu'orner la vérité par des fables,
c'est en effet la défigurer, etc.. » La première partie de l'aveu
n'en est pas moins un plaidoyer adroit en faveur de ce tort,
assez véniel il faut en convenir.
Il interroge plus sévèrement sa conscience sur un mensonge
récent qui lui fut suggéré par une question banale mais por-
tant sur le point le plus douloureusement vulnérable de son
immense orgueil moral, par une interrbgation qui se rappor-
tait à ses enfants. Il assistait peu auparavant, dit-il, à un
dîner « en manière de pique-nique » chez une « restauratrice »
dont la fille, nouvellement mariée et en état de grossesse, lui
demanda, assurément sans penser à mal, s'il avait jamais eu
des enfants ? Il ne manqua pas de voir une insulte préméditée
dans cette marque de politesse et, comme il l'avait fait jadis
dans son édition parisienne du Sentiment des citoyens y il
répondit par la négative, mais en rougissant jusqu'aux yeux,
indique-t-il. Sa formule de dénégation fut qu'iZ n'avait pas
eu ce bonheur ! Il ajoute que, deux minutes après, lui vint à
l'esprit la réponse qu'il aurait dû faire, à l'en croire, et cette
LE ROMANTIQUE 433
réponse est la suivante : « Voilà une question peu discrète de
la part d'une jeune femme à un homme qui a vieilli garçon I »
Or il était marié depuis dix ans à cette date et la jeune femme
n'avait aucun motif de savoir qu'il avait vieilli garçon : c'eût
été répondre à une amabilité par une grossièreté, sans se
montrer beaucoup plus sincère. Même après réflexion et en
usant de ce qu'on appelle l'esprit de l'escalier, il était donc
loin d'avoir trouvé la répartie qui lui aurait épargné le devoir
de parler vrai. — Ce devoir, il ne le remplit pas davantage
vers le même temps vis-à-vis de Bernardin de Saint-Pierre,
son confident préféré, auquel il déclara n'avoir jamais été
père : ce qui était plus exact moralement que matériellement.
Mais du moins la protestation de sa conscience qu'il consigne
dans ses Rêveries témoigne-t-elle de son retour insensible vers
une attitude morale plus rationnelle en effet que celle dont ses
précédents écrits nous avaient donné le spectacle.
La cinquième Promenade est une description, justement
célèbre, du séjour de Rousseau dans l'île Saint-Pierre, au
milieu du lac de Bienne. — La sixième développe une médi-
tation sur la haine et sur les circonstances particulières qui ont
préservé l'auteur de ce sentiment condamnable. Nous savons
qu'il l'a mainte fois exprimé comme sien cependant, le plus
souvent vis-à-vis de certaines classes sociales, mais parfois
aussi à l'égard d'individus en particulier, tels que Voltaire.
Gomme George Sand, il étend ici sur sa vie entière les disposi-
tions de sa vieillesse, à certains points de vue apaisée. « Je
ne hais point les hommes, expose-t-il cette fois, parce que je
ne saurais haïr, mais je ne puis me défendre rfiz mépris qu'ils
méritent, ni m'abstenir de le leur témoigner... L'orgueil, peut-
être, se mêle encore à ces jugements. Je me sens trop au-dessus
d'eux pour les haïr ; ils ne peuvent m'intéresser tout au plus
que jusqu'au mépris... Je m'aime trop moi-même pour pou-
voir haïr qui que ce soit; ce serait resserrer, comprimer mon
existence et je voudrais pouvoir l'étendre sur tout l'univers. »
Fût-ce par la prise de possession affective ! Suprême aveu
d' « impérialisme » final qui nous paraît précieux à recueil-
28
434 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
lir chez ce trop fréquent simulateur d'altruisme attendri.
La septième Promenade traite des attraits de la botanique
et des coutumières herborisations du promeneur ; la huitième
est une nouvelle investigation de son caractère qui n'apporte
pas de renseignements bien nouveaux à ses historiens : sauf
cette remarque que son amour-propre se développa grandement
tandis qu'il vivait dans le monde. Il en avait peut-être encore
moins qu'un autre, estime-t-il, mais il en avait prodigieuse-
ment malgré tout I Cette significative expérience ne l'empêche
pas de proclamer qu'il n'a jamais eu beaucoup de
pente vers cette passion factice à laquelle il substitua donc
sans grand effort le paisible amour de soi dès qu'il fut rentré
dans l'ordre de la nature après avoir secoué le joug pesant de
l'opinion ! — La neuvième Promenade débute par un retour
sur la question des enfants, puis raconte un aimable épisode
de ses courses quotidiennes en banlieue : le théâtre en est,
cette fois, le parc public qui s'étendait autour du château de
La Muette. — Le dixième morceau du recueil, commencé
le 12 avril 1778, ne fut jamais achevé : l'auteur y revenait sur
le souvenir de M^^^ de Warens, en ce cinquantième anniver-
saire de leur première rencontre. Ce sont les derniers mots qui
soient tombés de sa plume.
CONCLUSION
LES DERNIERS JOURS. —
LES PREMIERS DISCIPLES
Au début du printemps 1778 et pour une raison qui nous
est inconnue, — peut-être s'agissait-il de quelque mésintelli-
gence nouvelle entre Thérèse et son voisinage, — la manie du
changement de lieu saisit de nouveau l'habitant de la rue
Plâtrière, après quelque huit années de rémission. En dépit
de ses fâcheuses expériences antérieures, il résolut de quitter
une fois de plus Paris pour s'établir à la campagne et se prit
à chercher fiévreusement un hôte qui voulût bien l'héberger
dans quelque site champêtre. Un certain comte Duprat,
lieutenant- colonel d'Orléans- Infanterie, offrit ses services et
fut sur le point d'être agréé, non sans quelques suspicions préa-
lables et précoces. « Vous dites, monsieur, qu'on ne m'inter-
rogera pas [chez vous]. On saura donc qu'il ne faudra pas
m'interroger, etc.. » — Le marquis de Girardin, adepte
enthousiaste du naturisme rousseauiste, fut finalement pré-
féré, et, sans prévenir aucun de ses familiers du parti qu'il
allait prendre, Rousseau transporta brusquement son petit
ménage en pleine forêt d'Ermenonville, à une douzaine de
lieues de Paris. C'est dans cette retraite que la mort vint
l'atteindre au bout de quelques semaines.
436 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Un suicidé a-t-il causé son trépas ? Nous nous arrêterons à
examiner ce problème qui ne nous paraît pas tranché sans
discussion possible. — Rappelons qu'il avait plusieurs fois
songé à cet acte de désespoir depuis l'aggravation de sa
maladie mentale. Dans les derniers mois de 1761 (nous le
savons par sa première lettre à Malesherbes), ses soupçons
contre les Jésuites au cours de l'impression d'Emile furent près
de le conduire à se tuer. Si cette inquiétude, explique-t-il en
effet, l'avait tourmenté dans Paris, sans qu'il goûtât la con-
solation de ses promenades rustiques, « il n'est point sûr que
sa propre volonté n'eût pas épargné le reste de l'ouvrage à la
Nature ». Puis, aux derniers jours de cette même année, un
incident assez mince (la rupture d'une sonde dont il se servait
pour ses maux de vessie) l'amena de nouveau très près de cette
résolution extrême. « C'en est fait, mon cher Moultou, écrit-il
le 23 décembre 1761 au plus déférent de ses amis genevois,
nous ne nous reverrons plus que dans le séjour des justes !
Mon sort est décidé par les suites de l'accident dont je vous ai
parlé ci-devant, et, quand il sera temps, je pourrai, sans
scrupules, prendre chez milord Edouard les conseils de la
vertu même ! »
Éclaircissons le sens de ces derniers mots. On lit dans la
Nouvelle Héloïse (achevée trois ou quatre ans plus tôt, comme
on le sait), deux lettres théoriques sur le suicide, vers la fm
de la IIP partie du roman. Saint-Preux s'est en effet décidé
au trépas volontaire après le mariage de Julie qui détruit
toutes ses espérances, et il a fait part de son dessein à son
ami Bomston, en y ajoutant une apologie de ce genre de mort.
L'Anglais riposte par des arguments contraires, mais qui
sont, au total, beaucoup moins spécieux que les raisonne-
ments du précepteur, et il ne laisse pas d'admettre, lui aussi,
une exception à la règle qui nous interdit, s'il faut l'en croire,
de mettre fin à nos jours avant le temps fixé par le destin :
« Les douleurs de l'âme, écrit-il, portent toujours leur remède
avec elles, car elles s'effacent d'elles-mêmes à la longue ! »
C'est loin d'être vrai sans exception. « Mais la plupart de nos
CONCLUSION 437
mau^ physiques ne font qu'augmenter sans cesse, et de violentes
douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent auto-
riser un homme à disposer de lui ; car, toutes ses facultés
étant aliénées par la douleur, et le mal étant sans remède, il
n'a plus l'usage ni de sa volonté, ni de sa raison ; il cesse d'être
homme avant de mourir et ne fait, en s'ôtant la vie, qu'ache-
ver de quitter un corps qui l'embarrasse et où son âme n'est
déjà plus ! » Distinction fort peu topique, en vérité, car cer-
taines maladies mentales dégradent bien autrement la volonté
ou la raison du malade et celui-ci est bien plus porté à les con-
sidérer comme incurables. Mais, comme tous les faibles,
Jean- Jacques taille ici sa morale à sa mesure ; il se croit
menacé d'intolérables douleurs physiques par sa maladie
d'entrailles et se couvre par avance. Or l'avenir trompe sou-
vent nos prévisions et, s'il s'est tué vingt ans plus tard, ce
fut pour fuir une douleur de l'âme, très probablement.
Quoi qu'il en soit, à deux reprises au moins, l'auteur de
Julie sera sur le point de réclamer à son profit le bénéfice
de cette exception à la règle instaurée par le christianisme.
Nous venons de signaler la première et nous allons bientôt
mentionner la seconde. Mais, entre les deux, se plaça le décret
rendu contre l'Emile ; et, quoiqu' éprouvé en cette occasion
par une souffrance de l'âme seulement, il semble bien que
Rousseau ait alors songé au suicide une fois de plus. Certes,
ses lettres à Moultou, telles que nous les lisons dans sa corres-
pondance publiée, sont calmes et fermes. Gomment expliquer
pourtant sans quelque projet funeste de sa part les lignes,
vraiment haletantes d'appréhension et d'angoisse, qu'il reçut
alors de ce pasteur et de son collègue Roustan, autre séidQ :
« Venez ! ne mourez pas ! Barbare ! c'est à nos dépens que vous
voulez périr... Grand Dieu, fléchis-le, attendris-le ! Qu'il ait
un cœur aussi bien qu'une âme ! Lui, périr, lui qui te révéra
toujours, lui qui ne vécut que pour toi !... Adieu, barbare et
incomparable homme ! »
Cette fois encore, ses familiers en seront quitte pour la
peur. Mais, le l^r août de l'année suivante, l'exilé de Métiers
438 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
écrit à Duclos : « Ma situation physique a tellement empiré
que mes douleurs sans relâche et sans ressources me mettent
absolument dans le cas de l'exception marquée par milord
Edouard en répondant à Saint-Preux... J'ignore encore quel
parti je prendrai... Si mes fautes m'effrayent, mon cœur me
rassure... Adieu, mon cher philosophe... N'oubliez pas que,
dans les derniers moments où mon cœur et ma tête furent
libres, je les occupai de vous ! » Il s'agit donc bien d'un testa-
ment in articulo mortis. — Mais, en revanche, il a parlé sur
un tout autre ton certain jour. C'était le 12 août 1769, à
Monquin, en datant une lettre testamentaire destinée à
Thérèse, au cas où il serait victime de quelque accident mor-
tel pendant l'ascension du mont Pilât : « Vous connaissez trop
mes vrais sentiments, dit-il à sa compagne, pour craindre
qu'à quelque degré que mes malheurs puissent aller, je sois
homme à disposer jamais de ma vie avant le temps que la
Nature ou les hommes auront marqué. » Les derniers mots
visent un possible assassinat sur sa personne, à l'instigation
des holbachiques. Mais le « jamais » porte- t-il sur l'exception,
aussi bien que sur les malheurs ? C'est ce qui est difficile à
décider, puisque les malheurs ne justifient pas non plus le
suicide dans l'opinion de Bomston, et que Rousseau, se por-
tant assez bien à ce moment, ne songe pas en effet à se tuer
sur les pentes de la peu sourcilleuse montagne qu'il va gravir.
Transportons-nous maintenant à Ermenonville, une dizaine
d'années plus tard et notons tout d'abord qu'après la fin,
tout à fait inopinée, de Rousseau, le bruit de son suicide se
répandit aussitôt dans toute cette région de l'Ile de France.
Corancez, courant à toute bride vers la dernière retraite du
défunt en compagnie de son beau-père, Romilly, fut informé
à Louvres, par le maître de poste de cette petite ville, un cer-
tain Payen, que l'hôte du marquis de Girardin s'était tué
d'un coup de pistolet. Coindet, l'ancien employé de la maison
Necker et l'ami si dévoué du disparu, donna toujours cette
version comme incontestable à M"^^ de Staël, cette admira-
trice passionnée de Jean- Jacques, qui ne la mit jamais en
CONCLUSION 439
doute. Moultou s'en montre persuade de même. Musset-
Pathay, dont nous avons dit le fanatisme rousseauiste, n'élève
pas sur ce point la moindre objection et ne songe au contraire
qu'à réfuter les versions différentes de l'événement qui lui
apparaît évidemment comme une sorte de martyre, justifiant
jusqu'à un certain point les divagations des Dialogues. —
Tout au contraire le marquis de Girardin, — sur qui devait
peser une partie de la responsabilité du suicide devant l'opi-
nion s'il était reconnu que l'homme illustre avait fini de la
sorte, — Girardin affirma tout aussitôt une mort naturelle,
par apoplexie séreuse, et pria qu'on ne répandît point le
bruit d'un suicide ; il concédait seulement que Jean- Jacques
considérait sa mort comme imminente et en avait même
averti M"^® de Girardin. Il avouait enfin un « trou à la tête »,
et le sculpteur Houdon, chargé de mouler les traits du défunt,
a dit ce trou si profond qu'il dut se préoccuper de le com-
bler avant de remplir son office. L'entourage expliquait cette
blessure par une chute du malade à la veille de son décès.
Moirus partial que Musset-Pathay, l'autre éditeur de Rous-
seau au temps de la Restauration, Auguis, laisse la question
en suspens. Il écrit que certaines personnes ont affirmé le
suicide, Jean- Jacques ayant abrégé ses jours par le poison
suivant les uns, au moyen d'une arme à feu selon les autres
ou même en employant les deux procédés l'un après l'autre.
« M. Stanislas de Girardin, fils du marquis, poursuit-il alors,
a publié récemment une lettre dans laquelle il cherche à
prouver que la mort de Rousseau fut naturelle... Dans une
réponse qu'on a faite à cette lettre, on a tiré des circonstan-
ces de la mort de Rousseau la preuve qu'il avait mis fin lui-
même à sa vie... Il faut convenir que, s'il n'a pas tranché
lui-même le fil de ses jours, cette mort présente des circons-
tances bien extraordinaires ! » Enfin, en 1910, M. Gosselin-
Lenôtre, le très perspicace historien, ayant étudié de près les
relations de Thérèse Le Vasseur avec Jean-Henry Rally, le
valet rapace des Girardin, qui exploitait cyniquement les trop
tendres penchants de la vieille femme pour lui soutirer de
440 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
l'argent, conclut encore au suicide, causé par la mauvaise
conduite de Thérèse. Si même Rousseau n'a point soupçonné
cette mauvaise conduite, il a pu désirer de fuir un séjour,
devenu rapidement intolérable à sa manie du soupçon et en
avoir été radicalement empêché, cette fois, par la volonté
contraire de sa compagne. Il aurait alors perdu tout à fait
la tête et pris la décision mortelle.
Mais il convient de ne pas oublier que la thèse contraire a
trouvé récemment des défenseurs passionnés. Le grand savant
Berthelot, ayant tenu entre ses mains au Panthéon le crâne
scié et rajusté qu'on croit être celui de Jean-Jacques, n'y
a pas vu trace de la pénétration d'une balle. (Comment alors
expliquer les constatations de Houdon ?) M. Alexis François,
un érudit de marque, nie également le suicide, ainsi que le
docteur Cabanes qui croit à une attaque d'urémie, phéno-
mène terminal de la maladie de Bright ou sclérose des reins.
- — Chacun décidera donc sur ce point selon son éducation
psychologique.
Parvenu de la sorte au terme de notre tâche, nous croyons
utile d'achever le portrait moral de Rousseau en indiquant
l'attitude adoptée par quelques-uns de ses premiers disciples
à son égard. Dans ces rapides croquis de certains fidèles, on
trouvera comme les prémices du sentiment de la postérité,
jusqu'à présent si largement indulgente, sauf bien rares
exceptions, à la mémoire du très ingénieux mystique.
Moultou, dont nous avons souvent prononcé le nom, viendra
le premier sous notre plume comme le type même de ces
esprits « à la suite » qui s'attachent aux pas des grands hommes
avec une abnégation réelle, dont ils ne sont pas toujours
récompensés comme ils devraient l'être par les objets de leur
culte. Il est vrai qu'ils en obtiennent à tout le moins la survie
de leur nom, un instant tiré de l'ombre par le rayonnement
du génie. — Moultou se montrait infatigable à renvoyer vers
Rousseau, à la façon d'un écho amplificateur, les témoignages
de satisfaction que celui-ci jugeait réconfortant de se décer-
ner. Il avait été conquis tout d'abord par la Lettre à d'Alem-
CONCLUSION 441
bert, avec une partie du jeune clergé calviniste de Genève, et il
ne devait jamais se déprendre, en dépit de VHéloïse, de l'Emile
et des Lettres de la Montagne, ces successives épreuves pour
un cerveau façonné par le christianisme rationnel. Les gra-
tuites rebuffades du maître ne lassèrent même pas sa patience.
Tout au plus gardait-il alors, pendant quelques mois, un
silence mélancolique. Écoutons-le paraphraser la préface de
Julie avec une conviction surprenante : « Malheur à celui qui
voit du même œil les faiblesses de l'homme de bien et les
crimes du méchant ! Non, Julie, dans son chalet, ne me fait
haïr que les misérables conventions des hommes, leurs pré-
jugés barbares et le désolant empire du faux honneur ! » Nous
savons ce qui se passait dans ce chalet cependant et voilà de
singulières complaisances chez un ministre des autels : « Mais
Mme de Wolmar à Meillerie ou à Glarens, poursuit-il, me fait
sentir toute la dignité de l'homme; elle me démontre cette
force intérieure, souvent méconnue, qui fait triompher l'ou-
vrage de la Nature d'un ordre factice qui le corrompt... Vous
êtes toujours le vengeur de la Nature ! Vous la déchargez de
nos crimes et de nos folies... Si Saint-Preux n'eût pas respecté
Julie tant que Julie se respecta [autrement dit, s'il eût commis
un viol, car son mérite est du même genre que celui de Rous-
seau sous l'accacia d'Eaubonne], c'était un monstre ; vous
n'en pouviez plus rien faire de bon. Mais la conduite noble [!]
de Saint-Preux justifie presque les égarements de Julie ! Cette
âme aimante ne devait-elle pas être faible en proportion de
ce que son amant était plus généreux ? En un mot, je vois
dans Saint-Preux un jeune homme sans expérience, pas-
sionné, mais pourtant vertueux [Rousseau n'en demandait pas
tant pour son aller ego]. Abélard, au contraire, ne m'a jamais
paru qu'un perfide !... Ouvrez-moi donc ce cœur que j'y
contemple, vivantes, des vertus dont la seule image m'a
fait répandre de si douces larmes ! »
Et voici des accents plus dévots encore : « O mon cher
ami (pardonnez-moi cette expression), si vous voyiez mon
âme tout entière ! Elle est pleine de vous et ne s'estime elle-
442 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
même qu'en proportion du cas qu'elle fait de vous !... L'ombre
d'un refroidissement dans votre amitié me ferait mourir ! »
Il en devait supporter pourtant, sans expirer, beaucoup plus
que l'ombre ! En attendant, il lui faudra bientôt souffrir
pour sa foi rousseauiste, car elle le brouille avec la compagnie
des pasteurs de Genève qui lui fait un affront public. Son
beau-père, M. du Gayla et son propre père lui reprochent à
l'envi son attachement au fauteur des troubles qui menacent
l'existence de la petite république calviniste : « Tous ceux que
je vois ici me haïssent, écrira- t-il, et je n'y aime que le seul
Roustan ! » Un autre fervent sans réserves, ainsi que nous
l'avons dit. Aussi sa plainte est-elle touchante lorsqu'en
dépit de ces durs sacrifices, il se voit soudain rejeté dans son
néant par un geste brusque de l'idole ! » Je crus avoir obtenu
votre amitié et votre estime et j'étais heureux de vos dons.
Un moment m'ôta tout !... Deluc s'est fait un plaisir barbare
de me confirmer votre haine en riant ;... Est-ce par vous que je
devais connaître le malheur ? » Il n'en sera pas moins indul-
gent, partial même aux Lettres de la Montagne : « Ce sont les
gémissements d'un héros ! Ils ont brisé mon âme... Dieu seul
sait si vous effacerez un jour votre livre avec vos larmes ou si
votre patrie vous devra des autels !... Je suis prêt à souffrir
pour la vérité, si les coups qu'on me porte ne percent plus un
père infirme et mourant... Il ne tient qu'à vous de me faire
chérir la vie... Souvenez-vous que vous êtes nécessaire à mon
bonheur ! » De tels accents n'ouvrent-ils pas des jours pré-
cieux sur la psychologie des grands déchaînement mystiques ?
Une sorte de Moultou français vis-à-vis de Jean- Jacques,
ce fut Bernardin de Saint-Pierre, en dépit de sa supériorité
intellectuelle sur le pasteur de Genève. Son opuscule sur La vie
et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau^ écrit au lendemain
de la mort de ce dernier, offre encore un utile document de
psychologie dévote, le chapitre le plus curieux en étant peut-
être celui qui oppose, dans une intention éducatrice, le carac-
tère naturel de l'homme à son caractère social. Le caractère
naturel est bon, expose en effet Bernardin, mais on est forcé.
m
CONCLUSION 443
pour constater cet excellent caractère originel de recourir
aux peuples les plus voisins de la nature, à ceux de l'Amérique
du Nord en particulier. Là, selon les relations du jésuite
Charlevoix, les pères et les mères témoignent à leurs enfants
une affection qui va jusqu'à la faiblesse. Jamais ils ne les
maltraitent ! Pour châtier leurs écarts de conduite, ils se con-
tentent de leur dire avec tristesse : tu n'as pas raison !
Quelquefois, afin de corriger les plus graves défauts de
leurs rejetons, ils usent des prières et des larmes, jamais des
menaces. Une mère qui voit sa fille se mal conduire se conten-
tera de pleurer en lui disant : Tu me déshonores ! Et cette
manière de reprendre se montre souvent efficace. La plus
grande punition usitée parmi ces sauvages pour la correction
de leurs enfants est de leur jeter un peu d'eau à la face : on a
vu des filles s'étrangler pour avoir reçu de leur mère une
réprimande assez douce ou quelques gouttes d'eau au visage,
et les en avertir alors en leur disant : Tu n'auras plus de fille I
— L'auteur de ces persuasifs arguments reconnaît d'ailleurs
que les récits de Charlevoix sont semés de correctifs. En effet,
le religieux séduit par quelques traits, explicables, en réalité,
par la très stricte discipline traditionnelle qui se cache sous
ces formules naïves, n'en a pas moins dit également toute la
barbarie cruelle et follement superstitieuse de ces fils de la
Nature ; mais le futur auteur de Paul et Virginie ne veut voir
dans ces ombres au riant tableau tracé par lui que l'ouvrage
de la Compagnie de Jésus, corrigeant les impressions spon-
tanées de son délégué d'outre-mer. — En réalité, ces contra-
dictions sont explicables par la sociologie mystique des mis-
sionnaires, tant bien que mal raccordée par eux avec les
constatations de leur expérience au delà des océans.
Quant au caractère social, qui est celui des civilisés. Ber-
nardin l'explique par l'uniformité de l'éducation en commun
qui apprend, dit-il, à parler plutôt qu'à agir et rend pour toute
leur vie les Européens babillards, cruels, trompeurs, hypo-
crites, intolérants, sans principes ! Une jeunesse façonnée
dans nos écoles ne retiendra de son éducation que deux
444 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
maximes : Tune de se laisser conduire par l'amour des
louanges, l'autre de prétendre en toutes choses à la première
place ! Cette « opinion de collège » (en réalité, c'est l'impéria-
lisme essentiel de l'homme) se décore du titre spécieux d'émula-
tion et produit tous nos désordres. Si pourtant l'on considé-
rait que le cœur humain n'a que deux ressorts, l'ambition et
l'amour, il serait bien plus raisonnable d'apprendre aux
enfants à faire l'amour (sic) qu'à montrer de l'émulation.
Car l'amour pourrait trouver un objet honnête qui le rempli-
rait, tandis que l'émulation n'en saurait trouver, dans la
société, qui ne tourne à la ruine de celle-ci ! — Typique abou-
tissement de la morale erotique issue de Platon, cultivée par
la tradition romanesque et portée à son plein développement
par le romantisme.
Rousseau, achève Bernardin, possédait ce privilège unique
d'avoir conservé son caractère naturel. (Et c'est ici un très
reconnaissable écho des conversations de l'auteur des Dia-
logues.) Régi dès sa naissance par les douces lois de la Nature,
il avait été invité par cette tendre mère à se montrer aimant,
sincère, confiant et bon. Contraint cependant à changer de
religion pour avoir du pain, livré à des moines corrompus
qui l'outragèrent, il dut, toute sa vie, se croire dans la société
en pays ennemi, ce qui le rendit timide, solitaire et méfiant.
Il s'est fait une foule de partisans au fond du cœur, parce que,
toujours, il prend les intérêts de Vhomme contre le citoyen ! —
Un naïf aveu, n'est-il pas vrai, de la portée morale et sociale
vraie du rousseauisme, et qui nous conduit bien loin des
initiales prétentions civiques de l'auteur des Discours ! Mais
toute la première génération rousseauiste en France les
Guillard de Beaurieu, Baculard d'Arnaud, Delisle de Sales,
Loaisel de Tréogate, Restif de la Bretonne, Mercier, et bien
d'autres encore ont pensé sur ce sujet comme Bernardin I
Un autre admirateur de Jean- Jacques montra d'abord un
peu plus d'indépendance et de personnahté. C'est Alexandre
Deleyre, girondin, qui devait être député à la Convention.
Il était venu à Rousseau par Diderot et ses manières avec
CONCLUSION 445
l'ermite de La Chevrette furent d'abord assez dégagées,
volontiers plaisantes comme il convenait à un fils de la gail-
larde Gascogne. Il hasarde même à l'occasion quelques cri-
tiques sans ambages : « Savez-vous, pour venir à votre sys-
tème sur les sciences, ce que je trouve de plus fort à y oppo-
ser ? Ce sont les guerres perpétuelles que se font les peuples
ignorants et vigoureux. D'où je conclurais volontiers que
les hommes sont méchants quand ils sont forts. Voyez les
haines héréditaires de nation à nation entre les sauvages.
D'où vient que lés Suisses, d'ailleurs si heureusement unis
entre eux, ne peuvent se passer de se battre chez leurs voi-
sins ? A quoi servirait la force si la méchanceté ne la mettait
en exercice, etc. ?... » Et encore, en maudissant la perfidie des
hommes : « Où avez-vous pris qu'ils étaient bons ? Dans votre
cœur sans doute ? Mais leurs actions m'instruisent mieux
que vos sentiments et les miens ! » Ce que le maître ne niait
pas au surplus, pour le temps présent. Citons enfin (du
14 septembre 1757) ce hardi persiflage, que i'ermite n'eût
pas toléré quelques années plus tard : « Bonjour, cher citoyen,
bâtissez-vous quelque beau système que nous ne puissions ni
suivre, ni réfuter ? »
Mais ce ton dégagé va se faire presque dévot et se rappro-
cher du style de Moultou après la Lettre à d' Alembert, VHéloïse
et VEmile, lorsque le rousseauisme vrai se dessine sous son
aspect bien plus amplement émotif et mystique. Déjà, pen-
dant la crise de 1757 à 1758, le Bordelais est resté fidèle au
Genevois : « Oubliez, lui écrit-il alors, les lâches amis qui vous
ont abandonné, mais pensez que les riches n'ont jamais eu
pour vous de véritable amitié... J'ai appris qu'on vous accusait
de noirceur, et je ne vous en ai pas cru le moins du monde
capable. Je ne me suis pas même informé de ce qu'on vous
imputait, tant je compte sur vous ! » On ne pouvait mieux
faire les choses et il se brouilla avec Diderot, son premier
patron, presque aussitôt que Jean-Jacques, qui, pendant
quelque temps, lui en tiendra compte. Ce dernier répond,
néanmoins, assez paresseusement à un publiciste sans dis-
446 JEAN-JACQUES ROUSSEAU
crétion et sans influence, le traite d'ordinaire en quantité
négligeable et ne l'acceptera jamais pour « ami « en titre,
malgré le stage auquel le candidat déclare se soumettre avec
patience, sans se décourager jamais devant les rebuffades du
grand homme.
En 1760, Deleyre est placé comme bibliothécaire près du
jeune prince de Parme, se marie, devient père d'un enfant
infirme et n'en sera que plus fervent rousseauiste par appétit
de tonification mystique. Rousseau répond peu à ses lettres
plaintives, mais quelquefois pourtant, et par pure compassion,
semble-t-il : « Je ne vous prie plus d'être de mes amis, écrira
Deleyre, puisque je n'ai pu mériter de votre part ce bonheur
encourageant... Permettez-moi d'embrasser vos genoux et
de baiser vos mains avec cette ardeur et ce saisissement dont
je me sentis pressé contre votre sein quand je vous quittai
pour la dernière fois, baigné de mes larmes qui coulèrent de
Montmorency jusqu'à Paris... Vous me tenez lieu des anges
gardiens et du démon de Socrate, vous dont les exemples et
les discours me touchent et m'agitent tour à tour de remords
et de bons sentiments... Mon respectable ami, vous me faites
verser des larmes. Je ne puis vous exprimer ce qui me les
arrache, mais elles ne sont pas amères et je vous remercie de
l'attendrissement que vous excitez dans mon pauvre cœur
qui périssait d'aridité ! »
Puis survient encore un orage parce que Deleyre a cru
sortie de la plume de son maître une certaine Lettre à l'arche-
vêque d'Auch qui parut peu après la Lettre à M. de Beaumont
et fut presque unanimement attribuée à Rousseau. Pour cette
faute involontaire, il reçoit de Motiers une lettre fort brutale
et se révolte un instant : « La croyez-vous donc infaillible,
riposte-t-il, cette conscience qui vous donne d'ailleurs tant
d'empire sur les autres âmes ? Est-elle plus à couvert de la
surprise des passions qu'à l'abri des erreurs ? » Et Jean- Jacques
de retirer ses duretés. Et Deleyre de se jeter aussitôt dans ses
bras ou plutôt à ses pieds : « Qu'a besoin Dieu d'envoyer des
anges pour révéler et inspirer ce qu'il voit et ce qu'il veut,
CONCLUSION 447
cet Etre inconnu que j'adore de cœur et que j'aime en vous ! »
— En récompense de ces prosternations très flatteuses à la
vanité du délégué d'En-Haut, celui-ci propose à Deleyre
d'écrire une Préface générale pour ses Œuvres complètes, assuré
que le ton de cette préface sera respectueux à souhait ; mais
le projet n'aura point de suite et la vie du bibliothécaire
restera traversée de chagrins ; après un fils mal conformé,
il a eu une fille qui a dû être sevrée au bout d'un mois par sa
mère et qui risque de mourir de faim ; bientôt les consola-
tions qui lui venaient encore parfois de son directeur spirituel
vont lui faire entièrement défaut, car la lapidation de Motiers
met un terme à leur correspondance, au moins de la part de
Rousseau qui n'enverra plus qu'une lettre unique, après un
an de silence obstiné; elle porte la date du 13 décembre 1766
et se rattache à l'affaire Hume qui acheva de consommer leur
rupture, car le Bordelais, demeuré homme de sens en dépit
de sa dévotion rousseauiste, parut admettre que Jean- Jacques
pût avoir quelques torts, bien que Hume eût manqué de
modération : « Si vous êtes aussi prompt à l'accusation et
même à l'offense, avait-il écrit (et il en pouvait parler de
science certaine), vous savez revenir de la précipitation de
vos jugements désavantageux ! » Mais l'exilé le savait de
moins en moins chaque jour, en raison des progrès de son
mal et, bientôt, les obstinés comme Gorancez obtiendront
seuls de lui une sorte de prescription tacite pour leurs pré-
tendus torts à son égard, après avoir subi des algarades dont
ils devront commencer par ne montrer eux-mêmes aucune
mauvaise humeur, ou mênie aucun souvenir ! Ses relations
avec Deleyre en restèrent donc là, sans merci.
Ajoutons que parmi tant d'amis dévoués que lui valurent et
certains aspects, attachants malgré tout, de sa personnalité
morale et surtout son génie d'expression, la palme de la tolé-
rance et de la constance appartient sans conteste au plus
haut placé de tous dans la hiérarchie sociale de l'époque,
à un prince du sang royal de France, à Gonti dont les ména-
gements pour l'exaspérant maniaque furent véritablement
448
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
infatigables. Un Bourbon a fait mieux encore, sur cette voie,
que les Luxembourg, les Keith ou les Davenport parce qu'une
expérience plus prolongée l'avait instruit davantage sur les
morbides susceptibilités de l'ennemi des grands. Lorsqu'il
héberge et défraie à Trye M. Renou dont il reçoit tout aussitôt
les plaintes les plus amères sur ses domestiques : « Je mande
près de moi, écrit-il, tous ceux qui se sont mal conduits pour
approfondir la matière, leur en imposer ou les punir, ou même
m'en défaire, s'il n'y a pas d'autre remède [Rousseau refusa
ce remède héroïque]... J'ai peut-être le tort à vos yeux de
vous avoir négligé depuis votre retour... par prudence,
c'est-à-dire en raison du décret toujours suspendu sur la tête
de l'écrivain et du danger d'attirer sur lui l'attention des auto-
rités. Le prince croit son hôte irrité pour n'avoir pas reçu de
lettre de sa main depuis un mois environ, ce qui lui inspire
cette humble explication : « Si vous trouvez le tort assez grand
pour m'en savoir tel mauvais gré de ne vouloir plus de moi le
moindre petit service, je m'en afflige et je me le reproche. Je
m'en humilie. Je m'avoue un dissipé et un paresseux, mais .je
vous assure que mon amitié pour vous n'en est pas moins
sincère. Si, malgré cela, vous ne voulez pas me le pardonner,
et que, pour m'en punir, vous ne vouliez plus recevoir l'asile
que je vous ai donné, je vous demande au moins de me laisser
le temps de prendre les moyens de vous mettre en sûreté
dans la traversée que vous serez obligé de faire en France. »
Nous avons dit que Jean- Jacques le menaçait volontiers
de se livrer aux tribunaux français, ajoutant qu'il ne serait
pas déshonoré par les décisions de ces tribunaux : « Non cer-
tainement, monsieur, répond Conti le 9 septembre 1767, vous
ne serez pas déshonoré, mais vous serez condamné, mais des
hardiesses inutiles seront données comme une manie de faire
parler de vous. Votre réputation en déchoiera. Vous mettrez
vos amis au désespoir, et des malheurs dans lesquels vous
serez, et des injustices que vous essuierez de la part des
hommes faibles qui ne savent que donner de mauvaises causes
aux meilleures actions parce que les bons motifs ne sont ni dans
CONCLUSION 449
leurs cœurs, ni même à leur connaissance. Et c'est là le grand
nombre ! Pour Dieu, monsieur, ne vous y commettez pas et
épargnez-en la honte et la douleur à vos amis. » Mais ceci était
peut-être trop raisonné déjà pour le destinataire et l'humilia-
tion pure et simple de la précédente lettre avait eu sans doute
plus d'action sur sa secrète volonté de puissance.
Aussi Conti reviendra-t-il vite à ces accents de contrition
sans réserves : « C'est, écrit-il par exemple le 23 mars 1768,
c'est un vieillard qui a la honte d'être presque aussi dissipé
qu'un jeune homme, c'est un lanternier, un paresseux de
caractère qui a les premiers torts [en ne venant pas à Trye
visiter son hôte]. C'est un malade [il a la goutte] qui a celui
de n'être pas parti aujourd'hui. Mais moi, l'ami sincère de
M. Renou, je n'en ai point. » Un fictif dédoublement do» la
personnalité qui est certes dicté par une inspiration plus déli-
cate que celui dont nous ont rendu témoins les Dialogues !
« En vain, poursuit le prince, M. Renou m'a-t-il accablé de
reproches dans une lettre qu'il a écrite à M^^ de Boufflers sur
le délai de mon voyage, je le renvoie à gronder le vieillard
dissipé, à lui en faire honte ! Cela sera juste et le vieillard sera
honteux... Plaignez-moi donc, monsieur, de ne pouvoir encore
aller m'excuser moi-même très en détail sur ce que vous me
reprochez et recevez l'abrégé de mes excuses, en attendant
que je puisse aller vous voir. » Et, le 9 avril : « Je vous avais
promis de vous voir demain, mais je vous prie de consentir
à ce que ce ne soit que lundi après-demain. » — Enfin, après
leur dernière entrevue à Nevers où Rousseau vint de Bourgoin
au cours de l'été 1769 : « Ce n'est qu'hier, monsieur, que j'ai
pu achever de m'acquitter de la déraisonnable et désolante
commission que vous m'avez donnée. C'est avec le plus grand
regret et uniquement par fidélité que je l'ai exécutée ! »
Ces documents en disent long sur l'évolution des esprits
pendant les dix années qui venaient de s'écouler et sur les
atténuations que les mœurs apportaient dès lors aux insti-
tutions de l'ancien régime français ! — Eh bien, après tant
de condescendance et de déférence aux capricieuses impul-
29
450
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
sions du persécuté, voici le jugement que Bernardin de Saint-
Pierre put recueillir de la bouche de M. Renou sur le posses-
seur du château de Trye, quelque dix années plus tard :
« C'était un prince qui promettait toujours et qui ne tenait
jamais ! Il s'était engoué de moi ! Il m'a causé de violents
chagrins. Si jamais je me suis repenti de quelques démarches,
c'est de celles que j'ai faites auprès des grands I » Peut-être,
mais à qui la faute ? O Luxembourg, Keith, Boufflers, Che-
nonceaux, Verdelin, Gonti, pardonnez à l'ingratitude de votre
obligé, dans un Au-delà qui fut plus indulgent que lui sans
doute à l'entière bonne volonté de votre cœur !
Si Gonti est le plus méritant, à notre avis, des successifs
patrons de Rousseau, le plus intéressant peut-être est le
marquis de Mirabeau, père du tribun de 1789, celui qui s'inti-
tufait « L'Ami des hommes » et qui a eu des étincelles de génie
dans une production intellectuelle trop souvent fumeuse et
confuse. On le voit en effet parler quelquefois de Jean- Jacques
à Jean-Jacques en personne comme en devait parler la posté-
rité la plus éclairée et de façon à nous remémorer certaines
pages critiques de Sainte-Beuve, par exemple. Ainsi, mêlant
l'éloge outré au blâme spirituel, il ose donner nettement rai-
son à Hume dans la querelle de 1766 sans pourtant irriter
gravement Rousseau qu'il traite sans façon de « fou, de fer
rouge à prendre avec des pincettes, d'imagination échauffée
et de caricaturiste » en se supposant à la place de l'Écossais
pour le juger ! Il ajoute que sa lettre accusatrice de juillet 1767
est un chef-d'œuvre de rêve prolongé, mais aussi d'éloquence
et de sentiment, dont il mérite d'être remercié ! — « Vous
n'avez d'ennemi que vous-même, insistera-t-il à propos de
cette querelle fameuse... Dites-moi si votre âme, qui me
paraît écorchée, se cicatrise ! » Et il décrit en ces termes le
caractère de Hume qu'il a fréquenté à Paris : « Il n'est certai-
nement point chaud, mais bonhomme, aimable et facile I »
Il exprime enfin, sur les causes véritables des intermittentes
exaspérations du malade, la même opinion que tous les obser-
vateurs attentifs de ce dernier : « Vous êtes plus attaché à la
CONCLUSION 451
société que tout autre. La société vous est bonne : elle est
bonne à tout être humain. Vous en avez fui les vieux ronge-
temps et ronge-patience, les embarras, les rites, les haleines
fades et les dégoûts ; mais vous avez toujours travaillé pour
elle, pour vous par elle, en un mot, vous avez beaucoup vécu
dans l'opinion des autres et vous cherchez encore, dans le
maintien de ceux qui vous font visite, si vous êtes heureux ! »
Ce qui fait songer aux analyses de Stendhal. « Je voudrais
donc vous apprendre encore un par-delà ! » Et c'est presque
du Nietzsche î
Mais il sait qu' « une société d'hommes conséquents n'aurait
pas deux générations » et il apprend à Jean- Jacques qu'en
revanche il a dit récemment de lui à l'une de leurs amies
communes : « Ces âmes vastes saisissent tout et cela les
trouble 1 Laissez-lui son bonheur. Je le conçois. J'en jouirais.
C'est une manière d'innocent quiétisme [ceci longtemps avant
la suggestion de Jean- Jacques en personne dans ses Dia-
logues] qui réunit la paix de l'apathie et les foies passagères de
l'illuminé... Pour jouir de la société, il faut notre disposition
à chercher toujours en autrui si nous sommes heureux, à
déprendre d'un coq à l'âne que fait un commissionnaire,
d'un portier qui nous repousse, d'un laquais qui nous annonce,
d'un faquin décoré dont les droits à l'accueil distingué font
perdre dans l'air la réponse d'un homme de mérite questionné ! »
Jean- Jacques devait reconnaître à ce dernier trait le Rous-
seau d'avant 1750. « D'après ce bavardage, achève son corres-
pondant, vous croirez que je n'ai autre chose à faire qu'à
philosopher ab hoc et ab hac, en ramassant les papiers épars
dans quelques vieux greniers du château de Montaigne ! » Et
cela est bien joliment dit, n'est-il pas vrai ?
L'appréciation du marquis sur Y Héloïse est également fort
intéressante : « Vous avez eu pour objet, par une fiction ingé-
nieuse et pleine de vérité, de donner cette leçon, si utile à
l'homme fragile par nature, qu'il n'est point de voie détournée
d'où il ne puisse rejoindre la route des vertus. » Ceci pour
Julie. « Mais que, surtout, il faut se rendre justice, avouer
452
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
qu'on fut hors du cercle et y rentrer, et ne pas suivre cette
fausse conscience, dangereux principe de toutes les déprava-
tions des mœurs qui étend les barrières de l'honnête à raison
de ce qu'on s'en est plus écarté soi-même ! » Ceci pour Saint-
Preux et pour son peintre complaisant. — Et l'appréciation
est digne de l'homme qui a aussi ce beau retour sur lui-même :
« Quand je vois les jours si courts, et l'intervalle du lever au
coucher si rapide, la vie disparaître et les ombres de l'âge
descendre des sommets de mon horizon, je me dis que chaque
instant est précieux pour bien faire et je ne trouve guère que
je fasse bien qu'en cela ! »
Enfin, voici un portrait psychologique plus poussé du
névropathe de génie : « Je croirais vous faire tort en vous
excitant à l'émotion. C'est un ressort, chez vous, prompt à la
détente et dont on n'a que trop abusé. De cette vue a résulté
le sang-froid plein de franchise mais aussi d'égalité avec lequel
je vous ai abordé... De là cet étonnement intérieur chez vous
qui prolongerait quelques-uns de vos regards jusque dans
mon âme, pour y trouver la conciliation de ces contraires avec
le flambeau d'une intelligence encore entièrement neuve sur la
science de l'empire sur soi-même. C'est néanmoins cet empire
et celui de la raison que les gens de bien qui voudront user
de vous en conscience doivent sans cesse interroger chez vous.
Une âme forte et élevée était sortie des mains du Créateur
pourvue de toutes ses facultés ; la première de ces facultés
qui sort de sa coque est la sensibilité. L'usage de celle-ci est
doux ; ses abus même et jusqu'à ses mécomptes sont si
piquants qu'on s'accoutume à l'exercer seule ; et, de même
qu'un bras tenu constamment en écharpe s'engourdit
et devient nul, ainsi la raison, la force, la justice plénière, la
charité bien ordonnée et autres facultés si nécessaires à la
plénitude de notre être et à la maturité de notre âge demeurent
engourdies et sans essor. Ainsi l'homme devient une image à
la fois vivante et masquée de son Créateur ! Ainsi le plus rare
génie se trouve accompagné de la plus fragile pusillanimité...
De là ces axiomes si répétés, mais si peu crus de ceux qui ont
CONCLUSION 453
obtenu le pouvoir de tenir tête à Vorage [vital] ; cela est plus
lort que moi... Je suis incapable... Je n'ai plus de tête, etc..
J'ai jugé qu'il vous fallait du calme et de la cordialité sans
émotion; voilà le chiffre de mon allure. Et, pourtant, vous
m'avez vu tel que je suis î » Jean- Jacques regimbe toutefois
lorsque Mirabeau veut imprimer une de ses lettres dans la
revue éditée par les Economistes; et l'Ami des hommes de
revenir au ton familier : « Là, là, ne grognez plus, révérend
père Nabuchodonosor !... Ce n'est pas le tout d'être grognon,
il faut encore être poli, etc.. » On conçoit que les relations
n'aient pas été de très longue durée entre ces deux originaux !
La merveille est qu'elles aient pu se prolonger malgré tout
quelques années.
Parvenu de la sorte au terme de notre tentative biogra-
phique à l'égard de l'homme à la fois le plus essentiel et le
plus difficile à pénétrer des temps modernes, nous conclurons
volontiers, comme l'a fait son dernier historien M. Ducros,
qui a recueilli l'approbation de ses fervents d'aujourd'hui.
Nous redirons notre admiration pour son génie d'expression
qui a renouvelé la poésie contemporaine et notre compassion
pour des souffrances nées de dispositions morbides qu'il
atténua peut-être de façon passagère mais aggrava finale-
ment par son imprudente hygiène mentale; ce qui est le
défaut de tous les névropathes non soumis à quelque solide
discipline extérieure. Mais nous ne laisserons pas d'exprimer
ensuite, une dernière fois, nos appréhensions devant les con-
séquences de sa prédication morale et nous souhaiterons que
les éléments mystiques, trop prépondérants, de cette prédi-
cation puissent être équilibrés, sans trop de retard, par un
effort de raison ferme, au sein de nos sociétés contemporaines.
Le fils de l'Ami des hommes qui fut un rousseauiste pas-
sionnel à coup sûr, et peut-être un rousseauiste politique à ses
débuts dans la vie, mais que l'expérience des hommes avait
éclairé déjà vers la quarantaine, lorsque les circonstances
lui mirent en main une action appréciable sur les destinées
29.
454
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
de son pays, l'éloquent Mirabeau disait à Malouet dans les
derniers jours de son existence, en parlant des rousseauistes
sociaux extrêmes qui préparaient les violences terroristes
et les convulsions révolutionnaires : « Je n'ai jamais adopté
ni leur roman, ni leur métaphysique {mystique serait ici le
mot propre], ni leurs crimes inutiles I » Le crime est en effet
la rançon presqu'inévitable du roman ou de la mystique
romanesque quand on les transporte sans précaution dans
la sphère de la vie pratique et de l'existence en commun des
hommes.
1
TABLE DES MATIERES
Avant-propos
LIVRE PREMIER
LE ROMANESQUE
Chapitre I. — Origines et formation intellectuelle . . 3
I. Le père et la mère 5
II. Les premières années. La formation romanesque . 8
III. Vagabondages à l'aventure 17
IV. Françoise de La Tour, dame de Warens 26
V. Première crise névropathique en 1736 31
VI. Du rêve romanesque à l'abandon mystique .... 35
Chapitre IL — Aux prises avec les réalités de la vie . 42
I. Paris et Venise 43
II. Thérèse Le Vasseur 46
III. L'abandon des enfants 50
LIVRE II
LE PHILOSOPHE
Chapitre I. — Les écrits sociologiques et politiques . . 65
I. Le premier Discours 66
II. Exagérations polémiques. Affirmation de la « bonté
naturelle 70
456 TABLE DES MATIÈRES
III. Des deux significations contradictoires de l'adjectif
« naturel » 78
IV. Le second Discours. Psychologie de la compassion. 81
V. Le Contrat social 88
Chapitre IL — Les écrits moraux et pédagogiques . . 96
I. La Lettre à d Alembert sur les spectacles et son carac-
tère ambigu 97
IL L'aspect rationnel de VHéloïse 105
III. La pédagogie de Rousseau avant VEmile ... 112
IV. Emile. Psychologie de l'amour de soi. Le vicaire
savoyard 119
V. Educations émiliennes 128
VI. La Lettre à M. de Beaiimont. Psychologie de l'amour
de l'ordre éveillé par l'expérience 135
VII. Les Lettres de la montagne. Adhésions au dogme de
la bonté naturelle 144
LIVRE III
LE MALADE
Chapitre I. — Le séjour de Rousseau à l'ermitage de
la Chevrette et ses conséquences morales 165
I. La résurrection du romanesque dans le philosophe.
Le « berger extravagant » 166
IL Epanouissement du moi profond. L'orgueil masqué
de détachement 171
III. La prétention d'être « aimé pour soi-même »... 178
IV. L'effroi devant les réciprocités du lien amical . . . 188
Chapitre IL — La crise de 1757 195
I. L' « abus d'un dépôt confié par l'amitié » 201
II. L'entrée en scène de Saint-Lambert 209
III. Le caractère vrai des inquiétudes de Saint-Lambert. 214
IV. Conséquences de l'intervention de Saint-Lambert . 221
TABLE DES MATIÈRES 457
V. Le voyage de M"^" d Epinay à Genève. La « mau-
vaise » lettre 231
VL Les derniers chapitres du roman d'Eaubonne . . . 240
VIL Les lettres à Sophie 245
Chapitre III. — Sept années de production active et de
croissante influence 250
I. Nouvel entourage à Montmorency et patronage des
Luxembourg 251
IL Motiers-Travers. Correspondance de direction . . . 257
III. Un aller ego de Saint-Preux. Ignace Sautersheim. . 261
IV. Milord Maréchal. L'exposition des enfants dévoilée. 267
Chapitre IV. — La crise anglaise de 1766 273
I. Le réquisitoire contre Hume 275
IL Les plaidoiries 284
III. Verdicts du bon sens et du cœur 292
IV. Séjour à Wootton, et fuite inopinée vers le continent. 297
Chapitre V. — Pérégrinations pathologiques ..... 305
I. Le complot 306
IL Trye, Grenoble, Bourgoin, Monquin 311
III. Retour à Paris 317
LIVRE IV
LE ROMANTIQUE
Chapitre I. — Saint-Preux reflet de Jean- Jacques . . . 330
I. Platonisme et détournement de mineure 334
IL Un ami tel que l'a mérité la vertu de Saint-Preux . 345
III. Nouvelles manifestations de l'honnêteté de Saint-
Preux 354
IV. Le mari sous le charme de l'amant 361
V. Julie va marquer au ciel la place de son précepteur. 370
VI. Quelques romans ébauchés par Rousseau ..... 380
458 TABLE DES MATIÈRES
Chapitre IL — Les écrits ouvertement autobiographi-
ques 391
I. hes Lettres au président de Malesherbes 392
II. Les Confessions 398
IIL Le premier Dialogue. Psychologie et morale roman-
tiques affirmées 403
IV. Le second Dialogue. Quiétisme laïcisé 412^
V. Le troisième Dialogue. Jean- Jacques se proclame
Messie de la bonté naturelle 41^
VI. Les Rêveries du promeneur solitaire. Retour vers la
tradition rationnelle du christianisme 427
Conclusion. — Les derniers jours. — Les premiers
disciples 435
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Œuvres de Jean-Jacques ROUSSEAU
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Lepoitevîn, etc., 1 vol. grand in-8" jésus. . . . , Epuisé.
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ET DE CRITIQUE
En préparation :
BAUDELAIRE, par M. Ernest Rayaud.
LAMARTINE, par M. Jean des Cognets.
LA MENNAIS, par M. F. Dhuine.
JEAN MORÉAS, par M. Raymond de La Tailhède.
ALFRED DE MUSSET, par M. Maurice Allem.
RACINE, par M. Gonzague Truc.
RENAN, par M. Pierre Las!?erre.
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Université d'Ottawa
Echéance
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University of Ottawa
Date Due
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