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Full text of "Jean Rivard, économiste"

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BIBLIOTHÈQUE  CANADIENNE 


COLLECTION    MONTCALM 


Droits  réservés.  Canada  1913, 
par  LiBRAiBiB  Beauchemin  limitée,  MontréaL 


N.  412  B 


JEAN    RIVARD 

ÉCONOMISTE 


JEAN    RIVARD 

ÉCONOMISTE 
POUR  FAIRE  SUITE 

A 

JEAN  RIVARD  LE  DÉFRICHEUR 


PAR 

AV  GERIN-LAJOIE 


DEUXIÈME  ÉDITION  —  REVUE  ET  CORRIGÉE 


X 


il      J 


MONTREAL 

LIBRAIRIE  BEAUCHEMIN,  Limitée 

79,  rue  S^-Jacques 

1913 


PS 

y 


JEAN  RIVARD,  ÉCONOMISTE  0) 


LA  LUNE  DE  MIEL 

Sans  la  femme,  l'homme  serait  rude,  grossier, 
solitaire.  La  femme  suspend  autour  de  lui  les 
lleurs  de  la  vie,  comme  ces  lianes  des  forêts  qui 
décorent  le  tronc  des  chênes  de  leurs  guirlandes 
parfumées.  Enfin  l'époux  chrétien  et  son  épou- 
se vivent,  renaissent  et  meurent  ensemble  ;  en- 
semble ils  élèvent  les  fruits  de  leur  union  ;  en 
poussière  ils  retournent  ensemble  et  se  retrou- 
vent ensemble  par  delà  les  limites  du  tombeau. 

Chateaubriand 

RANSPORTEZ-vous  au  Centre  du  canton  de  Bristol. 
Voyez-vous,  dans  l'épaisseur  de  la  forêt,  cette 
petite  éclaircie  de  trente  à  quarante  acres,  encore 
parsemée  de  souches  noirâtres  ?  Voyez-vous,  au 
milieu,  sur  la  colline,  cette  maisonnette  blanche,  à  l'appa- 
rence proprette  et  gaie  ? 

C'est  là  le  gîte  modeste  de  Jean  Rivard  et  de  Louise 
Routier. 

La  maison  est  meublée  simplement,  économiquement, 
mais  tout  y  est  si  bien  rangé,  si  propre,  si  clair,  qu'on  reçoit 
en  y  entrant,  un  reflet  du  bonheur  de  ceux  qui  l'habitent. 
Douze  chaises  de  bois  et  une  couple  de  fauteuils  ont  rem- 
placé les  bancs  grossiers  de  la  cabane  primitive  ;  une  table 
de  bois  de  pin,  d'une  certaine  élégance,  recouverte  d'une 
toile  cirée,  sert  de  table  à  dîner  ;  le  lit  large  et  moelleux 
apporté  par  Louise  a  remplacé  le  grabat  des  deux  années 
précédentes  ;  quelques  lisières  de  tapis  de  Catalogne,  fabriqué 
à  Grandpré  par  Louise  Routier  elle-même,  couvrent  le 
plancher  de  la  petite  chambre  de  compagnie.  C'est  aussi 
dans  cette  dernière  chambre  que  se  trouve  le  buffet  ou 
l'armoire  contenant  le  hnge  de  ménage. 

(1)  Cette  seconde  partie  de  Jean  Rivard  a  été  publiée  pour  la 
première  fois  dans  le  Foyer  Canadim,  en  1864. 


12  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

La  chambre  à  coucher  des  jeunes  époux  ne  se  distingue 
par  aucun  meuble  ou  ornement  superflu.  A  part  le  lit 
et  l'armoire  de  Louise^  une  couple  de  chaises  et  le  miroir 
indispensable,  on  n'y  voit  qu'un  petit  bénitier  et  un  cru- 
cifix en  bois  peint  suspendus  à  la  tête  du  lit,  et  un  cadre 
modeste  représentant  la  sainte  Vierge  et  l'enfant  Jésus. 

Dans  la  salle  à  dîner,  à  part  les  chaises,  la  table  et  le 
garde -manger,  on  ne  voit  qu'une  pendule  qui  peut  avoir 
coûté  de  cinq  à  dix  chelins,  et  la  croix  de  tempérance, 
accolées  sur  la  cloison. 

Toute  modeste  cependant  que  soit  cette  habitation,  elle 
peut  passer  pour  splendide  comparée  à  celle  qu'occupait 
Jean  Rivard  durant  les  deux  premières  années  de  son  sé- 
jour dans  la  forêt. 

J'entends  d'ici  le  lecteur  s'écrier  :  Quelle  cruauté  !  quel 
égoïsme  de  la  part  de  Jean  Rivard  !  Comment  n'avait-il 
pas  prévu  que  la  jeune  fille  élevée  dans  une  riche  et  po- 
puleuse campagne,  entourée  de  parents  affectionnés,  d'ai- 
mables et  joyeux  voisins,  reculerait  d'effroi  devant  cette 
sombre  forêt,  devant  ces  souches  lugubres  et  cette  nature 
sauvage  ? 

Détrompez-vous,  lecteur  ;  la  vue  des  grands  arbres  sur 
lesquels  les  yeux  s'arrêtaient  de  tous  côtés,  la  tranquilhté 
de  cette  solitude,  n'effrayèrent  nullement  l'imagination 
de  la  jeune  femme.  L'asile  modeste  qu'elle  alladt  embelUr 
par  sa  présence,  et  où  elle  devait  gouverner  en  reine  et 
maîtresse,  était  propre,  gai,  confortable  ;  elle  ne  l'eût  pas 
échangé  contre  la  plus  riche  villa.  D'ailleurs,  qui  ne  sait 
que  les  lieux  où  l'on  aime  ont  toujours  un  aspect  char- 
mant ? 

On  ne  vit  qu'où  l'on  aime  et  la  patrie  est  là. 

Il  faut  bien  se  rappeler  aussi  que  Louise  ne  s'était  pas 
mariée  afin  de  mener  plus  facilement  une  vie  frivole  et 
dissipée,  courir  les  bals  et  les  soirées,  et  briller  dans  le 
monde  par  une  toilette  extravagante.  Je  ne  voudrais  pas 
prétendre  qu'elle  eût  perdu  en  se  mariant  ce  besoin  de 
plaire  et  d'être  aimé  qui  semble  inné  chez  la  femme  ;  mais 
elle  avait  fait  un  mariage  d'inclination,  elle  se  sentait  aimée 
de  celui  qu'elle  aimait,  et  cela  lui  suffisait  pour  être  heureuse. 

Jean  Rivard  l'aimait  en  effet  de  toute  l'ardeur  de  son 
âme,  cette  jeune  femme  si  belle,  si  douce,  si  pieuse,  qui 
lui  avait  confié  le  bonheur  de  toute  sa  vie  ;  il  l'aimait  de 
cet  amour  fondé  sur  l'estime  autant  que  sur  les  quahtés 
extérieures,  qui  loin  de  s'éteindre  par  la  possession  ne  fait 
que  s'accroître  avec  le  temps. 


LA  LUNE   DE   MIEL  13 

On  ne  sera  donc  pas  étonné  quand  je  dirai  que  Louise, 
qui,  antérieurement  à  son  mariage,  n'était  jamais  sortie 
de  sa  paroisse,  n'éprouva  pas  le  moins  du  monde  cette 
nostalgie  dont  souffrent  si  souvent  les  personnes  qui  s'é- 
loignent pour  la  première  fois  de  leur  endroit  natal.  Elle 
pensait  bien,  il  est  vrai,  à  sa  bonne  mère,  à  son  père,  à  ses 
frères  et  sœurs,  mais  ce  n'était  que  pour  mieux  éprouver  la 
puissance  du  commandement  divin  :  la  jeune  fille  quittera 
son  père  et  sa  mère  pour  suivre  son  époux.  Elle  se  sentait 
comme  fascinée,  comme  irrésistiblement  attachée  à  cet 
homme  au  cœur  chaud,  aux  sentiments  chevaleresques, 
qu'elle  avait  choisi  pour  son  protecteur  et  son  maître,  et 
qu'elle  désirait  de  tout  son  cœur  rendre  heureux. 

En  entrant  en  ménage  Louise  s'empara  du  ministère 
de  l'intérieur,  exercé  d'abord  par  notre  ami  Pierre  Gagnon, 
puis  par  la  mère  Guilmette,  et  elle  en  remplit  les  devoirs 
avec  une  rare  habileté.  Elle  était  aidée  dans  ses  fonctions 
domestiques  par  l'ancienne  servante  de  sa  mère,  la  fille 
Françoise,  qui,  pour  des  motifs  qu'on  connaîtra  plus  tard, 
avait  non  seulement  consenti  mais  même  demandé  avec 
instance  à  suivre  Mademoiselle  Louise  dans  le  canton  de 
Bristol. 

Durant  les  premières  semaines  qui  suivirent  son  mariage, 
Jean  Rivard  se  donna  plus  de  bon  temps  qu'à  l'ordinaire. 
Sa  principale  occupation  fut  de  nettoyer  les  alentours  de 
sa  demeure,  de  les  enjoHver,  de  faire  à  l'intérieur  diverses 
améhorations  réclamées  avec  instance  par  la  nouvelle 
ménagère.  Il  fit  pareillement  de  chaque  côté  du  chemin 
public  et  sur  toute  la  largeur  de  sa  propriété  une  planta- 
tion d'arbres  de  différentes  sortes  qui  devaient  plus  tard 
orner,  embellir  et  égayer  sa  résidence.  On  a  déjà  vu 
que  Jean  Rivard  aimait  beaucoup  les  arbres  ;  il  était  même 
à  cet  égard  quelque  peu  artiste.  Il  ne  les  aimait  pas  seule- 
ment pour  l'ombrage  qu'ils  offrent,  mais  aussi  pour  le 
coup-d'œil,  pour  l'effet,  pour  la  beauté  qu'ils  donnent  au 
paysage.  C'est  un  goût  malheureusement  trop  rare  chez 
le  cultivateur  canadien,  qui  ne  recherche  en  tout  que  l'u- 
tile, et  qui  souvent  passera  devant  les  plus  beaux  panora- 
mas champêtres  sans  manifester  la  moindre  émotion.  Soit 
effet  d'une  nature  plus  artistique  ou  d'un  esprit  plus  cul- 
tivé Jean  Rivard  faisait  exception  à  la  règle.  Il  mettait 
autant  d'attention  à  bien  tailler  ses  arbres,  à  disposer  sy- 
métriquement ses  plantations  autour  de  sa  demeure  qu'il 
en  accordait  au  soin  de  ses  am'maux  et  aux  autres  détails 
de  son  exploitation. 

Parmi  les  travaux  d'une   utilité  plus  immédiate   aux- 


14  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

quels  il  se  consacra  durant  ces  quelques  semaines,  fut  le 
creusement  d'un  puits  qu'il  construisit  à  mi-chemin  entre 
sa  grange  et  sa  maison  ;  ce  puits  qui  fournissait  en  abon- 
dance une  eau  claire  et  fraîche  répondait  aux  besoins  de 
la  cuisine  et  servait  en  même  temps  à  abreuver  les  ani- 
maux. 

Il  construisit  aussi  un  four  de  moyenne  grandeur  qui 
devait  remplacer  le  chaudron  dans  la  cuisson  du  pain  ; 
ce  four  bâti  en  brique,  avec  un  mélange  de  glaise  et  de 
mortier,  ne  lui  coûta  guère  plus  de  deux  ou  trois  jours 
de  travail. 

Tout  en  travaillant  en  dehors,  Jean  Rivard  rentrait  sou- 
vent à  sa  maison  ;  mais  ce  n'était  que  pour  un  instant  ;  à 
peine  le  temps  de  dire  un  mot  ou  de  donner  un  baiser. 
Louise  d'ailleurs  pouvait  le  plus  souvent  l'apercevoir  de 
la  fenêtre,  et  si  son  absence  se  prolongeait,  elle-même  allait 
le  joindre  et  causer  avec  lui,  tout  en  continuant  son  travail 
de  couture. 

Jean  Rivard  était  d'une  bonne  humeur  constante  ;  nul 
souci  n'assombrissait  sa  figure.  Sous  ce  rapport  il  était 
devenu  l'égal  de  Pierre  Gagnon,  si  ce  n'est  que  sa  gaîté 
était  moins  burlesque  et  moins  bruyante. 
'  Il  faut  bien  admettre  aussi  que  notre  jeune  couple  pos- 
sédait déjà  en  grande  partie  ce  qui  sert  à  constituer  le  bon- 
heur. Unis  par  les  Hens  d'une  affection  réciproque,  par- 
faitement assortis  sous  le  rapport  de  la  fortune,  de  l'intelli- 
gence et  de  la  position  sociale,  exempts  d'inquiétudes  sur 
les  besoins  matériels  de  la  vie,  pleins  de  santé,  de  courage 
et  d'espoir,  l'avenir  leur  apparaissait  sous  les  plus  riantes 
couleurs.  Tous  deux  se  berçaient  des  illusions  charmantes 
de  la  jeunesse  et  se  promettaient  de  longues  années  de 
calme  et  de  bonheur.  Le  séjour  des  cités,  les  richesses, 
les  grandeurs,  la  vie  fastueuse  des  hautes  classes  de  la 
société  n'auraient  jamais  pu  leur  procurer  ce  contentement 
du  cœur,  cette  félicité  sans  mélange.  Là,  les  époux  ne 
s'appartiennent  pas  ;  ils  sont  les  esclaves  des  exigences 
sociales  ;  il  leur  faut  recevoir  et  rendre  des  visites,  s'occuper 
sans  cesse  de  détails  de  toilette,  d'ameublement,  de  récep- 
tion, vivre  enfin  beaucoup  plus  pour  la  curiosité  pubUque 
que  pour  leur  propre  satisfaction. 

Rien  de  tout  cela  ne  préoccupait  nos  jeunes  mariés,  et 
on  peut  dire  qu'ils  étaient  tout  entiers  l'un  à  l'autre. 

Leur  lune  de  miel  fut  longue,  paisible  et  douce. 


L'EXPLOITATION  I5 

II 

L'EXPLOITATION 

Tu  travailleras  à  la  sueur  de  ton  front. 

Genèse 

Bientôt  Jean  Rivard  se  consacra  avec  plus  d'ardeur  et 
d'énergie  que  jamais  a  la  réalisation  de  son  rêve  favori,  la 
création  d'un  établissement  digne  de  figurer  à  côté  des 
plus  beaux  établissements  agricoles  du  pays. 

Pour  cela,  on  le  comprend,  il  lui  restait  beaucoup  à  faire. 

Mais  je  prie  le  lecteur  de  ne  pas  s'épouvanter.  Je  n'en- 
treprendrai pas  de  raconter  en  détail  les  opérations  agri- 
coles de  Jean  Rivard.  La  vie  de  l'homme  des  champs  est 
souvent  pleine  de  charmes,  mais  il  faut  l'avouer,  elle  est 
généralement  monotone.  Les  travaux  de  la  ferme  se 
succèdent  réguHèrement  comme  les  quatre  saisons  de  l'an- 
née. Les  poètes  ont  beau  d'ailleurs  nous  entretenir  de 
tous  les  charmes  de  la  vie  champêtre,  des  ravissants  aspects 
des  paysages,  de  la  verdure  des  prairies,  du  murmure  des 
ruisseaux,  des  parfums  des  plantes,  du  ramage  des  oiseaux  ; 
ils  ont  beau  nous  parler  des  chants  joyeux  du  laboureur, 
des  animaux  qui  gambadent  dans  les  gras  pâturages,  des 
jattes  de  lait  frais  qui  couvrent  la  table  des  moissonneurs 
dans  les  chaudes  journées  d'été,  des  fruits  vermeils  qui 
pendent  aux  branches  des  arbres  ;  —  il  y  a  dans  l'existence 
de  l'homme  des  champs  une  partie  toute  matérielle,  toute 
positive,  où  la  plus  riche  imagination  cherchera  vainement 
un  grain  de  poésie. 

Je  ne  donnerai  donc  qu'une  idée  assez  générale  de  la 
manière  dont  Jean  Rivard  conduisit  ses  opérations  et  des 
résultats  qu'il  en  obtint. 

Son  plan  de  campagne  était  tracé  depuis  longtemps,  il 
n'avait  qu'à  le  suivre  avec  persévérance. 

Il  connaissait  parfaitement  chacun  des  cent  acres  de 
terre  qui  composaient  sa  propriété.  Il  les  avait  mainte  fois 
parcourus  en  tous  sens  ;  il  en  avait  même  tracé  sur  le  pa- 
pier, pour  son  usage  particulier,  un  petit  plan  indiquant 
la  nature  du  sol,  les  ondulations  du  terrain,  les  différentes 
espèces  de  bois  qui  le  couvraient.  Ici  c'était  une  col- 
Hne,  là  un  petit  bas-fond  qu'il  faudrait  conserver.  C'est 
ce  qu'il  appelait  complaisamment  la  carte  de  son  royaume. 

Il  la  regardait  chaque  jour  avec  un  intérêt  toujours 
croissant. 

Après  son  mariage,  cet  attachement  à  sa  propriété  s'ac- 
crût encore  davantage  et  devint  une  espèce  de  passion. 


l6  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Il  n'eût  pas  échangé  son  domaine  pour  tous  les  trésors 
du  Pérou. 

Le  cultivateur  canadien  ne  fait  rien  sans  consulter  sa 
femme  ;  c'est  un  des  traits  caractéristiques  des  mœurs  de 
nos  campagnes  ;  et  Jean  Rivard  était  canadien  en  cela 
comme  en  tout  le  reste. 

A  peine  les  deux  époux  étaient-ils  installés  dans  leur 
nouvelle  habitation,  que  Jean  Rivard  s'empressa  d'initier 
sa  Louise  à  tous  ses  projets,  de  la  faire  confidente  de  toutes 
ses  entreprises, 

«  Tu  sais,  lui  dit-il  entre  autres  choses,  en  lui  montrant 
la  carte  de  son  royaume,  tu  sais  qu'en  me  frayant,  il  y 
a  deux  ans,  un  chemin  dans  cette  région  inculte,  j'ai  juré 
qu'avant  dix  ans  ce  lot  vaudrait  au  moins  deux  mille 
louis.  Je  tiens  à  faire  honneur  à  mes  engagements.  Il  faut 
que  dans  huit  ans,  tous  ces  arbres  que  tu  vois  soient  cou- 
pés, brûlés,  et  que  leur  cendre  soit  convertie  en  potasse  ;  à  l'ex- 
ception toutefois  de  notre  érahlière  et  d'une  étendue  de 
quinze  acres  que  nous  garderons  en  forêt  pour  les  besoins 
de  la  maison,  pour  le  chaufïage  et  pour  la  fabrication  des 
meubles,  outils  ou  ustensiles  nécessaires  à  l'exploitation 
de  la  ferme  ». 

Jean  Rivard  se  remit  donc  vaillamment  à  l'ouvrage, 
abattant,  bûchant,  brûlant,  nettoyant  chaque  année  plu- 
sieurs arpents  de  forêt. 

Pierre  Gagnon,  sur  le  compte  duquel  nous  reviendrons 
plus  tard,  n'était  plus  assidûment  à  son  service  ;  Lachance 
était  allé  s'étabHr  dans  une  autre  partie  des  cantons  de 
l'Est  ;  mais  Jean  Rivard  avait  pu  sans  peine  se  procurer  les 
services  d'autres  bûcherons. 

J'ai  déjà  dit  les  procédés  de  défrichement,  les  fatigues, 
les  misères  qui  y  sont  attachées,  je  ne  reviendrai  pas  sur 
ce  sujet  ;  je  dirai  seulement  que  les  ressources  de  notre 
défricheur  lui  permettant  désormais  de  se  procurer  au  besoin 
l'assistance  de  plusieurs  paires  de  bœufs  et  de  quelques  nou- 
veaux ustensiles,  le  déboisement  de  son  lot  devenait  une 
chose  comparativement  facile. 

Grâce  à  sa  force  physique  qui  s'était  considérablement 
développée  par  l'exercice  et  à  sa  merveilleuse  dextérité 
que  l'expérience  rendait  de  jour  en  jour  plus  surprenante, 
il  ne  craignait  plus  de  succomber  sous  le  poids  du  travail, 
et  sous  son  habile  direction,  tout  marchait  avec  une  rapidité, 
une  régularité  remarquables. 

En  outre,  depuis  que  Jean  Rivard  avait  pour  charmer 
ses  loisirs  une  compagne  intelhgente  et  affectionnée,  la 
vie  ne  lui  semblait  plus  aussi  rude.     Lorsque,  après  cinq 


L'EXPLOITATION  I7 

OU  six  heures  de  travail,  il  retournait  à  sa  maison,  et  qu'il 
apercevait  de  loin  sur  le  seuil  de  sa  porte  sa  Louise  qui  le 
regardait  venir,  ses  fatigues  s'évanouissaient  ;  il  rentrait 
chez  lui  l'homme  le  plus  heureux  de  la  terre. 

Son  habitation  lui  semblait  un  petit  paradis  terrestre. 

Environ  un  an  après  son  mariage,  par  une  nuit  sombre 
et  orageuse,  une  voiture  partie  de  la  maison  de  notre  dé- 
fricheur se  rendit  tout  d'un  trait  à  celle  du  père  Landry, 
d'où  elle  ramena  madame  Landry.  Et  le  lendemain  ma- 
tin on  apprit  que  madame  Rivard  avait  mis  au  monde 
un  fils. 

C'était  pour  les  jeunes  époux  l'accomplissement  de  leurs 
vœux,  le  complément  de  leur  bonheur.  La  mère  désirant 
que  son  enfant  fût  baptisé  sans  retard,  il  fallut  le  transporter 
à  trois  lieues  de  là,  au  village  de  Lacasseville. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  Louise  se  consacra  tout 
entière  au  soin  de  son  nourrisson.  Pendant  plus  de  trois 
mois  il  ne  vécut  que  de  son  lait.  Jour  et  nuit  elle  était 
attentive  à  ses  besoins  ;  à  son  moindre  mouvement,  elle 
volait  au  berceau.  Avec  quel  bonheur,  elle  arrêtait  ses 
yeux  sur  cette  figure  dont  la  beauté,  aux  yeux  de  la  jeune 
mère,  égalait  celle  des  anges  !  Avec  quelle  indicible  jouis- 
sance elle  le  voyait  chaque  jour  croître  et  se  développer  ! 

Ses  beaux  grands  yeux  noirs  s'épanouirent  peu  à  peu. 
Au  bout ,  de  quelques  semaines  il  commençait  à  sourire  et 
à  gazouiller,  musique  si  douce  aux  oreilles  d'une  mère  ! 

Que  d'heures  déHcieuses  les  jeunes  époux  passèrent  en- 
semble à  aimer  et  contempler  ce  premier  fruit  de  leur 
amour  ! 

Grâce  aux  soins  maternels,  à  la  bonne  constitution  qu'il 
avait  héritée  de  ses  parents,  et  à  l'air  vivifiant  de  la  forêt, 
le  petit  Louis  grandit  plein  de  vigueur  et  de  santé. 

III 

RIVARD  VILLE 

Pendant  ce  temps-là,  le  canton  de  Bristol,  et  en  par- 
ticulier l'endroit  où  s'était  étabU  Jean  Rivard,  faisait  des 
progrès  remarquables. 

Une  des  choses  les  plus  intéressantes  pour  l'observateur 
intelligent,  surtout  pour  l'économiste  et  l'homme  d'État, 
c'est,  à  coup  sûr,  l'établissement  graduel  d'un  canton, 
la  formation  d'une  paroisse,  d'un  village,  d'une  ville. 

De  même  qu'on  voit  l'enfant  naître,  croître  et  se  déve- 
lopper jusqu'à  ce  qu'il  soit  devenu  homme,  de  même  Jean 
Rivard  vit  au  sein  de  la  forêt  vierge  les  habitations  sortir 


l8  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

de  terre^  s'étendre  de  tous  côtés,  et  former  peu  à  peu  cette 
populeuse  et  florissante  paroisse  qui  fut  bientôt  connue 
sous  le  nom  de  Rivardville. 

A  peine  le  canton  comptait-il  une  centaine  de  cabanes 
de  défricheurs  qu'un  grand  nombre  de  familles  arrivèrent 
des  bords  du  Saint  Laurent  pour  s'établir  en  permanence 
dans  cette  nouvelle  contrée.  On  vit  arriver  tour  à  tour 
l'ouvrier,  faisant  à  la  fois  les  fonctions  d'entrepreneur,  de 
constructeur,  de  meublier,  de  maçon,  de  voiturier  :  le  cor- 
donnier, le  forgeron  s' aidant  d'abord  de  la  culture  de  quel- 
ques arpents  de  terre  ;  le  petit  négociant,  détaillant  pour 
la  commodité  des  nouveaux  colons,  la  farine,  le  lard,  les 
pois  et  des  choses  moins  indispensables,  comme  pipes, 
tabac,  allumettes,  bouts  de  rubans,  et  recevant  en  échange 
grains  de  toutes  sortes,  bois  de  sciage  et  de  chauffage,  cendre 
à  potasse,  œufs,  volailles,  etc.,  qu'il  revendait  à  son  tour 
dans  les  villes  ou  villages  voisins. 

Les  notes  suivantes  extraites  de  diverses  lettres  adres- 
sées de  temps  à  autre  par  Jean  Rivard  à  ses  frères  ou  à 
ses  amis  donneront  une  idée  de  cette  immigration  graduelle 
dans  la  forêt  de  Bristol. 

«  20  Juillet  —  Un  nouveau  colon,  Pierre  Larose,  est 
arrivé  ce  matin  dans  l'intention  de  s'étabHr  ici.  Il  se  pro- 
pose de  cultiver,  et  de  faire  du  bardeau.  Il  prétend  pouvoir 
faire  ces  deux  choses  à  la  fois.  Tant  mieux.  La  fabrication 
de  bardeau  est  une  excellente  industrie.  Nous  avons  la 
matière  première  sous  la  main,  et  d'ici  à  longtemps  cet 
objet  de  consommation  sera  en  grande  demande  dans  notre 
localité.  Il  est  même  probable  qu'on  pourrait  l'exporter 
avec  avantage  ». 

«  14  Août.  —  Un  ouvrier,  fabricant  de  meubles,  est 
arrivé  hier  du  district  des  Trois-Rivières  dans  le  dessein 
d'acheter  un  lopin  de  terre.  Il  a  trois  garçons  qui  gran- 
dissent, il  veut  en  faire  des  cultivateurs.  En  même  temps 
qu'il  défrichera  et  exploitera  son  lot  de  terre,  il  fabriquera, 
dans  sa  boutique,  tous  les  articles  d'ameublement  qui 
pourront  se  vendre  ici  ou  dans  les  environs,  tels  que  chaises, 
lits,  tables,  sofas,  etc.  Les  matériaux  ne  lui  coûtant  rien, 
il  prétend  pouvoir  fabriquer  ces  objets  à  bien  moins  de 
frais  qu'à  la  ville.  «Avec  ma  terre  et  ma  boutique», 
me  dit  cet  homme,  «  je  suis  à  peu  près  sûr  de  ne  jamais  per- 
»  dre  de  temps  ».  Ces  seuls  mots  m'ont  donné  de  lui  une 
idée  avantageuse  et  je  souhaite  de  tout  mon  cœur  qu'il 
devienne~un  des  nôtres». 


RIVARDVILLE  I9 

«  25  Août.  —  Encore  un  ouvrier  qui  vient  grossir  notre 
colonie.  M.  J.  B.  Leduc,  charron,  vient  d'acheter  un 
lot  à  environ  un  mille  d'ici.  Il  veut  cultiver,  avec  ses 
enfants,  en  même  temps  qu'il  exercera  son  métier  de  char- 
ron, quand  l'occasion  s'en  présentera.  Nous  avons  dans 
notre  canton  un  grand  besoin  de  voitures  de  toutes  sortes, 
et  je  suis  sûr  que  M.  Leduc  aura  peine  à  répondre  aux  com- 
mandes qui  lui  viendront  de  tous  côtés. 

M.  Leduc  me  parait  un  homme  intelligent  et  fort  res- 
pectable, et  je  suis  heureux  de  le  voir  s'étabUr  au  milieu 
de  nous  ». 

«  2  Septembre.  —  J'ai  reçu  ce  soir  la  visite  d'un  jeune 
homme  de  Montréal,  qui  désire  s'étabhr  ici  comme  mar- 
chand. Il  me  parait  assez  intelhgent,  mais  je  n'ai  pas 
hésité  à  désapprouver  son  projet.  Nous  avons  déjà  deux 
petits  négociants  dans  le  canton  de  Bristol,  c'est  assez  ; 
c'est  même  trop  pour  le  moment.  Avant  d'échanger, 
il  faut  produire.  Une  des  causes  de  la  gêne  dans  nos  cam- 
pagnes, c'est  le  trop  grand  nombre  de  commerçants.  Les 
cultivateurs  y  trouvent  trop  facilement  le  moyen  de  s'en- 
detter, en  faisant  l'achat  de  choses  inutiles.  Le  mar- 
chand, s'il  n'a  pas  un  grand  fonds  d'honnêteté,  vendra  ses 
marchandises  à  un  prix  exorbitant  ou  prêtera  à  gros  in- 
térêt, ruinant  ainsi,  en  peu  d'années,  d'honnêtes  pères  de 
famille  qui  mériteraient  un  meilleur  sort  ». 

«  10  Septembre.  —  Ouf  !  quel  ennui  !  voilà  un  importun, 
qui,  sous  prétexte  de  me  demander  conseil  sur  le  projet 
qu'il  a  de  s'établir  dans  le  canton,  me  fait  perdre  près  d'une 
heure  à  me  parler  de  chevaux.  Avec  quel  enthousiasme 
il  m'a  raconté  l'histoire  de  tous  les  chevaux  qu'il  a  achetés 
depuis  qu'il  est  au  monde  !  C'est,  je  suppose,  un  maqui- 
gnon de  profession.  J'espère  au  moins  que  notre  canton 
n'aura  pas  l'honneur  de  compter  ce  maquignon  au  nombre 
de  ses  habitants». 

«  6  Octobre.  —  Oh  !  certes,  voilà  que  notre  localité  de- 
vient célèbre  !  Un  docteur  vient  s'offrir  pour  soigner  nos 
malades  !  Jusqu'à  présent  nous  avons  dû  courir  à  La- 
casseville  chaque  fois  qu'il  a  fallu  avoir  un  médecin,  ce 
qui  n'est  pas  arrivé  très  souvent.  Dieu  merci  !  Madame 
Landry  qui  a  prêté  volontiers  son  assistance  aux  femmes, 
a  presque  toujours  remplacé  le  docteur.  Quoique  je  ne 
ressemble  guère  au  grand  Napoléon,  soit  dit  sans  vouloir 
démentir  Pierre  Gagnon,  je  pense  comme  lui  que  le  monde 
n'en  irait  pas  plus  mal,  s'il  n'y  avait  pas  autant  de  méde- 


20  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

cins.  Le  bon  air,  l'exercice,  la  diète  sont  les  meilleurs 
médecins  dans  les  trois  quarts  des  maladies.  Je  ne  puis 
cacher  toutefois  qu'un  chirurgien  habile  ne  serait  pas  inutile 
dans  une  place  nouvelle  comme  la  nôtre,  où  des  accidents 
de  diverses  sortes,  fractures  de  membres,  brûlures,  cou- 
pures, arrivent  au  moment  où  on  s'y  attend  le  moins. 

»  Je  n'ai  donc  pas  rejeté  les  offres  de  notre  jeune  postu- 
lant :  mais  après  lui  avoir  exposé  le  peu  de  ressources  de 
notre  canton,  l'état  de  gêne  de  la  plupart  des  habitants, 
je  l'ai  engagé  à  prendre  un  lot  de  terre,  et  à  cultiver  tout 
en  exerçant  son  art,  chaque  fois  que  l'occasion  s'en  pré- 
sentera. Il  m'a  paru  goûter  assez  bien  ce  conseil,  et  je  ne 
serais  pas  surpris  de  voir  avant  peu  le  canton  de  Bristol 
sous  la  protection  d'un  médecin». 

Ces  quelques  extraits  nous  font  comprendre  le  mouve- 
ment de  la  colonisation  dans  cette  région  livrée  aux  bras 
des  défricheurs.  Huit  jours  se  passaient  à  peine  sans  que 
le  canton  de  Bristol  fût  le  théâtre  d'un  progrès  nouveau. 

Le  médecin  en  question  ne  tarda  pas  à  s'établir  dans 
le  voisinage  de  Jean  Rivard.  Mais  un  autre  personnage, 
dont  nous  devons  dire  quelques  mots,  émigra  aussi  vers 
cette  époque  dans  le  canton  de  Bristol,  sans  toutefois 
prendre  conseil  de  Jean  Rivard.  Il  venait  d'une  des  an- 
ciennes paroisses  des  bords  du  Saint  Laurent,  d'où  sans 
doute  on  l'avait  vu  partir  sans  regret,  car  il  était  difficile 
d'imaginer  un  être  plus  maussade.  C'était  l'esprit  de  con- 
tradiction incarné,  le  génie  de  l'opposition  en  chair  et  en 
os.  Quoiqu'il  approchât  de  la  quarantaine,  il  n'avait  encore 
rien  fait  pour  lui-même,  tous  ses  efforts  ayant  été  employés 
à  entraver  les  mesures  des  autres.  Il  avait  gaspillé  en 
procès  un  héritage  qui  eût  suffi  à  le  rendre  indépendant 
sous  le  rapport  de  la  fortune.  Sa  manie  de  plaider  et  de 
contredire  l'avait  fait  surnommer  depuis  longtemps  le  Plai- 
deur ou  le  Plaideux,  et  on  le  désignait  communément  sous 
l'appellation  de  Gendreau-le-Plaideux. 

Au  heu  de  se  réformer  en  vieillissant,  il  devenait  de 
plus  en  plus  insupportable.  Contrecarrer  les  desseins  d'au- 
trui,  dénaturer  les  meilleures  intentions,  nuire  à  la  réussite 
des  projets  les  plus  utiles,  s'agiter,  crier,  tempêter,  chaque 
fois  qu'il  s'agissait  de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose,  telle 
semblait  être  sa  mission. 

Hâbleur  de  première  force,  il  passait  ses  journées  à  dis- 
serter à  tort  et  à  travers,  sur  la  politique  d'abord,  puis 
sur  les  affaires  locales  et  municipales,  les  affaires  d'école, 
les  affaires  de  fabrique,  et  si  ces  projets  lui  faisaient  défaut. 


RIVARDVILLE  21 

tant  pis  pour  les  personnes,  c'étaient  elles  qui  passaient  au 
sas  de  sa  critique. 

Dans  la  paroisse  où  il  demeurait  avant  d'émigrer  à  Bristol, 
il  avait  été  pendant  vingt  ans  en  guerre  avec  ses  voisins 
pour  des  questions  de  bornage,  de  découvert,  de  cours  d'eau, 
pour  de  prétendus  dommages  causés  par  des  animaux 
ou  des  volailles,  et  pour  mille  autres  réclamations  que  son 
esprit  fertile  se  plaisait  à  inventer. 

Ces  tracasseries  qui  font  le  désespoir  des  gens  paisibles 
étaient  pour  lui  une  source  de  jouissances.  Il  se  trouvait 
là  dans  son  élément.  Une  église  à  bâtir,  un  site  à  choisir, 
une  évaluation  à  faire,  un  chemin  pubHc  à  tracer,  une  école 
à  établir,  des  magistrats  à  faire  nommer,  des  officiers  de 
voirie  à  éhre,  toutes  ces  circonstances  étaient  autant  de  bon- 
nes fortunes  pour  notre  homme. 

Un  fait  assez  curieux  peut  servir  à  faire  comprendre 
jusqu'à  quel  point  cet  individu  poussait  l'esprit  de  con- 
tradiction. En  quittant  sa  paroisse  natale,  où  il  avait 
réussi,  on  ne  sait  comment,  à  se  faire  élire  conseiller  muni- 
cipal, il  refusa  de  donner  sa  démission  en  disant  à  ses  col- 
lègues :  je  reviendrai  peut-être  !  en  tous  cas,  soyez  avertis 
que  je  m'oppose  à  tout  ce  qui  se  fera  dans  le  conseil  en 
mon  absence. 

C'était  là  l'homme  que  Jean  Rivard  allait  avoir  à  com- 
battre. 

Jean  Rivard,  comme  on  le  sait  déjà,  n'était  pas  dépour- 
vu d'énergie,  il  ne  se  laissait  pas  d'ordinaire  décourager 
par  les  obstacles.  Mais  bien  qu'il  eût  fait  résolument  la 
guerre  à  la  forêt,  il  n'était  pas  ce  qu'on  appelle  un  ferrailleur  ; 
il  ne  combattait  pas  pour  le  plaisir  de  combattre  ;  toute 
opposition  injuste,  frivole,  le  chagrinait,  parce  qu'elle  était 
à  ses  yeux  une  cause  de  faiblesse.  Rien  au  contraire  ne 
lui  donnait  autant  de  satisfaction  que  l'unanimité  d'opinion 
sur  une  question  quelconque. 

L'union,  l'union,  disait-il  sans  cesse,  c'est  elle  qui  fait  la 
force  des  sociétés,  comme  elle  fait  le  bonheur  des  familles. 

Il  ne  redoutait  rien  tant  que  de  voir  la  discorde  s'intro- 
duire dans  la  petite  communauté  qui  était  venue  dans  cette 
forêt  chercher  la  paix  et  le  bonheur. 

Il  eût  donc  indubitablement  préféré  ne  pas  avoir  le  voi- 
sinage de  Gendreau-le-plaideux  ;  mais  il  lui  fallut  cette 
fois  encore  faire  contre  fortune  bon  cœur  et  prendre  son 
parti  de  ce  qu'il  ne  pouvait  empêcher. 

Une  circonstance,  assez  peu  importante  au  fond,  lui  révéla 
bientôt  les  ennuis  auxquels  il  devait  s'attendre  dans  les 
questions  d'une  portée  plus  sérieuse. 


22  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

On  se  rappelle  qu'à  l'époque  des  amours  de  Jean  Rivard 
et  de  Louise  Routier,  la  localité  qu'avait  choisie  notre  héros 
pour  y  faire  son  établissement  était  quelquefois  désignée 
sous  le  nom  de  Louiseville. 

Cette  appellation  pourtant  ne  fut  jamais  guère  en  usage 
que  dans  la  famille  ou  le  cercle  intime  de  Jean  Rivard. 
Le  plus  souvent,  lorsqu'on  parlait  de  cette  partie  du  can- 
ton de  Bristol,  on  disait  tout  bonnement  «  Chez  Jean  Ri- 
vard »,  ou  «  Au  Ruisseau  de  Jean  Rivard  »,  par  allusion 
à  la  petite  rivière  qui  traversait  le  lot  de  notre  défricheur. 

Mais  depuis  que  Jean  Rivard  n'était  plus  seul  dans 
la  locahté,  ces  dernières  appellations  paraissaient  insuf- 
fisantes. 

Il  fut  donc  proposé,  dans  une  assemblée  qui  eut  Ueu 
un  dimanche  après  la  messe,  et  à  laquelle  assistaient  la 
plus  grande  partie  des  habitants  du  canton,  qu'à  l'avenir 
cette  locahté  portât  le  nom  de  «  Rivardville  ». 

«  Je  sais  bien  »,  dit,  dans  une  courte  allocution,  le  père 
Landry,  président  de  cette  assemblée,  «  je  sais  bien  que  nos 
enfants  n'oublieront  jamais  celui  qui  le  premier  s'est  frayé 
un  chemin  à  travers  la  forêt  du  canton  de  Bristol.  C'est 
à  lui  qu'ils  devront  l'aisance  et  le  bonheur  dont  ils  joui- 
ront sans  doute  par  la  suite.  Mais  nous  qui  connaissons 
plus  particuHèrement  tout  ce  que  nous  devons  au  courage, 
à  l'énergie  de  notre  jeune  chef,  empressons-nous  de  lui  oftrir 
un  témoignage  de  reconnaissance  et  de  respect,  en  donnant 
son  nom  à  cette  localité  dont  il  est,  de  fait,  le  véritable  fon- 
dateur. Honneur  à  Jean  Rivard  !  et  que  les  environs 
de  sa  demeure,  s'ils  deviennent  plus  tard  ville  ou  village, 
soient  un  monument  durable  de  sa  valeur,  qu'ils  disent 
à  la  postérité  ce  que  peut  opérer  le  travail  uni  à  la  per- 
sévérance ». 

Ces  simples  paroles  retentirent  dans  le  cœur  de  tous 
les   assistants. 

Hourra  pour  Jean  Rivard  !  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

Jean  Rivard  et  Gendreau-le-Plaideux  furent  les  seuls 
qui  s'opposèrent  à  cette  proposition,  le  premier  par  modestie, 
le  second  par  esprit  de  contradiction. 

Gendreau  ne  voyait  pas  pourquoi  l'on  ne  conservait 
pas  l'ancien  nom  de  Bristol  qu'il  trouvait  de  beaucoup 
préférable  à  celui  de  Rivardville,  et  il  prit  de  là  occasion 
de  faire  une  tirade  contre  la  manie  des  changements  et 
des  innovations. 

Ses  paroles  n'eurent  rien  d'insultant,  mais  firent  com- 
prendre ce  qu'on  devait  attendre  de  lui  dans  la  suite. 

Il  fut  résolu,  malgré  cela,  que  la  localité  prendrait  inces- 


LE  MISSIONNAIRE   —  L'ÉGLISE   —  LA  PAROISSE         23 

samment  le  nom  de  Rivardville,  et  que,  une  fois  érigée  en 
paroisse,  elle  serait  mise,  avec  la  sanction  des  autorités 
ecclésiastiques,   sous  l'invocation  de   Sainte   Louise. 

Cette  dernière  partie  de  la  proposition  n'eut  pour  con- 
tradicteur que  Gendreau-le-Plaideux,  et  fut  ainsi  considérée 
comme  unanimement  adoptée. 

IV 

LE   MISSIONNAIRE  —  L'ÉGLISE  —   LA   PAROISSE 

Vous  dont  la  gloire  sait  comprendre  toute  gloire. 
Répondez  :  n'est-ce  pas  que  la  soutane  noire 
Cache  des  cœurs  vaillants  à  vous  rendre  jaloux  ? 

Henri  de  Bornier 

Dès  leur  arrivée  dans  la  forêt,  les  jeunes  mariés  avaient 
formé  le  dessein  d'aller,  le  dimanche  suivant,  entendre  la 
messe  à  l'église  de  Lacasseville. 

On  sait  que  Lacasseville  était  à  trois  lieues  de  leur  ha- 
bitation. 

Mais  le  matin  de  ce  jour  une  pluie  torrentielle  inondait 
les  chemins,  et  il  avait  fallu  bon  gré  mal  gré  renoncer  au 
voyage  projeté. 

La  même  chose  était  arrivée  les  deux  dimanches  suivants  : 
sujet  de  grand  chagrin  pour  Louise  qui  n'avait  pas  encore 
manqué  la  messe  du  dimanche  une  seule  fois  depuis  sa 
première  communion. 

Le  manque  d'églises  est  certainement  l'une  des  princi- 
pales causes  du  retard  de  la  colonisation.  Partout  où  se 
porte  la  famille  canadienne,  il  lui  faut  un  temple  pour  adorer 
et  prier  Dieu. 

Jean  Rivard  avait  eu  beau  Hre  à  sa  Louise  les  plus  beaux 
chapitres  de  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  de  ce  précieux 
petit  livre  qu'elle-même  lui  avait  donné  autrefois  comme 
souvenir  et  qu'il  conservait  avec  un  soin  rehgieux,  il  avait 
vu  dans  ses  beaux  yeux  qui  semblaient  se  mouiller  involon- 
tairement, qu'elle  éprouvait  une  profonde  tristesse,  et 
il  avait  résolu  de  faire  tout  au  monde  pour  y  apporter 
remède. 

En  effet,  il  s'était  rendu  tout  de  suite  à  Lacasseville, 
accompagné  du  père  Landry,  et  tous  deux  avaient  fait 
tant  d'instances  auprès  du  prêtre  desservant  de  l'endroit, 
que  celui-ci  s'était  engagé  à  écrire  sans  délai  à  son  supé- 
rieur ecclésiastique  pour  lui  exposer  les  besoins  spirituels 
du  canton  de  Bristol  ;  et  peu  de  temps  après  Jean  Rivard 
avait  été  informé  qu'un  jeune  missionnaire  qui  desservait 
depuis  un   an   plusieurs   des   cantons   environnants   avait 


24  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

reçu  l'ordre  d'aller  une  fois  par  mois  dans  le  nouveau  can- 
ton, y  dire  la  messe,  confesser,  faire  des  baptêmes,  etc. 

Or,  ce  jeune  missionnaire  n'était  autre  qu'Octave  Dou- 
cet,  l'un  des  plus  intimes  amis  de  collège  de  Jean  Rivard. 

Octave  Doucet  et  Jean  Rivard  ne  s'étaient  connus  qu'au 
collège  ;  mais  en  se  voyant  pour  la  première  fois,  ces  deux 
jeunes  gens  s'étaient  sentis  comme  magnétiquement  attirés 
l'un  vers  l'autre  ;  la  liaison  la  plus  étroite  n'avait  pas  tardé 
à  s'établir  entre  eux. 

Ils  avaient  formé  ensemble  les  plus  charmants  projets. 
Ils  devaient,  en  sortant  du  collège,  s'établir  à  la  campagne 
dans  le  voisinage  l'un  de  l'autre,  et  cultiver  ensemble  la 
terre,  les  muses  et  la  philosophie.  Jean  Rivard  devait 
épouser  la  sœur  d'Octave  Doucet  qu'il  n'avait  jamais  vue, 
mais  qu'il  aimait  parce  qu'il  la  supposait  douée  de  toutes 
les  belles  quahtés  de  son  ami. 

Mais,  à  rencontre  de  leurs  communes  pré\isions,  Jean 
Rivard  avait  dû  sortir  du  collège  avant  la  fin  de  sa  Rétho- 
rique,  et  le  jeune  Octave  Doucet,  une  fois  son  cours  ter- 
miné, avait  pris  la  soutane.  Vers  le  temps  où  Jean  Rivard 
s'enfonçait  dans  la  forêt,  la  hache  à  la  main,  Octave  Doucet 
songeait  à  se  faire  admettre  au  sacerdoce  et  à  aller  évan- 
géhser  les  habitants  des  cantons  de  l'Est. 

Plein  de  zèle  et  de  courage,  il  avait  lui-même  soUicité 
la  faveur  de  consacrer  les  plus  belles  années  de  sa  jeunesse 
aux  durs  et  pénibles  travaux  des  missions  ;  et  à  l'époque 
du  mariage  de  Jean  Rivard,  il  y  avait  déjà  un  an  qu'il  an- 
nonçait la  parole  de  Dieu  dans  ces  régions  incultes. 

Les  missionnaires  de  nos  cantons  n'ont  pas,  il  est  vrai, 
de  peuplades  sauvages  à  instruire  et  ci\iliser  ;  ils  ne  sont 
pas  exposés  comme  ceux  de  contrées  plus  lointaines  à 
être  décapités,  brûlés  à  petit  feu,  scalpés  ou  massacrés 
par  la  main  des  barbares,  mais  ils  se  dévouent  à  toutes  les 
privations  que  peut  endurer  la  nature  humaine,  au  froid, 
aux  fatigues,  à  la  faim,  à  tous  les  maux  qui  résultent  de 
la  pauvreté,  de  l'isolement  et  d'un  travail  dur  et  constant. 

Beaucoup  y  perdent  la  santé,  quelques-uns  même  y  per- 
dent la  vie. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  raconter  toutes  les  misères 
qu'avait  essuyées  notre  jeune  missionnaire  dans  l'accom- 
plissement de  ses  saintes  mais  pénibles  fonctions.  Il  avait 
eu  à  desservir  jusqu'à  cinq  missions  à  la  fois.  Il  lui  était 
arrivé  de  faire  six  sermons  dans  une  journée,  trois  en  fran- 
çais et  trois  en  anglais,  alors  même  qu'il  en  était  réduit 
à  ne  prendre  qu'un  seul  repas,  vers  quatre  ou  cinq  heures 
de  l'après-midi.     Plus  d'une  fois  il  avait  fait  à  pied,  au 


LE  MISSIONNAIRE   —  L'ÉGLISE  —  LA  PAROISSE         25 

milieu  des  neiges,  cinq,  dix,  quinze  lieues  pour  porter 
le  bon  Dieu  aux  malades,  après  quoi  il  n'avait  eu  pour 
se  reposer  de  ses  fatigues  d'autre  couche  que  le  plancher 
nu  de  la  cabane  du  défricheur.  Plus  d'une  fois  il  avait 
failli  périr,  surpris  par  des  tempêtes  dans  ses  longs  trajets 
à  travers  les  bois.  Pendant  une  nuit  entière  il  avait  été 
enseveli  dans  la  neige,  seul,  loin  de  tout  secours  humain, 
n'ayant  pour  compagnons  que  les  vents  et  la  tempête, 
pour  espoir  que  le  Dieu  qu'il  servait  et  dont  il  portait  la 
parole  aux  populations  éparses  dans  la  forêt. 

Et  comment  vivait-il  au  miHeu  de  ces  peuples  dénués 
de  tout  ?  Comment  soutenait-il  sa  dignité  de  prêtre  ?  Au 
moyen  de  présents,  de  souscriptions,  de  charités.  Humble 
mendiant,  il  faisait  lui-même  une  tournée  dans  les  cantons 
qu'il  desservait,  allant  de  maison  en  maison  demander 
du  grain,  du  beurre,  des  légumes.  Le  dimanche,  il  re- 
merciait au  prône  les  fidèles  qui  l'avaient  secouru.  C'était 
là,  me  disait-il  plus  tard,  la  plus  dure  de  toutes  mes  épreu- 
ves. Les  fatigues  corporelles  qu'il  endurait  n'étaient  rien 
comparées  à  cette  nécessité  de  solhciter  de  ses  ouailles 
les  besoins  de  la  vie  matérielle  en  échange  des  secours 
spirituels  qu'il  leur  dispensait  avec  tant  de  zèle. 

C'était  pourtant  avec  joie  qu'il  avait  reçu  l'ordre  d'a- 
jouter à  ses  travaux  apostohques,  déjà  considérables,  la 
desserte  du  canton  de  Bristol,  puisque,  tout  en  rempHssant 
les  devoirs  sacrés  de  son  ministère,  il  allait  se  retrouver  de 
temps  à  autre  avec  son  ancien  ami,  qu'il  n'avait  pas  oublié 
et  dont  il  entendait  souvent  exalter  le  courage  et  l'activité. 

En  attendant  que  la  locahté  fût  en  état  d'ériger  une 
chapelle  convenable,  c'était  une  simple  maison  en  bois, 
construite  en  quelques  jours  par  les  principaux  habitants 
du  canton,  qui  servait  de  temple. 

Le  missionnaire  apportait  avec  lui  les  vases  sacrés  et 
ses  habits  sacerdotaux,  comme  le  médecin  de  campagne 
qui,  dans  ses  visites  aux  malades,  n'a  garde  d'oublier  sa 
boîte  de  pharmacien. 

Une  petite  table  servait  d'autel. 

Madame  Rivard  se  donnait  beaucoup  de  soin  pour  orner 
l'humble  chaumière  où  devait  se  célébrer  le  divin  sacrifice  ; 
malgré  cela,  la  simplicité  du  lieu  rappelait  involontairement 
les  temps  primitifs  de  l'ère  chrétienne. 

Pendant  plusieurs  heures  avant  la  messe  le  prêtre  enten- 
dait les  confessions. 

Bientôt  on  voyait  sortir  de  la  forêt  et  arriver  de  tous 
côtés  hommes,  femmes,  enfants,  désireux  d'assister  au 
saint  sacrifice  et  d'entendre  la  parole  de  Dieu.     Quand 


26  JEAN   RTVARD   ÉCONOMISTE 

la  maison  était  remplie,  ceux  qui  n'avaient  pu  entrer  s'a- 
genouillaient dehors.  Dans  la  belle  saison,  si  le  temps  le 
permettait,  le  missionnaire  célébrait  la  messe  en  plein  air, 
de  manière  à  être  vu  et  entendu  de  toute  la  nombreuse 
assistance. 

Il  faisait  beau  voir  le  pieux  recueillement,  le  silence  reli- 
gieux qui  régnaient  dans  cette  pauvre  cabane  convertie 
en  temple  !  Ceux  qui  n'ont  jamais  assisté  au  sacrifice 
divin  que  dans  les  cathédrales  splendides,  en  face  d'autels 
magnifiquement  décorés,  ne  savent  pas  les  jouissances  in- 
times qu'éprouve  l'âme  chrétienne  qui  se  trouve  pour 
ainsi  dire  en  contact  avec  son  Créateur  dans  un  pauvre 
oratoire.  Chateaubriand  a  fait  un  tableau  magnifique 
de  la  prière  du  soir  récitée  sur  un  navire,  au  milieu  des 
vagues  de  l'Océan  et  aux  rayons  dorés  du  soleil  couchant  ; 
il  eût  fait  un  tableau  pour  le  moins  aussi  intéressant  du 
sacrifice  célébré  au  miHeu  des  forêts  du  Canada,  à  l'ombre 
d'arbres  séculaires,  au  bruit  du  chant  des  oiseaux,  au 
miHeu  des  parfums  s'exhalant  du  feuillage  verdoyant  et 
des  plantes  en  fleur.  Une  assistance  composée  d'humbles 
familles,  hommes,  femmes,  enfants,  \ieillards,  courbés  sous 
le  poids  du  travail,  demandant  à  Dieu  le  pain  de  chaque 
jour,  la  santé,  la  paix,  le  bonheur,  offre  certainement  quelque 
chose  de  plus  touchant  que  le  spectacle  d'une  réunion 
d'insouciants  marins  ou  d'industriels  courant  à  la  recherche 
de  la  fortune. 

Mais  si  la  visite  mensuelle  du  jeune  missionnaire  était 
une  fête  pour  toute  la  population  du  canton,  elle  l'était 
doublement  pour  Jean  Rivard,  qui  retrouvait  ainsi  un 
ami  de  cœur  dans  le  sein  duquel  il  pouvait  épancher,  comme 
autrefois,  ses  plus  intimes  confidences. 

Madame  Rivard  aussi  attendait  chaque  mois  avec  im- 
patience l'arrivée  de  monsieur  Doucet.  C'était  un  grand 
bonheur  pour  elle  que  la  présence  d'un  prêtre  dans  sa 
maison.  La  petite  chambre  qu'il  habitait  durant  sa  visite 
était  préparée  plusieurs  jours  à  l'avance.  Françoise  par- 
tageait à  cet  égard  les  sentiments  de  sa  maîtresse.  Tant 
que  le  missionnaire  habitait  la  maison,  elle  se  sentait  en 
sûreté,  elle  n'avait  peur  ni  du  tonnerre,  ni  des  revenants, 
ni  des  sorciers  ;  elle  redoublait  d'activité  pour  que  monsieur 
le  curé  ne  manquât  de  rien. 

Dès  cette  époque.  Octave  Doucet  avait  eu  l'ambition, 
bien  justifiable  assurément,  de  devenir  un  jour  curé  de 
cette  localité,  dont  Jean  Rivard  était  le  fondateur. 

Ce  jour  ne  tarda  pas  à  arriver. 

Moins  de  deux  ans  après,  il  fut  chargé  d'annoncer,  de 


LE  mSSIONNAIRE  —  L'ÉGLISE  —  LA  PAROISSE         27 

la  part  de  son  évêque,  qu'aussitôt  qu'une  église  convenable 
serait  construite,  et  que  Rivardville  serait  régulièrement 
érigé  en  paroisse,  un  prêtre  y  fixerait  sa  résidence. 

Cette  nouvelle  fit  une  profonde  sensation,  et  il  y  eut 
après  la  messe  une  assemblée  publique  où  la  question  fut 
débattue. 

Il  est  bien  rare  qu'on  puisse  bâtir  une  église  en  Canada 
sans  que  la  discorde  n'élève  sa  voix  criarde.  Le  site  du 
nouvel  édifice,  les  matériaux  dont  il  sera  construit,  les 
moyens  à  adopter  pour  subvenir  aux  frais  de  construction, 
tout  devient  l'objet  de  discussions  animées.  On  se  pique, 
on  s'entête,  on  pousse  l'opiniâtreté  si  loin,  que  quelquefois 
le  décret  même  de  l'évêque  ne  peut  réussir  à  pacifier  les 
esprits.  On  composerait  un  gros  volume  du  récit  de  toutes 
les  contestations  de  ce  genre  qui  ont  agité  le  Bas-Canada 
depuis  son  établissement.  Des  scandales  publics,  des  es- 
pèces de  schismes  se  sont  produits  à  la  suite  de  ces  con- 
testations. 

Ces  divisions  si  ridicules  et  si  funestes  deviennent  heu- 
reusement plus  rares,  aujourd'hui  que  les  esprits  se  livrent 
plus  qu'autrefois  à  la  considération  des  affaires  pubHques 
et  que  les  hommes  d'opposition  quand  même  trouvent 
dans  les  questions  de  politique  générale  ou  les  questions 
locales  les  aliments  nécessaires  à  l'exercice  de  leurs  facultés. 

Mais  on  n'était  pas  très  avancé  à  cette  époque  dans 
le  canton  de  Bristol,  et  ce  ne  fut  pas  chose  facile  que  de 
se  concerter  pour  fixer  l'emplacement  de  l'église,  et  pour 
obtenir  ensuite  l'érection  canonique  et  civile  de  la  paroisse. 

Gendreau-le-Plaideux  fut  ravi  d'avoir  une  aussi  belle 
occasion  d'exercer  son  esprit  de  contradiction. 

Il  annonça  d'abord  qu'il  s'opposerait  de  toutes  ses  forces 
à  l'érection  de  la  paroisse  sous  prétexte  que,  une  fois  Ri- 
vardville ainsi  érigé  civilement  et  canoniquement,  on  pour- 
suivrait sans  miséricorde  les  pauvres  habitants  endettés 
à  la  fabrique. 

Il  insista  tellement  sur  ce  point  dans  l'assemblée  publique 
qui  eut  Heu  à  cet  effet  qu'un  certain  nombre  de  ses  auditeurs 
finirent  par  prendre  l'alarme. 

Quant  à  l'emplacement  de  l'église,  les  terrains  possé- 
dés par  la  famille  Rivard  étant  situés  à  peu  près  au  centre 
de  la  paroisse  projetée,  et  formant  l'endroit  le  plus  fré- 
quenté, puisqu'on  y  trouvait  déjà  des  magasins,  des  bou- 
tiques, et  bon  nombre  de  maisons,  semblaient  naturelle- 
ment désignés  au  choix  des  colons. 

Aussi  cet  endroit  fut-il  spontanément  proposé  par  le  père 
Landry  pour  être  le  site  de  la  future  église. 


28  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Il  fit  connaître  en  même  temps  que  le  terrain  nécessaire 
â  l'emplacement  de  l'église,  du  presbytère  et  du  cimetière, 
ne  comprenant  pas  moins  de  cinq  ou  six  arpents  de  terre 
en  superficie,  était  offert  gratuitement  par  la  famille  Rivard 
à  la  paroisse  de  Rivardville. 

Malgré  cela,  Gendreau-le-Plaideux  ne  vit  dans  la  pro- 
position du  père  Landry  qu'une  injustice  révoltante,  qu'une 
honteuse  spéculation  de  la  part  des  amis  de  Jean  Rivard. 
Il  n'y  avait,  prétendait-il,  pas  moins  de  quatre  ou  cinq 
autres  sites  de  beaucoup  préférables  à  celui  qu'on  pro- 
posait. Il  fit  tant  de  bruit  que  Jean  Rivard  lui-même 
proposa  de  remettre  à  un  dimanche  subséquent  la  décision 
de  cette  question. 

A  cette  nouvelle  réunion,  le  missionnaire  était  présent 
et  prit  part  aux  délibérations.  Il  proposa  lui-même  que 
la  paroisse  de  Rivardville  fut  composée  d'une  étendue  d'en- 
viron trois  lieues  de  territoire,  dont  il  désigna  les  bornes  ; 
il  proposa  comme  emplacement  de  la  future  église  une 
jolie  éminence  dominant  toute  la  contrée  environnante, 
située  à  environ  dix  arpents  de  la  propriété  de  Jean  Rivard, 
et  faisant  partie  du  lot  de  l'un  de  ses  jeunes  frères.  Il 
fit  ressortir  avec  tant  de  force  et  de  clarté  les  avantages 
du  site  proposé  que  personne  parmi  ses  auditeurs  ne  put 
conserver  la  moindre  hésitation. 

Gendreau-le-Plaideux  lui-même  se  montra  très  modéré 
et  se  borna  à  balbutier  quelques  objections  qui  ne  furent 
pas  même  écoutées. 

Une  fois  d'accord  sur  le  site,  il  fallut  s'entendre  sur  les 
matériaux  dont  la  chapelle  serait  construite.  On  n'éprouva 
cette  fois  aucune  opposition  sérieuse  ;  à  la  recommandation 
du  missionnaire  lui-même,  il  fut  décidé  que  cette  église 
ne  devant  être  en  quelque  sorte  que  provisoire,  et  la  lo- 
caUté  se  composant  en  grande  partie  de  pauvres  défricheurs, 
on  construirait  d'abord  un  édifice  en  bois  capable  de  con- 
tenir de  douze  à  quinze  cents  personnes  ;  cet  édifice  servi- 
rait de  temple  jusqu'à  ce  que  la  paroisse  fut  en  état  d'en 
construire  un  en  pierre  ou  en  brique  sur  le  modèle  des 
grandes  églises  des  bords  du  Saint-Laurent. 

Quant  au  presbytère  qui  devait  être  aussi  en  bois,  la 
construction  en  fut  différée  jusqu'à  l'année  suivante,  Jean 
Rivard  s'offrant  volontiers  de  loger  monsieur  le  Curé  jusqu'à 
cette  époque. 

L'église  fut  construite  sous  la  direction  de  Jean  Rivard, 
sans  taxe,  sans  répartition,  au  moyen  de  corvées  et  de 
contributions  volontaires  ;  au  bout  de  quelques  mois,  elle 
était  achevée  à  la  satisfaction  de  tous. 


LE  MISSIONNAIRE  —  L'ÉGLISE  —  LA  PAROISSE         29 

Ce  fut  un  beau  jour  pour  toute  la  population  de  Rivard- 
ville  que  celui  où  la  cloche  de  l'église  se  fit  entendre  pour 
la  première  fois,  cette  cloche  qui,  suivant  les  paroles  d'un 
grand  écrivain,  fait  naître,  «  à  la  même  minute  un  même 
sentiment  dans  mille  cœurs  divers». 

L'extérieur  de  l'église  était  peint  en  blanc,  et  le  petit 
clocher  qui  la  surmontait  s'apercevait  à  une  grande  distance. 
L'intérieur  aussi  était  blanchi  à  la  chaux,  à  l'exception  des 
bancs  qui  paraissaient  d'une  couleur  grisâtre.  A  l'entrée, 
et  de  chaque  côté  de  Ja  porte,  on  voyait  un  bénitier  en 
bois  peint  surmonté  d'une  croix  ;  et  sur  l'autel  quatre  bou- 
quets et  six  grands  cierges  de  bois.  Au  fond  du  sanctuaire 
était  un  grand  tableau,  avec  une  gravure  de  chaque  côté. 
Une  petite  lampe,  toujours  allumée,  reposait  sur  une  table 
à  côté  de  l'autel.  De  modestes  cadres  représentant  un  chemin 
de  croix  étaient  suspendus  de  distance  en  distance 
autour  de  l'humble  église.  Mais  ce  qui  frappait  le  plus 
les  yeux  en  y  entrant  c'était  l'air  de  propreté  qui  régnait 
dans  tout  l'édifice.  On  se  sentait  heureux  dans  ce  temple 
modeste,  élevé  au  miheu  des  bois,  à  la  gloire  du  Dieu  Tout- 
Puissant  par  une  population  amie  du  travail  et  de  la  vertu. 

Le  cimetière  qui  fut  soigneusement  enclos  adjoignait 
immédiatement  la  chapelle. 

Dans  le  cours  de  l'année  suivante,  sur  la  même  éminence, 
et  à  quelques  pas  de  l'église,  fut  bâti  le  presbytère. 

Dans  la  même  année,  après  toutes  les  formalités  requises, 
Rivardville  fut  canoniquement  et  civilement  érigé  en  pa- 
roisse, en  dépit  des  efforts  réitérés  du  père  Gendreau. 

La  paroisse,  telle  qu'elle  existe  encore  dans  le  Bas- 
Canada,  a  existé  pendant  des  siècles  dans  l'Europe  catholique. 
Son  organisation  répond  parfaitement  aux  besoins  des 
fidèles  ;  et  le  Canadien  qui  s'éloigne  du  clocher  natal  n'a 
pas  de  plus  grand  bonheur  dans  sa  nouvelle  patrie  que 
de  se  voir  encore  une  fois  membre  de  cette  petite  commu- 
nauté appelée  la  paroisse. 

Il  va  sans  dire  que  M.  Octave  Doucet  fut  nommé  curé 
de  Rivardville,  à  la  charge  toutefois  de  desservir  en  même 
temps  quelques-unes  des  missions  environnantes. 

Achevons  d'esquisser  ici  le  portrait  du  jeune  curé. 

Ce  qui  le  distinguait  surtout,  c'était  sa  nature  franche 
et  sympathique  ;  on  sentait,  en  causant  avec  lui,  qu'il 
avait  constamment  le  cœur  sur  les  lèvres  ;  on  ne  pouvait 
l'aborder  sans  l'aimer  ;  et  on  ne  s'en  séparait  qu'avec  le  désir 
de  le  voir  encore.  Personne  n'était  mieux  fait  pour  con- 
soler les  malheureux  ;  aussi  avait-il  constamment  dans  sa 
chambre   des  pauvres   affligés  qui  venaient  lui   raconter 


30  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

leurs  chagrins  et  chercher  des  remèdes  à  leurs  maux.  Ja- 
mais il  ne  rebutait  personne  ;  au  contraire^  c'était  avec 
le  doux  nom  d'ami,  de  frère^  d'enfant,  de  père,  qu'il  accueil- 
lait tous  ceux  qui  s'adressaient  à  lui.  Sa  sensibilité,  la 
bonté  de  son  cœur  se  révélaient  à  la  moindre  occasion. 

C'était  là  le  côté  sérieux  de  sa  nature,  mais  à  ces  qua- 
lités s'en  joignait  une  autre  qui  contribuait  encore  à  le 
faire  aimer  davantage  :  c'était  une  gaîté  constante,  non 
cette  gaîté  de  circonstance,  souvent  affectée,  qui  se  traduit 
en  jeux  de  mots  plus  ou  moins  spirituels,  mais  cette  joie 
franche,  naturelle,  qui  éclate  en  rires  inextinguibles,  au 
moindre  mot  d'un  ami.  La  plus  légère  plaisanterie  le 
faisait  rire  jusqu'aux  larmes.  Il  avait  toujours  quelque 
anecdote  amusante  à  raconter.  Aussi  sa  société  était-elle 
vivement  recherchée  par  les  gens  d'esprit. 

Il  n'avait  qu'un  défaut,  qui  faisait  son  désespoir,  et  dont 
il  chercha  vainement  à  se  corriger  :  il  fumait.  La  pipe 
était  sa  passion  dominante  ;  et  jamais  passion  ne  donna 
plus  de  tourments  à  un  homme,  ne  tyrannisa  plus  impi- 
toyablement sa  victime. 

v  Jean  Rivard  prenait  quelquefois  plaisir  à  tourmenter 
son  ami  à  propos  de  cette  habitude  inoffensive.  Il  entrait 
avec  lui  dans  de  longues  dissertations  pour  démontrer 
l'influence  pernicieuse  du  tabac  sur  la  santé,  et  le  tort  qu'il 
causait  au  bien-être  général.  Suivant  ses  calculs,  ce  qui 
se  dépensait  chaque  année  en  fumée  de  tabac  pouvait 
faire  subsister  des  milliers  de  familles,  et  faire  disparaître 
enrièrement  la  mendicité  des  divers  points  du  Bas-Canada. 

Le  bon  Octave  Doucet  passait  alors  deux  ou  trois  jours 
sans  fumer  ;  mais  il  perdait  sa  gaîté,  il  allait  et  venait 
comme  s'il  eût  été  à  la  recherche  de  quelque  objet  perdu  ; 
puis  il  finissait  par  trouver  sa  pipe. 

A  la  vue  de  l'objet  aimé,  le  sang  lui  montait  au  cer- 
veau, il  se  troublait, et  ses  bonnes  résolutions  s'évanouissaient. 

On  le  voyait  bientôt  comme  de  plus  belle  se  promener 
de  long  en  large  sur  le  perron  de  son  presbytère  en  faisant 
monter  vers  le  ciel  de  longues  spirales  de  fumée. 

Au  fond,  Jean  Rivard  pardonnait  facilement  à  son 
ami  cette  légère  faiblesse  qui  composait,  à  peu  près,  son 
seul  amusement. 

Au  reste,  ces  perites  dissertations,  moitié  badines,  moi- 
tié sérieuses,  n'empêchcdent  pas  les  deux  amis  de  s'occuper 
d'affaires  importantes. 

Il  fallait  voir  avec  quel  zèle,  quelle  chaleur  ils  discu- 
taient toutes  les  questions  qui  pouvaient  exercer  quelque 
influence  sur  l'avenir  de  Rivardville  !   Jamais  roi,  empe- 


PIERRE  GAGNON  3I 

reur,  président,  dictateur  ^  ou  ^souverain  quelconque  ne 
prit  autant  d'intérêt  au  bonheur  et  à  la  prospérité  de  ses 
sujets  que  n'en  prenaient  les  deux  amis  au  succès  des  habi- 
tants de  leur  paroisse. 

Le  jeune  curé  possédait  une  inteHigence  à  la  hauteur 
de  celle  de  Jean  Rivard,  et  quoiqu'il  fût  d'une  grande  piété 
et  que  ses  devoirs  de  prêtre  l'occupassent  plus  que  tout 
le  reste,  il  se  faisait  aussi  un  devoir  d'étudier  avec  soin  tout 
ce  qui  pouvait  influer  sur  la  condition  matérielle  des  peu- 
ples dont  les  besoins  spirituels  lui  étaient  confiés.  Il  com- 
prenait parfaitement  tout  ce  que  peuvent  produire,  dans 
l'intérêt  de  la  morale  et  de  la  civiUsation  bien  entendue, 
le  travail  intelligent,  éclairé,  l'aisance  plus  générale,  une 
industrie  plus  perfectionnée,  l'instruction  pratique,  le  zèle 
pour  toutes  les  améhorations  utiles,  et  il  ne  croyait  pas 
indigne  de  son  ministère  d'encourager  chez  ses  ouailles 
ces  utiles  tendances,  chaque  fois  que  l'occasion  s'en  pré- 
sentait. 

On  pouvait  voir  quelquefois  les  deux  amis,  seuls  au  miUeu 
de  la  nuit,  dans  la  chambre  de  Jean  Rivard,  discuter  avec 
enthousiasme  certaines  mesures  qui  devaient  contribuer 
à  l'agrandissement  de  la  paroisse,  au  développement  des 
ressources  du  canton,  s'entretenir  avec  bonheur  du  bien 
qu'ils  allaient  produire,  des  réformes  qu'ils  allaient  opé- 
rer, des  changements  qu'ils  allaient  réaliser  pour  le  bien 
de  leurs  semblables  et  la  plus  grande  gloire  de  Dieu. 

C'étaient  le  pouvoir  spirituel  et  le  pouvoir  temporel  se 
soutenant  l'un  par  l'autre  et  se  donnant  la  main. 

V 
PIERRE  GAGNON 

On  a  vu  tout  à  l'heure  que  Pierre  Gagnon  n'était  plus 
au  service  de  Jean  Rivard.  Il  l'avait  abandonné  graduelle- 
ment, et  comme  à  regret,  pour  se  consacrer  au  défrichement 
de  son  propre  lopin  de  terre. 

Nos  lecteurs  se  rappelleront  que  ce  lot  était  situé  immé- 
diatement au  sud  de  celui  de  Jean  Rivard. 

Pierre  Gagnon  mettait,  en  travaillant  pour  lui-même 
toute  l'ardeur,  toute  l'énergie  qu'il  avait  déployées  au  service 
de  son  maître. 

Sous  les  efforts  de  son  bras  puissant,  la  clairière  s'agran- 
dissait à  vue  d'oeil. 

Il  commença  par  abattre  la  forêt  juste  à  l'endroit  où 
il  désirait  placer  sa  future  résidence,  en  droite  ligne  avec 
la  maison  de  Jean  Rivard,  puis  il  continua,  se  disant  à 


32  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

part  lui,  avec  ce  contentement  intérieur  qui  ne  l'abandon- 
nait jamais  :  ici  sera  ma  maison,  là  ma  grange,  plus  loin 
mes  autres  bâtiments  ;  il  désignait  d'avance  le  jardin,  les 
champs  de  légumes,  le  parc  aux  animaux  et  toutes  les 
diverses  parties  de  sa  ferme. 

Disons  toutefois  que  Pierre  Gagnon  quittait  volontiers 
son  travail  pour  celui  de  Jean  Rivard,  chaque  fois  que 
celui-ci  en  manifestait  le  désir,  ce  qui  arrivait  de  temps  à 
autre,  surtout  à  l'époque  de  la  moisson. 

Ajoutons  que  l'ancien  maître  ne  refusait  pas  non  plus 
ses  services  à  l'ancien  serviteur.  Les  bœufs  de  travail, 
les  chevaux,  les  voitures  de  Jean  Rivard  étaient  à  la  dis- 
position de  Pierre  Gagnon.  Au  besoin  même,  l'empereur 
allait  donner  un  coup  d'épaule  à  son  ci-devant  brigadier. 

Sur  les  épargnes  qu'il  avait  faites  à  Grandpré,  pendant 
de  longues  années  de  dur  travail,  et  sur  les  gages  qu'il 
avait  reçus  pour  ses  deux  dernières  années  de  service,  Pierre 
Gagnon  avait  en  caisse  près  de  quarante  louis  qu'il  réser- 
vait pour  acquitter  le  prix  de  son  lopin  de  terre  et  aussi 
pour  le  jour  où  il  entreprendrait  de  se  bâtir  une  maison  et 
des  bâtiments  de  ferme. 

En  attendant,  le  vaillant  défricheur  songeait  encore  à 
autre  chose.  Tout  en  abattant  les  arbres,  il  lui  arrivait 
de  cesser  quelquefois  de  chanter  pour  penser  au  bonheur 
dont  jouissait  son  jeune  maître  depuis  l'époque  de  son 
mariage.  Il  se  disait  que  lui  aussi,  Pierre  Gagnon,  aurait 
un  jour  une  compagne  qui  tiendrait  son  ménage  et  l'aiderait 
dans  ses  travaux. 

Jusque  là  notre  défricheur,  sans  être  tout  à  fait  insen- 
sible aux  grâces  et  aux  amabilités  du  beau  sexe,  n'avait 
eu  aucune  sérieuse  affaire  de  cœur.  Il  s'était  contenté 
de  faire  étriver  toutes  les  filles  de  sa  connaissance.  Celles-ci 
s'amusaient  de  ses  drôleries,  et  lorsqu'il  devenait  trop  aga- 
çant, lui  ripostaient  énergiquement  ;  mais  c'est  tout  ce  qui 
s'en  suivait.  Une  d'elles  cependant,  soit  que  Pierre  Gagnon 
eût  montré  plus  de  persistance  à  la  faire  endêver,  soit  qu'il 
eût  laissé  échapper  en  lui  parlant  quelqu'un  de  ces  mots 
qui  vont  droit  au  cœur  des  femmes,  soit  enfin  que  la  con- 
duite ou  le  courage  bien  connus  de  Pierre  Gagnon  lui  eus- 
sent inspiré  une  admiration  plus  qu'ordinaire,  une  d'elles 
s'obstinait  à  parler  de  lui  et  à  en  dire  constamment  du  bien. 

C'était  Françoise,  l'ancienne  servante  du  père  Routier, 
qui  avait  montré  tant  d'empressement  à  suivre  Louise  dans 
le  canton  de  Bristol. 

A  entendre  Françoise,  Pierre  Gagnon  n'avait  pas  son 
pareil.     Il  était  fin,  drôle,  amusant  ;  elle  allait  même  jus- 


PIERRE  GAGNON  33 

qu'à  le  trouver  beau,  en  dépit  de  la  petite  vérole  dont  sa 
figure  était  marquée. 

Il  est  vrai  que  Pierre  Gagnon  soutenait  à  qui  voulait 
l'en.tendre  que  ces  petites  cavités  qui  parsemaient  son 
visage  étaient  de  véritables  grains  de  beauté,  et  que  son 
père  s'était  ruiné  à  le  faire  graver  de  cette  façon. 

Mais,  même  en  admettant  cette  prétention,  Pierre  Gagnon, 
de  l'aveu  de  tous,  était  encore  loin  d'être  un  Adonis  ;  ce 
qui  démontre  bien,  comme  on  l'a  déjà  dit  plus  d'une  fois, 
que  la  beauté  est  chose  relative,  et  que  l'on  a  raison  de 
dire  avec  le  proverbe  :  des  goûts  et  des  couleurs  il  ne  faut 
disputer. 

Trouvez-lui  donc  un  seul  défaut,  s'écriait  souvent  Fran- 
çoise, en  s'adressant  à  Louise  ?  et  celle-ci  avait  toutes  les 
peines  du  monde  à  calmer  l'enthousiasme  de  sa  servante. 

Pierre  Gagnon  n'ignorait  probablement  pas  tout  à  fait 
les  sentiments  de  Françoise  à  son  égard,  mais  il  feignait 
de  ne  pas  s'en  douter,  et  se  contentait  le  plus  souvent, 
lorsqu'il  l'apercevait  de  loin  d'entonner  le  refrain  bien 
connu  : 

C'est  la  belle   Françoise, 

Allons  gué 
C'est  la  belle  Françoise- 
Pierre  Gagnon  ne  chantait  pas  bien,  il  avait  même  la  voix 
quelque  peu  discordante,  ce  qui  n'empêchait  pas  Françoise 
de  se  pâmer  d'aise  en  l'écoutant.  De  même,  lorsque  le 
soir,  pour  se  reposer  de  ses  fatigues  du  jour,  il  faisait  ré- 
sonner sa  homharbe,  c'était  pour  elle  une  musique  ravissante. 

Le  véritable  amour,  l'amour  sérieux,  profond,  a  semblé 
de  tout  temps  incompatible  avec  la  gaîté  ;  et  l'on  est  porté 
à  se  demander  si  celui  qui  plaisante  et  rit  à  tout  propos 
est  susceptible  d'aimer  et  d'être  aimé.  Assez  souvent 
l'amour  est  accompagné  d'un  sentiment  de  tristesse  ;  on 
va  même  jusqu'à  dire  que  l'homme  le  plus  spirituel  devient 
stupide  quand  cette  passion  s'empare  de  lui. 

On  pourrait  croire  d'après  cela  que  Pierre  Gagnon  n'était 
pas  réellement  amoureux,  car  il  est  certain  qu'il  ne  manifesta 
jamais  la  moindre  disposition  à  la  mélancoHe.  Mais  en 
dépit  de  toutes  les  observations  des  philosophes  et  de 
tout  ce  qu'on  pourrait  dire  au  contraire,  j'ai  toute  raison 
de  croire  qu'au  fond  Pierre  Gagnon  n'était  pas  insensible 
à  l'amour  de  Françoise,  et  que  c'est  sur  elle  qu'il  portait 
ses  vues,  lorsqu'en  abattant  les  arbres  de  la  forêt,  il  son- 
geait au  mariage. 

Françoise  était  âgée  d'environ  vingt-cinq  ans.     Elle  n'était 

2  412  B 


34  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

ni  belle  ni  laide.  Elle  avait  une  forte  chevelure,  des  dents 
blanches  comme  l'ivoire  :  mais  elle  n'avait  ni  joues  rosées, 
ni  cou  d'albâtre  ;  au  contraire,  son  teint  était  bruni  par 
le  soleil,  ses  mains  durcies  par  le  travail,  ses  cheveux  étaient 
assez  souvent  en  désordre,  car  c'est  à  peine  si  la  pauvre 
fille  pouvait  chaque  matin  consacrer  cinq  minutes  à  sa 
toilette.  Exceptons-en  toutefois  les  dimanches  et  les  jours 
de  fête  ou  Françoise  se  mettait  aussi  belle  que  possible  ; 
quoique  sa  taille  fût  loin  d'être  celle  d'une  guêpe,  et  que 
ses  pieds  n'eussent  rien  d'excessivement  mignon,  elle  avait 
alors  un  air  de  santé,  de  propreté,  de  candeur,  qui  pouvait 
attirer  l'attention  de  plus  d'un  homme  à  marier.  Mais 
ce  qi:i  aux  yeux  des  hommes  sensés  devait  avoir  plus  de 
prix  que  toutes  les  quahtés  physiques,  c'est  qu'elle  était 
d'une  honnêteté,  d'une  probité  à  toute  épreuve,  industrieuse, 
laborieuse  et  remplie  de  piété.  Ce  que  Jean  Rivard 
et  sa  femme  appréciaient  le  plus  chez  leur  servante,  c'était 
sa  franchise  ;  elle  ne  mentait  jamais.  Par  là  même  elle 
était  d'une  naïveté  étonnante,  et  ne  cachait  rien  de  ce  qui 
lui  passait  par  le  cœur  ou  par  la  tête.  Louise  s'amusait 
beaucoup  de  sa  créduhté.  Ne  soupçonnant  jamais  le  men- 
songe chez  les  autres,  tout  ce  qu'elle  entendait  dire  était 
pour  elle  parole  d'évangile. 

Elle  était  même  superstitieuse  à  l'excès.  Elle  croyait 
volontiers  aux  histoires  de  revenants,  de  sorciers,  de  loups- 
garous  ;  elle  n'eût  jamais,  pour  tout  l'or  du  monde,  com- 
mencé un  ouvrage  le  vendredi.  Les  jeunes  gens  s'amu- 
saient quelquefois  à  la  mystifier,  et  se  donnaient  le  malin 
plaisir  de  l'effrayer. 

Elle  prétendait  avoir  des  apparitions.  Elle  vit  un  jour 
une  grosse  bête  noire  se  promener  dans  le  chemin  et 
s'avancer  jusque  sur  le  seuil  de  la  maison. 

Mais,  malgré  ces  petits  défauts,  Françoise  était  une 
fille  comme  on  en  trouve  rarement  de  nos  jours,  une  fille 
de  confiance,  à  laquelle  les  clefs  d'une  maison  pouvaient  être 
confiées  sans  crainte. 

On  ne  pouvait  raisonnablement  s'attendre  cependant 
à  voir  Pierre  Gagnon  jouer  auprès  de  Françoise  le  rôle 
d'un  jeune  langoureux,  trembler  en  sa  présence,  ou  tomber 
en  syncope  au  frôlement  de  sa  robe.  Notre  défricheur 
approchait  de  la  trentaine,  et  depuis  l'âge  de  cinq  ou  six 
ans,  il  avait  constamment  travaillé  pour  subvenir  aux  besoins 
matériels  de  la  vie.  Il  n'avait  pas  eu  l'imagination  faussée 
ou  exaltée  par  la  lecture  des  romans.  La  seule  histoire 
d'amour  qu'il  eût  entendu  lire  était  celle  de  Don  Quichotte 
et  de  la  belle  Dulcinée,  et  on  peut  affirmer  qu'elle  n'avait 


PIERRE  GAGNON  35 

pas  eu  l'effet  de  le  rendre  plus  romanesque.  Il  se  représen- 
tait une  femme^  non  comme  un  ange,  une  divinité,  mais 
comme  une  aide,  une  compagne  de  travail,  une  personne 
disposée  à  tenir  votre  maison,  à  vous  soigner  dans  vos 
maladies,  à  prendre  soin  de  vos  enfants,  lorsque  le  bon 
Dieu  vous  en  donne. 

Mais  ce  qui  prouve  que  l'indifférence  de  Pierre  Gagnon 
pour  Françoise  n'était  qu'apparente,  c'est  qu'il  devenait 
de  jour  en  jour  moins  railleur  avec  elle  ;  il  arrivait  assez 
souvent  qu'après  une  kyrielle  de  drôleries  et  une  bordée 
de  rires  homériques,  il  s'asseyait  près  de  Françoise  et 
passait  une  demi-heure  à  parler  sérieusement. 

Cette  conduite  inusitée  de  la  part  de  notre  défricheur 
était  remarquée  par  les  jeunes  gens,  qui  ne  manquaient 
pas  d'en  plaisanter. 

Lorsque,  à  l'époque  des  foins  ou  de  la  récolte,  Pierre 
Gagnon  venait  donner  un  coup  de  main  à  Jean  Rivard, 
il  était  rare  que  Françoise  ne  trouvât  pas  un  prétexte  d'aller 
aux  champs,  aider  au  fanage  ou  à  l'engerbage  ;  ce  travail 
devenait  un  plaisir  quand  Pierre  Gagnon  y  prenait  part. 

Personne,  au  dire  de  Françoise,  ne  fauchait  comme  Pierre 
Gagnon  ;  personne  ne  savait  lier  une  gerbe  de  grain  comme 
lui. 

On  en  vint  à  remarquer  que  Pierre  Gagnon  qui,  dans 
les  commencements,  s'amusait  à  jeter  des  poignées  d'herbe 
à  Françoise,  à  la  faire  asseoir  sur  des  chardons,  et  à  la 
rendre  victime  de  mille  autres  espiègleries  semblables,  cessa 
peu  à  peu  ces  plaisanteries  à  son  égard.  On  les  vit  même 
quelquefois,  durant  les  heures  de  repos,  assis  l'un  à  côté 
de  l'autre,  sur  une  veillotte  de  foin. 

Si  quelqu'un  s'avisait  désormais  de  taquiner  Françoise, 
comme  lui-même  avait  fait  plus  d'une  fois  auparavant, 
on  était  sûr  que  Pierre  Gagnon  se  rangeait  aussitôt  du 
parti  de  la  pauvre  fille  et  faisait  bientôt  tourner  les  rires 
en  sa  faveur. 

Il  ne  pouvait  plus  souffrir  que  personne  cherchât  à  l'ef- 
frayer au  moyen  de  fantômes  ou  d'apparitions  ;  il  réussit 
presque  à  la  persuader  qu'il  n'existait  ni  sorciers,  ni  revenants, 
ni  loups-garous.  Comme  le  Scapin  de  Molière,  il  lui  con- 
fessa qu'il  était  le  principal  auteur  des  sortilèges  et  des 
visions  étranges  qui  l'avaient  tant  épouvantée  dans  les  pre- 
mières semaines  de  son  séjour  à  Rivardville. 

Quand  Pierre  Gagnon  n'était  pas  au  champ,  Françoise 
passait  ses  moments  de  loisir  à  rêver  en  silence  ou  à  chercher 
des  trèfles  à  quatre  feuilles. 

Mais  j'oubliais  de  dire  un  fait  qui  ne  manqua  pas  d'ex- 


36  JEAN  RIVARD  ÉCONOmSTE 

citer  plus  d'une  fois  les  gorges-chaudes  de  leurs  compa- 
gnons et  compagnes  de  travail,  c'est  qu'on  les  vit  tous  deux, 
dans  la  saison  des  fruits,  passer  le  temps  de  la  repose  à 
cueillir  des  fraises,  des  mûres,  des  framboises  ou  des  bluets, 
et,  chose  extraordinaire,  Pierre  Gagnon,  sous  prétexte  qu'il 
n'aimait  pas  les  fruits,  donnait  tout  à  Françoise. 

Eh  bien  !  le  croira-t-on  ?  Malgré  tous  ces  témoignages 
d'intérêt,  malgré  ces  nombreuses  marques  d'attention  et 
d'amitié,  les  gens  n'étaient  pas  d'accord  sur  les  sentiments 
de  Pierre  Gagnon.  Les  uns  prétendaient  qu'il  ne  voulait 
que  s'amuser  aux  dépens  de  Françoise,  d'autres  soutenaient 
que  son  but  était  tout  simplement  de  faire  manger  de  l'a- 
voine (i)  au  petit  Louison  Charli  qui  passait,  à  tort  ou  à 
raison,  pour  aller  voir  la  servante  de  Jean  Rivard.  Enfin 
le  plus  grand  nombre  s'obstinaient  à  dire  que  Pierre  Gagnon 
ne  se  marierait  jamais. 

VI 
OU  L'ON  VERRA  QUI  AVAIT  RAISON 

Disons-le  tout  de  suite  :  il  ne  se  passa  pas  longtemps 
avant  qu'il  fût  reconnu  que  Pierre  Gagnon  allait  voir 
Françoise.  Presque  tous  les  dimanches  il  passait  avec 
elle  une  partie  de  l'après-midi,  souvent  même  la  veillée. 
Le  petit  Louison  Charli,  avait  beau  se  défendre  d'avoir 
jamais  parlé  à  Françoise,  on  répétait  partout  qu'il  avait 
eu  la  pelle,  et  ses  amis  l'accablaient  de  quoUbets. 

Enfin  le  bruit  courut  un  jour  que  Pierre  Gagnon  et  Fran- 
çoise avaient  échangé  leurs  mouchoirs.  C'était  le  signe 
visible  d'un  engagement  sérieux. 

Pendant  longtemps  Pierre  Gagnon  répondait  par  des 
badinages  à  ceux  qui  le  questionnaient  sur  ses  sentiments, 
bien  différent  en  cela  de  Françoise  qui  n'avait  rien  de 
plus  pressé  que  de  raconter  à  sa  maîtresse  les  progrès  de 
sa  liaison  ;  mais  lui-même  finit  par  ne  plus  nier. 

(1)  Un  vocabulaire  des  expressions  populaires  en  usaçe  dans  nos 
campagnes  ne  serait  pas  sans  intérêt.  En  général,  ces  locutions  ne 
sont  employées  que  par  les  serviteurs  ou  engagés,  ou  ceux  qui  n'ont 
reçu  aucune  teinture  des  lettres.  Dans  la  classe  aisée  des  culti- 
vateurs on  parle  un  langage  plus  correct  et  qui  ne  diffère  pas  essen- 
tiellement de  celui  des  marchands  canadiens  de  nos  villes,  si  ce  n'est 
qu'il  est  moins  parsemé  d'anglicismes.  Il  est  même  remarquable 
que  les  enfants  qui  fréquentent  les  bonnes  écoles  améliorent  en  peu 
de  temps  le  style  et  la  prononciation  qu'ils  ont  reçus  de  la  bouche  de 
leurs  parents.  Il  existe  chez  les  canadiens,  surtout  chez  les  jeunes 
gens,  une  singulière  aptitude  à  adopter  le  langage  des  personnes  instrui- 
tes avec  lesquelles  ils  vivent  en  contact 


où  L'ON   VERRA    QUI   AVAIT  RAISON  37 

Il  voulut  même  un  jour  donner  à  Françoise  une  preuve 
irrécusable  de  son  amitié  et  la  reconnaître  publiquement 
pour  sa  blonde.  Un  dimanche  que  le  temps  était  magni- 
fique, les  chemins  en  bon  état,  et  que  Jean  Rivard  et  sa 
femme  allaient  à  Laçasse  ville,  il  proposa  à  Françoise  de  les 
accompagner. 

Il  emprunta  à  cet  effet  un  des  chevaux  et  une  des  voi- 
tures de  Jean  Rivard.  Il  passa  bien  une  heure  à  étriller 
le  cheval  ;  le  collier,  le  harnais,  la  bride,  tout  reluisait  de 
propreté. 

Quand  la  voiture  passa  devant  chez  le  père  Landry, 
tout  le  monde  se  précipita  à  la  porte  et  aux  fenêtres.  Il 
y  eut  une  longue  discussion  dans  la  famille  sur  la  question 
de  savoir  avec  qui  était  Pierre  Gagnon. 

Françoise  étrennait  un  voile  pour  la  circonstance,  ce 
qui  empêchait  de  la  reconnaître.  On  la  reconnut  pour- 
tant et  les  filles  ne  manquèrent  pas  de  dire  :  Françoise 
doit  se  renfler,  ça  ne  lui  arrive  pas  souvent  de  se  faire  pro- 
mener par  les  garçons. 

En  dépit  de  remarques  qu'on  put  faire  sur  son  compte, 
Françoise  trouva  pourtant  le  chemin  tout  court  et  revint 
fort  satisfaite  de  son  voyage. 

Cette  promenade  fut  vraisemblablement  l'épisode  le  plus 
intéressant  de  sa  vie  de  fille. 

Jean  Rivard  n'avait  jamais  paru  faire  attention  à  ce 
qui  se  passait  entre  Pierre  Gagnon  et  sa  fille  Françoise  ; 
mais  Louise  qui  était  au  fait  de  tout  et  qui  n'aimait  pas 
les  trop  longues  fréquentations  se  mit  bientôt  à  presser 
Pierre  Gagnon  d'en  finir. 

Celui-ci  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois. 

Cette  conduite  de  la  part  de  Madame  Rivard  est  cause 
que  nous  n'avons  aucune  intrigue,  aucune  péripétie  inté- 
ressante à  enregistrer,  dans  l'histoire  des  amours  de  Pierre 
Gagnon  et  de  Françoise.  Tout  se  fit  de  la  manière  la 
plus  simple  ;  point  de  querelle,  point  de  brouille,  partant 
point  d'explication  ni  de  raccordements,  malgré  le  bruit 
que  fit  courir  le  petit  Louison  Charli  que  Pierre  Gagnon 
et  Françoise  s'étaient  rendu  leurs  mouchoirs. 
,l|La  vérité  est  que  Pierre  Gagnon  n'avait  pas  le  temps 
d'aller  chercher  au  loin  une  personne  plus  avenante  que 
Françoise  et  que  Françoise  estimait  trop  Pierre  ôa- 
gnon  pour  se  montrer  à  son  égard  inconstante  ou  co- 
quette. 

Mais  il  était  temps  que  Pierre  Gagnon  parlât  de  mariage 
à  Françoise,  car  son  silence  intriguait  fort  la  pauvre  fille 
et  la  tenait  dans  une  incertitude  inquiétante. 


3^  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Elle  ne  donnait  plus  sans  mettre  un  miroir  sous  sa  tête 
afin  de  voir  en  rêve  celui  qui  lui  était  destiné. 

Enfin,  un  jour  que  Jean  Rivard  était  dans  son  champ 
occupé  à  faire  brûler  de  l'abattis,  Pierre  Gagnon  qui  tra- 
vaillait sur  son  propre  lot  laissa  un  moment  tomber  sa 
hache  et  s'en  vint  droit  à  lui. 

«  —  Mon  bourgeois,  dit-il,  en  essuyant  les  gouttes  de 
sueur  qui  coulaient  de  son  front,  je  suis  venu  vous  parler 
d'une  chose  dont  qu'il  y  a  longtemps  que  je  voulais  vous 
en  parler.  Manquablement  que  je  vais  vous  surprendre, 
et  que  vous  allez  rire  de  moi  ;  mais  c'est  égal,  riez  tant  que 
vous  voudrez,  vous  serez  toujours  mon  empereur  comme 
auparavant... 

—  Qu'est-ce  que  c'est  donc,  dit  Jean  Rivard,  dont  la 
curiosité  devint  un  peu  excitée  par  ce  préambule  ? 

—  Ça  me  coûte  quasiment  d'en  parier,  mon  bourgeois, 
mais  puisque  je  suis  venu  pour  ça,  faut  que  je  vous  dise 
que  je  pense  à  me  bâtir  une  petite  cabane  sur  mon  lot... 

—  Et  à  te  marier  ensuite,  je  suppose  ? 

—  Et  bien  oui,  vous  l'avez  de\iné,  mon  bourgeois  ; 
vous  allez  peut-être  me  dire  que  je  fais  une  folie  ?... 

—  Au  contraire,  je  ne  vois  rien  là  que  de  très  naturel. 
Tu  ne  me  surprends  pas  autant  que  tu  parais  le  croire  ; 
je  t'avoue  même  que  je  soupçonnais  un  peu  depuis  quelque 
temps  que  tu  songeais  à  cette  afïaire. 

—  Tenez,  voyez-vous,  mon  bourgeois,  me  voilà  avec 
une  dizaine  d'arpents  de  terre  de  défrichés  ;  je  vais  me  bâtir 
une  cabane  qui  pourra  tenir  au  moins  deux  personnes  ; 
avec  l'argent  qui  me  restera,  je  pense  que  je  pourrai  aussi 
me  bâtir  une  grange  dans  le  courant  de  l'été.  Je  suis  parti 
pour  faire  une  assez  grosse  semence  ce  printemps,  et  vous 
comprenez  que  si  j'avais  une  femme,  ça  m'aiderait  joHment 
pour  faire  le  jardinage  et  engerber,  sans  compter  que  ça 
searit  moins  ennuyant  de  travailler  à  deux  en  jasant  que 
de  chanter  tout  seul  en  travaillant,  comme  je  fais  depuis 
que  j'ai  quitté  votre  service. 

—  Oui,  oui,  Pierre,  tu  as  raison  :  une  femme,  c'est  jo- 
liment désennuyant,  sans  compter,  comme  tu  dis,  que 
ça  a  bien  son  utilité.  Si  j'en  juge  d'après  moi-même,  tu 
ne  te  repentiras  jamais  d'avoir  pris  ce  parti. 

—  Mais,  il  faut  que  je  vous  dise  avec  qui  je  veux  me 
marier.  Vous  serez  peut-être  surpris  tout  de  bon,  cette 
fois-ci.  Vous  ne  vous  êtes  peut-être  pas  aperçu  que  j'a- 
vais une  blonde.  Madame  Rivard  en  a  bien  quelque  dou- 
tance,  elle  ;  les  femmes,  voyez- vous,  ça  s'aperçoit  de  tout. 

—  Est-ce  que  ça  serait  Françoise  par  hasard  ? 


où  l'on  verra  qui  avait  raison  39 

—  Eh  bien,  oui,  mon  bourgeois,  vous  l'avez  encore  de- 
viné ;  c'est  Françoise. 

—  Je  savais  bien,  d'après  ce  que  m'avait  dit  ma  femme, 
qu'elle  était  un  peu  folle  de  toi,  mais  je  n'étais  pas  sûr 
si  tu  l'aimais  ;  je  croyais  même  quelquefois  que  tu  en  faisais 
des  badinages. 

—  Ah  !  pour  ça,  mon  bourgeois,  je  vous  avouerai  fran- 
chement que  je  ne  suis  pas  fou  de  Françoise,  comme  ce 
pauvre  défunt  Don  Quichotte  l'était  de  sa  belle  Dulcinée  ; 
mais  je  l'aime  assez  comme  ça,  et  si  on  est  marié  ensemble, 
vous  verrez  qu'elle  n'aura  jamais  de  chagrin  avec  son  Pierre. 
C'est  bien  vrai  que  je  l'ai  fait  étriver  quelquefois,  mais  ce 
n'était  pas  par  manière  de  mépris  ;  voyez-vous,  il  faut 
bien  rire  un  peu  de  temps  en  temps  pour  se  reposer  les 
bras.  Si  je  la  faisais  enrager,  c'est  que  je  savais,  voyez- 
vous,  qu'elle  n'était  pas  rancuneuse... 

—  Quant  à  cela,  je  pense  en  effet  qu'elle  ne  t'en  a  jamais 
voulu  bien  longtemps. 

—  Puis,  tenez  mon  empereur,  pour  vous  dire  la  vérité, 
je  ne  suis  pas  assez  gros  bourgeois,  moi,  pour  prétendre 
à  un  parti  comme  mademoiselle  Louise  Routier  ;  je  veux 
me  marier  suivant  mon  rang.  Je  serais  bien  fou  d'aller 
chercher  une  criature  au  loin,  pour  me  faire  retapper,  tandis 
que  j'en  ai  une  bonne  sous  la  main.  Vous  comprenez  bien 
que  je  ne  suis  pas  sans  m'être  aperçu  que  Françoise  est  une 
grosse  travaillante,  une  femme  entendue  dans  le  ménage, 
et  que  c'est,  à  part  de  ça,  un  bon  caractère,  qui  ne  vou- 
drait pas  faire  de  peine  à  un  poulet.  C'est  bien  vrai  qu'elle 
ne  voudra  jamais  commencer  un  ouvrage  le  vendredi,  mais  ça 
ne  fait  rien,  elle  commencera  le  jeudi  ;  et  quant  aux  revenants, 
j'espère  bien  qu'une  fois  mariée,  elle  n'y  pensera  plus. 

—  J'approuve  complètement  ton  choix,  mon  ami,  et 
je  suis  sûr  que  ma  femme  pensera  comme  moi,  tout  en 
regrettant  probablement  le  départ  de  Françoise  qu'elle 
ne  pourra  pas  facilement  remplacer.  Les  bonnes  filles 
comme  elle  ne  se  rencontrent  pas  tous  les  jours. 

—  Merci,  mon  bourgeois,  et  puisque  vous  m'approuvez, 
je  vous  demanderai  de  me  rendre  un  petit  service,  ça  serait 
de  faire  vous-même  la  grande  demande  à  Françoise,  et 
de  vous  entendre  avec  elle  et  avec  madame  Rivard  pour 
fixer  le  jour  de  notre  mariage.  J'aimerais,  si  c'était  possible, 
que  ça  fût  avant  les  récoltes. 

—  Bien,  bien,  comme  tu  voudras,  Pierre  ;  je  suis  sûr 
que  tout  pourra  s'arranger  pour  le  mieux». 

Après  cette  importante  confidence,  Pierre  Gagnon  re- 
gagna son  champ  d'abattis. 


40  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

De  retonr  à  sa  maison,  Jean  Rivard  fit  part  à  sa  femme 
des  intentions  de  son  ancien  compagnon  de  travail.  Après 
avoir  commenté  cet  événement  d'une  manière  plus  ou 
moins  sérieuse,  ils  firent  venir  Françoise. 

«  —  Eh  bien  !  Françoise,  dit  Jean  Rivard,  es- tu  toujours 
disposée  à  te  marier  ? 

—  Moi  me  marier  !  s'écria  Françoise  toute  ébahie  et 
croyant  que  son  maître  voulait  se  moquer  d'elle,  oh  !  non, 
jamais  ;  je  suis  bien  comme  ça,  j'y  reste  »  :  et  elle  retourna 
de  suite  à  sa  cuisine  avant  qu'on  pût  s'exphquer  davantage. 

Cependant  une  fois  seule,  elle  se  mit  à  penser...  et  quoi- 
qu'elle fût  encore  loin  de  soupçonner  ce  dont  il  s'agissait, 
elle  s'avança  de  nouveau  vers  ses  maîtres  : 

«  —  Madame  Rivard  sait  bien,  dit-elle,  qu'il  n'y  en  a 
qn'un  avec  qui  je  me  marierais,  et  celui-là  ne  pense  pas 
à  moi.     Pour  les  autres,  je  n'en  donnerais  pas  une  coppe. 

—  Mais  si  c'était  celui-là  qui  te  demanderait  en  mariage, 
dit  madame  Rivard. 

—  Pierre  Gagnon  !  s'écria  Françoise  ;  ah  !  Jésus  Maria  ! 
jamais  je  ne  le  croirai  !... 

—  C'est  pourtant  bien  le  cas,  c'est  Pierre  Gagnon  lui- 
même. 

—  Sainte  bénite  !  moi,  la  femme  de  Pierre  Gagnon  ? 
Mais  êtes-vous  sûrs  qu'il  ne  dit  pas  cela  pour  rire  ? 

—  Il  y  va  si  sérieusement  que  tu  peux  fixer  toi-même 
le  jour  de  votre  mariage. 

—  Bonne  sainte  Vierge  !...  me  voilà  donc  exaucée  ». 
Et   Françoise,   toute   troublée,   s'éloigna   en   se   passant 

les  mains  sur  les  cheveux,  et  se  rendit  au  miroir  où  elle 
s'attifa  du  mieux  qu'elle  put,  croyant  à  tout  instant  voir 
arriver  son  fiancé. 

Ce  jour-là,  si  Louise  n'avait  pas  eu  le  soin  de  jeter  de 
temps  à  autre  un  coup-d'œil  au  pot-au-feu,  le  dîner  eût 
été  manqué,  à  coup  sûr. 

Quand  le  soir  Pierre  Gagnon  \int  à  la  maison,  Fran- 
çoise était  tranquillisée  ;  elle  fut  très  convenable,  plus  même 
qu'elle  n'avait  coutume  de  l'être.  De  son  côté,  Pierre 
Gagnon  était  beaucoup  plus  sérieux  qu'à  l'ordinaire.  Il 
parla  longtemps  à  Françoise  de  ses  projets,  de  l'état  de 
ses  travaux  et  de  tout  ce  qui  lui  manquait  encore  pour  être 
riche.  Françoise  faisait  semblant  d'écouter,  mais  elle  ne 
s'arrêtait  pas  tout  à  fait  aux  mêmes  considérations  que 
son  prétendu.  Elle  se  représentait  déjà  au  pied  de  l'autel, 
jurant  fidélité  à  Pierre  Gagnon  ;  elle  songeait  combien  elle 
l'aimerait,  avec  quel  soin  elle  tiendrait  la  maison,  prépa- 
rerait ses  repas,   racommoderait   son  linge.  De   temps   à 


où  L'ON   VERRA    QUI    AVAIT   RAISON  4I 

autre  elle  se  levait  sous  prétexte  de  quelque  soin  de  mé- 
nage, mais  plutôt  pour  se  donner  une  contenance  et  ne  pas 
paraître  trop  agitée. 

En  voyant  venir  Pierre  Gagnon,  elle  avait  couru  mettre 
une  de  ses  plus  belles  robes  d'indienne,  de  sorte  qu'elle 
était  proprette  et  que  Pierre  Gagnon  fut  de  plus  en  plus 
satisfait  de  son  choix. 

Le  mariage  fut  d'un  commun  accord  fixé  au  commencement 
d'août. 

Dans  le  courant  de  juillet,  Pierre  Gagnon,  avec  l'aide 
de  ses  voisins  et  amis,  se  construisit  une  maisonnette  fort 
convenable,  qu'il  meubla  aussi  modestement  que  possible. 

Les  autres  préparatifs  du  mariage  furent  bientôt  faits. 

Pierre  Gagnon  emprunta  pour  la  circonstance  un  habit 
noir  à  Jean  Rivard,  qui  lui  servait  de  père,  et  Françoise 
emprunta  aussi  quelques-uns  des  atours  de  sa  maîtresse. 

Jean  Rivard  donna  à  son  ancien  compagnon  de  travail  une 
petite  fête  à  laquelle  furent  conviés  tous  les  premiers  colons 
du  canton  de  Bristol.     On  ne  manqua  pas  de  s'y  divertir. 

Louise  avait  fait  présent  à  Françoise  de  divers  articles 
de  ménage.  Jean  Rivard  voulut  aussi  faire  son  cadeau 
de  noce  à  Pierre  Gagnon. 

Au  moment  où  l'heureux  couple  allait  se  diriger  vers 
leur  modeste  habitation  : 

«  —  Quand  penses-tu  t'acheter  une  vache,  dit  Jean  Rivard 
à  Pierre  Gagnon  ? 

—  Oh  !  pour  ça,  mon  bourgeois,  ça  sera  quand  il  plaira 
à  Dieu.  Si  la  récolte  est  bonne  l'année  qui  vient,  on  aura 
peut-être  les  moyens...  Mais  il  faut  tant  de  choses,  on 
ne  peut  pas  tout  avoir  à  la  fois.  Mais  pour  une  vache, 
c'est  une  grande  douceur,  et  si  Françoise  veut  dire  comme 
moi,  on  travaillera  pour  en  gagner  une  aussi  vite  que  possible. 

—  Eh  bien  !  Pierre,  puisque  tu  tiens  tant  à  avoir  une 
vache, je  veux  t'en  donner  une  des  miennes;  ça  compensera 
pour  la  mère  d'ours,  ajouta-t-il  en  riant. 

Pierre  Gagnon  ne  savait  trop  comment  remercier  son 
ancien  maître  de  cette  nouvelle  marque  de  bonté  ;  il  ne  put 
que  demander  en  balbutiant  : 

—  Est-ce  la  Caille  ? 

—  Non,  répondit  Jean  Rivard  ;  la  Caille  est  une  an- 
cienne amie  ;  ce  serait  une  ingratitude  de  ma  part  de  la 
laisser  partir.  Je  veux  qu'elle  continue  à  vivre  avec  moi. 
Mais  tu  prendras  sa  fille  aînée,  qui  est  encore  meilleure 
laitière  qu'elle.  Elle  vous  donnera  en  abondance  le  lait 
et  le  beurre  nécessaires  aux  besoins  de  votre  maison.  Fran- 
çoise la  connaît  bien  ;  elle  t'en  dira  des  nouvelles  ». 


42  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Les  deux  anciens  compagnons  se  séparèrent  le  cœur 
gros,  quoiqu'ils  dussent  continuer  à  demeurer  voisins  et 
se  revoir  presque  chaque  jour. 

VII 

LA  MARCHE  DU  PROGRÈS 

Environ  trois  ans  après  son  mariage,  Jean  Rivard  écrivait 
à  son  ami  Gustave  Charmenil  : 

«  Depuis  la  dernière  fois  que  je  t'ai  écrit,  mon  cher  Gustave, 
un  nouveau  bonheur  m'est  arrivé  :  je  suis  devenu  père 
d'un  second  enfant.  C'est  une  petite  fille,  cette  fois. 
J'en  ai  été  fou  plusieurs  jours  durant.  Tu  comprendras 
ce  que  c'est,  mon  ami,  quand  tu  seras  père  à  ton  tour,  ce  qui. 
avec  tes  propensions  matrimoniales,  ne  saurait  tarder  bien 
longtemps.  Louise  porte  à  merveille.  Tu  peux  croire  si 
elle  est  heureuse,  elle  qui  aime  tant  les  enfants,  et  qui 
désirait  tant  avoir  une  fille  ! 

»  Tu  me  pardonneras,  mon  cher  Gustave,  de  t' avoir 
laissé  ignorer  cela  si  longtemps.  Je  suis  accablé  d'occu- 
pations de  toutes  sortes  ;  c'est  à  peine  si  je  puis  trouver  un 
moment  pour  écrire  à  mes  amis.  Outre  mes  travaux  de 
défrichement,  qui  vont  toujours  leur  train,  j'ai  à  diriger 
en  quelque  sorte  l'établissement  de  tout  un  \illage.  Je 
suis  occupé  du  matin  au  soir.  Ne  sois  pas  surpris  mon 
cher  Gustave,  si  tu  entends  dire  un  jour  que  ton  ami  Jean 
Rivard  est  devenu  un  fondateur  de  \ille.  Tu  ris,  j'en 
suis  sûr.  Il  est  de  fait  pourtant  qu'avant  qu'il  soit  long- 
temps les  environs  de  ma  cabane  seront  convertis  en  un 
village  populeux  et  prospère.  A  l'heure  qu'il  est,  je  \aens 
de  terminer  la  construction  d'une  église.  Tout  marche 
et  progresse  autour  de  moi  :  mouhns,  boutiques,  magasins, 
tout  surgit  comme  par  enchantement.  Si  j'avais  le  temps 
de  te  donner  des  détails,  tu  en  serais  étonné  toi-même. 
Je  commence  à  croire  que  je  vais  devenir  riche,  beaucoup 
plus  que  je  ne  l'avais  jamais  rêvé.  Ce  qui  est  au  moins 
certain,  c'est  que  je  puis  être  désormais  sans  inquiétude 
sur  le  sort  de  mes  frères  :  leur  avenir  est  assuré.  C'est 
un  grand  soulagement  d'esprit  pour  ma  mère  et  pour  moi. 

»  Je  t'exphquerai  tout  cela  quand  tu  \iendras  me  faire  visite. 

»  Il  est  vrai  qu'il  nous  manque  encore  beaucoup  de 
choses.  Nous  n'avons  ni  école,  ni  municipalité,  ni  marché, 
ni  bureau  de  poste,  etc.,  mais  tout  cela  va  venir  en  son 
temps.     Paris  ne  s'est  pas  fait  en  un  jour. 

»  Je  m'attends  bien  à  rencontrer  de  grandes  difficultés 


LA   MARCHE   DU  PROGRÈS  43 

par  la  suite.  Nous  avons  déjà  paniii  nous  des  hommes  à 
vues  mesquines,  à  esprit  étroit,  qui  ne  cherchent  qu'à 
embarrasser  la  marche  du  progrès.  Mais  il  faudra  vaincre 
ou  périr.  J'ai  toujours  sous  les  yeux  ma  devise  :  lahor 
omnia  vincit  ;  et  je  suis  plein  d'espoir  dans  l'avenir. 

»  Je  t'ai  déjà  dit  que  notre  ami  Doucet  venait  nous  dire 
la  messe  une  fois  par  mois  ;  aussitôt  notre  église  achevée, 
il  a  été  nommé  notre  curé,  et  il  réside  permanemment 
au  miUeu  de  nous.  Il  est  toujours  comme  autrefois,  aimable 
et  plein  de  zèle.  Nous  parlons  souvent  de  toî  et  de  notre 
beau  temps  de  collège. 

»  Dans  quelques  années,  si  nous  continuons  à  progresser, 
tu  pourras  t'étabhr  comme  avocat  à  Rivardville,  (c'est 
ainsi  qu'on  a  surnommé  la  locaHté  où  ton  ami  Jean  Rivard 
a  fixé  ses  pénates)  qui  sera  peut-être  alors  chef-Heu  de 
district  ». 


En  effet  Rivardville  reçut  vers  cette  époque  une  étrange 
impulsion  due,  suivant  les  uns,  au  progrès  naturel  et  in- 
serisible  des  défrichements  et  de  la  colonisation,  suivant 
les  autres,  à  la  construction  de  l'église  dont  nous  avons 
parlé. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  tout  sembla  marcher  à 
la  fois.  Deux  des  frères  de  Jean  Rivard  vinrent  s'établir 
à  côté  de  lui  ;  à  l'un,  Jean  Rivard  céda  sa  fabrique  de 
potasse  qu'il  convertit  en  perlasserie  et  qu'il  établit  sur 
une  grande  échelle  ;  il  retint  un  intérêt  dans  l'exploitation, 
plutôt  pour  avoir  un  prétexte  d'en  surveiller  et  contrôler 
les  opérations  que  pour  en  retirer  un  bénéfice.  Il  entra 
pareillement  en  société  avec  l'autre  de  ses  frères  pour  la 
construction  d'un  moulin  à  scie  et  d'un  moulin  à  farine, 
deux  établissements  dont  la  nécessité  se  faisait  depuis 
longtemps  sentir  à  Rivardville. 

Ces  deux  moulins  n'étant  destinés  qu'à  satisfaire  aux 
besoins  de  la  localité,  purent  être  construits  assez  écono- 
miquement. Le  nom  de  Jean  Rivard  d'ailleurs  était  déjà 
connu  à  dix  lieues  à  la  ronde,  et  son  crédit  était  illimité. 

Le  fabricant  de  perlasse,  encouragé  par  les  résultats 
de  son  industrie,  voulut  profiter  de  ses  fréquents  rapports 
avec  les  colons  du  canton  de  Bristol  et  des  environs  pour 
établir  un  trafic  général.  Il  acheta  le  fonds»  de  commerce 
du  principal  marchand  du  village,  et,  avec  l'aide  d'un 
de'  ses  plus  jeunes  frères  comme  commis,  il  ouvrit  un  maga- 
sin qui  fut  bientôt  considérablement  achalandé.  N'agissant 
que  d'après  les  conseils  de  son  frère  aîné,  et  se  contentant 


44  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

de  profits  raisonnables,  il  trouva  dans  cette  industrie  son 
avantage  personnel,  tout  en  faisant  le  bien  de  la  com- 
munauté. La  maison  «  Rivard,  frères  »  étendit  peu  à  peu 
ses  opérations  et  devint  par  la  suite  la  plus  populaire  du 
comté. 

La  construction  de  deux  moulins  fut  aussi  un  grand 
événement  pour  les  habitants  de  Rivard\ille,  obligés  jus- 
qu'alors d'aller  à  une  distance  de  trois  lieues  pour  cher- 
cher quelques  madriers  ou  faire  moudre  un  sac  de  farine. 

Après  le  son  de  la  cloche  paroissiale,  aucune  musique 
ne  pouvait  être  plus  agréable  aux  oreilles  des  pauvres  colons 
que  le  bruit  des  scies  et  des  moulanges  ou  celui  de  la  cascade 
servant  de  pouvoir  hydrauhque. 

Et  cette  musique  se  faisait  entendre  presque  jour  et 
nuit. 

On  remarquait  dans  la  localité  un  mouvement  et  une 
activité  extraordinaires. 

Tout  le  long  du  jour  on  voyait  arriver  aux  moulins  des 
voitures  chargées,  les  unes  de  sacs  de  blé,  les  autres  de 
pièces  de  bois  destinées  à  être  converties  en  planches  ou 
en  madriers. 

Meunier,  scieur,  constructeur  et  colon,  tous  trouvaient 
leur  profit  à  cet  échange  de  services,  et  le  progrès  de  Rivard- 
ville  s'en  ressentait  d'une  manière  sensible. 
"•Plusieurs  habitations  nouvelles  surgirent  autour  des  mou- 
lins aussi  bien  qu'autour  de  l'église. 

Nos  lecteurs  se  souviennent  peut-être  que  dès  la  pre- 
mière année  de  son  séjour  dans  la  forêt,  Jean  Rivard  avait 
retenu  dans  le  voisinage  de  sa  propriété  un  lot  de  terre 
inculte  pour  chacun  de  ses  frères,  en  leur  disant  :  qui  sait 
si  vous  ne  deviendrez  pas  riches  sans  vous  en  apercevoir  ? 

Ce  pressentiment  de  Jean  Rivard  se  vérifia  à  la  lettre. 

Toutes  les  maisons  et  les  bâtiments  dont  nous  avons 
parlé,  mouHns,  forges,  boutiques,  magasins  furent  bâtis 
sur  les  propriétés  de  la  famille  Rivard. 

Jean  Rivard  qui  était  l'administrateur  des  biens  de 
la  famille  ne  cédait  que  quelques  arpents  de  terre  aux  in- 
dustriels ou  commerçants  qui  venaient  s'étabHr  à  Rivard- 
ville,  et  réservait  le  reste  pour  en  disposer  plus  tard  avan- 
tageusement. 

Cette  vaste  étendue  de  terrain,  située  comme  elle  l'était 
au  centre  d'un  canton,  dans  le  voisinage  d'une  rivière 
et  d'une  grande  route  pubHque,  et  devant,  selon  toute 
probabilité,  devenir  plus  tard  le  siège  d'une  Wlle  ou  d'un 
grand  village,  prit  vite  une  importance  considérable. 

Sa  valeur  s'accrut  de  jour  en  jour. 


LA   MARCHE   DU   PROGRÈS  45 

Jean  Rivard  n'était  pas  ce  qu'on  peut  appeler  un  spé- 
culateur ;  il  ne  cherchait  pas  à  s'enrichir  en  appauvrissant 
les  autres.  Mais  lorsqu'il  songeait  à  sa  vieille  mère,  à  ses 
neuf  frères,  à  ses  deux  sœurs,  il  se  sentait  justifiable  de 
tirer  bon  parti  des  avantages  qui  s'offraient  à  lui,  et  qui 
après  tout  étaient  dûs  à  son  courage  et  à  son  industrie. 

Il  lui  semblait  aussi  voir  le  doigt  de  la  Providence  dans 
la  manière  dont  les  événements  avaient  tourné.  Ma  pauvre 
mère  a  tant  prié,  disait-il,  que  Dieu  prend  pitié  d'elle  et 
lui  envoie  les  moyens  de  se  tirer  d'embarras. 

Il  s'empressait  de  lui  écrire  chaque  fois  qu'il  avait  une 
bonne  nouvelle  à  lui  annoncer. 

Il  jouissait  d'avance  du  bonheur  qu'elle  en  ressentirait. 
Mais  outre  les  avantages  de  fortune  qu'il  devait  espérer 
en  voyant  les  alentours  de  sa  chaumière  devenir  peu  à  peu 
le  centre  d'un  village,  il  jouissait  encore  d'un  autre  pri- 
vilège que  devait  apprécier  à  toute  sa  valeur  un  homme 
de  l'intelligence  de  Jean  Rivard  ;  il  allait  pouvoir  exercer 
un  contrôle  absolu  sur  l'établissement  du  village. 

Il  allait  devenir  peut-être,  comme  il  le  dit  dans  sa  lettre, 
le  fondateur  d'une  ville  ! 

Quels  rêves  ambitieux  cette  perspective  ne  devait-elle 
pas  faire  naître  en  son  esprit  ! 

Les  devoirs  et  la  responsabilité  que  lui  imposait  cette 
glorieuse  entreprise  absorbèrent  toute  son  attention  pendant 
plusieurs  mois. 

Ce  n'était  plus  la  carte  de  son  lot  de  cent  acres  qu'il 
déployait  le  soir  sur  sa  table,  c'était  celle  du  futur  village. 
Quoiqu'il  ne  fût  guère  au  fait  de  l'art  de  bâtir  des  villes, 
il  en  avait  lui-même  tracé  le  plan  ;  il  avait  indiqué  les 
rues,  auxquelles  il  donnait  toute  la  largeur  et  toute  la 
régularité  possibles  ;  il  avait  marqué  les  endroits  que  de- 
vaient occuper  plus  tard  la  maison  d'école,  le  bureau  de 
poste,  le  marché,  etc. 

Il  fit  planter  des  arbres  de  distance  en  distance  le  long 
des  rues  projetées,  car  il  ne  néghgeait  rien  de  ce  qui  pouvait 
contribuer  à  donner  à  son  village  une  apparence  de  fraî- 
cheur et  de  gaîté. 

Il  allait  même  jusqu'à  stipuler  dans  ses  concessions 
d'emplacements,  que  la  maison  serait  de  telle  ou  telle 
dimension,  qu'elle  serait  située  à  telle  distance  du  chemin, 
qu'elle  serait  peinte  en  blanc,  et  autres  conditions  qui 
peuvent  sembler  puériles  mais  qui  n'en  exercent  pas  moins 
une  influence  réelle  sur  le  progrès  des  localités. 

Comme  on  l'a  déjà  vu,  Jean  Rivard  n'entreprenait  rien 
d'important  sans  consulter  son  ami  Doucet. 


46  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Louise  prenait  aussi  le  plus  vif  intérêt  aux  entreprises 
de  son  mari. 

Pierre  Gagnon  n'était  pas  non  plus  tenu  dans  l'ignorance 
des  plans  de  Jean  Rivard. 

Il  va  sans  dire  que  celui-ci  était  l'admirateur  enthousiaste 
de  tout  ce  que  faisait  son  ancien  maître. 

Je  savais  bien,  lui  disait-il  avec  sa  gaîté  accoutumée, 
que  vous  en  feriez  autant  que  le  grand  Napoléon.  Main- 
tenant que  vous  n'avez  plus  d'ennemis  à  combattre,  vous 
allez  donner  un  royaume  à  chacun  de  vos  frères.  Il  y  a 
une  chose  pourtant  que  vous  n'imiterez  pas,  disait-il  en 
riant,  et  en  regardant  madame  Rivard,  c'est  que  vous  ne 
répudierez  pas  votre  femme. 

Ce  n'est  pas  pour  mépriser  Napoléon,  ajoutait-il,  mais 
je  crois  que  s'il  avait  fait  comme  vous  au  lieu  de  s'amuser 
à  bouleverser  tous  les  pays  et  à  tuer  le  monde  dru  comme 
mouche,  il  n'aurait  pas  fait  une  fin  aussi  triste.  Tonnerre 
d'un  nom  !  j'aurais  aimé  à  lui  voir  faire  de  l'abattis  :  je 
crois  que  la  forêt  en  aurait  fait  du  feu. 

VIII 
CINQ  ANS  APRÈS 

Gustave  Charmenil  à  Jean  Rivard 
«  Mon  cher  ami, 

«  Je  commence  à  croire  que  Madame  de  Staël  avait  raison 
quand  elle  disait  que  le  mariage  n'était  que  de  l'égoïsme 
à  deux.  Depuis  que  tu  as  eu  le  bonheur  de  recevoir  ce 
grand  sacrement,  c'est  à  peine  si  tu  m'as  écrit  deux  ou 
trois  petites  lettres.  Je  garderais  rancune  à  ta  Louise  si 
je  pensais  que  c'est  elle  qui  te  fait  oublier  ainsi  tes  meilleurs 
amis.  Pourquoi  ne  m'écris-tu  pas  de  longues  lettres,  com- 
me autrefois  ?  Tu  sais  combien  je  m'intéresse  à  ton  ex- 
ploitation ;  je  voudrais  en  connaître  les  plus  petits  détails  ; 
je  voudrais  surtout  savoir  si  tu  as  bien  conservé  l'ardeur 
et  l'enthousiasme  de  tes  premières  années.  Chaque  fois 
que  je  me  rencontre  avec  un  de  nos  amis  de  collège,  tu 
deviens  notre  principal  sujet  de  conversation.  Tous  sa- 
vent depuis  longtemps  le  parti  que  tu  as  embrassé  et  chacun 
est  dans  l'admiration  de  ton  courage  et  de  tes  hauts  faits. 
De  tous  ceux  qui  ont  fait  leurs  classes  en  même  temps  que 
nous,  pas  un  n'est  aussi  avancé  que  toi,  pas  un  n'est  marié  ; 
la  plupart  attendent  après  une  fortune  qui  ne  viendra 
probablement  jamais.  Je  suis  peut-être  moi-même  au 
nombre  de  ces  derniers,  quoique  ma  position  se  soit  quelque 


CINQ  ANS  APRÈS  47 

peu  améliorée  depuis  l'époque  où  je  te  faisais  le  confident 
de  mes  nombreuses  tribulations.  Tu  comprends  bien  que 
je  ne  subsiste  pas  encore  des  revenus  de  ma  profession  ; 
je  t'avouerai  même  en  confidence  que  j'en  retire  à  peine 
assez  pour  payer  le  loyer  de  mon  bureau  ;  j'ai  beau  procla- 
mer en  grosses  lettres  sur  la  porte  et  dans  les  fenêtres  de 
mon  étude  mon  nom  et  ma  qualité  d'avocat,  la  clientèle 
n'en  arrive  pas  plus  vite.  Le  fait  est  qu'il  y  a  maintenant, 
suivant  le  vieux  dicton,  plus  d'avocats  que  de  causes  ; 
que  diable  !  nous  ne  pouvons  pas  exiger  que  les  voisins 
se  brouillent  entre  eux  pour  nous  fournir  l'occasion  de 
plaider.  J'ai  donc  pris  mon  parti  :  j'attends  patiemment 
que  les  vieux  patriciens  montent  sur  le  banc  des  juges 
ou  descendent  dans  les  champs  élysées  ;  j'attraperai  peut- 
être  alors  une  petite  part  de  leur  clientèle.  En  attendant, 
je  trouve  par-ci  par-là  quelque  chose  à  gagner  ;  je  sais  pas- 
sablement l'anglais,  je  me  suis  mis  à  faire  des  traductions  ; 
cette  besogne  ne  me  déplaît  pas  trop  ;  je  la  préfère  au  métier 
de  copiste  qui  n'occupe  que  les  doigts  ;  j'étudie  aussi  la 
sténographie  ou  plutôt  la  phonographie,  et  bientôt  je  pourrai, 
en  attendant  mieux,  me  faire  rapporteur  pour  les  gazettes. 
Tu  vois  que  je  ne  perds  pas  courage  et  que  je  sais  prendre 
les  choses  philosophiquement. 

»  Nous  sommes  un  assez  bon  nombre  de  notre  confrérie  ; 
nous  nous  encourageons  mutuellement. 

»  Nous  avons  cru  découvrir  dernièrement  un  moyen 
de  nous  faire  connaître,  ou  comme  on  dit  parmi  nous,  de 
nous  mettre  en  évidence  :  Nous  sommes  à  l'affût  de  toutes 
les  contestations  électorales,  et  s'il  s'en  présente  une,  soit 
dans  une  ville  soit  dans  un  comté,  vite  nous  nous  rendons 
sur  les  lieux,  accompagnés  de  nos  amis.  Là,  juchés  sur 
un  escabeau,  sur  une  chaise,  sur  une  voiture,  sur  n'importe 
quoi,  à  la  porte  d'une  église,  au  coin  d'une  rue,  dans  une 
salle  publique  ou  dans  un  cabaret,  nous  haranguons,  de 
toute  la  force  de  nos  poumons,  les  libres  et  indépendants 
électeurs.  Nous  parlons  avec  force,  car  dans  ces  circon- 
stances, il  importe  plus,  comme  dit  Voltaire,  de  frapper 
fort  que  de  frapper  juste.  Nous  passons  en  revue  toutes 
les  afïaires  du  pays,  et  tu  comprends  que  nous  ne  ménageons 
pas  nos  adversaires  ;  nous  leur  mettons  sur  le  dos  tous  les 
malheurs  pubhcs,  depuis  le  désordre  des  finances  jusqu'aux 
mauvaises  récoltes.  Quand  nous  nous  sommes  bien  étrillés, 
que  nous  avons  épuisé  les  uns  à  l'égard  des  autres  les  épi- 
thètes  de  chenapans,  de  traîtres,  voleurs,  brigands,  et 
mille  autres  gracieusetés  pareilles,  et  que  les  électeurs  ont 
paru  nous  comprendre,   nous  nous  retirons  satisfaits.    Il 


48  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

est  probable  qu'entre  eux  ils  sont  loin  de  nous  considérer 
comme  des  évangélistes,  et  qu'ils  se  moquent  même  un  peu 
de  nous,  car  ces  indépendants  électeurs  ne  manquent 
pas  de  malice,  comme  nous  pouvons  nous  en  convaincre 
assez  souvent.  Ce  qu'il  y  a  de  désagréable  dans  le  métier, 
c'est  qu'il  prend  quelquefois  envie  à  ces  messieurs  de  nous 
empêcher  de  parler,  et  qu'ils  se  mettent  à  crier,  d'une  voix 
qu'aurait  enviée  le  fameux  Stentor  de  la  mythologie  : 
«  il  parlera,  non  il  ne  parlera  pas,  il  parlera,  non  il  ne  parlera 
pas»,  et  que  nous  sommes  là  plantés  en  face  de  cet  ai- 
mable auditoire,  n'apercevant  que  des  bouches  ouvertes 
jusqu'aux  oreilles  et  des  bras  qui  se  démènent  en  tous  sens. 
Nous  recommençons  la  même  phrase  cinquante  fois  sans 
pouvoir  la  finir  :  bien  heureux  encore  si,  pour  ne  pas  nous 
faire  écharper,  nous  ne  sommes  pas  obligés  de  prendre 
la  poudre  d'escampette.  S'il  n'existait  que  ce  moyen 
pour  nous  mettre  en  évidence,  m'est  avis  qu'il  vaudrait 
tout  autant  se  passer  de  gloire.  Qu'en  penses-tu,  mon  ami  ? 
Pour  moi,  j'en  suis  venu  à  trouver,  soit  dit  entre  nous,  le 
rôle  que  nous  jouons  tellement  humiUant,  et  même  dans 
certains  cas  tellement  démoralisateur,  que  je  suis  décidé 
d'abandonner  la  partie,  à  la  peine  de  rester  inconnu  toute 
ma  vie.  Toi,  mon  cher  défricheur,  je  sais  bien  que  tu 
abhorres  tout  ce  fracas,  et  que  tu  n'aimes  rien  tant  que 
la  vie  paisible  et  retirée.  Je  serais  volontiers  de  ton  avis, 
si  j'avais  une  joHe  petite  femme  comme  ta  Louise,  je  con- 
sentirais sans  peine  à  vivre  seul  avec  elle  au  fond  des  bois. 
Mais  cet  heureux  sort  n'est  réservé  qu'aux  mortels  pri- 
vilégiés. 

»  Je  crains  bien  que  mes  affaires  de  cœur  n'aient  plus 
le  même  intérêt  pour  toi,  maintenant  que  te  voilà  vieux 
marié  et  père  de  famille.  Sais-tu  ce  qui  m'est  arrivé  de- 
puis que  j'ai  perdu  ma  ci-devant  belle  inconnue  ?  Eh  bien  ! 
mon  ami,  te  le  dirai-je  ?  après  m'être  désolé  secrètement 
pendant  plusieurs  mois,  après  avoir  composé  diverses  élé- 
gies toutes  plus  larmoyantes  les  unes  que  les  autres,  après 
avoir  songé  à  m'expatrier,  j'ai  fini  par  me  consoler  ;  j'ai 
même  honte  de  te  l'avouer,  je  suis  déjà  depuis  ce  temps- 
là,  devenu  successivement  admirateur  de  plusieurs  autres 
jeunes  beautés  ;  de  fait,  je  me  sens  disposé  à  aimer  tout 
le  beau  sexe  en  général.  Je  suis  presque  alarmé  de  mes 
dispositions  à  cet  égard. 

»  Que  dis-tu  de  cet  étrange  changement  ? 

»  Il  est  vrai  que  je  ne  suis  pas  aveuglé  et  que  je  me  per- 
mets volontiers  de  juger,  de  critiquer  même  les  personnes 
qui  attirent  le  plus  mon  attention.    L'une  est  fort  jolie, 


CINQ   ANS   APRÈS  49 

mais  n'a  pas  d'esprit  ;  l'autre  est  trop  affectée  ;  celle-ci 
est  trop  grande  et  celle-là  trop  petite.  Tu  rirais  bien  si 
tu  lisais  le  journal  dans  lequel  je  consigne  mes  impres- 
sions. Je  vais,  pour  ton  édification,  t'en  extraire  quel- 
ques lignes  ; 

«  20  Juin  —  Depuis  plus  d'un  mois,  mes  vues  se  portent 
sur  mademoiselle  T.  S.  Elle  a  une  taille  charmante,  un 
port  de  reine,  un  air  grand,  noble,  une  figure  douce  et  dis- 
tinguée ;  elle  est  très  aimable  en  conversation  ;  elle  ne 
chante  pas,  mais  elle  est  parfaite  musicienne.  J'ignore  si 
elle  m'aimerait,  mais  je  me  sens  invinciblement  attiré  vers 
elle.  Ce  que  j'ai  entendu  dire  de  ses  talents,  de  son  ca- 
ractère, de  ses  vertus,  me  la  font  estimer  sincèrement. 

»  Je  voudrais  la  connaître  davantage  et  pouvoir  lire 
dans  son  cœur. 

»  15  Octobre  —  J'apprends  aujourd'hui  que  mademoi- 
selle T.  S.  est  sur  le  point  de  se  marier  ;  on  m'assure  même 
qu'elle  était  engagée  depuis  longemps  .  Encore  une  dé- 
ception !  Heureusement  que  je  ne  lui  ai  jamais  fait  part 
de  mes  sentiments,  et  qu'elle  ignorera  toujours  que  j'ai 
pensé  à  elle. 

»  10  Janvier  —  J'ai  rencontré  hier  soir  une  jeune  per- 
sonne que  j'admirais  depuis  longtemps,  mais  à  qui  je  n'avais 
jamais  parlé.  Je  l'ai  rencontrée  à  une  petite  soirée  dan- 
sante, et  j'en  suis  maintenant  tout  à  fait  enchanté.  Je  l'ai 
trouvée  encore  mieux  que  je  me  l'étais  représentée.  Elle 
m'a  paru  bonne,  sensible,  intelligente.  Elle  touche  bien 
le  piano,  chante  bien,  et  parle,  avec  une  égale  facilité, 
l'anglais  et  le  français. 

»  Mais  on  m'assure  que  Mlle  H.  L.  a  une  foule  d'admi- 
rateurs et  qu'elle  est  même  soupçonnée  d'être  un  peu  co- 
quette. J'attendrai£donc,  avant  de  me  déclarer  ouverte- 
ment amoureux. 

»6  Mars  —  Je  suis  toujours  dans  les  mêmes  dispositions 
à  l'égard  de  Mlle  H.  L.  Je  l'ai  vue  encore  plusieurs  fois 
dans  le  cours  de  l'hiver,  je  lui  ai  même  fait  quelques  vi- 
sites particulières,  je  continue  à  la  trouver  charmante, 
mais  c'est  à  cela  que  se  bornent  mes  démarches.  Chaque 
fois  que  je  pense  à  aller  plus  loin,  un  spectre  se  dresse 
devant  moi...  je  gagne,  en  tout,  à  peine  cent  louis  par  année. 

»  Une  chose  pourtant  me  déplaît  chez  elle...  elle  n'aime 
pas  les  enfants  !  Comment  une  femme  peut-elle  ne  pas 
aimer  les  enfants  ?... 


50  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

r>  Une  autre  chose  m'effraie  aussi  :  elle  affiche  un  luxe 
de  toilette  propre  à  décourager  tout  autre  qu'un  Crésus. 

»  Il  est  probable  que  j'aurai  bientôt  à  consigner  dans 
mon  journal  le  mariage  de  Mlle  H.  L.  avec  quelque  heureux 
mortel  qui  n'aura  que  la  peine  de  naître  pour  s'étabhr  dans 
le  monde  ». 

«  A  l'heure  où  je  t'écris,  mon  cher  Jean,  je  ne  pense 
plus  à  Mlle  H.  L.,  qui  ne  me  paraît  susceptible  d'aimer 
personne,  et  qui,  je  crois,  mérite  un  peu  le  titre  de  coquette 
qu'on  lui  a  donné.  Mon  indifférence  vient  peut-être  aussi 
de  ce  que  j'ai  fait,  il  y  a  quinze  jours,  la  connaissance  d'une 
jeune  personne  dont  l'esprit  et  la  beauté  ont  complètement 
subjugué  mon  cœur.  Elle  sort  d'un  des  couvents  de 
cette  ville,  où  elle  a  fait  de  brillantes  études.  C'est  un  peu 
le  hasard  qui  me  l'a  fait  connaître.  En  sortant  du  cou- 
vent, elle  a  passé  quelques  jours  avec  ses  parents  dans  l'hô- 
tel où  je  prends  ma  pension.  Elle  portait  encore  son 
costume  d'élève  qui  lui  faisait  à  ravir.  Elle  peut  avoir 
de  dix-sept  à  dix-huit  ans.  C'est  une  brunette.  Ses  traits 
sont  réguliers  et  sa  figure  a  quelque  chose  de  mélancoHque 
qui  provoque  la  sympathie.  Sa  beauté  n'a  rien  d'écla- 
tant; mais  je  n'ai  jamais  vu  de  plus  beaux  yeux  que  les 
siens.  Elle  ne  paraissait  pas  savoir  qu'elle  était  belle. 
Son  maintien,  sa  voix,  ses  paroles,  rien  ne  décelait  chez 
elle  la  moindre  affectation.  Elle  n'était  pas  même  timide, 
tant  elle  était  simple  et  candide.  En  causant  avec  elle, 
je  m'aperçus  qu'elle  possédait  une  intelHgence  remarquable  ; 
je  la  fis  parier  sur  les  diverses  études  qu'elle  a  cultivées 
au  couvent.  J'ai  été  surpris  de  l'étendue  et  de  la  variété 
des  connaissances  qu'on  inculque  aux  élèves  de  ces  ins- 
titutions. Quel  charme  on  éprouve  dans  la  conversation 
d'une  femme  instruite,  qui  n'a  pas  l'air  de  le  savoir  ! 

»  Nous  avons  parié  ensemble  httérature,  poésie,  his- 
toire, botanique,  beaux  arts  ;  elle  parie  de  tout  avec  aisance 
et  sans  la  moindre  pédanterie.  Elle  avait  sous  la  main 
un  volume  de  Turquety  et  les  Matinées  Littéraires  de  Men- 
nechet  qu'elle  paraissait  savoir  par  cœur.  L'histoire  du 
Canada,  celles  de  France,  d'Italie,  de  la  Terre  Sainte  et 
des  autres  principaux  pa^'s  du  monde,  semblent  lui  être 
familières  ;  elle  a  jusqu'à  des  notions  de  physique  et  d'as- 
tronomie. A  l'en  croire  pourtant,  elle  ne  sait  que  ce  que 
savent  la  plupart  de  ses  amies  de  couvent.  D'où  vient 
donc,  lui  disais-je,  que  parmi  les  jeunes  personnes  qui  fré- 
quentent la  société,  on  en  rencontre  si  peu  qui  savent  parier 
autre  chose  que  modes,  bals  ou  soirées  ?    Il  faut  croire, 


CINQ   ANS   APRÈS  5I 

répondit-elle  naïvement,  que  les  frivolités  mondaines  leur 
font  oublier  ce  qu'elles  ont  appris.  Puis  elle  m'exposait, 
avec  un  air  de  sincérité  charmante,  la  ferme  résolution 
qu'elle  avait  prise  de  fuir  la  vie  dissipée,  de  ne  jamais 
aller  au  bal,  etc.  ;  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  sourire, 
en  songeant  combien  peu  de  temps  dureraient  ces  belles 
dispositions. 

»  Elle  sait  un  peu  de  musique  et  de  chant,  dessine  et 
brode  à  la  perfection  ;  ce  qu'elle  regrette,  c'est  de  n'avoir 
pas  acquis  les  connaissances  nécessaires  à  la  femme  de 
ménage.  Elle  m'a  signalé  les  lacunes  qui  existent  à  cet 
égard  dans  le  système  d'éducation  de  nos  couvents,  et 
elle  raisonne  sur  ce  sujet  avec  la  sagesse  et  le  bon  sens  d'une 
femme  de  quarante  ans. 

»  J'ai  passé  dans  sa  compagnie  et  celle  de  sa  mère  quelques- 
unes  des  heures  les  plus  délicieuses  de  ma  vie. 

»  En  quittant  l'hôtel,  ses  parents  m'ont,  poliment  invité 
d'aller  les  voir  de  temps  à  autre.  Tu  peux  croire  que  je 
n'y  manquerai  pas.  Je  te  dirai  probablement  son  nom 
dans  une  de  mes  prochaines  lettres. 

»  Je  crois  que  sa  famille  n'est  pas  riche  :  tant  mieux, 
car  de  nos  jours  les  jeunes  filles  riches  ne  veulent  avoir 
que  des  maris  fortunés. 

»  Tu  lèveras  les  épaules,  j'en  suis  sûr,  mon  cher  défricheur, 
en  Usant  ces  confidences  de  jeune  homme  ?  Que  veux-tu  ? 
Il  faut  bien  que  le  cœur  s'amuse. 

»  Une  fois  rendu  à  ses  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ans, 
il  est  bien  difficile  à  un  jeune  homme  de  ne  pas  songer  au 
mariage.  C'est  ma  marotte  à  moi,  j'en  parle  sans  cesse 
à  mes  amis.  Si  je  suis  longtemps  célibataire,  je  crains 
même  que  cela  ne  devienne  chez  moi  une  monomanie. 
C'est  singuher  pourtant  comme  les  gens  diffèrent  à  ce 
sujet  !  Il  y  a  environ  trois  mois,  un  de  mes  amis,  marié 
depuis  six  mois,  me  disait  :  «  mon  cher  Gustave,  marie-toi 
»  aussitôt  que  tu  pourras  ;  si  tu  savais  combien  l'on  est 
»  heureux  dans  la  société  d'une  femme  intelligente  et  bonne  »  ! 
Je  le  croyais  sans  peine.  Mais  l'autre  jour,  ce  même  ami 
me  rencontrant  s'écria  tout  à  coup  :  «  ah  !  mon  cher  Gustave, 
»  ne  te  marie  jamais  ;  tu  ne  connais  pas  tous  les  embarras, 
»  toutes  les  inquiétudes,  toutes  les  tracasseries  du  ménage. 
»  Depuis  un  mois,  je  vais  chez  le  médecin  et  l'apothicaire 
»  plus  de  dix  fois  par  jour  ;  ma  femme  est  toujours  ma- 
»lade,  et  je  crains  que  nous  ne  perdions  notre  enfant»... 

»  Et  la  voix  lui  tremblait  en  me  disant  ces  mots. 

»  Aujourd'hui  même  je  parlais  de  mariage  à  une  autre 
de  mes  connaissances,  père  de  quatre  enfants.     Il  avait 


52  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Tair  abattu  et  en  proie  à  une  profonde  mélancolie.  Vous 
n'avez  pas  d'idée,  me  dit-il,  de  ce  qu'il  en  coûte  pour  élever 
une  famille  ;  on  ne  peut  suffire  aux  dépenses,  et  on  voit 
approcher  avec  effroi  le  moment  où  il  faudra  établir  ses 
enfants.  Avant  d'abandonner  votre  heureux  état  de  céli- 
bataire, faites  des  épargnes,  mettez-vous  à  l'abri  de  la  pau- 
vreté ;  vous  vous  épargnerez  de  longs  tourments  pour 
l'avenir. 

»  Chaque  fois  que  j'entends  faire  des  réflexions  semblables, 
je  me  dis  :  en  effet,  n'est-ce  pas  fohe  à  moi  de  songer  au 
mariage  ?  Ne  ferais- je  pas  beaucoup  mieux  d'amasser 
peu  à  peu  un  petit  pécule,  puis  de  voyager,  faire  le  tour 
de  notre  globe,  étudier  les  mœurs,  les  institutions  des  diffé- 
rentes nations,  et  revenir  dans  mon  pays,  me  consacrer, 
libre  de  soins  et  d'inquiétudes,  à  la  politique,  aux  affaires, 
devenir  représentant  du  peuple  et  me  rendre  utile  à  mes 
compatriotes  ?... 

»  Mais  ce  rêve  ne  dure  que  ce  que  durent  les  rêves.  Car 
le  cœur  est  toujours  là  qui  parle.  Tout  me  dit  que  sans 
les  plaisirs  du  cœur  il  y  aura  toujours  un  vide  dans  mon 
existence.  Toi,  mon  cher  Jean,  dis-moi  donc  ce  que  tu 
penses  de  tout  cela.  Tu  es  déjà  vieux  marié,  tu  es  père 
de  famille,  tu  dois  connaître  le  pour  et  le  contre  de  toutes 
les  choses  du  ménage,  tu  peux  en  parler  savamment. 

»  Malgré  toutes  mes  préoccupations  amoureuses,  je  trouve 
encore  le  temps  cependant  de  lire  et  de  faire  quelques  étu- 
des. Mon  ambition  a  pris  une  tournure  intellectuelle. 
J'ai  une  soif  inextinguible  de  connaissances.  J'ai  le  tort 
de  prendre  goût  à  presque  toutes  les  branches  des  connais- 
sances humaines,  ce  qui  me  rendra  toujours  superficiel. 
Je  trouve  heureux  celui  qui  a  une  spéciahté  et  ne  cherche 
pas  à  en  sortir.  L'histoire,  la  philosophie,  les  sciences, 
m'intéressent  beaucoup  plus  qu'autrefois.  Je  me  suis  dé- 
voué depuis  quelque  temps  à  l'étude  de  l'économie  poli- 
tique :  j'y  trouve  un  charme  inexprimable.  En  étudiant 
les  sources  de  la  richesse  nationale,  on  en  vient  toujours  à 
la  conclusion  que  l'agriculture  en  est  la  plus  sûre  et  la 
plus  féconde.  Je  lisais  l'autre  jour  un  ouvrage  sur  les 
causes  de  la  misère  et  sur  les  moyens  de  la  faire  disparaître  ; 
l'auteur  terminait  ainsi  :  «  Le  problème  de  la  misère  ne 
»  sera  complètement  résolu,  tant  pour  le  présent  que  pour 
»  l'avenir,  que  lorsque  le  gouvernement  aura  résolu  celui 
»  de  la  multiplication  de  nos  produits  ahmentaires  propor- 
»  tionnellement  à  celle  de  la  population,  en  améhorant  la 
»  culture  des  terres  en  labour  et  en  déjrichant  les  terres 
»  incultes  i>.     En  lisant  ces  derniers  mots  je  me  mis  à  penser 


CINQ  ANS  APRÈS  5î 

à  toi,  et  je  fermai  mon  livre  pour  rêver  plus  librement  à 
la  belle  destinée  que  tu  t'es  faite,  destinée  que  j'appelle 
glorieuse  et  que  tous  tes  amis  envient. 

»  Écris-moi  longuement,  mon  cher  ami,  et  surtout  n'ou- 
blie pas  de  me  parler  en  détail  de  ton  exploitation  ;  ne  me 
laisse  rien  ignorer  sur  ce  sujet.  Parle-moi  aussi  des  belles 
et  grandes  choses  que  tu  accomplis  dans  ta  petite  République. 
Sais-tu  que  c'est  un  grand  bonheur  pour  toi,  et  encore  plus 
pour  Rivardville,  d'avoir  eu  pour  curé  un  prêtre  comme 
notre  ami  Doucet  ?  Un  homme  de  son  intelligence  et 
de  son  caractère  est  un  véritable  trésor  pour  une  locahté. 
A  vous  deux,  vous  allez  opérer  des  merveilles,  et  faire 
bientôt  de  Rivardville  le  modèle  des  paroisses.  Quelle 
noble  et  sainte  mission  !  Si  je  ne  puis  vous  imiter,  au 
moins  je  vous  applaudirai  de  loin.  Mes  compliments  à 
ton  ami.  Mes  amitiés  aussi  à  ta  Louise.  Embrassez  pour 
moi  vos  petits  enfants,  que  vous  devez  tant  aimer  ! 

»  Tout  à  toi, 

»  Gustave  Charmenil  » 

Réponse  de  Jean  Rivard 

«  Merci,  mon  cher  Gustave,  de  ton  aimable  épître,  à 
laquelle  je  vais  répondre  tant  bien  que  mal.  Mais  je  dois 
avant  tout  repousser  le  reproche  que  tu  m'adresses  de  ne 
pas  t'écrire  assez  souvent.  N'ai-je  pas  fidèlem^ent  répondu 
à  chacune  de  tes  lettres  ?  D'ailleurs,  en  admettant  que 
je  t'aurais  négligé  sous  ce  rapport,  n'aurais-je  pas  d'ex- 
cellentes excuses  à  t'apporter  ?  De  ton  aveu  même,  tu 
as  beaucoup  plus  de  loi§ir  que  moi  ;  tu  n'es  pas  un  grave 
père  de  famille  comme  moi  ;  tes  doigts  ne  sont  pas  roidis 
par  le  travail  ;  écrire  est  pour  toi  un  amusement.  Sois 
sûr  d'une  chose  cependant  :  c'est  que,  malgré  ce  que  tu 
pourrais  appeler  mon  indifférence,  il  ne  se  passe  pas  de  jour 
que  je  ne  pense  à  toi  ;  dans  mes  entretiens  avec  notre  ami 
Doucet,  ton  nom  revient  sans  cesse.  Quel  bonheur  pour 
nous,  mon  cher  Gustave,  si  nous  pouvions  nous  rapprocher 
un  jour  ! 

»  Quand  je  prends  la  plume  pour  t'écrire,  tant  de  choses 
se  présentent  à  mon  esprit  que  je  ne  sais  vraiment  pas 
où  commencer.  Le  mieux  pour  moi,  je  crois,  serait  de 
me  borner  pour  le  moment  à  répondre  aux  questions  que 
tu  me  poses  et  à  te  fournir  les  renseignements  que  tu  désires 
sur  mon  exploitation  rurale. 

»  Quant  aux  résultats  de  mes  travaux  auxquels  tu  pa- 
rais prendre  un  si  vif  intérêt,  il  me  serait  facile  de  t'en 


54  JEAN   RIVARD   ECONOMISTE 

entretenir  jusqu'à  satiété  ;  mais  je  m'attacherai  à  quelques 
faits  principaux  qui  te  feront  aisément  deviner  le  reste. 

»  J'espère  qu'au  moins  tu  ne  me  trouveras  point  par 
trop  prolixe  ni  trop  minutieux,  si  je  te  résume,  en  quelques 
pages,  l'histoire  de  mes  opérations  agricoles  depuis  cinq 
ans. 

»  Mais  je  commencerai  sans  doute  par  faire  naître  sur 
tes  lèvres  le  sourire  de  l'incréduhté  en  t' annonçant  que 
les  cinquante  acres  de  forêt  qui  me  restaient  à  déboiser, 
à  l'époque  de  mon  mariage,  vont  être  ensemencés  l'année 
prochaine  ? 

»  Cinquante  acres  en  cinq  ans  !  Quatre-vingt-cinq  acres 
en  sept  ans  !     Ne  suis- je  pas  un  terrible  défricheur  ? 

»  C'est  pourtant  bien  le  cas. 

»  Cela  n'offrirait  rien  d'extraordinaire  toutefois  si  je 
n'avais  pas  eu  chaque  année  à  mettre  en  culture  tout  le 
terrain  défriché  durant  les  années  précédentes  à  semer, 
herser,  faucher,  récolter,  engranger  ;  si  je  n'avais  pas  eu 
à  en  clôturer  la  plus  grande  partie,  à  faire  les  perches  et 
les  piquets  nécessaires,  opérations  qui  demandent  du  temps 
et  un  surcroît  de  main-d'œuvre  considérables  ;  si  je  n'avais 
pas  eu  à  construire  la  plus  grande  partie  de  mes  bâtiments 
de  ferme,  étable,  écurie,  bergerie,  porcherie,  hangar  et 
remise  ;  si  je  n'avais  pas  eu  enfin  au  miUeu  de  tout  cela 
à  m'occuper  des  affaires  publiques,  à  administrer  les  biens 
de  ma  famille,  et  à  surveiller  en  quelque  sorte  l'établisse- 
ment de  tout  un  village. 

»  Mais  j'ai  fait  encore  une  fois  de  nécessité  vertu  ;  j'ai 
redoublé  d'activité,  je  me  suis  multiplié  pour  faire  face 
à  tout  à  la  fois. 

»  As- tu  déjà  remarqué  cela  ?  Un  travail  nous  semble 
d'une  exécution  impossible  ;  qu'on  soit  forcé  de  l'entrepren- 
dre, on  s'en  acquitte  à  merveille. 

»  Je  me  trouve  donc  aujourd'hui,  cinq  ans  après  mon 
mariage  et  sept  ans  après  mon  entrée  dans  la  forêt,  pro- 
priétaire de  quatre-vingt-cinq  acres  de  terre  en  culture  ; 
une  quinzaine  d'acres  sont  déjà  dépouillés  de  leurs  souches, 
et  le  reste  ne  peut  tarder  à  subir  le  même  sort. 

»  Si  tu  savais  avec  quel  orgueil  je  porte  mes  regards 
sur  cette  vaste  étendue  de  terre  défrichée,  devenue  par 
mon  travail  la  base  solide  de  ma  future  indépendance  ! 

»  Je  me  garderai  bien  de  te  donner,  année  par  année, 
le  résultat  de  mes  récoltes,  le  tableau  de  mes  recettes  et 
de  mes  dépenses,  cela  t'ennuierait  ;  qu'il  te  suffise  de  savoir 
que  les  défrichements,  clôturages,  constructions  et  amé- 
Uorations  de  toutes  sortes  effectués  durant  cette  période 


CINQ  ANS   APRÈS  55 

l'ont  été  à  même  les  économies  que  j*ai  pu  faire  sur  les 
revenus  annuels  de  mon  exploitation,  et  les  vingt-cinq  louis 
qui  composaient  la  dot  de  ma  femme. 

»  A  l'heure  qu'il  est  je  ne  donnerais  pas  ma  propriété 
pour  mille  louis_,  bien  qu'il  me  reste  beaucoup  à  faire  pour 
l'embellir  et  en  accroître  la  valeur. 

»  L'amélioration  la  plus  importante  que  j'ai  pu  effectuer 
depuis  deux  ou  trois  ans,  celle  que  j'avais  désirée  avec 
le  plus  d'ardeur,  ça  été  l'acquisition  de  quelques  animaux 
des  plus  belles  races  connues,  vaches,  porcs,  chevaux, 
moutons,  qui  se  reproduisent  rapidement  sur  ma  ferme, 
et  seront  bientôt  pour  moi,  j'espère,  une  source  de  bien- 
être  et  de  richesse. 

»Tu  sais  que  j'ai  toujours  aimé  les  belles  choses;  la 
vue  d'un  bel  animal  me  rend  fou  et  je  résiste  difficilement 
à  la  tentation  de  l'acheter.  Je  n'assiste  jamais  à  une 
exposition  agricole  sans  y  faire  quelque  acquisition  de 
ce  genre. 

»  Ces  diverses  améliorations  m'ont  fait  faire  de  grandes 
dépenses,  il  est  vrai,  mais  tout  ne  s'est  pas  fait  à  la  fois  ; 
chaque  chose  a  eu  son  temps,  chaque  année  sa  dépense. 
De  cette  manière,  j'ai  pu  voir  mon  établissement  s'ac- 
croître peu  à  peu,  s'embellir,  prospérer,  sans  être  exposé 
jamais  au  plus  petit  embarras  pécuniaire. 

»  Le  seul  achat  que  j'aie  eu  à  me  reprocher  un  peu,  c'est 
celui  d'un  magnifique  cheval  dont  les  formes  sveltes,  élé- 
gantes, la  noble  tête,  la  forte  et  gracieuse  encolure  m'a- 
vaient complètement  séduit.  Après  beaucoup  d'hésita- 
tion, j'avais  fini  par  l'acheter  à  un  prix  relativement  con- 
sidérable. Je  m'étais  dit,  pour  justifier  mon  extravagance, 
que  ce  cheval  servirait  d'étalon  reproducteur  pour  tout 
le  canton  de  Bristol  ;  que  par  ce  moyen  je  me  rembourserais 
en  partie  de  la  somme  qu'il  m'avait  coûté,  sans  compter 
qu'il  contribuerait  à  renouveler  en  peu  d'années  les  races 
de  chevaux  dégénérés  possédés  par  la  plupart  des  habitants 
du  canton.  Mais  j'eus  le  chagrin  cette  fois  de  n'être  pas 
approuvé  par  ma  Louise  qui  prétendit  que  j'aurais  du 
attendre  quelques  années  encore  avant  de  faire  une  acqui- 
sition aussi  coûteuse.  C'était  la  première  fois  que  Louise 
me  faisait  une  remarque  de  ce  genre  et  je  m'en  souviendrai 
longtemps.  Sans  vouloir  me  justifier  tout  à  fait,  je  dois 
dire  pourtant  que  Lion  (c'est  le  nom  de  ce  noble  quadrupède) 
n'est  pas  sans  avoir  exercé  quelque  influence  sur  les  des- 
tinées du  canton.  Tu  sais  combien  les  cultivateurs  ca- 
nadiens raffollent  des  chevaux.  C'est  pour  eux  un  sujet 
intarissable  de  conversation.     L'arrivée  de  Lion  à  Rivard- 


56  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

ville  fut  un  des  événements  de  l'année.  Toute  la  popu- 
lation  voulut  le  voir  ;  pendant  longtemps  on  ne  parla  que 
de  Lion,  et  personne  n'était  plus  populaire  à  dix  lieues 
à  la  ronde.  Tu  ne  seras  pas  surpris  d'entendre  dire  dans 
quelques  années  que  les  habitants  du  canton  de  Bristol 
et  des  environs  possèdent  une  magnifique  race  de  chevaux. 
Je  prends  aussi  occasion  des  nombreuses  visites  qui  me 
sont  faites  pour  inculquer  dans  l'esprit  des  cultivateurs 
quelques  notions  simples  et  pratiques  sur  l'agriculture, 
sur  les  meilleures  races  d'animaux,  sur  les  ustensiles  agri- 
coles, et  même  sur  l'importance  des  améliorations  publiques, 
des  institutions  municipales  et  de  l'éducation  des  enfants. 
Sous  ce  dernier  rapport,  nous  aurons  à  accomplir  de  grandes 
choses  d'ici  à  quelque  temps. 

»  Quoiqu'il  en  soit  cependant,  et  malgré  tout  le  bien  que 
Lion  peut  avoir  fait  dans  le  canton,  je  serai  désormais 
en  garde  contre  l'achat  d'animaux  de  luxe,  et  je  ne  dé- 
vierai plus  de  la  règle  que  je  m'étais  d'abord  imposée  de 
ne  faire  aucune  dépense  importante  sans  le  consentement 
de  ma  femme. 

&  Tu  me  fais  dans  ta  lettre  d'intéressantes  extraits  de 
ton  journal.  Je  pourrais  t'en  faire  d'un  tout  autre  genre, 
si  je  voulais  ouvrir  le  cahier  où  je  consigne  régulièrement 
les  faits,  les  observations  ou  simplement  les  idées  qui  peuvent 
m'être  par  la  suite  de  quelque  utilité. 

i>Tu  y  verrais,  par  exemple,  que  tel  jour  j'ai  fait  l'acqui- 
sition d'une  superbe  vache  Ayrshire,  la  meilleure  pour 
le  lait  ;  —  que  tel  autre  jour  ma  bonne  Caille  m'a  donné 
un  magnifique  veau  du  sexe  masculin,  produit  d'un  croise- 
ment avec  la  race  Durham  ;  —  qu'à  telle  époque  j'ai  com- 
mencé à  renouveler  mes  races  de  porcs  et  de  moutons  ; 
qu'à  telle  autre  époque,  j'ai  engagé  à  mon  service  une 
personne  au  fait  de  la  fabrication  du  fromage  ;  enfin  mille 
autres  détails  plus  ou  moins  importants  pour  le  cultiva- 
teur éclairé,  mais  dont  le  récit  te  ferait  bâiller,  toi,  mon 
cher  Gustave. 

i>  Mais  je  ne  veux  pas  finir  ma  lettre  sans  répondre  au 
moins  un  mot  à  l'autre  question  que  tu  me  poses  et  qui, 
je  soupçonne  entre  nous,  t'intéresse  beaucoup  plus  que 
celles,  auxquelles  je  viens  de  satisfaire.  Tu  veux  savoir 
de  moi  comment  je  me  trouve  de  l'état  du  mariage,  et 
si,  après  l'expérience  que  j'ai  pu  acquérir  jusqu'ici,  je 
suis  prêt  à  conseiller  aux  autres  d'en  faire  autant  que  moi  ? 

0  Tout  ce  que  je  puis  dire,  mon  cher,  c'est  que  je  ne 
voudrais,  pour  rien  au  monde,  retourner  à  la  vie  de  cé- 
bbataire.     Voilà  bientôt  cinq  ans  que  j'ai  contracté  cet 


REVERS  INATTENDU  57 

engagement  irrévocable,  et  il  me  semble  que  c«  n'est  que 
d'hier.  Si  tu  savais  combien  le  temps  passe  vite  lorsque 
l'on  fait  la  route  à  deux  !  On  n'est  pas  toujours  aussi  gai 
que  le  premier  jour  des  noces,  mais  on  est  aussi  heureux, 
plus  heureux  peut-être.  La  tendresse  qu'on  éprouve  l'un 
pour  l'autre  devient  de  jour  en  jour  plus  profonde,  et 
lorsque,  après  quelques  années  de  ménage,  on  se  voit  en- 
touré de  deux  ou  trois  enfants,  gages  d'amour  et  de  bon- 
heur, on  sent  qu'on  ne  pourrait  se  séparer  sans  perdre  une 
partie  de  soi-même. 

»  Je  te  dirai  donc,  mon  cher  Gustave,  que,  suivant  moi, 
le  mariage  tend  à  rendre  l'homme  meilleur,  en  développant 
les  bons  sentiments  de  sa  nature,  et  que  cela  doit  suffire 
pour  rendre  le  bonheur  plus  complet. 

>>  Le  rôle  de  la  femme  est  peut-être  moins  facile  ;  sa 
nature  nerveuse,  impressionnable,  la  rend  susceptible  d'é- 
motions douloureuses,  de  craintes  exagérées  ;  la  santé  de 
ses  enfants  surtout  la  tourmente  sans  cesse  ;  mais  en  re- 
vanche elle  goûte  les  joies  ineffables  de  la  maternité  ;  et 
à  tout  prendre,  la  mère  de  famille  ne  changerait  pas  sa 
position  pour  celle  de  la  vieille  fille  ou  celle  de  l'épouse  sans 
enfant.  Ainsi,  marie-toi,  mon  cher  Gustave,  aussitôt  que 
tes  moyens  te  le  permettront.  Tu  as  un  cœur  sympathique, 
tu  aimes  la  vie  paisible,  retirée,  tu  feras,  j'en  suis  sûr  un 
excellent  mari,  un  bon  père  de  famille. 

»  Que  je  te  plains  de  ne  pouvoir  te  marier,  lorsque  tu 
n'as  que  cent  louis  par  année  !  il  est  si  facile  d'être  heureux 
à  moins  ! 

»  Quelque  chose  me  dit  cependant  que  cette  jeune  pen- 
sionnaire dont  tu  me  parles  avec  tant  d'admiration  saura 
te  captiver  plus  longtemps  que  ses  devancières.  Ne  crains 
pas  de  m'ennuyer  en  m'entretenant  des  progrès  de  votre 
liaison.  Malgré  mes  graves  occupations,  comme  tu  dis, 
je  désire  tant  te  voir  heureux,  que  tout  ce  qui  te  concerne 
m'intéresse  au  plus  haut  degré. 

»  Notre  ami  commun,  le  bon,  l'aimable  Octave  Doucet 
fait  des  vœux  pour  ton  bonheur.     Ma  femme  aussi  te  salue. 

»  Ton  ami, 

»  Jean  rivard  > 

IX 

REVERS  INATTENDU 

Peu  de  temps  après  la  date  de  la  lettre  qu'on  vient  de 
lire,  un  malheur  imprévu  vint  fondre  sur  la  paroisse  de 
Rivardville. 


5^  JEAN   RIVÀRD   ÉCONOMISTE 

Après  quatre  semaines  d'une  chaleur  tropicale,  sans  une 
seule  goutte  de  pluie  pour  rafraîchir  le  sol,  un  incendie 
se  déclara  dans  les  bois,  à  environ  trois  milles  du  village. 

C'était  vers  sept  heures  du  soir.  Une  forte  odeur  de 
fumée  se  répandit  dans  l'atmosphère  ;  l'air  devint  suffo- 
cant ;  on  ne  respirait  qu'avec  peine.  Au  bout  d'une  heure, 
on  crut  apercevoir  dans  le  lointain,  à  travers  les  ténèbres, 
comme  la  lueur  blafarde  d'un  incendie.  En  effet,  diverses 
personnes  accoururent,  tout  effrayées,  apportant  la  nouvelle 
que  le  feu  était  dans  les  bois.  L'alarme  se  répandit,  toute 
la  population  fut  bientôt  sur  pied.  Presque  aussitôt,  les 
flammes  apparurent  au-dessus  du  faîte  des  arbres  :  il  y 
eut  parmi  la  population  un  frémissement  général.  En  moins  de 
rien,  l'incendie  avait  pris  des  proportions  effrayantes  ; 
tout  le  firmament  était  embrasé.  On  fut  alors  témoin 
d'un  spectacle  saisissant  ;  les  flammes  semblaient  sortir 
des  entrailles  de  la  terre  et  s'avancer  perpendiculairement 
sur  une  largeur  de  près  d'im  mille.  Qu'on  se  figure  ime 
muraille  de  feu  marchant  au  pas  de  course  et  balayant  la 
forêt  sur  son  passage.  Un  bruit  sourd,  profond,  continu 
se  faisait  entendre,  comme  le  roulement  du  tonnerre  ou 
le  bruit  d'une  mer  en  furie.  A  mesure  que  le  feu  se  rap- 
prochait, le  bruit  devenait  plus  terrible  :  des  craquements 
sinistres  se  faisaient  entendre.  On  eut  dit  que  les  arbres, 
ne  pouvant  échapper  aux  étreintes  du  monstre,  poussaient 
des  cris  de  mort. 

Les  pauvres  colons  quittaient  leurs  cabanes  et  fuyaient 
devant  l'incendie,  chassant  devant  eux  leurs  animaux. 
Les  figures  éplorées  des  pauvres  mères  tenant  leurs  petits 
enfants  serrés  sur  leur  poitrine,  présentaient  un  spectacle 
à  fendre  le  cœur. 

En  un  clin  d'oeil,  toute  la  population  du  canton  fut 
rassemblée  au  village.  L'église  était  remplie  de  personnes 
de  tout  âge,  de  tout  sexe,  priant  et  pleurant,  en  même 
temps  que  le  tocsin  sonnait  son  glas  lamentable.  Hommes, 
femmes,  enfants,  vieillards,  tous  entouraient  le  prêtre, 
le  suppliant  d'implorer  pour  eux  la  miséricorde  de  Dieu. 
Un  instant,  on  craignit  pour  la  sûreté  de  l'église  ;  les  flammes 
se  portèrent  dans  cette  direction  et  menaçaient  d'incen- 
dier l'édifice.  Il  y  eut  un  cri  d'horreur.  Ce  ne  fut  qu'en 
inondant  la  toiture  qu'on  parvint  à  conjurer  le  danger. 

Au  milieu  de  toute  cette  confusion,  Jean  Rivard  fut 
peut-être  le  seul  qui  ne  perdit  pas  son  sang-froid.  En  ob- 
servant la  marche  du  feu,  il  calcula  qu'il  ne  dépasserait  pas 
la  petite  rivière  qui  traversait  son  lot,  et  dont  les  bords 
se  trouvaient  complètement  déboisés.     Ses  calculs  cepen- 


REVERS   INATTENDU  59 

dant  ne  se  vérifièrent  qu'en  partie  :  car  les  moulins  et 
l'établissement  de  pedasse,  possédés  moitié  par  lui,  moitié 
par  ses  frères,  et  bâtis  sur  la  rivière  même,  devinrent  la 
proie  de  l'élément  destructeur.  Mais  là  s'arrêta  sa  fureur. 
Les  flammes  cherchant  en  vain  de  tous  côtés  les  aHments 
nécessaires  à  leur  faim  dévorante,  s'évanouirent  peu  à 
peu  et  semblèrent  rentrer  dans  la  terre  d'où  elles  étaient 
sorties. 

Toutes  les  maisons  bâties  au  sud  de  la  rivière,  au  nombre 
desquelles  étaient  celles  de  Jean  Rivard  et  de  Pierre  Gagnon 
furent  ainsi  épargnées. 

Tous  ceux  qui  assistaient  à  ce  spectacle,  restèrent  assez 
longtemps  comme  suffoquées  par  la  fumée  ;  mais  le  danger 
était  passé.  A  part  les  bâtiments  dont  on  vient  de  parier, 
plusieurs  granges  avaient  été  détruites,  ainsi  qu'une  douzaine 
de  cabanes  de  défricheurs  bâries  au  bord  de  la  clairière. 
Mais  le  plus  grand  dommage  consistait  dans  la  destruction 
des  champs  de  grains  nouvellement  ensemencés,  dont  les 
tiges  encore  en  herbe  étaient  brûlées  ou  séchées  sur  le  sol. 
Un  certain  nombre  de  colons  perdirent  ainsi  leur  récolte 
et  se  trouvèrent  absolument  sans  ressource. 

Jean  Rivard,  dont  les  champs  étaient  aussi  à  moitié 
dévastés,  recommença  vaillamment  l'ensemencement  de 
sa  terre.  Le  magasin  qu'il  possédait  en  commun  avec 
son  frère  Antoine  n'avait  pas  été  atteint  par  l'incendie, 
mais  la  suspension  forcée  de  son  commerce  par  suite  de 
ce  malheur  inattendu,  la  ruine  de  plusieurs  colons  qui  lui 
étaient  endettés,  l'appauvrissement  général  de  la  paroisse 
constituaient  pour  lui  une  perte  considérable.  Du  reste, 
il  ne  laissa  échapper  aucune  plainte.  Après  avoir  été 
jusque-là  l'enfant  gâté  de  la  providence,  il  était  en  quelque 
sorte  disposé  à  remercier  Dieu  de  lui  avoir  envoyé  sa  part 
de  revers.  Il  semblait  s'oublier  complètement  pour  ne 
songer  qu'à  secourir  ses  malheureux  co-paroissiens. 

Ce  qu'il  fit  dans  cette  circonstance,  le  zèle  qu'il  montra, 
l'activité  qu'il  déploya,  personne  ne  saurait  l'oublier.  Grâce 
à  ses  démarches  incessantes,  et  à  l'assistance  s\Tnpathique 
des  habitants  de  Lacasseville  et  des  environs,  les  maisons 
et  les  granges  consumées  par  le  feu  furent  bientôt  rem- 
placées et  toutes  les  mesures  furent  prises  pour  que  per- 
sonne ne  souffrit  longtemps  des  suites  de  cette  catastrophe. 

Jean  Rivard  et  ses  frères  poursuivirent  activement  le 
rétabhssement  de  leurs  fabriques.  Prévoyant  que  l'hiver 
suivant  serait  rude  à  passer  et  que  la  misère  pourrait  se 
faire  sentir  plus  qu'à  l'ordinaire  dans  un  certain  nombre 
de  familles,  Jean  Rivard  forma  de  vastes  projets.     Il  se 


6o  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

proposa,  par  exemple,  d'ériger  une  grande  manufacture 
où  se  fabriqueraient  toute  espèce  d'articles  en  bois  ;  il 
prétendait  que  ces  objets,  manufacturés  à  peu  de  frais, 
puisque  la  matière  première  est  pour  ainsi  dire  sous  la  main, 
pourraient  s'exporter  avec  avantage  dans  toutes  les  parties 
du  Canada  et  même  à  l'étranger.  Il  pourrait  ainsi  pro- 
curer du  travail  aux  nécessiteux  et  répandre  l'aisance  dans 
la  paroisse. 

L'homme  élevé  au  milieu  d'une  ville  régulièrement  ad- 
ministrée, pourvue  de  tous  les  établissements  nécessaires 
aux  opérations  du  commerce  et  de  l'industrie,  marchés, 
banques,  bureaux  de  poste,  assurances,  aqueducs,  gaz, 
télégraphes,  fabriques  de  toutes  sortes  ;  l'homme  même  qui 
a  grandi  au  milieu  d'une  campagne  depuis  longtemps  ha- 
bitée, ayant  son  gouvernement  total,  ses  institutions  muni- 
cipales et  scolaires,  son  éghse  et  tout  ce  qui  en  dépend, 
son  village  avec  tous  ses  hommes  de  profession,  ses  négo- 
ciants, ses  gens  de  métier  ;  l'homme,  dis- je,  qui  a  grandi 
au  milieu  de  tout  cela,  qui  a  vu  de  tout  temps  cet  arrange- 
ment social  fonctionner  tranquillement,  régulièrement,  ne 
sait  pas  tout  ce  qu'il  a  fallu  d'efïorts,  d'énergie,  de  travail 
à  ses  prédécesseurs  pour  en  asseoir  les  bases,  pour  élever 
l'une  après  l'autre  toutes  les  diverses  parties  de  ce  bel 
édifice,  et  établir  graduellement  l'état  de  choses  dont  il  est 
aujourd'hui  témoin. 

Les  fondateurs  de  paroisses  ou  de  villages  au  fond  de 
nos  forêts  canadiennes  ressemblent  beaucoup  aux  fonda- 
teurs de  colonies,  excepté  qu'ils  n'ont  pas  à  leur  disposition 
les  ressources  pécuniaires  et  la  puissance  sociale  dont  dispo- 
sent ordinairement  ces  derniers. 

Jean  Rivard,  par  son  titre  de  premier  pionnier  du  can- 
ton, par  le  fait  de  sa  supériorité  d'intelligence  et  d'édu- 
cation, et  aussi  par  le  fait  de  son  énergie  et  de  sa  grande 
activité  mentale  et  physique,  s'était  naturellement  trouvé 
le  chef,  le  directeur,  l'organisateur  de  la  nouvelle  paroisse 
de  Rivard  ville.  Il  lui  fallait  toute  l'énergie  de  la  jeunesse, 
et  le  sentiment  élevé  du  devoir  pour  ne  pas  reculer  devant 
la  responsabihté  qu'il  assumait  sur  sa  tête. 

On  se  demandera  sans  doute  comment  il  avait  pu  s'em- 
parer ainsi  du  gouvernement  presque  absolu  de  sa  locaUté 
sans  exciter  des  murmures,  sans  faire  naître  chez  ceux  qui 
l'entouraient,  cette  jalousie,  hélas  I  si  commune  dans  tous 
les  pays,  qui  s'attaque  au  mérite,  et  ne  peut  souffrir  de 
supériorité  en  aucun  genre  ?  Cette  bonne  fortune  de 
Jean  Rivard  s'explique  peut-être  par  le  fait  qu'il  avait 
commencé,  conune  les  plus  humbles  colons  du  canton,  par 


REVERS   INATTENDU  6l 

se  frayer  un  chemin  dans  la  forêt  et  n'avait  conquis  l'ai- 
sance dont  il  jouissait  que  par  son  travail  et  son  industrie. 
D'ailleurs,  ses  manières  populaires  et  dépourvues  d'afïecta- 
tion,  sa  politesse,  son  affabilité  constante,  la  franchise  qu'il 
mettait  en  toute  chose,  la  libéralité  dont  il  faisait  preuve 
dans  ses  transactions,  sa  charité  pour  les  pauvres,  son  zèle 
pour  tout  ce  qui  concernait  le  bien  d'autrui,  un  ton  de  con- 
viction et  de  sincérité  qu'il  savait  donner  à  chacune  de 
ses  paroles,  tout  enfin  concourait  à  le  faire  aimer  et  estimer 
de  ceux  qui  l'approchaient.  On  se  sentait  involontairement 
attiré  vers  lui.  A  part  la  petite  coterie  de  Gendreau-le- 
Plaideux,  personne  n'avait  songé  sérieusement  à  combattre 
ses  propositions. 

On  ne  pouvait  non  plus  l'accuser  d'ambition,  car  chaque 
fois  qu'il  s'agissait  de  conférer  un  honneur  à  quelqu'un, 
Jean  Rivard  s'effaçait  pour  le  laisser  tomber  sur  la  tête 
d'un  autre.  Ce  ne  fut,  par  exemple,  qu'après  des  instances 
réitérées,  et  la  prière  des  habitants  du  canton  réunis  en 
assemblée  générale  qu'il  consentit  à  accepter  la  charge  de 
major  de  milice  pour  la  paroisse  de  Rivardville. 

On  avait  réussi  aussi,  à  lui  faire  accepter  la  charge  de 
juge  de  paix,  conjointement  avec  le  père  Landry  :  mais 
il  n'avait  consenti  à  être  nommé  à  cette  fonction  importante 
qu'après  une  requête  présentée  au  gouvernement  et  signée 
par  le  notaire,  le  médecin,  le  curé  et  par  une  grande  majorité 
des  habitants  du  canton. 

Personne  pourtant  ne  pouvait  remplir  cette  charge  plus 
habilement  que  lui.  Il  était  parfaitement  au  fait  des  lois 
et  coutumes  qui  régissent  les  campagnes,  et  il  montrait 
chaque  jour  dans  l'accomplissement  de  ses  fonctions  de  ma- 
gistrat tout  ce  qui  peut  faire  de  bien  dans  une  locaUté 
un  homme  éclairé,  animé  d'intentions  honnêtes,  et  dont 
le  but  principal  est  d'être  utile  à  ses  semblables.  Il  unis- 
sait l'indulgence  au  respect  de  la  loi.  S'il  survenait  quelque 
mésintelligence  entre  les  habitants,  il  était  rare  qu'il  ne 
parvint  à  les  réconciher.  Suivant  le  besoin  et  les  tempé- 
raments, il  faisait  appel  au  bon  sens,  à  la  douceur,  quelque- 
fois même  à  la  crainte.  Les  querelles  entre  voisins,  mal- 
heureusement trop  communes  dans  nos  campagnes,  et 
souvent  pour  des  causes  frivoles  ou  ridicules,  devenaient 
de  jour  en  jour  moins  fréquentes  à  Rivardville,  en  dépit 
des  efforts  de  Gendreau-le-Plaideux. 

Il  faut  dire  aussi  que  Jean  Rivard  trouvait  toujours  un 
digne  émule  dans  le  curé  de  Rivardville.  Monsieur  le  curé 
évitait,  il  est  vrai,  de  se  mêler  aux  affaires  extérieures  qui 
ne  requéraient  pas  sa  présence  ou  sa  coopération,  mais 


62  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

ce  qui  touchait  à  la  charité,  au  soulagement  de  la  misère, 
au  maintien  de  la  bonne  harmonie  entre  tous  les  mem- 
bres de  son  troupeau,  trouvait  en  lui  un  ami  actif  et  plein 
de  zèle.  C'est  même  d'après  ses  conseils  que  Jean  Rivard 
se  guidait  dans  la  plupart  de  ses  actes  de  charité  ou  de 
philantropie. 

Pendant  plusieurs  années  consécutives,  ils  eurent  oc- 
casion de  parcourir,  en  compagnie  l'un  de  l'autre,  toute 
la  paroisse  de  Rivardville.  C'était  pour  la  quête  de  l'En- 
fant Jésus  que  tous  deux  faisaient,  l'un  en  sa  quaUté  de 
curé,  l'autre  en  sa  qualité  de  marguiller. 

Quelle  touchante  coutume  que  cette  quête  de  l'Enfant 
Jésus  !  C'est  la  visite  annuelle  du  pasteur  à  chacun  des 
familles  qui  composent  son  troupeau.  Pas  une  n'est  ou- 
bliée. La  plus  humble  chaumière,  aussi  bien  que  la  maison 
du  riche,  s'ouvre  ce  jour-là  pour  recevoir  son  curé.  L'in- 
térieur du  logis  brille  de  propreté  ;  les  enfants  ont  été 
peignés  et  habillés  pour  l'occasion  ;  la  mère,  la  grand'mère 
ont  revêtu  leur  toilette  du  dimanche  ;  le  grand'père  a  dé- 
posé temporairement  sa  pipe  sur  la  corniche,  et  attend 
assis  dans  son  fauteuil.  Tous  veulent  être  là  pour  mar- 
quer leur  respect  à  celui  qui  leur  enseigne  les  choses  du  ciel. 

Octave  Doucet  et  Jean  Rivard  profitaient  de  cette  cir- 
constance pour  faire  le  recensement  des  pauvres  et  des 
infirmes  de  la  paroisse,  en  s'enquérant  autant  que  possible 
des  causes  de  leur  état.  De  cette  manière  ils  pouvaient 
constater  avec  exactitude  le  nombre  des  nécessiteux,  lequel 
à  cette  époque  était  heureusement  fort  restreint. 

On  n'y  voyait  guère  que  quelques  veuves  chargées  d'en- 
fants et  une  couple  de  vieillards  trop  faibles  pour  tra- 
vailler. On  faisait  en  leur  faveur,  aux  âmes  charitables, 
un  appel  qui  ne  restait  jamais  sans  échos. 

Outre  les  charités  secrètes  que  faisait  notre  jeune  curé 
dont  la  main  gauche  ignorait  le  plus  souvent  ce  que  donnait 
la  main  droite,  il  exerçait  encore  ce  qu'on  pourrait  appeler 
la  charité  du  cœur.  Il  aimait  les  pauvres,  et  trouvait 
moyen  de  les  consoler  par  des  paroles  affectueuses.  Plein 
de  sympathie  pour  leurs  misères,  il  savait  l'exprimer  d'une 
manière  touchante  et  vivement  sentie.  Le  pauvre  était 
en  quelque  sorte  porté  à  bénir  le  malheur  qui  lui  procu- 
rait ainsi  la  visite  de  son  pasteur  bien  aimé. 

On  a  déjà  vu  aussi  et  on  verra  plus  tard,  que  le  curé  de 
Rivardville  prenait  une  part  plus  ou  moins  active  à  tout 
ce  qui  pouvait  influer  directement  ou  indirectement  sur 
le  bien-être  matériel  de  la  paroisse. 


LE  CITADIN  63 

X 
LE  CITADIN 

Gustave  Charmenil  à  Octave  Doucet 

«  Mon  cher  ami, 

«  Oui,  voilà  bien  neuf  ans,  n'est-ce  pas,  que  nous  ne 
nous  sommes  vus  ?  Mais  comment  dois-je  m'exprimer  ? 
Dois-je  dire  «tu»  ou  dois-je  dire  «vous»  ?  Je  sais  bien 
qu'autrefois  nous  étions  d'intimes  camarades  ;  mais  depuis 
cette  époque,  Octave  Doucet,  le  bon,  le  joyeux  Octave 
Doucet  est  devenu  prêtre,  et  non  seulement  prêtre,  mais 
missionnaire;  il  s'est  élevé  tellement  au-dessus  de  nous, 
ses  anciens  condisciples,  qu'à  sa  vue  toute  familiarité  doit 
cesser  pour  faire  place  au  respect,  à  la  vénération.  Mais, 
pardon,  mon  ami,  je  te  vois  déjà  froncer  le  sourcil,  je  t'en- 
tends me  demander  grâce  et  me  supplier  de  revenir  au 
bon  vieux  temps.  Revenons-y  donc  ;  que  puis-je  faire 
de  mieux  que  de  m' élever  un  instant  jusqu'à  toi  ?  Oh  ! 
les  amis  de  collège  !  avec  quel  bonheur  on  les  revoit  !  avec 
quel  bonheur  on  reçoit  quelques  mots  de  leurs  mains  ! 
Si  j'étais  encore  poète,  je  dirais  que  leurs  lettres  sont  pour 
moi  comme  la  rosée  du  matin  sur  une  terre  aride.  Oui, 
mon  cher  Octave,  malgré  les  mille  et  une  préoccupations 
qui  m'ont  assailli  depuis  notre  séparation,  il  ne  se  passe 
pas  de  jour  que  je  ne  me  reporte  par  la  pensée  dans  la  grande 
salle  de  récréation  de  notre  beau  collège  de  ***,  au  milieu 
de  ces  centaines  de  joyeux  camarades  qui  crient,  sautent, 
gambadent,  tout  entiers  à  leur  joie,  et  sans  souci  du  lende- 
main.    Ces  heureux  souvenirs  me  reposent  l'esprit. 

»  Mais  venons-en  à  ta  lettre.  Elle  a  produit  sur  moi 
un  mélange  de  plaisir  et  de  douleur.  J'ai  frémi  d'épouvante 
à  la  seule  description  de  l'incendie  qui  a  ravagé  votre 
canton.  Quel  terrible  fléau  !  La  nouvelle  du  sinistre  m'a 
d'autant  plus  affecté  que  ma  correspondance  avec  le  noble 
et  vaillant  pionnier  de  cette  région  m'avait  initié  en  quel- 
que sorte  aux  travaux  et  aux  espérances  des  colons,  et 
m'avait  fait  prendre  à  leurs  succès  un  intérêt  tout  parti- 
culier. Quoique  je  n'aie  jamais  visité  Rivardville,  il  me 
semble  l'avoir  vu  naître  et  se  développer.  Ce  que  tu 
me  dis  de  la  conduite  de  notre  ami  ne  me  surprend  nulle- 
ment. Si  cette  calamité  l'a  affecté,  sois  sûr  que  ce  n'est 
pas  à  cause  de  lui  ;  il  a  dû  tout  oubher,  à  la  vue  des  misères 
qui  s'offraient  à  ses  yeux.  Sensible,  généreux,  désinté- 
ressé, tel  il  a  toujours  été,  tel  il  est  encore.    Avec  deux 


04  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

hommes  comme  Jean  Rivard  et  son  ami  Doucet,  le  digne 
curé  de  Rivardville  (soit  dit  sans  vouloir  blesser  la  mo- 
destie de  ce  dernier)  je  ne  doute  pas  que  le  canton  de  Bris- 
tol ne  répare  promptement  l'échec  qu'il  vient  d'essuyer. 

»  Je  connais  assez  l'énergie  de  Jean  Rivard  pour  être 
sûr  que  ce  contretemps,  loin  de  l'abattre,  ne  fera  que  déve- 
lopper en  lui  de  nouvelles  ressources. 

»  Le  voilà  déjà,  d'après  ce  que  tu  me  dis,  revêtu  de  tou- 
tes les  charges  d'honneur,  et  en  voie  d'exercer  la  plus  grande 
influence  sur  ses  concitoyens.  Quel  beau  rôle  pour  un 
cœur  patriote  comme  le  sien  ! 

p  Je  lui  écris  aujourd'hui  même  pour  lui  exprimer  toute 
ma  sympathie. 

î>  Répondons  maintenant  aux  questions  que  tu  me  poses, 
puisque  tu  veux  bien  que  je  t'occupe  de  ma  chétive  in- 
dividuahté. 

»  Tu  semblés  étonné  de  me  voir  exercer  la  profession 
d'avocat.  J'en  suis  quelquefois  étonné  moi-même.  Rien 
n'est  aussi  incompatible  avec  mon  caractère  que  les  contes- 
tations et  les  chicanes  dont  l'avocat  se  fait  un  moyen  d'exis- 
tence. Si  j'étais  riche,  je  ne  demanderais  pas  mieux  que 
d'exercer  gratuitement  les  fonctions  de  concihateur  ;  je 
sais  qu'avec  un  peu  de  bonne  volonté,  on  pourrait,  dans 
beaucoup  de  circonstances,  engager  les  parties  contestantes 
àenveniràuncompromis.  Ces  fonctions  me  plairaient  assez, 
car  j'aime  l'étude  de  la  loi.  Ce  qui  m'ennuie  souveraine- 
ment, c'est  la  routine  des  affaires,  ce  sont  les  mille  et  une 
règles  établies  pour  instruire  et  décider  les  contestations. 
Qu'on  viole  une  de  ces  règles,  et  la  meilleure  cause  est 
perdue  ;  on  ruine  peut-être  son  dient,  quand  même  on 
aurait  la  justice  et  toutes  les  raisons  du  monde  de  son  côté. 
Cette  responsabihté  m'effraie  souvent.  Mais  la  partie 
la  plus  enmiyeuse  du  métier,  c'est  sans  contredit  la  nécessité 
de  se  faire  payer.  J'ai  toujours  eu  une  répugnance  invin- 
cible à  demander  de  l'argent  à  un  homme.  Cette  répu- 
gnance est  cause  que  je  perds  une  partie  de  mes  honoraires. 
Chaque  fois  que  je  pense  à  me  faire  payer,  j'envie  le  sort 
du  cultivateur  qui,  lui,  ne  tourmente  personne,  mais  tire 
de  la  terre  ses  moyens  d'existence.  C'est  bien  là,  à  mon 
avis,  la  seule  véritable  indépendance. 

»  Si  j'avais  à  choisir,  je  préférerais  certainement  la  vie 
rurale  à  toute  autre.  Cependant  je  dois  dire  que  la  vie 
de  citadin  ne  me  déplaît  pas  autant  qu'autrefois.  J'y 
trouve  même  certains  charmes  à  côté  des  mille  choses  étran- 

fes  qui  froissent  le  cœur  ou  qui  blessent  le  sens  commun, 
-orsqu'on  est  enthousiaste  comme  je  le  suis  pour  toutes 


LE  CITADIIf  65 

les  choses  de  l'esprit,  pour  les  luttes  de  l'intelligence,  pour  ' 
les  livres,  pour  les  idées  nouvelles  et  les  découvertes  dans 
le  domaine  des  sciences  et  des  arts  :  lorsqu'on  prend  intérêt 
aux  progrès  matériels  qui  s'accomplissent  autour  de  soi,  - 
au  mouvement  du  commerce  et  de  l'industrie,  en  un  mot,  ( 
à  tout  ce  qui  constitue  ce  qu'on  appelle  peut-être  impropre-  / 
ment  la  civilisation,  la  vie  des  grandes  cités  offre  plus  d'un 
attrait.  Le  contact  avec  les  hommes  éminents  dans  les 
divers  états  de  la  vie  initie  à  une  foule  de  connaissances 
en  tous  genres.  Les  grands  travaux  exécutés  aux  frais 
du  public,  canaux,  chemins  de  fer,  aqueducs,  les  édifices 
publics,  églises,  collèges,  douanes,  banques,  hôtelleries  ; 
les  magasins  splendides,  les  grandes  manufactures,  et  même 
les  résidences  particulières  érigées  suivant  les  règles  de  l'é- 
légance et  du  bon  goût,  tout  cela  devient  peu  à  peu  un  sujet 
de  vif  intérêt.  On  éprouve  une  jouissance  involontaire 
en  contemplant  les  merveilles  des  arts  et  de  l'industrie. 
Mais  une  des  choses  qui  ont  le  plus  contribué  à  me  rendre 
supportable  le  séjour  de  la  ville,  (tu  vas  probablement  sou- 
rire en  l'apprenant)  c'est  l'occasion  fréquente  que  j'ai  eu  d'y 
entendre  du  chant  et  de  la  musique.  Cela  peut  te  sembler 
puéril  ou  excentrique  :  mais  tu  dois  te  rappeler  combien 
j'étais  enthousiaste  sous  ce  rapport.  Je  suis  encore  le 
même.  La  musique  me  transporte,  et  me  fait  oublier 
toutes  les  choses  de  la  terre.  Le  beau  chant  pro- 
duit sur  moi  le  même  effet.  Et  presque  chaque  jour 
je  trouve  l'occasion  de  satisfaire  cette  innocente  passion. 
Si  j'étais  plus  riche,  je  ne  manquerais  pas  un  seul  concert. 
Musique  vocale  ou  instrumentale,  musique  sacrée,  mu- 
sique militaire,  musique  de  concert,  tout  est  bon  pour 
moi.  Chant  joyeux,  comique,  patriotique,  grave,  mélan- 
coHque,  tout  m'impressionne  également.  En  entendant 
jouer  ou  chanter  quelque  artiste  célèbre,  j'ai  souvent  peine 
à  retenir  mes  larmes  ou  les  élans  de  mon  enthousiasme. 
L'absence  complète  de  musique  et  de  chant  serait  l'une 
des  plus  grandes  privations  que  je  pusse  endurer. 

»La  vue  des  parcs,  des  jardins,  des  vergers,  des  par- 
terres et  des  villas  des  environs  de  la  cité  forme  aussi  pour 
moi  un  des  plus  agréables  délassements  ;  c'est  généralement 
vers  ces  endroits  pittoresques  que  je  porte  mes  pas,  lorsque 
pour  reposer  mon  esprit,  je  veux  donner  de  l'exercice  au 
corps. 

»  C'est  là  le  beau  côté  de  la  vie  du  citadin.  Quant  au 
revers  de  la  médaille,  j'avoue  qu'il  ne  manque  pas  de  traits 
saillants.  Il  y  a  d'abord  le  contraste  frappant  entre  l'o- 
pulence et  la  misère.     Quand  je  rencontre  sur  ma  route 

3  412  B 


66  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

de  magnifiques  carosses  traînés  par  des  chevaux  superbes, 
dont  l'attelage  éblouit  les  yeux  ;  quand  je  vois  au  fond 
des  carosses  étendues  sur  des  coussins  moelleux^  de  grandes 
dames  resplendissantes  de  fraîcheur,  vêtues  de  tout  ce 
que  les  boutiques  offrent  de  plus  riche  et  de  plus  élégant, 
je  suis  porté  à  m'écrier  :  c'est  beau,  c'est  magnifique.  Mais 
lorsqu'à  la  suite  de  ces  équipages,  j'aperçois  quelque  pauvre 
femme^  à  moitié  vêtue  des  bardes  de  son  mari,  allant  vendre 
par  les  maisons  le  lait  qu'elle  \-ient  de  traire  et  dont  le 
produit  doit  senir  à  nourrir  ses  enfants  :  quand  je  vois  sur 
le  trottoir  à  côté  le  \ieillard  au  visage  ridé,  courbé  sous 
le  faix  des  années  et  de  la  misère,  aller  de  porte  en  porte 
mendier  un  morceau  de  pain...  oh  !  alors,  tout  plaisir  dis- 
paraît pour  faire  place  au  sentiment  de  la  pitié. 

»  Ce  matin  je  me  suis  levé  avec  le  sohil  ;  la  température 
invitait  à  sortir  ;  j'ai  été  avant  mon  déjeuner  respirer  l'air 
frais  du  matin. 

»  Parmi  ceux  que  je  rencontrai,  les  uns  en  costume  d'ou- 
vrier, et  chargés  de  leurs  outils,  allaient  commencer  leur 
rude  travail  de  chaque  jour  ;  parmi  ceux  là  quelques-uns 
paraissaient  vigoureux,  actifs,  pleins  de  courage  et  de  santé, 
tandis  que  la  tristesse  et  le  découragement  se  lisaient  sur 
la  figure  des  autres  ;  une  pâleur  li\ide  indiquait  chez  ces 
derniers  quelque  longue  souffrance  physique  ou  morale. 
Des  femmes,  des  jeunes  filles  allaient  entendre  la  basse 
messe  à  l'église  la  plus  proche  ;  d'autres,  moins  favorisées 
du  sort,  venaient  de  dire  adieu  à  leurs  petits  enfants  pour 
aller  gagner  quelque  part  le  pain  nécessaire  à  leur  sub- 
sistance. A  côté  de  plusieurs  de  ces  pauvres  femmes, 
presque  en  haillons,  au  regard  inquiet,  à  l'air  défaillant, 
je  vis  passer  tout  à  coup  deux  jeunes  demoiselles  à  cheval, 
en  longue  amazone  flottante,  escortées  de  deux  élégants 
cavaliers.  Ce  contraste  m'affligea,  et  je  rentrai  chez  moi 
tout  rêveur  et  tout  triste. 

»  Et  combien  d'autres  contrastes  se  présentent  encore 
à  la  vue  !  Combien  de  fois  n'ai- je  pas  rencontré  le  prêtre, 
au  maintien  grave,  à  l'œil  méditatif,  suivi  du  matelot  ivre, 
jurant,  blasphémant  et  insultant  les  passants  !  la  sœur 
de  charité,  au  regard  baissé,  allant  porter  des  consola- 
tions aux  affligés,  côtoyée  par  la  fille  pubUque  aux  yeux 
lascifs,  qui  promène  par  la  rue  son  déshonneur  et  son  luxe 
insolent  ! 

»  Si  des  grandes  rues  de  la  ville  je  veux  descendre  dans 
les  faubourgs,  de  combien  de  misères  ne  suis-je  pas  té- 
moin !  Des  familles  entières  réduites  à  la  dernière  abjec- 
tion par  suite  de  la  paresse,  de  l'intempérance  ou  de  la  dé- 


LE   CITADIN  67 

bauche  de  leurs  chefs,  de  pauvres  enfants  élevés  au  sein 
de  la  crapule^  n'ayant  jamais  reçu  des  auteurs  de  leurs 
jours  que  les  plus  rudes  traitements  ou  l'exemple  de  toutes 
les  mauvaises  passions  !  Oh  !  combien  je  bénis,  en  voyant 
ces  choses,  l'atmosphère  épurée  où  vous  avez  le  bonheur 
de  vivre  ! 

»  Le  manque  d'ouvrage  est  une  source  féconde  de  pri- 
vations pour  la  classe  laborieuse.  Un  grand  nombre  d'ou- 
vriers aiment  et  recherchent  le  travail,  et  regardent  l'oisi- 
veté comme  un  malheur  ;  mais,  hélas  !  au  moment  où  ils 
s'y  attendent  le  moins,  des  entreprises  sont  arrêtées,  de 
grands  travaux  sont  suspendus,  et  des  centaines  de  familles 
languissent  dans  la  misère. 

»  Ces  contrastes  affligeants  n'existent  pas  chez  vous. 
Si  les  grandes  fortunes  y  sont  inconnues,  en  revanche  les 
grandes  misères  y  sont  rares.  Le  luxe  du  riche  n'y  insulte 
pas  au  dénuement  du  pauvre.  Le  misérable  en  haillons 
n'y  est  pas  chaque  jour  éclaboussé  par  l'équipage  de  l'oisif 
opulent. 

»  Tu  te  rappelles  sans  doute  la  réponse  que  fit  un  jour 
Tabbé  Maury  à  quelqu'un  qui  lui  demandait  s'il  n'avait 
pas  une  grande  idée  de  lui-même  :  «  quand  je  me  considère, 
»  dit-il,  je  sens  que  je  ne  suis  rien,  mais  quand  je  me  com- 
»  pare,  c'est  différent  ».  C'est  absolument  le  contraire  pour 
moi.  Quand  je  compare  notre  vie  à  la  vôtre,  je  suis  acca- 
blé sous  le  poids  de  notre  infériorité.  Que  sommes-nous, 
en  effet,  nous  hommes  du  monde,  esclaves  de  l'égoïsme 
et  de  la  sensuaHté,  qui  passons  nos  années  à  courir  après 
la  fortune,  les  honneurs  et  les  autres  chimères  de  cette 
vie,  que  sommes-nous  à  côté  de  vous,  héros  de  la  civiHsa- 
tion,  modèles  de  toutes  les  vertus,  qui  ne  vivez  que  pour 
faire  le  bien  ?  Nous  sommes  des  nains  et  vous  êtes  des 
géants. 

»  Mais  qui  t'empêche,  me  diras-tu,  de  faire  comme  nous  ? 
Mieux  vaut  tard  que  jamais.  Oui,  je  le  sais,  mon  ami  ; 
mais,  malgré  mon  désir  de  vivre  auprès  de  vous,  plusieurs 
raisons  me  forcent  d'y  renoncer  pour  le  présent.  D'abord, 
je  ne  pense  pas,  quoique  tu  en  dises,  que  votre  locaUté 
soit  assez  importante  pour  y  faire  vivre  un  avocat.  Et 
pour  ce  qui  est  de  me  faire  défricheur  à  l'heure  qu'il  est, 
ma  santé,  mes  forces  musculaires  ne  me  permettent  pas 
d'y  songer. 

»  Entre  nous  soit  dit,  l'éducation  physique  est  trop  né- 
gligée dans  nos  collèges  ;  on  y  cultive  avec  beaucoup  de 
soin  les  facultés  morales  et  intellectuelles,  mais  on  laisse 
le  corps  se  développer  comme  il  peut  ;  c'est  là,  à  mon  avis, 


68  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

une  lacune  regrettable.  On  devrait  avoir  dans  chaque 
collège  une  salle  de  gymnastique,  donner  même  des  prix 
aux  élèves  distingués  pour  leur  force  ou  leur  adresse.  Ce 
qui  serait  peut-être  encore  plus  désirable,  c'est,  dans  le 
voisinage  du  collège,  l'établissement  d'une  petite  ferme 
où  les  élèves  s'exerceraient  à  la  pratique  de  l'agriculture. 
Non  seulement  par  là  ils  acquerraient  des  connaissances 
utiles,  mais  ils  développeraient  leurs  muscles  et  se  mettraient 
en  état  de  faire  plus  tard  des  agriculteurs  effectifs.  Mais 
c'est  là  un  sujet  trop  vaste  et  trop  important  pour  entre- 
prendre de  le  traiter  convenablement  dans  une  lettre. 

»  Je  vois  en  consultant  ma  montre,  que  j'ai  passé  toute 
ma  soirée  à  t'écrire  ;  c'est  à  peine  si  je  me  suis  aperçu  que 
le  temps  s'écoulait.  Il  me  semble  que  j'aurais  encore  mille 
choses  à  te  dire.  Pourquoi  ne  continuerions-nous  pas  à 
correspondre  de  temps  à  autre  ?  Je  m'engage  à  t'écrire 
volontiers  chaque  fois  que  tu  me  fourniras  ainsi  l'occasion 
de  te  répondre.  En  attendant,  mon  ami,  je  fais  les  vœux 
les  plus  sincères  pour  le  prompt  rétabhssement  de  votre 
prospérité,  et  je  me  souscris 

»  Ton  ami  dévoué, 

»  Gustave  Charmenil  » 

XI 

EN  AVANT  !  JEAN  RIVARD,  MAIRE  DE  RIVARDVILLE 

Les  institutions  communales  sont  à  la  liberté 
ce  que  les  écoles  primaires  sont  à  la  science  ; 
elles  la  mettent  à  la  portée  du  peuple  ;  elles 
lui  en  font  goûter  l'usage  paisible  et  l'habi- 
tuent à  s'en  servir. 

TOCQUEVILLE 

Rivardville  ne  se  ressentit  pas  longtemps  du  désastre 
qui  l'avait  frappé.  On  eût  dit  même  que  ce  malheur  avait 
donné  une  nouvelle  impulsion  au  travail  et  à  l'industrie 
de  ses  habitants.  La  paroisse  grandissait,  grandissait  : 
chaque  jour  ajoutait  à  sa  richesse,  à  sa  population,  au  dé- 
veloppement de  ses  ressources  intérieures.  Les  belles  et 
larges  rues  du  village  se  bordèrent  d'habitations  ;  les  cam- 
pagnes environnantes  prirent  un  aspect  d'aisance  et  de 
confort  ;  çà  et  là  des  maisons  en  pierre  ou  en  brique,  ou 
de  jolis  cottages  en  bois  remplacèrent  les  huttes  rustiques 
des  premiers  colons  ;  l'industrie  se  développa,  le  commerce, 
alimenté  par  elle  et  par  le  travail  agricole,  prit  de  jour  en 
jour  plus  d'importance  ;  des  échanges,  des  ventes  de  bien- 
fonds,  des  transactions  commerciales  se  faisaient  de  temps 


EN  AVANT  !    JEAN  RIVARD,   MAIRE  DE  RIVARD VILLE    69 

à  autre  pour  l'avantage  des  particuliers,  et  le  notaire  com- 
mença bientôt  à  s'enrichir  des  honoraires  qu'il  percevait 
sur  les  contrats  de  diverses  sortes  qu'il  avait  à  rédiger. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin  nous  avons  deux  faveurs 
à  demander  au  lecteur  :  la  première,  c'est  de  n'être  pas 
trop  particulier  sur  les  dates,  et  de  nous  permettre  de 
temps  à  autre  quelques  anachronismes  ;  il  ne  serait  guère 
possible,  dans  un  récit  de  ce  genre,  de  suivre  fidèlement 
l'ordre  des  temps,  et  de  mettre  chaque  événement  à  sa 
place.  Ce  que  nous  demandons  ensuite,  c'est  qu'on  n'exige 
pas  de  nous  des  détails  minutieux.  L'histoire  d'une  pa- 
roisse, à  compter  de  l'époque  de  sa  fondation,  les  travaux 
qu'elle  nécessite,  les  embarras  qu'elle  rencontre,  les  revers 
qu'elle  essuie,  les  institutions  qu'elle  adonte,  les  bois 
qu'elle  étabHt,  tout  cela  forme  un  sujet  si  vaste,  si  fécond, 
qu'on  ne  saurait  songer  à  en  faire  une  étude  complète. 
Nous  devons  nous  rappeler  aussi  ce  qu'a  dit  un  poète, 
que  l'art  d'ennuyer  est  l'art  de  tout  dire,  et  nous  borner 
aux  traits  les  plus  saillants  de  la  vie  et  de  l'œuvre  de  notre 
héros. 

Nous  profiterons  de  suite  de  la  première  de  ces  faveurs 
pour  rapporter  un  fait  qui  aurait  dû  sans  doute  être  men- 
tionné plus  tôt  :  nous  voulons  parler  de  l'établissement 
d'un  bureau  de  poste  au  village  de  Rivardville.  C'est  en 
partie  à  cet  événement  que  nous  devons  les  communi- 
cations plus  fréquentes  et  plus  longues  échangées  entre 
Jean  Rivard  et  ses  amis. 

L'étabhssement  d'un  bureau  de  poste  était  au  nombre 
des  améHorations  publiques  réclamées  avec  instances  par 
Jean  Rivard  et  ses  amis.  Durant  les  trois  premières  années 
qui  suivirent  son  mariage,  pas  moins  de  quatre  requêtes, 
signées  par  tous  les  notables  du  canton,  depuis  le  curé  jus- 
qu'au père  Gendreau,  avaient  été  adressées  à  cet  efïet 
au  département  général  des  postes.  Mais  soit  oubli,  soit 
indifférence,  les  requêtes  étaient  restées  sans  réponse.  Enfin, 
grâce  à  l'intervention  active  du  représentant  du  comté 
et  à  celle  du  conseiller  législatif  de  la  division,  le  gouver- 
nement finit  par  accorder  cette  insigne  faveur.  La  malle 
passa  d'abord  à  Rivardville  une  fois  par  semaine,  puis  l'an- 
née suivante  deux  fois. 

Quand  la  première  nouvelle  de  cet  événement  parvint 
à  Rivardville,  elle  y  créa  presque  autant  de  sensation 
qu'en  avait  produite  autrefois  celle  de  la  confection  pro- 
chaine d'un  grand  chemin  public  à  travers  la  forêt  du 
canton  de  Bristol.  Jean  Rivard  surtout,  ainsi  que  le  curé, 
le  notaire  et  le  docteur  en  étaient  transportés  d'aise. 


7°  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Telles  Ttaient^l.P°'^'  •'•^^°^'  """^^  ^«^^  ^^'oir  la  poste  • 
leiies  étaient  les  premières  parole<î  échanPPP<;  pntr.  !  " 
ceux  qui  se  rencontraient.  ecnangees  entre  tous 

Mais  un  autre  progrès,  pour  le  moins  au<;<;i  imDort;,nt 
et   sur   lequel   nou^   demanrlprnTic   lo    ^   -.^}  ^portant, 

Personne  mieux  que  lui  ne  connaissait  rininortance  H^ 
bonnes  voies  de  communication,  de  bons  cZs  d^eau  et 
de  bons  règlements  pour  une  'foule  d'autres  objets  et 
r  munfdpT"*  '"''''''  '»"'-  -y-  <i'une°'oSms:! 
Il  aimait  d'ailleurs  ces  réunions  pacifiques  où  des  hom 
mes  intelligents  avisent  ensemble  aux  movens  d'améUor^; 
eur  condition  commune.  Ce  qu'un  homme  ne  poma 
faire  seul,  deux  le  feront,  disait-U  souvent  pour  f^re  com 
prendre  toute  la  puissance  de  l'association  ^  '"" 

Il  va  sans  dire  que  Gendreau-Ie-Plaideux  s'opposa  de 
toutes  ses  forces  à  l'établissement  d'un  conseil  muEl 
Ce  n  était  suivant  Im,  qu'une  machine  à  taxer 
Lne  fois  le  conseil  établi,  répétait-il  sur  tous  "les  tons 
on  voudra  entreprendre  toutes  sortes  de  travaux  pubfc 
on  construira  ou  on  réparera  des  chemins,  des  ponts   des 
H^fni  °"  ^%^-^''  estimations,  des  recensement'^T    ' fau 
dra  des  secrétaires  et  d'autres  employés  salariés  ;  et  c'tst 
le  pauvre  peuple  qui  paiera  pour  tout  cela 

mill  i?'""''""'"*  '"  '"°*  '^'  t^-^^  effraie  les  personnes 
même  les  mieux  intentionnées.     Trop  souvent  les  déma 
gogues  s'en  sont  servis  comme  d'un  épouvantai!    ne  Tri 
voyant  pas  qu'Us  arrêtaient  par  là   le's  progrès'  en  t'ous 

Jean  Rivard  fit  comprendre  du  mieux  qu'il  put  aux 
électeurs  municipaux,  que  le  conseil  ne  serait  pas  une 
machine  a  taxer;  qu'aucune  amélioration  publique  ne 
serait  entreprise  si  elle  n'était  avantageuse  à  la  localité 
qu  aucune  dépense  ne  serait  faite  sans  l'approbation  des 
contribuables  ;  que  d'ailleurs  les  conseillers  étant  tous  à 
la  nomination  du  peuple,  celui-ci  pourrait  toujours  les 
remplacer,  s'il  n'en  était  pas  satisfait 

Malgré  cela,  les  idées  de  Jean  Rivard  n'étaient  pas  ac 
cueillies  avec  toute  l'unaninlité  qu'il  aurait  dSîîée,  et  il 
dut,   pour  calmer   la   défiance   suscitée   par   Gendréau-le- 


EN  AVANT  !    JEAN  RIVARD,   MAIRE   DE   RIVARDVILLE     7I 

Plaideux^  déclarer  qu'il  n'avait  aucune  objection  à  voir 
le  père  Gendreau  lui-même  faire  partie  du  conseil  municipal. 

Cette  concession  mit  fin  au  débat.  Jean  Rivard  fut 
élu  conseiller  municipal,  en  compagnie  du  père  Landry, 
de  Gendreau-le-Plaideux,  et  de  quatre  autres  des  principaux 
citoyens  de  Rivardville. 

A  l'ouverture  de  la  première  séance  du  conseil,  le  père 
Landry  proposa  que  Jean  Rivard,  premier  pionnier  du 
canton  de  Bristol,  fut  déclaré  Maire  de  la  paroisse  de 
Rivardville. 

Le  père  Landry  accompagna  sa  proposition  de  paroles 
si  flatteuses  pour  notre  héros,  que  Gendreau-le-Plaideux 
lui-même  comprit  que  toute  opposition  serait  inutile. 

Jean  Rivard  était  loin  d'ambitionner  cet  honneur  ;  mais 
il  comprenait  que  sa  position  de  fortune  n'exigeant  plus 
de  lui  désormais  un  travail  incessant,  il  ne  pouvait  conve- 
nablement refuser  de  consacrer  une  part  de  son  temps 
à  l'administration  de  la  chose  publique.  Se  tenir  à  l'écart 
eût  été  de  l'égoïsme. 

Il  était  d'ailleurs  tellement  supérieur  à  ses  collègues  tant 
sous  le  rapport  de  l'instruction  générale  que  sous  celui 
des  connaissances  locales  et  administratives,  que  la  voix 
pubhque  le  désignait  d'avance  à  cette  charge  importante. 

Jean  Rivard  apporta  dans  l'administration  des  affaires 
municipales  l'esprit  d'ordre  et  de  calcul  qu'il  mettait  dans 
la  gestion  de  ses  affaires  privées.  S'agissait-il  d'ouvrir 
un  chemin,  de  faire  construire  un  pont,  d'en  réparer  un 
autre,  de  creuser  une  décharge,  d'assécher  un  marécage, 
ou  de  toute  autre  améUoration  pubhque,  il  pouvait  dire, 
sans  se  tromper  d'un  chiffre,  ce  que  coûterait  l'entreprise. 

Il  se  gardait  bien  cependant  d'entraîner  la  municipahté 
dans  des  dépenses  inutiles  ou  extravagantes.  Avant  d'en- 
treprendre une  améhoration  quelconque,  la  proposition 
en  était  discutée  ouvertement  ;  on  en  parlait  à  la  porte  de 
l'église  ou  dans  la  salle  publique,  de  manière  à  en  faire  con- 
naître la  nature  et  les  détails  ;  les  avantages  en  étaient 
expUqués  avec  toute  la  clarté  possible  ;  et  s'il  devenait  bien 
constaté,  à  la  satisfaction  de  la  plus  grande  partie  des 
personnes  intéressées,  que  l'entreprise  ajouterait  à  la  va- 
leur des  propriétés,  faciHterait  les  communications,  ou 
donnerait  un  nouvel  élan  au  travail  et  à  l'industrie,  alors 
le  conseil  se  mettait  à  l'œuvre  et  prélevait  la  contribution 
nécessaire. 

Ces  sortes  de  contributions  sont  toujours  impopulaires  ; 
aussi  Jean  Rivard  n'y  avait-il  recours  que  dans  les  circons- 
tances  extraordinaires,     afin    de   ne   pas   rendre   odieuses 


72  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

au  peuple  des  institutions  bonnes  en  elles-mêmes,  et  dont 
l'opération  peut  produire  les  plus  magnifiques  résultats, 
tant  sous  le  rapport  du  bien-être  matériel  que  sous  celui 
de  la  diffusion  des  connaissances  pratiques. 

Qu'on  n'aille  pas  croire  cependant  que  tout  se  fit  sans 
résistance.  Non  ;  Jean  Rivard  eut  à  essuyer  plus  d'une 
fois  des  contradictions;  comme  on  le  verra  plus  loin.  D'ail- 
leurs Gendreau-le-Plaideux  était  toujours  là,  prétendant 
que  toutes  les  améliorations  publiques  coûtaient  plus  qu'elles 
ne  rapportaient  ;  et  chaque  fois  que  Jean  Rivard  avait  une 
mesure  à  proposer,  fût-elle  la  plus  nécessaire,  la  plus  urgente, 
il  y  présentait  toute  espèce  d'objections,  excitait  l'esprit 
des  gens,  et  faisait  contre  son  auteur  des  insinuations  ca- 
lomnieuses, 

Jean  Rivard  désirant  avant  tout  la  prospérité  de  Rivard- 
ville  et  la  bonne  harmonie  entre  ses  habitants,  avait  d'abord 
tenté  auprès  de  cet  adversaire  acharné  tous  les  moyens 
possibles  de  conciliation  ;  il  lui  avait  exposé  confidentielle- 
ment ses  vues,  ses  projets,  ses  motifs,  espérant  faire  naître 
chez  cet  homme  qui  n'était  pas  dépourvu  d'intelligence 
des  idées  d'ordre  et  le  zèle  du  bien  pubUc. 

Mais  tout  cela  avait  été  en  vain. 

Le  brave  homme  avait  continué  à  faire  de  l'opposition 
en  tout  et  partout,  à  tort  et  à  travers,  par  des  paroles  et 
par  des  actes,  remuant  ciel  et  terre  pour  s'acquitter  du 
rôle  qu'il  se  croyait  appelé  à  jouer  sur  la  terre. 

Un  certain  nombre  de  contribuables,  surtout  parmi  les 
plus  âgés,  se  laissaient  guider  aveuglément  par  le  père 
Gendreau  ;  mais  le  grand  nombre  des  habitants,  pleins  de 
confiance  dans  Jean  Rivard,  et  assez  intelligents  d'ailleurs 
pour  apprécier  toute  l'importance  des  mesures  proposées, 
les  adoptaient  le  plus  souvent  avec  enthousiasme. 

Ainsi  appuyé,  le  jeune  maire  put  effectuer  en  peu  de 
temps  des  réformes  importantes.  Il  réussit  à  faire  abolir 
complètement  l'ancien  usage  des  corvées  pour  l'entretien 
des  routes,  clôtures,  etc.,  cause  d'une  si  grande  perte  de 
temps  dans  nos  campagnes.  Ces  travaux  furent  donnés 
à  l'entreprise. 

On  fit  bientôt  la  même  chose  à  l'égard  de  l'entretien  des 
chemins  d'hiver. 

On  fixa  l'époque  où  le  feu  pourrait  être  mis  dans  les  bois, 
afin  de  prévenir  les  incendies  si  désastreux  dans  les  nouveaux 
établissements. 

On  fit  des  règlements  sévères  à  l'égard  de  la  vente  des 
liqueurs  enivrantes. 

En  sa  qualité  de  Maire,  Jean  Rivard  donnait  une  atten- 


GUSTAVE   CHARMENIL  A   JEAN   RIVARD  73 

tion  particulière  à  la  salubrité  publique.  Il  veillait  à  ce 
que  les  chemins  et  le  voisinage  des  habitations  fussent  tenus 
dans  un  état  de  propreté  irréprochable,  à  ce  que  les  dépôts 
d'ordures  fussent  convertis  en  engrais  et  transportés  au 
loin  dans  les  champs. 

Il  sut  aussi  obtenir  beaucoup  des  habitants  de  Rivard- 
ville  en  excitant  leur  émulation  et  en  faisant  appel  à  leurs 
sentiments  d'honneur.  Il  leur  citait,  par  exemple,  les  amé- 
horations  effectuées  dans  tel  et  tel  canton  du  voisinage, 
puis  il  leur  demandait  si  Rivardville  n'en  pouvait  faire 
autant  ?  «  Sommes-nous  en  arrière  des  autres  cantons, 
disait-il  ?  Avons-nous  moins  d'énergie,  d'intelHgence  ou 
d'esprit  d'entreprise  ?  Voulez-vous  que  le  voyageur  qui 
traversera  notre  paroisse  aille  publier  partout  que  nos 
campagnes  ont  une  apparence  misérable,  que  nos  clôtures 
sont  délabrées,  nos  routes  mal  entretenues»  ? 

C'est  au  moyen  de  considérations  de  cette  nature  qu'il 
réussit  à  faire  naître  chez  la  population  agricole  du  canton 
un  louable  esprit  de  rivalité,  et  certains  goûts  de  propreté 
et  d'ornementation.  Plus  d'un  habitant  borda  sa  terre 
de  jeunes  arbres  qui,  plus  tard,  contribuèrent  à  embelUr 
les  routes  tout  en  ajoutant  à  la  valeur  de  la  propriété. 

Mais  combien  d'autres  améhorations  Jean  Rivard  n'eût 
pas  accomplies,  avec  un  peu  d'expérience  et  de  moyens 
pécuniaires,  —  et  disons-le  aussi,  avec  un  peu  plus  d'esprit 
public  et  de  bonne  volonté  de  la  part  des  contribuables  ! 

XII 
GUSTAVE  CHARMENIL  A  JEAN  RIVARD 

«  Mon  cher  ami, 

«  Je  viens  d'apprendre  que  tu  es  Maire  de  Rivardville. 
J'en  ai  tressaiUi  de  plaisir.  Je  laisse  tout  là  pour  t'écrire 
et  te  féHciter.  A  vrai  dire  pourtant,  ce  sont  plutôt  les 
électeurs  de  Rivardville  que  je  devrais  féliciter  d'avoir 
eu  le  bon  esprit  d'élire  un  maire  comme  toi.  Personne 
assurément  n'était  plus  digne  de  cet  honneur  ;  tu  es  le  fon- 
dateur de  Rivardville,  tu  devais  en  être  le  premier  maire. 
Cette  seule  raison  suffisait,  sans  compter  toutes  les  autres. 

»  Avec  quel  bonheur,  mon  ami,  je  te  vois  grandir  de 
toutes  manières  !  Tes  succès  dans  la  vie  ont  quelque  chose 
de  merveilleux.  Ne  dirait-on  pas  que  tu  possèdes  un 
talisman  inconnu  du  vulgaire,  que  tu  as  dérobé  aux  fées 
leur  baguette  magique  ?  Car  enfin,  combien  d'autres 
sont  entrés  dans  la  même  carrière  que  toi,  dans  les  mêmes 
conditions,  avec  les  mêmes  espérances,  et  n'y  ont  recueilli 


74  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

qu'embarras  et  dégoûts  !  Combien  passent  toute  leur  vie 
à  tourmenter  le  sol  pour  n'y  moissonner  que  misère  et 
déceptions. 

»  Il  semble  qu'un  bon  génie  t'ait  pris  par  la  main  pour 
te  guider  dans  un  sentier  semé  de  fleurs.  Entré  dans  ta 
carrière  de  défricheur,  avec  un  capital  de  cinquante  louis, 
te  voilà  déjà  comparativement  riche  ;  tu  le  deviendras 
davantage  chaque  année.  Tu  n'as  jamais  ambitionné 
les  honneurs,  et  cependant  tu  vas  devenir  un  homme  mar- 
quant. Tu  es  déjà  le  roi  de  ta  localité.  Qui  sait  si  tu  ne 
deviendras  pas  plus  tard  membre  du  parlement  ?  Oh  !  si 
jamais  tu  te  présentes,  mon  cher  Jean,  je  veux  aller  dans 
ton  comté  haranguer  les  électeurs  ;  tu  verras  si  je  m'y  en- 
tends à  faire  une  élection.  En  attendant,  voici  une  faveur 
spéciale  que  je  sollicite  de  toi  :  quand  tu  n'auras  rien  de 
mieux  à  faire,  écris-moi  donc  une  longue  lettre,  comme  tu 
m'en  écrivais  autrefois,  dans  laquelle  tu  me  feras  connaître 
minutieusement  tous  les  secrets  de  ta  prospérité.  Tu  sais 
que  Montesquieu  a  fait  un  livre  sur  les  Causes  de  la  grandeur 
des  Romains  ;  eh  bien  !  je  voudrais  en  faire  un,  à  mon  tour, 
sur  les  Causes  de  la  grandeur  de  Jean  Rivard.  Pour  cela, 
il  faut  que  tu  mettes  toute  modestie  de  côté,  et  que  tu 
me  fasses  le  confident  de  tes  secrets  les  plus  intimes. 

»  Ta  dernière  lettre  m'en  dit  bien  quelque  chose  mais 
cela  ne  suffit  pas. 

»  J'ai  déjà  entendu  dire  que  ton  ancienne  fille  Françoise 
te  regardait  un  peu  comme  sorcier.  J'aimerais  à  savoir 
jusqu'à  quel  point  elle  a  raison  » 

Il  est  un  autre  sujet  sur  lequel  il  était  difficile  à  notre  jeune 
avocat  de  ne  pas  dire  un  mot.  Aussi  profite-t-il  de  l'oc- 
casion pour  faire  de  nouvelles  confidences  à  son  ami  : 

«  Il  faut  que  je  réponde  maintenant  à  quelques  points 
de  ta  dernière  lettre. 

)>  Tu  me  fais  du  mariage  une  peinture  admirable  ;  je  ne 
pouvais  m'attendre  à  autre  chose  de  ta  part.  Quand  on 
a  le  bonheur  d'avoir  une  femme  comme  la  tienne,  on  est 
naturellement  porté  à  s'apitoyer  sur  le  sort  des  célibataires. 
En  me  conseillant  de  me  marier,  mon  cher  Jean,  ta  voix 
n'est  pas  la  voix  qui  crie  dans  le  désert  ;  tu  sais  déjà  que 
je  ne  suis  pas  sourd  sur  ce  chapitre. 

»  Mais  plus  je  connais  le  monde,  plus  j'hésite,  plus  je 
suis  effrayé.  Tu  n'as  jamais  eu  l'occasion  de  faire  la  com- 
paraison entre  la  vie  rurale  et  celle  de  nos  cités.  Tu  n'as 
pas  eu  besoin  d'être  riche,  toi,  pour  te  marier  ;  la  personne 


GUSTAVE   CHARMENIL   A   JEAN   RIVARD  75 

que  tu  as  épousée,  loin  d'augmenter  le  chiffre  de  ton  bud- 
get, est  devenue  pour  toi,  grâce  à  son  genre  d'éducation 
et  à  ses  habitudes  de  travail,  une  associée,  une  aide,  une 
véritable  compagne.  Mais  dans  nos  villes  c'est  bien  dif- 
férent :  les  jeunes  filles  que  nous  appelons  des  demoiselles 
bien  élevées,  c'est-à-dire  celles  qui  ont  reçu  une  éducation 
de  couvent,  qui  savent  toucher  le  piano,  chanter,  broder, 
danser,  ne  peuvent  songer  à  se  marier  qu'à  un  homme  pos- 
sédant plusieurs  centaines  de  louis  de  revenu  annuel. 
Elles  seraient  malheureuses  sans  cela.  Il  est  vrai  qu'elles 
sont  pauvres  elles-mêmes,  puisqu'elles  n'ont  généralement 
pour  dot  que  leurs  vertus,  leurs  grâces,  leur  amabihté  ; 
mais  elles  ont  été  élevées  dans  le  luxe  et  l'oisiveté,  et  elles 
veulent  continuer  à  vivre  ainsi  ;  cela  est  tout  naturel. 
Il  faut  qu'elles  puissent  se  toiletter,  recevoir,  fréquenter  le 
monde  et  les  spectacles.  Ce  n'est  pas  leur  faute  s'il  en 
est  ainsi,  c'est  la  faute  de  leur  éducation,  ou  plutôt  celle 
des  habitudes  et  des  exigences  de  la  société  dont  elles 
font  partie.  Mais  toutes  ces  exigences  occasionnent  des 
dépenses  dont  le  jeune  homme  à  marier  s'épouvante  avec 
raison.  Ce  sont  ces  mêmes  exigences,  portées  à  l'excès, 
qui  font  que  dans  la  vieille  Europe  un  si  grand  nombre 
de  jeunes  gens  préfèrent  vivre  dans  le  céhbat  et  le  liber- 
tinage que  se  choisir  une  compagne  pour  la  vie.  Une  femme 
légitime  est  un  objet  de  luxe,  un  joyau  de  prix  dont  les 
riches  seuls  peuvent  ambitionner  la  possession. 

»  On  peut  à  peine  aujourd'hui  apercevoir  une  différence 
dans  le  degré  de  fortune  des  citoyens.  Le  jeune  commis 
de  bureau,  dont  le  revenu  ne  dépasse  pas  deux  ou  trois 
cents  louis  par  an  veut  paraître  aussi  riche  que  le  fonction- 
naire qui  en  a  six  cents  ;  sa  table  est  aussi  abondamment 
pourvue  ;  il  a,  comme  lui,  les  meilleurs  vins,  la  vaisselle 
la  plus  coûteuse  ;  la  toilette  de  sa  femme  est  tout  aussi  coû- 
teuse ;  leurs  enfants  sont  parés  avec  le  même  luxe  extra- 
vagant. Et  pourquoi  y  aurait-il  une  différence  ?  Ne  voient- 
ils  pas  la  même  société  ?  Ne  sont-ils  pas  journellement 
en  contact  avec  les  mêmes  personnes  ?  Comment  une 
jeune  et  jolie  femme  pourrait-elle  se  résigner  à  vivre  dans 
la  retraite,  lorsqu'elle  a  déjà  eu  l'honneur  de  danser  avec 
l'aimable  colonel  V***^  avec  le  beau  Monsieur  T***,  de 
recevoir  des  compliments  de  l'élégant  et  galant  M.  N***  ? 
C'est  à  en  faire  tourner  la  tête  aux  moins  étourdies.  Aussi 
le  jeune  couple  ne  fera-t-il  halte  sur  cette  route  péril- 
leuse que  lorsque  le  mari  ne  pourra  plus  cacher  à  sa  belle 
et  chère  moitié  qu'il  a  trois  ou  quatre  poursuites  sur  les 
bras,  que  leurs  meubles  vont  être  saisis  et  vendus,  s'il  ne 


76  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

trouve     immédiatement     cinquante    louis  à     emprunter. 

»  Je  te  ferai  grâce  de  ce  qui  se  passe  alors  assez  souvent 
entre  lui  et  les  usuriers. 

»  Quand  les  cultivateurs  \iennent  à  la  ville  vendre  leurs 
denrées  ou  acheter  les  choses  nécessaires  à  leur  vie  simple 
et  modeste,  ils  ne  se  doutent  guère  qu'un  certain  nombre 
de  ceux  qu'ils  rencontrent,  et  qui  quelquefois  les  traitent 
avec  arrogance,  sont  au  fond  beaucoup  moins  riches  qu'eux. 
A  les  voir  si  prétentieusement  vêtus,  bottes  luisantes,  pan- 
talon collant,  chapeau  de  soie,  veste  et  habit  de  la  coupe 
des  premiers  tailleurs  de  la  \'ille,  montre  et  chaîne  d'or, 
épinglette  et  boutons  d'or,  ils  les  prendraient  pour  de 
petits  Crésus.  Ils  croiraient  à  peine  celui  qui  leur  dirait 
que  plusieurs  de  ces  milords  ne  sont  pas  même  propriétaires 
de  ce  qu'ils  portent  sur  leur  corps,  qu'ils  doivent  leurs 
hardes  à  leur  tailleur,  leurs  bottes  au  cordonnier,  leurs 
bijoux  à  l'orfèvre,  et  que  jamais  probablement  ils  ne  seront 
en  état  de  les  payer.  On  en  a  vu  sortir  ainsi  de  leur  maison 
le  matin,  et  s'arrêter  en  passant  chez  un  ami  pour  emprunter 
la  somme  nécessaire  à  l'achat  du  dîner. 

»  Il  existe  dans  les  classes  élevées  de  la  société  de  nos 
villes,  une  somme  de  gêne  et  d'embarras  dont  tu  n'as 
pas  d'idée.  Chez  elles,  la  vanité  étoufïe  le  sens  commun  ; 
la  maxime,  «  vivons  bien  tandis  que  nous  \'ivons  »,  l'em- 
porte sur  toutes  les  autres.  Des  hommes  fiers,  hautains, 
aristocrates,  ne  craignent  pas  de  laisser  leurs  femmes  et 
leurs  enfants  à  la  charge  du  pubUc,  après  avoir  eux-mêmes 
vécu  dans  l'opulence. 

»'A  ce  propos,  il  faut  que  je  te  raconte  un  fait  qui  m'a 
vivement  impressionné.  Tu  as  peut-être  lu  dernièrement 
sur  les  journaux  la  mort  de  M.  X***,  J'avais  eu  des 
rapports  assez  intimes  avec  lui  depuis  quelques  années  ; 
il  s'était  toujours  montré  fort  bienveillant  à  mon  égard, 
et  lorsque  j'appris  sa  maladie  je  m'empressd  de  le  visiter. 
Son  mal  provenait  en  grande  partie  de  tourments  d'esprit, 
d'inquiétudes  causées  par  de  folles  spéculations  sur  les 
propriétés  foncières.  Il  ne  pouvait  s'empêcher  d'exprimer 
tout  haut  des  regrets  que,  dans  son  état  de  santé,  il  eût 
cachés  avec  le  plus  grand  soin. 

«  Voyez  »,  me  dit-il,  d'une  voix  qui  s'éteignait  et  me  fai- 
sait monter  les  larmes  aux  yeux,  «  voyez  ce  que  c'est  que 
»  cette  vie  du  monde  !  J'ai'  vécu  dans  l'opulence,  j'ai  eu 
»  beaucoup  d'amis,  j'ai  mené  grand  train,  et  je  vais  en 
»  mourant  laisser  mes  enfants  non  seulement  sans  fortune, 
»  mais  dans  le  besoin  et  les  dettes.  J'ai  joué  ce  qu'on  appelle 
»  un  rôle  important  dans  le  monde,  j'ai  occupé  une  position 


GUSTAVE  CHARMENIL  A   JEAN   RIVARD  77 

•►  élevée,  j'ai  gagné  des  milliers  de  louis,  ma  maison,  meublée 
»  magnifiquement,  était  ouverte  à  la  jeunesse  qui  voulait 
»  s'amuser,  ma  femme  et  mes  filles  n'épargnaient  rien  pour 
^  paraître  et  briller...  Mais  qu'y  a-t-il  de  sérieux  dans  tout 
»  cela  ?  Quel  bien  ai-je  fait  ?  La  vie  d'une  créature 
»  raisonnable  doit-elle  avoir  un  bout  aussi  futile  »  ? 

»  C'est  en  exprimant  de  tels  regrets  qu'il  vit  approcher 
son  dernier  moment.  Le  lendemain,  il  expirait  dans  mes 
bras. 

»  J'étais  là,  seul,  avec  la  famille.  Pas  un  de  ses  anciens 
amis,  de  ceux  qu'il  invitait  chaque  jour  à  ses  fêtes,  ne  se 
trouvait  à  son  chevet. 

»  Et  dire,  mon  cher  ami,  que  cette  vie  est  celle  d'un 
grand  nombre,  dans  cette  classe  qu'on  appelle  la  classe 
bien  élevée  !  Tout  le  produit  de  leur  travail  passe  en  frais 
de  réception,  de  toilette  ou  d'ameublement. 

»  Tu  me  diras  :  mais  ne  sont-ils  pas  libres  d'agir  autre- 
ment ?  Quelle  loi  les  empêche  d'employer  leur  temps  et 
leur  argent  d'une  manière  plus  rationnelle  ?  Aucune,  sans 
doute  ;  mais  la  société  exerce  sur  s?s  membres  une  espèce 
de  pression  à  laquelle  ils  ne  peuvent  échapper  ;  celui  qui 
se  conduit  autrement  que  la  classe  à  laquelle  il  appartient 
est  aussitôt  montré  du  doigt.  Chose  étrange  !  l'homme 
d'ordre,  l'homme  de  bon  sens  qui  prendra  soin  d'apphquer 
une  partie  de  son  revenu  à  des  objets  utiles,  passera  souvent 
pour  mesquin,  tandis  que  le  bon  vivant  qui  dissipera  son 
revenu  et  le  revenu  d' autrui  dans  la  satisfaction  égoïste 
de  ses  appétits  grossiers,  sera  considéré  comme  un  homme 
Ubéral  et  généreux.  Ainsi  le  veut  une  société  fondée  sur 
l'égoïsme  et  la  vanité. 

»  Mais  il  faut  dire  pourtant  que  cette  conduite  extra- 
vagante n'est  pas  générale,  et  que  bon  nombre  de  familles 
pourraient  offrir  un  agréable  contraste  avec  celles  dont 
je  viens  de  parler.  Je  pourrais  te  citer,  entre  autres,  la 
famille  de  la  jeune  pensionnaire  dont  il  a  été  question 
dans  ma  dernière  lettre,  qui  me  paraît  un  modèle  de  bonne 
administration.  J'y  suis  devenu  presque  intime,  et  j'ai 
pu  admirer  le  bon  ordre  qui  règne  dans  la  maison,  la  méthode 
qui  préside  à  toute  chose,  et  la  constante  harmonie  qui 
existe  entre  tous  les  membres  de  la  famille.  Sans  être 
dans  l'opulence,  on  peut  dire  qu'ils  vivent  dans  l'aisance 
et  le  confort,  grâce  à  l'esprit  de  conduite  et  d'économie 
de  celle  qui  dirige  la  maison,  /^'intérieur  de  leur  demeure 
présente  un  singulier  mélange  d'élégance  et  de  simplicité. 
Un  goût  exquis  se  fait  remarquer  dans  le  choix  et  la  dispo- 
sition  de   l'ameublement.     Point    de   faste   inutile,   point 


78  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

de  folle  dépense/  La  maîtresse  de  la  maison  connaît  la 
somme  dont  elle  peut  disposer,  et  elle  se  garde  bien  de  dé- 
passer son  budget.  Du  reste,  elle  peut,  à  la  fin  de  l'année, 
rendre  un  compte  fidèle  de  son  administration.  Chaque 
sou  dépensé  est  indiqué  dans  un  petit  registre  soigneuse- 
ment tenu.  Elle  sait  ce  qu'ont  coûté  la  nourriture,  la  toi- 
lette, la  domesticité,  l'éclairage,  le  chauffage,  les  souscriptions, 
charités,  etc.  De  cette  manière  la  dépense  n'excède  ja- 
mais le  revenu.  On  ne  s'endette  pas.  Au  contraire,  une 
petite  somme  est  chaque  année  mise  de  côté  pour  les  jours 
de  la  vieillesse,  ou  pour  aider  à  l'établissement  des  enfants. 

»  Malgré  ta  dignité  de  maire,  de  juge  de  paix,  de  major 
de  miHce,  de  père  de  famille,  etc.,  il  faut  pourtant  bien 
que  je  te  dise  un  mot  des  progrès  de  ma  dernière  haison. 
Tu  as  été  mon  confident  avant  de  cumuler  toutes  les  char- 
ges importantes  que  tu  remplis  aujourd'hui,  tu  ne  saurais 
convenablement  te  démettre  de  ce  premier  emploi.  Je 
sais  pourtant  que  je  m'expose  à  perdre  la  bonne  opinion 
que  tu  pouvais  avoir  de  moi  ;  je  vais  être  à  tes  yeux  un 
inconstant,  un  esprit  volage,  un  grand  enfant  en  un  mot. 
Mais,  mon  cher  ami,  si  tu  connaissais  bien  la  vie  et  la  des- 
tinée des  gens  de  mon  état,  tu  verrais  que  ma  conduite, 
après  tout,  n'a  rien  de  fort  -étrange.  Quand  on  ne  peut 
se  marier  avant  l'âge  de  trente  ans,  l'inconstance  devient 
pour  ainsi  dire  une  nécessité  de  l'existence.  La  jeune  fille 
qu'on  aime  à  vingt  ans,  ne  peut  rester  jeune  indéfiniment  ; 
on  ne  saurait  exiger  qu'elle  vieilhsse  dans  l'attente,  que 
sa  beauté  se  fane,  qu'elle  nourrisse  pendant  de  longues 
années  un  sentiment  dont  la  conséquence  peut  devenir 
pour  elle  un  célibat  forcé.  En  supposant  qu'elle  le  vou- 
lût, ses  parents  y  mettraient  bon  ordre.  Elle  en  épouse 
un  autre.  Elle  remplit  fidèlement  ses  devoirs  d'épouse 
et  de  mère.  Le  jeune  homme,  qui  l'aima  d'abord,  se 
sent  oubhé,  se  console  peu  à  peu,  et  porte  ses  vues  ailleurs. 

»  Après  ce  petit  exorde,  laisse-moi,  mon  bon  ami,  t'en- 
tretenir  un  peu  de  ma  jeune  pensionnaire.  Je  suis  accueilH 
dans  sa  famille  avec  tous  les  égards  possibles.  Ma  petite 
amie,  que  j'appellerai  Antonine,  est  l'aînée  de  trois  sœurs, 
dont  la  dernière  est  encore  au  couvent.  Elle-même  me 
parut  d'abord  regretter  d'en  être  sortie  ;  elle  ne  parlait 
qu'avec  émotion  des  bonnes  dames  directrices  et  des  petites 
amies  qu'elle  y  avait  laissées.  Cet  ennui  cependant  s'est 
dissipé  peu  à  peu,  grâce  à  l'ardeur  avec  laquelle  elle  s'est 
livrée  à  tous  les  travaux  domestiques  qui  conviennent  à 
son  sexe,  et  dont  la  connaissance  pratique  formait  comme 
le  complément  de  son   éducation   de   couvent.     Sa  mère. 


GUSTAVE   CHARMENIL   A    JEAN   RIVARD  79 

qui  me  paraît  être  une  femme  supérieure,  et  parfaitement, 
au  fait  des  devoirs  de  son  état,  l'instruit  de  tout  ce  qui  con- 
cerne la  tenue  d'une  maison.  Elle  lui  fait  faire  ce  qu'elle 
appelle  l'apprentissage  de  sa  profession.  A  l'heure  qu'il 
est,  Antonine  et  sa  sœur  remplissent,  chacune  à  son  tour, 
les  devoirs  de  maîtresse  de  maison,  veillant  à  la  propreté 
générale  et  à  tous  les  détails  du  ménage,  surveillant  la  cui- 
sine, commandant  les  domestiques,  et  mettant  elles-mêmes 
la  main  à  l'œuvre  lorsqu'il  en  est  besoin.  Elle  s'acquittent 
de  ces  devoirs  sans  confusion,  sans  murmure,  avec  une 
sorte  d'enjouement.  Il  m'est  arrivé  d'entrer  une  fois 
sans  être  annoncé  et  d'apercevoir  Antonine  vêtue  en  né- 
gligé, occupée  à  essuyer  les  meubles  du  salon.  Elle  était 
charmante  à  voir.  Elle  rougit  légèrement,  non  de  honte 
d'être  surprise  faisant  un  travail  domestique  —  elle  a  trop 
d'esprit  pour  cela  —  mais  sans  doute  parce  qu'elle  ne 
m'attendait  pas,  et  peut-être  aussi  parce  qu'elle  lisait 
dans  mes  yeux  combien  je  l'aimais  dans  sa  tenue  simple 
et  modeste.  D'après  ce  que  dit  leur  mère,  qui  parie  volon- 
tiers de  ces  détails  en  ma  présence,  Antonine  et  sa  sœur 
sont  ainsi  occupées  de  travaux  de  ménage,  depuis  le  matin 
jusqu'à  midi  ;  elle^  changent  alors  de  toilette,  et  leur  après- 
midi  se  passe  dans  des  travaux  de  couture,  et  quelquefois 
de  broderie.  Elles  ont  appris  à  tailler  elles-mêmes  leurs 
vêtements,  et  elles  peuvent  façonner  de  leurs  mains  tous 
leurs  articles  de  toilette,  depuis  la  robe  jusqu'au  chapeau. 
C'est  une  espèce  de  jouissance  pour  elles,  en  même  temps 
qu'une  grande  économie  pour  la  maison.  Leur  toilette 
d'ailleurs  est  remarquable  par  son  extrême  simpHcité,  en 
même  temps  que  par  son  élégance,  preuve  à  la  fois  de  bon 
goût  et  de  bon  sens. 

»  Combien  de  jeunes  filles  cherchent  à  vous  éblouir  par 
la  richesse  et  l'éclat  de  leur  toilette,  et  se  croient  d'autant 
plus  séduisantes  qu'elles  affichent  plus  de  luxe  !  Elles 
ne  savent  pas  que  ces  goûts  extravagants  épouvantent 
les  jeunes  gens  et  en  condamnent  un  grand  nombre  au 
célibat.  Passe  pour  celles  qui  ne  sont  pas  belles,  et  qui 
n'ont  aucun  autre  moyen  d'attirer  l'attention  ;  mais  quel 
besoin  la  joHe  jeune  fille  a-t-elle  de  tant  se  parer  pour  être 
aimable  ? 

»  De  temps  à  autre,  mais  assez  rarement,  Antonine  et 
sa  sœur  sortent  avec  leur  mère  dans  l'après-midi,  soit  pour 
magasiner,  soit  pour  faire  quelques  visites.  Le  soir,  elles 
lisent,  ou  font  de  la  musique  dans  le  salon.  Que  crois-tu 
qu'elles  lisent  ?  Tu  as  peut-être  entendu  dire  que  les 
jeunes  filles  ne  peuvent  lire  autre  chose  que  des  romans  ? 


80  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Détrompe-toi.  Antonine  n'est  pas  aussi  forte  sur  les  ma- 
thématiques que  l'était  madame  du  Châtelet,  mais  elle  lit  de 
l'histoire,  et  même  des  ouvrages  de  sciences,  de  philosophie, 
de  rehgion,  de  voyages,  etc.  Je  l'ai  surprise  un  jour  ab- 
sorbée dans  le  Traité  de  Fénelon  sur  l'Éducation  des  Filles, 
un  autre  jour  dans  celui  de  Madame  Campan  sur  le  même 
sujet.  Il  est  vrai  qu'elle  parcourt  peut-être  avec  encore 
plus  de  plaisir  les  poésies  et  les  petites  historiettes  dont 
son  père  lui  permet  la  lecture.  Mais  elle  juge  tous  ces 
ouvrages  avec  une  raison,  un  goût  qu'on  rencontre  assez 
rarement  parmi  nous.  Sa  conversation  m'intéresse  et 
me  charme  de  plus  en  plus.  Quelles  que  soient  les  qualités 
littéraires  de  son  futur  mari,  elle  sera  parfaitement  en 
état  de  le  comprendre. 

^  Je  ne  lui  ai  encore  rien  dit  de  mes  sentiments  ;  elle 
n'en  sait  que  ce  qu'elle  a  pu  hre  dans  mes  yeux.  Mais 
je  songe  quelquefois  qu'elle  réunit  en  grande  partie  tout 
ce  que  j'ai  toujours  désiré  dans  une  femme.  Que  dirais- 
tu  si  elle  allait  devenir  la  plus  belle  moitié  de  moi-même  ? 
Mais,  en  supposant  que  je  ne  lui  fusse  pas  antipathique, 
pourra-t-elle,  ou  voudra-t-elle  attendre  deux  ou  trois  ans  ? 
Car  dans  le  cas  même  où  la  fortune  me  serait  favorable, 
ce  ne  serait  pas  avant  deux  ans  qu'il  me  sera  donné  d'ac- 
complir cet  acte  solennel  de  ma  vie. 

1^  Je  pense  avoir  deux  rivaux  cependant  dans  deux  jeunes 
gens  que  je  rencontre  assez  régulièrement  dans  la  famille. 
L'un  est  étudiant  comme  moi,  et  l'autre  employé  d'une  de 
nos  premières  maisons  de  commerce.  Leur  fortune  est 
à  peu  près  égale  à  la  mienne  c'est-à-dire  qu'ils  n'ont  rien. 
Ni  l'un  ni  l'autre  toutefois  n'a  l'air  de  s'en  douter.  C'est 
à  qui  fera  les  plus  riches  cadeaux  à  Antonine  et  à  sa  sœur. 
C'est  au  point  que  la  mère  de  celles-ci  s'est  crue  obligée 
d'intervenir,  et  de  s'opposer  formellement  à  cette  étrange 
mode  de  faire  sa  cour.  Ces  jeunes  messieurs,  disait-elle 
l'autre  jour,  feraient  beaucoup  mieux  d'employer  l'argent 
de  leurs  cadeaux  à  se  créer  un  fonds  d'épargnes.  Cette 
remarque  et  d'autres  que  j'entends  faire  de  temps  en  temps 
sur  le  compte  de  mes  rivaux  me  rassurent,  et  me  font  croire 
que  mon  système,  qui  est  tout  l'opposé  du  leur,  ne  déplaît 
pas  trop.  Le  père  d'Antonine  surtout  ne  peut  cacher  son 
dédain  pour  ces  jeunes  freluquets,  qui,  faute  d'autres  qua- 
lités, cherchent  à  se  faire  aimer  à  prix  d'argent. 

s>  L'un  d'eux  toutefois  est,  paraît-il,  un  magnifique  dan- 
seur, et  si  plus  tard  Antonine  prenait  du  goût  pour  les  bals 
ou  les  soirées  dansantes,  il  pourrait  bien  me  faire  une  re- 
doutable concurrence.    Ajoutons  que  tous  deux  sont  ex- 


GUSTAVE   CHARMENIL   A    JEAN   RIVARD  8l 

cessivement  particuliers  sur  leur  toilette,  et  qu'ils  ne  viennent 
jamais  sans  être  peignés,  frisés,  pommadés  et  tirés  à  qua- 
tre épingles  ;  avantage  qui,  soit  dit  en  passant,  me  fait 
complètement  défaut. 

»  Je  ne  manquerai  pas  de  te  tenir  au  courant  des  évé- 
nements. Mais  comme  «  de  soins  plus  importants  je  te 
»  sais  occupé»,  je  te  laisse  pleine  liberté  de  lire  ou  de  ne 
pas  lire  mes  confidences  amoureuses,  et  par  conséquent 
de  n'y  pas  répondre. 

»  J'ai  passé  ma  soirée  d'hier  avec  notre  ancien  confrère 
de  collège,  le  Dr.  E.  T...,  lequel,  entre  parenthèse,  est  en 
voie  de  réussir,  grâce  à  ses  talents  et  à  la  confiance  qu'il 
inspire  ;  et  après  avoir  longtemps  parlé  de  toi,  nous  passâ- 
mes en  revue  toute  la  liste  des  jeunes  gens  qui  ont  quitté 
le  collège  vers  la  même  époque  que  nous.  Nous  fiimes 
nous-mêmes  surpris  du  résultat  de  notre  examen.  Calixte 
B***  est  parti  pour  la  Californie,  il  y  a  deux  ans,  et  nous 
n'en  avons  pas  de  nouvelles.  Joseph  T...  s'est  fait  tuer 
l'année  dernière  dans  l'armée  du  Mexique.  Tu  te  sou- 
viens de  Pascal  D...,  toujours  si  fier,  si  prétentieux  ?  Il 
est,  paraît-il,  garçon  d'auberge,  quelque  part  dans  l'État 
de  New- York.  Quant  à  ce  pauvre  Alexis  M...,  autrefois 
si  gai,  si  aimable,  si  amusant,  tu  as  sans  doute  entendu 
parler  de  sa  malheureuse  passion  pour  la  boisson  ?  De 
fait,  cette  fatale  tendance  chez  lui  se  révélait  déjà  au  col- 
lège. Eh  bien  !  après  avoir  dans  ces  derniers  temps,  grâce 
à  nos  remontrances  et  à  nos  pressantes  sollicitations,  cessé 
tout  à  fait  de  boire,  il  a  recommencé  comme  de  plus  belle,  puis 
il  est  tombé  malade,  et  à  l'heure  où  je  t'écris,  il  n'en  a 
pas  pour  quinze  jours  à  vivre.  George  R...,  qui,  par  ses 
talents,  ses  rapports  de  société,  sa  position  de  fortune,  pro- 
mettait de  fournir  une  carrière  si  brillante,  finira  probable- 
ment de  la  même  manière.  La  débauche  en  mine  aussi 
quelques-uns  et  les  conduira  infailliblement  aux  portes 
du  tombeau.  Ce  tableau  n'est  pas  réjouissant,  n'est-ce 
pas  ?  Il  est  pourtant  loin  d'être  chargé,  et  je  pourrais 
t'en  dire  davantage  si  je  ne  craignais  de  blesser  la  cha- 
rité. 

)  »Tu  n'as  pas  d'idée,  mon  cher,  des  ravages  que  fait 
vUintempérance  parmi  la  jeunesse  instruite  de  nos  villes. 
Nous  étions  dix  jeunes  étudiants,  dans  la  première  pension 
que  j'ai  habitée  ;  nous  ne  sommes  plus  que  trois  aujour- 
d'hui. Les  sept  autres  sont  morts  dans  la  fleur  de  l'âge, 
quelques-uns,  avant  même  d'avoir  terminé  leur  clérica- 
ture.  Tous  ont  été  victimes  de  cette  maudite  boisson 
qui  cause  plus  de  mal  dans  le  monde  que  tous  les  autres 


82  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

fléaux  réunis.  Après  avoir  d'abord  cédé  avec  répugnance 
à  l'invitation  pressante  d'un  ami,  ils  sont  devenus  peu  à 
peu  les  esclaves  de  cette  fatale  habitude.  Le  jeune  homme 
qui  veut  éviter  ce  danger  n'a  guère  d'autre  alternative 
que  de  renoncer  héroïquement  à  goûter  la  liqueur  trd- 
tresse.  Il  se  singularisera,  il  est  vrai,  mais  l'avenir  le 
récompensera  amplement  du  sacrifice  qu'il  aura  fait. 

»  Avec  quel  bonheur,  mon  ami,  nous  avons  détourné 
nos  regards  de  ce  tableau  lugubre  pour  les  reporter  sur 
celui  que  nous  offre  ta  vie  pleine  d'héroïsme  et  de  succès 
si  bien  mérités  !  Tu  es  notre  modèle  à  tous.  Tu  nous 
devances  dans  le  chemin  des  honneurs  et  de  la  fortune. 
Oh  !  encore  une  fois,  bénis,  bénis  ton  heureuse  étoile  qui 
t'a  guidé  vers  la  forêt  du  canton  de  Bristol. 

»  En  terminant  ma  lettre,  je  dois  te  rappeler  que  si  d'un 
côté  je  te  dispense  de  répondre  à  mes  confidences  amou- 
reuses, d'un  autre  côté  je  tiens  plus  que  jamais  à  ce  que 
tu  me  révèles  tous  les  secrets  de  ta  prospérité.  Fais- 
moi  part  aussi  des  mesures  que  tu  te  proposes  d'intro- 
duire en  ta  quahté  de  maire.  Tout  cela  m'intéresse  au 
plus  haut  degré. 

»  Et  maintenant,  monsieur  le  maire,  permettez-moi 
de  vous  souhaiter  tout  le  succès  possible  dans  vos  réfor- 
mes et  dans  toutes  vos  entreprises  publiques  et  privées. 
Veuillez  faire  mes  amitiés  à  madame  la  mairesse,  ainsi  qu'à 
l'ami  Doucet,  et  me  croire 

»  Tout  à  vous, 
»  Gustave  Charmenil  » 

XIII 
RÉPONSE  DE  JEAN  RIVARD 

«  Mon  cher  Gustave, 

«  Tu  me  pardonneras  sans  doute  d'avoir  tant  tardé  à 
t'écrire,  lorsque  tu  en  sauras  la  cause.  J'ai  reçu  ta  der- 
nière lettre  dans  un  moment  de  grande  affliction  pour 
ma  femme  et  pour  moi.  Notre  plus  jeune  enfant,  notre 
cher  petit  Victor,  était  dangereusement  malade,  et  depuis, 
nous  l'avons  perdu.  Une  congestion  cérébrale,  amenée  par 
sa  dentition,  nous  l'a  enlevé  à  l'âge  de  huit  mois.  Ce  beau 
petit  ange,  qui  nous  donnait  déjà  tant  de  plaisir,  qui  égayait 
la  maison  par  ses  cris  de  joie  et  son  jargon  enfantin,  nous 
ne  le  verrons  plus,  nous  ne  l'entendrons  plus  ;  il  s'est  envolé 
vers  ce  ciel  qu'il  nous  montrait  dans  son  œil  Hmpide  et 
pur.     Il  s'est  éteint  en  fixant  sur  nous  un  regard  d'une 


RÉPONSE   DE   JEAN    RIVARD  83 

indicible  mélancolie.  Ce  que  nous  ressentîmes  alors  ne 
saurait  s'exprimer.  Oh  !  remercie  Dieu^  mon  cher  Gus- 
tave, d'ignorer  ce  que  c'est  que  la  perte  d'un  enfant.  Mon 
cœur  se  brise  encore  en  y  pensant. 

»  J'ai  craint  pendant  quelques  jours  pour  la  santé  de 
ma  pauvre  Louise.  Mais  grâce  à  cette  religion  dans  le 
sein  de  laquelle  elle  s'est  réfugiée,  elle  commence  à  se  con- 
soler, et  elle  peut  maintenant  parler  de  son  cher  petit  sans 
verser  trop  de  larmes. 

»  C'était  la  première  peine  de  cœur  que  nous  éprouvions 
depuis  notre  entrée  en  mariage  ;  nous  nous  en  souviendrons 
longtemps. 

»  J'ai  été,  en  outre,  accablé  d'occupations  de  toutes  sortes 
depuis  plusieurs  mois,  ce  qui  a  aussi  un  peu  contribué  au 
délai  que  j'ai  mis  à  t'écrire. 

»  Merci,  mon  cher  Gustave,  de  tes  féUcitations  sur  mon 
élection  à  la  mairie  ;  mais  je  ne  sais  vraiment  si  tu  ne  de- 
vrais pas  plutôt  me  plaindre.  En  acceptant  cette  charge 
j'ai  pris  sur  mes  épaules  un  lourd  fardeau.  J'ai  déjà  fait 
du  mauvais  sang,  et  je  n'ai  pas  fini  d'en  faire.  Toute 
mon  ambition  serait  de  faire  de  Rivardville  une  paroisse 
modèle  ;  je  voudrais  la  constituer,  s'il  était  possible,  en 
une  petite  répubhque,  pourvue  de  toutes  les  institutions 
nécessaires  à  la  bonne  administration  de  ses  affaires,  au 
développement  de  ses  ressources,  aux  progrès  intellectuels, 
sociaux  et  poHtiques  de  sa  population.  Mais  pour  en 
venir  là,  des  obstacles  de  toutes  sortes  se  présentent.  Il 
faut  lé  dire,  l'esprit  de  gouvernement  n'existe  pas  encore 
chez  notre  population.  Cette  entente,  cette  bonne  har- 
monie, ces  petits  sacrifices  personnels  nécessaires  au  bon 
gouvernement  général,  on  ne  les  obtient  qu'au  moyen  d'ef- 
forts surhumains.  Le  sentiment  qu'on  rencontre  le  plus 
souvent  quand  il  s'agit  d'innovations  utiles,  d'améliora- 
tions pubHques,  c'est  celui  d'une  opposition  sourde,  ou 
même  violente,  qui  paralyse  et  décourage.  Des  gens  s'obs- 
tinent à  marcher  dans  la  route  qu'ont  suivie  leurs  pères, 
sans  tenir  compte  des  découvertes  dans  l'ordre  moral,  po- 
litique et  social,  aussi  bien  que  dans  l'ordre  industriel 
et  scientifique.  Parmi  ces  hommes  arriérés  un  grand 
nombre  sont  honnêtes  et  de  bonne  foi  ;  mais  d'autres  ne 
sont  guidés  que  par  l'égoïsme,  ou  par  le  désir  de  flatter  les 
préjugés  populaires  !  A  part  le  père  Gendreau,  dont  je 
t'ai  déjà  parlé,  lequel  ne  fait  d'opposition  que  par  esprit 
de  contradiction,  et  qui  au  fond  est  plus  digne  de  pitié 
que  de  haine,  j'ai  depuis  quelque  temps  à  faire  face  à  une 
opposition  plus  redoutable  et  plus  habile  de  la  part  du 


S4  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

notaire  de  notre  village.  C'est  un  homme  en  apparence 
assez  froid,  mais  qui  sous  des  dehors  de  modération  cache 
une  ambition  insatiable.  Il  ne  tente  aucune  opposition 
ouverte^  mais  dans  ses  entretiens  privés  il  se  plaît  à  criti- 
quer mes  projets  et  me  nuit  ainsi  d'autant  plus  que  je 
n'ai  pas  l'avantage  de  pouvoir  me  défendre.  Il  a,  m'as- 
sure-t-on,  l'intention  de  solliciter  les  suffrages  des  électeurs 
aux  prochaines  élections  pariementaires,  et  tout  ce  qu'il 
fait,  tout  ce  qu'il  dit,  il  le  fait  et  le  dit  dans  le  but  de  se 
rendre  populaire. 

»  Notre  médecin,  qui  est  un  homme  éclairé  et  qui  le 
plus  souvent  favorise  mes  projets,  n'ose  plus  me  prêter 
l'appui  de  son  autorité  morale,  du  moment  que  le  débat 
prend  une  tournure  sérieuse.  Il  se  contente  alors  de  rester 
neutre,  et  cette  neutralité  m'est  plus  défavorable  qu'utile. 

»  Je  me  découragerais  parfois  si  notre  bon  ami  Doucet 
n'était  là  pour  me  réconforter  et  retremper  mon  zèle. 
Il  ne  veut  pas  se  mêler  ouvertement  à  nos  débats,  de  crainte 
d'être  mal  vu  de  ses  ouailles,  et  je  respecte  sa  déhcatesse  ; 
mais  en  particulier  il  m'approuve  de  tout  cœur  ;  cela  me 
suffit. 

»  Ne  vas  pas  croire  pourtant,  mon  ami,  qu'en  te  par- 
lant ainsi  des  obstacles  que  je  rencontre,  je  prétende  jeter 
du  blâme  sur  les  habitants  de  nos  campagnes  ;  non,  je 
ne  fais  que  constater  un  état  de  choses  dû  à  des  circons- 
tances incontrôlables,  et  dont  il  est  facile  de  se  rendre 
compte. 

»  Si  d'un  côté  j'accuse  les  individus,  il  me  serait  facile 
d'un  autre  côté  de  disculper  ou  justifier  complètement  le 
gros  de  la  population. 

»  Si  nous  ne  possédons  pas  encore  cet  esprit  public, 
cet  esprit  de  gouvernement  si  désirables  dans  tous  les  pays 
libres,  cela  n'est  pas  dû  à  un  défaut  de  bon  sens  ou  d'intelli- 
gence naturelle  chez  la  classe  agricole,  car  aucune  classe 
ne  lui  est  supérieure  sous  ce  rapport,  mais  on  doit  l'attri- 
buer à  deux  causes  principales  dont  je  vais  dire  un  mot. 
Convenons  d'abord  qu'il  faut  un  apprentissage  en  cela 
comme  en  tout  le  reste.  La  science  du  gouvernement 
ne  s'acquiert  pas  comme  par  magie  ;  elle  doit  s'introduire 
par  degrés  dans  les  habitudes  de  la  population.  Or,  nos 
pères  venus  de  France  aux  dix-septième  et  dix-huitième 
siècles  n  ont  pas  apporté  avec  eux  la  pratique  ou  la  con- 
naissance de  ce  que  les  Anglais  appellent  le  self-govcrnnunt  ; 
et  ce  n'est  pas  avec  l'ancien  régime  du  Bas-Canada,  sous 
la  domination  anglaise,  que  leurs  descendants  auraient  pu 
en  faire  l'apprentissage.    A  peine  quelques  années  se  sont» 


RÉPONSE   DE   JEAN   RIVARD  85 

elles  écoulées  depuis  que  nous  avons  été  appelés  à  gérer 
nos  affaires  locales  ou  municipales.  Rien  donc  de  sur- 
prenant que  nous  soyons  encore  novices  à  cet  égard,  et 
que  nous  ne  marchions  pour  ainsi  dire  qu'en  trébuchant. 
Le  progrès  se  fera  insensiblement  ;  nos  lois  administratives 
sont  encore  loin  d'être  parfaites  ;  elles  s'amélioreront  avec 
le  temps  et  finiront  par  répondre  aux  vœux  et  aux  besoins 
de  la  population. 

»  Mais. la  cause  première  de  cette  lacune  dans  les  mœurs 
de  notre  population,  la  cause  fondamentale  de  l'état  de 
choses  que  nous  déplorons,  et  qu'il  importe  avant  tout 
de  faire  disparaître,  c'est  le  défaut  d'une  éducation  conve- 
nable. Oui,  mon  ami,  de  toutes  les  réformes  désirables, 
c'est  là  la  plus  urgente,  la  plus  indispensable  :  elle  doit  être 
la  base  de  toutes  les  autres.  Avant  de  faire  appel  à  l'es- 
prit, à  la  raison  du  peuple,  il  faut  cultiver  cet  esprit,  déve- 
lopper, exercer  cette  raison.  Donner  à  toutes  les  idées 
saines,  à  toutes  les  connaissances  pratiques  la  plus  grande 
diffusion  possible,  tel  doit  être  le  but  de  tout  homme  qui 
désire  l'avancement  social,  matériel  et  poUtique  de  ses 
concitoyens.  Cette  idée  n'est  pas  nouvelle  ;  on  l'a  pro- 
clamée mille  et  mille  fois  :  mais  il  faut  la  répéter  jusqu'à 
ce  qu'elle  soit  parfaitement  comprise.  Sans  cela,  point 
de  réforme  possible. 

»  En  quoi  doit  consister  cette  éducation  populaire  ? 
C'est  là  une  question  trop  vaste,  trop  sérieuse  pour  que 
j'entreprenne  de  la  traiter.  Mais  d'autres  l'ont  fait  avant 
moi  et  beaucoup  mieux  que  je  ne  le  pourrais  faire.  D'ailleurs, 
à  cet  égard,  je  me  laisse  aveuglément  guider  par  notre 
ami  Doucet. 

»  Tu  dis  que  je  suis  roi  de  ma  localité  :  oh  !  si  j'étais 
roi,  mon  ami,  avec  quel  zèle  j'emploierais  une  partie  de 
mon  revenu  à  répandre  l'éducation  dans  mon  royaume, 
en  même  temps  que  j'encouragerais  par  tous  les  moyens 
possibles  la  pratique  de  l'agriculture  et  des  industries  qui 
s'y  rattachent  ! 

»  Je  considérerais  les  ressources  intellectuelles  enfouies 
dans  la  multitude  de  têtes  confiées  à  mes  soins  comme  mille 
fois  plus  précieuses  que  toutes  ces  ressources  minérales, 
commerciales,  industrielles  qu'on  exploite  à  tant  de  frais, 
et  je  ferais  de  l'éducation  morale,  physique  et  intellectuelle 
des  enfants  du  peuple,  qui  a  pour  but  de  cultiver  et  dé- 
velopper ces  ressources,  ma  constante  et  principale  occu- 
pation. 

»  Dans  chaque  paroisse  de  mon  royaume,  l'Êcole-Mo- 
dèle  s'élèverait  à  côté  de  la  Ferme-Modèle,  et  toutes  deux 


86  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

recevraient  sur  le  budget  de  l'État  une  subvention  pro- 
portionnée à  leur  importance.  Toute  lésinerie  à  cet  égard 
me  paraîtrait  un  crime  de  lèse-nation. 

»  Il  va  sans  dire  que  dans  le  choix  des  instituteurs,  je 
ne  me  laisserais  pas  influencer  par  des  considérations  d'éco- 
nomie. Cette  classe  d'hommes  qui  exerce  une  espèce  de 
sacerdoce,  et  qui,  par  la  nature  de  ses  occupations,  devrait 
être  regardée  comme  une  des  premières  dans  tous  les  pays 
du  monde,  a  toujours  été  traitée  si  injustement,  que  je 
ferais  tout  en  moi  pour  la  dédommager  de  ce  dédain.  Je 
lui  assurerais  un  revenu  égal  à  celui  des  hommes  de  pro- 
fession. 

»  J'appellerais  là,  s'il  était  possible,  non  seulement  des 
hommes  réellement  et  soHdement  instruits,  mais  des  esprits 
philosophiques  et  observateurs,  des  hommes  en  état  de 
juger  des  talents  et  du  caractère  des  enfants. 

»  Car  un  de  mes  principaux  buts,  en  rendant  l'éducation 
élémentaire  universelle,  serait  de  découvrir  chez  les  en- 
fants du  peuple  les  aptitudes  particuhères  de  chacun,  de 
distinguer  ceux  qui  par  leurs  talents  plus  qu'ordinaires 
promettraient  de  briller  dans  les  carrières  requérant  l'exer- 
cice continu  de  l'intelligence,  de  ceux  qui  seraient  plus  par- 
ticulièrement propres  aux  arts  mécaniques  et  industriels, 
au  commerce  ou  à  l'agriculture. 

»  J'adopterais  des  mesures  pour  que  tout  élève  brillant 
fût  reçu  dans  quelque  institution  supérieure,  où  son  intelU- 
gence  pourrait  recevoir  tout  le  développement  dont  elle 
serait   susceptible. 

»"Rien  ne  m'affligerait  autant  que  d'entendre  dire  ce 
qu'on  répète  si  souvent  de  nos  jours  :  que  parmi  les  habi- 
tants de  nos  campagnes  se  trouvent,  à  l'état  inculte,  des 
hommes  d'état,  des  jurisconsultes,  des  orateurs  éminents, 
des  mécaniciens  ingénieux,  des  hommes  de  génie  enfin 
qui,  faute  de  l'instruction  nécessaire,  mourront  en  em- 
portant avec  eux  les  trésors  de  leur  intelligence. 

»  Si  j'étais  roi,  je  fonderais  des  institutions  où  le  fils 
du  cultivateur  acquerrait  les  connaissances  nécessaires  au 
développement  de  son  intelligence,  et  celles  plus  spéciale- 
ment nécessaires  à  l'exercice  de  son  état,  me  rappelant  ce 
que  dit  un  auteur  célèbre,  que  «  l'éducation  est  imparfaite 
»  si  elle  ne  prépare  pas  l'homme  aux  diverses  fonctions 
»  sociales  que  sa  naissance,  ses  aptitudes  ou  ses  goûts,  sa 
»  vocation  ou  sa  fortune  l'appelleront  à  rempUr  dans  la 
»  société  pendant  sa  vie  sur  la  terre  ».  Quant  à  la  con- 
naissance spéciale  de  son  art,  c'est-à-dire  à  la  science  agri- 
cole, je  voudrais  qu'elle  lui  fût  aussi  familière,  dans  toutes 


RÉPONSE   DE    JEAN   RIVARD  87 

ses  parties,  que  les  connaissances  légales  le  sont  à  l'avo- 
cat, celles  de  la  médecine  au  médecin.  Tu  me  diras  que 
c'est  un  rêve  que  je  fais  là  ;  quelque  chose  me  dit  pourtant 
que  ce  n'est  pas  chose  impossible.  On  peut  dire  qu'à 
l'heure  qu'il  est,  la  grande  moitié  des  cultivateurs  de  nos 
paroisses  canadiennes,  pourraient,  s'ils  avaient  reçu  l'ins- 
truction préalable  nécessaire,  consacrer  deux,  trois,  quatre 
heures  par  jour  à  lire,  écrire,  calculer,  étudier.  Aucune 
classe  n'a  plus  de  loisir,  surtout  durant  nos  longs  hivers. 
Qui  nous  empêcherait  d'employer  ces  loisirs  à  l'acquisition 
de  connaissances  utiles  ? 

»  Que  d'études  importantes,  en  même  temps  qu'agréables, 
n'aurions-nous  pas  à  faire  ?  Nous  sommes  naturellement 
portés  à  nous  occuper  des  choses  de  l'esprit  ;  nous  aimons 
beaucoup,  par  exemple,  à  parler  poHtique  ;  nous  aimons 
à  juger  les  hommes  qui  nous  gouvernent,  à  blâmer  ou  ap- 
prouver leur  conduite,  à  discuter  toutes  les  mesures  pré- 
sentées dans  l'intérêt  général.  Mais  n'est-ce  pas  humi- 
liant pour  l'homme  sensé,  qui  n'a  pas  la  moindre  notion  de 
la  science  du  gouvernement,  qui  ne  connaît  ni  l'histoire 
du  pays,  ni  les  ressources  commerciales,  industrielles,  fi- 
nancières dont  il  dispose,  qui  n'a  pas  même  assez  cultivé 
sa  raison  pour  bien  saisir  le  sens  et  la  portée  des  questions 
pohtiques,  n'est-ce  pas  humihant  pour  lui  d'avoir  à  décider 
par  son  vote  ces  questions  souvent  graves  et  compHquées, 
dont  dépendent  les  destinées  du  pays  ?  Je  connais  un 
de  mes  vieux  amis  qui  ne  veut  jamais  voter,  sous  prétexte 
qu'il  ne  comprend  pas  suffisamment  les  questions  en  htige  ; 
c'est  cependant  un  homme  fort  intelligent.  Avec  *  quel 
bonheur  il  approfondirait  toutes  ces  questions,  si  son  ins- 
truction préalable  lui  avait  permis  de  consacrer  quelques 
heures,  chaque  jour,  au  développement  et  à  la  culture  de 
ses  facultés  intellectuelles  ? 

»  Songe  donc  un  instant,  mon  ami,  à  l'influence  qu'une 
classe  de  cultivateurs  instruits  exercerait  sur  l'avenir  du 
Canada  ! 

»  Mais  je  m'arrête  :  cette  perspective  m'entraînerait  trop 
loin.  Pardonne-moi  ces  longueurs,  en  faveur  d'un  sujet 
qui  doit  t'intéresser  tout  autant  que  moi.  Ce  qui  me  reste 
à  te  dire,  mon  cher  Gustave,  c'est  que  mes  efforts  vont  être 
désormais  employés  à  procurer  à  Rivardville  les  meilleurs 
établissements  possibles  d'éducation.  J'y  consacrerai,  s'il 
le  faut,  plusieurs  années  de  ma  vie.  Si  je  n'obtiens  pas  tout 
le  succès  désirable,  j'aurai  au  moins  la  satisfaction  d'avoir 
contribué  au  bonheur  d'un  certain  nombre  de  mes  con- 
citoyens, et  cela  seul  me  sera  une  compensation  suffisante. 


88  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

^  Quant  aux  secrets  de  ma  prospérité,  comme  tu  veux 
bien  appeler  les  résultats  plus  ou  moins  heureux  de  mes 
travaux,  je  me  fais  fort  de  te  les  révéler  un  jour  ;  et  tu 
verras  alors  que  je  ne  suis  pas  sorcier.  En  attendant, 
mon  cher  Gustave,  continue  à  me  faire  le  confident  de 
tes  progrès  en  amour.  Je  m'y  intéresse  toujours  beau- 
coup, et  ma  Louise,  curieuse  à  cet  égard  comme  toutes 
celles  de  son  sexe,  n'aura  de  repos  que  lorsqu'elle  connaîtra 
la  fin  de  ton  histoire. 

»  Quand  même  je  voudrais  continuer,  je  serais  forcé 
d'en  finir,  car  mes  enfants  sont  là  qui  me  grimpent  sur 
les  épaules,  après  avoir  renversé,  par  deux  fois,  mon  encrier, 
et  leur  mère  se  plaint  que  je  ne  réponds  que  par  monosyl- 
labes aux  mille  et  une  questions  qu'elle  m'adresse  depuis 
une  heure.     Adieu  donc. 

»  Tout  à  toi, 

»  Jean  Rivard  » 

XIV 

JEAN  RIVARD  ET  L'ÉDUCATION 

Dieu  a  distin^é  l'homme  de  la  bête  en 
lui  donnant  une  inteIliT:ence  capable  d'appren- 
dre... Cette  intelligence  a  besoin  pour  se 
développer,  d'ttre  enseignée. 

Genèse 

C'est  par  l'éducation  qu'on  peut  réformer 
la  société  et  la  guérir  des  maux  qui  la  tour- 
mentent 

Platon 

Celui-là  qui  est  maître  de  l'éducation  peut 
changer  la  face  du  monde. 

Leibnitz 

Nous  voici  rendus  à  l'époque  la  plus  critique,  la  plus 
périlleuse,  en  même  temps  que  la  plus  importante  et  la 
plus  glorieuse  de  toute  la  carrière  de  Jean  Rivard.  Nous 
allons  le  voir  s'élever  encore,  aux  prises  avec  les  difficultés 
les  plus  formidables.  Après  avoir  déployé,  dans  la  création 
de  sa  propre  fortune  et  dans  la  formation  de  toute  une 
paroisse,  une  intelligence  et  une  activité  remarquables, 
il  va  déployer,  dans  l'établissement  des  écoles  de  Rivard- 
ville,  une  force  de  caractère  surprenante  et  un  courage 
moral  à  toute  épreuve. 

Mais  cette  question  de  l'éducation  du  peuple,  avant  de 
devenir  pour  les  habitants  de  Rivardville  le  sujet  de  déli- 
bérations  publiques,   avait   été   pour   Octave   Doucet   et 


JEAN   RIVARD  ET  L'ÉDUCATION  S^ 

Jean  Rivard  le  sujet  de  longues  et  fréquentes  discussions. 
Que  de  fois  l'horloge  du  presbytère  les  avait  surpris,  au 
coup  de  minuit,  occupés  à  rechercher  les  opinions  des  théo- 
logiens et  des  grands  philosophes  chrétiens  sur  cette  question 
vitale.  Les  sentiments  des  deux  amis  ne  différaient  toutefois 
que  sur  des  détails  d'une  importance  secondaire  ;  ils  s'ac- 
cordaient parfaitement  sur  la  base  à  donner  à  l'éduca- 
tion, sur  la  nécessité  de  la  rendre  aussi  relevée  et  aussi  gé- 
nérale que  possible,  de  même  que  sur  l'influence  toute  puis- 
sante qu'elle  devait  exercer  sur  les  destinées  du  Canada. 
L'éducation  du  peuple,  éducation  rehgieuse,  saine,  forte, 
nationale,  développant  à  la  fois  toutes  les  facultés  de  l'hom- 
me, et  faisant  de  nous.  Canadiens,  une  population  pleine 
de  vigueur  surtout  de  vigueur  intellectuelle  et  morale, 
telle  était,  aux  yeux  des  deux  amis,  notre  principale  planche 
de  salut. 

Nous  ne  saurions  mieux  faire  connaître  les  principes  qui 
les  guidaient,  et  les  conclusions  auxquelles  ils  en  étaient 
arrivés,  qu'en  reproduisant  ici  quelques  phrases  de  l'ou- 
vrage de  Mgr  Dupanloup  sur  l'Éducation,  ouvrage  admirable 
s'il  en  fût,  et  qui  devrait  se  trouver  entre  les  mains  de  tous 
ceux  qui  s'occupent  de  la  chose  pubHque  : 

«  Cultiver,  exercer,  développer,  fortifier,  et  polir  toutes 
»  les  facultés  physiques,  intellectuelles,  morales  et  religieuses 
»  qui  constituent  dans  l'enfant  la  nature  et  la  dignité  hu- 
»  maine  ;  donner  à  ses  facultés  leur  parfaite  intégrité  ; 
»  les  établir  dans  la  plénitude  de  leur  puissance  et  de  leur 
»  action...  telle  est  l'œuvre,  tel  est  le  but  de  l'Éducation. 

«  L'Éducation  accepte  le  fond,  la  matière  que  la  pre- 
»  mière  création  lui  confie  ;  puis  elle  se  charge  de  la  former  ; 
»  elle  y  imprime  la  beauté,  l'élévation,  la  politesse,  la  gran- 
»  deur. 

«  L'Éducation  doit  former  l'homme,  faire  de  l'enfant 
»  un  homme,  c'est-à-dire  lui  donner  un  corps  sain  et  fort, 
»  un  esprit  pénétrant  et  exercé,  une  raison  droite  et  ferme, 
»  une  imagination  féconde,  un  cœur  sensible  et  pur,  et 
»  tout  cela  dans  le  plus  haut  degré  dont  l'enfant  qui  lui 
»  est  confié  est  susceptible. 

«  De  là,  l'Éducation  intellectuelle  qui  consiste  à  déve- 
»lopper  en  lui  toutes  les  forces,  toutes  les  puissances  de 
»  l'inteHigence  ; 

»  De  là,   l'Éducation  disciplinaire   qui   doit   développer 


90  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

»  et  affermir  en  lui  les  habitudes  de  l'ordre  et  de  l'obéissance 
»  à  la  règle  :  ^ 

»  De  là^  l'Éducation  religieuse  qui  s'appliquera  surtout 
»  à  inspirer,  à  développer  les  inclinations  pieuses  et  toutes 
»  les  vertus  chrétiennes  ; 

»  De  là,  l'Éducation  fhysique  qui  consiste  particuHère- 
»  ment  à  développer,  à  fortifier  les  facultés  corporelles. 

»  Dans  le  premier  cas,  l'Éducation  s'adresse  spéciale- 
»  ment  à  V esprit  qu'elle  éclaire  par  l'instruction  ; 

»  Dans  le  second  cas,  l'Éducation  s'adresse  plus  spé- 
»  cialement  à  la  volonté  et  au  caractère  qu'elle  affermit  par 
»  la  discipHne  ; 

»  Dans  le  troisième  cas,  l'Éducation  s'adresse  spéciale- 
»  ment  au  cœur  et  à  la  conscience,  qu'elle  forme  par  la  con- 
»  naissance  et  la  pratique  des  saintes  vérités  de  la  religion  ; 

»  Dans  le  quatrième  cas,  c'est  le  corps  que  l'Éducation 
»  a  pour  but  de  rendre  sain  et  fort  par  les  soins  physiques 
»  et  gymnastiques. 

»  Mais,  en  tous  cas,  tout  est  ici  nécessaire  et  doit  être 
»  employé  simultanément.  C'est  l'homme  tout  entier  qu'il 
»  est  question  d'élever,  de  former,  d'instituer  ici-bas.  Ce 
»  qu'il  ne  faut  donc  jamais  oubUer,  c'est  que  chacun  de 
»  ces  moyens  est  indispensable,  chacune  de  ces  éducations 
»  est  un  besoin  impérieux  pour  l'enfant  et  un  devoir  sacré 
»  pour  vous  que  la  Providence  a  fait  son  instituteur. 

«  Quel  que  soit  son  rang  dans  la  société,  quelle  que  soit 
».  sa  naissance  ou  son  humble  fortune,  jamais  un  homme 
»  n'a  trop  d'intelligence  ni  une  moraUté  trop  élevée  ;  ja- 
»  mais  il  n'a  trop  de  cœur  ni  de  caractère  ;  ce  sont  là  des 
»  biens  qui  n'embarrassent  jamais  la  conscience.  Quoi  ! 
»  me  dira-t-on,  vous  voulez  que  l'homme  du  peuple,  que 
»  l'homme  des  champs  puisse  être  intelligent  comme  le  né- 
»gociant,  comme  le  magistrat?  Eh!  sans  doute,  je  le 
»  veux,  si  Dieu  l'a  voulu  et  fait  ainsi  :  et  je  demande  que 
»  l'Education  ne  fasse  pas  défaut  à  l'œuvre  de  Dieu  ;  et, 
»  si  cet  homme,  dans  sa  pauvre  condition,  est  élevé  d'ail- 
»  leurs  à  l'école  de  la  religion  et  du  respect,  je  n'y  vois 
»  que  des  avantages  pour  lui  et  pour  tout  le  monde. 

«  De  quel  droit  voudrait-on  refuser  à  l'homme  du  peuple 
»  le  développement  convenable  de  son  esprit  ?  Sans  doute 
»  il  ne  fera  pas  un  jour  de  ses  facultés  le  même  emploi  que 
»  le  négociant  ou  le  magistrat  :  non,  il  les  appliquera  diver- 
»  sèment  selon  la  diversité  de  ses  besoins  et  de  ses  devoirs  : 
»  et  voilà  pourquoi  l'Éducation  doit  les  exercer,  les  cul- 
»  tiver  diversement  aussi  ;  mais  les  négliger,  jamais  !     L'hom- 


JEAN   RIVARD   ET  L'ÉDUCATION  9I 

»  me  du  peuple  s'applique  à  d'autres  choses  ;  il  étudie  d'au- 
»  très  choses  que  le  négociant  et  le  magistrat  ;  il  en  étudie, 
»  il  en  sait  moins  :  c'est  dans  l'ordre  :  mais  qu'il  sache 
»  aussi  bien,  qu'il  sache  même  mieux  ce  qu'il  doit  savoir  ; 
»  qu'il  ait  autant  d'esprit,  et  quelquefois  plus,  pourquoi 
»  pas  »  ? 

Deux  obstacles  sérieux  s'opposent  à  l'établissement  d'é- 
coles dans  les  localités  nouvelles  :  le  manque  d'argent  et 
le  manque  de  bras.  La  plupart  des  défricheurs  n'ont  que 
juste  ce  qu'il  faut  pour  subvenir  aux  besoins  indispensables, 
et  du  moment  qu'un  enfant  est  en  âge  d'être  utile,  on  tire 
profit  de  son  travail. 

Durant  les  premières  années  de  son  établissement  dans 
la  forêt,  Jean  Rivard  avait  bien  compris  qu'on  ne  pouvait 
songer  à  étabUr  des  écoles  régulières.  Mais  son  zèle  était 
déjà  tel  à  cette  époque,  que  pendant  plus  d'une  année  il 
n'employa  pas  moins  d'une  heure  tous  les  dimanches  à 
enseigner  gratuitement  les  premiers  éléments  des  lettres 
aux  enfants  et  même  aux  jeunes  gens  qui  voulaient  as- 
sister à  ses  leçons. 

Un  bon  nombre  de  ces  enfants  firent  des  progrès  re- 
marquables. La  mémoire  est  si  heureuse  à  cet  âge  !  Ils 
répétaient  chez  eux,  durant  la  semaine,  ce  qu'ils  avaient 
appris  le  dimanche,  et  n'en  étaient  que  mieux  préparés 
à  recevoir  la  leçon  du  dimanche  suivant.  Dans  plusieurs 
familles  d'ailleurs,  les  personnes  sachant  Hre  et  écrire  s'em- 
pressaient de  continuer  les  leçons  données  le  dimanche  par 
Jean  Rivard. 

Bientôt  même,  sur  la  recommandation  pressante  du  mis- 
sionnaire, des  écoles  du  soir,  écoles  volontaires  et  gratuites, 
s'étabhrent  sur  différents  points  du  canton. 

Mais  cet  état  de  choses  devait  disparaître  avec  les  progrès 
matériels  de  la  locaHté. 

Peu  de  temps  après  l'érection  de  Rivardville  en  muni- 
cipahté  régulière,  Jean  Rivard,  en  sa  qualité  de  maire, 
convoqua  une  assemblée  pubHque  où  fut  discutée  la  ques- 
tion de  l'éducation.  Il  s'agissait  d'abord  de  nommer  des 
commissaires  chargés  de  faire  opérer  la  loi  et  d'établir 
des  écoles  suivant  le  besoin,  dans  les  différentes  parties 
de  la  paroisse. 

Ce  fut  un  beau  jour  pour  Gendreau-le-Plaideux.  Ja- 
mais il  n'avait  rêvé  un  plus  magnifique  sujet  d'opposition. 

«  Qu'avons-nous  besoin,  s'écria-t-il  aussitôt,  qu'avons- 
nous  besoin  de  commissaires  d'école  ?  On  s'en  est  bien 
passé  jusqu'aujourd'hui,  ne  peut-on  pas  s'en  passer  encore  .? 


92  JEAN   RIVARD  ÉCONOMISTE 

Défiez-vous,  mes  amis,  répétait-il,  du  ton  le  plus  pathé- 
tique, défiez-vous  de  toutes  ces  nouveautés  ;  cela  coûte 
de  l'argent  !  c'est  encore  un  piège  qui  vous  est  tendu  à 
la  suggestion  du  gouvernement.  Une  fois  des  commissaires 
nommés,  on  vous  taxera  sans  miséricorde,  et  si  vous  ne 
pouvez  pas  payer,  on  vendra  vos  propriétés»... 

Ces  paroles,  prononcées  avec  force  et  avec  une  appa- 
rence de  conviction,  firent  sur  une  partie  des  auditeurs  un 
effet  auquel  Jean  Rivard  ne  s'attendait  pas. 

Pour  dissiper  cette  impression,  il  dut  en  appeler  au 
bon  sens  naturel  de  l'auditoire,  et  commencer  par  faire 
admettre  au  père  Gendreau  lui-même  la  nécessité  incontes- 
table de  l'instruction. 

<(  Supposons,  dit-il,  en  conservant  tout  son  sangfroid 
et  en  s'exprimant  avec  toute  la  clarté  possible,  supposons 
que  pas  un  individu  parmi  nous  ne  sache  lire  ni  écrire  : 
que  ferions-nous  ?  où  en  serions-nous.  Vous  admettrez 
sans  doute,  M.  Gendreau,  que  nous  ne  pouvons  pas  nous 
passer  de  prêtres  ? 

—  C'est  bon,  j'admets  qu'il  en  faut,  dit  le  père  Gen- 
dreau. 

—  Ni  même  de  magistrats,  pour  rendre  la  justice  ? 

—  C'est  bon  encore. 

—  Vous  admettrez  aussi,  n'est-ce  pas,  que  les  notaires 
rendent  quelquefois  service  en  passant  les  contrats  de 
mariage,  en  rédigeant  les  testaments,  etc.  ? 

—  Passe  encore  pour  les  notaires. 

—  Et  même,  sans  être  aussi  savant  qu'un  notaire,  n'est- 
ce  pas  déjà  un  grand  avantage  que  d'en  savoir  assez  pour 
lire  à  l'église  les  prières  de  la  messe,  et  voir  sur  les  gazettes 
ce  que  font  nos  membres  au  parlement,  et  tout  ce  qui  se 
passe  dans  le  monde  ?  Et  lorsqu'on  ne  peut  pas  soi-même 
écrire  une  lettre,  n'est-ce  pas  commode  de  pouvoir  la  faire 
écrire  par  quelqu'un  ?  N'est-ce  pas  commode  aussi,  lorsque 
soi-même  on  ne  sait  pas  hre,  de  pouvoir  faire  lire  par  d'au- 
tres les  lettres  qu'on  reçoit  de  ses  amis,  de  ses  frères,  de 
ses  enfants  ?... 

Il  se  fit  un  murmure  d'approbation  dans  l'auditoire. 

»  —  Oui,  c'est  vrai,  dit  encore  le  père  Gendreau,  d'une 
voix  sourde. 

Il  était  d'autant  moins  facile  au  père  Gendreau  de  ré- 
pondre négativement  à  cette  question,  que  lors  de  son 
arrivée  dans  le  canton  de  Bristol,  il  avait  prié  Jean  Rivard 
lui-même  d'écrire  pour  lui  deux  ou  trois  lettres  d'affaires 
assez  importantes. 

»  —  Supposons  encore,  continua  Jean  Rivard^  que  vous, 


JEAN   RIVARD   ET   L'ÉDUCATION  93 

M.  Gendreau,  vous  auriez  des  enfants  pleins  de  talents 
naturels,  annonçants  les  meilleures  dispositions  pour  l'é- 
tude, lesquels,  avec  une  bonne  éducation,  pourraient  devenir 
des  hommes  éminents,  des  juges,  des  prêtres,  des  avo- 
cats... n'aimeriez-vous  pas  à  pouvoir  les  envoyer  à  l'école  ? 

Jean  Rivard  prenait  le  père  Gendreau  par  son  faible  ; 
la  seule  pensée  d'avoir  un  enfant  qui  pût  un  jour  être 
avocat  suffisait  pour  lui  troubler  le  cerveau. 

Gendreau-le-Plaideux  fît  malgré  lui  un  signe  de  tête 
afïîrmatif. 

»  —  Eh  bien  !  dit  Jean  Rivard,  mettez-vous  un  moment 
à  la  place  des  pères  de  famille,  et  ne  refusez  pas  aux  autres 
ce  que  vous  voudriez  qu'on  vous  eût  fait  à  vous  même. 
Qui  sait  si  avec  un  peu  plus  d'éducation  vous  ne  seriez  pas 
vous-même  devenu  avocat  ? 

Toute  l'assemblée  se  mit  à  rire.  Le  père  Gendreau  était 
désarmé. 

»  —  Pour  moi,  continua  Jean  Rivard,  chaque  fois  que 
je  rencontre  sur  mon  chemin  un  de  ces  beaux  enfants  au 
front  élevé,  à  l'œil  vif,  présentant  tous  les  signes  de  l'in- 
telligence, je  ne  m'informe  pas  quels  sont  ses  parents,  s'ils 
sont  riches  ou  s'ils  sont  pauvres,  mais  je  me  dis  que  ce  serait 
pécher  contre  Dieu  et  contre  la  société  que  de  laisser  cette 
jeune  intelligence  sans  culture.  N'êtes-vous  pas  de  mon 
avis,  M.  Gendreau  »  ? 

Il  y  eut  un  moment  de  silence.  Jean  Rivard  attendait 
une  réponse  ;  mais  le  père  Gendreau  voyant  que  l'assem- 
blée était  contre  lui,  crut  plus  prudent  de  se  taire.  On 
put  donc,  après  quelques  conversations  particulières,  pro- 
céder à  l'élection  des  commissaires. 

Jean  Rivard,  le  père  Landry,  Gendreau-le-Plaideux  et 
un  autre  furent  adjoints  à  monsieur  le  curé  pour  l'établisse- 
ment et  l'administration  des  écoles  de  Rivardville. 

C'était  un  grand  pas  de  fait  ;  mais  le  plus  difficile  restait 
encore  à  faire. 

En  entrant  en  fonctions,  les  commissaires  durent  re- 
chercher les  meilleurs  moyens  de  subvenir  à  l'entretien 
des  écoles  ;  après  de  longues  déhbérations,  ils  en  vinrent 
à  la  conclusion  que  le  seul  moyen  praticable  était  d'impo- 
ser, comme  la  loi  y  avait  pourvu,  une  légère  contribution 
sur  chacun  des  propriétaires  de  la  paroisse,  suivant  la 
valeur  de  ses  propriétés. 

Cette  mesure  acheva  de  monter  l'esprit  de  Gendreau- 
le-Plaideux,  d'autant  plus  irrité  que,  n'ayant  pas  lui-même 
d'enfant,  sa  propriété  se  trouvait  ainsi  imposée  pour  faire 
instruire  les  enfants  des  autres. 


94  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Les  séances  des  commissaires  étaient  publiques,  et  elles 
attiraient  presque  toujours  un  grand  concours  de  personnes. 

Celle  où  fut  décidée  cette  question  fut  une  des  plus 
orageuses. 

Jean  Rivard  eut  beau  représenter  que  lui  et  sa  famille 
possédaient  plus  de  propriétés  qu'aucun  autre  des  habitants 
de  Rivardville^  et  qu'ils  seraient  taxés  en  conséquence  — 
que  les  bienfaits  de  l'éducation  étaient  assez  importants 
pour  mériter  un  léger  sacrifice  de  la  part  de  chacun  — 
que  les  enfants  pauvres  avaient  droit  à  l'éducation  comme 
ceux  des  riches  —  et  d'autres  raisons  également  soUdes, 
Gendreau  ne  cessait  de  crier  comme  un  forcené  :  on  veut 
nous  taxer,  on  veut  nous  ruiner  à  tout  jamais  pour  le  seul 
plaisir  de  faire  vivre  des  maîtres  d'écoles  :  à  bas  les  taxes, 
à  bas  les  gens  qui  veulent  vivre  aux  dépens  du  peuple, 
à  bas  les  traîtres... 

A  ces  mots,  Gendreau-le-Plaideux,  qui  s'épuisait  en 
gesticulations  de  toutes  sortes,  se  sentit  tout  à  coup  saisir 
par  les  épaules  comme  entre  deux  étaux  ;  et  une  voix  de 
tonnerre  lui  cria  dans  les  oreilles  : 

«  —  Ferme  ta  margoulette,  vieux  grognard. 

Et  se  tournant,  il  aperçut  Pierre  Gagnon. 
«  —  C'est  Pierre  Gagnon,  dit-il,  qui  vient  mettre  le  désordre 
dans  l'assemblée  ? 

—  Oui,  c'est  moi,  tonnerre  d'un  nom  !  dit  Pierre  Gagnon, 
d'un  air  déterminé,  et  en  regardant  le  père  Gendreau  avec 
des  yeux  furibonds. 

Il  y  eut  un  mouvement  dans  l'assemblée  ;  les  uns  riaient, 
les  autres  étaient  très  sérieux. 

»  —  J'en  veux  des  écoles,  moi,  tonnerre  d'un  nom  »  ! 
criait  Pierre  Gagnon  avec  force. 

Jean  Rivard  intervint,  et  s'aperçut  que  Pierre  Gagnon 
était  tout  frémissant  de  colère  ;  il  avait  les  deux  poings 
fermés,  et  son  attitude  était  telle  que  plusieurs  des  partisans 
du  Père  Gendreau  sortirent  de  la  salle  d'eux-mêmes.  Jean 
Rivard  craignit  même  un  instant  que  son  ancien  servi- 
teur ne  se  portât  à  quelque  voie  de  fait. 

Cet  incident,  quoique  assez  peu  grave  en  lui-même  fit 
cependant  une  impression  fâcheuse,  et  monsieur  le  curé, 
qui  ne  se  mêlait  pourtant  que  le  moins  possible  aux  réu- 
nions pubHques,  crut  devoir  cette  fois  adresser  quelques 
mots  à  l'assemblée  sur  le  sujet  qui  faisait  l'objet  de  ses 
déhbérations.  Il  parla  longuement  sur  l'importance  de 
l'éducation,  et  s'exprima  avec  tant  de  force  et  d'onction, 
qu'il  porta  la  conviction  dans  l'esprit  de  presque  tous  ceux 
qui  avaient  résisté  jusque-là. 


JEAN   RIVARD   ET  L'ÉDUCATION  95 

La  mesure  fut  définitivement  emportée  et  il  ne  restait  plus 
qu'à  mettre  les  écoles  en  opération. 

On  résolut  de  n'établir,  pour  la  première  année,  que 
trois  écoles  dans  la  paroisse,  et  des  institutrices  furent 
engagées  pour  enseigner  les  premiers  éléments  de  l'instruc- 
tion, c'est-à-dire,  la  lecture  et  l'écriture. 

Ces  écoles  ne  coûtèrent  qu'une  bagatelle  à  chaque  con- 
tribuable, et  les  gens  commencèrent  à  soupçonner  qu'ils 
avaient  eu  peur  d'un  fantôme. 

Dès  la  seconde  année  qui  suivit  la  mise  en  opération 
des  écoles,  Rivardville  ayant  fait  un  progrès  considé- 
rable et  la  population  ayant  presque  doublé,  Jean  Rivard 
crut  qu'on  pouvait,  sans  trop  d'obstacles  opérer  une  grande 
amélioration  dans  l'organisation  de  l'instruction  publique. 

Son  ambition  était  d'établir  au  centre  même  de  Ri- 
vardville une  espèce  d'école-modèle,  dont  les  autres  écoles 
de  la  paroisse  seraient  comme  les  succursales. 

Pour  cela,  il  fallait  trouver  d'abord  un  instituteur  ha- 
bile ;  et  avec  un  peu  de  zèle  et  de  UbéraUté  l^i^  chose  lui  sem- 
blait facile. 

La  carrière  de  l'enseignement  devrait  être  au-dessus 
de  toutes  les  professions  hbérales  ;  après  le  sacerdoce,  il 
n'est  pas  d'occupation  qui  mérite  d'être  entourée  de  plus 
de  considération. 

On  sait  que  ce  qui  éloigne  les  hommes  de  talent  de  cet 
emploi,  c'est  la  misérable  rétribution  qui  leur  est  accordée. 
L'instituteur  le  plus  instruit,  le  plus  habile  est  moins  payé 
que  le  dernier  employé  de  bureau.  N'est-il  pas  tout  na- 
turel de  supposer  que  si  la  carrière  de  l'enseignement  offrait 
quelques-uns  des  avantages  qu'offrent  les  professions  li- 
bérales ou  les  emplois  publics,  une  partie  au  moins  de 
ces  centaines  de  jeunes  gens  qui  sortent  chaque  année  de 
nos  collèges,  après  y  avoir  fait  un  cours  d'études  classi- 
ques, s'y  jetteraient  avec  empressement  ?  En  peu  d'an- 
nées le  pays  en  retirerait  un  bien  incalculable. 

Jean  Rivard  forma  le  projet  d'élever  les  obscures  fonc- 
tions d'instituteur  à  la  hauteur  d'une  profession.  Il  eut 
toutefois  à  soutenir  de  longues  discussions  contre  ces  faux 
économes  qui  veulent  toujours  faire  le  moins  de  dépense 
possible  pour  l'éducation  ;  et  ce  ne  fut  que  par  la  voix 
prépondérante  du  président  des  commissaires,  qu'il  fut 
chargé  d'engager  pour  l'année  suivante,  aux  conditions 
qu'il  jugerait  convenables,  un  instituteur  de  première 
classe. 

Jean  Rivard  avait  connu  à  Grandpré  un  maître  d'école 
d'une  haute  capacité  et  d'une  respectabiUté  incontestée. 


96  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

Il  avait  fait  d'excellentes  études  classiques^  mais  le  manque 
de  moyens  l'ayant  empêché  d'étudier  une  profession,  il 
s'était  dévoué  à  l'enseignement  comme  à  un  pis-aller  ; 
peu  à  peu  cependant  il  avait  pris  du  goût  pour  ses  modestes 
mais  utiles  fonctions,  et  s'il  eût  pu  trouver  à  y  vivre  con- 
venablement avec  sa  famille  (il  avait  une  trentaine  d'an- 
nées et  était  père  de  plusieurs  enfants),  il  n'aurait  jamais 
songé  à  changer  d'état.  Mais  le  traitement  qu'il  recevait 
équivalait  à  peine  à  celui  d'un  journalier  ;  et  le  décourage- 
ment commençait  à  s'emparer  de  son  esprit,  lorsqu'il  reçut 
la  lettre  de  Jean  Rivard  lui  transmettant  les  offres  de 
la  municipalité  scolaire  de  Rivardville. 

Voici  les  propositions  contenues  dans  cette  lettre  : 

L'école  de  Rivardville  devait  porter  le  nom  de  «  Lycée  », 
et  le  chef  de  l'institution  celui  de  «  Professeur  *. 

On  devait  enseigner  dans  ce  lycée,  outre  la  lecture  et 
l'écriture,  la  grammaire,  l'arithmétique,  le  dessin  linéaire, 
la  composition,  les  premières  notions  de  l'histoire,  de  la 
géographie  et  des  sciences  pratiques,  comme  l'agriculture, 
la  géologie,  la  botanique,  etc. 

Le  professeur  devait  agir  comme  inspecteur  des  autres 
écoles  de  la  paroisse,  et  les  visiter  de  temps  à  autre  en  com- 
pagnie d'un  ou  de  plusieurs  des  commissaires  ou  visiteurs. 

Il  s'engageait  de  plus  à  faire  tous  les  dimanches  et  les 
jours  de  fête,  lorsqu'il  n'en  serait  pas  empêché  par  quelque 
circonstance  imprévue,  pendant  environ  une  heure,  dans 
la  grande  salle  de  l'école,  une  lecture  ou  un  discours  à  la 
portée  des  intelligences  ordinaires,  sur  les  choses  qu'il 
importe  le  plus  de  connaître  dans  la  pratique  de  la  vie. 

Il  devait  rempHr  aussi  gratuitement,  au  besoin,  la  charge 
de  bibliothécaire  de  la  bibliothèque  paroissiale. 

Il  devait  enfin  se  garder  de  prendre  part  aux  querelles 
du  village,  et  s'abstenir  de  se  prononcer  sur  les  questions 
poHtiques  ou  municipales  qui  divisent  si  souvent  les  di- 
verses classes  de  la  population,  même  au  sein  de  nos  cam- 
pagnes les  plus  paisibles,-  tous  ces  efforts  devant  tendre 
à  lui  mériter,  par  une  conduite  judicieuse,  l'approbation 
générale  des  habitants  de  la  paroisse,  et  par  son  zèle,  son 
activité  et  son  application  consciencieuse,  celle  de  tous  les 
pères  de  famille. 

En  retour,  la  paroisse  assurait  au  professeur  un  traite- 
ment de  soixante-quinze  louis  par  an,  pour  les  deux  pre- 
mières années,  et  de  cent  louis  pour  chacune  des  années 
suivantes,  l'engagement  pouvant  être  discontinué  à  la  fin 
de  chaque  année  par  l'une  ou  l'autre  partie,  moyennant 
un  avis  de  trois  mois. 


JEAN  RIVARD   ET  L'ÉDUCATION  97 

Le  professeur  avait  en  outre  le  logement  et  deux  arpents 
de  terre  qu'il  cultivait  à  son  profit. 

Ces  conditions  lui  parurent  si  libérales,  comparées  à  celles 
qu'on  lui  avait  imposées  jusque  là,  qu'il  n'hésita  pas  un 
moment,  et  s'empressa  de  se  rendre  à  Rivardville. 

L'engagement  fut  signé  de  part  et  d'autre  et  le  nouveau 
professeur  entra  tout  de  suite  en  fonctions. 

Mais  il  va  sans  dire  que  Gendreau-le-Plaideux  remua 
ciel  et  terre  pour  perdre  Jean  Rivard  dans  l'opinion  pu- 
blique et  empêcher  la  réussite  de  ce  projet  «  monstrueux  ». 

«  Avait-on  jamais  vu  cela  ?  payer  un  instituteur  cent 
louis  par  année  !  N'était-ce  pas  le  comble  de  l'extrava- 
gance ?  Du  train  qu'on  y  allait,  les  taxes  allaient  dou- 
bler chaque  année  jusqu'à  ce  que  toute  la  paroisse  fût 
complètement  ruinée  et  vendue  au  plus  haut  enchéris- 
seur »... 

Il  allait  de  maison  en  maison,  répétant  les  mêmes  choses, 
et  les  exagérant  de  plus  en  plus. 

Malheureusement,  l'homme  le  plus  fourbe,  le  plus  dé- 
pourvu de  bonne  foi,  s'il  est  tenace  et  persévérant,  ne 
peut  manquer  de  faire  des  dupes,  et  il  n'est  pas  longtemps 
avant  de  recruter,  parmi  la  foule,  des  partisans  d'autant 
plus  fidèles  et  plus  zélés  qu'ils  sont  plus  ignorants. 

Le  plus  petit  intérêt  personnel  suffit  souvent,  hélas  ! 
pour  détourner  du  droit  sentier  l'individu  d'ailleurs  le 
mieux  intentionné. 

Gendreau-le-Plaideux,  malgré  sa  mauvaise  foi  évidente, 
réussit  donc  à  capter  la  confiance  d'un  certain  nombre 
des  habitants  de  la  paroisse,  qui  l'approuvaient  en  tou- 
tes choses,  l'accompagnaient  partout  et  ne  juraient  que 
par  lui. 

Chose  singulière  !  c'étaient  les  plus  âgés  qui  faisaient  ainsi 
escorte  à  Gendreau-le-Plaideux. 

Suivant  eux,  Jean  Rivard  était  encore  trop  jeune  pour 
se  mêler  de  conduire  les  affaires  de  la  paroisse. 

En  outre,  répétaient-ils  après  leur  coryphée,  nos  pères 
ont  bien  vécu  sans  cela,  pourquoi  n'en  ferions-nous  pas 
autant  ? 

Enfin,  Gendreau-le-Plaideux  fit  tant  et  si  bien  qu'à  l'é- 
lection des  commissaires,  qui  fut  renouvelée  presqu' aussi- 
tôt après  l'engagement  du  professeur,  Jean  Rivard  et  le 
père  Landry  ne  furent  pas  réélus. 

Le  croira-t-on  ?  Jean  Rivard,  le  noble  et  vaillant  dé- 
fricheur, l'homme  de  progrès  par  excellence,  l'ami  du  pau- 
vre, le  bienfaiteur  de  la  paroisse,  Jean  Rivard  ne  fut  pas 
réélu  !     Il  était  devenu  impopulaire  !... 

4  412  B 


gS  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

Une  majorité,  faible  il  est  vrai,  mais  enfin  une  majorité 
des  contribuables  lui  préférèrent  Gendreau-le-Plaideux  ! 

Il  en  fut  profondément  affligé,  mais  ne  s'en  plaignit  pas. 

Il  connaissait  un  peu  l'histoire  :  il  savait  que  de  plus 
grands  hommes  que  lui  avaient  subi  le  même  sort  ;  il  se 
reposait  sur  l'avenir  pour  le  triomphe  de  sa  cause. 

Son  bon  ami,  Octave  Doucet,  qui  se  montra  aussi  très 
affecté  de  ce  contretemps,  le  consola  du  mieux  qu'il  pût, 
en  l'assurant  que  tôt  ou  tard  les  habitants  de  Rivardville 
lui  demanderaient  pardon  de  ce  manque  de  confiance. 

Cet  événement  mit  en  émoi  toute  la  population  de  Ri- 
vardville, et  bientôt  la  zizanie  régna  en  souveraine  dans 
la  locaHté. 

Est-il  rien  de  plus  triste  que  les  dissensions  de  paroisse  ? 
Vous  voyez  au  sein  d'une  population  naturellement  paci- 
fique, sensée,  amie  de  l'ordre  et  du  travail,  deux  partis 
se  former,  s'organiser,  se  mettre  en  guerre  l'un  contre  l'au- 
tre ;  vous  les  voyez  dépenser  dans  des  luttes  ridicules  une 
énergie,  une  activité  qui  suffiraient  pour  assurer  le  succès 
des  meilleures  causes.  Bienheureux  encore,  si  des  haines 
sourdes,  implacables,  ne  sont  pas  le  résultat  de  ces  dis- 
cordes dangereuses,  si  des  parents  ne  s'élèvent  pas  contre 
des  parents,  des  frères  contre  des  frères,  si  le  sentiment 
de  la  vengeance  ne  s'empare  pas  du  cœur  de  ces  hommes 
aveuglés  ! 

Hélas  !  l'ignorance,  l'entêtement,  la  vanité  sont  le  plus 
souvent  la  cause  de  ce  déplorable  état  de  chose. 

Heureuse  la  paroisse  où  les  principaux  citoyens  ont 
assez  de  bon  sens  pour  étouffer  dans  leur  germe  les  diffé- 
rends qui  menacent  ainsi  de  s'introduire  !  Heureuse  la 
paroisse  où  ne  se  trouve  pas  de  Gendreau-le-Plaideux  ! 

Si  Jean  Rivard  eût  été  homme  à  vouloir  faire  de  sa  lo- 
calité le  théâtre  d'une  lutte  acharnée,  s'il  eût  voulu  ameuter 
les  habitants  les  uns  contre  les  autres,  rien  ne  lui  aurait 
été  plus  facile. 

Mais  il  était  résolu,  au  contraire,  de  faire  tout  au  monde 
pour  éviter  pareil  malheur. 

C'est  au  bon  sens  du  peuple  qu'il  voulait  en  appeler, 
non  à  ses  passions. 

Il  eut  assez  d'influence  sur  ses  partisans  pour  les  en- 
gager à  modérer  leur  zèle.  Pieri"e  Gagnon  lui-même,  qui 
tempêtait  tout  bas  contre  le  père  Gendreau  et  n  eût  rien 
tant  aimé  que  de  lui  donner  une  bonne  raclée,  Pierre  Ga- 
gnon se  tenait  tranquille  pour  faire  plaisir  à  son  bourgeois. 

Cette  modération,  de  la  part  de  Jean  Rivard,  eût  un 
excellent  effet. 


JEAN  RIVARD  ET  L'ÉDUCATION  99 

Ajoutons    qu'il   n'en   continua   pas   moins    à   travaiUer 
avec  zèle  pour  tout  ce  qui  concernait  la  chose  publique. 

Voyant  du  même  œil  ceux  des  électeurs  qui  l'avaient 
reieté  et  ceux  qui  l'avaient  appuyé,  il  se  montrait  dispose, 
comme  par  le  passé,  à  rendre  à  tous  indistinctement  mille 
petits  services,  non  dans  le  but  de  capter  leur  confiance 
et  en  obtenir  des  faveurs,  mais  pour  donner  l'exemple, 
de  la  modération  et  du  respect  aux  opinions  d' autrui. 

Il  ne  manquait  non  plus  aucune  occasion  de  discuter 
privément,  avec  ceux  qu'il  rencontrait,  les  mesures  d  utilité 

^^Ceu^x  qui  conversaient  une  heure  avec  lui  s'en  retour- 
naient convaincus  que  Jean  Rivard  était  un  honnête  homme. 

Peu  à  peu  même  on  s'ennuya  de  ne  plus  le  voir  a  la  tête 
des  affaires.  Plusieurs  désiraient  avoir  une  occasion  de 
revenir  sur  leur  vote.  x     4.  . 

Mais  une  cause  agit  plus  puissamment  encore  que  toutes 
les  autres  pour  reconquérir  à  Jean  Rivard  la  confiance 
et  la  faveur  pubhques  :  ce  fut  le  résultat  même  du  plan 
d'éducation  dont  il  avait  doté  RivardviUe,  aux  dépens  de 

sa  popularité.  .      ..,.,•.•      j     i     ' 

Mon  intention  n'est  pas  de  faire  ici  l'histoire  du  lycée 
de  RivardviUe.     Qu'il  me  suffise  de  dire  que  le  nouveau 
professeur  se  consacra  avec  zèle  à  l'éducation  de  la  jeunesse 
et  à  la  diffusion  des  connaissances  utiles  dans  toute  la  pa- 
roisse •  et  qu'il  sut  en  peu  de  temps  se  rendre  fort  populaire. 
Ses  conférences  du  dimanche  étaient  suivies  par  un  grand 
nombre  de  personnes  de  tous  les  âges.    Dans  des  causeries 
simples,  lucides,  il  faisait  connaître  les  choses  les  plus  in- 
téressantes, sur  le  monde,  sur  les  peuples  qui  1  habitent  ; 
il  montrait  l'usage  des  globes  et  des  cartes  géographiques  ; 
il  faisait  connaître  les  découvertes  les  plus  récentes,  surtout 
celles  qui   se  rattachent   à  l'agriculture   et   a  1  industrie. 
Dans  le  cours  de  la  première  année,  il  put  en  quelques  le- 
çons donner  une  idée  suffisante  des  principaux  événements 
qui  se  sont  passés  en  Canada  depuis  sa  découverte,  et 
aussi  une  idée  de  l'étendue  et  des  divisions  de  notre  pays, 
de  sa  population,  de  son  histoire  naturelle,  de  son  industrie, 
de  son  commerce  et  de  ses  autres  ressources..    Les  jeunes 
gens  ou  les  hommes  mûrs  qui  assistaient  à  ces  leçons  racon- 
taient le  soir,  dans  leurs  familles,  ce  qu'ils  en  avaient  re- 
tenu ;  les  voisins  dissertaient  entre   eux  sur  ces  sujets; 
les  enfants,  les  domestiques  en  retenaient  quelque  chose, 
et  par  ce  moyen  des  connaissances  de  la  plus  grande  utilité, 
propres  à  développer  l'intelligence  du  peuple,  se  répan- 
daient peu  à  peu  parmi  toute  la  population. 


100  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Les  autres  écoles  de  la  paroisse  étaient  tenues  par  des 
jeunes  filles,  dont  notre  professeur,  après  quelques  leçons, 
avait  réussi  à  faire  d'excellentes  institutrices. 

Mais  ce  qui  porta  le  dernier  coup  à  l'esprit  d'opposition, 
ce  qui  servit  à  réhabiliter  complètement  Jean  Rivard 
dans  l'opinion  des  contribuables,  ce  fut  l'examen  public 
du  lycée  qui  eut  lieu  à  la  fin  de  la  première  année  scolaire. 

Cet  examen,  préparé  par  le  professeur  avec  tout  le  zèle 
et  toute  l'habileté  dont  il  était  capable,  fut  une  espèce 
de  solennité  pour  la  paroisse.  Plusieurs  prêtres  du  voisi- 
nage y  assistaient  ;  les  hommes  de  profession  et  en  général 
tous  les  amis  de  l'éducation  voulurent  témoigner  par  leur 
présence  de  l'intérêt  qu'ils  prenaient  au  succès  de  l'ins- 
titution. Bien  plus,  le  surintendant  de  l'éducation  lui- 
même  se  rendit  ce  jour-là  à  Rivardville  ;  il  suivit  avec 
le  plus  vif  intérêt  tous  les  exercices  littéraires  du  lycée  ; 
et  à  la  fin  de  la  séance,  s' adressant  au  nombreux  audi- 
toire, il  rendit  hommage  au  zèle  de  la  population,  à  l'ha- 
bileté et  au  dévouement  du  professeur,  aux  progrès  éton- 
nants des  élèves  ;  puis  il  termina,  en  adressant  à  Jean 
Rivard  lui-même  et  au  curé  de  Rivardville,  qu'il  appela 
les  bienfaiteurs  de  leur  localité,  les  éloges  que  méritait  leur 
noble  conduite  !  Quelques  mots  habiles  sur  les  progrès 
du  canton,  sur  l'énergie  des  premiers  colons,  sur  l'honneur 
qu'en  recevait  la  paroisse  de  Rivardville,  achevèrent  d'ex- 
alter les  esprits  et  la  salle  éclata  en  applaudissements. 

La  plupart  des  parents  des  élèves  étaient  présents  ;  plu- 
sieurs s'en  retournèrent  tout  honteux  de  s'être  opposés  d'a- 
bord à  l'étabHssement  de  cette  institution. 

Ce  fut  un  véritable  jour  de  triomphe  pour  Jean  Rivard. 

Grâce  à  la  subvention  du  gouvernement,  il  se  trouva 
que  chacun  des  contribuables  n'eut  à  payer  qu'une  somme 
comparativement  minime,  et  le  cri  de  «  à  bas  les  taxes  », 
jeté  d'abord  par  Gendreau-le-Plaideux,  n'eut  plus  qu'un 
faible  écho  qui  cessa  tout  à  fait  de  se  faire  entendre,  après 
les  progrès  des  années  suivantes. 

Un  fait  encore  plus  remarquable,  c'est  que  bientôt,  à 
son  tour,  Gendreau-le-Plaideux  ne  put  se  faire  réélire 
commissaire  d'écoles,  et  que  Jean  Rivard  devint  tout 
puissant.  Après  être  tombé  un  instant  victime  de  l'igno- 
rance et  des  préjugés,  il  redevint  ce  qu'il  n'aurait  janiais 
dû  cesser  d'être,  l'homme  le  plus  populaire  et  le  plus  estimé 
de  sa  localité. 


JEAN   RIVAED,   CANDIDAT   POPULAIRE  lOI 

XV 
JEAN  RIVARD,  CANDIDAT  POPULAIRE 

A  quelque  temps  de  là,  Jean  Rivard  revenant  un  jour 
de  son  champ  aperçut  au  loin  sur  la  route  une  longue  file 
de  voitures.  Un  instant  après,  ces  voitures  s'arrêtaient 
devant  sa  porte.  Puis  un  des  deux  hommes  qui  se  trou- 
vaient dans  la  première,  se  levant,  demanda  si  monsieur 
Jean  Rivard  était  chez  lui  ? 

«  C'est  moi-même,  dit  Jean  Rivard  :  entrez,  messieurs,  s'il 
vous  plaît  ». 

A  l'instant,  tous  ces  hommes,  au  nombre  de  trente  à 
quarante,  sautèrent  de  voiture  et  suivirent  Jean  Rivard 
dans  sa  maison,  au  grand  ébahissement  de  Louise,  qui 
ne  comprenait  pas  ce  que  signifiait  pareil  rassemblement. 

«  —  J'espère  au  moins,  dit  Jean  Rivard  en  souriant  et 
en  présentant  des  sièges,  que  vous  n'avez  pas  l'intention  de 
me  faire  prisonnier  ? 

—  Non,  certes,  répondit  le  chef  de  la  bande  ;  nous  ne 
venons  pas  vous  faire  de  chicane  mal  à  propos  mais  nous 
allons  vous  dire  en  deux  mots,  pour  ne  pas  perdre  de  temps, 
que  nous  sommes  délégués  auprès  de  vous  pour  vous  prier 
de  vous  laisser  porter  candidat  à  la  représentation  du 
peuple  en  Parlement.  A  plusieurs  assemblées  particu- 
lières, convoquées  dans  le  but  de  faire  choix  d'un  candidat 
digne  de  nous  représenter  dans  le  grand  conseil  de  la  nation, 
c'est  toujours  votre  nom  qui  a  obtenu  le  plus  grand  nom- 
bre de  suffrages.  Et  en  effet,  monsieur,  soit  dit  sans  vous 
flatter,  vous  avez  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  un  digne 
représentant  du  peuple,  et  en  particuHer  de  la  classe  agri- 
cole qui  a  un  si  grand  besoin  de  bons  représentants  dans 
la  législature.  Vous  avez  les  mêmes  intérêts  que  nous, 
vous  avez  assez  d'instruction  et  de  connaissance  des  affai- 
res pour  saisir  la  portée  des  propositions  qui  vous  seront 
soumises  ;  et  ce  qui  vaut  mieux  que  tout  le  reste,  vous 
êtes  connu  pour  votre  droiture,  pour  votre  intégrité,  votre 
honnêteté,  et  pour  tout  dire,  en  un  mot,  nous  avons  pleine 
et  entière  confiance  dans  votre  patriotisme. 

—  Messieurs,  répondit  Jean  Rivard,  d'une  voix  un 
peu  émue,  votre  démarche  me  flatte  assurément  beau- 
coup, et  j'étais  loin  de  m'attendre  à  cet  honneur.  Cepen- 
dant je  ne  dirais  pas  la  vérité  si  je  vous  laissais  croire  que 
je  suis  le  moins  du  monde  embarrassé  sur  la  réponse  que 
je  dois  faire.  J'ai  réfléchi  plus  d'une  fois  à  la  ligne  de  con- 
duite qu'un  homme  doit  suivre  en  pareille  circonstance, 
et  ma  réponse  sera  brève  et  claire. 


102  JEAN   RIVARD   ECONOMISTE 

»Si  je  ne  consultais  que  mon  intérêt  et  mes  affections 
personnelles,  je  rejetterais  loin  de  moi  toute  idée  d'aban- 
donner un  genre  de  vie  que  j'aime  et  qui  me  convient, 
pour  en  adopter  un  autre  qui  me  semble  incompatible 
avec  mes  goûts  et  mes  sentiments.  Mais  je  sais  que  les 
devoirs  d'un  homme  ne  se  bornent  pas  à  la  vie  privée  ; 
je  sais  que  pour  être  bon  citoyen,  il  faut  encore  s'occuper, 
dans  la  mesure  de  ses  forces,  du  bien-être  et  du  bonheur 
de  ses  semblables  ;  et  que  personne  ne  peut  refuser  de 
prendre  sa  part  des  charges  que  la  société  impose  à  quel- 
ques-uns de  ses  membres  dans  l'intérêt  général. 

»  Les  charges  pubUques  ne  doivent  j  amais  se  demander, 
mais  elles  ne  doivent  pas  non  plus  se  refuser  sans  de  gra- 
ves raisons  ;  il  y  aurait  dans  ce  refus  égoïsme  et  indifférence. 

»  J'accepte  donc  la  candidature  que  vous  venez  me 
proposer,  au  nom  d'une  grande  partie  des  électeurs  du 
comté  ;  je  me  chargerai  de  votre  mandat,  si  vous  me  le 
confiez  ;  mais  je  ne  le  solhcite  pas.  Tout  en  admettant 
que  r amour-propre  est  toujours  un  peu  flatté  de  ces  pré- 
férences, je  vous  dis,  sans  arrière -pensée,  que  je  serais 
délivré  d'un  grand  fardeau,  si  votre  choix  tombait  sur  un 
autre  que  moi  ». 

Ces  paroles  furent  prononcées  d'un  ton  de  sincérité 
qui  indiquait  bien  qu'elles  partaient  du  cœur.  On  ap- 
plaudit beaucoup,  et  les  membres  de  la  députation,  après 
avoir  reçu  de  la  famille  de  Jean  Rivard  les  démonstrations 
de  politesse,  ordinaires  dans  les  maisons  canadiennes,  se 
disposaient  à  partir,  lorsqu'un  d'eux  s'adressant  de  nou- 
veau à  Jean  Rivard  : 

«  Si  toutefois,  dit-il,  quelqu'un  s'avisait  de  vous  sus- 
citer un  adversaire,  comme  cela  pourrait  bien  arriver, 
et  qu'il  fallût  soutenir  une  lutte,  je  suppose  que  vous  n'hé- 
siteriez pas  à  mettre  une  petite  somme  au  jeu  >>  ? 

—  Monsieur,  dit  nettement  Jean  Rivard,  j'accepte  une 
charge,  je  ne  l'achète  pas.  Je  me  croirais  criminel,  gran- 
dement criminel,  si  je  dépensais  un  sou  pour  me  faire  éhre. 

—  Qu'on  mette  de  l'argent  ou  qu'on  n'en  mette  pas,  ce 
n'est  pas  une  question  pour  moi.  S'il  y  a  dans  le  comté 
de  Bristol  une  majorité  d'électeurs  assez  vile  pour  se  ven- 
dre au  plus  offrant,  soyez  sûr  que  je  ne  suis  pas  l'homme 
qu'il  faut  pour  les  représenter  en  parlement.  Si  on  veut 
absolument  corrompre  le  peuple  canadien,  autrefois  d'une 
moralité  à  toute  épreuve,  je  n'aurai  au  moins,  Dieu  merci  ! 
aucun  reproche  à  me  faire  à  cet  égard. 

—  Hourra  !  cria  un  des  hommes  de  la  députation  qui 
s'était  tenu  jusque  là  à  l'écart.     Ah  î  je  vous  reconnais 


JBÀK   irVARD,   CAilDIDAT  POPULAIRE  IO3 

là,  monsieur  Jean  Rivard...  Vous  êtes  toujours  l'homme 
de  cœur  et  d'honneur... 

Jean  Rivard  s'avança  pour  voir  celui  qui  l'apostro- 
phait ainsi  et  reconnut  son  ancien  serviteur  Lachance, 
qui,  après  avoir  été  s'étabUr  dans  un  des  cantons  voisins, 
y  était  devenu  un  des  hommes  marquants,  et  avait  été  nom- 
mé membre  de  la  députation. 

»  —  Je  te  reconnais,  moi  aussi,  dit  Jean  Rivard,  avec 
émotion  ;  et  les  deux  anciens  défricheurs  se  donnèrent  une 
chaleureuse  poignée  de  mains. 

—  Hourra  !  s'écria-t-on  de  toutes  parts,  hourra  pour 
Jean  Rivard,  le  candidat  des  honnêtes  gens  »  ! 

Les  délégués  s'en  retournèrent  pleins  d'estime  et  d'ad- 
miration pour  l'homme  de  leur  choix,  et  décidés  à  mettre 
tout  en  œuvre  pour  le  succès  de  son  élection. 

Jean  Rivard  rencontra  cependant  un  adversaire  redou- 
table dans  la  personne  d'un  jeune  avocat  de  la  ville,  plein 
d'astuce  et  d'habileté,  qui  briguait  les  suffrages  des  élec- 
teurs, non  dans  l'intérêt  public,  mais  dans  son  propre  inté- 
rêt. Il  faisait  partie  de  plusieurs  sociétés  secrètes,  pohti- 
ques  et  rehgieuses,  et  disposait  de  divers  moyens  d'in- 
fluence auprès  des  électeurs.  L'argent  ne  lui  coûtait  guère 
à  donner  ;  il  en  distribuait  à  pleines  mains  aux  conduc- 
teurs de  voitures,  aux  aubergistes,  etc,  ;  sous  prétexte 
d'acheter  un  poulet,  un  chien,  un  chat,  il  donnait  un  louis, 
deux  louis,  trois  louis,  suivant  le  besoin.  Il  avait  organisé 
pour  conduire  son  élection,  un  comité  composé  d'hommes 
actifs,  énergiques,  pressants,  fourbes,  menteurs,  pour  qui 
tous  les  moyens  étaient  bons.  Ils  avaient  pour  mission 
de  pratiquer  directement  ou  indirectement  la  corruption 
parmi  le  peuple.  Aux  uns  ils  promettaient  de  l'argent, 
aux  autres  des  entreprises  lucratives  ;  à  ceux-ci  des  emplois 
salariés,  à  ceux-là  des  charges  purement  honorifiques.  A 
les  entendre,  leur  candidat  était  tout  puissant  auprès 
du  gouvernement,  et  pouvait  en  obtenir  tout  ce  qu'il  dé- 
sirait Des  barils  de  whisky  étaient  déposés  dans  presque 
toutes  les  auberges  du  comté,  et  chacun  était  hbre  d'aller 
s'y  désaltérer,  et  même  s'y  enivrer,  privilège  dont  mal- 
heureusement un  certain  nombre  ne  manquèrent  pas  de 
profiter. 

Le  jeune  candidat  lui-même  mit  de  côté  pour  l'occasion, 
les  règles  de  la  plus  simple  délicatesse. 

Ce  que  nous  avons  de  mieux  à  faire,  dit-il  à  un  de  ses 
amis,  c'est  de  nous  assurer  l'appui  des  prêtres. 

«  —  Oui,  repartit  celui-ci  ;  mais  ce  n'est  pas  chose  facile  ; 
cela  ne  s'achète  pas. 


104  JEAN   RIVARD    ÉCONOMISTE 

—  Rien  n'est  plus  facile,  répondit-il  effrontément.  Don- 
nons à  l'un  un  ornement,  à  l'autre  une  cloche,  à  celui-ci 
une  croix  d'autel,  à  celui-là  un  vase  sacré»... 

Et  pour  montrer  qu'il  était  sérieux,  il  se  rendit  tout 
de  suite  chez  monsieur  le  curé  Doucet,  auquel  il  fit  ca- 
deau d'un  riche  ostensoir  pour  l'égHse  de  Rivardville. 

Monsieur  le  curé  ne  pouvait  refuser  cette  offrande  ;  il 
remercia  cordialement  le  généreux  candidat,  en  l'infor- 
mant qu'il  ne  manquerait  pas  de  faire  part  de  cet  acte  de 
bienveillance  à  ses  paroissiens.  «  Mais,  ajouta- t-il,  comme 
quelques  personnes  pourraient  croire  que  vous  nous  faites 
cette  faveur  en  vue  de  l'élection  qui  doit  se  faire  prochai- 
nement, je  me  garderai  bien  d'en  souffler  mot  avant  que 
la  votation  soit  terminée  :  c'est  le  seul  moyen  d'éviter 
des  soupçons  qui  pourraient  être  injurieux  à  votre  honneur  ». 

L'avocat  se  mordit  les  lèvres  et  fit  bonne  contenance  ; 
mais  on  comprend  qu'il  ne  fut  satisfait  qu'à  demi  de  cette 
délicate  discrétion  de  la  part  de  monsieur  le  curé. 

«Diable  de  discrétion!  murmura- t-il  en  sortant,  j'au- 
rais dû  plutôt  lui  donner  une  cloche  à  celui-là  ;  une  cloche, 
ça  ne  se  cache  pas  aussi  facilement  ;  d'ailleurs,  le  bedeau 
l'aurait  su,  et  peut-être,  lui,  aurait-il  été  moins  discret». 

Monsieur  le  curé  Doucet  tint  parole. 

Les  électeurs  de  Rivardville  savaient  bien  de  quel  côté 
étaient  les  sympathies  de  leur  pasteur  ;  mais  ce  dernier 
demeura  parfaitement  neutre  dans  la  lutte,  non  à  cause 
du  riche  ostensoir  dont  nous  venons  de  parler,  mais  parce 
qu'il  ne  voulait  pas  qu'un  seul  de  ses  pénitents  vît  en  lui 
un  adversaire  poHtique.  Il  se  contenta  de  prêcher  la 
modération,  de  mettre  les  électeurs  en  garde  contre  la  cor- 
ruption, contre  les  fraudes  et  la  violence,  de  leur  rappeler 
qu'ils  étaient  tous  des  frères  et  devaient  s'aimer  les  uns 
les  autres,  suivant  les  belles  paroles  de  l'Évangile. 

Jean  Rivard  approuva  hautement  la  conduite  de  son 
ami,  et  pas  un  mot  de  blâme  ne  fût  proféré  contre  lui. 

Disons  ici  que,  en  dehors  des  élections,  monsieur  le 
curé  Doucet  s'occupait  assez  volontiers  de  pohtique  et  n'hé- 
sitait pas  à  faire  connaître  son  opinion  sur  toutes  les  ques- 
tions de  quelque  importance  qu'il  avait  suflisamment  étu- 
diées, son  ambition  étant  d'éclairer  ses  paroissiens  chaque 
fois  qu'il  pouvait  le  faire  sans  exciter  leurs  passions. 

Jean  Rivard  se  contenta  d'abord  d'aller  faire  visite 
aux  électeurs  des  principales  locahtés  du  comté,  et  de  leur 
exposer,  avec  autant  de  clarté  que  possible,  ses  opinions 
sur  les  questions  du  jour.  Il  se  proclama  indépendant, 
ne  voulant  pas  s'engager  d'avance  à  voter  pour  ou  contre 


JEAN   RIVARD,   CANDIDAT  POPULAIRE  I05 

le  gouvernement,  sous  prétexte  qu'il  n'était  pas  assez  au 
fait  des  raisons  qui  pouvaient  être  données  de  part  et  d'au- 
tre. Tout  ce  qu'il  pouvait  promettre,  c'était  de  voter  suivant 
sa  conscience. 

Notre  héros  avait  donc  un  grand  désavantage  sur  son 
adversaire  qui,  lui,  se  faisait  fort  de  renverser  le  gouverne- 
ment dès  son  entrée  en  chambre,  de  lui  substituer  un  autre 
gouvernement  plus  fort  et  plus  effectif,  d'extirper  les 
abus  les  plus  enracinés,  d'opérer  les  réformes  les  plus  im- 
portantes, de  changer,  en  un  mot,  toute  la  face  du  pays. 

Je  ne  sais  trop  ce  qui  serait  advenu  de  l'élection  de 
Jean  Rivard,  si,  environ  une  semaine  avant  les  jours  de 
votation,  un  nouveau  personnage  n'eût  paru  sur  la  scène  : 
c'était  Gustave  Charmenil.  Du  moment  qu'il  avait  ap- 
pris la  candidature  de  Jean  Rivard,  il  avait  tout  laissé  pour 
venir  à  son  aide.  Il  se  mit  à  la  poursuite  de  l'adversaire 
de  Jean  Rivard,  le  traqua  de  canton  en  canton,  de  village  en 
village,  répondant  à  chacun  de  ses  discours,  relevant  cha- 
cun de  ses  mensonges,  dévoilant  ses  ruses,  exposant  au 
grand  jour  ses  tentatives  de  corruption,  se  moquant  de 
ses  forfanteries,  et  l'écrasant  sous  le  poids  du  ridicule. 
Il  faut  dire  aussi  qu'en  mettant  en  parallèle  les  deux  anta- 
gonistes, Gustave  Charmenil  avait  beau  jeu.  Il  triom- 
pha partout,  et  vit  s'ouvrir  avec  joie  le  premier  jour  de  la 
votation. 

Mais  un  autre  désavantage  l'attendait  là.  Jean  Rivard 
n'avait,  pour  le  représenter  aux  différents  poils,  que  d'hon- 
nêtes gens  comme  lui,  qui  auraient  cru  se  déshonorer  en 
manquant  aux  règles  de  la  délicatesse  et  du  savoir-vivre 
à  l'égard  des  électeurs,  tandis  que  son  adversaire  avait 
pour  l'aider,  un  essaim  d'avocats,  de  clercs  avocats  et  d'au- 
tres gens  habitués  aux  cabales  électorales,  rompus  à  toutes 
les  ruses  du  métier,  qui,  suivant  le  besoin  ou  les  circonstances, 
intimidaient  les  électeurs,  exigeaient  d'eux  d'inutiles  ser- 
ments de  quahfication,  ou  retardaient  autrement  la  votation 
favorable  à  Jean  Rivard. 

Malgré  cela,  les  différents  rapports  du  premier  jour 
donnèrent  une  majorité  à  Jean  Rivard,  Ce  fut  un  coup 
de  foudre  pour  les  partisans  du  jeune  avocat,  qui  ne  s'at- 
tendaient à  rien  moins  qu'à  remporter  l'élection  d'em- 
blée. Les  nombreux  agents  du  malheureux  candidat  en 
furent  stupéfaits,  le  découragement  commençait  à  s'emparer 
de  leur  esprit,  et  quelques-uns  même  parlaient  de  résigna- 
tion, lorsque  l'un  d'eux,  plus  hardi  ou  plus  tenace  que  les 
autres,  proposa  de  s'emparer  le  lendemain  du  poil  de  Rivard- 
ville,  où  les  électeurs  votaient  en  masse  pour  Jean  Rivard, 


I06  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

et  de  les  empêcher  bon  gré  mal  gré  d'approcher  de  l'estrade. 
C'était  le  seul  expédient  dont  on  pût  faire  l'essai,  et  la  pro- 
position fut  agréée. 

On  put  donc  voir,  le  lendemain,  dès  neuf  heures  du  matin, 
une  bande  de  fiers-à-bras,  à  mine  rébarbative,  la  plupart 
étrangers  au  comté,  se  tenir  d'un  air  menaçant  aux  envi- 
rons du  j)oll  de  Rivardville  et  en  fermer  complètement  les 
avenues.  Plusieurs  électeurs  paisibles,  venus  pour  donner 
leur  vote,  craignirent  des  actes  de  violence,  et  rebroussèrent 
chemin.  Peu  à  peu  cependant,  le  nombre  des  électeurs 
s'accrut,  et  un  rassemblement  considérable  se  forma  de- 
vant l'estrade.  Tout  à  coup,  un  mouvement  se  fît  dans 
la  foule.  On  entendit  des  cris,  des  menaces.  Un  électeur, 
suivi  de  plusieurs  autres,  voulut  s'approcher  du  poil  ;  les 
fiers-à-bras  les  repoussèrent  ;  il  insista  en  menaçant  :  on 
le  repoussa  de  nouveau,  en  se  moquant  de  lui.  Il  se  fâcha 
alors,  et  d'un  coup  de  poing,  vigoureusement  appliqué, 
étendit  par  terre  l'un  des  fiers-à-bras  qui  s'opposaient  à 
son  passage.  Ce  fut  le  signal  d'une  mêlée  générale.  Deux 
ou  trois  cents  hommes  en  vinrent  aux  prises  et  se  déchiraient 
à  belles  dents.  Les  candidats  eurent  beau  intervenir, 
leurs  remontrances  se  perdirent  dans  le  bruit  de  la  mêlée. 
Cette  lutte  ne  dura  pas  moins  de  dix  minutes,  et  il  deve- 
nait difficile  de  dire  comment  elles  se  terminerait,  lorsqu'on 
aperçut  le  chef  des  fiers-à-bras  étrangers  tomber  tout  à 
coup,  renversé  par  un  des  partisans  de  Jean  Rivard.  L'in- 
dividu qui  l'avait  ainsi  repoussé  continua  à  frapper  de 
droite  et  de  gauche  ;  chaque  coup  de  poing  qu'il  assénait 
retentissait  comme  un  coup  de  massue  ;  en  moins  de  rien, 
une  vingtaine  d'hommes  étaient  étendus  par  terre,  et 
le  reste  des  fiers-à-bras  crut  plus  prudent  de  déguerpir. 
Les  électeurs  de  Rivardville  étaient  victorieux  et  restaient 
maîtres  de  la  place  ;  mais  l'homme  au  bras  de  fer,  qui 
avait  presque  à  lui  seul  terrassé  l'ennemi,  avait  le  visage 
tout  ensanglanté,  et  Jean  Rivard  lui-même  ne  l'eût  pas 
reconnu  s'il  ne  l'eût  entendu  s'écrier  en  approchant  du  poil  : 

«  —  Tonnerre  d'un  nom  !  On  va  voir,  à  cette  heure,  si 
quelqu'un  m'empêchera  de  voter.  Je  vote  pour  monsieur 
Jean  Rivard  !  et  vive  l'Empereur  !  cria-t-il  de  toute  sa 
force,  et  en  essuyant  le  sang  qui  coulait  sur  ses  joues. 

—  Hourra  pour  Pierre  Gagnon  !  cria-t-on  de  toutes  parts. 

Il  y  eut  un  cri  de  triomphe  assourdissant  ;  après  quoi 
les  autres  électeurs  présents,  imitant  l'exemple  de  Pierre 
Gagnon,  allèrent  tour  à  tour  faire  enregistrer  leurs  votes. 

»  —  Qu'as-tu  donc,  mon  ami,  dit  Jean  Rivard  à  son  ami, 
en  lui  serrant  la  main  ;  tu  as  l'air  de  t'être  fâché  tout  rouge?... 


LE   TRIOMPHE  IO7 

»  —  Oui,  mon  empereur,  c'est  vrai.  Je  me  suis  fâché  : 
c'est  un  oubli  ;  mais  je  n'ai  pu  retenir  mon  bras.  Tonnerre 
d'un  nom  !  Quand  on  a  le  droit  de  voter,  c'est  pour  s'en 
servir.  Je  sais  bien  que  je  vais  me  faire  disputer  par  Fran- 
çoise, pour  m'être  battu.  Mais  quand  je  lui  dirai  que 
c'était  pour  le  bourgeois,  elle  va  me  dire  :  c'est  bon,  Pierre, 
c'est  comme  ça  qu'il  faut  faire». 

L'adversaire  de  Jean  Rivard  eut  l'honneur  d'obtenir 
un  vote  dans  toute  la  paroisse  de  Rivardville  :  ce  fut  celui 
de  Gendreau-le-Plaideux,  qui  cette  fois  ne  put  entraîner 
personne  avec  lui. 

Ainsi  cet  homme  qui  s'était  vanté  qu'avec  un  peu  d'ar- 
gent et  une  éponge  trempée  dans  le  rhum  on  pouvait  se 
faire  suivre  partout  par  les  libres  et  indépendants  électeurs 
canadiens,  obtenait  la  récompense  qu'il  méritait.  Un  cer- 
tain nombre  d'électeurs  qui  avaient  reçu  de  l'argent  pour 
voter  en  sa  faveur  vinrent  le  remettre  le  dernier  jour  et 
faire  inscrire  leurs  votes  pour  Jean  Rivard.  Un  plus  grand 
nombre  encore  ne  voulurent  pas  goûter  du  breuvage  em- 
poisonné qu'on  distribuait  avec  tant  de  libérahté  ;  et  en 
dépit  des  actes  de  fraude,  de  corruption  et  de  violence 
commis  dans  presque  toutes  les  localités  par  ses  adversaires, 
Jean  Rivard,  était,  à  la  clôture  du  foll,  en  grande  majorité, 
et  il  fut,  huit  jours  après,  solennellement  et  pubHquement 
proclamé  membre  de  l'assemblée  législative  du  Canada, 
pour  le  comté  de  Bristol. 

XVI 
LE  TRIOMPHE 

La  proclamation  eut  heu  à  Lacasseville,  chef-heu  du 
comté,  en  présence  d'une  foule  immense. 

La  déclaration  de  l'ofhcier-rapporteur  fut  saluée  par 
des  hourras  frénétiques,  partant  de  tous  les  points  de  l'as- 
semblée. L'enthousiasme  était  à  son  comble.  C'est  à 
peine  si  Jean  Rivard  put  adresser  quelques  mots  aux  élec- 
teurs ;  on  l'enleva  de  l'estrade,  et  en  un  instant  il  fut  trans- 
porté sur  les  épaules  du  peuple  jusqu'à  sa  voiture  qui  l'at- 
tendait à  la  porte  du  magasin  de  M.  Laçasse. 

Plusieurs  centaines  de  personnes  se  réunirent  dans  le 
but  d'accompagner  à  Rivardville  le  candidat  vainqueur. 
Au  moment  où  les  voitures  se  préparaient  à  partir,  M.  La- 
casse  s'avança  sur  la  galerie  du  second  étage  de  sa  maison, 
et  s'adressant  à  la  foule  : 

<(  Mes  amis,  dit-il,  j'ai  une  petite  histoire  à  vous  conter. 
Il  y  a  dix  ans,  un  jeune  homme  tout  frais  sorti  du  collège. 


I08  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

vint  un  jour  frapper  à  ma  porte.  Il  venait  de  l'autre  côté 
du  fleuve.  Son  désir  était  de  s'enfoncer  dans  la  forêt  pour 
s'y  créer  un  établissement.  Il  n'avait  pas  l'air  très  fort, 
mais  je  vis  à  ses  premières  paroles  qu'un  cœur  vaillant 
battait  dans  sa  poitrine.  (Applaudissements.)  Je  le  vis 
partir  à  pied,  suivi  d'un  homme  à  son  service,  tous  deux 
portant  sur  leurs  épaules  des  sacs  de  provisions  et  les  us- 
tensiles du  défricheur.  En  le  voyant  partir,  je  ne  pus 
m'empêcher  de  m' écrier  :  il  y  a  du  cœur  et  du  nerf  chez 
ce  jeune  homme  ;  il  réussira,  ou  je  me  tromperai  fort. 
(Applaudissements.)  Eh  bien  !  mes  amis,  ce  jeune  homme, 
vous  le  reconnaissez  sans  doute  ?  (Oui,  oui,  hourra  pour 
Jean  Rivard  !)  Au  milieu  de  cette  forêt  touffue,  qu'il  tra- 
versa à  pied,  s'élève  aujourd'hui  la  belle  et  riche  paroisse 
de  Rivardville.  Électeurs  du  comté  de  Bristol,  vous  dont 
le  travail  et  l'industrie  ont  fait  de  ce  comté,  ce  qu'il  est 
aujourd'hui,  dites  y  a-t-il  quelqu'un  plus  digne  de  vous 
représenter  en  parlement  »  ? 

Des  cris  de  non,  non,  et  des  hourras  répétés  suivirent 
ces  paroles  de  M.  Laçasse. 

Jean  Rivard  s'avança  alors,  et  le  silence  s' étant  rétabU  : 

«  Mes  amis,  dit-il,  M.  Laçasse,  en  vous  contant  sa  petite 
histoire,  a  oublié  une  chose  importante.  Il  aurait  dû 
vous  dire  que  si  le  jeune  homme  en  question  a  réussi  dans 
les  commencements  si  difliciles  de  la  carrière  du  défri- 
cheur, c'est  à  lui,  M.  Laçasse,  qu'il  en  est  redevable  ;  si 
dans  la  plupart  de  ses  entreprises  le  succès  a  couronné 
ses  efforts,  c'est  à  ses  conseils  et  à  son  aide  qu'il  en  est 
redevable  ;  si  enfin  il  est  aujourd'hui  membre  du  parle- 
ment, c'est  encore  à  sa  protection  puissante  qu'il  est  rede- 
vable de  cet  honneur.  (Hourra  pour  M.  Laçasse  !)  Ren- 
dons à  César  ce  qui  appartient  à  César.  Qu'on  me  per- 
mette aussi  de  saisir  cette  occasion  pour  remercier  publi- 
quement tous  ceux  qui  m'ont  prêté  leur  appui  dans  la  lutte 
que  nous  venons  de  soutenir,  et  en  particuUer  mon  ami 
Gustave  Charmenil,  qui  a  fait  le  voyage  de  Montréal  ici 
dans  le  seul  but  de  nous  prêter  mainforte.  (Hourra  pour 
M.  Charmenil  !)  Il  y  a  aussi,  messieurs,  un  autre  ancien  ca- 
marade, un  compagnon  de  travail,  qui,  dans  cette  der- 
nière lutte,  s'est  montré,  comme  toujours,  ardent,  dévoué, 
prêt  à  me  soutenir,  aux  dépens  mCme  de  sa  vie  »... 

Tous  les  yeux  se  portèrent  sur  Pierre  Gagnon,  et  des 
tonnerres  d'applaudissements  obligèrent  Jean  Rivard  à 
mettre  fin  à  son  discours. 

Pierre  Gagnon  se  donnait  beaucoup  de  tourment  pour 
tenir  son  cheval  en  respect,  quoique  le  noble  animal  fût 


LE   TRIOMPHE  lOÇ 

de  fait  moins  agité  que  son  maître.     Mais  le  but  du  brave 
défricheur,  en  tournant  le  dos  à   la    foule,  était  de  ne    pas 
laisser  apercevoir  une  larme  qu'il  avait  au  bord  de  la  pau- 
pière, et  qui  s'obstinait  à  y  rester. 
Enfin  le  cortège  se  mit  en  route. 

La  voiture  de  Jean  Rivard  était  traînée  par  Lion,  plus 
beau,  plus  magnifique  ce  jour-là  que  jamais.  On  eût 
dit  que  l'intelligent  animal  comprenait  la  gloire  de  son 
maître  ;  il  montrait  dans  son  port,  dans  ses  allures,  une 
fierté,  une  majesté  qui  excitait  l'admiration  générale. 

Jean  Rivard  fit  asseoir  avec  lui  M.  Laçasse  et  Gustave 
Charmenil.  Le  siège  du  cocher  était  occupé  par  Pierre 
Gagnon,  heureux  et  fier  de  mener  le  plus  beau  cheval 
du  comté,  mais  mille  fois  plus  heureux  encore  de  conduire 
la  voiture  de  son  empereur  triomphant. 

C'était  un  singuHer  spectacle  que  la  vue  de  Pierre  Ga- 
gnon ce  jour-là.  Cet  homme,  si  gai,  était  devenu  triste 
à  force  d'émotions.  On  ne  l'entendit  pas  pousser  un  seul 
hourra  ;  c'est  à  peine  s'il  pouvait  parler. 

Le  cortège  se  composait  d'environ  trois  cents  voitures, 
en  tête  desquelles  flottait  le  drapeau  britannique. 

Les  chevaux  étaient  ornés  de  pompons,  de  fleurs  ou 
de  rubans  de  diverses  sortes  ;  tout  ce  qu'il  y  avait  dans 
le  comté  de  belles  voitures,  de  chevaux  superbes,  de  harnais 
reluisants,  faisait  partie  du  cortège.  Les  électeurs,  vê- 
tus de  leurs  habits  du  dimanche,  portaient  des  feuilles 
d'érable  à  leurs  boutonnières.  Leurs  figures  épanouies, 
leurs  cris  d'allégresse  disaient  encore  plus  que  tout  le  reste, 
le  bonheur  dont  ils  étaient  enivrés. 

Le  cortège  s'avança  lentement,  solennellement,  au  son 
argentin  des  mille  clochettes  suspendues  au  poitrail  des 
chevaux.  On  accomplit  ainsi  tout  le  trajet  qui  sépare 
Lacasseville  de  Rivardville.  Cette  route  de  trois  lieues 
semblait  être  décorée  exprès  pour  l'occasion.  La  plupart 
des  maisons  présentaient  à  l'extérieur  un  air  de  fête  et 
de  joyeuseté  difficile  à  décrire.  Pas  une  femme,  pas  un 
enfant  n'eût  voulu  se  trouver  absent  au  moment  où  la  pro- 
cession devait  passer  devant  la  porte  ;  tous  se  tenaient 
debout  sur  le  perron  ou  la  galerie,  les  femmes  agitant  leurs 
mouchoirs,  les  hommes  poussant  des  hourras  de  toute  la 
force  de  leurs  poumons. 

Lorsque  les  voitures  défilaient  devant  la  maison  de 
quelqu'un  des  chauds  partisans  de  Jean  Rivard,  les  élec- 
teurs se  levant  instantanément,  poussaient  tous  ensemble 
le  cri  de  «  Hourra  pour  Jean  Rivard  »  !  En  passant  devant 
chez  le  père  Landry,  qui  pour  cause  de  santé  n'avait  pu 


IIO  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

se  rendre  à  Laçasse  ville,  le  cortège  s'arrêta  tout  court, 
et  Jean  Rivard,  se  retournant,  prononça  quelques  mots 
qui  se  transmirent  de  bouche  en  bouche.  Deux  grosses 
■larmes  coulèrent  sur  les  joues  du  père  Landry.  Tout  le 
trajet  ne  fut  qu'une  ovation  continuelle.  Ajoutons  à 
cela  que  le  temps  était  magnifique,  qu'un  soleil  brillant 
illuminait  l'atmosphère,  et  que  toute  la  nature  semblait 
participer  à  la  joie  générale. 

Qu'on  imagine  tout  ce  qui  dut  passer  par  la  tête  de 
Jean  Rivard  en  parcourant  ainsi  ces  trois  lieues  de  che- 
min, qu'il  avait  parcourues  dix  ans  auparavant  son  sac 
de  provisions  sur  le  dos,  pauvre,  inconnu,  n'ayant  pour 
tout  soutien  que  son  courage,  son  amour  du  travail  et  sa 
foi  dans  l'avenir  ! 

Il  se  plaisait  à  rappeler  à  Pierre  Gagnon  diverses  petites 
anecdotes  relatives  à  leur  premier  trajet  à  travers  cette 
forêt,  les  endroits  où  ils  s'étaient  reposés,  les  perdrix  qu'ils 
avaient  tuées...  mais  à  tout  cela  Pierre  Gagnon  ne  répon- 
dait que  par  monosyllabes. 

On  arriva  enfin  à  Rivardville,  où  les  cris  joyeux  redou- 
blèrent. Là,  toutes  les  rues,  nettoyées  pour  la  circonstance, 
étaient  pavoisées  de  drapeaux  ou  de  branches  d'érable. 
Quand  le  cortège  passa  devant  la  maison  d'école,  les  enfants, 
qui  avaient  congé  ce  jour-là,  en  l'honneur  de  la  circonstance, 
vinrent  en  corps,  leur  professeur  en  tête,  présenter  une 
adresse  de  féUcitation  à  Jean  Rivard,  fondateur  du  lycée 
de  Rivardville.  L'heureux  candidat  fut  plus  touché  de 
cette  marque  de  reconnaissance  que  de  tous  les  incidents 
les  plus  flatteurs  de  son  triomphe.  Il  y  répondit  avec  une 
émotion  que  trahissait  chacune  de  ses  paroles. 

En  passant  devant  le  presbytère,  quelques-uns  des  élec- 
teurs voulurent  pousser  le  cri  de  triomphe,  mais  Jean 
Rivard  leur  fit  signe  de  se  taire,  et  tous  se  contentèrent 
d'ôter  leur  chapeau  et  de  saluer  en  silence  M.  le  curé  Dou- 
cet,  qui  se  promenait  nue-tête  sur  son  perron.  Le  bon 
curé  croyait  fumer  en  se  promenant,  mais  il  s'aperçut, 
quand  le  cortège  fut  passé,  que  sa  pipe  était  froide  depuis 
longtemps. 

Enfin,  trois  hourras  encore  plus  assourdissants  que  tous 
les  autres  annoncèrent  l'arrivée  des  voitures  à  la  maison 
de  Jean  Rivard. 

Deux  grands  drapeaux  flottaient  aux  fenêtres  :  l'un 
pétait  le  drapeau  britannique,  et  l'autre  le  drapeau  national. 
Sur  ce  dernier  étaient  inscrits,  en  grosses  lettres,  d'un  côté  : 
Religion,  Patrie,  Liberté,  de  l'autre  côté  :  Éducation, 
Agriculture,  Industrie. 


LE  TRIOMPHE  III 

Ces  seuls  mots  expliquaient  toute  la  politique  de  Jean 
Rivard. 

Madame  Rivard,  un  peu  intimidée  à  la  vue  de  tant  de 
monde,  reçut  les  électeurs  avec  son  aménité  ordinaire,  tout 
en  rougissant  un  peu,  habitude  dont  elle  n'avait  jamais 
pu  se  défaire  entièrement.  Elle  avait  son  plus  jeune  enfant 
dans  les  bras,  et  ses  trois  autres  autour  d'elle.  C'étaient, 
comme  autrefois  pour  la  dame  romaine,  ses  bijoux  les  plus 
précieux.  Tous  ces  hommes  s'inclinèrent  respectueuse- 
ment devant  madame  Rivard,  et  la  complimentèrent,  en 
termes  simples  mais  très  convenables,  sur  la  victoire  rem- 
portée par  son  mari. 

Des  tables  improvisées  avaient  été  dressées  sous  les  ar- 
bres aux  alentours  de  la  maison.  Le  repas  n'eut  rien  de 
somptueux  :  il  n'y  avait  en  fait  de  comestibles  que  du  pain 
et  du  beurre,  des  gâteaux  préparés  le  jour  même  par  ma- 
dame Rivard,  force  tartes  aux  confitures  ;  et  en  fait  de 
rafraîchissements,  que  du  lait,  du  thé,  du  café  et  de  la  pe- 
tite bière  d'épinette.  Cette  simplicité  frugale  ne  nuisit 
en  rien  à  la  gaîté  du  festin.  Quand  les  convives  se  furent 
quelque  peu  restaurés,  Jean  Rivard  leur  adressant  la 
parole  : 

«  Mes  amis,  dit-il,  vous  voudrez  bien  excuser  l'extrême 
frugalité  de  ce  repas.  J'étais  loin  de  m'attendre  à  une  dé- 
monstration de  ce  genre  ;  et  je  vous  avoue  que  ma  femme, 
en  nous  voyant  arriver  tout-à-l'heure,  aurait  bien  désiré 
voir  se  renouveler  le  miracle  des  cinq  pains  et  des  deux 
poissons.  (On  rit.)  J'espère  que  vous  me  pardonnerez 
aussi  de  vous  avoir  fait  jeûner  quelque  peu  pendant  le 
temps  de  l'élection  :  j'aurais  cru  vous  insulter  en  agissant 
autrement.  Mais,  en  revanche,  je  vous  annonce  que  je 
viens  de  faire  remettre  à  monsieur  le  curé  Doucet  une 
somme  de  cinquante  louis  pour  être  distribuée  aux  pau- 
vres du  comté.  Il  faut  que  tout  le  monde,  même  ceux 
qui  n'ont  pas  le  droit  de  voter,  prennent  part  à  la  joie  de 
notre  triomphe  ». 

Des  applaudissements  universels  et  des  murmures  d'ap- 
probation accompagnèrent  cette  déclaration  du  candidat 
victorieux  (i). 

(1)  Ceci  nous  rappelle  un  trait  bien  dig^ne  d'admiration  que  nous 
avons  noté  en  parcourant  les  premiers  volumes  de  la  Galette  de  Québec. 
Lors  des  premières  élections  générales  qui  eurent  lieu  en  Canada  (1 792), 
monsieur  J.  A.  Panet,  élu  représentant  pour  la  Haute- Ville  de  Québec, 
fit,  aussitôt  après  son  élection,  «  distribuer  cent  louis  d'or  aux  pauvres 
sans  distinction».  Aux  élections  générales  suivantes  (1796),  il  an- 
nonça, après  avoir  été  proclamé  élu,  qu'il  écait  toujours  «opposé  à 


112  JEAN   RIVARD    ÉCONOMISTE 

Plusieurs  des  convives  demandèrent  ensuite  à  Gustave 
Charmenil  de  leur  faire  un  petit  discours. 

«  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  dit-il  en  se  levant,  si 
j'étais  sur  de  pouvoir  m'arrêter.  Mais  vous  savez  qu'un 
avocat  qui  commence  à  parler,  ne  sait  jamais  quand  il 
finira.  (On  rit).  J'aurais  tant  de  choses  à  dire  !  D'ail- 
leurs, ce  n'est  plus  le  temps  de  parler,  c'est  le  temps  de 
se  réjouir.  Pour  moi,  je  suis  certain  d'une  chose  :  s'il 
m'arrive  par  hasard  d'être  un  jour  proclamé  membre  du 
parlement,  je  serai  loin  d'être  aussi  franchement  joyeux 
que  je  le  suis  en  ce  moment.  Dans  la  victoire  que  nous 
venons  de  remporter,  je  vois  la  glorification  du  travail, 
la  récompense  due  au  mérite  réel,  le  triomphe  de  l'honneur, 
de  la  probité,  du  véritable  patriotisme,  sur  l'égoïsme,  le 
mensonge  et  la  corruption.  (Applaudissements).  Honneur 
aux  défricheurs  !  Honneur  !  mille  fois  honneur  aux  vail- 
lants pionniers  de  la  forêt  !  (Applaudissements).  Ils  sont 
la  gloire  et  la  richesse  du  pays.  Qu'ils  continuent  à  porter 
inscrits  sur  leur  drapeau  les  mots  sacrés  :  Religion,  Pa- 
trie, Liberté,  et  le  Canada  pourra  se  glorifier  d'avoir 
dans  son  sein  une  race  forte  et  généreuse,  des  enfants  pleins 
de  vigueur  et  d'intelligence,  qui  transmettront  intactes, 
aux  générations  à  venir,  la  langue  et  les  institutions  qu'ils 
ont  reçues  de  leurs  pères.     (Applaudissements  prolongés)  ». 

Aux  discours  succédèrent  les  chansons,  et  en  particulier 
les  chansons  nationales. 

Quand  ce  fut  au  tour  de  Gustave  Charmenil  il  demanda 
la  permission  de  chanter  la  Marseillaise,  en  y  faisant  quel- 
ques légères  modifications  :  puis  il  entonna  d'une  voix 
forte  et  chaleureuse  : 

Allons  enfants  de  la  patrie, 

Le  jour  de  gloire  est  arrivé  ; 

Salut,  ô  bannière  chérie, 

Par  toi,  nous  avons  triomphé,  (bis) 

Entendez-vous  dans  nos  campagnes 

La  voix  du  progrés  retentir  ? 

Un  nouvel  âge  va  s'ouvrir. 

Bienheureux  vos  fils,  vos  compagnes. 
Courage,  Canadiens,  le  sol  attend  vos  bras, 
A  l'œuvre  !  (bis)  et  des  trésors  vont  naître  sous  vos  pas. 

ce  qu'il  fût  donné  du  rhum  ou  des  cocardes  »  aux  électeurs,  mais  qu'en 
revanche  il  s'engageait  à  donner  cent  piastres  aux  deux  filles  résidentes 
en  la  Haute- Ville  de  Québec,  qui  se  marieraient  les  premières. 

C'est  le  même  monsieur  Panet  qui  a  été  orateur  de  la  Chambre 
d'asseroblée  du  Bas-Canada,  depuis  1792  jusqu'à  l8l6,  et  cela  sans 
toucher  un  sou  de  la  caisse  publiqua. 


LE   TRIOMPHE  II3 

Quoi  des  cohortes  étrangères 

Feraient  la  loi  dans  nos  foyers  ! 

Nous  fuirions  le  sol  de  nos  pères, 

Nous  les  fils  de  nobles  guerriers  :  (bis) 

Canadiens,  pour  nous  quel  outrage  ! 

Quels  transports  il  doit  exciter  ! 

C'est  nous  qu'on  ose  méditer 

De  rendre  à  l'antique  esclavage  ! 
Courage,  Canadiens,  le  sol  attend  vos  bras, 
A  l'œuvre  !  (bis)  et  des  trésors  vont  naître  sous  vos  pas. 

Entrons  dans  la  noble  carrière 

De  nos  aînés  qui  ne  sont  plus  : 

Nous  y  trouverons  leur  poussière 

Et  la  face  de  leurs  vertus,  (bis) 

Pauvres,  n'ayant  pour  tout  partage 

Que  notre  espoir  dans  l'avenir, 

Ah  !  puisqu'il  faut  vaincre  ou  périr  ! 

Canadiens,  ayons  bon  courage  ! 
Courage,  Canadiens,  le  sol  attend  vos  bras, 
A  l'œuvre  !  (bis)  et  des  trésors  vont  naître  sous  vos  pas. 

Amour  sacré  de  la  patrie. 

Ah  !  règne  à  jamais  dans  nos  cœurs  ; 

Liberté,  liberté  chérie. 

Nous  sommes  tous  tes  défenseurs,  (bis). 

S'il  faut  loin  de  notre  chaumière. 

Chercher  un  toit,  des  champs  amis, 

Ne  désertons  pas  le  pays. 

Ne  désertons  pas  la  bannière. 
Courage,  Canadiens,  ie  sol  attend  vos  bras, 
A  l'œuvre  !  (bis)  et  des  trésors  vont  naître  sous  nos  pas. 

C'est  en  répétant  avec  enthousiasme  ce  refrain  patrio- 
tique que  les  joyeux  convives  se  séparèrent  pour  retourner 
dans  leurs  foyers. 

Ils  étaient  déjà  loin  qu'on  entendait  encore  : 

Hourra  pour  Jean  Rivard  ! 


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DERNIERE   PARTIE 

I 

QUINZE  ANS  APRÈS 

'ous  ne  dirons  rien  de  la  carrière  parlementaire 
de  Jean  Rivard,  ni  des  motifs  qui  l'engagèrent 
à  l'abandonner  pour  se  consacrer  aux  affaires  de 
son  canton  et  particulièrement  à  celles  de  sa 
paroisse  (i).  Nous  nous  bornerons  à  faire  connaître  ce 
qu'étaient  devenus,  après  quinze  années-  d^  travail  et  de 
persévérance,  notre  humble  et  pauvre  défricheur,  et  l'épaisse 
forêt  à  laquelle  il  s'était  attaqué  tout  jeune  encore  avec 
un  courage  si  héroïque. 

Voyons  d'abord  comment  l'auteur  fit  la  connaissance  de 
Jean  Rivard. 

C'était  en  i86o.  J'avais  pris  le  chemin  de  fer  pour 
me  rendre  de  Québec  à  Montréal,  en  traversant  les  cantons 
de  l'Est,  lorsqu'au  miheu  d'une  nuit  ténébreuse,  et  par  une 
pluie  battante,  une  des  locomotives  fut  jetée  hors  des  lisses 
et  força  les  voyageurs  d'interrompre  leur  course. 

Aucun  accident  grave  n'était  survenu,  mais  la  plupart 
des  passagers,  éveillés  en  sursaut,  s'élancèrent  des  chars, 
en  criant,  et  dans  le  plus  grand  désordre.  Les  habitants 
du  voisinage  accoururent  avec  des  fanaux  et  offrirent  obli- 
geamment leurs  services. 

Je  demandai  où  nous  étions. 

A  Rivardville,  répondit-on. 

Cette  réponse  me  fit  souvenir  de  Jean  Rivard,  que  j'avais 
connu  de  vue,  à  l'époque  où  il  siégeait  comme  membre  de 
l'assemblée  législative. 

M.  Jean  Rivard  demeure-t-il  loin  d'ici  ?  m'écriai-je. 

Il  est  ici,  répondirent  une  dizaine  de  voix. 

En  effet,  je  vis  dans  la  foule  un  homme  s'avancer  vers 
moi,  tenant  son  fanal  d'une  main  et  son  parapluie  de  l'autre. 

C'était  Jean  Rivard  lui-même. 

Vous  êtes  tout  trempé,  me  dit-il,  vous  feriez  mal  de 
voyager  dans  cet  état,  venez  vous  faire  sécher  chez  moi  ; 
vous  continuerez  votre  voyage  demain. 

(1)  Ceux  qui  désireraient  en  savoir  quelque  chose  n'ont  qu'à  lire 
le  Foyer  Canadien  de  1864,  pages  209  à  262. 


Il6  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Je  n'étais  pas  fâché  d'avoir  une  occasion  de  faire  plus 
intime  connaissance  avec  l'ancien  représentant  du  comté 
de  Bristol  et  le  canton  qu'il  habitait  :  j'acceptai,  sans 
trop  hésiter,  son  invitation  hospitaUère,  et  nous  nous 
rendîmes  à  sa  maison  située  à  quelques  arpents  du  heu 
de  l'accident. 

Toute  la  famille  dormait  à  l'exception  d'une  servante 
qui,  sur  l'ordre  de  Jean  Rivard,  alluma  du  feu  dans  la  che- 
minée et  nous  fit  à  chacun  une  tasse  de  thé. 

Malgré  la  simpHcité  de  l'ameublement,  je  vis  à  l'air  d'ai- 
sance et  à  la  propreté  des  appartements  que  je  n'étais  pas 
dans  la  maison  d'un  cultivateur  ordinaire. 

<i  Je  suis  heureux,  dis- je  à  mon  hôte,  qu'un  accident 
m'ait  procuré  l'avantage  de  vous  revoir...  Vous  êtes,  je 
crois,  un  des  plus  anciens  habitants  de  ce  canton  »  ? 

—  Je  suis  établi  dans  ce  canton  depuis  plus  de  quinze 
ans,  me  dit-il,  et  quoique  encore  assez  jeune,  j'en  suis  le 
plus  ancien  habitant.  Quand  je  suis  venu  ici,  dans  l'au- 
tomne de  1844,  je  n'avais  pas  vingt  ans,  et  tout  le  canton 
de  Bristol  n'était  qu'une  épaisse  forêt  :  on  n'y  voyait  pas 
la  moindre  trace  de  chemin  ;  je  fus  forcé  de  porter  mes  pro- 
visions sur  mon  dos,  et  d'employer  près  d'une  journée  à 
faire  le  dernier  trajet  de  trois  lieues  que  vous  venez  de  par- 
courir en  quelques  minutes  ». 

Et  Jean  Rivard  me  relata  la  plus  grande  partie  des  faits 
que  le  lecteur  connaît  déjà.  J'appris  le  reste  de  son  ami 
le  curé  de  Rivardville,  avec  lequel  je  me  hai  bientôt,  et 
plus  tard  de  son  ancien  confident  Gustave  Charmenil, 
qui  voulut  bien  me  donner  communication  de  toutes  les 
lettres  qu'il  avait  reçues  autrefois  du  jeune  et  vaillant 
défricheur. 

Il  était  minuit  quand  je  montai  me  coucher.  J'avais, 
sans  m'en  apercevoir,  passé  plus  de  deux  heures  à  écouter 
le  récit  de  mon  hôte. 

Le  lendemain,  je  me  levai  avec  l'aurore,  le  corps  et  l'es- 
prit parfaitement  dispos  ;  et  désirant  prendre  connaissance 
de  l'endroit  où  j'avais  été  jeté  la  veille,  je  sortis  de  la  maison. 

Quelle  délicieuse  fraîcheur  !  Mes  poumons  semblaient 
se  gonfler  d'aise.  Bientôt  le  soleil  se  leva  dans  toute  sa 
splendeur,  et  j'eus  un  coup-d'œil  magnifique.  Un  nuage 
d'encens  s'élevait  de  la  terre  et  se  mêlait  aux  rayons  du 
soleil  levant.  L'atmosphère  était  calme,  on  entendait  le 
bruit  du  mouhn  et  les  coups  de  hache  et  de  marteau  des 
travailleurs  qui  retentissaient  au  loin.  Les  oiseaux  faisaient 
entendre  leur  ravissant  ramage  sous  le  feuillage  des  ar- 
bres.    A  leurs  chants  se  mêlaient  le  chant  du  coq,  le  caque- 


QUINZE   ANS   APRÈS  II7 

tagc  des  poules,  et  de  temps  en  temps  le  beuglement  d'une 
vache  ou  le  jappement  d'un  chien. 

L'odeur  des  roses  et  de  la  mignonnette  s'élevait  du  jardin 
et  parfumait  l'espace.  Il  y  avait  partout  une  apparence 
de  calme,  de  sérénité  joyeuse  qui  réjouissait  l'âme  et  re- 
levait vers  le  ciel.  Jamais  je  n'avais  tant  aimé  la  campagne 
que  ce  jour-là. 

Lorsqu'on  est  condamné  par  son  état  à  vivre  au  sein  des 
villes,  entouré  des  ouvrages  des  hommes,  n'entendant  d'autre 
voix  que  celle  de  la  vanité  et  de  l'intérêt  sordide,  ayant 
pour  spectacle  habituel  l'étourdissante  activité  des  affaires, 
et  qu'on  se  trouve  tout  à  coup  transporté  au  milieu  d'une 
campagne  tranquille,  on  sent  son  cœur  se  dilater  et  son 
âftie  s'épanouir,  en  quelque  sorte,  au  contact  de  la  nature, 
cet  abîme  de  grandeurs  et  de  mystères. 

Revenu  un  peu  de  mon  extase,  je  portai  mes  regards 
autour  de  moi. 

La  demeure  de  mon  hôte  me  parut  ressembler  à  une  villa 
des  environs  de  la  capitale  plutôt  qu'à  une  maison  de 
cultivateur.  C'était  un  vaste  logement  à  deux  étages,  bâti 
en  briques,  avec  galerie  et  perron  sur  la  devanture.  Une 
petite  allonge  à  un  seul  étage,  bâtie  sur  le  côté  nord,  servait 
de  cuisine  et  de  salle  à  manger  pour  les  gens  de  la  ferme. 

Un  beau  parterre  de  fleurs  et  de  gazon  ornait  le  devant 
de  la  maison,  dont  chaque  pignon  était  ombragé  par  un 
orme  magnifique.  De  l'un  des  pignons  on  apercevait  le  jar- 
din, les  arbres  fruitiers,  les  gadeUers,  les  plate-bandes  en  fleurs. 

Les  dépendances  consistaient  en  une  laiterie,  un  hangar, 
un  fournil  et  une  remise  pour  les  voitures. 

En  arrière,  et  à  environ  un  arpent  de  la  maison,  se  trou- 
vaient les  autres  bâtiments  de  la  ferme,  la  grange,  l'écurie, 
l'étable,  la  bergerie  et  la  porcherie. 

Tous  ces  bâtiments,  à  l'exception  de  la  laiterie  étaient 
couverts  en  bardeaux  et  blanchis  à  la  chaux  ;  une  rangée 
de  beaux  arbres,  plantés  de  distance  en  distance,  bordait 
toute  la  propriété  de  Jean  Rivard. 

Je  fus  longtemps  dans  l'admiration  de  tout  ce  qui  s'of- 
frait à  mes  regards.  J'étais  encore  plongé  dans  ma  rê-. 
verie,  lorsque  je  vis  mon  hôte  arriver  à  moi  d'un  air  sou- 
riant, et,  après  le  bonheur  du  matin,  me  demander  si  je 
ne  serais  pas  disposé  à  faire  une  promenade. 

Rien  ne  pouvait  m'être  plus  agréable.  Après  un  dé- 
jeuner frugal,  consistant  en  œufs  à  la  coque,  beurre,  lait, 
crème,  etc.,  nous  nous  disposâmes  à  sortir. 

«  Venez  d'abord,  me  dit-il,  que  je  vous  fasse  voir  d'un 
coup  d'oeil  les  environs  de  ma  demeure  ». 


IlS  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

Et  nous  montâmes  sur  la  galerie  du  second  étage  de  sa 
maison,  d'où  ma  vue  pouvait  s'étendre  au  loin  de  tous  côtés. 

Je  vis  à  ma  droite  une  longue  suite  d'habitations  de 
cultivateurs,  à  ma  gauche  le  riche  et  joH  village  de  Rivard- 
ville,  qu'on  aurait  pu  sans  arrogance  décorer  du  nom  de  ville. 

Il  se  composait  de  plus  d'une  centaine  de  maisons  épar- 
ses  sur  une  dizaine  de  rues  d'une  régularité  parfaite.  Un 
grand  nombre  d'arbres  plantés  le  long  des  rues  et  autour 
des  habitations  donnaient  à  la  localité  une  apparence  de 
fraîcheur  et  de  gaîté.  On  voyait  tout  le  monde,  hommes, 
femmes,  jeunes  gens,  aller  et  venir,  des  voitures  chargées 
se  croisaient  en  tous  sens  ;  il  y  avait  enfin  dans  toutes  les 
rues  un  air  d'industrie,  de  travail  et  d'activité  qu'on  ne  ren- 
contre ordinairement  que  dans  les  grandes  cités  commerciales. 

Deux  édifices  dominaient  tout  le  reste  :  l'église,  superbe 
bâtiment  en  pierre,  et  la  maison  d'école,  assez  spacieuse 
pour  mériter  le  nom  de  collège  ou  de  couvent.  Les  toits 
de  fer  blanc  de  ces  vastes  édifices  brillaient  aux  rayons 
du  soleil.  Les  moulins  de  diverses  sortes,  deux  grandes 
hôtelleries,  plusieurs  maisons  de  commerce,  les  résidences 
des  notaires  et  des  médecins  se  distinguaient  aussi  des  autres 
bâtiments.  Presque  toutes  les  maisons  étaient  peintes 
en  blanc  et  présentaient  à  l'œil  l'image  de  l'aisance  et  de 
la  propreté. 

Après  avoir  admiré  quelque  temps  l'aspect  du  village 
et  des  campagnes  environnantes,  mes  yeux  s'arrêtèrent 
involontairement  sur  la  ferme  de  mon  hôte,  et  j'exprimai 
tout  de  suite  le  désir  de  la  visiter. 

II 

LA  FERME  ET  LE  JARDIN 

Déjà  ces  campagjies  si  longtemps  couvertes 
de  ronces  et  d'épines  promettent  de  riches  mois- 
sons et  des  fruits  jusqu'alors  inconnus.  La  ter- 
re ouvre  son  sein  au  tranchant  de  la  charrue  et 
prépare  ses  richesses  pour  récompenser  le  labou- 
reur ;  l'espérance  reluit  de  tous  côtés.  On  voit 
dans  les  vallons  et  sur  les  collines  les  troupeaux 
de  moutons  qui  bondissent  sur  l'herbe,  et  les 
grands  troupeaux  de  bœufs  et  de  génisses  qui 
font  retentir  les  hautes  montagnes  de  leurs 
mugissements. 

F  É  N  E  LO  N  —  Télémaque 

Pas  une  souche  n'apparaissait  dans  toute  la  vaste  éten- 
due de  la  ferme.  Çà  et  là,  des  ormes,  des  plaines,  des 
érables   épandaient  vers  la   terre  leurs  rameaux  touffus. 


LA  FERME   ET  LE   JARDIN  II9 

4t  Ces  arbres,  me  dit  mon  hôte,  servent  à  abriter  mes  ani- 
maux dans  les  grandes  chaleurs  de  l'été  ;  sur  le  haut  du  jour, 
vous  pourriez  voir  les  vaches  couchées  à  l'ombre  du  feuil- 
lage, ruminant  nonchalamment  jusqu'à  ce  que  la  faim  les 
pousse  à  redemander  une  nouvelle  pâture  à  la  terre.  Ces 
mêmes  arbres  nous  offrent  encore  à  nous-mêmes  une  ombre 
protectrice,  quand  nous  nous  reposons  de  notre  travail, 
dans  la  chaude  saison  des  récoltes.  Vous  voyez  qu'ils 
joignent  l'utile  à  l'agréable,  et  que  je  suis  ainsi  amplement 
récompensé  des  soins  qu'ont  exigés  leur  plantation  et  leur 
entretien  ». 

Un  chemin  conduisait  jusqu'à  l'extrémité  de  l'exploitation. 
La  partie  défrichée  de  la  terre  formait  quatre-vingt-dix 
arpents,  sans  compter  les  six  arpents  où  se  trouvaient  le 
jardin,  la  maison,  les  mouHns  et  les  autres  bâtiments. 
Ces  quatre-vingt-dix  arpents  se  divisaient  en  six  champs 
d'égale  grandeur. 

Toutes  les  diverses  récoltes  avaient  une  apparence  ma- 
gnifique. L'orage  tombé  la  veille  faisait  déjà  sentir  sa 
bienfaisante  influence  ;  on  semblait  voir  les  tiges  des  plan- 
tes s'élancer  du  sol  qui  leur  donnait  naissance. 

Le  premier  champ  surtout  avait  l'apparence  d'un  beau 
jardin  de  quinze  arpents.  «  Ce  champ,  me  dit  Jean  Rivard, 
m'a  demandé  cette  année  beaucoup  plus  de  travail  et  de 
soin  que  les  autres.  Je  l'ai  fait  labourer  l'automne  der- 
nier à  une  grande  profondeur  ;  durant  l'hiver  j'ai  fait 
charroyer  sur  la  surface  tout  le  fumier  que  j'ai  pu  recueil- 
lir ;  au  printemps,  j'ai  fait  enfouir  ce  fumier  dans  la  terre, 
au  moyen  d'un  nouveau  labour.  Le  sol  étant  ainsi  bien 
disposé  à  recevoir  la  semence,  la  récolte,  comme  vous 
voyez,  ne  m'a  pas  fait  défaut. 

»  Ce  champ  de  terre  ainsi  fumé  se  trouve  assez  riche 
maintenant  pour  n'avoir  plus  besoin  d'engrais  d'ici  à  six 
ans.  L'année  prochaine  j'engraisserai  le  champ  suivant 
et  lui  ferai  subir  toute  les  façons  qu'a  déjà  subies  le  pre- 
mier. Dans  deux  ans,  le  troisième  aura  son  tour,  et  ainsi 
de  suite,  jusqu'à  ce  que  mes  six  champs  aient  été  parfaite- 
ment fumés  et  engraissés. 

—  Mais,  dis- je,  pour  engraisser  quinze  arpents  de  terre 
par  année,  il  doit  falloir  un  temps  et  un  travail  considérables? 

—  Certainement,  répondit-il  ;  mais  c'est  pour  le  cul- 
tivateur une  question  de  vie  ou  de  mort.  Je  déplore 
chaque  jour  la  coupable  insouciance  d'un  certain  nombre 
d'entre  nous  qui  laissent  leur  fumier  se  perdre  devant 
leurs  granges  ou  leurs  étables.  Ils  ne  comprennent  pas 
que  pour  le  cultivateur,  le  fumier  c'est  de  l'or. 


120 


JEAN   RIVARD   ECONOMI 


»  Depuis  que  j'ai  pu  constater  par 
toute  la  valeur  du  fumier,  ne  craignez 
perdre  une  parcelle  ;  au  contraire,  j'ei 
les  moyens  possibles  ». 

Tout  en  parlant  ainsi,  nous  avions 
foin  d'où  s'exhalait  une  senteur  des 
nous  étions  arrivés  aux  pâturages. 

On  y  voyait  quinze  belles  vaches, 
Ayrshire,   d'autres   de   race   canadienii 
douzaine  de  génisses  et  un  superbe  tai 
aussi  quatre  chevaux,  un  pouhn  et  un 
tons. 

«  Chacune  de  ces  vaches,  me  dit  J 
en  moyenne  trois  gallons  de  lait  par  jou 
aient  toujours  une  nourriture  abonda 
rendent  à  proportion  de  ce  qu'on  leur  ( 

Quelques-unes   des   vaches   étaient 
d'un  grand  orme,  d'autres  buvaient  à  u 
près  de  là. 

«  J'attache  une  grande  importance 
dit  Jean  Rivard,  car  elles  sont  une  c 
ces  de  la  richesse  du  cultivateur.  Je  i 
pHquer  l'indifférence  d'un  grand  nomb: 
cet  utile  quadrupède  qu'on  pourrait,  à 
1er  l'ami  de  la  famille.  Le  cheval  e 
l'enfant  gâté  du  cultivateur  ;  on  ne  li 
ni  l'avoine,  on  l'étrille,  on  le  nettoyé 
dis  que  la  pauvre  vache  ne  reçoit  en 
ration  de  mauvaise  paille,  manque  so 
pire  qu'un  air  empesté,  couche  le  pli 
fumier,  et  porte  sa  même  toilette,  s 
bout  de  l'année  à  l'autre.     Pour  ma  dî 


LA  FERME   ET  LE    JARDIN 

es  moutons  trouvent  leur  nourriture  partout  ;  e 
l'hiver,  je  les  enferme  dans  ma  grange.  Quoiq 
soient  pas  chaudement,  ils  ne  s'en  trouvent  pas  p 
ils  préfèrent  le  bon  air  à  la  chaleur.  J'enferme 
pendant  un  certain  temps,  afin  que  les  agneaux  ne 
au  monde  que  vers  les  beaux  jours  du  printemps 
rare  que  j'en  perde  un  seul». 

Tout  en  parlant  ainsi,  nous  marchions  toujours 
arrivions  au  bord  de  la  forêt. 

«  Si  nous  en  avions  le  temps,  me  dit  mon  hôte 
conduirais  à  ma  sucrerie.  J'ai  à  peu  près  quinz( 
de  forêt,  où  je  trouve  tout  le  bois  nécessaire  pour 
fage  et  les  autres  besoins  de  l'exploitation.  J'ai 
beaucoup  cette  partie  de  ma  propriété,  et  je  pi 
mesures  pour  qu'elle  n'aille  pas  se  détériorant, 
qu'on  peut  trouver  dans  ces  quinze  arpents  presq 
différentes  espèces  de  bois  du  Canada. 

—  Quels  arbres  magnifiques  !  m'écriai- je. 

—  Oui,  dit-il,  ce  sont  les  plaines,  les  érables  e 
risiers  qui  dominent,  mais  il  y  a  aussi  des  ormes,  d 
des  bouleaux.     Cette  talle  d'arbres  que  vous  vc 
à  fait  au  bout,  et  qui  s'élève  si  haut,  ce  sont  des 
n'ai  que  cela. 

»  Je  surveille  avec  beaucoup  de  soin  la  coupe 
bois.  On  ne  fait  pas  assez  d'attention  parmi  noi 
partie  de  l'économie  rurale.  Le  gouvernemeni 
aussi  s'occuper  plus  qu'il  ne  fait  de  l'aménage 
forêts.  Nos  bois  constituent  une  des  principale 
de  la  fortune  pubHque,  et  on  ne  devrait  pas  lai 
ploitation  s'en  faire  sans  règles,  sans  économie, 
souci  de  l'avenir. 

»  T'ai  souvent  soneé  nue  si  notre  eouverneme 


122  JEAK  WVARD   ÉCOKOM] 

beauté  des  moissons,  de  remarquer  l'ai 
plète  de  mauvaises  herbes.  J'appris 
principalement  aux  labours  profonds  pi 
les  engrais. 

A  notre  retour,  nous  visitâmes  suce 
bâtiments  de  la  ferme,  à  commencer 
curie.  Pas  le  moindre  mauvais  air  r 
Au  contraire,  comme  me  l'avait  déjà 
deux  appartements  étaient  parfaitem 
dans  la  plus  grande  propreté.  D'api 
le  pavé  était  disposé,  aucune  parcelle 
goutte  d'urine  n'y  étaient  perdues, 
coulait  d'elle-même  dans  un  réservoir  p 

Nous  passâmes  dans  la  porcherie  c 
beaux  cochons  de  la  race  Berkshire. 

«  Il  y  a  longtemps,  dit  Jean  Rivard 
fait  de  notre  petite  race  de  porcs  canj 
plus  qu'ils  ne  valent.  Ces  cochons  que 
deux  fois  autant  de  viande  et  s'engrais 
Nous  les  nourrissons  des  rebuts  de  la  eu 
de  son  détrempé,  de  patates,  de  carotte 

»  Quant  à.  ces  poules  qui  caquette] 
autour  de  nous,  ce  sont  ma  femme 
en  prennent  soin,  qui  les  nourrissent 
massent  les  œufs  et  les  vendent  a 
femme,  qui  depuis  longtemps  sait  t 
dépenses  et  de  ses  recettes,  prétend  qu' 
affaires  avec  ses  poules.  Elle  a  feuill 
ges  d'agriculture  pour  y  Ure  ce  qui  c 
la  basse-cour,  et  elle  fait  son  profit 
qu'elle  a  recueillis.  Elle  en  sait  beai 
moi  sur  ce  chapitre.  .  Ce  qui  est  certaii 
mn\7Pn  c\f^  faire  nnndre  se?;  non  les  iiisn 


LA  FER&LE  ET  LE   JAltDIN 

En  t&tt,  nous  a])erçumes  madame  Rivard,  C' 
chapeau  de  paille  à  large  bord_,  occupée  à  sarcle 
de  légumes.  Deux  ou  trois  des  enfants  jouaier 
allées^  et  couraient  après  les  papillons. 

L'un  d'eux,  en  nous  voyant,  vint  m'offrir  un  joli 

Je  fus  présenté  à  madame  Rivard  que  je  r 
encore  vue.  Elle  nous  fit  avec  beaucoup  de  grâ 
neurs  de  son  petit  domaine. 

Le  jardin  pouvait  avoir  un  arpent  d'étendue 
séparé  du  chemin  par  une  haie  vive  et  les  érabL 
daient  la  route.  Au  fond  se  trouvait  une  b< 
de  hauts  arbres  fruitiers,  et  au  sud,  d'autres  art 
moins  élevées,  tels  que  seneUiers,  gadeUers,  | 
framboisiers,  etc. 

Les  plate-bandes  étaient  consacrées  aux  flei 
œillets,  girofflées,  violettes,  chèvrefeuilles,  pois  c 
capucines,  belles  de  nuit,  tulipes,  balsamines,  et 
ces  fleurs  étaient  disposées  de  manière  à  pré 
grande  variété  de  formes  et  de  couleurs.  Le  1 
un  coup  d'oeil  ravissant. 

La  saison  ne  permettait  pas  encore  de  juger  de 
du  potager  ;  mais  je  pus  remarquer  aisément  1 
des  allées  et  le  bon  entretien  des  carrés  ensemt 

Je  fus  invité  à  cueillir  en  passant  sur  une 
bandes  quelques  fraises  que  je  trouvai  d'un  goût  c 

«  Quand  je  vous  ai  dit  tout  à  l'heure,  rems 
Rivard,  que  ce  jardin  était  l'œuvre  de  ma  fe: 
rais  dû  en  excepter  pourtant  le  labourage  et 
qui  m'échouent  en  partage.  J'aurais  dû  en  exe 
la  plantation,  la  taille  et  la  greffe  des  arbres  fi 
vous  voyez,  et  qui  sont  exclusivement  mon  ox. 
pourrai  dire  en  mourant  comme  le  vieillard  de 


124  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISj 

mal,  tout  en  avouant  volontiers  que  j^ 
d'être  le  parfait  jardinier. 

Rendus  au  fond  du  jardin,  je  fus  surpri 
sieurs  ruches  d'abeilles  : 

iî>  —  Voilà  de  petites  maisons,  me  d 
m'ont  procuré  beaucoup  de  jouissances, 
années  que  je  cultive  les  mouches  à  mie 
petits  insectes  sont  si  laborieux,  si  ind 
entretien  est  moins  un  travail  qu'un  ; 
suffi  de  semer  dans  les  environs,  sur  le 
et  des  fossés,  quelques-unes  des  plantes 
composition  de  leur  miel  ;  elles  butinen 
et  sur  les  fleurs  du  jardin  sans  que  persoi 
Je  prends  souvent  plaisir  à  les  voir  tra 
avec  raison  qu'on  les  propose  comme  de 
d'industrie  et  d'activité.  N'est-ce  pas 
voir  tirer  du  sein  des  plantes,  qui  sans 
tiles,  ce  suc  délicieux  qui  sert  à  la  nourr 
Nous  recueillons  beaucoup  de  miel  de 
nées,  et  nous  en  sommes  très  friands, 
enfants  ;  c'est  une  nourriture  agréable, 
un  grand  usage  dans  les  maladies,  surto' 
adoucissante  et  rafraîchissante.  Les  gâ 
construisent  les  abeilles  avec  une  perfe( 
le  plus  habile  ne  pourrait  égaler,  ne  r 
plus  inutiles.  Mais  n'y  aurait-il  que  l'in 
à  considérer  les  travaux  intelligents  d' 
à  observer  leurs  mœurs,  leur  conduite  ad 
qui  se  passe  dans  l'intérieur  de  leurs  de 
trouverais  amplement  récompensé  du  soi] 

Madame  Rivard  revint  avec  nous  à 
de  ses  enfants  qui  gambadaient  autour  d 


DÉTAILS  D'INTÉRIEUR   —  BIBLIOTHÈQUE  DE  JEAN  RIV/ 

III 

DÉTAILS  D'INTÉRIEUR  —  BIBLIOTHÈQUE  DE 

RIVARD 

Le  luxe  ne  saurait  faire  envie  à  celi] 
position  exempte  des  dépenses  de  la  va 
jouit  de  l'air,  du  soleil,  de  l'espace,  et  c 
nitude  de  ses  forces  physiques. 

J'étais  émerveillé  de  tout  ce  que  j'avais  vu.  La 
de  Jean  Rivard,  qu'il  me  serait  impossible  de  décrii 
tous  ses  détails,  me  parut  constituer  une  véritable 
modèle.  Quoique  sur  pied  depuis  plus  de  quatre 
je  ne  sentais  cependant  aucune  fatigue,  et  après  q 
minutes  de  repos  pendant  lesquelles  mon  hôte  s'er 
de  donner  quelques  ordres,  nous  nous  disposions  à 
pour  faire  le  tour  du  village,  et  en  particulier  pour 
monsieur  le  curé  Doucet,  l'ami  intime  de  Jean  ] 
et  l'un  des  fondateurs  de  la  localité  —  lorsque  n( 
tendîmes  sonner  V Angélus. 

Peu  de  temps  après,  nous  fûmes  invités  à  nous 
à  table.  Quatre  des  enfants  s'approchèrent  en 
temps  que  nous  ;  les  deux  aînés  pouvaient  avoir 
à  douze  ans. 

La  table  était  couverte  de  mets,  viandes,  légume 
fitures,  crème,  sirop,  etc.  Mais  à  part  le  sel  et  le 
tout  provenait  de  la  ferme  de  Jean  Rivard.  Le 
fut  servi  sans  le  moindre  embarras  ;  madame  Rivai 
lait  à  tout  avec  une  intelligence  parfaite.  Je  ne  pus 
pêcher  d'admirer  l'air  de  décence  et  de  savoir-vi-» 
enfants  qui  prenaient  part  au  dîner.  La  conv( 
roula  principalement  sur  le  genre  d'éducation  qu 


126  JIAN   RIYARD   ÉCONO 

guère  plus  que  la  moitié  du  prix  qu 
pour  les  mêmes  objets.  Comme  je 
au  confort,  à  la  commodité,  à  la  pro 
à  l'élégance  ;  mais  je  suis  ennemi  d 
plus  grand  soin  pour  ne  pas  me  la 
terrain  glissant.  C'est  quelquefois  a: 
emple,  l'acquisition  du  tapis  de  laine 
notre  salon  a  été  l'objet  de  longs  déb; 
moi.  Nous  l'avons  acheté  quelqu 
élection  comme  membre  du  parlem( 
cevais  la  visite  de  quelques-uns  de 
beau  dire  que  le  luxe  est  avantagei; 
le  travail  et  l'industrie,  je  n'en  crois 
dire  que  la  vente  des  boissons  envivr 
parce  que  cette  industrie  fait  vivre 
de  familles.  Dans  un  jeune  pays  ( 
l'utile  qu'il  faut  chercher  avant  toi: 
sans  exclure  toutefois  certains  goût 
bellissement  pour  lesquels  Dieu  a  mi; 
un  attrait  irrésistible. 

»  Je  crains  toujours  de  m'éloigner 
nés  prescrites  par  le  bon  sens,  et  de 
à  travers  le  bonheur. 

»  Combien,  en  se  laissant  entraîr 
luxe  et  de  dépenses,  dépassent  ainsi  1 
pu  être  heureux  ! 

»  Je  me  rappelle  souvent  ces  ver 
cœur  dans  ma  jeunesse,  et  qui,  s'ils 
marquable  pour  la  forme,  sont  au 
le  fonds  : 

»  Les  hommes  la  plupart  sont  et 
»  Dans  la  juste  nature  on  ne  les  v 
»  Et  la  dIus  belle  chose  ils  la  eâte 


DÉTAILS  D'INTÉRIEUR  —  BIBLIOTHÈQUE  DE  JEAN  RJ 

«J'ai  toujours  aimé  les  livres»;  et  trouver  a 
de  la  ville  un  aussi  grand  nombre  de  volumes  r 
à  la  fois  pour  moi  une  surprise  et  un  bonheur. 

Je  ne  pus  retenir  ma  curiosité  et  je  m'avança 
pour  faire  connaissance  avec  les  auteurs. 

En  tête  se  trouvait  une  excellente  édition  de 
et  quelques  ouvrages  choisis  de  théologie  et  de 
Puis   venaient   les   principaux   classiques   grecs, 
français.     Venaient  ensuite  une  trentaine  d' ouvra 
toire  et  de  politique^  et  en  particuher  les  histoires  d 
d'Angleterre,   des  Etats-Unis  et   du  Canada.     A 
trouvaient  quelques  petits  traités  élémentaires  sur 
ces  physiques  et  naturelles  et  les  arts  et  métie 
la  plus  grande  partie  des  volumes  concernaient 
ture,  la  branche  favorite  de  Jean  Rivard  ;  on 
des  ouvrages  spéciaux  sur  toutes  les  divisions  de  1 
sur  la  chimie  agricole,  les  engrais,  les  dessècheme 
vage  des  animaux,  le  jardinage,  les  arbres  fruil 
Sur   les   rayons   inférieurs   étaient   quelques   dici 
encyclopédiques  et  des  dictionnaires  de  langues,  j 
ques  ouvrages  de  droit,  et  les  Statuts  du  Canada 
Rivard  recevait  en  sa  qualité  de  juge  de  paix. 

«  Mais,  savez- vous,  lui  dis- je,  que  votre  bib 
me  fait  envie  ?  Dans  cette  collection  de  cinq  i 
lûmes,  vous  avez  su  réunir  tout  ce  qui  est  néces 
seulement  pour  l'instruction  mais  aussi  pour  l'ar 
et  l'ornement  de  l'esprit. 

—  Eh  bien  !  telle  que  vous  la  voyez,  elle  ne 
guère  plus  de  cinquante  louis  ;  je  l'ai  formée  peti 
dans  le   cours   des  quinze   dernières   années  ;   ch; 
que  j'allais  à  Montréal  ou  à  Québec,  je  parcour; 
brairies  pour  faire  choix  de  quelque  bon  ouvrage. 


128  JEAN   RIVARD   ÉCONOMi: 

travaux  d'exploitation  et  de  défricher 
trouver  le  temps  de  lire  tous  ces  ouv 
même  des  traités  scientifiques. 

—  Oh  !  pour  nous,  cultivateurs,  il 
savoir  un  peu  de  tout  ;  la  chimie,  la  m 
nique,  la  géologie,  la  minéralogie  se  rat 
à  l'agriculture;  j'aurais  donné  beauc( 
ces  sciences  à  fond.  Malheureusement 
rir  que  des  notions  superficielles.  \ 
comment  j'ai  pu  trouver  le  temps  de 
volumes  ?  il  est  rare  que  je  passe  ur 
une  heure  ou  deux.  Dans  l'hiver,  les  s 
en  été,  j'ai  moins  de  loisir,  mais  j'ei 
champ  un  volume  avec  moi.  De  cet 
lire  tout  ce  que  vous  voyez  dans  ma 
même  certains  volumes  que  j'ai  relus  ju< 
fois. 

Et  comme  nous  nous  préparions  à 
armoire,  Jean  Rivard  attira  mon  al 
volumes  un  peu  vieilUs  et  usés  qui  se 
part,  dans  un  coin. 

»  —  Vous  n'avez  pas  regardé  ces  li\ 
pourtant  ce  ne  sont  pas  les  moins  inti 

En  les  ouvrant,  je  vis  que  c'était 
les  Aventures  de  Don  Quichotte,  la 
l'Imitation  de  J.-C. 

^  —  Ce  sont  mes  premiers  amis,  m 
gnons  de  travail  :  je  les  conserve  précie 
Crusoé  m'a  enseigné  à  être  industriel 
actif  et  courageux.  Don  Quichotte  m'; 
moments  de  plus  sombre  tristesse,  1' 
Christ  m'a  appris  la  résignation  à  la  \ 


DÉTAILS  D'INTÉRIEUR  —  BIBLIOTHÈQUE  DE  JEAN  RIV. 

nant  du  fruit  de  mes  travaux.  Je  me  considère 
indépendant  sous  le  rapport  de  la  fortune,  et  je  pi 
sacrer  une  partie  de  mon  temps  à  l'administratio 
chose  publique,  ce  que  je  considère  comme  une  obi 
Vous  autres,  messieurs  les  citadins,  vous  ne  parlez 
souvent  qu'avec  dédain  de  nos  humbles  fonctionna 
campagnes,  de  nos  magistrats,  de  nos  commissaires  < 
de  nos  conseillers  municipaux... 

—  Pardonnez  ;  personne  ne  comprend  mieux  q- 
tout  le  bien  que  peuvent  faire  les  hommes  de  votre 
vous  avez  d'autant  plus  de  mérite  à  nos  yeux  q^ 
ne  recueillez  le  plus  souvent  que  tracasserie  et 
tude.  Mais  ce  qui  m'étonne  un  peu,  c'est  qu'étant 
comme  vous  le  dites,  indépendant  sous  le  rappoi 
fortune,  vous  n'en  continuez  pas  moins  à  travailler 
par  le  passé. 

—  Je  travaille  pour  ma  santé,  par  habitude,  je 
peut-être  dire  par  philosophie  et  pour  mon  plaisir, 
vail  est  devenu  une  seconde  nature  pour  moi. 
je  ne  rêve  avec  plus  de  jouissance,  qu'en  faisant 
ouvrage    manuel   peu    fatiguant  ;    lorsqu' après   qu 
cinq  heures  d'exercice  physiques  en  plein  air,  j'em 
ma   bibliothèque,    vous   ne   sauriez   croire    quel   1 
j'éprouve  !     Mes  membres  sont  quelquefois  las,  m 
esprit  est  plus  clair,  plus  dispos  que  jamais  ;  je  sai 
les  choses  les  plus  abstraites,  et  soit  que  je  hse 
j'écrive,  ma  tête  rempUt  toutes  ses  affections  avec 
parfaite  aisance.     Vous,  hommes  d'études  qui  ne 
lez  jamais  des  bras,  vous  ne  savez  pas  toutes  les  jou 
dont  vous  êtes  privés. 

»  Je  puis  me  tromper,  mais  ma  conviction  est  qu 
suprême,  en  mettant  l'homme  sur  la  terre,  et  en 
à  tons  indistinctement  des  membres,  des  bras,  des 


130  JEAN   RIVARD   ÉCONOM 

et  mentales.  Les  uns  se  livrent  entié 
manuels,  les  autres  aux  efforts  de  1 
mes  plus  beaux  rêves,  a  été  de  pou\ 
dans  mes  travaux  quotidiens,  un  pc 
les  mouvements  de  ce  double  mécanis 


IV 

LES  SECRETS  DU  SUCCÈS  — 
IMPORTANTES 

«  —  Vous  m'intéressez  de  plus  en 
hôte  ;  mais,  tout  en  ne  doutant  nul 
de  ce  que  je  vois,  je  suis  encore  à  me 
moyens  étranges,  par  quels  secrets  n 
pu  accomplir  en  si  peu  d'années  et  a^ 
sources,  les  merveilles  dont  je  suis  t 
vous  pas  vous-même  quelque  chose  ( 
les  résultats  que  vous  avez  obtenus  ? 

—  Je  vois  bien,  me  répondit-il  en  < 
obligé  de  vous  répéter  ce  que  j'ai  déji 
sonnes  et  entre  autres  à  mon  ami 
qui,  en  voyant  ma  prospérité  s'accroîti 
année,  ne  savait  comment  s'explique 
succès,  dans  la  vie  du  défricheur  et  ( 
de  l'homme  des  champs,  sont  pou 
aussi  sûres,  aussi  infailHbles  que  les 
ou  celles  du  mécanisme  le  moins  compl 
la  patience  de  m'écouter  un  peu,  î 
prochant  un  fauteuil  et  en  s'asseyan 
autre,  je  vous  les  exposerai  catégo 
manière  si  claire  que  ce  qui  vous  sem 
térieux  vous  paraîtra  la  chose  la  plus 
Loin  de  vouloir  cacher  mes  recettes,  i' 


LES  SECRETS  DU  SUCCÈS  —  RÉVÉLATIONS  IMPORTAI 

»  Troisième  secret  :   le   travail.     Je  puis  dire  c 
dant  les  premières  années  de  ma  vie  de  défrichi 
travaillé  presque  sans  relâche.     Je  m'étais  dit  en  ( 
çant  :  je  possède  un  lot  de  terre  fertile,  je  puis 
des  richesses,  je  veux  voir  ce  que  pourra  produire  ui 
trie   persévérante.     Je   fis   de   mon   exploitation 
ma   grande,    ma   principale    affaire.     Depuis   le   ] 
l'aurore  jusqu'au  coucher  du  soleil,  chaque  pas  que 
avait  pour  but  l'améUoration  de  ma  propriété, 
de  mes  instants  n'était  perdu.     Plus  de  dix  he 
jour,  j'étais  là  debout,  tourmentant  le  sol,  abai 
arbres,  semant,  fauchant,  binant,  récoltant,  cons 
allant  et  venant  deci-delà,  surveillant  tout,  dirigea 
comme  le  général  qui  pousse  son  armée  à  travers 
tacles  et  les  dangers,  visant  saijs  cesse  à  la  victoii 

»  Je  ne  puis  travailler  autant  maintenant  qu< 
sais  autrefois,  parce  que  je  suis  dérangé  par  mil 
occupations,  mais  je  puis  encore  au  besoin  teni 
mes  hommes. 

»  Une  des  grandes  plaies  de  nos  campagnes  can; 
c'est  la  perte  du  temps.  Des  hommes  inteUigents, 
soi-disant  laborieux,  passent  des  heures  entières 
causer,  se  promener  d'une  maison  à  l'autre,  sous 
qu'il  n'y  a  rien  qui  presse,  comme  si  le  cultiva 
vait  pas  toujours  quelque  chose  à  faire.  Vous  le 
sous  le  moindre  prétexte,  aller  à  la  ville  ou  au 
perdre  une  journée,  deux  jours,  en  cabale  d'élec 
dans  une  cour  de  commissaires,  ou  pour  faire  l'acl; 
bagatelle  ;  vous  les  verrez  souvent  revenir  à  la 
le  sang  échauffé,  l'esprit  exalté,  et  occupé  de  toi 
chose  que  de  la  culture  de  leur  terre.  Je  ne  parh 
ivrognes.  Le  colon  ivrogne  est  un  être  malheui 
eradé.  oui  ne  peut  prétendre  à  la  considération  i 


132  JEAN    RIVARD   ECONOMISTE 

particulier  le  défricheur,  sur  les  autres  classes  de  travailleurs, 
c'est  qu'il  ne  chôme  jamais  forcément.  S'il  ne  travaille 
pas,  c'est  qu'il  ne  veut  pas.  Le  cultivateur  intelUgent, 
actif,  industrieux  sait  tirer  parti  de  tous  ses  moments.  Point 
de  morte  saison  pour  lui. 

:>  Une  chose  est  certaine,  à  mon  a\4s  :  si  le  cultivateur 
travaillait  avec  autant  de  constance  et  d'assiduité  que  le 
fait  l'ouvrier  des  \illes,  de  six  heures  du  matin  à  six  heures 
du  soir,  et  cela  depuis  le  premier  jan\ier  jusqu'au  dernier 
décembre  de  chaque  année,  il  se  trouverait  bientôt  à  jouir 
de  plus  d'aisance  puisqu'il  n'est  pas  assujetti  aux  mêmes 
dépenses,  et  que  les  besoins  de  luxe  et  de  toilette  qui  tour- 
mentent sans  cesse  l'habitant  des  \-illes  lui  sont  compara- 
tivement étrangers. 

—  Vous  considérez  donc  le  travail  comme  la  première 
cause  de  votre  succès  ? 

—  Je  considère  le  travail  comme  la  grande  et  principale 
cause  de  ma  réussite.  Mais  ce  n'est  pas  tout  ;  je  dois 
aussi  beaucoup,  depuis  quelques  années  surtout,  à  mon 
système  de  culture,  aux  soins  incessants  que  j'ai  donnés 
à  ma  terre  pour  lui  conserv^er  sa  fertilité  primitive,  —  car 
le  sol  s'épuise  assez  \ite,  même  dans  les  terres  nouvellement 
défrichées,  et  il  faut  entretenir  sans  relâche  sa  fécondité 
par  des  engrais,  des  travaux  d'assainissement  ou  d'irri- 
gation ;  —  je  dois  beaucoup  au  système  de  rotation  que 
j'ai  suiN-i,  aux  instruments  perfectionnés  que  j'ai  pu  me 
procurer,  quand  mes  moyens  pécuniaires  me  l'ont  permis, 
à  l'attention  que  j'ai  donnée  au  choix  de  mes  animaux, 
à  leur  croisement,  à  leur  nourriture  :  enfin,  aux  soins  assidus, 
à  la  surveillance  continuelle  que  j'ai  apportée  à  toutes  les 
parties  de  mon  exploitation,  aux  h\Tes  sur  l'agriculture, 
où  j'ai  souvent  puisé  d'excellents  conseils  et  des  recettes 
fort  utiles,  et  aux  conversations  que  j'ai  eues  avec  un  grand 
nombre  d'agriculteurs  canadiens,  anglais,  écossais,  irlan- 
dais. Il  est  rare  qu'on  s'entretienne  d'agriculture  avec 
un  homme  d'expérience  sans  acquérir  quelque  notion  utile. 

»  Mais  il  est  temps  que  j'en  vienne  à  mon  quatrième 
secret  que  je  puis  définir  :  surveillance  attentive,  ordre  et 
économie. 

»  Je  me  lève  de  bon  matin,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'année. 
A  part  la  saison  des  semailles  et  des  récoltes,  je  puis  alors, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  consacrer  quelques  moments  à 
lire  ou  à  écrire,  après  quoi  je  \isiit  mes  étables  et  autres 
bâtiments,  je  soigne  moi-même  mes  animaux  et  vois  à  ce 
que  tout  soit  dans  un  ordre  parfait. 

*  Il  est  très  rare  que  je  me  dispense  de  cette  tâche.    En 


LES  SECRETS  DU  SUCCÈS  —  RÉVÉLATIONS  IMPORTANTES  I33 

effet,  jamais  les  animaux  ne  sont  aussi  bien  traités  que 
de  la  main  de  leur  maître. 

»  Je  trouve  dans  ces  soins  une  jouissance  toujours  nouvelle. 

»  Durant  toute  la  journée,  je  dirige  les  travaux  de  la 
ferme.  Je  surveille  mes  hommes,  je  m'applique  à  tirer 
de  leur  travail  le  meilleur  parti  possible,  sans  toutefois 
nuire  à  leur  santé  ou  les  dégoûter  du  métier.  J'ai  d'abord 
pris  pour  règle  de  leur  donner  une  nourriture  saine  et  abon- 
dante. La  viande,  le  pain,  les  légumes,  le  lait  ne  leur 
sont  pas  ménagés.  Je  veille  ensuite  à  ce  qu'ils  ne  fassent 
pas  d'excès.  Les  journaliers  canadiens  ont  l'habitude  de 
travailler  par  bouffées  ;  ils  risqueront  quelquefois,  par  ému- 
lation ou  par  pure  vanité,  de  contracter  des  maladies 
mortelles.  Tout  en  les  faisant  travailler  régulièrement, 
méthodiquement,  et  sans  lenteur,  je  leur  fais  éviter  la  pré- 
cipitation, qui  est  plutôt  nuisible  qu'utile. 

»  J'ai  soin  aussi  que  leur  travail  soit  entrecoupé  de  mo- 
ments de  repos. 

»  Je  tâche  enfin  qu'ils  soient  constamment  de  bonne 
humeur,  qu'ils  n'aient  rien  à  se  reprocher  les  uns  aux  au- 
tres, et  que  l'avenir  leur  apparaisse  sous  un  aspect  riant. 
Je  m'intéresse  à  leurs  petites  affaires  ;  je  les  engage  à  faire 
des  épargnes,  en  leur  faisant  comprendre  tout  le  bien  qu'ils 
en  retireront  par  la  suite.  L'espoir  d'améUorer  graduelle- 
ment leur  position  leur  donne  du  courage,  et  plusieurs 
de  ceux  que  j'ai  eus  à  mon  service  sont  maintenant,  grâce 
à  l'accumulation  de  leurs  épargnes,  cultivateurs  pour  leur 
propre  compte. 

»  Je  fais  en  sorte  d'éviter  pour  moi-même  les  embarras 
pécuniaires,  et  de  toujours  voir  clair  dans  mes  affaires. 
Depuis  longtemps,  j'ai  l'habitude  de  ne  pas  faire  de  dettes. 
Cette  coutume  sauverait  de  la  ruine  un  grand  nombre 
de  colons,  qui,  vaniteux  ou  imprévoyants,  comme  les 
grands  seigneurs  de  vos  villes,  achètent  chez  le  marchand 
tant  qu'ils  peuvent  obtenir  à  crédit,  sans  s'inquiéter  le 
moins  du  monde  de  la  somme  qu'ils  auront  à  payer  plus 
tard.  Plus  le  délai  se  prolonge,  plus  cette  somme  aug- 
mente, car  un  grand  nombre  de  marchands  ne  se  font  pas 
scrupule  d'exiger  un  taux  excessif  d'intérêt.  C'est  encore 
là  une  des  plaies  de  nos  cantons,  une  des  plaies  les  plus 
difficiles  à  guérir. 

»  Une  des  causes  de  l'insuccès  d'un  certain  nombre  de 
colons,  c'est  aussi  le  désir  de  s'agrandir,  d'acheter  de  nou- 
velles propriétés,  de  posséder  de  grandes  étendues  de 
terrain,  qu'ils  ne  peuvent  mettre  en  culture.  Cette  manie 
déplorable  est  la  cause  que  certains  défricheurs,  d'ailleurs 


134  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

intelligents,  passent  une  grande  partie  de  leur  vie  dans 
des  embarras  pécuniaires,  et  finissent  quelquefois  par  être 
forcés  de  vendre  et  se  ruiner  complètement.  Le  bon  sens 
ne  devrait-il  pas  leur  dire  que  le  capital  employé  à  l'acqui- 
sition de  terrains  incultes  ou  mal  cultivés,  est  un  capital 
enfoui  dans  le  sol,  qui  non  seulement  ne  produit  rien, 
mais  assujettit  à  de  nouvelles  taxes,  et  nuit  à  la  mise  en 
valeur  des  terres  qu'ils  possèdent  déjà.  Avec  un  pareil 
système,  plus  on  possède,  plus  on  est  pauvre. 

»  Quand  un  cultivateur  désire  placer  une  somme  d'ar- 
gent, je  l'engage  de  toutes  mes  forces  à  améliorer  sa  pro- 
priété, à  faire  l'achat  de  beaux  animaux,  à  réparer  ses  bâ- 
timents de  ferme,  s'ils  sont  insuffisants  ou  mal  aérés,  à 
se  procurer  de  meilleurs  instruments  d'agriculture,  ou  à 
faire  des  travaux  d'irrigation  ou  d'assainissement,  s'ils 
sont  nécessaires. 

»  Celui  qui  emprunte  pour  acheter,  lorsqu'il  possède 
déjà  plus  qu'il  ne  peut  cultiver,  est  un  imprudent,  et  on 
peut,  à  coup  sûr,  prédire  sa  ruine  dans  un  avenir  plus  ou 
moins  prochain. 

»  J'évite  autant  que  possible  les  petites  dépenses  inutiles 
qui  ne  paraissent  rien,  mais  qui  au  bout  de  l'année  forment 
une  somme  assez  ronde.  Je  suis  ami  de  l'ordre  et  de  l'éco- 
nomie, parce  que  sans  cela  il  n'y  a  point  d'indépendance. 

»  Je  mets  aussi  en  pratique  certaines  maximes  éco- 
nomiques et  philosophiques  que  d'autres  ont  pratiquées 
avant  moi  et  dont  je  me  trouve  fort  bien,  comme  de  ne 
jamais  faire  faire  par  autrui  ce  que  je  puis  faire  moi-même, 
de  ne  remettre  jamais  au  lendemain  ce  que  je  puis  faire 
le  jour  même,  etc. 

»  Cinquième  secret  :  l'habitude  que  j'ai  contractée  de 
bonne  heure  de  tenir  un  journal  de  mes  opérations,  et  un 
registre  de  mes  recettes  et  de  mes  dépenses. 

»  Cette  habitude  de  raisonner  et  de  calculer  soigneuse- 
ment toutes  mes  affaires  m'a  été  du  plus  grand  secours. 
Je  puis  dire  aujourd'hui,  avec  la  plus  parfaite  exactitude, 
ce  que  me  coûte  chaque  arpent  de  terre  en  culture,  et  ce 
qu'il  me  rapporte.  Je  puis  dire  quelles  espèces  de  grains 
ou  de  légumes  conviennent  le  mieux  aux  différentes  parties 
de  ma  propriété  et  me  rapportent  le  plus  de  profits  :  je 
sais  quelle  espèce  d'animaux  je  dois  élever  de  préférence  ; 
je  puis  enfin  me  rendre  compte  des  plus  petits  détails 
de  mon  exploitation.  Je  me  suis  créé  ainsi  pour  mon 
propre  usage,  un  système  de  comptabilité  claire,  sûre, 
méthodique,  et  qui  m'offre  d'un  coup-d'œil  le  résultat  de 
toutes  mes  opérations. 


LES  SECRETS  DU  SUCCÈS  —  RÉVÉLATIONS  IMPORTANTES  I35 

y>  Cette  pratique,  assez  fastidieuse  d'abord,  est  devenue 
pour  moi  une  espèce  de  jouissance.  J'éprouve  le  plus  vif 
intérêt  à  comparer  le  résultat  de  l'année  présente  avec 
ceux  des  années  précédentes.  Je  suis  même  parvenu, 
sans  le  vouloir,  à  faire  partager  cet  intérêt  à  ma  Louise 
qui,  comme  je  vous  l'ai  dit,  s'est  mise,  elle  aussi,  à  tenir 
registre  de  ses  dépenses  de  ménage.  A  l'heure  qu'il  est, 
je  ne  voudrais  pas,  pour  tout  au  monde,  renoncer  à  cette 
coutume  ;  je  croirais  marcher  vers  un  précipice,  comme 
l'aveugle  qui  n'a  personne  pour  le  guider.  J'y  attache 
tant  d'importance  que  je  voudrais  -.a  voir  suivie  par  tout 
cultivateur  sachant  Hre  et  écrire.  Bien  plus,  je  voudrais 
que  les  sociétés  d'agriculture  pussent  offrir  des  prix  à  ceux  qui 
tiendraient  les  meilleurs  registres  de  leurs  travaux  agricoles. 

»  C'est  généralement  le  soir,  après  ma  journée  faite, 
que  je  fais  mes  entrées  dans  mon  journal.  Je  me  demande  : 
qu'ai-je  fait  aujourd'hui  ?  Et  je  consigne  ma  réponse 
avec  la  plus  grande  précision  possible.  Je  me  rends  compte 
à  moi-même  de  l'emploi  de  ma  journée.  C'est  en  quelque 
sorte  un  examen  de  conscience. 

»  Voilà,  en  peu  de  mots,  monsieur,  tous  les  secrets  de 
ma  réussite.  Et  tout  cela  n'empêche  pas  la  franche  gaîté 
de  venir  de  temps  à  autre  s'asseoir  à  notre  foyer.  Il  nous 
arrive  assez  souvent  de  passer  des  soirées  entières  à  rire  et 
badiner  comme  dans  nos  jours  de  jeunesse  ;  mon  ami  le 
curé  de  Rivardville  en  pleure  de  plaisir.  Mais  je  serais 
ingrat  envers  la  Providence,  si  je  ne  reconnaissais  haute- 
ment ses  bienfaits.  La  voix  qui  m'avait  dit  dès  mon 
entrée  dans  la  forêt  :  aide-toi,  le  ciel  t'aidera  —  ne  m'a 
pas  trompé.  Si  ma  propriété  primitivement  acquise  au 
prix  de  vingt-cinq  louis,  en  vaut  à  l'heure  qu'il  est,  de 
quatre  à  cinq  mille,  j'en  dois  remercier  avant  tout  Celui 
qui  a  voulu  qu'elle  devînt  en  grande  partie  le  site  d'un 
village,  que  des  moulins,  des  fabriques  de  diverses  sortes 
fussent  érigés  sur  la  rivière  qui  la  traverse,  et  enfin  qu'une 
immense  voie  ferrée,  passant  dans  son  voisinage,  vint  ino- 
pinément en  doubler  la  valeur. 

»  Maintenant,  ajouta-t-il  en  se  levant,  puisque  vous  pre- 
nez tant  d'intérêt  à  notre  prospérité  locale,  et  que  vous 
n'avez  rien  de  mieux  à  faire,  je  vous  inviterai  à  faire  un 
tour  de  voiture  en  dehors  du  village  ». 

J'acceptai  volontiers.  Mais  avant  de  rendre  compte 
de  mes  impressions  de  voyage,  je  dois  me  hâter  de  réparer 
une  omission  importante  faite  par  Jean  Rivard  dans  l'énu- 
mération  des  secrets  de  sa  prospérité. 

On  voit  par  la  conversation  qui  précède  que  les  progrès 


t36  JEAN  RIVARD   ÉCONOMISTE 

étonnants  de  notre  héros  étaient  dûs  en  grande  partie  à 
son  intelligence  et  à  son  activité^  à  la  bonne  organisation 
de  toute  sa  ferme,  à  l'excellente  direction  donnée  aux  tra- 
vaux, à  l'ordre  qui  présidait  à  ses  opérations  agricoles, 
enfin  au  bon  emploi  de  son  temps,  à  la  judicieuse  distri- 
bution de  chaque  heure  de  la  journée. 

Mais  il  est  une  autre  cause  de  prospérité  que  Jean  Ri- 
vard  eût  pu  compter  au  nombre  de  ses  plus  importants 
secrets,  et  dont  il  n'a  rien  dit  par  délicatesse  sans  doute. 

Ce  secret  important,  c'était  Louise,  c'était  la  femme  de 
Jean  Rivard. 

Disons  d'abord  que  Louise  contribua  pour  beaucoup  à 
entretenir  le  courage  et  à  faire  le  bonheur  de  son  mari 
par  les  soins  affectueux  qu'elle  lui  prodigua. 

Elle  l'aimait,  comme  sait  aimer  la  femme  canadienne, 
de  cet  amour  désintéressé,  inquiet,  dévoué,  qui  ne  finit 
qu'avec  la  vie. 

Remplie  de  bienveillance  pour  les  domestiques,  Louise 
les  traitait  avec  bonté,  les  soignait  dans  leurs  maladies, 
et  ne  manquait  jamais  de  s'attirer  leur  respect  et  leur 
affection.  Quoique  économe,  elle  était  charitable  ;  et  ja- 
mais un  bon  pauvre  ne  frappait  à  sa  porte  sans  être  secouru. 

Fidèle  observatrice  de  ses  devoirs  rehgieux,  elle  les  fai- 
sait pratiquer  à  tous  ceux  qui  dépendaient  d'elle.  Quelle 
heureuse  influence  une  femme  aimable  et  vertueuse  peut 
exercer  sur  les  dispositions  des  personnes  qui  l'entourent  ! 
Un  mot  d'elle,  un  sourire,  peut  faire  quelquefois  sur  des 
cœurs  endurcis  plus  que  ne  feraient  les  exhortations  des 
plus  éloquents  prédicateurs. 

Mais  à  toutes  ces  heureuses  quahtés  du  cœur  et  de  l'es- 
prit, Louise  joignait  encore  celles  qui  constituent  la  maî- 
tresse de  maison,  la  femme  de  ménage  ;  et  on  peut  dire 
qu'elle  contribua  pour  une  large  part,  par  ses  talents  et 
son  industrie,  au  succès  des  travaux  de  Jean  Rivard. 

C'est  elle  qui  dirigeait  l'intérieur  de  l'habitarion  et  tout 
ce  qui  se  rapportait  à  la  nourriture,  au  Hnge,  à  l'ameuble- 
ment. Elle  veillait  avec  un  soin  minutieux  à  l'ordre  et  à 
la  propreté  de  la  maison. 

Aidée  d'une  servante  qui  était  chargée  de  la  besogne 
la  plus  pénible,  qui  trayait  les  vaches,  faisait  le  beurre 
et  le  fromage,  cuisait  le  pain,  fabriquait  l'étoffe,  lavait  le 
linge  et  les  planchers,  elle  s'acquittait  de  sa  tâche  avec  une 
diligence  et  une  régularité  parfaites.  Chaque  chose  se 
faisait  à  son  heure,  et  avec  un  ordre  admirable. 

Il  fallait  voir  cette  petite  femme  proprette,  active,  in- 
dustrieuse, aller  et  venir,  donner  des  ordres,  remettre  un 


LES  SECRETS  DU  SUCCÈS  —  RÉVÉLATIONS  IMPORTANTES   I37 

meuble  à  sa  place,  sans  cesse  occupée,  toujours  de  bonne 
humeur. 

Si  on  avait  quelque  chose  à  lui  reprocher,  c'était  peut- 
être  un  excès  de  propreté.  Les  planchers  étaient  tou- 
jours si  jaunes  qu'on  n'osait  les  toucher  du  pied.  Les 
petits  rideaux  qui  bordaient  les  fenêtres  étaient  si  blancs 
que  les  hommes  n'osaient  fumer  dans  la  maison  de  peur 
de  les  ternir.  Cette  propreté  s'étendait  même  jusqu'au 
dehors  ;  elle  ne  pouvait  souffrir  qu'une  paille  traînât  devant 
la  porte.  Son  mari  la  plaisantait  quelquefois  à  ce  sujet, 
mais  inutilement.  La  propreté  était  devenue  chez  elle  une 
seconde  nature. 

Inutile  de  dire  que  cette  propreté  se  faisait  remarquer 
d'abord  sur  sa  personne.  Quoique  ses  vêtements  fussent 
en  grande  partie  de  manufacture  domestique,  et  du  genre 
le  plus  simple,  cependant  il  y  avait  tant  de  goût  dans  son 
ajustement  que  les  plus  difficiles  en  fait  de  toilette  n'y 
pouvaient  trouver  à  redire. 

Jean  Rivard  trouvait  toujours  sa  Louise  aussi  char- 
mante que  le  jour  de  ses  noces.  Il  n'eût  jamais  souffert 
qu'elle  s'assujettit  aux  rudes  et  pénibles  travaux  des  champs. 
S'il  arrivait  quelquefois  à  celle-ci  d'aller  dans  les  belles 
journées  d'été  prendre  part  à  la  fenaison,  c'était  autant 
par  amusement  que  pour  donner  une  aide  passagère. 

C'était  une  grande  fête  pour  les  travailleurs  que  la  pré- 
sence de  madame  Rivard  au  milieu  d'eux. 

Mais  il  y  avait  deux  autres  occupations  extérieures 
qu'elle  affectionnait  particulièrement  :  c'était  le  soin  de 
la  basse-cour  et  celui  du  jardin.  Quant  à  cette  dernière 
occupation,  à  part  le  bêchage  et  la  préparation  du  sol  qui 
se  faisaient  à  bras  d'hommes,  tout  le  reste  était  à  sa  charge. 
Dans  la  belle  saison  de  Vété,  on  pouvait  la  voir,  presque 
chaque  jour,  coiffée  de  son  large  chapeau  de  paille,  passer 
une  heure  ou  deux  au  milieu  de  ses  carrés  de  légumes, 
les  arrosant,  extirpant  les  herbes  nuisibles,  entretenant 
les  rosiers  et  les  fleurs  des  plate-bandes,  sarclant  ou  net- 
toyant les  allées. 

La  table  de  Jean  Rivard  était,  d'un  bout  de  l'année 
à  l'autre,  chargée  des  légumes  récoltés  par  Louise,  et  ce 
qu'elle  en  vendait  formait  encore  un  item  important  de 
son  livre  de  recettes. 

Si  on  ajoute  à  tout  cela  les  soins  incessants  que  Louise 
donnait  à  ses  enfants,  dont  le  nombre  s'accroissait  tous 
les  deux  ans,  le  temps  qu'elle  employait  à  la  confection 
de  leur  linge  et  de  leurs  petits  vêtements,  ainsi  qu'à  l'en- 
tretien du  linge  de  ménage  ;  si  on  se  rappelle  que  c'est 


138  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE  , 

elle  qui  façonnait  de  ses  mains  tous  ces  articles  de  toilette, 
on  avouera  que  sa  part  dans  l'exploitation  de  Jean  Rivard 
n'était  pas  sans  importance,  et  qu'elle  pouvait  se  féliciter 
(ce  qui  d'ailleurs  devrait  être  l'ambition  de  toute  femme), 
d'être,  dans  sa  sphère,  aussi  utile,  aussi  accomplie  que 
son  mari  l'était  dans  la  sienne. 

V 
UNE  PAROISSE  COMME  ON  EN  VOIT  PEU 

Je  dirai  en  quelques  pages  les  impressions  qui  me  sont 
restées  de  ma  rapide  mais  intéressante  excursion  à  travers 
la  campagne  de  Rivardville. 

Toute  la  paroisse  me  sembla  un  immense  jardin.  Le 
chemin  du  Roi,  entretenu  comme  une  route  macadamisée, 
était  presque  d'un  bout  à  l'autre  bordé  d'arbres  majestueux 
projetant  leurs  rameaux  jusque  sur  la  tête  des  voyageurs. 
Point  de  poussière,  point  de  soleil  brûlant  ;  mais  une  douce 
fraîcheur  se  répandait  partout  dans  l'atmosphère  que  nous 
traversions. 

C'était  à  l'époque  où  la  végétation  est  dans  toute  sa 
force  et  toute  sa  beauté.  Un  épais  gazon  couvrait  le 
sol  ;  dans  les  champs  ensemencés,  les  tiges  des  grains  for- 
maient un  riche  tapis  de  verdure  ;  dans  les  prairies,  le  foin 
s'élevait  à  plusieurs  pieds  de  hauteur  ;  dans  les  jardins 
et  partout  autour  des  maisons  les  arbres  étaient  en  fleur 
ou  revêtus  de  feuillage,  toute  la  nature  semblait  travailler 
au  bien-être  et  au  plaisir  de  l'homme. 

La  plus  grande  propreté  se  faisait  remarquer  dans  le 
voisinage  de  la  route  et  des  habitations.  On  n'y  voyait 
point  de  ces  clôtures  délabrées,  de  ces  bâtiments  en  ruine, 
de  ces  monceaux  d'ordures  qui  trop  souvent,  attristent 
l'œil  ou  offusquent  l'odorat  du  voyageur.  Des  troupeaux 
d'animaux  des  plus  belles  races  connues,  paissaient  dans 
les  gras  pâturages.  De  distance  en  distance,  à  demie 
cachée  par  les  arbres,  apparaissait  une  jolie  maison  en 
brique  ou  en  bois  peint.  C'est  à  peine  si  dans  tout  le  cours 
de  notre  trajet,  nos  yeux  s'arrêtèrent  sur  trois  ou  quatre 
chaumières  de  pauvre  apparence.  Cet  air  de  prospérité 
me  frappa  tellement  que  je  ne  pus  m'empêcher  d'exprimer 
tout  haut  ma  surprise  et  mon  enthousiasme. 

«  —  Cette  prospérité,  me  répondit  mon  compagnon,  n'est 
pas  seulement  apparente  ;  si  vous  pouviez  pénétrer,  comme 
je  le  fais  souvent,  dans  l'intérieur  de  ces  demeures,  vous 
verriez  dans  l'attitude  et  les  paroles  de  presque  tous  les 
habitants,   l'expression   du   contentement   et   du   bonheur. 


UNE   PAROISSE   COMME   ON   EN   VOIT  PEU  I39 

Vous  n'y  verriez  pas  de  faste  inutile,,  mais  une  propreté 
exquise,  et  même  une  certaine  élégance  et  tout  le  confort 
désirable. 

—  A  quoi  attribuez-vous  donc  cette  prospérité  ? 

—  Rappelez-vous  tous  les  secrets  dont  je  vous  ai  parié. 
Ce  qui  a  fait  mon  succès,  fait  aussi  celui  d'un  grand  nom- 
bre d'autres.  L'exemple  est  contagieux,  voyez-vous  ;  le 
voisin  imite  son  voisin,  et  c'est  ainsi  que  s'introduisent 
les  bonnes  habitudes  et  les  réformes  utiles.  La  plupart 
des  cultivateurs  dont  vous  admirez  la  richesse  sont  entrés 
dans  la  forêt,  il  y  a  douze  et  quinze  ans,  n'ayant  pour  toute 
fortune  que  leur  courage  et  leur  santé.  Le  travail  et 
l'industrie  les  ont  faits  ce  qu'ils  sont.  Quant  au  bon  goût 
déployé  dans  l'ornementation  des  résidences,  et  aux  con- 
naissances agricoles,  qu'indique  l'aspect  généfal  des  champs 
ensemencés,  l'exemple  et  les  parole^  de  mon  ami  le  curé  de 
Rivardville,  le  zèle  et  les  leçons  de  notre  professeur^  ont 
contribué  beaucoup  à  les  répandre.  Moi-même  je  ne  suis 
peut-être  pas  étranger  à  ce  progrès. 

»  Rien  n'est  propre  à  faire  aimer  la  campagne  com- 
me cette  apparence  de  bien-être,  d'élégance  et  de  luxe 
champêtre. 

»  La  dimension,  la  situation,  la  propreté  des  maisons 
sont  aussi  pour  beaucoup  dans  la  santé  physique  et  morale 
des  habitants.  Les  chambres  qu'habite  la  famille,  et  en 
particuHer  les  chambres  à  coucher  sont  généralement  spa- 
cieuses et  bien  aérées.  Nous  attachons  une  grande  im- 
portance à  cela.  A  combien  de  maladies,  de  misère,  de 
vices,  ne  donnent  pas  lieu  les  habitations  basses,  humides; 
malsaines  de  vos  grandes  villes  »  ? 

Çà  et  là  nous  apercevions  des  groupes  d'enfants  jouant 
et  gambadant  sur  la  pelouse.  Quelle  différence,  me  disais- 
je  entre  cette  vie  des  champs  et  celle  de  la  ville,  pour  ce 
qui  regarde  le  développement  physique  et  intellectuel 
des  enfants  !  Dans  nos  grandes  cités,  l'enfant  est  presque 
toute  l'année  resserré  entre  quatre  murs.  Dans  la  belle 
saison,  il  respire  l'air  vicié  et  la  poussière  des  rues.  Com- 
bien il  envierait,  s'il  le  savait,  le  bonheur  des  enfants  de 
la  campagne  qui  dans  tous  leurs  ébats  à  travers  champs 
n'aspirent  que  le  parfum  des  fleurs  ou  l'odeur  des  prairies? 

De  temps  eil  temps  nous  entendions  la  voix  gracieuse 
de  quelque  jeune  fille  qui,  tout  en  cousant,  filant,  ou  tri- 
cotant, mariait  son  chant  au  chant  des  oiseaux.  Vers 
le  soir,  mes  oreilles  furent  agréablement  frappées  par  des 
sons  de  musique  que  je  pris  pour  ceux  de  la  flûte  et  du 
violon. 


140  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

«  —  Mais,  dis- je  à  mon  hôte,  vous  ne  vous  contentez 
pas  d'être  artistes  agricoles  :  je  vois  que  vous  avez  dans 
votre  paroisse  des  artistes  dans  tous  les  genres  ? 

—  Non,  répondit-il,  mais  nous  avons  depuis  longtemps 
du  chant  et  de  la  musique.  L'enseignement  du  chant 
fait  partie  du  programme  de  nos  écoles  de  filles  et  de  gar- 
çons ;  et  quant  à  la  musique,  mon  ami  le  curé  a  formé, 
pour  nos  grandes  solennités  religieuses,  un  corps  d'ama- 
teurs dont  le  nombre  s'augmente  de  jour  en  jour. 

»  Dans  la  plupart  de  nos  familles,  la  musique  vocale 
et  instrumentale  forme  un  des  plus  agréables  délassements. 
Elle  repose  le  corps  et  l'esprit  des  fatigues  du  travail. 

»  De  fait,  ajouta  Jean  Rivard,  notre  ambition  serait 
de  transporter  à  la  campagne  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans 
la  \ie  de  votre  monde  citadin,  en  nous  gardant  avec  soin 
de  tout  ce  qu'on  y  trouve  de  mensonger,  d'exagéré,  d'im- 
moral. Rien  de  plus  facile  que  de  former  les  jeunes  per- 
sonnes aux  manières  polies,  au  bon  ton,  aux  grâces  de  ce 
que  vous  appelez  la  bonne  société.  Tout  cela  n'a  rien 
d'incompatible  avec  la  modestie,  la  simpHcité  et  les  autres 
vertus.  L'économie  dans  la  toilette  n'en  exclut  pas  le 
bon  goût.  Personne  n'est  plus  que  moi  ennemi  du  faste 
et  de  l'ostentation,  mais  l'extrême  rusticité  me  déplaît 
également.  C'est  ma  conviction  que  rien  ne  contribuera 
plus  à  retenir  au  sein  de  nos  campagnes  les  centaines  de 
jeunes  gens  qui  cherchent  à  s'en  échapper  aujourd'hui 
que  cet  aspect  d'aisance,  ces  dehors  attrayants,  qui  ont 
au  moins  l'effet  d'égayer  les  regards  et  de  faire  croire  au 
bonheur.  C'est  une  idée  qui  peut  être  sujette  à  controverse, 
mais  que  je  donne  pour  ce  qu'elle  vaut. 

—  Mais  ne  connaissez-vous  pas  quelque  autre  moyen 
également  efficace  d'arrêter  l'émigration  des  campagnes  ? 

—  Oui,  j'en  connais  plusieurs,  mais  je  ne  m'arrêterai 
qu'à  un  seul  qui  me  paraît  moins  connu  que  les  autres  : 
je  veux  parler  de  l'étabhssement  de  manufactures. 

»  Depuis  plusieurs  années,  nous  avons  formé  à  Rivard- 
ville  une  association  dans  ce  but.  Bon  nombre  des  habi- 
tants de  la  paroisse  en  font  partie.  L'association  a  déjà 
bâti  six  moulins,  dont  deux  à  scie,  deux  à  farine,  un  à 
carder  et  l'autre  à  moudre  de  l'avoine  ;  elle  a  aussi  une 
fabrique  d'huile  de  graine  de  lin,  et  une  de  meubles;  elle 
aura  prochainement  une  fabrique  d'étoftes.  Le  risque 
a  été  de  peu  de  chose  pour  chacun  de  nous  et  les  résultats 
pour  la  paroisse  ont  été  immenses.  J'aurais  dû  mentionner 
cela  parmi  les  secrets  de  notre  prospérité  ;  car  toutes  les 
industries  se  soutiennent  l'une  par  l'autre.    Les  ouvriers 


UNE   PAROISSE   COMME   ON   EN   VOIT   PEU  I4I 

de  nos  fabriques,  appartiennent  principalement  à  la  classe 
dgricole  ;  ils  donnent  à  l'association  le  temps  qu'ils  ne  peu- 
vent employer  avantageusement  sur  leurs  terres.  Ainsi, 
en  hiver  comme  en  été,  les  habitants  de  Rivardville  font 
un  utile  emploi  de  leur  temps.  Nul  n'est  oisif  et  personne 
ne  songe  à  quitter  la  paroisse. 

»  Cela  ne  nuit  en  rien  à  l'existence  de  cette  foule  de 
petites  industries,  filles  du  travail  et  de  l'intelligence, 
qui  s'exercent  au  sein  des  familles  et  y  sont  une  source 
d'aisance  ». 

Jean  Rivard  continua  à  m'entretenir  longtemps  de  tous 
les  détails  de  l'association,  de  son  organisation,  des  diffi- 
cultés qu'elle  avait  rencontrées,  des  profits  qu'elle  rap- 
portait, etc. 

«  —  Le  principal  but  de  notre  association,  me  dit-il, 
a  été  de  procurer  du  travail  à  ceux  qui  n'en  ont  pas  ;  car 
il  existe  malheureusement  dans  toute  localité  tant  soit 
peu  populeuse,  un  certain  nombre  d'individus  dépourvus 
des  connaissances,  de  l'expérience  ou  de  l'énergie  nécessaires 
pour  s'en  procurer  par  eux-mêmes  ;  et  il  arrive  quelquefois 
que  ces  individus,  rebutés,  découragés,  se  Hvrent  au  vol 
ou  à  la  fainéantise,  et  finissent  par  être  des  êtres  nuisibles 
dans  le  monde.  Il  est  vrai  que  le  zèle  privé,  l'esprit  phi- 
lanthropique et  charitable  des  citoyens  éclairés,  s'ils  sont 
bien  pénétrés  de  ces  vérités,  peuvent  faire  plus,  compara- 
tivement parlant,  que  ne  font  les  efforts  combinés  des 
associations  ;  mais  il  faut  à  ce  zèle  privé,  à  cet  esprit  phi- 
lanthropique, un  stimulant  qui  le  tienne  constamment  en 
éveil  ;  et  l'association  est  un  de  ces  stimulants. 

»  Quoique  les  opérations  de  la  nôtre  aient  été  assez  res- 
treintes jusqu'aujourd'hui,  —  car  nous  avons  voulu  agir 
avec  la  plus  grande  prudence,  —  cependant  les  bases  en 
sont  très  larges,  et  j'espère  qu'avant  peu  nous  en  obtien- 
drons des  résultats  surprenants. 

»  Elle  s'occupe  en  général  de  l'étude  des  ressources  du 
pays  et  des  moyens  de  les  exploiter  ;  elle  constate  les  pro- 
duits de  consommation  locale,  même  ceux  d'importation 
qui  pourraient  être  fabriqués  ici  aussi  économiquement 
que  dans  les  autres  localités  ;  elle  favorise  l'exportation 
des  produits  qui  peuvent  se  vendre  avec  avantage  sur  les 
marchés  étrangers  ;  elle  s'efforce  de  rendre  les  communi- 
cations et  les  débouchés  plus  faciles,  et  d'en  augmenter 
le  nombre,  elle  encourage  l'agriculture,  sans  laquelle  tou- 
tes les  autres  industries  languissent  ;  enfin  elle  favorise 
la  diffusion  des  connaissances  usuelles,  et  l'instruction 
populaire  qui  sert  d'engin  à  tout  le  reste. 


142  JEAN   RIVARD   ECONOMISTE 

»  On  ne  sait  pas  tout  ce  qu'on  pourrait  accomplir  au 
moyen  d'associations  de  ce  genre. 

—  Des  personnes  éclairées  et  bien  intentionnées,  fis- je 
remarquer,  regardent  pourtant  d'un  mauvais  œil  l'établis- 
sement de  manufactures  dans  le  pays. 

—  Oui,  répondit-il,  et  la  question  est  aussi  controver- 
sée parmi  nous.  Nous  ne  nous  cachons  pas  les  inconvénients 
que  présente  l'industrie  manufacturière  exercée  sur  une 
grande  échelle,  comme  dans  les  vieux  pays  de  l'Europe, 
où  le  bonheur  et  la  vie  même  des_  pauvres  ouvriers  sont 
à  la  merci  des  fabricants,  où  les  jeunes  enfants  s'étiolent, 
où  les  jeunes  filles  se  dépravent,  où  des  êtres  humains  de- 
venus machines  passent  leur  vie  dans  l'ignorance  et  l'a- 
brutissement le  plus  complet.  Mais  ne  pouvons-nous  nous 
prémunir  contre  ces  dangers  ?  D'ailleurs  l'établissement 
de  fabriques  au  milieu  de  nos  campagnes  —  et  c'est  là 
qu'elles  devraient  être  —  seraient  loin,  il  me  semble,  de 
présenter  les  inconvénients  qu'on  redoute  avec  tant  de 
raison. 

»  Le  Canada  peut  être  à  la  fois  pays  agricole  et  pays  ma- 
nufacturier. 

»  Une  chose  est  au  moins  certaine,  c'est  que  l'étabUsse- 
ment  de  manufactures  contribuera  puissamment  à  arrêter 
l'émigration  et  l'expatriation  de  notre  belle  jeunesse,  et 
à  rappeler  au  miheu  de  nous  ces  milHers  de  travailleurs 
canadiens  dispersés  aujourd'hui  dans  toutes  les  villes  manu- 
facturières de  l'Union  américaine  ». 

Tout  en  parlant  ainsi,  nous  avions  fait  le  tour  de  la 
paroisse,  et  nous  entrions  dans  le  village  par  l'extrémité 
opposée  à  celle  d'où  nous  étions  partis. 

Jean  Rivard  m'apprit  que,  outre  les  mouhns,  fabri- 
ques, fonderie,  etc.,  appartenant  à  l'association  industrielle 
de  Rivardville,  on  comptait  encore  dans  le  village  une 
fabrique  d'horloges,  une  fabrique  de  cribles  et  de  mouUns 
à  battre,  cinq  forges,  une  tannerie,  six  boutiques  de  char- 
pentier, une  de  ferblantier,  deux  charrons,  un  tailleur,  un 
selher,  un  potier,  quatre  cordonniers,  etc.  On  y  comptait 
aussi  deux  médecins  et  deux  notaires.  Il  y  avait  un  grand 
marché  fréquenté  non  seulement  par  les  habitante  de  la 
paroisse,  mais  par  ceux  des  paroisses  voisines.  Les  rues 
étaient  spacieuses  et  bordées  de  chaque  côté  d'un  large 
trottoir  en  bois  (i). 

(1)  Si  quelqu'un  était  porté  à  trouver  exagéré  le  progrès  de  Ri- 
vardville depuis  sa  fondation,  nous  lui  dirions  que  le  village  de  l'In- 
dustrie, comté  de  Montcalm,  après  vingt  ans  d'existence,  possédait 
tous  les  établissements  dont  nous  venons  de  parler,  sans  compter 


UNE   PAROISSE   COMME   ON   EN   VOIT   PEU  I43 

En  passant  en  face  du  lycée,  nous  nous  arrêtâmes  un 
instant  pour  admirer  les  proportions  de  l'édifice  et  la  pro- 
preté des  terrains  environnants. 

«  —  Je  vous  proposerais  bien  d'entrer,  me  dit  mon  hôte, 
si  nous  n'avions  pas  à  nous  arrêter  ailleurs  :  vous  verriez 
ce  que  c'est  qu'une  école  bien  tenue.  Je  vous  ferais  voir 
aussi  notre  bibliothèque  paroissiale  qui  occupe  une  des 
chambres  du  second  étage.  Nous  avons  un  excellent  choix 
de  Hvres.  A  part  ces  petites  historiettes  d'une  morale  si 
pure,  qui  développent  chez  les  jeunes  gens  le  goût  de  la 
lecture  en  même  temps  qu'ils  éveillent  en  eux  les  plus  beaux 
sentiments  de  la  nature,  vous  verriez  des  traités  sur  presque 
toutes  les  branches  des  connaissances  humaines  ;  nous  avons, 
cpmme  de  raison,  donné  la  préférence  aux  ouvrages  écrits 
d'un  style  simple  et  à  la  portée  de  toutes  les  intelligences. 
Des  traités  élémentaires  d'agriculture,  des  manuels  des 
arts  et  métiers  forment  une  des  plus  intéressantes  par- 
ties de  notre  collection.  Les  livres  qui  nous  font  connaî- 
tre l'histoire  et  les  ressources  de  notre  pays  ne  nous  man- 
quent pas  non  plus.  Chaque  année  nous  achetons  quel- 
ques nouveaux  ouvrages,  et  le  nombre  des  lecteurs  aug- 
mente en  proportion. 

»  Le  professeur  du  lycée  rempHt  les  fonctions  de  bibho- 
thécaire.  C'est  le  dimanche,  après  vêpres,  qu'il  distribue 
les  volumes  à  ceux  qui  veulent  en  emporter.  Vous  ne  sau- 
riez croire  tout  le  bien  que  font  ces  petits  livres  répandus 
ainsi  sur  tous  les  points  de  la  paroisse.  Notre  professeur 
continue,  en  outre,  chaque  dimanche,  son  cours  de  notions 
utiles  et  de  connaissances  générales  ;  il  est  maintenant  fort 
instruit,  et  ses  leçons  deviennent  de  plus  en  plus  inté- 
ressantes. Il  est  tellement  populaire,  que  la  paroisse  vient 
d'élever  le  chiffre  de  son  traitement,  sans  la  moindre  sol- 
licitation de  sa  part. 

—  C'est  un  fait  honorable  et  pour  la  paroisse  et  pour 
le  professeur.  Mais,  ajoutai-je,  à  part  votre  bibhothè- 
que  paroissiale,  vous  avez  aussi,  je  suppose,  un  cabinet  de 
lecture  ? 

—  Non  ;  mais  un  grand  nombre  d'entre  nous  sous- 
crivent aux  gazettes.  Nous  recevons  les  principaux  jour- 
naux de  la  province  ;  nous  en  recevons  plusieurs,  afin  de 
connaître  autant  que  possible  la  vérité.  Les  voisins  échan- 
gent souvent  entre  eux,  qu'ils  soient  ministériels  ou  oppo- 
sitionnistes  ;   car   en  général  l'esprit   de   parti,   en  dehors 

un  collège  en  pierre  à  deux  étages,  deux  écoles,  deux  hôtelleries,  etc* 
La  construction  du  chemin  de  fer  de  l'Industrie  vint  couronner  ce 
progrès  en  1847- 


144  JEAN   RIVARD   ECONOMISTE 

des  temps  d'élection,  est  beaucoup  moins  vivace,  moins 
exclusif  à  la  campagne  qu'à  la  ville,  et  nous  lisons  volon- 
tiers toutes  les  gazettes,  pourvu  qu'elles  contiennent  quelque 
chose  d'instructif.  Vous  n'ignorez  pas,  —  c'est  un  fait 
bien  connu  —  que  nulle  part  les  gazettes  ne  sont  aussi 
bien  lues  qu'à  la  campagne.  Il  n'est  pas  rare  de  rencon- 
trer parmi  nous  de  ces  liseurs  avides  qui  ne  s'arrêtent 
qu'au  bas  de  la  quatrième  page  de  chaque  numéro,  sans 
même  faire  grâce  aux  annonces  des  charlatans.  A  part 
les  gazettes  poHtiques,  nous  recevons  des  journaux  consa- 
crés à  l'agriculture,  à  l'éducation,  à  l'industrie,  et  même 
des  recueils  purement  littéraires.  Nous  considérons  que 
les  connaissances  disséminées  par  ces  divers  recueils,  les 
idées  qu'ils  répandent,  les  sentiments  qu'ils  produisent, 
les  aliments  qu'ils  fournissent  à  l'esprit,  sont  une  ample 
compensation  de  la  somme  minime  exigée  annuellement 
de  chaque  individu.  Le  goût  de  la  lecture  s'est  accru 
graduellement  ;  je  pourrais  vous  citer  des  hommes,  autrefois 
d'une  parcimonie  étrange  à  l'égard  des  choses  de  l'intelli- 
gence, des  hommes  qui  n'auraient  jamais  lu  un  Uvre  s'ils 
n'eussent  trouvé  à  l'emprunter  pour  l'occasion,  qui  au- 
jourd'hui dépensent  libéralement  plusieurs  louis  par  année 
en  achat  de  livres  ou  en  souscriprions  à  des  recueils  pério- 
diques. Les  uns  se  privent  de  tabac,  d'autres  d'un  article 
de  toilette  pour  pouvoir  souscrire  à  un  journal  ou  acheter 
quelque  livre  nouveau. 

»  Depuis  longtemps  les  entretiens  sur  la  politique,  sur 
le  mérite  des  hommes  pubUcs  ou  les  mesures  d'utihté  gé- 
nérale, sur  les  nouvelles  européennes  ou  américaines,  sur 
les  découvertes  récentes  en  agriculture  ou  en  industrie, 
ont  remplacé  parmi  nous  les  conversations  futiles  sur 
les  chevaux,  les  médisances  et  les  cancans  de  voisinage. 

—  Est-ce  que  vos  discussions  pohtiques  sont  généra- 
lement conduites  avec  sang-froid  et  dignité  ?  Ne  dégénè- 
rent-ils pas  quelquefois  en  querelles  ridicules,  comme  cela 
se  voit  assez  souvent  ? 

—  Pour  dire  le  vrai,  notre  petite  société  poHtique  se 
ressent  un  peu  de  l'esprit  des  journaux  qui  composent  sa 
nourriture  intellectuelle.  Celui  qui  fait  sa  lecture  ordinaire 
de  ces  gazettes  où  la  passion,  l'injure,  l'intolérance,  les 
personnalités  grossières  tiennent  Heu  de  bon  sens,  se  dis- 
tinguent généralement  par  un  esprit  hâbleur  et  des  idées 
outrées.  Celui  au  contraire  qui  reçoit  un  journal  rédigé 
avec  modération  est  presque  invariablement  poH,  délicat, 
réservé  dans  son  langage.  L'esprit  et  le  ton  qui  président 
à  la  rédaction  d'un  journal  exercent  une  influence  éton- 


VISITE    A    M.    LE  CURÉ  —  DISSERTATIONS  ÉCONOMIQUES    I45 

nante  sur  l'éducation  du  peuple  et  la  moralité  publique. 
Tel  journal,  tel  abonné.  On  pourrait,  au  moyen  des  jour- 
naux, renouveler  en  peu  d'années,  la  face  d'un  pays». 

Je  pus  voir  de  mes  yeux,  durant  cette  courte  promenade, 
de  quelle  estime  Jean  Rivard  était  entouré.  Tous  ceux 
que  nous  rencontrions  le  saluaient  respectueusement  en 
ôtant  leurs  chapeaux.  Quelques-uns  l'arrêtèrent  en  pas-- 
sant  pour  lui  demander  quelque  conseil.  A  la  manière 
dont  ils  lui  parlaient,  je  voyais  qu'ils  le  considéraient  tous 
comme  leur  meilleur  ami.  «  Nous  sommes  rendus,  me 
dit-il,  à  l'un  des  points  les  plus  intéressants  de  notre  iti- 
néraire ;  nous  voici  au  presbytère,  et  nous  allons  entrer 
un  instant  faire  visite  à  notre  ami  monsieur  le  curé». 

VI 

VISITE  A  MONSIEUR  LE  CURÉ  —  DISSERTATIONS 

ÉCONOMIQUES 

M.  Doucet  était  à  la  sacristie,  occupé  à  faire  un  bap- 
tême. En  l'attendant,  Jean  Rivard  m'emmena  faire  un 
tour  dans  le  jardin  de  son  ami.  Ce  jardin  s'étendait  en 
arrière  à  l'ouest  du  presbytère,  lequel  semblait  être  ainsi 
au  milieu  des  fleurs  et  des  fruits.  Le  presbytère  était  une 
modeste  maison  en  bois,  à  un  seul  étage,  avec  mansardes, 
mais  assez  spacieuse,  et  divisée  commodément. 

Un  large  perron  s'étendait  sur  le  devant,  abrité  du  soleil 
^t  de  la  pluie  par  un  prolongement  de  la  toiture.  Un  petit 
parterre  et  des  plantes  grimpantes  égayaient  les  abords 
de  la  maison. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  monsieur  le  curé  arriva, 
et  nous  accueilht  avec  la  plus  affectueuse  cordiahté.  Il 
nous  fit  d'abord  entrer  dans  une  chambre  modestement 
mais  proprement  meublée,  qui  lui  servait  de  salon,  puis 
bientôt  nous  passâmes  dans  une  chambre  plus  petite  qui 
lui  servait  de  bibliothèque  et  de  salle  ordinaire  de  réunion. 
Je  trouvai  M.  Doucet  tel  que  me  l'avait  dépeint  Jean 
Rivard,  bon,  poli,  simple,  aimable,  sans  prétention,  ne 
paraissant  se  douter  ni  de  ses  vertus,  ni  du  bien  qu'il  ac- 
complissait autour  de  lui.  Nous  fûmes  de  suite  sur  le 
pied  de  la  plus  parfaite  intimité.  On  eût  dit  que  nous 
nous  connaissions  depuis  vingt  ans. 

Nous  parlâmes  longtemps  de  Rivardville,  de  sa  naissance, 
de  ses  progrès,  de  sa  prospérité.  J'exprimai  à  monsieur 
le  curé  combien  j'étais  enchanté  de  mon  excursion.  Ce 
qui  me  surprend,  ajoutai-je,  c'est  que  les  cantons  de  l'Est 
n'attirent  pas  encore  plus  qu'ils  ne  font  l'attention  de  nos 


146  JEAN   RIVARD   ÉCONOMISTE 

compatriotes.  Ils  offrent,  il  faut  l'avouer,  des  avantages 
de  toutes  sortes.  Le  sol  y  est  fertile  ;  des  voies  faciles 
de  communication  les  sillonnent  en  tous  sens.  Vous  avez 
les  plus  beaux  pouvoirs  hydrauliques  qu'il  soit  possible 
de  désirer  :  puis  voilà  maintenant  que  des  mines  de  di- 
verses sortes  s'exploitent  en  plusieurs  endroits,  ce  qui  ne 
peut  manquer  d'accroître  encore  l'industrie,  l'activité  et 
la  richesse  de  ces  belles  et  fertiles  régions. 

«  —  Vous  oubliez  de  mentionner,  reprit  le  curé,  un  avan- 
tage que  je  considère,  moi,  comme  supérieur  à  tous  les 
autres,  c'est  la  salubrité  du  cHmat.  L'air  de  nos  cantons 
est  constamment  pur  et  sain,  grâce  aux  forêts  qui  couvrent 
encore  une  partie  du  territoire,  et  à  l'absence  de  grands 
marécages.  Aussi  la  vie  dure-t-elle  longtemps,  et  les 
vieillards  de  cent  ans  ne  sont  pas  rares  parmi  nous.  Les 
beautés  naturelles  de  nos  cantons  sont  égales  sinon  supé- 
rieures à  celles  de  la  Suisse  ;  nous  avons  une  étonnante 
variété  de  lacs  et  de  montagnes... 

»  Cet  air  pur  de  nos  montagnes,  ajouta  Jean  Rivard, 
et  la  salubrité  générale  de  notre  climat  expliquent  peut- 
être  un  fait  qui  semble  d'abord  assez  étrange,  mais  qui 
n'en  existe  pas  moins  :  c'est  que  la  race  canadienne  trans- 
plantée ici  s'améliore  graduellement  ;  les  hommes  y  de- 
viennent plus  hauts,  plus  forts,  et  les  femmes  s'y  embel- 
lissent. Cette  idée  fait  rire  monsieur  le  curé,  mais  je  vou- 
drais que  nous  puissions  vivre  tous  deux  l'espace  de  deux 
ou  trois  générations,  je  serais  certain  de  le  convaincre. 

—  Vous  oubHez  une  chose,  dit  le  curé. 

—  C'est  possible. 

—  La  pêche  et  la  chasse. 

—  C'est  vrai  ;  mais  je  pouvais  convenablement  lais- 
ser cela  à  monsieur  le  curé  qui,  je  crois,  pêche  beaucoup 
plus  que  moi.  Il  vous  aurait  dit  que  si  nous  voulons  un 
poisson  pour  le  vendredi,  nous  n'avons  que  le  soin  d'aller 
jeter  une  ligne  sur  le  bord  de  la  rivière,  ou  au  milieu  d'un 
des  nombreux  petits  lacs  du  voisinage  ;  et  que  si  nous 
avons  fantaisie  d'une  tourtre  ou  d'une  perdrix,  nous  n'a- 
vons qu'à  nous  acheminer,  le  fusil  sur  l'épaule,  vers  la 
lisière  de  la  forêt  ». 

Au  bout  d'une  heure,  je  me  levai  pour  partir,  mais  mon- 
sieur le  curé  me  fit  rasseoir,  et  nous  fit  consentir  de  la  ma- 
nière la  plus  aimable,  à  prendre  le  thé  avec  lui. 

Pendant  le  souper,  la  conversation  prit  une  tournure 
tout  à  fait  sérieuse  et  roula  principalement  sur  ces  mille 
et  une  questions  si  importantes,  si  intéressantes,  qui  se 
rattachent  aux  destinées  de  la  patrie  —  sur  les  divers 


VISITE  A  M.  LE  CURE  —  DISSERTATIONS  ECONOMIQUES  I47 

moyens  d'accroître  le  bien-être  du  peuple,  et  de  le  rendre 
meilleur  et  plus  heureux.  Je  pus  me  convaincre  aussitôt 
que  ces  sujets  si  graves  avaient  été  déjà  plus  d'une  fois 
l'objet  des  délibérations  des  deux  amis.  Je  ne  tardai 
pas  non  plus  à  m' apercevoir  que  les  opinions  de  monsieur 
le  curé  sur  la  plupart  de  ces  grandes  questions  coïncidaient 
parfaitement  avec  celles  de  Jean  Rivard. 

De  là  à  la  politique  proprement  dite  il  n'y  avait  qu'un 
pas,  et  je  tentai,  à  diverses  reprises,  d'amener  monsieur 
le  curé  sur  ce  terrain  glissant:  mais  ce  fut  sans  succès. 
Les  questions  de  personnes  ou  de  parti  qui  semblent  seules 
avoir  l'effet  de  passionner  certaines  gens  le  trouvaient  complè- 
tement indifférent.  Tout  ce  qu'il  déplorait  c'était  la  cou- 
pable insouciance  de  nos  législateurs  pour  ce  qu'il  appelait 
es  intérêts  fondamentaux  du  pays,  l'éducation,  l'agricul- 
Iture  et  l'industrie.  «  On  parle  sans  cesse  de  réformes  po- 
litiques, disait-il,  sans  songer  à  poser  les  bases  premières 
de  ces  réformes.  On  oublie  qu'en  construisant  un  édifice, 
ce  n'est  pas  par  le  faîte  qu'il  le  faut  commencer  ». 

Sur  ce  que  je  faisais  observer  à  monsieur  le  curé  que 
l'état  de  l'agriculture  dans  la  paroisse  de  Rivardville  m'avait 
paru  ne  rien  laisser  à  désirer  : 

«  —  C'est  vrai,  répondit-il,  mais  vous  ne  sauriez  croire 
tout  ce  qu'il  nous  a  fallu  d'efforts  pour  opérer  les  progrès 
que  vous  avez  remarqués.  Mon  ami  le  maire  de  Rivard- 
ville, dit-il  en  regardant  Jean  Rivard,  peut  vous  en  dire 
quelque  chose.  Il  vous  suffirait  d'ailleurs  de  visiter  les 
paroisses  voisines  pour  vous  convaincre  que  ce  progrès 
est  loin  d'être  le  même  partout. 

—  Mais  quel  serait  donc,  suivant  vous,  le  meilleur  moyen 
de  perfectionner  l'agriculture  ? 

—  Je  ne  crois  pas  qu'on  parvienne  jamais  à  lui  donner 
une  impulsion  puissante  sans  l'étabhssement  de  fermes- 
modèles.  Toute  localité  importante  devrait  avoir  sa  ferme- 
modèle,  placée  dans  le  voisinage  de  l'église,  accessible,  en 
tout  temps  et  à  tout  le  monde,  ayant  à  sa  tête  une  per- 
sonne en  état  de  fournir  tous  les  renseignements  demandés. 

—  Mais  l'établissement  d'un  si  grand  nombre  de  fer- 
mes-modèles serait  une  charge  énorme  sur  le  budget  de 
la  province. 

—  Oui,  c'est  là,  je  le  sais,  le  grand  obstacle,  l'obstacle 
insurmontable.  Il  est  vrai  qu'on  ne  recule  pas  devant 
cette  grave  difficulté,  lorsqu'il  s'agit  de  chemins  de  fer, 
de  vaisseaux  transatlantiques,  d'édifices  gigantesques  pour 
les  bureaux  du  gouvernement,  et  de  mille  autres  choses 
d'une  importance  secondaire  —  on  approprie  alors,  sans 


148  JEAN   RIVARD    ÉCONOMISTE 

y  regarder  de  près,  des  centaines,  des  milliers,  des  millions 
de  piastres  sous  prétexte  d'utilité  publique  ;  —  on  ne 
s'effraie  ni  du  gaspillage,  ni  des  spéculations  individuelles 
qui  pourront  résulter  de  ces  énormes  dépenses  ;  mais  lors- 
qu'il s'agit  de  l'agriculture,  cette  mamelle  de  l'État,  comme 
l'appelait  un  grand  ministre,  cette  première  des  industries, 
comme  disait  Napoléon,  la  base,  la  source  première  de  la 
richesse  d'un  pays,  on  tremble  de  se  montrer  généreux. 
Comment  ne  comprend-on  pas  que  dans  un  jeune  pays 
comme  le  nôtre,  l'agriculture  devrait  être  le  principal  objet 
de  l'attention  du  législateur  ?  En  supposant  même  pour 
un  instant  que  le  gouvernement  se  laissât  aller  à  ce  qui 
pourrait  sembler  une  extravagance  dans  l'encouragement 
donné  à  l'agriculture  et  aux  industries  qui  s'y  rattachent, 
qu'en  résulterait-il  ?  Aurions-nous  à  craindre  une  ban- 
queroute ?  Oh  !  non,  au  contraire,  une  prospérité  inouïe 
se  révélerait  tout  à  coup.  Des  centaines  de  jeunes  gens 
qui  végètent  dans  les  professions,  ou  qui  attendent  leur 
vie  du  commerce,  des  industries  des  villes,  des  emplois 
publics,  abandonneraient  leurs  projets  pour  se  jeter  avec 
courage  dans  cette  carrière  honorable.  Et  soyez  sûr  d'une 
chose  :  du  moment  que  la  classe  instruite  sera  attirée  vers 
l'agriculture,  la  face  du  pays  sera  changée. 

—  Je  partage  l'opinion  de  monsieur  le  curé,  dit  Jean 
Rivard  ;  je  désirerais  de  tout  mon  cœur  voir  notre  gouver- 
nement commettre  quelque  énorme  extravagance  pour 
l'encouragement  de  l'agriculture.  C'est  la  seule  que  je  serais 
volontiers  disposé  à  lui  pardonner. 

»  Je  sais  ce  qui  vous  fait  sourire^  ajouta  monsieur  le  curé  : 
nos  plans  vous  semblent  chimériques.  Vous  vous  repré- 
sentez un  gouvernement  possesseur  de  deux  ou  trois  cents 
fermes-modèles,  et  vous  vous  dites  :  quel  embarras  !  quelle 
dépense  !  et  comment  un  ministre,  fut-il  l'homme  le  plus 
actif  et  le  plus  habile,  pourrait-il  suffire  à  administrer  tout 
cela  ? 

»  J'admets  que  ce  serait  une  œuvre  colossale,  et  qu'elle 
exigerait  des  efforts  extraordinaires.  Mais  les  résultats 
répondraient  à  la  grandeur  du  sacrifice.  D'ailleurs  les 
dépenses  encourues  pour  cet  objet  ne  devraient  pas  effrayer 
nos  financiers  puisqu'elles  seraient  ce  qu'on  appelle  des 
dépenses  reproductives,  et  qu'elles  ne  pourraient  que  contri- 
buer à  l'accroissement  de  la  richesse  générale.  En  outre, 
si  l'on  veut  que  nos  immenses  voies  de  transport  et  de 
communication  rempUssent  le  but  pour  lequel  elles  ont 
été  établies,  ne  faut-il  pas  encourager  la  production  par  tous 
les  moyens  possibles  ? 


VISITE  A  M.   LE  CURÉ  ~  DISSERTATIONS  ÉCONOMIQUES   I49 

*  Oui,  encourager  la  production,  surtout  la  production 
du  sol,  non  par  des  demi-mesures,  mais  par  des  mesures 
larges,  généreuses,  puissantes,  voilà  ce  qui  stimulera  le 
commerce  et  l'industrie,  et  fera  du  Canada  un  pays  vé- 
ritablement prospère. 

Il  y  avait  dans  le  regard,  l'accent,  la  voix  de  monsieur 
le  curé  un  air  de  sincérité,  de  force  et  de  conviction  qui 
me  frappa  singulièrement  et  que  je  me  rappelle  encore. 

i>  —  Mais  ne  pensez- vous  pas,  fis-je  remarquer,  que  notre 
peuple  se  repose  un  peu  trop  sur  le  gouvernement  pour  le 
soin  de  ses  intérêts  matériels  ? 

»  Oui,  j'admets,  répondit-il,  qu'un  de  nos  défauts,  défaut 
que  nous  tenons  peut-être  de  nos  ancêtres,  c'est  de  ne  pas 
nous  reposer  assez  sur  nous-mêmes  ;  mais  qu'on  répande 
l'instruction  parmi  les  masses,  qu'on  développe  l'intelli- 
gence de  toutes  les  classes  de  la  population,  et  soyez  sûr 
qu'elles  marcheront  bientôt  seules,  sans  secours  étranger. 

»  Oh  !  l'éducation  !  l'éducation  !  Voilà  encore  un  de 
ces  mots  magiques,  un  de  ces  mots  qui  renferment  tout 
un  monde  d'idées  ;  mais  ce  qui  frappe,  ce  qui  semble  in- 
compréhensible, c'est  l'indifférence  de  presque  tous  les  hom- 
mes politiques  pour  cette  cause  sublime,  pour  cette  grande 
réforme,  la  base  de  toutes  les  autres.  Comment  ne  com- 
prend-on pas  que  pour  constituer  un  peuple  fort  et  vigou- 
reux, ayant  toutes  les  conditions  d'une  puissante  vitalité, 
il  faut  avant  tout  procurer  à  chaque  individu  le  dévelop- 
pement complet  de  ses  facultés  naturelles,  et  en  particulier, 
de  son  intelligence,  cette  intelligence  qui  gouverne  le  monde  ? 
Comment  ne  comprend-on  pas  que  les  hommes  éclairés 
dans  tous  les  états  de  la  vie,  agriculteurs,  négociants,  in- 
dustriels, administrateurs,  sont  ce  qui  constitue  la  force, 
la  richesse  et  la  gloire  d'un  pays  ? 

»  Ils  se  trompent  étrangement  ceux  qui  croient  que  le 
prêtre  voit  avec  indifférence  les  progrès  matériels  et  les 
améhorations  de  la  vie  physique.  Si  nous  ne  désirons 
pas  voir  la  richesse  sociale  accumulée  entre  les  mains  d'un 
petit  nombre  d'individus  privilégiés,  nous  n'en  faisons  pas 
moins  des  vœux  pour  que  l'aisance  soit  aussi  étendue,  aussi 
générale  que  possible,  et  pour  que  toutes  nos  ressources 
soient  exploitées  dans  l'intérêt  de  la  fortune  pubHque. 
Nous  comprenons  tout  ce  que  la  richesse  bien  administrée, 
bien  appliquée  porte  avec  elle  de  force  morale.  En  même 
temps  que  nous  recommandons  le  bon  emploi  des  biens 
que  Dieu  prodigue  à  certains  de  ses  enfants,  nous  nous 
élevons  avec  force  contre  l'oisiveté,  cette  mère  de  tous 
les  vices  et  la  grande  cause  de  la  misère.     Personne  n'ad- 


150  JEAN  RIVARD    ÉCONOMISTE 

mire  plus  volontiers  que  nous  les  merveilles  du  travail  et 
de  l'industrie. 

—  Vous  avez  tout  à  l'heure  prononcé  le  mot  d'émigration  : 
est-ce  que  la  population  de  RivardWUe  se  compose  exclu- 
sivement de  Canadiens-Français  ? 

—  Non  ;  nous  avons  aussi  plusieurs  familles  iriandaises. 
Toutes  se  distinguent  par  des  habitudes  industrieuses  et 
par  leur  attachement  inébranlable  au  culte  cathohque. 
Jusqu'à  présent  l'accord  le  plus  parfait  n'a  cessé  de  régner 
entre  elles  et  le  reste  des  habitants.  Il  est  vrai  que  je  ne 
manque  pas  de  leur  répéter  souvent  la  maxime  de  l'a- 
pôtre, «aimez-vous  les  uns  les  autres».  Car  j'ai  toujours 
considéré  qu'un  des  plus  beaux  devoirs  du  prêtre  c'est  de 
s'efforcer  de  faire  disparaître  ces  haines  de  race,  ces  pré- 
jugés nationaux  ces  animosités  sans  fondement  qui  font 
tant  de  mal  parmi  les  chrétiens  :  c'est  de  travailler  à  faire 
de  toutes  ses  ouailles  une  seule  et  même  famille  unie  par 
les  Uens  de  l'amour  et  de  la  charité.  Quand  je  vois  arriver 
parmi  nous  de  pauvres  émigrés,  venant  demander  à  une 
terre  étrangère  le  pain  et  le  bonheur  en  échange  de  leur 
travail,  je  me  sens  pénétré  de  compassion,  et  je  m'empresse  de 
leur  tendre  une  main  sympathique  :  soyez  les  bienvenus, 
leur  dis- je,  il  y  a  place  pour  nous  tous  sous  le  soleil  ;  venez, 
vous  trouverez  en  nous  des  amis  et  des  frères.  En  peu 
d'années  ces  familles  laborieuses  se  font  une  existence 
aisée.  Plusieurs  mariages  contractés  avec  leurs  voisins 
d'origine  française  contribuent  encore  à  cimenter  l'union 
et  la  bonne  harmonie  qui  n'a  cessé  d'exister  entre  les  deux 
nationaUtés. 

»  Il  y  a  quelque  chose  de  bon  à  prendre  dans  les  mœurs 
et  les  usages  de  chaque  peuple  ;  et  notre  contact  avec  des 
populations  d'origine  et  de  contrées  différentes  peut,  sans 
porter  atteinte  à  notre  caractère  national,  introduire  dans 
nos  habitudes  certaines  modifications  qui  ne  seront  pas 
sans  influence  sur  notre  avenir,  et  en  particuUer  sur  notre 
avenir  matériel  ». 

Je  fus  heureux  d'apprendre  dans  le  cours  de  notre  en- 
tretien que  le  système  municipal  fonctionnait  à  merveille 
dans  la  paroisse  de  Rivardville. 

«  Notre  gouvernement  municipal,  dit  monsieur  le  curé, 
s'il  est  bien  compris  et  bien  administré,  peut,  tout  en  dé- 
veloppant et  exerçant  le  bon  sens  politique  et  l'esprit  de 
gouvernement  chez  notre  population,  devenir  la  sauvegarde 
de  ce  que  nous  avons  de  plus  cher.  Chaque  paroisse  peut 
former  une  petite  répubhque  où  non  seulement  les  ressources 
naturelles  et  matérielles,  mais  aussi  les  ressources  morales 


VISITE   A  M.   LE  CURÉ  —   DISSERTATIONS   ÉCONOMIQUES   I5I 

du  pays  seront  exploitées  dans  l'intérêt  de  notre  future 
existence  comme  peuple.  La  paroisse  sera  notre  château- 
fort.  Quand  même  toute  autre  ressource  nous  ferait  dé- 
faut, il  me  semble  que  nous  trouverions  là  un  rempart  inex- 
pugnable contre  les  agressions  du  dehors. 

»  Oh  !  prions  Dieu,  ajouta-t-il  d'un  ton  pénétré,  prions 
Dieu  que  la  grangrène  ne  s'introduise  pas  dans  notre  corps 
poHtique.  Nous  jouissons  de  toute  la  liberté  désirable  ; 
mais  combien  il  est  à  craindre  que  la  corruption,  la  véna- 
lité, la  démoralisation  ne  détruisent  les  avantages  que 
nous  poumons  retirer  de  notre  excellente  forme  de  gou- 
vernement !  Déjà  l'on  semble  oubher  que  les  principes 
sont  tout  aussi  nécessaires  dans  la  vie  publique  que  dans 
la  vie  privée,  et  l'on  sacrifie  de  gaîté  de  cœur  les  intérêts 
de  la  morale  à  ceux  de  l'esprit  de  parti.  C'est  à  la  presse, 
c'est  aux  hommes  éclairés  qui  dirigent  l'opinion  à  opposer 
sans  délai  une  digue  infranchissable  à  ce  torrent  dévas- 
tateur de  l'immorahté  qui  menace  d'engloutir  nos  Ubertés 
politiques  ». 

La  conversation  de  monsieur  le  curé  m'intéressait  sou- 
verainement, et  je  passai  plus  de  trois  heures  au  presbytère 
sans  m'apercevoir  de  la  fuite  du  temps. 

Nous  dûmes  cependant  le  quitter,  pour  retourner  chez 
Jean  Rivard,  non  toutefois  sans  avoir  visité  l'égUse  de 
Rivardville,  qui  eût  fait  honneur  à  l'une  des  anciennes  pa- 
roisses des  bords  du  St.  Laurent. 

Chemin  faisant,  Jean  Rivard  me  dit  : 

«  Si  vous  n'aviez  pas  été  si  pressé,  je  vous  aurais  fait 
voir  les  champs  de  grains  et  de  légumes  semés  par  monsieur 
le  curé  ;  je  vous  aurais  montré  ses  animaux,  ses  volailles, 
ses  lapins.  Vous  auriez  vu  s'il  entend  l'agriculture.  En 
effet,  pas  un  progrès  ne  se  fait  dans  cette  science  sans  qu'il 
en  prenne  connaissance.  Après  les  devoirs  de  son  état, 
c'est  peut-être  la  chose  qu'il  entend  le  mieux.  Il  trouve 
dans  cette  occupation  un  délassement  à  ses  travaux  in- 
tellectuels en  même  temps  qu'un  moyen  d'éclairer  le  peuple 
et  de  contribuer  au  bien-être  général.  Un  mot  de  lui 
sur  les  meilleurs  modes  de  culture,  sur  les  meilleures  races 
d'animaux,  sur  l'importance  des  engrais,  etc.,  fait  sou- 
vent plus  d'effet  que  tout  ce  que  pourraient  dire  les  prédi- 
cateurs agricoles  ou  les  livres  les  mieux  écrits  sur  cette  bran- 
che de  connaissances. 

»  Cela  ne  l'empêche  pas  de  s'occuper  de  réformes  mo- 
rales et  sociales.  Il  a  réussi  à  étabhr  dans  la  paroisse 
une  société  de  tempérance  dont  presque  tous  les  hommes 
font  partie.     Vous  ne  sauriez  croire  quelle  influence  une 


152  JEAN    RIVARD   ÉCONOMISTE 

association  de  ce  genre  exerce  sur  la  conduite  et  la  mo- 
ralité des  jeunes  gens.  Il  fait  une  guerre  incessante  au 
luxe,  cette  plaie  des  \illes  qui  peu  à  peu  menace  d'envahir 
les  campagnes.  Enfin,  grâce  aux  soins  qu'il  se  donne 
pour  procurer  du  travail  aux  pauvres,  l'oisiveté  est  inconnue 
parmi  nous.  Aussi  n'avons-nous  pas  un  seul  mendiant 
dans  toute  la  paroisse  de  Rivardville.  Nous  sommes  à 
bon  droit  fiers  de  ce  résultat  ». 

En  passant  devant  une  des  hôtelleries,  nous  entendîmes 
un  bruit  de  voix  discordantes,  et  bientôt  nous  aperçûmes 
sur  le  perron  un  groupe  de  personnes  au  miUeu  desquelles 
était  un  vieillard  qui  parlait  et  gesticulait  avec  violence. 
Je  craignis  qu'on  n'eût  commis  quelque  voie  de  fait  sur 
ce  pauvre  invahde  et  je  proposai  à  mon  compagnon  d'inter- 
venir.    Mais  Jean  Rivard  se  mit  à  sourire. 

«  —  Laissez  faire,  me  dit-il,  ce  vieillard  serait  bien  fâché 
de  notre  intervention.  C'est  le  père  Gendreau  dont  je 
vous  ai  déjà  parlé.  Il  est  tellement  connu  dans  la  pa- 
roisse pour  son  esprit  de  contradiction  que  personne  ne 
se  soucie  plus  de  discuter  avec  lui.  Il  en  est  réduit  à  s'at- 
taquer aux  étrangers  qui  séjournent  dans  nos  auberges. 
En  leur  engendrant  querelle  à  propos  de  poHtique,  de 
chemins  de  fer,  d'améliorations  publiques,  il  peut  trouver 
encore  l'occasion  de  contredire  et  goûter  ainsi  quelques 
moments  de  bonheur. 

»  Toutes  ces  maisons  que  vous  voyez,  continua  Jean 
Rivard,  sont  bâties  sur  les  terrains  que  j'avais  retenus  pour 
mes  frères  et  pour  moi,  lors  de  mon  établissement  dans 
la  forêt  ;  ainsi  mes  frères  sont  devenus  riches  sans  s'en  aper- 
cevoir. Ma  bonne  mère  en  est  toute  rajeunie.  Elle  vient 
nous  voir  de  temps  à  autre  ;  rien  ne  me  touche  autant 
que  son  bonheur.  Le  seul  regret  qu'elle  laisse  échapper, 
c'est  que  notre  pauvre  père  n'ait  pas  pu  voir  tout  cela 
avant  de  mourir  ! 

—  Est-ce  que  vos  frères  sont  tous  étabhs  dans  ce  village  ? 

—  Non,  je  n'en  ai  encore  que  deux  ;  l'un  auquel  j'ai 
cédé  ma  potasserie,  qu'il  a  convertie  en  perlasserie  et  qu'il 
exploite  avec  beaucoup  d'intelligence  ;  l'autre  qui  s'est 
établi  comme  marchand  et  qui,  grâce  à  son  activité,  et  à 
une  grande  réputation  de  probité,  se  tire  passablement 
d'afifaire.  Tous  deux  sont  mariés  et  sont  d'excellents  ci- 
toyens. Sur  les  sept  autres,  l'un  est  sur  le  point  d'être 
admis  au  notariat,  un  autre  exerce  à  Grandpré  la  profession 
de  médecm,  deux  ont  pris  la  soutane  et  font  leurs  études 
de  théologie,  et  les  trois  autres  sont  au  collège  et  n'ont 
pas  encore  pris  de  parti.     A  part  les  deux  ecclésiastiques 


UN   HOMME   CARRÉ  I53 

qui  paraissent  avoir  une  vocation  bien  prononcée  pour  le 
sacerdoce,  j'aurais  voulu  voir  tous  mes  autres  frères  agri- 
culteurs ;  mais  ils  en  ont  jugé  autrement,  que  Dieu  soit 
béni  !  Les  prières  de  ma  mère  ont  été  exaucées,  elle  aura 
deux  prêtres  dans  sa  famille  :  cela  suffit  pour  la  rendre  heu- 
reuse le  reste  de  ses  jours.  Je  crains  bien,  que  l'un  des 
trois  écoliers  ne  cherche  à  se  faire  avocat  :  ce  paraît  être 
comme  une  maladie  épidémique  parmi  la  génération  actuelle 
des  collégiens. 

»  Quant  au  petit  Léon,  le  plus  jeune  de  mes  frères,  il  restera 
probablement,   comme   c'est   l'usage,  sur   le  bien  paternel. 

—  Et  vos  deux  sœurs,  qu'en  avez-vous  fait  ? 

—  L'une  est  devenue  ma  belle-sœur  en  épousant  le  frère 
de  ma  femme,  et  l'autre  a  pris  le  voile.  Toutes  deux  pa- 
raissent également  heureuses». 

VII 

UN  HOMME  CARRÉ 

De  tous  les  hommes,  l'homme  de  bon  sens, 
l'homme  de  foi  et  l'homme  de  bien  sont  sans 
contredit  au  premier  rang. 

Mgr  Dupanloup 

Il  était  près  de  neuf  heures  du  soir  quand  nous  fûmes 
de  retour  à  la  maison  de  mon  hôte  ;  mais  les  jours  sont 
longs  à  cette  époque  de  l'année,  et  la  nuit  n'était  pas  en- 
core tout  à  fait  descendue  sur  la  terre.  Madame  Rivard 
venait  d'abandonner  son  travail  de  couture  et  nous  at- 
tendait assise  sur  la  galerie  en  compagnie  de  sa  fille  aînée. 

La  petite  Louise  était  d'une  beauté  angéhque,  et  je 
ne  pus  m'empêcher  en  la  regardant  de  me  rappeler  l'ob- 
servation faite  par  son  père  quelques  instants  auparavant  : 

«  Votre  mari,  dis-je  à  madame  Rivard,  a  fait  sourire 
monsieur  le  curé,  en  prétendant  tout  à  l'heure  que  la  race 
canadienne  s'améHore  sensiblement  par  le  seul  fait  de 
la  transplantation  dans  les  cantons  de  l'Est  ;  pour  ma  part, 
d'après  ce  que  j'ai  pu  voir  durant  mon  court  séjour  à  Rivard- 
ville,  je  me  range  sans  hésiter  à  l'opinion  de  votre  mari  ». 

Madame  Rivard  peu  habituée  à  nos  fades  galanteries 
ne  put  s'empêcher  de  rougir  comme  dans  son  beau  temps 
de  jeune  fille.  Quant  à  la  petite  Louise,  elle  se  contenta 
de  regarder  sa  mère  ;  elle  ne  savait  pas  encore  rougir. 

Cependant  l'heure  de  mon  départ  approchait  ;  et  ce 
ne  fut  pas  sans  regret  que  je  songeai  à  me  séparer  de  mes 
hôtes.  Je  n'avais  passé  qu'un  seul  jour  sous  ce  toit  hos- 
pitalier ;  mais  ce  seul  jour  valait  pour  moi  toute  une  longue 


154  JEAN   RIVARD    ÉCONOMISTE 

suite  d'années.  J'avais  découvert  un  monde  nouveau. 
J'étais  pour  ainsi  dire  affaissé  sous  le  poids  de  mes  pensées  : 

Cette  famille,  me  disais-je,  n'offre-t-elle  pas  l'image 
parfaite  du  bonheur  et  de  la  vertu,  s'il  est  vrai,  comme  disent 
les  philosophes,  que  la  vertu  tienne  le  milieu  entre  les 
deux  extrêmes  ?  Cet  homme,  en  apparence  si  modeste 
et  si  humble,  ne  réunit-il  pas  dans  sa  personne  toutes  les 
qualités  du  sage  et  de  l'homme  de  bien  ?  L'intelhgence 
qu'il  a  reçue  du  Créateur,  il  la  cultive  par  l'étude  et  l'ob- 
servation ;  sa  force  musculaire  il  la  développe  par  le  tra- 
vail et  l'exercice  ;  ses  bons  sentiments  naturels,  il  les  met 
en  activité  en  se  rendant  utile  à  ses  semblables  ;  doué  d'un 
cœur  affectueux,  il  répand  sa  tendresse  sur  une  famille 
chérie  ;  il  exerce  enfin  dans  une  juste  mesure  toutes  les 
facultés  morales,  inteDectuelles  et  physiques  dont  le  ciel 
l'a  doué  :  vivant  d'ailleurs  également  éloigné  de  l'opulence 
et  de  la  pauvreté,  de  la  rusticité  et  de  l'élégance  raffinée, 
de  la  rudesse  grossière  et  de  la  grâce  prétentieuse  sans 
vanité,  sans  ambition,  ayant  dans  toutes  les  actions  de 
sa  vie  un  but  sérieux  et  honorable... 

Quel  contraste  entre  cette  vie  paisible  et  l'existence 
inquiète,  agitée,  tourmentée  de  la  plupart  des  hommes  de 
notre  classe,  qui  ne  parviennent  à  la  science  qu'en  ruinant 
leur  santé,  qui  ne  parviennent  à  la  richesse  qu'en  appau- 
vrissant leurs  semblables,  qui  dans  tous  leurs  actes  et  leurs 
travaux  n'ont  en  vue  que  la  satisfaction  de  leurs  désirs 
égoïstes  et  frivoles  ou  celle  d'une  ambition  insatiable  ! 

J'étais  absorbé  dans  ces  réflexions  lorsque  tout  à  coup 
le  sifflet  de  la  locomotive  se  fit  entendre  à  la  gare  voisine 
ae  celle  de  Rivard ville.  Je  n'avais  plus  qu'un  quart 
d'heure  à  moi.  Je  fis  donc  mes  adieux  à  madame  Rivard 
et  à  ses  enfants,  puis  serrant  la  main  de  mon  hôte  : 

«  —  En  me  séparant  de  vous,  lui  dis-je  d'une  voix  émue, 
permettez-moi  de  me  dire  votre  ami  à  la  vie  et  à  la  mort. 
Jamais  je  n'oubherai  la  journée  si  bien  remplie  que  j'ai 
passée  dans  votre  société  ;  les  sentiments  d'estime  que 
vous  m'avez  inspirés  je  les  conserverai  précieusement  au 
fond  de  mon  cœur.  Estime  n'est  pas  assez,  je  devrais 
dire  admiration,  car  soit  dit  sans  vous  flatter,  monsieur, 
(mon  ton  doit  vous  dire  assez  que  je  suis  sincère)  vous  res- 
terez pour  moi  tout  à  la  fois  le  type  de  l'homme  de  bien 
et  celui  de  l'homme  de  cœur. 

—  Je  vous  remercie  beaucoup,  monsieur,  dit  Jean  Rivard, 
de  vos  paroles  flatteuses.  Je  serais  porté  peut-être  à  m'en 
enorgueillir  si  je  n'avais  eu  l'occasion  de  connaître  par 
moi-même    d'autres    hommes    d'un    courage,    d'une    force 


UN    HOMME   CARRÉ  I55 

de  caractère  et  d'une  persévérance  bien  supérieurs  à  tout 
ce  que  vous  savez  de  moi.  Et  pour  ne  pas  aller  plus  loin, 
je  vous  dirai  que  mon  voisin  et  compagnon  de  travail, 
Pierre  Gagnon,  dont  je  vous  ai  padé  plus  d'une  fois,  a, 
comme  défricheur,  beaucoup  plus  de  mérite  que  je  puis 
m'en  attribuer  ;  si  l'un  de  nous  deux  méritait  le  titre  de 
héros,  c'est  à  lui,  et  non  à  moi  que  reviendrait  cet  honneur. 

»  En  effet,  remarquez,  monsieur,  qu'en  me  faisant  dé- 
fricheur,' je  n'étais  pas  tout  à  fait  sans  appui.  J'appar- 
tenais à  une  famille  connue,  j'avais  reçu  une  certaine 
instruction  qui  ne  m'a  pas  été  inutile  ;  puis,  j'étais  pos- 
sesseur d'un  patrimoine  de  cinquante  louis.  Cela  semble 
une  bagatelle,  mais  cette  somme  suffisait  pour  m'obtenir 
les  services  d'un  aide,  ce  qui  n'était  pas  peu  de  chose  dans 
les  circonstances  où  je  me  trouvais.  Rien  de  tout  cela 
n'existait  pour  Pierre  Gagnon. 

»  Orphehn  dès  l'enfance,  il  avait  travaillé  toute  sa  vie 
pour  se  procurer  le  pain  de  chaque  jour.  Il  ne  connaissait 
que  la  dure  loi  du  travail.  Ceux  qui  l'employaient  ne 
le  faisaient  pas  pour  le  protéger,  mais  parce  qu'ils  y  trou- 
vaient leur  compte.  C'est  bien  de  lui  qu'on  peut  dire 
avec  raison  qu'il  a  été  l'enfant  de  ses  œuvres. 

»  Jusqu'à  l'âge  de  dix-huit  ans,  Pierre  Gagnon  n'avait 
reçu  pour  prix  de  ses  sueurs,  que  le  logement,  la  nourriture 
et  l'entretien  Durant  les  années  subséquentes,  il  put 
mettre  quelques  piastres  de  côté,  et  lorsque  je  le  pris  à  mon 
service,  il  avait  une  vingtaine  de  louis  d'épargne. 

»  Je  vous  ai  dit  comment  il  avait  travaillé  pour  moi, 
avec  quelle  patience,  quelle  gaîté  philosophique  il  avait 
attendu  après  la  fortune,  jusqu'à  ce  que  ses  gains  journaHers, 
le  prix  bien  justement  acquis  de  longues  années  de  travail, 
lui  eussent  permis  de  devenir  acquéreur  d'un  lot  de  terre 
inculte  qu'il  exploita  pour  son  propre  compte.  Ceux-là 
seuls  qui  l'ont  suivi  de  près  peuvent  dire  ce  qu'il  a  fallu 
chez  cet  homme  d'heureuses  dispositions  et  de  force  de 
caractère  pour  supporter  sans  murmurer  les  rudes  fatigues 
de  la  première  période  de  sa  vie. 

»  Aujourd'hui  il  se  trouve  amplement  récompensé.  Pro- 
priétaire de  la  terre  que  vous  avez  vue,  et  qui  est  une  des 
plus  belles  de  la  paroisse,  il  cultive  avec  beaucoup  d'intel- 
ligence, il  a  de  fort  beaux  animaux,  il  est  bien  logé  de 
maison  et  de  bâtiments  ;  il  est  enfin  ce  qu'on  peut  appeler 
un  cultivateur  à  l'aise.  Ses  enfants  commencent  à  fré- 
quenter l'école  et  font  preuve  de  talents  ;  il  soupire  après 
le  jour  où  ils  pourront  lire  l'Imitation  de  Jésus-Christ 
et  les  histoires  de  Napoléon,  de  Don  Quichotte  et  de  Ro- 


156  JEAN  RIVARD  ÉCONOMISTE 

binson   Crusoé.     Sa   femme   Françoise   les   élève   bien   et 
travaille  autant  que  son  mari  ;  c'est  un  ménage  modèle. 

»  Où  peut-on  trouver  plus  de  mérite  réel  que  chez  cet 
homme»  ?... 

Nous  en  étions  là  de  notre  conversation  quand  Pierre 
Gagnon  lui-même,  suivi  de  l'aîné  de  ses  enfants,  passa 
devant  la  porte  pour  se  rendre  à  la  gare  du  chemin  de 
fer.     Jean  Rivard  l'appela  et  nous  présenta  l'un  à  l'autre. 

Tout  en  marchant  ensemble  vers  les  chars,  j'adressai  plu- 
sieurs fois  la  parole  à  Pierre  Gagnon,  et  je  fis  quelque  allusion 
à  la  conversation  que  nous  venions  d'avoir  à  son  sujet. 

«  —  Ah  !  il  est  toujours  comme  ça,  le  bourgeois,  dit 
Pierre  Gagnon,  il  croit  les  autres  plus  futés  que  lui  ;  mais 
ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  en  fera  accroire.  Je  voudrais  que 
vous  pussiez  le  connaître  à  fond.  Il  est  aussi  savant  que 
monsieur  le  curé,  il  sait  la  loi  aussi  bien  qu'un  avocat,  ce 
qui  n'empêche  pas  qu'il  laboure  une  beauté  mieux  que  moi. 
Il  mène  toute  la  paroisse  comme  il  veut,  et  s'il  n'est  pas 
resté  membre  de  la  chambre,  c'est  parce  qu'il  n'a  pais 
voulu,  ou  peut-être  parce  qu'il  a  eu  peur  de  se  gâter,  parce 
qu'on  dit  que  parmi  les  membres  il  y  en  a  qui  ne  sont  pas 
trop  comme  il  faut.  Enfin,  monsieur,  puisque  vous  êtes 
avocat,  je  suppose  que  vous  avez  lu  l'histoire  de  Napoléon, 
et  que  vous  savez  ce  qu'il  disait  :  si  je  n'étais  pas  Empereur, 
je  voudrais  être  juge  de  paix  dans  un  \àllage.  Ah  !  notre 
bourgeois  n'a  pas  manqué  cela,  lui  ;  il  est  juge  de  paix 
depuis  longtemps,  et  il  le  sera  tant  qu'il  vivra.  Vous 
savez  aussi  que  les  hommes  que  Bonaparte  aimait  le  mieux 
c'étaient  les  hommes  carrés.  Eh  bien  !  tonnerre  d'un  nom  !  no- 
tre bourgeois  est  encore  justement  comme  ça,  c'est  un  homme 
carré  ;  il  est  aussi  capable  des  bras  que  de  la  tête  et  il  peut 
faire  n'importe  quoi  —  demandez-le  à  tout  le  monde... 

—  Je  ne  doute  pas,  répondis- je  en  riant,  que  votre 
bourgeois  ne  soit  un  homme  carré  ;  ce  qui  est  encore  plus 
certain,  c'est  que  les  hommes  comme  lui  et  vous  ne  sont 
pas  communs  de  nos  jours,  et  je  remercierai  longtemps 
le  Ciel  de  •  m'avoir  procuré  l'occasion  de  vous  connaître. 
Ne  soyez  pas  surpris  si  je  me  permets  d'écrire  un  jour 
votre  histoire,  au  risque  de  faire  des  incrédules». 

En  me  disant  «  au  revoir  »,  Jean  Rivard  me  pria  de  pren- 
dre quelques  renseignements  sur  son  ami  Gustave  Charmenil, 
dont  il  n'avait  pas  eu  de  nouvelles  depuis  longtemps. 

Je  serrai  une  dernière  fois  la  main  de  mes  amis  et  repris 
tout  rêveur  le  chemin  de  la  viUe. 

FIN 


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m 


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TABLE  DES  MATIÈRES 


I 

II 

III 

IV 

V 

VI 

VII 

VIII 

IX 

X 

XI 

XII 
XIII 
XIV 

XV 
XVI 


I 

II 
III 


IV  — 

V  — 

VI  — 

VII  — 


Page 

La  Lune  de  Miel ii 

L'exploitation 15 

Rivardville    _. 17 

Le  Missionnaire.  —  L'Église.  —  La  Paroisse  23 

Pierre  Gagnon 31 

Où  l'on  verra  qui  avait  raison 36 

La  marche  du  progrès 42 

Cinq  ans  après 46 

Revers  inattendu 57 

Le  Citadin 63 

En  avant  !  Jean  Rivard,  maire  de  Rivard- 
ville      68 

Gustave  Charmenil  à  Jean  Rivard 73 

Réponse  de  Jean  Rivard 82 

Jean  Rivard  et  l'Éducation 88 

Jean  Rivard,  candidat  populaire loi 

Le  Triomphe   107 

DERNIÈRE   PARTIE 

Quinze  ans  après 115 

La  Ferme  et  le  Jardin 118 

Détails  d'intérieur.  —  Bibliothèque  de  Jean 

Rivard  125 

Les  secrets  du  succès.  —  Révélations  impor- 
tantes      130 

Une  Paroisse  comme  on  en  voit  peu 138 

Visite  à  M.  le  Curé.  —  Dissertations  écono- 
miques    145 

Un  homme  carré 153 


PS 

9^63 
E7J42 

1913 
cop.2 


Girin-Lajoie,  Antoine 
Jean  Rivard 


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