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BIBLIOTHÈQUE CANADIENNE
COLLECTION MONTCALM
Droits réservés. Canada 1913,
par LiBRAiBiB Beauchemin limitée, MontréaL
N. 412 B
JEAN RIVARD
ÉCONOMISTE
JEAN RIVARD
ÉCONOMISTE
POUR FAIRE SUITE
A
JEAN RIVARD LE DÉFRICHEUR
PAR
AV GERIN-LAJOIE
DEUXIÈME ÉDITION — REVUE ET CORRIGÉE
X
il J
MONTREAL
LIBRAIRIE BEAUCHEMIN, Limitée
79, rue S^-Jacques
1913
PS
y
JEAN RIVARD, ÉCONOMISTE 0)
LA LUNE DE MIEL
Sans la femme, l'homme serait rude, grossier,
solitaire. La femme suspend autour de lui les
lleurs de la vie, comme ces lianes des forêts qui
décorent le tronc des chênes de leurs guirlandes
parfumées. Enfin l'époux chrétien et son épou-
se vivent, renaissent et meurent ensemble ; en-
semble ils élèvent les fruits de leur union ; en
poussière ils retournent ensemble et se retrou-
vent ensemble par delà les limites du tombeau.
Chateaubriand
RANSPORTEZ-vous au Centre du canton de Bristol.
Voyez-vous, dans l'épaisseur de la forêt, cette
petite éclaircie de trente à quarante acres, encore
parsemée de souches noirâtres ? Voyez-vous, au
milieu, sur la colline, cette maisonnette blanche, à l'appa-
rence proprette et gaie ?
C'est là le gîte modeste de Jean Rivard et de Louise
Routier.
La maison est meublée simplement, économiquement,
mais tout y est si bien rangé, si propre, si clair, qu'on reçoit
en y entrant, un reflet du bonheur de ceux qui l'habitent.
Douze chaises de bois et une couple de fauteuils ont rem-
placé les bancs grossiers de la cabane primitive ; une table
de bois de pin, d'une certaine élégance, recouverte d'une
toile cirée, sert de table à dîner ; le lit large et moelleux
apporté par Louise a remplacé le grabat des deux années
précédentes ; quelques lisières de tapis de Catalogne, fabriqué
à Grandpré par Louise Routier elle-même, couvrent le
plancher de la petite chambre de compagnie. C'est aussi
dans cette dernière chambre que se trouve le buffet ou
l'armoire contenant le hnge de ménage.
(1) Cette seconde partie de Jean Rivard a été publiée pour la
première fois dans le Foyer Canadim, en 1864.
12 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
La chambre à coucher des jeunes époux ne se distingue
par aucun meuble ou ornement superflu. A part le lit
et l'armoire de Louise^ une couple de chaises et le miroir
indispensable, on n'y voit qu'un petit bénitier et un cru-
cifix en bois peint suspendus à la tête du lit, et un cadre
modeste représentant la sainte Vierge et l'enfant Jésus.
Dans la salle à dîner, à part les chaises, la table et le
garde -manger, on ne voit qu'une pendule qui peut avoir
coûté de cinq à dix chelins, et la croix de tempérance,
accolées sur la cloison.
Toute modeste cependant que soit cette habitation, elle
peut passer pour splendide comparée à celle qu'occupait
Jean Rivard durant les deux premières années de son sé-
jour dans la forêt.
J'entends d'ici le lecteur s'écrier : Quelle cruauté ! quel
égoïsme de la part de Jean Rivard ! Comment n'avait-il
pas prévu que la jeune fille élevée dans une riche et po-
puleuse campagne, entourée de parents affectionnés, d'ai-
mables et joyeux voisins, reculerait d'effroi devant cette
sombre forêt, devant ces souches lugubres et cette nature
sauvage ?
Détrompez-vous, lecteur ; la vue des grands arbres sur
lesquels les yeux s'arrêtaient de tous côtés, la tranquilhté
de cette solitude, n'effrayèrent nullement l'imagination
de la jeune femme. L'asile modeste qu'elle alladt embelUr
par sa présence, et où elle devait gouverner en reine et
maîtresse, était propre, gai, confortable ; elle ne l'eût pas
échangé contre la plus riche villa. D'ailleurs, qui ne sait
que les lieux où l'on aime ont toujours un aspect char-
mant ?
On ne vit qu'où l'on aime et la patrie est là.
Il faut bien se rappeler aussi que Louise ne s'était pas
mariée afin de mener plus facilement une vie frivole et
dissipée, courir les bals et les soirées, et briller dans le
monde par une toilette extravagante. Je ne voudrais pas
prétendre qu'elle eût perdu en se mariant ce besoin de
plaire et d'être aimé qui semble inné chez la femme ; mais
elle avait fait un mariage d'inclination, elle se sentait aimée
de celui qu'elle aimait, et cela lui suffisait pour être heureuse.
Jean Rivard l'aimait en effet de toute l'ardeur de son
âme, cette jeune femme si belle, si douce, si pieuse, qui
lui avait confié le bonheur de toute sa vie ; il l'aimait de
cet amour fondé sur l'estime autant que sur les quahtés
extérieures, qui loin de s'éteindre par la possession ne fait
que s'accroître avec le temps.
LA LUNE DE MIEL 13
On ne sera donc pas étonné quand je dirai que Louise,
qui, antérieurement à son mariage, n'était jamais sortie
de sa paroisse, n'éprouva pas le moins du monde cette
nostalgie dont souffrent si souvent les personnes qui s'é-
loignent pour la première fois de leur endroit natal. Elle
pensait bien, il est vrai, à sa bonne mère, à son père, à ses
frères et sœurs, mais ce n'était que pour mieux éprouver la
puissance du commandement divin : la jeune fille quittera
son père et sa mère pour suivre son époux. Elle se sentait
comme fascinée, comme irrésistiblement attachée à cet
homme au cœur chaud, aux sentiments chevaleresques,
qu'elle avait choisi pour son protecteur et son maître, et
qu'elle désirait de tout son cœur rendre heureux.
En entrant en ménage Louise s'empara du ministère
de l'intérieur, exercé d'abord par notre ami Pierre Gagnon,
puis par la mère Guilmette, et elle en remplit les devoirs
avec une rare habileté. Elle était aidée dans ses fonctions
domestiques par l'ancienne servante de sa mère, la fille
Françoise, qui, pour des motifs qu'on connaîtra plus tard,
avait non seulement consenti mais même demandé avec
instance à suivre Mademoiselle Louise dans le canton de
Bristol.
Durant les premières semaines qui suivirent son mariage,
Jean Rivard se donna plus de bon temps qu'à l'ordinaire.
Sa principale occupation fut de nettoyer les alentours de
sa demeure, de les enjoHver, de faire à l'intérieur diverses
améhorations réclamées avec instance par la nouvelle
ménagère. Il fit pareillement de chaque côté du chemin
public et sur toute la largeur de sa propriété une planta-
tion d'arbres de différentes sortes qui devaient plus tard
orner, embellir et égayer sa résidence. On a déjà vu
que Jean Rivard aimait beaucoup les arbres ; il était même
à cet égard quelque peu artiste. Il ne les aimait pas seule-
ment pour l'ombrage qu'ils offrent, mais aussi pour le
coup-d'œil, pour l'effet, pour la beauté qu'ils donnent au
paysage. C'est un goût malheureusement trop rare chez
le cultivateur canadien, qui ne recherche en tout que l'u-
tile, et qui souvent passera devant les plus beaux panora-
mas champêtres sans manifester la moindre émotion. Soit
effet d'une nature plus artistique ou d'un esprit plus cul-
tivé Jean Rivard faisait exception à la règle. Il mettait
autant d'attention à bien tailler ses arbres, à disposer sy-
métriquement ses plantations autour de sa demeure qu'il
en accordait au soin de ses am'maux et aux autres détails
de son exploitation.
Parmi les travaux d'une utilité plus immédiate aux-
14 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
quels il se consacra durant ces quelques semaines, fut le
creusement d'un puits qu'il construisit à mi-chemin entre
sa grange et sa maison ; ce puits qui fournissait en abon-
dance une eau claire et fraîche répondait aux besoins de
la cuisine et servait en même temps à abreuver les ani-
maux.
Il construisit aussi un four de moyenne grandeur qui
devait remplacer le chaudron dans la cuisson du pain ;
ce four bâti en brique, avec un mélange de glaise et de
mortier, ne lui coûta guère plus de deux ou trois jours
de travail.
Tout en travaillant en dehors, Jean Rivard rentrait sou-
vent à sa maison ; mais ce n'était que pour un instant ; à
peine le temps de dire un mot ou de donner un baiser.
Louise d'ailleurs pouvait le plus souvent l'apercevoir de
la fenêtre, et si son absence se prolongeait, elle-même allait
le joindre et causer avec lui, tout en continuant son travail
de couture.
Jean Rivard était d'une bonne humeur constante ; nul
souci n'assombrissait sa figure. Sous ce rapport il était
devenu l'égal de Pierre Gagnon, si ce n'est que sa gaîté
était moins burlesque et moins bruyante.
' Il faut bien admettre aussi que notre jeune couple pos-
sédait déjà en grande partie ce qui sert à constituer le bon-
heur. Unis par les Hens d'une affection réciproque, par-
faitement assortis sous le rapport de la fortune, de l'intelli-
gence et de la position sociale, exempts d'inquiétudes sur
les besoins matériels de la vie, pleins de santé, de courage
et d'espoir, l'avenir leur apparaissait sous les plus riantes
couleurs. Tous deux se berçaient des illusions charmantes
de la jeunesse et se promettaient de longues années de
calme et de bonheur. Le séjour des cités, les richesses,
les grandeurs, la vie fastueuse des hautes classes de la
société n'auraient jamais pu leur procurer ce contentement
du cœur, cette félicité sans mélange. Là, les époux ne
s'appartiennent pas ; ils sont les esclaves des exigences
sociales ; il leur faut recevoir et rendre des visites, s'occuper
sans cesse de détails de toilette, d'ameublement, de récep-
tion, vivre enfin beaucoup plus pour la curiosité pubUque
que pour leur propre satisfaction.
Rien de tout cela ne préoccupait nos jeunes mariés, et
on peut dire qu'ils étaient tout entiers l'un à l'autre.
Leur lune de miel fut longue, paisible et douce.
L'EXPLOITATION I5
II
L'EXPLOITATION
Tu travailleras à la sueur de ton front.
Genèse
Bientôt Jean Rivard se consacra avec plus d'ardeur et
d'énergie que jamais a la réalisation de son rêve favori, la
création d'un établissement digne de figurer à côté des
plus beaux établissements agricoles du pays.
Pour cela, on le comprend, il lui restait beaucoup à faire.
Mais je prie le lecteur de ne pas s'épouvanter. Je n'en-
treprendrai pas de raconter en détail les opérations agri-
coles de Jean Rivard. La vie de l'homme des champs est
souvent pleine de charmes, mais il faut l'avouer, elle est
généralement monotone. Les travaux de la ferme se
succèdent réguHèrement comme les quatre saisons de l'an-
née. Les poètes ont beau d'ailleurs nous entretenir de
tous les charmes de la vie champêtre, des ravissants aspects
des paysages, de la verdure des prairies, du murmure des
ruisseaux, des parfums des plantes, du ramage des oiseaux ;
ils ont beau nous parler des chants joyeux du laboureur,
des animaux qui gambadent dans les gras pâturages, des
jattes de lait frais qui couvrent la table des moissonneurs
dans les chaudes journées d'été, des fruits vermeils qui
pendent aux branches des arbres ; — il y a dans l'existence
de l'homme des champs une partie toute matérielle, toute
positive, où la plus riche imagination cherchera vainement
un grain de poésie.
Je ne donnerai donc qu'une idée assez générale de la
manière dont Jean Rivard conduisit ses opérations et des
résultats qu'il en obtint.
Son plan de campagne était tracé depuis longtemps, il
n'avait qu'à le suivre avec persévérance.
Il connaissait parfaitement chacun des cent acres de
terre qui composaient sa propriété. Il les avait mainte fois
parcourus en tous sens ; il en avait même tracé sur le pa-
pier, pour son usage particulier, un petit plan indiquant
la nature du sol, les ondulations du terrain, les différentes
espèces de bois qui le couvraient. Ici c'était une col-
Hne, là un petit bas-fond qu'il faudrait conserver. C'est
ce qu'il appelait complaisamment la carte de son royaume.
Il la regardait chaque jour avec un intérêt toujours
croissant.
Après son mariage, cet attachement à sa propriété s'ac-
crût encore davantage et devint une espèce de passion.
l6 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Il n'eût pas échangé son domaine pour tous les trésors
du Pérou.
Le cultivateur canadien ne fait rien sans consulter sa
femme ; c'est un des traits caractéristiques des mœurs de
nos campagnes ; et Jean Rivard était canadien en cela
comme en tout le reste.
A peine les deux époux étaient-ils installés dans leur
nouvelle habitation, que Jean Rivard s'empressa d'initier
sa Louise à tous ses projets, de la faire confidente de toutes
ses entreprises,
« Tu sais, lui dit-il entre autres choses, en lui montrant
la carte de son royaume, tu sais qu'en me frayant, il y
a deux ans, un chemin dans cette région inculte, j'ai juré
qu'avant dix ans ce lot vaudrait au moins deux mille
louis. Je tiens à faire honneur à mes engagements. Il faut
que dans huit ans, tous ces arbres que tu vois soient cou-
pés, brûlés, et que leur cendre soit convertie en potasse ; à l'ex-
ception toutefois de notre érahlière et d'une étendue de
quinze acres que nous garderons en forêt pour les besoins
de la maison, pour le chaufïage et pour la fabrication des
meubles, outils ou ustensiles nécessaires à l'exploitation
de la ferme ».
Jean Rivard se remit donc vaillamment à l'ouvrage,
abattant, bûchant, brûlant, nettoyant chaque année plu-
sieurs arpents de forêt.
Pierre Gagnon, sur le compte duquel nous reviendrons
plus tard, n'était plus assidûment à son service ; Lachance
était allé s'étabHr dans une autre partie des cantons de
l'Est ; mais Jean Rivard avait pu sans peine se procurer les
services d'autres bûcherons.
J'ai déjà dit les procédés de défrichement, les fatigues,
les misères qui y sont attachées, je ne reviendrai pas sur
ce sujet ; je dirai seulement que les ressources de notre
défricheur lui permettant désormais de se procurer au besoin
l'assistance de plusieurs paires de bœufs et de quelques nou-
veaux ustensiles, le déboisement de son lot devenait une
chose comparativement facile.
Grâce à sa force physique qui s'était considérablement
développée par l'exercice et à sa merveilleuse dextérité
que l'expérience rendait de jour en jour plus surprenante,
il ne craignait plus de succomber sous le poids du travail,
et sous son habile direction, tout marchait avec une rapidité,
une régularité remarquables.
En outre, depuis que Jean Rivard avait pour charmer
ses loisirs une compagne intelhgente et affectionnée, la
vie ne lui semblait plus aussi rude. Lorsque, après cinq
L'EXPLOITATION I7
OU six heures de travail, il retournait à sa maison, et qu'il
apercevait de loin sur le seuil de sa porte sa Louise qui le
regardait venir, ses fatigues s'évanouissaient ; il rentrait
chez lui l'homme le plus heureux de la terre.
Son habitation lui semblait un petit paradis terrestre.
Environ un an après son mariage, par une nuit sombre
et orageuse, une voiture partie de la maison de notre dé-
fricheur se rendit tout d'un trait à celle du père Landry,
d'où elle ramena madame Landry. Et le lendemain ma-
tin on apprit que madame Rivard avait mis au monde
un fils.
C'était pour les jeunes époux l'accomplissement de leurs
vœux, le complément de leur bonheur. La mère désirant
que son enfant fût baptisé sans retard, il fallut le transporter
à trois lieues de là, au village de Lacasseville.
Il n'est pas besoin de dire que Louise se consacra tout
entière au soin de son nourrisson. Pendant plus de trois
mois il ne vécut que de son lait. Jour et nuit elle était
attentive à ses besoins ; à son moindre mouvement, elle
volait au berceau. Avec quel bonheur, elle arrêtait ses
yeux sur cette figure dont la beauté, aux yeux de la jeune
mère, égalait celle des anges ! Avec quelle indicible jouis-
sance elle le voyait chaque jour croître et se développer !
Ses beaux grands yeux noirs s'épanouirent peu à peu.
Au bout , de quelques semaines il commençait à sourire et
à gazouiller, musique si douce aux oreilles d'une mère !
Que d'heures déHcieuses les jeunes époux passèrent en-
semble à aimer et contempler ce premier fruit de leur
amour !
Grâce aux soins maternels, à la bonne constitution qu'il
avait héritée de ses parents, et à l'air vivifiant de la forêt,
le petit Louis grandit plein de vigueur et de santé.
III
RIVARD VILLE
Pendant ce temps-là, le canton de Bristol, et en par-
ticulier l'endroit où s'était étabU Jean Rivard, faisait des
progrès remarquables.
Une des choses les plus intéressantes pour l'observateur
intelligent, surtout pour l'économiste et l'homme d'État,
c'est, à coup sûr, l'établissement graduel d'un canton,
la formation d'une paroisse, d'un village, d'une ville.
De même qu'on voit l'enfant naître, croître et se déve-
lopper jusqu'à ce qu'il soit devenu homme, de même Jean
Rivard vit au sein de la forêt vierge les habitations sortir
l8 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
de terre^ s'étendre de tous côtés, et former peu à peu cette
populeuse et florissante paroisse qui fut bientôt connue
sous le nom de Rivardville.
A peine le canton comptait-il une centaine de cabanes
de défricheurs qu'un grand nombre de familles arrivèrent
des bords du Saint Laurent pour s'établir en permanence
dans cette nouvelle contrée. On vit arriver tour à tour
l'ouvrier, faisant à la fois les fonctions d'entrepreneur, de
constructeur, de meublier, de maçon, de voiturier : le cor-
donnier, le forgeron s' aidant d'abord de la culture de quel-
ques arpents de terre ; le petit négociant, détaillant pour
la commodité des nouveaux colons, la farine, le lard, les
pois et des choses moins indispensables, comme pipes,
tabac, allumettes, bouts de rubans, et recevant en échange
grains de toutes sortes, bois de sciage et de chauffage, cendre
à potasse, œufs, volailles, etc., qu'il revendait à son tour
dans les villes ou villages voisins.
Les notes suivantes extraites de diverses lettres adres-
sées de temps à autre par Jean Rivard à ses frères ou à
ses amis donneront une idée de cette immigration graduelle
dans la forêt de Bristol.
« 20 Juillet — Un nouveau colon, Pierre Larose, est
arrivé ce matin dans l'intention de s'étabHr ici. Il se pro-
pose de cultiver, et de faire du bardeau. Il prétend pouvoir
faire ces deux choses à la fois. Tant mieux. La fabrication
de bardeau est une excellente industrie. Nous avons la
matière première sous la main, et d'ici à longtemps cet
objet de consommation sera en grande demande dans notre
localité. Il est même probable qu'on pourrait l'exporter
avec avantage ».
« 14 Août. — Un ouvrier, fabricant de meubles, est
arrivé hier du district des Trois-Rivières dans le dessein
d'acheter un lopin de terre. Il a trois garçons qui gran-
dissent, il veut en faire des cultivateurs. En même temps
qu'il défrichera et exploitera son lot de terre, il fabriquera,
dans sa boutique, tous les articles d'ameublement qui
pourront se vendre ici ou dans les environs, tels que chaises,
lits, tables, sofas, etc. Les matériaux ne lui coûtant rien,
il prétend pouvoir fabriquer ces objets à bien moins de
frais qu'à la ville. «Avec ma terre et ma boutique»,
me dit cet homme, « je suis à peu près sûr de ne jamais per-
» dre de temps ». Ces seuls mots m'ont donné de lui une
idée avantageuse et je souhaite de tout mon cœur qu'il
devienne~un des nôtres».
RIVARDVILLE I9
« 25 Août. — Encore un ouvrier qui vient grossir notre
colonie. M. J. B. Leduc, charron, vient d'acheter un
lot à environ un mille d'ici. Il veut cultiver, avec ses
enfants, en même temps qu'il exercera son métier de char-
ron, quand l'occasion s'en présentera. Nous avons dans
notre canton un grand besoin de voitures de toutes sortes,
et je suis sûr que M. Leduc aura peine à répondre aux com-
mandes qui lui viendront de tous côtés.
M. Leduc me parait un homme intelligent et fort res-
pectable, et je suis heureux de le voir s'étabUr au milieu
de nous ».
« 2 Septembre. — J'ai reçu ce soir la visite d'un jeune
homme de Montréal, qui désire s'étabhr ici comme mar-
chand. Il me parait assez intelhgent, mais je n'ai pas
hésité à désapprouver son projet. Nous avons déjà deux
petits négociants dans le canton de Bristol, c'est assez ;
c'est même trop pour le moment. Avant d'échanger,
il faut produire. Une des causes de la gêne dans nos cam-
pagnes, c'est le trop grand nombre de commerçants. Les
cultivateurs y trouvent trop facilement le moyen de s'en-
detter, en faisant l'achat de choses inutiles. Le mar-
chand, s'il n'a pas un grand fonds d'honnêteté, vendra ses
marchandises à un prix exorbitant ou prêtera à gros in-
térêt, ruinant ainsi, en peu d'années, d'honnêtes pères de
famille qui mériteraient un meilleur sort ».
« 10 Septembre. — Ouf ! quel ennui ! voilà un importun,
qui, sous prétexte de me demander conseil sur le projet
qu'il a de s'établir dans le canton, me fait perdre près d'une
heure à me parler de chevaux. Avec quel enthousiasme
il m'a raconté l'histoire de tous les chevaux qu'il a achetés
depuis qu'il est au monde ! C'est, je suppose, un maqui-
gnon de profession. J'espère au moins que notre canton
n'aura pas l'honneur de compter ce maquignon au nombre
de ses habitants».
« 6 Octobre. — Oh ! certes, voilà que notre localité de-
vient célèbre ! Un docteur vient s'offrir pour soigner nos
malades ! Jusqu'à présent nous avons dû courir à La-
casseville chaque fois qu'il a fallu avoir un médecin, ce
qui n'est pas arrivé très souvent. Dieu merci ! Madame
Landry qui a prêté volontiers son assistance aux femmes,
a presque toujours remplacé le docteur. Quoique je ne
ressemble guère au grand Napoléon, soit dit sans vouloir
démentir Pierre Gagnon, je pense comme lui que le monde
n'en irait pas plus mal, s'il n'y avait pas autant de méde-
20 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
cins. Le bon air, l'exercice, la diète sont les meilleurs
médecins dans les trois quarts des maladies. Je ne puis
cacher toutefois qu'un chirurgien habile ne serait pas inutile
dans une place nouvelle comme la nôtre, où des accidents
de diverses sortes, fractures de membres, brûlures, cou-
pures, arrivent au moment où on s'y attend le moins.
» Je n'ai donc pas rejeté les offres de notre jeune postu-
lant : mais après lui avoir exposé le peu de ressources de
notre canton, l'état de gêne de la plupart des habitants,
je l'ai engagé à prendre un lot de terre, et à cultiver tout
en exerçant son art, chaque fois que l'occasion s'en pré-
sentera. Il m'a paru goûter assez bien ce conseil, et je ne
serais pas surpris de voir avant peu le canton de Bristol
sous la protection d'un médecin».
Ces quelques extraits nous font comprendre le mouve-
ment de la colonisation dans cette région livrée aux bras
des défricheurs. Huit jours se passaient à peine sans que
le canton de Bristol fût le théâtre d'un progrès nouveau.
Le médecin en question ne tarda pas à s'établir dans
le voisinage de Jean Rivard. Mais un autre personnage,
dont nous devons dire quelques mots, émigra aussi vers
cette époque dans le canton de Bristol, sans toutefois
prendre conseil de Jean Rivard. Il venait d'une des an-
ciennes paroisses des bords du Saint Laurent, d'où sans
doute on l'avait vu partir sans regret, car il était difficile
d'imaginer un être plus maussade. C'était l'esprit de con-
tradiction incarné, le génie de l'opposition en chair et en
os. Quoiqu'il approchât de la quarantaine, il n'avait encore
rien fait pour lui-même, tous ses efforts ayant été employés
à entraver les mesures des autres. Il avait gaspillé en
procès un héritage qui eût suffi à le rendre indépendant
sous le rapport de la fortune. Sa manie de plaider et de
contredire l'avait fait surnommer depuis longtemps le Plai-
deur ou le Plaideux, et on le désignait communément sous
l'appellation de Gendreau-le-Plaideux.
Au heu de se réformer en vieillissant, il devenait de
plus en plus insupportable. Contrecarrer les desseins d'au-
trui, dénaturer les meilleures intentions, nuire à la réussite
des projets les plus utiles, s'agiter, crier, tempêter, chaque
fois qu'il s'agissait de quelqu'un ou de quelque chose, telle
semblait être sa mission.
Hâbleur de première force, il passait ses journées à dis-
serter à tort et à travers, sur la politique d'abord, puis
sur les affaires locales et municipales, les affaires d'école,
les affaires de fabrique, et si ces projets lui faisaient défaut.
RIVARDVILLE 21
tant pis pour les personnes, c'étaient elles qui passaient au
sas de sa critique.
Dans la paroisse où il demeurait avant d'émigrer à Bristol,
il avait été pendant vingt ans en guerre avec ses voisins
pour des questions de bornage, de découvert, de cours d'eau,
pour de prétendus dommages causés par des animaux
ou des volailles, et pour mille autres réclamations que son
esprit fertile se plaisait à inventer.
Ces tracasseries qui font le désespoir des gens paisibles
étaient pour lui une source de jouissances. Il se trouvait
là dans son élément. Une église à bâtir, un site à choisir,
une évaluation à faire, un chemin pubHc à tracer, une école
à établir, des magistrats à faire nommer, des officiers de
voirie à éhre, toutes ces circonstances étaient autant de bon-
nes fortunes pour notre homme.
Un fait assez curieux peut servir à faire comprendre
jusqu'à quel point cet individu poussait l'esprit de con-
tradiction. En quittant sa paroisse natale, où il avait
réussi, on ne sait comment, à se faire élire conseiller muni-
cipal, il refusa de donner sa démission en disant à ses col-
lègues : je reviendrai peut-être ! en tous cas, soyez avertis
que je m'oppose à tout ce qui se fera dans le conseil en
mon absence.
C'était là l'homme que Jean Rivard allait avoir à com-
battre.
Jean Rivard, comme on le sait déjà, n'était pas dépour-
vu d'énergie, il ne se laissait pas d'ordinaire décourager
par les obstacles. Mais bien qu'il eût fait résolument la
guerre à la forêt, il n'était pas ce qu'on appelle un ferrailleur ;
il ne combattait pas pour le plaisir de combattre ; toute
opposition injuste, frivole, le chagrinait, parce qu'elle était
à ses yeux une cause de faiblesse. Rien au contraire ne
lui donnait autant de satisfaction que l'unanimité d'opinion
sur une question quelconque.
L'union, l'union, disait-il sans cesse, c'est elle qui fait la
force des sociétés, comme elle fait le bonheur des familles.
Il ne redoutait rien tant que de voir la discorde s'intro-
duire dans la petite communauté qui était venue dans cette
forêt chercher la paix et le bonheur.
Il eût donc indubitablement préféré ne pas avoir le voi-
sinage de Gendreau-le-plaideux ; mais il lui fallut cette
fois encore faire contre fortune bon cœur et prendre son
parti de ce qu'il ne pouvait empêcher.
Une circonstance, assez peu importante au fond, lui révéla
bientôt les ennuis auxquels il devait s'attendre dans les
questions d'une portée plus sérieuse.
22 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
On se rappelle qu'à l'époque des amours de Jean Rivard
et de Louise Routier, la localité qu'avait choisie notre héros
pour y faire son établissement était quelquefois désignée
sous le nom de Louiseville.
Cette appellation pourtant ne fut jamais guère en usage
que dans la famille ou le cercle intime de Jean Rivard.
Le plus souvent, lorsqu'on parlait de cette partie du can-
ton de Bristol, on disait tout bonnement « Chez Jean Ri-
vard », ou « Au Ruisseau de Jean Rivard », par allusion
à la petite rivière qui traversait le lot de notre défricheur.
Mais depuis que Jean Rivard n'était plus seul dans
la locahté, ces dernières appellations paraissaient insuf-
fisantes.
Il fut donc proposé, dans une assemblée qui eut Ueu
un dimanche après la messe, et à laquelle assistaient la
plus grande partie des habitants du canton, qu'à l'avenir
cette locahté portât le nom de « Rivardville ».
« Je sais bien », dit, dans une courte allocution, le père
Landry, président de cette assemblée, « je sais bien que nos
enfants n'oublieront jamais celui qui le premier s'est frayé
un chemin à travers la forêt du canton de Bristol. C'est
à lui qu'ils devront l'aisance et le bonheur dont ils joui-
ront sans doute par la suite. Mais nous qui connaissons
plus particuHèrement tout ce que nous devons au courage,
à l'énergie de notre jeune chef, empressons-nous de lui oftrir
un témoignage de reconnaissance et de respect, en donnant
son nom à cette localité dont il est, de fait, le véritable fon-
dateur. Honneur à Jean Rivard ! et que les environs
de sa demeure, s'ils deviennent plus tard ville ou village,
soient un monument durable de sa valeur, qu'ils disent
à la postérité ce que peut opérer le travail uni à la per-
sévérance ».
Ces simples paroles retentirent dans le cœur de tous
les assistants.
Hourra pour Jean Rivard ! s'écria-t-on de toutes parts.
Jean Rivard et Gendreau-le-Plaideux furent les seuls
qui s'opposèrent à cette proposition, le premier par modestie,
le second par esprit de contradiction.
Gendreau ne voyait pas pourquoi l'on ne conservait
pas l'ancien nom de Bristol qu'il trouvait de beaucoup
préférable à celui de Rivardville, et il prit de là occasion
de faire une tirade contre la manie des changements et
des innovations.
Ses paroles n'eurent rien d'insultant, mais firent com-
prendre ce qu'on devait attendre de lui dans la suite.
Il fut résolu, malgré cela, que la localité prendrait inces-
LE MISSIONNAIRE — L'ÉGLISE — LA PAROISSE 23
samment le nom de Rivardville, et que, une fois érigée en
paroisse, elle serait mise, avec la sanction des autorités
ecclésiastiques, sous l'invocation de Sainte Louise.
Cette dernière partie de la proposition n'eut pour con-
tradicteur que Gendreau-le-Plaideux, et fut ainsi considérée
comme unanimement adoptée.
IV
LE MISSIONNAIRE — L'ÉGLISE — LA PAROISSE
Vous dont la gloire sait comprendre toute gloire.
Répondez : n'est-ce pas que la soutane noire
Cache des cœurs vaillants à vous rendre jaloux ?
Henri de Bornier
Dès leur arrivée dans la forêt, les jeunes mariés avaient
formé le dessein d'aller, le dimanche suivant, entendre la
messe à l'église de Lacasseville.
On sait que Lacasseville était à trois lieues de leur ha-
bitation.
Mais le matin de ce jour une pluie torrentielle inondait
les chemins, et il avait fallu bon gré mal gré renoncer au
voyage projeté.
La même chose était arrivée les deux dimanches suivants :
sujet de grand chagrin pour Louise qui n'avait pas encore
manqué la messe du dimanche une seule fois depuis sa
première communion.
Le manque d'églises est certainement l'une des princi-
pales causes du retard de la colonisation. Partout où se
porte la famille canadienne, il lui faut un temple pour adorer
et prier Dieu.
Jean Rivard avait eu beau Hre à sa Louise les plus beaux
chapitres de l'Imitation de Jésus-Christ, de ce précieux
petit livre qu'elle-même lui avait donné autrefois comme
souvenir et qu'il conservait avec un soin rehgieux, il avait
vu dans ses beaux yeux qui semblaient se mouiller involon-
tairement, qu'elle éprouvait une profonde tristesse, et
il avait résolu de faire tout au monde pour y apporter
remède.
En effet, il s'était rendu tout de suite à Lacasseville,
accompagné du père Landry, et tous deux avaient fait
tant d'instances auprès du prêtre desservant de l'endroit,
que celui-ci s'était engagé à écrire sans délai à son supé-
rieur ecclésiastique pour lui exposer les besoins spirituels
du canton de Bristol ; et peu de temps après Jean Rivard
avait été informé qu'un jeune missionnaire qui desservait
depuis un an plusieurs des cantons environnants avait
24 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
reçu l'ordre d'aller une fois par mois dans le nouveau can-
ton, y dire la messe, confesser, faire des baptêmes, etc.
Or, ce jeune missionnaire n'était autre qu'Octave Dou-
cet, l'un des plus intimes amis de collège de Jean Rivard.
Octave Doucet et Jean Rivard ne s'étaient connus qu'au
collège ; mais en se voyant pour la première fois, ces deux
jeunes gens s'étaient sentis comme magnétiquement attirés
l'un vers l'autre ; la liaison la plus étroite n'avait pas tardé
à s'établir entre eux.
Ils avaient formé ensemble les plus charmants projets.
Ils devaient, en sortant du collège, s'établir à la campagne
dans le voisinage l'un de l'autre, et cultiver ensemble la
terre, les muses et la philosophie. Jean Rivard devait
épouser la sœur d'Octave Doucet qu'il n'avait jamais vue,
mais qu'il aimait parce qu'il la supposait douée de toutes
les belles quahtés de son ami.
Mais, à rencontre de leurs communes pré\isions, Jean
Rivard avait dû sortir du collège avant la fin de sa Rétho-
rique, et le jeune Octave Doucet, une fois son cours ter-
miné, avait pris la soutane. Vers le temps où Jean Rivard
s'enfonçait dans la forêt, la hache à la main, Octave Doucet
songeait à se faire admettre au sacerdoce et à aller évan-
géhser les habitants des cantons de l'Est.
Plein de zèle et de courage, il avait lui-même soUicité
la faveur de consacrer les plus belles années de sa jeunesse
aux durs et pénibles travaux des missions ; et à l'époque
du mariage de Jean Rivard, il y avait déjà un an qu'il an-
nonçait la parole de Dieu dans ces régions incultes.
Les missionnaires de nos cantons n'ont pas, il est vrai,
de peuplades sauvages à instruire et ci\iliser ; ils ne sont
pas exposés comme ceux de contrées plus lointaines à
être décapités, brûlés à petit feu, scalpés ou massacrés
par la main des barbares, mais ils se dévouent à toutes les
privations que peut endurer la nature humaine, au froid,
aux fatigues, à la faim, à tous les maux qui résultent de
la pauvreté, de l'isolement et d'un travail dur et constant.
Beaucoup y perdent la santé, quelques-uns même y per-
dent la vie.
Je n'entreprendrai pas de raconter toutes les misères
qu'avait essuyées notre jeune missionnaire dans l'accom-
plissement de ses saintes mais pénibles fonctions. Il avait
eu à desservir jusqu'à cinq missions à la fois. Il lui était
arrivé de faire six sermons dans une journée, trois en fran-
çais et trois en anglais, alors même qu'il en était réduit
à ne prendre qu'un seul repas, vers quatre ou cinq heures
de l'après-midi. Plus d'une fois il avait fait à pied, au
LE MISSIONNAIRE — L'ÉGLISE — LA PAROISSE 25
milieu des neiges, cinq, dix, quinze lieues pour porter
le bon Dieu aux malades, après quoi il n'avait eu pour
se reposer de ses fatigues d'autre couche que le plancher
nu de la cabane du défricheur. Plus d'une fois il avait
failli périr, surpris par des tempêtes dans ses longs trajets
à travers les bois. Pendant une nuit entière il avait été
enseveli dans la neige, seul, loin de tout secours humain,
n'ayant pour compagnons que les vents et la tempête,
pour espoir que le Dieu qu'il servait et dont il portait la
parole aux populations éparses dans la forêt.
Et comment vivait-il au miHeu de ces peuples dénués
de tout ? Comment soutenait-il sa dignité de prêtre ? Au
moyen de présents, de souscriptions, de charités. Humble
mendiant, il faisait lui-même une tournée dans les cantons
qu'il desservait, allant de maison en maison demander
du grain, du beurre, des légumes. Le dimanche, il re-
merciait au prône les fidèles qui l'avaient secouru. C'était
là, me disait-il plus tard, la plus dure de toutes mes épreu-
ves. Les fatigues corporelles qu'il endurait n'étaient rien
comparées à cette nécessité de solhciter de ses ouailles
les besoins de la vie matérielle en échange des secours
spirituels qu'il leur dispensait avec tant de zèle.
C'était pourtant avec joie qu'il avait reçu l'ordre d'a-
jouter à ses travaux apostohques, déjà considérables, la
desserte du canton de Bristol, puisque, tout en rempHssant
les devoirs sacrés de son ministère, il allait se retrouver de
temps à autre avec son ancien ami, qu'il n'avait pas oublié
et dont il entendait souvent exalter le courage et l'activité.
En attendant que la locahté fût en état d'ériger une
chapelle convenable, c'était une simple maison en bois,
construite en quelques jours par les principaux habitants
du canton, qui servait de temple.
Le missionnaire apportait avec lui les vases sacrés et
ses habits sacerdotaux, comme le médecin de campagne
qui, dans ses visites aux malades, n'a garde d'oublier sa
boîte de pharmacien.
Une petite table servait d'autel.
Madame Rivard se donnait beaucoup de soin pour orner
l'humble chaumière où devait se célébrer le divin sacrifice ;
malgré cela, la simplicité du lieu rappelait involontairement
les temps primitifs de l'ère chrétienne.
Pendant plusieurs heures avant la messe le prêtre enten-
dait les confessions.
Bientôt on voyait sortir de la forêt et arriver de tous
côtés hommes, femmes, enfants, désireux d'assister au
saint sacrifice et d'entendre la parole de Dieu. Quand
26 JEAN RTVARD ÉCONOMISTE
la maison était remplie, ceux qui n'avaient pu entrer s'a-
genouillaient dehors. Dans la belle saison, si le temps le
permettait, le missionnaire célébrait la messe en plein air,
de manière à être vu et entendu de toute la nombreuse
assistance.
Il faisait beau voir le pieux recueillement, le silence reli-
gieux qui régnaient dans cette pauvre cabane convertie
en temple ! Ceux qui n'ont jamais assisté au sacrifice
divin que dans les cathédrales splendides, en face d'autels
magnifiquement décorés, ne savent pas les jouissances in-
times qu'éprouve l'âme chrétienne qui se trouve pour
ainsi dire en contact avec son Créateur dans un pauvre
oratoire. Chateaubriand a fait un tableau magnifique
de la prière du soir récitée sur un navire, au milieu des
vagues de l'Océan et aux rayons dorés du soleil couchant ;
il eût fait un tableau pour le moins aussi intéressant du
sacrifice célébré au miHeu des forêts du Canada, à l'ombre
d'arbres séculaires, au bruit du chant des oiseaux, au
miHeu des parfums s'exhalant du feuillage verdoyant et
des plantes en fleur. Une assistance composée d'humbles
familles, hommes, femmes, enfants, \ieillards, courbés sous
le poids du travail, demandant à Dieu le pain de chaque
jour, la santé, la paix, le bonheur, offre certainement quelque
chose de plus touchant que le spectacle d'une réunion
d'insouciants marins ou d'industriels courant à la recherche
de la fortune.
Mais si la visite mensuelle du jeune missionnaire était
une fête pour toute la population du canton, elle l'était
doublement pour Jean Rivard, qui retrouvait ainsi un
ami de cœur dans le sein duquel il pouvait épancher, comme
autrefois, ses plus intimes confidences.
Madame Rivard aussi attendait chaque mois avec im-
patience l'arrivée de monsieur Doucet. C'était un grand
bonheur pour elle que la présence d'un prêtre dans sa
maison. La petite chambre qu'il habitait durant sa visite
était préparée plusieurs jours à l'avance. Françoise par-
tageait à cet égard les sentiments de sa maîtresse. Tant
que le missionnaire habitait la maison, elle se sentait en
sûreté, elle n'avait peur ni du tonnerre, ni des revenants,
ni des sorciers ; elle redoublait d'activité pour que monsieur
le curé ne manquât de rien.
Dès cette époque. Octave Doucet avait eu l'ambition,
bien justifiable assurément, de devenir un jour curé de
cette localité, dont Jean Rivard était le fondateur.
Ce jour ne tarda pas à arriver.
Moins de deux ans après, il fut chargé d'annoncer, de
LE mSSIONNAIRE — L'ÉGLISE — LA PAROISSE 27
la part de son évêque, qu'aussitôt qu'une église convenable
serait construite, et que Rivardville serait régulièrement
érigé en paroisse, un prêtre y fixerait sa résidence.
Cette nouvelle fit une profonde sensation, et il y eut
après la messe une assemblée publique où la question fut
débattue.
Il est bien rare qu'on puisse bâtir une église en Canada
sans que la discorde n'élève sa voix criarde. Le site du
nouvel édifice, les matériaux dont il sera construit, les
moyens à adopter pour subvenir aux frais de construction,
tout devient l'objet de discussions animées. On se pique,
on s'entête, on pousse l'opiniâtreté si loin, que quelquefois
le décret même de l'évêque ne peut réussir à pacifier les
esprits. On composerait un gros volume du récit de toutes
les contestations de ce genre qui ont agité le Bas-Canada
depuis son établissement. Des scandales publics, des es-
pèces de schismes se sont produits à la suite de ces con-
testations.
Ces divisions si ridicules et si funestes deviennent heu-
reusement plus rares, aujourd'hui que les esprits se livrent
plus qu'autrefois à la considération des affaires pubHques
et que les hommes d'opposition quand même trouvent
dans les questions de politique générale ou les questions
locales les aliments nécessaires à l'exercice de leurs facultés.
Mais on n'était pas très avancé à cette époque dans
le canton de Bristol, et ce ne fut pas chose facile que de
se concerter pour fixer l'emplacement de l'église, et pour
obtenir ensuite l'érection canonique et civile de la paroisse.
Gendreau-le-Plaideux fut ravi d'avoir une aussi belle
occasion d'exercer son esprit de contradiction.
Il annonça d'abord qu'il s'opposerait de toutes ses forces
à l'érection de la paroisse sous prétexte que, une fois Ri-
vardville ainsi érigé civilement et canoniquement, on pour-
suivrait sans miséricorde les pauvres habitants endettés
à la fabrique.
Il insista tellement sur ce point dans l'assemblée publique
qui eut Heu à cet effet qu'un certain nombre de ses auditeurs
finirent par prendre l'alarme.
Quant à l'emplacement de l'église, les terrains possé-
dés par la famille Rivard étant situés à peu près au centre
de la paroisse projetée, et formant l'endroit le plus fré-
quenté, puisqu'on y trouvait déjà des magasins, des bou-
tiques, et bon nombre de maisons, semblaient naturelle-
ment désignés au choix des colons.
Aussi cet endroit fut-il spontanément proposé par le père
Landry pour être le site de la future église.
28 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Il fit connaître en même temps que le terrain nécessaire
â l'emplacement de l'église, du presbytère et du cimetière,
ne comprenant pas moins de cinq ou six arpents de terre
en superficie, était offert gratuitement par la famille Rivard
à la paroisse de Rivardville.
Malgré cela, Gendreau-le-Plaideux ne vit dans la pro-
position du père Landry qu'une injustice révoltante, qu'une
honteuse spéculation de la part des amis de Jean Rivard.
Il n'y avait, prétendait-il, pas moins de quatre ou cinq
autres sites de beaucoup préférables à celui qu'on pro-
posait. Il fit tant de bruit que Jean Rivard lui-même
proposa de remettre à un dimanche subséquent la décision
de cette question.
A cette nouvelle réunion, le missionnaire était présent
et prit part aux délibérations. Il proposa lui-même que
la paroisse de Rivardville fut composée d'une étendue d'en-
viron trois lieues de territoire, dont il désigna les bornes ;
il proposa comme emplacement de la future église une
jolie éminence dominant toute la contrée environnante,
située à environ dix arpents de la propriété de Jean Rivard,
et faisant partie du lot de l'un de ses jeunes frères. Il
fit ressortir avec tant de force et de clarté les avantages
du site proposé que personne parmi ses auditeurs ne put
conserver la moindre hésitation.
Gendreau-le-Plaideux lui-même se montra très modéré
et se borna à balbutier quelques objections qui ne furent
pas même écoutées.
Une fois d'accord sur le site, il fallut s'entendre sur les
matériaux dont la chapelle serait construite. On n'éprouva
cette fois aucune opposition sérieuse ; à la recommandation
du missionnaire lui-même, il fut décidé que cette église
ne devant être en quelque sorte que provisoire, et la lo-
caUté se composant en grande partie de pauvres défricheurs,
on construirait d'abord un édifice en bois capable de con-
tenir de douze à quinze cents personnes ; cet édifice servi-
rait de temple jusqu'à ce que la paroisse fut en état d'en
construire un en pierre ou en brique sur le modèle des
grandes églises des bords du Saint-Laurent.
Quant au presbytère qui devait être aussi en bois, la
construction en fut différée jusqu'à l'année suivante, Jean
Rivard s'offrant volontiers de loger monsieur le Curé jusqu'à
cette époque.
L'église fut construite sous la direction de Jean Rivard,
sans taxe, sans répartition, au moyen de corvées et de
contributions volontaires ; au bout de quelques mois, elle
était achevée à la satisfaction de tous.
LE MISSIONNAIRE — L'ÉGLISE — LA PAROISSE 29
Ce fut un beau jour pour toute la population de Rivard-
ville que celui où la cloche de l'église se fit entendre pour
la première fois, cette cloche qui, suivant les paroles d'un
grand écrivain, fait naître, « à la même minute un même
sentiment dans mille cœurs divers».
L'extérieur de l'église était peint en blanc, et le petit
clocher qui la surmontait s'apercevait à une grande distance.
L'intérieur aussi était blanchi à la chaux, à l'exception des
bancs qui paraissaient d'une couleur grisâtre. A l'entrée,
et de chaque côté de Ja porte, on voyait un bénitier en
bois peint surmonté d'une croix ; et sur l'autel quatre bou-
quets et six grands cierges de bois. Au fond du sanctuaire
était un grand tableau, avec une gravure de chaque côté.
Une petite lampe, toujours allumée, reposait sur une table
à côté de l'autel. De modestes cadres représentant un chemin
de croix étaient suspendus de distance en distance
autour de l'humble église. Mais ce qui frappait le plus
les yeux en y entrant c'était l'air de propreté qui régnait
dans tout l'édifice. On se sentait heureux dans ce temple
modeste, élevé au miheu des bois, à la gloire du Dieu Tout-
Puissant par une population amie du travail et de la vertu.
Le cimetière qui fut soigneusement enclos adjoignait
immédiatement la chapelle.
Dans le cours de l'année suivante, sur la même éminence,
et à quelques pas de l'église, fut bâti le presbytère.
Dans la même année, après toutes les formalités requises,
Rivardville fut canoniquement et civilement érigé en pa-
roisse, en dépit des efforts réitérés du père Gendreau.
La paroisse, telle qu'elle existe encore dans le Bas-
Canada, a existé pendant des siècles dans l'Europe catholique.
Son organisation répond parfaitement aux besoins des
fidèles ; et le Canadien qui s'éloigne du clocher natal n'a
pas de plus grand bonheur dans sa nouvelle patrie que
de se voir encore une fois membre de cette petite commu-
nauté appelée la paroisse.
Il va sans dire que M. Octave Doucet fut nommé curé
de Rivardville, à la charge toutefois de desservir en même
temps quelques-unes des missions environnantes.
Achevons d'esquisser ici le portrait du jeune curé.
Ce qui le distinguait surtout, c'était sa nature franche
et sympathique ; on sentait, en causant avec lui, qu'il
avait constamment le cœur sur les lèvres ; on ne pouvait
l'aborder sans l'aimer ; et on ne s'en séparait qu'avec le désir
de le voir encore. Personne n'était mieux fait pour con-
soler les malheureux ; aussi avait-il constamment dans sa
chambre des pauvres affligés qui venaient lui raconter
30 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
leurs chagrins et chercher des remèdes à leurs maux. Ja-
mais il ne rebutait personne ; au contraire^ c'était avec
le doux nom d'ami, de frère^ d'enfant, de père, qu'il accueil-
lait tous ceux qui s'adressaient à lui. Sa sensibilité, la
bonté de son cœur se révélaient à la moindre occasion.
C'était là le côté sérieux de sa nature, mais à ces qua-
lités s'en joignait une autre qui contribuait encore à le
faire aimer davantage : c'était une gaîté constante, non
cette gaîté de circonstance, souvent affectée, qui se traduit
en jeux de mots plus ou moins spirituels, mais cette joie
franche, naturelle, qui éclate en rires inextinguibles, au
moindre mot d'un ami. La plus légère plaisanterie le
faisait rire jusqu'aux larmes. Il avait toujours quelque
anecdote amusante à raconter. Aussi sa société était-elle
vivement recherchée par les gens d'esprit.
Il n'avait qu'un défaut, qui faisait son désespoir, et dont
il chercha vainement à se corriger : il fumait. La pipe
était sa passion dominante ; et jamais passion ne donna
plus de tourments à un homme, ne tyrannisa plus impi-
toyablement sa victime.
v Jean Rivard prenait quelquefois plaisir à tourmenter
son ami à propos de cette habitude inoffensive. Il entrait
avec lui dans de longues dissertations pour démontrer
l'influence pernicieuse du tabac sur la santé, et le tort qu'il
causait au bien-être général. Suivant ses calculs, ce qui
se dépensait chaque année en fumée de tabac pouvait
faire subsister des milliers de familles, et faire disparaître
enrièrement la mendicité des divers points du Bas-Canada.
Le bon Octave Doucet passait alors deux ou trois jours
sans fumer ; mais il perdait sa gaîté, il allait et venait
comme s'il eût été à la recherche de quelque objet perdu ;
puis il finissait par trouver sa pipe.
A la vue de l'objet aimé, le sang lui montait au cer-
veau, il se troublait, et ses bonnes résolutions s'évanouissaient.
On le voyait bientôt comme de plus belle se promener
de long en large sur le perron de son presbytère en faisant
monter vers le ciel de longues spirales de fumée.
Au fond, Jean Rivard pardonnait facilement à son
ami cette légère faiblesse qui composait, à peu près, son
seul amusement.
Au reste, ces perites dissertations, moitié badines, moi-
tié sérieuses, n'empêchcdent pas les deux amis de s'occuper
d'affaires importantes.
Il fallait voir avec quel zèle, quelle chaleur ils discu-
taient toutes les questions qui pouvaient exercer quelque
influence sur l'avenir de Rivardville ! Jamais roi, empe-
PIERRE GAGNON 3I
reur, président, dictateur ^ ou ^souverain quelconque ne
prit autant d'intérêt au bonheur et à la prospérité de ses
sujets que n'en prenaient les deux amis au succès des habi-
tants de leur paroisse.
Le jeune curé possédait une inteHigence à la hauteur
de celle de Jean Rivard, et quoiqu'il fût d'une grande piété
et que ses devoirs de prêtre l'occupassent plus que tout
le reste, il se faisait aussi un devoir d'étudier avec soin tout
ce qui pouvait influer sur la condition matérielle des peu-
ples dont les besoins spirituels lui étaient confiés. Il com-
prenait parfaitement tout ce que peuvent produire, dans
l'intérêt de la morale et de la civiUsation bien entendue,
le travail intelligent, éclairé, l'aisance plus générale, une
industrie plus perfectionnée, l'instruction pratique, le zèle
pour toutes les améhorations utiles, et il ne croyait pas
indigne de son ministère d'encourager chez ses ouailles
ces utiles tendances, chaque fois que l'occasion s'en pré-
sentait.
On pouvait voir quelquefois les deux amis, seuls au miUeu
de la nuit, dans la chambre de Jean Rivard, discuter avec
enthousiasme certaines mesures qui devaient contribuer
à l'agrandissement de la paroisse, au développement des
ressources du canton, s'entretenir avec bonheur du bien
qu'ils allaient produire, des réformes qu'ils allaient opé-
rer, des changements qu'ils allaient réaliser pour le bien
de leurs semblables et la plus grande gloire de Dieu.
C'étaient le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se
soutenant l'un par l'autre et se donnant la main.
V
PIERRE GAGNON
On a vu tout à l'heure que Pierre Gagnon n'était plus
au service de Jean Rivard. Il l'avait abandonné graduelle-
ment, et comme à regret, pour se consacrer au défrichement
de son propre lopin de terre.
Nos lecteurs se rappelleront que ce lot était situé immé-
diatement au sud de celui de Jean Rivard.
Pierre Gagnon mettait, en travaillant pour lui-même
toute l'ardeur, toute l'énergie qu'il avait déployées au service
de son maître.
Sous les efforts de son bras puissant, la clairière s'agran-
dissait à vue d'oeil.
Il commença par abattre la forêt juste à l'endroit où
il désirait placer sa future résidence, en droite ligne avec
la maison de Jean Rivard, puis il continua, se disant à
32 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
part lui, avec ce contentement intérieur qui ne l'abandon-
nait jamais : ici sera ma maison, là ma grange, plus loin
mes autres bâtiments ; il désignait d'avance le jardin, les
champs de légumes, le parc aux animaux et toutes les
diverses parties de sa ferme.
Disons toutefois que Pierre Gagnon quittait volontiers
son travail pour celui de Jean Rivard, chaque fois que
celui-ci en manifestait le désir, ce qui arrivait de temps à
autre, surtout à l'époque de la moisson.
Ajoutons que l'ancien maître ne refusait pas non plus
ses services à l'ancien serviteur. Les bœufs de travail,
les chevaux, les voitures de Jean Rivard étaient à la dis-
position de Pierre Gagnon. Au besoin même, l'empereur
allait donner un coup d'épaule à son ci-devant brigadier.
Sur les épargnes qu'il avait faites à Grandpré, pendant
de longues années de dur travail, et sur les gages qu'il
avait reçus pour ses deux dernières années de service, Pierre
Gagnon avait en caisse près de quarante louis qu'il réser-
vait pour acquitter le prix de son lopin de terre et aussi
pour le jour où il entreprendrait de se bâtir une maison et
des bâtiments de ferme.
En attendant, le vaillant défricheur songeait encore à
autre chose. Tout en abattant les arbres, il lui arrivait
de cesser quelquefois de chanter pour penser au bonheur
dont jouissait son jeune maître depuis l'époque de son
mariage. Il se disait que lui aussi, Pierre Gagnon, aurait
un jour une compagne qui tiendrait son ménage et l'aiderait
dans ses travaux.
Jusque là notre défricheur, sans être tout à fait insen-
sible aux grâces et aux amabilités du beau sexe, n'avait
eu aucune sérieuse affaire de cœur. Il s'était contenté
de faire étriver toutes les filles de sa connaissance. Celles-ci
s'amusaient de ses drôleries, et lorsqu'il devenait trop aga-
çant, lui ripostaient énergiquement ; mais c'est tout ce qui
s'en suivait. Une d'elles cependant, soit que Pierre Gagnon
eût montré plus de persistance à la faire endêver, soit qu'il
eût laissé échapper en lui parlant quelqu'un de ces mots
qui vont droit au cœur des femmes, soit enfin que la con-
duite ou le courage bien connus de Pierre Gagnon lui eus-
sent inspiré une admiration plus qu'ordinaire, une d'elles
s'obstinait à parler de lui et à en dire constamment du bien.
C'était Françoise, l'ancienne servante du père Routier,
qui avait montré tant d'empressement à suivre Louise dans
le canton de Bristol.
A entendre Françoise, Pierre Gagnon n'avait pas son
pareil. Il était fin, drôle, amusant ; elle allait même jus-
PIERRE GAGNON 33
qu'à le trouver beau, en dépit de la petite vérole dont sa
figure était marquée.
Il est vrai que Pierre Gagnon soutenait à qui voulait
l'en.tendre que ces petites cavités qui parsemaient son
visage étaient de véritables grains de beauté, et que son
père s'était ruiné à le faire graver de cette façon.
Mais, même en admettant cette prétention, Pierre Gagnon,
de l'aveu de tous, était encore loin d'être un Adonis ; ce
qui démontre bien, comme on l'a déjà dit plus d'une fois,
que la beauté est chose relative, et que l'on a raison de
dire avec le proverbe : des goûts et des couleurs il ne faut
disputer.
Trouvez-lui donc un seul défaut, s'écriait souvent Fran-
çoise, en s'adressant à Louise ? et celle-ci avait toutes les
peines du monde à calmer l'enthousiasme de sa servante.
Pierre Gagnon n'ignorait probablement pas tout à fait
les sentiments de Françoise à son égard, mais il feignait
de ne pas s'en douter, et se contentait le plus souvent,
lorsqu'il l'apercevait de loin d'entonner le refrain bien
connu :
C'est la belle Françoise,
Allons gué
C'est la belle Françoise-
Pierre Gagnon ne chantait pas bien, il avait même la voix
quelque peu discordante, ce qui n'empêchait pas Françoise
de se pâmer d'aise en l'écoutant. De même, lorsque le
soir, pour se reposer de ses fatigues du jour, il faisait ré-
sonner sa homharbe, c'était pour elle une musique ravissante.
Le véritable amour, l'amour sérieux, profond, a semblé
de tout temps incompatible avec la gaîté ; et l'on est porté
à se demander si celui qui plaisante et rit à tout propos
est susceptible d'aimer et d'être aimé. Assez souvent
l'amour est accompagné d'un sentiment de tristesse ; on
va même jusqu'à dire que l'homme le plus spirituel devient
stupide quand cette passion s'empare de lui.
On pourrait croire d'après cela que Pierre Gagnon n'était
pas réellement amoureux, car il est certain qu'il ne manifesta
jamais la moindre disposition à la mélancoHe. Mais en
dépit de toutes les observations des philosophes et de
tout ce qu'on pourrait dire au contraire, j'ai toute raison
de croire qu'au fond Pierre Gagnon n'était pas insensible
à l'amour de Françoise, et que c'est sur elle qu'il portait
ses vues, lorsqu'en abattant les arbres de la forêt, il son-
geait au mariage.
Françoise était âgée d'environ vingt-cinq ans. Elle n'était
2 412 B
34 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
ni belle ni laide. Elle avait une forte chevelure, des dents
blanches comme l'ivoire : mais elle n'avait ni joues rosées,
ni cou d'albâtre ; au contraire, son teint était bruni par
le soleil, ses mains durcies par le travail, ses cheveux étaient
assez souvent en désordre, car c'est à peine si la pauvre
fille pouvait chaque matin consacrer cinq minutes à sa
toilette. Exceptons-en toutefois les dimanches et les jours
de fête ou Françoise se mettait aussi belle que possible ;
quoique sa taille fût loin d'être celle d'une guêpe, et que
ses pieds n'eussent rien d'excessivement mignon, elle avait
alors un air de santé, de propreté, de candeur, qui pouvait
attirer l'attention de plus d'un homme à marier. Mais
ce qi:i aux yeux des hommes sensés devait avoir plus de
prix que toutes les quahtés physiques, c'est qu'elle était
d'une honnêteté, d'une probité à toute épreuve, industrieuse,
laborieuse et remplie de piété. Ce que Jean Rivard
et sa femme appréciaient le plus chez leur servante, c'était
sa franchise ; elle ne mentait jamais. Par là même elle
était d'une naïveté étonnante, et ne cachait rien de ce qui
lui passait par le cœur ou par la tête. Louise s'amusait
beaucoup de sa créduhté. Ne soupçonnant jamais le men-
songe chez les autres, tout ce qu'elle entendait dire était
pour elle parole d'évangile.
Elle était même superstitieuse à l'excès. Elle croyait
volontiers aux histoires de revenants, de sorciers, de loups-
garous ; elle n'eût jamais, pour tout l'or du monde, com-
mencé un ouvrage le vendredi. Les jeunes gens s'amu-
saient quelquefois à la mystifier, et se donnaient le malin
plaisir de l'effrayer.
Elle prétendait avoir des apparitions. Elle vit un jour
une grosse bête noire se promener dans le chemin et
s'avancer jusque sur le seuil de la maison.
Mais, malgré ces petits défauts, Françoise était une
fille comme on en trouve rarement de nos jours, une fille
de confiance, à laquelle les clefs d'une maison pouvaient être
confiées sans crainte.
On ne pouvait raisonnablement s'attendre cependant
à voir Pierre Gagnon jouer auprès de Françoise le rôle
d'un jeune langoureux, trembler en sa présence, ou tomber
en syncope au frôlement de sa robe. Notre défricheur
approchait de la trentaine, et depuis l'âge de cinq ou six
ans, il avait constamment travaillé pour subvenir aux besoins
matériels de la vie. Il n'avait pas eu l'imagination faussée
ou exaltée par la lecture des romans. La seule histoire
d'amour qu'il eût entendu lire était celle de Don Quichotte
et de la belle Dulcinée, et on peut affirmer qu'elle n'avait
PIERRE GAGNON 35
pas eu l'effet de le rendre plus romanesque. Il se représen-
tait une femme^ non comme un ange, une divinité, mais
comme une aide, une compagne de travail, une personne
disposée à tenir votre maison, à vous soigner dans vos
maladies, à prendre soin de vos enfants, lorsque le bon
Dieu vous en donne.
Mais ce qui prouve que l'indifférence de Pierre Gagnon
pour Françoise n'était qu'apparente, c'est qu'il devenait
de jour en jour moins railleur avec elle ; il arrivait assez
souvent qu'après une kyrielle de drôleries et une bordée
de rires homériques, il s'asseyait près de Françoise et
passait une demi-heure à parler sérieusement.
Cette conduite inusitée de la part de notre défricheur
était remarquée par les jeunes gens, qui ne manquaient
pas d'en plaisanter.
Lorsque, à l'époque des foins ou de la récolte, Pierre
Gagnon venait donner un coup de main à Jean Rivard,
il était rare que Françoise ne trouvât pas un prétexte d'aller
aux champs, aider au fanage ou à l'engerbage ; ce travail
devenait un plaisir quand Pierre Gagnon y prenait part.
Personne, au dire de Françoise, ne fauchait comme Pierre
Gagnon ; personne ne savait lier une gerbe de grain comme
lui.
On en vint à remarquer que Pierre Gagnon qui, dans
les commencements, s'amusait à jeter des poignées d'herbe
à Françoise, à la faire asseoir sur des chardons, et à la
rendre victime de mille autres espiègleries semblables, cessa
peu à peu ces plaisanteries à son égard. On les vit même
quelquefois, durant les heures de repos, assis l'un à côté
de l'autre, sur une veillotte de foin.
Si quelqu'un s'avisait désormais de taquiner Françoise,
comme lui-même avait fait plus d'une fois auparavant,
on était sûr que Pierre Gagnon se rangeait aussitôt du
parti de la pauvre fille et faisait bientôt tourner les rires
en sa faveur.
Il ne pouvait plus souffrir que personne cherchât à l'ef-
frayer au moyen de fantômes ou d'apparitions ; il réussit
presque à la persuader qu'il n'existait ni sorciers, ni revenants,
ni loups-garous. Comme le Scapin de Molière, il lui con-
fessa qu'il était le principal auteur des sortilèges et des
visions étranges qui l'avaient tant épouvantée dans les pre-
mières semaines de son séjour à Rivardville.
Quand Pierre Gagnon n'était pas au champ, Françoise
passait ses moments de loisir à rêver en silence ou à chercher
des trèfles à quatre feuilles.
Mais j'oubliais de dire un fait qui ne manqua pas d'ex-
36 JEAN RIVARD ÉCONOmSTE
citer plus d'une fois les gorges-chaudes de leurs compa-
gnons et compagnes de travail, c'est qu'on les vit tous deux,
dans la saison des fruits, passer le temps de la repose à
cueillir des fraises, des mûres, des framboises ou des bluets,
et, chose extraordinaire, Pierre Gagnon, sous prétexte qu'il
n'aimait pas les fruits, donnait tout à Françoise.
Eh bien ! le croira-t-on ? Malgré tous ces témoignages
d'intérêt, malgré ces nombreuses marques d'attention et
d'amitié, les gens n'étaient pas d'accord sur les sentiments
de Pierre Gagnon. Les uns prétendaient qu'il ne voulait
que s'amuser aux dépens de Françoise, d'autres soutenaient
que son but était tout simplement de faire manger de l'a-
voine (i) au petit Louison Charli qui passait, à tort ou à
raison, pour aller voir la servante de Jean Rivard. Enfin
le plus grand nombre s'obstinaient à dire que Pierre Gagnon
ne se marierait jamais.
VI
OU L'ON VERRA QUI AVAIT RAISON
Disons-le tout de suite : il ne se passa pas longtemps
avant qu'il fût reconnu que Pierre Gagnon allait voir
Françoise. Presque tous les dimanches il passait avec
elle une partie de l'après-midi, souvent même la veillée.
Le petit Louison Charli, avait beau se défendre d'avoir
jamais parlé à Françoise, on répétait partout qu'il avait
eu la pelle, et ses amis l'accablaient de quoUbets.
Enfin le bruit courut un jour que Pierre Gagnon et Fran-
çoise avaient échangé leurs mouchoirs. C'était le signe
visible d'un engagement sérieux.
Pendant longtemps Pierre Gagnon répondait par des
badinages à ceux qui le questionnaient sur ses sentiments,
bien différent en cela de Françoise qui n'avait rien de
plus pressé que de raconter à sa maîtresse les progrès de
sa liaison ; mais lui-même finit par ne plus nier.
(1) Un vocabulaire des expressions populaires en usaçe dans nos
campagnes ne serait pas sans intérêt. En général, ces locutions ne
sont employées que par les serviteurs ou engagés, ou ceux qui n'ont
reçu aucune teinture des lettres. Dans la classe aisée des culti-
vateurs on parle un langage plus correct et qui ne diffère pas essen-
tiellement de celui des marchands canadiens de nos villes, si ce n'est
qu'il est moins parsemé d'anglicismes. Il est même remarquable
que les enfants qui fréquentent les bonnes écoles améliorent en peu
de temps le style et la prononciation qu'ils ont reçus de la bouche de
leurs parents. Il existe chez les canadiens, surtout chez les jeunes
gens, une singulière aptitude à adopter le langage des personnes instrui-
tes avec lesquelles ils vivent en contact
où L'ON VERRA QUI AVAIT RAISON 37
Il voulut même un jour donner à Françoise une preuve
irrécusable de son amitié et la reconnaître publiquement
pour sa blonde. Un dimanche que le temps était magni-
fique, les chemins en bon état, et que Jean Rivard et sa
femme allaient à Laçasse ville, il proposa à Françoise de les
accompagner.
Il emprunta à cet effet un des chevaux et une des voi-
tures de Jean Rivard. Il passa bien une heure à étriller
le cheval ; le collier, le harnais, la bride, tout reluisait de
propreté.
Quand la voiture passa devant chez le père Landry,
tout le monde se précipita à la porte et aux fenêtres. Il
y eut une longue discussion dans la famille sur la question
de savoir avec qui était Pierre Gagnon.
Françoise étrennait un voile pour la circonstance, ce
qui empêchait de la reconnaître. On la reconnut pour-
tant et les filles ne manquèrent pas de dire : Françoise
doit se renfler, ça ne lui arrive pas souvent de se faire pro-
mener par les garçons.
En dépit de remarques qu'on put faire sur son compte,
Françoise trouva pourtant le chemin tout court et revint
fort satisfaite de son voyage.
Cette promenade fut vraisemblablement l'épisode le plus
intéressant de sa vie de fille.
Jean Rivard n'avait jamais paru faire attention à ce
qui se passait entre Pierre Gagnon et sa fille Françoise ;
mais Louise qui était au fait de tout et qui n'aimait pas
les trop longues fréquentations se mit bientôt à presser
Pierre Gagnon d'en finir.
Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois.
Cette conduite de la part de Madame Rivard est cause
que nous n'avons aucune intrigue, aucune péripétie inté-
ressante à enregistrer, dans l'histoire des amours de Pierre
Gagnon et de Françoise. Tout se fit de la manière la
plus simple ; point de querelle, point de brouille, partant
point d'explication ni de raccordements, malgré le bruit
que fit courir le petit Louison Charli que Pierre Gagnon
et Françoise s'étaient rendu leurs mouchoirs.
,l|La vérité est que Pierre Gagnon n'avait pas le temps
d'aller chercher au loin une personne plus avenante que
Françoise et que Françoise estimait trop Pierre ôa-
gnon pour se montrer à son égard inconstante ou co-
quette.
Mais il était temps que Pierre Gagnon parlât de mariage
à Françoise, car son silence intriguait fort la pauvre fille
et la tenait dans une incertitude inquiétante.
3^ JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Elle ne donnait plus sans mettre un miroir sous sa tête
afin de voir en rêve celui qui lui était destiné.
Enfin, un jour que Jean Rivard était dans son champ
occupé à faire brûler de l'abattis, Pierre Gagnon qui tra-
vaillait sur son propre lot laissa un moment tomber sa
hache et s'en vint droit à lui.
« — Mon bourgeois, dit-il, en essuyant les gouttes de
sueur qui coulaient de son front, je suis venu vous parler
d'une chose dont qu'il y a longtemps que je voulais vous
en parler. Manquablement que je vais vous surprendre,
et que vous allez rire de moi ; mais c'est égal, riez tant que
vous voudrez, vous serez toujours mon empereur comme
auparavant...
— Qu'est-ce que c'est donc, dit Jean Rivard, dont la
curiosité devint un peu excitée par ce préambule ?
— Ça me coûte quasiment d'en parier, mon bourgeois,
mais puisque je suis venu pour ça, faut que je vous dise
que je pense à me bâtir une petite cabane sur mon lot...
— Et à te marier ensuite, je suppose ?
— Et bien oui, vous l'avez de\iné, mon bourgeois ;
vous allez peut-être me dire que je fais une folie ?...
— Au contraire, je ne vois rien là que de très naturel.
Tu ne me surprends pas autant que tu parais le croire ;
je t'avoue même que je soupçonnais un peu depuis quelque
temps que tu songeais à cette afïaire.
— Tenez, voyez-vous, mon bourgeois, me voilà avec
une dizaine d'arpents de terre de défrichés ; je vais me bâtir
une cabane qui pourra tenir au moins deux personnes ;
avec l'argent qui me restera, je pense que je pourrai aussi
me bâtir une grange dans le courant de l'été. Je suis parti
pour faire une assez grosse semence ce printemps, et vous
comprenez que si j'avais une femme, ça m'aiderait joHment
pour faire le jardinage et engerber, sans compter que ça
searit moins ennuyant de travailler à deux en jasant que
de chanter tout seul en travaillant, comme je fais depuis
que j'ai quitté votre service.
— Oui, oui, Pierre, tu as raison : une femme, c'est jo-
liment désennuyant, sans compter, comme tu dis, que
ça a bien son utilité. Si j'en juge d'après moi-même, tu
ne te repentiras jamais d'avoir pris ce parti.
— Mais, il faut que je vous dise avec qui je veux me
marier. Vous serez peut-être surpris tout de bon, cette
fois-ci. Vous ne vous êtes peut-être pas aperçu que j'a-
vais une blonde. Madame Rivard en a bien quelque dou-
tance, elle ; les femmes, voyez- vous, ça s'aperçoit de tout.
— Est-ce que ça serait Françoise par hasard ?
où l'on verra qui avait raison 39
— Eh bien, oui, mon bourgeois, vous l'avez encore de-
viné ; c'est Françoise.
— Je savais bien, d'après ce que m'avait dit ma femme,
qu'elle était un peu folle de toi, mais je n'étais pas sûr
si tu l'aimais ; je croyais même quelquefois que tu en faisais
des badinages.
— Ah ! pour ça, mon bourgeois, je vous avouerai fran-
chement que je ne suis pas fou de Françoise, comme ce
pauvre défunt Don Quichotte l'était de sa belle Dulcinée ;
mais je l'aime assez comme ça, et si on est marié ensemble,
vous verrez qu'elle n'aura jamais de chagrin avec son Pierre.
C'est bien vrai que je l'ai fait étriver quelquefois, mais ce
n'était pas par manière de mépris ; voyez-vous, il faut
bien rire un peu de temps en temps pour se reposer les
bras. Si je la faisais enrager, c'est que je savais, voyez-
vous, qu'elle n'était pas rancuneuse...
— Quant à cela, je pense en effet qu'elle ne t'en a jamais
voulu bien longtemps.
— Puis, tenez mon empereur, pour vous dire la vérité,
je ne suis pas assez gros bourgeois, moi, pour prétendre
à un parti comme mademoiselle Louise Routier ; je veux
me marier suivant mon rang. Je serais bien fou d'aller
chercher une criature au loin, pour me faire retapper, tandis
que j'en ai une bonne sous la main. Vous comprenez bien
que je ne suis pas sans m'être aperçu que Françoise est une
grosse travaillante, une femme entendue dans le ménage,
et que c'est, à part de ça, un bon caractère, qui ne vou-
drait pas faire de peine à un poulet. C'est bien vrai qu'elle
ne voudra jamais commencer un ouvrage le vendredi, mais ça
ne fait rien, elle commencera le jeudi ; et quant aux revenants,
j'espère bien qu'une fois mariée, elle n'y pensera plus.
— J'approuve complètement ton choix, mon ami, et
je suis sûr que ma femme pensera comme moi, tout en
regrettant probablement le départ de Françoise qu'elle
ne pourra pas facilement remplacer. Les bonnes filles
comme elle ne se rencontrent pas tous les jours.
— Merci, mon bourgeois, et puisque vous m'approuvez,
je vous demanderai de me rendre un petit service, ça serait
de faire vous-même la grande demande à Françoise, et
de vous entendre avec elle et avec madame Rivard pour
fixer le jour de notre mariage. J'aimerais, si c'était possible,
que ça fût avant les récoltes.
— Bien, bien, comme tu voudras, Pierre ; je suis sûr
que tout pourra s'arranger pour le mieux».
Après cette importante confidence, Pierre Gagnon re-
gagna son champ d'abattis.
40 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
De retonr à sa maison, Jean Rivard fit part à sa femme
des intentions de son ancien compagnon de travail. Après
avoir commenté cet événement d'une manière plus ou
moins sérieuse, ils firent venir Françoise.
« — Eh bien ! Françoise, dit Jean Rivard, es- tu toujours
disposée à te marier ?
— Moi me marier ! s'écria Françoise toute ébahie et
croyant que son maître voulait se moquer d'elle, oh ! non,
jamais ; je suis bien comme ça, j'y reste » : et elle retourna
de suite à sa cuisine avant qu'on pût s'exphquer davantage.
Cependant une fois seule, elle se mit à penser... et quoi-
qu'elle fût encore loin de soupçonner ce dont il s'agissait,
elle s'avança de nouveau vers ses maîtres :
« — Madame Rivard sait bien, dit-elle, qu'il n'y en a
qn'un avec qui je me marierais, et celui-là ne pense pas
à moi. Pour les autres, je n'en donnerais pas une coppe.
— Mais si c'était celui-là qui te demanderait en mariage,
dit madame Rivard.
— Pierre Gagnon ! s'écria Françoise ; ah ! Jésus Maria !
jamais je ne le croirai !...
— C'est pourtant bien le cas, c'est Pierre Gagnon lui-
même.
— Sainte bénite ! moi, la femme de Pierre Gagnon ?
Mais êtes-vous sûrs qu'il ne dit pas cela pour rire ?
— Il y va si sérieusement que tu peux fixer toi-même
le jour de votre mariage.
— Bonne sainte Vierge !... me voilà donc exaucée ».
Et Françoise, toute troublée, s'éloigna en se passant
les mains sur les cheveux, et se rendit au miroir où elle
s'attifa du mieux qu'elle put, croyant à tout instant voir
arriver son fiancé.
Ce jour-là, si Louise n'avait pas eu le soin de jeter de
temps à autre un coup-d'œil au pot-au-feu, le dîner eût
été manqué, à coup sûr.
Quand le soir Pierre Gagnon \int à la maison, Fran-
çoise était tranquillisée ; elle fut très convenable, plus même
qu'elle n'avait coutume de l'être. De son côté, Pierre
Gagnon était beaucoup plus sérieux qu'à l'ordinaire. Il
parla longtemps à Françoise de ses projets, de l'état de
ses travaux et de tout ce qui lui manquait encore pour être
riche. Françoise faisait semblant d'écouter, mais elle ne
s'arrêtait pas tout à fait aux mêmes considérations que
son prétendu. Elle se représentait déjà au pied de l'autel,
jurant fidélité à Pierre Gagnon ; elle songeait combien elle
l'aimerait, avec quel soin elle tiendrait la maison, prépa-
rerait ses repas, racommoderait son linge. De temps à
où L'ON VERRA QUI AVAIT RAISON 4I
autre elle se levait sous prétexte de quelque soin de mé-
nage, mais plutôt pour se donner une contenance et ne pas
paraître trop agitée.
En voyant venir Pierre Gagnon, elle avait couru mettre
une de ses plus belles robes d'indienne, de sorte qu'elle
était proprette et que Pierre Gagnon fut de plus en plus
satisfait de son choix.
Le mariage fut d'un commun accord fixé au commencement
d'août.
Dans le courant de juillet, Pierre Gagnon, avec l'aide
de ses voisins et amis, se construisit une maisonnette fort
convenable, qu'il meubla aussi modestement que possible.
Les autres préparatifs du mariage furent bientôt faits.
Pierre Gagnon emprunta pour la circonstance un habit
noir à Jean Rivard, qui lui servait de père, et Françoise
emprunta aussi quelques-uns des atours de sa maîtresse.
Jean Rivard donna à son ancien compagnon de travail une
petite fête à laquelle furent conviés tous les premiers colons
du canton de Bristol. On ne manqua pas de s'y divertir.
Louise avait fait présent à Françoise de divers articles
de ménage. Jean Rivard voulut aussi faire son cadeau
de noce à Pierre Gagnon.
Au moment où l'heureux couple allait se diriger vers
leur modeste habitation :
« — Quand penses-tu t'acheter une vache, dit Jean Rivard
à Pierre Gagnon ?
— Oh ! pour ça, mon bourgeois, ça sera quand il plaira
à Dieu. Si la récolte est bonne l'année qui vient, on aura
peut-être les moyens... Mais il faut tant de choses, on
ne peut pas tout avoir à la fois. Mais pour une vache,
c'est une grande douceur, et si Françoise veut dire comme
moi, on travaillera pour en gagner une aussi vite que possible.
— Eh bien ! Pierre, puisque tu tiens tant à avoir une
vache, je veux t'en donner une des miennes; ça compensera
pour la mère d'ours, ajouta-t-il en riant.
Pierre Gagnon ne savait trop comment remercier son
ancien maître de cette nouvelle marque de bonté ; il ne put
que demander en balbutiant :
— Est-ce la Caille ?
— Non, répondit Jean Rivard ; la Caille est une an-
cienne amie ; ce serait une ingratitude de ma part de la
laisser partir. Je veux qu'elle continue à vivre avec moi.
Mais tu prendras sa fille aînée, qui est encore meilleure
laitière qu'elle. Elle vous donnera en abondance le lait
et le beurre nécessaires aux besoins de votre maison. Fran-
çoise la connaît bien ; elle t'en dira des nouvelles ».
42 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Les deux anciens compagnons se séparèrent le cœur
gros, quoiqu'ils dussent continuer à demeurer voisins et
se revoir presque chaque jour.
VII
LA MARCHE DU PROGRÈS
Environ trois ans après son mariage, Jean Rivard écrivait
à son ami Gustave Charmenil :
« Depuis la dernière fois que je t'ai écrit, mon cher Gustave,
un nouveau bonheur m'est arrivé : je suis devenu père
d'un second enfant. C'est une petite fille, cette fois.
J'en ai été fou plusieurs jours durant. Tu comprendras
ce que c'est, mon ami, quand tu seras père à ton tour, ce qui.
avec tes propensions matrimoniales, ne saurait tarder bien
longtemps. Louise porte à merveille. Tu peux croire si
elle est heureuse, elle qui aime tant les enfants, et qui
désirait tant avoir une fille !
» Tu me pardonneras, mon cher Gustave, de t' avoir
laissé ignorer cela si longtemps. Je suis accablé d'occu-
pations de toutes sortes ; c'est à peine si je puis trouver un
moment pour écrire à mes amis. Outre mes travaux de
défrichement, qui vont toujours leur train, j'ai à diriger
en quelque sorte l'établissement de tout un \illage. Je
suis occupé du matin au soir. Ne sois pas surpris mon
cher Gustave, si tu entends dire un jour que ton ami Jean
Rivard est devenu un fondateur de \ille. Tu ris, j'en
suis sûr. Il est de fait pourtant qu'avant qu'il soit long-
temps les environs de ma cabane seront convertis en un
village populeux et prospère. A l'heure qu'il est, je \aens
de terminer la construction d'une église. Tout marche
et progresse autour de moi : mouhns, boutiques, magasins,
tout surgit comme par enchantement. Si j'avais le temps
de te donner des détails, tu en serais étonné toi-même.
Je commence à croire que je vais devenir riche, beaucoup
plus que je ne l'avais jamais rêvé. Ce qui est au moins
certain, c'est que je puis être désormais sans inquiétude
sur le sort de mes frères : leur avenir est assuré. C'est
un grand soulagement d'esprit pour ma mère et pour moi.
» Je t'exphquerai tout cela quand tu \iendras me faire visite.
» Il est vrai qu'il nous manque encore beaucoup de
choses. Nous n'avons ni école, ni municipalité, ni marché,
ni bureau de poste, etc., mais tout cela va venir en son
temps. Paris ne s'est pas fait en un jour.
» Je m'attends bien à rencontrer de grandes difficultés
LA MARCHE DU PROGRÈS 43
par la suite. Nous avons déjà paniii nous des hommes à
vues mesquines, à esprit étroit, qui ne cherchent qu'à
embarrasser la marche du progrès. Mais il faudra vaincre
ou périr. J'ai toujours sous les yeux ma devise : lahor
omnia vincit ; et je suis plein d'espoir dans l'avenir.
» Je t'ai déjà dit que notre ami Doucet venait nous dire
la messe une fois par mois ; aussitôt notre église achevée,
il a été nommé notre curé, et il réside permanemment
au miUeu de nous. Il est toujours comme autrefois, aimable
et plein de zèle. Nous parlons souvent de toî et de notre
beau temps de collège.
» Dans quelques années, si nous continuons à progresser,
tu pourras t'étabhr comme avocat à Rivardville, (c'est
ainsi qu'on a surnommé la locaHté où ton ami Jean Rivard
a fixé ses pénates) qui sera peut-être alors chef-Heu de
district ».
En effet Rivardville reçut vers cette époque une étrange
impulsion due, suivant les uns, au progrès naturel et in-
serisible des défrichements et de la colonisation, suivant
les autres, à la construction de l'église dont nous avons
parlé.
Ce qui est certain, c'est que tout sembla marcher à
la fois. Deux des frères de Jean Rivard vinrent s'établir
à côté de lui ; à l'un, Jean Rivard céda sa fabrique de
potasse qu'il convertit en perlasserie et qu'il établit sur
une grande échelle ; il retint un intérêt dans l'exploitation,
plutôt pour avoir un prétexte d'en surveiller et contrôler
les opérations que pour en retirer un bénéfice. Il entra
pareillement en société avec l'autre de ses frères pour la
construction d'un moulin à scie et d'un moulin à farine,
deux établissements dont la nécessité se faisait depuis
longtemps sentir à Rivardville.
Ces deux moulins n'étant destinés qu'à satisfaire aux
besoins de la localité, purent être construits assez écono-
miquement. Le nom de Jean Rivard d'ailleurs était déjà
connu à dix lieues à la ronde, et son crédit était illimité.
Le fabricant de perlasse, encouragé par les résultats
de son industrie, voulut profiter de ses fréquents rapports
avec les colons du canton de Bristol et des environs pour
établir un trafic général. Il acheta le fonds» de commerce
du principal marchand du village, et, avec l'aide d'un
de' ses plus jeunes frères comme commis, il ouvrit un maga-
sin qui fut bientôt considérablement achalandé. N'agissant
que d'après les conseils de son frère aîné, et se contentant
44 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
de profits raisonnables, il trouva dans cette industrie son
avantage personnel, tout en faisant le bien de la com-
munauté. La maison « Rivard, frères » étendit peu à peu
ses opérations et devint par la suite la plus populaire du
comté.
La construction de deux moulins fut aussi un grand
événement pour les habitants de Rivard\ille, obligés jus-
qu'alors d'aller à une distance de trois lieues pour cher-
cher quelques madriers ou faire moudre un sac de farine.
Après le son de la cloche paroissiale, aucune musique
ne pouvait être plus agréable aux oreilles des pauvres colons
que le bruit des scies et des moulanges ou celui de la cascade
servant de pouvoir hydrauhque.
Et cette musique se faisait entendre presque jour et
nuit.
On remarquait dans la localité un mouvement et une
activité extraordinaires.
Tout le long du jour on voyait arriver aux moulins des
voitures chargées, les unes de sacs de blé, les autres de
pièces de bois destinées à être converties en planches ou
en madriers.
Meunier, scieur, constructeur et colon, tous trouvaient
leur profit à cet échange de services, et le progrès de Rivard-
ville s'en ressentait d'une manière sensible.
"•Plusieurs habitations nouvelles surgirent autour des mou-
lins aussi bien qu'autour de l'église.
Nos lecteurs se souviennent peut-être que dès la pre-
mière année de son séjour dans la forêt, Jean Rivard avait
retenu dans le voisinage de sa propriété un lot de terre
inculte pour chacun de ses frères, en leur disant : qui sait
si vous ne deviendrez pas riches sans vous en apercevoir ?
Ce pressentiment de Jean Rivard se vérifia à la lettre.
Toutes les maisons et les bâtiments dont nous avons
parlé, mouHns, forges, boutiques, magasins furent bâtis
sur les propriétés de la famille Rivard.
Jean Rivard qui était l'administrateur des biens de
la famille ne cédait que quelques arpents de terre aux in-
dustriels ou commerçants qui venaient s'étabHr à Rivard-
ville, et réservait le reste pour en disposer plus tard avan-
tageusement.
Cette vaste étendue de terrain, située comme elle l'était
au centre d'un canton, dans le voisinage d'une rivière
et d'une grande route pubHque, et devant, selon toute
probabilité, devenir plus tard le siège d'une Wlle ou d'un
grand village, prit vite une importance considérable.
Sa valeur s'accrut de jour en jour.
LA MARCHE DU PROGRÈS 45
Jean Rivard n'était pas ce qu'on peut appeler un spé-
culateur ; il ne cherchait pas à s'enrichir en appauvrissant
les autres. Mais lorsqu'il songeait à sa vieille mère, à ses
neuf frères, à ses deux sœurs, il se sentait justifiable de
tirer bon parti des avantages qui s'offraient à lui, et qui
après tout étaient dûs à son courage et à son industrie.
Il lui semblait aussi voir le doigt de la Providence dans
la manière dont les événements avaient tourné. Ma pauvre
mère a tant prié, disait-il, que Dieu prend pitié d'elle et
lui envoie les moyens de se tirer d'embarras.
Il s'empressait de lui écrire chaque fois qu'il avait une
bonne nouvelle à lui annoncer.
Il jouissait d'avance du bonheur qu'elle en ressentirait.
Mais outre les avantages de fortune qu'il devait espérer
en voyant les alentours de sa chaumière devenir peu à peu
le centre d'un village, il jouissait encore d'un autre pri-
vilège que devait apprécier à toute sa valeur un homme
de l'intelligence de Jean Rivard ; il allait pouvoir exercer
un contrôle absolu sur l'établissement du village.
Il allait devenir peut-être, comme il le dit dans sa lettre,
le fondateur d'une ville !
Quels rêves ambitieux cette perspective ne devait-elle
pas faire naître en son esprit !
Les devoirs et la responsabilité que lui imposait cette
glorieuse entreprise absorbèrent toute son attention pendant
plusieurs mois.
Ce n'était plus la carte de son lot de cent acres qu'il
déployait le soir sur sa table, c'était celle du futur village.
Quoiqu'il ne fût guère au fait de l'art de bâtir des villes,
il en avait lui-même tracé le plan ; il avait indiqué les
rues, auxquelles il donnait toute la largeur et toute la
régularité possibles ; il avait marqué les endroits que de-
vaient occuper plus tard la maison d'école, le bureau de
poste, le marché, etc.
Il fit planter des arbres de distance en distance le long
des rues projetées, car il ne néghgeait rien de ce qui pouvait
contribuer à donner à son village une apparence de fraî-
cheur et de gaîté.
Il allait même jusqu'à stipuler dans ses concessions
d'emplacements, que la maison serait de telle ou telle
dimension, qu'elle serait située à telle distance du chemin,
qu'elle serait peinte en blanc, et autres conditions qui
peuvent sembler puériles mais qui n'en exercent pas moins
une influence réelle sur le progrès des localités.
Comme on l'a déjà vu, Jean Rivard n'entreprenait rien
d'important sans consulter son ami Doucet.
46 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Louise prenait aussi le plus vif intérêt aux entreprises
de son mari.
Pierre Gagnon n'était pas non plus tenu dans l'ignorance
des plans de Jean Rivard.
Il va sans dire que celui-ci était l'admirateur enthousiaste
de tout ce que faisait son ancien maître.
Je savais bien, lui disait-il avec sa gaîté accoutumée,
que vous en feriez autant que le grand Napoléon. Main-
tenant que vous n'avez plus d'ennemis à combattre, vous
allez donner un royaume à chacun de vos frères. Il y a
une chose pourtant que vous n'imiterez pas, disait-il en
riant, et en regardant madame Rivard, c'est que vous ne
répudierez pas votre femme.
Ce n'est pas pour mépriser Napoléon, ajoutait-il, mais
je crois que s'il avait fait comme vous au lieu de s'amuser
à bouleverser tous les pays et à tuer le monde dru comme
mouche, il n'aurait pas fait une fin aussi triste. Tonnerre
d'un nom ! j'aurais aimé à lui voir faire de l'abattis : je
crois que la forêt en aurait fait du feu.
VIII
CINQ ANS APRÈS
Gustave Charmenil à Jean Rivard
« Mon cher ami,
« Je commence à croire que Madame de Staël avait raison
quand elle disait que le mariage n'était que de l'égoïsme
à deux. Depuis que tu as eu le bonheur de recevoir ce
grand sacrement, c'est à peine si tu m'as écrit deux ou
trois petites lettres. Je garderais rancune à ta Louise si
je pensais que c'est elle qui te fait oublier ainsi tes meilleurs
amis. Pourquoi ne m'écris-tu pas de longues lettres, com-
me autrefois ? Tu sais combien je m'intéresse à ton ex-
ploitation ; je voudrais en connaître les plus petits détails ;
je voudrais surtout savoir si tu as bien conservé l'ardeur
et l'enthousiasme de tes premières années. Chaque fois
que je me rencontre avec un de nos amis de collège, tu
deviens notre principal sujet de conversation. Tous sa-
vent depuis longtemps le parti que tu as embrassé et chacun
est dans l'admiration de ton courage et de tes hauts faits.
De tous ceux qui ont fait leurs classes en même temps que
nous, pas un n'est aussi avancé que toi, pas un n'est marié ;
la plupart attendent après une fortune qui ne viendra
probablement jamais. Je suis peut-être moi-même au
nombre de ces derniers, quoique ma position se soit quelque
CINQ ANS APRÈS 47
peu améliorée depuis l'époque où je te faisais le confident
de mes nombreuses tribulations. Tu comprends bien que
je ne subsiste pas encore des revenus de ma profession ;
je t'avouerai même en confidence que j'en retire à peine
assez pour payer le loyer de mon bureau ; j'ai beau procla-
mer en grosses lettres sur la porte et dans les fenêtres de
mon étude mon nom et ma qualité d'avocat, la clientèle
n'en arrive pas plus vite. Le fait est qu'il y a maintenant,
suivant le vieux dicton, plus d'avocats que de causes ;
que diable ! nous ne pouvons pas exiger que les voisins
se brouillent entre eux pour nous fournir l'occasion de
plaider. J'ai donc pris mon parti : j'attends patiemment
que les vieux patriciens montent sur le banc des juges
ou descendent dans les champs élysées ; j'attraperai peut-
être alors une petite part de leur clientèle. En attendant,
je trouve par-ci par-là quelque chose à gagner ; je sais pas-
sablement l'anglais, je me suis mis à faire des traductions ;
cette besogne ne me déplaît pas trop ; je la préfère au métier
de copiste qui n'occupe que les doigts ; j'étudie aussi la
sténographie ou plutôt la phonographie, et bientôt je pourrai,
en attendant mieux, me faire rapporteur pour les gazettes.
Tu vois que je ne perds pas courage et que je sais prendre
les choses philosophiquement.
» Nous sommes un assez bon nombre de notre confrérie ;
nous nous encourageons mutuellement.
» Nous avons cru découvrir dernièrement un moyen
de nous faire connaître, ou comme on dit parmi nous, de
nous mettre en évidence : Nous sommes à l'affût de toutes
les contestations électorales, et s'il s'en présente une, soit
dans une ville soit dans un comté, vite nous nous rendons
sur les lieux, accompagnés de nos amis. Là, juchés sur
un escabeau, sur une chaise, sur une voiture, sur n'importe
quoi, à la porte d'une église, au coin d'une rue, dans une
salle publique ou dans un cabaret, nous haranguons, de
toute la force de nos poumons, les libres et indépendants
électeurs. Nous parlons avec force, car dans ces circon-
stances, il importe plus, comme dit Voltaire, de frapper
fort que de frapper juste. Nous passons en revue toutes
les afïaires du pays, et tu comprends que nous ne ménageons
pas nos adversaires ; nous leur mettons sur le dos tous les
malheurs pubhcs, depuis le désordre des finances jusqu'aux
mauvaises récoltes. Quand nous nous sommes bien étrillés,
que nous avons épuisé les uns à l'égard des autres les épi-
thètes de chenapans, de traîtres, voleurs, brigands, et
mille autres gracieusetés pareilles, et que les électeurs ont
paru nous comprendre, nous nous retirons satisfaits. Il
48 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
est probable qu'entre eux ils sont loin de nous considérer
comme des évangélistes, et qu'ils se moquent même un peu
de nous, car ces indépendants électeurs ne manquent
pas de malice, comme nous pouvons nous en convaincre
assez souvent. Ce qu'il y a de désagréable dans le métier,
c'est qu'il prend quelquefois envie à ces messieurs de nous
empêcher de parler, et qu'ils se mettent à crier, d'une voix
qu'aurait enviée le fameux Stentor de la mythologie :
« il parlera, non il ne parlera pas, il parlera, non il ne parlera
pas», et que nous sommes là plantés en face de cet ai-
mable auditoire, n'apercevant que des bouches ouvertes
jusqu'aux oreilles et des bras qui se démènent en tous sens.
Nous recommençons la même phrase cinquante fois sans
pouvoir la finir : bien heureux encore si, pour ne pas nous
faire écharper, nous ne sommes pas obligés de prendre
la poudre d'escampette. S'il n'existait que ce moyen
pour nous mettre en évidence, m'est avis qu'il vaudrait
tout autant se passer de gloire. Qu'en penses-tu, mon ami ?
Pour moi, j'en suis venu à trouver, soit dit entre nous, le
rôle que nous jouons tellement humiUant, et même dans
certains cas tellement démoralisateur, que je suis décidé
d'abandonner la partie, à la peine de rester inconnu toute
ma vie. Toi, mon cher défricheur, je sais bien que tu
abhorres tout ce fracas, et que tu n'aimes rien tant que
la vie paisible et retirée. Je serais volontiers de ton avis,
si j'avais une joHe petite femme comme ta Louise, je con-
sentirais sans peine à vivre seul avec elle au fond des bois.
Mais cet heureux sort n'est réservé qu'aux mortels pri-
vilégiés.
» Je crains bien que mes affaires de cœur n'aient plus
le même intérêt pour toi, maintenant que te voilà vieux
marié et père de famille. Sais-tu ce qui m'est arrivé de-
puis que j'ai perdu ma ci-devant belle inconnue ? Eh bien !
mon ami, te le dirai-je ? après m'être désolé secrètement
pendant plusieurs mois, après avoir composé diverses élé-
gies toutes plus larmoyantes les unes que les autres, après
avoir songé à m'expatrier, j'ai fini par me consoler ; j'ai
même honte de te l'avouer, je suis déjà depuis ce temps-
là, devenu successivement admirateur de plusieurs autres
jeunes beautés ; de fait, je me sens disposé à aimer tout
le beau sexe en général. Je suis presque alarmé de mes
dispositions à cet égard.
» Que dis-tu de cet étrange changement ?
» Il est vrai que je ne suis pas aveuglé et que je me per-
mets volontiers de juger, de critiquer même les personnes
qui attirent le plus mon attention. L'une est fort jolie,
CINQ ANS APRÈS 49
mais n'a pas d'esprit ; l'autre est trop affectée ; celle-ci
est trop grande et celle-là trop petite. Tu rirais bien si
tu lisais le journal dans lequel je consigne mes impres-
sions. Je vais, pour ton édification, t'en extraire quel-
ques lignes ;
« 20 Juin — Depuis plus d'un mois, mes vues se portent
sur mademoiselle T. S. Elle a une taille charmante, un
port de reine, un air grand, noble, une figure douce et dis-
tinguée ; elle est très aimable en conversation ; elle ne
chante pas, mais elle est parfaite musicienne. J'ignore si
elle m'aimerait, mais je me sens invinciblement attiré vers
elle. Ce que j'ai entendu dire de ses talents, de son ca-
ractère, de ses vertus, me la font estimer sincèrement.
» Je voudrais la connaître davantage et pouvoir lire
dans son cœur.
» 15 Octobre — J'apprends aujourd'hui que mademoi-
selle T. S. est sur le point de se marier ; on m'assure même
qu'elle était engagée depuis longemps . Encore une dé-
ception ! Heureusement que je ne lui ai jamais fait part
de mes sentiments, et qu'elle ignorera toujours que j'ai
pensé à elle.
» 10 Janvier — J'ai rencontré hier soir une jeune per-
sonne que j'admirais depuis longtemps, mais à qui je n'avais
jamais parlé. Je l'ai rencontrée à une petite soirée dan-
sante, et j'en suis maintenant tout à fait enchanté. Je l'ai
trouvée encore mieux que je me l'étais représentée. Elle
m'a paru bonne, sensible, intelligente. Elle touche bien
le piano, chante bien, et parle, avec une égale facilité,
l'anglais et le français.
» Mais on m'assure que Mlle H. L. a une foule d'admi-
rateurs et qu'elle est même soupçonnée d'être un peu co-
quette. J'attendrai£donc, avant de me déclarer ouverte-
ment amoureux.
»6 Mars — Je suis toujours dans les mêmes dispositions
à l'égard de Mlle H. L. Je l'ai vue encore plusieurs fois
dans le cours de l'hiver, je lui ai même fait quelques vi-
sites particulières, je continue à la trouver charmante,
mais c'est à cela que se bornent mes démarches. Chaque
fois que je pense à aller plus loin, un spectre se dresse
devant moi... je gagne, en tout, à peine cent louis par année.
» Une chose pourtant me déplaît chez elle... elle n'aime
pas les enfants ! Comment une femme peut-elle ne pas
aimer les enfants ?...
50 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
r> Une autre chose m'effraie aussi : elle affiche un luxe
de toilette propre à décourager tout autre qu'un Crésus.
» Il est probable que j'aurai bientôt à consigner dans
mon journal le mariage de Mlle H. L. avec quelque heureux
mortel qui n'aura que la peine de naître pour s'étabhr dans
le monde ».
« A l'heure où je t'écris, mon cher Jean, je ne pense
plus à Mlle H. L., qui ne me paraît susceptible d'aimer
personne, et qui, je crois, mérite un peu le titre de coquette
qu'on lui a donné. Mon indifférence vient peut-être aussi
de ce que j'ai fait, il y a quinze jours, la connaissance d'une
jeune personne dont l'esprit et la beauté ont complètement
subjugué mon cœur. Elle sort d'un des couvents de
cette ville, où elle a fait de brillantes études. C'est un peu
le hasard qui me l'a fait connaître. En sortant du cou-
vent, elle a passé quelques jours avec ses parents dans l'hô-
tel où je prends ma pension. Elle portait encore son
costume d'élève qui lui faisait à ravir. Elle peut avoir
de dix-sept à dix-huit ans. C'est une brunette. Ses traits
sont réguliers et sa figure a quelque chose de mélancoHque
qui provoque la sympathie. Sa beauté n'a rien d'écla-
tant; mais je n'ai jamais vu de plus beaux yeux que les
siens. Elle ne paraissait pas savoir qu'elle était belle.
Son maintien, sa voix, ses paroles, rien ne décelait chez
elle la moindre affectation. Elle n'était pas même timide,
tant elle était simple et candide. En causant avec elle,
je m'aperçus qu'elle possédait une intelHgence remarquable ;
je la fis parier sur les diverses études qu'elle a cultivées
au couvent. J'ai été surpris de l'étendue et de la variété
des connaissances qu'on inculque aux élèves de ces ins-
titutions. Quel charme on éprouve dans la conversation
d'une femme instruite, qui n'a pas l'air de le savoir !
» Nous avons parié ensemble httérature, poésie, his-
toire, botanique, beaux arts ; elle parie de tout avec aisance
et sans la moindre pédanterie. Elle avait sous la main
un volume de Turquety et les Matinées Littéraires de Men-
nechet qu'elle paraissait savoir par cœur. L'histoire du
Canada, celles de France, d'Italie, de la Terre Sainte et
des autres principaux pa^'s du monde, semblent lui être
familières ; elle a jusqu'à des notions de physique et d'as-
tronomie. A l'en croire pourtant, elle ne sait que ce que
savent la plupart de ses amies de couvent. D'où vient
donc, lui disais-je, que parmi les jeunes personnes qui fré-
quentent la société, on en rencontre si peu qui savent parier
autre chose que modes, bals ou soirées ? Il faut croire,
CINQ ANS APRÈS 5I
répondit-elle naïvement, que les frivolités mondaines leur
font oublier ce qu'elles ont appris. Puis elle m'exposait,
avec un air de sincérité charmante, la ferme résolution
qu'elle avait prise de fuir la vie dissipée, de ne jamais
aller au bal, etc. ; je ne pouvais m'empêcher de sourire,
en songeant combien peu de temps dureraient ces belles
dispositions.
» Elle sait un peu de musique et de chant, dessine et
brode à la perfection ; ce qu'elle regrette, c'est de n'avoir
pas acquis les connaissances nécessaires à la femme de
ménage. Elle m'a signalé les lacunes qui existent à cet
égard dans le système d'éducation de nos couvents, et
elle raisonne sur ce sujet avec la sagesse et le bon sens d'une
femme de quarante ans.
» J'ai passé dans sa compagnie et celle de sa mère quelques-
unes des heures les plus délicieuses de ma vie.
» En quittant l'hôtel, ses parents m'ont, poliment invité
d'aller les voir de temps à autre. Tu peux croire que je
n'y manquerai pas. Je te dirai probablement son nom
dans une de mes prochaines lettres.
» Je crois que sa famille n'est pas riche : tant mieux,
car de nos jours les jeunes filles riches ne veulent avoir
que des maris fortunés.
» Tu lèveras les épaules, j'en suis sûr, mon cher défricheur,
en Usant ces confidences de jeune homme ? Que veux-tu ?
Il faut bien que le cœur s'amuse.
» Une fois rendu à ses vingt-quatre ou vingt-cinq ans,
il est bien difficile à un jeune homme de ne pas songer au
mariage. C'est ma marotte à moi, j'en parle sans cesse
à mes amis. Si je suis longtemps célibataire, je crains
même que cela ne devienne chez moi une monomanie.
C'est singuher pourtant comme les gens diffèrent à ce
sujet ! Il y a environ trois mois, un de mes amis, marié
depuis six mois, me disait : « mon cher Gustave, marie-toi
» aussitôt que tu pourras ; si tu savais combien l'on est
» heureux dans la société d'une femme intelligente et bonne » !
Je le croyais sans peine. Mais l'autre jour, ce même ami
me rencontrant s'écria tout à coup : « ah ! mon cher Gustave,
» ne te marie jamais ; tu ne connais pas tous les embarras,
» toutes les inquiétudes, toutes les tracasseries du ménage.
» Depuis un mois, je vais chez le médecin et l'apothicaire
» plus de dix fois par jour ; ma femme est toujours ma-
»lade, et je crains que nous ne perdions notre enfant»...
» Et la voix lui tremblait en me disant ces mots.
» Aujourd'hui même je parlais de mariage à une autre
de mes connaissances, père de quatre enfants. Il avait
52 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Tair abattu et en proie à une profonde mélancolie. Vous
n'avez pas d'idée, me dit-il, de ce qu'il en coûte pour élever
une famille ; on ne peut suffire aux dépenses, et on voit
approcher avec effroi le moment où il faudra établir ses
enfants. Avant d'abandonner votre heureux état de céli-
bataire, faites des épargnes, mettez-vous à l'abri de la pau-
vreté ; vous vous épargnerez de longs tourments pour
l'avenir.
» Chaque fois que j'entends faire des réflexions semblables,
je me dis : en effet, n'est-ce pas fohe à moi de songer au
mariage ? Ne ferais- je pas beaucoup mieux d'amasser
peu à peu un petit pécule, puis de voyager, faire le tour
de notre globe, étudier les mœurs, les institutions des diffé-
rentes nations, et revenir dans mon pays, me consacrer,
libre de soins et d'inquiétudes, à la politique, aux affaires,
devenir représentant du peuple et me rendre utile à mes
compatriotes ?...
» Mais ce rêve ne dure que ce que durent les rêves. Car
le cœur est toujours là qui parle. Tout me dit que sans
les plaisirs du cœur il y aura toujours un vide dans mon
existence. Toi, mon cher Jean, dis-moi donc ce que tu
penses de tout cela. Tu es déjà vieux marié, tu es père
de famille, tu dois connaître le pour et le contre de toutes
les choses du ménage, tu peux en parler savamment.
» Malgré toutes mes préoccupations amoureuses, je trouve
encore le temps cependant de lire et de faire quelques étu-
des. Mon ambition a pris une tournure intellectuelle.
J'ai une soif inextinguible de connaissances. J'ai le tort
de prendre goût à presque toutes les branches des connais-
sances humaines, ce qui me rendra toujours superficiel.
Je trouve heureux celui qui a une spéciahté et ne cherche
pas à en sortir. L'histoire, la philosophie, les sciences,
m'intéressent beaucoup plus qu'autrefois. Je me suis dé-
voué depuis quelque temps à l'étude de l'économie poli-
tique : j'y trouve un charme inexprimable. En étudiant
les sources de la richesse nationale, on en vient toujours à
la conclusion que l'agriculture en est la plus sûre et la
plus féconde. Je lisais l'autre jour un ouvrage sur les
causes de la misère et sur les moyens de la faire disparaître ;
l'auteur terminait ainsi : « Le problème de la misère ne
» sera complètement résolu, tant pour le présent que pour
» l'avenir, que lorsque le gouvernement aura résolu celui
» de la multiplication de nos produits ahmentaires propor-
» tionnellement à celle de la population, en améhorant la
» culture des terres en labour et en déjrichant les terres
» incultes i>. En lisant ces derniers mots je me mis à penser
CINQ ANS APRÈS 5î
à toi, et je fermai mon livre pour rêver plus librement à
la belle destinée que tu t'es faite, destinée que j'appelle
glorieuse et que tous tes amis envient.
» Écris-moi longuement, mon cher ami, et surtout n'ou-
blie pas de me parler en détail de ton exploitation ; ne me
laisse rien ignorer sur ce sujet. Parle-moi aussi des belles
et grandes choses que tu accomplis dans ta petite République.
Sais-tu que c'est un grand bonheur pour toi, et encore plus
pour Rivardville, d'avoir eu pour curé un prêtre comme
notre ami Doucet ? Un homme de son intelligence et
de son caractère est un véritable trésor pour une locahté.
A vous deux, vous allez opérer des merveilles, et faire
bientôt de Rivardville le modèle des paroisses. Quelle
noble et sainte mission ! Si je ne puis vous imiter, au
moins je vous applaudirai de loin. Mes compliments à
ton ami. Mes amitiés aussi à ta Louise. Embrassez pour
moi vos petits enfants, que vous devez tant aimer !
» Tout à toi,
» Gustave Charmenil »
Réponse de Jean Rivard
« Merci, mon cher Gustave, de ton aimable épître, à
laquelle je vais répondre tant bien que mal. Mais je dois
avant tout repousser le reproche que tu m'adresses de ne
pas t'écrire assez souvent. N'ai-je pas fidèlem^ent répondu
à chacune de tes lettres ? D'ailleurs, en admettant que
je t'aurais négligé sous ce rapport, n'aurais-je pas d'ex-
cellentes excuses à t'apporter ? De ton aveu même, tu
as beaucoup plus de loi§ir que moi ; tu n'es pas un grave
père de famille comme moi ; tes doigts ne sont pas roidis
par le travail ; écrire est pour toi un amusement. Sois
sûr d'une chose cependant : c'est que, malgré ce que tu
pourrais appeler mon indifférence, il ne se passe pas de jour
que je ne pense à toi ; dans mes entretiens avec notre ami
Doucet, ton nom revient sans cesse. Quel bonheur pour
nous, mon cher Gustave, si nous pouvions nous rapprocher
un jour !
» Quand je prends la plume pour t'écrire, tant de choses
se présentent à mon esprit que je ne sais vraiment pas
où commencer. Le mieux pour moi, je crois, serait de
me borner pour le moment à répondre aux questions que
tu me poses et à te fournir les renseignements que tu désires
sur mon exploitation rurale.
» Quant aux résultats de mes travaux auxquels tu pa-
rais prendre un si vif intérêt, il me serait facile de t'en
54 JEAN RIVARD ECONOMISTE
entretenir jusqu'à satiété ; mais je m'attacherai à quelques
faits principaux qui te feront aisément deviner le reste.
» J'espère qu'au moins tu ne me trouveras point par
trop prolixe ni trop minutieux, si je te résume, en quelques
pages, l'histoire de mes opérations agricoles depuis cinq
ans.
» Mais je commencerai sans doute par faire naître sur
tes lèvres le sourire de l'incréduhté en t' annonçant que
les cinquante acres de forêt qui me restaient à déboiser,
à l'époque de mon mariage, vont être ensemencés l'année
prochaine ?
» Cinquante acres en cinq ans ! Quatre-vingt-cinq acres
en sept ans ! Ne suis- je pas un terrible défricheur ?
» C'est pourtant bien le cas.
» Cela n'offrirait rien d'extraordinaire toutefois si je
n'avais pas eu chaque année à mettre en culture tout le
terrain défriché durant les années précédentes à semer,
herser, faucher, récolter, engranger ; si je n'avais pas eu
à en clôturer la plus grande partie, à faire les perches et
les piquets nécessaires, opérations qui demandent du temps
et un surcroît de main-d'œuvre considérables ; si je n'avais
pas eu à construire la plus grande partie de mes bâtiments
de ferme, étable, écurie, bergerie, porcherie, hangar et
remise ; si je n'avais pas eu enfin au miUeu de tout cela
à m'occuper des affaires publiques, à administrer les biens
de ma famille, et à surveiller en quelque sorte l'établisse-
ment de tout un village.
» Mais j'ai fait encore une fois de nécessité vertu ; j'ai
redoublé d'activité, je me suis multiplié pour faire face
à tout à la fois.
» As- tu déjà remarqué cela ? Un travail nous semble
d'une exécution impossible ; qu'on soit forcé de l'entrepren-
dre, on s'en acquitte à merveille.
» Je me trouve donc aujourd'hui, cinq ans après mon
mariage et sept ans après mon entrée dans la forêt, pro-
priétaire de quatre-vingt-cinq acres de terre en culture ;
une quinzaine d'acres sont déjà dépouillés de leurs souches,
et le reste ne peut tarder à subir le même sort.
» Si tu savais avec quel orgueil je porte mes regards
sur cette vaste étendue de terre défrichée, devenue par
mon travail la base solide de ma future indépendance !
» Je me garderai bien de te donner, année par année,
le résultat de mes récoltes, le tableau de mes recettes et
de mes dépenses, cela t'ennuierait ; qu'il te suffise de savoir
que les défrichements, clôturages, constructions et amé-
Uorations de toutes sortes effectués durant cette période
CINQ ANS APRÈS 55
l'ont été à même les économies que j*ai pu faire sur les
revenus annuels de mon exploitation, et les vingt-cinq louis
qui composaient la dot de ma femme.
» A l'heure qu'il est je ne donnerais pas ma propriété
pour mille louis_, bien qu'il me reste beaucoup à faire pour
l'embellir et en accroître la valeur.
» L'amélioration la plus importante que j'ai pu effectuer
depuis deux ou trois ans, celle que j'avais désirée avec
le plus d'ardeur, ça été l'acquisition de quelques animaux
des plus belles races connues, vaches, porcs, chevaux,
moutons, qui se reproduisent rapidement sur ma ferme,
et seront bientôt pour moi, j'espère, une source de bien-
être et de richesse.
»Tu sais que j'ai toujours aimé les belles choses; la
vue d'un bel animal me rend fou et je résiste difficilement
à la tentation de l'acheter. Je n'assiste jamais à une
exposition agricole sans y faire quelque acquisition de
ce genre.
» Ces diverses améliorations m'ont fait faire de grandes
dépenses, il est vrai, mais tout ne s'est pas fait à la fois ;
chaque chose a eu son temps, chaque année sa dépense.
De cette manière, j'ai pu voir mon établissement s'ac-
croître peu à peu, s'embellir, prospérer, sans être exposé
jamais au plus petit embarras pécuniaire.
» Le seul achat que j'aie eu à me reprocher un peu, c'est
celui d'un magnifique cheval dont les formes sveltes, élé-
gantes, la noble tête, la forte et gracieuse encolure m'a-
vaient complètement séduit. Après beaucoup d'hésita-
tion, j'avais fini par l'acheter à un prix relativement con-
sidérable. Je m'étais dit, pour justifier mon extravagance,
que ce cheval servirait d'étalon reproducteur pour tout
le canton de Bristol ; que par ce moyen je me rembourserais
en partie de la somme qu'il m'avait coûté, sans compter
qu'il contribuerait à renouveler en peu d'années les races
de chevaux dégénérés possédés par la plupart des habitants
du canton. Mais j'eus le chagrin cette fois de n'être pas
approuvé par ma Louise qui prétendit que j'aurais du
attendre quelques années encore avant de faire une acqui-
sition aussi coûteuse. C'était la première fois que Louise
me faisait une remarque de ce genre et je m'en souviendrai
longtemps. Sans vouloir me justifier tout à fait, je dois
dire pourtant que Lion (c'est le nom de ce noble quadrupède)
n'est pas sans avoir exercé quelque influence sur les des-
tinées du canton. Tu sais combien les cultivateurs ca-
nadiens raffollent des chevaux. C'est pour eux un sujet
intarissable de conversation. L'arrivée de Lion à Rivard-
56 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
ville fut un des événements de l'année. Toute la popu-
lation voulut le voir ; pendant longtemps on ne parla que
de Lion, et personne n'était plus populaire à dix lieues
à la ronde. Tu ne seras pas surpris d'entendre dire dans
quelques années que les habitants du canton de Bristol
et des environs possèdent une magnifique race de chevaux.
Je prends aussi occasion des nombreuses visites qui me
sont faites pour inculquer dans l'esprit des cultivateurs
quelques notions simples et pratiques sur l'agriculture,
sur les meilleures races d'animaux, sur les ustensiles agri-
coles, et même sur l'importance des améliorations publiques,
des institutions municipales et de l'éducation des enfants.
Sous ce dernier rapport, nous aurons à accomplir de grandes
choses d'ici à quelque temps.
» Quoiqu'il en soit cependant, et malgré tout le bien que
Lion peut avoir fait dans le canton, je serai désormais
en garde contre l'achat d'animaux de luxe, et je ne dé-
vierai plus de la règle que je m'étais d'abord imposée de
ne faire aucune dépense importante sans le consentement
de ma femme.
& Tu me fais dans ta lettre d'intéressantes extraits de
ton journal. Je pourrais t'en faire d'un tout autre genre,
si je voulais ouvrir le cahier où je consigne régulièrement
les faits, les observations ou simplement les idées qui peuvent
m'être par la suite de quelque utilité.
i>Tu y verrais, par exemple, que tel jour j'ai fait l'acqui-
sition d'une superbe vache Ayrshire, la meilleure pour
le lait ; — que tel autre jour ma bonne Caille m'a donné
un magnifique veau du sexe masculin, produit d'un croise-
ment avec la race Durham ; — qu'à telle époque j'ai com-
mencé à renouveler mes races de porcs et de moutons ;
qu'à telle autre époque, j'ai engagé à mon service une
personne au fait de la fabrication du fromage ; enfin mille
autres détails plus ou moins importants pour le cultiva-
teur éclairé, mais dont le récit te ferait bâiller, toi, mon
cher Gustave.
i> Mais je ne veux pas finir ma lettre sans répondre au
moins un mot à l'autre question que tu me poses et qui,
je soupçonne entre nous, t'intéresse beaucoup plus que
celles, auxquelles je viens de satisfaire. Tu veux savoir
de moi comment je me trouve de l'état du mariage, et
si, après l'expérience que j'ai pu acquérir jusqu'ici, je
suis prêt à conseiller aux autres d'en faire autant que moi ?
0 Tout ce que je puis dire, mon cher, c'est que je ne
voudrais, pour rien au monde, retourner à la vie de cé-
bbataire. Voilà bientôt cinq ans que j'ai contracté cet
REVERS INATTENDU 57
engagement irrévocable, et il me semble que c« n'est que
d'hier. Si tu savais combien le temps passe vite lorsque
l'on fait la route à deux ! On n'est pas toujours aussi gai
que le premier jour des noces, mais on est aussi heureux,
plus heureux peut-être. La tendresse qu'on éprouve l'un
pour l'autre devient de jour en jour plus profonde, et
lorsque, après quelques années de ménage, on se voit en-
touré de deux ou trois enfants, gages d'amour et de bon-
heur, on sent qu'on ne pourrait se séparer sans perdre une
partie de soi-même.
» Je te dirai donc, mon cher Gustave, que, suivant moi,
le mariage tend à rendre l'homme meilleur, en développant
les bons sentiments de sa nature, et que cela doit suffire
pour rendre le bonheur plus complet.
>> Le rôle de la femme est peut-être moins facile ; sa
nature nerveuse, impressionnable, la rend susceptible d'é-
motions douloureuses, de craintes exagérées ; la santé de
ses enfants surtout la tourmente sans cesse ; mais en re-
vanche elle goûte les joies ineffables de la maternité ; et
à tout prendre, la mère de famille ne changerait pas sa
position pour celle de la vieille fille ou celle de l'épouse sans
enfant. Ainsi, marie-toi, mon cher Gustave, aussitôt que
tes moyens te le permettront. Tu as un cœur sympathique,
tu aimes la vie paisible, retirée, tu feras, j'en suis sûr un
excellent mari, un bon père de famille.
» Que je te plains de ne pouvoir te marier, lorsque tu
n'as que cent louis par année ! il est si facile d'être heureux
à moins !
» Quelque chose me dit cependant que cette jeune pen-
sionnaire dont tu me parles avec tant d'admiration saura
te captiver plus longtemps que ses devancières. Ne crains
pas de m'ennuyer en m'entretenant des progrès de votre
liaison. Malgré mes graves occupations, comme tu dis,
je désire tant te voir heureux, que tout ce qui te concerne
m'intéresse au plus haut degré.
» Notre ami commun, le bon, l'aimable Octave Doucet
fait des vœux pour ton bonheur. Ma femme aussi te salue.
» Ton ami,
» Jean rivard >
IX
REVERS INATTENDU
Peu de temps après la date de la lettre qu'on vient de
lire, un malheur imprévu vint fondre sur la paroisse de
Rivardville.
5^ JEAN RIVÀRD ÉCONOMISTE
Après quatre semaines d'une chaleur tropicale, sans une
seule goutte de pluie pour rafraîchir le sol, un incendie
se déclara dans les bois, à environ trois milles du village.
C'était vers sept heures du soir. Une forte odeur de
fumée se répandit dans l'atmosphère ; l'air devint suffo-
cant ; on ne respirait qu'avec peine. Au bout d'une heure,
on crut apercevoir dans le lointain, à travers les ténèbres,
comme la lueur blafarde d'un incendie. En effet, diverses
personnes accoururent, tout effrayées, apportant la nouvelle
que le feu était dans les bois. L'alarme se répandit, toute
la population fut bientôt sur pied. Presque aussitôt, les
flammes apparurent au-dessus du faîte des arbres : il y
eut parmi la population un frémissement général. En moins de
rien, l'incendie avait pris des proportions effrayantes ;
tout le firmament était embrasé. On fut alors témoin
d'un spectacle saisissant ; les flammes semblaient sortir
des entrailles de la terre et s'avancer perpendiculairement
sur une largeur de près d'im mille. Qu'on se figure ime
muraille de feu marchant au pas de course et balayant la
forêt sur son passage. Un bruit sourd, profond, continu
se faisait entendre, comme le roulement du tonnerre ou
le bruit d'une mer en furie. A mesure que le feu se rap-
prochait, le bruit devenait plus terrible : des craquements
sinistres se faisaient entendre. On eut dit que les arbres,
ne pouvant échapper aux étreintes du monstre, poussaient
des cris de mort.
Les pauvres colons quittaient leurs cabanes et fuyaient
devant l'incendie, chassant devant eux leurs animaux.
Les figures éplorées des pauvres mères tenant leurs petits
enfants serrés sur leur poitrine, présentaient un spectacle
à fendre le cœur.
En un clin d'oeil, toute la population du canton fut
rassemblée au village. L'église était remplie de personnes
de tout âge, de tout sexe, priant et pleurant, en même
temps que le tocsin sonnait son glas lamentable. Hommes,
femmes, enfants, vieillards, tous entouraient le prêtre,
le suppliant d'implorer pour eux la miséricorde de Dieu.
Un instant, on craignit pour la sûreté de l'église ; les flammes
se portèrent dans cette direction et menaçaient d'incen-
dier l'édifice. Il y eut un cri d'horreur. Ce ne fut qu'en
inondant la toiture qu'on parvint à conjurer le danger.
Au milieu de toute cette confusion, Jean Rivard fut
peut-être le seul qui ne perdit pas son sang-froid. En ob-
servant la marche du feu, il calcula qu'il ne dépasserait pas
la petite rivière qui traversait son lot, et dont les bords
se trouvaient complètement déboisés. Ses calculs cepen-
REVERS INATTENDU 59
dant ne se vérifièrent qu'en partie : car les moulins et
l'établissement de pedasse, possédés moitié par lui, moitié
par ses frères, et bâtis sur la rivière même, devinrent la
proie de l'élément destructeur. Mais là s'arrêta sa fureur.
Les flammes cherchant en vain de tous côtés les aHments
nécessaires à leur faim dévorante, s'évanouirent peu à
peu et semblèrent rentrer dans la terre d'où elles étaient
sorties.
Toutes les maisons bâties au sud de la rivière, au nombre
desquelles étaient celles de Jean Rivard et de Pierre Gagnon
furent ainsi épargnées.
Tous ceux qui assistaient à ce spectacle, restèrent assez
longtemps comme suffoquées par la fumée ; mais le danger
était passé. A part les bâtiments dont on vient de parier,
plusieurs granges avaient été détruites, ainsi qu'une douzaine
de cabanes de défricheurs bâries au bord de la clairière.
Mais le plus grand dommage consistait dans la destruction
des champs de grains nouvellement ensemencés, dont les
tiges encore en herbe étaient brûlées ou séchées sur le sol.
Un certain nombre de colons perdirent ainsi leur récolte
et se trouvèrent absolument sans ressource.
Jean Rivard, dont les champs étaient aussi à moitié
dévastés, recommença vaillamment l'ensemencement de
sa terre. Le magasin qu'il possédait en commun avec
son frère Antoine n'avait pas été atteint par l'incendie,
mais la suspension forcée de son commerce par suite de
ce malheur inattendu, la ruine de plusieurs colons qui lui
étaient endettés, l'appauvrissement général de la paroisse
constituaient pour lui une perte considérable. Du reste,
il ne laissa échapper aucune plainte. Après avoir été
jusque-là l'enfant gâté de la providence, il était en quelque
sorte disposé à remercier Dieu de lui avoir envoyé sa part
de revers. Il semblait s'oublier complètement pour ne
songer qu'à secourir ses malheureux co-paroissiens.
Ce qu'il fit dans cette circonstance, le zèle qu'il montra,
l'activité qu'il déploya, personne ne saurait l'oublier. Grâce
à ses démarches incessantes, et à l'assistance s\Tnpathique
des habitants de Lacasseville et des environs, les maisons
et les granges consumées par le feu furent bientôt rem-
placées et toutes les mesures furent prises pour que per-
sonne ne souffrit longtemps des suites de cette catastrophe.
Jean Rivard et ses frères poursuivirent activement le
rétabhssement de leurs fabriques. Prévoyant que l'hiver
suivant serait rude à passer et que la misère pourrait se
faire sentir plus qu'à l'ordinaire dans un certain nombre
de familles, Jean Rivard forma de vastes projets. Il se
6o JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
proposa, par exemple, d'ériger une grande manufacture
où se fabriqueraient toute espèce d'articles en bois ; il
prétendait que ces objets, manufacturés à peu de frais,
puisque la matière première est pour ainsi dire sous la main,
pourraient s'exporter avec avantage dans toutes les parties
du Canada et même à l'étranger. Il pourrait ainsi pro-
curer du travail aux nécessiteux et répandre l'aisance dans
la paroisse.
L'homme élevé au milieu d'une ville régulièrement ad-
ministrée, pourvue de tous les établissements nécessaires
aux opérations du commerce et de l'industrie, marchés,
banques, bureaux de poste, assurances, aqueducs, gaz,
télégraphes, fabriques de toutes sortes ; l'homme même qui
a grandi au milieu d'une campagne depuis longtemps ha-
bitée, ayant son gouvernement total, ses institutions muni-
cipales et scolaires, son éghse et tout ce qui en dépend,
son village avec tous ses hommes de profession, ses négo-
ciants, ses gens de métier ; l'homme, dis- je, qui a grandi
au milieu de tout cela, qui a vu de tout temps cet arrange-
ment social fonctionner tranquillement, régulièrement, ne
sait pas tout ce qu'il a fallu d'efïorts, d'énergie, de travail
à ses prédécesseurs pour en asseoir les bases, pour élever
l'une après l'autre toutes les diverses parties de ce bel
édifice, et établir graduellement l'état de choses dont il est
aujourd'hui témoin.
Les fondateurs de paroisses ou de villages au fond de
nos forêts canadiennes ressemblent beaucoup aux fonda-
teurs de colonies, excepté qu'ils n'ont pas à leur disposition
les ressources pécuniaires et la puissance sociale dont dispo-
sent ordinairement ces derniers.
Jean Rivard, par son titre de premier pionnier du can-
ton, par le fait de sa supériorité d'intelligence et d'édu-
cation, et aussi par le fait de son énergie et de sa grande
activité mentale et physique, s'était naturellement trouvé
le chef, le directeur, l'organisateur de la nouvelle paroisse
de Rivard ville. Il lui fallait toute l'énergie de la jeunesse,
et le sentiment élevé du devoir pour ne pas reculer devant
la responsabihté qu'il assumait sur sa tête.
On se demandera sans doute comment il avait pu s'em-
parer ainsi du gouvernement presque absolu de sa locaUté
sans exciter des murmures, sans faire naître chez ceux qui
l'entouraient, cette jalousie, hélas I si commune dans tous
les pays, qui s'attaque au mérite, et ne peut souffrir de
supériorité en aucun genre ? Cette bonne fortune de
Jean Rivard s'explique peut-être par le fait qu'il avait
commencé, conune les plus humbles colons du canton, par
REVERS INATTENDU 6l
se frayer un chemin dans la forêt et n'avait conquis l'ai-
sance dont il jouissait que par son travail et son industrie.
D'ailleurs, ses manières populaires et dépourvues d'afïecta-
tion, sa politesse, son affabilité constante, la franchise qu'il
mettait en toute chose, la libéralité dont il faisait preuve
dans ses transactions, sa charité pour les pauvres, son zèle
pour tout ce qui concernait le bien d'autrui, un ton de con-
viction et de sincérité qu'il savait donner à chacune de
ses paroles, tout enfin concourait à le faire aimer et estimer
de ceux qui l'approchaient. On se sentait involontairement
attiré vers lui. A part la petite coterie de Gendreau-le-
Plaideux, personne n'avait songé sérieusement à combattre
ses propositions.
On ne pouvait non plus l'accuser d'ambition, car chaque
fois qu'il s'agissait de conférer un honneur à quelqu'un,
Jean Rivard s'effaçait pour le laisser tomber sur la tête
d'un autre. Ce ne fut, par exemple, qu'après des instances
réitérées, et la prière des habitants du canton réunis en
assemblée générale qu'il consentit à accepter la charge de
major de milice pour la paroisse de Rivardville.
On avait réussi aussi, à lui faire accepter la charge de
juge de paix, conjointement avec le père Landry : mais
il n'avait consenti à être nommé à cette fonction importante
qu'après une requête présentée au gouvernement et signée
par le notaire, le médecin, le curé et par une grande majorité
des habitants du canton.
Personne pourtant ne pouvait remplir cette charge plus
habilement que lui. Il était parfaitement au fait des lois
et coutumes qui régissent les campagnes, et il montrait
chaque jour dans l'accomplissement de ses fonctions de ma-
gistrat tout ce qui peut faire de bien dans une locaUté
un homme éclairé, animé d'intentions honnêtes, et dont
le but principal est d'être utile à ses semblables. Il unis-
sait l'indulgence au respect de la loi. S'il survenait quelque
mésintelligence entre les habitants, il était rare qu'il ne
parvint à les réconciher. Suivant le besoin et les tempé-
raments, il faisait appel au bon sens, à la douceur, quelque-
fois même à la crainte. Les querelles entre voisins, mal-
heureusement trop communes dans nos campagnes, et
souvent pour des causes frivoles ou ridicules, devenaient
de jour en jour moins fréquentes à Rivardville, en dépit
des efforts de Gendreau-le-Plaideux.
Il faut dire aussi que Jean Rivard trouvait toujours un
digne émule dans le curé de Rivardville. Monsieur le curé
évitait, il est vrai, de se mêler aux affaires extérieures qui
ne requéraient pas sa présence ou sa coopération, mais
62 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
ce qui touchait à la charité, au soulagement de la misère,
au maintien de la bonne harmonie entre tous les mem-
bres de son troupeau, trouvait en lui un ami actif et plein
de zèle. C'est même d'après ses conseils que Jean Rivard
se guidait dans la plupart de ses actes de charité ou de
philantropie.
Pendant plusieurs années consécutives, ils eurent oc-
casion de parcourir, en compagnie l'un de l'autre, toute
la paroisse de Rivardville. C'était pour la quête de l'En-
fant Jésus que tous deux faisaient, l'un en sa quaUté de
curé, l'autre en sa qualité de marguiller.
Quelle touchante coutume que cette quête de l'Enfant
Jésus ! C'est la visite annuelle du pasteur à chacun des
familles qui composent son troupeau. Pas une n'est ou-
bliée. La plus humble chaumière, aussi bien que la maison
du riche, s'ouvre ce jour-là pour recevoir son curé. L'in-
térieur du logis brille de propreté ; les enfants ont été
peignés et habillés pour l'occasion ; la mère, la grand'mère
ont revêtu leur toilette du dimanche ; le grand'père a dé-
posé temporairement sa pipe sur la corniche, et attend
assis dans son fauteuil. Tous veulent être là pour mar-
quer leur respect à celui qui leur enseigne les choses du ciel.
Octave Doucet et Jean Rivard profitaient de cette cir-
constance pour faire le recensement des pauvres et des
infirmes de la paroisse, en s'enquérant autant que possible
des causes de leur état. De cette manière ils pouvaient
constater avec exactitude le nombre des nécessiteux, lequel
à cette époque était heureusement fort restreint.
On n'y voyait guère que quelques veuves chargées d'en-
fants et une couple de vieillards trop faibles pour tra-
vailler. On faisait en leur faveur, aux âmes charitables,
un appel qui ne restait jamais sans échos.
Outre les charités secrètes que faisait notre jeune curé
dont la main gauche ignorait le plus souvent ce que donnait
la main droite, il exerçait encore ce qu'on pourrait appeler
la charité du cœur. Il aimait les pauvres, et trouvait
moyen de les consoler par des paroles affectueuses. Plein
de sympathie pour leurs misères, il savait l'exprimer d'une
manière touchante et vivement sentie. Le pauvre était
en quelque sorte porté à bénir le malheur qui lui procu-
rait ainsi la visite de son pasteur bien aimé.
On a déjà vu aussi et on verra plus tard, que le curé de
Rivardville prenait une part plus ou moins active à tout
ce qui pouvait influer directement ou indirectement sur
le bien-être matériel de la paroisse.
LE CITADIN 63
X
LE CITADIN
Gustave Charmenil à Octave Doucet
« Mon cher ami,
« Oui, voilà bien neuf ans, n'est-ce pas, que nous ne
nous sommes vus ? Mais comment dois-je m'exprimer ?
Dois-je dire «tu» ou dois-je dire «vous» ? Je sais bien
qu'autrefois nous étions d'intimes camarades ; mais depuis
cette époque, Octave Doucet, le bon, le joyeux Octave
Doucet est devenu prêtre, et non seulement prêtre, mais
missionnaire; il s'est élevé tellement au-dessus de nous,
ses anciens condisciples, qu'à sa vue toute familiarité doit
cesser pour faire place au respect, à la vénération. Mais,
pardon, mon ami, je te vois déjà froncer le sourcil, je t'en-
tends me demander grâce et me supplier de revenir au
bon vieux temps. Revenons-y donc ; que puis-je faire
de mieux que de m' élever un instant jusqu'à toi ? Oh !
les amis de collège ! avec quel bonheur on les revoit ! avec
quel bonheur on reçoit quelques mots de leurs mains !
Si j'étais encore poète, je dirais que leurs lettres sont pour
moi comme la rosée du matin sur une terre aride. Oui,
mon cher Octave, malgré les mille et une préoccupations
qui m'ont assailli depuis notre séparation, il ne se passe
pas de jour que je ne me reporte par la pensée dans la grande
salle de récréation de notre beau collège de ***, au milieu
de ces centaines de joyeux camarades qui crient, sautent,
gambadent, tout entiers à leur joie, et sans souci du lende-
main. Ces heureux souvenirs me reposent l'esprit.
» Mais venons-en à ta lettre. Elle a produit sur moi
un mélange de plaisir et de douleur. J'ai frémi d'épouvante
à la seule description de l'incendie qui a ravagé votre
canton. Quel terrible fléau ! La nouvelle du sinistre m'a
d'autant plus affecté que ma correspondance avec le noble
et vaillant pionnier de cette région m'avait initié en quel-
que sorte aux travaux et aux espérances des colons, et
m'avait fait prendre à leurs succès un intérêt tout parti-
culier. Quoique je n'aie jamais visité Rivardville, il me
semble l'avoir vu naître et se développer. Ce que tu
me dis de la conduite de notre ami ne me surprend nulle-
ment. Si cette calamité l'a affecté, sois sûr que ce n'est
pas à cause de lui ; il a dû tout oubher, à la vue des misères
qui s'offraient à ses yeux. Sensible, généreux, désinté-
ressé, tel il a toujours été, tel il est encore. Avec deux
04 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
hommes comme Jean Rivard et son ami Doucet, le digne
curé de Rivardville (soit dit sans vouloir blesser la mo-
destie de ce dernier) je ne doute pas que le canton de Bris-
tol ne répare promptement l'échec qu'il vient d'essuyer.
» Je connais assez l'énergie de Jean Rivard pour être
sûr que ce contretemps, loin de l'abattre, ne fera que déve-
lopper en lui de nouvelles ressources.
» Le voilà déjà, d'après ce que tu me dis, revêtu de tou-
tes les charges d'honneur, et en voie d'exercer la plus grande
influence sur ses concitoyens. Quel beau rôle pour un
cœur patriote comme le sien !
p Je lui écris aujourd'hui même pour lui exprimer toute
ma sympathie.
î> Répondons maintenant aux questions que tu me poses,
puisque tu veux bien que je t'occupe de ma chétive in-
dividuahté.
» Tu semblés étonné de me voir exercer la profession
d'avocat. J'en suis quelquefois étonné moi-même. Rien
n'est aussi incompatible avec mon caractère que les contes-
tations et les chicanes dont l'avocat se fait un moyen d'exis-
tence. Si j'étais riche, je ne demanderais pas mieux que
d'exercer gratuitement les fonctions de concihateur ; je
sais qu'avec un peu de bonne volonté, on pourrait, dans
beaucoup de circonstances, engager les parties contestantes
àenveniràuncompromis. Ces fonctions me plairaient assez,
car j'aime l'étude de la loi. Ce qui m'ennuie souveraine-
ment, c'est la routine des affaires, ce sont les mille et une
règles établies pour instruire et décider les contestations.
Qu'on viole une de ces règles, et la meilleure cause est
perdue ; on ruine peut-être son dient, quand même on
aurait la justice et toutes les raisons du monde de son côté.
Cette responsabihté m'effraie souvent. Mais la partie
la plus enmiyeuse du métier, c'est sans contredit la nécessité
de se faire payer. J'ai toujours eu une répugnance invin-
cible à demander de l'argent à un homme. Cette répu-
gnance est cause que je perds une partie de mes honoraires.
Chaque fois que je pense à me faire payer, j'envie le sort
du cultivateur qui, lui, ne tourmente personne, mais tire
de la terre ses moyens d'existence. C'est bien là, à mon
avis, la seule véritable indépendance.
» Si j'avais à choisir, je préférerais certainement la vie
rurale à toute autre. Cependant je dois dire que la vie
de citadin ne me déplaît pas autant qu'autrefois. J'y
trouve même certains charmes à côté des mille choses étran-
fes qui froissent le cœur ou qui blessent le sens commun,
-orsqu'on est enthousiaste comme je le suis pour toutes
LE CITADIIf 65
les choses de l'esprit, pour les luttes de l'intelligence, pour '
les livres, pour les idées nouvelles et les découvertes dans
le domaine des sciences et des arts : lorsqu'on prend intérêt
aux progrès matériels qui s'accomplissent autour de soi, -
au mouvement du commerce et de l'industrie, en un mot, (
à tout ce qui constitue ce qu'on appelle peut-être impropre- /
ment la civilisation, la vie des grandes cités offre plus d'un
attrait. Le contact avec les hommes éminents dans les
divers états de la vie initie à une foule de connaissances
en tous genres. Les grands travaux exécutés aux frais
du public, canaux, chemins de fer, aqueducs, les édifices
publics, églises, collèges, douanes, banques, hôtelleries ;
les magasins splendides, les grandes manufactures, et même
les résidences particulières érigées suivant les règles de l'é-
légance et du bon goût, tout cela devient peu à peu un sujet
de vif intérêt. On éprouve une jouissance involontaire
en contemplant les merveilles des arts et de l'industrie.
Mais une des choses qui ont le plus contribué à me rendre
supportable le séjour de la ville, (tu vas probablement sou-
rire en l'apprenant) c'est l'occasion fréquente que j'ai eu d'y
entendre du chant et de la musique. Cela peut te sembler
puéril ou excentrique : mais tu dois te rappeler combien
j'étais enthousiaste sous ce rapport. Je suis encore le
même. La musique me transporte, et me fait oublier
toutes les choses de la terre. Le beau chant pro-
duit sur moi le même effet. Et presque chaque jour
je trouve l'occasion de satisfaire cette innocente passion.
Si j'étais plus riche, je ne manquerais pas un seul concert.
Musique vocale ou instrumentale, musique sacrée, mu-
sique militaire, musique de concert, tout est bon pour
moi. Chant joyeux, comique, patriotique, grave, mélan-
coHque, tout m'impressionne également. En entendant
jouer ou chanter quelque artiste célèbre, j'ai souvent peine
à retenir mes larmes ou les élans de mon enthousiasme.
L'absence complète de musique et de chant serait l'une
des plus grandes privations que je pusse endurer.
»La vue des parcs, des jardins, des vergers, des par-
terres et des villas des environs de la cité forme aussi pour
moi un des plus agréables délassements ; c'est généralement
vers ces endroits pittoresques que je porte mes pas, lorsque
pour reposer mon esprit, je veux donner de l'exercice au
corps.
» C'est là le beau côté de la vie du citadin. Quant au
revers de la médaille, j'avoue qu'il ne manque pas de traits
saillants. Il y a d'abord le contraste frappant entre l'o-
pulence et la misère. Quand je rencontre sur ma route
3 412 B
66 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
de magnifiques carosses traînés par des chevaux superbes,
dont l'attelage éblouit les yeux ; quand je vois au fond
des carosses étendues sur des coussins moelleux^ de grandes
dames resplendissantes de fraîcheur, vêtues de tout ce
que les boutiques offrent de plus riche et de plus élégant,
je suis porté à m'écrier : c'est beau, c'est magnifique. Mais
lorsqu'à la suite de ces équipages, j'aperçois quelque pauvre
femme^ à moitié vêtue des bardes de son mari, allant vendre
par les maisons le lait qu'elle \-ient de traire et dont le
produit doit senir à nourrir ses enfants : quand je vois sur
le trottoir à côté le \ieillard au visage ridé, courbé sous
le faix des années et de la misère, aller de porte en porte
mendier un morceau de pain... oh ! alors, tout plaisir dis-
paraît pour faire place au sentiment de la pitié.
» Ce matin je me suis levé avec le sohil ; la température
invitait à sortir ; j'ai été avant mon déjeuner respirer l'air
frais du matin.
» Parmi ceux que je rencontrai, les uns en costume d'ou-
vrier, et chargés de leurs outils, allaient commencer leur
rude travail de chaque jour ; parmi ceux là quelques-uns
paraissaient vigoureux, actifs, pleins de courage et de santé,
tandis que la tristesse et le découragement se lisaient sur
la figure des autres ; une pâleur li\ide indiquait chez ces
derniers quelque longue souffrance physique ou morale.
Des femmes, des jeunes filles allaient entendre la basse
messe à l'église la plus proche ; d'autres, moins favorisées
du sort, venaient de dire adieu à leurs petits enfants pour
aller gagner quelque part le pain nécessaire à leur sub-
sistance. A côté de plusieurs de ces pauvres femmes,
presque en haillons, au regard inquiet, à l'air défaillant,
je vis passer tout à coup deux jeunes demoiselles à cheval,
en longue amazone flottante, escortées de deux élégants
cavaliers. Ce contraste m'affligea, et je rentrai chez moi
tout rêveur et tout triste.
» Et combien d'autres contrastes se présentent encore
à la vue ! Combien de fois n'ai- je pas rencontré le prêtre,
au maintien grave, à l'œil méditatif, suivi du matelot ivre,
jurant, blasphémant et insultant les passants ! la sœur
de charité, au regard baissé, allant porter des consola-
tions aux affligés, côtoyée par la fille pubUque aux yeux
lascifs, qui promène par la rue son déshonneur et son luxe
insolent !
» Si des grandes rues de la ville je veux descendre dans
les faubourgs, de combien de misères ne suis-je pas té-
moin ! Des familles entières réduites à la dernière abjec-
tion par suite de la paresse, de l'intempérance ou de la dé-
LE CITADIN 67
bauche de leurs chefs, de pauvres enfants élevés au sein
de la crapule^ n'ayant jamais reçu des auteurs de leurs
jours que les plus rudes traitements ou l'exemple de toutes
les mauvaises passions ! Oh ! combien je bénis, en voyant
ces choses, l'atmosphère épurée où vous avez le bonheur
de vivre !
» Le manque d'ouvrage est une source féconde de pri-
vations pour la classe laborieuse. Un grand nombre d'ou-
vriers aiment et recherchent le travail, et regardent l'oisi-
veté comme un malheur ; mais, hélas ! au moment où ils
s'y attendent le moins, des entreprises sont arrêtées, de
grands travaux sont suspendus, et des centaines de familles
languissent dans la misère.
» Ces contrastes affligeants n'existent pas chez vous.
Si les grandes fortunes y sont inconnues, en revanche les
grandes misères y sont rares. Le luxe du riche n'y insulte
pas au dénuement du pauvre. Le misérable en haillons
n'y est pas chaque jour éclaboussé par l'équipage de l'oisif
opulent.
» Tu te rappelles sans doute la réponse que fit un jour
Tabbé Maury à quelqu'un qui lui demandait s'il n'avait
pas une grande idée de lui-même : « quand je me considère,
» dit-il, je sens que je ne suis rien, mais quand je me com-
» pare, c'est différent ». C'est absolument le contraire pour
moi. Quand je compare notre vie à la vôtre, je suis acca-
blé sous le poids de notre infériorité. Que sommes-nous,
en effet, nous hommes du monde, esclaves de l'égoïsme
et de la sensuaHté, qui passons nos années à courir après
la fortune, les honneurs et les autres chimères de cette
vie, que sommes-nous à côté de vous, héros de la civiHsa-
tion, modèles de toutes les vertus, qui ne vivez que pour
faire le bien ? Nous sommes des nains et vous êtes des
géants.
» Mais qui t'empêche, me diras-tu, de faire comme nous ?
Mieux vaut tard que jamais. Oui, je le sais, mon ami ;
mais, malgré mon désir de vivre auprès de vous, plusieurs
raisons me forcent d'y renoncer pour le présent. D'abord,
je ne pense pas, quoique tu en dises, que votre locaUté
soit assez importante pour y faire vivre un avocat. Et
pour ce qui est de me faire défricheur à l'heure qu'il est,
ma santé, mes forces musculaires ne me permettent pas
d'y songer.
» Entre nous soit dit, l'éducation physique est trop né-
gligée dans nos collèges ; on y cultive avec beaucoup de
soin les facultés morales et intellectuelles, mais on laisse
le corps se développer comme il peut ; c'est là, à mon avis,
68 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
une lacune regrettable. On devrait avoir dans chaque
collège une salle de gymnastique, donner même des prix
aux élèves distingués pour leur force ou leur adresse. Ce
qui serait peut-être encore plus désirable, c'est, dans le
voisinage du collège, l'établissement d'une petite ferme
où les élèves s'exerceraient à la pratique de l'agriculture.
Non seulement par là ils acquerraient des connaissances
utiles, mais ils développeraient leurs muscles et se mettraient
en état de faire plus tard des agriculteurs effectifs. Mais
c'est là un sujet trop vaste et trop important pour entre-
prendre de le traiter convenablement dans une lettre.
» Je vois en consultant ma montre, que j'ai passé toute
ma soirée à t'écrire ; c'est à peine si je me suis aperçu que
le temps s'écoulait. Il me semble que j'aurais encore mille
choses à te dire. Pourquoi ne continuerions-nous pas à
correspondre de temps à autre ? Je m'engage à t'écrire
volontiers chaque fois que tu me fourniras ainsi l'occasion
de te répondre. En attendant, mon ami, je fais les vœux
les plus sincères pour le prompt rétabhssement de votre
prospérité, et je me souscris
» Ton ami dévoué,
» Gustave Charmenil »
XI
EN AVANT ! JEAN RIVARD, MAIRE DE RIVARDVILLE
Les institutions communales sont à la liberté
ce que les écoles primaires sont à la science ;
elles la mettent à la portée du peuple ; elles
lui en font goûter l'usage paisible et l'habi-
tuent à s'en servir.
TOCQUEVILLE
Rivardville ne se ressentit pas longtemps du désastre
qui l'avait frappé. On eût dit même que ce malheur avait
donné une nouvelle impulsion au travail et à l'industrie
de ses habitants. La paroisse grandissait, grandissait :
chaque jour ajoutait à sa richesse, à sa population, au dé-
veloppement de ses ressources intérieures. Les belles et
larges rues du village se bordèrent d'habitations ; les cam-
pagnes environnantes prirent un aspect d'aisance et de
confort ; çà et là des maisons en pierre ou en brique, ou
de jolis cottages en bois remplacèrent les huttes rustiques
des premiers colons ; l'industrie se développa, le commerce,
alimenté par elle et par le travail agricole, prit de jour en
jour plus d'importance ; des échanges, des ventes de bien-
fonds, des transactions commerciales se faisaient de temps
EN AVANT ! JEAN RIVARD, MAIRE DE RIVARD VILLE 69
à autre pour l'avantage des particuliers, et le notaire com-
mença bientôt à s'enrichir des honoraires qu'il percevait
sur les contrats de diverses sortes qu'il avait à rédiger.
Mais avant d'aller plus loin nous avons deux faveurs
à demander au lecteur : la première, c'est de n'être pas
trop particulier sur les dates, et de nous permettre de
temps à autre quelques anachronismes ; il ne serait guère
possible, dans un récit de ce genre, de suivre fidèlement
l'ordre des temps, et de mettre chaque événement à sa
place. Ce que nous demandons ensuite, c'est qu'on n'exige
pas de nous des détails minutieux. L'histoire d'une pa-
roisse, à compter de l'époque de sa fondation, les travaux
qu'elle nécessite, les embarras qu'elle rencontre, les revers
qu'elle essuie, les institutions qu'elle adonte, les bois
qu'elle étabHt, tout cela forme un sujet si vaste, si fécond,
qu'on ne saurait songer à en faire une étude complète.
Nous devons nous rappeler aussi ce qu'a dit un poète,
que l'art d'ennuyer est l'art de tout dire, et nous borner
aux traits les plus saillants de la vie et de l'œuvre de notre
héros.
Nous profiterons de suite de la première de ces faveurs
pour rapporter un fait qui aurait dû sans doute être men-
tionné plus tôt : nous voulons parler de l'établissement
d'un bureau de poste au village de Rivardville. C'est en
partie à cet événement que nous devons les communi-
cations plus fréquentes et plus longues échangées entre
Jean Rivard et ses amis.
L'étabhssement d'un bureau de poste était au nombre
des améHorations publiques réclamées avec instances par
Jean Rivard et ses amis. Durant les trois premières années
qui suivirent son mariage, pas moins de quatre requêtes,
signées par tous les notables du canton, depuis le curé jus-
qu'au père Gendreau, avaient été adressées à cet efïet
au département général des postes. Mais soit oubli, soit
indifférence, les requêtes étaient restées sans réponse. Enfin,
grâce à l'intervention active du représentant du comté
et à celle du conseiller législatif de la division, le gouver-
nement finit par accorder cette insigne faveur. La malle
passa d'abord à Rivardville une fois par semaine, puis l'an-
née suivante deux fois.
Quand la première nouvelle de cet événement parvint
à Rivardville, elle y créa presque autant de sensation
qu'en avait produite autrefois celle de la confection pro-
chaine d'un grand chemin public à travers la forêt du
canton de Bristol. Jean Rivard surtout, ainsi que le curé,
le notaire et le docteur en étaient transportés d'aise.
7° JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Telles Ttaient^l.P°'^' •'•^^°^' """^^ ^«^^ ^^'oir la poste •
leiies étaient les premières parole<î échanPPP<; pntr. ! "
ceux qui se rencontraient. ecnangees entre tous
Mais un autre progrès, pour le moins au<;<;i imDort;,nt
et sur lequel nou^ demanrlprnTic lo ^ -.^} ^portant,
Personne mieux que lui ne connaissait rininortance H^
bonnes voies de communication, de bons cZs d^eau et
de bons règlements pour une 'foule d'autres objets et
r munfdpT"* '"'''''' '»"'- -y- <i'une°'oSms:!
Il aimait d'ailleurs ces réunions pacifiques où des hom
mes intelligents avisent ensemble aux movens d'améUor^;
eur condition commune. Ce qu'un homme ne poma
faire seul, deux le feront, disait-U souvent pour f^re com
prendre toute la puissance de l'association ^ '""
Il va sans dire que Gendreau-Ie-Plaideux s'opposa de
toutes ses forces à l'établissement d'un conseil muEl
Ce n était suivant Im, qu'une machine à taxer
Lne fois le conseil établi, répétait-il sur tous "les tons
on voudra entreprendre toutes sortes de travaux pubfc
on construira ou on réparera des chemins, des ponts des
H^fni °" ^%^-^'' estimations, des recensement'^T ' fau
dra des secrétaires et d'autres employés salariés ; et c'tst
le pauvre peuple qui paiera pour tout cela
mill i?'""''""'"* '" '"°* '^' t^-^^ effraie les personnes
même les mieux intentionnées. Trop souvent les déma
gogues s'en sont servis comme d'un épouvantai! ne Tri
voyant pas qu'Us arrêtaient par là le's progrès' en t'ous
Jean Rivard fit comprendre du mieux qu'il put aux
électeurs municipaux, que le conseil ne serait pas une
machine a taxer; qu'aucune amélioration publique ne
serait entreprise si elle n'était avantageuse à la localité
qu aucune dépense ne serait faite sans l'approbation des
contribuables ; que d'ailleurs les conseillers étant tous à
la nomination du peuple, celui-ci pourrait toujours les
remplacer, s'il n'en était pas satisfait
Malgré cela, les idées de Jean Rivard n'étaient pas ac
cueillies avec toute l'unaninlité qu'il aurait dSîîée, et il
dut, pour calmer la défiance suscitée par Gendréau-le-
EN AVANT ! JEAN RIVARD, MAIRE DE RIVARDVILLE 7I
Plaideux^ déclarer qu'il n'avait aucune objection à voir
le père Gendreau lui-même faire partie du conseil municipal.
Cette concession mit fin au débat. Jean Rivard fut
élu conseiller municipal, en compagnie du père Landry,
de Gendreau-le-Plaideux, et de quatre autres des principaux
citoyens de Rivardville.
A l'ouverture de la première séance du conseil, le père
Landry proposa que Jean Rivard, premier pionnier du
canton de Bristol, fut déclaré Maire de la paroisse de
Rivardville.
Le père Landry accompagna sa proposition de paroles
si flatteuses pour notre héros, que Gendreau-le-Plaideux
lui-même comprit que toute opposition serait inutile.
Jean Rivard était loin d'ambitionner cet honneur ; mais
il comprenait que sa position de fortune n'exigeant plus
de lui désormais un travail incessant, il ne pouvait conve-
nablement refuser de consacrer une part de son temps
à l'administration de la chose publique. Se tenir à l'écart
eût été de l'égoïsme.
Il était d'ailleurs tellement supérieur à ses collègues tant
sous le rapport de l'instruction générale que sous celui
des connaissances locales et administratives, que la voix
pubhque le désignait d'avance à cette charge importante.
Jean Rivard apporta dans l'administration des affaires
municipales l'esprit d'ordre et de calcul qu'il mettait dans
la gestion de ses affaires privées. S'agissait-il d'ouvrir
un chemin, de faire construire un pont, d'en réparer un
autre, de creuser une décharge, d'assécher un marécage,
ou de toute autre améUoration pubhque, il pouvait dire,
sans se tromper d'un chiffre, ce que coûterait l'entreprise.
Il se gardait bien cependant d'entraîner la municipahté
dans des dépenses inutiles ou extravagantes. Avant d'en-
treprendre une améhoration quelconque, la proposition
en était discutée ouvertement ; on en parlait à la porte de
l'église ou dans la salle publique, de manière à en faire con-
naître la nature et les détails ; les avantages en étaient
expUqués avec toute la clarté possible ; et s'il devenait bien
constaté, à la satisfaction de la plus grande partie des
personnes intéressées, que l'entreprise ajouterait à la va-
leur des propriétés, faciHterait les communications, ou
donnerait un nouvel élan au travail et à l'industrie, alors
le conseil se mettait à l'œuvre et prélevait la contribution
nécessaire.
Ces sortes de contributions sont toujours impopulaires ;
aussi Jean Rivard n'y avait-il recours que dans les circons-
tances extraordinaires, afin de ne pas rendre odieuses
72 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
au peuple des institutions bonnes en elles-mêmes, et dont
l'opération peut produire les plus magnifiques résultats,
tant sous le rapport du bien-être matériel que sous celui
de la diffusion des connaissances pratiques.
Qu'on n'aille pas croire cependant que tout se fit sans
résistance. Non ; Jean Rivard eut à essuyer plus d'une
fois des contradictions; comme on le verra plus loin. D'ail-
leurs Gendreau-le-Plaideux était toujours là, prétendant
que toutes les améliorations publiques coûtaient plus qu'elles
ne rapportaient ; et chaque fois que Jean Rivard avait une
mesure à proposer, fût-elle la plus nécessaire, la plus urgente,
il y présentait toute espèce d'objections, excitait l'esprit
des gens, et faisait contre son auteur des insinuations ca-
lomnieuses,
Jean Rivard désirant avant tout la prospérité de Rivard-
ville et la bonne harmonie entre ses habitants, avait d'abord
tenté auprès de cet adversaire acharné tous les moyens
possibles de conciliation ; il lui avait exposé confidentielle-
ment ses vues, ses projets, ses motifs, espérant faire naître
chez cet homme qui n'était pas dépourvu d'intelligence
des idées d'ordre et le zèle du bien pubUc.
Mais tout cela avait été en vain.
Le brave homme avait continué à faire de l'opposition
en tout et partout, à tort et à travers, par des paroles et
par des actes, remuant ciel et terre pour s'acquitter du
rôle qu'il se croyait appelé à jouer sur la terre.
Un certain nombre de contribuables, surtout parmi les
plus âgés, se laissaient guider aveuglément par le père
Gendreau ; mais le grand nombre des habitants, pleins de
confiance dans Jean Rivard, et assez intelligents d'ailleurs
pour apprécier toute l'importance des mesures proposées,
les adoptaient le plus souvent avec enthousiasme.
Ainsi appuyé, le jeune maire put effectuer en peu de
temps des réformes importantes. Il réussit à faire abolir
complètement l'ancien usage des corvées pour l'entretien
des routes, clôtures, etc., cause d'une si grande perte de
temps dans nos campagnes. Ces travaux furent donnés
à l'entreprise.
On fit bientôt la même chose à l'égard de l'entretien des
chemins d'hiver.
On fixa l'époque où le feu pourrait être mis dans les bois,
afin de prévenir les incendies si désastreux dans les nouveaux
établissements.
On fit des règlements sévères à l'égard de la vente des
liqueurs enivrantes.
En sa qualité de Maire, Jean Rivard donnait une atten-
GUSTAVE CHARMENIL A JEAN RIVARD 73
tion particulière à la salubrité publique. Il veillait à ce
que les chemins et le voisinage des habitations fussent tenus
dans un état de propreté irréprochable, à ce que les dépôts
d'ordures fussent convertis en engrais et transportés au
loin dans les champs.
Il sut aussi obtenir beaucoup des habitants de Rivard-
ville en excitant leur émulation et en faisant appel à leurs
sentiments d'honneur. Il leur citait, par exemple, les amé-
horations effectuées dans tel et tel canton du voisinage,
puis il leur demandait si Rivardville n'en pouvait faire
autant ? « Sommes-nous en arrière des autres cantons,
disait-il ? Avons-nous moins d'énergie, d'intelHgence ou
d'esprit d'entreprise ? Voulez-vous que le voyageur qui
traversera notre paroisse aille publier partout que nos
campagnes ont une apparence misérable, que nos clôtures
sont délabrées, nos routes mal entretenues» ?
C'est au moyen de considérations de cette nature qu'il
réussit à faire naître chez la population agricole du canton
un louable esprit de rivalité, et certains goûts de propreté
et d'ornementation. Plus d'un habitant borda sa terre
de jeunes arbres qui, plus tard, contribuèrent à embelUr
les routes tout en ajoutant à la valeur de la propriété.
Mais combien d'autres améhorations Jean Rivard n'eût
pas accomplies, avec un peu d'expérience et de moyens
pécuniaires, — et disons-le aussi, avec un peu plus d'esprit
public et de bonne volonté de la part des contribuables !
XII
GUSTAVE CHARMENIL A JEAN RIVARD
« Mon cher ami,
« Je viens d'apprendre que tu es Maire de Rivardville.
J'en ai tressaiUi de plaisir. Je laisse tout là pour t'écrire
et te féHciter. A vrai dire pourtant, ce sont plutôt les
électeurs de Rivardville que je devrais féliciter d'avoir
eu le bon esprit d'élire un maire comme toi. Personne
assurément n'était plus digne de cet honneur ; tu es le fon-
dateur de Rivardville, tu devais en être le premier maire.
Cette seule raison suffisait, sans compter toutes les autres.
» Avec quel bonheur, mon ami, je te vois grandir de
toutes manières ! Tes succès dans la vie ont quelque chose
de merveilleux. Ne dirait-on pas que tu possèdes un
talisman inconnu du vulgaire, que tu as dérobé aux fées
leur baguette magique ? Car enfin, combien d'autres
sont entrés dans la même carrière que toi, dans les mêmes
conditions, avec les mêmes espérances, et n'y ont recueilli
74 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
qu'embarras et dégoûts ! Combien passent toute leur vie
à tourmenter le sol pour n'y moissonner que misère et
déceptions.
» Il semble qu'un bon génie t'ait pris par la main pour
te guider dans un sentier semé de fleurs. Entré dans ta
carrière de défricheur, avec un capital de cinquante louis,
te voilà déjà comparativement riche ; tu le deviendras
davantage chaque année. Tu n'as jamais ambitionné
les honneurs, et cependant tu vas devenir un homme mar-
quant. Tu es déjà le roi de ta localité. Qui sait si tu ne
deviendras pas plus tard membre du parlement ? Oh ! si
jamais tu te présentes, mon cher Jean, je veux aller dans
ton comté haranguer les électeurs ; tu verras si je m'y en-
tends à faire une élection. En attendant, voici une faveur
spéciale que je sollicite de toi : quand tu n'auras rien de
mieux à faire, écris-moi donc une longue lettre, comme tu
m'en écrivais autrefois, dans laquelle tu me feras connaître
minutieusement tous les secrets de ta prospérité. Tu sais
que Montesquieu a fait un livre sur les Causes de la grandeur
des Romains ; eh bien ! je voudrais en faire un, à mon tour,
sur les Causes de la grandeur de Jean Rivard. Pour cela,
il faut que tu mettes toute modestie de côté, et que tu
me fasses le confident de tes secrets les plus intimes.
» Ta dernière lettre m'en dit bien quelque chose mais
cela ne suffit pas.
» J'ai déjà entendu dire que ton ancienne fille Françoise
te regardait un peu comme sorcier. J'aimerais à savoir
jusqu'à quel point elle a raison »
Il est un autre sujet sur lequel il était difficile à notre jeune
avocat de ne pas dire un mot. Aussi profite-t-il de l'oc-
casion pour faire de nouvelles confidences à son ami :
« Il faut que je réponde maintenant à quelques points
de ta dernière lettre.
)> Tu me fais du mariage une peinture admirable ; je ne
pouvais m'attendre à autre chose de ta part. Quand on
a le bonheur d'avoir une femme comme la tienne, on est
naturellement porté à s'apitoyer sur le sort des célibataires.
En me conseillant de me marier, mon cher Jean, ta voix
n'est pas la voix qui crie dans le désert ; tu sais déjà que
je ne suis pas sourd sur ce chapitre.
» Mais plus je connais le monde, plus j'hésite, plus je
suis effrayé. Tu n'as jamais eu l'occasion de faire la com-
paraison entre la vie rurale et celle de nos cités. Tu n'as
pas eu besoin d'être riche, toi, pour te marier ; la personne
GUSTAVE CHARMENIL A JEAN RIVARD 75
que tu as épousée, loin d'augmenter le chiffre de ton bud-
get, est devenue pour toi, grâce à son genre d'éducation
et à ses habitudes de travail, une associée, une aide, une
véritable compagne. Mais dans nos villes c'est bien dif-
férent : les jeunes filles que nous appelons des demoiselles
bien élevées, c'est-à-dire celles qui ont reçu une éducation
de couvent, qui savent toucher le piano, chanter, broder,
danser, ne peuvent songer à se marier qu'à un homme pos-
sédant plusieurs centaines de louis de revenu annuel.
Elles seraient malheureuses sans cela. Il est vrai qu'elles
sont pauvres elles-mêmes, puisqu'elles n'ont généralement
pour dot que leurs vertus, leurs grâces, leur amabihté ;
mais elles ont été élevées dans le luxe et l'oisiveté, et elles
veulent continuer à vivre ainsi ; cela est tout naturel.
Il faut qu'elles puissent se toiletter, recevoir, fréquenter le
monde et les spectacles. Ce n'est pas leur faute s'il en
est ainsi, c'est la faute de leur éducation, ou plutôt celle
des habitudes et des exigences de la société dont elles
font partie. Mais toutes ces exigences occasionnent des
dépenses dont le jeune homme à marier s'épouvante avec
raison. Ce sont ces mêmes exigences, portées à l'excès,
qui font que dans la vieille Europe un si grand nombre
de jeunes gens préfèrent vivre dans le céhbat et le liber-
tinage que se choisir une compagne pour la vie. Une femme
légitime est un objet de luxe, un joyau de prix dont les
riches seuls peuvent ambitionner la possession.
» On peut à peine aujourd'hui apercevoir une différence
dans le degré de fortune des citoyens. Le jeune commis
de bureau, dont le revenu ne dépasse pas deux ou trois
cents louis par an veut paraître aussi riche que le fonction-
naire qui en a six cents ; sa table est aussi abondamment
pourvue ; il a, comme lui, les meilleurs vins, la vaisselle
la plus coûteuse ; la toilette de sa femme est tout aussi coû-
teuse ; leurs enfants sont parés avec le même luxe extra-
vagant. Et pourquoi y aurait-il une différence ? Ne voient-
ils pas la même société ? Ne sont-ils pas journellement
en contact avec les mêmes personnes ? Comment une
jeune et jolie femme pourrait-elle se résigner à vivre dans
la retraite, lorsqu'elle a déjà eu l'honneur de danser avec
l'aimable colonel V***^ avec le beau Monsieur T***, de
recevoir des compliments de l'élégant et galant M. N*** ?
C'est à en faire tourner la tête aux moins étourdies. Aussi
le jeune couple ne fera-t-il halte sur cette route péril-
leuse que lorsque le mari ne pourra plus cacher à sa belle
et chère moitié qu'il a trois ou quatre poursuites sur les
bras, que leurs meubles vont être saisis et vendus, s'il ne
76 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
trouve immédiatement cinquante louis à emprunter.
» Je te ferai grâce de ce qui se passe alors assez souvent
entre lui et les usuriers.
» Quand les cultivateurs \iennent à la ville vendre leurs
denrées ou acheter les choses nécessaires à leur vie simple
et modeste, ils ne se doutent guère qu'un certain nombre
de ceux qu'ils rencontrent, et qui quelquefois les traitent
avec arrogance, sont au fond beaucoup moins riches qu'eux.
A les voir si prétentieusement vêtus, bottes luisantes, pan-
talon collant, chapeau de soie, veste et habit de la coupe
des premiers tailleurs de la \'ille, montre et chaîne d'or,
épinglette et boutons d'or, ils les prendraient pour de
petits Crésus. Ils croiraient à peine celui qui leur dirait
que plusieurs de ces milords ne sont pas même propriétaires
de ce qu'ils portent sur leur corps, qu'ils doivent leurs
hardes à leur tailleur, leurs bottes au cordonnier, leurs
bijoux à l'orfèvre, et que jamais probablement ils ne seront
en état de les payer. On en a vu sortir ainsi de leur maison
le matin, et s'arrêter en passant chez un ami pour emprunter
la somme nécessaire à l'achat du dîner.
» Il existe dans les classes élevées de la société de nos
villes, une somme de gêne et d'embarras dont tu n'as
pas d'idée. Chez elles, la vanité étoufïe le sens commun ;
la maxime, « vivons bien tandis que nous \'ivons », l'em-
porte sur toutes les autres. Des hommes fiers, hautains,
aristocrates, ne craignent pas de laisser leurs femmes et
leurs enfants à la charge du pubUc, après avoir eux-mêmes
vécu dans l'opulence.
»'A ce propos, il faut que je te raconte un fait qui m'a
vivement impressionné. Tu as peut-être lu dernièrement
sur les journaux la mort de M. X***, J'avais eu des
rapports assez intimes avec lui depuis quelques années ;
il s'était toujours montré fort bienveillant à mon égard,
et lorsque j'appris sa maladie je m'empressd de le visiter.
Son mal provenait en grande partie de tourments d'esprit,
d'inquiétudes causées par de folles spéculations sur les
propriétés foncières. Il ne pouvait s'empêcher d'exprimer
tout haut des regrets que, dans son état de santé, il eût
cachés avec le plus grand soin.
« Voyez », me dit-il, d'une voix qui s'éteignait et me fai-
sait monter les larmes aux yeux, « voyez ce que c'est que
» cette vie du monde ! J'ai' vécu dans l'opulence, j'ai eu
» beaucoup d'amis, j'ai mené grand train, et je vais en
» mourant laisser mes enfants non seulement sans fortune,
» mais dans le besoin et les dettes. J'ai joué ce qu'on appelle
» un rôle important dans le monde, j'ai occupé une position
GUSTAVE CHARMENIL A JEAN RIVARD 77
•► élevée, j'ai gagné des milliers de louis, ma maison, meublée
» magnifiquement, était ouverte à la jeunesse qui voulait
» s'amuser, ma femme et mes filles n'épargnaient rien pour
^ paraître et briller... Mais qu'y a-t-il de sérieux dans tout
» cela ? Quel bien ai-je fait ? La vie d'une créature
» raisonnable doit-elle avoir un bout aussi futile » ?
» C'est en exprimant de tels regrets qu'il vit approcher
son dernier moment. Le lendemain, il expirait dans mes
bras.
» J'étais là, seul, avec la famille. Pas un de ses anciens
amis, de ceux qu'il invitait chaque jour à ses fêtes, ne se
trouvait à son chevet.
» Et dire, mon cher ami, que cette vie est celle d'un
grand nombre, dans cette classe qu'on appelle la classe
bien élevée ! Tout le produit de leur travail passe en frais
de réception, de toilette ou d'ameublement.
» Tu me diras : mais ne sont-ils pas libres d'agir autre-
ment ? Quelle loi les empêche d'employer leur temps et
leur argent d'une manière plus rationnelle ? Aucune, sans
doute ; mais la société exerce sur s?s membres une espèce
de pression à laquelle ils ne peuvent échapper ; celui qui
se conduit autrement que la classe à laquelle il appartient
est aussitôt montré du doigt. Chose étrange ! l'homme
d'ordre, l'homme de bon sens qui prendra soin d'apphquer
une partie de son revenu à des objets utiles, passera souvent
pour mesquin, tandis que le bon vivant qui dissipera son
revenu et le revenu d' autrui dans la satisfaction égoïste
de ses appétits grossiers, sera considéré comme un homme
Ubéral et généreux. Ainsi le veut une société fondée sur
l'égoïsme et la vanité.
» Mais il faut dire pourtant que cette conduite extra-
vagante n'est pas générale, et que bon nombre de familles
pourraient offrir un agréable contraste avec celles dont
je viens de parler. Je pourrais te citer, entre autres, la
famille de la jeune pensionnaire dont il a été question
dans ma dernière lettre, qui me paraît un modèle de bonne
administration. J'y suis devenu presque intime, et j'ai
pu admirer le bon ordre qui règne dans la maison, la méthode
qui préside à toute chose, et la constante harmonie qui
existe entre tous les membres de la famille. Sans être
dans l'opulence, on peut dire qu'ils vivent dans l'aisance
et le confort, grâce à l'esprit de conduite et d'économie
de celle qui dirige la maison, /^'intérieur de leur demeure
présente un singulier mélange d'élégance et de simplicité.
Un goût exquis se fait remarquer dans le choix et la dispo-
sition de l'ameublement. Point de faste inutile, point
78 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
de folle dépense/ La maîtresse de la maison connaît la
somme dont elle peut disposer, et elle se garde bien de dé-
passer son budget. Du reste, elle peut, à la fin de l'année,
rendre un compte fidèle de son administration. Chaque
sou dépensé est indiqué dans un petit registre soigneuse-
ment tenu. Elle sait ce qu'ont coûté la nourriture, la toi-
lette, la domesticité, l'éclairage, le chauffage, les souscriptions,
charités, etc. De cette manière la dépense n'excède ja-
mais le revenu. On ne s'endette pas. Au contraire, une
petite somme est chaque année mise de côté pour les jours
de la vieillesse, ou pour aider à l'établissement des enfants.
» Malgré ta dignité de maire, de juge de paix, de major
de miHce, de père de famille, etc., il faut pourtant bien
que je te dise un mot des progrès de ma dernière haison.
Tu as été mon confident avant de cumuler toutes les char-
ges importantes que tu remplis aujourd'hui, tu ne saurais
convenablement te démettre de ce premier emploi. Je
sais pourtant que je m'expose à perdre la bonne opinion
que tu pouvais avoir de moi ; je vais être à tes yeux un
inconstant, un esprit volage, un grand enfant en un mot.
Mais, mon cher ami, si tu connaissais bien la vie et la des-
tinée des gens de mon état, tu verrais que ma conduite,
après tout, n'a rien de fort -étrange. Quand on ne peut
se marier avant l'âge de trente ans, l'inconstance devient
pour ainsi dire une nécessité de l'existence. La jeune fille
qu'on aime à vingt ans, ne peut rester jeune indéfiniment ;
on ne saurait exiger qu'elle vieilhsse dans l'attente, que
sa beauté se fane, qu'elle nourrisse pendant de longues
années un sentiment dont la conséquence peut devenir
pour elle un célibat forcé. En supposant qu'elle le vou-
lût, ses parents y mettraient bon ordre. Elle en épouse
un autre. Elle remplit fidèlement ses devoirs d'épouse
et de mère. Le jeune homme, qui l'aima d'abord, se
sent oubhé, se console peu à peu, et porte ses vues ailleurs.
» Après ce petit exorde, laisse-moi, mon bon ami, t'en-
tretenir un peu de ma jeune pensionnaire. Je suis accueilH
dans sa famille avec tous les égards possibles. Ma petite
amie, que j'appellerai Antonine, est l'aînée de trois sœurs,
dont la dernière est encore au couvent. Elle-même me
parut d'abord regretter d'en être sortie ; elle ne parlait
qu'avec émotion des bonnes dames directrices et des petites
amies qu'elle y avait laissées. Cet ennui cependant s'est
dissipé peu à peu, grâce à l'ardeur avec laquelle elle s'est
livrée à tous les travaux domestiques qui conviennent à
son sexe, et dont la connaissance pratique formait comme
le complément de son éducation de couvent. Sa mère.
GUSTAVE CHARMENIL A JEAN RIVARD 79
qui me paraît être une femme supérieure, et parfaitement,
au fait des devoirs de son état, l'instruit de tout ce qui con-
cerne la tenue d'une maison. Elle lui fait faire ce qu'elle
appelle l'apprentissage de sa profession. A l'heure qu'il
est, Antonine et sa sœur remplissent, chacune à son tour,
les devoirs de maîtresse de maison, veillant à la propreté
générale et à tous les détails du ménage, surveillant la cui-
sine, commandant les domestiques, et mettant elles-mêmes
la main à l'œuvre lorsqu'il en est besoin. Elle s'acquittent
de ces devoirs sans confusion, sans murmure, avec une
sorte d'enjouement. Il m'est arrivé d'entrer une fois
sans être annoncé et d'apercevoir Antonine vêtue en né-
gligé, occupée à essuyer les meubles du salon. Elle était
charmante à voir. Elle rougit légèrement, non de honte
d'être surprise faisant un travail domestique — elle a trop
d'esprit pour cela — mais sans doute parce qu'elle ne
m'attendait pas, et peut-être aussi parce qu'elle lisait
dans mes yeux combien je l'aimais dans sa tenue simple
et modeste. D'après ce que dit leur mère, qui parie volon-
tiers de ces détails en ma présence, Antonine et sa sœur
sont ainsi occupées de travaux de ménage, depuis le matin
jusqu'à midi ; elle^ changent alors de toilette, et leur après-
midi se passe dans des travaux de couture, et quelquefois
de broderie. Elles ont appris à tailler elles-mêmes leurs
vêtements, et elles peuvent façonner de leurs mains tous
leurs articles de toilette, depuis la robe jusqu'au chapeau.
C'est une espèce de jouissance pour elles, en même temps
qu'une grande économie pour la maison. Leur toilette
d'ailleurs est remarquable par son extrême simpHcité, en
même temps que par son élégance, preuve à la fois de bon
goût et de bon sens.
» Combien de jeunes filles cherchent à vous éblouir par
la richesse et l'éclat de leur toilette, et se croient d'autant
plus séduisantes qu'elles affichent plus de luxe ! Elles
ne savent pas que ces goûts extravagants épouvantent
les jeunes gens et en condamnent un grand nombre au
célibat. Passe pour celles qui ne sont pas belles, et qui
n'ont aucun autre moyen d'attirer l'attention ; mais quel
besoin la joHe jeune fille a-t-elle de tant se parer pour être
aimable ?
» De temps à autre, mais assez rarement, Antonine et
sa sœur sortent avec leur mère dans l'après-midi, soit pour
magasiner, soit pour faire quelques visites. Le soir, elles
lisent, ou font de la musique dans le salon. Que crois-tu
qu'elles lisent ? Tu as peut-être entendu dire que les
jeunes filles ne peuvent lire autre chose que des romans ?
80 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Détrompe-toi. Antonine n'est pas aussi forte sur les ma-
thématiques que l'était madame du Châtelet, mais elle lit de
l'histoire, et même des ouvrages de sciences, de philosophie,
de rehgion, de voyages, etc. Je l'ai surprise un jour ab-
sorbée dans le Traité de Fénelon sur l'Éducation des Filles,
un autre jour dans celui de Madame Campan sur le même
sujet. Il est vrai qu'elle parcourt peut-être avec encore
plus de plaisir les poésies et les petites historiettes dont
son père lui permet la lecture. Mais elle juge tous ces
ouvrages avec une raison, un goût qu'on rencontre assez
rarement parmi nous. Sa conversation m'intéresse et
me charme de plus en plus. Quelles que soient les qualités
littéraires de son futur mari, elle sera parfaitement en
état de le comprendre.
^ Je ne lui ai encore rien dit de mes sentiments ; elle
n'en sait que ce qu'elle a pu hre dans mes yeux. Mais
je songe quelquefois qu'elle réunit en grande partie tout
ce que j'ai toujours désiré dans une femme. Que dirais-
tu si elle allait devenir la plus belle moitié de moi-même ?
Mais, en supposant que je ne lui fusse pas antipathique,
pourra-t-elle, ou voudra-t-elle attendre deux ou trois ans ?
Car dans le cas même où la fortune me serait favorable,
ce ne serait pas avant deux ans qu'il me sera donné d'ac-
complir cet acte solennel de ma vie.
1^ Je pense avoir deux rivaux cependant dans deux jeunes
gens que je rencontre assez régulièrement dans la famille.
L'un est étudiant comme moi, et l'autre employé d'une de
nos premières maisons de commerce. Leur fortune est
à peu près égale à la mienne c'est-à-dire qu'ils n'ont rien.
Ni l'un ni l'autre toutefois n'a l'air de s'en douter. C'est
à qui fera les plus riches cadeaux à Antonine et à sa sœur.
C'est au point que la mère de celles-ci s'est crue obligée
d'intervenir, et de s'opposer formellement à cette étrange
mode de faire sa cour. Ces jeunes messieurs, disait-elle
l'autre jour, feraient beaucoup mieux d'employer l'argent
de leurs cadeaux à se créer un fonds d'épargnes. Cette
remarque et d'autres que j'entends faire de temps en temps
sur le compte de mes rivaux me rassurent, et me font croire
que mon système, qui est tout l'opposé du leur, ne déplaît
pas trop. Le père d'Antonine surtout ne peut cacher son
dédain pour ces jeunes freluquets, qui, faute d'autres qua-
lités, cherchent à se faire aimer à prix d'argent.
s> L'un d'eux toutefois est, paraît-il, un magnifique dan-
seur, et si plus tard Antonine prenait du goût pour les bals
ou les soirées dansantes, il pourrait bien me faire une re-
doutable concurrence. Ajoutons que tous deux sont ex-
GUSTAVE CHARMENIL A JEAN RIVARD 8l
cessivement particuliers sur leur toilette, et qu'ils ne viennent
jamais sans être peignés, frisés, pommadés et tirés à qua-
tre épingles ; avantage qui, soit dit en passant, me fait
complètement défaut.
» Je ne manquerai pas de te tenir au courant des évé-
nements. Mais comme « de soins plus importants je te
» sais occupé», je te laisse pleine liberté de lire ou de ne
pas lire mes confidences amoureuses, et par conséquent
de n'y pas répondre.
» J'ai passé ma soirée d'hier avec notre ancien confrère
de collège, le Dr. E. T..., lequel, entre parenthèse, est en
voie de réussir, grâce à ses talents et à la confiance qu'il
inspire ; et après avoir longtemps parlé de toi, nous passâ-
mes en revue toute la liste des jeunes gens qui ont quitté
le collège vers la même époque que nous. Nous fiimes
nous-mêmes surpris du résultat de notre examen. Calixte
B*** est parti pour la Californie, il y a deux ans, et nous
n'en avons pas de nouvelles. Joseph T... s'est fait tuer
l'année dernière dans l'armée du Mexique. Tu te sou-
viens de Pascal D..., toujours si fier, si prétentieux ? Il
est, paraît-il, garçon d'auberge, quelque part dans l'État
de New- York. Quant à ce pauvre Alexis M..., autrefois
si gai, si aimable, si amusant, tu as sans doute entendu
parler de sa malheureuse passion pour la boisson ? De
fait, cette fatale tendance chez lui se révélait déjà au col-
lège. Eh bien ! après avoir dans ces derniers temps, grâce
à nos remontrances et à nos pressantes sollicitations, cessé
tout à fait de boire, il a recommencé comme de plus belle, puis
il est tombé malade, et à l'heure où je t'écris, il n'en a
pas pour quinze jours à vivre. George R..., qui, par ses
talents, ses rapports de société, sa position de fortune, pro-
mettait de fournir une carrière si brillante, finira probable-
ment de la même manière. La débauche en mine aussi
quelques-uns et les conduira infailliblement aux portes
du tombeau. Ce tableau n'est pas réjouissant, n'est-ce
pas ? Il est pourtant loin d'être chargé, et je pourrais
t'en dire davantage si je ne craignais de blesser la cha-
rité.
) »Tu n'as pas d'idée, mon cher, des ravages que fait
vUintempérance parmi la jeunesse instruite de nos villes.
Nous étions dix jeunes étudiants, dans la première pension
que j'ai habitée ; nous ne sommes plus que trois aujour-
d'hui. Les sept autres sont morts dans la fleur de l'âge,
quelques-uns, avant même d'avoir terminé leur clérica-
ture. Tous ont été victimes de cette maudite boisson
qui cause plus de mal dans le monde que tous les autres
82 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
fléaux réunis. Après avoir d'abord cédé avec répugnance
à l'invitation pressante d'un ami, ils sont devenus peu à
peu les esclaves de cette fatale habitude. Le jeune homme
qui veut éviter ce danger n'a guère d'autre alternative
que de renoncer héroïquement à goûter la liqueur trd-
tresse. Il se singularisera, il est vrai, mais l'avenir le
récompensera amplement du sacrifice qu'il aura fait.
» Avec quel bonheur, mon ami, nous avons détourné
nos regards de ce tableau lugubre pour les reporter sur
celui que nous offre ta vie pleine d'héroïsme et de succès
si bien mérités ! Tu es notre modèle à tous. Tu nous
devances dans le chemin des honneurs et de la fortune.
Oh ! encore une fois, bénis, bénis ton heureuse étoile qui
t'a guidé vers la forêt du canton de Bristol.
» En terminant ma lettre, je dois te rappeler que si d'un
côté je te dispense de répondre à mes confidences amou-
reuses, d'un autre côté je tiens plus que jamais à ce que
tu me révèles tous les secrets de ta prospérité. Fais-
moi part aussi des mesures que tu te proposes d'intro-
duire en ta quahté de maire. Tout cela m'intéresse au
plus haut degré.
» Et maintenant, monsieur le maire, permettez-moi
de vous souhaiter tout le succès possible dans vos réfor-
mes et dans toutes vos entreprises publiques et privées.
Veuillez faire mes amitiés à madame la mairesse, ainsi qu'à
l'ami Doucet, et me croire
» Tout à vous,
» Gustave Charmenil »
XIII
RÉPONSE DE JEAN RIVARD
« Mon cher Gustave,
« Tu me pardonneras sans doute d'avoir tant tardé à
t'écrire, lorsque tu en sauras la cause. J'ai reçu ta der-
nière lettre dans un moment de grande affliction pour
ma femme et pour moi. Notre plus jeune enfant, notre
cher petit Victor, était dangereusement malade, et depuis,
nous l'avons perdu. Une congestion cérébrale, amenée par
sa dentition, nous l'a enlevé à l'âge de huit mois. Ce beau
petit ange, qui nous donnait déjà tant de plaisir, qui égayait
la maison par ses cris de joie et son jargon enfantin, nous
ne le verrons plus, nous ne l'entendrons plus ; il s'est envolé
vers ce ciel qu'il nous montrait dans son œil Hmpide et
pur. Il s'est éteint en fixant sur nous un regard d'une
RÉPONSE DE JEAN RIVARD 83
indicible mélancolie. Ce que nous ressentîmes alors ne
saurait s'exprimer. Oh ! remercie Dieu^ mon cher Gus-
tave, d'ignorer ce que c'est que la perte d'un enfant. Mon
cœur se brise encore en y pensant.
» J'ai craint pendant quelques jours pour la santé de
ma pauvre Louise. Mais grâce à cette religion dans le
sein de laquelle elle s'est réfugiée, elle commence à se con-
soler, et elle peut maintenant parler de son cher petit sans
verser trop de larmes.
» C'était la première peine de cœur que nous éprouvions
depuis notre entrée en mariage ; nous nous en souviendrons
longtemps.
» J'ai été, en outre, accablé d'occupations de toutes sortes
depuis plusieurs mois, ce qui a aussi un peu contribué au
délai que j'ai mis à t'écrire.
» Merci, mon cher Gustave, de tes féUcitations sur mon
élection à la mairie ; mais je ne sais vraiment si tu ne de-
vrais pas plutôt me plaindre. En acceptant cette charge
j'ai pris sur mes épaules un lourd fardeau. J'ai déjà fait
du mauvais sang, et je n'ai pas fini d'en faire. Toute
mon ambition serait de faire de Rivardville une paroisse
modèle ; je voudrais la constituer, s'il était possible, en
une petite répubhque, pourvue de toutes les institutions
nécessaires à la bonne administration de ses affaires, au
développement de ses ressources, aux progrès intellectuels,
sociaux et poHtiques de sa population. Mais pour en
venir là, des obstacles de toutes sortes se présentent. Il
faut lé dire, l'esprit de gouvernement n'existe pas encore
chez notre population. Cette entente, cette bonne har-
monie, ces petits sacrifices personnels nécessaires au bon
gouvernement général, on ne les obtient qu'au moyen d'ef-
forts surhumains. Le sentiment qu'on rencontre le plus
souvent quand il s'agit d'innovations utiles, d'améliora-
tions pubHques, c'est celui d'une opposition sourde, ou
même violente, qui paralyse et décourage. Des gens s'obs-
tinent à marcher dans la route qu'ont suivie leurs pères,
sans tenir compte des découvertes dans l'ordre moral, po-
litique et social, aussi bien que dans l'ordre industriel
et scientifique. Parmi ces hommes arriérés un grand
nombre sont honnêtes et de bonne foi ; mais d'autres ne
sont guidés que par l'égoïsme, ou par le désir de flatter les
préjugés populaires ! A part le père Gendreau, dont je
t'ai déjà parlé, lequel ne fait d'opposition que par esprit
de contradiction, et qui au fond est plus digne de pitié
que de haine, j'ai depuis quelque temps à faire face à une
opposition plus redoutable et plus habile de la part du
S4 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
notaire de notre village. C'est un homme en apparence
assez froid, mais qui sous des dehors de modération cache
une ambition insatiable. Il ne tente aucune opposition
ouverte^ mais dans ses entretiens privés il se plaît à criti-
quer mes projets et me nuit ainsi d'autant plus que je
n'ai pas l'avantage de pouvoir me défendre. Il a, m'as-
sure-t-on, l'intention de solliciter les suffrages des électeurs
aux prochaines élections pariementaires, et tout ce qu'il
fait, tout ce qu'il dit, il le fait et le dit dans le but de se
rendre populaire.
» Notre médecin, qui est un homme éclairé et qui le
plus souvent favorise mes projets, n'ose plus me prêter
l'appui de son autorité morale, du moment que le débat
prend une tournure sérieuse. Il se contente alors de rester
neutre, et cette neutralité m'est plus défavorable qu'utile.
» Je me découragerais parfois si notre bon ami Doucet
n'était là pour me réconforter et retremper mon zèle.
Il ne veut pas se mêler ouvertement à nos débats, de crainte
d'être mal vu de ses ouailles, et je respecte sa déhcatesse ;
mais en particulier il m'approuve de tout cœur ; cela me
suffit.
» Ne vas pas croire pourtant, mon ami, qu'en te par-
lant ainsi des obstacles que je rencontre, je prétende jeter
du blâme sur les habitants de nos campagnes ; non, je
ne fais que constater un état de choses dû à des circons-
tances incontrôlables, et dont il est facile de se rendre
compte.
» Si d'un côté j'accuse les individus, il me serait facile
d'un autre côté de disculper ou justifier complètement le
gros de la population.
» Si nous ne possédons pas encore cet esprit public,
cet esprit de gouvernement si désirables dans tous les pays
libres, cela n'est pas dû à un défaut de bon sens ou d'intelli-
gence naturelle chez la classe agricole, car aucune classe
ne lui est supérieure sous ce rapport, mais on doit l'attri-
buer à deux causes principales dont je vais dire un mot.
Convenons d'abord qu'il faut un apprentissage en cela
comme en tout le reste. La science du gouvernement
ne s'acquiert pas comme par magie ; elle doit s'introduire
par degrés dans les habitudes de la population. Or, nos
pères venus de France aux dix-septième et dix-huitième
siècles n ont pas apporté avec eux la pratique ou la con-
naissance de ce que les Anglais appellent le self-govcrnnunt ;
et ce n'est pas avec l'ancien régime du Bas-Canada, sous
la domination anglaise, que leurs descendants auraient pu
en faire l'apprentissage. A peine quelques années se sont»
RÉPONSE DE JEAN RIVARD 85
elles écoulées depuis que nous avons été appelés à gérer
nos affaires locales ou municipales. Rien donc de sur-
prenant que nous soyons encore novices à cet égard, et
que nous ne marchions pour ainsi dire qu'en trébuchant.
Le progrès se fera insensiblement ; nos lois administratives
sont encore loin d'être parfaites ; elles s'amélioreront avec
le temps et finiront par répondre aux vœux et aux besoins
de la population.
» Mais. la cause première de cette lacune dans les mœurs
de notre population, la cause fondamentale de l'état de
choses que nous déplorons, et qu'il importe avant tout
de faire disparaître, c'est le défaut d'une éducation conve-
nable. Oui, mon ami, de toutes les réformes désirables,
c'est là la plus urgente, la plus indispensable : elle doit être
la base de toutes les autres. Avant de faire appel à l'es-
prit, à la raison du peuple, il faut cultiver cet esprit, déve-
lopper, exercer cette raison. Donner à toutes les idées
saines, à toutes les connaissances pratiques la plus grande
diffusion possible, tel doit être le but de tout homme qui
désire l'avancement social, matériel et poUtique de ses
concitoyens. Cette idée n'est pas nouvelle ; on l'a pro-
clamée mille et mille fois : mais il faut la répéter jusqu'à
ce qu'elle soit parfaitement comprise. Sans cela, point
de réforme possible.
» En quoi doit consister cette éducation populaire ?
C'est là une question trop vaste, trop sérieuse pour que
j'entreprenne de la traiter. Mais d'autres l'ont fait avant
moi et beaucoup mieux que je ne le pourrais faire. D'ailleurs,
à cet égard, je me laisse aveuglément guider par notre
ami Doucet.
» Tu dis que je suis roi de ma localité : oh ! si j'étais
roi, mon ami, avec quel zèle j'emploierais une partie de
mon revenu à répandre l'éducation dans mon royaume,
en même temps que j'encouragerais par tous les moyens
possibles la pratique de l'agriculture et des industries qui
s'y rattachent !
» Je considérerais les ressources intellectuelles enfouies
dans la multitude de têtes confiées à mes soins comme mille
fois plus précieuses que toutes ces ressources minérales,
commerciales, industrielles qu'on exploite à tant de frais,
et je ferais de l'éducation morale, physique et intellectuelle
des enfants du peuple, qui a pour but de cultiver et dé-
velopper ces ressources, ma constante et principale occu-
pation.
» Dans chaque paroisse de mon royaume, l'Êcole-Mo-
dèle s'élèverait à côté de la Ferme-Modèle, et toutes deux
86 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
recevraient sur le budget de l'État une subvention pro-
portionnée à leur importance. Toute lésinerie à cet égard
me paraîtrait un crime de lèse-nation.
» Il va sans dire que dans le choix des instituteurs, je
ne me laisserais pas influencer par des considérations d'éco-
nomie. Cette classe d'hommes qui exerce une espèce de
sacerdoce, et qui, par la nature de ses occupations, devrait
être regardée comme une des premières dans tous les pays
du monde, a toujours été traitée si injustement, que je
ferais tout en moi pour la dédommager de ce dédain. Je
lui assurerais un revenu égal à celui des hommes de pro-
fession.
» J'appellerais là, s'il était possible, non seulement des
hommes réellement et soHdement instruits, mais des esprits
philosophiques et observateurs, des hommes en état de
juger des talents et du caractère des enfants.
» Car un de mes principaux buts, en rendant l'éducation
élémentaire universelle, serait de découvrir chez les en-
fants du peuple les aptitudes particuhères de chacun, de
distinguer ceux qui par leurs talents plus qu'ordinaires
promettraient de briller dans les carrières requérant l'exer-
cice continu de l'intelligence, de ceux qui seraient plus par-
ticulièrement propres aux arts mécaniques et industriels,
au commerce ou à l'agriculture.
» J'adopterais des mesures pour que tout élève brillant
fût reçu dans quelque institution supérieure, où son intelU-
gence pourrait recevoir tout le développement dont elle
serait susceptible.
»"Rien ne m'affligerait autant que d'entendre dire ce
qu'on répète si souvent de nos jours : que parmi les habi-
tants de nos campagnes se trouvent, à l'état inculte, des
hommes d'état, des jurisconsultes, des orateurs éminents,
des mécaniciens ingénieux, des hommes de génie enfin
qui, faute de l'instruction nécessaire, mourront en em-
portant avec eux les trésors de leur intelligence.
» Si j'étais roi, je fonderais des institutions où le fils
du cultivateur acquerrait les connaissances nécessaires au
développement de son intelligence, et celles plus spéciale-
ment nécessaires à l'exercice de son état, me rappelant ce
que dit un auteur célèbre, que « l'éducation est imparfaite
» si elle ne prépare pas l'homme aux diverses fonctions
» sociales que sa naissance, ses aptitudes ou ses goûts, sa
» vocation ou sa fortune l'appelleront à rempUr dans la
» société pendant sa vie sur la terre ». Quant à la con-
naissance spéciale de son art, c'est-à-dire à la science agri-
cole, je voudrais qu'elle lui fût aussi familière, dans toutes
RÉPONSE DE JEAN RIVARD 87
ses parties, que les connaissances légales le sont à l'avo-
cat, celles de la médecine au médecin. Tu me diras que
c'est un rêve que je fais là ; quelque chose me dit pourtant
que ce n'est pas chose impossible. On peut dire qu'à
l'heure qu'il est, la grande moitié des cultivateurs de nos
paroisses canadiennes, pourraient, s'ils avaient reçu l'ins-
truction préalable nécessaire, consacrer deux, trois, quatre
heures par jour à lire, écrire, calculer, étudier. Aucune
classe n'a plus de loisir, surtout durant nos longs hivers.
Qui nous empêcherait d'employer ces loisirs à l'acquisition
de connaissances utiles ?
» Que d'études importantes, en même temps qu'agréables,
n'aurions-nous pas à faire ? Nous sommes naturellement
portés à nous occuper des choses de l'esprit ; nous aimons
beaucoup, par exemple, à parler poHtique ; nous aimons
à juger les hommes qui nous gouvernent, à blâmer ou ap-
prouver leur conduite, à discuter toutes les mesures pré-
sentées dans l'intérêt général. Mais n'est-ce pas humi-
liant pour l'homme sensé, qui n'a pas la moindre notion de
la science du gouvernement, qui ne connaît ni l'histoire
du pays, ni les ressources commerciales, industrielles, fi-
nancières dont il dispose, qui n'a pas même assez cultivé
sa raison pour bien saisir le sens et la portée des questions
pohtiques, n'est-ce pas humihant pour lui d'avoir à décider
par son vote ces questions souvent graves et compHquées,
dont dépendent les destinées du pays ? Je connais un
de mes vieux amis qui ne veut jamais voter, sous prétexte
qu'il ne comprend pas suffisamment les questions en htige ;
c'est cependant un homme fort intelligent. Avec * quel
bonheur il approfondirait toutes ces questions, si son ins-
truction préalable lui avait permis de consacrer quelques
heures, chaque jour, au développement et à la culture de
ses facultés intellectuelles ?
» Songe donc un instant, mon ami, à l'influence qu'une
classe de cultivateurs instruits exercerait sur l'avenir du
Canada !
» Mais je m'arrête : cette perspective m'entraînerait trop
loin. Pardonne-moi ces longueurs, en faveur d'un sujet
qui doit t'intéresser tout autant que moi. Ce qui me reste
à te dire, mon cher Gustave, c'est que mes efforts vont être
désormais employés à procurer à Rivardville les meilleurs
établissements possibles d'éducation. J'y consacrerai, s'il
le faut, plusieurs années de ma vie. Si je n'obtiens pas tout
le succès désirable, j'aurai au moins la satisfaction d'avoir
contribué au bonheur d'un certain nombre de mes con-
citoyens, et cela seul me sera une compensation suffisante.
88 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
^ Quant aux secrets de ma prospérité, comme tu veux
bien appeler les résultats plus ou moins heureux de mes
travaux, je me fais fort de te les révéler un jour ; et tu
verras alors que je ne suis pas sorcier. En attendant,
mon cher Gustave, continue à me faire le confident de
tes progrès en amour. Je m'y intéresse toujours beau-
coup, et ma Louise, curieuse à cet égard comme toutes
celles de son sexe, n'aura de repos que lorsqu'elle connaîtra
la fin de ton histoire.
» Quand même je voudrais continuer, je serais forcé
d'en finir, car mes enfants sont là qui me grimpent sur
les épaules, après avoir renversé, par deux fois, mon encrier,
et leur mère se plaint que je ne réponds que par monosyl-
labes aux mille et une questions qu'elle m'adresse depuis
une heure. Adieu donc.
» Tout à toi,
» Jean Rivard »
XIV
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION
Dieu a distin^é l'homme de la bête en
lui donnant une inteIliT:ence capable d'appren-
dre... Cette intelligence a besoin pour se
développer, d'ttre enseignée.
Genèse
C'est par l'éducation qu'on peut réformer
la société et la guérir des maux qui la tour-
mentent
Platon
Celui-là qui est maître de l'éducation peut
changer la face du monde.
Leibnitz
Nous voici rendus à l'époque la plus critique, la plus
périlleuse, en même temps que la plus importante et la
plus glorieuse de toute la carrière de Jean Rivard. Nous
allons le voir s'élever encore, aux prises avec les difficultés
les plus formidables. Après avoir déployé, dans la création
de sa propre fortune et dans la formation de toute une
paroisse, une intelligence et une activité remarquables,
il va déployer, dans l'établissement des écoles de Rivard-
ville, une force de caractère surprenante et un courage
moral à toute épreuve.
Mais cette question de l'éducation du peuple, avant de
devenir pour les habitants de Rivardville le sujet de déli-
bérations publiques, avait été pour Octave Doucet et
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION S^
Jean Rivard le sujet de longues et fréquentes discussions.
Que de fois l'horloge du presbytère les avait surpris, au
coup de minuit, occupés à rechercher les opinions des théo-
logiens et des grands philosophes chrétiens sur cette question
vitale. Les sentiments des deux amis ne différaient toutefois
que sur des détails d'une importance secondaire ; ils s'ac-
cordaient parfaitement sur la base à donner à l'éduca-
tion, sur la nécessité de la rendre aussi relevée et aussi gé-
nérale que possible, de même que sur l'influence toute puis-
sante qu'elle devait exercer sur les destinées du Canada.
L'éducation du peuple, éducation rehgieuse, saine, forte,
nationale, développant à la fois toutes les facultés de l'hom-
me, et faisant de nous. Canadiens, une population pleine
de vigueur surtout de vigueur intellectuelle et morale,
telle était, aux yeux des deux amis, notre principale planche
de salut.
Nous ne saurions mieux faire connaître les principes qui
les guidaient, et les conclusions auxquelles ils en étaient
arrivés, qu'en reproduisant ici quelques phrases de l'ou-
vrage de Mgr Dupanloup sur l'Éducation, ouvrage admirable
s'il en fût, et qui devrait se trouver entre les mains de tous
ceux qui s'occupent de la chose pubHque :
« Cultiver, exercer, développer, fortifier, et polir toutes
» les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses
» qui constituent dans l'enfant la nature et la dignité hu-
» maine ; donner à ses facultés leur parfaite intégrité ;
» les établir dans la plénitude de leur puissance et de leur
» action... telle est l'œuvre, tel est le but de l'Éducation.
« L'Éducation accepte le fond, la matière que la pre-
» mière création lui confie ; puis elle se charge de la former ;
» elle y imprime la beauté, l'élévation, la politesse, la gran-
» deur.
« L'Éducation doit former l'homme, faire de l'enfant
» un homme, c'est-à-dire lui donner un corps sain et fort,
» un esprit pénétrant et exercé, une raison droite et ferme,
» une imagination féconde, un cœur sensible et pur, et
» tout cela dans le plus haut degré dont l'enfant qui lui
» est confié est susceptible.
« De là, l'Éducation intellectuelle qui consiste à déve-
»lopper en lui toutes les forces, toutes les puissances de
» l'inteHigence ;
» De là, l'Éducation disciplinaire qui doit développer
90 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
» et affermir en lui les habitudes de l'ordre et de l'obéissance
» à la règle : ^
» De là^ l'Éducation religieuse qui s'appliquera surtout
» à inspirer, à développer les inclinations pieuses et toutes
» les vertus chrétiennes ;
» De là, l'Éducation fhysique qui consiste particuHère-
» ment à développer, à fortifier les facultés corporelles.
» Dans le premier cas, l'Éducation s'adresse spéciale-
» ment à V esprit qu'elle éclaire par l'instruction ;
» Dans le second cas, l'Éducation s'adresse plus spé-
» cialement à la volonté et au caractère qu'elle affermit par
» la discipHne ;
» Dans le troisième cas, l'Éducation s'adresse spéciale-
» ment au cœur et à la conscience, qu'elle forme par la con-
» naissance et la pratique des saintes vérités de la religion ;
» Dans le quatrième cas, c'est le corps que l'Éducation
» a pour but de rendre sain et fort par les soins physiques
» et gymnastiques.
» Mais, en tous cas, tout est ici nécessaire et doit être
» employé simultanément. C'est l'homme tout entier qu'il
» est question d'élever, de former, d'instituer ici-bas. Ce
» qu'il ne faut donc jamais oubUer, c'est que chacun de
» ces moyens est indispensable, chacune de ces éducations
» est un besoin impérieux pour l'enfant et un devoir sacré
» pour vous que la Providence a fait son instituteur.
« Quel que soit son rang dans la société, quelle que soit
». sa naissance ou son humble fortune, jamais un homme
» n'a trop d'intelligence ni une moraUté trop élevée ; ja-
» mais il n'a trop de cœur ni de caractère ; ce sont là des
» biens qui n'embarrassent jamais la conscience. Quoi !
» me dira-t-on, vous voulez que l'homme du peuple, que
» l'homme des champs puisse être intelligent comme le né-
»gociant, comme le magistrat? Eh! sans doute, je le
» veux, si Dieu l'a voulu et fait ainsi : et je demande que
» l'Education ne fasse pas défaut à l'œuvre de Dieu ; et,
» si cet homme, dans sa pauvre condition, est élevé d'ail-
» leurs à l'école de la religion et du respect, je n'y vois
» que des avantages pour lui et pour tout le monde.
« De quel droit voudrait-on refuser à l'homme du peuple
» le développement convenable de son esprit ? Sans doute
» il ne fera pas un jour de ses facultés le même emploi que
» le négociant ou le magistrat : non, il les appliquera diver-
» sèment selon la diversité de ses besoins et de ses devoirs :
» et voilà pourquoi l'Éducation doit les exercer, les cul-
» tiver diversement aussi ; mais les négliger, jamais ! L'hom-
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION 9I
» me du peuple s'applique à d'autres choses ; il étudie d'au-
» très choses que le négociant et le magistrat ; il en étudie,
» il en sait moins : c'est dans l'ordre : mais qu'il sache
» aussi bien, qu'il sache même mieux ce qu'il doit savoir ;
» qu'il ait autant d'esprit, et quelquefois plus, pourquoi
» pas » ?
Deux obstacles sérieux s'opposent à l'établissement d'é-
coles dans les localités nouvelles : le manque d'argent et
le manque de bras. La plupart des défricheurs n'ont que
juste ce qu'il faut pour subvenir aux besoins indispensables,
et du moment qu'un enfant est en âge d'être utile, on tire
profit de son travail.
Durant les premières années de son établissement dans
la forêt, Jean Rivard avait bien compris qu'on ne pouvait
songer à étabUr des écoles régulières. Mais son zèle était
déjà tel à cette époque, que pendant plus d'une année il
n'employa pas moins d'une heure tous les dimanches à
enseigner gratuitement les premiers éléments des lettres
aux enfants et même aux jeunes gens qui voulaient as-
sister à ses leçons.
Un bon nombre de ces enfants firent des progrès re-
marquables. La mémoire est si heureuse à cet âge ! Ils
répétaient chez eux, durant la semaine, ce qu'ils avaient
appris le dimanche, et n'en étaient que mieux préparés
à recevoir la leçon du dimanche suivant. Dans plusieurs
familles d'ailleurs, les personnes sachant Hre et écrire s'em-
pressaient de continuer les leçons données le dimanche par
Jean Rivard.
Bientôt même, sur la recommandation pressante du mis-
sionnaire, des écoles du soir, écoles volontaires et gratuites,
s'étabhrent sur différents points du canton.
Mais cet état de choses devait disparaître avec les progrès
matériels de la locaHté.
Peu de temps après l'érection de Rivardville en muni-
cipahté régulière, Jean Rivard, en sa qualité de maire,
convoqua une assemblée pubHque où fut discutée la ques-
tion de l'éducation. Il s'agissait d'abord de nommer des
commissaires chargés de faire opérer la loi et d'établir
des écoles suivant le besoin, dans les différentes parties
de la paroisse.
Ce fut un beau jour pour Gendreau-le-Plaideux. Ja-
mais il n'avait rêvé un plus magnifique sujet d'opposition.
« Qu'avons-nous besoin, s'écria-t-il aussitôt, qu'avons-
nous besoin de commissaires d'école ? On s'en est bien
passé jusqu'aujourd'hui, ne peut-on pas s'en passer encore .?
92 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Défiez-vous, mes amis, répétait-il, du ton le plus pathé-
tique, défiez-vous de toutes ces nouveautés ; cela coûte
de l'argent ! c'est encore un piège qui vous est tendu à
la suggestion du gouvernement. Une fois des commissaires
nommés, on vous taxera sans miséricorde, et si vous ne
pouvez pas payer, on vendra vos propriétés»...
Ces paroles, prononcées avec force et avec une appa-
rence de conviction, firent sur une partie des auditeurs un
effet auquel Jean Rivard ne s'attendait pas.
Pour dissiper cette impression, il dut en appeler au
bon sens naturel de l'auditoire, et commencer par faire
admettre au père Gendreau lui-même la nécessité incontes-
table de l'instruction.
<( Supposons, dit-il, en conservant tout son sangfroid
et en s'exprimant avec toute la clarté possible, supposons
que pas un individu parmi nous ne sache lire ni écrire :
que ferions-nous ? où en serions-nous. Vous admettrez
sans doute, M. Gendreau, que nous ne pouvons pas nous
passer de prêtres ?
— C'est bon, j'admets qu'il en faut, dit le père Gen-
dreau.
— Ni même de magistrats, pour rendre la justice ?
— C'est bon encore.
— Vous admettrez aussi, n'est-ce pas, que les notaires
rendent quelquefois service en passant les contrats de
mariage, en rédigeant les testaments, etc. ?
— Passe encore pour les notaires.
— Et même, sans être aussi savant qu'un notaire, n'est-
ce pas déjà un grand avantage que d'en savoir assez pour
lire à l'église les prières de la messe, et voir sur les gazettes
ce que font nos membres au parlement, et tout ce qui se
passe dans le monde ? Et lorsqu'on ne peut pas soi-même
écrire une lettre, n'est-ce pas commode de pouvoir la faire
écrire par quelqu'un ? N'est-ce pas commode aussi, lorsque
soi-même on ne sait pas hre, de pouvoir faire lire par d'au-
tres les lettres qu'on reçoit de ses amis, de ses frères, de
ses enfants ?...
Il se fit un murmure d'approbation dans l'auditoire.
» — Oui, c'est vrai, dit encore le père Gendreau, d'une
voix sourde.
Il était d'autant moins facile au père Gendreau de ré-
pondre négativement à cette question, que lors de son
arrivée dans le canton de Bristol, il avait prié Jean Rivard
lui-même d'écrire pour lui deux ou trois lettres d'affaires
assez importantes.
» — Supposons encore, continua Jean Rivard^ que vous,
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION 93
M. Gendreau, vous auriez des enfants pleins de talents
naturels, annonçants les meilleures dispositions pour l'é-
tude, lesquels, avec une bonne éducation, pourraient devenir
des hommes éminents, des juges, des prêtres, des avo-
cats... n'aimeriez-vous pas à pouvoir les envoyer à l'école ?
Jean Rivard prenait le père Gendreau par son faible ;
la seule pensée d'avoir un enfant qui pût un jour être
avocat suffisait pour lui troubler le cerveau.
Gendreau-le-Plaideux fît malgré lui un signe de tête
afïîrmatif.
» — Eh bien ! dit Jean Rivard, mettez-vous un moment
à la place des pères de famille, et ne refusez pas aux autres
ce que vous voudriez qu'on vous eût fait à vous même.
Qui sait si avec un peu plus d'éducation vous ne seriez pas
vous-même devenu avocat ?
Toute l'assemblée se mit à rire. Le père Gendreau était
désarmé.
» — Pour moi, continua Jean Rivard, chaque fois que
je rencontre sur mon chemin un de ces beaux enfants au
front élevé, à l'œil vif, présentant tous les signes de l'in-
telligence, je ne m'informe pas quels sont ses parents, s'ils
sont riches ou s'ils sont pauvres, mais je me dis que ce serait
pécher contre Dieu et contre la société que de laisser cette
jeune intelligence sans culture. N'êtes-vous pas de mon
avis, M. Gendreau » ?
Il y eut un moment de silence. Jean Rivard attendait
une réponse ; mais le père Gendreau voyant que l'assem-
blée était contre lui, crut plus prudent de se taire. On
put donc, après quelques conversations particulières, pro-
céder à l'élection des commissaires.
Jean Rivard, le père Landry, Gendreau-le-Plaideux et
un autre furent adjoints à monsieur le curé pour l'établisse-
ment et l'administration des écoles de Rivardville.
C'était un grand pas de fait ; mais le plus difficile restait
encore à faire.
En entrant en fonctions, les commissaires durent re-
chercher les meilleurs moyens de subvenir à l'entretien
des écoles ; après de longues déhbérations, ils en vinrent
à la conclusion que le seul moyen praticable était d'impo-
ser, comme la loi y avait pourvu, une légère contribution
sur chacun des propriétaires de la paroisse, suivant la
valeur de ses propriétés.
Cette mesure acheva de monter l'esprit de Gendreau-
le-Plaideux, d'autant plus irrité que, n'ayant pas lui-même
d'enfant, sa propriété se trouvait ainsi imposée pour faire
instruire les enfants des autres.
94 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Les séances des commissaires étaient publiques, et elles
attiraient presque toujours un grand concours de personnes.
Celle où fut décidée cette question fut une des plus
orageuses.
Jean Rivard eut beau représenter que lui et sa famille
possédaient plus de propriétés qu'aucun autre des habitants
de Rivardville^ et qu'ils seraient taxés en conséquence —
que les bienfaits de l'éducation étaient assez importants
pour mériter un léger sacrifice de la part de chacun —
que les enfants pauvres avaient droit à l'éducation comme
ceux des riches — et d'autres raisons également soUdes,
Gendreau ne cessait de crier comme un forcené : on veut
nous taxer, on veut nous ruiner à tout jamais pour le seul
plaisir de faire vivre des maîtres d'écoles : à bas les taxes,
à bas les gens qui veulent vivre aux dépens du peuple,
à bas les traîtres...
A ces mots, Gendreau-le-Plaideux, qui s'épuisait en
gesticulations de toutes sortes, se sentit tout à coup saisir
par les épaules comme entre deux étaux ; et une voix de
tonnerre lui cria dans les oreilles :
« — Ferme ta margoulette, vieux grognard.
Et se tournant, il aperçut Pierre Gagnon.
« — C'est Pierre Gagnon, dit-il, qui vient mettre le désordre
dans l'assemblée ?
— Oui, c'est moi, tonnerre d'un nom ! dit Pierre Gagnon,
d'un air déterminé, et en regardant le père Gendreau avec
des yeux furibonds.
Il y eut un mouvement dans l'assemblée ; les uns riaient,
les autres étaient très sérieux.
» — J'en veux des écoles, moi, tonnerre d'un nom » !
criait Pierre Gagnon avec force.
Jean Rivard intervint, et s'aperçut que Pierre Gagnon
était tout frémissant de colère ; il avait les deux poings
fermés, et son attitude était telle que plusieurs des partisans
du Père Gendreau sortirent de la salle d'eux-mêmes. Jean
Rivard craignit même un instant que son ancien servi-
teur ne se portât à quelque voie de fait.
Cet incident, quoique assez peu grave en lui-même fit
cependant une impression fâcheuse, et monsieur le curé,
qui ne se mêlait pourtant que le moins possible aux réu-
nions pubHques, crut devoir cette fois adresser quelques
mots à l'assemblée sur le sujet qui faisait l'objet de ses
déhbérations. Il parla longuement sur l'importance de
l'éducation, et s'exprima avec tant de force et d'onction,
qu'il porta la conviction dans l'esprit de presque tous ceux
qui avaient résisté jusque-là.
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION 95
La mesure fut définitivement emportée et il ne restait plus
qu'à mettre les écoles en opération.
On résolut de n'établir, pour la première année, que
trois écoles dans la paroisse, et des institutrices furent
engagées pour enseigner les premiers éléments de l'instruc-
tion, c'est-à-dire, la lecture et l'écriture.
Ces écoles ne coûtèrent qu'une bagatelle à chaque con-
tribuable, et les gens commencèrent à soupçonner qu'ils
avaient eu peur d'un fantôme.
Dès la seconde année qui suivit la mise en opération
des écoles, Rivardville ayant fait un progrès considé-
rable et la population ayant presque doublé, Jean Rivard
crut qu'on pouvait, sans trop d'obstacles opérer une grande
amélioration dans l'organisation de l'instruction publique.
Son ambition était d'établir au centre même de Ri-
vardville une espèce d'école-modèle, dont les autres écoles
de la paroisse seraient comme les succursales.
Pour cela, il fallait trouver d'abord un instituteur ha-
bile ; et avec un peu de zèle et de UbéraUté l^i^ chose lui sem-
blait facile.
La carrière de l'enseignement devrait être au-dessus
de toutes les professions hbérales ; après le sacerdoce, il
n'est pas d'occupation qui mérite d'être entourée de plus
de considération.
On sait que ce qui éloigne les hommes de talent de cet
emploi, c'est la misérable rétribution qui leur est accordée.
L'instituteur le plus instruit, le plus habile est moins payé
que le dernier employé de bureau. N'est-il pas tout na-
turel de supposer que si la carrière de l'enseignement offrait
quelques-uns des avantages qu'offrent les professions li-
bérales ou les emplois publics, une partie au moins de
ces centaines de jeunes gens qui sortent chaque année de
nos collèges, après y avoir fait un cours d'études classi-
ques, s'y jetteraient avec empressement ? En peu d'an-
nées le pays en retirerait un bien incalculable.
Jean Rivard forma le projet d'élever les obscures fonc-
tions d'instituteur à la hauteur d'une profession. Il eut
toutefois à soutenir de longues discussions contre ces faux
économes qui veulent toujours faire le moins de dépense
possible pour l'éducation ; et ce ne fut que par la voix
prépondérante du président des commissaires, qu'il fut
chargé d'engager pour l'année suivante, aux conditions
qu'il jugerait convenables, un instituteur de première
classe.
Jean Rivard avait connu à Grandpré un maître d'école
d'une haute capacité et d'une respectabiUté incontestée.
96 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Il avait fait d'excellentes études classiques^ mais le manque
de moyens l'ayant empêché d'étudier une profession, il
s'était dévoué à l'enseignement comme à un pis-aller ;
peu à peu cependant il avait pris du goût pour ses modestes
mais utiles fonctions, et s'il eût pu trouver à y vivre con-
venablement avec sa famille (il avait une trentaine d'an-
nées et était père de plusieurs enfants), il n'aurait jamais
songé à changer d'état. Mais le traitement qu'il recevait
équivalait à peine à celui d'un journalier ; et le décourage-
ment commençait à s'emparer de son esprit, lorsqu'il reçut
la lettre de Jean Rivard lui transmettant les offres de
la municipalité scolaire de Rivardville.
Voici les propositions contenues dans cette lettre :
L'école de Rivardville devait porter le nom de « Lycée »,
et le chef de l'institution celui de « Professeur *.
On devait enseigner dans ce lycée, outre la lecture et
l'écriture, la grammaire, l'arithmétique, le dessin linéaire,
la composition, les premières notions de l'histoire, de la
géographie et des sciences pratiques, comme l'agriculture,
la géologie, la botanique, etc.
Le professeur devait agir comme inspecteur des autres
écoles de la paroisse, et les visiter de temps à autre en com-
pagnie d'un ou de plusieurs des commissaires ou visiteurs.
Il s'engageait de plus à faire tous les dimanches et les
jours de fête, lorsqu'il n'en serait pas empêché par quelque
circonstance imprévue, pendant environ une heure, dans
la grande salle de l'école, une lecture ou un discours à la
portée des intelligences ordinaires, sur les choses qu'il
importe le plus de connaître dans la pratique de la vie.
Il devait rempHr aussi gratuitement, au besoin, la charge
de bibliothécaire de la bibliothèque paroissiale.
Il devait enfin se garder de prendre part aux querelles
du village, et s'abstenir de se prononcer sur les questions
poHtiques ou municipales qui divisent si souvent les di-
verses classes de la population, même au sein de nos cam-
pagnes les plus paisibles,- tous ces efforts devant tendre
à lui mériter, par une conduite judicieuse, l'approbation
générale des habitants de la paroisse, et par son zèle, son
activité et son application consciencieuse, celle de tous les
pères de famille.
En retour, la paroisse assurait au professeur un traite-
ment de soixante-quinze louis par an, pour les deux pre-
mières années, et de cent louis pour chacune des années
suivantes, l'engagement pouvant être discontinué à la fin
de chaque année par l'une ou l'autre partie, moyennant
un avis de trois mois.
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION 97
Le professeur avait en outre le logement et deux arpents
de terre qu'il cultivait à son profit.
Ces conditions lui parurent si libérales, comparées à celles
qu'on lui avait imposées jusque là, qu'il n'hésita pas un
moment, et s'empressa de se rendre à Rivardville.
L'engagement fut signé de part et d'autre et le nouveau
professeur entra tout de suite en fonctions.
Mais il va sans dire que Gendreau-le-Plaideux remua
ciel et terre pour perdre Jean Rivard dans l'opinion pu-
blique et empêcher la réussite de ce projet « monstrueux ».
« Avait-on jamais vu cela ? payer un instituteur cent
louis par année ! N'était-ce pas le comble de l'extrava-
gance ? Du train qu'on y allait, les taxes allaient dou-
bler chaque année jusqu'à ce que toute la paroisse fût
complètement ruinée et vendue au plus haut enchéris-
seur »...
Il allait de maison en maison, répétant les mêmes choses,
et les exagérant de plus en plus.
Malheureusement, l'homme le plus fourbe, le plus dé-
pourvu de bonne foi, s'il est tenace et persévérant, ne
peut manquer de faire des dupes, et il n'est pas longtemps
avant de recruter, parmi la foule, des partisans d'autant
plus fidèles et plus zélés qu'ils sont plus ignorants.
Le plus petit intérêt personnel suffit souvent, hélas !
pour détourner du droit sentier l'individu d'ailleurs le
mieux intentionné.
Gendreau-le-Plaideux, malgré sa mauvaise foi évidente,
réussit donc à capter la confiance d'un certain nombre
des habitants de la paroisse, qui l'approuvaient en tou-
tes choses, l'accompagnaient partout et ne juraient que
par lui.
Chose singulière ! c'étaient les plus âgés qui faisaient ainsi
escorte à Gendreau-le-Plaideux.
Suivant eux, Jean Rivard était encore trop jeune pour
se mêler de conduire les affaires de la paroisse.
En outre, répétaient-ils après leur coryphée, nos pères
ont bien vécu sans cela, pourquoi n'en ferions-nous pas
autant ?
Enfin, Gendreau-le-Plaideux fit tant et si bien qu'à l'é-
lection des commissaires, qui fut renouvelée presqu' aussi-
tôt après l'engagement du professeur, Jean Rivard et le
père Landry ne furent pas réélus.
Le croira-t-on ? Jean Rivard, le noble et vaillant dé-
fricheur, l'homme de progrès par excellence, l'ami du pau-
vre, le bienfaiteur de la paroisse, Jean Rivard ne fut pas
réélu ! Il était devenu impopulaire !...
4 412 B
gS JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Une majorité, faible il est vrai, mais enfin une majorité
des contribuables lui préférèrent Gendreau-le-Plaideux !
Il en fut profondément affligé, mais ne s'en plaignit pas.
Il connaissait un peu l'histoire : il savait que de plus
grands hommes que lui avaient subi le même sort ; il se
reposait sur l'avenir pour le triomphe de sa cause.
Son bon ami, Octave Doucet, qui se montra aussi très
affecté de ce contretemps, le consola du mieux qu'il pût,
en l'assurant que tôt ou tard les habitants de Rivardville
lui demanderaient pardon de ce manque de confiance.
Cet événement mit en émoi toute la population de Ri-
vardville, et bientôt la zizanie régna en souveraine dans
la locaHté.
Est-il rien de plus triste que les dissensions de paroisse ?
Vous voyez au sein d'une population naturellement paci-
fique, sensée, amie de l'ordre et du travail, deux partis
se former, s'organiser, se mettre en guerre l'un contre l'au-
tre ; vous les voyez dépenser dans des luttes ridicules une
énergie, une activité qui suffiraient pour assurer le succès
des meilleures causes. Bienheureux encore, si des haines
sourdes, implacables, ne sont pas le résultat de ces dis-
cordes dangereuses, si des parents ne s'élèvent pas contre
des parents, des frères contre des frères, si le sentiment
de la vengeance ne s'empare pas du cœur de ces hommes
aveuglés !
Hélas ! l'ignorance, l'entêtement, la vanité sont le plus
souvent la cause de ce déplorable état de chose.
Heureuse la paroisse où les principaux citoyens ont
assez de bon sens pour étouffer dans leur germe les diffé-
rends qui menacent ainsi de s'introduire ! Heureuse la
paroisse où ne se trouve pas de Gendreau-le-Plaideux !
Si Jean Rivard eût été homme à vouloir faire de sa lo-
calité le théâtre d'une lutte acharnée, s'il eût voulu ameuter
les habitants les uns contre les autres, rien ne lui aurait
été plus facile.
Mais il était résolu, au contraire, de faire tout au monde
pour éviter pareil malheur.
C'est au bon sens du peuple qu'il voulait en appeler,
non à ses passions.
Il eut assez d'influence sur ses partisans pour les en-
gager à modérer leur zèle. Pieri"e Gagnon lui-même, qui
tempêtait tout bas contre le père Gendreau et n eût rien
tant aimé que de lui donner une bonne raclée, Pierre Ga-
gnon se tenait tranquille pour faire plaisir à son bourgeois.
Cette modération, de la part de Jean Rivard, eût un
excellent effet.
JEAN RIVARD ET L'ÉDUCATION 99
Ajoutons qu'il n'en continua pas moins à travaiUer
avec zèle pour tout ce qui concernait la chose publique.
Voyant du même œil ceux des électeurs qui l'avaient
reieté et ceux qui l'avaient appuyé, il se montrait dispose,
comme par le passé, à rendre à tous indistinctement mille
petits services, non dans le but de capter leur confiance
et en obtenir des faveurs, mais pour donner l'exemple,
de la modération et du respect aux opinions d' autrui.
Il ne manquait non plus aucune occasion de discuter
privément, avec ceux qu'il rencontrait, les mesures d utilité
^^Ceu^x qui conversaient une heure avec lui s'en retour-
naient convaincus que Jean Rivard était un honnête homme.
Peu à peu même on s'ennuya de ne plus le voir a la tête
des affaires. Plusieurs désiraient avoir une occasion de
revenir sur leur vote. x 4. .
Mais une cause agit plus puissamment encore que toutes
les autres pour reconquérir à Jean Rivard la confiance
et la faveur pubhques : ce fut le résultat même du plan
d'éducation dont il avait doté RivardviUe, aux dépens de
sa popularité. . ..,.,•.• j i '
Mon intention n'est pas de faire ici l'histoire du lycée
de RivardviUe. Qu'il me suffise de dire que le nouveau
professeur se consacra avec zèle à l'éducation de la jeunesse
et à la diffusion des connaissances utiles dans toute la pa-
roisse • et qu'il sut en peu de temps se rendre fort populaire.
Ses conférences du dimanche étaient suivies par un grand
nombre de personnes de tous les âges. Dans des causeries
simples, lucides, il faisait connaître les choses les plus in-
téressantes, sur le monde, sur les peuples qui 1 habitent ;
il montrait l'usage des globes et des cartes géographiques ;
il faisait connaître les découvertes les plus récentes, surtout
celles qui se rattachent à l'agriculture et a 1 industrie.
Dans le cours de la première année, il put en quelques le-
çons donner une idée suffisante des principaux événements
qui se sont passés en Canada depuis sa découverte, et
aussi une idée de l'étendue et des divisions de notre pays,
de sa population, de son histoire naturelle, de son industrie,
de son commerce et de ses autres ressources.. Les jeunes
gens ou les hommes mûrs qui assistaient à ces leçons racon-
taient le soir, dans leurs familles, ce qu'ils en avaient re-
tenu ; les voisins dissertaient entre eux sur ces sujets;
les enfants, les domestiques en retenaient quelque chose,
et par ce moyen des connaissances de la plus grande utilité,
propres à développer l'intelligence du peuple, se répan-
daient peu à peu parmi toute la population.
100 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Les autres écoles de la paroisse étaient tenues par des
jeunes filles, dont notre professeur, après quelques leçons,
avait réussi à faire d'excellentes institutrices.
Mais ce qui porta le dernier coup à l'esprit d'opposition,
ce qui servit à réhabiliter complètement Jean Rivard
dans l'opinion des contribuables, ce fut l'examen public
du lycée qui eut lieu à la fin de la première année scolaire.
Cet examen, préparé par le professeur avec tout le zèle
et toute l'habileté dont il était capable, fut une espèce
de solennité pour la paroisse. Plusieurs prêtres du voisi-
nage y assistaient ; les hommes de profession et en général
tous les amis de l'éducation voulurent témoigner par leur
présence de l'intérêt qu'ils prenaient au succès de l'ins-
titution. Bien plus, le surintendant de l'éducation lui-
même se rendit ce jour-là à Rivardville ; il suivit avec
le plus vif intérêt tous les exercices littéraires du lycée ;
et à la fin de la séance, s' adressant au nombreux audi-
toire, il rendit hommage au zèle de la population, à l'ha-
bileté et au dévouement du professeur, aux progrès éton-
nants des élèves ; puis il termina, en adressant à Jean
Rivard lui-même et au curé de Rivardville, qu'il appela
les bienfaiteurs de leur localité, les éloges que méritait leur
noble conduite ! Quelques mots habiles sur les progrès
du canton, sur l'énergie des premiers colons, sur l'honneur
qu'en recevait la paroisse de Rivardville, achevèrent d'ex-
alter les esprits et la salle éclata en applaudissements.
La plupart des parents des élèves étaient présents ; plu-
sieurs s'en retournèrent tout honteux de s'être opposés d'a-
bord à l'étabHssement de cette institution.
Ce fut un véritable jour de triomphe pour Jean Rivard.
Grâce à la subvention du gouvernement, il se trouva
que chacun des contribuables n'eut à payer qu'une somme
comparativement minime, et le cri de « à bas les taxes »,
jeté d'abord par Gendreau-le-Plaideux, n'eut plus qu'un
faible écho qui cessa tout à fait de se faire entendre, après
les progrès des années suivantes.
Un fait encore plus remarquable, c'est que bientôt, à
son tour, Gendreau-le-Plaideux ne put se faire réélire
commissaire d'écoles, et que Jean Rivard devint tout
puissant. Après être tombé un instant victime de l'igno-
rance et des préjugés, il redevint ce qu'il n'aurait janiais
dû cesser d'être, l'homme le plus populaire et le plus estimé
de sa localité.
JEAN RIVAED, CANDIDAT POPULAIRE lOI
XV
JEAN RIVARD, CANDIDAT POPULAIRE
A quelque temps de là, Jean Rivard revenant un jour
de son champ aperçut au loin sur la route une longue file
de voitures. Un instant après, ces voitures s'arrêtaient
devant sa porte. Puis un des deux hommes qui se trou-
vaient dans la première, se levant, demanda si monsieur
Jean Rivard était chez lui ?
« C'est moi-même, dit Jean Rivard : entrez, messieurs, s'il
vous plaît ».
A l'instant, tous ces hommes, au nombre de trente à
quarante, sautèrent de voiture et suivirent Jean Rivard
dans sa maison, au grand ébahissement de Louise, qui
ne comprenait pas ce que signifiait pareil rassemblement.
« — J'espère au moins, dit Jean Rivard en souriant et
en présentant des sièges, que vous n'avez pas l'intention de
me faire prisonnier ?
— Non, certes, répondit le chef de la bande ; nous ne
venons pas vous faire de chicane mal à propos mais nous
allons vous dire en deux mots, pour ne pas perdre de temps,
que nous sommes délégués auprès de vous pour vous prier
de vous laisser porter candidat à la représentation du
peuple en Parlement. A plusieurs assemblées particu-
lières, convoquées dans le but de faire choix d'un candidat
digne de nous représenter dans le grand conseil de la nation,
c'est toujours votre nom qui a obtenu le plus grand nom-
bre de suffrages. Et en effet, monsieur, soit dit sans vous
flatter, vous avez tout ce qu'il faut pour faire un digne
représentant du peuple, et en particuHer de la classe agri-
cole qui a un si grand besoin de bons représentants dans
la législature. Vous avez les mêmes intérêts que nous,
vous avez assez d'instruction et de connaissance des affai-
res pour saisir la portée des propositions qui vous seront
soumises ; et ce qui vaut mieux que tout le reste, vous
êtes connu pour votre droiture, pour votre intégrité, votre
honnêteté, et pour tout dire, en un mot, nous avons pleine
et entière confiance dans votre patriotisme.
— Messieurs, répondit Jean Rivard, d'une voix un
peu émue, votre démarche me flatte assurément beau-
coup, et j'étais loin de m'attendre à cet honneur. Cepen-
dant je ne dirais pas la vérité si je vous laissais croire que
je suis le moins du monde embarrassé sur la réponse que
je dois faire. J'ai réfléchi plus d'une fois à la ligne de con-
duite qu'un homme doit suivre en pareille circonstance,
et ma réponse sera brève et claire.
102 JEAN RIVARD ECONOMISTE
»Si je ne consultais que mon intérêt et mes affections
personnelles, je rejetterais loin de moi toute idée d'aban-
donner un genre de vie que j'aime et qui me convient,
pour en adopter un autre qui me semble incompatible
avec mes goûts et mes sentiments. Mais je sais que les
devoirs d'un homme ne se bornent pas à la vie privée ;
je sais que pour être bon citoyen, il faut encore s'occuper,
dans la mesure de ses forces, du bien-être et du bonheur
de ses semblables ; et que personne ne peut refuser de
prendre sa part des charges que la société impose à quel-
ques-uns de ses membres dans l'intérêt général.
» Les charges pubUques ne doivent j amais se demander,
mais elles ne doivent pas non plus se refuser sans de gra-
ves raisons ; il y aurait dans ce refus égoïsme et indifférence.
» J'accepte donc la candidature que vous venez me
proposer, au nom d'une grande partie des électeurs du
comté ; je me chargerai de votre mandat, si vous me le
confiez ; mais je ne le solhcite pas. Tout en admettant
que r amour-propre est toujours un peu flatté de ces pré-
férences, je vous dis, sans arrière -pensée, que je serais
délivré d'un grand fardeau, si votre choix tombait sur un
autre que moi ».
Ces paroles furent prononcées d'un ton de sincérité
qui indiquait bien qu'elles partaient du cœur. On ap-
plaudit beaucoup, et les membres de la députation, après
avoir reçu de la famille de Jean Rivard les démonstrations
de politesse, ordinaires dans les maisons canadiennes, se
disposaient à partir, lorsqu'un d'eux s'adressant de nou-
veau à Jean Rivard :
« Si toutefois, dit-il, quelqu'un s'avisait de vous sus-
citer un adversaire, comme cela pourrait bien arriver,
et qu'il fallût soutenir une lutte, je suppose que vous n'hé-
siteriez pas à mettre une petite somme au jeu >> ?
— Monsieur, dit nettement Jean Rivard, j'accepte une
charge, je ne l'achète pas. Je me croirais criminel, gran-
dement criminel, si je dépensais un sou pour me faire éhre.
— Qu'on mette de l'argent ou qu'on n'en mette pas, ce
n'est pas une question pour moi. S'il y a dans le comté
de Bristol une majorité d'électeurs assez vile pour se ven-
dre au plus offrant, soyez sûr que je ne suis pas l'homme
qu'il faut pour les représenter en parlement. Si on veut
absolument corrompre le peuple canadien, autrefois d'une
moralité à toute épreuve, je n'aurai au moins, Dieu merci !
aucun reproche à me faire à cet égard.
— Hourra ! cria un des hommes de la députation qui
s'était tenu jusque là à l'écart. Ah î je vous reconnais
JBÀK irVARD, CAilDIDAT POPULAIRE IO3
là, monsieur Jean Rivard... Vous êtes toujours l'homme
de cœur et d'honneur...
Jean Rivard s'avança pour voir celui qui l'apostro-
phait ainsi et reconnut son ancien serviteur Lachance,
qui, après avoir été s'étabUr dans un des cantons voisins,
y était devenu un des hommes marquants, et avait été nom-
mé membre de la députation.
» — Je te reconnais, moi aussi, dit Jean Rivard, avec
émotion ; et les deux anciens défricheurs se donnèrent une
chaleureuse poignée de mains.
— Hourra ! s'écria-t-on de toutes parts, hourra pour
Jean Rivard, le candidat des honnêtes gens » !
Les délégués s'en retournèrent pleins d'estime et d'ad-
miration pour l'homme de leur choix, et décidés à mettre
tout en œuvre pour le succès de son élection.
Jean Rivard rencontra cependant un adversaire redou-
table dans la personne d'un jeune avocat de la ville, plein
d'astuce et d'habileté, qui briguait les suffrages des élec-
teurs, non dans l'intérêt public, mais dans son propre inté-
rêt. Il faisait partie de plusieurs sociétés secrètes, pohti-
ques et rehgieuses, et disposait de divers moyens d'in-
fluence auprès des électeurs. L'argent ne lui coûtait guère
à donner ; il en distribuait à pleines mains aux conduc-
teurs de voitures, aux aubergistes, etc, ; sous prétexte
d'acheter un poulet, un chien, un chat, il donnait un louis,
deux louis, trois louis, suivant le besoin. Il avait organisé
pour conduire son élection, un comité composé d'hommes
actifs, énergiques, pressants, fourbes, menteurs, pour qui
tous les moyens étaient bons. Ils avaient pour mission
de pratiquer directement ou indirectement la corruption
parmi le peuple. Aux uns ils promettaient de l'argent,
aux autres des entreprises lucratives ; à ceux-ci des emplois
salariés, à ceux-là des charges purement honorifiques. A
les entendre, leur candidat était tout puissant auprès
du gouvernement, et pouvait en obtenir tout ce qu'il dé-
sirait Des barils de whisky étaient déposés dans presque
toutes les auberges du comté, et chacun était hbre d'aller
s'y désaltérer, et même s'y enivrer, privilège dont mal-
heureusement un certain nombre ne manquèrent pas de
profiter.
Le jeune candidat lui-même mit de côté pour l'occasion,
les règles de la plus simple délicatesse.
Ce que nous avons de mieux à faire, dit-il à un de ses
amis, c'est de nous assurer l'appui des prêtres.
« — Oui, repartit celui-ci ; mais ce n'est pas chose facile ;
cela ne s'achète pas.
104 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
— Rien n'est plus facile, répondit-il effrontément. Don-
nons à l'un un ornement, à l'autre une cloche, à celui-ci
une croix d'autel, à celui-là un vase sacré»...
Et pour montrer qu'il était sérieux, il se rendit tout
de suite chez monsieur le curé Doucet, auquel il fit ca-
deau d'un riche ostensoir pour l'égHse de Rivardville.
Monsieur le curé ne pouvait refuser cette offrande ; il
remercia cordialement le généreux candidat, en l'infor-
mant qu'il ne manquerait pas de faire part de cet acte de
bienveillance à ses paroissiens. « Mais, ajouta- t-il, comme
quelques personnes pourraient croire que vous nous faites
cette faveur en vue de l'élection qui doit se faire prochai-
nement, je me garderai bien d'en souffler mot avant que
la votation soit terminée : c'est le seul moyen d'éviter
des soupçons qui pourraient être injurieux à votre honneur ».
L'avocat se mordit les lèvres et fit bonne contenance ;
mais on comprend qu'il ne fut satisfait qu'à demi de cette
délicate discrétion de la part de monsieur le curé.
«Diable de discrétion! murmura- t-il en sortant, j'au-
rais dû plutôt lui donner une cloche à celui-là ; une cloche,
ça ne se cache pas aussi facilement ; d'ailleurs, le bedeau
l'aurait su, et peut-être, lui, aurait-il été moins discret».
Monsieur le curé Doucet tint parole.
Les électeurs de Rivardville savaient bien de quel côté
étaient les sympathies de leur pasteur ; mais ce dernier
demeura parfaitement neutre dans la lutte, non à cause
du riche ostensoir dont nous venons de parler, mais parce
qu'il ne voulait pas qu'un seul de ses pénitents vît en lui
un adversaire poHtique. Il se contenta de prêcher la
modération, de mettre les électeurs en garde contre la cor-
ruption, contre les fraudes et la violence, de leur rappeler
qu'ils étaient tous des frères et devaient s'aimer les uns
les autres, suivant les belles paroles de l'Évangile.
Jean Rivard approuva hautement la conduite de son
ami, et pas un mot de blâme ne fût proféré contre lui.
Disons ici que, en dehors des élections, monsieur le
curé Doucet s'occupait assez volontiers de pohtique et n'hé-
sitait pas à faire connaître son opinion sur toutes les ques-
tions de quelque importance qu'il avait suflisamment étu-
diées, son ambition étant d'éclairer ses paroissiens chaque
fois qu'il pouvait le faire sans exciter leurs passions.
Jean Rivard se contenta d'abord d'aller faire visite
aux électeurs des principales locahtés du comté, et de leur
exposer, avec autant de clarté que possible, ses opinions
sur les questions du jour. Il se proclama indépendant,
ne voulant pas s'engager d'avance à voter pour ou contre
JEAN RIVARD, CANDIDAT POPULAIRE I05
le gouvernement, sous prétexte qu'il n'était pas assez au
fait des raisons qui pouvaient être données de part et d'au-
tre. Tout ce qu'il pouvait promettre, c'était de voter suivant
sa conscience.
Notre héros avait donc un grand désavantage sur son
adversaire qui, lui, se faisait fort de renverser le gouverne-
ment dès son entrée en chambre, de lui substituer un autre
gouvernement plus fort et plus effectif, d'extirper les
abus les plus enracinés, d'opérer les réformes les plus im-
portantes, de changer, en un mot, toute la face du pays.
Je ne sais trop ce qui serait advenu de l'élection de
Jean Rivard, si, environ une semaine avant les jours de
votation, un nouveau personnage n'eût paru sur la scène :
c'était Gustave Charmenil. Du moment qu'il avait ap-
pris la candidature de Jean Rivard, il avait tout laissé pour
venir à son aide. Il se mit à la poursuite de l'adversaire
de Jean Rivard, le traqua de canton en canton, de village en
village, répondant à chacun de ses discours, relevant cha-
cun de ses mensonges, dévoilant ses ruses, exposant au
grand jour ses tentatives de corruption, se moquant de
ses forfanteries, et l'écrasant sous le poids du ridicule.
Il faut dire aussi qu'en mettant en parallèle les deux anta-
gonistes, Gustave Charmenil avait beau jeu. Il triom-
pha partout, et vit s'ouvrir avec joie le premier jour de la
votation.
Mais un autre désavantage l'attendait là. Jean Rivard
n'avait, pour le représenter aux différents poils, que d'hon-
nêtes gens comme lui, qui auraient cru se déshonorer en
manquant aux règles de la délicatesse et du savoir-vivre
à l'égard des électeurs, tandis que son adversaire avait
pour l'aider, un essaim d'avocats, de clercs avocats et d'au-
tres gens habitués aux cabales électorales, rompus à toutes
les ruses du métier, qui, suivant le besoin ou les circonstances,
intimidaient les électeurs, exigeaient d'eux d'inutiles ser-
ments de quahfication, ou retardaient autrement la votation
favorable à Jean Rivard.
Malgré cela, les différents rapports du premier jour
donnèrent une majorité à Jean Rivard, Ce fut un coup
de foudre pour les partisans du jeune avocat, qui ne s'at-
tendaient à rien moins qu'à remporter l'élection d'em-
blée. Les nombreux agents du malheureux candidat en
furent stupéfaits, le découragement commençait à s'emparer
de leur esprit, et quelques-uns même parlaient de résigna-
tion, lorsque l'un d'eux, plus hardi ou plus tenace que les
autres, proposa de s'emparer le lendemain du poil de Rivard-
ville, où les électeurs votaient en masse pour Jean Rivard,
I06 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
et de les empêcher bon gré mal gré d'approcher de l'estrade.
C'était le seul expédient dont on pût faire l'essai, et la pro-
position fut agréée.
On put donc voir, le lendemain, dès neuf heures du matin,
une bande de fiers-à-bras, à mine rébarbative, la plupart
étrangers au comté, se tenir d'un air menaçant aux envi-
rons du j)oll de Rivardville et en fermer complètement les
avenues. Plusieurs électeurs paisibles, venus pour donner
leur vote, craignirent des actes de violence, et rebroussèrent
chemin. Peu à peu cependant, le nombre des électeurs
s'accrut, et un rassemblement considérable se forma de-
vant l'estrade. Tout à coup, un mouvement se fît dans
la foule. On entendit des cris, des menaces. Un électeur,
suivi de plusieurs autres, voulut s'approcher du poil ; les
fiers-à-bras les repoussèrent ; il insista en menaçant : on
le repoussa de nouveau, en se moquant de lui. Il se fâcha
alors, et d'un coup de poing, vigoureusement appliqué,
étendit par terre l'un des fiers-à-bras qui s'opposaient à
son passage. Ce fut le signal d'une mêlée générale. Deux
ou trois cents hommes en vinrent aux prises et se déchiraient
à belles dents. Les candidats eurent beau intervenir,
leurs remontrances se perdirent dans le bruit de la mêlée.
Cette lutte ne dura pas moins de dix minutes, et il deve-
nait difficile de dire comment elles se terminerait, lorsqu'on
aperçut le chef des fiers-à-bras étrangers tomber tout à
coup, renversé par un des partisans de Jean Rivard. L'in-
dividu qui l'avait ainsi repoussé continua à frapper de
droite et de gauche ; chaque coup de poing qu'il assénait
retentissait comme un coup de massue ; en moins de rien,
une vingtaine d'hommes étaient étendus par terre, et
le reste des fiers-à-bras crut plus prudent de déguerpir.
Les électeurs de Rivardville étaient victorieux et restaient
maîtres de la place ; mais l'homme au bras de fer, qui
avait presque à lui seul terrassé l'ennemi, avait le visage
tout ensanglanté, et Jean Rivard lui-même ne l'eût pas
reconnu s'il ne l'eût entendu s'écrier en approchant du poil :
« — Tonnerre d'un nom ! On va voir, à cette heure, si
quelqu'un m'empêchera de voter. Je vote pour monsieur
Jean Rivard ! et vive l'Empereur ! cria-t-il de toute sa
force, et en essuyant le sang qui coulait sur ses joues.
— Hourra pour Pierre Gagnon ! cria-t-on de toutes parts.
Il y eut un cri de triomphe assourdissant ; après quoi
les autres électeurs présents, imitant l'exemple de Pierre
Gagnon, allèrent tour à tour faire enregistrer leurs votes.
» — Qu'as-tu donc, mon ami, dit Jean Rivard à son ami,
en lui serrant la main ; tu as l'air de t'être fâché tout rouge?...
LE TRIOMPHE IO7
» — Oui, mon empereur, c'est vrai. Je me suis fâché :
c'est un oubli ; mais je n'ai pu retenir mon bras. Tonnerre
d'un nom ! Quand on a le droit de voter, c'est pour s'en
servir. Je sais bien que je vais me faire disputer par Fran-
çoise, pour m'être battu. Mais quand je lui dirai que
c'était pour le bourgeois, elle va me dire : c'est bon, Pierre,
c'est comme ça qu'il faut faire».
L'adversaire de Jean Rivard eut l'honneur d'obtenir
un vote dans toute la paroisse de Rivardville : ce fut celui
de Gendreau-le-Plaideux, qui cette fois ne put entraîner
personne avec lui.
Ainsi cet homme qui s'était vanté qu'avec un peu d'ar-
gent et une éponge trempée dans le rhum on pouvait se
faire suivre partout par les libres et indépendants électeurs
canadiens, obtenait la récompense qu'il méritait. Un cer-
tain nombre d'électeurs qui avaient reçu de l'argent pour
voter en sa faveur vinrent le remettre le dernier jour et
faire inscrire leurs votes pour Jean Rivard. Un plus grand
nombre encore ne voulurent pas goûter du breuvage em-
poisonné qu'on distribuait avec tant de libérahté ; et en
dépit des actes de fraude, de corruption et de violence
commis dans presque toutes les localités par ses adversaires,
Jean Rivard, était, à la clôture du foll, en grande majorité,
et il fut, huit jours après, solennellement et pubHquement
proclamé membre de l'assemblée législative du Canada,
pour le comté de Bristol.
XVI
LE TRIOMPHE
La proclamation eut heu à Lacasseville, chef-heu du
comté, en présence d'une foule immense.
La déclaration de l'ofhcier-rapporteur fut saluée par
des hourras frénétiques, partant de tous les points de l'as-
semblée. L'enthousiasme était à son comble. C'est à
peine si Jean Rivard put adresser quelques mots aux élec-
teurs ; on l'enleva de l'estrade, et en un instant il fut trans-
porté sur les épaules du peuple jusqu'à sa voiture qui l'at-
tendait à la porte du magasin de M. Laçasse.
Plusieurs centaines de personnes se réunirent dans le
but d'accompagner à Rivardville le candidat vainqueur.
Au moment où les voitures se préparaient à partir, M. La-
casse s'avança sur la galerie du second étage de sa maison,
et s'adressant à la foule :
<( Mes amis, dit-il, j'ai une petite histoire à vous conter.
Il y a dix ans, un jeune homme tout frais sorti du collège.
I08 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
vint un jour frapper à ma porte. Il venait de l'autre côté
du fleuve. Son désir était de s'enfoncer dans la forêt pour
s'y créer un établissement. Il n'avait pas l'air très fort,
mais je vis à ses premières paroles qu'un cœur vaillant
battait dans sa poitrine. (Applaudissements.) Je le vis
partir à pied, suivi d'un homme à son service, tous deux
portant sur leurs épaules des sacs de provisions et les us-
tensiles du défricheur. En le voyant partir, je ne pus
m'empêcher de m' écrier : il y a du cœur et du nerf chez
ce jeune homme ; il réussira, ou je me tromperai fort.
(Applaudissements.) Eh bien ! mes amis, ce jeune homme,
vous le reconnaissez sans doute ? (Oui, oui, hourra pour
Jean Rivard !) Au milieu de cette forêt touffue, qu'il tra-
versa à pied, s'élève aujourd'hui la belle et riche paroisse
de Rivardville. Électeurs du comté de Bristol, vous dont
le travail et l'industrie ont fait de ce comté, ce qu'il est
aujourd'hui, dites y a-t-il quelqu'un plus digne de vous
représenter en parlement » ?
Des cris de non, non, et des hourras répétés suivirent
ces paroles de M. Laçasse.
Jean Rivard s'avança alors, et le silence s' étant rétabU :
« Mes amis, dit-il, M. Laçasse, en vous contant sa petite
histoire, a oublié une chose importante. Il aurait dû
vous dire que si le jeune homme en question a réussi dans
les commencements si difliciles de la carrière du défri-
cheur, c'est à lui, M. Laçasse, qu'il en est redevable ; si
dans la plupart de ses entreprises le succès a couronné
ses efforts, c'est à ses conseils et à son aide qu'il en est
redevable ; si enfin il est aujourd'hui membre du parle-
ment, c'est encore à sa protection puissante qu'il est rede-
vable de cet honneur. (Hourra pour M. Laçasse !) Ren-
dons à César ce qui appartient à César. Qu'on me per-
mette aussi de saisir cette occasion pour remercier publi-
quement tous ceux qui m'ont prêté leur appui dans la lutte
que nous venons de soutenir, et en particuUer mon ami
Gustave Charmenil, qui a fait le voyage de Montréal ici
dans le seul but de nous prêter mainforte. (Hourra pour
M. Charmenil !) Il y a aussi, messieurs, un autre ancien ca-
marade, un compagnon de travail, qui, dans cette der-
nière lutte, s'est montré, comme toujours, ardent, dévoué,
prêt à me soutenir, aux dépens mCme de sa vie »...
Tous les yeux se portèrent sur Pierre Gagnon, et des
tonnerres d'applaudissements obligèrent Jean Rivard à
mettre fin à son discours.
Pierre Gagnon se donnait beaucoup de tourment pour
tenir son cheval en respect, quoique le noble animal fût
LE TRIOMPHE lOÇ
de fait moins agité que son maître. Mais le but du brave
défricheur, en tournant le dos à la foule, était de ne pas
laisser apercevoir une larme qu'il avait au bord de la pau-
pière, et qui s'obstinait à y rester.
Enfin le cortège se mit en route.
La voiture de Jean Rivard était traînée par Lion, plus
beau, plus magnifique ce jour-là que jamais. On eût
dit que l'intelligent animal comprenait la gloire de son
maître ; il montrait dans son port, dans ses allures, une
fierté, une majesté qui excitait l'admiration générale.
Jean Rivard fit asseoir avec lui M. Laçasse et Gustave
Charmenil. Le siège du cocher était occupé par Pierre
Gagnon, heureux et fier de mener le plus beau cheval
du comté, mais mille fois plus heureux encore de conduire
la voiture de son empereur triomphant.
C'était un singuHer spectacle que la vue de Pierre Ga-
gnon ce jour-là. Cet homme, si gai, était devenu triste
à force d'émotions. On ne l'entendit pas pousser un seul
hourra ; c'est à peine s'il pouvait parler.
Le cortège se composait d'environ trois cents voitures,
en tête desquelles flottait le drapeau britannique.
Les chevaux étaient ornés de pompons, de fleurs ou
de rubans de diverses sortes ; tout ce qu'il y avait dans
le comté de belles voitures, de chevaux superbes, de harnais
reluisants, faisait partie du cortège. Les électeurs, vê-
tus de leurs habits du dimanche, portaient des feuilles
d'érable à leurs boutonnières. Leurs figures épanouies,
leurs cris d'allégresse disaient encore plus que tout le reste,
le bonheur dont ils étaient enivrés.
Le cortège s'avança lentement, solennellement, au son
argentin des mille clochettes suspendues au poitrail des
chevaux. On accomplit ainsi tout le trajet qui sépare
Lacasseville de Rivardville. Cette route de trois lieues
semblait être décorée exprès pour l'occasion. La plupart
des maisons présentaient à l'extérieur un air de fête et
de joyeuseté difficile à décrire. Pas une femme, pas un
enfant n'eût voulu se trouver absent au moment où la pro-
cession devait passer devant la porte ; tous se tenaient
debout sur le perron ou la galerie, les femmes agitant leurs
mouchoirs, les hommes poussant des hourras de toute la
force de leurs poumons.
Lorsque les voitures défilaient devant la maison de
quelqu'un des chauds partisans de Jean Rivard, les élec-
teurs se levant instantanément, poussaient tous ensemble
le cri de « Hourra pour Jean Rivard » ! En passant devant
chez le père Landry, qui pour cause de santé n'avait pu
IIO JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
se rendre à Laçasse ville, le cortège s'arrêta tout court,
et Jean Rivard, se retournant, prononça quelques mots
qui se transmirent de bouche en bouche. Deux grosses
■larmes coulèrent sur les joues du père Landry. Tout le
trajet ne fut qu'une ovation continuelle. Ajoutons à
cela que le temps était magnifique, qu'un soleil brillant
illuminait l'atmosphère, et que toute la nature semblait
participer à la joie générale.
Qu'on imagine tout ce qui dut passer par la tête de
Jean Rivard en parcourant ainsi ces trois lieues de che-
min, qu'il avait parcourues dix ans auparavant son sac
de provisions sur le dos, pauvre, inconnu, n'ayant pour
tout soutien que son courage, son amour du travail et sa
foi dans l'avenir !
Il se plaisait à rappeler à Pierre Gagnon diverses petites
anecdotes relatives à leur premier trajet à travers cette
forêt, les endroits où ils s'étaient reposés, les perdrix qu'ils
avaient tuées... mais à tout cela Pierre Gagnon ne répon-
dait que par monosyllabes.
On arriva enfin à Rivardville, où les cris joyeux redou-
blèrent. Là, toutes les rues, nettoyées pour la circonstance,
étaient pavoisées de drapeaux ou de branches d'érable.
Quand le cortège passa devant la maison d'école, les enfants,
qui avaient congé ce jour-là, en l'honneur de la circonstance,
vinrent en corps, leur professeur en tête, présenter une
adresse de féUcitation à Jean Rivard, fondateur du lycée
de Rivardville. L'heureux candidat fut plus touché de
cette marque de reconnaissance que de tous les incidents
les plus flatteurs de son triomphe. Il y répondit avec une
émotion que trahissait chacune de ses paroles.
En passant devant le presbytère, quelques-uns des élec-
teurs voulurent pousser le cri de triomphe, mais Jean
Rivard leur fit signe de se taire, et tous se contentèrent
d'ôter leur chapeau et de saluer en silence M. le curé Dou-
cet, qui se promenait nue-tête sur son perron. Le bon
curé croyait fumer en se promenant, mais il s'aperçut,
quand le cortège fut passé, que sa pipe était froide depuis
longtemps.
Enfin, trois hourras encore plus assourdissants que tous
les autres annoncèrent l'arrivée des voitures à la maison
de Jean Rivard.
Deux grands drapeaux flottaient aux fenêtres : l'un
pétait le drapeau britannique, et l'autre le drapeau national.
Sur ce dernier étaient inscrits, en grosses lettres, d'un côté :
Religion, Patrie, Liberté, de l'autre côté : Éducation,
Agriculture, Industrie.
LE TRIOMPHE III
Ces seuls mots expliquaient toute la politique de Jean
Rivard.
Madame Rivard, un peu intimidée à la vue de tant de
monde, reçut les électeurs avec son aménité ordinaire, tout
en rougissant un peu, habitude dont elle n'avait jamais
pu se défaire entièrement. Elle avait son plus jeune enfant
dans les bras, et ses trois autres autour d'elle. C'étaient,
comme autrefois pour la dame romaine, ses bijoux les plus
précieux. Tous ces hommes s'inclinèrent respectueuse-
ment devant madame Rivard, et la complimentèrent, en
termes simples mais très convenables, sur la victoire rem-
portée par son mari.
Des tables improvisées avaient été dressées sous les ar-
bres aux alentours de la maison. Le repas n'eut rien de
somptueux : il n'y avait en fait de comestibles que du pain
et du beurre, des gâteaux préparés le jour même par ma-
dame Rivard, force tartes aux confitures ; et en fait de
rafraîchissements, que du lait, du thé, du café et de la pe-
tite bière d'épinette. Cette simplicité frugale ne nuisit
en rien à la gaîté du festin. Quand les convives se furent
quelque peu restaurés, Jean Rivard leur adressant la
parole :
« Mes amis, dit-il, vous voudrez bien excuser l'extrême
frugalité de ce repas. J'étais loin de m'attendre à une dé-
monstration de ce genre ; et je vous avoue que ma femme,
en nous voyant arriver tout-à-l'heure, aurait bien désiré
voir se renouveler le miracle des cinq pains et des deux
poissons. (On rit.) J'espère que vous me pardonnerez
aussi de vous avoir fait jeûner quelque peu pendant le
temps de l'élection : j'aurais cru vous insulter en agissant
autrement. Mais, en revanche, je vous annonce que je
viens de faire remettre à monsieur le curé Doucet une
somme de cinquante louis pour être distribuée aux pau-
vres du comté. Il faut que tout le monde, même ceux
qui n'ont pas le droit de voter, prennent part à la joie de
notre triomphe ».
Des applaudissements universels et des murmures d'ap-
probation accompagnèrent cette déclaration du candidat
victorieux (i).
(1) Ceci nous rappelle un trait bien dig^ne d'admiration que nous
avons noté en parcourant les premiers volumes de la Galette de Québec.
Lors des premières élections générales qui eurent lieu en Canada (1 792),
monsieur J. A. Panet, élu représentant pour la Haute- Ville de Québec,
fit, aussitôt après son élection, « distribuer cent louis d'or aux pauvres
sans distinction». Aux élections générales suivantes (1796), il an-
nonça, après avoir été proclamé élu, qu'il écait toujours «opposé à
112 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Plusieurs des convives demandèrent ensuite à Gustave
Charmenil de leur faire un petit discours.
« Je ne demanderais pas mieux, dit-il en se levant, si
j'étais sur de pouvoir m'arrêter. Mais vous savez qu'un
avocat qui commence à parler, ne sait jamais quand il
finira. (On rit). J'aurais tant de choses à dire ! D'ail-
leurs, ce n'est plus le temps de parler, c'est le temps de
se réjouir. Pour moi, je suis certain d'une chose : s'il
m'arrive par hasard d'être un jour proclamé membre du
parlement, je serai loin d'être aussi franchement joyeux
que je le suis en ce moment. Dans la victoire que nous
venons de remporter, je vois la glorification du travail,
la récompense due au mérite réel, le triomphe de l'honneur,
de la probité, du véritable patriotisme, sur l'égoïsme, le
mensonge et la corruption. (Applaudissements). Honneur
aux défricheurs ! Honneur ! mille fois honneur aux vail-
lants pionniers de la forêt ! (Applaudissements). Ils sont
la gloire et la richesse du pays. Qu'ils continuent à porter
inscrits sur leur drapeau les mots sacrés : Religion, Pa-
trie, Liberté, et le Canada pourra se glorifier d'avoir
dans son sein une race forte et généreuse, des enfants pleins
de vigueur et d'intelligence, qui transmettront intactes,
aux générations à venir, la langue et les institutions qu'ils
ont reçues de leurs pères. (Applaudissements prolongés) ».
Aux discours succédèrent les chansons, et en particulier
les chansons nationales.
Quand ce fut au tour de Gustave Charmenil il demanda
la permission de chanter la Marseillaise, en y faisant quel-
ques légères modifications : puis il entonna d'une voix
forte et chaleureuse :
Allons enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé ;
Salut, ô bannière chérie,
Par toi, nous avons triomphé, (bis)
Entendez-vous dans nos campagnes
La voix du progrés retentir ?
Un nouvel âge va s'ouvrir.
Bienheureux vos fils, vos compagnes.
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
A l'œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous vos pas.
ce qu'il fût donné du rhum ou des cocardes » aux électeurs, mais qu'en
revanche il s'engageait à donner cent piastres aux deux filles résidentes
en la Haute- Ville de Québec, qui se marieraient les premières.
C'est le même monsieur Panet qui a été orateur de la Chambre
d'asseroblée du Bas-Canada, depuis 1792 jusqu'à l8l6, et cela sans
toucher un sou de la caisse publiqua.
LE TRIOMPHE II3
Quoi des cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers !
Nous fuirions le sol de nos pères,
Nous les fils de nobles guerriers : (bis)
Canadiens, pour nous quel outrage !
Quels transports il doit exciter !
C'est nous qu'on ose méditer
De rendre à l'antique esclavage !
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
A l'œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous vos pas.
Entrons dans la noble carrière
De nos aînés qui ne sont plus :
Nous y trouverons leur poussière
Et la face de leurs vertus, (bis)
Pauvres, n'ayant pour tout partage
Que notre espoir dans l'avenir,
Ah ! puisqu'il faut vaincre ou périr !
Canadiens, ayons bon courage !
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
A l'œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous vos pas.
Amour sacré de la patrie.
Ah ! règne à jamais dans nos cœurs ;
Liberté, liberté chérie.
Nous sommes tous tes défenseurs, (bis).
S'il faut loin de notre chaumière.
Chercher un toit, des champs amis,
Ne désertons pas le pays.
Ne désertons pas la bannière.
Courage, Canadiens, ie sol attend vos bras,
A l'œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous nos pas.
C'est en répétant avec enthousiasme ce refrain patrio-
tique que les joyeux convives se séparèrent pour retourner
dans leurs foyers.
Ils étaient déjà loin qu'on entendait encore :
Hourra pour Jean Rivard !
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DERNIERE PARTIE
I
QUINZE ANS APRÈS
'ous ne dirons rien de la carrière parlementaire
de Jean Rivard, ni des motifs qui l'engagèrent
à l'abandonner pour se consacrer aux affaires de
son canton et particulièrement à celles de sa
paroisse (i). Nous nous bornerons à faire connaître ce
qu'étaient devenus, après quinze années- d^ travail et de
persévérance, notre humble et pauvre défricheur, et l'épaisse
forêt à laquelle il s'était attaqué tout jeune encore avec
un courage si héroïque.
Voyons d'abord comment l'auteur fit la connaissance de
Jean Rivard.
C'était en i86o. J'avais pris le chemin de fer pour
me rendre de Québec à Montréal, en traversant les cantons
de l'Est, lorsqu'au miheu d'une nuit ténébreuse, et par une
pluie battante, une des locomotives fut jetée hors des lisses
et força les voyageurs d'interrompre leur course.
Aucun accident grave n'était survenu, mais la plupart
des passagers, éveillés en sursaut, s'élancèrent des chars,
en criant, et dans le plus grand désordre. Les habitants
du voisinage accoururent avec des fanaux et offrirent obli-
geamment leurs services.
Je demandai où nous étions.
A Rivardville, répondit-on.
Cette réponse me fit souvenir de Jean Rivard, que j'avais
connu de vue, à l'époque où il siégeait comme membre de
l'assemblée législative.
M. Jean Rivard demeure-t-il loin d'ici ? m'écriai-je.
Il est ici, répondirent une dizaine de voix.
En effet, je vis dans la foule un homme s'avancer vers
moi, tenant son fanal d'une main et son parapluie de l'autre.
C'était Jean Rivard lui-même.
Vous êtes tout trempé, me dit-il, vous feriez mal de
voyager dans cet état, venez vous faire sécher chez moi ;
vous continuerez votre voyage demain.
(1) Ceux qui désireraient en savoir quelque chose n'ont qu'à lire
le Foyer Canadien de 1864, pages 209 à 262.
Il6 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Je n'étais pas fâché d'avoir une occasion de faire plus
intime connaissance avec l'ancien représentant du comté
de Bristol et le canton qu'il habitait : j'acceptai, sans
trop hésiter, son invitation hospitaUère, et nous nous
rendîmes à sa maison située à quelques arpents du heu
de l'accident.
Toute la famille dormait à l'exception d'une servante
qui, sur l'ordre de Jean Rivard, alluma du feu dans la che-
minée et nous fit à chacun une tasse de thé.
Malgré la simpHcité de l'ameublement, je vis à l'air d'ai-
sance et à la propreté des appartements que je n'étais pas
dans la maison d'un cultivateur ordinaire.
<i Je suis heureux, dis- je à mon hôte, qu'un accident
m'ait procuré l'avantage de vous revoir... Vous êtes, je
crois, un des plus anciens habitants de ce canton » ?
— Je suis établi dans ce canton depuis plus de quinze
ans, me dit-il, et quoique encore assez jeune, j'en suis le
plus ancien habitant. Quand je suis venu ici, dans l'au-
tomne de 1844, je n'avais pas vingt ans, et tout le canton
de Bristol n'était qu'une épaisse forêt : on n'y voyait pas
la moindre trace de chemin ; je fus forcé de porter mes pro-
visions sur mon dos, et d'employer près d'une journée à
faire le dernier trajet de trois lieues que vous venez de par-
courir en quelques minutes ».
Et Jean Rivard me relata la plus grande partie des faits
que le lecteur connaît déjà. J'appris le reste de son ami
le curé de Rivardville, avec lequel je me hai bientôt, et
plus tard de son ancien confident Gustave Charmenil,
qui voulut bien me donner communication de toutes les
lettres qu'il avait reçues autrefois du jeune et vaillant
défricheur.
Il était minuit quand je montai me coucher. J'avais,
sans m'en apercevoir, passé plus de deux heures à écouter
le récit de mon hôte.
Le lendemain, je me levai avec l'aurore, le corps et l'es-
prit parfaitement dispos ; et désirant prendre connaissance
de l'endroit où j'avais été jeté la veille, je sortis de la maison.
Quelle délicieuse fraîcheur ! Mes poumons semblaient
se gonfler d'aise. Bientôt le soleil se leva dans toute sa
splendeur, et j'eus un coup-d'œil magnifique. Un nuage
d'encens s'élevait de la terre et se mêlait aux rayons du
soleil levant. L'atmosphère était calme, on entendait le
bruit du mouhn et les coups de hache et de marteau des
travailleurs qui retentissaient au loin. Les oiseaux faisaient
entendre leur ravissant ramage sous le feuillage des ar-
bres. A leurs chants se mêlaient le chant du coq, le caque-
QUINZE ANS APRÈS II7
tagc des poules, et de temps en temps le beuglement d'une
vache ou le jappement d'un chien.
L'odeur des roses et de la mignonnette s'élevait du jardin
et parfumait l'espace. Il y avait partout une apparence
de calme, de sérénité joyeuse qui réjouissait l'âme et re-
levait vers le ciel. Jamais je n'avais tant aimé la campagne
que ce jour-là.
Lorsqu'on est condamné par son état à vivre au sein des
villes, entouré des ouvrages des hommes, n'entendant d'autre
voix que celle de la vanité et de l'intérêt sordide, ayant
pour spectacle habituel l'étourdissante activité des affaires,
et qu'on se trouve tout à coup transporté au milieu d'une
campagne tranquille, on sent son cœur se dilater et son
âftie s'épanouir, en quelque sorte, au contact de la nature,
cet abîme de grandeurs et de mystères.
Revenu un peu de mon extase, je portai mes regards
autour de moi.
La demeure de mon hôte me parut ressembler à une villa
des environs de la capitale plutôt qu'à une maison de
cultivateur. C'était un vaste logement à deux étages, bâti
en briques, avec galerie et perron sur la devanture. Une
petite allonge à un seul étage, bâtie sur le côté nord, servait
de cuisine et de salle à manger pour les gens de la ferme.
Un beau parterre de fleurs et de gazon ornait le devant
de la maison, dont chaque pignon était ombragé par un
orme magnifique. De l'un des pignons on apercevait le jar-
din, les arbres fruitiers, les gadeUers, les plate-bandes en fleurs.
Les dépendances consistaient en une laiterie, un hangar,
un fournil et une remise pour les voitures.
En arrière, et à environ un arpent de la maison, se trou-
vaient les autres bâtiments de la ferme, la grange, l'écurie,
l'étable, la bergerie et la porcherie.
Tous ces bâtiments, à l'exception de la laiterie étaient
couverts en bardeaux et blanchis à la chaux ; une rangée
de beaux arbres, plantés de distance en distance, bordait
toute la propriété de Jean Rivard.
Je fus longtemps dans l'admiration de tout ce qui s'of-
frait à mes regards. J'étais encore plongé dans ma rê-.
verie, lorsque je vis mon hôte arriver à moi d'un air sou-
riant, et, après le bonheur du matin, me demander si je
ne serais pas disposé à faire une promenade.
Rien ne pouvait m'être plus agréable. Après un dé-
jeuner frugal, consistant en œufs à la coque, beurre, lait,
crème, etc., nous nous disposâmes à sortir.
« Venez d'abord, me dit-il, que je vous fasse voir d'un
coup d'oeil les environs de ma demeure ».
IlS JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
Et nous montâmes sur la galerie du second étage de sa
maison, d'où ma vue pouvait s'étendre au loin de tous côtés.
Je vis à ma droite une longue suite d'habitations de
cultivateurs, à ma gauche le riche et joH village de Rivard-
ville, qu'on aurait pu sans arrogance décorer du nom de ville.
Il se composait de plus d'une centaine de maisons épar-
ses sur une dizaine de rues d'une régularité parfaite. Un
grand nombre d'arbres plantés le long des rues et autour
des habitations donnaient à la localité une apparence de
fraîcheur et de gaîté. On voyait tout le monde, hommes,
femmes, jeunes gens, aller et venir, des voitures chargées
se croisaient en tous sens ; il y avait enfin dans toutes les
rues un air d'industrie, de travail et d'activité qu'on ne ren-
contre ordinairement que dans les grandes cités commerciales.
Deux édifices dominaient tout le reste : l'église, superbe
bâtiment en pierre, et la maison d'école, assez spacieuse
pour mériter le nom de collège ou de couvent. Les toits
de fer blanc de ces vastes édifices brillaient aux rayons
du soleil. Les moulins de diverses sortes, deux grandes
hôtelleries, plusieurs maisons de commerce, les résidences
des notaires et des médecins se distinguaient aussi des autres
bâtiments. Presque toutes les maisons étaient peintes
en blanc et présentaient à l'œil l'image de l'aisance et de
la propreté.
Après avoir admiré quelque temps l'aspect du village
et des campagnes environnantes, mes yeux s'arrêtèrent
involontairement sur la ferme de mon hôte, et j'exprimai
tout de suite le désir de la visiter.
II
LA FERME ET LE JARDIN
Déjà ces campagjies si longtemps couvertes
de ronces et d'épines promettent de riches mois-
sons et des fruits jusqu'alors inconnus. La ter-
re ouvre son sein au tranchant de la charrue et
prépare ses richesses pour récompenser le labou-
reur ; l'espérance reluit de tous côtés. On voit
dans les vallons et sur les collines les troupeaux
de moutons qui bondissent sur l'herbe, et les
grands troupeaux de bœufs et de génisses qui
font retentir les hautes montagnes de leurs
mugissements.
F É N E LO N — Télémaque
Pas une souche n'apparaissait dans toute la vaste éten-
due de la ferme. Çà et là, des ormes, des plaines, des
érables épandaient vers la terre leurs rameaux touffus.
LA FERME ET LE JARDIN II9
4t Ces arbres, me dit mon hôte, servent à abriter mes ani-
maux dans les grandes chaleurs de l'été ; sur le haut du jour,
vous pourriez voir les vaches couchées à l'ombre du feuil-
lage, ruminant nonchalamment jusqu'à ce que la faim les
pousse à redemander une nouvelle pâture à la terre. Ces
mêmes arbres nous offrent encore à nous-mêmes une ombre
protectrice, quand nous nous reposons de notre travail,
dans la chaude saison des récoltes. Vous voyez qu'ils
joignent l'utile à l'agréable, et que je suis ainsi amplement
récompensé des soins qu'ont exigés leur plantation et leur
entretien ».
Un chemin conduisait jusqu'à l'extrémité de l'exploitation.
La partie défrichée de la terre formait quatre-vingt-dix
arpents, sans compter les six arpents où se trouvaient le
jardin, la maison, les mouHns et les autres bâtiments.
Ces quatre-vingt-dix arpents se divisaient en six champs
d'égale grandeur.
Toutes les diverses récoltes avaient une apparence ma-
gnifique. L'orage tombé la veille faisait déjà sentir sa
bienfaisante influence ; on semblait voir les tiges des plan-
tes s'élancer du sol qui leur donnait naissance.
Le premier champ surtout avait l'apparence d'un beau
jardin de quinze arpents. « Ce champ, me dit Jean Rivard,
m'a demandé cette année beaucoup plus de travail et de
soin que les autres. Je l'ai fait labourer l'automne der-
nier à une grande profondeur ; durant l'hiver j'ai fait
charroyer sur la surface tout le fumier que j'ai pu recueil-
lir ; au printemps, j'ai fait enfouir ce fumier dans la terre,
au moyen d'un nouveau labour. Le sol étant ainsi bien
disposé à recevoir la semence, la récolte, comme vous
voyez, ne m'a pas fait défaut.
» Ce champ de terre ainsi fumé se trouve assez riche
maintenant pour n'avoir plus besoin d'engrais d'ici à six
ans. L'année prochaine j'engraisserai le champ suivant
et lui ferai subir toute les façons qu'a déjà subies le pre-
mier. Dans deux ans, le troisième aura son tour, et ainsi
de suite, jusqu'à ce que mes six champs aient été parfaite-
ment fumés et engraissés.
— Mais, dis- je, pour engraisser quinze arpents de terre
par année, il doit falloir un temps et un travail considérables?
— Certainement, répondit-il ; mais c'est pour le cul-
tivateur une question de vie ou de mort. Je déplore
chaque jour la coupable insouciance d'un certain nombre
d'entre nous qui laissent leur fumier se perdre devant
leurs granges ou leurs étables. Ils ne comprennent pas
que pour le cultivateur, le fumier c'est de l'or.
120
JEAN RIVARD ECONOMI
» Depuis que j'ai pu constater par
toute la valeur du fumier, ne craignez
perdre une parcelle ; au contraire, j'ei
les moyens possibles ».
Tout en parlant ainsi, nous avions
foin d'où s'exhalait une senteur des
nous étions arrivés aux pâturages.
On y voyait quinze belles vaches,
Ayrshire, d'autres de race canadienii
douzaine de génisses et un superbe tai
aussi quatre chevaux, un pouhn et un
tons.
« Chacune de ces vaches, me dit J
en moyenne trois gallons de lait par jou
aient toujours une nourriture abonda
rendent à proportion de ce qu'on leur (
Quelques-unes des vaches étaient
d'un grand orme, d'autres buvaient à u
près de là.
« J'attache une grande importance
dit Jean Rivard, car elles sont une c
ces de la richesse du cultivateur. Je i
pHquer l'indifférence d'un grand nomb:
cet utile quadrupède qu'on pourrait, à
1er l'ami de la famille. Le cheval e
l'enfant gâté du cultivateur ; on ne li
ni l'avoine, on l'étrille, on le nettoyé
dis que la pauvre vache ne reçoit en
ration de mauvaise paille, manque so
pire qu'un air empesté, couche le pli
fumier, et porte sa même toilette, s
bout de l'année à l'autre. Pour ma dî
LA FERME ET LE JARDIN
es moutons trouvent leur nourriture partout ; e
l'hiver, je les enferme dans ma grange. Quoiq
soient pas chaudement, ils ne s'en trouvent pas p
ils préfèrent le bon air à la chaleur. J'enferme
pendant un certain temps, afin que les agneaux ne
au monde que vers les beaux jours du printemps
rare que j'en perde un seul».
Tout en parlant ainsi, nous marchions toujours
arrivions au bord de la forêt.
« Si nous en avions le temps, me dit mon hôte
conduirais à ma sucrerie. J'ai à peu près quinz(
de forêt, où je trouve tout le bois nécessaire pour
fage et les autres besoins de l'exploitation. J'ai
beaucoup cette partie de ma propriété, et je pi
mesures pour qu'elle n'aille pas se détériorant,
qu'on peut trouver dans ces quinze arpents presq
différentes espèces de bois du Canada.
— Quels arbres magnifiques ! m'écriai- je.
— Oui, dit-il, ce sont les plaines, les érables e
risiers qui dominent, mais il y a aussi des ormes, d
des bouleaux. Cette talle d'arbres que vous vc
à fait au bout, et qui s'élève si haut, ce sont des
n'ai que cela.
» Je surveille avec beaucoup de soin la coupe
bois. On ne fait pas assez d'attention parmi noi
partie de l'économie rurale. Le gouvernemeni
aussi s'occuper plus qu'il ne fait de l'aménage
forêts. Nos bois constituent une des principale
de la fortune pubHque, et on ne devrait pas lai
ploitation s'en faire sans règles, sans économie,
souci de l'avenir.
» T'ai souvent soneé nue si notre eouverneme
122 JEAK WVARD ÉCOKOM]
beauté des moissons, de remarquer l'ai
plète de mauvaises herbes. J'appris
principalement aux labours profonds pi
les engrais.
A notre retour, nous visitâmes suce
bâtiments de la ferme, à commencer
curie. Pas le moindre mauvais air r
Au contraire, comme me l'avait déjà
deux appartements étaient parfaitem
dans la plus grande propreté. D'api
le pavé était disposé, aucune parcelle
goutte d'urine n'y étaient perdues,
coulait d'elle-même dans un réservoir p
Nous passâmes dans la porcherie c
beaux cochons de la race Berkshire.
« Il y a longtemps, dit Jean Rivard
fait de notre petite race de porcs canj
plus qu'ils ne valent. Ces cochons que
deux fois autant de viande et s'engrais
Nous les nourrissons des rebuts de la eu
de son détrempé, de patates, de carotte
» Quant à. ces poules qui caquette]
autour de nous, ce sont ma femme
en prennent soin, qui les nourrissent
massent les œufs et les vendent a
femme, qui depuis longtemps sait t
dépenses et de ses recettes, prétend qu'
affaires avec ses poules. Elle a feuill
ges d'agriculture pour y Ure ce qui c
la basse-cour, et elle fait son profit
qu'elle a recueillis. Elle en sait beai
moi sur ce chapitre. . Ce qui est certaii
mn\7Pn c\f^ faire nnndre se?; non les iiisn
LA FER&LE ET LE JAltDIN
En t&tt, nous a])erçumes madame Rivard, C'
chapeau de paille à large bord_, occupée à sarcle
de légumes. Deux ou trois des enfants jouaier
allées^ et couraient après les papillons.
L'un d'eux, en nous voyant, vint m'offrir un joli
Je fus présenté à madame Rivard que je r
encore vue. Elle nous fit avec beaucoup de grâ
neurs de son petit domaine.
Le jardin pouvait avoir un arpent d'étendue
séparé du chemin par une haie vive et les érabL
daient la route. Au fond se trouvait une b<
de hauts arbres fruitiers, et au sud, d'autres art
moins élevées, tels que seneUiers, gadeUers, |
framboisiers, etc.
Les plate-bandes étaient consacrées aux flei
œillets, girofflées, violettes, chèvrefeuilles, pois c
capucines, belles de nuit, tulipes, balsamines, et
ces fleurs étaient disposées de manière à pré
grande variété de formes et de couleurs. Le 1
un coup d'oeil ravissant.
La saison ne permettait pas encore de juger de
du potager ; mais je pus remarquer aisément 1
des allées et le bon entretien des carrés ensemt
Je fus invité à cueillir en passant sur une
bandes quelques fraises que je trouvai d'un goût c
« Quand je vous ai dit tout à l'heure, rems
Rivard, que ce jardin était l'œuvre de ma fe:
rais dû en excepter pourtant le labourage et
qui m'échouent en partage. J'aurais dû en exe
la plantation, la taille et la greffe des arbres fi
vous voyez, et qui sont exclusivement mon ox.
pourrai dire en mourant comme le vieillard de
124 JEAN RIVARD ÉCONOMISj
mal, tout en avouant volontiers que j^
d'être le parfait jardinier.
Rendus au fond du jardin, je fus surpri
sieurs ruches d'abeilles :
iî> — Voilà de petites maisons, me d
m'ont procuré beaucoup de jouissances,
années que je cultive les mouches à mie
petits insectes sont si laborieux, si ind
entretien est moins un travail qu'un ;
suffi de semer dans les environs, sur le
et des fossés, quelques-unes des plantes
composition de leur miel ; elles butinen
et sur les fleurs du jardin sans que persoi
Je prends souvent plaisir à les voir tra
avec raison qu'on les propose comme de
d'industrie et d'activité. N'est-ce pas
voir tirer du sein des plantes, qui sans
tiles, ce suc délicieux qui sert à la nourr
Nous recueillons beaucoup de miel de
nées, et nous en sommes très friands,
enfants ; c'est une nourriture agréable,
un grand usage dans les maladies, surto'
adoucissante et rafraîchissante. Les gâ
construisent les abeilles avec une perfe(
le plus habile ne pourrait égaler, ne r
plus inutiles. Mais n'y aurait-il que l'in
à considérer les travaux intelligents d'
à observer leurs mœurs, leur conduite ad
qui se passe dans l'intérieur de leurs de
trouverais amplement récompensé du soi]
Madame Rivard revint avec nous à
de ses enfants qui gambadaient autour d
DÉTAILS D'INTÉRIEUR — BIBLIOTHÈQUE DE JEAN RIV/
III
DÉTAILS D'INTÉRIEUR — BIBLIOTHÈQUE DE
RIVARD
Le luxe ne saurait faire envie à celi]
position exempte des dépenses de la va
jouit de l'air, du soleil, de l'espace, et c
nitude de ses forces physiques.
J'étais émerveillé de tout ce que j'avais vu. La
de Jean Rivard, qu'il me serait impossible de décrii
tous ses détails, me parut constituer une véritable
modèle. Quoique sur pied depuis plus de quatre
je ne sentais cependant aucune fatigue, et après q
minutes de repos pendant lesquelles mon hôte s'er
de donner quelques ordres, nous nous disposions à
pour faire le tour du village, et en particulier pour
monsieur le curé Doucet, l'ami intime de Jean ]
et l'un des fondateurs de la localité — lorsque n(
tendîmes sonner V Angélus.
Peu de temps après, nous fûmes invités à nous
à table. Quatre des enfants s'approchèrent en
temps que nous ; les deux aînés pouvaient avoir
à douze ans.
La table était couverte de mets, viandes, légume
fitures, crème, sirop, etc. Mais à part le sel et le
tout provenait de la ferme de Jean Rivard. Le
fut servi sans le moindre embarras ; madame Rivai
lait à tout avec une intelligence parfaite. Je ne pus
pêcher d'admirer l'air de décence et de savoir-vi-»
enfants qui prenaient part au dîner. La conv(
roula principalement sur le genre d'éducation qu
126 JIAN RIYARD ÉCONO
guère plus que la moitié du prix qu
pour les mêmes objets. Comme je
au confort, à la commodité, à la pro
à l'élégance ; mais je suis ennemi d
plus grand soin pour ne pas me la
terrain glissant. C'est quelquefois a:
emple, l'acquisition du tapis de laine
notre salon a été l'objet de longs déb;
moi. Nous l'avons acheté quelqu
élection comme membre du parlem(
cevais la visite de quelques-uns de
beau dire que le luxe est avantagei;
le travail et l'industrie, je n'en crois
dire que la vente des boissons envivr
parce que cette industrie fait vivre
de familles. Dans un jeune pays (
l'utile qu'il faut chercher avant toi:
sans exclure toutefois certains goût
bellissement pour lesquels Dieu a mi;
un attrait irrésistible.
» Je crains toujours de m'éloigner
nés prescrites par le bon sens, et de
à travers le bonheur.
» Combien, en se laissant entraîr
luxe et de dépenses, dépassent ainsi 1
pu être heureux !
» Je me rappelle souvent ces ver
cœur dans ma jeunesse, et qui, s'ils
marquable pour la forme, sont au
le fonds :
» Les hommes la plupart sont et
» Dans la juste nature on ne les v
» Et la dIus belle chose ils la eâte
DÉTAILS D'INTÉRIEUR — BIBLIOTHÈQUE DE JEAN RJ
«J'ai toujours aimé les livres»; et trouver a
de la ville un aussi grand nombre de volumes r
à la fois pour moi une surprise et un bonheur.
Je ne pus retenir ma curiosité et je m'avança
pour faire connaissance avec les auteurs.
En tête se trouvait une excellente édition de
et quelques ouvrages choisis de théologie et de
Puis venaient les principaux classiques grecs,
français. Venaient ensuite une trentaine d' ouvra
toire et de politique^ et en particuher les histoires d
d'Angleterre, des Etats-Unis et du Canada. A
trouvaient quelques petits traités élémentaires sur
ces physiques et naturelles et les arts et métie
la plus grande partie des volumes concernaient
ture, la branche favorite de Jean Rivard ; on
des ouvrages spéciaux sur toutes les divisions de 1
sur la chimie agricole, les engrais, les dessècheme
vage des animaux, le jardinage, les arbres fruil
Sur les rayons inférieurs étaient quelques dici
encyclopédiques et des dictionnaires de langues, j
ques ouvrages de droit, et les Statuts du Canada
Rivard recevait en sa qualité de juge de paix.
« Mais, savez- vous, lui dis- je, que votre bib
me fait envie ? Dans cette collection de cinq i
lûmes, vous avez su réunir tout ce qui est néces
seulement pour l'instruction mais aussi pour l'ar
et l'ornement de l'esprit.
— Eh bien ! telle que vous la voyez, elle ne
guère plus de cinquante louis ; je l'ai formée peti
dans le cours des quinze dernières années ; ch;
que j'allais à Montréal ou à Québec, je parcour;
brairies pour faire choix de quelque bon ouvrage.
128 JEAN RIVARD ÉCONOMi:
travaux d'exploitation et de défricher
trouver le temps de lire tous ces ouv
même des traités scientifiques.
— Oh ! pour nous, cultivateurs, il
savoir un peu de tout ; la chimie, la m
nique, la géologie, la minéralogie se rat
à l'agriculture; j'aurais donné beauc(
ces sciences à fond. Malheureusement
rir que des notions superficielles. \
comment j'ai pu trouver le temps de
volumes ? il est rare que je passe ur
une heure ou deux. Dans l'hiver, les s
en été, j'ai moins de loisir, mais j'ei
champ un volume avec moi. De cet
lire tout ce que vous voyez dans ma
même certains volumes que j'ai relus ju<
fois.
Et comme nous nous préparions à
armoire, Jean Rivard attira mon al
volumes un peu vieilUs et usés qui se
part, dans un coin.
» — Vous n'avez pas regardé ces li\
pourtant ce ne sont pas les moins inti
En les ouvrant, je vis que c'était
les Aventures de Don Quichotte, la
l'Imitation de J.-C.
^ — Ce sont mes premiers amis, m
gnons de travail : je les conserve précie
Crusoé m'a enseigné à être industriel
actif et courageux. Don Quichotte m';
moments de plus sombre tristesse, 1'
Christ m'a appris la résignation à la \
DÉTAILS D'INTÉRIEUR — BIBLIOTHÈQUE DE JEAN RIV.
nant du fruit de mes travaux. Je me considère
indépendant sous le rapport de la fortune, et je pi
sacrer une partie de mon temps à l'administratio
chose publique, ce que je considère comme une obi
Vous autres, messieurs les citadins, vous ne parlez
souvent qu'avec dédain de nos humbles fonctionna
campagnes, de nos magistrats, de nos commissaires <
de nos conseillers municipaux...
— Pardonnez ; personne ne comprend mieux q-
tout le bien que peuvent faire les hommes de votre
vous avez d'autant plus de mérite à nos yeux q^
ne recueillez le plus souvent que tracasserie et
tude. Mais ce qui m'étonne un peu, c'est qu'étant
comme vous le dites, indépendant sous le rappoi
fortune, vous n'en continuez pas moins à travailler
par le passé.
— Je travaille pour ma santé, par habitude, je
peut-être dire par philosophie et pour mon plaisir,
vail est devenu une seconde nature pour moi.
je ne rêve avec plus de jouissance, qu'en faisant
ouvrage manuel peu fatiguant ; lorsqu' après qu
cinq heures d'exercice physiques en plein air, j'em
ma bibliothèque, vous ne sauriez croire quel 1
j'éprouve ! Mes membres sont quelquefois las, m
esprit est plus clair, plus dispos que jamais ; je sai
les choses les plus abstraites, et soit que je hse
j'écrive, ma tête rempUt toutes ses affections avec
parfaite aisance. Vous, hommes d'études qui ne
lez jamais des bras, vous ne savez pas toutes les jou
dont vous êtes privés.
» Je puis me tromper, mais ma conviction est qu
suprême, en mettant l'homme sur la terre, et en
à tons indistinctement des membres, des bras, des
130 JEAN RIVARD ÉCONOM
et mentales. Les uns se livrent entié
manuels, les autres aux efforts de 1
mes plus beaux rêves, a été de pou\
dans mes travaux quotidiens, un pc
les mouvements de ce double mécanis
IV
LES SECRETS DU SUCCÈS —
IMPORTANTES
« — Vous m'intéressez de plus en
hôte ; mais, tout en ne doutant nul
de ce que je vois, je suis encore à me
moyens étranges, par quels secrets n
pu accomplir en si peu d'années et a^
sources, les merveilles dont je suis t
vous pas vous-même quelque chose (
les résultats que vous avez obtenus ?
— Je vois bien, me répondit-il en <
obligé de vous répéter ce que j'ai déji
sonnes et entre autres à mon ami
qui, en voyant ma prospérité s'accroîti
année, ne savait comment s'explique
succès, dans la vie du défricheur et (
de l'homme des champs, sont pou
aussi sûres, aussi infailHbles que les
ou celles du mécanisme le moins compl
la patience de m'écouter un peu, î
prochant un fauteuil et en s'asseyan
autre, je vous les exposerai catégo
manière si claire que ce qui vous sem
térieux vous paraîtra la chose la plus
Loin de vouloir cacher mes recettes, i'
LES SECRETS DU SUCCÈS — RÉVÉLATIONS IMPORTAI
» Troisième secret : le travail. Je puis dire c
dant les premières années de ma vie de défrichi
travaillé presque sans relâche. Je m'étais dit en (
çant : je possède un lot de terre fertile, je puis
des richesses, je veux voir ce que pourra produire ui
trie persévérante. Je fis de mon exploitation
ma grande, ma principale affaire. Depuis le ]
l'aurore jusqu'au coucher du soleil, chaque pas que
avait pour but l'améUoration de ma propriété,
de mes instants n'était perdu. Plus de dix he
jour, j'étais là debout, tourmentant le sol, abai
arbres, semant, fauchant, binant, récoltant, cons
allant et venant deci-delà, surveillant tout, dirigea
comme le général qui pousse son armée à travers
tacles et les dangers, visant saijs cesse à la victoii
» Je ne puis travailler autant maintenant qu<
sais autrefois, parce que je suis dérangé par mil
occupations, mais je puis encore au besoin teni
mes hommes.
» Une des grandes plaies de nos campagnes can;
c'est la perte du temps. Des hommes inteUigents,
soi-disant laborieux, passent des heures entières
causer, se promener d'une maison à l'autre, sous
qu'il n'y a rien qui presse, comme si le cultiva
vait pas toujours quelque chose à faire. Vous le
sous le moindre prétexte, aller à la ville ou au
perdre une journée, deux jours, en cabale d'élec
dans une cour de commissaires, ou pour faire l'acl;
bagatelle ; vous les verrez souvent revenir à la
le sang échauffé, l'esprit exalté, et occupé de toi
chose que de la culture de leur terre. Je ne parh
ivrognes. Le colon ivrogne est un être malheui
eradé. oui ne peut prétendre à la considération i
132 JEAN RIVARD ECONOMISTE
particulier le défricheur, sur les autres classes de travailleurs,
c'est qu'il ne chôme jamais forcément. S'il ne travaille
pas, c'est qu'il ne veut pas. Le cultivateur intelUgent,
actif, industrieux sait tirer parti de tous ses moments. Point
de morte saison pour lui.
:> Une chose est certaine, à mon a\4s : si le cultivateur
travaillait avec autant de constance et d'assiduité que le
fait l'ouvrier des \illes, de six heures du matin à six heures
du soir, et cela depuis le premier jan\ier jusqu'au dernier
décembre de chaque année, il se trouverait bientôt à jouir
de plus d'aisance puisqu'il n'est pas assujetti aux mêmes
dépenses, et que les besoins de luxe et de toilette qui tour-
mentent sans cesse l'habitant des \-illes lui sont compara-
tivement étrangers.
— Vous considérez donc le travail comme la première
cause de votre succès ?
— Je considère le travail comme la grande et principale
cause de ma réussite. Mais ce n'est pas tout ; je dois
aussi beaucoup, depuis quelques années surtout, à mon
système de culture, aux soins incessants que j'ai donnés
à ma terre pour lui conserv^er sa fertilité primitive, — car
le sol s'épuise assez \ite, même dans les terres nouvellement
défrichées, et il faut entretenir sans relâche sa fécondité
par des engrais, des travaux d'assainissement ou d'irri-
gation ; — je dois beaucoup au système de rotation que
j'ai suiN-i, aux instruments perfectionnés que j'ai pu me
procurer, quand mes moyens pécuniaires me l'ont permis,
à l'attention que j'ai donnée au choix de mes animaux,
à leur croisement, à leur nourriture : enfin, aux soins assidus,
à la surveillance continuelle que j'ai apportée à toutes les
parties de mon exploitation, aux h\Tes sur l'agriculture,
où j'ai souvent puisé d'excellents conseils et des recettes
fort utiles, et aux conversations que j'ai eues avec un grand
nombre d'agriculteurs canadiens, anglais, écossais, irlan-
dais. Il est rare qu'on s'entretienne d'agriculture avec
un homme d'expérience sans acquérir quelque notion utile.
» Mais il est temps que j'en vienne à mon quatrième
secret que je puis définir : surveillance attentive, ordre et
économie.
» Je me lève de bon matin, d'un bout à l'autre de l'année.
A part la saison des semailles et des récoltes, je puis alors,
comme je vous l'ai dit, consacrer quelques moments à
lire ou à écrire, après quoi je \isiit mes étables et autres
bâtiments, je soigne moi-même mes animaux et vois à ce
que tout soit dans un ordre parfait.
* Il est très rare que je me dispense de cette tâche. En
LES SECRETS DU SUCCÈS — RÉVÉLATIONS IMPORTANTES I33
effet, jamais les animaux ne sont aussi bien traités que
de la main de leur maître.
» Je trouve dans ces soins une jouissance toujours nouvelle.
» Durant toute la journée, je dirige les travaux de la
ferme. Je surveille mes hommes, je m'applique à tirer
de leur travail le meilleur parti possible, sans toutefois
nuire à leur santé ou les dégoûter du métier. J'ai d'abord
pris pour règle de leur donner une nourriture saine et abon-
dante. La viande, le pain, les légumes, le lait ne leur
sont pas ménagés. Je veille ensuite à ce qu'ils ne fassent
pas d'excès. Les journaliers canadiens ont l'habitude de
travailler par bouffées ; ils risqueront quelquefois, par ému-
lation ou par pure vanité, de contracter des maladies
mortelles. Tout en les faisant travailler régulièrement,
méthodiquement, et sans lenteur, je leur fais éviter la pré-
cipitation, qui est plutôt nuisible qu'utile.
» J'ai soin aussi que leur travail soit entrecoupé de mo-
ments de repos.
» Je tâche enfin qu'ils soient constamment de bonne
humeur, qu'ils n'aient rien à se reprocher les uns aux au-
tres, et que l'avenir leur apparaisse sous un aspect riant.
Je m'intéresse à leurs petites affaires ; je les engage à faire
des épargnes, en leur faisant comprendre tout le bien qu'ils
en retireront par la suite. L'espoir d'améUorer graduelle-
ment leur position leur donne du courage, et plusieurs
de ceux que j'ai eus à mon service sont maintenant, grâce
à l'accumulation de leurs épargnes, cultivateurs pour leur
propre compte.
» Je fais en sorte d'éviter pour moi-même les embarras
pécuniaires, et de toujours voir clair dans mes affaires.
Depuis longtemps, j'ai l'habitude de ne pas faire de dettes.
Cette coutume sauverait de la ruine un grand nombre
de colons, qui, vaniteux ou imprévoyants, comme les
grands seigneurs de vos villes, achètent chez le marchand
tant qu'ils peuvent obtenir à crédit, sans s'inquiéter le
moins du monde de la somme qu'ils auront à payer plus
tard. Plus le délai se prolonge, plus cette somme aug-
mente, car un grand nombre de marchands ne se font pas
scrupule d'exiger un taux excessif d'intérêt. C'est encore
là une des plaies de nos cantons, une des plaies les plus
difficiles à guérir.
» Une des causes de l'insuccès d'un certain nombre de
colons, c'est aussi le désir de s'agrandir, d'acheter de nou-
velles propriétés, de posséder de grandes étendues de
terrain, qu'ils ne peuvent mettre en culture. Cette manie
déplorable est la cause que certains défricheurs, d'ailleurs
134 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
intelligents, passent une grande partie de leur vie dans
des embarras pécuniaires, et finissent quelquefois par être
forcés de vendre et se ruiner complètement. Le bon sens
ne devrait-il pas leur dire que le capital employé à l'acqui-
sition de terrains incultes ou mal cultivés, est un capital
enfoui dans le sol, qui non seulement ne produit rien,
mais assujettit à de nouvelles taxes, et nuit à la mise en
valeur des terres qu'ils possèdent déjà. Avec un pareil
système, plus on possède, plus on est pauvre.
» Quand un cultivateur désire placer une somme d'ar-
gent, je l'engage de toutes mes forces à améliorer sa pro-
priété, à faire l'achat de beaux animaux, à réparer ses bâ-
timents de ferme, s'ils sont insuffisants ou mal aérés, à
se procurer de meilleurs instruments d'agriculture, ou à
faire des travaux d'irrigation ou d'assainissement, s'ils
sont nécessaires.
» Celui qui emprunte pour acheter, lorsqu'il possède
déjà plus qu'il ne peut cultiver, est un imprudent, et on
peut, à coup sûr, prédire sa ruine dans un avenir plus ou
moins prochain.
» J'évite autant que possible les petites dépenses inutiles
qui ne paraissent rien, mais qui au bout de l'année forment
une somme assez ronde. Je suis ami de l'ordre et de l'éco-
nomie, parce que sans cela il n'y a point d'indépendance.
» Je mets aussi en pratique certaines maximes éco-
nomiques et philosophiques que d'autres ont pratiquées
avant moi et dont je me trouve fort bien, comme de ne
jamais faire faire par autrui ce que je puis faire moi-même,
de ne remettre jamais au lendemain ce que je puis faire
le jour même, etc.
» Cinquième secret : l'habitude que j'ai contractée de
bonne heure de tenir un journal de mes opérations, et un
registre de mes recettes et de mes dépenses.
» Cette habitude de raisonner et de calculer soigneuse-
ment toutes mes affaires m'a été du plus grand secours.
Je puis dire aujourd'hui, avec la plus parfaite exactitude,
ce que me coûte chaque arpent de terre en culture, et ce
qu'il me rapporte. Je puis dire quelles espèces de grains
ou de légumes conviennent le mieux aux différentes parties
de ma propriété et me rapportent le plus de profits : je
sais quelle espèce d'animaux je dois élever de préférence ;
je puis enfin me rendre compte des plus petits détails
de mon exploitation. Je me suis créé ainsi pour mon
propre usage, un système de comptabilité claire, sûre,
méthodique, et qui m'offre d'un coup-d'œil le résultat de
toutes mes opérations.
LES SECRETS DU SUCCÈS — RÉVÉLATIONS IMPORTANTES I35
y> Cette pratique, assez fastidieuse d'abord, est devenue
pour moi une espèce de jouissance. J'éprouve le plus vif
intérêt à comparer le résultat de l'année présente avec
ceux des années précédentes. Je suis même parvenu,
sans le vouloir, à faire partager cet intérêt à ma Louise
qui, comme je vous l'ai dit, s'est mise, elle aussi, à tenir
registre de ses dépenses de ménage. A l'heure qu'il est,
je ne voudrais pas, pour tout au monde, renoncer à cette
coutume ; je croirais marcher vers un précipice, comme
l'aveugle qui n'a personne pour le guider. J'y attache
tant d'importance que je voudrais -.a voir suivie par tout
cultivateur sachant Hre et écrire. Bien plus, je voudrais
que les sociétés d'agriculture pussent offrir des prix à ceux qui
tiendraient les meilleurs registres de leurs travaux agricoles.
» C'est généralement le soir, après ma journée faite,
que je fais mes entrées dans mon journal. Je me demande :
qu'ai-je fait aujourd'hui ? Et je consigne ma réponse
avec la plus grande précision possible. Je me rends compte
à moi-même de l'emploi de ma journée. C'est en quelque
sorte un examen de conscience.
» Voilà, en peu de mots, monsieur, tous les secrets de
ma réussite. Et tout cela n'empêche pas la franche gaîté
de venir de temps à autre s'asseoir à notre foyer. Il nous
arrive assez souvent de passer des soirées entières à rire et
badiner comme dans nos jours de jeunesse ; mon ami le
curé de Rivardville en pleure de plaisir. Mais je serais
ingrat envers la Providence, si je ne reconnaissais haute-
ment ses bienfaits. La voix qui m'avait dit dès mon
entrée dans la forêt : aide-toi, le ciel t'aidera — ne m'a
pas trompé. Si ma propriété primitivement acquise au
prix de vingt-cinq louis, en vaut à l'heure qu'il est, de
quatre à cinq mille, j'en dois remercier avant tout Celui
qui a voulu qu'elle devînt en grande partie le site d'un
village, que des moulins, des fabriques de diverses sortes
fussent érigés sur la rivière qui la traverse, et enfin qu'une
immense voie ferrée, passant dans son voisinage, vint ino-
pinément en doubler la valeur.
» Maintenant, ajouta-t-il en se levant, puisque vous pre-
nez tant d'intérêt à notre prospérité locale, et que vous
n'avez rien de mieux à faire, je vous inviterai à faire un
tour de voiture en dehors du village ».
J'acceptai volontiers. Mais avant de rendre compte
de mes impressions de voyage, je dois me hâter de réparer
une omission importante faite par Jean Rivard dans l'énu-
mération des secrets de sa prospérité.
On voit par la conversation qui précède que les progrès
t36 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
étonnants de notre héros étaient dûs en grande partie à
son intelligence et à son activité^ à la bonne organisation
de toute sa ferme, à l'excellente direction donnée aux tra-
vaux, à l'ordre qui présidait à ses opérations agricoles,
enfin au bon emploi de son temps, à la judicieuse distri-
bution de chaque heure de la journée.
Mais il est une autre cause de prospérité que Jean Ri-
vard eût pu compter au nombre de ses plus importants
secrets, et dont il n'a rien dit par délicatesse sans doute.
Ce secret important, c'était Louise, c'était la femme de
Jean Rivard.
Disons d'abord que Louise contribua pour beaucoup à
entretenir le courage et à faire le bonheur de son mari
par les soins affectueux qu'elle lui prodigua.
Elle l'aimait, comme sait aimer la femme canadienne,
de cet amour désintéressé, inquiet, dévoué, qui ne finit
qu'avec la vie.
Remplie de bienveillance pour les domestiques, Louise
les traitait avec bonté, les soignait dans leurs maladies,
et ne manquait jamais de s'attirer leur respect et leur
affection. Quoique économe, elle était charitable ; et ja-
mais un bon pauvre ne frappait à sa porte sans être secouru.
Fidèle observatrice de ses devoirs rehgieux, elle les fai-
sait pratiquer à tous ceux qui dépendaient d'elle. Quelle
heureuse influence une femme aimable et vertueuse peut
exercer sur les dispositions des personnes qui l'entourent !
Un mot d'elle, un sourire, peut faire quelquefois sur des
cœurs endurcis plus que ne feraient les exhortations des
plus éloquents prédicateurs.
Mais à toutes ces heureuses quahtés du cœur et de l'es-
prit, Louise joignait encore celles qui constituent la maî-
tresse de maison, la femme de ménage ; et on peut dire
qu'elle contribua pour une large part, par ses talents et
son industrie, au succès des travaux de Jean Rivard.
C'est elle qui dirigeait l'intérieur de l'habitarion et tout
ce qui se rapportait à la nourriture, au Hnge, à l'ameuble-
ment. Elle veillait avec un soin minutieux à l'ordre et à
la propreté de la maison.
Aidée d'une servante qui était chargée de la besogne
la plus pénible, qui trayait les vaches, faisait le beurre
et le fromage, cuisait le pain, fabriquait l'étoffe, lavait le
linge et les planchers, elle s'acquittait de sa tâche avec une
diligence et une régularité parfaites. Chaque chose se
faisait à son heure, et avec un ordre admirable.
Il fallait voir cette petite femme proprette, active, in-
dustrieuse, aller et venir, donner des ordres, remettre un
LES SECRETS DU SUCCÈS — RÉVÉLATIONS IMPORTANTES I37
meuble à sa place, sans cesse occupée, toujours de bonne
humeur.
Si on avait quelque chose à lui reprocher, c'était peut-
être un excès de propreté. Les planchers étaient tou-
jours si jaunes qu'on n'osait les toucher du pied. Les
petits rideaux qui bordaient les fenêtres étaient si blancs
que les hommes n'osaient fumer dans la maison de peur
de les ternir. Cette propreté s'étendait même jusqu'au
dehors ; elle ne pouvait souffrir qu'une paille traînât devant
la porte. Son mari la plaisantait quelquefois à ce sujet,
mais inutilement. La propreté était devenue chez elle une
seconde nature.
Inutile de dire que cette propreté se faisait remarquer
d'abord sur sa personne. Quoique ses vêtements fussent
en grande partie de manufacture domestique, et du genre
le plus simple, cependant il y avait tant de goût dans son
ajustement que les plus difficiles en fait de toilette n'y
pouvaient trouver à redire.
Jean Rivard trouvait toujours sa Louise aussi char-
mante que le jour de ses noces. Il n'eût jamais souffert
qu'elle s'assujettit aux rudes et pénibles travaux des champs.
S'il arrivait quelquefois à celle-ci d'aller dans les belles
journées d'été prendre part à la fenaison, c'était autant
par amusement que pour donner une aide passagère.
C'était une grande fête pour les travailleurs que la pré-
sence de madame Rivard au milieu d'eux.
Mais il y avait deux autres occupations extérieures
qu'elle affectionnait particulièrement : c'était le soin de
la basse-cour et celui du jardin. Quant à cette dernière
occupation, à part le bêchage et la préparation du sol qui
se faisaient à bras d'hommes, tout le reste était à sa charge.
Dans la belle saison de Vété, on pouvait la voir, presque
chaque jour, coiffée de son large chapeau de paille, passer
une heure ou deux au milieu de ses carrés de légumes,
les arrosant, extirpant les herbes nuisibles, entretenant
les rosiers et les fleurs des plate-bandes, sarclant ou net-
toyant les allées.
La table de Jean Rivard était, d'un bout de l'année
à l'autre, chargée des légumes récoltés par Louise, et ce
qu'elle en vendait formait encore un item important de
son livre de recettes.
Si on ajoute à tout cela les soins incessants que Louise
donnait à ses enfants, dont le nombre s'accroissait tous
les deux ans, le temps qu'elle employait à la confection
de leur linge et de leurs petits vêtements, ainsi qu'à l'en-
tretien du linge de ménage ; si on se rappelle que c'est
138 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE ,
elle qui façonnait de ses mains tous ces articles de toilette,
on avouera que sa part dans l'exploitation de Jean Rivard
n'était pas sans importance, et qu'elle pouvait se féliciter
(ce qui d'ailleurs devrait être l'ambition de toute femme),
d'être, dans sa sphère, aussi utile, aussi accomplie que
son mari l'était dans la sienne.
V
UNE PAROISSE COMME ON EN VOIT PEU
Je dirai en quelques pages les impressions qui me sont
restées de ma rapide mais intéressante excursion à travers
la campagne de Rivardville.
Toute la paroisse me sembla un immense jardin. Le
chemin du Roi, entretenu comme une route macadamisée,
était presque d'un bout à l'autre bordé d'arbres majestueux
projetant leurs rameaux jusque sur la tête des voyageurs.
Point de poussière, point de soleil brûlant ; mais une douce
fraîcheur se répandait partout dans l'atmosphère que nous
traversions.
C'était à l'époque où la végétation est dans toute sa
force et toute sa beauté. Un épais gazon couvrait le
sol ; dans les champs ensemencés, les tiges des grains for-
maient un riche tapis de verdure ; dans les prairies, le foin
s'élevait à plusieurs pieds de hauteur ; dans les jardins
et partout autour des maisons les arbres étaient en fleur
ou revêtus de feuillage, toute la nature semblait travailler
au bien-être et au plaisir de l'homme.
La plus grande propreté se faisait remarquer dans le
voisinage de la route et des habitations. On n'y voyait
point de ces clôtures délabrées, de ces bâtiments en ruine,
de ces monceaux d'ordures qui trop souvent, attristent
l'œil ou offusquent l'odorat du voyageur. Des troupeaux
d'animaux des plus belles races connues, paissaient dans
les gras pâturages. De distance en distance, à demie
cachée par les arbres, apparaissait une jolie maison en
brique ou en bois peint. C'est à peine si dans tout le cours
de notre trajet, nos yeux s'arrêtèrent sur trois ou quatre
chaumières de pauvre apparence. Cet air de prospérité
me frappa tellement que je ne pus m'empêcher d'exprimer
tout haut ma surprise et mon enthousiasme.
« — Cette prospérité, me répondit mon compagnon, n'est
pas seulement apparente ; si vous pouviez pénétrer, comme
je le fais souvent, dans l'intérieur de ces demeures, vous
verriez dans l'attitude et les paroles de presque tous les
habitants, l'expression du contentement et du bonheur.
UNE PAROISSE COMME ON EN VOIT PEU I39
Vous n'y verriez pas de faste inutile,, mais une propreté
exquise, et même une certaine élégance et tout le confort
désirable.
— A quoi attribuez-vous donc cette prospérité ?
— Rappelez-vous tous les secrets dont je vous ai parié.
Ce qui a fait mon succès, fait aussi celui d'un grand nom-
bre d'autres. L'exemple est contagieux, voyez-vous ; le
voisin imite son voisin, et c'est ainsi que s'introduisent
les bonnes habitudes et les réformes utiles. La plupart
des cultivateurs dont vous admirez la richesse sont entrés
dans la forêt, il y a douze et quinze ans, n'ayant pour toute
fortune que leur courage et leur santé. Le travail et
l'industrie les ont faits ce qu'ils sont. Quant au bon goût
déployé dans l'ornementation des résidences, et aux con-
naissances agricoles, qu'indique l'aspect généfal des champs
ensemencés, l'exemple et les parole^ de mon ami le curé de
Rivardville, le zèle et les leçons de notre professeur^ ont
contribué beaucoup à les répandre. Moi-même je ne suis
peut-être pas étranger à ce progrès.
» Rien n'est propre à faire aimer la campagne com-
me cette apparence de bien-être, d'élégance et de luxe
champêtre.
» La dimension, la situation, la propreté des maisons
sont aussi pour beaucoup dans la santé physique et morale
des habitants. Les chambres qu'habite la famille, et en
particuHer les chambres à coucher sont généralement spa-
cieuses et bien aérées. Nous attachons une grande im-
portance à cela. A combien de maladies, de misère, de
vices, ne donnent pas lieu les habitations basses, humides;
malsaines de vos grandes villes » ?
Çà et là nous apercevions des groupes d'enfants jouant
et gambadant sur la pelouse. Quelle différence, me disais-
je entre cette vie des champs et celle de la ville, pour ce
qui regarde le développement physique et intellectuel
des enfants ! Dans nos grandes cités, l'enfant est presque
toute l'année resserré entre quatre murs. Dans la belle
saison, il respire l'air vicié et la poussière des rues. Com-
bien il envierait, s'il le savait, le bonheur des enfants de
la campagne qui dans tous leurs ébats à travers champs
n'aspirent que le parfum des fleurs ou l'odeur des prairies?
De temps eil temps nous entendions la voix gracieuse
de quelque jeune fille qui, tout en cousant, filant, ou tri-
cotant, mariait son chant au chant des oiseaux. Vers
le soir, mes oreilles furent agréablement frappées par des
sons de musique que je pris pour ceux de la flûte et du
violon.
140 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
« — Mais, dis- je à mon hôte, vous ne vous contentez
pas d'être artistes agricoles : je vois que vous avez dans
votre paroisse des artistes dans tous les genres ?
— Non, répondit-il, mais nous avons depuis longtemps
du chant et de la musique. L'enseignement du chant
fait partie du programme de nos écoles de filles et de gar-
çons ; et quant à la musique, mon ami le curé a formé,
pour nos grandes solennités religieuses, un corps d'ama-
teurs dont le nombre s'augmente de jour en jour.
» Dans la plupart de nos familles, la musique vocale
et instrumentale forme un des plus agréables délassements.
Elle repose le corps et l'esprit des fatigues du travail.
» De fait, ajouta Jean Rivard, notre ambition serait
de transporter à la campagne tout ce qu'il y a de bon dans
la \ie de votre monde citadin, en nous gardant avec soin
de tout ce qu'on y trouve de mensonger, d'exagéré, d'im-
moral. Rien de plus facile que de former les jeunes per-
sonnes aux manières polies, au bon ton, aux grâces de ce
que vous appelez la bonne société. Tout cela n'a rien
d'incompatible avec la modestie, la simpHcité et les autres
vertus. L'économie dans la toilette n'en exclut pas le
bon goût. Personne n'est plus que moi ennemi du faste
et de l'ostentation, mais l'extrême rusticité me déplaît
également. C'est ma conviction que rien ne contribuera
plus à retenir au sein de nos campagnes les centaines de
jeunes gens qui cherchent à s'en échapper aujourd'hui
que cet aspect d'aisance, ces dehors attrayants, qui ont
au moins l'effet d'égayer les regards et de faire croire au
bonheur. C'est une idée qui peut être sujette à controverse,
mais que je donne pour ce qu'elle vaut.
— Mais ne connaissez-vous pas quelque autre moyen
également efficace d'arrêter l'émigration des campagnes ?
— Oui, j'en connais plusieurs, mais je ne m'arrêterai
qu'à un seul qui me paraît moins connu que les autres :
je veux parler de l'étabhssement de manufactures.
» Depuis plusieurs années, nous avons formé à Rivard-
ville une association dans ce but. Bon nombre des habi-
tants de la paroisse en font partie. L'association a déjà
bâti six moulins, dont deux à scie, deux à farine, un à
carder et l'autre à moudre de l'avoine ; elle a aussi une
fabrique d'huile de graine de lin, et une de meubles; elle
aura prochainement une fabrique d'étoftes. Le risque
a été de peu de chose pour chacun de nous et les résultats
pour la paroisse ont été immenses. J'aurais dû mentionner
cela parmi les secrets de notre prospérité ; car toutes les
industries se soutiennent l'une par l'autre. Les ouvriers
UNE PAROISSE COMME ON EN VOIT PEU I4I
de nos fabriques, appartiennent principalement à la classe
dgricole ; ils donnent à l'association le temps qu'ils ne peu-
vent employer avantageusement sur leurs terres. Ainsi,
en hiver comme en été, les habitants de Rivardville font
un utile emploi de leur temps. Nul n'est oisif et personne
ne songe à quitter la paroisse.
» Cela ne nuit en rien à l'existence de cette foule de
petites industries, filles du travail et de l'intelligence,
qui s'exercent au sein des familles et y sont une source
d'aisance ».
Jean Rivard continua à m'entretenir longtemps de tous
les détails de l'association, de son organisation, des diffi-
cultés qu'elle avait rencontrées, des profits qu'elle rap-
portait, etc.
« — Le principal but de notre association, me dit-il,
a été de procurer du travail à ceux qui n'en ont pas ; car
il existe malheureusement dans toute localité tant soit
peu populeuse, un certain nombre d'individus dépourvus
des connaissances, de l'expérience ou de l'énergie nécessaires
pour s'en procurer par eux-mêmes ; et il arrive quelquefois
que ces individus, rebutés, découragés, se Hvrent au vol
ou à la fainéantise, et finissent par être des êtres nuisibles
dans le monde. Il est vrai que le zèle privé, l'esprit phi-
lanthropique et charitable des citoyens éclairés, s'ils sont
bien pénétrés de ces vérités, peuvent faire plus, compara-
tivement parlant, que ne font les efforts combinés des
associations ; mais il faut à ce zèle privé, à cet esprit phi-
lanthropique, un stimulant qui le tienne constamment en
éveil ; et l'association est un de ces stimulants.
» Quoique les opérations de la nôtre aient été assez res-
treintes jusqu'aujourd'hui, — car nous avons voulu agir
avec la plus grande prudence, — cependant les bases en
sont très larges, et j'espère qu'avant peu nous en obtien-
drons des résultats surprenants.
» Elle s'occupe en général de l'étude des ressources du
pays et des moyens de les exploiter ; elle constate les pro-
duits de consommation locale, même ceux d'importation
qui pourraient être fabriqués ici aussi économiquement
que dans les autres localités ; elle favorise l'exportation
des produits qui peuvent se vendre avec avantage sur les
marchés étrangers ; elle s'efforce de rendre les communi-
cations et les débouchés plus faciles, et d'en augmenter
le nombre, elle encourage l'agriculture, sans laquelle tou-
tes les autres industries languissent ; enfin elle favorise
la diffusion des connaissances usuelles, et l'instruction
populaire qui sert d'engin à tout le reste.
142 JEAN RIVARD ECONOMISTE
» On ne sait pas tout ce qu'on pourrait accomplir au
moyen d'associations de ce genre.
— Des personnes éclairées et bien intentionnées, fis- je
remarquer, regardent pourtant d'un mauvais œil l'établis-
sement de manufactures dans le pays.
— Oui, répondit-il, et la question est aussi controver-
sée parmi nous. Nous ne nous cachons pas les inconvénients
que présente l'industrie manufacturière exercée sur une
grande échelle, comme dans les vieux pays de l'Europe,
où le bonheur et la vie même des_ pauvres ouvriers sont
à la merci des fabricants, où les jeunes enfants s'étiolent,
où les jeunes filles se dépravent, où des êtres humains de-
venus machines passent leur vie dans l'ignorance et l'a-
brutissement le plus complet. Mais ne pouvons-nous nous
prémunir contre ces dangers ? D'ailleurs l'établissement
de fabriques au milieu de nos campagnes — et c'est là
qu'elles devraient être — seraient loin, il me semble, de
présenter les inconvénients qu'on redoute avec tant de
raison.
» Le Canada peut être à la fois pays agricole et pays ma-
nufacturier.
» Une chose est au moins certaine, c'est que l'étabUsse-
ment de manufactures contribuera puissamment à arrêter
l'émigration et l'expatriation de notre belle jeunesse, et
à rappeler au miheu de nous ces milHers de travailleurs
canadiens dispersés aujourd'hui dans toutes les villes manu-
facturières de l'Union américaine ».
Tout en parlant ainsi, nous avions fait le tour de la
paroisse, et nous entrions dans le village par l'extrémité
opposée à celle d'où nous étions partis.
Jean Rivard m'apprit que, outre les mouhns, fabri-
ques, fonderie, etc., appartenant à l'association industrielle
de Rivardville, on comptait encore dans le village une
fabrique d'horloges, une fabrique de cribles et de mouUns
à battre, cinq forges, une tannerie, six boutiques de char-
pentier, une de ferblantier, deux charrons, un tailleur, un
selher, un potier, quatre cordonniers, etc. On y comptait
aussi deux médecins et deux notaires. Il y avait un grand
marché fréquenté non seulement par les habitante de la
paroisse, mais par ceux des paroisses voisines. Les rues
étaient spacieuses et bordées de chaque côté d'un large
trottoir en bois (i).
(1) Si quelqu'un était porté à trouver exagéré le progrès de Ri-
vardville depuis sa fondation, nous lui dirions que le village de l'In-
dustrie, comté de Montcalm, après vingt ans d'existence, possédait
tous les établissements dont nous venons de parler, sans compter
UNE PAROISSE COMME ON EN VOIT PEU I43
En passant en face du lycée, nous nous arrêtâmes un
instant pour admirer les proportions de l'édifice et la pro-
preté des terrains environnants.
« — Je vous proposerais bien d'entrer, me dit mon hôte,
si nous n'avions pas à nous arrêter ailleurs : vous verriez
ce que c'est qu'une école bien tenue. Je vous ferais voir
aussi notre bibliothèque paroissiale qui occupe une des
chambres du second étage. Nous avons un excellent choix
de Hvres. A part ces petites historiettes d'une morale si
pure, qui développent chez les jeunes gens le goût de la
lecture en même temps qu'ils éveillent en eux les plus beaux
sentiments de la nature, vous verriez des traités sur presque
toutes les branches des connaissances humaines ; nous avons,
cpmme de raison, donné la préférence aux ouvrages écrits
d'un style simple et à la portée de toutes les intelligences.
Des traités élémentaires d'agriculture, des manuels des
arts et métiers forment une des plus intéressantes par-
ties de notre collection. Les livres qui nous font connaî-
tre l'histoire et les ressources de notre pays ne nous man-
quent pas non plus. Chaque année nous achetons quel-
ques nouveaux ouvrages, et le nombre des lecteurs aug-
mente en proportion.
» Le professeur du lycée rempHt les fonctions de bibho-
thécaire. C'est le dimanche, après vêpres, qu'il distribue
les volumes à ceux qui veulent en emporter. Vous ne sau-
riez croire tout le bien que font ces petits livres répandus
ainsi sur tous les points de la paroisse. Notre professeur
continue, en outre, chaque dimanche, son cours de notions
utiles et de connaissances générales ; il est maintenant fort
instruit, et ses leçons deviennent de plus en plus inté-
ressantes. Il est tellement populaire, que la paroisse vient
d'élever le chiffre de son traitement, sans la moindre sol-
licitation de sa part.
— C'est un fait honorable et pour la paroisse et pour
le professeur. Mais, ajoutai-je, à part votre bibhothè-
que paroissiale, vous avez aussi, je suppose, un cabinet de
lecture ?
— Non ; mais un grand nombre d'entre nous sous-
crivent aux gazettes. Nous recevons les principaux jour-
naux de la province ; nous en recevons plusieurs, afin de
connaître autant que possible la vérité. Les voisins échan-
gent souvent entre eux, qu'ils soient ministériels ou oppo-
sitionnistes ; car en général l'esprit de parti, en dehors
un collège en pierre à deux étages, deux écoles, deux hôtelleries, etc*
La construction du chemin de fer de l'Industrie vint couronner ce
progrès en 1847-
144 JEAN RIVARD ECONOMISTE
des temps d'élection, est beaucoup moins vivace, moins
exclusif à la campagne qu'à la ville, et nous lisons volon-
tiers toutes les gazettes, pourvu qu'elles contiennent quelque
chose d'instructif. Vous n'ignorez pas, — c'est un fait
bien connu — que nulle part les gazettes ne sont aussi
bien lues qu'à la campagne. Il n'est pas rare de rencon-
trer parmi nous de ces liseurs avides qui ne s'arrêtent
qu'au bas de la quatrième page de chaque numéro, sans
même faire grâce aux annonces des charlatans. A part
les gazettes poHtiques, nous recevons des journaux consa-
crés à l'agriculture, à l'éducation, à l'industrie, et même
des recueils purement littéraires. Nous considérons que
les connaissances disséminées par ces divers recueils, les
idées qu'ils répandent, les sentiments qu'ils produisent,
les aliments qu'ils fournissent à l'esprit, sont une ample
compensation de la somme minime exigée annuellement
de chaque individu. Le goût de la lecture s'est accru
graduellement ; je pourrais vous citer des hommes, autrefois
d'une parcimonie étrange à l'égard des choses de l'intelli-
gence, des hommes qui n'auraient jamais lu un Uvre s'ils
n'eussent trouvé à l'emprunter pour l'occasion, qui au-
jourd'hui dépensent libéralement plusieurs louis par année
en achat de livres ou en souscriprions à des recueils pério-
diques. Les uns se privent de tabac, d'autres d'un article
de toilette pour pouvoir souscrire à un journal ou acheter
quelque livre nouveau.
» Depuis longtemps les entretiens sur la politique, sur
le mérite des hommes pubUcs ou les mesures d'utihté gé-
nérale, sur les nouvelles européennes ou américaines, sur
les découvertes récentes en agriculture ou en industrie,
ont remplacé parmi nous les conversations futiles sur
les chevaux, les médisances et les cancans de voisinage.
— Est-ce que vos discussions pohtiques sont généra-
lement conduites avec sang-froid et dignité ? Ne dégénè-
rent-ils pas quelquefois en querelles ridicules, comme cela
se voit assez souvent ?
— Pour dire le vrai, notre petite société poHtique se
ressent un peu de l'esprit des journaux qui composent sa
nourriture intellectuelle. Celui qui fait sa lecture ordinaire
de ces gazettes où la passion, l'injure, l'intolérance, les
personnalités grossières tiennent Heu de bon sens, se dis-
tinguent généralement par un esprit hâbleur et des idées
outrées. Celui au contraire qui reçoit un journal rédigé
avec modération est presque invariablement poH, délicat,
réservé dans son langage. L'esprit et le ton qui président
à la rédaction d'un journal exercent une influence éton-
VISITE A M. LE CURÉ — DISSERTATIONS ÉCONOMIQUES I45
nante sur l'éducation du peuple et la moralité publique.
Tel journal, tel abonné. On pourrait, au moyen des jour-
naux, renouveler en peu d'années, la face d'un pays».
Je pus voir de mes yeux, durant cette courte promenade,
de quelle estime Jean Rivard était entouré. Tous ceux
que nous rencontrions le saluaient respectueusement en
ôtant leurs chapeaux. Quelques-uns l'arrêtèrent en pas--
sant pour lui demander quelque conseil. A la manière
dont ils lui parlaient, je voyais qu'ils le considéraient tous
comme leur meilleur ami. « Nous sommes rendus, me
dit-il, à l'un des points les plus intéressants de notre iti-
néraire ; nous voici au presbytère, et nous allons entrer
un instant faire visite à notre ami monsieur le curé».
VI
VISITE A MONSIEUR LE CURÉ — DISSERTATIONS
ÉCONOMIQUES
M. Doucet était à la sacristie, occupé à faire un bap-
tême. En l'attendant, Jean Rivard m'emmena faire un
tour dans le jardin de son ami. Ce jardin s'étendait en
arrière à l'ouest du presbytère, lequel semblait être ainsi
au milieu des fleurs et des fruits. Le presbytère était une
modeste maison en bois, à un seul étage, avec mansardes,
mais assez spacieuse, et divisée commodément.
Un large perron s'étendait sur le devant, abrité du soleil
^t de la pluie par un prolongement de la toiture. Un petit
parterre et des plantes grimpantes égayaient les abords
de la maison.
Au bout d'un quart d'heure, monsieur le curé arriva,
et nous accueilht avec la plus affectueuse cordiahté. Il
nous fit d'abord entrer dans une chambre modestement
mais proprement meublée, qui lui servait de salon, puis
bientôt nous passâmes dans une chambre plus petite qui
lui servait de bibliothèque et de salle ordinaire de réunion.
Je trouvai M. Doucet tel que me l'avait dépeint Jean
Rivard, bon, poli, simple, aimable, sans prétention, ne
paraissant se douter ni de ses vertus, ni du bien qu'il ac-
complissait autour de lui. Nous fûmes de suite sur le
pied de la plus parfaite intimité. On eût dit que nous
nous connaissions depuis vingt ans.
Nous parlâmes longtemps de Rivardville, de sa naissance,
de ses progrès, de sa prospérité. J'exprimai à monsieur
le curé combien j'étais enchanté de mon excursion. Ce
qui me surprend, ajoutai-je, c'est que les cantons de l'Est
n'attirent pas encore plus qu'ils ne font l'attention de nos
146 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
compatriotes. Ils offrent, il faut l'avouer, des avantages
de toutes sortes. Le sol y est fertile ; des voies faciles
de communication les sillonnent en tous sens. Vous avez
les plus beaux pouvoirs hydrauliques qu'il soit possible
de désirer : puis voilà maintenant que des mines de di-
verses sortes s'exploitent en plusieurs endroits, ce qui ne
peut manquer d'accroître encore l'industrie, l'activité et
la richesse de ces belles et fertiles régions.
« — Vous oubliez de mentionner, reprit le curé, un avan-
tage que je considère, moi, comme supérieur à tous les
autres, c'est la salubrité du cHmat. L'air de nos cantons
est constamment pur et sain, grâce aux forêts qui couvrent
encore une partie du territoire, et à l'absence de grands
marécages. Aussi la vie dure-t-elle longtemps, et les
vieillards de cent ans ne sont pas rares parmi nous. Les
beautés naturelles de nos cantons sont égales sinon supé-
rieures à celles de la Suisse ; nous avons une étonnante
variété de lacs et de montagnes...
» Cet air pur de nos montagnes, ajouta Jean Rivard,
et la salubrité générale de notre climat expliquent peut-
être un fait qui semble d'abord assez étrange, mais qui
n'en existe pas moins : c'est que la race canadienne trans-
plantée ici s'améliore graduellement ; les hommes y de-
viennent plus hauts, plus forts, et les femmes s'y embel-
lissent. Cette idée fait rire monsieur le curé, mais je vou-
drais que nous puissions vivre tous deux l'espace de deux
ou trois générations, je serais certain de le convaincre.
— Vous oubHez une chose, dit le curé.
— C'est possible.
— La pêche et la chasse.
— C'est vrai ; mais je pouvais convenablement lais-
ser cela à monsieur le curé qui, je crois, pêche beaucoup
plus que moi. Il vous aurait dit que si nous voulons un
poisson pour le vendredi, nous n'avons que le soin d'aller
jeter une ligne sur le bord de la rivière, ou au milieu d'un
des nombreux petits lacs du voisinage ; et que si nous
avons fantaisie d'une tourtre ou d'une perdrix, nous n'a-
vons qu'à nous acheminer, le fusil sur l'épaule, vers la
lisière de la forêt ».
Au bout d'une heure, je me levai pour partir, mais mon-
sieur le curé me fit rasseoir, et nous fit consentir de la ma-
nière la plus aimable, à prendre le thé avec lui.
Pendant le souper, la conversation prit une tournure
tout à fait sérieuse et roula principalement sur ces mille
et une questions si importantes, si intéressantes, qui se
rattachent aux destinées de la patrie — sur les divers
VISITE A M. LE CURE — DISSERTATIONS ECONOMIQUES I47
moyens d'accroître le bien-être du peuple, et de le rendre
meilleur et plus heureux. Je pus me convaincre aussitôt
que ces sujets si graves avaient été déjà plus d'une fois
l'objet des délibérations des deux amis. Je ne tardai
pas non plus à m' apercevoir que les opinions de monsieur
le curé sur la plupart de ces grandes questions coïncidaient
parfaitement avec celles de Jean Rivard.
De là à la politique proprement dite il n'y avait qu'un
pas, et je tentai, à diverses reprises, d'amener monsieur
le curé sur ce terrain glissant: mais ce fut sans succès.
Les questions de personnes ou de parti qui semblent seules
avoir l'effet de passionner certaines gens le trouvaient complè-
tement indifférent. Tout ce qu'il déplorait c'était la cou-
pable insouciance de nos législateurs pour ce qu'il appelait
es intérêts fondamentaux du pays, l'éducation, l'agricul-
Iture et l'industrie. « On parle sans cesse de réformes po-
litiques, disait-il, sans songer à poser les bases premières
de ces réformes. On oublie qu'en construisant un édifice,
ce n'est pas par le faîte qu'il le faut commencer ».
Sur ce que je faisais observer à monsieur le curé que
l'état de l'agriculture dans la paroisse de Rivardville m'avait
paru ne rien laisser à désirer :
« — C'est vrai, répondit-il, mais vous ne sauriez croire
tout ce qu'il nous a fallu d'efforts pour opérer les progrès
que vous avez remarqués. Mon ami le maire de Rivard-
ville, dit-il en regardant Jean Rivard, peut vous en dire
quelque chose. Il vous suffirait d'ailleurs de visiter les
paroisses voisines pour vous convaincre que ce progrès
est loin d'être le même partout.
— Mais quel serait donc, suivant vous, le meilleur moyen
de perfectionner l'agriculture ?
— Je ne crois pas qu'on parvienne jamais à lui donner
une impulsion puissante sans l'étabhssement de fermes-
modèles. Toute localité importante devrait avoir sa ferme-
modèle, placée dans le voisinage de l'église, accessible, en
tout temps et à tout le monde, ayant à sa tête une per-
sonne en état de fournir tous les renseignements demandés.
— Mais l'établissement d'un si grand nombre de fer-
mes-modèles serait une charge énorme sur le budget de
la province.
— Oui, c'est là, je le sais, le grand obstacle, l'obstacle
insurmontable. Il est vrai qu'on ne recule pas devant
cette grave difficulté, lorsqu'il s'agit de chemins de fer,
de vaisseaux transatlantiques, d'édifices gigantesques pour
les bureaux du gouvernement, et de mille autres choses
d'une importance secondaire — on approprie alors, sans
148 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
y regarder de près, des centaines, des milliers, des millions
de piastres sous prétexte d'utilité publique ; — on ne
s'effraie ni du gaspillage, ni des spéculations individuelles
qui pourront résulter de ces énormes dépenses ; mais lors-
qu'il s'agit de l'agriculture, cette mamelle de l'État, comme
l'appelait un grand ministre, cette première des industries,
comme disait Napoléon, la base, la source première de la
richesse d'un pays, on tremble de se montrer généreux.
Comment ne comprend-on pas que dans un jeune pays
comme le nôtre, l'agriculture devrait être le principal objet
de l'attention du législateur ? En supposant même pour
un instant que le gouvernement se laissât aller à ce qui
pourrait sembler une extravagance dans l'encouragement
donné à l'agriculture et aux industries qui s'y rattachent,
qu'en résulterait-il ? Aurions-nous à craindre une ban-
queroute ? Oh ! non, au contraire, une prospérité inouïe
se révélerait tout à coup. Des centaines de jeunes gens
qui végètent dans les professions, ou qui attendent leur
vie du commerce, des industries des villes, des emplois
publics, abandonneraient leurs projets pour se jeter avec
courage dans cette carrière honorable. Et soyez sûr d'une
chose : du moment que la classe instruite sera attirée vers
l'agriculture, la face du pays sera changée.
— Je partage l'opinion de monsieur le curé, dit Jean
Rivard ; je désirerais de tout mon cœur voir notre gouver-
nement commettre quelque énorme extravagance pour
l'encouragement de l'agriculture. C'est la seule que je serais
volontiers disposé à lui pardonner.
» Je sais ce qui vous fait sourire^ ajouta monsieur le curé :
nos plans vous semblent chimériques. Vous vous repré-
sentez un gouvernement possesseur de deux ou trois cents
fermes-modèles, et vous vous dites : quel embarras ! quelle
dépense ! et comment un ministre, fut-il l'homme le plus
actif et le plus habile, pourrait-il suffire à administrer tout
cela ?
» J'admets que ce serait une œuvre colossale, et qu'elle
exigerait des efforts extraordinaires. Mais les résultats
répondraient à la grandeur du sacrifice. D'ailleurs les
dépenses encourues pour cet objet ne devraient pas effrayer
nos financiers puisqu'elles seraient ce qu'on appelle des
dépenses reproductives, et qu'elles ne pourraient que contri-
buer à l'accroissement de la richesse générale. En outre,
si l'on veut que nos immenses voies de transport et de
communication rempUssent le but pour lequel elles ont
été établies, ne faut-il pas encourager la production par tous
les moyens possibles ?
VISITE A M. LE CURÉ ~ DISSERTATIONS ÉCONOMIQUES I49
* Oui, encourager la production, surtout la production
du sol, non par des demi-mesures, mais par des mesures
larges, généreuses, puissantes, voilà ce qui stimulera le
commerce et l'industrie, et fera du Canada un pays vé-
ritablement prospère.
Il y avait dans le regard, l'accent, la voix de monsieur
le curé un air de sincérité, de force et de conviction qui
me frappa singulièrement et que je me rappelle encore.
i> — Mais ne pensez- vous pas, fis-je remarquer, que notre
peuple se repose un peu trop sur le gouvernement pour le
soin de ses intérêts matériels ?
» Oui, j'admets, répondit-il, qu'un de nos défauts, défaut
que nous tenons peut-être de nos ancêtres, c'est de ne pas
nous reposer assez sur nous-mêmes ; mais qu'on répande
l'instruction parmi les masses, qu'on développe l'intelli-
gence de toutes les classes de la population, et soyez sûr
qu'elles marcheront bientôt seules, sans secours étranger.
» Oh ! l'éducation ! l'éducation ! Voilà encore un de
ces mots magiques, un de ces mots qui renferment tout
un monde d'idées ; mais ce qui frappe, ce qui semble in-
compréhensible, c'est l'indifférence de presque tous les hom-
mes politiques pour cette cause sublime, pour cette grande
réforme, la base de toutes les autres. Comment ne com-
prend-on pas que pour constituer un peuple fort et vigou-
reux, ayant toutes les conditions d'une puissante vitalité,
il faut avant tout procurer à chaque individu le dévelop-
pement complet de ses facultés naturelles, et en particulier,
de son intelligence, cette intelligence qui gouverne le monde ?
Comment ne comprend-on pas que les hommes éclairés
dans tous les états de la vie, agriculteurs, négociants, in-
dustriels, administrateurs, sont ce qui constitue la force,
la richesse et la gloire d'un pays ?
» Ils se trompent étrangement ceux qui croient que le
prêtre voit avec indifférence les progrès matériels et les
améhorations de la vie physique. Si nous ne désirons
pas voir la richesse sociale accumulée entre les mains d'un
petit nombre d'individus privilégiés, nous n'en faisons pas
moins des vœux pour que l'aisance soit aussi étendue, aussi
générale que possible, et pour que toutes nos ressources
soient exploitées dans l'intérêt de la fortune pubHque.
Nous comprenons tout ce que la richesse bien administrée,
bien appliquée porte avec elle de force morale. En même
temps que nous recommandons le bon emploi des biens
que Dieu prodigue à certains de ses enfants, nous nous
élevons avec force contre l'oisiveté, cette mère de tous
les vices et la grande cause de la misère. Personne n'ad-
150 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
mire plus volontiers que nous les merveilles du travail et
de l'industrie.
— Vous avez tout à l'heure prononcé le mot d'émigration :
est-ce que la population de RivardWUe se compose exclu-
sivement de Canadiens-Français ?
— Non ; nous avons aussi plusieurs familles iriandaises.
Toutes se distinguent par des habitudes industrieuses et
par leur attachement inébranlable au culte cathohque.
Jusqu'à présent l'accord le plus parfait n'a cessé de régner
entre elles et le reste des habitants. Il est vrai que je ne
manque pas de leur répéter souvent la maxime de l'a-
pôtre, «aimez-vous les uns les autres». Car j'ai toujours
considéré qu'un des plus beaux devoirs du prêtre c'est de
s'efforcer de faire disparaître ces haines de race, ces pré-
jugés nationaux ces animosités sans fondement qui font
tant de mal parmi les chrétiens : c'est de travailler à faire
de toutes ses ouailles une seule et même famille unie par
les Uens de l'amour et de la charité. Quand je vois arriver
parmi nous de pauvres émigrés, venant demander à une
terre étrangère le pain et le bonheur en échange de leur
travail, je me sens pénétré de compassion, et je m'empresse de
leur tendre une main sympathique : soyez les bienvenus,
leur dis- je, il y a place pour nous tous sous le soleil ; venez,
vous trouverez en nous des amis et des frères. En peu
d'années ces familles laborieuses se font une existence
aisée. Plusieurs mariages contractés avec leurs voisins
d'origine française contribuent encore à cimenter l'union
et la bonne harmonie qui n'a cessé d'exister entre les deux
nationaUtés.
» Il y a quelque chose de bon à prendre dans les mœurs
et les usages de chaque peuple ; et notre contact avec des
populations d'origine et de contrées différentes peut, sans
porter atteinte à notre caractère national, introduire dans
nos habitudes certaines modifications qui ne seront pas
sans influence sur notre avenir, et en particuUer sur notre
avenir matériel ».
Je fus heureux d'apprendre dans le cours de notre en-
tretien que le système municipal fonctionnait à merveille
dans la paroisse de Rivardville.
« Notre gouvernement municipal, dit monsieur le curé,
s'il est bien compris et bien administré, peut, tout en dé-
veloppant et exerçant le bon sens politique et l'esprit de
gouvernement chez notre population, devenir la sauvegarde
de ce que nous avons de plus cher. Chaque paroisse peut
former une petite répubhque où non seulement les ressources
naturelles et matérielles, mais aussi les ressources morales
VISITE A M. LE CURÉ — DISSERTATIONS ÉCONOMIQUES I5I
du pays seront exploitées dans l'intérêt de notre future
existence comme peuple. La paroisse sera notre château-
fort. Quand même toute autre ressource nous ferait dé-
faut, il me semble que nous trouverions là un rempart inex-
pugnable contre les agressions du dehors.
» Oh ! prions Dieu, ajouta-t-il d'un ton pénétré, prions
Dieu que la grangrène ne s'introduise pas dans notre corps
poHtique. Nous jouissons de toute la liberté désirable ;
mais combien il est à craindre que la corruption, la véna-
lité, la démoralisation ne détruisent les avantages que
nous poumons retirer de notre excellente forme de gou-
vernement ! Déjà l'on semble oubher que les principes
sont tout aussi nécessaires dans la vie publique que dans
la vie privée, et l'on sacrifie de gaîté de cœur les intérêts
de la morale à ceux de l'esprit de parti. C'est à la presse,
c'est aux hommes éclairés qui dirigent l'opinion à opposer
sans délai une digue infranchissable à ce torrent dévas-
tateur de l'immorahté qui menace d'engloutir nos Ubertés
politiques ».
La conversation de monsieur le curé m'intéressait sou-
verainement, et je passai plus de trois heures au presbytère
sans m'apercevoir de la fuite du temps.
Nous dûmes cependant le quitter, pour retourner chez
Jean Rivard, non toutefois sans avoir visité l'égUse de
Rivardville, qui eût fait honneur à l'une des anciennes pa-
roisses des bords du St. Laurent.
Chemin faisant, Jean Rivard me dit :
« Si vous n'aviez pas été si pressé, je vous aurais fait
voir les champs de grains et de légumes semés par monsieur
le curé ; je vous aurais montré ses animaux, ses volailles,
ses lapins. Vous auriez vu s'il entend l'agriculture. En
effet, pas un progrès ne se fait dans cette science sans qu'il
en prenne connaissance. Après les devoirs de son état,
c'est peut-être la chose qu'il entend le mieux. Il trouve
dans cette occupation un délassement à ses travaux in-
tellectuels en même temps qu'un moyen d'éclairer le peuple
et de contribuer au bien-être général. Un mot de lui
sur les meilleurs modes de culture, sur les meilleures races
d'animaux, sur l'importance des engrais, etc., fait sou-
vent plus d'effet que tout ce que pourraient dire les prédi-
cateurs agricoles ou les livres les mieux écrits sur cette bran-
che de connaissances.
» Cela ne l'empêche pas de s'occuper de réformes mo-
rales et sociales. Il a réussi à étabhr dans la paroisse
une société de tempérance dont presque tous les hommes
font partie. Vous ne sauriez croire quelle influence une
152 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
association de ce genre exerce sur la conduite et la mo-
ralité des jeunes gens. Il fait une guerre incessante au
luxe, cette plaie des \illes qui peu à peu menace d'envahir
les campagnes. Enfin, grâce aux soins qu'il se donne
pour procurer du travail aux pauvres, l'oisiveté est inconnue
parmi nous. Aussi n'avons-nous pas un seul mendiant
dans toute la paroisse de Rivardville. Nous sommes à
bon droit fiers de ce résultat ».
En passant devant une des hôtelleries, nous entendîmes
un bruit de voix discordantes, et bientôt nous aperçûmes
sur le perron un groupe de personnes au miUeu desquelles
était un vieillard qui parlait et gesticulait avec violence.
Je craignis qu'on n'eût commis quelque voie de fait sur
ce pauvre invahde et je proposai à mon compagnon d'inter-
venir. Mais Jean Rivard se mit à sourire.
« — Laissez faire, me dit-il, ce vieillard serait bien fâché
de notre intervention. C'est le père Gendreau dont je
vous ai déjà parlé. Il est tellement connu dans la pa-
roisse pour son esprit de contradiction que personne ne
se soucie plus de discuter avec lui. Il en est réduit à s'at-
taquer aux étrangers qui séjournent dans nos auberges.
En leur engendrant querelle à propos de poHtique, de
chemins de fer, d'améliorations publiques, il peut trouver
encore l'occasion de contredire et goûter ainsi quelques
moments de bonheur.
» Toutes ces maisons que vous voyez, continua Jean
Rivard, sont bâties sur les terrains que j'avais retenus pour
mes frères et pour moi, lors de mon établissement dans
la forêt ; ainsi mes frères sont devenus riches sans s'en aper-
cevoir. Ma bonne mère en est toute rajeunie. Elle vient
nous voir de temps à autre ; rien ne me touche autant
que son bonheur. Le seul regret qu'elle laisse échapper,
c'est que notre pauvre père n'ait pas pu voir tout cela
avant de mourir !
— Est-ce que vos frères sont tous étabhs dans ce village ?
— Non, je n'en ai encore que deux ; l'un auquel j'ai
cédé ma potasserie, qu'il a convertie en perlasserie et qu'il
exploite avec beaucoup d'intelligence ; l'autre qui s'est
établi comme marchand et qui, grâce à son activité, et à
une grande réputation de probité, se tire passablement
d'afifaire. Tous deux sont mariés et sont d'excellents ci-
toyens. Sur les sept autres, l'un est sur le point d'être
admis au notariat, un autre exerce à Grandpré la profession
de médecm, deux ont pris la soutane et font leurs études
de théologie, et les trois autres sont au collège et n'ont
pas encore pris de parti. A part les deux ecclésiastiques
UN HOMME CARRÉ I53
qui paraissent avoir une vocation bien prononcée pour le
sacerdoce, j'aurais voulu voir tous mes autres frères agri-
culteurs ; mais ils en ont jugé autrement, que Dieu soit
béni ! Les prières de ma mère ont été exaucées, elle aura
deux prêtres dans sa famille : cela suffit pour la rendre heu-
reuse le reste de ses jours. Je crains bien, que l'un des
trois écoliers ne cherche à se faire avocat : ce paraît être
comme une maladie épidémique parmi la génération actuelle
des collégiens.
» Quant au petit Léon, le plus jeune de mes frères, il restera
probablement, comme c'est l'usage, sur le bien paternel.
— Et vos deux sœurs, qu'en avez-vous fait ?
— L'une est devenue ma belle-sœur en épousant le frère
de ma femme, et l'autre a pris le voile. Toutes deux pa-
raissent également heureuses».
VII
UN HOMME CARRÉ
De tous les hommes, l'homme de bon sens,
l'homme de foi et l'homme de bien sont sans
contredit au premier rang.
Mgr Dupanloup
Il était près de neuf heures du soir quand nous fûmes
de retour à la maison de mon hôte ; mais les jours sont
longs à cette époque de l'année, et la nuit n'était pas en-
core tout à fait descendue sur la terre. Madame Rivard
venait d'abandonner son travail de couture et nous at-
tendait assise sur la galerie en compagnie de sa fille aînée.
La petite Louise était d'une beauté angéhque, et je
ne pus m'empêcher en la regardant de me rappeler l'ob-
servation faite par son père quelques instants auparavant :
« Votre mari, dis-je à madame Rivard, a fait sourire
monsieur le curé, en prétendant tout à l'heure que la race
canadienne s'améHore sensiblement par le seul fait de
la transplantation dans les cantons de l'Est ; pour ma part,
d'après ce que j'ai pu voir durant mon court séjour à Rivard-
ville, je me range sans hésiter à l'opinion de votre mari ».
Madame Rivard peu habituée à nos fades galanteries
ne put s'empêcher de rougir comme dans son beau temps
de jeune fille. Quant à la petite Louise, elle se contenta
de regarder sa mère ; elle ne savait pas encore rougir.
Cependant l'heure de mon départ approchait ; et ce
ne fut pas sans regret que je songeai à me séparer de mes
hôtes. Je n'avais passé qu'un seul jour sous ce toit hos-
pitalier ; mais ce seul jour valait pour moi toute une longue
154 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
suite d'années. J'avais découvert un monde nouveau.
J'étais pour ainsi dire affaissé sous le poids de mes pensées :
Cette famille, me disais-je, n'offre-t-elle pas l'image
parfaite du bonheur et de la vertu, s'il est vrai, comme disent
les philosophes, que la vertu tienne le milieu entre les
deux extrêmes ? Cet homme, en apparence si modeste
et si humble, ne réunit-il pas dans sa personne toutes les
qualités du sage et de l'homme de bien ? L'intelhgence
qu'il a reçue du Créateur, il la cultive par l'étude et l'ob-
servation ; sa force musculaire il la développe par le tra-
vail et l'exercice ; ses bons sentiments naturels, il les met
en activité en se rendant utile à ses semblables ; doué d'un
cœur affectueux, il répand sa tendresse sur une famille
chérie ; il exerce enfin dans une juste mesure toutes les
facultés morales, inteDectuelles et physiques dont le ciel
l'a doué : vivant d'ailleurs également éloigné de l'opulence
et de la pauvreté, de la rusticité et de l'élégance raffinée,
de la rudesse grossière et de la grâce prétentieuse sans
vanité, sans ambition, ayant dans toutes les actions de
sa vie un but sérieux et honorable...
Quel contraste entre cette vie paisible et l'existence
inquiète, agitée, tourmentée de la plupart des hommes de
notre classe, qui ne parviennent à la science qu'en ruinant
leur santé, qui ne parviennent à la richesse qu'en appau-
vrissant leurs semblables, qui dans tous leurs actes et leurs
travaux n'ont en vue que la satisfaction de leurs désirs
égoïstes et frivoles ou celle d'une ambition insatiable !
J'étais absorbé dans ces réflexions lorsque tout à coup
le sifflet de la locomotive se fit entendre à la gare voisine
ae celle de Rivard ville. Je n'avais plus qu'un quart
d'heure à moi. Je fis donc mes adieux à madame Rivard
et à ses enfants, puis serrant la main de mon hôte :
« — En me séparant de vous, lui dis-je d'une voix émue,
permettez-moi de me dire votre ami à la vie et à la mort.
Jamais je n'oubherai la journée si bien remplie que j'ai
passée dans votre société ; les sentiments d'estime que
vous m'avez inspirés je les conserverai précieusement au
fond de mon cœur. Estime n'est pas assez, je devrais
dire admiration, car soit dit sans vous flatter, monsieur,
(mon ton doit vous dire assez que je suis sincère) vous res-
terez pour moi tout à la fois le type de l'homme de bien
et celui de l'homme de cœur.
— Je vous remercie beaucoup, monsieur, dit Jean Rivard,
de vos paroles flatteuses. Je serais porté peut-être à m'en
enorgueillir si je n'avais eu l'occasion de connaître par
moi-même d'autres hommes d'un courage, d'une force
UN HOMME CARRÉ I55
de caractère et d'une persévérance bien supérieurs à tout
ce que vous savez de moi. Et pour ne pas aller plus loin,
je vous dirai que mon voisin et compagnon de travail,
Pierre Gagnon, dont je vous ai padé plus d'une fois, a,
comme défricheur, beaucoup plus de mérite que je puis
m'en attribuer ; si l'un de nous deux méritait le titre de
héros, c'est à lui, et non à moi que reviendrait cet honneur.
» En effet, remarquez, monsieur, qu'en me faisant dé-
fricheur,' je n'étais pas tout à fait sans appui. J'appar-
tenais à une famille connue, j'avais reçu une certaine
instruction qui ne m'a pas été inutile ; puis, j'étais pos-
sesseur d'un patrimoine de cinquante louis. Cela semble
une bagatelle, mais cette somme suffisait pour m'obtenir
les services d'un aide, ce qui n'était pas peu de chose dans
les circonstances où je me trouvais. Rien de tout cela
n'existait pour Pierre Gagnon.
» Orphehn dès l'enfance, il avait travaillé toute sa vie
pour se procurer le pain de chaque jour. Il ne connaissait
que la dure loi du travail. Ceux qui l'employaient ne
le faisaient pas pour le protéger, mais parce qu'ils y trou-
vaient leur compte. C'est bien de lui qu'on peut dire
avec raison qu'il a été l'enfant de ses œuvres.
» Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, Pierre Gagnon n'avait
reçu pour prix de ses sueurs, que le logement, la nourriture
et l'entretien Durant les années subséquentes, il put
mettre quelques piastres de côté, et lorsque je le pris à mon
service, il avait une vingtaine de louis d'épargne.
» Je vous ai dit comment il avait travaillé pour moi,
avec quelle patience, quelle gaîté philosophique il avait
attendu après la fortune, jusqu'à ce que ses gains journaHers,
le prix bien justement acquis de longues années de travail,
lui eussent permis de devenir acquéreur d'un lot de terre
inculte qu'il exploita pour son propre compte. Ceux-là
seuls qui l'ont suivi de près peuvent dire ce qu'il a fallu
chez cet homme d'heureuses dispositions et de force de
caractère pour supporter sans murmurer les rudes fatigues
de la première période de sa vie.
» Aujourd'hui il se trouve amplement récompensé. Pro-
priétaire de la terre que vous avez vue, et qui est une des
plus belles de la paroisse, il cultive avec beaucoup d'intel-
ligence, il a de fort beaux animaux, il est bien logé de
maison et de bâtiments ; il est enfin ce qu'on peut appeler
un cultivateur à l'aise. Ses enfants commencent à fré-
quenter l'école et font preuve de talents ; il soupire après
le jour où ils pourront lire l'Imitation de Jésus-Christ
et les histoires de Napoléon, de Don Quichotte et de Ro-
156 JEAN RIVARD ÉCONOMISTE
binson Crusoé. Sa femme Françoise les élève bien et
travaille autant que son mari ; c'est un ménage modèle.
» Où peut-on trouver plus de mérite réel que chez cet
homme» ?...
Nous en étions là de notre conversation quand Pierre
Gagnon lui-même, suivi de l'aîné de ses enfants, passa
devant la porte pour se rendre à la gare du chemin de
fer. Jean Rivard l'appela et nous présenta l'un à l'autre.
Tout en marchant ensemble vers les chars, j'adressai plu-
sieurs fois la parole à Pierre Gagnon, et je fis quelque allusion
à la conversation que nous venions d'avoir à son sujet.
« — Ah ! il est toujours comme ça, le bourgeois, dit
Pierre Gagnon, il croit les autres plus futés que lui ; mais
ce n'est pas à moi qu'il en fera accroire. Je voudrais que
vous pussiez le connaître à fond. Il est aussi savant que
monsieur le curé, il sait la loi aussi bien qu'un avocat, ce
qui n'empêche pas qu'il laboure une beauté mieux que moi.
Il mène toute la paroisse comme il veut, et s'il n'est pas
resté membre de la chambre, c'est parce qu'il n'a pais
voulu, ou peut-être parce qu'il a eu peur de se gâter, parce
qu'on dit que parmi les membres il y en a qui ne sont pas
trop comme il faut. Enfin, monsieur, puisque vous êtes
avocat, je suppose que vous avez lu l'histoire de Napoléon,
et que vous savez ce qu'il disait : si je n'étais pas Empereur,
je voudrais être juge de paix dans un \àllage. Ah ! notre
bourgeois n'a pas manqué cela, lui ; il est juge de paix
depuis longtemps, et il le sera tant qu'il vivra. Vous
savez aussi que les hommes que Bonaparte aimait le mieux
c'étaient les hommes carrés. Eh bien ! tonnerre d'un nom ! no-
tre bourgeois est encore justement comme ça, c'est un homme
carré ; il est aussi capable des bras que de la tête et il peut
faire n'importe quoi — demandez-le à tout le monde...
— Je ne doute pas, répondis- je en riant, que votre
bourgeois ne soit un homme carré ; ce qui est encore plus
certain, c'est que les hommes comme lui et vous ne sont
pas communs de nos jours, et je remercierai longtemps
le Ciel de • m'avoir procuré l'occasion de vous connaître.
Ne soyez pas surpris si je me permets d'écrire un jour
votre histoire, au risque de faire des incrédules».
En me disant « au revoir », Jean Rivard me pria de pren-
dre quelques renseignements sur son ami Gustave Charmenil,
dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis longtemps.
Je serrai une dernière fois la main de mes amis et repris
tout rêveur le chemin de la viUe.
FIN
[1
m
m
u
d
m
TABLE DES MATIÈRES
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
I
II
III
IV —
V —
VI —
VII —
Page
La Lune de Miel ii
L'exploitation 15
Rivardville _. 17
Le Missionnaire. — L'Église. — La Paroisse 23
Pierre Gagnon 31
Où l'on verra qui avait raison 36
La marche du progrès 42
Cinq ans après 46
Revers inattendu 57
Le Citadin 63
En avant ! Jean Rivard, maire de Rivard-
ville 68
Gustave Charmenil à Jean Rivard 73
Réponse de Jean Rivard 82
Jean Rivard et l'Éducation 88
Jean Rivard, candidat populaire loi
Le Triomphe 107
DERNIÈRE PARTIE
Quinze ans après 115
La Ferme et le Jardin 118
Détails d'intérieur. — Bibliothèque de Jean
Rivard 125
Les secrets du succès. — Révélations impor-
tantes 130
Une Paroisse comme on en voit peu 138
Visite à M. le Curé. — Dissertations écono-
miques 145
Un homme carré 153
PS
9^63
E7J42
1913
cop.2
Girin-Lajoie, Antoine
Jean Rivard
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