Skip to main content

Full text of "J.-J. Rousseau: sa vie, ses idées religieuses : deux conféren"

See other formats


Doret,   M, 

J,-J.  Rousseau 


00 


.-J.  ROUSSEAU 


SA  VIE 


SES  IDEES  RELIGIEUSES 


DKIÎK     CONFÉRhLNCKS 


PAR 


m.     DORET 


l'A.STEUK 


%Tr 


GENEVE 

A.  CHERBULIEZ  &    C" 
libraii'es-éiliteurs 


PARIS 

G.  FISCH BACHER 
as,  rue  (le  Seine 


1878 


Ces  deux  Conférences  ont  été  laites  sous  les  auspices  de 
l'Union  nationale  évangélique.  C'est  à  la  demande  et  par  les 
soins  de  cette  même  Société  qu'elles  sont  maintenant  publiées. 

Mon  seul  désir  est  de  contribuer,  pour  ma  faible  part,  à 
donner  à  la  solennité  qui  se  prépare  les  caractères  d'utilité, 
d'élévation  et  de  vérité  que  doivent  revêtir  les  fêles  nationales 
(t  républicaines. 


Satigny,  Mars  1878. 


6 


M.  D. 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE 


r.A    BIOaRAPHTF. 


Mesdames  eï  Messieurs, 

L'année  1778  vit  disparaître  de  la  scène  de  ce 
monde  deux  hommes  qui,  soit  par  leurs  personnes, 
soit  par  leurs  œuvres,  y  avaient  occupé  une  place 
considérable.  Le  30  mai,  Voltaire  mourait  k  Paris 
dans  une  agonie  que  n'avait  pu  conjurer  l'éclat  de 
son  dernier  triomphe,  et,  le  2  juillet,  J.-J.  Rousseau 
s'éteignait  subitement  à  Ermenonville. 

La  France  ne  laissera  pas  passer  le  30  mai  de 
cette  année  sans  célébrer  le  centenaire  de  celui  qui,  à 
la  fois  historien,  philosophe  et  poète,  fut  encore  le 
représentant  et  comme  J  incarnation  de  bien  des 
traits  de  l'esprit  français.  —  Genève  doit  le  même 
honneur  à  Rousseau,  et  se  prépare  à  le  lui  rendi-e. 

Rien  donc  de  pins  nnturol  que  d'inscriie  sur  le 


4 

programme  de  nos  Conférences  le  nom  de  notre  grand 
concitoyen.  C'est  le  moment  de  parler  de  lui  à  ceux 
qui  ne  connaissent  que  ce  nom  pour  leur  apprendre 
ce  qu'il  recouvre,  à  ceux  qui  savent  ce  qu'a  été 
Rousseau,  pour  rafraîchir  leurs  souvenirs,  à  tous, 
pour  préparer  utilement  son  centenaire. 

Parler  de  Rousseau,  Messieurs,  n'est  pas  en  soi 
une  tâche  difficile.  Les  documents  ne  manquent  pas. 
Peu  d'hommes  ont  pris  autant  de  soins  que  Jean- 
Jacques  poi.r  se  révéler  aux  autres.  Mécontent,  blessé 
du  jugement  de  ses  contemporains,  il  en  appelait  à 
celui  de  la  postérité  et  il  prétendait  fournir  à  ce  juge 
impartial  toutes  les  pièces  du  procès.  Confessions 
minutieuses,  lettres  religieusement  recopiées  et  cata- 
loguées, portraits  intellectuels  et  moraux,  souvent 
répétés  et  toujours  achevés,  rien  n'y  fait  défaut. 

Ce  qui  est  moins  facile,  c'est  d'en  parler  équita- 
blement.  Il  s'agit  d'abord  de  contrôlei"  ces  documents 
fom-nis  par  la  partie  intéressée,  de  juger  du  vrai 
Rousseau  par  le  Rousseau  qui  s'expose,  et,  surtout, 
de  se  mettre  en  garde  contre  l'engouement  de  ses 
amis  aussi  bien  que  contre  la  fureur  de  ses  adver- 
saires. Le  nom  de  Rousseau  n'est  pas  un  de  ceux  qui 
descendent  à  nous  portés  calmement  par  le  fleuve  de 
riiisloire  et  enveloppés  d'une  gloire  incontestée;  il 
nous  vient  tantôt  sur  des  nuages  d'encens,  tantôt 
dans  les  tourbillons  des  anathèmes.  Les  uns  ont  fait 


5 

de  Jciin-Jaciiiies  mi  demi-dienjes  aulres  un  démon: 
or  il  en  faut  faire  un  homme.  Là  est  le  vrai,  là  est  le 
point  délicat. 

Pour  poursuivre  cet  idéal  nous  nous  en  tiendrons 
le  plus  possible  aux  faits,  et  nous  tâcherons  d'éviter 
et  ceilaines  préventions  traditionnelles  et  un  enthou- 
siasme patrioti(jue  très-compréhensible,  sans  doute, 
mais  pas  toujoiu's  judicieux. 

Mirabeau  prétend  que  la  calomnie  a  un  siècle  poin* 
obscurcir  la  vérité  et  fausser  la  réputation  des  grands 
hommes.  Le  siècle  finira  le  2  juillet  prochain.  Heu- 
reux les  orateurs  qui  parleront  de  Rousseau  après 
cette  date  !  Nous  n'en  sommes  [)as  encore  là,  mais 
nous  en  ap[)rochons,  et  cette  circonstance  favorable 
nous  fait  espérer  que,  si  nous  ne  parvenons  pas  à 
l'atteindre,  nous  ne  resterons  pas  trop  au-dessous  du 
but  (jue  nous  nous  proposons. 

Nous  consacrerons  cette  piemière  séance  à  l'etracer 
la  biographie  de  Rousseau,  et,  dans  la  prochaine,  nous 
nous  occuperons  de  ses  idées  religieuses. 


La  vie  de  Rousseau  se  divise  assez  naturellement 
en  quatre  périodes  : 

L'enfant,  de  1712  à  1728  (Genève-Annecy); 

Le  jeune  homme,  de  1728  à  1745  (jusqu'à  son 
établissement  à  Paris); 


6 

V homme,  do  1745  à  'I7G7  (jusqu'au  retour  d'An- 
gleterre) ; 

Le  vieillard,  de  1767  à  1778. 

L'expression  de  «  vieillard  »  n'est  pas  tout  à  fait 
correcte  :  en  revenant  d'Angleterre,  Rousseau  n'avait 
que  55  ans  ;  mais,  cette  remarque  faite,  nous  la  con- 
servons en  raison  de  son  utilité. 


1/ ENFANT 

(de   1712   A  1728) 

J.-J.  Rousseau  naquit  le  28  juin  1712.  11  naquit 
à  Genève,  tout  Genevois  le  sait;  mais  où?  Deux  mai- 
sons se  disputent  l'honneur  d'avoir  abrité  son  ber- 
ceau :  l'ancien  numéro  69  de  la  rue  Rousseau,  et 
l'ancien  numéro  2  de  la  Grand'Rue.  Laquelle  a 
raison? 

Le  nom  de  la  rue  et  la  plaque  placée  sur  la  porte 
semblent  attester  que  tous  les  droits  appartiennent  à 
la  première.  Quand  vous  lisez  :  Ici  est  né...,  rien  ne 
vous  paraît  plus  concluant.  Pourtant,  il  y  a  erreur. 
Des  recherches  minutieuses  ont  prouvé  que  Rousseau 
est  né  à  la  Grand'Rue.  Il  fut  b.iplisé  à  Saint-Pierre 
le  4  juillet  et  sa  mère  mourut  d'une  fièvre  puerpérale 


7 

le  7  du  même  mois,  an  iiuméio  2  de  la  (iraud'llue. 
Comment  admelUe,  si  l'enfant  était  né  à  Saint-(lcr- 
vais,  que  ses  parents  fussent  venus  le  faire  baptiser  à 
Saint-Pierre,  et  peut-on  supposer  que  sa  mère  eût 
opéré  un  déménagement  pendant  sa  dangereuse  ma- 
ladie ? 

Au  resle,  le  quai'tier  de  Saint-Gervais  n'a  point  à 
se  formaliser.  Rousseau  y  hnbita  plusieurs  années  au 
numéro  73  de  la  rue  de  Coutance  et  il  garda  de  ce 
séjour  d'impérissables  souvenirs. 

La  famille  de  Rousseau  appartenait  à  la  bonne 
bourgeoisie.  Didier  Rousseau  quittant  Paris  en  1529, 
au  moment  où  sévissaient  les  persécutions  contre  les 
réformés,  vint  s'établir  à  Genève.  Il  v  fonda  une  li- 
brairie  et  fut  reçu  bourgeois  en  1555.  Son  petit-fils 
Jean  eut  seize  enfants,  ce  qui  lui  valut  l'exemption 
de  la  ft  taxe  des  gardes.»  De  ces  seize  enfants,  deux 
seuls  survécurent;  du  moins,  deux  seuls  sont  connus  : 
1"  Noè,  le  cadet,  père  d'un  Rousseau  qui  se  fixa  en 
Perse,  et  dont  le  fils  fut  consul  général  à  Ragdad,  et 
d'un  Rousseau  (J. -François),  qui  resta  à  Genève, 
habita  les  Eaux-Vives  et  dont  le  fils,  Théodore,  en- 
tretint des  relations  avec  Jean- Jacques  ;  —  2"  David, 
l'aîné,  qui  eut  quinze  enfants,  dont  Jsaac  père  de  Jenn- 
Jacques. 

En  1712  la  famille  était  peu  nombreuse  ;  ses  re- 
présentants à  Genève  étaient  :  Isaac  et  Jean- Jacques 


8 

d'une  part,  et,  de  l'autre,  leurs  cousins  Jean-Fran- 
rois  et  Théodore. 

Isaac  Rousseau  était  un  habile  horloger.  11  passa 
(juelques  années  à  Constantinople  en  qualité  d'horlo- 
ger du  sérail.  Sa  position  était  médiocre.  Il  avait 
épousé  Susanne  Bernard,  fille  d'un  ministre.  11  la 
perdit  à  la  naissance  de  Jean- Jacques,  son  second  fils*. 
La  perte  fut  grande  pour  l'un  et  l'autre,  surtout  pour 
lenfant. 

Rousseau  nous  dit  que  son  père  ne  s'en  consola 
jamais,  pas  même  dans  un  second  mariage  ;  et,  quant 
à  lui,  ah  !  combien  lui  eussent  été  précieux  les  soins 
d'une  mère  tendre,  intelligente,  et  chez  qui  se  joi- 
gnaient, à  des  talents  remarquables,  une  instruction 
soignée  et  une  haute  vertu. 

Le  déficit  fut  d'autant  plus  grand  que  le  père, 
homme  honnête,  mais  un  peu  léger,  ne  fit  pas  preuve 
de  beaucoup  de  jugement  et  de  persévérance  dans 
l'éducation  de  son  enfant.  Jean- Jacques  était  né  très- 
chétif,  et  ce  ne  fut  qu'aux  soins  d'une  tante,  plus  tard 
M"'''  Gonceru,  qu'il  dut  de  vivre  et  prendre  des  forces. 
Dès  qu'il  fut  en  âge  de  lire,  c'est-k-dire  vers  six  ans, 
son  père  lui  mit  entre  les  mains  les  romans  à  la  mode. 
Ils  les  lisaient,  ensemble  avec  passion  :  on  y  pas- 
sait des  nuits  entières.  Il  arriva  même  une  fois  que  ces 

^  J.-J.  Rousseau  avait  uu  frère  aîué  qui  quitta  Genève  et 
disparut. 


0 

achainés  lecteurs  furent  arraeliés  ;i  leur  oreupalion 
par  le  chanl  îles  liiroudelles  {\m  venaient  se  poser  au 
matin  sur  les  volets  do  la  fentMre.  Le  jour  se  levait. 
—  «  Allons  nous  coucher,  »  dit  le  père. 

Ouand  les  romans  lurent  épuisés,  on  lira  de  la  bi- 
bliolhè(iue  du  grand-père  liernard  des  ouvi-ages  plus 
sérieux.  l-.a  Vie  des  hommes  illustres,  de  lMutar(jue,  lit 
les  délices  de  l'enfant.  C'était,  si  l'on  veut,  un  tem- 
pérament aux  lectures  précédentes,  mais  un  demi- 
tempérament.  Rousseau  ti'ouvait  encore  dans  les 
portraits  d'Aristide,  de  Brutus,  etc.,  de  »]uoi  monter 
son  imagination,  et  l'on  peut  laisonnablemenl  ad- 
mettre que  c'est  dans  ces  premières  impressions  qu'il 
puisa  ce  besoin  de  romanesque  qui  ne  l'abandonna 
jamais. 

Sa  tante  lui  continua  ses  soins,  et  il  attribue  aux. 
airs  qu'elle  lui  chantait  d'une  voix  douce  et  sympathi- 
(jue  cet  autre  goût,  (|ui  devint  aussi  une  passion,  le 
goût  de  la  musique. 

C'est  ainsi  qu'au  milieu  des  péri[)étics  ordinaii-es, 
en  somme  fort  paisiblement,  manijuant  non  de  soins 
mais  d'une  direction  ferme  et  vigilante,  Uousseaii 
passa  les  pi-emières  années  de  sa  vie.  «  J'étais  babil- 
lard, gourmand,  quel(|uefois  menteur;  j'aurais  volé 
des  fruits,  des  bonbons,  de  la  mangeaille,  mais  ja- 
mais je  n'ai  pris  plaisir  à  faire  du  mal,  du  dégât,  à 
charger  les  autres,  à  tourmenter  de  pauvres   ani- 

1* 


10 

maux.  »    C'était  un  enfant  doux,  faible,  intelligent, 
avec  un  fond  de  sensualité  :  un  caractère  à  former. 

Un  événement  inattendu  arrêta  à  son  début  ce 
travail  nécessaire,  en  désorganisant  cette  vie  paisible. 
Isaac  Rousseau  eut  une  querelle  avec  un  officier  ge- 
nevois employé  au  service  de  France,  et,  blessé  de  ne 
pouvoir  se  faire  rendre  justice,  il  quitta  Genève  et 
alla  s'établir  à  Nyon,  laissant  son  fils  aux  soins  de 
son  beau-frère  Bernard.  M.  Bernard,  militaire  distin- 
gué, employé  aux  fortifications  de  la  ville,  avait  aussi 
un  fils  de  l'âge  de  Jean- Jacques.  L'intimité  s'établit 
rapidement  entre  les  deux  jeunes  garçons.  Une  cir- 
constance nouvelle  vint  la  cimenter. 

L'oncle  Bernard  plaça  les  deux  enfants  chez  le  pas- 
teur Lambercier,  à  Bossey,  pour  y  faire  leur  éduca- 
tion, Bossey  était  alors  protestant  et  avait  un  pasteur. 
On  comprend  ce  que  dut  devenir  l'amitié  des  petits 
citadins,  transplantés  ensemble  en  pays  inconnu.  Ils 
trouvaient  d'ailleurs  chez  leur  hôte  tout  ce  qui  pouvait 
développer  leur  cœur,  leur  esprit  et  leur  conscience  : 
intelligence,  piété  pratique  et  simple,  affection,  fer- 
meté et  avec  cela  des  connaissances  étendues;  on  ne 
pouvait  désirer  mieux.  Aussi  Rousseau  et  son  cousin 
travaillaient  avec  entrain,  suivaient  joyeusement  le 
catéchisme,  heureux  de  vivre  et  de  se  sentir  aimés,  et 
ce  temps  laissa  chez  le  premier  une  de  ces  impi*es- 
sions  profondes  qui  donnent  à  l'esprit  un  tour  parti- 


11 

L'ulier  :  c'est  là  (lu'il  apprit  ;i  aimer  lu  campagne  et 
que  s'éveillèrent  en  lui  ces  sentiments  de  piété  qui  ne 
s'eftacèrent  jamais  complètement. 

Ah  !  ce  séjour  à  Hossey,  comme  il  se  le  rappelle 
avec  plaisir,  et  comme  il  se  rajeunit  en  en  pai'lant! 
Ecoutez-le,  il  en  vaut  la  peine;  ce  sera  d'ailleurs 
donner  un  souvenir  à  ce  joli  presbytère  aujourd'hui 
disparu. 

«  Près  de  trente  ans  se  sont  passés  depuis  ma  sor- 
tie de  Bossey  sans  que  je  m'en  sois  raj)pelé  le  séjour 
d'une  manière  agréable  par  des  souvenirs  un  pou 
liés  ;  mais,  depuis  qu'ayant  passé  l'âge  mûr,  je  dé- 
cline vers  la  vieillesse,  je  sens  que  ces  mêmes  souve- 
nirs renaissent,  tandis  que  les  autres  s'effacent,  et  se 
gravent  dans  ma  mémoire  avec  des  traits  dont  le 
charme  et  la  force  augmentent  chaque  jour  ;  comme 
si,  sentant  déjà  la  vie  qui  s'échappe,  jo  cherchais  à  la 

ressaisir  par  ses  commencements Je  me  rappelle 

toutes  les  circonstances  des  lieux,  des  personnes,  des 
heures.  Je  vois  la  servante  ou  le  valet  agissant  dans 
la  chambre,  une  hirondelle  entrant  par  la  fenêtre, 
une  mouche  se  poser  sur  ma  main  tandis  que  je  ré- 
citais ma  leçon  ;  je  vois  tout  l'arrangement  de  la 
chambre  où  nous  étions  :  le  cabinet  de  M.  Lamber- 
cier  à  main  droite,  une  estampe  représentant  tous  les 
papes,  un  baromètre,  un  grand  calendrier,  des 
framboisiers  qui,  d'un  jardin  fort  élevé  dans  lequel 


s 


12 

la  maison  s'enfourait  sur  le  derrière,  venaient  om- 
brager la  fenêtre  et  passaient  quelquefois  jusqu'en 
dedans.  Je  sais  très-bien  que  le  lecteur  n'a  pas  grand 
besoin  de  savoir  tout  cela,  mais  j'ai  besoin,  moi, 
de  le  lui  dire.  Que  n'osai-je  lui  raconter  de  même 
toutes  les  petites  anecdotes  de  cet  heureux  âge,  qui 
me  font  encore  tressaillir  d'aise  quand  je  me  les  rap- 
pelle. Cinq  ou  six  surtout Composons.  Je  vous 

fais  grâce  des  cinq,  mais  j'en  veux  une,  une  seule, 
pourvu  qu'on  me  la  laisse  conter  le  plus  longuement 
qu'il  me  sera  possible  pour  prolonger  mon  plaisir. 

«  0  vous,  lecteur  curieux  de  la  grande  histoire  du 
noyer  de  la  terrasse,  écoutez-en  l'horrible  tragédie  et 
vous  abstenez  de  frémir  si  vous  le  pouvez  ! 

«  Il  y  avait,  hors  la  porte  de  la  cour,  une  terrasse 
k  gauche  en  entrant  sur  laquelle  on  allait  souvent 
s'asseoir  l'après-midi,  mais  qui  n'avait  point  d'om- 
bre. Pour  lui  en  donner,  M.  Lambercier  y  fit  planter 
un  noyer.  La  plantation  de  cet  arbre  se  fil  avec  solen- 
nité :  les  deux  pensionnaires  en  furent  les  parrains  ; 
et  tandis  qu'on  comblait  le  creux,  nous,  tenions  l'arbre 
chacun  d'une  main  avec  des  chants  de  triomphe.  On 
fit  pour  l'arroser  une  espèce  de  bassin  autour  du 
pied.  Chaque  jour,  ardents  spectateurs  de  cet  arrose- 
ment,  nous  nous  confirmions,  mon  cousin  et  moi, 
dans  l'idée  très-naturelle  qu'il  était  plus  beau  déplan- 
ter un  arbre  sur  la  terrasse  qu'un  drapeau  sur  la 


13 

brèche,  et  nous  résolûmes  de  nous  procurer  celle 
gloire  sans  la  partager  avec  qui  que  ce  lût. 

«  Pour  cela  nous  allâmes  couper  une  bouture  d'un 
jeune  saule,  et  nous  la  plantâmes  sur  la  terrasse,  à 
huit  ou  dix  pieds  de  Taugusle  noyer.  Nous  n'ou- 
bliâmes pas  de  faire  un  creux  autour  de  notre  arbre; 
la  difficulté  était  d'avoir  de  quoi  le  remplir,  car  l'eau 
venait  d'assez  loin  et  on  ne  nous  laissait  pas  courir 
pour  en  aller  prendre.  Cependant  il  en  fallait  abso- 
lument pour  notre  saule.  Nous  employâmes  toutes 
sortes  de  ruses  pour  lui  en  fournir  durant  quelques 
jours  ;  et  cela  nous  réussit  si  bien  que  nous  le  vîmes 
bourgeonner  et  pousser  de  petites  feuilles  dont  nous 
mesurions  l'accroissement  d'heure  en  heure,  persua- 
dés, quoiqu'il  ne  fût  pas  à  un  pied  de  terre,  qu'il  ne 
tarderait  pas  à  nous  ombrager. 

«  Comme  notre  arbre,  nous  occu[)ant  tout  entiers, 
nous  rendait  incapables  de  toute  application,  de  toute 
étude,  que  nous  étions  comme  en  délire  et  que,  ne 
sachant  à  qui  nous  en  avions,  on  nous  tenait  de  plus 
court  qu'auparavant,  nous  vîmes  l'instant  fatal  où 
l'eau  nous  allait  mamiuer,  et  nous  nous  désolions 
dans  l'attente  de  voir  notre  ai-bre  périr  de  sécheresse. 
Enfin  la  nécessité,  mère  de  l'industrie,  nous  suggéra 
une  invention  pour  garantir  l'arbre  et  nous  d'une 
mort  certaine;  ce  fut  de  faire  passer  par-dessous  terre 
une  rigole  qui  conduisît  secrètement  au  saule  une 


14 

partie  de  l'eau  dont  on  arrosait  le  noyer.  Cette  entre- 
prise, exécutée  avec  ardeur,  ne  réussit  pourtant  pas 
d'abord.  Nous  avions  si  mal  pris  la  pente,  que  l'eau 
ne  coulait  point;  la  terre  s'éboulait  et  bouchait  la  ri- 
gole; l'entrée  se  remplissait  d'ordures;  tout  allait  de 
travers.  Rien  ne  nous  rebuta  :  Labor  omnia  vincit  im- 
probus\  Nous  creusâmes  davantage  la  terre  et  notre 
bassin,  pour  donner  à  l'eau  son  écoulement;  nous 
coupâmes  des  fonds  de  boîtes  en  petites  planches 
étroites,  dont  les  unes  mises  de  plat  à  la  fde,  et  d'au- 
tres posées  en  angle  des  deux  côtés  sur  celles-là,  nous 
firent  un  canal  triangulaii'e  pour  notre  conduit.  Nous 
plantâmes  à  l'entrée  de  petits  bouts  de  bois  minces  et 
à  claire-voie,  qui,  faisant  une  espèce  de  grillage  ou  de 
crapaudine,  retenaient  le  limon  et  les  pierres  sans 
boucher  le  passage  à  l'eau.  Nous  recouvrîmes  soigneu- 
sement notre  ouvrage  de  terre  bien  foulée  ;  et  le  jour 
oi^i  tout  fut  fait,  nous  attendîmes  dans  des  transes 
d'espérance  et  de  crainte  l'heure  de  l'arrosement. 
Après  des  siècles  d'attente,  cette  heure  vint  enfin; 
M.  Lambercier  vint  aussi  à  son  ordinaire  assister  à 
l'opération,  durant  laquelle  nous  nous  tenions  tous 
deux  derrière  lui  poiu-  cacher  notre  arbre,  auquel  très- 
hem-eusement  il  tournait  le  dos. 

«  A  peine  achevait-on  de  verser  le  premier  seau 

^  Est-ce  en  pensant  à  Rousseau  qu'on  a  gravé  ces  mots  sur 
le  sentier  de  la  Grantle-Gorge  ? 


d'eau,  nue  nous  commenràmes  d'en  voir  couler  thuis 
notre  bassin.  A  cet  aspect  la  prudence  nous  aban- 
donna ;  nous  nous  mîmes  à  pousser  des  cris  de  joie 
ijui  firent  retourner  M.  Lambercier:  et  ce  fut  dom- 
mage, car  il  prenait  grand  plaisir  à  voir  comment 
la  teri-e  du  noyer  était  bonne  et  buvait  avidement 
son  eau.  Frappé  de  la  voir  se  partager  en  deux  bas- 
sins, il  s'écrie  h.  son  tour,  regarde,  aperçoit  la  fripon- 
nerie, se  fait  brusquement  apporter  nnepioclie,  donne 
un  coup,  fait  voler  deux  ou  trois  éclats  de  nos  plan- 
ches et  criant  à  iileine  têle  :  Un  aijuediic!  un  inpiedtic! 
et  frappe  de  toutes  parts  des  coups  impitoyables  dont 
chacun  [)ortait  au  milieu  de  nos  cœurs.  En  un  mo- 
ment, les  planches,  le  conduit,  le  bassin,  le  saule,  tout 
fut  détruit,  tout  fut  labouré,  sans  qu'il  y  eût,  durant 
cette  expédition  terrible,   nul  autre  mot  prononcé, 
sinon  l'exclamation  qu'il  répétait  sans   cesse  :   Cn 
aqueduc!  s'écriait-il  en  brisant  tout,  un  aqueduc!  un 
aqueduc! 

«  On  croira  que  l'aventure  finit  mal  pour  les  petits 
architectes.  On  se  trompera  :  tout  fut  fini.  M.  Lam- 
bercier ne  nous  dit  pas  un  mot  de  reproche,  ne  nous 
fit  pas  plus  mauvais  visage,  et  ne  nous  en  parla  plus; 
nous  l'entendîmes  même,  un  peu  après,  rire  auprès  de 
sa  sœur  à  gorge  déployée,  car  le  rire  de  M.  Lamber- 
cier s'entendait  de  loin  ;  et  ce  qu'il  y  eut  de  plus  éton- 
nant encore,  c'est  que,  passé  le  premier  saisissement. 


nous  ne  fûmes  pas  nous-mêmes  fort  affligés.  Nous 
plantâmes  ailleurs  un  autre  arbre,  et  nous  nous  rap- 
pelions souvent  la  catastrophe  du  premier,  en  répé- 
tant entre  nous  avec  emphase  :  Un  aqueduc!  un  aque- 
duc! Jusque-là  j'avais  eu  des  accès  d'orgueil  par 
intervalles  quand  j'étais  Aristide  ou  Hrutus  :  ce  fut 
ici  mon  i^remier  mouvement  de  vanité  bien  marquée. 
Avoir  pu  construire  un  aqueduc  de  nos  mains,  avoir 
mis  une  bouture  en  concurrence  avec  un  grand  arbre, 
me  paraissait  le  suprême  degré  de  la  gloire.  A  dix  ans 
j'en  jugeais  mieux  que  César  à  trente'.  » 

De  retour  à  Genève,  Rousseau  passa  deux  ans  chez 
son  oncle,  travaillant  peu,  s'amusant  beaucoup,  puis 
quelques  mois  chez  le  greffier  de  la  ville,  M.  Masseron, 
(jui  n'en  put  rien  faire,  et  fut  enfin  placé  en  appren- 
tissage chez  un  graveur,  M.  Ducommun.  La  brutalité 
du  maître  eut  de  tristes  effets  sur  l'apprenti.  Jean- 
Jacques  prenait  goût  au  métier,  il  se  sentait  habile  et 
ne  désespérait  pas  d'être  un  jour  le  premier  graveur 
de  Genève;  mais  les  procédés  qui  le  poussaient  au 
travail  développaient  en  lui  de  mauvais  penchants 
naturels,  le  poussaient  aussi  au  vol,  au  mensonge,  et 
faisaient  de  lui  un  franc  polisson.  Il  ne  lui  restait  de 
ses  goûts  d'autrefois  qu'un  ardent  amour  de  la  lec- 
ture. L'apprentissage  fut  subitement  interrompu, 

Genève  possédait  alors  des  foi-tifications,  des  portes 

^  Confessions,  liv.  I. 


17 

et  des  jioiits-levis.  Tons  les  soirs  les  poiles  se  fer- 
maient, les  poiils-levis  se  dressaient  et  la  ville  était 
close  comme  une  boîte.  Malheur  aux  citadins  attardés 
qui  laissaient  passer  l'heure  de  la  retraite.  On  n'en- 
trait plus.  Cet  accident  était  par  deux  fois  déjà  arrivé 
à  l'infortuné  Rousseau.  Il  y  fut  pris  une  troisième.  11 
était  dans  la  campagne  avec  quelques  amis.  La  re- 
traite sonne  :  on  presse  le  pas,  on  court.  Efforts  inu- 
tiles !  Le  moment  mathématique  est  arrivé  ;  l'officier 
de  garde  a  donné  ses  ordres;  les  ordres  ont  été  exé- 
cutés; voilà  Genève  à  l'abri  d'un  coup  de  main,  et 
Jean-Jacques  hors  la  porte  de  Neuve. 

Ses  amis  prirent  assez  gaillardement  l'aventure. 
Pour  lui,  qui  entrevoyait  à  l'Iiorizou  un  orage  de 
coups,  il  résolut  de  l'éviter  en  prenant  le  chemin 
de  l'exil.  Il  dit  adieu  à  Genève  et  commença  ses  in- 
cessantes pérégrinations,  n'ayant  sur  les  bras  qu'un 
insignifiant  bagage,  mais  emportant  dans  sou  cœur 
les  impressions  nettes  et  fortes  et  comme  le  sceau  de 
la  vie  genevoise  :  les  principes  de  la  piété  protestante, 
la  simplicité,  l'austérité  même  des  habitudes,  l'exem- 
ple du  travail  et  l'amour  de  l'indépendance. 

Si  vous  ajoutez  à  cela  les  traits  personnels  que  nous 
avons  signalés  :  le  goût  du  romanesque,  des  besoins 
artistiques,  une  sensibilité  facilement  excitée  et  une 
sensualité  manifeste,  vous  retrouverez  dans  l'enfant 
les  principaux  caractères  de  l'homme  fait.  Les  circon- 


18 

sUinces,  le  travail  individuel  modifieront  les  rapports 
de  ces  éléments,  développeront  les  uns  jusqu'à  l'excès 
et  diminueront  les  autres  ;  le  génie  les  fécondera  de 
son  souffle  puissant,  mais  ils  sont  déjà  là.  L'avenir 
n'en  ajoutera  guère  de  nouveaux.  Comme  on  retrouve 
dans  le  jeune  plant  l'arbre  qui,  sous  l'action  du  soleil 
et  de  la  pluie,  du  froid  et  de  la  chaleur,  donnera  bien- 
tôt son  ombre  et  ses  fruits,  on  retrouve  le  Rousseau 
de  40  ans  dans  celui  de  15,  dans  ce  jeune  homme 
hier  encore  apprenti,  transformé  tout  à  coup  en  va- 
uabond. 


II. 

LK  JKUNK  HOMME 

(de  1728  A  1745) 

.le  voudrais,  Messieurs,  pouvoir  grouper  les  événe- 
ments de  cette  période  pour  les  rendre  plus  faci- 
lement saisissables,  mais  j'y  dois  renoncer.  Pendant 
ces  dix-sept  années,  Rousseau  n'en  passe  pas  trois 
au  môme  endroit;  ce  sont  des  courses  sans  fin,  qui  lui 
ont  valu  Tépithète  justement  méritée,  bien  qu'd  s'en 
soit  formalisé,  de  royngrur  perpétuel.  Excusez-moi 
donc  si  je  vous  fais  courir  dans  toutes  les  directions 


19 

et  sans  vous  laisser  prendre  haleine.  J'abrégerai  en 
sautant  nombre  de  détails. 

Enchanté  de  se  trouver  son  maître,  et  savourant 
une  liberté  d'autant  plus  douce  qu'elle  était  moins  at- 
tendue, Rousseau  erre  quelques  jours  aux  environs 
de  Genève.  Il  arrive  enfin  chez  le  curé  de  Confignon, 
M.  de  Pontvère,  qui  le  recueille,  le  fait  parler,  et 
qui,  au  lieu  de  renvoyer  à  sa  famille  ce  jeune  homme 
égaré,  le  dirige  sur  Annecy  à  l'adresse  de  M'""  de 
Warens.  Rousseau  ne  fit  aucune  difficulté  de  prendre 
la  route  qu'on  lui  indiquait  et  il  arriva  sans  encom- 
bre à  destination. 

Louise- Élconore  de  la  Tour  de  Peih,  baronne  de 
Warens,  née  à  Vevey  en  1 700,  avait  épousé  M.  de 
Loys.  Son  intérieur  n'était  pas  heureux,  en  bonne 
partie  par  sa  faute.  Le  roi  de  Piémont  étant  venu  à 
Évian  en  1726,  elle  eut  l'envie  d'aller  le  voir;  elle 
entendit  Tévêque  de  Bernex,  se  convertit  au  catholi- 
cisme et  abandonna  sa  famille  avec  sa  religion.  Cette 
évasion  fit  du  bruit.  Le  roi  prit  M"^*^  de  Warens  sous 
sa  protection,  lui  fit  une  pension  et  l'établit  à  An- 
necy. C'est  à  cette  personne,  elle  avait  alors  28  ans, 
que  M.  de  Pontvère  envoyait  son  protégé  :  le  but  était 
manifeste.  M""'  de  Warens  le  comprit  bien.  Elle  ne 
se  dissimula  point  que  le  devoir  l'appelait  à  rendre 
cet  enfant  à  sa  famille,  mais,  nouvelle  prosélyte  sou- 
mise à  l'Église  et  pleine  de  zèle  pour  elle,  elle  pensa 


20 

mieux  faire  en  le  gardant  provisoirement  clans  sa  mai- 
son et  en  le  faisant  conduire  plus  tard  au  séminaire 
de  Turin.  Rousseau,  encore,  se  laissa  faire  :  l'attrait 
de  la  nouveauté  et  les  charmes  de  sa  protectrice 
étouffaient  tous  les  scrupules,  si  tant  est  qu'il  en  eût. 

Au  séminaire  de  Turin,  l'instruction  fut  rapide 
quoique  laborieuse  :  le  catéchumène  «  ergotait  »  et 
mettait  quelquefois  ses  professeurs  dans  l'embarras. 
Elle  fut  terminée  par  une  solennelle  cérémonie  d'ab- 
juration, après  laquelle  Rousseau  reçut  quelques  sous 
collectés  pour  lui  et  se  trouva  dans  la  rue,  catholique, 
mais  tout  seul. 

Il  fallait  vivre.  Il  se  plaça  quelque  temps  chez  un 
orfèvre,  puis,  comme  valet  de  chambre,  chez  M'°*^  de 
Vercellis  et  dans  la  maison  Solar.  il  y  était  depuis 
peu,  et  déjà  M.  de  Solar  pensait  à  utiliser  les  talents 
qu'il  avait  remarqués  chez  son  jeune  serviteur  ;  un 
avenir  s'ouvrait  devant  lui,  quand  il  lui  prend  fan- 
taisie de  quitter  Turin  en  compagnie  d'un  Genevois 
nommé  Racle  qui  avait  gagné  son  cœur.  On  comptait 
courir  le  pays  et  faire  de  l'argent  en  montrant  une 
fontaine  de  Hiéron.  La  fontaine  se  brisa  à  la  premièi'e 
représentation,  et  ses  malheureux  propriétaires  arri- 
vèrent à  Annecy  dans  le  plus  complet  dénûment. 

M"'®  de  Warens  recueillit  Rousseau,  l'établit  à  poste 
lixe  chez  elle,  et,  depuis  ce  jour,  il  lui  donna  le  nom 
de  Maman  :  beau  nom,  qui  exprime  la  reconnaissance 


21 

et  un  attachement  respectueux.  Pourquoi  faut-il  qu'il 
exprime  ici  autre  chose,  et  qu'il  ait  pris  dans  les 
Confessions  un  son  si  blessant  et  une  couleur  si  re- 
poussante? 

Rousseau  trouva  au  séminaire,  dans  lequel  il  com- 
plétait ou  plutôt  poursuivait  ses  études,  un  jeune 
abbé,  M.  Gàtier,  dont  l'influence  sur  lui  fut  sérieuse, 
et  qui,  avec  l'abbé  Gaime,  qu'il  avait  connu  à  Turin, 
lui  fournit  le  type  de  son  Vicaire  savoyard.  La  grande 
passion  de  Jean-Jacques  était  alors  la  musique  :  on 
en  faisait  partout,  au  séminaire,  à  l'église,  à  la  mai- 
son. Sous  la  direction  de  Le  Maître  et  de  Venlure, 
les  concerts  se  répétaient  incessamment  et  les  progrès 
étaient  rapides. 

Tout  était  mélodie  et  plaisir.  Mais,  de  retour  d'un 
voyage  qu'il  dut  faire  à  Lyon  pour  accompagner  Le 
Maître,  Rousseau  ne  trouva  plus  à  Annecy  M'""  de 
Warens,  que  des  affaires  d'intérêt  avaient  appelée  k 
Turin.  Il  s'installa  néanmoins  chez  elle,  puis,  ennuyé 
de  sa  solitude,  il  se  fit  chevalier  servant  et  accom- 
pagna comme  tel  une  femme  de  chambre  de  M'™  de 
Warens,  qui  se  rendait  chez  elle  dans  le  canton  de 
Fribourg. 

Sa  mission  terminée,  le  voilà  en  pays  étranger, 
sans  connaissances  et  sans  ressources.  C'est  alors  que, 
payant  d'audace,  il  se  donne  pour  professeur  de  mu- 
sique, et  organise  ce  fameux  concert  qui  dut  sou- 


22 

vent  revenir  à  sa  pensée  comme  un  cauchemar  : 
«  En  approchant  de  Lausanne,  je  rêvais  à  la  dé- 
tresse où  je  me  trouvais,  aux  moyens  de  m'en  tirer 
sans  aller  montrer  ma  misère  à  ma  belle-mère;  et  je 
me  comparais  dans  ce  pèlerinage  pédestre  à  mon  ami 
Venlure  arrivant  à  Annecy.  Je  m'échauffai  si  bien  de 
cette  idée,  que,  sans  songer  que  je  n'avais  ni  sa  gen- 
tillesse ni  ses  talents,  je  me  mis  en  tête  de  faire  à 
Lausanne  le  petit  Venture,  d'enseigner  la  musique, 
que  je  ne  savais  pas,  et  de  me  dire  de  Paris,  où  je 

n'avais  jamais  été 

«  Me  voilà  maître  à  chanter  sans  savoir  déchiffi-er 
un  air  ;  car  quand  les  six  mois  que  j'avais  passés 
avec  Le  Maître  m'auraient  profilé,  jamais  ils  n'au- 
raient pu  suffire;  mais,  outre  cela,  j'apprenais  d'un 
maître  :  c'en  était  assez  pour  apprendre  mal.  Pari- 
sien de  Genève,  et  catholique  en  pays  protestant,  je 
crus  devoir  changer  mon  nom  ainsi  que  ma  religion 
et  ma  patrie.  Je  m'approchais  toujours  de  mon  grand 
modèle  autant  qu'il  m'était  possible.  Il  s'était  appelé 
Venture  de  Villeneuve,  moi  je  fis  l'anagramme  du 
nom  de  Rousseau  dans  celui  de  Vaussore,  et  je  m'ap- 
pelai Vaussore  de  Villeneuve.  Venture  savait  la  com- 
position, quoiqu'il  n'en  eût  rien  dit;  moi,  sans  la 
savoir,  je  m'en  vantai  à  tout  le  monde,  et,  sans  pou- 
voir noter  le  moindre  vaudeville,  je  me  donnai  pour 
("onipositeur.  Ce  n'est  pas  tout  :  ayant  été  présenté  à 


23 

M.  de  Treylorrens,  professeur  en  droit,  qui  aimait  la 
musique  et  faisait  des  concerts  chez  lui,  je  voulus 
lui  donner  un  échantillon  de  mon  talent,  et  je  me 
mis  à  composer  une  pièce  pour  son  concert,  aussi 
effrontément  que  si  j'avais  su  comment  m'y  prendre. 
J'eus  la  constance  de  travaillei'  pendant  quinze  jours 
à  ce  bel  ouvrage,  de  le  mettre  au  net,  d'en  tirer  les 
parties,  et  de  les  distribuer  avec  autant  d'assurance 
que  si  c'eût  été  un  chef-d'œuvre  d'harmonie.  Enfin, 
ce  qu'on  aura  peine  à  croire,  et  qui  est  très-vrai, 
pour  couronner  dignement  cette  sublime  production, 
je  mis  à  la  lin  un  joli  menuet,  qui  courait  les  rues,  et 
que  tout  le  monde  se  rappelle  peut-être  encore,  sur 
ces  paroles  jadis  si  connues  : 

Quel  caprice  ! 
Quelle  injustice! 
Quoi  !  ta  Clarisse 
Trahirait  tes  feux  !  etc. 

« Je  mis  donc  à  la  fin  de  ma  composition  ce 

menuet  et  je  le  donnai  pour  être  de  moi,  tout  aussi 
résolument  que  si  j'avais  parlé  à  des  habitants  de  la 
lune. 

«  On  s'assemble  poin*  exécuter  ma  pièce.  J'exjtli- 
que  à  chacun  le  genre  du  mouvemerit,  le  goût  de 
l'exécution,  les  renvois  des  parties;  j'étais  fort  affairé. 
On  s'accorde  pendant  c\u(\  ou  six  minutes,  qui  furent 


24 

pour  moi  cinq  ou  six  siècles.  Enfin,  tout  étant  prêt, 
je  frappe  avec  un  beau  rouleau  de  papier  sur  mon 
pupitre  magistral  les  cinq  ou  six  coups  du  Prenez 
garde  à  vous.  On  fait  silence.  Je  me  mets  gravement 
abattre  la  mesure;  on  commence....  Non,  depuis 
qu'il  existe  des  opéras  français,  de  la  vie  l'on  n'ouït 
un  semblable  charivari.  Quoi  qu'on  eût  pu  penser  de 
mon  prétendu  talent,  l'eiïet  fut  pire  que  tout  ce  qu'on 
semblait  attendre.  Les  musiciens  étouffaient  de  rire; 
les  auditeurs  ouvraient  de  grands  yeux,  et  auraient 
bien  voulu  fermer  les  oreilles  ;  mais  il  n'y  avait  pas 
moyen.  Mes  bourreaux  de  symphonistes,  qui  vou- 
laient s'égayer,  raclaient  à  percer  le  tympan  d'un 
quinze-vingt.  J'eus  la  constance  d'aller  toujours  mon 
train,  suant,  il  est  vrai,  à  grosses  gouttes,  mais  retenu 
par  la  honte,  n'osant  m'enfuir  et  tout  planter  là. 
Pour  ma  consolation,  j'entendais  autoiu*  de  moi  les 
assistants  se  dire  à  leur  oreille,  ou  plutôt  à  la  mienne, 
l'un  :  Il  n'y  a  rien  là  de  supportable;  un  autre: 
Quelle  musique  enragée  !  un  autre  :  Quel  diable  de 
sabbat  !  Pauvre  Jean-Jacques,  dans  ce  cruel  moment 
tu  n'espérais  guère  qu'un  jour  devant  le  roi  de  France 
et  toute  sa  cour  tes  sons  exciteraient  des  murmures 
de  surprise  et  d'applaudissement,  et  que,  dans  toutes 
les  loges  autour  de  toi,  les  plus  aimables  femmes  se  di- 
raient à  demi-voix  :  Quels  sons  charmants  !  Quelle  mu- 
sique enchanteresse  !  tous  ces  chants-là  vont  au  cœur  ! 


2o 

«  Mais  ce  qui  mit  tout  le  monde  de  bonne  humeur 
fut  le  menuet.  A  peine  en  eut-on  joué  quelques  me- 
sures que  j'entendis  partir  de  toutes  parts  des  éclats 
de  rire.  Chacun  me  féhcitait  sur  mon  joli  goût  de 
chant;  on  m'assurait  que  ce  menuet  ferait  parler 
de  moi,  et  que  je  méritais  d'être  chanté  partout.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  dépeindre  mon  angoisse  ni  d'a- 
vouer que  je  la  méritais  bien.  » 

Rousseau  se  dédommagea  de  ses  insuccès  musicaux 
en  contemplant  à  son  aise  les  sites  pittoresques  qui 
entourent  Vevey  et  le  tableau  magnifique  du  lac  en- 
cadré de  ses  hautes  montagnes. 

Quelques  jours  plus  tard,  il  est  à  Neuchàtel;  il  par- 
court le  Jura;  il  y  fait  connaissance  d'un  certain  ar- 
chimandrite qui  quêtait  pour  la  restauration  des 
Lieux-Saints;  il  s'attache  à  lui,  et  prenait  en  sa 
compagnie  la  route  de  Jérusalem,  quand  le  résident 
français  à  Soleure  l'arrête,  le  retient  et  lui  procure 
une  place  de  précepteur  à  Paris. 

Rousseau  montait  en  grade  sans  croître  en  sa- 
gesse. A  la  première  difficulté,  il  se  décourage,  quitte 
la  place,  et  prend  à  pied  la  route  d'Annecy,  puis  de 
Ghambéry,  où  M""  de  Warens  s'était  établie.  Il  y 
tombe  malade  et  trouve  chez  sa  bienfaitrice  les  soins 
les  plus  empressés. 

M"'*'  de  Warens  déploya  largement  envers  lui  sa 
bonté   naturelle  et,   quand  vint  le  printemps,  elle 

2 


2G 

chercha,  aux  environs  de  Ghambéry,  une  paisible  de- 
meure où  elle  put  passer  l'été  avec  son  malade  ;  elle 
loua  dans  un  pittoresque  vallon  cette  petite  maison 
des  Charmettes  qui  doit  sa  gloire  aux  deux  étés  qu'y 
séjourna  Jean- Jacques. 

^me  (Je  Warens  philosophait  à  ses  heures,  mélan- 
geant d'une  manière  assez  naïve  et  incohérente  les 
principes  du  protestantisme  où  elle  était  née  et  du 
catholicisme  qu'elle  avait  embrassé.  Elle  remplissait 
très-fidèlement  tous  les  devoirs  extérieurs  de  sa  reli- 
gion. Sa  piété  était  douce,  assez  tolérante,  plus  qu'elle 
ne  l'est  souvent  chez  les  prosélytes,  mais  le  senti- 
ment y  tenait  plus  de  place  que  la  conscience,  et 
elle  s'accommodait  d'une  assez  grande  légèreté  de 
mœurs.  —  Un  docteur  de  Chambéry,  homme  d'es- 
prit et  de  talent,  et  quelques  prêtres  du  voisinage, 
formaient  sa  société  habituelle.  Ce  fut  celle  de  Rous- 
seau; son  influence  et  ses  conseils  ne  lui  furent  pas 
inutiles. 

Tout  en  s'entretenant  de  théologie  avec  M"^"  de 
Warens,  en  se  livrant  aux  travaux  champêtres,  et  en 
parcourant  les  montagnes  des  environs,  il  entreprit, 
sous  la  direction  du  docteur  Salomon,  de  mettre  de 
l'ordre  dans  ses  connaissances  et  de  les  compléter.  Il 
aborda  la  géométrie  et  l'astronomie,  recommença  le 
latin,  et  étudia  la  philosophie  dans  la  Logique  de 
Port-lioyal,  V Essai  ûe  Locke,  dans  Descartes  et  Maie- 


27 

branche,  cherchant  moins  pour  lors  à  saisir  la  vérité 
qu'à  se  faire  un  fonds,  un  magasin  d'idées  nom- 
breuses et  précises  qu'il  pourrait  plus  tard  comparer 
entre  elles  et  utiliser  pour  lui-même.  Ces  travaux 
éveillèrent  en  lui  la  passion  de  savoir  et  il  les  pour- 
suivit avec  une  persévérance  et  une  ardeur  qui  ne 
favorisèrent  pas  son  rétablissement. 

Il  était  mieux,  mais  il  souffrait  encore.  La  maladie 
du  mouvement  le  reprit,  et,  persuadé  qu'il  avait  un 
polype  au  cœur  (comme  le  personnage  de  Topffer,  il 
ne  savait  pas  très-bien  ce  que  ce  pouvait  être),  il  part 
pour  Montpellier  dans  le  but  de  consulter  une  des 
célébrités  médicales  de  l'époque.  Le  polype  s'envole 
en  route  grâce  à  quelques  aventures  galantes.  Le 
docteur  de  Montpellier  prescrit  le  repos  et  la  distrac- 
tion ;  tout  semble  aller  au  mieux  ;  seulement  quand, 
après  quelques  mois  d'absence,  Rousseau  revient  à 
Chambéry,  il  trouve  sa  place  prise  auprès  de  xM"'"  de 
Warens.  Grand  désespoir  et  grandes  résolutions  !  Il 
passe  quelque  temps  à  Lyon  comme  précepteur  chez 
M.  deMably;  puis,  étant  revenu  à  Chambéry,  et  s'y 
sentant  de  trop,  il  dit  adieu  à  ses  chères  montagnes 
de  Savoie  et  part  pour  Paris. 

Cette  période  de  l'histoire  de  Rousseau  offre  au 
point  de  vue  moral  un  singulier  mélange  de  bassesse 
et  d'élévation,  de  passions  ardentes  et  un  sentiment 
du  devoir  que  leurs  victoires  n'étouffent  pas, de  grands 


élans  du  cœur  et  de  honteuses  lâchetés  trahissant  un 
faible  développement  de  la  conscience,  une  piété 
réelle  et  une  légèreté  non  moins  manifeste,  équilibre 
instable,  produit  évident  de  l'abandon  dans  lequel 
Rousseau  passa  sa  première  jeunesse,  et  des  influences 
qu'il  subit  tant  à  Turin  qu'à  Annecy  et  aux  Ghar- 
mettes.  Il  eût  fallu  pour  former  ce  caractère  une  main 
intelligente  et  ferme,  l'exemple  viril  d'une  noble  et 
haute  moralité;  tout  autre  chose,  au  moins,  que  l'at- 
mosphère malsaine  du  séminaire  et  que  la  piété  fé- 
minine, flasque  et  par  trop  musicale  de  M"^°  de 
Warens. 

Voulez-vous  l'histoire  de  quelques-unes  de  ses 
chutes.  A  Turin,  chez  M"''  de  Vercelhs,  il  vole  un 
ruban,  et,  devant  la  famille  assemblée,  il  accuse 
imperturbablement  de  ce  crime  une  pauvre  ser- 
vante qu'on  chasse  de  la  maison.  A  Lyon,  le  mal- 
heureux Le  Maître  qu'il  accompagnait  est  atteint  en 
pleine  rue  d'une  crise  d'épilepsie,  Rousseau  crie  au 
secours,  et,  lorsqu'il  voit  les  gens  arriver,  il  s'enfuit 
lâchement,  laissant  son  ami  aux  mains  des  étrangers; 
plus  tard,  chez  M.  de  Mably,  il  se  livre  à  la  boisson, 
et,  abusant  de  la  confiance  de  ses  maîtres,  il  ne 
craint  pas  de  satisfaire  à  leurs  dépens  cette  triste 
passion. 

Voulez-vous  des  preuves  de  sa  piété-  :  rappelez- 
vous  ce  passage  des  Confessions  :  «  .le  me  levais  tous 


29 

les  matins  avant  le  lever  du  soleil.  Je  montais  par  un 
verger  voisin  dans  un  très-joli  chemin  qui  était  r.u- 
dessus  de  la  vigne  et  suivait  la  côte  jusqu'à  Cham- 
béry.  Là,  tout  en  me  promenant,  je  faisais  ma  prière, 
qui  ne  consistait  pas  en  un  vain  balbutiement  des  lè- 
vres, mais  dans  une  sincère  élévation  de  cœur  à 
l'Auteur  de  cette  aimable  nature  dont  les  beautés 
étaient  sous  mes  yeux*.  »  —  Ou  bien,  écoutez  la 
prière  que,  quelques  semaines  auparavant,  Rous- 
seau, se  croyant  près  de  mourir,  adressait  à  Dieu  : 
«  Dieu  tout-puissant.  Père  éternel  !  mon  cœur 
s'élève  en  votre  présence  pour  vous  oiïrir  les  hom- 
mages el  les  adorations  qu'il  vous  doit;  mon  came 
pénétrée  de  votre  immense  majesté,  de  votre  puis- 
sance redoutable  et  de  votre  grandeur  infinie,  s'hu- 
milie devant  vous  avec  les  sentiments  de  la  plus  pro- 
fonde vénération  et  du  plus  respectueux  abaissement. 

0  sublime  bienfaiteur  !  Vos  bienfaits  sont  infinis 

comme  vous  ;  vous  êtes  le  roi  de  la  nature,  mais  vous 
êtes  le  père  des  hommes.  Ma  conscience  me  dit  com- 
bien je  suis  coupable  ;  je  sens  que  tous  les  plaisirs 
que  mes  passions  m'avaient  représentés  dans  l'aban- 
don de  la  sagesse  sont  devenus  pour  moi  pires  que 
l'illusion  et  qu'ils  se  sont  changés  en  d'odieuses  amer- 
tumes ...  Je  suis  pénétré  de  regret  d'avoir  fait  un  si 
mauvais  usage  d'une  vie  et  d'une  liberté  que  vous  ne 

'  Confessions,  liv.  VJ. 


30 

m'aviez  accordées  que  pour  me  donner  les  moyens 

de  me  rendre  digne  de  l'éternelle  félicité Agréez 

mon  repentir,  ô  mon  Dieu  !  Honteux  de  mes  fautes 
passées,  je  fais  une  ferme  résolution  de  les  ré- 
parer par  une  conduite  pleine  de  droiture  et  de  sa- 
gesse   0  mon  souverain  maître  !  j'emploierai  ma 

vie  à  vous  servir,  à  obéir  à  vos  lois  et  à  remplir 
tous  mes  devoirs.  J'implore  vos  bénédictions  sur  ces 
résolutions . . .  sachant  par  une  triste  expérience  que 
sans  le  secours  de  votre  grâce,  les  plus  fermes  projets 
s'évanouissent,  mais  que  vous  ne  la  refusez  jamais  à 
ceux  qui  vous  la  demandent  du  cœur  et  avec  humi- 
lité et  ferveur/  »  Cette  prière,  qui,  comme  on  l'a 
remarqué,  sent  à  la  fois  le  prône  et  le  catéchisme  de 
Genève,  trahit  non-seulement  les  germes  d'une  grande 
éloquence,  mais  une  sincère  et  naïve  piété. 

Et  s'il  faut  montrer  qu'à  cette  piété  Rousseau 
joignait  parfois  les  élans  d'une  vraie  générosité,  je 
dirai  que,  lorsque  revenant  à  Chambéry,  il  trouva  sa 
place  occupée,  il  ne  se  laissa  point  aller  à  la  colère, 
il  essaya  de  diriger  son  remplaçant  dans  une  sage 
administration  des  biens  de  M'^nle  Varens,  puis,  re- 
connaissant qu'il  avait  entrepris  une  tâche  impossible, 

'  Nous  citons  en  l'abrégeant  cette  prière  d'après  M.  Sayous 
(Le  XFJII"'^  siècle  à  Vctranger.)  «  Elle  est  écrite  de  la  main 
de  Rousseau  et  faisait  partie  du  résidu  des  pièces  employées 
dans  la  première  édition  générale  de  ses  œuvres.  » 


31 

et  que  sa  bienfaitrice  courait  à  sa  ruine,  il  résolut  do 
partir  pour  Paris,  dans  Tespérance  d'y  faire  quelque 
fortune,  et  de  pouvoir  un  jour  relever  celle  qu'il 
voyait  dissiper  si  follement  et  si  rapidement. 

Rousseau  comptait  beaucoup  sur  une  invention 
qu'il  venait  de  faire.  Il  avait  imaginé  de  noter  la  mu- 
sique non  plus  par  des  notes,  mais  par  des  chifïres  : 
méthode  aujourd'hui  si  bien  connue  que  je  n'ai  point 
à  vous  l'expliquer.  11  en  était  très-enchanté  comme  on 
peut  croire.  Son  idée  eut  peu  ou  point  de  succès.  Son 
projet  communiqué  à  l'Académie,  le  22  août  1742, 
fut  examiné  par  trois  personnes  qui  ne  connaissaient 
pas  la  musique  et  jugé  impraticable. 

L'auteur  en  appela  au  public  par  son  ouvrage 
intitulé  :  Dissertation  sur  la  musique  moderne. 

Que  n'a-t-il  pu  savoir  qu'un  jour  son  système, 
repris  par  des  hommes  d'initiative,  deviendrait  popu- 
laire et  que  Genève  pratiquerait  utilement  la  mé- 
thode à  laquelle  on  a,  par  reconnaissance,  donné  son 
nom  :  la  méthode  Rousseau-Paris-GaUn-Chevé. 

Le  résultat  pratique  de  cette  période  de  la  vie  de 
Rousseau  ne  fut  donc  pas  de  doter  l'humanité  d'un 
nouvel  avenir  musical,  mais  de  tirer  notre  concitoyen 
de  la  province  et  le  lancer  dans  le  monde  de  la 
science  et  de  la  richesse.  Il  y  connut  M"'*^  de  Francueil, 
W  Dupin,  M"^«  d'Épinay,  M"^*^  d'Houdetot  et,  parmi 
les  littérateurs,  Marivaux,  l'abbé  de  Mably,  Fontenelle, 


32 

c'est-à-dire  les  anciens,  et  les  chefs  de  la  jeune  école, 
Diderot  et  d'Alembert. 

Rousseau  avait  trop  le  sentiment  de  son  indi- 
vidualité pour  ne  pas  voir  combien  il  était  étranger 
à  ce  monde  par  son  éducation  et  ses  habitudes  ;  mais 
il  comprenait  aussi  que,  grâce  à  elles,  il  y  apportait 
les  éléments  d'une  vraie  originalité.  Il  eût  aimé  à  la 
faire  valoir.  Il  avait  étudié  par  lui-même;  il  devait  à 
cette  méthode  autant  qu'à  son  caractère  naturel  une 
assez  grande  confiance  dans  son  jugement  et  ses  opi- 
nions personnelles.  Il  avait  son  mot  à  dire  dans  les 
discussions  courantes,  et  il  ne  désespérait  pas  de  le 
placer  un  jour.  Mais,  pour  le  moment,  il  se  sentait 
bien  inférieur  à  la  plupart  des  hommes  qu'il  fréquen- 
tait ;  c'est  à  peine  s'il  osait  prendre  sa  place  dans  la 
république  des  lettres.  Il  était  musicien  et  s'occupait 
avec  ardeur  de  son  art. 

Cependant,  le  musicien  n'étouffait  pas  le  littérateur 
ni  ses  espérances,  et  vous  l'auriez  vu  dans  les  allées 
du  Luxembourg  se  promenant,  un  livre  à  la  main,  et 
s'efïorçant  de  confier  à  sa  mémoire  rebelle  les  vers  des 
poètes  latins.  Il  voulait  apprendre  d'eux  à  écrire.  Il 
lui  manquait  de  savoir  manier  la  langue  française  et 
il  s'était  mis  en  tête  d'en  devenir  maître. 

Il  lui  manquait,  d'autre  part,  une  connaissance 
un  peu  complète  des  hommes  et  des  choses.  Il  eut 
l'occasion  de  les  étudier  de  près,  lorsque,  secrétaire 


33 

d'ambassade  à  Venise,  il  faisait  l'ouvrage  de  l'ambas- 
sadeur absent  ou  présent.  Il  vit  le  monde  des  cours 
et  de  la  diplomatie.  En  voyageant  en  France,  il  avait 
constaté  les  abus  criants  du  règne  de  Louis  XV,  il 
les  avait  vus  d'en  bas  ;  il  put  les  voir  d'en  haut  et  en 
fut  scandalisé.  Son  sens  républicain  en  fut  révolté. 
Ainsi  tout  en  faisant  des  progrès  dans  l'art  de  manier 
la  plume,  il  faisait  une  large  provision  de  connais- 
sances, d'impressions  profondes,  d'expériences  per- 
sonnelles. Sa  pensée  devenait  plus  nette  et  plus  riche; 
bientôt,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  elle  allait  faire 
explosion.  La  fleur  était  formée  bien  qu'encore  roulée 
sur  elle-même,  un  ravon  de  soleil  allait  l'épanouir. 


III 

L'HOMME 

(de  1745  A  1767) 

La  haute  société  sous  Louis  XV  était  bien  la  plus 
déplorable  société  qu'on  puisse  voir.  Une  nuée  d'écri- 
vains, dont  plusieurs  brillaient  par  de  grands  talents, 
dirigés  de  loin  par  le  patriarche  de  Ferney,  mar- 
chaient en  phalange  serrée  à  l'attaque  et  à  la  démo- 
lition de  toute  croyance  positive  et  chrétienne.  Révo- 
lutionnaires avant  la  révolution,  ils  considéraient  le 

2* 


34 

passé  comme  un  vaste  égarement,  ne  voyaient  de 
vérité  que  dans  le  matérialisme  et  voulaient  recon- 
struire tout  à  nouveau,  et  sous  son  inspiration,  le 
grandiose  monument  de  toutes  les  connaissances  hu- 
maines. A  côté  d'eux,  une  phalange  de  dames  du  plus 
haut  rang,  qui  se  piquaient  de  suivre  ce  glorieux  mou- 
vement, d'y  participer  même,  et  dont  les  salons  ser- 
vaient de  rendez-vous  à  ces  messieurs.  —  Les  mœurs 
étaient  déplorables  chez  les  uns  et  chez  les  autres.  Un 
vernis  de  grandes  manières  dissimulait  mal  les  plus 
honteuses  habitudes;  et,  dans  cette  société  brillante, 
c'est  avec  peine  qu'on  découvre  quelques  femmes 
honnêtes  et  quelques  familles  respectables. 

Voilà  le  monde  où  tombe  Rousseau.  Il  s'y  meut 
avec  aisance,  il  y  fait  son  personnage.  Son  opéra  des 
Muses  galantes  obtient  quelque  succès;  Voltaire,  le 
grand  Jupiter  de  cet  Olympe,  lui  confie  le  soin  de 
faire  les  paroles  d'un  opéra  qu'il  n'a  pas  le  loisir 
de  faire  lui-même;  une  petite  comédie  de  sa  compo- 
sition se  joue  dans  les  salons;  M""^  Dupin  le  prend 
pour  secrétaire  et,  sans  abandonner  la  musique,  il  se 
lance  avec  passion  dans  la  chimie  ;  il  est  intime  de 
la  secte  holbachique,  c'est-à-dire  du  baron  d'Holbach 
et  de  ses  joyeux  amis  :  il  est  quelqu'un  enfin. 

Mais  il  ne  tarde  pas  à  en  subir  la  fatale  influence. 
En  1745  il  s'attache  à  Thérèse  Le  Vasseur,  qui  ser- 
vait dans  la  pension  où  il  prenait  ses   repas.  Le 


35 

portrait  que  nous  trouvons  d'elle  dans  les  Confis- 
siom,  s'il  est  ressemblant,  n'est  guère  flatteur  :  «  Je 
voulus  d'abord,  dit  Rousseau,  former  son  esprit  :  j'y 
perdis  ma  peine.  Son  esprit  est  ce  que  l'a  fait  la  na- 
ture ;  la  culture  et  les  soins  n'y  prennent  pas.  Je  ne 
rougis  point  d'avouer  qu'elle  n'a  jamais  bien  su  lire, 
quoiqu'elle  écrive  passablement.  Quand  j'allai  loger 
dans  la  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  j'avais  à  l'hôtel 
de  Pontchartrain,  vis-à-vis  mes  fenêtres,  un  cadran  sur 
lequel  je  m'efforçai  durant  plusieurs  mois  à  lui  faire 
connaître  les  heures.  A  peine  les  connaît-elle  encore 
à  présent.  Elle  n'a  jamais  pu  suivre  l'ordre  des  douze 
mois  de  l'année  et  ne  connaît  pas  un  seul  chiffre 
malgré  tous  les  soins  que  j'ai  pris  pour  les  lui  mon- 
trer. Elle  ne  sait  ni  compter  l'argent  ni  le  prix  d'au- 
cune chose.  Le  mot  qui  lui  vient  en  parlant  est  sou- 
vent l'opposé  de  celui  qu'elle  veut  dire.  Autrefois 
j'avais  fait  un  dictionnaire  de  ses  phrases  pour  amuser 
M""^  de  Luxembourg,  et  ses  quiproquos  sont  devenus 
célèbres  dans  les  sociétés  où  j'ai  vécu.  Mais  cette 
personne  si  bornée,  et,  si  on  veut,  si  stupide,  est  d'un 
conseil  excellent  dans  les  occasions  difficiles.  Souvent 
en  Suisse,  en  Angleterre,  en  France,  dans  les  catas- 
trophes où  je  me  trouvais,  elle  a  vu  ce  que  je  ne 
voyais  pas  moi-même  ;  elle  m'a  donné  les  avis  les 
meilleurs  à  suivre  ;  elle  m'a  tiré  des  dangers  où  je  me 
précipitais  aveuglément  ;  et  devant  les  dames  du  plus 


36 

haut  rang,  devant  les  grands  et  les  princes,  ses  senti- 
ments, son  bon  sens,  ses  réponses  et  sa  conduite,  lui 
ont  attiré  l'estime  universelle,  et  à  moi  sur  son  mé- 
rite des  compliments  dont  je  sentais  la  sincérité*.  » 
Ce  jugement  a  pour  le  moins  quelque  chose  d'é- 
trauge  ;  le  commencement  et  la  fin  semblent  se  con- 
tredire, et  si  la  fin  est  juste,  si  Thérèse  avait  vraiment 
tant  de  bon  sens  et  de  finesse  d'esprit,  on  se  demande 
comment  Rousseau  a  pu  s'y  prendre  pour  réussir  si 
mal  dans  ses  leçons.  En  tout  cas,  s'il  fit  peu  de  chose 
pour  former  cet  esprit,  il  fit  beaucoup  pour  en  ar- 
rêter le  développement.  N'est-ce  pas  dans  l'éduca- 
tion de  ses  enfants  que  la  femme  trouve  l'occasion  la 
plus  naturelle,  la  plus  douce  et  la  plus  favorable  de 
former  son  intelligence?  C'est  là  qu'elle  se  saisit  elle- 
même,  qu'elle  prend  conscience  de  son  savoir  et  de 
son  ignorance,  qu'elle  analyse  ses  expériences  et  ac- 
quiert mille  connaissances  qui  ne  lui  coûtent  pas  de 
peine.  L'éducation  des  enfants  est  pour  la  mère  ce 
que  sont  pour  son  époux  le  commerce  et  les  affaires 
publiques.  Qu'elle  ait  seulement  un  peu  d'intelligence, 
un  peu  de  jugement  et  un  peu  d'aide,  l'ambition 
peut-être  et  souvent  la  nécessité  feront  valoir  ce  petit 
capital.  Combien  de  mères  qui  n'ont  appris  l'ortho- 
graphe et  l'arithmétique  qu'en  les  enseignant  à  leurs 
enfants  ! 

*  Confessions,  livre  VII. 


37 

Tliérèse  Le  Vasseur  n'a  pas  eu  cette  ressource.  Par 
cinq  fois  Rousseau  eut  le  courage  ou  la  lâcheté,  mal- 
gré les  larmes  de  leur  mère,  de  lui  prendre  ses  enfants 
et  de  les  déposer  aux  Enfants-Trouvés. 

Ce  crime  prémédité,  répété  cinq  fois,  laisse  une 
ombre  bien  noire  sur  sa  vie.  Il  l'a  avoué  :  il  a  eu 
le  courage  de  lire  lui-même  à  quelques  amis  réunis 
la  page  de  ses  Confessions  qui  le  raconte.  Mais  l'a-t-il 
réellement  déploré?  Il  dit  bien  haut  que  rien  ne 
doit  empêcher  un  père  de  faire  son  devoir  de  père  ; 
qu'a-t-il  donc  fait,  lui,  pour  réparer  cet  abandon? 
quelles  démarches  a-t-il  tentées?  Il  a  peut-être  re- 
gretté sincèrement  la  faute  (je  dis  peut-être  parce  que 
les  explications  dont  il  entoure  son  aveu  lui  ôtent 
beaucoup  de  sa  valeur),  mais  on  ne  voit  pas  qu'il  ait 
jamais  regretté  ses  enfants. 

Rousseau  ne  pouvait  cependant  se  livrer  à  ce  genre 
de  vie  et  en  voir  les  conséquences  sans  éprouver  de 
malaise.  Dire  qu'il  n'en  jouissait  pas  serait  aller  trop 
loin,  mais  il  n'en  jouissait  pas  sans  arrière-pensée. 
Sous  cette  cendre  épaisse  d'immoralité  restait  encore 
l'étincelle  du  devoir.  Il  soufïrait.  Il  avait  pris  en  dé- 
goût le  régime  politique  ;  il  prit  de  même  en  dégoût 
le  régime  moral.  Une  réaction  devait  se  faire.  Il  n'é- 
tait pas  homme  à  la  tenter  tant  qu'il  ne  se  sentait 
pas  capable  et  presque  certain  de  réussir;  mais  le 
moment  approchait  où,  devenu  une  puissance,  placé 


38 

au  premier  rang  parmi  les  grands  écrivains,  il  pour- 
rait suivre  Tappel  de  son  bon  sens. 

L'Académie  de  Dijon  avait  ouvert  un  concours  sur 
celte  singulière  question  :  Si  le  progrés  des  sciences  eu 
des  arts  a  contribué  à  corrompre  ou  à  épurer  les  mœurs. 

Rousseau mais  laissons  le  raconter  lui-même  son 

histoire  :  «  J'allais  voir  Diderot  alors  prisonnier  à  Vin- 
cennes  ;  j'avais  dans  ma  poche  un  Mercure  de  France 
que  je  me  mis  à  feuilleter  le  long  du  chemin.  Je  tombe 
sur  la  question  de  l'Académie  de  Dijon  qui  a  donné 
lieu  à  mon  premier  écrit.  Si  jamais  quelque  chose  a 
ressemblé  à  une  inspiration  subite,  c'est  le  mouve- 
ment qui  se  fit  en  moi  à  cette  lecture  :  tout  à  coup  je 
me  sens  l'esprit  ébloui  de  mille  lumières  ;  des  foules 
d'idées  vives  s'y  présentent  à  la  fois  avec  une  force 
et  une  confusion  qui  me  jeta  dans  un  trouble  inex- 
primable ;  je  sens  ma  tête  prise  par  un  étourdissement 
semblable  à  l'ivresse  ;  une  violente  palpitation  m'op- 
presse, soulève  ma  poitrine  ;  ne  pouvant  plus  respirer 
en  marchant,  je  me  laisse  tomber  sous  un  des  arbres 
de  l'avenue,  et  j'y  passe  une  demi-heure  dans  une 
telle  agitation,  qu'en  me  relevant  j'aperçus  tout  le  de- 
vant de  ma  veste  mouillé  de  mes  larmes,  sans  avoir 
senti  que  j'en  répandais.  Oh!  Monsieur,  si  j'avais  pu 
écrire  le  quart  de  ce  que  j'ai  vu  et  senti  sous  cet  arbre, 
avec  quelle  clarté  j'aurais  fait  voir  toutes  les  contra- 
dictions du  système  social!  avec  quelle  force  j'aurais 


39 

exposé  tous  les  abus  de  nos  institutions  !  avec  quelle 
simplicité  j'aurais  démontré  que  l'homme  est  bon 
naturellement,  et  que  c'est  par  ces  institutions  seules 
que  les  hommes  deviennent  méchants  !  Tout  ce  que 
j'ai  pu  retenir  de  ces  foules  de  grandes  vérités  qui 
dans  un  quart  d'heure  m'illuminèrent  sous  cet  arbre, 
a  été  bien  faiblement  épars  dans  mes  trois  principaux 
écrits.. .  il  n'y  eut  d'écrit  sur  le  lieu  même  que  la 
prosopopée  de  Fabricius  \  » 

Rousseau  répondit  à  la  question  de  l'Académie  de 
Dijon  en  soutenant  que  le  progrès  des  arts  et  des 
sciences  n'avait  servi  qu'à  corrompre  les  mœurs.  11 
est  difficile  de  savoir  si  l'influence  de  Diderot  fut  pour 
quelque  chose  dans  l'adoption  de  ce  point  de  vue. 
Toujours  est-il  que  c'est  alors  qu'il  se  révéla  à  Rous- 
seau; c'est  là,  c'est  sous  cet  arbre,  que  pour  la  pre- 
mière fois  il  eut  la  vision  distincte  de  ce  temps  très- 
problématique  de  simplicité,  de  vertu  et  de  bonheur 
qu'il  appelle  l'état  de  nature. 

Voilà  bien  Rousseau.  Un  historien-philosophe  eût 
commencé  par  étudier  avec  désintéressement  les  faits 
et  leur  eût  demandé  sa  conclusion,  et  peut-être,  par 
ce  moyen,  n'aurait-il  jamais  trouvé  cet  âge  d'or  fait 
de  sauvagerie  et  de  félicité  ;  Rousseau,  lui,  est  poète 
avant  d'être  philosophe,  il  n'interroge  pas  la  science, 
mais  il  écoute  ses  impressions,  son  imagination  lui 

^  Seconde  lettre  à  M.  de  Maleslierbes,  12  jauv.  1762. 


40 

tient  lien  d'étude,  il  rêve,  il  voit,  il  se  passionne, 
son  inspiration  le  trouble,  l'émeut,  l'écrase  et  l'enlève, 
et  c'est  de  ces  hauteurs  qu'il  choisit  les  faits  qui  vieu- 
dront  se  ranger  en  ligne  comme  les  auxiliaires  de  sa 
brillante  éloquence*.  C'est  ce  qui  fait  sa  force  et  sa 
faiblesse  :  sa  force,  parce  qu'il  est  difficile]  de  résister 
à  ce  courant  puissant  d'idées  et  d'images  saisissantes, 
et  sa  faiblesse  par  ce  qu'on  sent  vaciller  le  point  de 
départ  et  que  souvent,  d'instinct,  on  le  reconnaît 
erroné. 

Sa  thèse  quant  aux  sciences  et  aux  arts  était  fausse. 
En  homme  impressionnable,  il  écrivit  sou  le  coup  du 
présent  qui  l'aigrissait  et,  parce  que  les  sciences  et  les 
arts  avaient  de  son  temps  des  effets  funestes,  il  con- 
clut qu'il  en  était  toujours  ainsi.  Le  paradoxe  est  dans 
la  généralisation.  —  Voltaire  lui  répondit  par  des 
plaisanteries,  Ch.  Bonnet,  sérieusement.   L'ouvrage 

^  Voyez  comment  il  i)rocède  dans  son  travail  sur  V Inégalité. 
Pour  méditer  sur  ce  grand  sujet,  il  fait  un  voyage  de  sept  à 
huit  jours  à  Saint- Germain  avec  Thérèse  et  quelques  personnes 
de  ses  amies  qu'il  retrouvait  aux  heures  des  repas.  «  Tout  le 
reste  du  jour,  enfoncé  dans  la  forêt,  j'y  cherchais,  j'y  trouvais 
l'image  des  premiers  temps,  dont  je  traçais  fièrement  l'histoire; 
je  faisais  main  basse  sur  les  petits  mensonges  des  hommes  ; 
j'osais  dévoiler  à  nu  leur  nature,  suivre  le  progrès  du  temps 
et  des  choses  qui  l'ont  défigurée,  et  comparant  l'homme  de 
l'homme  avec  l'homme  naturel,  leur  montrer  dans  son  perfec- 
tionnement prétendu  la  véritable  source  de  ses  misères  »  {Con- 
fessions, livre  VIII). 


41 

n'en  eut  pas  moins  un  grand  succès.  Il  fut  couronné 
à  Dijon  et  cette  nouveauté  paradoxale  attira  sur  son 
auteur  Tattention  sinon  les  sympathies  de  tout  ce  qui 
lisait  et  pensait. 

Depuis  ce  jour,  Rousseau  a  une  position  faite.  Il  a 
un  auditoire  étonné,  attentif,  et  qui  va  graudissant; 
il  sait  écrire,  il  a  trouvé  la  forme  oratoire  qui  convient 
à  son  génie  ;  il  a  un  but,  une  tâche  à  remplir,  il  com- 
prend que  ce  qui  le  distingue  de  ce  monde  artificiel 
et  corrompu,  ce  sont  ces  principes  de  simplicité,  de 
naturel  et  d'honnêteté  qu'il  doit  à  son  éducation,  il  se 
sent  par  là  supérieur  à  presque  tous  les  hommes  qu'il 
fréquente,  et  il  voit  bien  que,  s'il  veut  être  quelque 
cliose,  ce  sera  en  proclamant  ces  principes,  en  opposant 
la  nature  à  la  civilisation  et  en  ramenant  la  société 
d'un  formalisme  blasé  et  corrompu,  aux  sentiments 
naturels  et  aux  mœurs  honnêtes.  Cette  tâche,  il  l'ac- 
cepte; il  sera  réformateur  social. 

Les  succès  que  lui  valurent  la  représentatiou  du 
Devin  du  Village,  petit  opéra,  dont  notre  carillon  de 
Saint-Pierre  a  conservé  une  mélodie,  et  un  nouveau 
discours  sur  VOrigine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes, 
le  confirmèrent  dans  le  sentiment  qu'il  devait  et  pou- 
vait mettre  sérieusement  la  main  à  l'œuvre. 

Il  fallait  que  cette  grande  réforme  commençât  par 
lui-même.  Il  le  comprit.  Il  brisa  donc  avec  ce  monde 
qui  lui  répugnait  ;  décidé  à  se  passer  de  protecteurs  et 


'x^ 


à  recouvrer  son  entière  indépendance,  il  se  mita  copier 
de  la  musique  pour  gagner  sa  vie,  et  pour  marquer 
encore  mieux  la  transformation  morale,  il  l'accom- 
pagna d'une  transformation  extérieure;  il  quitta  la 
dorure  et  les  bas  blancs,  prit  une  perruque  ronde, 
posa  l'épée  et,  chose  grave  pour  un  Genevois,  fils 
d'horloger,  il  vendit  sa  montre.  Il  avait  rapporté  de 
beau  linge  de  Venise,  le  frère  de  Thérèse,  en  le  lui 
volant,  acheva  de  tout  assortir. 

Rousseau  songea  à  s'établir  à  Genève,  il  y  vint  ; 
c'était  en  1754  ;  il  y  fut  très-bien  accueilli  par  tous 
les  Genevois  flattés  d'avoir  un  si  éminent  compatriote 
et  reconnaissants  de  l'attention  qu'il  avait  eue  de 
dédier  à  la  République  son  dernier  ouvrage.  Les 
quelques  mois  qu'il  y  passa,  furent  un  temps  heu- 
reux. Il  noua  des  relations  avec  tout  ce  que  Genève 
possédait  d'hommes  distingués,  particulièrement  avec 
les  professeurs  Jalabert,  Lullin,  Yernet,  et  avec  les 
pasteurs  Vernes,  Perdriau,  Moultou,  Roustan,  avec 
M.  Chappuis,  M.  Marcet-de  Mezières,  etc.  Il  avait 
perdu  son  droit  de  bourgeoisie  en  se  faisant  catho- 
lique, il  voulut  le  recouvrer  en  rentrant,  le  25  août 
1 754,  dans  l'église  de  Genève.  On  espérait  le  retenir, 
on  lui  offrit  la  place  de  bibliothécaire  honoraire,  une 
sinécure,  qui  lui  eût  permis  de  se  livrer  aux  travaux 
de  son  choix  ;  mais  il  repoussa  cette  offre  et  reprit  la 
route  de  Paris.  Pourquoi  ?  On  prétend  qu'il  ne  trouva 


43 

pii5  l'accueil  de  ses  concitoyens  et  surtout  du  Conseil 
assez  enthousiaste,  et  puis  Voltaire  venait  de  s'établir 
aux  Délices  et  ce  voisinage  devait  porter  ombrage  à 
Jean-Jacques,  enfin  on  lui  faisait  de  Paris  les  propo- 
sitions les  plus  séduisantes. 

Il  y  retourna  donc,  mais  bien  décidé  à  y  vivre 
dans  la  retraite  et  selon  ses  nouveaux  principes. 
M""^  d'Épinay  lui  en  procura  les  moyens.  Elle  lui  fit 
arranger  dans  son  parc,  près  Montmorency,  à  l'Ermi- 
tage, une  petite  maison  de  garde  et  l'y  conduisant  un 
jour  elle  l'y  installa  en  lui  disant  :  «  Mon  ours,  voilà 
votre  asile.  »  Ours,  Rousseau  le  devînt  passablement 
en  effet  ;  il  s'était  séparé  déjà  de  la  secte  holbachique, 
il  se  brouilla  définitivement  avec  elle  et  poussa  sou- 
vent l'amour  de  l'originalité  et  de  l'indépendance 
non-seulement  jusqu'à  la  brusquerie,  mais  même 
jusqu'à  la  grossièreté. 

Il  va  de  soi  que  dans  cette  réforme  tout  n'était  pas 
l'œuvre  de  la  seule  conscience.  Avant  de  l'avoir  entre- 
prise, Rousseau  s'était  compromis  par  son  discours 
sur  les  sciences  et  les  arts  et,  à  moins  de  renoncer  à 
ce  titre  de  philosophe  qui  lui  avait  été  si  universelle- 
ment et  si  glorieusement  donné,  il  fallait  bien  ajouter 
l'exemple  au  précepte  :  il  fallait  montrer  en  pratique 
cette  vie  de  la  nature,  à  laquelle  on  voulait  ramener 
l'humanité.  Il  n'y  avait  pas  de  choix  :  ou  jouer  le  rôle 
en  entier,  ou  l'abandonner  et  renoncer  à  la  gloire. 


44 

L'intérêt  du  philosophe  et  cehii  de  sa  doctrine  se  con- 
fondaient. Que  Rousseau  les  ait  confondus  aussi 
dans  son  esprit,  que  l'orgueil  ait  été  pour  (juelque 
chose,  peut-être  pour  beaucoup  dans  sa  transforma- 
tion, c'est  ce  qui  est  évident  et  en  même  temps  com- 
préhensible. Dans  une  position  semblable,  quand  on 
se  sent  le  représentant  unique  d'une  grande  et  belle 
cause,  quand  on  en  est  comme  l'incarnation,  il  faut, 
pour  s'oublier  soi-même  et  ne  songer  qu'à  elle,  plus 
de  dévouement,  plus  de  fermeté  dans  la  conscience, 
plus  de  force  de  volonté  et  plus  de  calme  dans  l'esprit 
qu'il  n'en  avait  alors. 

Est-il  besoin  de  le  dire,  cette  réforme  ne  s'opéra 
pas  sans  quelque  peine  et  bien  qu'il  eût  l'air  d'être 
complètement  dépouillé,  le  vieil  homme  reparut  quel- 
quefois, témoin  les  relations  de  Jean-Jacques  avec 
M'"''  d'Houdelot. 

Mais  c'était  peu  encore  de  se  réformer  soi-même, 
il  fallait  entraîner  la  société  tout  entière  dans  cette 
voie  nouvelle.  C'est  dans  ce  but  que  Rousseau  écrivit 
ses  quatre  principaux  ouvrages:  Le  roman  de  Julie 
ou  la  Nouvelle  Héloïse,  la  Lettre  à  d'Alembert,  le  Contrai 
social  et  l'Emile. 

[^  La  Nouvelle  Héloïse.  Vous  vous  étonnerez  peut- 
être  d'entendre  appeler  ce  livre  un  roman  réforma- 
teur. Le  sujet,  en  effet,  semble  ne  pas  justifier  cette 
qualification.  —  La  scène  se  passe  à  Clarens  et  Mon- 


45 

treux.  Un  jeune  précepteur,  Saint-Preux,  tombe 
éperdument  amoureux  de  son  élève,  Julie  d'Etange, 
qui  le  paie  largement  de  retour.  Après  nombre  de  pé- 
ripéties et  une  longue  correspondance,  l'élève  se  laisse 
séduire.  Son  père,  qui  ne  voit  que  la  distance  sociale 
de  lui  au  prétendant  et  le  déshonneur  qu'une  pareille 
alliance  causerait  à  sa  famille,  s'emporte,  impose  un 
autre  mariage  qu'il  a  préparé  et  donne  la  main  de 
sa  fille  à  M.  de  Volmar.  Julie  cède,  et  après  avoir 
été  l'idéal  de  la  jeune  fille  passionnée  elle  devient 
celui  de  la  femme  tendi-e  et  vertueuse;  M.  de  Volmar 
fait  de  Saint-Preux  son  ami,  et  le  roman,  qui  a  com- 
mencé dans  les  ardeurs  de  la  passion,  se  poursuit  et 
s'achève  dans  le  calme  d'un  ménage  paisible  et  d'une 
douce  amitié.  —  Eh  bien  !  il  est  vrai,  si,  pour  juger 
ce  thème  et  ses  développements,  nous  nous  pla- 
çons à  notre  époque  et  au  point  de  vue  de  nos 
mœurs,  nous  n'hésiterons  pas  à  dire  qu'ils  sont  mau- 
vais, dangereux,  et  qu'on  n'en  peut  conseiller  la  lec- 
ture ni  à  une  jeune  fille,  ni  à  un  jeune  homme  ;  mais 
si,  par  contre,  nous  nous  plaçons  au  temps  où  l'ou- 
vrage parut  et  au  point  de  vue  de  son  auteur,  nous 
y  reconnaîtrons  l'intention  manifeste  d'opérer  un 
profond  changement  dans  les  idées  et  dans  les  mœurs. 
A  tous  ces  gens  qui  ne  connaissent  que  la  nature 
tourmentée,  faussée  par  la  main  de  l'homme  dans 
les  jardins  à  la  Louis  XIV,  Rousseau  présente  et  fait 


46 

aimer  la  nature  riche,  large,  indépendante  et  gran- 
diose, telle  que  Dieu  l'a  fait  et  l'étalé  aux  yeux  des 
hommes.  Dans  tous  ces  cœurs  blasés  et  dégoûtés  de 
tout,  par  la  puissance  de  son  imagination  et  de  ses 
brûlantes  peintures,  il  réveille  des  impressions  endor- 
mies et  fait  passer  le  souffle  d'un  nouvel  enthou- 
siasme. Au  milieu  de  la  corruption  générale,  à  tous 
ces  grand;?  qui  ne  connaissent  plus  les  doux  et  sacrés 
liens  de  la  famille,  il  en  rappelle  la  beauté,  la  dignité 
du  lien  conjugal  et  le  prix  d'un  foyer  respecté.  C'est 
aux  femmes  particulièrement  qu'il  s'adresse  et,  fai- 
sant en  quelque  sorte  la  part  du  feu,  à  toutes  ces  Julie 
d'Étange,  il  présente  l'exemple  de  M™*"  de  Volmar; 
il  leur  montre  le  devoir  et  comment,  après  une  jeu- 
nesse agitée,  elles  peuvent,  par  une  vie  simple  et  une 
piété  pratique,  trouver  le  bonheur  dans  la  vertu. 

Le  besoin  était  si  réel  que  le  roman  fit  fureur  :  les 
loueurs  de  livres  faisaient  payer  la  lectui-e  de  VHêloïse 
à  l'heure;  les  Julie  sortirent  de  terre  :  une  entre 
auti'es  '  entretint  longtemi)s  avec  Rousseau  une  cor- 
respondance dont  le  ton  ne  fut  pas  toujours  celui  de 
Saint-Preux  à  son  amante,  et  l'on  raconte  l'histoire 
d'une  grande  dame  qui,  ayant  commencé  le  livre  dans 
la  soirée,  oublia  complètement  et  le  bal  qui  l'atten- 
dait et  la  voiture  attelée  qui  devait  l'y  conduire. 

2"  La  Lettre  à  d'Alenihert  sur  les  spectacles  est  un 

'  M'""  (lo  la  Tnnr. 


47 

épisode  si  l'on  veut,  mais  un  épisode  intéressant  pour 
les  Genevois.  Voltaire,  depuis  longtemps,  rêvait  d'é- 
tablir un  théâtre  dans  notre  ville.  Les  lois  somp- 
tuaires  et  la  vigilance  du  Consistoire  rendaient  l'en- 
treprise difficile.  On  prit  donc  les  choses  de  loin  : 
Voltaire  attirait  chez  lui,  aux  Délices  et  à  Tournay, 
les  jeunes  gens  des  premières  familles  genevoises  et 
leur  faisait  jouer  la  comédie.  Mais  l'esprit  public  était 
contre  lui.  Il  profita  de  la  publication  de  VEncyclo- 
pédie  pour  introduire  à  l'article  Genève,  et  sous  le 
nom  de  d'Alembert,  un  passage  dans  lequel  il  recom- 
mandait l'établissement  d'un  théâtre  comme  chose 
nécessaire,  indispensable  an  développement  et  au 
bonheur  delà  république. C'est  à  cet  article  que  Rous- 
seau répond  avec  calme  et  force,  au  nom  de  ses  opi- 
nions et  de  son  patriotisme. 

Il  reprend  sa  fameuse  thèse  et  montre  que  le  théâ- 
tre a  été  pour  les  peuples  une  source  de  démoralisa- 
tion ;  il  rappelle  que  ce  qui  a  fait  la  force  et  la  gloire 
de  Genève  ce  sont  ses  mœurs  simples  et  austères,  et, 
comme  il  faut  au  milieu  du  travail  des  jouissances  et 
des  divertissements,  il  recommande  la  réunion  dans 
les  cercles  et  les  fêtes  nationales  célébrées  dans  l'har- 
monie et  la  simplicité.  —  C'est  dans  cette  lettre  qu'il 
trace  le  portrait  des  «  Montagnons  »  du  Jura  et  le  ta- 
bleau de  la  danse  de  Saint-Gervais.  On  nous  permettra 
de  citer  ce  dernier  en  souvenir  des  ancêtres  et  d'un 


48 

temps  qui  paraît  déjà  bien  éloigné.  «  Je  me  soutiens 
d'avoir  été  frappé  dans  mon  enfance  d'un  spectacle 
assez  simple,  et  dont   pourtant  l'impression  m'est 
toujours  restée  malgré  le  temps  et  la  diversité  des 
objets.  Le  régiment  de  Saint-Gervais  avait  fait  l'exer- 
cice, et,  selon  la  coutume,  on  avait  soupe  par  compa- 
gnies;  la  plupart  de  ceux  qui  les  composaient  se 
rassemblèrent,  après  le  souper,  dans  la  place  de 
Saint-Gervais,  et  se  mirent  à  danser  tous  ensemble, 
officiers  et  soldats,  autour  de  la  fontaine,  sur  le  bassin 
de  laquelle  étaient  montés  les  tambours,  les  fifres  et 
ceux  qui  portaient  les  flambeaux.  Une  danse  de  gens 
égayés  par  un  long  repas  semblerait  n'offrir  rien  de 
fort  intéressant  à  voir  ;  cependant  l'accord  de  cinq 
ou  six  cents  hommes  en  uniforme,  se  tenant  tous  par 
la  main  et  formant  une  longue  bande  qui  serpentait 
en  cadence  et  sans  confusion,  avec  mille  tours  et  re- 
tours, mille  espèces  d'évolutions  figurées,  le  choix  des 
airs  qui  les  animaient,  le  bruit  des  tambours,  l'éclat 
des  flambeaux,  un  certain  appareil  militaire  au  sein 
du  plaisir;  tout  cela  formait  une  sensation  très-vive 
qu'on  ne  pouvait  supporter  de  sang-froid.  Il  était  tard, 
les  femmes  étaient  couchées;  toutes  se  relevèrent. 
Bientôt  les  fenêtres  furent  pleines  de  spectatrices  qui 
donnaient  un  nouveau   zèle  aux  acteurs  :  elles  ne 
purent  tenir  longtemps  à  leurs    fenêtres;  elles  des- 
cendii-ent  ;  les  maîtresses  venaient  voir  leurs  maris  ; 


49 

les  servantes  apportaient  dn  vin  ;  les  enfants  même, 
éveillés  par  le  brnit,  acconrurent  demi-vètus  entre 
les  pères  et  les  mères.  La  danse  fut  suspendue  ;  ce  ne 
furent  qu'embrassements,  ris,  santés,  caresses.  Il  ré- 
sulta de  tout  cela  un  attendrissement  général  que  je 
ne  saurais  peindre,  mais  que,  dans  l'allégresse  uni- 
verselle, on  éprouve  assez  naturellement  au  milieu 
de  tout  ce  qui  nous  est  cher.  Mon  père,  en  m'emliras- 
sanl,  fut  saisi  d'un  tressaillement  que  je  crois  sentir 
et  partager  encore  :  «  Jean-Jacques,  me  disait-il, 
aime  ton  pays.  Vois-tu  ces  bons  Genevois  ?  Ils  sont 
tous  amis  ;  ils  sont  tous  frères  ;  la  joie  et  la  concorde 
régnent  au  milieu  d'eux.  Tu  es  Genevois  :  tu  verras 
un  joiu"  d'autres  peuples  ;  mais  quand  tu  voyagerais 
autant  que  ton  père,  tu  ne  trouveras  jamais  leur  pa- 
reil. »  —  On  voulut  recommencer  la  danse  ;  il  n'y 
eut  plus  moyen;  on  ne  savait  plus  ce  qu'on  faisait; 
toutes  les  têtes  étaient  tournées  d'une  ivresse  plus 
douce  que  celle  du  vin.  Après  avoir  resté  quelque 
temps  encore  à  rire  et  à  causer  sur  la  place,  il  fallut 

se  séparer  ;  chacun  se  retira  avec  sa  famille le  sens 

bien  que  ce  spectacle  dont  je  fus  si  touché  serait  sans 
atlrait  pour  mille  autres  :  il  faut  des  yeux  pour  le  voir 
et  un  cœur  fait  pour  le  sentir.  » 

Ces  tableaux,  en  effet,  devaient  faire  soiu'ire  les 
raffinés  Parisiens;  Rousseau  n'en  a  été  que  plus 
coura'jieux  en  les  traçant, 

3 


.^0 

A  Genève,  les  impressions  furent  mélangées  :  les 
pasteurs,  dont  il  avait  parlé  très-favorablement  au 
commencement  de  sa  lettre  et  qui  voyaient  en  lui  un 
puissant  auxiliaire  dans  une  cause  commune,  furent 
reconnaissants  envers  le  philosophe;  la  bourgeoisie 
partagea  ce  sentiment,  mais  certaines  familles  de 
l'aristocratie  ne  virent  pas  sans  dépit  qu'on  les  déran- 
geât dans  leurs  plaisirs.  Le  moins  content  de  tous  fut 
Voltaire,  qui  s'emporta  et  répondit  par  la  raillerie  : 
«  Pour  Jean-Jacques,  il  a  beau  écrire  contre  la  co- 
médie, tout  Genève  y  court  en  foule,  et  la  ville  de 
Calvin  devient  la  ville  des  plaisirs  et  de  la  tolérance. 
Nous  venons  de  répéter  Fatime....  un  Ramire  admi- 
rable! Je  corromps  toute  la  jeunesse  de  la  pédante 
ville  de  Genève.  »  L'année  suivante  Rousseau  lui 
écrivait  :  «  Je  ne  vous  aime  point,  Monsieur  ;  vous 
m'avez  fait  les  maux  qui  pouvaient  m'être  le  plus 
sensibles....  Vous  avez  perdu  Genève  pour  le  prix  de 
l'asile  que  vous  y  avez  reçu  \  » 

3°  Dans  le  Contrat  social  qui  parut  un  peu  plus 
lard,  en  1702,  Rousseau  aborde  la  question  des 
institutions  politiques.  Les  principes  du  gouverne- 
ment sous  Louis  XV  étaient  assez  confus,  les  droits 
et  les  obligations  s'enchevêtraient  et  le  résultat  le  plus 
palpable  de  ce  désordre  était  l'écrasement  du  peiqile. 
Dans  des  circonstances  analogues,  un  nuleur  ani;lais 

^  \7  in'm  n GO  {Confessions,  livre  X). 


51 

avait  proposé  de  remettre  l'autoi-ité  tout  entière  entre 
les  mains  du  prince;  Rousseau  prit  le  contre-pied  de 
ce  système  et  proposa  de  tout  confier  à  la  nation.  Il 
poussa  ce  principe  à  ses  dernières  limites  ;  il  atlribue 
à  la  majorité  une  infaillibilité  devant  laquelle  disi)a- 
raît  la  pensée  et  le  travail  des  particuliers,  dont  l'op- 
position doit  être  considérée  comme  suspecte  ;  il  veut 
une  religion  d'État:  le  spiritualisme,  la  foi  en  Dieu, 
il  l'âme,  au  jugement  à  venir,  il  la  croit  nécessaiie  à 
l'ordre  et  au  salut  de  la  république,  et  il  ne  craint  pas 
de  prononcer  l'exil  de  (juiconf|ue  n'admet  pas  ce  mi- 
nimum et  la  peine  de  mort  pour  celui  «  qui,  apiès 
avoir  reconnu  publiquement  ces  dogmes,  se  conduit 
comme  ne  les  croyant  pas  '  !  » 

Rousseau,  du  reste,  ne  se  prononce  pas  sur  la 
forme  même  du  gouvernement,  il  estime  que  chaque 
pays  doit  chercher  et  adopter  celle  qui  correspond  à 
ses  goûts  et  à  ses  usages.  Il  déclara  même  une  fois 
«  avoir  toujours  blâmé  la  pure  démocratie  à  Cienève 
et  partout  ailleurs  ^  » 

Enfin,  4"^  dans  V Emile,  sentant  bien  qu'une  réforme 
pour  être  sérieuse  doit  s'assui-er  l'avenir  en  agissant 
sur  les  jeunes  générations,  Rousseau  trace  à  son  point 
de  vue  le  plan  d'une  éducation  complète.  Il  se  sup- 
pose précepteur  d'un  enfant  et  nous  montre  coniment 

'  Contrat  social,  cha}).  YIII. 

*  Lettre  à  M.  de  Saint-Gefuiain.  177U, 


52 


il  faut  procéder  en  l'élevant  devant  nous  :  cet  enfant 
est  né  bon  ;  la  nature  n'a  mis  en  lui  que  des  instincts 
justes  et  droits  ;  la  tâche  de  l'éducateur  sera  de  la  laisser 
se  développer  en  évitant  tout  ce  qui  pourrait  lui  faire 
obstacle.  Il  faudra  peut-être  solliciter  l'éclosion  de 
certains  sentiments,  de  certaines  idées,  mais  le  maître 
devra  bien  prendre  garde  de  n'y  rien  mettre  du  sien, 
et  ce  principe,  il  devra  l'appliquer  à  l'homme  phy- 
sique, à  l'homme  intellectuel  et  à  l'homme  religieux. 
Rousseau  montre  également  comment  on  peul  le 
mettre  en  pratique  dans  l'éducation  de  la  jeune  fdle. 
Que  d'idées  heureuses,  d'observations  jusles,  de 
principes  féconds  dans  ce  livre!  mais,  sans  vouloir 
entrei'  dans  la  discussion  qu'il  mériterait,  comment 
ne  pas  signaler,  et  qui  ne  sent  la  fausseté  du  point  de 
déj)art.  «  Tout  est  bien,  »  dit  Rousseau,  «  sortant  des 
mains  do  l'auleui'  de  tontes  choses,  »  et  il  en  conclut 
que  l'enfant  naît  absolument  bon  et  qu'un  développe- 
ment où  l'homme  n'interviendrait  pas,  donnerait  le 
meilleur  résultat.  Là  est  l'erreur.  —  L'enfant  ne  sort 
pas  directement  et  uniquement  des  mains  de  l'autetw 
de  tontes  choses.  Il  a[>parlient  à  l'humanité  et  de 
même  (pi'il  a|)porte  en  naissant  les  germes  d'une 
ressemblance  i»hysique,  qui  ne  se  UKinifesIe  souvent 
(pu;  plus  lard,  il  a[»poi'te  anssi  les  éléments  d'une 
ressemblance  morale  (|ui  n'est  pas  tnnjonrs  l'image 
même  de  la  vertu. 


53 

Les  trois  premiers  de  ces  ouvrages  rapportèrent  à 
leur  auteur  (juchiues  critiques,  beaucoup  d'admiratiou 
et  une  grande  gloire,  le  dernier,  V Emile,  ne  contribua 
pas  moins  à  sa  réputation,  mais  il  fut  la  source  de 
ses  malheiu's.  Les  années  que,  de  1754  à  ÏKW, 
Rousseau  [tassa  d'abord  à  l'Ermitage,  [tuis  à  Mont- 
moreucy,  furent  an  nombre  des  plus  belles  de  sa  vie. 
Logé  à  sa  guise,  simplement  et  commodément,  liljre 
de  parcourir  les  bois,  de  recevoir  ou  de  fuir  les  visi- 
teurs, indépendant  et  toutefois  en  relation  suivie  et 
intime  avec  les  plus  hauts  personnages  de  l'époipie, 
qui  se  faisaient  à  la  fois  ses  amis  et  ses  protecteui's  : 
le  maréchal  et  la  maréchale  de  Luxembourg,  le  duc  de 
Choiseul,  M.  de  Malesherbes,  il  étudiait,  se  re[)0- 
sait  à  ses  heures,  et  pouvait  savourer  à  loisir  le 
boidieur  de  vivre  avec  les  créations  idéales  de  ses  ro- 
mans *.  Il  ne  s'attendait  guère  à  voir  se  terminer  si 
Ijrusquement  un  temps  si  agréable. 

V Emile  avait  enfui  paru  après  beaucoup  de  dilïi- 
cultés  et  grâce  aux  soins  de  M.  de  Malesherbes  ;  toutes 
les  précautions  étaient  prises  et  l'on  était  sans  inquié- 
tudes. Un  soir,  Rousseau  lisait  la  Bible,  à  son  ordi- 
naire, quand  un  envoyé  de  M™^  la  maréchale  de 
Luxembourg  vint  lui  annoncer  qu'on  allait  procéder 
contre  lui  et  lui  conseiller  un  départ  immédiat.  Rous- 
seau partit  et  se  rendit  cà  Yverdon  chez  M.  Roguin. 

•  Voir  la  lettre  troisième  à  M.  de  Malesherbes, 


54 

L'Émik,  eu  effet,  fut  livré  k  la  censure  et  con- 
damné au  feu,  le  9  juin  17G2,  par  le  Parlement,  qui 
ordonnait  en  même  lemi)S  l'arrestation  de  l'auteur. 
Le  1 1  juin,  «  le  dit  écrit  mentionné  ci-dessus  a  été 
lacéié  et  brûlé  au  pied  du  grand  escalier  du  palais 
par  l'exécuteur  de  la  haute  justice.  »  L'archevêque 
de  r»aris  lança  contre  lui,  le  20  août,  un  mandement 
portant  condamnation  et  la  Sorbonne,  à  son  tour, 
le  censui-a  en  termes  violents.  L'accord  fut  comi»let, 
personne  n'éleva  la  voix  pour  défendre  l'accusé.  — 
A  Genève,  les  choses  se  passèrent  moins  tranquille- 
ment. Le  19  juin,  le  procureur  général  ïronchin  con- 
cluait à  la  condamnai  ion  et  à  la  tlétrissure  du  livre, 
la  personne  de  l'auteur  étant  hors  de  cause.  Rous- 
seau avait  des  amis  k  Genève;  ils  protestèrent  contre 
cette  condamnation,  la  déclarant  pour  le  moins  préci- 
pitée, et  bon  nombre  de  citoyens  partagèrent  leur 
avis;  jwur  lui,  k  qui  les  Bernois  n'avaient  pas  permis 
de  séjourner  k  Yverdon  et  qui  s'était  retiré  k  Motiers- 
'IVavei-s,  sur  les  tei-res  du  roi  de  Prusse,  froissé,  et 
se  laissant  aller  k  un  accès  de  colère,  il  adressa,  le 
1*^  mai  17G3,  k  M.  Favre,  premier  syndic,  une  lettre 
par  laquelle  il  déclarait  renoncer  k  son  titi-e  et  k  ses 
droits  de  bourgeois  de  Genève. 

On  s'explique  le  mouvement  d'irritation  de  Rous- 
seau; arrivé  au  faîte  de  la  gloire,  il  se  voit  tout  k  coup 
enveloppé  d'adversaires  ;  lui  qui  se  croit  le  meilleur 


o5 

ami  des  hommes,  (jiii  rêve  leur  bunlieiir,  il  esl  Irailé 
d'ennemi  du  genre  humain  ;  il  espéi'ait  (|uc  le  peuple 
de  Genève,  dont  il  avait  célébré  la  gloire  et  rappelé 
les  droits,  prendrait  courageusement  sa  défense  contre 
ses  magistrats,  et  le  peuple  ne  s'émeut  j)as:  blessé 
dans  ce  qu'il  a  de  plus  sensible,  il  soullVe  et  perd  la 
tète.  Mais  ce  que  l'on  comprend  moins,  c'est  qu'il  ait 
pris  son  iri'ilalion  pour  conseillère  et  qu'il  ait  oublié, 
lui,  qui  portait  si  haut  le  patriotisme,  que  le  pre- 
mier devoir  d'un  bon  citoyen  est  de  savoir  souffrir 
non-seulement  [)our  son  pays,  mais  de  la  part  de  son 
pays. 

Sa  lettre  mit  Genève  en  ébuUition.  Une  quaran- 
taine de  citoyens  s'adressèrent  au  Conseil,  et  lui  sou- 
mirent une  rcprcaentation  motivée  au  sujet  de  la  con- 
damnation de  V Emile  ;  le  conseil  leur  opposa  le  droit 
négatif,  et  l'on  vR  la  {iopulation  se  diviser  en  deux 
|>artis,  celui  des  représenlants  et  celui  dos  nê()(itij's,  le 
premier  renfermant  surtout  les  membres  de  la  boui-- 
geoisie,  le  second  ceux  de  l'aristocratie.  Les  tiraille- 
ments devinrent  très-vifs:  Le  procureur  Tronchin 
crut  devoir  expliquer  la  conduite  du  conseil  dans  ses 
Lettres  de  la  Campagne,  Rousseau  y  répondit  par  les 
Lettres  écrites  de  la  Montagne  et  cette  corres[)ondance 
publique  ne  les  apaisa  pas.  Rousseau  signalait  les 
fautes  commises  dans  la  procédure,  puis  reprenant 
certains  points  de  l'Emile,  il   expliquait  ceux  qui 


56 

avaient  soulevé  de  l"o[)posilioii.  Malheureusement,  il 
le  faisait  avec  un  Ion  qui  trahissait  un  cœur  ulcéré; 
et  comme  un  homme  qui  ne  peut  contenir  sa  passion, 
oubliant  ce  qu'il  avait  dit  quelques  mois  auparavant 
des  magistrats  et  des  pasteurs,  il  répandait  sur  eux 
des  invectives  qui  eussent  été  dignes  de  Voltaire, 
mais  qui  n'étaient  pas  dignes  de  Rousseau.  Le  calme 
finit  pourtant  par  se  rétablir  et  il  est  juste  de  dire  que 
Rousseau  apaisé  y  contribua  par  ses  lettres  à  ses  amis. 

Il  était  arrivé  fugitif  à  Motiers  au  premier  prin- 
temps de  1762.  Il  s'y  établit  dans  une  petite  maison 
en  dehors  du  village,  y  forma  d'agréables  relatioïis 
avec  le  pasteur  de  Montmollin,  qu'il  aimait  à  entendre 
et  de  la  main  duquel  il  voulut  recevoir  la  commu- 
nion, avec  Georges  Keith,  maréchal  d'Ecosse,  au  ser- 
vice du  roi  de  Prusse,  et  avec  MM.  Dupeyrou  et 
de  Pury  qui  lui  inculquèrent  le  goût  de  la  botanique. 
L'herborisation  devint  une  passion,  il  s'entourait  «  de 
foin  »  et  parcourait  les  montagnes  en  Genevois  qui 
n'avait  pas  perdu  à  Paris  l'habitude  de  la  marche  et 
en  admirateur  passionné  de  la  belle  nature  :  d'ailleurs 
il  n'était  pas  isolé  du  monde,  malgré  la  peine  qu'il  y 
prenait;  une  correspondance  suivie  et  de  nombreuses 
visites  d'admirateurs  de  tout  âge  ne  lui  laissaient  pas 
oublier  la  place  qu'il  s'était  faite. 

Ce  bonheur  dura  deux  ans.  Les  singularités  de 
Rousseau,  son  costume  d'Arménien,    entre  autres, 


57 

qu'il  avait  adopté  [)airo  (jii'il  lo  li'uuvail   li"ès-fom- 
inoilo,  el  les  iiidiscrélioiis  de  Tlicrèse  élomraienl  et 
indisposaient  les  voisins.  Ses  ju'océdés  vis-à-vis  tles 
magistrats  et  des  pasteurs  de  Genève  refroidirent  la 
sympathie  qu'on  lui  témoignait  d'abord;  sou  imagi- 
nation, échaullée  par  les  alTaires  de  V Emile,  lui  mon- 
tra partout  des  ennemis,  et  l'on  vil  se  manifester 
cette  sorte  de  monomanie,  cette  idée  d'une  persécution 
générale  qui  ne  Fabandonna  plus  et  (pii  empoisonna 
le  reste  de  ses  jours.  —  Il  se  crut  l'objet  d'une  agres- 
sion violente  et  s'enfuit  à  Hienne.  Son  goût  [sour  l'iso- 
lement et  pour  le  pittoresque  le  conduisit  à  l'île  de 
Saint-Pierre  ;  il  y  demeura  peu,  mais  il  savoura  du 
moins  à  son  aise  les  douceurs  du  far-nlente  et  d'une 
complète  indépendance.    «  Un  de  mes  plus  grands 
délices  était    surtout  de  laisser  toujours  mes  livres 
bien  encaissés  et  de  n'avoir  point  d'écritoire.  Quand  de 
malheureuses  lettres  me  foi'çaient  de  prendre  la  plume 
pour  y  répondre,  j'empruntais  en  murmurant  l'écri- 
toire  du  receveur,  et  je  me  hâtais  de  la  rendre  dans 
la  vaine  espérance  de  n'avoir  i)lus  besoin  de  la  rem- 
[)runter.  Au  lieu  de  ces  tristes  paperasses  et  de  toute 
cette  bou(iuinerie,  j'emplissais  ma  chambre  de  Heurs 
et  de  foin  ;  car  j'étais  alors  dans  ma  [Ji'emière  ferveur 
de  botanitjue,   pour  laquelle  le  docteur   d'Ivernois 
m'avait  inspiré  un  goût  qui  devint  bientôt  passion. 
J'entrepris  de  faire  la  Flora  petrîmulans  et  de  décrire 


toutes  les  plantes  de  l'île  sans  en  omettre  une  seule, 
avec  un  détail  siillisanl  pour  m'occuper  le  reste  de 
mes  jours.  On  dit  qu'un  Allemand  a  fait  un  livre  sur 
unzest  de  citron  ;  j'en  aurais  fait  un  sur  chaque  gra- 
men  des  prés,  sur  chaque  mousse  des  bois,  sur  chaque 
lichen  qui  tapisse  les  rochers....  En  conséquence  de 
ce  beau  [)rqiet,  tous  les  matins,  après  le  déjeuner, 
que  nous  faisions  tous  ensemble,  j'allais,  une  loupe  à 
la  main  et  mon  Systcma  naturœ  sous  le  bras,  visiter 
un  canton  de  l'île,  que  j'avais  pour  cet  effet  divisée 
en  petits  carrés,  dans  l'intention  de  les  parcourir  l'un 
après  l'autre  en  chaque  saison.  » 

Puis  Rousseau  raconte  son  étonncment  naïf  à  la 
vue,  à  la  découverte  plutôt  des  phénomènes  de  la  vé- 
gétation, et  il  continue  :  «  J'employais  le  reste  de  la 
matinée  à  aller  avec  le  receveur,  sa  femme  et  Thé- 
rèse, visiter  leurs  ouvriers  et  leurs  récolles,  mettant 
le  plus  souvent  la  main  à  l'œuvre  avec  eux  ;  et  sou- 
vent des  Bernois  qui  me  venaient  voir  m'ont  trouvé 
juché  sur  de  grands  arbres,  ceint  d'un  sac  que  je 
remplissais  de  h'uits  et  que  je  dévalais  ensuite  à  tei're 
avec  une  corde. 

«  L'exercice  que  j'avais  fait  dans  la  matinée  et 
la  bonne  humeur  qui  en  est  inséparable  me  rendaient 
le  repos  du  dîner  très-agréable  ;  mais  quand  il  se 
l)rolongeait  trop  et  que  le  beau  temps  m'invitait,  je 
ne  pouvais  si  longtemps  attendre,  et,  pendant  qu'on 


39 
elail  encore  à  table,  je  in"es(iuivais  et  j'allais  me  jeter 
seul  dans  un  bateau,  que  je  conduisais  au  milieu  du 
lac  quand  l'eau  était  calme  ;  et  là,  m'étendant  tout 
de  mon  lojig  dans  le  bateau  les  yeux  tournés  vers  le 
ciel,  je  me  laissais  aller  et  dériver  lentement  au  gré 
de  l'eau,  (luelquefois  pendant  plusieurs  heures,  plongé 
dans  mille  rêveries  confuses,  mais  délicieuses  et  qui, 
sans  avoir  aucun  objet  bien  déterminé  ni  constant, 
ne  laissaient  pas  d'être  à  mon  gré  cent  fois  préféra- 
bles à  tout  ce  que  j'avais  trouvé  de  plus  doux  dans  ce 
(ju'on  appelle  les  plaisirs  de  la  vie.  Souvent,  averti 
par  le  baisser  du  soleil  de  l'heure  de  la  retraite,  je  me 
trouvais  si  loin  de  l'île,  (jue  j'étais  forcé  de  travailler 
de  toute  ma  force  pour  arriver  avant  la  nuit  close. 
D'autres  fois,  au  lieu  de  m'écarter  en  pleine  eau,  je 
me  plaisais  à  côtoyer  les  verdoyantes  rives  de  l'île, 
dont  les  limpides  eaux  et  les  ombrages  frais  m'ont 
souvent  engagé  à  m'y  baigner. 

«  Mais  une  de  mes  navigations  les  plus  fréquentes 
était  d'aller  de  la  grande  à  la  petite  île,  d'y  débar- 
quer et  d'y  passer  l'après-dîner,  tantôt  à  des  prome- 
nades très-circonscrites  au  milieu  des  marceaux,  des 
bourdaines,  des  persicaires  et  des  arbiisseaux  de  toute 
espèce,  et  tantôt  m'établissant  au  sommet  d'un  tertre 
sablonneux,  couvert  de  gazon,  de  serpolet,  de  fleurs, 
même  d'esparcette  et  de  trèfles  qu'on  y  avait  vraisem- 
blablement semés  autrefois,  et  très-propres  à  loger 


60 

des  lapins,  qui  pouva.ient  là  mulli[>licr  eu  paix  sans 
rien  craindre  cl  sans  miire  à  rien.  Je  donnai  celle 
ifiée  an  leccveur,  qni  lil  venir  de  Nencliàlel  des  lapins 
mâles  el  l'emelles;  el  nous  allâmes  en  grande  pompe, 
sa  femme,  une  de  ses  sœurs,  Thérèse  et  moi,  les  éta- 
blir dans  la  petite  île,  où  ils  commençaient  à  peupler 
avant  mon  départ  et  où  ils  auront  prospéré  sans 
doute,  s'ils  ont  pu  soutenir  la  rigueur  des  hivers.  — 
Quand  le  lac  agité  ne  me  permettait  [)as  la  naviga- 
liofi,  je  passais  mon  après-midi  à  parcourir  l'île  en 
hei'borisant  à  droite  ou  à  gauche.... 

«  Quand  le  soir  appi'ochait,  je  descendais  des  cimes 
de  l'île,  et  j'allais  volontiers  m' asseoir  au  bord  du  lac 
sur  la  grève  dans  (jnelque  asile  caché;  là,  le  bruit  des 
vagues  et  l'agitation  de  l'eau,  fixant  mes  sens  el  chas- 
sant de  mon  âme  toute  autre  agitation,  la  plongeaient 
dans  une  rêverie  délicieuse  où  la  nuit  me  surprenait 
souvent  sans  que  je  m'en  fusse  aperçu.  Le  flux  et  le 
reflux  de  celte  eau,  son  bruit  continu  mais  renflé  i>ar 
intervalles,  frappant  sans  relâche  mon  oreille  el  mes 
yeux,  sup})léaient  aux  mouvements  internes  que  la 
rêverie  éteignait  en  moi,  et  suffisaient  pour  me  faire 
sentir  avec  })laisir  mon  existence  sans  prendre  la 
peine  de  penser.  De  temps  à  autre  naissait  quel(]ue 
faible  el  coui'te  réflexion  sur  l'instabilité  des  choses 
de  ce  monde  dont  la  surface  des  eaux  m'ofti'ail  l'i- 
mage; mais  bientôt  ces  impressions  légères  s'efta- 


I 


61 

çaient  dans  rimil'ormilé  du  mouvement  continu  qui 
me  beirait  et  qui,  sans  aucun  concours  aclil'  de 
mon  àme,  ne  laissait  pas  de  m'attaclier  au  ]ioinl, 
qu'appelé  par  l'heure  et  par  le  signal  convenus,  je  ne 
I)ouvais  m'airacher  de  là  sans  elTorts. 

«  Après  le  souper,  quand  la  soirée  était  belle,  nous 
allions  encore  tous  ensemble  faire  (|uel(|ue  tour  de 
[H'omenade  sur  la  terrasse  i>our  y  respirer  l'aii-  du 
lac  et  la  fraîcheur.  On  se  reposait  dans  le  pavillon, 
on  riait,  on  causait,  on  chantait  quelque  vieille  chan- 
son qui  valait  bien  le  tortillage  moderne  ;  et  enlin 
Ton  s'allait  coucher,  content  de  sa  journée  et  n'en 
désirant  (ju'une  semblable  pour  le  lendemain.  » 

Mais  l'ordie  vint  encore  de  partir  et  le  malheureux 
fugitif  hésitant  sur  la  direction  à  i»rendre,  se  décidait 
[tour  la  l*j'usse  et  passait  à  Slrasboui-g,  ipiand  il  y  recul 
une  lettre  du  philosophe  et  histoiien  Hume  (pii  l'ap- 
l»elait  en  Angleterre. 

Rousseau  accepta  celle  olïre  et,  ce  (|ui  montre  (|ue 
la  colère  contre  l'auteur  de  VEmilc  s'était  bien 
apaisée  chez  ceux  qui  l'avaient  fait  condamner,  il  se 
rendit  en  Angleterre  en  traversant  la  France  et 
Paris. 

Rousseau  cherchait  la  solitude,  il  la  trouva.  David 
Hume  l'installa  à  Wootton  dans  une  paisible  et  com- 
mode maison  de  campagne  ;  là,  ne  sachant  pas  l'an- 
glais, entouré  d'étrangers,  ne  recevant  que  peu  de 


62 
nouvelles  du  continent,  il  devait  se  trouver  à  l'aise, 
sans  doute  ;  mais  cet  isolement  ne  tarda  i)as  à  lui 
être  à  cliai-ge  ;  son  esi)rit  s'aigrit,  son  imagination 
s'enflamma,  Hume  ne  lui  apparut  bientôt  plus  que 
comme  un  traître  et  un  persécuteui',  et  subitement  il 
reprit  le  chemin  de  la  France. 


IV 

1.E  VIEILLARD 

(de  1766  A  1778) 

Inijuiet,  poursuivi  par  ses  idées  pénibles  et  poussé 
par  elles  à  de  singulières  excentricités,  Rousseau 
parcourt  d'abord  la  France,  s'arrêtant  à  ïrye,  à 
Lyon,  à  Grenoble,  à  Chambéry,  à  Bourgoin,  à  Mon- 
(|uin,  sans  se  fixer  nulle  part,  ir  change  de  nom,  se 
lait  appeler  Renou  ;  à  Moncpiin,  il  donne  à  son  union 
avec  Thérèse  une  sorte  de  consécration,  en  ce  sens 
(ju'il  déclare  devant  un  homme  fort  respectable,  mais 
simple  particulier,  (ju'il  la  prend  pour  femme  et  lui 
donne  son  nom  d'emprunt.  Enfin,  comprenant  bien 
que  sa  place  est  à  Paris,  il  y  revient  en  1770  et  y 
passe  huit  années  d'une  vieillesse  relativement  pai- 
sible. 


63 

Elle  a  uneiiiue  chose  dimpressif  cette  vieillesse  du 
maiid  écrivain. 

Elle  est  calme,  c'evSl-à-dire  que  Koussean  se  re- 
pose. Il  a  achevé  sa  lâche  réloimalrice.  L'avenir  tirera 
[»arti  de  ses  livres  ;  pour  lui,  il  cesse  de  parler  ;  son 
œuvre  est  Unie. 

Elle  est  aussi  modeste,  indé[>endaiite,  lal.iorieuse. 
Il  loue  rue  IMàlrière  un  petit  a[)partement  pour  lui  et 
Thérèse  ;  il  copie  avec  un  soin  minutieux  de  la  musi- 
que, et,  bien  (juil  reçoive  dans  son  logis  de  grands 
personnages,  il  n'y  donne  rien  ni  au  luxe  ni  à  la  va- 
nité. 

Bernardin  de  Saint-l'ierre,  «pii  fut  à  celte  épot|ue 
l'ami  intime  de  Ilousseau,  nous  fera  pénétrer  dans 
cet  intérieur  : 

«  Au  mois  de  juin  1772,  éci'it-il,  un  ami  mayanl 
proposé  de  me  mener  chez  Jean-Jacipies  Kousseau, 
U  me  conduisit  dans  une  maison,  rue  IMàtrière,  à 
peu  près  vis-à-vis  Thôtel  de  la  Poste  ;  nous  montâmes 
au  quatrième  étage.  Nous  fraiipàmes,  et  M'"*^  Rous- 
seau vint  nous  ouvrir  la  [)orte.  Elle  nous  dit  :  «  En- 
tiez, Messieurs,  vous  allez  Irouvei*  mon  mari.  »  Nous 
traversâmes  une  fort  petite  antichambre,  où  des  us- 
tensiles de  ménage  étaient  proprement  arrangés  ;  de 
là  nous  entrâmes  dans  une  chambre  où  J.-J.  Rous- 
seau était  assis  en  redingote  et  en  bonnet  blanc,  oc- 
cupé à  copier  de  la  musique.  Il  se  leva  d'un  air  riant. 


64 

lions  présenta,  des  chaises  el  se  remit  k  sou  travail, 
en  se  livrant  tontelbis  à  la  couvei'sation. 

«  Il  était  maigre  et  (Inné  taille  moyenne.  Une  de 
ses  éi)anles  paraissait  un  pen  pins  élevée  qne  l'anti-e, 
soit  que  ce  fût  l'eiïet  de  l'altitude  qu'il  prenait  dans 
son  travail  ou  de  l'âge  tpii  l'avait  voûté,  car  il  avait 
alors  soixante  ans.  D'ailleurs,  il  était  fort  bien  pro- 
portionné. Il  avait  le  teint  brun,  (jnelfiues  couleurs 
aux  pommettes  des  joues,  la  bouche  belle,  le  nez  très- 
bien  fait,  le  front  rond  et  élevé,  les  yeux  pleins  de 
feu.  Les  traits  obliques  qui  tombent  des  narines  vers 
les  extrémités  de  la  bouche,  et  qui  cai'actérisent  la 
j)hysionomie,  exprimaient  dans  la  sienne  une  grande 
sensibilité  et  (|uclquc  chose  même  de  douloui-eux. 
On  remanjuail  dans  son  visage  trois  ou  quatre  carac- 
tères de  la  mélancolie,  [lai-  l'enfoncement  des  yeux  et 
par  l'affaissement  des  sourcils;  de  la  tristesse  pro- 
fonde, par  les  rides  du  front;  une  gaieté  très-vive  el 
même  un  [»eu  caustique,  par  mille  petits  plis  aux  an- 
gles extérieurs  des  yeux,  dont  les  orbiles  disparais- 
saient quand  il  riait.  Toutes  les  passions  se  peignaient 
successivement  sur  son  visage,  suivant  que  les  sujets 
de  la  conversation  aftéctaient  son  àme  ;  mais,  dans 
une  situation  calme,  sa  figure  conservait  une  em- 
preinte de  loutes  ces  atïections  et  olfrait  à  la  fois  je 
ne  sais  quoi  d'aimable,  de  fin,  de  touchanl,  de  digne 
de  pitié  el  de  respect. 


6o 

«  Près  de  lui  était  nue  épinelte  sur  larpielie  il  es- 
sayait (le  temps  en  temps  îles  airs.  l)cii\  petits  lits  de 
cotonnade  rayée  de  bien  et  de  blanc,  comme  la  ten- 
ture de  sa  chambre;  une  commode,  une  table  et  (jnel- 
ques  chaises  faisaient  tout  son  mobilier.  Aux  murs 
étaient  attachés  un  plan  de  la  forêt  et  dn  i)arc  de 
Montmorency,  où  il  avait  demeuré,  et  une  eslam[)e 
du  l'oi  d'Angleterre,  son  ancien  bienfaiteur.  Sa  femme 
était  assise,  occupée  à  coudre  du  linge  ;  un  serin 
chantait  dans  sa  cage  suspendue  au  plafond;  des 
moineaux  venaient  manger  du  pain  sur  ses  fenêtres 
ouvertes  du  côté  de  la  rue,  et  sur  celle  de  l'anticham- 
bre on  voyait  des  caisses  et  des  pots  remplis  de  plantes 
telles  qu'il  plaît  à  la  nature  de  les  semer.  Il  y  avait 
dans  l'ensemble  du  petit  ménage  un  air  de  pro{)ieté, 
de  paix  et  de  simplicité  qui  faisait  plaisir. 

«  Il  me  parla  de  ses  voyages  :  ensuite  la  conver- 
sation roula  sur  les  nouvelles  du  temps  ;  après  (pioi 
il  nous  lut  une  lettre  manuscrite  en  réponse  à  M.  le 
marquis  de  Mirabeau,  qui  l'avait  interpellé  dans  une 
discussion  politique  ;  il  le  suppliait  de  ne  pas  le  ren- 
gaser  dans  les  tracasseries  de  la  littérature.  Je  lui 
parlai  de  ses  ouvrages  et  je  lui  dis  que  ce  que  j'en 
aimais  le  plus,  c'était  le  Devin  du  Village  et  le  troi- 
sième volume  de  Y  Emile.  Il  me  parut  charmé  de  mes 
sentiments,  c'est  aussi,  m^  dit-il,  ce  que  f  aime  le  mieux 
avoir  fait  ;  mes  ennemis  ont  beau  dire,  ils  ne  feront  ja- 


66 

mais  un  Devin  du  Villagr ...  Il  nous  montra  mie  collec- 
tion de  graines  de  tonte  es[)èce;  il  les  avait  arrangées 
dans  une  multitude  de  petites  boîtes.  Je  ne  pus  ra'em- 
pêclier  de  lui  dire  que  je  n'avais  vu  personne  qui 
eût  ramassé  une  si  grande  quantité  de  graines  et  qui 
eût  si  peu  de  terre.  Cette  idée  le  fit  rire . . . 

«  A  quelques  jours  de  là  il  vint  me  rendie  visite  ; 
il  était  en  peri'uque  ronde  bien  poudi-ée  et  bien  Irisée, 
portant  un  chapeau  sous  le  bras,  et  en  habit  complet 
de  nankin.  Il  tenait  une  petite  canne  à  la  main,  tout 
son  extérieur  était  modesie,  mais  fort  propre,  comme 
on  le  dit  de  celui  de  Socrate.  Je  lui  offris  une  pièce 
de  coco-marin  avec  son  fruit  pour  augmenter  sacol- 
lei'tion  de  graines,  et  il  me  lit  le  [)laisir  de  l'accepter. 
Comme  je  le  reconduisis  à  travers  les  Tuilei-ies,  il 
sentit  l'odeui'  du  café.  Voici,  me  dit-il,  un  parfum  que 
faiiHc  beaucoup  :  quand  on  en  brûle  dam  mon  escalier, 
fai  des  voisins  qui  ferment  leur  porte,  et  moi,  f  ouvre  la 
mienne.  Vous  prenez  donc  du  café,  lui  dis-je,  puisque 
vous  en  aimez  l'odeur?  Oui,  me  répondit-il;  c'est 
presque  tout  ce  que  j'aime  des  choses  de  luxe;  les  glaces 
et  le  café.  J'avais  apporté  une  balle  de  café  de  l'île  de 
Bourbon,  et  j'en  avais  fait  (juelques  paquets  que  je 
distribuais  à  mes  amis.  Je  lui  en  envoyai  un  le  len- 
demain, avec  un  billet  où  je  lui  mandai  que,  sachant 
son  goût  pour  les  graines  étrangères,  je  le  priais  d'ac- 
cepter celles-là.  Il  me  répondit  par  un  billet  fort  poli. 


67 

où  il  me  lemerciail  de  mon  atlenlioii.  Mais  le  jour 
suivant  jeu  rerus  un  autre  d'un  ton  bien  dilïéienl. 
En  voici  la  co[)ie  :  «  Hier,  Monsieui-,  j'avais  du  monde 
chez  moi  qui  m'a  empêché  d'e\aminer  ce  que  conte- 
nait le  paquet  (jue  vous  m'avez  envoyé.  A  peine  nous 
nous  connaissons  et  vous  débulcz  i)ar  des  cadeaux  : 
c'est  rendre  notre  société  trop  inégale;  ma  fortune 
ne  me  jiermet  point  d'en  faire.  Choisissez  de  repren- 
dre votre  café  ou  de  ne  plus  nous  voir.  Agréez  mes 
très-humbles  salutations,  J.-J.  Rousseau.  » 

«  Je  lui  répondis,  (ju'ayant  été  dans  le  pays  où 
croissait  le  café,  la  (jualité  et  la  quafilité  de  ce  pré- 
sent le  rendait  de  i)eu  d'importance  ;  qu'au  reste,  je 
lui  laissais  le  choix  de  l'alternalive  qu'il  m'avait 
donnée.  Cette  petite  altercation  se  termina  aux  con- 
ditions que  j'accepterais,  de  sa  part,  une  racine  de 
ginseng  et  un  ouvrage  sur  Tichtliyologie,  qu'on  hii 
avait  envoyé  de  Montpellier.  11  m'invita  à  dîner  pour 
le  lendemain.  Je  me  rendis  chez  lui  à  onze  heures  du 
matin.  Nous  conversâmes  jus(|u'à  midi  et  demi.  Alois 
son  épouse  mit  la  nappe.  11  prit  une  bouteille  de  vin, 
et  eu  la  posant  sur  la  table,  il  me  demanda  si  nous 
en  aurions  assez,  et  si  j'aimais  à  boire.  Combien 
sommes-nous,  luidis-je? —  Trois:  vous,  ma  femme  et 
moi.  Quand  je  bois  du  vin,  lui  répondis-je,  et  que  je 
suis  seul,  j'en  bois  bien  une  demi-bouteille,  et  j'en 
bois  un  peu  plus  quand  je  suis  avec  mes  amis.  Cela 


68 

cfant,  reprit-il,  nous  n'en  aurons  pas  assez  ;  il  faut  que 
je  descende  à  la  cave.  H  en  apporta  une  seconde  bon- 
Icille.  Sa  lemme  servit  (len\  plats:  un  de  petits  pâtés 
et  un  autre  qui  était  couvert.  Il  me  dit,  en  me  mon- 
trant le  premier,  voici  votre  plat  et  l'autre  est  le  mien. 
Je  mange  peu  de  pâtisserie,  lui  dis-je,  mais  j'espère 
bien  coûter  du  vôtre.  Oh  !  me  dit-il,  ils  nous  sont  com- 
ninns  tous  deux  ;  mais  bien  des  gens  ne  se  soucient  pas  de 
celui-là  :  c'est  un  mets  suisse:  un  pot  pourri  de  lard,  de 
mouton,  de  légumes  et  de  châtaignes.  Il  se  trouva  excel- 
lent. Ces  deux  plats  furent  relevés  par  des  tranches 
de  bœuf  en  salade,  ensuite  par  des  biscuits  et  du  fro- 
mage; après  quoi  sa  femme  servit  le  café. 

«  Pendant  le  repas  nous  parlâmes  des  Indes,  des 
Grecs  et  des  Romains.  Après  le  dîner,  il  fut  me  cher- 
cher quelques  manuscrits.  Il  me  lut  une  contiiniation 
d'Emile,  quelques  lettres  sur  la  botanique  et  des  mor- 
ceaux charmants,  traduits  du  Tasse.  Comptez-vous 
donner  ces  écrits  au  public  ?  —  Oh  !  Dieu  m'en  garde  ! 
dit-il,  je  les  ai  faits  pour  mon  plaisii-,  pour  causer  le 
soir  avec  ma  femme.  —  Oh?  oui,  que  cela  est  tou- 
chant !  reprit  M'""  Rousseau  ;  cette  pauvre  Sophronie  ! 
j'ai  bien  pleuré  quand  mon  mari  m'a  lu  cet  endroit- 
là.  Enfin  elle  m'avertit  qu'il  était  neuf  heures  du  soir: 
j'avais  passé  dix  heures  de  suite  comme  un  instant*.» 

Quand  on  se  rappelle  que  celui  qui  vivait  ainsi, 

*  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Œuvres,  tome  XII, 


09 

avail  lait  retentir  son  nom  dans  toute  l'Eai'ope,  ({u'il 
avait  correspondu  avec  des  princes,  el  traité  les  plus 
grandesquestions,quandon  sait  qu'il  n'aurait  eu  qu'un 
mol  à  dire  pour  habiter  un  palais,  pour  faire  aflluer  l'ar- 
irent  chez  lui,  avoir  sa  cour  et  rivaliser  sur  ce  terrain 
comme  sur  d'autres  avec  Voltaire,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'admirer  celle  simplicité  républicaine  ;  elle 
ronli'asle  agréablement  avec  les  grandeurs  de  l'époque, 
ol  l'on  aime  à  y  retrouver  les  traits  bien  manpiés  y\\\ 
caractère  trenevois. 

Mais,  il  faut  le  dire,  tout  n'était  pas  calme  et  beau 
dans  cnlle  existence.  Cette  vie  idyllique  avait  ses  om- 
bi'es,  et  celle  vieillesse  ses  misèi-es.  Un  hôte  tei-rible 
habitait  ce  foyer.  I/égoïsme  naturel  de  Rousseau 
s'était  accru  sous  le  feu  des  atlaiiues  et  i)ar  l'effet  de 
la  maladie  dont  il  était  lui-même  la  première  origine. 
Il  le  suivait  sans  cesse,  lui  montrait  parloul  sa 
personne  en  cause,  le  rendait  déliant  envers  tous, 
fussent-ils  ses  meilleurs  el  ses  i»lus  dévoués  amis,  et 
lui  faisait  trouver  une  solitude  amère  an  milieu  Ak\ 
personnes  qui  ne  songeaient  qu'à  l'entourer  de  leur 
affection.  Il  le  lourmenlail  parfois  bien  cruellement. 
L'idée  fixe  d'une  vaste  persécution  dirigée  par  le  duc 
de  Choiseul  et  étendant  partout  ses  mystérieuses  ra- 
mifications hantait  presque  constamment  le  malheu- 
reux vieillard,  et  quehjuefois  même  celle  monomanie 
pi'enait  un  caractère  aigu:  Un  jour,  un  de  ses  amis 


70 

venant  le  voir,  le  trouve  renversé  sur  sa  chaise,  et  tout 
défait.  —  Qu'avez-vous  donc,  lui  dit-il?  —  Vous  ne 
savez  pas  que  Louis  XV  est  mort  ?  —  Sans  doute, 
eh  bien  !  —  Eh  bien  !  il  y  avait  en  France  deux 
hommes  également  détestés,  moi  et  le  roi  ;  il  n'en 
i-este  plus  qu'un,  et  vous  sentez  que  je  vais  hériter  de 
la  haine  que  l'on  portait  à  ce  prince:  ainsi  vous  voyez 
où  j'en  suis*.  —  Il  soutenait  aussi  que  le  Tasse  avait 
prédit  ses  souffrances  dans  la  77"  strophe  du  l^*" 
chant  de  la  Jérusalem  délivrée. 

C'est  sous  l'empire  de  celte  personnalité  exagérée, 
maladive,  qu'il  avait  commencé,  à  Wooton,  d'écrii'e 
ses  confessions  pour  se  justifier,  et  confondre  ses  ac- 
cusateurs réels  et  imaginaires  ;  et  que  plus  tard,  alors 
qu'il  ne  travaillait  plus  pour  les  hommes,  il  com|)o- 
sail  encore  pour  lui-même,  cl  retrouvait  une  fraîclieur 
de  style,  une  netteté  et  une  verve  étonnantes  chez  un 
homme  de  son  âge.  C'est  elle  aussi  qui  lui  faisait 
goûter  un  plaisir  plus  étonnant  encore  dans  l'analyse 
de  ses  plus  honteuses  jouissances,  et  qui  l'entraîna  à 
sacrifier  sans  pitié  à  son  intérêt  personnel  les  devoirs 
do  la  reconnaissance  et  la  réputation  de  ses  bienfai- 
teurs, comme  si  l'aveu  de  ses  propres  fautes  lui  eût 
assuré  le  droit  de  révéler  celles  des  auti'es  et  comme 
si  la  connaissance  intime  de  sa  personne  et  la  gloire 
de  son  nom  n'eussent  jamais  pu  être  payées  tro(H*lier. 

^  Dusaulx,  De  mes  rapports  arec  J.-,J.  Bousseau. 

t 


71 

Chose  incroyable,  vrai  leur  de  force  qui  montre  la 
puissance  de  cet  amour-propre  et  comme  quoi  tout 
alors  était  dominé  par  lui  chez  Rousseau  :  pendant 
17  heures  consécutives,  à  1  âge  de  près  de  60  ans,  il 
eut  le  courage  et  la  force  de  poursuivre,  devant  quel- 
ques amis,  la  lecture  de  sa  minutieuse  biographii;  '. 

Cette  maladie  lui  laissa  pourtant  des  moments  de 
répit  et  il  semble  que  la  commuuication  qu'il  lit  à 
(|uelques  personnes  de  ses  Goufessions  qui  ne  devaient 
paraître  que  plus  tard,  lui  causa  luie  sorte  de  sou- 
lagement. 

Au  printemps  de  1778,  il  reçut  de  M.  de  Girardin 
une  invitation  à  s'établir  dans  la  s[)leu(li(le  campagne 
(lu'il  avait  fait  aménager  à  ErnieuDiiville.  L'idée  de 
retrouver  la  nature  et  sa  douce  intimité  enchanta  Je.ni- 
Jacques.  Il  accepta.  Il  était  installé  depuis  quelques 
jours  à  Ermenonville  quand  il  y  mourut  subitement. 
Un  matin,  il  s'était  levé  comme  à  son  ordinaire,  il  se 
préparait  à  aller  donner  une  première  leçon  de  mu- 
sique à  M"*  de  Girardin,  quand  il  se  sentit  mal  à 
l'aise.  Thérèse  l'entendit  gémir,  monta  à  sa  cliambre 
et  le  trouva  étendu  sur  le  plancher.  Perdant  tout  à 
coup  connaissance,  il  expira  au  milieu  des  soins  qu'elle 
lui  donnait. 

C'était  le  2  juillet,  k  lO  heures  du  matin.  Le  bruit 
courut  (|u'il  s'était  empoisonné  dans  une  tasse  de 

'  Dusaulx,  oiiv.  cit. 


72 

»îafé  ou  brûlé  la  cervelle  et,  de  fait,  les  docteurs  con- 
statèrent une  blessure  au  front.  Qu'en  fut-il  réelle- 
ment ?  Gomment  Rousseau  est-il  mort  ?  La  question 
est  encore  indécise.  Thérèse  soutient  la  mort  natu- 
relle; parmi  les  meilleurs  amis,  les  fanatiques  de 
Jean-Jacques,  quelques-uns  admettent  la  mort  volon- 
taire. 

Restons  dans  rindécision  ;  les  preuves  manquent, 
et  vraiment  il  serait  trop  pénible  de  dire  avec  certi- 
tude que  l'auteur  de  la  lettre  sur  le  suicide  l'a  contre- 
dite par  ses  œuvres,  et  qu'après  avoir  si  bien  ra|)pelé 
à  riiomme  le  devoir  de  vivre,  il  lui  a  enseigné  à  l'en- 
li-eindre  i)ar  son  exemple. 

Quelques  amis  du  pliilosoplie  accoururent  :  le 
4  juillet,  le  soir,  par  le  plus  beau  clair  de  lune  et  le 
temps  le  plus  calme,  on  déposait  sa  dépouille  dans 
une  petite  île  de  la  campagne,  l'île  des  Peupliers. 

Le  12  mai  1700,  l'Assemblée  nationale,  sur  la 
proposition  de  Mirabeau,  vota  une  pension  à  la  veuve 
de  Roiisseau,  et  le  21  décembre  elle  décréta  l'érection 
d'une  statue.  Le  M  octobre  1794,  ses  restes  furent 
transportés  au  Pantbéon,  et,  en  1815,  Ermenonville 
dut  au  souvenir  de  Rousseau  d'être  exemi)té  d'impôt 
par  les  armées  alliées. 

Genève,  en  171)15,  él(îva  à  son  illustre  citoyen 
im  monument  qui  ne  brillait  pas  [lai'  IV'li'gance  :  une 
haute  colonne  assez  mince,   siumoutée  d'un  buste 


73 

en  bronze,  et  qu'on  abattit  quand  on  créa  le  jardin 
botanique.  La  fête  de  Rousseau  se  célébra  régulière- 
ment depuis  cette  époque  pendant  cinq  années  ;  mais 
elle  fut  abandonnée  du  jour  où  Genève  perdit  son 
indépendance  par  l'occupation  française.  En  1828, 
le  Conseil  représentatif  ayant  repoussé  la  proposition 
qui  lui  était  faite  d'élever  une  statue  à  Rousseau  et 
de  la  placer  dans  l'île  des  Rarques  aménagée  à  cet 
effet,  un  comité  de  citoyens  pritsur  lui  l'entreprise,  la 
mena  à  bonne  fin,  et  en  février  1832  la  statue  que 
nous  connaissons  était  solennellement  installée  à  «  l'île 
Rousseau.  »  —  La  fête  se  renouvela  quelquefois  à 
des  intervalles  irréguliers,  en  1839  en  particulier,  où 
elle  fut  célébrée  avec  grand  éclat.  Il  faudra  bientôt 
ajouter  à  ces  dates  le  2  juillet  1878. 


Mesdames  et  Messieurs, 

Si  maintenant,  après  avoir  à  grands  traits  tracé  le 
tableau  de  cette  existence  agitée,  nous  jetons  sur  elle 
un  regard  d'ensemble  et  si  nous  cherchons  à  nous  ren- 
dre compte  de  nos  impressions,  je  crois  pouvoir  dire 
qu'elles  seront  complexes,  et  j'ajoute  qu'à  mon  sens, 
elles  doivent  être  complexes  pour  être  justes.  En  con- 
sidérant Rousseau  on  est  sans  cesse  tiré  en  sens  con- 
traires ;  on  trouve  tour  à  tour  le  bien  et  le  mal,  et  l'on 

4 


74 

passe  sans  transition  de  la  critique  à  Téloge,  de  l'ad- 
miration au  désoùt. 

On  voudrait  l'aimer  ce  concitoyen  qui  a  jeté  tant 
d'éclat  sur  notre  petite  république,  et  l'on  va  se  heur- 
ter aux  défauts  les  plus  repoussants,  à  cette  vanité  qui, 
pour  n'être  pas  la  vanité  brillante  de  Voltaire,  n'en 
savourait  pas  moins  le  parfum  de  l'encens,  à  son 
égoïsme  sans  limite,  à  cet  orgueil  dont  les  expressions 
naïves  font  frémir.  —  Alors,  on  se  détourne  avec 
aversion;  mais  voici  qu'on  trouve  en  lui  tant  de  cœur, 
un  si  profond  respect  de  la  personne  humaine,  un  si 
grand  amour  pour  ce  qu'il  appelle  le  genre  humain, 
un  tel  désir  de  lui  être  utile  et  tant  de  travail  pour  le 
servir,  que  l'aversion  tombe,  et  qu'on  se  «  rengage  de 
plus  belle.  » 

On  voudrait  l'estimer,  mais  il  faut  faire  le  compte 
de  ces  fautes  horribles,  que  le  génie  ne  saurait  excu- 
ser ;  on  se  rappelle  qu'il  n'a  presque  jamais  profité 
des  circonstances  favorables,  qu'il  a  été  un  fils  très- 
médiocre,  un  époux  plus  médiocre  encore,  un  mau- 
vais père,  un  ami  souvent  lâche,  toujours  soupçon- 
neux —  et,  quand  on  veut  le  mépriser,  il  se  présente 
avec  son  amour  de  l'indépendance,  sa  droiture,  sa 
simplicité,  et  ses  aspirations  sincères  vers  le  bien, 
vertus  banales  peut-être  dans  certains  milieux,  mais 
qui,  pour  Rousseau,  ressortent  lumineuses  sur  le  fond 
obscur  des  vices  de  son  époque  ;  vous  le  voyez,  dans 


75 

ce  petit  ménage  de  la  nie  Plàtrière,  où  s'achève  dou- 
cement une  des  vies  les  plus  célèbres  du  temps  ;  bien 
plus,  vous  le  voyez  au  moment  de  sa  vigueur,  tenant 
courageusement  tête  aux  railleries  et  aux  attaques 
sans  nombre  de  ses  anciens  alliés  qu'il  n"a  pas  voulu 
préférer  à  ses  convictions  et  à  sa  conscience.  Il  vous 
apparaît  dans  cette  mêlée  et  dans  son  isolement  comme 
un  de  ces  grands  rochers  qui  s'avancent  dans  la  mer 
et  supportent  sans  être  ébranlés  le  courroux  de  ses  flots. 
Alors  vous  voudriez  ne'  lui  marchander  ni  votre 
admiration,  ni  voire  reconnaissance,  et,  quand  vous 
vous  livrez  au  charme  de  ce  style  admii-able  qui  ne 
connaît  ni  une  rature  ni  une  dissonance,  contenu  et 
passionné  à  la  fois,  où  l'éloquence  de  la  parole  fait 
éclater  l'éloquence  de  l'écriture  et  perce  le  papier,  si 
l'on  peut  parler  ainsi,  quand  vous  suivez  ces  analyses 
surprenantes  des  pensées  et  des  sentiments,  quand 
vous  vous  sentez  emporté  par  le  souffle  du  poète,  ou 
le  raisonnement  du  philosophe,  tout  à  coup,  vous 
vous  arrêtez  mal  à  l'aise  :  au  feu  qui  s'allume  en  vous, 
vous  sentez  qu'il  y  a  du  poison  dans  cette  douceur  ; 
vous  hésitez  à  continuer  ;  vous  ne  voudriez  pas  que 
ce  livre  tombât  entre  les  mains  d'un  enfant,  et  le  mo- 
raliste vous  paraît  s'être  transformé  en  séducteur. 
Bien  plus,  ces  paradoxes  lancés  avec  tant  d'assu- 
rance, d'un  ton  de  prophète,  quel  mal  ne  peuvent-ils 
pas  faire  !  quel  mal  n'ont-ils  pas  fait  !  N'a-t-on  pas 


76 


1 


pris  le  nom  de  Rousseau  pour  drapeau  dans  la  lutte 
contre  la  religion  positive?  n'a-t-on  pas,  en  suivant 
ses  principes,  bouleversé  la  société  ?  les  hommes  de 
quatre-vingt-treize  ne  se  proclamaient-ils  pas  ses  dis- 
ciples? —  Non  !  ne  me  parlez  plus  de  cet  homme,  il 
me  répugne,  il  me  fait  peur  !  —  Et  au  moment  où 
vous  vous  brouillez  avec  lui,  oîi  vous  lui  dites  adieu 
pour  toujours,  l'histoire  vous  arrête  et  vous  rappelle 
ce  que  voi;s  lui  devez.  Elle  vous  le  montre  détournant 
la  littérature  et  la  pensée  moderne  des  déserts  maré- 
cageux du  matérialisme  où  elles  allaient  se  perdre,  et  les 
ramenant,  à  lui  seul,  vers  un  spiritualisme  humani- 
taire et  religieux  ;  elle  vous  le  montre  donnant  un 
premier  et  vigoureux  coup  de  sape  à  cette  déplorable 
société  de  Louis  XV,  hâtant  l'avènement  de  la  bour- 
geoisie, proclamant  l'égalité  foncière  de  tous  les 
hommes,  le  devoir  des  opinions  personnelles,  la  néces- 
sité de  réformer  l'éducation  à  laquelle  il  ouvre  des 
voies  nouvelles,  et  préparant  à  sa  manière  le  temps  où 
nous  vivons  et  qui  est  après  tout,  celui- où  il  fait  le 
meilleur  vivre. 

Telles  sont  les  impressions  mélangées  que  l'on 
épi'ouve  en  considérant  cette  tête  connue,  ce  front 
arrondi,  ces  arcades  orbitaires  un  peu  saillantes,  ce 
nez  fin  et  arqué,  ces  lèvres  minces,  un  peu  pincées, 
et  ces  yeux  enfoncés  dans  lequel  il  est  si  facile  de  faire 
revivre  le  regard  de  la  rêverie  ou  le  feu  de  la  passion. 


77 

J'en  conviens,  c'est  l;ure  descendre  Rousseau  du 
piédestal  sui-  lequel  des  amis  enthousiastes  et  peut- 
être  intéressés  l'ont  si  souvent  fait  monter;  mais, 
d'auti'e  part,  c'est  le  l'elever  de  la  boue  dans  laquelle 
le  traînent  queltiuel'ois  l'ignorance,  le  préjugé,  la  ja- 
lousie ou  la  rancune.  C'est  briser  la  statue  du  demi- 
dieu,  mais  c'est  faire  de  lui  ce  qu'il  a  réellement  été: 
un  de  ces  hommes  i)uissants  par  le  génie,  qui,  malgré 
leurs  fautes  et  leurs  faiblesses,  deviennent  dans  la 
main  de  Dieu  des  instruments  j)0ur  le  progrès  de  la 
société. 

D'ailleurs,  (jnelqu  opinion  qu'on  puisse  avoir  sur 
ce  point,  il  est  trois  sentiments  sur  lesquels  tous  Jious 
nous  ti'ouverons  d'accord  en  songeant  à  Rousseau  : 

Un  sentiment  de  pitié.  I!  a  beaucoup  souffert,  cet 
homme  ;  je  ne  dis  pas  seulement  pour  produire  ces 
ouvrages  qui  lui  coûtaient  tant  de  peine,  mais  il  a 
souffert  de  la  part  de  ses  adversaires,  de  la  part  de 
ceux  qu'il  avait  espéré  d'avoir  pour  amis,  il  a  souffert 
de  lui-même.  Ses  procédés,  son  imagination  malade 
ont  beaucoup  aggravé  le  mal;  ses  souffrances  étaient 
en  boime  jjartie  artificielles,  cela  est  vrai  ;  elles  n'en 
étaient  pas  moins  douloureuses.  Pitié  pour  lui  ! 

Un  sentiment  de  regret.  Ah  !  pourquoi  Rousseau, 
jouant  en  quelque  sorte  de  malheur,  a-t-il  rencontré 
sur  sa  route  tant  de  mauvaises  compagnies  et  de 
bienfaiteurs  dangereux  ?  Pourquoi  ce  curé  de  Con- 


78 

fignoii,  pourquoi  M™''  de  Warens,  pourquoi  son  père 
et  son  oncle  qui  le  poursuivaient  se  sont-ils  arrêtés 
en  chemin,  pourquoi  ?  —  et  surtout,  pourquoi  n'a-t- 
il  pas  connu  cette  mère  si  bien  qualifiée  pour  le  con- 
duire dans  sa  première  enfance  et  pour  le  soutenir 
dans  les  luttes  de  la  jeunesse?  S'il  l'eût  conservée, 
tout  prenait  un  autre  cours  dans  sa  vie.  Peut-être 
alors  n'aurions-nous  pas  eu  de  Jean-Jacques,  mais 
probablement  et  plus  probablement  encore,  nous 
en  aurions  eu  un  plus  grand,  parce  qu'il  eût  été 
meilleur. 

Enfin,  savez-vous,  Messieurs,  ce  qui  m'émeut  tout 
particulièrement  en  considérant  Rousseau,  c'est  cette 
pensée  que  tout  ce  qu'il  a  eu  de  bon,  il  l'a  dû  à 
Genève.  Ses  parents  étaient  Genevois  et  protestants; 
malgré  ses  théories,  il  hérita  de  leur  esprit.  Il  avait 
respiré  l'atmosphère  de  la  liberté  et  du  christianisme 
vivant,  il  ne  put  s'en  défaire.  Dans  ses  souvenirs, 
dans  ses  impressions  d'enfance,  il  avait  emporté  son 
trésor;  en  partant,  il  faillit  le  perdre,  il  le  retrouva  un 
jour  et  le  fit  valoir.  Le  souvenir  de  Genève  fut  son 
bon  génie.  Ah  !  il  le  sentait  bien  et  c'est  pour  cela 
que  lors  même  qu'il  l'eût  abandonnée  de  bonne 
heure,  il  n'oublia  jamais  sa  patrie,  et  il  était  pleine- 
ment dans  le  vrai,  plus  peut-être  qu'il  ne  le  pensait 
lui-même,  quand  il  se  donnait  dans  ses  ouvrages  ce 
nom,  qui  était  comme  un  défi  jeté  à  ses  adversaires  et 


79 

pour  lui  un  titre  de  noblesse,  de  cilouen  de  Genève; 
le  fait  matériel  qu'il  signalait  en  recouvrait  un  spiri- 
tuel: c'était  l'expression  d'une  juste  i-econ naissance. 
Eh  bien  !  Messieurs,  aimons-la  cette  éducation  ce- 
nevoise  protestante  et  républicaine;  respectons-la  et 
cultivons-là.  Elle  a  été  pour  nous,  elle  sera  pour  nos 
fils  un  trésor.  Elle  est  pour  notre  pays  le  garant  de  sa 
prospérité  ;  elle  est  pour  ceux  qui  y  demeurent  la  source 
de  saines  jouissances  ;  elle  est  une  sauvegarde  pour 
ceux  qui  s'en  éloignent.  C'est  un  don  de  Dieu! 


DEUXIÈME    COiNFÉUEJNCE 


LES    IDEKS    RF.I.IGTIilUSES 


Mesdames  et  Messieurs, 

Il  semble  que  Rousseau  soit  né  pour  faire  le  bon- 
heur d'un  conférencier,  tant  est  grand  le  nombre  des 
points  de  vue  sous  lesquels  on  peut  Tenvisager.  On 
peut  étudier  le  Rousseau  musicien,  avec  la  Disserta- 
tion sur  la  musique  moderne,  le  Devin  du  village  et  le 
Dictionnaire  de  musique,  le  Rousseau  botaniste  avec 
les  Lettres  sur  la  botanique  et  V Essai  dhm  dictionnaire, 
le  Rousseau  polémiste  dans  sa  Lettre  à  l'Archevêque 
et  ses  Lettres  de  la  Montagne,  le  Rousseau  poète  avec 
ses  descriptions  de  la  nature  et  les  personnages  de  ses 
romans,  et  puis,  ses  principes  pédagogiques,  avec 
V Emile,  ses  idées  sociales  et  politiques,  dans  le  Dis- 
cours sur  l'origine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes,  et 

4* 


82 

particulièrement  dans  le  Contrat  social,  enfin  ses  idées 
religieuses. 

Seulement,  pour  le  suivre  sur  tous  ces  terrains,  il  fau- 
drait être  universel  comme  lui.  —  Ce  n'est  pas  mon 
cas,  tant  s'en  faut.  Aussi,  de  tous  ces  chemins  qui 
s'ouvrent  devant  nous,  je  n'en  choisis  qu'un,  pour 
vous  y  introduire  ;  c'est  le  dernier. 

El  encore,  ce  chemin,  je  compte  le  faire  en  ligne 
droite,  laissant  de  côté  les  sentiers  qui  s'en  détachent 
et  négligeant  les  routes  parallèles.  Je  ne  dirai  rien  de 
plusieurs  sujets  secondaires  et  importants  qui  se  rat- 
tachent de  près  à  ce  sujet  principal,  comme  le  rôle 
de  la  religion  dans  l'éducation,  les  rapports  de  la 
religion  et  de  l'État.  Je  ne  dirai  rien  non  plus 
de  la  place  que  ces  idées  occupent  dans  le  développe- 
ment général  de  la  pensée  humaine,  laissant  ce  soin 
à  une  voix  plus  autorisée  que  la  mienne.  Je  désire 
uniquement  exposer  les  idées  religieuses  de  Rousseau. 

Soit  !  me  direz-vous,  mais  encore  faut-il  s'enten- 
dre: de  quel  Rousseau  voulez-vous  parler?  Vous  nous 
l'avez  montré  tour  à  tour  catholique  et  protestant, 
sous  l'influence  du  matériahsme  et  dans  l'atmos- 
phère d'une  église  chrétienne  ;  il  a  varié  dans  le  cours 
de  son  existence:  il  était  évidemment  autre  aux  Ghar- 
mettes,  à  Paris  et  à  Motiers.  De  quel  Rousseau  par- 
lez-vous? 

Je  parle  du  Rousseau  de  l'Ermitage  et  de  Mont- 


83 

morency.  Il  écrivait  un  jour  :  «  J'ai  cru  dans  mon 
enfance  par  autorité,  dans  ma  jeunesse  par  sentiment, 
dans  mon  âge  mûr  par  raison,  maintenant,  je  crois 
parce  que  j'ai  toujours  cru.  »  J'ai  en  vue  l'homme 
d'âge  mûr,  qui  «  croit  par  raison,  »  et  je  voudrais 
exposer  ses  idées  religieuses  telles  que  nous  les  trou- 
vons dans  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard  et 
dans  les  deux  ouvrages  par  lesquels  Rousseau  la  dé- 
fend :  la  Lettre  à  l'Archevêque  de  Paris  et  les  Lettres 
écrites  de  la  Montagne. 

J'ajoute,  Messieurs,  que  je  parlerai  en  toute  liberté 
dans  les  deux  sens  du  mot.  Je  ne  suis  ici  le  manda- 
taire de  personne,  j'exprimerai  une  opinion  toute 
individuelle  et  porterai  seul  la  responsabilité  de  mes 
affirmations  ;  et  je  pense  le  faire  avec  une  franchise 
égale  à  cette  indépendance.  Je  ne  voudrais  froisser 
personne,  et  j'espère  bien  que  ma  parole  ne  trahira 
pas  mon  intention,  mais  il  me  semble  (lue  le  sujet 
est  assez  important,  et  que  nous  avons  à  (îenève  une 
assez  grande  habitude  de  la  liberté  du  discours,  pour 
que  j'aie  le  droit  de  me  sentir  parfaitement  à  mon  aise. 

Notre  plan  est  très-simple:  Nous  exposerons  d'abord 
les  idées  de  Rousseau  ;  nous  en  chercherons  ensuite 
l'origine  morale  ;  enfin,  nous  les  jugerons  an  point 
de  vue  chrétien. 


84 


Vous  savez  tous,  Messieurs,  que  la  Profession  de 
foi  du  Vicaire  savoyard  est  un  long  épisode  et  forme 
comme  une  large  parenthèse  dans  le  livre  de  V Emile 
ou  de  V Education. 

Emile  est  parvenu  à  l'âge  où  l'on  peut  lui  parler 
de  Dieu  et  des  vérités  religieuses.  ïl  a  quinze  ans  envi- 
ron. Rousseau,  pour  montrer  comraenton  doit  procéder 
en  pareil  cas,  rappelle  un  événement  de  sa  jeunessis 
alors  qu'étant  à  Turin,  il  reçut  les  confidences  et  les 
conseils  de  Tabbé  Gai  me. 

Il  a  soin  de  placer  la  scène  dans  un  cadre  digne 
du  sujet  :  «  On  était  en  été,  nous  nous  levâmes  à  la 
pointe  du  jour.  Il  me  mena  hors  de  la  ville,  sur  une 
haute  colline  au-dessous  de  laquelle  passait  le  Pô, 
dont  on  voyait  le  cours  à  travers  les  fertiles  rives  qu'il 
baime  ;  dans  l'éloianement,  l'immense  chaîne  des 
Alpes  couronnait  le  paysage.  Les  rayons  du  soleil  le- 
vant rasaient  déjà  les  plaines  et  projetant  sur  les 
champs  par  longues  ombres  les  arbres,  les  coteaux, 
les  maisons,  enrichissaient  de  mille  accidents  de  lu- 
mière le  plus  beau  tableau  dont  l'œil  humain  puisse 
être  frappé.  On  eût  dit  que  la  natui-e  étalait  à  nos 
yeux  toute  sa  magnificence  pour  en  oiïrir  le  texte  à 


85 

nos  eiilrelious.  Ce  l'ut  là  qu'après  avoir  quehiue  temps 
contemplé  ces  objets  en  silence,  l'homme  de  paix  me 
parla  ainsi.  » 

Il  parle,  et,  ai-je  besoin  de  rajouter,  on  le  de- 
vinerait quand  Rousseau  ne  l'aurait  pas  dit  expres- 
sément, c'est  Rousseau  lui-même  qui  s'exprime  par 
sa  bouche.  Ce  sont  là  ses  opinions,  c'est  le  caté- 
chisme à'Érnik  et  le  manifeste  religieux  de  son  pré- 
cepteur. 

Que  dit  donc  le  Vicaire  savoyard  ? 

Ébranlé  dans  les  opinions  qu'il  avait  acceptées 
sans  examen,  ne  pouvant  pas  se  résoudre  au  scepti- 
cisme sur  les  points  essentiels  à  la  vie,  encore  moins 

r 

libre  de  se  soumettre  à  l'autorité  de  son  Eglise,  il 
s'est  résolu  à  chercher  par  lui-même  la  vérité.  Les 
philosophes,  auxquels  il  s'est  adressé,  lui  ont  paru  si 
peu  d'accord  entre  eux,  tellement  infatués  d'eux- 
mêmes  et  autoritaires  à  leur  manière,  qu'il  va,  pen- 
sez-vous, abandonner  la  philosophie  et  les  philosophes, 
non qu'il  se  met  cà  philosopher  pour  et  par  lui- 
môme.  Son  critérium,  sa  pierre  de  touche  pour  re- 
connaître le  vrai,  sera  ce  qu'il  appelle  la  lumière  in- 
térieure, c'est-à-dire  le  bon  sens  uni  au  sentiment 
moral. 

Le  point  de  départ  de  toute  cette  construction  mé- 
taphysique, parce  que  c'est  le  premier  phénomène 
qui  se  présente  à  l'homme,  c'est  la  sensation.  J'éprouve 


86 

des  impressions,  donc  je  suis.  —  Ces  impressions  ne 
dépendent  pas  toujours  de  moi,  je  les  subis  quelque- 
fois malgré  que  j'en  aie  :  il  y  a  donc  quelque  chose 
qui  n'est  pas  moi  et  qui,  en  dehors  de  moi,  agit  sur 
moi.  Ce  quelque  chose,  je  le  nomme  matière.  C'est 
d'elle  qu'est  composé  le  monde  qui  m'environne  ;  c'est 
elle  qui  forme  les  corps.  —  Mais  moi,  suis-je  tout 
matière  ;  et  n'y  a-t-il  dans  le  monde  que  la  matière 
et  en  moi  que  la  sensation  ?  Non,  il  y  a  plus.  Quand 
les  objets  se  présentant  à  moi  produisent  en  moi  des 
impressions,  je  peux  comparer  ces  impressions,  et,  les 
appréciant  en  elles-mêmes  et  dans  leurs  relations,  je 
peux  porter  un  jugement.  Ce  jugement  ne  tient  pas 
aux  objets  mêmes  ;  il  en  est  indépendant  :  la  preuve 
c'est  que  je  peux  m'en  abstenir  et  que,  lorsque  je  veux 
l'établir,  il  m'arrive  quelquefois  de  le  faire  à  faux. 
J'ai  devant  moi  deux  objets,  deux  morceaux  de  bois 
d'inégale  grandeur,  par  exemple.  Si  mon  jugement 
était  uniquement  le  produit  des  objets  par  leur  im- 
pression, je  les  verrais  toujours  dans  leur  proportion 
exacte.  Si  je  me  trompe,  si  je  prends  le  plus  grand 
pour  le  plus  court,  ou  l'inverse,  si  je  dis  que  l'un  est 
le  tiers  de  l'autre  quand  il  en  est  le  quart,  c'est  qu'il 
intervient  dans  cette  opération  quelque  chose  qui  ne 
tient  pas  aux  objets  mêmes.  Or,  ce  quelque  chose  qui 
agit,  qui  domine  les  impressions,  les  rapproche  et 
qui  juge,  c'est  l'esprit  pensant. 


87 

Comme  le  vicaire  a  reconnu  l'existence  de  l'es- 
prit en  étudiant  l'homme,  il  reconnaît  celle  de  Dieu 
en  consultant  l'univers. 

La  matière  nous  apparaît  en  repos  et  en  mouve- 
ment. D'où  provient  ce  mouvement?  Il  en  peut  être 
de  deux  sortes  :  mouvement  spontané,  mouvement 
communiqué.  Lequel  doit-on  lui  attribuer?  Le  se- 
cond et  le  second  seul.  Si  la  matière  avait  le  mouve- 
ment spontané,  ce  mouvement  serait  de  l'essence 
même  de  la  matière,  et  jamais  nous  ne  la  trouverions 
en  repos.  Si  vous  lui  accordez  le  mouvement  spon- 
tané, il  faut  lui  accorder  aussi  la  puissance  de  coordon- 
ner ses  mouvements,  car  ce  sont  toujours  des  mou- 
vements coordonnés  que  nous  constatons  chez  elle. 
—  D'ailleurs  il  est  contradictoire  et  inconcevable  de 
la  supposer  capable  de  se  mouvoir,  de  vivre  par  elle- 
même.  «  J'ai  fait  tous  mes  efforts,  »  dit  Rousseau, 
«  pour  concevoir  une  molécule  vivante  sans  pouvoir 
«  en  venir  à  bout.  L'idée  de  la  matière  sentant  sans 
«  avoir  de  sens,  me  paraît  inintelligible  et  contradic- 
«  toire.  Pour  adopter  ou  rejeter  cette  idée,  il  faudrait 
«  commencer  par  la  comprendre,  et  j'avoue  que  je 
«  n'ai  pas  ce  bonheur-là.  »  Et  qu'on  ne  parle  pas  des 
lois  générales  de  la  matière,  comme  si  elles  étaient 
des  êtres  indépendants  et  comme  créateurs  :  elles  di- 
rigent le  mouvement,  elles  ne  l'ont  pas  donné.  Il  faut 
donc  en  venir  à  reconnaître  au  mouvement  de  la  ma- 


88 

tière,  à  la  vie  qui  éclate  dans  l'univers,  une  cause 
première  et  comme  cause  première  une  volonté  souve- 
raine. 

Cette  volonté  est  intelligente,  puisque  partout  dan? 
son  œuvre  nous  retrouvons  l'harmonie,  c'est-à-dire, 
l'appropriation  des  causes  aux  effets.  On  dit  que  cet 
univers  est  le  produit  du  hasard,  autant  vaudrait  dire 
que  des  caractères  d'imprimerie  jetés  au  hasard  ont 
produit  les  mots,  les  phrases,  les  tableaux,  les  com- 

r 

binaisons  de  quelque  grand  poëme,  de  l'Enéide,  par 
exemple.  Cet  être,  cette  volonté  inteUigente  et  sage 
qui  meut  l'univers,  c'est  Dieu. 

Revenant  maintenant  à  lui-même,  et  considérant 
la  place  de  l'homme  sur  la  terre,  le  vicaire  ne  craint 
pas  de  le  mettre  au  premier  rang.  N'est-il  pas  le  seul 
être  ici-bas  qui  connaisse  les  choses  qui  l'entourent, 
«  qui  sait  observer  tous  les  autres,  mesurer,  calculer, 
prévoir  leurs  mouvements  et  leurs  effets,  et  joindre 
pour  ainsi  dire  le  sentiment  de  l'existence  commune 
à  celui  de  son  existence  individuelle.  Qui,  non-seule- 
ment dispose  les  éléments  par  son  industrie,  mais 
qui  seul  en  sait  disposer,  et  s'approprie  encore  par  la 
contemplation  les  astres  mêmes  dont  il  ne  peut  ap- 
procher. »  —  Position  admirable  bien  propre  à  rem- 
plir l'homme  de  reconnaissance  pour  celui  qui  la  lui 
a  assignée. 

Hélas  !  à  prendre  les  choses  dans  la  réalité,  cette 


89 

noblesse  n'est  pas  sans  souillure  et  la  vie  de  ces  rois 
n'est  pas  rharraonie.  Le  mal  est  sur  la  terre.  «  Où 
est  l'ordre  que  j'avais  observé?  Le  concert  règne 
entre  les  éléments  et  les  hommes  sont  dans  le  chaos  ; 
les  animaux,  sont  heureux,  leur  roi  seul  est  misé- 
rable. »' 

De  ce  triste  tableau,  le  vicaire,  observateur  atten- 
tif, déduit  trois  grandes  vérités  : 

1*^  L'existence  de  l'âme  et  la  liberté  morale.  Il  recon- 
naît en  soi  deux  principes  qui  le  tirent  en  sens  oppo- 
sés, l'un,  matériel  et  bas,  qui  l'asservit  à  «  l'empire 
des  sens  et  aux  passions  qui  sont  leurs  ministres,  » 
l'autre,  élevé  et  glorieux,  «  qui  le  porle  à  l'étude  des 
vérités  éternelles,  à  l'amour  de  la  justice,  »  Il  y  a 
donc  autre  chose  en  lui  que  le  corps  et  ses  appétits 
grossiers;  il  y  a  une  àme  douée  de  volonté,  regardant 
en  haut,  capable  d'agir  sur  le  corps  et  de  diriger  son 
activité. 

2°  L'irresponsabilité  de  Dieu  dans  le  fait  de  l'existence 
du  mal.  Le  mal  vient  de  l'homme  qui  abuse  de  sa  li- 
berté. «  Le  mal  physique  ne  serait  rien  sans  nos  vices 
qui  l'ont  rendu  sensible.  Otez  nos  funestes  progrès, 
ôtez  nos  erreurs  et  nos  vices,  ôtez  l'ouvrage  de 
l'homme  et  tout  est  bien.  » 

3*^  La  vie  à  venir.  «  Plus  je  rentre  en  moi,  plus  je 
me  consulte  et  plus  je  lis  ces  mots  écrits  dans  mon 
àme:  «  Sois  juste  et  tu  seras  heureux.  »  Il  n'en  est 


90 

rien  pourtant  à  considérer  l'état  présent  des  choses  ; 
le  méchant  prospère  et  le  juste  reste  opprimé.  Voyez 
aussi  quelle  indignation  s'allume  en  nous  quand  cette 
attente  est  frustrée  !  La  conscience  s'élève  et  mur- 
mure contre  son  auteur.  Elle  lui  crie  en  gémissant  : 
«  Tu  m'as  trompé!  »  —  «  Je  t'ai  trom.pé,  téméraire! 
et  qui  te  l'a  dit?  Ton  âme  est-elle  anéantie?  As-tu 

cessé  d'exister? Tu  vas  mourir,  penses-tu;  non, 

tu  vas  vivre  et  c'est  alors  que  je  tiendrai  tout  ce  que 
je  t'ai  promis.  » 

C'est  ainsi  que  pas  à  pas,  marchant  un  peu  pé- 
niblement sur  un  étroit  sentier,  Rousseau  ou  le  vi- 
caire, comme  vous  voudrez,  avance  dans  le  champ  de 
la  vérité.  Il  écarte  à  droite  et  à  gauche  les  buissons 
et  les  épines,  je  veux  dire  les  questions  inutiles.  Il 
passe  au  bord  d'insondables  abîmes:  Comment  la  vo- 
lonté a-t-elle  prise  sur  le  corps  ?  Qu'est  en  soi  l'Être 
infini  ?  et  bien  d'autres  ;  il  y  jette  un  regard  au  pas- 
sage, mais  il  ne  cherche  pas  à  les  mesurer  ;  il  prétend 
même,  avec  plus  d'originalité  que  de  raison,  ne  pas 
mettre  le  pied  sur  certains  terrains  où  sa  route  le  con- 
duit pourtant  en  droite  ligne,  à  savoir,  par  exemple, 
si  Dieu,  qui  est  conservateur  de  l'univers,  en  est  aussi 
le  créateur  ;  il  ne  s'embarrasse  pas  de  ces  mystères 
et  parvient  enfin  à  ces  hauts  sommets  de  la  pensée  : 
l'existence  de  Dieu,  l'àme  et  son  immortalité. 

11  lui  reste  pourtant  un  pas  à  faire.  Voilà  le  Dieu, 


91 

voilà  riiomme,  comment  l'homme  servira-t-il  Dieu  ? 
La  conscience  est  là  pour  le  lui  dire.  — La  conscience, 
n'essayez  pas  de  la  nier.  Votre  admiration  instinctive 
pour  ce  qui  est  beau,  votre  répulsion  naturelle  pour 
le  mal,  votre  haine  des  méchants,  et  vos  remords 
protesteraient  contre  cette  impie  tentative.  Ne  cher- 
chez pas  à  lui  opposer  ses  propres  variations,  ou  à 
l'exphquer  par  le  travail  de  l'éducation  :  l'histoire  est 
là  qui  nous  montre  chez  tous  les  peuples  et  dans  tous 
les  temps,  même  au  sein  de  la  corruption,  les  mômes 
vertus  mises  en  honneur,  et  nous  prouve  que  la  con- 
science est  un  instinct  primitif,  impérissable  et  qui 
conduit  toujours  l'homme  dans  la  même  direction. 
«  Conscience!  conscience!  instinct  divin,  immortelle 
et  céleste  voix,  suide  assuré  d'un  être  ignorant  et 
borné  mais  intelligent  et  libre;  juge  infaillible  du  bien 
et  du  mal,  qui  rends  l'homme  semblable  à  Dieu! 
C'est  toi  qui  fais  l'excellence  de  sa  nature  et  la  mora- 
lité de  ses  actions.  Sans  toi  je  ne  sens  rien  en  moi 
qui  m'élève  au-dessus  des  bêtes,  que  le  triste  privilège 
de  m'égai'er  d'erreurs  en  erreurs  à  l'aide  d'un  en- 
tendement sans  règle  et  d'une  raison  sans  prin- 
cipe. »  Que  la  retraite  et  la  paix  lui  donnent  le 
calme  nécessaire  pour  acquérir  et  conserver  sa 
force,  et  que  l'obéissance  la  rende  hardie  et  sou- 
veraine. 

Toute  la  religion  se  fond  dans  la  morale,  le  culte 


92 

tout  enliei' consistera  dans  la  contemplation.  «  Poui* 
m'élevei"  d'avance  autant  qu'il  est  en  moi  à  cet  état  de 
iîonheur,  de  force  et  de  liberté  (de  la  vie  à  venir),  je 
m'exerce  aux  sublimes  contemplations.  Je  médite  sur 
l'ordre  de  l'univers,  non  pour  l'expliquer  par  de  vains 
systèmes,  mais  pour  l'admirer  sans  cesse,  pour  ado- 
rer le  sage  auteui'  qui  s'y  fait  sentir.  Je  convei'se  avec 
lui,  je  pénètre  toutes  mes  facultés  de  sa  divine  es- 
sence; je  m'attendris  à  ses  bienfaits,  je  le  bénis  de  ses 
dons  ;  mais  je  ne  le  prie  pas.  Que  lui  demandei-ais- 
je?  qu'il  changeât  pour  moi  le  cours  des  choses,  qu'il 
fît  des  miracles  en  ma  faveui-?  Moi,  qui  dois  aimer 
[)ar-dessus  tout  l'ordre  établi  par  sa  sagesse  et  main- 
tenu par  sa  providence,  voudrais-je  que  cet  ordre  fût 
troublé  pour  moi?  Non,  ce  vœu  téméraire  mériterait 
plutôt  d'être  puni  qu'exaucé.  Je  ne  lui  demande  pas 
non  plus  le  pouvoir  de  bien  faire  :  pourquoi  lui  de- 
mander ce  qu'il  m'a  donné?  Ne  m'a-t-il  pas  donné 
une  conscience  pour  aimer  le  bien,  la  raison  pour  le 
connaître,  la  liberté  pour  le  choisir?  Si  je  fais  le  mal 
je  n'ai  point  d'excuse;  je  le  fais  parce  que  je  le  veux  : 
lui  demander  de  changer  ma  volonté,  c'est  lui  de- 
mander ce  qu'il  me  demande  ;  c'est  vouloir  qu'il  fasse 
mon  œuvre  et  que  j'en  recueille  le  salaire  :  n'être  pas 
content  de  mon  état,  c'est  ne  plus  vouloir  être  homme, 
c'est  vouloir  autre  chose  que  ce  qui  est,  c'est  vouloir 
le  désordre  et  le  mal.  Source  de  justice  et  de  vérité, 


93 

Dieu  clément  el  bon  !  dans  ma  confiance  en  toi,  le 
suprême  vœu  de  mon  cœur  est  que  ta  volonté  soit 
faite.  En  y  joignant  la  mienne  je  fais  ce  que  tu  fais, 
j'acquiesce  à  ta  bonté:  je  crois  partager  d'avance  la 
suprême  félicité  qui  en  est  le  prix.  » 

Et  la  voilà  achevée  cette  construction  solennelle. 
Voilà  ses  dogmes,  sa  morale  et  son  culte.  Il  ne  reste 
plus  qu'à  lui  donner  nn  nom.  Rousseau  l'appelle  le 
théisme  ou  la  religion  iialurcUe  ;  naturelle,  parce  que 
tout  lui  est  fourni  par  la  considération  de  la  natui-e, 
celle  de  l'univers  et  celle  de  l'homme,  et  qu'elle  ne 
doit  rien  à  aucun  secours  extérieur. 

Messieurs,  quand  Rousseau  rédigea  les  pages  que 
nous  venons  de  résumer  rapidement,  il  n'était  pas 
dans  un  désert  ;  il  était  à  Montmorency,  en  pleine 
France  catholique;  aussi  quand,  arrivé  à  la  dernière 
lisfne,  il  releva  la  tête,  il  se  trouva  face  à  face  avec  le 
christianisme.  Qu'en  a-t-il  fait?  Quelle  position  a-t-il 
prise  vis-à-vis  de  lui?  —  Il  a  pris  une  position  à  la 
fois  franche  et  embarrassée,  franche,  parce  qu'il  ne  la 
cache  pas,  embarrassée,  parce  qu'il  ne  sait  pas  com- 
ment conclure. 

Le  christianisme  lui  est  présenté  comme  une  révé- 
lation. Il  ne  nie  pas  en  principe  la  possibilité  d'une 
révélation,  mais  comment  en  sentirait-il  l'utilité  au 
moment  où  il  vient  de  constituer  une  religion  qui  a 
la  prétention  de  s'en  passer?  Les  preuves  d'ailleurs 


94 

(jii'on  lui  fournit  ne  lui  paraissent  pas  concluantes, 
et  cependant  il  ne  peut  nier  que  l'Évangile  ne  ren- 
ferme quelque  chose  de  surhumain. 

L'Evansile  renferme  des  miracles,  Rousseau  ne 
peut  les  admettre;  ils  répugnent  à  sa  raison,  les  té- 
moignages ne  lui  en  semblent  pas  suffisants;  d'autre 
part,  il  admet  que  Dieu  peut  en  faire  et  qu'il  serait 
insensé  de  soutenir  le  contraire,  et  il  ne  se  décide  pas 
à  rejeter  ceux  de  l'Évangile,  parce  qu'ils  sont  dans 
l'Evangile. 

Mais  il  faut  le  laisser  s'expliquer  lui-même.  Je  vous 
dois.  Messieurs,  ces  quelques  pages  :  elles  sont  trop 
belles  et  trop  importantes  pour  n'être  pas  lues  à  ceux 
qui  ne  les  connaîtraient  pas,  et  relues  à  ceux  qui  les 
connaissent  déjà. 

«  A  l'égard  de  la  révélation,  si  j'étais  meilleur  rai- 
sonneur ou  mieux  instruit,  peut-être  sentirais-je  sa 
vérité,  son  utilité  pour  ceux  qui  ont  le  bonheur  de  la 
reconnaître,  mais  si  je  vois  en  sa  faveur  des  preuves 
que  je  ne  puis  combattre,  je  vois  aussi  contre  elle  des 
objections  que  je  ne  puis  résoudre.  Il  y  a  tant  de  rai- 
sons solides  pour  et  contre,  que,  ne  sachant  à  quoi 

me  déterminer,  je  ne  l'admets  ni  ne  la  rejette je 

reste  sur  ce  point  dans  un  doute  respectueux. 

«  Je  vous  avoue  aussi  que  la  majesté  des  écritures 
m'étonne,  la  sainteté  de  l'Évangile  parle  à  mon  cœur. 
Voyez  les  livres    des    philosophes   avec  toute  leur 


95 

pompe;  qu'ils  sont  petits  près  de  celui-là!  Se  peut-il 
qu'un  livre  à  Ja  fois  si  sublime  et  si  simple  soit  l'ou- 
vrage des  hommes  !  Se  peut-il  que  celui  dont  il  fait 
l'histoire  ne  soit  qu'un  homme  lui-même?  Est-ce  là 
le  ton  d'un  enthousiaste  ou  d'un  ambitieux  sectaire? 
Quelle  douceur,  quelle  pureté  dans  ses  mœurs  !  quelle 
grâce  touchante  dans  ses  instructions!  Quelle  éléva- 
tion dans  ses  maximes  !  quelle  profonde  sagesse  dans 
ses  discours  !  Quelle  présence  d'esprit,  quelle  finesse 
et  quelle  justesse  dans  ses  réponses!  quel  empire  sur 
ses  passions  !  Où  est  l'homme,  où  est  le  sage  qui  sait 
a£;ir,  souffrir  et  mourir  sans  faiblesse  et  sans  ostenta- 
tion?  Quand  Platon  peint  son  juste  imaginaire  cou- 
vert de  tout  l'opprobre  du  crime  et  digne  de  tous  les 
prix  de  la  vertu,  il  peint  trait  pour  trait  Jésus-Christ  : 
la  ressemblance  est  si  frappante  que  tous  les  pères 
l'ont  sentie,  et  qu'il  n'est  pas  possible  de  s'y  tromper. 
Quels  préjugés ,  quel  aveuglement  ne  faut-il  point 
avoir  pour  comparer  le  fils  de  Sophronisque  au  fils  de 
Marie?  Quelle  distance  de  l'un  à  l'autre!  Socrate 
mourant  sans  douleur,  sans  ignominie,  soutint  aisé- 
ment jusqu'au  bout  son  personnage  ;  et  si  cette  facile 
mort  n'eût  honoré  sa  vie,  on  douterait  si  Socrate, 
avec  tout  son  esprit,  fut  autre  chose  qu'un  sophiste. 
Il  inventa,  dit-on,  la  morale,  d'autres  avant  lui  l'a- 
vaient mise  en  pratique  :  il  ne  fît  que  dire  ce  qu'ils 
avaient  fait,  il  ne  fit  que  mettre  en  leçon  leurs  exem- 


06 

pies;  Aristide  avait  été  juste  avant  que  Socrate  eût  dit 
ce  que  c'était  que  justice;  Léonidas  était  mort  pour 
son  pays  avant  que  Socrate  eût  fait  un  devoir  d'aimei' 
la  patrie  ;  Sparte  était  sobre  avant  que  Socrate  eût 
loué  la  sobriété  ;  avant  qu'il  eût  défini  la  vertu,  la 
Grèce  abondait  eu  hommes  vertueux.  Mais  où  Jésus 
avait-il  pris  chez  les  siens  cette  morale  élevée  et  pure 
dont  lui  seul  a  donné  les  leçons  et  l'exemple?  Du  sein 
du  plus  furieux  fanatisme  la  plus  haute  sagesse  se  fit 
entendre,  et  la  simplicité  des  plus  héroïques  vertus 
honora  le  plus  vil  de  tous  les  peuples.  La  mort  de 
Socrate  philosophant  tranquillement  avec  ses  amis  est 
la  plus  douce  qu'on  puisse  désirer  ;  celle  de  .lésus 
expirant  dans  les  tourments,  injurié,  raillé,  maudit  de 
tout  un  peuple,  est  la  plus  horrible  qu'on  puisse 
craindre.  Socrate  prenant  la  coupe  empoisonnée  bé- 
nit celui  qui  la  lui  présente  et  qui  pleure;  Jésus,  au 
milieu  d'un  supplice  affreux,  prie  pour  ses  bourreaux 
acharnés.  Oui,  si  la  vie  et  la  mort  de  Socrate  sont 
d'un  sage,  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  sont  d'un  Dieu. 
Dirons-nous  que  l'histoire  de  l'Evangile  est  inventée  à 
plaisir?  Mon  ami,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  invente; 
et  les  faits  de  Socrate,  dont  personne  ne  doute,  sont 
moins  attestés  que  ceux  de  Jésus-Christ.  Au  fond  c'est 
reculer  la  difficulté  sans  la  détruire;  il  serait  plus  in- 
concevable que  plusieurs  liommes  d'accord  eussent 
fabriqué   ce  livre,  qu'il   ne   l'est  qu'un  seul  en  ait 


97 

fourni  le  sujet.  Jamais  des  auteurs  juifs  n'eussent 
trouvé  ni  ce  ton,  ni  cette  morale;  et  l'Évanjjtile  a  des 
caractèi'es  de  vérité  si  grands,  si  frappants,  si  parfai- 
tement inimitables,  que  l'inventeur  en  serait  plus 
étonnant  que  le  héros.  Avec  tout  cela,  ce  même  Évan- 
gile est  plein  de  choses  incroyables,  de  choses  qui 
répugnent  à  la  raison,  et  qu'il  est  impossible  à  tout 
homme  sensé  de  concevoir  ni  d'admettre.  Que  ftiire 
au  milieu  de  toutes  ces  contradictions?  Être  toujours 
modeste  et  circonspect,  mon  enfant;  respecter  en  si- 
lence ce  qu'on  ne  saurait  ni  rejeter  ni  comprendre,  et 
s'humilier  devant  le  grand  Etre  qui  seul  sait  la 
vérité.  Voilà  le  scepticisme  involontaire  oîi  je  suis 
resté.  » 

Ajoutons  à  cette  lecture  quatre  observations. 

L'avez-vous  remarqué.  Messieurs,  ce  qui  frappe 
Rousseau  dans  l'Evangile,  la  seule  chose  qu'il  y  voit, 
c'est  la  morale.  Jésus-Christ  a  donné  aux  hommes 
une  morale  sublime,  les  auteurs  juifs  n'auraient  ja- 
mais découvert  cette  morale,  c'est  au  point  de  vue  de 
leur  morale  qu'il  rapproche  l'œuvre  de  Socrate  et 
celle  du  Christ  ;  c'est  une  révélation  purement  morale 
qu'il  salue  avec  respect.  I.e  côté  religieux  du  christia- 
nisme lui  échappe;  il  ne  se  doute  pas,  semble-t-il, 
que  Jésus  ait  pi-étendu  faire  plus  que  de  donner  aux 
hommes  des  préceptes  moraux. 

Voyez  ensuite,  avec  quel  respect  Rousseau  parle  de 

5 


l'Évangile.  Il  n'en  est  point  un  adversaire  déclaré  et 
la  réputation  qu'on  lui  en  fait  quelquefois  n'est  point 
méritée. 

Notez  encore  qu'il  n'essaie  pas  de  nier  l'extraordi- 
naire du  fait  chrétien;  il  le  prouve  au  contraire  d'une 
manière  simple  et  irréfutable,  et  s'il  ne  peut  l'admet- 
tre au  point  de  vue  philosophique,  il  l'accepte  histo- 
riquement. 

Enfin,  pour  prévenir  votre  légitime  étonnement, 
je  dois  vous  informer  que  dans  les  ouvrages  par  les- 
quels il  défend  le  vicaire  savoyard,  Rousseau  penche 
davantage  vers  l'affirmative.  C'est  là  un  phénomène 
d'oscillation  dont  l'histoire  de  sa  pensée  donne  plus 
d'un  exemple  et  que  la  position  ambiguë  que  nous 
venons  de  lui  voii'  prendi-e  fait  facilement  pressentir. 


II 


11  faut  être  bien  superficiel,  pour  ne  voir  dans  un 
ensemble  d'opinions  religieuses  raisonnées  et  sin- 
cères, qu'un  produit  de  l'orgueil  qui  brise  avec  les 
idées  reçues,  ou  de  l'ambition  qui  cherche  le  bruit. 
Quand  des  idées  nouvelles  ont  du  succè'*,  les  regarder 
de  haut  et  de  loin,  se  détourner  en  disant  :  amour 
des  nouveautés,  pure  fanfaronnade,  ne  prouve  ni 
beaucoup  de  science  ni  beaucoup  d'esprit.  Ne  tom- 


99 

bons  pas  clans  ce  travers,  Messieurs.  Rappelons-noiis 
que,  lorsque  des  opinions  religieuses  trouvent  des 
adhérents,  c'est  qu^ elles  satisfont  à  des  besoins  qui 
peuvent  être  plus  ou  moins  profonds,  plus  ou  moins 
conscients,  mais  qui  en  tout  cas  sont  réels. 

Tout  le  monde  sait  que  les  théories  de  Rousseau 
ont  eu  leurs  partisans,  et  que  sans  doute  on  en  trou- 
verait, aujourd'hui  encore,  des  traces  d?ins  beaucoup 
d'esprits.  Il  vaut  donc  la  peine  de  se  demander  quelle 
en  a  été  l'origine,  à  quelles  aspirations  elles  répon- 
daient, et  de  chercher  la  réponse  à  ces  questions  dans 
Rousseau  lui-même. 

Reconnaissons  avant  tout  en  lui  nn  ardent  désir 
d'iiffinner  la  nécessité  et  la  beauté  d'une  foi  religieuse.  Il 
ne  comprend  pas  l'homme  sans  elle,  et  il  veut  le  dire 
hautement.  Le  monde  dans  lequel  il  s'était  trouvé  à 
Paris  n'était  pas  seulement  corrompu,  il  était  fonciè- 
rement incrédule;  c'était  une  société  rongée  par  le 
cancer  du  matérialisme.  Le  voile  léger  sous  lequel  on 
la  dissimulait  parfois,  n'empêcha  pas  le  philosophe  de 
reconnaître  la  gravité  de  la  maladie.  Lui,  il  était  re- 
ligieux  :  c'était  ce  Rousseau,  qui  naguère  priait  si  sin- 
cèrement, qui  lisait  la  Rible,  et  qui,  un  peu  plus  tard, 
étant  entré  avec  Rernardin  de  Saint-Pierre  dans  une 
église  catholique  assistait  avec  recueillement  au  ser- 
vice et  en  sortant,  serrant  là  main  de  son  ami,  s'é- 
criait: «  Mon  Dieu!   qu'il  est  bon  de  croire!  »  Sa 


100 

piété  n'avait  peut-tre  alors  ni  la  simplicité  qu'elle 
avait  eu  aux  Ciiarmettes,  ni  la  profondeur  qu'elle 
eut  après  ses  malheurs ,  mais  il  ne  l'avait  pas 
perdue.  C'était  le  temps  où  il  en  faisait  la  phi- 
losophie. 

Que  devait-il  éprouver  quand  il  entendait  les  crues 
affirmations  du  matérialisme  ou,  qui  pis  est,  les 
trompeuses  paroles  à  l'aide  desquelles  on  lui  donnait 
des  couleurs  et  une  beauté  apparente,  quand,  par 
exemple,  le  baron  d'Holbach  après  avoir,  dans  son 
«  Système  de  la  Nature,  »  solidement  établi  qu'il  n'y 
a  ici-bas  que  la  matière  et  ses  combinaisons,  s'écriait 
poétiquement  :  «  0  nature  !  souveraine  de  tous  les 
êtres,  et  vous  ses  filles  adorables,  vertu,  raison,  vé- 
rité! soyez  à  jamais  nos  seules  divinités!  c'est  à  vous 
que  sont  dus  l'encens  et  les  hommages  de  la  terre!  » 
La  piété  du  Genevois  protestait  contre  celle  impiété 
dissimulée.  Il  fallait  parler  ;  mais  que  dire?  A  qui  ren- 
voyer ces  hommes?  Au  christianisme?  Ils  le  connais- 
saient sous  la  forme  du  catholicisme  et  le  catholicisme 
leur  répugnait.  Il  les  renverra  à  la  nature;  à  cette 
nature  qu'ils  aiment,  qu'ils  paraissent  respecter  mais 
qu'ils  comprennent  mal.  Il  ne  les  suivra  pas  dans 
leurs  dissertations  scientifiques,  il  n'ira  pas  s'embar- 
rasser et  se  perdre  peut-être  dans  le  détail,  mais  con- 
sidérant l'ensemble,  il  en  fera  entendre  la  grande 
voix  et   cherchera  à  éveiller  dans    le  cœur  de  ces 


101 

hommes  les  échos  qui  y  sommeillent.  Celte  proclama- 
tion du  spiritualisme,  du  théisme  en  face  d'un  maté- 
rialisme déclaré,  fut  un  grand  acte  de  courage.  Les 
contemporains  de  Rousseau,  tant  prolestants  que  ca- 
tholiques ne  lui  en  surent  pas  gré,  et  c'est  avec  rai- 
son qu'il  se  plaignit  de  celte  ingratitude.  Il  n'est  que 
juste.  Messieurs,  de  réparer  aujourd'hui  celle  faute,  et 
de  rappeler  ce  que  la  noble  cause  de  la  piété  a  dû  au 
solitaire  de  Montmorency. 

Si  maintenant  nous  considérons  ces  principes  dans 
leur  rapport  avec  le  christianisme  régnant  alors,  nous 
signalerons  tout  d'abord  en  eux  une  réaction  contre  le 
dogmatisme.  Toute  conviction  sérieuse  doit  pouvoir  se 
formuler  en  un  dogme  :  Vous  dites  :  .fe  crois  en  Dieu. 
En  parlant  ainsi,  vous  posez  et  vous  affirmez  le  dogme 
de  l'existence  de  Dieu.  Mais  il  y  a  dogmes  et  dogmes  : 
il  y  a  les  dogmes  simples,  immédiats,  qui  s'imposent, 
et  ceux  que  formulent  la  théologie  et  la  philosophie 
religieuse. 

Rousseau,  qui  croit  en  Dieu  et  à  l'âme,  est  bien 
obligé  d'admettre  les  premiers,  mais  il  repousse  les 
autres.  Il  faut  se  souvenir  qu'il  veut  être  réformateur  ; 
il  a  besoin  d'une  religion  simple,  populaire,  frap- 
pante. Laissons  là  ces  dogmes  incompréhensibles  :  la 
trinité,  le  péché  originel,  la  damnation  des  payens  et 
des  enfants  morts  sans  baptême;  ils  froissent  la  con- 
science, ils  embarrassent  la  raison;  le  moins  de  ba- 


102 

gage  possible  :  la  foi  en  Dieu,  k  l'âme,  à  la  vie  à  ve- 
nir; pas  davantage.  Aussi  bien,  tout  ce  qu'on  y  ajoute 
ne  sert-il  qu'à  diviser  les  chrétiens;  gardons  seu- 
lement les  points  communs  et  essentiels.  —  Il  les 
traite  cavalièrement,  les  dogmes;  comme  le  font  bien 
souvent   leurs   critiques,  il  les   présente  sous  leur 
aspect  le  plus  absolu  et  le  plus  repoussant.  Les  a-t-il 
vu  exposer  ainsi  dans  l'église  catholique,  je  ne  sais; 
mais  il  est  certain  que  le  protestantisme  ne  leur  don- 
nait nullement  cet  air   barbare  que  Rousseau  veut 
bien  leur  prêter.  Il  oublie  aussi  que  si  tel  d'entre  eux, 
la  trinité,  par  exemple,  a  occupé  et  préoccupé  pen- 
dant des  années  des  conciles,  des  peuples  et  des  hom- 
mes qui  n'étaient  pas  comme  il  dit  «  de  grands  en- 
fants »  mais  de  grands  penseurs  et  de  grands  chré- 
tiens, c'est  que,  sous  une  forme  qui  nous  étonne  et  que 
nous  ne  comprenons  plus  aujourd'hui,  il  renfermait 
quelqu'une  de  ces  questions  vitales  que  des  généra- 
tions débattent  quelquefois  sans  les  bien  voir  dans  la 
poussière  des  discussions  et  sans  parvenir  à  les  formu- 
ler. —  Il  nie,  à  tort,  que  ces  dogmes  aient  aucun  elïet 
sur  la  morale  ;  il  ne  voit  pas  que  pour  être  lointaines 
et  indirectes  leurs  conséquences  n'en  sont  pas  moins 
certaines.  —  Néanmoins,  et  ces  réserves  faites,  sau- 
rons-nous mauvais  gré  à  Rousseau  d'avoir  rappelé 
aux  chrétiens  le  devoir  de  pratiquer  la  religion,  d'à-       i 
voir  fait  passer  la  morale  au  premier  plan  et,  comme 


103 

il  le  dit,  d'avoir,  «  avec  saint  Paul,  mis  la  cliaiité 
devant  la  foi?  »  C'est  une  chose  souvent,  toujours 
nécessaire  ;  elle  l'était  au  temps  de  Rousseau  autant 
qu'à  tout  autre. 

Nous  ne  lui  reprocherons  pas  davantage  d'avoir 
pratiqué  et  prêché  le  libre  examen.  Protestant,  il  le  de- 
vait; philosophe,  il  ne  pouvait  autrement.  D'ailleurs, 
il  avait  sous  les  yeux  un  spectacle  propre  à  le  dégoû- 
ter de  la  foi  d'autorité  :  un  catholicisme  commode  qui 
couvrait  de  son  absolution  tous  les  désordres,  des 
abbés  de  cour  qui  s'inclinaient  plus  profondément 
devant  leurs  évêques  que  devant  Dieu,  une  piété  hy- 
pocrite et  des  pratiquants  sans  foi  ;  et  dans  les  pays 
protestants,  la  puissance  de  la  routine,  sorte  d'évêque 
impersonnel  devant  qui  l'on  tremble,  sorte  de  mère 
spirituelle  qui  nourrit  ses  enfants  mais  qui  les  endort. 
Tout  cela  lui  répugnait  avec  raison.  A  tous,  aussi,  il 
rappelle  le  devoir  de  se  faire  une  foi  personnelle  rai- 
sonnée,  d'être  homme,  enfin.  —  Quand  son  appel 
retentit,  on  crut  entendre  le  tocsin  :  le  catholi- 
cisme se  sentait  attaqué  dans  son  principe,  et  à  Ge- 
nève, des  raisons  politiques  s'unissaient  à  l'étonne- 
ment  pour  produire  une  égale  impression  de  peur. 
Mais  nous,  qui  jugeons  de  ces  choses  plus  calmement 
parce  qu'il  y  a  entre  elles  et  nous  l'espace  d'un  siècle, 
le  regretterons-nous,  cet  appel?  Reprocherons-nous  à 
Rousseau  d'avoir  recueilli  et  mis  en  honneur  cet  héri- 


104 
tage  delà  Réformation ?  Gardons-nous  en.  Messieurs; 
ce  serait  oublier  nos  droits,  nos  devoirs  de  protestants, 
ce  serait,  en  plein  Canaan,  regretter  la  paille  et  les 
oignons  de  l'Egypte. 

Avouez  d'ailleurs  que  Rousseau  y  a  mis  des  for- 
mes, que  s'il  a  trié  dans  le  christianisme,  il  Ta  fait 
avec  respect,  en  lui  rendant  de  sincères  hommages. 
Ah!  plût  à  Dieu  que  tant  d'hommes,  qui  l'ont  fait 
après  lui,  et  qui  ont  manipulé  l'évangile  avec  une  si 
criante  désinvolture,  eussent  appris  de  celui  qu'ils 
appelaient  leur  maître,  k  mieux  respecter  les  choses 
saintes. 

Nous  pouvons  même  aller  plus  loin,  Rousseauta  dû 
à  cette  indépendance  respectueuse  de  midr  le  vérita- 
ble fondement  de  la  foi  individuelle,  et  de  replacer  l'a- 
pologie du  christianisme  sur  son  véritable  terrain, 
celui  du  sens  intime.  —  On  prouvait  volontiers  alors 
l'origine  divine  du  christianisme  en  s'appuyant  sur 
les  miracles  qui  ont  accompagné  son  apparition.  Jésus 
et  les  Apôtres,  disait-on,  en  accomplissant  des  œuvres 
surnaturelles,  ont  prouvé  leur  mission  divine  et  ré- 
vélatrice. Comment  douter  de  la  parole  de  ceux  qui 
ont  agi  avec  une  puissance  surhumaine,  comment 
méconnaître  la  divinité  du  livre  qui  nous  rapporte  à 
la  fois  leurs  discours  et  leurs  œuvres. 

Rousseau  n'a  pas  de  peine  k  montrer  les  défauts 
et  les  dangers  de  ce  système.  Sans  nier  que  les  mira- 


105 

des  n'îiient  eu  et  n'aient  encoie  aiijonrd'liui  (|iiol(|iie 
valeur  apologétique,  il  pense  qu'il  est  pour  le  moins 
maladroit  de  faire  reposer  sur  eux  la  foi  à  la  révéla- 
tion. Ils  n'en  sont  pas,  (\'\i-i\,  une  \we\\ye  pratique, 
parce  que,  utiles  pour  ceux  qui  en  ont  été  les  témoins, 
ils  n'ont  plus  de  force  pour  nous,  qui  ne  les  voyons 
pas  et  devons  nous  en  rapporter  au  témoignage  des 
historiens;  ils  ne  sont  pas  une  preuve  indiscutable, 
parce  qu'il  a  pu  se  faire  de  faux  miracles  et  que  nous 
ne  saurions  les  distinguer  des  vrais,  à  distance  et  ne 
les  considérant  que  de  l'extérieur;  ils  ne  sont  pas 
non  plus  une  preuve  nécessaire,  puisque  Jésus-Christ 
lui-même  ne  les  a  pas  considérés  comme  tels  :  il  les 
refusait  souvent,  et,  quand  il  les  accomplissait,  c'était 
pour  fortifier  la  foi  déjà  existante  et  non  pour  la  créer. 
—  Quelle  sera  donc  la  preuve  certaine  d'une  révéla- 
tion, à  quoi  reconnaîtra-t-on  qu'une  doctrine  vient 
de  Dieu?  On  la  reconnaîtra  à  la  sainteté,  à  la  sagesse 
de  ses  porteurs,  et  à  sa  propre  sublimité  ;  ce  dernier 
témoignage  est  encore  le  meilleur  de  tous;  il  suffit  à 
Rousseau.  Cela  l'evient  à  dire  que  la  vérité  porte  en 
soi  des  caractères  évidents  de  simplicité  et  de  gran- 
deur, une  autorité  qui  s'impose  à  l'esprit  et  au  cœur 
non  prévenus,  qu'elle  éveille  dans  l'homme  (jui  l'é- 
coute des  échos  sympathiques,  un  témoignage  qu'elle 
se  rend  à  elle-même,  que  ce  témoignage  intime  est  le 
vrai  fondement  de  la  foi  et  que  si  rien    ne  peut  le 

5* 


remplacer,  rien  non  plus  ne  peut  ébranler  celte  base 
une  fois  posée,  ni  l'édifice  qu'elle  supporte.  Et  cela 
est  juste:  Quelque  opinion  que  l'on  ait  sur  la  réalité 
des  miracles  évangéliques,  il  faut  reconnaître  qu'ils 
n'ont  qu'un  rôle  secondaire  dans  la  formation  de 
notre  foi,  et  que  son  vrai  point  de  départ  c'est  cet  effet 
particulier  de  supériorité,  de  domination  que  la  vérité 
produit  sur  nous,  cette  prise  de  possession  qu'elle 
pratique  sur  notre  esprit.  —  Le  point  de  vue  de 
Rousseau  est  étroit  parce  qu'il  ne  sait  voir  dans  la  ré- 
vélation que  l'élément  de  la  doctrine,  mais,  enfin,  tel 
qu'il  est,  tel  que  Rousseau  l'expose  dans  la  Lettre  à 
l'Archevêque  et  dans  la  troisième  des  Lettres  de  la 
Montagne  il  est  juste,  et  nous  devons  savoir  gré  au 
philosophe  genevois,  non  d'avoir  découvert  ce  prin- 
cipe que  Ton  connaissait  avant  lui,  mais  de  l'avoir 
proclamé  et  popularisé.  Il  ouvrait  ainsi  la  porte  au 
vrai  libéralisme. 

Vous  l'aurez  remai'qué.  Messieurs,  et  ce  que  nous 
venons  de  dire  aura  confirmé  votre  observation,  les 
contradictions  ne  manquent  pas  dans  la  pensée  de 
Rousseau  ;  son  scepticisme  a  beau  être  involontaire, 
il  est  étrange  chez  un  philosophe,  il  est  une  première 
inconséquence  et  il  en  produit  beaucoup  d'autres; 
n'allez  cependant  pas  crier  à  l'hypocrisie,  à  la  légè- 
reté. Non;  les  inconséquences  manifestes  dans  l'ou- 
vrage d'un  homme  de  cette  puissance,  attestent  sa 


107 

siiK-éiilé  et  sont  l'effet  d'un  travail  qui  n'est  pas  en- 
core arrivé  à  son  terme.  Rousseau  est  un  chercheur  ; 
il  poursuit  un  système,  un  point  de  vue  qui  mette 
d'accord  la  raison  et  la  foi,  la  science  et  la  religion. 
Il  ne  l'a  pas  positivement  trouvé,  l'accord  n'est  pas 
encoi-e  complètement  fait  :  il  le  sent  bien,  et  c'est 
probablement  cette  arrière-pensée  qui  l'empêche  de 
prendre  franchement  et  hardiment  la  position  et  le 
nom  de  philosophe,  et  lui  fait  adopter,  dans  la 
Profession  de  foi,  ce  rôle  plaisant  du  raisonneur  sans 
le  vouloir.  Il  n'a  pas  trouvé,  mais  il  a  mis  sur  la 
voie.  Soyez  certains  que  dans  le  travail  des  esprits, 
au  sein  du  protestantisme  français  et  genevois,  vous 
retrouveriez  son  désir.  C'est  lui  qui  inspire  la  théo- 
logie d'aujourd'hui  dans  les  diverses  directions  qu'elle 
a  prises. 

Eh  bien  !  Messieurs,  l'œuvre  de  Rousseau  n'a- 
t-elle  pas  ses  grands  et  beaux  côtés  ?  Arrêter  une 
société  prête  à  rouler  sur  la  pente  du  matérialisme, 
la  ramener  au  sentiment  du  beau  et  au  culte  de  la 
vertu,  réveiller  le  protestantisme  sommeillant,  et  lan- 
cer les  penseurs  dans  une  voie  éminemment  élevée 
et  utile,  n'est-ce  rien?  Est-ce  peu? —  Il  n'en  faut  pas 
davantage  pour  faire  la  gloire  d'un  homme. 

Et  maintenant,  après  avoir  étudié  les  opinions  de 
Rousseau  en  elles-mêmes  et  dans  leur  [cadre  histo- 
rique, examinons-les  d'une  manière  absolue  et  voyons. 


108 

non  plus  ce  qu'elles  ont  valu  k  leur  époque,  mais  ce 
qu'elles  peuvent  valoir  en  tout  temps. 

Vous  l'avez  vu.  Messieurs,  je  n'ai  pas  marchandé 
les  éloges  ;  je  ne  marchanderai  pas  non  plus  les  cri- 
tiques. La  vérité  avant  tout  ! 


III 


Considérons  d'abord  la  première  partie  de  la  Pro- 
fession de  foi,  l'exposition  de  la  religion  naturelle. 

Je  demande  :  Cette  religion  dite  naturelle  est-elle  aussi 
naturelle  qu'on  le  dit?  —  Si  elle  l'est,  elle  doit  jaillir 
spontanément  du  cœur  humain,  et  même,  plus 
l'homme  sera  près  de  la  nature,  moins  il  aura  subi 
ri[ifluence  de  la  civiUsation,  plus  il  lui  sera  facile  de 
saisir  dans  son  instinct  les  dogmes  de  cette  religion. 
En  est-il  ainsi?  —  Rousseau  prétend  que  tout  seul, 
enfermé  dans  une  île  déserte,  il  aurait  trouvé  ces  vé- 
rités. C'est  possible  ;  l'expérience  toutefois  n'a  pas  été 
faite.  Mais  tout  le  monde  n'est  pas  Rousseau.  Vous 
avez  vu,  Messieurs,  par  quel  enchaînement  de  dé- 
ductions, par  quel  travail  laborieux,  le  penseur  a  dû 
établir  ses  principes.  Combien  d'hommes  seraient  ca- 
pables d'achever  et  même  de  concevoir  une  pareille 
construction?  On  ne  ht  pas  si  facilement  dans  le  grand 
livre  delà  nature,  et  Rousseau  avoue  que  «  l'ordre  de 


109 

l'ii Hivers,  tout  admirable  qu'il  est,  ne  frappe  pas  éga- 
lement tous  les  yeux,  que  le  peuple  y  fait  peu  d'atten- 
tion ;  croyez-vous,  dit-il,  qu'un  Cafre  ou  un  Lapon 
philosophe  beaucoup  sur  la  marche  du  monde  et  sur  la 
génération  des  choses  *  ?  »  Alors,  il  faut  à  ces  hom- 
mes un  instituteur,  un  Moïse  qui  vienne  frapper  ce 
rocher  et  en  faire  jaillir  cette  eau  pure.  Reconnais- 
sez-vous là  les  caractères  d'une  religion  naturelle? 

Il  y  a  plus  et  nous  aurons  la  même  impression  en 
regardant  à  l'instituteur  lui-même.  Rousseau  nous 
parle  d'une  «  lumière  intérieure,  »  qui  le  conduit 
dans  la  recherche  de  la  vérité.  Mais  d'où  vient-elle 
cette  lumière,  où  s'est-elle  formée?  C'est  un  \icairequi 
raisonne,  ne  l'oubliez  pas,  ce  vicaire  n'a-t-il  pas  subi 
Tinfluence  du  christianisme?  Quand,  en  particulier, 
on  le  voit  marcher  dans  sa  route  avec  une  si  ferme 
assurance,  qui  dira  que  la  rehgion  chrétienne  n'y  est 
pour  rien?  Je  sais  bien  que  ces  vérités.  Dieu,  l'âme, 
la  vie  à  venir,  ont  été  affirmées  autrefois  par  Platon, 
Cicéron  et  d'autres  penseurs,  mais  trouve-t-on  chez 
eux  la  précision,  la  fermeté  qui  caractérise  les  déduc- 
tions de  Rousseau  ?  Socrate  parle  de  la  vie  à  venir 
comme  d'une  espérance  subUme,  comme  d'un  rêve 
dont  il  faut  s'enivrer  ;  Rousseau  en  parle  avec  une 
certitude  absolue  :  il  y  a  de  l'un  à  l'autre  la  distance 
du  peut-être  qui  espère  au  oui  qui  ne  doute  pas.  A 

»  Lettre  à  l'archevêque  de  Paris. 


110 

quoi  attribuerez-Yoïis  celle  différence?  A  l'iiitlaeiice 
du  christianisme  évidemment  ;  entre  Socrate  et  Rous- 
seau, le  monde  a  entendu  la  parole  du  Christ.  —  Et 
quant  à  la  morale,  il  échappe  à  Rousseau  de  dire: 
«  Je  ne  sais  pourquoi  on  veut  attribuer  au  progrès  de 
la  philosophie  la  belle  morale  de  nos  livres.  Cette  mo- 
rale, tirée  de  l'évangile,  était  chrétienne  avant  d'être 
philosophique.  »  Je  le  veux  bien,  mais  qu'est-ce  à 
dire,  sinon  que  cette  parole  du  Christ  a  étendu  son 
action  sur  les  penseurs  et  les  moralistes,  au  nombre 
desquels  il  faut  bien  mettre  l'auteur  de  la  religion  na- 
turelle. —  Non,  Messieurs,  quand  une  fois  on  a  connu 
l'évangile,  on  n'échappe  pas  à  son  impression,  on 
peut  la  combattre,  mais  il  en  est  de  la  Révélation 
comme  de  la  calomnie,  il  en  reste  toujours  quelque 
chose  ;  on  peut  s'imaginer  qu'on  bâtit  tout  seul  et  en 
dehors  de  son  action  une  religion  «  naturelle,  »  mais 
cette  idée  est  illusoire  et  ce  nom  est  trompeur. 

Je  demande  en  second  lieu  :  Cette  religion  naturelle 
est-elle  suffisante,  non  pas,  bien  entendu,  théorique- 
ment, dans  le  cabinet,  mais  pratiquement,  dans  la 
vie  ?  et  je  réponds  par  l'exemple  même  de  Rousseau. 
Il  semble  qu'après  avoir  élaboré,  patronné  et  baptisé, 
cette  religion  indépendante  de  toute  révélation,  il  s'en 
tiendra  à  elle  seule  et  n'ira  pas  plus  loin.  Point. 
En  écrivant  à  l'archevêque  de  Paris,  il  se  dit  chré- 
tien :  «  Monseigneur,  je  suis  chrétien  et  sincèrement 


m 

r 

clu'élieii,  selon  la  docli'ine  de  l'Evaiigile.  Je  suis  chré- 
tien non  comme  un  disciple  des  prêtres,  mais  comme 
un  disciple  de  Jésus-Christ;  »  et,  dans  une  discus- 
sion supposée  entre  ses  partisans  et  ses  adversaires, 
il  fait  dire  aux  premiers  :  «  Nous  reconnaissons  l'au- 
torité de  Jésus-Christ,  parce  que  notre  intelligence 
acquiesce  à  ses  préceptes  et  nous  en  découvre  la  su- 
blimité. Elle  nous  dit  qu'il  convient  aux  hommes  de 
suivre  ces  préceptes,  mais  qu'il  était  au-dessiif>  d'eux 
de  les  trouver.  Nous  admettons  la  Révélation  comme 
émanée  de  l'esprit  de  Dieu,  sans  en  savoir  la  manière, 
et  sans  nous  tourmenter  pour  la  découvrir,  pourvu 
que  nous  sachions  que  Dieu  a  parlé,  peu  nous  im- 
porte d'expliquer  comment  il  s'y  est  pris  pour  se  faire 
entendre.  Ainsi,  reconnaissant  dans  l'Évangile  l'au- 
torité divine,  nous  croyons  Jésus-Christ  revêtu  de 
cette  autorité;  nous  reconnaissons  une  vertu  plus 
qu'humaine  dans  sa  conduite,  et  une  sagesse  plu5 
qu'humaine  dans  ses  leçons.  Voilà  qui  est  bien  dé- 
cidé pour  nous.  Comment  cela  s'est-il  fait?  Voilà  ce 
qui  ne  l'est  pas  ;  cela  nous  passe  *.  »  Voilà  qui  est  ex- 
cellent, mais  que  devient  le  principe  de  la  religion 
naturelle?  Sans  doute,  ce  n'est  qu'une  Révélation 
morale  que  Rousseau  reconnaît  dans  l'Évangile;  mais 
enfin  c'est  une  Révélation:  Il  était  au-dessus  des 
hommes  de  trouver  cette  morale.  Rousseau  s'en  pas- 

1  Lettres  de  la  Montagne,  I. 


112 

sei-a-t-il  parce  qu'elle  est  révélée  ?  Eh  !  cei'lainement 
non.  Il  aime  mieux  être  infidèle  à  son  principe  et  le 
reconnaître  pratiquement  insuffisant.  —  Que  devenait 
la  religion  naturelle  quand  Rousseau  recevait  la  com- 
munion à  Motiers,  et  quand  il  déclarait  à  l'arche- 
vêque de  Paris  prendre,  comme  tous  les  protestants 
genevois,  pour  règle  unique  de  sa  foi,  l'Écriture  et  la 
raison. 

Gela  s'accorde  peu  avec  la  célèbre  profession. 
Rousseau  se  tire  d'affaire  en  disant  qu'il  a  simple- 
ment voulu  dans  V Emile  donner  un  minimum  néces- 
saire de  croyances,  celles  que  tout  homme,  celles  que 
Emile,  en  particulier,  doit  posséder,  laissant  à  son 
élève  le  soin  d'ajouter  à  ces  éléments  les  croyances 
spéciales  que  son  expérience  lui  fera  admettre.  Soit, 
mais  il  aurait  fallu  le  dire  dès  l'abord,  on  pouvait  s'y 
tromper  et  Ton  s'y  est  trompé  en  efïet.  Puissent  les 
partisans  de  la  religion  naturelle  apprendre  de  son 
fondateur  qu'il  est  bon  d'ajouter  à  sa  morale  et  à  son 
culte,  la  morale  de  l'évangile  et  le  culte  protes- 
tant ! 

Mais  venons  en  enfin.  Messieurs,  aux  critiques  di- 
reî'tes  et  fondamentales.  —  Je  n'ai  pas  l'intention 
de  reprendre  en  détail,  pour  les  discuter  à  part,  toutes 
les  affirmations  de  Rousseau,  cela  nous  mènerait  trop 
loin  et  nous  risquerions  de  perdre  de  vue  la  forêt  au 
milieu  de  ses  arbres.  Je  vais  droit  au  centre  et  j'at- 


113 

laque  ce  système  dans  ce  (\u\  est  pour  moi  son  vice 
essentiel. 

Rousseau  se  dit  chrétien.  Dieu  me  garde  de  lui 
contester  ce  titre.  Si  sa  conscience  lui  permet  de  le 
prendre,  la  mienne  me  défend  de  le  lui  refuser.  Mais, 
laissant  de  côté  sa  personne,  et  ne  considérant  que 
ses  idées,  peut-on  dire  qu'elles  sont  chrétiennes?  — 
Si  Ton  entend  par  là  qu'dles  renferment  des  éléments 
du  christianisme,  de  sa  morale  et  de  ses  dogmes,  nous 
sommes  d'accord,  mais  si  l'on  veut  dire  qu'elles  ren- 
ferment l'essentiel  du  christianisme,  nous  ne  le 
sommes  plus.  Je  soutiens  le  contraire:  Rousseau  n'a 
pas  compris  ce  qui  est  le  fond  même  du  christianisme, 
il  na  pas  su  y  voir  la  religion  de  la  rédemption,  et  il 
ne  l'a  pas  vu  parce  qu'il  n'a  pas  connu  le  sentiment 
du  péché.  Je  m'explique. 

Quand  un  homme  sérieux  rentre  en  lui-même,  il 
fait  dans  son  for  intérieur  de  tristes  découvertes.  Il 
constate  qu'il  fait  difficilement  le  bien,  que  lorsqu'il 
l'accomplit,  c'est  souvent  par  des  mobiles  qui  ne  sont 
pas  l'amour  de  la  vertu  et  dans  lesquels  l'intérêt  per- 
sonnel occupe  une  large  place,  en  sorte  que  ce  qui 
paraît  aux  hommes  bonnes  œuvres  et  mérite,  n'est 
pas  tel  aux  yeux  clairvoyants  de  la  conscience.  Il  re- 
marque ensuite  qu'il  fait  souvent  le  mal,  qu'il  le  fait 
conduit  par  une  pente  naturelle  que  l'habitude 
rend  toujours  plus  glissante.  Il  s'avoue  enfin  que 


114 

parfois,  lorsqu'il  s'y  adonne,  ce  n'est  ni  ignorance, 
ni  faiblesse,  mais  bien  volonté  réfléchie,  il  l'a  cherché, 
voulu  et  qui  plus  est,  il  en  jouit  ;  il  j-ésiste  en  face  à 
Dieu,  il  brave  les  menaces  de  la  conscience,  et  met 
son  plaisir  à  savourer  le  fruit  défendu.  La  constata- 
tion de  ces  faits  indiscutables  produit  en  l'homme  le 
sentiment  du  péché,  auquel  viennent  se  joindre  le 
sentiment  d'une  grande  faiblesse  personnelle,  d'un 
profond  malaise  vis-à-vis  de  Dieu,  et  le  besoin  cor- 
respondant du  secours  d'en  haut  et  du  pardon. 

Ce  sentiment  sommeille  chez  beaucoup,  parce  que, 
pour  se  produire,  il  lui  faut,  comme  à  tout  ce  qui 
vient  de  la  conscience,  le  recueillement  et  la  droi- 
ture; il  s'éveille  souvent  à  l'heure  de  la  mort,  c'est 
lui  qui  ajoute  aux  angoisses  du  corps,  les  angoisses 
plus  terribles  de  l'âme,  et  qui,  comme  pour  prendre 
sa  revanche  d'avoir  longtemps  été  comprimé,  harcèle 
et  tourmente  le  malheureux  qui  le  ressent  pour  la 
première  (ou.  Vous  le  retrouverez  du  reste  partout, 
voilé,  mais  reconnaissable.  N'est-ce  pas  lui  qui  a 
inspiré  les  i-ehgions  que  nous  connaissons  ?  Que 
cherchent-elles,  sinon  la  réconciliation  de  Dieu  et  de 
l'homme?  Et,  en  vérité,  il  faut  que  ce  besoin  de  ré- 
conciliation et  le  sentiment  vague  du  péché,  qui  en 
est  la  source,  soient  bien  puissants,  pour  qu'ils  n'aient 
pas  été  écrasés  sous  les  amas  de  superstitions  et 
d'eri'eurs,  (\ue  l'ignorance  leiu'  a  fait  porter. 


H5 

Quand  un  homme  l'éprouve  clairement  et  forte- 
ment et  que,  avec  ce  sentiment  dans  le  cœur,  il  se 
prend  à  considérer  le  fait  chrétien,  j'entends  par  là 
Jésus-Christ  dans  son  apparition  historique,  sa  per- 
sonne et  son  œuvre,  il  y  trouve  [)récisément  la  ré- 
ponse à  ses  besoins  de  pardon  et  de  secours.  Se 
laisse-t-il  conduire  par  cet  accord  dont  il  a  plus  ou 
moins  conscience,  la  foi  chrétienne  naît  en  lui.  Va-t-il 
plus  loin,  se  rend-il  compte  de  celte  correspondance, 
a-t-il  soin  d'en  faire  dans  sa  vie  l'expérience  répétée, 
sa  foi  n'est  plus  seulement  consciente,  elle  devient  une 
foi  raison  née. 

Voilà  le  but,  le  chemin  c'est  l'expérience,  le  point 
de  départ,  le  sentiment  du  péché  ;  et  c'est  ainsi  que 
le  Christ  lui-même  l'entendait,  quand,  au  début  de 
son  ministère,  il  s'écriait  :  «  Repentez- vous,  et  croyez 
à  l'Evangile  \» —  «  Ce  ne  sont  pas  ceux  qui  se  portent 
bien  qui  ont  besoin  du  médecin,  je  ne  suis  pas  venu 
appeler  les  justes  mais  les  pécheurs'.  » 

Eh  bien  !  c'est  ce  sentiment  que  Rousseau  n'a  pas 
é[)rouvé,  et  ces  expériences,  il  ne  les  a  pas  connues. 
Quelle  place  un  pareil  sentiment  peut-il  trouver  dans 
le  cœur  d'un  homme  qui  commence  ses  confessions 
par  ces  mots:  «  Que  la  trompette  <lu  jugement  dernier 
sonne  quand  elle  voudra,  je  viendrai,  ce  livre  à  la 
main,  me  présenter  devant  le  souverain  juge.  Je  dirai 

»  Marc  I,  15. 

2  Matth.  IX,  12-13. 


116 

hautement:  Voilà  ce  que  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pensé, 
ce  que  je  fus . . .  j'ai  dévoilé  mon  intérieur  tel  que  tu 
l'as  vu  toi-même.  Être  éternel  ?  Rassemble  autour 
de  moi,    l'innombrable  foule  de   mes    semblables; 

qu'ils  écoutent   mes    confessions que   chacun 

d'eux  découvre  à  son  tour  son  cœur  au  pied 
de  ton  trône  avec  là  même  sincérité,  et  puis  qu'un 
seul  te  dise,  s'il  l'ose  :  Je  fus  meilleur  que  cet  homme- 
là*.  »  —  0  saint  Paul!  toi  qui  voulais  que  chacun 
par  humilité  regardât  les  autres  comme  plus  excel- 
lents que  soi,  entends-tu  et  que  dis-tu?  —  Mais 
Rousseau  est  égaré  quand  il  parle  ainsi,  sa  manie  le 
poursuit  et  le  trouble,  il  se  défend  et  pour  se  défen- 
dre, il  se  grise  du  sentiment  de  son  honnêteté.  —  Je 
le  veux  bien  :  prenons-le  dans  ses  bons  moments.  Le 
résultat  est  le  même.  Gomment  voulez-vous  qu'on  se 
sente  pécheur  quand,  à  tête  reposée,  on  ajoute  à  la 
fin  de  son  portrait  moral  :  «  Avec  cela  je  mourrai 
plein  d'espoir  dans  le  Dieu  suprême  et  très-persuadé 
que  de  tous  les  hommes  que  j'ai  connus  en  ma  vie, 
aucun  ne  fut  meilleur  que  moi  *.  »  Ou  quand  on 
s'écrie  naïvement:  «  Ah  Monsieur!  la  Providence 
s'est  trompée  !  pourquoi  m'a-t-elle  fait  naître  parmi 
les  hommes  en  me  faisant  d'une  autre  espèce  qu'eux^.  » 
Faisons,  Messieurs,  toutes  les  réserves  possibles  et 

1  Confessions,  liv.  I. 

2  Lettre  à  M.  de  Malesherbes,  4  janvier  1762. 
'  Lettre  à  M.  de  Malesherbes,  15  juin  1762. 


H7 

justes  sur  la  responsabilité  de  Rousseau.  Disons  que 
son  imagination  puissante,  qui  jetait  sur  les  choses 
et  les  hommes  des  couleurs  si  vives  et  souvent  si 
fausses,  pouvait  bien  le  tromper  sur  lui-même  et  lui 
montrer  en  lui,  à  travers  ses  vapeurs  flatteuses, 
moins  ce  qu'il  était  que  ce  qu'il  voulait  être.  Artiste, 
poëte,  il  prend  ses  rêves  pour  des  réalités  ;  il  jette  le 
voile  sur  ses  faiblesses  ;  la  franchise  avec  laquelle  il 
les  avoue  lui  paraît  presque  suffisante  pour  les  effa- 
cer, et,  parce  qu'il  trouve  en  lui  des  élans  de  géné- 
rosité et  le  sentiment  de  la  vertu,  il  se  persuade  qu'il 
est  généreux  et  vertueux.  Étrange  illusion  du  rêveur 
solitaire  replié  sur  lui-même.  Ajoutons  que  le  con- 
traste que  formait  sa  vie  avec  la  vie  démoralisée  des 
philosophes,  des  littérateurs  et  des  grands  de  l'époque, 
était  bien  propre  à  lui  faire  prendre  le  change.  Sans 
doute  il  était  supérieur  à  beaucoup  des  hommes  de 
son  entourage;  il  avait  accompli  une  réforme  qni  eût 
fait  reculer  la  plupart  d'entre  eux.  Néanmoins,  et  tout 
en  admettant  ces  faits  et  bien  d'autres  qui  expliquent 
en  partie  son  manque  d'humilité  et  ôtent  à  son  or- 
gueil ce  caractère  vertigineux,  qui  repousse  et  confond 
au  premier  abord,  le  fait  demeure  avec  ses  consé- 
quences. Rousseau  n'a  pas  eu  le  sentiment  du  péché, 
de  son  péché,  et  pour  cela,  n'a  pas  compris  l'élément 
essentiel  du  christianisme. 

Comparez,  Messieurs,  Pascal  et  Rousseau.  Il  y  a 


entre  eux  plus  d'un  point  de  ressemblance  :  Tous 
deux,  doués  d'un  grand  génie,  ont  conscience  de  leur 
force  ;  tous  deux  ont  été  encensés,  l'un  par  des  amis 
fanatiques,  l'autre  par  une  famille  enthousiasmée; 
tous  deux  portèrent  longtemps  le  poids  de  la  mala- 
die ;  tous  deux  furent  persécutés  pour  leurs  opinions, 
et  tous  deux  eurent  leur  temps  de  doute.  Mais  l'un 
arrive  à  la  fin  de  sa  carrière  à  cet  égoïsme  navrant  des 
Confessions,  l'autre  à  trente  uns  donne  l'exemple  d'une 
charité  qui  rappelle  les  plus  beaux  jours  de  l'Eglise, 
l'un  aboutit  au  christianisme  vivant,  l'autre  s'arrêle 
siu- le  seuil.  [Pourquoi?  Ouvrez  leurs  livres:  l'un  croit 
au  péché,  l'autre  ne  le  sent  pas.  —  Faites  entrer  en 
ligne  de  compte  l'éducation  de  l'un  et  de  l'autre,  la 
famille  de  Pascal  et  l'inlluence  de  Port-Royal,  l'aban- 
don de  Rousseau;  rappelez  que  l'un  est  un  génie 
éminemme?it  positif,  mathématicien,  l'autre  une  na- 
ture de  rêveur  et  de  poète;  vous  excuserez  Rousseau, 
et  ce  ne  sera  que  justice.  Mais  enfin  le  fait  n'en  dis- 
paraîti'a  pas  pour  cela.  Lisez  deux  pages  des  Pensées 
et  deux  pages  de  V Emile:  écoulez  d'une  part  cet  élo- 
quent et  viril  écrasement  de  l'orgueil  humain,  qui 
vous  met  mal  à  l'aise,  mais  contre  lequel  on  ne  sau- 
rait protester;  écoutez,  d'autre  part,  ces  expressions 
doucei-euses  et  où  le  sentiment  moral  se  fond  dans 
le  .sens  ai'tistiijue  et  littéraire,  ce  mot  de  bon  qui  re- 
vient à  tout  mometil:  «  le  bon  prêtre,  »  «  bon  jeune 


il9 

homme,  »  et  qui  fait  penser  à  la  fameuse  apostrophe 
du  Christ:  «  Pourquoi  m'appeiles-tu  bon?  »  et  vous 
verrez  par  vous-mêmes  pourquoi  l'un  a  compris  le 
mol  de  rédemption  tandis  que  l'autre  n'a  pas  même 
su  le  lire. 

C'est  là,  en  effet.  Messieurs,  qu'est  la  ligne  de  par- 
tage des  eaux. 

Vous  avez  le  sentiment  du  péché,  vous  l'éprouvez 
profond,  sincère  et  vous  contemplez  le  fait  chrétien  ; 
et,  sans  vous  mettre  en  peine  de  savoir  si  Dieu  pou- 
vait ou  ne  pouvait  pas  agir  autrement,  vous  trouvez 
en  lui  la  satisfaction  de  votre  cœur  et  vous  en  com- 
prenez la  sainte  utilité;  pris  dans  son  ensemble,  il  est 
la  réponse  du  ciel  à  la  terre.  En  portant  vos  regards  sur 
l'ensemble  des  hommes,  en  retrouvant  partout  les  mê- 
mes misères  morales  et  les  mômes  besoins,  après  avoir 
senti  son  importance  pour  vous,  vous  compi'enez  sa 
valeur  pour  l'humanité,  vous  découvrez  cette  simple  et 
profonde  philosophie  de  l'histoire,  que  les  faits  ensei- 
gnent au  savant  et  que  l'enfant  apprend  dans  la  Bible  : 
Vous  voyez  tous  les  peuples  se  dirigeant  peu  à  peu  vers 
le  christianisme,  puis,  une  fois  qu'ils  l'ont  connu,  se 
laissant  transformer  lentement  par  son  esprit  et  s'en 
allant  vers  l'avenir  en  voyageurs  éclairés  par  sa  lu- 
mière, —  Sans  doute,  tout  ne  sera  pas  expliqué  dans 
l'apparition  du  Christ,  l^e  comment  demeurera  ob- 
scur. Ici,  comme  à  chaque  pas,  vous  rencontrerez  le 


120 

mystère  et  mesurerez  la  distance  qui  sépare  la  pensée 
divine  de  la  pensée  humaine,  mais  au  moins  tout  ne 
sera  pas  ténèbres  et  vons  aurez  trouvé  une  cause  mo- 
rale et  religieuse  à  ce  grand  fait  religieux  et  moral. 

Vous  méconnaissez  ce  sentiment  ;  avec  Rousseau 
vous  pourrez  admirer  la  grande  apparition  de  Jésus- 
Christ,  mais  si  vous  ne  pouvez  réussir  à  la  réduire 
aux  proportions  d'un  fait  ordinaire,  comment  l'expli- 
querez-vous?  Quelle  cause  lui  assignerez-vous  ?  Ce 
n'est  pas  un  miracle,  c'est  un  accident.  Elle  n'a  pas 
de  raison  d'être,  parce  qu'enfin  la  conscience  hu- 
maine aurait  pu  par  un  développement  naturel,  par- 
venir sur  ces  hauteurs,  sans  que  «  du  sein  du  plus 
furieux  fanatisme  la  plus  haute  sagesse  se  fût  fait  en- 
tendre. »  Vous  demeurez  muet  devant  le  plus  grand 
des  événements  de  l'histoire,  le  plus  gros  des  anneaux 
et  comme  le  fermoir  de  toute  la  chaîne. 

Vous  avez  le  sentiment  du  péché,  et  c'est  du  sein 
de  vos  expériences  de  pécheur  que  vous  étudiez  la 
personne  de  Jésus-Christ,  vous  dépasserez  alors  dans 
votre  admiration  les  expressions  et  les  sentiments  de 
Rousseau,  ce  qui  vous  frappera  chez  Jésus,  ce  sera 
moins  sa  présence  d'esprit  et  sa  sagesse  que  l'absence 
du  péché,  sa  sainteté  sans  tache,  sa  charité  sans 
ombre,  sa  pui'eté  absolue  et  cette  harmonie  de  toutes 
les  vertus  qui  est  le  caractère  de  la  perfection.  Vous 
laisserez  peut-être  conipléteinent  de  côté  la  question 


m 

de  savoir  quels  rapports  existent  entre  sa  nature  et 
la  nature  de  Dieu  ;  vous  ne  direz  peut-être  pas  avec 
Rousseau  c  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  sont  d'un 
Dieu,  »  ce  qui  demanderait  explication,  mais  vous 
direz  :  voilà  l'homme,  voilà  la  vie,  telle  que  Dieu  la 
veut,  voilà  l'incarnation  de  la  volonté  divine.  — 
Alors  vous  toucherez  au  doigt  la  révélation.  Elargis- 
sant de  beaucoup  l'étroit  horizon  où  le  philosophe 
genevois  la  renferme,  vous  sentirez  qu'elle  ne  saurait 
être  ni  une  simple  doctrine  morale^  ni  même  une 
simple  doctrine  rehgieuse  :  elle  doit  être  une  vie,  la 
glorieuse  apparition  de  la  véritable  vie,  capable  d'agir 
sur  tous  les  éléments  de  la  vie  humaine.  —  Quant 
au  miracle,  qui  n'est  pas  une  question  de  goût  mais 
une  question  de  fait,  dans  la  personne  du  Christ,  dans 
l'être  sans  péché,  vous  constaterez  le  plus  grand  de 
tous,  miracle  à  la  fois  spirituel  et  physique,  puisque  sa 
personne  entière,  corps  et  âme,  reproduit  la  vie 
idéale  ;  alors,  tout  en  faisant  vos  réserves  de  détail, 
sur  les  faits  qui  ne  vous  paraîtraient  pas  suffisam- 
ment prouvés,  vous  n'aurez  pas  d'objection  de  prin- 
cipe  contre  les  miracles  racontés  par  les  Evangiles.  Il 
ne  vous  paraîtra  pas  étrange,  il  vous  paraîtra  naturel 
que  celui  qui  est  l'homme  parfait,  et  le  type  achevé 
de  l'humanité  accomphsse  des  œuvres  que  nous  ne 
pouvons  accomphr,  nous,  qui  sommes  si  loin  de  la 
perfection,  et  qu'il  réalise  ce  que  l'humanité  dans  son 

6 


122 

grand  travail  de  développement  aspire  à  réaliser  par 
de  laborieux  efforts,  ce  qu'elle  réaliserait  un  jour  si 
elle  atteignait  jamais  ici-bas  son  complet  développe- 
ment :  la  victoire  sur  la  souffrance,  la  domination  des 
forces  naturelles,  l'union  de  la  vie  présente  et  de  la 
vie  future. 

Vous  méconnaissez  ce  sentiment,  et  vous  ne  con- 
naissez plus  le  Christ  que  superficiellement  ;  sa  figure 
vous  apparaît  tout  autre  parce  que  vous  n'y  voyez  pas 
le  rayonnement  de  sa  sainteté  ;  sa  supériorité  que  vous 
reconnaissez  et  admirez,  n'est  plus  absolue  et  par- 
tant vous  ne  pouvez  comprendre  ses  miracles.  Pour- 
quoi en  aurait-il  fait?  Les  hommes  supérieurs  en 
font-ils  ?  Il  n'y  a  aucune  bonne  raison  pour  lui  en 
attribuer  ;  si  on  lui  en  attribue,  comme  vous  ne  pou- 
vez les  rattacher  à  rien,  vous  n'avez  pas  d'autre  alter- 
native que  de  les  nier,  ou,  s'il  vous  en  coûte  trop, 
de  demeurer  en  suspens  comme  Rousseau,  ce  qui 
n'est  ni  logique,  ni  commode,  ni  durable. 

Aussi,  tandis  que  le  Christ  est  pour  nous  une  au- 
torité indiscutable,  que  sa  parole  a,  comme  sa  per- 
sonne, une  valeur  absolue,  que  nous  croyons  à  ce 
qu'il  nous  dit,  que  nous  nous  efforçons  de  faire  ce 
qu'il  ordonne,  et  qu'à  côté  de  notre  raison  chance- 
lante, nous  avons  en  lui  un  guide  assuré,  pour  vous, 
ses  affirmations  sont  discutables  malgré  leur  subli- 
mité,  vous  choisissez  dans  ses  préceptes  et  vous  ne 


! 


123 

cherchez  dans  ses  enseignements  qu'une  confirmation 
de  vos  propres  sentiments,  en  somme  vous  êtes  ré- 
duit à  vous-même  et  à  votre  propre  raison.  Ne  vous 
faudra-t-il  pas  dire  avec  Rousseau  :  «  Pour  être  de 
bonne  foi,  je  ne  me  crois  pas  infaillible  ;  mes  opinions 
qui  me  semblent  les  plus  vraies  sont  peut-être  autant 
de  mensonges.  »  Il  y  a  pour  nous  une  certitude  ; 
pouvez-vous  en  dire  autant  ? 

Voyez,  Messieurs,  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  morale  et 
à  la  vie,  qui  ne  se  transforment  suivant  le  point  de 
départ  qu'on  adopte. 

Rousseau  s'écrie  fièrement  :  Quelle  vertu  une  reli- 
gion révélée  ajoutera-t-elle  aux  vertus  que  l'on  trouve 
dans  la  religion  naturelle? 

—  Eh  bien  !  quoi  qu'il  en  puisse  dire,  le  christia- 
nisme en  aurait  toute  une  liste  à  lui  citer  de  ces  ver- 
tus-là. Je  n'en  signale  que  trois  qui  sautent  aux  yeux. 
D'abord  cette  charité  particulière  qui  s'attache  d'au- 
tant plus  au  pécheur  que  le  malheureux  est  tombé 
plus  bas,  charité  sublime,  faite  de  la  haine  du  mal  et 
de  la  passion  des  âmes,  touchant  reflet  de  la  sainte 
jalousie  de  Dieu;  —  puis,  le  pardon  sans  limite,  de- 
voir indiscutable  pour  celui  qui,  serviteur  infidèle, 
vit  du  pardon  de  Dieu  ;  enfin,  celle  qui  est  le  parfum 
et  la  fleur  de  toutes  les  autres,  l'humihté. 

Cherchez  dans  Rousseau,  cherchez  bien  ;  je  doute 
que  vous  en  trouviez  la  trace. 


124 

Et  qu'est-il  après  tout  ce  Dieu  de  Rousseau  pour 
que  je  l'aime  et  que  je  le  serve  non  comme  un  esclave 
mais  comme  son  enfant?  —  Voulez-vous  savoir 
comment  Rousseau  définit  son  amour?  Ecoutez  :  «  la 
bonté  en  Dieu  c'est  l'amour  de  l'ordre.  »  Ah  quelle 
majestueuse  froideur  !  Quelle  bonté  métaphysique  ! 
Ah,  comme  après  ce  courant  d'air  froid,  il  fait  bon  se 
réchauffer  au  foyer  de  l'Évangile!  Oui,  parlez-moi 
d'un  Dieu  qui  m'humilie  par  la  voix  de  ma  conscience 
et  me  relève  par  son  pardon,  montrez-le-moi  manifes- 
tant son  amour  par  cette  grande  œuvre  de  la  rédem[)- 
tion  qui  a  son  centre  dans  l'apparition  de  Jésus-Christ, 
que  je  le  voie  agissant  dans  les  âmes  et  attirant  tous  les 
hommes  à  Lui,  faisant  de  cette  attraction  divine  et  spi- 
rituelle la  loi  suprême  de  la  création,  alors  je  croirai  à 
sa  bonté  par  ce  que  je  l'éprouverai,  je  renoncerai  volon  - 
tiers  à  chercher  ce  qu'elle  peut  êtreensoi,  dans  la  joie 
que  je  ressentirai  à  m'en  sentir  enveloppé.  Usera  mon 
Père  et  je  me  donnerai  à  Lui, 

Vous  me  parlez  de  la  nature  :  Contemplez-la,  dites- 
vous,  écoutez  son  harmonieux  langage  ;  elle  vous  par- 
lera de  la  sagesse  et  de  la  bonté  du  grand  ordonna- 
teur ;  son  harmonie  charmera  votre  cœur  et  le  con- 
duira aux  pieds  du  Tout-Puissant.  —  Quel  est 
l'homme  réfléchi  qui  ne  connaît  ces  contemplations 
et  leurs  bienfaisants  effets  ?  Mais  elles  ne  sont  pas  de 
tous  les  jours.  Il  est  des  moments  où  la  nature  n'a 


125 

pas  cette  voix  mélodieuse.  Quand  la  grêle  détruit  eu 
un  instant  le  travail  d'une  année,  quand  l'avalanche 
renverse  les  hameaux,  quand  l'océan  engloutit  les 
vaisseaux  dans  ses  profondeurs,  brise  les  familles  et 
déchire  le  cœur  des  mères,  il  se  mêle  à  cette  harmonie 
de  terribles  dissonances. 

Que  faites-vous  alors  ? . . . .  Pour  moi,  j'en  appelle 
du  Dieu  de  la  nature  au  Dieu  de  la  grâce,  et  mon 
cœur  redit  avec  un  cantique  connu  : 

Sous  son  aile,  ô  mon  Dieu,  celui  qui  se  retire 
A  trouvé  (le  la  paix  l'asile  protecteur. 

Vraiment  on  pourrait  demander:  laquelle  de  ces 
deux  religions,  celle  de  l'Évangile  et  celle  de  Rousseau 
est  la  plus  naturelle,  laquelle  répond  le  mieux  aux 
besoins  du  cœur  humain? 

Nous  avons  besoin  de  certitude.  Jésus-Christ  la 
donne,  la  religion  de  Rousseau  ne  la  donne  pas. 

Nous  avons  besoin  de  prier  ;  la  prière  s'échappe 
malgré  nous  de  notre  cœur,  il  est  des  moments  où 
tous  les  raisonnements  du  monde  n'empêcheront  pas 
l'homme  de  demander  à  Dieu  son  secours  :  Jésus- 
Christ  nous  apprend  à  prier,  Rousseau  le  défend 
comme  une  chose  inutile  et  presque  blasphématoire  : 
«  que  lui  demanderais-je  ?  » 

Nous  sommes  faibles  et  s'il  est  une  chose  certaine, 
c'est  que,  lorsque  nous  avons  demandé  à  Dieu  de 


126 

nous  soutenir  dans  la  lutte,  sans  que  nous  puissions 
expliquer  ce  phénomène,  nous  nous  sentons  plus  forts  : 
Jésus  confirme  ce  sentiment  et  nous  pousse  à  cher- 
cher cette  communion  avec  Dieu,  Rousseau  nous  dit  : 
«  Je  ne  lui  demanderai  pas  le  pouvoir  de  bien  faire.  » 

Nous  sommes  pécheurs,  et  nous  avons  besoin 
de  pardon:  Jésus-Christ  nous  le  donne  et  met  en 
nous  le  germe  d'une  vie  nouvelle;  Rousseau  nous 
dit:  «  le  pardon,  pourquoi?  tu  aspires  au  bien,  tu  es 
bon.  »  —  Eh  bien  non  !  je  ne  suis  pas  bon  ;  je  me 
mentirais  à  moi-même  si  j'essayais  de  le  croire.  Bon, 
je  l'ai  été  peut-être  autrefois,  sur  les  bras  de  ma 
nourrice,  si  la  théorie  de  VEmile  est  vraie,  mais  au- 
jourd'hui, et  de  par  VÉmile  même,  aujourd'hui  que 
j'ai  vécu  parmi  les  hommes,  je  ne  suis  plus  enfant,  je 
suis  homme  et  pécheur,  donnez-moi ....  le  salut. 

Oui,  Messieurs,  voilà  le  déficit  fondamental  des 
théories  de  Rousseau.  On  discuta  beaucoup  à  son 
époque  sur  des  points  secondaires  :  les  miracles,  les 
prophéties,  l'inspiration;  les  théologiens  y  mirent  leur 
temps  et  lem-  peine  ;  ce  fut  une  femme,  qui  ne  se  pi- 
quait pas  de  théologie,  mais  qui  avait  beaucoup  de 
bons  sens  et  une  piété  sohde,  la  marquise  de  Gréqui, 
qui  mit  le  doigt  sur  la  plaie  :  «  La  source  de  toutes 
les  méprises  en  ce  genre,  écrit-elle  à  Rousseau,  c'est 
de  sauter  à  pieds  joints  par-dessus  le  péché  originel.  » 
Laissons  si  l'on  veut,  la  question  d'origine,  l'obser- 


127 

vation  n'en  est  pas  moins  juste.  Rousseau  a  eu  le  tort 
de  sauter  à  pieds  joints  par-dessus  le  péché. 

Grande  et  funeste  méprise  qui  a  fait  école.  Comme 
le  maître,  les  disciples  oublièrent  leurs  misères  morales 
et  se  crurent  bons.  Ils  admirent  que  «  l'homme  est 
bon  naturellement.  »  Edgar  Quinet  a  montré  quels 
effets  désastreux  ce  principe  produisit  dans  le  domaine 
poUtique,  chez  les  hommes  de  93.  Si  les  hommes  sont 
bons,  si  tout  le  mal  vient  des  institutions,  renversons 
les  institutions,  afin  que  sur  ce  terrain  déblayé  germe 
à  son  aise  la  nouvelle  humanité;  c'est  l'essence  même 
de  la  révolution.  Rousseau  ne  songeait  pas  à  ces  con- 
séquences brutales,  il  serait  souverainement  injuste 
de  les  lui  attribuer,  mais  si  l'auteur  est  sauf,  le  prin- 
cipe ne  Test  pas.  —  Et  qui  dira  le  mal  qu'il  a  pro- 
duit dans  le  domaine  rehgieux?  Ce  n'est  pas  impuné- 
ment qu'on  flatte  l'orgueil  de  l'homme,  qu'on  lui 
enseigne  à  prendre  quelques  grandes  aspirations  plus 
larges  que  profondes,  plus  brillantes  que  désintéres- 
sées, pour  la  charité  chrétienne,  l'amour  platonique 
du  bien,  une  sorte  de  goût  un  peu  romanesque  de  la 
vertu  pour  la  sanctification,  et  qu'on  lui  apprend  à 
rejeter  la  faute  de  ses  faiblesses  sur  les  gens,  les  cho- 
ses ou  les  circonstances,  couvrant  ainsi  d'un  voile 
trompeur  les  hontes  de  sa  vie  intérieure.  A  ce  régime 
la  conscience  perd  de  son  ressort  et  le  cœur  qui 
s'émeut  encore  aux  grands  mots  de  vertu  et  d'huma- 


128 

ni  té,  n'apprend  guère  à  connaître  ces  grandes  choses 
en  elles-mêmes  ni  à  se  tourner  vers  le  ciel. 

Je  vous  disais,  Messieurs,  l'autre  jour  qu'en  face 
de  Rousseau,  ce  qu'on  éprouve  naturellement,  c'est 
un  sentiment  de  regret.  Ah  !  c'est  bien  ici  le  cas  de 
le  redire,  c'est  bien  ici  qu'on  se  prend  à  regretter. 
Pourquoi  cette  grande  lacune  dans  son  expérience  et 
dans  sa  pensée  ?  11  a  fait  de  grandes  choses,  il  a  été 
l'apôtre  du  spiritualisme,  c'est  beaucoup  ;  mais  com- 
bien il  aurait  été  plus  grand  et  plus  utile  quand  il 
aurait  joint  à  ses  aspirations  l'élément  essentiel  de  la 
foi  chrétienne.  Quand  avec  sa  puissance  d'analyse  et 
d'imagination,  il  aurait  pénétré,  compris,  souffert 
cette  grande  misère  morale  de  l'humanité,  quand  il 
l'eût  dépeinte  avec  son  incomparable  pinceau  ;  quand 
avec  son  cœur  aimant,  si  facilement  passionné,  il 
aurait  senti  la  grandeur  de  l'amour  de  Dieu  mani- 
festé  par  l'Evangile,  quand  il  s'en  serait  nourri  et 
quand  il  en  aurait  inspiré  son  éloquence.  Ah!  quand  il 
aurait  rendu  ces  grandes  vérités  populaires,  quel  ser- 
vice il  eût  rendu  à  la  France  et  au  protestantisme, 
quelles  crises  il  leur  eût  épargnées,  quels  progrès  il 
leur  aurait  fait  accomplir  ! 

Je  termine.  Messieurs,  par  un  vœu.  Je  voudrais 
que  la  fête  qui  se  prépare  fût  utile  aux  progrès  du 


129 

spiritualisme  chrétien  parmi  nous.  Le  nom  de  Rous- 
seau le  mettra  en  honneur  pour  quelques  jours  ; 
puisse-t-il  en  profiter  pour  gagner  des  adhérents.  Je 
voudrais  plus  encore.  Je  voudrais  que  cette  fête  fût 
utile  aussi  au  développement  de  la  foi  chrétienne. 
Elle  peut  l'être  à  une  condition,  c'est  qu'après  avoir 
considéré  Rousseau  et  ses  principes,  après  avoir  salué 
en  eux  tout  ce  qu'ils  renferment  de  bon  et  d'utile, 
nous  considérions  aussi  celui  qui  les  a  inspirés,  qui 
les  cori'ige  et  en  comble  les  profondes  lacunes.  Osé- 
je  l'espérer  ? 

Il  semble.  Messieurs,  que  Rousseau  nous  y  encou- 
rage. On  a  trouvé  dans  ses  papiers  un  écrit  d'un  haut 
intérêt,  composé  probablement  dans  les  derniers  mois 
de  sa  vie  et  qui  traite  de  la  Révélation.  Rousseau  fait 
voir  par  une  allégorie  assez  compliquée,  l'impuissance 
du  philosophe  qui  veut  trouver  et  communiquer  au 
peuple  la  vérité  absolue,  et  le  «  Fils  de  l'homme  » 
accomplissant  facilement  cette  grande  tâche.  «  Tout 
à  coup  une  voix  se  fit  entendre  dans  les  airs  pronon- 
çant distinctement  ces  mots  :  «  C'est  ici  le  Fils  de 
l'homme  ;  les  cieux  se  taisent  devant  lui,  terre  écou- 
tez sa  voix.  »  Et  le  Fils  de  l'homme  apparaît.  «  Son 
vêtement  était  populaire  et  semblable  à  celui  d'un 
artisan,  mais  son  regard  était  céleste  ;  son  maintien 
modeste,  grave,  avait  je  ne  sais  quoi  de  sublime,  où 
la  simplicité  s'alliait  à  la  grandeur  et  l'on  ne  pouvait 


130 

l'envisager  sans  se  sentir  pénétré  d'une  émotion  vive 
et  délicieuse  qui  n'avait  sa  source  dans  aucun  senti- 
ment connu  des  hommes. —  «  0  mes  enfants,  dit-il 
d'un  ton  de  tendresse  qui  pénétrait  l'âme,  je  viens 
expier  et  guérir  vos  erreurs  ;  aimez  Celui  qui  vous 
aime  et  connaissez  Celui  qui  est  !  »  —  Chacun  sent  le 
progrès.  De  la  Profession  de  foi  du  Vicaire,  au  morceau 
sur  la  Révélation,  Rousseau  a  marché  :  il  était  en  route 
vers  l'Évangile.  Il  est  mort  en  nous  montrant  du  doigt 
le  «  Fils  de  l'homme.  » 

Puisse  donc  le  soleil  de  la  nature  briller  sur  notre 
fête,  et  puisse  aussi  briller  sur  elle  cet  autre  soleil, 
celui  de  la  grâce,  dont  nous  aimons  à  placer  le  sym- 
bole sur  notre  écusson  genevois  et  dont  nous  rappe- 
lons l'apparition,  le  nom  et  le  bienfait,  par  ces  trois 
lettres  connues  J.  H.  S.:  Jésus  Sauveur  des  hommes! 


Genève.  —  Imprimerie  Ramboz  et  Schuchanlt. 


I 


ir 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


■^amMi