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J O s T ALEX
JOST ALEX
'f ou "^
HISTOIKJB DES SOUFFRANCES
D'UN PROTESTANT FRIBOUR-
geois de la fin du feizième fiècle,
racontée par lui-même.
rT{c4VUir VE L cALLE é^IcA^Tf
& précédé cCurit Introduâion par (Alexandre
Va guet.
|ila:J[n;iiillllllllpiïïî]Ti.ililii]iii:''lll!iiiillililH!llllliiilTÏÏ]]ïï
^S£3
GENEVE
Tar Jules-Guillaume Fick, Imprimeur
1864
INTRODUCTION.
qJ^^^ïK E catholicifme fribourgeois
Wy^^M^H^^ étoit forti vidorieux de la
^^f'^^^b lutce qu'il avoir eu à foute-
";^^^^';j^ nir contre la Réforme pro-
T-^M^fY-f^ teilante, dans le premier dé-
{{r^i' 'i'kiê!^ cennium de cette révolution
?> religieufe(i5'2o-iy5o). Les
prêtres & les magiflrats les plus compromis par
leur attachement au luthéranilme avoient été con-
traints à chercher un afile dans les cantons évan-
géliques '.
Soumife à une nouvelle épreuve par TEdit de
Tolérance que de tièdes catholiques, joints peut-
être à quelques partilans i'ccrets des nouvelles
croyances, eiïayèrent de faire paffer dans les Veux
Cents ou Confeil fouverain de la République, dans
la féance du i^'"août 1^42, Tancienne foi en avoit
triomphé avec le même fuccès. L'Edit de Tolé-
• Le grand chanoine & chantre Vanenmacher., le doyen Hollard,
l'otganijie Kother, le chancelier Giroud ou Zyro, Ere. Le récit de la
lutte de la reforme prctejlante &du catholicifme à Fribourg, de i $20
à 15^0, a fait l'objet d'un Mémoire de l'auteur de ces lignes qui doit
voir le jour dans les Archives de la Société d'Hiftoire de ce Canton.
( VI )
rance, bien que voté par 80 membres, à leur tête
l'un des Avoyers, Petermann de Praroman, échoua
devant la majorité, & un ferment de fidélité, im-
pofé à tous les magiftrats & à tous les relTortif-
fants du canton, âgés de plus de 14 ans, confo-
lida la vicfloire de l'ancienne croyance.
L'inquifition lévère, établie dès 1^2"^, fur les
livres, les conciliabules, les propos fufpecfls de lu-
théranifme & toutes les infraélions aux pratiques
de TEglife devint plus rigoureufe encore. Toute
relation fuivie avec les hérétiques attiroit à celui
qui s'en rendoit coupable, lesfoupçons & les pour-
fuites de l'autorité. Cependant, en dépit de la vi-
gilance des gardiens de la vieille^ foi, quelques
pères de famille, fe retranchant derrière l'abfence
d'écoles dignes de ce nom, perfifloient à envoyer
leurs fils étudier chez les minières & dans les éta-
bliffements proteflants du voilînage.
En lyôo encore, un membre des 200 ou fu-
prême Sénat, Martin Odet, d'une famille riche &
confidérée, ne fe faifoit point fcrupule de mettre
fon fils, nommé Pierre, en penfion auprès du pré
dicant & profeiïeur bernois Jean Haller. « Mais à
peine, nous ditJean Haller dans fes Ephémérides*,
ce jeune homme avoit-il paflTé quatorze jours chez
moi, que fon père, le Sénateur Odet reçut l'ordre
' Ànno Kiùo, menfe Januiirio, Odetus SenatorfriburgenJîs,JiUum
mihi commiferjt Pctrum nomine. Hoc cum cognitum fuit Friburgi^
coaâus eji Jilivm hinc revccare intra qudtucr deciin dies quibus foUs
mecuin fuit. Verebantur cnim ne herefi lutherana qu.im nobis impin-
gunt infceretur. » (Ephemerides D. Joannis Halleri ab anno 1 548 ad
1565. Mufeum helvelicum, V, p. 129.)
( VII )
de le retirer. » — «LesFribourgeois, ajoute Haller,
craignoient que ce jeune homme ne revînt infeiflé
de riiéréfie luthérienne dont ils nous fuppofent
imbus . 3J
Mais les mefures coërcitivcs feules n'euffent pas
fufTi à mettre à Tabri l'ancienne croyance battue
en brèche à la fois par les attaques du dehors, &
la démoralifation du clergé au dedans. Ce qui
fauva le catholicifme à Fribourg comme ailleurs,
ce fut la réforme catholique commencée au Con-
cile de Trente & qui s'alfit dans la chaire de S.
Pierre avec deux auftères & inflexibles pontifes,
Paul 111 (Caraffa) & Pie V (Ghifléri).
A Fribourg, le principal promoteur de cette
réforme catholique fut le Révérendillîme Pierre
Schneuwli, prévôt mitre & crolTé de la collégiale
de St-Nicolas & vicaire-général du diocèfe pour
Mgr Gorrevaux , réfidant alors en Savoie. Les
Schneuwli étoient une ancienne famille des terres
allemandes, illuftrée par les guerres d'Italie &
par les fondions fénatoriales. Pierre Schneuwli
y joignit la gloire du favant théologien & d'une
vie entière confacrée à la reftauration de la foi,
des moeurs & de la difcipline eccléfiaflique. Alliant
l'inflexibilité du caracflère à l'ardeur des convidions
religieufes, le prévôt Schneuwli fut pendant trente
ans la terreur de quiconque par fa conduite ou fes
croyances lui fembloit porter atteinte à l'intégrité
de la foi ou à la pureté de la morale. Imbu des
triftes préjugés de la théologie du moyen âge à
l'endroit des puifliances occultes & de l'adion du
C V"' )
démon fur les hommes, Schneuwli fe montra aufTi
l'impitoyable ennemi des forciers ôc des forcières
dont un grand nombre périrent furie bûcher pen-
dant les dernières années de fon adminiftration.
Dans fon œuvre de réforme religieufe, le Prévôt
de St-Nicolas trouva au fein du clergé indigène
un collaborateur zélé autant qu'habile : c'étoit un
jeune chanoine iflu comme lui d'une famille pa-
tricienne, & que fes vertus facerdotales, fon or-
thodoxie éprouvée & l'étendue de fes connaiffances
puifées dans les hautes écoles d'Allemagne & de
France défignoient comme fon fuccelTeur dans fa
double ^dignité de Prévôt & de Vicaire-général. A
peine de retour dans fa ville natale de âgé de 22
ans feulement, Sébaflien Werro (tel étoit le nom
de cet eccléfiaflique) jouifToit déjà d'une telle ef-
time qu'il fe vit élevé au pofle important de Curé
de ville par les fuffrages unanimes de la bourgeoifie
de Fribourg, en polTeffion du droit de nommer
fon curé depuis le temps des Zsehringen (1^78).
Dès lors, pendant vingt ans, le prévôt Schneu-
wli & le curéWerropourfuiventdeconcertl'œuvre
de la régénération morale <5c religieufe du pays.
Leur premier pas dans cette voie fut marqué par
la création d'un Confeil d'éducation, ou Chambre
des Scholarques, compofé de trois eccléfiafliques &
de trois laïques. Ce Confeil, indépendant de toute
autorité & fe recrutant lui-même, difpofoit de
fonds confidérables, qu'on appliqua foit à la créa-
tion de bourfes dans les écoles étrangères, foit à
l'établiiTement d'un collège (trivium). La réforme
& rorganifation des études à Fribourg & dans le
canton firent Tobjet d'un règlement (Catharina-
buch), dont les difpofitions humaines, libérales &
admirables de fageffe & de follicitude, contra f-
tent étrangement avec la ténébreufe & cruelle ju-
rifprudence de Tépoque. Le nouveau collège s'ou-
vrit avec pompe en i ^77 & comptoit 300 jeunes
gens inftallés dans les falles de l'ancienne abbaye
des Gentilshommes, transformée en école ' . <c Car,
difent les Scholarques dans leurs excellents flatuts,
il convient que dans le même lieu où les nobles
s'aflembloient autrefois, les enfants des fimples
bourgeois apprennent à devenir nobles, & les en-
fants des nobles de race, plus nobles encore par la
vertu & la fcience, léules capables de diflinguer
l'homme de la brute ôc de lui donner des mœurs
bienveillantes & polies '^ »
Mais Tintroducflion à Lucerne de la Compagnie
de Jéfus donna bientôt à Schneuwli & à Werro
ridée de confier l'enfeignement claifique & fupé-
rieur à cet ordre qui, à peine établi en Allemagne,
y avoit opéré dans les efprits des princes & des
peuples la révolution la plus favorable à l'ancienne
croyance. A ce revirement extraordinaire dont le
célèbre hiftorien des papes, M. Ranke, nous a
tracé un récit éloquent & puifé aux fourccs, nul
* C'eJÎ /j mai/on qui fait face à l'Hctel Zahringen & forme au-
jourà'hui une dépendance de cet Hôtel.
* Vff das, wc vor ihen der adell jufjmmen Ithummen, yet'^under
auch Jchhchte bûrger tun edell, die edlen aher des gebluts nach, edler
und herrlicher werdind gc{iert mit tugenden und guten kunjlen. (Ca-
tharinabuch.)
n'avoit plus contribué que le jéfuite Canifius. Né
à Nimègue, dans cette Hollande qui avoit donné
le jour à Erafme & devoit produire des penfeurs
comme Spinoza & S'Graveiande, Pierre Canifius
(dont le vrai nom étoit Hund, latinifé fclon Tu-
fage des contemporains) ne montra jamais aucune
autre ambition que celle de faire au Chrifl 6c à
la foi catholique le plus de difciples pofllble.
Efprit pofitif, hoftile aux fpéculations philofophi-
ques, fes armes favorites contre les diffidents
étoient la controverfe, la prédication, & ce grand
& ce petit catéchifme où Canifius avoit réfumé
d'une façon claire & fubftantielle la dodrine ca-
tholique. Pendant qu'il étoit encore en Allemagne,
fa réputation de vertu & d'auflérité étoit afléz bien
établie pour que le cardinal Othon foUicitât comme
une faveur de laver les pieds à cet apôtre & pa-
triarche de la foi catholique.
Le refus de l'évêché de Vienne, que lui avoit
offert à plufieurs reprifes l'empereur Ferdinand l^',
mit le fceau au renom de fainteté qu'il s'étoit ac-
quis auprès de fes coreligionnaires. Car, moins
touchés de fes vertus que de l'adivité prodigieufe
qu'il déployoit au détriment de leur caufe, les écri-
vains de la Réforme ne l'appeloient pas autre-
ment que Canis aujîriacus (le chien d'Autriche)'.
Plufieurs années déjà avant rintrodu(fl:ion des
jéfuites en Suifie, l'idée de fonder une école fupé-
rieure à Rapperfchwyl ou ailleurs, fous les aufpi-
* Voir la vie de Canijîus par le jéfuite T{aderuf. Munich, 1633.
(XI)
ces & par les foins de Canifius, avoit fait l'objet
d'une conférence fecrète des cantons catholiques
à Bade (2 y feptembre ifGS)'. Ce projet n'eut
pas de fuite, mais fe trouva amplement réalifé
quant à l'effet qu'on s'en pouvoit promettre par
la fondation des trois collèges de Luccrne, de
Fribourg & de Porrentruy, 6c par l'inftallation
définitive de Canifius à Fribourg comme. Provin-
cial de fon Ordre dans la Germanie fupérieure
(10 décembre lySo). Canifius forme dès lors,
avec Schneuwli & Werro, un triumvirat étroit
& attentif à combattre comme à prévenir tous
les dangers qui pouvoient naître pour le catho-
licifme fribourgeois, foit de la pofition du pays,
entouré de toutes parts de peuples réformés, foie
de l'inquiétude des efprits 6c des relations ftu-
dieufes que même après létabliflement des jéfui-
tes fe plaifoient encore à entretenir avec les Réfor-
més un certain nombre de Fribourgeois. C'efl ainfi
qu'au mépris des défenfes réitérées 6c des menaces
de l'autorité, « des jeunes gens de Romont, Rue,
Châtel, Ertavayer 6c autres lieux du territoire de
Meneigneurss'obfbnoient à étudier àBâle*.» Or,
difoit le vicaire-général Schneuwli dans le réqui-
fitoire qu'il adreiïa à ce fujet au Petit-Confeil, « il
* 1{ecè$ de la TDiète, imprimés par. ordre &• aux frais du gouverne-
ment fédéral. //" volume., ^'feâion, <f? 1 5 5 0 J 1^86. Sept. 1861.
* Us des herrn Vrohji hericht wie da viel junge knahen und Jiu-
denten von Remunt, T{ue, Châtel, StJtjfis und andern orten uss der Myn
herrn landjchaft wider M. herrn wdfaltigen fchryhen und géhothe
Jïch ju Bjfel enthalten, (yc. (Manual du Confeil, L, fol. 191, fous la
date du 5 juillet 1584.)
efl affez prouvé combien de maux il peut réfulter
à Tavenir de relations de ce genre pour la com-
mune patrie. Car, bien que par la grâce fpéciale
du St-Efprit, plufieurs de ces jeunes gens revien-
nent au giron de TEglife, il n'y a pas moins là un
grand danger 6c un péché contre le St-Efprit.
Quia per dulces fermones 6* henediâiones feducunt
corda innocemium & ferma eorum ficut cancer fer-
pii ' . »
Le Petit Confeil ou Confeil quotidien des 24
s'emprefTa de faire droit à la demande du Vicaire-
général, & décida, féance tenante, que l'amende
prononcée contre les parents qui envoyoient étu-
dier leurs enfants en pays luthérien feroit exigée
avec rigueur parles baillis, & que fommation leur
feroit faite de retirer leurs enfants de Bâle pour les
placer en pays catholique '.
Mais quelques mois à peine après cette déci-
fion du Petit Confeil, un événement plus grave
venoit porter le trouble dans les confciences &
inquiéter au plus haut paintles chefs du facerddce
& de la magiflrature. C'étoitla défedion & Téta-
bliffement à Berne d'un homme riche ôc confidéré,
Jofl Alex (feptembre 1^84).
Les Alex font originaires de Bulle, où une bran-
che de cette famille exifte encore. Antoine Alex,
le père de Jofl, avoit quitté fon lieu natal en 1 5*46,
pour venir remplir à Fribourg les fon(5lions de Se-
crétaire du Droit, les plus importantes de cet or-
* Manual du Confeil.
s Ibid.
C ^i" )
dre après la dignité de Chancelier ou de Secrétaire
d'Etat. Peu d'années après, Antoine Alex prenoit
place au Petit Confeil ou Confeil quotidien des
24, & figuroit comme Seigneur de Torny le Grand
dans les rangs de cette féodalité d'emprunt qui
efl'aie de fe conftituer fur les ruines de l'ancienne
aux XVI^ & XVII« fiècle.
Dès lors les Alex appartiennent à la nobleiTe
du pays & s'allient aux premières familles. Des
cinq fils d'Antoine Alex, l'un d'eux, Nicolas, ca-
pitaine au fervice de France, avoir époufé la fille
de noble ôc puilTant feigneur Louis d'Affry, avoyer
de la République pendant un quart de fiècle (de
1^72 à 1^98). Lorfque Nicolas Alex entra aux
200 en if73, deux de fes frères y occupoient déjà
un fiége & les deux autres ne dévoient pas tarder
à y entrer à leur tour. Joft lui-même, le héros de
cette hilloire, y avoir été admis en ifvS, c'efl-à-
dire l'année même dt fon mariage avec Barbe de
Praroman, fille du confeiller d'Etat Guillaume de
Pra roman.
Mais quelles que fuffent l'honorabilité de fon
caracflère & fa pofition dans le monde, un homme
qui changeoit de religion au XVI^ fiècle ne pou-
voir s'attendre à exciter chez fes coreligionnaires
qu'un feul fentiment: c'étoit le fentiment de mé-
pris & d'indignation fuffifamment exprimé par le
terme flétrifiant d'apoftat qu'on infligeoit indi-
ftindlement à quiconque pafloit d'une croyance à
l'autre, & que reçut en effet Alex, comme on le
( X'^ )
voit par la procédure inflruite contre lui Tannée
fuivante <3c dont l'original efl aux archives'.
La tolérance religieufe n'exiftoit alors chez au-
cun peuple (5c dans aucune Eglifc. Et comme le fait
judicieufcment obferver un l'avant publicifte &
hiftorien de notre patrie, M. P. -A. Segeffer, de
Lucerne, « la foi religieufe revêtoit le caradère
d'une loi extérieure & pofitive aux yeux des gou-
vernants; toute négation ou violation de cette loi
conflituoit une atteinte aux droits de l'Etat & un
crime de lèfe-majefté ^ 3>
Les réformés l'entendoient à cet égard comme
les catholiques; car un peu plus d'un demi-fiècle
après la captivité d'Alex, le 29 feptembre 1 647,
la ville de Vevey voyoit tomber fous la hache du
bourreau la tête du mifTionnaire belge François
Felech. Cet infortuné étoit accufé d'avoir blaf-
phémé contre les Réformateurs & outragé Leurs
Excellences de Berne, dans une controverfe qu'il
avoir foutenue avec des gens de Genève, fur le
rivage, en attendant la barque qui devoit le
tranfporter en Savoie ^.
Si le dernier fupplice fut épargné à Alex, on
* Herrn Icjî Alex appjîjtj fchmeri^enden -projedur uni bekannt-
vufs- (Liajfe n" J^J ddns les Geifilichen Sar.hen ou uffaircs ecclè-
Jîiij}iques.)
2 1{echt<:gefchichte der St.tdt und Republik Luiern, von Anton Phi-
Upp von Segeffer^ Lujern, iSy;. IV' volume.
* Les dépouilles mortelles de Felech exhumées clandejïinement du
cimetière de Vevey, par des catholiques d'Aitjlens,font à la fjcrijlie de
l'égli/e de StNicolas de Fribourg. Un récit émouvant du fupplice de
Felech a paru dans les Précis liiftoriques de Bruxelles, année 1859,
n» 31.
( XV )
ne peut certes en faire honneur à la tolérance des
Fribourgeois, ni même à un fentiment de compaf-
fion bien naturel cependant envers Tliomme qui
facrifioit à Tes convicflions, biens, vie & jufqu'à fes
aflfedions les plus chères. Ce qui fauva Alex, ce
fut la crainte des armes de Berne. Une guerre avec
cette redoutable voifine eût été dans ce moment
d'autant plus impolitique aux deux chefs de la
République fribourgeoife , Louis d'Affry & Jean
de Lanthen-heid, qu'ils venoient de s'engager par
un traité /^crtT à foutenir Berne contre la Savoie
& à défendre à main armée le Pays de Vaud &
même les terres enlevées à ÎEvèché de Laufanne ' . La
politique des chefs de l'Etat de Fribourg s'explique
par la réfolution bien arrêtée 6c déjà ancienne de
ne pas rendre à l'évêque leur part de conquête
(Bulle & la Roche). Mais cette poUtique heurtoir
tellement les tendances du parti ligueur ou ca-
tholique pur, que la révélation de ce traité, en
ifSj, excita une violente tempête au fein des
Confeils & de la Bourgeoifie. « Toute la ville,
nous dit un Père jéfuite, témoin oculaire, mais
partial de ces événements, fe divila en deux par-
tis. L'Avoyer - vouloit renverfer le Banneret; le
Banneret vouloit renverfer TAvoyer qu'il accu-
1 Tilller, Gcf^hkhxe de$ ^revjla^tca Bcrn , t. III, p. 4^7.
* ^xcitjta cj} hoc anno a dijcordijrum juélore d^mcne inter pra-
cipuce dignitjîif homine^ Jeditio auociljima^ ex qua chide^ plerifque^
impendcbiit. Fuit in dutu qujfi pjitc^ dijlraâa civitiif, qu^irum utrjque
ahcram de honoris gradu dejuere nwliebiitur ; prjfor tribunum, hic
JcniitorCf & quotquot litterjrum quibun Berncnfibus. pro confcrvjtione
Epifcôpjtus Idujjnnenfis auxiliuin promijfum ejî judlores Ju/picutur.
( XVI )
foit d'avoir fait écrire les lettres où l'on promet-
toit aux Bernois de leur aider à conferver l'Evêché
de Laufanne. Mais fécondé de la noblcile & ayant
pour lui le grand nombre, l'Avoyer terraflfa le
Banneret & parvint même à l'exclure des 200, au
grand chagrin des gens de bien. »
Dans le procès d'Alex toute trace de collifion
de ce genre femble avoir difparu. Politiques, Béar-
nais & Ligueurs, parents, amis & ennemis, tous
font unanimes à condamner ïapofîai, & n étoit la
mention que fait Alex lui-même de fes adhérents
dans les premières lignes de fon autobiographie,
on auroit lieu de croire qu'il n'exifloit pas d'autres
amis du pur Evangile dans la ville de BerchtoldlV.
Véritables D^codémîies, ces protcftants pufilla-
nimes n'interviennent ni dans le cours de la dé-
tention pour donner quelque marque dé fympa-
thie à leur frère malheureux, ni au moment de fon
départ pour le féliciter de fa délivrance. On ne
fauroit prendre non plus pour une adhéfion aux
opinions religieufes d'Alex le fidèle & admirable
dévouement de fa femme Barbe de Praroman, ni
les précieufes marques d'affedion qu'il reçut de
fa mère & de fa belle-fœur. Le cœur feul di(floit
la conduite de ces nobles femmes, les trois zMaries^
comme les appelle Alex, & dont l'apparition tou-
chante contribue à jeter un intérêt dramatique fur
cette hifloire.
Sei -parte aiverfj & mvUituiine (y TichlUtaîe fuperaTv<:, non folum
tribunitià potejlute privaTus ej}, veniin etiiim, maximobonorum luûu,
€ Jenjtu exclu/us. (Hifloria Collegii, mfc. à la "Bibliothèque cuntonale
de Fribourg, 1. 1, p. 9.)
( xvn )
Le récit d'Alex s'arrête malheiireufement au jour
de fa délivrance. Nous fommes ainfi privés d'inté-
reiïants détails fur fes deflinées & celles de fa com-
pagne fidèle,, Mais l'étude des zManuaux ou proto-
coles du Confeil à cette époque permet de fup-
pléer jufqu'à certain point au filence du narra-
teur.
Trois mois après la délivrance de Joft Alex,
nous le trouvons en inftance auprès des Confeils
pour avoir auprès de lui à Berne fa femme bien-
aimée, « qu'aucun droit, difoit-il, ne vous autorife
à retenir au mépris des liens les plus facrés & de
la foi jurée. » Jofl Alex infiftoit auffi pour obtenir
le parraine de fes propres biens, que retenoient fes
frères, & la remile du bien de fa femme conteftée
par fon beau-frère Gafpard de Praroman. Le gou-
vernement de Berne appuyoit fes requêtes de longs
plaidoyers en faveur de fon nouveau combour-
geois. Le 6 mai, Alex obtint l'autorilation de fe
rendre à Fribourg pour y régler fes affaires. Mais
fes parents <Sc l'autorité s'cntendoient pour entra-
ver la remilé des biens & la réunion des deux
époux. Un procès d'honneur fufcité à Alex par le
beau-frère de fa femme, Rodolphe Progin, compli-
qua encore les difficultés. En même tempsj des
propos offenfants tenus au fujet d'Alex parles ref-
fortilfants des deux villes, irritoient les efprits &
rendirent la querelle tellement férieufe que Fri-
bourg & Berne armèrent chacune de leur côté <5c
que Soleure dut interpofer fa médiation. Une dé-
putation de Soleure fe rendit à Fribourg (le 19
( XVIII )
mars if 8y). Peu après, une conférence fecrète des
fept cantons catholiques fe réuniflToit à Lucerne,
à la demande de Fribourg (i6 avril)'. Une nou-
velle députation bernoife, compofée de i'avoyer
de MuUinen & d'autres magiftracs, fe rendit à Fri-
bourg & parvint à apaifer forage. Un accommo-
dement eut lieu, & fans le dire d'une manière po-
fitive, les actes officiels fembleroient indiquer que
Joli Alex eut la fatisfadion de recouvrer, avec une
partie de fes biens, la pofTeffion de fa compagne
fidèle.
Il y auroit ici un point intéreiïant à éclaircir :
ce feroit de favoir fi la liberté de confcience fut
accordée à la femme d'Alex, félon la promeffe
qui lui en avoit été faite par fon coufîn Gatfchet "^
Qiioi qu'il en foit, la conclufion à famiable de
l'affaire d'Alex eut pour réfultat de rétablir com-
plètement les bonnes relations entre les deux villes.
Ordre fut donné aux reiïbrtinTants bernois & fri-
bourgeois de fe traiter déformais en bons voifins
& confédérés ; 6c comme pour marquer fa re-
connaiffance du procédé des Fribourgeois, Berne
amniftia fun d'eux, Chriflophe de Diefbach, qui
avoit prononcé des paroles très-injurieufes contre
Berne, & mérité, difent les aéles, un châtiment
rigoureux.
Avant de terminer cette Introduction, que le
ledeur aura peut-être trouvée un peu trop longue,
1 Abfcheid ou Recè;: de la Diète de cette époque. Colleâion officielle
imprimée par ordre du Gouverriement fédéral, t. IV, p. 858-863.
* Voir p. 35 de la notice d'Alex.
( ^'^ )
il convient de dire un mot de la T^elanon doAlex &
de la fource où elle a été puifée.
A un éminent hiftorien de notre patrie, M. Gel-
zer, de Schaffhoufe, profeflfeur à Berlin, puis à
Bâle, revient le mérite d'avoir attiré le premier
Tattention du grand public fur cette autobiogra-
phie. Quelques-uns des pafTages les plus laillants
de cet écrit, cités d'abord par M. Gelzer dans le
cours public qu'il profelTa à Berne en 1838, pa-
rurent enfuite dans l'ouvrage que ce favant publia
à Aarau & Thoune, fous le titre dHiJfoire des
Trois derniers Jîècles de la Confédération '. Depuis
lors, le texte complet de cette, Relation a vu le
jour dans les ^Mémoires de la Société Ihijîoire du
canton de "Berne, par les foins de M. Ifelin-Rlitti-
meyer, inflituteur à Bâle (i 8^8-60) ^ Ces deux
écrivains ont puifé à des fources différentes. Mais
la chronique bernoife de la bibliothèque de Bâle,
que cite M. Ifelin, pourroit n'être bien qu'une
copie de la chronique manufcrite de Stcttler, citée
par M. Gelzer, & qui fe trouve à la bibliothèque
de Mullinen à Berne.
Le caradère naïf & la forme peu littéraire du
récit d'Alex n'ont point échappé fans doute à fes
éditeurs allemands. Mais l'imperfecflion du flyle
s'efflicc devant le côté pathétique de ce drame de
famille ôc l'intérêt qui s'y attache auffi au point de
1 Die drey lef^ten Jahrhunderte der Schwei-^ergefchichte. Eilfte Vor.
lefungy p. 17^-181.
^ Archiv des hijJorifchen Vereins des Ciintons Bern. //" Hejt. lojî
Alex, Bejchreibung feiner Gefangenfchuft und Entledigung.
( ^^ )
vue des idées & des mœurs du feizième fiècle. Il
faut y joindre Ton utilité pfychologique, Ci l'on
peut parler ainfi, & fon importance politique &
religieufe. La relation fimple & naïve, j'allois pref-
que dire la confelfion d'Alex, fait mieux connaître
les hommes & les chofes de Fribourg que toutes
nos pages d'hiftoire rétrofpeélive , péniblement
élaborées à l'aide de documents fouvent privés de
vie & de témoignages néceffairement incomplets.
Le narrateur appartenant à une famille françaife
ou romande de langue «Se d'origine, on s'étonnera
peut-être qu'il n'ait pas fait ufage de fa langue
maternelle. Mais il ne faut pas oublier que la lan-
gue allemande étoit devenue la langue de l'Etat,
de l'Eglife ôc de l'école à Fribourg depuis un fiècle,
c'efl-à-dire depuis le jour de l'incorporation de Fri-
bourg aux XII cantons, tous allemands, du corps
helvétique.
J O s T ALEX
S^Ç^\ E jour de rAiTomption de la
^^^"'1^4 ->aint:e Vierge, 14 du mois
août I y 84 au foir, je m'en-
tretenois avec mon voifin le
r vrsr> chanoine Guillaume Taver-
v^Û^^ ney, chantre à Fribourg'. Je
lui difois quel plaifir j'aurois
de recevoir la communion avec d'autres braves
î^ens', fi on confentoit à nous la laifler prendre
fous les deux elpèces. Mais à peine avois-je lâché
ce propos que le prêtre en queflion fe hâtoit d'al-
ler en faire rapport au curé Werro. Et comme je
foupçonnois qu'il en avoit aulTi parlé au prévôt
Schneuwly, je me rendis chez ce Monfieur le
25 août avant la St-Barthélemy , lui répétai mes
paroles «5c renouvelai mon vœu de communier fous
les deux efpèces. Mais ce langage ne fut pas de fon
goût : « Ccft ainfi, dit-il, qu'ont commencé tous
' Taverney, famille conjjdérée qui, au commencement du XVI'
f-ède, avoit fourni un Prcvct à St-Nicolas.
~ Mit andern Cutherjigen.
(O
commencé tous les hérétiques. » Nous nous répa-
râmes cependant d'une façon amicale.
Le 27 août, le curé Werro vint me voir dans
ma mailbn & m'invita à me rendre après la grand'
meffe auprès de M. le Prévôt, (c Je le ferois vo-
lontiers, répondis-je, fi je n'avois pas promis d'af-
fifler à la noce de Gorius ZoUet'. Mais fi un autre
jour vous convient, je fuis à votre difpofition. jj
Le Curé me répondit que le lendemain & le fur-
lendemain, il fcroit empêché par la vifite des égli-
fes paroiffiales qui devoit lé faire en ce moment,
mais que je devois me trouver à l'églife de Notre-
Dame après le Salve, où je promis de me rendre.
Le lendemain, en effet, après avoir aiïifté à la
noce en quellion, fans être inquiété, je me tranf-
portai dans la maifon de M. le Prévôt. J'y trouvai
le dodeur Canifius de l'Ordre des Jéfuites, M.
Schneuwly, prévôt & prédicateur, & M. Werro,
curé de St-Nicolas. Lorfque je leur eus fouhaité
le bon loir, M. le Prévôt me dit qu'il m'avoit fait
venir à l'occafion de certains propos que j'avois
tenus relativement à la communion, non-feule-
ment avec lui, mais avec M. le chanoine Taver-
ney. Il me prioit de lui déclarer fi je perfiftois dans
mon opinion ou non, & quels motifs me pouf-
foient à parler ainfi.
ce Ce qui me pouffe à parler ainfi, répondis-je,
c'eft la Parole de Dieu, car il efl: dit au 6^ chapitre
1 ZoUet ou ChoUet, nom d'une fiimilïe piitricienne. Gorius (Grego-
rius) C.holletjigure depuis iCoo parmi les aoo.
( 3 )
de faint Jean: « En vérité, je vous le dis, fi vous
« ne mangez ma chair & ne buvez mon lang, vous
« n'aurez pas la vie en vous.» Or, Chrifl, ceft la
vie, comme il ei\ écrit encore au même livre, cha-
pitre 14: (( Je fuis la vie, le chemin & la vérité.»
Ceft pourquoi, ajoutai-je, faint Paul a commandé
aux Corinthiens de recevoir la communion fous
les deux efpèces. Les chrétiens de TEglife primitive
recevoienc la communion de cette façon & cet
ufage s'eft confervé pendant plufieurs fiècles.»
Le dodleur Canifius commença alors à réfuter
mes arguments, citant les Conciles, puis le long
ufage contraire à celui du calice. Il ajouta que ni
Calvin ni Luther n'avoient compris le 6^ chapitre
de faint Jean : « Quand le Chrill vouloir établir
une dodrine, il avoir coutume de faire un grand
miracle; ainfi, lorfqu'il voulut enfeigner au peu-
ple le myflère de rEuchariftie, il nourrit avec cinq
pains & deux poilTons 5' 000 hommes, fans comp-
ter les femmes & les enfants. »
Là-dedus, le Prévôt fe joignant à la difcuffion,
me demanda d\m ton ironique : fi les poilTons
dont le Chrift s'efl: fervi étoient peut-être le fang
du Sauveur.-* — « Oui, fis-jc, par ces poilTons, le
Chrill a voulu indiquer fon précieux fang, car les
poilTons fe confervent dans l'eau. Et quoiqu'ils
tinlTent cela pour chair (xç^'^)^ ^^^ pour moi un
grand prodige ou myftcre. »
ce Mais, répliqua M. le curé Werro, lorfque Jé-
fus a parlé de fon corps, n'a-t-il pas auffi parlé
de fon fang? A Emalis d'ailleurs, n'a-t-il pas donné
(4)
la communion fous une feule efpèce à fes difci-
ples, comme en fait foi faint Jean Chryfoflôme ?
Si le Chrift eût voulu que les laïques reçulTent la
communion fous les deux efpèces, il y auroit auffi
appelé fonhôte. Jéfus-Chrift,au contraire, a voulu
que Tufage du calice fût réfervé aux prêtres feuls
dans le facrifice de la fainte mefle, où ils offrent
le corps du Chrift: à Dieu le père en expiation des
péchés des vivants & des morts. Car, en dehors
de la fainte meiïe, les prêtres font traités comme
les laïques & au lit de la mort, en cas de maladie
même, ils ne reçoivent la communion que fous
une feule efpèce. jj
ce Mais, repris-je, en dehors du facrifice du
Chrift, il n'y a pas de facrifice. Jéfus-Chrifl: a opéré
l'entière rédemption des hommes par un unique
facrifice de fon corps & de fon fang. Ces facrifices
répétés du prêtre pour les vivants & les morts fem-
bloient indiquer que la rédemption n'a pas été
complète & opérée par la paffion & la mort du
Sauveur, croyance inconciliable avec la vérité. Si
nos péchés font effacés, il n'y a plus befoin de
facrifices, témoin ce que dit faint Paul au chapi-
tre lo de fon épître aux Hébreux. »
M. le Curé m'interrompit en cet endroit : « C'efl
afi'ez fur cette matière, notre intention n'étant pas
d'achever pour cette fois la difcuffion relative aux
deux efpèces. »
Cinq heures étant venues à fonner, la difcuffion
continua néanmoins encore un bon moment, pen-
dant lequel ces Meffieurs cherchèrent à me per-
Cf )
fuader par toutes fortes d'arguments, auxquels je
répondis de mon mieux. De quoi ils parurent tout
ébahis. Cétoit une chofe étrange que de voir le
do6leur Canifuis fe démener de colère quand il
voyoit qu'il ne pouvoit rien obtenir & que les ar-
guments étoient réfutés à mefure qu'ils fe produi-
foient.
Comme on étoit venu avertir le P. Canifius que
l'heure du fouper approchoit, on m'ordonna de
fortir un moment. Ces trois Meffieurs tinrent alors
confeil pour favoir quel parti on prendroit à mon
fujet. Je penfai que ce que j'avois de mieux à
faire, c'étoit de rentrer au logis, que je rifquois,
en attendant davantage, de me voir entraîné à faire
ou à promettre quelque chofe de contraire à ma
confcience.
Mais à peine étois-je parti que ces Meffieurs
voulurent me rappeler devant eux. Ils furent mé-
contents de ne m'avoir pas trouvé, & on m'a dit
depuis que leur intention étoit de m'ordonner de
jeûner plufieurs vendredis de fuite & de prier la
Vierge & les faints de me donner de meilleures
inlpirations.
Le lendemain, mardi, M. le curé Werro fe ren-
dit à mon logis, me témoigna le défir de faire une
promenade avec moi après le déjeuner & de con-
tinuer la difcuffion de la veille; ce à quoi j'ac-
quiefçai volontiers.
Cependant, dans l'intervalle, ayant changé
d'avis, je ne me rendis pas au rendez-vous. Comme
il pleuvoit à torrent, le Curé m'envoya dire par
( 6 )
un jeune homme qu'il m'attendoit au couvent des
Cordeliers ; que M. Jean Michel, lecfleur de ce
cloître & docleur en théologie, s'y crouveroit auffi.
Je lui fis la réponfe que, puifque la chofe lui pa-
raiiïbit h preiïante, il n'avoit qu'à me citer devant
le Conl'eil, que je m'expliquerois là. Il fe montra
très-peiné de ma commiffion, furtout par la penlée
que, puifque je laiflbis venir les chofes en venir à
ce point, je devois avoir un appui dans le Ma-
giflrat.
Le Prévôt partagea le mécontentement du Curé.
Quelle témérité & quelle alTurance de provoquer
fcs l'upérieurs devant le fénat catholique ! (Quanta
remerhas & confidemia aniijfes fuos provocare anre
fenatum catholicum!) Se ravifant foudain, le Curé
s'en fut au plus proche chez M. Renauld, lieute-
nant d'avoyer ^, le priant de lui permettre de pa-
raître en Confeil le lendemain. De fon côté, le
Prévôt s'en alla chez l'avoyer d'Affry, pendant
que d'autres eccléfiafliques couroient chez les con-
leillers de leur adhérence. Mais le Curé n'obtint
point la permiffion de paraître en Confeil, M. Re-
nauld eftimant que la trop grande hâte en une
affaire de ce genre pourroit amener de fâcheufes
conféquences.
Le lendemain, un mercredi, mon frère Nicolas
vint m'cxprimer le chagrin que lui caufoit cette
1 Renault, Reynault ou Reynoli. "Barthélémy Reynaulf, dont il ejl
ici quejiion, ejî la tige de la famille patricienne de ce nom. Pre-
mier Bailli de Corbière en 1 5 5 3, i7 devint Confeiller, puis Lieutenant
i'avoyer, féconde dignité de la République.
(7)
affaire. Il ne comprenoit pas que jeufTe pu mou-
blier au point d'entrer en lice avec des prêtres,
attendu que je devois favoir qu'il n'y avoit rien à
gagner avec eux. Il me confeilloit de me garder
de toute nouvelle controverle qui nauroit pour
réfultat que mon défhonneur & celui de mes amis.
Car déjà cette affaire caufoit le plus vif déplaifir
à M. f Avoyer.
Trois fois mon frère vint me voir dans ma mai-
fon pour me conjurer de me défiller de mes opi-
nions, faifant obfervcr que tout pouvoit encore
s'arranger fans (uitcs fâcheufes pour moi.
Pendant cet entretien, j'étois fans ceffeen crainte
que ma femme, qui ne favoit rien de tout cela,
vînt à s'apercevoir de ce qui le palToit. Mais elle
avoit affaire avec le tilTerand & n'y prit pas garde.
Voyant l'inutilité de les efforts, mon frère crut
devoir en informer ma belle-mère. Saifie d'effroi
à cette nouvelle, celle-ci envoya après fouper une
domellique pour me prier de paffer avec ma femme
auprès d'elle le plus tôt polfible. Comme on étoit
au moment de le mettre à table, je répondis qu'on
devoit nous laiffer fouper en paix. Mais ma belle-
mère nous harcelant de lés meffages, ma femme
voulut favoir de quoi il s'agifloit,ôc fans qu'on pût
l'en empêcher, fe rendit auprès de fa mère.
Quand elle eut appris la chofe, hors d'elle &
toute tremblante, elle revint au logis, me conju-
rant de fentcndre en particulier. De peur de me
laiffer attendrir dans une affaire où Dieu & ma
confcience étoient intéreffés, j'effayai de m'efqui-
(8 )
ver par une porte de derrière. Mais voilà ma pro-
pre mère qui me court après, en criant d'une voix
lamentable : « O mon fils, ne veux-tu pas parler
à ta mère, & méprifes-tu le fein qui ta nourri ? »
En entrant à la maifon, je trouvai ma femme
gifante fur le plancher & faifant entendre des
plaintes & des fanglots qui me perçoient le cœur,
à caufe de la tendre & fmcère affe(flion que nous
nous étions toujours portée l'un à l'autre. Impof-
fible de la tranquillifer & de l'engager à prendre
du repos. Elle fe frappoit la tête contre le plan-
cher & difoit à fa chambrière: « Ah ! Rofa, ne te
marie jamais 5 tu vois quel chagrin les maris font
à leurs femmes, ^i Oh! c'étoit un trifte & déchi-
rant fpedaclc !
Le lendemain, 50 août, d'après le nouveau ca-
lendrier grégorien, je reçus la vifite de deux des
Bannerets, dont l'un étoit mon coufm, Hans Py-
thon, & l'autre auffi un coufin, Jacques Bûcher,
accompagnés de mes deux frères Simon & Ni-
colas. Ils me dirent avoir reçu l'ordre de leurs Sei-
gneurs & Supérieurs de venir m'avifer de leur part
que cette affaire leur caufoit un grand déplaifir «Se
qu'on me fauroit un grand gré de m'en départir:
n Que fi je n'obtempérois pas à leur défir, je pour-
rois bien apprendre à mes dépens à quels dan-
gers je m'expofois & de quel défhonneur je me
couvrirois moi ôc toute ma parenté. Que je devois
me fouvenir que mon père avoit fait une pieufe
mort dans la croyance catholique, jj Mais je répon-
dis que je ne pouvois renoncer à la vérité & que
je mourrois plutôt que de le faire.
(9)
A la fuite de cette fcène, mon frère Nicolas re
vint chez moi, me conjurant les larmes aux yeux
d'être mon propre ami & de ne pas faire un fi
grand chagrin à moi-même, à ma femme & à
toute la parenté. Il ajouta que M, Tavoyer d'Affry,
prefque ofTenfé de cette affaire, me prioit, par
amour pour moi & pour lui, de me laifTer conduire.
Mais que fi je perfiftois dans mon opinion, je de-
vois renoncer à ma bourgeoifie & quitter au plus
tôt la ville.
Dans l'intervalle, la chofe s'étoit ébruitée. Je
compris qu'il ne me refloit d'autre parti à pren-
dre, fi je voulois éviter d'être arrêté dans la rue,
que de me conftituer prifonnier moi-même. En
conféquence, le vendredi, dernier du mois d'août
fuivant , je me conftituai prifonnier dans la tour
Zollet^
J'y étois à peine depuis une heure, lorfque mon
frère Nicolas, inftruit de ma captivité volontaire,
arriva tout à coup & me demanda ce que je
faifois-là : « Franchement, dit- il, je crois que tu
deviens fou. » 11 m'engagea alors à rentrer immé-
diatement au logis & à ne pas le couvrir de honte
par ma conduite. « Je ne fuis point fou, lui dis-je,
& ne veux défhonorer perfonne. » Comme je re-
fufois abfolument de fuivre fon confeil, il s'éloi-
gna & me laifTa tranquille. Mais apprenant que
la profeffion de foi que j'avois adreffée aux mem-
bres du tribunal ne leur avoit pas été remife, je
* On appelait awjî, du nom de celui qui en était le gardien, la tour
de la porte de Morat.
b.
(10)
fus troublé & affligé jufqu'aux larmes. Cefl Dieu
cependant qui empêcha l'exécution de cette idée.
Car fi elle eût été réalifée, je l'eufTe payée de ma
vie ou d'une détention perpétuelle.
Etant Ibrti de la ville pour me promener un peu,
je vis venir à moi en rentrant, devant la mailbn
de mon beau-frère Lambert^ mon autre beau-
frère, Chriflophe de Diefbach, avec le tréforier
Hanz Fruyo & mon frère Nicolas. Ils me deman-
dèrent d'où je venois & où j'allois, ajoutant que Ci
je voulois fuivre leur conleil, ils m'aideroient à
fortir de peine ; qu'ils me prioient de les accom-
pagner chez le Prévôt, qui me donneroit des li-
vres propres à me remettre dans la bonne voie.
Le Prévôt, difoient-ils, efl: un excellent homme.
Mon frère Nicolas y étoit refté jufqu'à minuit, à
boire avec lui dans l'elpoir que tout iroit bien.
Vaincu parleurs foUicitations, je me décidai enfin
à aller avec eux chez le Prévôt auquel M. Fruyo
demanda, en mon nom, un livre relatif aux facre-
ments. M. le Prévôt ne put me remettre immé-
diatement le livre qu'on lui demandoit & qu'il
avoit prêté. Mais il me l'envoya enfuite à domi-
cile.
A la nouvelle .que je m'étois conflitué prifon-
nier, ma femme étoit tombée en défaillance. Sa
mère & fa fœur Urfule, avec ma mère, s'empref-
foient autour d'elle. Lorfque je rentrai, je la trou-
1 Lambert ou Lamberger, famille ïllujirée par les exploits (/ l'habi-
leté du chevalier Henri Lamberger, bourguemaitre 6" chef du parti ef-
pagnol. — Les Fruyo, famille riche & notable de la magifirature.
( " ) ^
vai à la cuifine aiïifc fur un fiége, la tête enve-
loppée de linge & dans Tétat le plus déplorable.
J'eus un tel chagrin à cette vue que je reliai long-
temps fans pouvoir dire une parole. C'étoient des
larmes, des gémiiïementSjdes plaintes fans fin !
Le dimanche fuivant, 2 feptembre, je me ren-
dis chez l'avoyer d'Affry pour le prier de me per-
mettre de paraître le lendemain lundi en Confeil
dans le but d'obtenir mon acle de renonciation à
la bourgeoifie. « Où voulez-vous aller.'' me de-
manda TAvoyer? — A Berne, lui dis-je. — Que
faire à Berne ? — Y vivre félon la liberté de ma
confcience. — S'il en efl ainfi, me dit-il pour m'ef-
frayer, ceffez de me regarder comme votre ami.
Je ferai plutôt l'ami du diable que le vôtre. Ah !
il fe pafTera des chofes qui vous feront dreffer les
cheveux fur la tête. Penfez-vous, ajouta-t-il, être
plus fin que vos pareils & mieux comprendre les
affaires de religion que les autres? N'avons-nous
donc pas affezde gens entendus & inflruits parmi
nous } Si leur dodrine eft: fauffe, ils en porteront
la peine, eux, & non pas nous. Votre père a fait
une pieufe mort dans cette croyance. Vous croyez-
vous plus habile que lui ? »
L'Avoyer finit par m'engager à revenir à de meil-
leurs fentiments; pour ce qui concernoit l'acfle de
renonciation, il me dit qu'il ne falioit pas me faire
illufion, que je ne l'obtiendrois pas du Confeil.
Je quittai l'Avoyer le cœur ferré & plein d'af-
flidion. Je fus enfuite rejoint par mon coufm Py-
thon (Se mes deux frères Simon & Nicolas, dont le
( lO
dernier étoit le gendre de l'Avoyer. Ils m'étoient
envoyés tous les trois par M. d'Affry pour m'en-
gager encore à me défifter de mon projet de dé-
part. Après beaucoup de pourparlers, ils voulurent
me perfuader de retourner chez M. d'Affry. Mais
je refufai net de m'y rendre, ajoutant que je vou-
lois réfléchir jufqu'au lendemain.
Le lendemain, lundi 5 feptembre, mon frère
Nicolas revint chez moi à l'heure de la meffe de
Notre-Dame, me demandant fi j'étois difpofé à
aller voir l'Avoyer qui m'attendoit. Je fortis de la
maifon par la porte de derrière & me rendis chez
l'Avoyer, pouvant à peine parler, tant je craignois
d'encourir la difgrâce de Dieu en reniant la vérité.
Le banneret Python, mon coufin, vint aufTi avec
moi chez M. d'Affry.
Ce magiftrat m'adrefl^a une fuperbe admonella-
tion. Il exprima l'efpoir que je ne refterois pas
opiniâtrement attaché à mon idée , que je me
défifterois de l'opinion que j'avois adoptée, par
amour pour lui & pour mes amis, & aulH par
crainte du défhonneur & du grand danger qui me
menaçoit en cas contraire. J'étois debout devant
lui, les yeux pleins de larmes, & lui dis que je fe-
rois volontiers tout ce qui dépendroit de moi pour
lui être agréable fans bleifer ma confcience. Mais
qu'en abandonnant la vérité reconnue, j'attirerois
fur moi la colère de Dieu. « Mais où efl: la vérité,
s'écria l'Avoyer, finon chez nous.'' » Je dus alors
lui promettre de i^etourner chez le Prévôt & le
Curé qui me donneroient des livres propres à m'é-,
clairer.
( 13 )
Le curé Werro me donna, en effet, un Hojius*
que je lus le mardi & mercredi. Pendant ma lec-
ture, ma femme étoit à côté de moi, le vifage
plein de trifteffe & veillant fur tous mes pas, de
peur que je ne m'éloignaffe. Mais le jeudi 6 fep-
tembre, après avoir dit à ma femme que j'allois
boire le coup du foir ^ avec le Père lecleur des
Cordeliers, je partis fans mot dire vers 1 1 heures
du matin pour Berne.
Mais avant de fortir de ville, j'allai prier un fel-
lier, qui demeuroit tout près de la porte de Berne,
de bien vouloir, dans la foirée, porter de ma part
la profeffion de foi que j'avois mife fous une en-
veloppe de parchemin à M. le chancelier Tech-
termann^. J'y avois joint un billet par lequel je
priois M. le chancelier de lire en Confeil la pièce
où j'expliquois le motif de mon départ.
Le foir du même jour, ma femme avoit fait
cuire une épaule de mouton, penfant toujours que
j'allois revenir pour fouper. Mais comme je ne
' Hojîus ou OJiu<:, & non Stojîus, comme on l'a imprimé par erreur
dans les Mémoires de la Société hijloriquc de Berne. Il s'agit ici pro-
bablement d'un des ouvrages d'OJîus, évèque de Cordouc, au III'
Jîecle, célèbre d'abord par Jon orthodoxie, puis par fa chute & Jon
repentir. Voir pour cet Ojîus le Diâionnaire de Feller.
' On dînoit à 9 heures.
^ Guillaume Techtermann, d'une famille patricienne, illuJJrée par
les armes, les ambajfades 6' la magijirature des le XV^ fiècle, entré
aux 300 en 1 576, dans les Secrets en 1^786" qui remplit les fonc-
tions de Chancelier J^ 1^79 J 1593, e/? un des magijirats les plus
injlruits qu'ait eus la République. Il fut le principal rédaâeur de
la Municipale ou Code civil en vigueur avant la révolution (y même
depuis lors encore.
( H)
paraifTois pas, elle me fit chercher partout & dans
toutes les auberges, & ne favoit pas qu en penfer,
lorfqu'elle apprit par une jeune fille qu'on m'avoit
vu monter le Schœnenberg en manteau & cha-
peau. Alors les pleurs, les gémiflements & les
plaintes de le faire entendre plus que jamais.
Le vendredi 7 feptembre, déjà à trois heures du
matin, ma femme fe rendit chez fon beau-frère Ro-
dolphe Progin^, le priant de lui prêter fon cheval
pour fe rendre à Berne. Elle alla enfuite épancher
fa douleur chez fa mère & chez mon frère Nicolas.
Mais ce dernier lui confeilla de refier chez elle, di-
fant qu'il fe rendroit lui-même à Berne. Il partit, en
effet, & vint me trouver à l'auberge de la Clef où
j'avois pris mon logement. Il me demanda ce que
je faifois là? — Je lui répondis que le commiffairc
d'Avenches m'avoit fait citer devant le Confeil de
Berne pour affaires d'intérêt de ma femme & lui
montrai la lettre que ledit commiffaire m'avoit
envoyée. Il prit cette lettre, ajouta foi à mon ré-
cit & s'en alla calmé. Dans ce moment-là j'aurois
couru grand rifque de la vie fi je n'avois eu cette
lettre fur moi.
Mais quand le lendemain, dimanche, ma femme
vit que je ne revenois pas, elle pria mon beau-
frère Progin de bien, vouloir, pour l'amour d'elle,
fe rendre à cheval à Berne, dans l'efpoir que fa
vieille & fidèle amitié pour moi auroit le crédit de
me ramener à Fribourg.
* T{pdolphe Progin, defamille patricienne, membre des aoo depuis
1 587, Secret en 1607.
En effet, le foir, au moment où je me mettais à
table pour fouper, Progin arrive, falue tout le
monde, me tend la main & s'affied à côté de moi.
Le lendemain, à lo heures, il me demande un
entretien particulier. Nous allâmes nous promener
enfemble dans l'allée ouverte des Dominicains.
«Mais que penfes-tu, me dit-il, d'être ainfi venu à
Berne & quel eft; ton deffein.'* La pièce de monnoie
n'a jamais plus de valeur que dans l'endroit où elle
a été frappée. Et comment as-tu le cœur d'aban-
donner ainfi une femme qui t'efl: fi tendrement
attachée. Ah ! fi tu l'entendois gémir, pleurer fans
ceCCe ! Elle ne peut ni boire, ni manger, ni pren-
dre de repos. Et cependant fi tu te fixes à Berne,
il te faut renoncer à elle ; car elle ne confentira
jamais à quitter Fribourg ni à changer de religion.
Et au cas même qu'elle fût difpofée à te rejoindre,
fes amis ne le permettront pas. Ce que tu as de
mieux à faire, c'eft de rentrer tranquillement avec
moi à Fribourg. Tes amis feront tous heureux de
te revoir. La paix fera bientôt faite, fi feulement
tu confens à fuivre mes avis. L'affaire peut encore
s'arranger. Le Chancelier n'a pas décacheté le pli
que tu lui as fait remettre, dans l'efpoir que tu ne
tarderas pas à rentrer à Fribourg. » L'entretien
roula longtemps dans ce fens.
L'état où (e trouvoit ma femme me remplit d'une
telle douleur, que je fus cinq fois fur le point de
m'ôter la vie. Je n'y voyois plus & dus m'afleoir,
ne pouvant plus me tenir fur les jambes. Dieu
fait combien de larmes je répandis dans cette ma-
( i6 )
tinée fans obtenir de cet ami la moindre parole
de confolation. Quand il fe fut convaincu que
fes efforts pour me ramener avec lui à Fribourg
demeuroient infrudiueux, il me réclama la clef du
coffre où étoient renfermés mon argent & mes
lettres de créance pour les donner à ma femme.
Je les lui remis volontiers. Car Taffeélion que je
portois à cette femme étoit telle que je n'euiïe pas
feulement partagé avec elle tout mon bien^ mais
mon propre cœur. Etant déjà à cheval pour par-
tir, mon beau-frère me demanda encore une fois
fi je voulois aller avec lui, s'offrant dans ce cas à
me faire monter à fa place. Mais je le laiflTai par-
tir feul & rentrai triflement dans mon auberge de
la Clef.
Mais voici qu'arrive le noble Jean-Rodolphe de
Scharnachtal, qui, ayant appris ma malheureufe
fituation, venoit m'offrir fa maifon & m'en re-
mettre les clefs pour en jouir fans payer aucun in-
térêt. D'autres perfonnes encore vinrent me faire
les mêmes offres de fervice. Hans Andrès d'abord,
qui mit à ma difpofition un bon lit & un bel ap-
partement; puis le dodeur Tournon, M. Mug-
gli, &c., &c.
Le mardi I2 odlobre, je pris poffeffion de l'ap-
partement de Hans Andrès, où je logeai l'efpace
de cinq femaines. Impoffible, hélas ! de décrire
de combien d'amertumes ma vie fut abreuvée pen-
dant ce temps, combien de larmes fe mêlèrent à
mon pain, & combien de nuits fe paflerent fans
fommeil, vingt-cinq femaines durant.
(17)
Sans la fociété dont j'étois entouré qui me pro-
diguoit les foins & me forçoit, pour ainfi dire, de
boire & de manger, je crois que je lerois mort de
chagrin. Souvent les jours me fembloient auiïî
longs que les années, tSc des larmes qui couloient
jour & nuit de mes yeux, on eût pu laver non-
feulement mon vifage, mais mon corps tout en-
tier. Que de fois, la nuit, je fautois de mon lit &
je me jetois à genoux pour prier Dieu de mettre
un terme à mes fouffrances.
A la fin, la fatigue & Taccablement produits par
le chagrin devinrent tels que je ne pouvois plus
ni me tenir debout ni marcher. Ma bouche avoit
contracflé une telle féchereiïe, que j'avois bien de
la peine à la rafraîchir. Ce qui me brifoit le cœur,
c'étoit furtout d'apprendre par des compatriotes
le trifle état ovi fe trouvoit ma femme, qu'on me
dépeignoit réduite à rien Se fe traînant comme
une ombre le long des murailles. D autres tenta-
tions vinrent encore m'ailaillir. Je comparois ma
fituation préfente avec celle que j'avois autrefois,
&. je penibis à la belle maifon que j'avois laidee
à Fribourg, pendant que maifon Ôc cour me fai-
foient défaut à Berne. Je me voyois abandonné de
tout ce que j'aimois, ma femme, mes frères, mes
amis, mes connaiffances & j'avois le crève-cœur
d'entendre dire que mes frères ne vouloient plus
me reconnaître comme tel. Amitié & parenté font
chofe morte, dilbient-ils. Mon beau-frère Progin
m'écrivoit la même chofe, & me prioit de ne plus
recourir à lui pour aucun fervice. Je me repréfen-
c.
tois tous les propos affreux & infultants qui fe dé-
bitoient contre moi, les noms de traître, d'apoftat,
d'homme qui méritoit la corde, que me prodi-
guoient des gens auxquels je n'avois jamais fait
de mal. Us difoient que j'avois tourné le dos à
Dieu, que j'étois un fils du diable, que mes an-
goiffes étoient la jufle punition de ma défetflion
de la foi catholique, la feule vraie, antique &
qui pût conduire au falut. Les prêtres, en particu-
lier, excitoient la bourgeoifie contre moi, difant
qu'euifé-je mille têtes, il falloit les couper toutes,
dût-il leur en coûter la vie.
J'étois encore tourmenté par la penfée que je
vivois au milieu d'un peuple étranger dont je ne
connaiffois ni les mœurs ni les lois, & où j'étois
expofé à entendre dire du mal de mes concitoyens.
Ajoutez à cela le prix élevé de toutes chofes à
Berne & les embarras financiers où me mettoient
mon indivifion avec mes frères & la défenfe faite
par le gouvernement de Fribourg de me remettre
quoi que ce fût de ma fortune.
Telles étoient les penfées fecrètes qui me ron-
geoient & qui ébranloient ma réfolution, après
que j'eus triomphé des obflacles extérieurs. En
fomme, je me voyois fous un ciel nébuleux «5c fans
éclaircie, ballotté par des vents qui menaçoient à
chaque inltant de m'engloutir dans les flots. La
plupart de mes compatriotes que je rencontrois à
Berne, bien loin de longer à m'apporter quelque
foulagement, ne fongeoient à moi que pour aller
faire des contes à Fribourg & s'égayer aux dépens
( 19 )
de mon infortune. D'autres m'engageoient forte-
ment à retourner à Fribourg, répétant le dicfton :
ft Que le pfennig ne vaut tout ("on prix que là où il
a été frappé. ^) J'eus entre autres la vifite de mon
compère Hermann ^, convaincu que je ne fau-
rois réfiller à fon défir de me ramener à Fribourg.
& qui crut trouver un argument décifif en parlant
de la bonne chère qu'on y faifoit, des chapons
fucculents, des gelinottes qu'on mangeoit à l'hô-
tel des zMerciers, & des vins délicieux qu'on y bu-
voit, tout cela pour 6 pfennigs, ou lo kreutzers,
tandis qu'à Berne on vivoit mal, que tout y étoic
hors de prix & qu'on y buvoit de mauvais vin.
On ne manqua pas d'ajouter qu'à Fribourg, tous,
jeunes & vieux, s'entretenoient de moi & que dans
les auberges il n'étoit pas queftion d'autre chofe ;
que j'étois devenu la fable de la ville ôc qu'on en
parloitjufque dans les contrées les plus éloignées
& furtout où il y avoit des Suiffes.
Dans l'intervalle, je parus devant le Confeil de
Berne pour demander à être reçu bourgeois <5c
Hinierfàss' . Je reçus à cette occafion un bon coup
d'épaule de M. l'avoyer de Wattenwyl & de M. le
pafteur Abraham MuOlin. Mais la condition préli-
minaire à ma réception étoit, comme le fit enten-
dre M. l'avoyer de Mullinen, la renonciation à la
bourgeoifie de ma ville natale. En conféquence,
' Probiibkment Louis Hermann, des 200 depuis 1^76.
- On iippeloit J Tierne comme a Fribourg Hinterfass les nouveaux
bourgeois, puis les petits bourgeois, par oppojîtion aux patriciens ou
bourgeois privilégies &• habiles au gouvernement.
( 20 )
j'expédiai à Fribourg, le i y feptembre, le meffa-
ger Martin Bay, porteur d'une lettre où je décla-
rois, qu'ayant reçu une lumière d'en haut qui ne
me permetcoit pas de vivre devant Dieu comme
auparavant, je m'étois fixé à Berne pour y (ervir
Dieu (elon ma confcience. Je demandois, en con-
féquence, qu'on voulût bien me dégager de mes
liens de bourgeoifie & ne pas prendre la chofe en
mauvaife part ; que je n'eufle jamais fongé à m'ex-
patrier, fi j'eufle pu jouir à Fribourg de la liberté
de confcience. Je remerciois MefTeigneurs de leurs
nombreux bienfaits, & priois le Dieu de miféri-
corde de bien vouloir les conferver toujours en fa
grâce.
Lorfque le meffager bernois eut fait lire ma
lettre en Confeil, l'avoyer Heid lui fit favoir que
fi je ne me trouvois pas bien à Fribourg, il ne
pouvoir s'oppofer à ce que je m'établifle ailleurs;
que c'étoit à moi de voir fi je trouverois ailleurs
une meilleure religion que chez les Fribourgeois.
Je comparus alors de nouveau devant le Confeil
de Berne, demandant qu'il m'appuyât de fon cré-
dit & d'une lettre pour obtenir quelques créances
de mes frères & qu'il me fût permis d'aller à Fri-
bourg fans avoir à craindre d'être emprifonné pen-
dant mon féjourdans cette ville. L'avoyer de Mul-
linen me répondit à ce fujet que les Fribourgeois
avoient coutume d'en ufer ainfi envers tous ceux
qui s'établiffoient fur le territoire de Berne, mais
qu'on étoit décidé à les mettre en demeure de dé-
( 21 )
clarer s'ils étoient, oui ou non, difpofés à refpecler
le traité de combourgeoifie * .
Les Fribourgeois, ayant reçu communication
de la plainte de Berne, exprimèrent par écrit leur
étonnement qu'on leur fit une pareille queftion &
demandèrent à connaître Tauteur de la plainte.
J'écois depuis cinq femaines cTiez Andrès. Mais,
informé que mon hôte fe propoloit d'accompagner
certains baillis dans la prife de poiïeirion de leurs
bailliages, j'allai prendre mon logement chez
PierreTibner, profeireur de grec à l'ancienne école
de Berne. Je demeurai chez lui quinze jours. De
là, je pris quartier chez M. Gatfchet, dont j'efpé-
rois que la parenté avec ma Femme engageroit
peut-être celle-ci à venir me trouver. Puis paraif-
i'ant de nouveau devant le Confeil, je priai Mef-
feigneurs de me faire accompagner, à mes frais,
par un confeiller dans le voyage que je me pro-
pofois de faire à Fribourg pour mes affaires. On
me répondit que fi quelque confeiller confentoit
à m'accompagner, on y donneroit volontiers les
mains. Mais tous ces MelTieurs me diffuadèrent de
rifquer cette démarche, & m'engagèrent à ajour-
ner ma vifite. Les difpofitions de Meffeigneurs
m'attriftèrent;mais apprenant qu'à l'occafion d'au-
tres affaires une députation nombreufe fe rendroit
à Fribourg, j'attendis pour obtenir de me joindre
à elle.
J'étois auffi revenu à la charge relativement au
' L'ancien traite de combourgecijîe qui accordait le libre établijfe ■
ment aux bourgeois des deux villes.
C Î2 )
droit de bourgeoifie que je folUcitois à Berne. A
cela on me répondit qu'il avoit été décidé de ne
plus recevoir de bourgeois que devant les 200,
& cela à deux époques de Tannée, Noël & Pâ-
ques, huit jours avant & huit jours après ces fêtes.
Dans l'intervalle, j'appris que la députation qui
alloit partir pour Fribourg avoit été nommée dans
la perfonne des bannerets du Confeil , MM. de
Graffenried & Manuel, & des Soixante : MM. Dach-
felhofer, chancelier, & Antoine de Graffenried,
ancien bailli du Geffenay. Je reparus en Confeil
pour demander aide & protedlion, me fondant
furtout fur ce qu'on avoit mis ma femme fous tu-
telle & que mes frères avoient partagé la garde-
robe de mon père en mon abfcnce.
J'infiflai pour être reçu, avant le déparc des en-
voyés, membre d'une abbaye, puis bourgeois de
Berne. Samedi, y janvier de l'ancien calendrier, je
fus en effet agrégé à l'honorable corporation des
Grands tanneurs & donnai à la Société une étrenne
d'une couronne au foleil. J'eus à payer, en outre,
pour la réception 10 livres bernoifes, foit ^ cou-
ronnes au foleil; pour la chevauchée 25" livres de
la même monnoiej pour la bâtiffe de l'abbaye j"
livres.
Le lundi fuivant, 4 janvier, je fus reçu gratui-
tement bourgeois de la louable ville de Berne par
le Confeil ordinaire.
Le 12 janvier, les députés bernois s'étant ren-
dus à Fribourg, mon hôte & coufin, Nicolas Gatf-
chet, s'y rendit avec eux à ma prière. Celui-ci s'en-
( 23 )
tretint beaucoup avec ma belle-foeur & avec ma
femme pour engager cette dernière à me rejoindre
à Berne, où elle vivroit à Ton gré, & fans qu'elle
eût à redouter aucune contrainte. Mais ("es inftan-
ces furent inutiles, & ma femme ne laifTa voir au-
cune difpofition devenir s'établir avec moi à Berne.
Peut-être fut-elle retenue par la crainte de fa mère
& de fes autres amis, peut-être aulTi vouloit-elle
ménager les autorités eccléfiaftiques & civiles qui
lui avoient fait de belles promefles pour l'engager
à refter. Les ennemis de Jéfus ' avoient ordonné
des prières publiques pour elle & lui avoient fait
jurer de ne point faiblir & de ne pas changer de
religion. De plus, on lui avoit défendu de m'en-
voyer ma cuiralTe, mes armes, mes habits, d'en-
voyer & de recevoir des lettres. Tout cela ne l'em-
pêchoit pas de mécrire en fecret & de m'expédier
des habits, du linge & de faire tout ce que la piété
conjugale infpire à une brave femme.
Le dimanche foir, 17 janvier, arrivèrent à Berne
les députés de Fribourg, favoir l'avoyer Heid,
Marti Krumenlloll,commi(Taire général, tous deux
du Confeil, le chancelier Guillaume Techtermann
& Nicolas de Praroman des Soixante. Comme je
me trouvois à Morat, j'ignorai leur arrivée jufqu'au
lundi foir, où à mon retour j'appris de la femme
de M. Catfchet, que des députés de Fribourg
avoient paru en Confeil ôc avoient formulé contre
moi des plaintes graves, qu'ils avoient remifes par
' Jefuswiien/che.
( 24 )
écrit & que MefTieurs de Berne m'avoient commu-
niquées pour me pourvoir.
Lorfque j'eus pris connaiffance de ces plaintes,
je fus un moment effrayé. Puis n\e faifant appor-
ter plume & encre, je fis une réponfe écrite qu'on
lut en préfence des députés de Fribourg 6c qui
fut très-agréable aux Bernois. Les députés de Fri-
bourg en demandèrent une copie qui leur fut ac-
cordée. Cela fait, je me rendis à l'auberge de la
Couronne où logeoient les Fribourgeois, je leur
payai le vin d'honneur & leur fis fociété. Mais
mon coufin de Praroman n'échangea pas une pa-
role avec moi. Après déjeuner, l'avoyer de Wat-
tenwyl les pria de me permettre de les fuivre à
Fribourg, les affurant que le bien qu'ils me fe-
roient, les Bernois le confidèreroient comme fait à
eux-mêmes. L'avoyer Heid, prenant alors la pa-
role, m'aflura en plein Confeil que je pourrois aller
tout à mon aife à Fribourg, qu'il ne m'arriveroit
rien que d'agréable.
Raflfuré par ces paroles & le baifer de Judas de
celui qui devoit me trahir, je me tranfportai d'a-
bord à Morat, puis à Fribourg avec Jean-Jacques
deWattenwyl, établi à Villars-les-Moines, 6c Guil-
laume Andrès, de Morat. J'arrivai dans la Ibirée
du I ^^ février ou 17 janvier d'après l'ancien flylc',
A Courtepin, que nous traverfâmes au clair de la
lune ôc où nous nous arrêtâmes pour prendre un
verre de vin, je fus reconnu par l'huifller Perriard
* Le calendrier grégorien venait feulemenr d'être introduit.
C^S )
& Humbert Helfer, aubergifte aux 'BouLmgers à
Fribourg. Je n'avois pas mis le pied fur le feuil
de ma mailon que je fus reconnu par la domefli-
que du dodeur Cuntzi', qui alla auffitôt annoncer
la chofe à fon maître. Comme je Fai appris plus
tard, celui-ci, en bon inquifiteur qu'il eïl:, fe hâta
d'aller avertir le curé Werro. Le lendemain, ven-
dredi, ce dernier parut en Confeil ôc formula de
graves accufations 'contre moi. Ordre me fut
donné de ne pas fortir de la ville & de me préfen-
ter le lundi fuivant de bonne heure en Confeil.
Le dimanche, il y eut dans la maifon de mon
beau-frère une affemblée des amis de ma femme,
qui l'envoyèrent chercher. Elle s'y refufoit; mais
je l'engageai à aller voir ce que fa mère lui vou-
loit. En entrant elle fut effrayée à la vue de toutes
ces perfonnes réunies. Le rréforier Gottrow""*, qui
étoit là en qualité d'affiflant judiciaire de mes frè-
res, lui exprima fon étonnement de la voir demeu-
rer avec moi. Il ajouta qu'évidemment je n'étois
revenu à Fribourg que pour l'engager à fuivre
mon exemple & à me rejoindre à Berne. Mais
qu'ils étoient décidés à m'empêcher de le faire, &
que fi cela arrivoit, elle encourroit la difgràce de
l'es parents & de l'autorité, & qu'on ne s'occupe-
* "Peter Cuntji ov Kiintji, membre des 200 pour le quartier du Bourg
depuis 1 1; 79 6' des 60 depuis 1 5 83 ; un des trois membres laïques de
la Chambre des Schclarques depuis fa fondation en 1577.
2 Martin Gottrowou Gottrau,des 200 en 1 ■567, i5a(7/i de Grandfon
en 1 570, Confeiller en 1 576, puis Treforier de la République (f Dé-
puté aux Diètes. Il fui l'un des fîgnataires de l'alliance Borromée
(.580).
( 26 )
roit plus d'elle. U dit encore qu'en apprenant ma
venue, elle auroit dii s'enfermer chez elle ou s'en-
fuir chez fa mère, & me faire dire qu'elle ne vou-
loir plus avoir de relations avec moi. Enfin, après
bien des bavardages, le Tréforier finit par lui dire
qu'en préfence de tous fes amis elle devoit pren-
dre l'engagement de ne jamais me rejoindre. Ma
femme s'y étant refufée, M. Gottrow partit tout
mécontent, accompagné de Gafpard de Praroman,
le frère de ma femme ' . Le même dimanche, au
fermon, le prévôt Schneuwly exhorta l'autorité de
travailler à extirper l'ivraie de toutes fes forces.
Le lundi 1 1 février ou le i^' de ce mois d'après
l'ancien flyle, je me rendis félon ma promelTe à
l'hôtel de ville. C'étoit un miracle de voir comme
les valets de prêtres & furtout Jérôme & Othmar
Gottrow ^, parents de ma femme & bien que mes
parents auffi, alloient & venoient courroucés &
joyeux à la fois de me voir pris au piège, efpé-
rant bien que je n'en fortirois pas cette fois fans
dommage ni ignominie. De toutes mes connaif-
fances, amis, frères, aucun ne s'approcha, excepté
les frères de ma femme & Rodolphe Progin. Mais
ce fut pour me heurter en paflant, fans faire fem-
blant de me connaître.
Les pharifiens 6c fcribes étoient là entre les deux
falles oi\ fe trouvoient les riches «Se puifTants fei-
' Membre des 200 depuis 1 583.
* Othmar Gottrau, membre des 200 depuis 1573, Confeiller en
161 3, 6" Jérôme, Banneret en 1600. On lit le nom d'Othmar Gottrju
aufocle d'une des Jîatues qui ornent le portique principal de Ij Collé-
giale de St-Nicolas.
( 27 )
gneurs. Et moi j'étois cf un autre côté comme un
pauvre publicain abandonné, dont perfonne n'o-
Ibit s'approcher de peur des mornes & des prêtres.
Lorfqu'on m'appela enfin dans le petit falon du
Confeil, noble Chrillophe de Praroman s'écria :
« Voyez donc le bel homme, ecce homo ! j) Entré
dans la chambre du Confeil, je me trouvai de
nouveau en face du Prévôt, M. Pierre Schneuwly,
devant lequel on porte la crofle aux grandes cé-
rémonies & qui y figure coiffé de la mitre comme
un évêque 5 puis M. Werro, curé de St-Nicolas,
le pèlerin de Jérulalem, & enfin le leCleur des Cor-
deliers, prédicateur dans le même cloître, M. Jean
Alichel, qui vient récemment encore d'être promu
dodeur à Bologne.
Ces trois dignitaires, debout au haut de la falle,
aux côtés de Monfeigneur l'avoyer d'Affry, formu-
lèrent leurs griefs contre moi, difant :
I" Que j'avois violé le Landfrieden & que j'étois
un rebelle;
2° Que j'avois dit & écrit qu'ils prêchoient la
parole humaine plus que la parole de Dieu ;
5" Que j'avois appelé l'Eglife romaine la profti-
tuée de Babylone ;
4° Que j'avois appelé idolâtres ceux qui hono-
rent les images ;
y° Que je m'étois exprimé comme fi la majorité
du clergé ne croyoit pas à la prélénce réelle ;
6" Que j'avois pouflé les choies au point de
vouloir inoculer par mon libelle ou confeffion de
foi les dodrines calvinifles à Meffeigneurs du Con-
feil & des 200.
( 28 )
7" Que j'avois écrit que s'ils ne fe converrif-
foient pas à ma dodrine, Sodome & Gomorrhe
fe lèveroient contre eux au jour du jugement;
8" QLie j'avois appelé le gouvernement de Fri-
bourg un gouvernement de Néron ;
9° Que j'avois écrit que le Seigneur Dieu avoit
voulu planter fon Evangile parmi les deux nations
les plus belliqueufes de la terre, les Suiffes & les
Saxons, malgré la rage de Satan & du monde.
Qiie je n'avois pas feulement infulté les f can-
tons, mais tous les princes & potentats qui avoient
fait oppofition à Luther & à Calvin; qu'il n'y avoit
nul befoin d'enquête, car on avoit de moi un
écrit connu de prefque tous ces Meffieurs.
Après avoir ouï la lifte de ces griefs, je priai
l'avoyer Heid de bien vouloir me fervir d'avocat;
alors s'approchant de moi, ce magiftrat me dit
que je ne lui avois pas parlé de cela la veille, lorf-
que j'avois été le voir en le priant de me donner
confeil. Je demandai alors à parler à l'avoyer
d'Affry. Mais celui-ci me renvoya à Heid & lui dit
que je demandois un terme pour répondre. Puis
il fe raffit à fa place. Là-deffus on me fit fortir.
L'huiffier ou fatellite Lieb vint m'ôter mon épée
en pleine maifon de ville, puis le même Lieb &
fon collègue Jean Perriard me conduifîrent en pri-
fon à la tour de Jacquemart ', comme un grand
malfaiteur.
' La tovr de Jaquemart, dont la première bàtijje remonte au XIV^
Jiècle, lom de la conjîruâ'wn de la féconde enceinte de remparts, a
fervi de prifon d'Etat (y de lieu de détention pour les criminels ordi-
naires jufqu'en 1855,
( 29 )
Pendant qu'ils me menoient ainfi, en paflant
près du Tilleul, nous renc(»ntrâiTies Jean Cornet'
qui s'écria à voix haute : A la potence 1 Ma femme
voyoit tout cela des fenêtres de ma maifon, dont
la partie de derrière donne fur la rue Neuve & le
banc du poilTon. Ne pouvant fupporter ce fpecfla-
cle, elle tomba fans connaifTance fur le plancher.
Pendant ce temps, je graviflois la rue de Laufanne.
Un bourgeois, nommé Balthafar Ziégler% me fui-
voit tenant un petit garçon. Tout à coup s'arrê-
tant, il dit à cet enfant: « Vois-tu, fi je pouvoisme
figurer que tu devinflTes pareil à cet homme que
l'on conduit, je te pendrois de mes propres mains
à la potence. »
On m'enferma à la tour de Jacquemart, gardé
à vue par un huiffier & maître Dietrich. Ces deux
hommes avoient ordre de noter toutes mes acflions
& toutes mes paroles. Défenfe avoit été faite de
me laiffer com.muniquer par écrit ou autrement
avec qui que ce fût. Mais ma femme, qui conti-
nuoit à fe conduire en époufe digne ôc fidèle, pré-
vint, par un billet, de ma détention fon coufin
Nicolas Gatfchet de Berne. Celui-ci, bien que fort
occupé de la noce de fa coufine, trouva le temps
de porter la lettre de ma femme aux Seigneurs de
la ville qui fe raffemblèrent auffitôt après midi,
' Jean Cornet, membre des aoo pour le quartier de la Neuveyille
depuis i<f82.
* Balthafar Ziégler, membre des aoo depuis l'année 1577 pour le
quartier des 'Places ou Hôpitaux. Les armes des Ziégler ornent une des
Jiatues du portique de St-Nicolas.
( 30 )
pour fe concerter fur ma délivrance. Abraham
Mufflin, premier interprète de la Parole de Dieu,
à Berne, montra un zèle paternel pour mon fort &
me recommanda aux fidèles dans fa prière du
jeudi. M. Hans Flamming en fit autant le ven-
dredi. La bourgeoifie, à fon tour, informée de ma
détention, commença à s'émouvoir d'une manière
à faire craindre de graves conféquences, fi l'on ne
parvenoit promptement à me délivrer. MelTei-
gneurs voyant cette difpofition des efprits déci-
dèrent d'envoyer immédiatement à Fribourg deux
hommes les plus influents du Confeil, MM. les
bannerets de Graflfenried & Archer.
Au moment où j'aurois dû faire une réponfe
aux griefs formulés en Confeil, je reçus fecrète-
ment avis de ma femme de n'en rien faire «5c de
me borner à demander grâce ; ce que je jugeai
auffi opportun de faire, par la confidération que,
quelle que fût ma réponfe, Meiïeigneurs de Fri-
bourg étoient du premier au dernier entre les
mains des prêtres & que je n'avancerois pas
grand'chofe avec mes paroles.
Le mercredi 3 février, un huiffier vint de nou-
veau me prendre pour me conduire à l'hôtel de
ville. Arrivé devant ces Meffieurs, je fis lire une
fupphque où je difois que pour le cas où j'aurois
dit quelque chofe contre Dieu ou fa fainte parole,
écrit ou parlé contre ces Meifieurs ou contre le
clergé, je priois qu'on voulût bien me le pardon-
ner pour l'amour de Dieu, n'ayant jamais eu l'in-
tention d'infulter ni de défhonorer perfonne.
( 50
Après la ledure de cette pièce, M. le Prévôt dit
que pour Ion compte il me pardonnoit, mais que
l'autorité devoit favoir ce qu'elle avoit à faire. Ce
procédé me rappela celui de Pilate, qui envoya
le Chrift au fupplice en fe lavant les mains. Les
prêtres ajoutèrent que je devois dire oui ou non
fur leurs plaintes, car j'avois traité l'Eglife romaine
de proftituée de Babylone. A cela, je répondis
que l'apôtre Jean avoit parlé dans l'Apocalypfe
de cette proflituée, que j'en avois écrit, d'après
lui, en ces termes : «■ Apprenez à connaître cette
proftituée de Babylone, afin qu'elle ne vous en-
traîne pas dans l'abîme par fon breuvage em-
poifonné. » Qu'en écrivant ainfi, je n'avois pas
dit où (Se qui étoit cette proftituée.
Là-deflus, le curé Werro fit obferver qu'il étoit
aifé de voir que j'avois en vue l'tglife romaine,
puifque j'avois écrit : « Qui pourroit être avec
l'Eglife romaine, qui perfécute la vraie do(51rine
par le feu, le fer & l'eau } 53
Après ce difcours de M. Werro, on me fit de
nouveau quitter la falle. Les eccléfiaflrques forti-
rent également. Alors le chancelier Techtermann
fe leva & dit que lundi au foir, lorfque la plainte
m'avoit été remife, j'avois ofé avancer que l'aifle
d'accufation drefle par le Chancelier m'avoit
prêté plus de griefs qu'on n'en avoit articulés !
M. Techtermann demandoit que ces MefTieurs
examinaffent de plus près l'écrit qu'il avoit entre
les mains pour voir s'il en avoit trop dit ou pas
aiïez.
Sur ce, M. Pancrace Techtermann, le père du
Chancelier, qu'on ne voyoit affidu au Confeil que
depuis que j'étois en prifon, fe leva pour s'écrier
que l'on devoit faire droit à Ton fils comme cela
convenoit. Je fus alors faifi d'une crainte extrême.
Je voyois tous les flots fe drefl'er fur ma tête &
mon honneur courir un grand danger.
La plainte de M. Techterman étoit le réfultat
d'une erreur occafionnée par l'incident que voici :
En examinant la lille des griefs mis à ma charge
par les eccléfiafliques, j'y avois trouvé plufieurs
articles qui m'avoient échappé lorfque ces Mef-
fieurs & leur avocat ou parlier, M. Antoine Krum-
menftoll, les avoient formulés d'abord de bouche
en Grand Confeil. J'en témoignai mon étonne-
ment à M. Jofl Von der Weid ', qui étoit venu à
Jacquemart rendre vifitc à Pierre Von der Weid,
que fon père avoit fait mettre au cachot & aux
fers. Etant venu à moi plus en efpion qu'en ami,
il s'étoit hâté de répéter mes paroles au chancelier
Techterman. Le malentendu provenoit de ce que
le Chancelier en qucflion avoit écrit la plainte
non telle qu'elle avoit été énoncée à l'audience,
mais d'après un mémoire de M. le curé Werro,
que je ne connaiflbis pas & dont il n'avoit pas été
fait ledure. Cet écrit fut montré à Meiïeigneurs
du Confeil.
* Jojl Von der Weid, un des membres les plus dijîinguês du gouver-
nemeni,éioirenrré aux 200 en i ^jc), devint Ccnfeiller en t^^o & Lieu-
tenant d'avoyer en 1614. // etoit Comte palatin de Latran 6* Chevalier
du St-Sépulcre. Les armes deJoJl Von der IVeid font Jculptées fur le
focle de la flatue de St-Thomas, fous le portique principal de St-Ni-
colas, avec la date de i59i<
On s'en tint à ma réponfe, & il ne fut plus
queflion de cette affaire. On me reconduifit en
prifon au milieu d'un grand concours, fous bonne
efcorte. Le même foir, on conduifit un grand
nombre d'individus dans la prifon pour un crime
qui avoit été commis. Les détenus tapagèrent toute
la nuit & m'empêchèrent de fermer l'œil. Us chan-
toient toute efpèce de chants de guerre contre les
huguenots de France & une complainte de la prin-
celfe de Condé :
Tuons les Tafaux
Qjii nous font tant de maux.
Ces couplets furent entonnés au moins vingt
fois par un ancien foldat nommé Burny. Le len-
demain, mardi, ils furent tous libérés, toutefois
en laiffant recours en droit à ceux au détriment
defquels le crime avoit été commis.
J'attendis tout le matin du mardi qu'on vînt me
chercher pour me conduire à l'hôtel de ville. Mais
au lieu de s'occuper de mon affaire, on prit celle
d'un nommé Hanz Schwendimann, de Mellifried,
de laparoiffe de Tavel, depuis longtemps enfermé
à la tour de Chollet pour viol d'une jeune fille
dont l'état faifoit craindre pour fa vie. Cependant
cette jeune perfonne s'étant remife, il fut acquitté
à la demande de fes amis & co-paroiffiens, fous
la condition que fi la fille ne fe guériffoit pas, il
paieroit une certaine fbmme à fa famille, & que fi
elle s'en relevoit, il lui feroit une penfion. La vérité
eft que mon affaire fit du bien à celle de cet homme,
e.
( 54 )
parce qu'on confidéroir la première comme beau-
coup plus grave. Mais Dieu fe joue étrangement
des delTeins des hommes ! Ce jugement ayant pris
toute la matinée ajourna très-heurcufement le
mien. Car le même jour arrivèrent deux députés
de Berne; ce que je n'appris que le lendemain, où
l'huiffier m'en apporta la nouvelle entre 6 6c 7
heures. J'en fus très-réjoui. ,
Mais le même mardi, voici qu'un ivrogne arrive
à Jacquemart, fon moufquet à la main comme s'il
avoit à parler à quelque débiteur. Tout en fe pro-
menant en long & en large dans les chambres, il
m'aperçoit appuyé triftement près du lit, la tête
dans les mains, & dit en latin : « Ah ! celui qui
tueroit cet homme en feroit rémunéré au centu-
ple. 3:> En entendant ces paroles, je dis à rhuiffier
& à maître Dietrich, qui étoient affis près de la
table, que je voulois fortir de la chambre, & je
fortis en effet, lis me dirent plus tard que j'avois
agi prudemment.
Ce même mardi, à 9 ou à 10 heures du foir, ma
femme & ma mère ayant gagné le geôlier à prix
d'or, vinrent me voir à Jacquemart. Ma femme me
prefla tendrement fur fon cœur, & me fupplia,
pour l'amour de Dieu & d'elle, de me laiffer flé-
chir. Ma chère mère ne demeura pas longtemps
près de moi & fe retira pleine de trifteffe. Mais ma
femme ne voulut me quitter que lorfquc la cloche
eut fonné trois heures. Je fis alors à Dieu une ar-
dente prière, & en ouvrant le pfautier de David,
je tombai droit fur le pfaume LXXI, dont le fens
( 3f )
confolant alloit à ma pofition malheureufe. Je
priai pour la troifième fois, & je retrempai mon
courage par les beaux exemples du Chrift, de fes
apôtres 6c martyrs, & des promefTes contenues
dans la Sainte Ecriture. Je me pénétrai du fens de
cette parole du Sauveur: « Qui veut conferver la
vie la perdra, mais celui qui perd la vie pour moi
trouvera la vie. n Fortifié par ces paroles, je réfo-
lus de mourir honorablement plutôt que de vivre
défhonoré.
Mais mes adverfaires, prêtres & valets de prê-
tres, ne dormoient pas non plus. Pendant tout le
temps que dura ma captivité, on les voyoit courir
chez les bourgeois & partoyt il y avoit des réu-
nions pour attifer le feu <5c y travailler à ma ruine,
fans manquer de dire que j'avois traité TEglife
catholique de proftituée de Babylone.
Le jour ayant paru, la cloche ayant fonné 6
heures, voilà qu'on fonne aulfi pour les Deux
Cents. De quoi s'efiTrayèrent bien des gens de
cœurj car il leur fembloit de mauvais augure
qu'on réunît, contrairement à Tufage, les Deux
Cents un vendredi. Au bout d'une heure, Thuif-
fier Balmer m'appelle pour me conduire à l'hôtel
de ville & me dit en même temps que deux Sei-
gneurs de Berne étoient arrivés la nuit & avoient
foupé avec Meffeigneurs cLuxzMerciers. Je fus tout
réjoui de ce meiïage, & avant de defcendre l'ef-
calier de la galerie, je tombai à genoux pour re-
mercier Dieu du fecours qu'il m'avoit tendu.
Sur mon palTage, je vis une foule de gens fous
( 36)
le tilleul des Places, fur la place de l'hôpital &
fur la place de l'hôtel de ville. En entrant dans cet
édifice, j'aperçus ma mère, ma belle-fœur & ma
femme, affifes enfemble 6c éplorées. Je m'avançai
vers elle pour les faluer, 6c les conjurai de ne pas
fe défoler ainfi.
Ayant falué les Oherreuter de Berne, ceux-ci
m'apprirent que les Seigneurs députés de Berne
avoient été appelés en Confeil 6c y rempliiïbient
leur meffage. Leur miffion terminée, on les re-
conduifit à leur auberge, à mon infu, car j'aurois
volontiers échangé quelques paroles avec eux.
Les députés étoient à peine fortis que le grand
fautier vint inviter les Soixante 6c les Bourgeois *
à entrer dans la grande falle. Je fus enfuite intro-
duit à mon tour, mais feul 6c fans autre intercef-
feur que les trois Maries, qui paraiffoient en fup-
pliantes. Frères, beau-frère, parents, tout le monde
m'avoit abandonné. D'une fi grande quantité d'a-
mis, perfonne ne vint à mon aide. Je demandai
M. Jean Meyer- pour avocat ou parlier, 6c fis re-
lire ma fupplique en priant de nouveau Meflei-
gneurs de daigner me pardonner fi j'avois lailTé
échapper de vive voix ou par écrit quelque parole
' Le Grand Confeil ou Deux Cents fe compofoit alora de 34 Con-
feillers, de 80 Soixante (20 jiar quartier), des 4 "Bannerets & de tant
de Bourgeois ou fimples membres.
* Les U^eyer étoient une des principales familles de Fribourg à cette
époque. Jean Meyer, dont le nomfe lit aujji fur une des flatues qui
ornent le portique de St-Nicolas & qui remplijfoit les fondions de bour-
guemeflre lors du jugement d'Alex, devint Ayoyer en 1591, après la
iépojîtionde Heidyfon beau-frère, & le demeura jufqu'en 161 a.
( 57 )
contre Dieu, fa fainte parole ou contre les auto-
rités. Les trois Maries firent enfuite à leur tour leur
requête par l'organe de leur avocat ou parlier.
Le Prévôt prit, là-defl'us, la parole pour décla-
rer que, par égard pour les honorables femmes
préfentes, il confentoit à pardonner en ce qui le
concernoit; mais que cette affaire concernoit auffi
MelTeigneurs, les Soixante «Se les Bourgeois, comme
défenfeurs de la vraie religion catholique, qu'ils
s'étoient engagés par ferment à maintenir. Il pria
Meffieurs de bien vouloir en délibérer. Là-delTus
le Prévôt & les eccléfiadiques fe retirèrent dans les
petites falles du Confeil.
Mon avocat ou parlier ayant alors repris la pa-
role, allégua fans mon confentement que je ne
perfiftois pas dans les articles de mes écrits. Peiné
de cette ledlure, je dis tout haut en forçant que
j'en demandois pardon à Meiïeigneurs, mais que
je ne pouvois renier ce que j'avois écrit.
Mes adverfaires ne tinrent aucun compte de ma
déclaration, & fe fondant fur raiïertion de mon
avocat, répandirent le bruit que j'avois rétradlé.
Cela étoit fi peu vrai que le Lieutenant d'avoyer
Renault me fit rappeler dans la falle du Confeil
pour rétra(51er mes écrits. Refforti de là, on me
iaiffa quelque temps entre les deux falles, puis je
fus introduit de nouveau dans la grande falle.
Là, M. Renault, lieutenant d'avoyer, tenant
entre fes mains le bâton de juftice, déclara que
Leurs Excellences avoient éprouvé un vif chagrin
du libelle forti de ma plume, & où je m'étois ou-
( 38 )
blié non-feulement au point d'outrager TEglife
romaine, mais encore Melfeigneurs & leurs ancê-
tres, fidèles de tout temps à la religion catholi-
que, ce La volonté de Meffeigneurs, ajouta-t-il, eft
que vous rétraéliez cet écrit, jj Je répondis que je
ne pouvois le faire, à moins qu'on ne me prouvât
par l'Ecriture fainte que j'avois commis des er-
reurs, d'où tout le relie dépendoit.
C'eût été un curieux fpedacle que de voir, à
l'ouïe de ces paroles, les hochements de tête, &
d'entendre la rumeur qui fe fit parmi les Soi.xante
& les Bourgeois. On me fit fortir de nouveau.
Alors vinrent à moi l'avoyer Louis d'Affry, M.
Joft Fégueli, de Viviers^, M. Jean Meyer, bour-
guemeflre, ôcM.le tréforierJean Fruyo. Tous m'en-
tourèrent & me conjurèrent de fuivre leurs avis au
nom des grands périls qui me menaçoient. Je ré-
pétai que j'étois bien loin de fonger à offenfer ces
Meffieurs, que mon intention n'avoit jamais été
telle, que je ne pouvois dire rien que d'honorable,
de beau & de bien de l'autorité; mais que me ré-
trader étoit chofe impolTible. Ces Meffieurs infiftè-
rent, m'engageant encore à réfléchir, difant que
Meffieurs du Confeil, Soixante & Bourgeois atten-
doient une réponfe convenable. Mais me voyant
inébranlable dans mon opinion, on me ramena
une troifième fois dans la grande falle. Je répétai
1 Jojl de Féguely, Chevalier & Corfeiller, père de ce Jacques de
Feguely qui brilla au fervice de Henri IV 6* Louis XIII, fur chef des
Ceni Suijfes de ce prince (y fou Envoyé enSuiJfe. Voir llluflratioiis fri-
bourgeoifes, pjr Alex. Dagueî,p. 76 ùjuiv.
( 39 )
là ce que j'avois dit précédemment, demandant
pardon des paroles injurieufes que je pouvois avoir
prononcées fans le vouloir, mais déclarant que je
ne pouvois me rétracter. Convaincus que tous les
efforts tentés pour me faire changer d'avis demeu-
reroient inutiles, on le décida enfin à mettre la
choie en jugement.
Dans la difculfion qui eut lieu, deux opinions
fe firent jour: la première portoit qu'il falloit me
contraindre à me rétracler ; la féconde que l'on
devoit me bannir. L'opinion de la contrainte de-
meura en minorité pour 6 voix. Le grand fautier
fortit pour me communiquer la Tentcnce & me
fit prêter ferment que je ne paraîtrois plus fur
le territoire de Meifeigneurs. Il ajouta que ce
jugement avoit été rendu par grâce fpéciale , à
la demande des chers & fidèles confédérés, con-
citoyens «Se bourgeois de Berne, & à la confidé-
ration au(fi des honorables femmes qui avoient
intercédé pour moi. Cela fait, on me rendit mon
épée.
C'étoit un prodigieux fpecflacle que de voir la
maffe du peuple, jeunes & Vieux, hommes & fem-
mes, enfants & étudiants accourus pour voir l'iflue
de cette affaire. Venus la plupart dans fefpoir de
me voir conduire au fupplice, ilupéfaits de me
voir échapper à la peine capitale, ilss'indignoient
& s'irritoient contre moi. Certes il y avoit quel-
que chofe d'extraordinaire à ce que ceux qui me
vouloient faire mourir, euffent cnfuite confenti à
rendre une fentence beaucoup plus favorable que
( 40 )
je ne l'eufTe efpéré moi-même. Car je penfois que
tout au moins ils me condamneroient à contribuer
pour une grofle fomme d'argent à la bâtiiïe du
couvent des Jéfuites. Auffi me retirai-je prompte-
ment dans mon logis & remerciai Dieu de Ton
alfiftance miféricordieufe. Je fus fuivi par une
foule d'enfants qui fe promenèrent encore long-
temps autour de ma demeure, s'obllinant à ne pas
fe retirer.
Après déjeuner, je m'en fus trouver les deux
Bannerets de Berne pour leur témoigner ma re-
connaifl'ance de Fempreffement qu'ils avoient mis
à procurer ma délivrance. Pendant quinze jours à
trois femaines, Dieu avoir permis que j'eufle de-
vant les yeux ce danger de ma vie & de mon corps,
pendant lefquels il m'avoit vifiblement fortifié 6c
fecouru.
Le 5" février, d'après l'ancien calendrier, ou le
ly, nouveau ftyle, je quittai Fribourg avec les dé-
putés de Berne, & monté fur le cheval que mon
frère Charles avoir bien voulu mettre à ma difpo-
fîtion. Comme au moment où nous allions palTer
le pont de Berne, mon cheval n'étoit pas encore
arrivé, ces Meffieurs de Berne ne voulurent pas fe
mettre en route avant qu'il ne fut arrivé. Ht quand
enfin nous partîmes, les courriers d'Etat {Oberreu-
ter) en avant, puis M. de GrafTenried, & que je
voulus prendre rang après M. le banneret Archer,
ce dernier s'y refufa abiblument ôc me fit pafler
avant lui. Nous quittâmes la ville dans cet ordre.
Ces Meffieurs furent très-aimables envers moi _
C 40
& me prodiguèrent toute efpèce d'égards & d'hon-
neurs. A notre arrivée à Berne, je dus prendre
place entre les deux Bannerets & faire une forte
d'entrée triomphale. C'étoit merveille de voir les
démonflrations de joie du peuple; comment des
perfonnages de diflindlion vinrent au-devant de
moi & m'embraffèrent; combien tout le monde,
hommes, femmes, jeunes & vieux, confeillers &
autres me témoignèrent de fympathie, de forte que
les avanies que j'avois endurées pour l'amour de
Jéfus à Fribourg, fe changèrent à Berne en un tel
honneur, que je ne faurois le décrire. Que le Sei-
gneur Dieu les en récompenfe !
Pour compléter ce que j'ai dit, je ne dois pas
oublier d'ajouter que quand la Bourgeoifie de
Berne eut été informée par M. le pafteur Miiffli
des circonftances de ma captivité, le Confeil dut
avoir encore une féance à mon fujet, à 2 heures
après dîner, & fi Mefleigneurs du Confeil n'euiïent
pris de promptes mefures, cette brave & pieufe
bourgeoifie fe fût levée tout entière pour me déli-
vrer, & l'eût fait les armes à la main.
Dieu foit béni d'avoir ainfi terminé cette affaire
à l'amiable & fans que perfonne y ait perdu la
vie. Car la Bourgeoifie de Berne étoit indignée du
procédé de l'avoyer Heid, qui m'avoit dit, non-
feulement à moi en particulier, mais en plein Con-
feil de Berne, qu'il ne m'arriveroit rien que de bon
& agréable ; mais il ell tombé dans la fofle qu'il
m'avoit creufée. Cefl: ainfi que Dieu agit envers
fes fidèles qui lui adhèrent de cœur & avec perfé-
( 40
vérance; cefl ainfi que ceux qui veulent leur ap-
porter défhonneur fe rendent eux-mêmes l'objet
du mépris & de la rifée. Cell ainfi qu'il efl arrivé
à Hérode & auffi à cet Aman qui vouloit faire
pendre le pieux Mardochée. A Dieu éternelle
louange !
Tiré à 12^ exemplaires.