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Full text of "Jost Alex, ou Histoire des souffrances d'un protestant fribourgeois de la fin du seizième siècle"

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J  O  s  T     ALEX 


JOST  ALEX 

'f  ou    "^ 

HISTOIKJB  DES  SOUFFRANCES 

D'UN  PROTESTANT  FRIBOUR- 
geois  de  la  fin  du  feizième  fiècle, 
racontée  par  lui-même. 

rT{c4VUir  VE  L  cALLE  é^IcA^Tf 
&  précédé  cCurit  Introduâion  par  (Alexandre 
Va  guet. 


|ila:J[n;iiillllllllpiïïî]Ti.ililii]iii:''lll!iiiillililH!llllliiilTÏÏ]]ïï 


^S£3 


GENEVE 

Tar  Jules-Guillaume  Fick,  Imprimeur 
1864 


INTRODUCTION. 


qJ^^^ïK  E  catholicifme  fribourgeois 


Wy^^M^H^^  étoit  forti  vidorieux  de  la 
^^f'^^^b  lutce  qu'il  avoir  eu  à  foute- 
";^^^^';j^  nir  contre  la  Réforme  pro- 
T-^M^fY-f^  teilante,  dans  le  premier  dé- 
{{r^i' 'i'kiê!^  cennium  de  cette  révolution 
?>  religieufe(i5'2o-iy5o).  Les 


prêtres  &  les  magiflrats  les  plus  compromis  par 
leur  attachement  au  luthéranilme  avoient  été  con- 
traints à  chercher  un  afile  dans  les  cantons  évan- 
géliques  '. 

Soumife  à  une  nouvelle  épreuve  par  TEdit  de 
Tolérance  que  de  tièdes  catholiques,  joints  peut- 
être  à  quelques  partilans  i'ccrets  des  nouvelles 
croyances,  eiïayèrent  de  faire  paffer  dans  les  Veux 
Cents  ou  Confeil  fouverain  de  la  République,  dans 
la  féance  du  i^'"août  1^42,  Tancienne  foi  en  avoit 
triomphé  avec  le  même  fuccès.  L'Edit  de  Tolé- 

•  Le  grand  chanoine  &  chantre  Vanenmacher.,  le  doyen  Hollard, 
l'otganijie  Kother,  le  chancelier  Giroud  ou  Zyro,  Ere.  Le  récit  de  la 
lutte  de  la  reforme  prctejlante  &du  catholicifme  à  Fribourg,  de  i  $20 
à  15^0,  a  fait  l'objet  d'un  Mémoire  de  l'auteur  de  ces  lignes  qui  doit 
voir  le  jour  dans  les  Archives  de  la  Société  d'Hiftoire  de  ce  Canton. 


(   VI    ) 

rance,  bien  que  voté  par  80  membres,  à  leur  tête 
l'un  des  Avoyers,  Petermann  de  Praroman,  échoua 
devant  la  majorité,  &  un  ferment  de  fidélité,  im- 
pofé  à  tous  les  magiftrats  &  à  tous  les  relTortif- 
fants  du  canton,  âgés  de  plus  de  14  ans,  confo- 
lida  la  vicfloire  de  l'ancienne  croyance. 

L'inquifition  lévère,  établie  dès  1^2"^,  fur  les 
livres,  les  conciliabules,  les  propos  fufpecfls  de  lu- 
théranifme  &  toutes  les  infraélions  aux  pratiques 
de  TEglife  devint  plus  rigoureufe  encore.  Toute 
relation  fuivie  avec  les  hérétiques  attiroit  à  celui 
qui  s'en  rendoit  coupable,  lesfoupçons  &  les  pour- 
fuites  de  l'autorité.  Cependant,  en  dépit  de  la  vi- 
gilance des  gardiens  de  la  vieille^  foi,  quelques 
pères  de  famille,  fe  retranchant  derrière  l'abfence 
d'écoles  dignes  de  ce  nom,  perfifloient  à  envoyer 
leurs  fils  étudier  chez  les  minières  &  dans  les  éta- 
bliffements  proteflants  du  voilînage. 

En  lyôo  encore,  un  membre  des  200  ou  fu- 
prême  Sénat,  Martin  Odet,  d'une  famille  riche  & 
confidérée,  ne  fe  faifoit  point  fcrupule  de  mettre 
fon  fils,  nommé  Pierre,  en  penfion  auprès  du  pré 
dicant  &  profeiïeur  bernois  Jean  Haller.  «  Mais  à 
peine,  nous  ditJean  Haller  dans  fes  Ephémérides*, 
ce  jeune  homme  avoit-il  paflTé  quatorze  jours  chez 
moi,  que  fon  père,  le  Sénateur  Odet  reçut  l'ordre 

'  Ànno  Kiùo,  menfe  Januiirio,  Odetus  SenatorfriburgenJîs,JiUum 
mihi  commiferjt  Pctrum  nomine.  Hoc  cum  cognitum  fuit  Friburgi^ 
coaâus  eji  Jilivm  hinc  revccare  intra  qudtucr  deciin  dies  quibus  foUs 
mecuin  fuit.  Verebantur  cnim  ne  herefi  lutherana  qu.im  nobis  impin- 
gunt  infceretur.  »  (Ephemerides  D.  Joannis  Halleri  ab  anno  1 548  ad 
1565.  Mufeum  helvelicum,  V,  p.   129.) 


(   VII   ) 

de  le  retirer.  »  —  «LesFribourgeois,  ajoute  Haller, 
craignoient  que  ce  jeune  homme  ne  revînt  infeiflé 
de  riiéréfie  luthérienne  dont  ils  nous  fuppofent 
imbus  .  3J 

Mais  les  mefures  coërcitivcs  feules  n'euffent  pas 
fufTi  à  mettre  à  Tabri  l'ancienne  croyance  battue 
en  brèche  à  la  fois  par  les  attaques  du  dehors,  & 
la  démoralifation  du  clergé  au  dedans.  Ce  qui 
fauva  le  catholicifme  à  Fribourg  comme  ailleurs, 
ce  fut  la  réforme  catholique  commencée  au  Con- 
cile de  Trente  &  qui  s'alfit  dans  la  chaire  de  S. 
Pierre  avec  deux  auftères  &  inflexibles  pontifes, 
Paul  111  (Caraffa)  &  Pie  V  (Ghifléri). 

A  Fribourg,  le  principal  promoteur  de  cette 
réforme  catholique  fut  le  Révérendillîme  Pierre 
Schneuwli,  prévôt  mitre  &  crolTé  de  la  collégiale 
de  St-Nicolas  &  vicaire-général  du  diocèfe  pour 
Mgr  Gorrevaux ,  réfidant  alors  en  Savoie.  Les 
Schneuwli  étoient  une  ancienne  famille  des  terres 
allemandes,  illuftrée  par  les  guerres  d'Italie  & 
par  les  fondions  fénatoriales.  Pierre  Schneuwli 
y  joignit  la  gloire  du  favant  théologien  &  d'une 
vie  entière  confacrée  à  la  reftauration  de  la  foi, 
des  moeurs  &  de  la  difcipline  eccléfiaflique.  Alliant 
l'inflexibilité  du  caracflère  à  l'ardeur  des  convidions 
religieufes,  le  prévôt  Schneuwli  fut  pendant  trente 
ans  la  terreur  de  quiconque  par  fa  conduite  ou  fes 
croyances  lui  fembloit  porter  atteinte  à  l'intégrité 
de  la  foi  ou  à  la  pureté  de  la  morale.  Imbu  des 
triftes  préjugés  de  la  théologie  du  moyen  âge  à 
l'endroit  des  puifliances  occultes  &  de  l'adion  du 


C  V"'  ) 

démon  fur  les  hommes,  Schneuwli  fe  montra  aufTi 
l'impitoyable  ennemi  des  forciers  ôc  des  forcières 
dont  un  grand  nombre  périrent  furie  bûcher  pen- 
dant les  dernières  années  de  fon  adminiftration. 

Dans  fon  œuvre  de  réforme  religieufe,  le  Prévôt 
de  St-Nicolas  trouva  au  fein  du  clergé  indigène 
un  collaborateur  zélé  autant  qu'habile  :  c'étoit  un 
jeune  chanoine  iflu  comme  lui  d'une  famille  pa- 
tricienne, &  que  fes  vertus  facerdotales,  fon  or- 
thodoxie éprouvée  &  l'étendue  de  fes  connaiffances 
puifées  dans  les  hautes  écoles  d'Allemagne  &  de 
France  défignoient  comme  fon  fuccelTeur  dans  fa 
double  ^dignité  de  Prévôt  &  de  Vicaire-général.  A 
peine  de  retour  dans  fa  ville  natale  de  âgé  de  22 
ans  feulement,  Sébaflien  Werro  (tel  étoit  le  nom 
de  cet  eccléfiaflique)  jouifToit  déjà  d'une  telle  ef- 
time  qu'il  fe  vit  élevé  au  pofle  important  de  Curé 
de  ville  par  les  fuffrages  unanimes  de  la  bourgeoifie 
de  Fribourg,  en  polTeffion  du  droit  de  nommer 
fon  curé  depuis  le  temps  des  Zsehringen  (1^78). 

Dès  lors,  pendant  vingt  ans,  le  prévôt  Schneu- 
wli &  le  curéWerropourfuiventdeconcertl'œuvre 
de  la  régénération  morale  <5c  religieufe  du  pays. 
Leur  premier  pas  dans  cette  voie  fut  marqué  par 
la  création  d'un  Confeil  d'éducation,  ou  Chambre 
des  Scholarques,  compofé  de  trois  eccléfiafliques  & 
de  trois  laïques.  Ce  Confeil,  indépendant  de  toute 
autorité  &  fe  recrutant  lui-même,  difpofoit  de 
fonds  confidérables,  qu'on  appliqua  foit  à  la  créa- 
tion de  bourfes  dans  les  écoles  étrangères,  foit  à 
l'établiiTement  d'un  collège  (trivium).  La  réforme 


&  rorganifation  des  études  à  Fribourg  &  dans  le 
canton  firent  Tobjet  d'un  règlement  (Catharina- 
buch),  dont  les  difpofitions  humaines,  libérales  & 
admirables  de  fageffe  &  de  follicitude,  contra f- 
tent  étrangement  avec  la  ténébreufe  &  cruelle  ju- 
rifprudence  de  Tépoque.  Le  nouveau  collège  s'ou- 
vrit avec  pompe  en  i  ^77  &  comptoit  300  jeunes 
gens  inftallés  dans  les  falles  de  l'ancienne  abbaye 
des  Gentilshommes,  transformée  en  école  ' .  <c  Car, 
difent  les  Scholarques  dans  leurs  excellents  flatuts, 
il  convient  que  dans  le  même  lieu  où  les  nobles 
s'aflembloient  autrefois,  les  enfants  des  fimples 
bourgeois  apprennent  à  devenir  nobles,  &  les  en- 
fants des  nobles  de  race,  plus  nobles  encore  par  la 
vertu  &  la  fcience,  léules  capables  de  diflinguer 
l'homme  de  la  brute  ôc  de  lui  donner  des  mœurs 
bienveillantes  &  polies  '^  » 

Mais  Tintroducflion  à  Lucerne  de  la  Compagnie 
de  Jéfus  donna  bientôt  à  Schneuwli  &  à  Werro 
ridée  de  confier  l'enfeignement  claifique  &  fupé- 
rieur  à  cet  ordre  qui,  à  peine  établi  en  Allemagne, 
y  avoit  opéré  dans  les  efprits  des  princes  &  des 
peuples  la  révolution  la  plus  favorable  à  l'ancienne 
croyance.  A  ce  revirement  extraordinaire  dont  le 
célèbre  hiftorien  des  papes,  M.  Ranke,  nous  a 
tracé  un  récit  éloquent  &  puifé  aux  fourccs,  nul 

*  C'eJÎ  /j  mai/on  qui  fait  face  à  l'Hctel  Zahringen  &  forme  au- 
jourà'hui  une  dépendance  de  cet  Hôtel. 

*  Vff  das,  wc  vor  ihen  der  adell  jufjmmen  Ithummen,  yet'^under 
auch  Jchhchte  bûrger  tun  edell,  die  edlen  aher  des  gebluts  nach,  edler 
und  herrlicher  werdind  gc{iert  mit  tugenden  und  guten  kunjlen.  (Ca- 
tharinabuch.) 


n'avoit  plus  contribué  que  le  jéfuite  Canifius.  Né 
à  Nimègue,  dans  cette  Hollande  qui  avoit  donné 
le  jour  à  Erafme  &  devoit  produire  des  penfeurs 
comme  Spinoza  &  S'Graveiande,  Pierre  Canifius 
(dont  le  vrai  nom  étoit  Hund,  latinifé  fclon  Tu- 
fage  des  contemporains)  ne  montra  jamais  aucune 
autre  ambition  que  celle  de  faire  au  Chrifl  6c  à 
la  foi  catholique  le  plus  de  difciples  pofllble. 
Efprit  pofitif,  hoftile  aux  fpéculations  philofophi- 
ques,  fes  armes  favorites  contre  les  diffidents 
étoient  la  controverfe,  la  prédication,  &  ce  grand 
&  ce  petit  catéchifme  où  Canifius  avoit  réfumé 
d'une  façon  claire  &  fubftantielle  la  dodrine  ca- 
tholique. Pendant  qu'il  étoit  encore  en  Allemagne, 
fa  réputation  de  vertu  &  d'auflérité  étoit  afléz  bien 
établie  pour  que  le  cardinal  Othon  foUicitât  comme 
une  faveur  de  laver  les  pieds  à  cet  apôtre  &  pa- 
triarche de  la  foi  catholique. 

Le  refus  de  l'évêché  de  Vienne,  que  lui  avoit 
offert  à  plufieurs  reprifes  l'empereur  Ferdinand  l^', 
mit  le  fceau  au  renom  de  fainteté  qu'il  s'étoit  ac- 
quis auprès  de  fes  coreligionnaires.  Car,  moins 
touchés  de  fes  vertus  que  de  l'adivité  prodigieufe 
qu'il  déployoit  au  détriment  de  leur  caufe,  les  écri- 
vains de  la  Réforme  ne  l'appeloient  pas  autre- 
ment que  Canis  aujîriacus  (le  chien  d'Autriche)'. 

Plufieurs  années  déjà  avant  rintrodu(fl:ion  des 
jéfuites  en  Suifie,  l'idée  de  fonder  une  école  fupé- 
rieure  à  Rapperfchwyl  ou  ailleurs,  fous  les  aufpi- 

*  Voir  la  vie  de  Canijîus  par  le  jéfuite  T{aderuf.  Munich,  1633. 


(XI) 

ces  &  par  les  foins  de  Canifius,  avoit  fait  l'objet 
d'une  conférence  fecrète  des  cantons  catholiques 
à  Bade  (2 y  feptembre  ifGS)'.  Ce  projet  n'eut 
pas  de  fuite,  mais  fe  trouva  amplement  réalifé 
quant  à  l'effet  qu'on  s'en  pouvoit  promettre  par 
la  fondation  des  trois  collèges  de  Luccrne,  de 
Fribourg  &  de  Porrentruy,  6c  par  l'inftallation 
définitive  de  Canifius  à  Fribourg  comme.  Provin- 
cial de  fon  Ordre  dans  la  Germanie  fupérieure 
(10  décembre  lySo).  Canifius  forme  dès  lors, 
avec  Schneuwli  &  Werro,  un  triumvirat  étroit 
&  attentif  à  combattre  comme  à  prévenir  tous 
les  dangers  qui  pouvoient  naître  pour  le  catho- 
licifme  fribourgeois,  foit  de  la  pofition  du  pays, 
entouré  de  toutes  parts  de  peuples  réformés,  foie 
de  l'inquiétude  des  efprits  6c  des  relations  ftu- 
dieufes  que  même  après  létabliflement  des  jéfui- 
tes  fe  plaifoient  encore  à  entretenir  avec  les  Réfor- 
més un  certain  nombre  de  Fribourgeois.  C'efl  ainfi 
qu'au  mépris  des  défenfes  réitérées  6c  des  menaces 
de  l'autorité,  «  des  jeunes  gens  de  Romont,  Rue, 
Châtel,  Ertavayer  6c  autres  lieux  du  territoire  de 
Meneigneurss'obfbnoient  à  étudier  àBâle*.»  Or, 
difoit  le  vicaire-général  Schneuwli  dans  le  réqui- 
fitoire  qu'il  adreiïa  à  ce  fujet  au  Petit-Confeil,  «  il 

*  1{ecè$  de  la  TDiète,  imprimés  par.  ordre  &•  aux  frais  du  gouverne- 
ment fédéral.  //"  volume.,  ^'feâion,  <f?  1 5  5  0  J  1^86.  Sept.  1861. 

*  Us  des  herrn  Vrohji  hericht  wie  da  viel  junge  knahen  und  Jiu- 
denten  von  Remunt,  T{ue,  Châtel,  StJtjfis  und  andern  orten  uss  der  Myn 
herrn  landjchaft  wider  M.  herrn  wdfaltigen  fchryhen  und  géhothe 

Jïch  ju  Bjfel  enthalten,  (yc.  (Manual  du  Confeil,  L,  fol.  191,  fous  la 
date  du  5  juillet  1584.) 


efl  affez  prouvé  combien  de  maux  il  peut  réfulter 
à  Tavenir  de  relations  de  ce  genre  pour  la  com- 
mune patrie.  Car,  bien  que  par  la  grâce  fpéciale 
du  St-Efprit,  plufieurs  de  ces  jeunes  gens  revien- 
nent au  giron  de  TEglife,  il  n'y  a  pas  moins  là  un 
grand  danger  6c  un  péché  contre  le  St-Efprit. 
Quia  per  dulces  fermones  6*  henediâiones  feducunt 
corda  innocemium  &  ferma  eorum  ficut  cancer  fer- 
pii  ' .  » 

Le  Petit  Confeil  ou  Confeil  quotidien  des  24 
s'emprefTa  de  faire  droit  à  la  demande  du  Vicaire- 
général,  &  décida,  féance  tenante,  que  l'amende 
prononcée  contre  les  parents  qui  envoyoient  étu- 
dier leurs  enfants  en  pays  luthérien  feroit  exigée 
avec  rigueur  parles  baillis,  &  que  fommation  leur 
feroit  faite  de  retirer  leurs  enfants  de  Bâle  pour  les 
placer  en  pays  catholique  '. 

Mais  quelques  mois  à  peine  après  cette  déci- 
fion  du  Petit  Confeil,  un  événement  plus  grave 
venoit  porter  le  trouble  dans  les  confciences  & 
inquiéter  au  plus  haut  paintles  chefs  du  facerddce 
&  de  la  magiflrature.  C'étoitla  défedion  &  Téta- 
bliffement  à  Berne  d'un  homme  riche  ôc  confidéré, 
Jofl  Alex  (feptembre  1^84). 

Les  Alex  font  originaires  de  Bulle,  où  une  bran- 
che de  cette  famille  exifte  encore.  Antoine  Alex, 
le  père  de  Jofl,  avoit  quitté  fon  lieu  natal  en  1 5*46, 
pour  venir  remplir  à  Fribourg  les  fon(5lions  de  Se- 
crétaire du  Droit,  les  plus  importantes  de  cet  or- 

*  Manual  du  Confeil. 
s  Ibid. 


C  ^i"  ) 

dre  après  la  dignité  de  Chancelier  ou  de  Secrétaire 
d'Etat.  Peu  d'années  après,  Antoine  Alex  prenoit 
place  au  Petit  Confeil  ou  Confeil  quotidien  des 
24,  &  figuroit  comme  Seigneur  de  Torny  le  Grand 
dans  les  rangs  de  cette  féodalité  d'emprunt  qui 
efl'aie  de  fe  conftituer  fur  les  ruines  de  l'ancienne 
aux  XVI^  &  XVII«  fiècle. 

Dès  lors  les  Alex  appartiennent  à  la  nobleiTe 
du  pays  &  s'allient  aux  premières  familles.  Des 
cinq  fils  d'Antoine  Alex,  l'un  d'eux,  Nicolas,  ca- 
pitaine au  fervice  de  France,  avoir  époufé  la  fille 
de  noble  ôc  puilTant  feigneur  Louis  d'Affry,  avoyer 
de  la  République  pendant  un  quart  de  fiècle  (de 
1^72  à  1^98).  Lorfque  Nicolas  Alex  entra  aux 
200  en  if73,  deux  de  fes  frères  y  occupoient  déjà 
un  fiége  &  les  deux  autres  ne  dévoient  pas  tarder 
à  y  entrer  à  leur  tour.  Joft  lui-même,  le  héros  de 
cette  hilloire,  y  avoir  été  admis  en  ifvS,  c'efl-à- 
dire  l'année  même  dt  fon  mariage  avec  Barbe  de 
Praroman,  fille  du  confeiller  d'Etat  Guillaume  de 
Pra  roman. 

Mais  quelles  que  fuffent  l'honorabilité  de  fon 
caracflère  &  fa  pofition  dans  le  monde,  un  homme 
qui  changeoit  de  religion  au  XVI^  fiècle  ne  pou- 
voir s'attendre  à  exciter  chez  fes  coreligionnaires 
qu'un  feul  fentiment:  c'étoit  le  fentiment  de  mé- 
pris &  d'indignation  fuffifamment  exprimé  par  le 
terme  flétrifiant  d'apoftat  qu'on  infligeoit  indi- 
ftindlement  à  quiconque  pafloit  d'une  croyance  à 
l'autre,  &  que  reçut  en  effet  Alex,  comme  on  le 


(  X'^  ) 

voit  par  la  procédure  inflruite  contre  lui  Tannée 
fuivante  <3c  dont  l'original  efl  aux  archives'. 

La  tolérance  religieufe  n'exiftoit  alors  chez  au- 
cun peuple  (5c  dans  aucune  Eglifc.  Et  comme  le  fait 
judicieufcment  obferver  un  l'avant  publicifte  & 
hiftorien  de  notre  patrie,  M.  P. -A.  Segeffer,  de 
Lucerne,  «  la  foi  religieufe  revêtoit  le  caradère 
d'une  loi  extérieure  &  pofitive  aux  yeux  des  gou- 
vernants; toute  négation  ou  violation  de  cette  loi 
conflituoit  une  atteinte  aux  droits  de  l'Etat  &  un 
crime  de  lèfe-majefté  ^  3> 

Les  réformés  l'entendoient  à  cet  égard  comme 
les  catholiques;  car  un  peu  plus  d'un  demi-fiècle 
après  la  captivité  d'Alex,  le  29  feptembre  1 647, 
la  ville  de  Vevey  voyoit  tomber  fous  la  hache  du 
bourreau  la  tête  du  mifTionnaire  belge  François 
Felech.  Cet  infortuné  étoit  accufé  d'avoir  blaf- 
phémé  contre  les  Réformateurs  &  outragé  Leurs 
Excellences  de  Berne,  dans  une  controverfe  qu'il 
avoir  foutenue  avec  des  gens  de  Genève,  fur  le 
rivage,  en  attendant  la  barque  qui  devoit  le 
tranfporter  en  Savoie  ^. 

Si  le  dernier  fupplice  fut  épargné  à  Alex,  on 

*  Herrn  Icjî  Alex  appjîjtj  fchmeri^enden  -projedur  uni  bekannt- 
vufs-  (Liajfe  n"  J^J  ddns  les  Geifilichen  Sar.hen  ou  uffaircs  ecclè- 

Jîiij}iques.) 

2  1{echt<:gefchichte  der  St.tdt  und  Republik  Luiern,  von  Anton  Phi- 
Upp  von  Segeffer^  Lujern,  iSy;.  IV'  volume. 

*  Les  dépouilles  mortelles  de  Felech  exhumées  clandejïinement  du 
cimetière  de  Vevey,  par  des  catholiques  d'Aitjlens,font  à  la  fjcrijlie  de 
l'égli/e  de  StNicolas  de  Fribourg.  Un  récit  émouvant  du  fupplice  de 
Felech  a  paru  dans  les  Précis  liiftoriques  de  Bruxelles,  année  1859, 
n»  31. 


(    XV   ) 

ne  peut  certes  en  faire  honneur  à  la  tolérance  des 
Fribourgeois,  ni  même  à  un  fentiment  de  compaf- 
fion  bien  naturel  cependant  envers  Tliomme  qui 
facrifioit  à  Tes  convicflions,  biens,  vie  &  jufqu'à  fes 
aflfedions  les  plus  chères.  Ce  qui  fauva  Alex,  ce 
fut  la  crainte  des  armes  de  Berne.  Une  guerre  avec 
cette  redoutable  voifine  eût  été  dans  ce  moment 
d'autant  plus  impolitique  aux  deux  chefs  de  la 
République  fribourgeoife ,  Louis  d'Affry  &  Jean 
de  Lanthen-heid,  qu'ils  venoient  de  s'engager  par 
un  traité /^crtT  à  foutenir  Berne  contre  la  Savoie 
&  à  défendre  à  main  armée  le  Pays  de  Vaud  & 
même  les  terres  enlevées  à  ÎEvèché  de  Laufanne  ' .  La 
politique  des  chefs  de  l'Etat  de  Fribourg  s'explique 
par  la  réfolution  bien  arrêtée  6c  déjà  ancienne  de 
ne  pas  rendre  à  l'évêque  leur  part  de  conquête 
(Bulle  &  la  Roche).  Mais  cette  poUtique  heurtoir 
tellement  les  tendances  du  parti  ligueur  ou  ca- 
tholique pur,  que  la  révélation  de  ce  traité,  en 
ifSj,  excita  une  violente  tempête  au  fein  des 
Confeils  &  de  la  Bourgeoifie.  «  Toute  la  ville, 
nous  dit  un  Père  jéfuite,  témoin  oculaire,  mais 
partial  de  ces  événements,  fe  divila  en  deux  par- 
tis. L'Avoyer  -  vouloit  renverfer  le  Banneret;  le 
Banneret  vouloit  renverfer  TAvoyer  qu'il  accu- 

1   Tilller,  Gcf^hkhxe  de$  ^revjla^tca  Bcrn ,  t.  III,  p.  4^7. 

*  ^xcitjta  cj}  hoc  anno  a  dijcordijrum  juélore  d^mcne  inter  pra- 
cipuce  dignitjîif  homine^  Jeditio  auociljima^  ex  qua  chide^  plerifque^ 
impendcbiit.  Fuit  in  dutu  qujfi  pjitc^  dijlraâa  civitiif,  qu^irum  utrjque 
ahcram  de  honoris  gradu  dejuere  nwliebiitur ;  prjfor  tribunum,  hic 
JcniitorCf  &  quotquot  litterjrum  quibun  Berncnfibus.  pro  confcrvjtione 
Epifcôpjtus  Idujjnnenfis  auxiliuin  promijfum  ejî  judlores  Ju/picutur. 


(   XVI   ) 

foit  d'avoir  fait  écrire  les  lettres  où  l'on  promet- 
toit  aux  Bernois  de  leur  aider  à  conferver  l'Evêché 
de  Laufanne.  Mais  fécondé  de  la  noblcile  &  ayant 
pour  lui  le  grand  nombre,  l'Avoyer  terraflfa  le 
Banneret  &  parvint  même  à  l'exclure  des  200,  au 
grand  chagrin  des  gens  de  bien.  » 

Dans  le  procès  d'Alex  toute  trace  de  collifion 
de  ce  genre  femble  avoir  difparu.  Politiques,  Béar- 
nais &  Ligueurs,  parents,  amis  &  ennemis,  tous 
font  unanimes  à  condamner  ïapofîai,  &  n  étoit  la 
mention  que  fait  Alex  lui-même  de  fes  adhérents 
dans  les  premières  lignes  de  fon  autobiographie, 
on  auroit  lieu  de  croire  qu'il  n'exifloit  pas  d'autres 
amis  du  pur  Evangile  dans  la  ville  de  BerchtoldlV. 

Véritables  D^codémîies,  ces  protcftants  pufilla- 
nimes  n'interviennent  ni  dans  le  cours  de  la  dé- 
tention pour  donner  quelque  marque  dé  fympa- 
thie  à  leur  frère  malheureux,  ni  au  moment  de  fon 
départ  pour  le  féliciter  de  fa  délivrance.  On  ne 
fauroit  prendre  non  plus  pour  une  adhéfion  aux 
opinions  religieufes  d'Alex  le  fidèle  &  admirable 
dévouement  de  fa  femme  Barbe  de  Praroman,  ni 
les  précieufes  marques  d'affedion  qu'il  reçut  de 
fa  mère  &  de  fa  belle-fœur.  Le  cœur  feul  di(floit 
la  conduite  de  ces  nobles  femmes,  les  trois  zMaries^ 
comme  les  appelle  Alex,  &  dont  l'apparition  tou- 
chante contribue  à  jeter  un  intérêt  dramatique  fur 
cette  hifloire. 

Sei  -parte  aiverfj  &  mvUituiine  (y  TichlUtaîe  fuperaTv<:,  non  folum 
tribunitià  potejlute  privaTus  ej},  veniin  etiiim,  maximobonorum  luûu, 
€  Jenjtu  exclu/us.  (Hifloria  Collegii,  mfc.  à  la  "Bibliothèque  cuntonale 
de  Fribourg,  1. 1,  p.  9.) 


(  xvn  ) 

Le  récit  d'Alex  s'arrête  malheiireufement  au  jour 
de  fa  délivrance.  Nous  fommes  ainfi  privés  d'inté- 
reiïants  détails  fur  fes  deflinées  &  celles  de  fa  com- 
pagne fidèle,, Mais  l'étude  des  zManuaux  ou  proto- 
coles du  Confeil  à  cette  époque  permet  de  fup- 
pléer  jufqu'à  certain  point  au  filence  du  narra- 
teur. 

Trois  mois  après  la  délivrance  de  Joft  Alex, 
nous  le  trouvons  en  inftance  auprès  des  Confeils 
pour  avoir  auprès  de  lui  à  Berne  fa  femme  bien- 
aimée,  «  qu'aucun  droit,  difoit-il,  ne  vous  autorife 
à  retenir  au  mépris  des  liens  les  plus  facrés  &  de 
la  foi  jurée.  »  Jofl  Alex  infiftoit  auffi  pour  obtenir 
le  parraine  de  fes  propres  biens,  que  retenoient  fes 
frères,  &  la  remile  du  bien  de  fa  femme  conteftée 
par  fon  beau-frère  Gafpard  de  Praroman.  Le  gou- 
vernement de  Berne  appuyoit  fes  requêtes  de  longs 
plaidoyers  en  faveur  de  fon  nouveau  combour- 
geois.  Le  6  mai,  Alex  obtint  l'autorilation  de  fe 
rendre  à  Fribourg  pour  y  régler  fes  affaires.  Mais 
fes  parents  <Sc  l'autorité  s'cntendoient  pour  entra- 
ver la  remilé  des  biens  &  la  réunion  des  deux 
époux.  Un  procès  d'honneur  fufcité  à  Alex  par  le 
beau-frère  de  fa  femme,  Rodolphe  Progin,  compli- 
qua encore  les  difficultés.  En  même  tempsj  des 
propos  offenfants  tenus  au  fujet  d'Alex  parles  ref- 
fortilfants  des  deux  villes,  irritoient  les  efprits  & 
rendirent  la  querelle  tellement  férieufe  que  Fri- 
bourg &  Berne  armèrent  chacune  de  leur  côté  <5c 
que  Soleure  dut  interpofer  fa  médiation.  Une  dé- 
putation  de  Soleure  fe  rendit  à  Fribourg  (le  19 


(   XVIII    ) 

mars  if  8y).  Peu  après,  une  conférence  fecrète  des 
fept  cantons  catholiques  fe  réuniflToit  à  Lucerne, 
à  la  demande  de  Fribourg  (i6  avril)'.  Une  nou- 
velle députation  bernoife,  compofée  de  i'avoyer 
de  MuUinen  &  d'autres  magiftracs,  fe  rendit  à  Fri- 
bourg &  parvint  à  apaifer  forage.  Un  accommo- 
dement eut  lieu,  &  fans  le  dire  d'une  manière  po- 
fitive,  les  actes  officiels  fembleroient  indiquer  que 
Joli  Alex  eut  la  fatisfadion  de  recouvrer,  avec  une 
partie  de  fes  biens,  la  pofTeffion  de  fa  compagne 
fidèle. 

Il  y  auroit  ici  un  point  intéreiïant  à  éclaircir  : 
ce  feroit  de  favoir  fi  la  liberté  de  confcience  fut 
accordée  à  la  femme  d'Alex,  félon  la  promeffe 
qui  lui  en  avoit  été  faite  par  fon  coufîn  Gatfchet  "^ 

Qiioi  qu'il  en  foit,  la  conclufion  à  famiable  de 
l'affaire  d'Alex  eut  pour  réfultat  de  rétablir  com- 
plètement les  bonnes  relations  entre  les  deux  villes. 
Ordre  fut  donné  aux  reiïbrtinTants  bernois  &  fri- 
bourgeois  de  fe  traiter  déformais  en  bons  voifins 
&  confédérés  ;  6c  comme  pour  marquer  fa  re- 
connaiffance  du  procédé  des  Fribourgeois,  Berne 
amniftia  fun  d'eux,  Chriflophe  de  Diefbach,  qui 
avoit  prononcé  des  paroles  très-injurieufes  contre 
Berne,  &  mérité,  difent  les  aéles,  un  châtiment 
rigoureux. 

Avant  de  terminer  cette  Introduction,  que  le 
ledeur  aura  peut-être  trouvée  un  peu  trop  longue, 

1  Abfcheid  ou  Recè;:  de  la  Diète  de  cette  époque.  Colleâion  officielle 
imprimée  par  ordre  du  Gouverriement fédéral,  t.  IV,  p.  858-863. 
*  Voir  p.  35  de  la  notice  d'Alex. 


(  ^'^  ) 

il  convient  de  dire  un  mot  de  la  T^elanon  doAlex  & 
de  la  fource  où  elle  a  été  puifée. 

A  un  éminent  hiftorien  de  notre  patrie,  M.  Gel- 
zer,  de  Schaffhoufe,  profeflfeur  à  Berlin,  puis  à 
Bâle,  revient  le  mérite  d'avoir  attiré  le  premier 
Tattention  du  grand  public  fur  cette  autobiogra- 
phie. Quelques-uns  des  pafTages  les  plus  laillants 
de  cet  écrit,  cités  d'abord  par  M.  Gelzer  dans  le 
cours  public  qu'il  profelTa  à  Berne  en  1838,  pa- 
rurent enfuite  dans  l'ouvrage  que  ce  favant  publia 
à  Aarau  &  Thoune,  fous  le  titre  dHiJfoire  des 
Trois  derniers  Jîècles  de  la  Confédération  '.  Depuis 
lors,  le  texte  complet  de  cette, Relation  a  vu  le 
jour  dans  les  ^Mémoires  de  la  Société  Ihijîoire  du 
canton  de  "Berne,  par  les  foins  de  M.  Ifelin-Rlitti- 
meyer,  inflituteur  à  Bâle  (i  8^8-60) ^  Ces  deux 
écrivains  ont  puifé  à  des  fources  différentes.  Mais 
la  chronique  bernoife  de  la  bibliothèque  de  Bâle, 
que  cite  M.  Ifelin,  pourroit  n'être  bien  qu'une 
copie  de  la  chronique  manufcrite  de  Stcttler,  citée 
par  M.  Gelzer,  &  qui  fe  trouve  à  la  bibliothèque 
de  Mullinen  à  Berne. 

Le  caradère  naïf  &  la  forme  peu  littéraire  du 
récit  d'Alex  n'ont  point  échappé  fans  doute  à  fes 
éditeurs  allemands.  Mais  l'imperfecflion  du  flyle 
s'efflicc  devant  le  côté  pathétique  de  ce  drame  de 
famille  ôc  l'intérêt  qui  s'y  attache  auffi  au  point  de 

1  Die  drey  lef^ten  Jahrhunderte der  Schwei-^ergefchichte.  Eilfte  Vor. 
lefungy  p.  17^-181. 

^  Archiv  des  hijJorifchen  Vereins  des  Ciintons  Bern.  //"  Hejt.  lojî 
Alex,  Bejchreibung  feiner  Gefangenfchuft  und  Entledigung. 


(  ^^  ) 

vue  des  idées  &  des  mœurs  du  feizième  fiècle.  Il 
faut  y  joindre  Ton  utilité  pfychologique,  Ci  l'on 
peut  parler  ainfi,  &  fon  importance  politique  & 
religieufe.  La  relation  fimple  &  naïve,  j'allois  pref- 
que  dire  la  confelfion  d'Alex,  fait  mieux  connaître 
les  hommes  &  les  chofes  de  Fribourg  que  toutes 
nos  pages  d'hiftoire  rétrofpeélive ,  péniblement 
élaborées  à  l'aide  de  documents  fouvent  privés  de 
vie  &  de  témoignages  néceffairement  incomplets. 
Le  narrateur  appartenant  à  une  famille  françaife 
ou  romande  de  langue  «Se  d'origine,  on  s'étonnera 
peut-être  qu'il  n'ait  pas  fait  ufage  de  fa  langue 
maternelle.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  lan- 
gue allemande  étoit  devenue  la  langue  de  l'Etat, 
de  l'Eglife  ôc  de  l'école  à  Fribourg  depuis  un  fiècle, 
c'efl-à-dire  depuis  le  jour  de  l'incorporation  de  Fri- 
bourg aux  XII  cantons,  tous  allemands,  du  corps 
helvétique. 


J  O  s  T     ALEX 


S^Ç^\  E  jour  de  rAiTomption  de  la 
^^^"'1^4  ->aint:e  Vierge,  14  du  mois 
août  I  y  84  au  foir,  je  m'en- 
tretenois  avec  mon  voifin  le 
r  vrsr>  chanoine  Guillaume  Taver- 
v^Û^^  ney,  chantre  à  Fribourg'.  Je 
lui  difois  quel  plaifir  j'aurois 
de  recevoir  la  communion  avec  d'autres  braves 
î^ens',  fi  on  confentoit  à  nous  la  laifler  prendre 
fous  les  deux  elpèces.  Mais  à  peine  avois-je  lâché 
ce  propos  que  le  prêtre  en  queflion  fe  hâtoit  d'al- 
ler en  faire  rapport  au  curé  Werro.  Et  comme  je 
foupçonnois  qu'il  en  avoit  aulTi  parlé  au  prévôt 
Schneuwly,  je  me  rendis  chez  ce  Monfieur  le 
25  août  avant  la  St-Barthélemy ,  lui  répétai  mes 
paroles  «5c  renouvelai  mon  vœu  de  communier  fous 
les  deux  efpèces.  Mais  ce  langage  ne  fut  pas  de  fon 
goût  :  «  Ccft  ainfi,  dit-il,  qu'ont  commencé  tous 

'   Taverney,  famille  conjjdérée  qui,  au   commencement  du  XVI' 
f-ède,  avoit  fourni  un  Prcvct  à  St-Nicolas. 
~  Mit  andern  Cutherjigen. 


(O 

commencé  tous  les  hérétiques.  »  Nous  nous  répa- 
râmes cependant  d'une  façon  amicale. 

Le  27  août,  le  curé  Werro  vint  me  voir  dans 
ma  mailbn  &  m'invita  à  me  rendre  après  la  grand' 
meffe  auprès  de  M.  le  Prévôt,  (c  Je  le  ferois  vo- 
lontiers, répondis-je,  fi  je  n'avois  pas  promis  d'af- 
fifler  à  la  noce  de  Gorius  ZoUet'.  Mais  fi  un  autre 
jour  vous  convient,  je  fuis  à  votre  difpofition.  jj 
Le  Curé  me  répondit  que  le  lendemain  &  le  fur- 
lendemain,  il  fcroit  empêché  par  la  vifite  des  égli- 
fes  paroiffiales  qui  devoit  lé  faire  en  ce  moment, 
mais  que  je  devois  me  trouver  à  l'églife  de  Notre- 
Dame  après  le  Salve,  où  je  promis  de  me  rendre. 

Le  lendemain,  en  effet,  après  avoir  aiïifté  à  la 
noce  en  quellion,  fans  être  inquiété,  je  me  tranf- 
portai  dans  la  maifon  de  M.  le  Prévôt.  J'y  trouvai 
le  dodeur  Canifius  de  l'Ordre  des  Jéfuites,  M. 
Schneuwly,  prévôt  &  prédicateur,  &  M.  Werro, 
curé  de  St-Nicolas.  Lorfque  je  leur  eus  fouhaité 
le  bon  loir,  M.  le  Prévôt  me  dit  qu'il  m'avoit  fait 
venir  à  l'occafion  de  certains  propos  que  j'avois 
tenus  relativement  à  la  communion,  non-feule- 
ment avec  lui,  mais  avec  M.  le  chanoine  Taver- 
ney.  Il  me  prioit  de  lui  déclarer  fi  je  perfiftois  dans 
mon  opinion  ou  non,  &  quels  motifs  me  pouf- 
foient  à  parler  ainfi. 

ce  Ce  qui  me  pouffe  à  parler  ainfi,  répondis-je, 
c'eft  la  Parole  de  Dieu,  car  il  efl:  dit  au  6^  chapitre 


1  ZoUet  ou  ChoUet,  nom  d'une  fiimilïe  piitricienne.  Gorius  (Grego- 
rius)  C.holletjigure  depuis  iCoo  parmi  les  aoo. 


(  3  ) 

de  faint  Jean:  «  En  vérité,  je  vous  le  dis,  fi  vous 
«  ne  mangez  ma  chair  &  ne  buvez  mon  lang,  vous 
«  n'aurez  pas  la  vie  en  vous.»  Or,  Chrifl,  ceft  la 
vie,  comme  il  ei\  écrit  encore  au  même  livre,  cha- 
pitre 14:  ((  Je  fuis  la  vie,  le  chemin  &  la  vérité.» 
Ceft  pourquoi,  ajoutai-je,  faint  Paul  a  commandé 
aux  Corinthiens  de  recevoir  la  communion  fous 
les  deux  efpèces.  Les  chrétiens  de  TEglife  primitive 
recevoienc  la  communion  de  cette  façon  &  cet 
ufage  s'eft  confervé  pendant  plufieurs  fiècles.» 

Le  dodleur  Canifius  commença  alors  à  réfuter 
mes  arguments,  citant  les  Conciles,  puis  le  long 
ufage  contraire  à  celui  du  calice.  Il  ajouta  que  ni 
Calvin  ni  Luther  n'avoient  compris  le  6^  chapitre 
de  faint  Jean  :  «  Quand  le  Chrill  vouloir  établir 
une  dodrine,  il  avoir  coutume  de  faire  un  grand 
miracle;  ainfi,  lorfqu'il  voulut  enfeigner  au  peu- 
ple le  myflère  de  rEuchariftie,  il  nourrit  avec  cinq 
pains  &  deux  poilTons  5' 000  hommes,  fans  comp- 
ter les  femmes  &  les  enfants.  » 

Là-dedus,  le  Prévôt  fe  joignant  à  la  difcuffion, 
me  demanda  d\m  ton  ironique  :  fi  les  poilTons 
dont  le  Chrift  s'efl:  fervi  étoient  peut-être  le  fang 
du  Sauveur.-*  —  «  Oui,  fis-jc,  par  ces  poilTons,  le 
Chrill  a  voulu  indiquer  fon  précieux  fang,  car  les 
poilTons  fe  confervent  dans  l'eau.  Et  quoiqu'ils 
tinlTent  cela  pour  chair  (xç^'^)^  ^^^  pour  moi  un 
grand  prodige  ou  myftcre.  » 

ce  Mais,  répliqua  M.  le  curé  Werro,  lorfque  Jé- 
fus  a  parlé  de  fon  corps,  n'a-t-il  pas  auffi  parlé 
de  fon  fang?  A  Emalis  d'ailleurs,  n'a-t-il  pas  donné 


(4) 

la  communion  fous  une  feule  efpèce  à  fes  difci- 
ples,  comme  en  fait  foi  faint  Jean  Chryfoflôme  ? 
Si  le  Chrift  eût  voulu  que  les  laïques  reçulTent  la 
communion  fous  les  deux  efpèces,  il  y  auroit  auffi 
appelé  fonhôte.  Jéfus-Chrift,au  contraire,  a  voulu 
que  Tufage  du  calice  fût  réfervé  aux  prêtres  feuls 
dans  le  facrifice  de  la  fainte  mefle,  où  ils  offrent 
le  corps  du  Chrift:  à  Dieu  le  père  en  expiation  des 
péchés  des  vivants  &  des  morts.  Car,  en  dehors 
de  la  fainte  meiïe,  les  prêtres  font  traités  comme 
les  laïques  &  au  lit  de  la  mort,  en  cas  de  maladie 
même,  ils  ne  reçoivent  la  communion  que  fous 
une  feule  efpèce.  jj 

ce  Mais,  repris-je,  en  dehors  du  facrifice  du 
Chrift,  il  n'y  a  pas  de  facrifice.  Jéfus-Chrifl:  a  opéré 
l'entière  rédemption  des  hommes  par  un  unique 
facrifice  de  fon  corps  &  de  fon  fang.  Ces  facrifices 
répétés  du  prêtre  pour  les  vivants  &  les  morts  fem- 
bloient  indiquer  que  la  rédemption  n'a  pas  été 
complète  &  opérée  par  la  paffion  &  la  mort  du 
Sauveur,  croyance  inconciliable  avec  la  vérité.  Si 
nos  péchés  font  effacés,  il  n'y  a  plus  befoin  de 
facrifices,  témoin  ce  que  dit  faint  Paul  au  chapi- 
tre lo  de  fon  épître  aux  Hébreux.  » 

M.  le  Curé  m'interrompit  en  cet  endroit  :  «  C'efl 
afi'ez  fur  cette  matière,  notre  intention  n'étant  pas 
d'achever  pour  cette  fois  la  difcuffion  relative  aux 
deux  efpèces.  » 

Cinq  heures  étant  venues  à  fonner,  la  difcuffion 
continua  néanmoins  encore  un  bon  moment,  pen- 
dant lequel  ces  Meffieurs  cherchèrent  à  me  per- 


Cf  ) 

fuader  par  toutes  fortes  d'arguments,  auxquels  je 
répondis  de  mon  mieux.  De  quoi  ils  parurent  tout 
ébahis.  Cétoit  une  chofe  étrange  que  de  voir  le 
do6leur  Canifuis  fe  démener  de  colère  quand  il 
voyoit  qu'il  ne  pouvoit  rien  obtenir  &  que  les  ar- 
guments étoient  réfutés  à  mefure  qu'ils  fe  produi- 
foient. 

Comme  on  étoit  venu  avertir  le  P.  Canifius  que 
l'heure  du  fouper  approchoit,  on  m'ordonna  de 
fortir  un  moment.  Ces  trois  Meffieurs  tinrent  alors 
confeil  pour  favoir  quel  parti  on  prendroit  à  mon 
fujet.  Je  penfai  que  ce  que  j'avois  de  mieux  à 
faire,  c'étoit  de  rentrer  au  logis,  que  je  rifquois, 
en  attendant  davantage,  de  me  voir  entraîné  à  faire 
ou  à  promettre  quelque  chofe  de  contraire  à  ma 
confcience. 

Mais  à  peine  étois-je  parti  que  ces  Meffieurs 
voulurent  me  rappeler  devant  eux.  Ils  furent  mé- 
contents de  ne  m'avoir  pas  trouvé,  &  on  m'a  dit 
depuis  que  leur  intention  étoit  de  m'ordonner  de 
jeûner  plufieurs  vendredis  de  fuite  &  de  prier  la 
Vierge  &  les  faints  de  me  donner  de  meilleures 
inlpirations. 

Le  lendemain,  mardi,  M.  le  curé  Werro  fe  ren- 
dit à  mon  logis,  me  témoigna  le  défir  de  faire  une 
promenade  avec  moi  après  le  déjeuner  &  de  con- 
tinuer la  difcuffion  de  la  veille;  ce  à  quoi  j'ac- 
quiefçai  volontiers. 

Cependant,  dans  l'intervalle,  ayant  changé 
d'avis,  je  ne  me  rendis  pas  au  rendez-vous.  Comme 
il  pleuvoit  à  torrent,  le  Curé  m'envoya  dire  par 


(  6  ) 

un  jeune  homme  qu'il  m'attendoit  au  couvent  des 
Cordeliers  ;  que  M.  Jean  Michel,  lecfleur  de  ce 
cloître  &  docleur  en  théologie,  s'y  crouveroit  auffi. 
Je  lui  fis  la  réponfe  que,  puifque  la  chofe  lui  pa- 
raiiïbit  h  preiïante,  il  n'avoit  qu'à  me  citer  devant 
le  Conl'eil,  que  je  m'expliquerois  là.  Il  fe  montra 
très-peiné  de  ma  commiffion,  furtout  par  la  penlée 
que,  puifque  je  laiflbis  venir  les  chofes  en  venir  à 
ce  point,  je  devois  avoir  un  appui  dans  le  Ma- 
giflrat. 

Le  Prévôt  partagea  le  mécontentement  du  Curé. 
Quelle  témérité  &  quelle  alTurance  de  provoquer 
fcs  l'upérieurs  devant  le  fénat  catholique  !  (Quanta 
remerhas  &  confidemia  aniijfes  fuos  provocare  anre 
fenatum  catholicum!)  Se  ravifant  foudain,  le  Curé 
s'en  fut  au  plus  proche  chez  M.  Renauld,  lieute- 
nant d'avoyer  ^,  le  priant  de  lui  permettre  de  pa- 
raître en  Confeil  le  lendemain.  De  fon  côté,  le 
Prévôt  s'en  alla  chez  l'avoyer  d'Affry,  pendant 
que  d'autres  eccléfiafliques  couroient  chez  les  con- 
leillers  de  leur  adhérence.  Mais  le  Curé  n'obtint 
point  la  permiffion  de  paraître  en  Confeil,  M.  Re- 
nauld eftimant  que  la  trop  grande  hâte  en  une 
affaire  de  ce  genre  pourroit  amener  de  fâcheufes 
conféquences. 

Le  lendemain,  un  mercredi,  mon  frère  Nicolas 
vint  m'cxprimer  le  chagrin  que  lui  caufoit  cette 

1  Renault,  Reynault  ou  Reynoli.  "Barthélémy  Reynaulf,  dont  il  ejl 
ici  quejiion,  ejî  la  tige  de  la  famille  patricienne  de  ce  nom.  Pre- 
mier Bailli  de  Corbière  en  1 5  5  3,  i7  devint  Confeiller,  puis  Lieutenant 
i'avoyer,  féconde  dignité  de  la  République. 


(7) 
affaire.  Il  ne  comprenoit  pas  que  jeufTe  pu  mou- 
blier  au  point  d'entrer  en  lice  avec  des  prêtres, 
attendu  que  je  devois  favoir  qu'il  n'y  avoit  rien  à 
gagner  avec  eux.  Il  me  confeilloit  de  me  garder 
de  toute  nouvelle  controverle  qui  nauroit  pour 
réfultat  que  mon  défhonneur  &  celui  de  mes  amis. 
Car  déjà  cette  affaire  caufoit  le  plus  vif  déplaifir 
à  M.  f  Avoyer. 

Trois  fois  mon  frère  vint  me  voir  dans  ma  mai- 
fon  pour  me  conjurer  de  me  défiller  de  mes  opi- 
nions, faifant  obfervcr  que  tout  pouvoit  encore 
s'arranger  fans  (uitcs  fâcheufes  pour  moi. 

Pendant  cet  entretien,  j'étois fans  ceffeen  crainte 
que  ma  femme,  qui  ne  favoit  rien  de  tout  cela, 
vînt  à  s'apercevoir  de  ce  qui  le  palToit.  Mais  elle 
avoit  affaire  avec  le  tilTerand  &  n'y  prit  pas  garde. 

Voyant  l'inutilité  de  les  efforts,  mon  frère  crut 
devoir  en  informer  ma  belle-mère.  Saifie  d'effroi 
à  cette  nouvelle,  celle-ci  envoya  après  fouper  une 
domellique  pour  me  prier  de  paffer  avec  ma  femme 
auprès  d'elle  le  plus  tôt  polfible.  Comme  on  étoit 
au  moment  de  le  mettre  à  table,  je  répondis  qu'on 
devoit  nous  laiffer  fouper  en  paix.  Mais  ma  belle- 
mère  nous  harcelant  de  lés  meffages,  ma  femme 
voulut  favoir  de  quoi  il  s'agifloit,ôc  fans  qu'on  pût 
l'en  empêcher,  fe  rendit  auprès  de  fa  mère. 

Quand  elle  eut  appris  la  chofe,  hors  d'elle  & 
toute  tremblante,  elle  revint  au  logis,  me  conju- 
rant de  fentcndre  en  particulier.  De  peur  de  me 
laiffer  attendrir  dans  une  affaire  où  Dieu  &  ma 
confcience  étoient  intéreffés,  j'effayai  de  m'efqui- 


(8  ) 
ver  par  une  porte  de  derrière.  Mais  voilà  ma  pro- 
pre mère  qui  me  court  après,  en  criant  d'une  voix 
lamentable  :  «  O  mon  fils,  ne  veux-tu  pas  parler 
à  ta  mère,  &  méprifes-tu  le  fein  qui  ta  nourri  ?  » 

En  entrant  à  la  maifon,  je  trouvai  ma  femme 
gifante  fur  le  plancher  &  faifant  entendre  des 
plaintes  &  des  fanglots  qui  me  perçoient  le  cœur, 
à  caufe  de  la  tendre  &  fmcère  affe(flion  que  nous 
nous  étions  toujours  portée  l'un  à  l'autre.  Impof- 
fible  de  la  tranquillifer  &  de  l'engager  à  prendre 
du  repos.  Elle  fe  frappoit  la  tête  contre  le  plan- 
cher &  difoit  à  fa  chambrière:  «  Ah  !  Rofa,  ne  te 
marie  jamais  5  tu  vois  quel  chagrin  les  maris  font 
à  leurs  femmes,  ^i  Oh!  c'étoit  un  trifte  &  déchi- 
rant fpedaclc  ! 

Le  lendemain,  50  août,  d'après  le  nouveau  ca- 
lendrier grégorien,  je  reçus  la  vifite  de  deux  des 
Bannerets,  dont  l'un  étoit  mon  coufm,  Hans  Py- 
thon, &  l'autre  auffi  un  coufin,  Jacques  Bûcher, 
accompagnés  de  mes  deux  frères  Simon  &  Ni- 
colas. Ils  me  dirent  avoir  reçu  l'ordre  de  leurs  Sei- 
gneurs &  Supérieurs  de  venir  m'avifer  de  leur  part 
que  cette  affaire  leur  caufoit  un  grand  déplaifir  «Se 
qu'on  me  fauroit  un  grand  gré  de  m'en  départir: 
n  Que  fi  je  n'obtempérois  pas  à  leur  défir,  je  pour- 
rois  bien  apprendre  à  mes  dépens  à  quels  dan- 
gers je  m'expofois  &  de  quel  défhonneur  je  me 
couvrirois  moi  ôc  toute  ma  parenté.  Que  je  devois 
me  fouvenir  que  mon  père  avoit  fait  une  pieufe 
mort  dans  la  croyance  catholique,  jj  Mais  je  répon- 
dis que  je  ne  pouvois  renoncer  à  la  vérité  &  que 
je  mourrois  plutôt  que  de  le  faire. 


(9) 

A  la  fuite  de  cette  fcène,  mon  frère  Nicolas  re 
vint  chez  moi,  me  conjurant  les  larmes  aux  yeux 
d'être  mon  propre  ami  &  de  ne  pas  faire  un  fi 
grand  chagrin  à  moi-même,  à  ma  femme  &  à 
toute  la  parenté.  Il  ajouta  que  M,  Tavoyer  d'Affry, 
prefque  ofTenfé  de  cette  affaire,  me  prioit,  par 
amour  pour  moi  &  pour  lui,  de  me  laifTer  conduire. 
Mais  que  fi  je  perfiftois  dans  mon  opinion,  je  de- 
vois  renoncer  à  ma  bourgeoifie  &  quitter  au  plus 
tôt  la  ville. 

Dans  l'intervalle,  la  chofe  s'étoit  ébruitée.  Je 
compris  qu'il  ne  me  refloit  d'autre  parti  à  pren- 
dre, fi  je  voulois  éviter  d'être  arrêté  dans  la  rue, 
que  de  me  conftituer  prifonnier  moi-même.  En 
conféquence,  le  vendredi,  dernier  du  mois  d'août 
fuivant ,  je  me  conftituai  prifonnier  dans  la  tour 
Zollet^ 

J'y  étois  à  peine  depuis  une  heure,  lorfque  mon 
frère  Nicolas,  inftruit  de  ma  captivité  volontaire, 
arriva  tout  à  coup  &  me  demanda  ce  que  je 
faifois-là  :  «  Franchement,  dit-  il,  je  crois  que  tu 
deviens  fou.  »  11  m'engagea  alors  à  rentrer  immé- 
diatement au  logis  &  à  ne  pas  le  couvrir  de  honte 
par  ma  conduite.  «  Je  ne  fuis  point  fou,  lui  dis-je, 
&  ne  veux  défhonorer  perfonne.  »  Comme  je  re- 
fufois  abfolument  de  fuivre  fon  confeil,  il  s'éloi- 
gna &  me  laifTa  tranquille.  Mais  apprenant  que 
la  profeffion  de  foi  que  j'avois  adreffée  aux  mem- 
bres du  tribunal  ne  leur  avoit  pas  été  remife,  je 

*  On  appelait  awjî,  du  nom  de  celui  qui  en  était  le  gardien,  la  tour 
de  la  porte  de  Morat. 

b. 


(10) 
fus  troublé  &  affligé  jufqu'aux  larmes.  Cefl  Dieu 
cependant  qui  empêcha  l'exécution  de  cette  idée. 
Car  fi  elle  eût  été  réalifée,  je  l'eufTe  payée  de  ma 
vie  ou  d'une  détention  perpétuelle. 

Etant  Ibrti  de  la  ville  pour  me  promener  un  peu, 
je  vis  venir  à  moi  en  rentrant,  devant  la  mailbn 
de  mon  beau-frère  Lambert^  mon  autre  beau- 
frère,  Chriflophe  de  Diefbach,  avec  le  tréforier 
Hanz  Fruyo  &  mon  frère  Nicolas.  Ils  me  deman- 
dèrent d'où  je  venois  &  où  j'allois,  ajoutant  que  Ci 
je  voulois  fuivre  leur  conleil,  ils  m'aideroient  à 
fortir  de  peine  ;  qu'ils  me  prioient  de  les  accom- 
pagner chez  le  Prévôt,  qui  me  donneroit  des  li- 
vres propres  à  me  remettre  dans  la  bonne  voie. 
Le  Prévôt,  difoient-ils,  efl:  un  excellent  homme. 
Mon  frère  Nicolas  y  étoit  refté  jufqu'à  minuit,  à 
boire  avec  lui  dans  l'elpoir  que  tout  iroit  bien. 
Vaincu  parleurs  foUicitations,  je  me  décidai  enfin 
à  aller  avec  eux  chez  le  Prévôt  auquel  M.  Fruyo 
demanda,  en  mon  nom,  un  livre  relatif  aux  facre- 
ments.  M.  le  Prévôt  ne  put  me  remettre  immé- 
diatement le  livre  qu'on  lui  demandoit  &  qu'il 
avoit  prêté.  Mais  il  me  l'envoya  enfuite  à  domi- 
cile. 

A  la  nouvelle  .que  je  m'étois  conflitué  prifon- 
nier,  ma  femme  étoit  tombée  en  défaillance.  Sa 
mère  &  fa  fœur  Urfule,  avec  ma  mère,  s'empref- 
foient  autour  d'elle.  Lorfque  je  rentrai,  je  la  trou- 

1  Lambert  ou  Lamberger, famille  ïllujirée  par  les  exploits  (/  l'habi- 
leté du  chevalier  Henri  Lamberger,  bourguemaitre  6"  chef  du  parti  ef- 
pagnol.  — Les  Fruyo,  famille  riche  &  notable  de  la  magifirature. 


(  "  )   ^ 

vai  à  la  cuifine  aiïifc  fur  un  fiége,  la  tête  enve- 
loppée de  linge  &  dans  Tétat  le  plus  déplorable. 
J'eus  un  tel  chagrin  à  cette  vue  que  je  reliai  long- 
temps fans  pouvoir  dire  une  parole.  C'étoient  des 
larmes,  des  gémiiïementSjdes  plaintes  fans  fin  ! 

Le  dimanche  fuivant,  2  feptembre,  je  me  ren- 
dis chez  l'avoyer  d'Affry  pour  le  prier  de  me  per- 
mettre de  paraître  le  lendemain  lundi  en  Confeil 
dans  le  but  d'obtenir  mon  acle  de  renonciation  à 
la  bourgeoifie.  «  Où  voulez-vous  aller.''  me  de- 
manda TAvoyer? —  A  Berne,  lui  dis-je.  —  Que 
faire  à  Berne  ?  —  Y  vivre  félon  la  liberté  de  ma 
confcience. —  S'il  en  efl  ainfi,  me  dit-il  pour  m'ef- 
frayer,  ceffez  de  me  regarder  comme  votre  ami. 
Je  ferai  plutôt  l'ami  du  diable  que  le  vôtre.  Ah  ! 
il  fe  pafTera  des  chofes  qui  vous  feront  dreffer  les 
cheveux  fur  la  tête.  Penfez-vous,  ajouta-t-il,  être 
plus  fin  que  vos  pareils  &  mieux  comprendre  les 
affaires  de  religion  que  les  autres?  N'avons-nous 
donc  pas  affezde  gens  entendus  &  inflruits  parmi 
nous }  Si  leur  dodrine  eft:  fauffe,  ils  en  porteront 
la  peine,  eux,  &  non  pas  nous.  Votre  père  a  fait 
une  pieufe  mort  dans  cette  croyance.  Vous  croyez- 
vous  plus  habile  que  lui  ?  » 

L'Avoyer  finit  par  m'engager  à  revenir  à  de  meil- 
leurs fentiments;  pour  ce  qui  concernoit  l'acfle  de 
renonciation,  il  me  dit  qu'il  ne  falioit  pas  me  faire 
illufion,  que  je  ne  l'obtiendrois  pas  du  Confeil. 

Je  quittai  l'Avoyer  le  cœur  ferré  &  plein  d'af- 
flidion.  Je  fus  enfuite  rejoint  par  mon  coufm  Py- 
thon (Se  mes  deux  frères  Simon  &  Nicolas,  dont  le 


(  lO 

dernier  étoit  le  gendre  de  l'Avoyer.  Ils  m'étoient 
envoyés  tous  les  trois  par  M.  d'Affry  pour  m'en- 
gager  encore  à  me  défifter  de  mon  projet  de  dé- 
part. Après  beaucoup  de  pourparlers,  ils  voulurent 
me  perfuader  de  retourner  chez  M.  d'Affry.  Mais 
je  refufai  net  de  m'y  rendre,  ajoutant  que  je  vou- 
lois  réfléchir  jufqu'au  lendemain. 

Le  lendemain,  lundi  5  feptembre,  mon  frère 
Nicolas  revint  chez  moi  à  l'heure  de  la  meffe  de 
Notre-Dame,  me  demandant  fi  j'étois  difpofé  à 
aller  voir  l'Avoyer  qui  m'attendoit.  Je  fortis  de  la 
maifon  par  la  porte  de  derrière  &  me  rendis  chez 
l'Avoyer,  pouvant  à  peine  parler,  tant  je  craignois 
d'encourir  la  difgrâce  de  Dieu  en  reniant  la  vérité. 
Le  banneret  Python,  mon  coufin,  vint  aufTi  avec 
moi  chez  M.  d'Affry. 

Ce  magiftrat  m'adrefl^a  une  fuperbe  admonella- 
tion.  Il  exprima  l'efpoir  que  je  ne  refterois  pas 
opiniâtrement  attaché  à  mon  idée ,  que  je  me 
défifterois  de  l'opinion  que  j'avois  adoptée,  par 
amour  pour  lui  &  pour  mes  amis,  &  aulH  par 
crainte  du  défhonneur  &  du  grand  danger  qui  me 
menaçoit  en  cas  contraire.  J'étois  debout  devant 
lui,  les  yeux  pleins  de  larmes,  &  lui  dis  que  je  fe- 
rois  volontiers  tout  ce  qui  dépendroit  de  moi  pour 
lui  être  agréable  fans  bleifer  ma  confcience.  Mais 
qu'en  abandonnant  la  vérité  reconnue,  j'attirerois 
fur  moi  la  colère  de  Dieu.  «  Mais  où  efl:  la  vérité, 
s'écria  l'Avoyer,  finon  chez  nous.''  »  Je  dus  alors 
lui  promettre  de  i^etourner  chez  le  Prévôt  &  le 
Curé  qui  me  donneroient  des  livres  propres  à  m'é-, 
clairer. 


(  13  ) 

Le  curé  Werro  me  donna,  en  effet,  un  Hojius* 
que  je  lus  le  mardi  &  mercredi.  Pendant  ma  lec- 
ture, ma  femme  étoit  à  côté  de  moi,  le  vifage 
plein  de  trifteffe  &  veillant  fur  tous  mes  pas,  de 
peur  que  je  ne  m'éloignaffe.  Mais  le  jeudi  6  fep- 
tembre,  après  avoir  dit  à  ma  femme  que  j'allois 
boire  le  coup  du  foir  ^  avec  le  Père  lecleur  des 
Cordeliers,  je  partis  fans  mot  dire  vers  1 1  heures 
du  matin  pour  Berne. 

Mais  avant  de  fortir  de  ville,  j'allai  prier  un  fel- 
lier,  qui  demeuroit  tout  près  de  la  porte  de  Berne, 
de  bien  vouloir,  dans  la  foirée,  porter  de  ma  part 
la  profeffion  de  foi  que  j'avois  mife  fous  une  en- 
veloppe de  parchemin  à  M.  le  chancelier  Tech- 
termann^.  J'y  avois  joint  un  billet  par  lequel  je 
priois  M.  le  chancelier  de  lire  en  Confeil  la  pièce 
où  j'expliquois  le  motif  de  mon  départ. 

Le  foir  du  même  jour,  ma  femme  avoit  fait 
cuire  une  épaule  de  mouton,  penfant  toujours  que 
j'allois  revenir  pour  fouper.   Mais  comme  je  ne 

'  Hojîus  ou  OJiu<:,  &  non  Stojîus,  comme  on  l'a  imprimé  par  erreur 
dans  les  Mémoires  de  la  Société  hijloriquc  de  Berne.  Il  s'agit  ici  pro- 
bablement d'un  des  ouvrages  d'OJîus,  évèque  de  Cordouc,  au  III' 
Jîecle,  célèbre  d'abord  par  Jon  orthodoxie,  puis  par  fa  chute  &  Jon 
repentir.  Voir  pour  cet  Ojîus  le  Diâionnaire  de  Feller. 

'  On  dînoit  à  9  heures. 

^  Guillaume  Techtermann,  d'une  famille  patricienne,  illuJJrée  par 
les  armes,  les  ambajfades  6'  la  magijirature  des  le  XV^  fiècle,  entré 
aux  300  en  1 576,  dans  les  Secrets  en  1^786"  qui  remplit  les  fonc- 
tions de  Chancelier  J^  1^79  J  1593,  e/?  un  des  magijirats  les  plus 
injlruits  qu'ait  eus  la  République.  Il  fut  le  principal  rédaâeur  de 
la  Municipale  ou  Code  civil  en  vigueur  avant  la  révolution  (y  même 
depuis  lors  encore. 


(  H) 

paraifTois  pas,  elle  me  fit  chercher  partout  &  dans 
toutes  les  auberges,  &  ne  favoit  pas  qu  en  penfer, 
lorfqu'elle  apprit  par  une  jeune  fille  qu'on  m'avoit 
vu  monter  le  Schœnenberg  en  manteau  &  cha- 
peau. Alors  les  pleurs,  les  gémiflements  &  les 
plaintes  de  le  faire  entendre  plus  que  jamais. 

Le  vendredi  7  feptembre,  déjà  à  trois  heures  du 
matin, ma  femme  fe  rendit  chez  fon  beau-frère  Ro- 
dolphe Progin^,  le  priant  de  lui  prêter  fon  cheval 
pour  fe  rendre  à  Berne.  Elle  alla  enfuite  épancher 
fa  douleur  chez  fa  mère  &  chez  mon  frère  Nicolas. 
Mais  ce  dernier  lui  confeilla  de  refier  chez  elle,  di- 
fant  qu'il  fe  rendroit  lui-même  à  Berne.  Il  partit,  en 
effet,  &  vint  me  trouver  à  l'auberge  de  la  Clef  où 
j'avois  pris  mon  logement.  Il  me  demanda  ce  que 
je  faifois  là? —  Je  lui  répondis  que  le  commiffairc 
d'Avenches  m'avoit  fait  citer  devant  le  Confeil  de 
Berne  pour  affaires  d'intérêt  de  ma  femme  &  lui 
montrai  la  lettre  que  ledit  commiffaire  m'avoit 
envoyée.  Il  prit  cette  lettre,  ajouta  foi  à  mon  ré- 
cit &  s'en  alla  calmé.  Dans  ce  moment-là  j'aurois 
couru  grand  rifque  de  la  vie  fi  je  n'avois  eu  cette 
lettre  fur  moi. 

Mais  quand  le  lendemain,  dimanche,  ma  femme 
vit  que  je  ne  revenois  pas,  elle  pria  mon  beau- 
frère  Progin  de  bien,  vouloir,  pour  l'amour  d'elle, 
fe  rendre  à  cheval  à  Berne,  dans  l'efpoir  que  fa 
vieille  &  fidèle  amitié  pour  moi  auroit  le  crédit  de 
me  ramener  à  Fribourg. 

*  T{pdolphe  Progin,  defamille patricienne,  membre  des  aoo  depuis 
1 587,  Secret  en  1607. 


En  effet,  le  foir,  au  moment  où  je  me  mettais  à 
table  pour  fouper,  Progin  arrive,  falue  tout  le 
monde,  me  tend  la  main  &  s'affied  à  côté  de  moi. 
Le  lendemain,  à  lo  heures,  il  me  demande  un 
entretien  particulier.  Nous  allâmes  nous  promener 
enfemble  dans  l'allée  ouverte  des  Dominicains. 
«Mais  que  penfes-tu,  me  dit-il,  d'être  ainfi  venu  à 
Berne  &  quel  eft;  ton  deffein.'*  La  pièce  de  monnoie 
n'a  jamais  plus  de  valeur  que  dans  l'endroit  où  elle 
a  été  frappée.  Et  comment  as-tu  le  cœur  d'aban- 
donner ainfi  une  femme  qui  t'efl:  fi  tendrement 
attachée.  Ah  !  fi  tu  l'entendois  gémir,  pleurer  fans 
ceCCe  !  Elle  ne  peut  ni  boire,  ni  manger,  ni  pren- 
dre de  repos.  Et  cependant  fi  tu  te  fixes  à  Berne, 
il  te  faut  renoncer  à  elle  ;  car  elle  ne  confentira 
jamais  à  quitter  Fribourg  ni  à  changer  de  religion. 
Et  au  cas  même  qu'elle  fût  difpofée  à  te  rejoindre, 
fes  amis  ne  le  permettront  pas.  Ce  que  tu  as  de 
mieux  à  faire,  c'eft  de  rentrer  tranquillement  avec 
moi  à  Fribourg.  Tes  amis  feront  tous  heureux  de 
te  revoir.  La  paix  fera  bientôt  faite,  fi  feulement 
tu  confens  à  fuivre  mes  avis.  L'affaire  peut  encore 
s'arranger.  Le  Chancelier  n'a  pas  décacheté  le  pli 
que  tu  lui  as  fait  remettre,  dans  l'efpoir  que  tu  ne 
tarderas  pas  à  rentrer  à  Fribourg.  »  L'entretien 
roula  longtemps  dans  ce  fens. 

L'état  où  (e  trouvoit  ma  femme  me  remplit  d'une 
telle  douleur,  que  je  fus  cinq  fois  fur  le  point  de 
m'ôter  la  vie.  Je  n'y  voyois  plus  &  dus  m'afleoir, 
ne  pouvant  plus  me  tenir  fur  les  jambes.  Dieu 
fait  combien  de  larmes  je  répandis  dans  cette  ma- 


(  i6  ) 

tinée  fans  obtenir  de  cet  ami  la  moindre  parole 
de  confolation.  Quand  il  fe  fut  convaincu  que 
fes  efforts  pour  me  ramener  avec  lui  à  Fribourg 
demeuroient  infrudiueux,  il  me  réclama  la  clef  du 
coffre  où  étoient  renfermés  mon  argent  &  mes 
lettres  de  créance  pour  les  donner  à  ma  femme. 
Je  les  lui  remis  volontiers.  Car  Taffeélion  que  je 
portois  à  cette  femme  étoit  telle  que  je  n'euiïe  pas 
feulement  partagé  avec  elle  tout  mon  bien^  mais 
mon  propre  cœur.  Etant  déjà  à  cheval  pour  par- 
tir, mon  beau-frère  me  demanda  encore  une  fois 
fi  je  voulois  aller  avec  lui,  s'offrant  dans  ce  cas  à 
me  faire  monter  à  fa  place.  Mais  je  le  laiflTai  par- 
tir feul  &  rentrai  triflement  dans  mon  auberge  de 
la  Clef. 

Mais  voici  qu'arrive  le  noble  Jean-Rodolphe  de 
Scharnachtal,  qui,  ayant  appris  ma  malheureufe 
fituation,  venoit  m'offrir  fa  maifon  &  m'en  re- 
mettre les  clefs  pour  en  jouir  fans  payer  aucun  in- 
térêt. D'autres  perfonnes  encore  vinrent  me  faire 
les  mêmes  offres  de  fervice.  Hans  Andrès  d'abord, 
qui  mit  à  ma  difpofition  un  bon  lit  &  un  bel  ap- 
partement; puis  le  dodeur  Tournon,  M.  Mug- 
gli,  &c.,  &c. 

Le  mardi  I2  odlobre,  je  pris  poffeffion  de  l'ap- 
partement de  Hans  Andrès,  où  je  logeai  l'efpace 
de  cinq  femaines.  Impoffible,  hélas  !  de  décrire 
de  combien  d'amertumes  ma  vie  fut  abreuvée  pen- 
dant ce  temps,  combien  de  larmes  fe  mêlèrent  à 
mon  pain,  &  combien  de  nuits  fe  paflerent  fans 
fommeil,  vingt-cinq  femaines  durant. 


(17) 
Sans  la  fociété  dont  j'étois  entouré  qui  me  pro- 
diguoit  les  foins  &  me  forçoit,  pour  ainfi  dire,  de 
boire  &  de  manger,  je  crois  que  je  lerois  mort  de 
chagrin.  Souvent  les  jours  me  fembloient  auiïî 
longs  que  les  années,  tSc  des  larmes  qui  couloient 
jour  &  nuit  de  mes  yeux,  on  eût  pu  laver  non- 
feulement  mon  vifage,  mais  mon  corps  tout  en- 
tier. Que  de  fois,  la  nuit,  je  fautois  de  mon  lit  & 
je  me  jetois  à  genoux  pour  prier  Dieu  de  mettre 
un  terme  à  mes  fouffrances. 

A  la  fin,  la  fatigue  &  Taccablement  produits  par 
le  chagrin  devinrent  tels  que  je  ne  pouvois  plus 
ni  me  tenir  debout  ni  marcher.  Ma  bouche  avoit 
contracflé  une  telle  féchereiïe,  que  j'avois  bien  de 
la  peine  à  la  rafraîchir.  Ce  qui  me  brifoit  le  cœur, 
c'étoit  furtout  d'apprendre  par  des  compatriotes 
le  trifle  état  ovi  fe  trouvoit  ma  femme,  qu'on  me 
dépeignoit  réduite  à  rien  Se  fe  traînant  comme 
une  ombre  le  long  des  murailles.  D  autres  tenta- 
tions vinrent  encore  m'ailaillir.  Je  comparois  ma 
fituation  préfente  avec  celle  que  j'avois  autrefois, 
&.  je  penibis  à  la  belle  maifon  que  j'avois  laidee 
à  Fribourg,  pendant  que  maifon  Ôc  cour  me  fai- 
foient  défaut  à  Berne.  Je  me  voyois  abandonné  de 
tout  ce  que  j'aimois,  ma  femme,  mes  frères,  mes 
amis,  mes  connaiffances  &  j'avois  le  crève-cœur 
d'entendre  dire  que  mes  frères  ne  vouloient  plus 
me  reconnaître  comme  tel.  Amitié  &  parenté  font 
chofe  morte,  dilbient-ils.  Mon  beau-frère  Progin 
m'écrivoit  la  même  chofe,  &  me  prioit  de  ne  plus 
recourir  à  lui  pour  aucun  fervice.  Je  me  repréfen- 

c. 


tois  tous  les  propos  affreux  &  infultants  qui  fe  dé- 
bitoient  contre  moi,  les  noms  de  traître,  d'apoftat, 
d'homme  qui  méritoit  la  corde,  que  me  prodi- 
guoient  des  gens  auxquels  je  n'avois  jamais  fait 
de  mal.  Us  difoient  que  j'avois  tourné  le  dos  à 
Dieu,  que  j'étois  un  fils  du  diable,  que  mes  an- 
goiffes  étoient  la  jufle  punition  de  ma  défetflion 
de  la  foi  catholique,  la  feule  vraie,  antique  & 
qui  pût  conduire  au  falut.  Les  prêtres,  en  particu- 
lier, excitoient  la  bourgeoifie  contre  moi,  difant 
qu'euifé-je  mille  têtes,  il  falloit  les  couper  toutes, 
dût-il  leur  en  coûter  la  vie. 

J'étois  encore  tourmenté  par  la  penfée  que  je 
vivois  au  milieu  d'un  peuple  étranger  dont  je  ne 
connaiffois  ni  les  mœurs  ni  les  lois,  &  où  j'étois 
expofé  à  entendre  dire  du  mal  de  mes  concitoyens. 
Ajoutez  à  cela  le  prix  élevé  de  toutes  chofes  à 
Berne  &  les  embarras  financiers  où  me  mettoient 
mon  indivifion  avec  mes  frères  &  la  défenfe  faite 
par  le  gouvernement  de  Fribourg  de  me  remettre 
quoi  que  ce  fût  de  ma  fortune. 

Telles  étoient  les  penfées  fecrètes  qui  me  ron- 
geoient  &  qui  ébranloient  ma  réfolution,  après 
que  j'eus  triomphé  des  obflacles  extérieurs.  En 
fomme,  je  me  voyois  fous  un  ciel  nébuleux  «5c  fans 
éclaircie,  ballotté  par  des  vents  qui  menaçoient  à 
chaque  inltant  de  m'engloutir  dans  les  flots.  La 
plupart  de  mes  compatriotes  que  je  rencontrois  à 
Berne,  bien  loin  de  longer  à  m'apporter  quelque 
foulagement,  ne  fongeoient  à  moi  que  pour  aller 
faire  des  contes  à  Fribourg  &  s'égayer  aux  dépens 


(  19  ) 
de  mon  infortune.  D'autres  m'engageoient  forte- 
ment à  retourner  à  Fribourg,  répétant  le  dicfton  : 
ft  Que  le  pfennig  ne  vaut  tout  ("on  prix  que  là  où  il 
a  été  frappé.  ^)  J'eus  entre  autres  la  vifite  de  mon 
compère  Hermann  ^,  convaincu  que  je  ne  fau- 
rois  réfiller  à  fon  défir  de  me  ramener  à  Fribourg. 
&  qui  crut  trouver  un  argument  décifif  en  parlant 
de  la  bonne  chère  qu'on  y  faifoit,  des  chapons 
fucculents,  des  gelinottes  qu'on  mangeoit  à  l'hô- 
tel des  zMerciers,  &  des  vins  délicieux  qu'on  y  bu- 
voit,  tout  cela  pour  6  pfennigs,  ou  lo  kreutzers, 
tandis  qu'à  Berne  on  vivoit  mal,  que  tout  y  étoic 
hors  de  prix  &  qu'on  y  buvoit  de  mauvais  vin. 
On  ne  manqua  pas  d'ajouter  qu'à  Fribourg,  tous, 
jeunes  &  vieux,  s'entretenoient  de  moi  &  que  dans 
les  auberges  il  n'étoit  pas  queftion  d'autre  chofe  ; 
que  j'étois  devenu  la  fable  de  la  ville  ôc  qu'on  en 
parloitjufque  dans  les  contrées  les  plus  éloignées 
&  furtout  où  il  y  avoit  des  Suiffes. 

Dans  l'intervalle,  je  parus  devant  le  Confeil  de 
Berne  pour  demander  à  être  reçu  bourgeois  <5c 
Hinierfàss' .  Je  reçus  à  cette  occafion  un  bon  coup 
d'épaule  de  M.  l'avoyer  de  Wattenwyl  &  de  M.  le 
pafteur  Abraham  MuOlin.  Mais  la  condition  préli- 
minaire à  ma  réception  étoit,  comme  le  fit  enten- 
dre M.  l'avoyer  de  Mullinen,  la  renonciation  à  la 
bourgeoifie  de  ma  ville  natale.  En  conféquence, 

'  Probiibkment  Louis  Hermann,  des  200  depuis  1^76. 

-  On  iippeloit  J  Tierne  comme  a  Fribourg  Hinterfass  les  nouveaux 
bourgeois,  puis  les  petits  bourgeois,  par  oppojîtion  aux  patriciens  ou 
bourgeois  privilégies  &•  habiles  au  gouvernement. 


(    20    ) 

j'expédiai  à  Fribourg,  le  i  y  feptembre,  le  meffa- 
ger  Martin  Bay,  porteur  d'une  lettre  où  je  décla- 
rois,  qu'ayant  reçu  une  lumière  d'en  haut  qui  ne 
me  permetcoit  pas  de  vivre  devant  Dieu  comme 
auparavant,  je  m'étois  fixé  à  Berne  pour  y  (ervir 
Dieu  (elon  ma  confcience.  Je  demandois,  en  con- 
féquence,  qu'on  voulût  bien  me  dégager  de  mes 
liens  de  bourgeoifie  &  ne  pas  prendre  la  chofe  en 
mauvaife  part  ;  que  je  n'eufle  jamais  fongé  à  m'ex- 
patrier,  fi  j'eufle  pu  jouir  à  Fribourg  de  la  liberté 
de  confcience.  Je  remerciois  MefTeigneurs  de  leurs 
nombreux  bienfaits,  &  priois  le  Dieu  de  miféri- 
corde  de  bien  vouloir  les  conferver  toujours  en  fa 
grâce. 

Lorfque  le  meffager  bernois  eut  fait  lire  ma 
lettre  en  Confeil,  l'avoyer  Heid  lui  fit  favoir  que 
fi  je  ne  me  trouvois  pas  bien  à  Fribourg,  il  ne 
pouvoir  s'oppofer  à  ce  que  je  m'établifle  ailleurs; 
que  c'étoit  à  moi  de  voir  fi  je  trouverois  ailleurs 
une  meilleure  religion  que  chez  les  Fribourgeois. 
Je  comparus  alors  de  nouveau  devant  le  Confeil 
de  Berne,  demandant  qu'il  m'appuyât  de  fon  cré- 
dit &  d'une  lettre  pour  obtenir  quelques  créances 
de  mes  frères  &  qu'il  me  fût  permis  d'aller  à  Fri- 
bourg fans  avoir  à  craindre  d'être  emprifonné  pen- 
dant mon  féjourdans  cette  ville.  L'avoyer  de  Mul- 
linen  me  répondit  à  ce  fujet  que  les  Fribourgeois 
avoient  coutume  d'en  ufer  ainfi  envers  tous  ceux 
qui  s'établiffoient  fur  le  territoire  de  Berne,  mais 
qu'on  étoit  décidé  à  les  mettre  en  demeure  de  dé- 


(    21    ) 

clarer  s'ils  étoient,  oui  ou  non,  difpofés  à  refpecler 
le  traité  de  combourgeoifie  * . 

Les  Fribourgeois,  ayant  reçu  communication 
de  la  plainte  de  Berne,  exprimèrent  par  écrit  leur 
étonnement  qu'on  leur  fit  une  pareille  queftion  & 
demandèrent  à  connaître  Tauteur  de  la  plainte. 

J'écois  depuis  cinq  femaines  cTiez  Andrès.  Mais, 
informé  que  mon  hôte  fe  propoloit  d'accompagner 
certains  baillis  dans  la  prife  de  poiïeirion  de  leurs 
bailliages,  j'allai  prendre  mon  logement  chez 
PierreTibner,  profeireur  de  grec  à  l'ancienne  école 
de  Berne.  Je  demeurai  chez  lui  quinze  jours.  De 
là,  je  pris  quartier  chez  M.  Gatfchet,  dont  j'efpé- 
rois  que  la  parenté  avec  ma  Femme  engageroit 
peut-être  celle-ci  à  venir  me  trouver.  Puis  paraif- 
i'ant  de  nouveau  devant  le  Confeil,  je  priai  Mef- 
feigneurs  de  me  faire  accompagner,  à  mes  frais, 
par  un  confeiller  dans  le  voyage  que  je  me  pro- 
pofois  de  faire  à  Fribourg  pour  mes  affaires.  On 
me  répondit  que  fi  quelque  confeiller  confentoit 
à  m'accompagner,  on  y  donneroit  volontiers  les 
mains.  Mais  tous  ces  MelTieurs  me  diffuadèrent  de 
rifquer  cette  démarche,  &  m'engagèrent  à  ajour- 
ner ma  vifite.  Les  difpofitions  de  Meffeigneurs 
m'attriftèrent;mais  apprenant  qu'à  l'occafion  d'au- 
tres affaires  une  députation  nombreufe  fe  rendroit 
à  Fribourg,  j'attendis  pour  obtenir  de  me  joindre 
à  elle. 

J'étois  auffi  revenu  à  la  charge  relativement  au 

'  L'ancien  traite  de  combourgecijîe  qui  accordait  le  libre  établijfe  ■ 
ment  aux  bourgeois  des  deux  villes. 


C  Î2  ) 
droit  de  bourgeoifie  que  je  folUcitois  à  Berne.  A 
cela  on  me  répondit  qu'il  avoit  été  décidé  de  ne 
plus  recevoir  de  bourgeois  que  devant  les  200, 
&  cela  à  deux  époques  de  Tannée,  Noël  &  Pâ- 
ques, huit  jours  avant  &  huit  jours  après  ces  fêtes. 
Dans  l'intervalle,  j'appris  que  la  députation  qui 
alloit  partir  pour  Fribourg  avoit  été  nommée  dans 
la  perfonne  des  bannerets  du  Confeil ,  MM.  de 
Graffenried  &  Manuel,  &  des  Soixante  :  MM.  Dach- 
felhofer,  chancelier,  &  Antoine  de  Graffenried, 
ancien  bailli  du  Geffenay.  Je  reparus  en  Confeil 
pour  demander  aide  &  protedlion,  me  fondant 
furtout  fur  ce  qu'on  avoit  mis  ma  femme  fous  tu- 
telle &  que  mes  frères  avoient  partagé  la  garde- 
robe  de  mon  père  en  mon  abfcnce. 

J'infiflai  pour  être  reçu,  avant  le  déparc  des  en- 
voyés, membre  d'une  abbaye,  puis  bourgeois  de 
Berne.  Samedi,  y  janvier  de  l'ancien  calendrier,  je 
fus  en  effet  agrégé  à  l'honorable  corporation  des 
Grands  tanneurs  &  donnai  à  la  Société  une  étrenne 
d'une  couronne  au  foleil.  J'eus  à  payer,  en  outre, 
pour  la  réception  10  livres  bernoifes,  foit  ^  cou- 
ronnes au  foleil;  pour  la  chevauchée  25"  livres  de 
la  même  monnoiej  pour  la  bâtiffe  de  l'abbaye  j" 
livres. 

Le  lundi  fuivant,  4  janvier,  je  fus  reçu  gratui- 
tement bourgeois  de  la  louable  ville  de  Berne  par 
le  Confeil  ordinaire. 

Le  12  janvier,  les  députés  bernois  s'étant  ren- 
dus à  Fribourg,  mon  hôte  &  coufin,  Nicolas  Gatf- 
chet,  s'y  rendit  avec  eux  à  ma  prière.  Celui-ci  s'en- 


(    23    ) 

tretint  beaucoup  avec  ma  belle-foeur  &  avec  ma 
femme  pour  engager  cette  dernière  à  me  rejoindre 
à  Berne,  où  elle  vivroit  à  Ton  gré,  &  fans  qu'elle 
eût  à  redouter  aucune  contrainte.  Mais  ("es  inftan- 
ces  furent  inutiles,  &  ma  femme  ne  laifTa  voir  au- 
cune difpofition  devenir  s'établir  avec  moi  à  Berne. 
Peut-être  fut-elle  retenue  par  la  crainte  de  fa  mère 
&  de  fes  autres  amis,  peut-être  aulTi  vouloit-elle 
ménager  les  autorités  eccléfiaftiques  &  civiles  qui 
lui  avoient  fait  de  belles  promefles  pour  l'engager 
à  refter.  Les  ennemis  de  Jéfus  '  avoient  ordonné 
des  prières  publiques  pour  elle  &  lui  avoient  fait 
jurer  de  ne  point  faiblir  &  de  ne  pas  changer  de 
religion.  De  plus,  on  lui  avoit  défendu  de  m'en- 
voyer  ma  cuiralTe,  mes  armes,  mes  habits,  d'en- 
voyer &  de  recevoir  des  lettres.  Tout  cela  ne  l'em- 
pêchoit  pas  de  mécrire  en  fecret  &  de  m'expédier 
des  habits,  du  linge  &  de  faire  tout  ce  que  la  piété 
conjugale  infpire  à  une  brave  femme. 

Le  dimanche  foir,  17  janvier,  arrivèrent  à  Berne 
les  députés  de  Fribourg,  favoir  l'avoyer  Heid, 
Marti  Krumenlloll,commi(Taire  général,  tous  deux 
du  Confeil,  le  chancelier  Guillaume  Techtermann 
&  Nicolas  de  Praroman  des  Soixante.  Comme  je 
me  trouvois  à  Morat,  j'ignorai  leur  arrivée  jufqu'au 
lundi  foir,  où  à  mon  retour  j'appris  de  la  femme 
de  M.  Catfchet,  que  des  députés  de  Fribourg 
avoient  paru  en  Confeil  ôc  avoient  formulé  contre 
moi  des  plaintes  graves,  qu'ils  avoient  remifes  par 

'  Jefuswiien/che. 


(  24  ) 

écrit  &  que  MefTieurs  de  Berne  m'avoient  commu- 
niquées pour  me  pourvoir. 

Lorfque  j'eus  pris  connaiffance  de  ces  plaintes, 
je  fus  un  moment  effrayé.  Puis  n\e  faifant  appor- 
ter plume  &  encre,  je  fis  une  réponfe  écrite  qu'on 
lut  en  préfence  des  députés  de  Fribourg  6c  qui 
fut  très-agréable  aux  Bernois.  Les  députés  de  Fri- 
bourg en  demandèrent  une  copie  qui  leur  fut  ac- 
cordée. Cela  fait,  je  me  rendis  à  l'auberge  de  la 
Couronne  où  logeoient  les  Fribourgeois,  je  leur 
payai  le  vin  d'honneur  &  leur  fis  fociété.  Mais 
mon  coufin  de  Praroman  n'échangea  pas  une  pa- 
role avec  moi.  Après  déjeuner,  l'avoyer  de  Wat- 
tenwyl  les  pria  de  me  permettre  de  les  fuivre  à 
Fribourg,  les  affurant  que  le  bien  qu'ils  me  fe- 
roient,  les  Bernois  le  confidèreroient  comme  fait  à 
eux-mêmes.  L'avoyer  Heid,  prenant  alors  la  pa- 
role, m'aflura  en  plein  Confeil  que  je  pourrois  aller 
tout  à  mon  aife  à  Fribourg,  qu'il  ne  m'arriveroit 
rien  que  d'agréable. 

Raflfuré  par  ces  paroles  &  le  baifer  de  Judas  de 
celui  qui  devoit  me  trahir,  je  me  tranfportai  d'a- 
bord à  Morat,  puis  à  Fribourg  avec  Jean-Jacques 
deWattenwyl,  établi  à  Villars-les-Moines,  6c  Guil- 
laume Andrès,  de  Morat.  J'arrivai  dans  la  Ibirée 
du  I  ^^  février  ou  17  janvier  d'après  l'ancien  flylc', 
A  Courtepin,  que  nous  traverfâmes  au  clair  de  la 
lune  ôc  où  nous  nous  arrêtâmes  pour  prendre  un 
verre  de  vin,  je  fus  reconnu  par  l'huifller  Perriard 

*  Le  calendrier  grégorien  venait  feulemenr  d'être  introduit. 


C^S  ) 

&  Humbert  Helfer,  aubergifte  aux  'BouLmgers  à 
Fribourg.  Je  n'avois  pas  mis  le  pied  fur  le  feuil 
de  ma  mailon  que  je  fus  reconnu  par  la  domefli- 
que  du  dodeur  Cuntzi',  qui  alla  auffitôt  annoncer 
la  chofe  à  fon  maître.  Comme  je  Fai  appris  plus 
tard,  celui-ci,  en  bon  inquifiteur  qu'il  eïl:,  fe  hâta 
d'aller  avertir  le  curé  Werro.  Le  lendemain,  ven- 
dredi, ce  dernier  parut  en  Confeil  ôc  formula  de 
graves  accufations  'contre  moi.  Ordre  me  fut 
donné  de  ne  pas  fortir  de  la  ville  &  de  me  préfen- 
ter  le  lundi  fuivant  de  bonne  heure  en  Confeil. 

Le  dimanche,  il  y  eut  dans  la  maifon  de  mon 
beau-frère  une  affemblée  des  amis  de  ma  femme, 
qui  l'envoyèrent  chercher.  Elle  s'y  refufoit;  mais 
je  l'engageai  à  aller  voir  ce  que  fa  mère  lui  vou- 
loit.  En  entrant  elle  fut  effrayée  à  la  vue  de  toutes 
ces  perfonnes  réunies.  Le  rréforier  Gottrow""*,  qui 
étoit  là  en  qualité  d'affiflant  judiciaire  de  mes  frè- 
res, lui  exprima  fon  étonnement  de  la  voir  demeu- 
rer avec  moi.  Il  ajouta  qu'évidemment  je  n'étois 
revenu  à  Fribourg  que  pour  l'engager  à  fuivre 
mon  exemple  &  à  me  rejoindre  à  Berne.  Mais 
qu'ils  étoient  décidés  à  m'empêcher  de  le  faire,  & 
que  fi  cela  arrivoit,  elle  encourroit  la  difgràce  de 
l'es  parents  &  de  l'autorité,  &  qu'on  ne  s'occupe- 

*  "Peter  Cuntji  ov  Kiintji,  membre  des  200  pour  le  quartier  du  Bourg 
depuis  1 1;  79  6'  des  60  depuis  1 5  83  ;  un  des  trois  membres  laïques  de 
la  Chambre  des  Schclarques  depuis  fa  fondation  en  1577. 

2  Martin  Gottrowou  Gottrau,des  200  en  1  ■567,  i5a(7/i  de  Grandfon 
en  1 570,  Confeiller  en  1 576,  puis  Treforier  de  la  République  (f  Dé- 
puté aux  Diètes.  Il  fui  l'un  des  fîgnataires  de  l'alliance  Borromée 
(.580). 


(  26  ) 

roit  plus  d'elle.  U  dit  encore  qu'en  apprenant  ma 
venue,  elle  auroit  dii  s'enfermer  chez  elle  ou  s'en- 
fuir chez  fa  mère,  &  me  faire  dire  qu'elle  ne  vou- 
loir plus  avoir  de  relations  avec  moi.  Enfin,  après 
bien  des  bavardages,  le  Tréforier  finit  par  lui  dire 
qu'en  préfence  de  tous  fes  amis  elle  devoit  pren- 
dre l'engagement  de  ne  jamais  me  rejoindre.  Ma 
femme  s'y  étant  refufée,  M.  Gottrow  partit  tout 
mécontent,  accompagné  de  Gafpard  de  Praroman, 
le  frère  de  ma  femme  ' .  Le  même  dimanche,  au 
fermon,  le  prévôt  Schneuwly  exhorta  l'autorité  de 
travailler  à  extirper  l'ivraie  de  toutes  fes  forces. 

Le  lundi  1 1  février  ou  le  i^'  de  ce  mois  d'après 
l'ancien  flyle,  je  me  rendis  félon  ma  promelTe  à 
l'hôtel  de  ville.  C'étoit  un  miracle  de  voir  comme 
les  valets  de  prêtres  &  furtout  Jérôme  &  Othmar 
Gottrow  ^,  parents  de  ma  femme  &  bien  que  mes 
parents  auffi,  alloient  &  venoient  courroucés  & 
joyeux  à  la  fois  de  me  voir  pris  au  piège,  efpé- 
rant  bien  que  je  n'en  fortirois  pas  cette  fois  fans 
dommage  ni  ignominie.  De  toutes  mes  connaif- 
fances,  amis,  frères,  aucun  ne  s'approcha,  excepté 
les  frères  de  ma  femme  &  Rodolphe  Progin.  Mais 
ce  fut  pour  me  heurter  en  paflant,  fans  faire  fem- 
blant  de  me  connaître. 

Les  pharifiens  6c  fcribes  étoient  là  entre  les  deux 
falles  oi\  fe  trouvoient  les  riches  «Se  puifTants  fei- 

'  Membre  des  200  depuis  1 583. 

*  Othmar  Gottrau,  membre  des  200  depuis  1573,  Confeiller  en 
161 3,  6"  Jérôme,  Banneret  en  1600.  On  lit  le  nom  d'Othmar  Gottrju 
aufocle  d'une  des  Jîatues  qui  ornent  le  portique  principal  de  Ij  Collé- 
giale de  St-Nicolas. 


(   27  ) 

gneurs.  Et  moi  j'étois  cf  un  autre  côté  comme  un 
pauvre  publicain  abandonné,  dont  perfonne  n'o- 
Ibit  s'approcher  de  peur  des  mornes  &  des  prêtres. 

Lorfqu'on  m'appela  enfin  dans  le  petit  falon  du 
Confeil,  noble  Chrillophe  de  Praroman  s'écria  : 
«  Voyez  donc  le  bel  homme,  ecce  homo  !  j)  Entré 
dans  la  chambre  du  Confeil,  je  me  trouvai  de 
nouveau  en  face  du  Prévôt,  M.  Pierre  Schneuwly, 
devant  lequel  on  porte  la  crofle  aux  grandes  cé- 
rémonies &  qui  y  figure  coiffé  de  la  mitre  comme 
un  évêque  5  puis  M.  Werro,  curé  de  St-Nicolas, 
le  pèlerin  de  Jérulalem,  &  enfin  le  leCleur  des  Cor- 
deliers,  prédicateur  dans  le  même  cloître,  M.  Jean 
Alichel,  qui  vient  récemment  encore  d'être  promu 
dodeur  à  Bologne. 

Ces  trois  dignitaires,  debout  au  haut  de  la  falle, 
aux  côtés  de  Monfeigneur  l'avoyer  d'Affry,  formu- 
lèrent leurs  griefs  contre  moi,  difant  : 

I"  Que  j'avois  violé  le  Landfrieden  &  que  j'étois 
un  rebelle; 

2°  Que  j'avois  dit  &  écrit  qu'ils  prêchoient  la 
parole  humaine  plus  que  la  parole  de  Dieu  ; 

5"  Que  j'avois  appelé  l'Eglife  romaine  la  profti- 
tuée  de  Babylone  ; 

4°  Que  j'avois  appelé  idolâtres  ceux  qui  hono- 
rent les  images  ; 

y°  Que  je  m'étois  exprimé  comme  fi  la  majorité 
du  clergé  ne  croyoit  pas  à  la  prélénce  réelle  ; 

6"  Que  j'avois  pouflé  les  choies  au  point  de 
vouloir  inoculer  par  mon  libelle  ou  confeffion  de 
foi  les  dodrines  calvinifles  à  Meffeigneurs  du  Con- 
feil &  des  200. 


(   28  ) 

7"  Que  j'avois  écrit  que  s'ils  ne  fe  converrif- 
foient  pas  à  ma  dodrine,  Sodome  &  Gomorrhe 
fe  lèveroient contre  eux  au  jour  du  jugement; 

8"  QLie  j'avois  appelé  le  gouvernement  de  Fri- 
bourg  un  gouvernement  de  Néron  ; 

9°  Que  j'avois  écrit  que  le  Seigneur  Dieu  avoit 
voulu  planter  fon  Evangile  parmi  les  deux  nations 
les  plus  belliqueufes  de  la  terre,  les  Suiffes  &  les 
Saxons,  malgré  la  rage  de  Satan  &  du  monde. 
Qiie  je  n'avois  pas  feulement  infulté  les  f  can- 
tons, mais  tous  les  princes  &  potentats  qui  avoient 
fait  oppofition  à  Luther  &  à  Calvin;  qu'il  n'y  avoit 
nul  befoin  d'enquête,  car  on  avoit  de  moi  un 
écrit  connu  de  prefque  tous  ces  Meffieurs. 

Après  avoir  ouï  la  lifte  de  ces  griefs,  je  priai 
l'avoyer  Heid  de  bien  vouloir  me  fervir  d'avocat; 
alors  s'approchant  de  moi,  ce  magiftrat  me  dit 
que  je  ne  lui  avois  pas  parlé  de  cela  la  veille,  lorf- 
que  j'avois  été  le  voir  en  le  priant  de  me  donner 
confeil.  Je  demandai  alors  à  parler  à  l'avoyer 
d'Affry.  Mais  celui-ci  me  renvoya  à  Heid  &  lui  dit 
que  je  demandois  un  terme  pour  répondre.  Puis 
il  fe  raffit  à  fa  place.  Là-deffus  on  me  fit  fortir. 
L'huiffier  ou  fatellite  Lieb  vint  m'ôter  mon  épée 
en  pleine  maifon  de  ville,  puis  le  même  Lieb  & 
fon  collègue  Jean  Perriard  me  conduifîrent  en  pri- 
fon  à  la  tour  de  Jacquemart ',  comme  un  grand 
malfaiteur. 

'  La  tovr  de  Jaquemart,  dont  la  première  bàtijje  remonte  au  XIV^ 
Jiècle,  lom  de  la  conjîruâ'wn  de  la  féconde  enceinte  de  remparts,  a 
fervi  de  prifon  d'Etat  (y  de  lieu  de  détention  pour  les  criminels  ordi- 
naires jufqu'en  1855, 


(  29  ) 

Pendant  qu'ils  me  menoient  ainfi,  en  paflant 
près  du  Tilleul,  nous  renc(»ntrâiTies  Jean  Cornet' 
qui  s'écria  à  voix  haute  :  A  la  potence  1  Ma  femme 
voyoit  tout  cela  des  fenêtres  de  ma  maifon,  dont 
la  partie  de  derrière  donne  fur  la  rue  Neuve  &  le 
banc  du  poilTon.  Ne  pouvant  fupporter  ce  fpecfla- 
cle,  elle  tomba  fans  connaifTance  fur  le  plancher. 
Pendant  ce  temps,  je  graviflois  la  rue  de  Laufanne. 
Un  bourgeois,  nommé  Balthafar  Ziégler%  me  fui- 
voit  tenant  un  petit  garçon.  Tout  à  coup  s'arrê- 
tant,  il  dit  à  cet  enfant:  «  Vois-tu,  fi  je  pouvoisme 
figurer  que  tu  devinflTes  pareil  à  cet  homme  que 
l'on  conduit,  je  te  pendrois  de  mes  propres  mains 
à  la  potence.  » 

On  m'enferma  à  la  tour  de  Jacquemart,  gardé 
à  vue  par  un  huiffier  &  maître  Dietrich.  Ces  deux 
hommes  avoient  ordre  de  noter  toutes  mes  acflions 
&  toutes  mes  paroles.  Défenfe  avoit  été  faite  de 
me  laiffer  com.muniquer  par  écrit  ou  autrement 
avec  qui  que  ce  fût.  Mais  ma  femme,  qui  conti- 
nuoit  à  fe  conduire  en  époufe  digne  ôc  fidèle,  pré- 
vint, par  un  billet,  de  ma  détention  fon  coufin 
Nicolas  Gatfchet  de  Berne.  Celui-ci,  bien  que  fort 
occupé  de  la  noce  de  fa  coufine,  trouva  le  temps 
de  porter  la  lettre  de  ma  femme  aux  Seigneurs  de 
la  ville  qui  fe  raffemblèrent  auffitôt  après  midi, 

'  Jean  Cornet,  membre  des  aoo  pour  le  quartier  de  la  Neuveyille 
depuis  i<f82. 

*  Balthafar  Ziégler,  membre  des  aoo  depuis  l'année  1577  pour  le 
quartier  des  'Places  ou  Hôpitaux.  Les  armes  des  Ziégler  ornent  une  des 
Jiatues  du  portique  de  St-Nicolas. 


(  30  ) 

pour  fe  concerter  fur  ma  délivrance.  Abraham 
Mufflin,  premier  interprète  de  la  Parole  de  Dieu, 
à  Berne,  montra  un  zèle  paternel  pour  mon  fort  & 
me  recommanda  aux  fidèles  dans  fa  prière  du 
jeudi.  M.  Hans  Flamming  en  fit  autant  le  ven- 
dredi. La  bourgeoifie,  à  fon  tour,  informée  de  ma 
détention,  commença  à  s'émouvoir  d'une  manière 
à  faire  craindre  de  graves  conféquences,  fi  l'on  ne 
parvenoit  promptement  à  me  délivrer.  MelTei- 
gneurs  voyant  cette  difpofition  des  efprits  déci- 
dèrent d'envoyer  immédiatement  à  Fribourg  deux 
hommes  les  plus  influents  du  Confeil,  MM.  les 
bannerets  de  Graflfenried  &  Archer. 

Au  moment  où  j'aurois  dû  faire  une  réponfe 
aux  griefs  formulés  en  Confeil,  je  reçus  fecrète- 
ment  avis  de  ma  femme  de  n'en  rien  faire  «5c  de 
me  borner  à  demander  grâce  ;  ce  que  je  jugeai 
auffi  opportun  de  faire,  par  la  confidération  que, 
quelle  que  fût  ma  réponfe,  Meiïeigneurs  de  Fri- 
bourg étoient  du  premier  au  dernier  entre  les 
mains  des  prêtres  &  que  je  n'avancerois  pas 
grand'chofe  avec  mes  paroles. 

Le  mercredi  3  février,  un  huiffier  vint  de  nou- 
veau me  prendre  pour  me  conduire  à  l'hôtel  de 
ville.  Arrivé  devant  ces  Meffieurs,  je  fis  lire  une 
fupphque  où  je  difois  que  pour  le  cas  où  j'aurois 
dit  quelque  chofe  contre  Dieu  ou  fa  fainte  parole, 
écrit  ou  parlé  contre  ces  Meifieurs  ou  contre  le 
clergé,  je  priois  qu'on  voulût  bien  me  le  pardon- 
ner pour  l'amour  de  Dieu,  n'ayant  jamais  eu  l'in- 
tention d'infulter  ni  de  défhonorer  perfonne. 


(  50 

Après  la  ledure  de  cette  pièce,  M.  le  Prévôt  dit 
que  pour  Ion  compte  il  me  pardonnoit,  mais  que 
l'autorité  devoit  favoir  ce  qu'elle  avoit  à  faire.  Ce 
procédé  me  rappela  celui  de  Pilate,  qui  envoya 
le  Chrift  au  fupplice  en  fe  lavant  les  mains.  Les 
prêtres  ajoutèrent  que  je  devois  dire  oui  ou  non 
fur  leurs  plaintes,  car  j'avois  traité  l'Eglife  romaine 
de  proftituée  de  Babylone.  A  cela,  je  répondis 
que  l'apôtre  Jean  avoit  parlé  dans  l'Apocalypfe 
de  cette  proflituée,  que  j'en  avois  écrit,  d'après 
lui,  en  ces  termes  :  «■  Apprenez  à  connaître  cette 
proftituée  de  Babylone,  afin  qu'elle  ne  vous  en- 
traîne pas  dans  l'abîme  par  fon  breuvage  em- 
poifonné.  »  Qu'en  écrivant  ainfi,  je  n'avois  pas 
dit  où  (Se  qui  étoit  cette  proftituée. 

Là-deflus,  le  curé  Werro  fit  obferver  qu'il  étoit 
aifé  de  voir  que  j'avois  en  vue  l'tglife  romaine, 
puifque  j'avois  écrit  :  «  Qui  pourroit  être  avec 
l'Eglife  romaine,  qui  perfécute  la  vraie  do(51rine 
par  le  feu,  le  fer  &  l'eau  }  53 

Après  ce  difcours  de  M.  Werro,  on  me  fit  de 
nouveau  quitter  la  falle.  Les  eccléfiaflrques  forti- 
rent  également.  Alors  le  chancelier  Techtermann 
fe  leva  &  dit  que  lundi  au  foir,  lorfque  la  plainte 
m'avoit  été  remife,  j'avois  ofé  avancer  que  l'aifle 
d'accufation  drefle  par  le  Chancelier  m'avoit 
prêté  plus  de  griefs  qu'on  n'en  avoit  articulés  ! 
M.  Techtermann  demandoit  que  ces  MefTieurs 
examinaffent  de  plus  près  l'écrit  qu'il  avoit  entre 
les  mains  pour  voir  s'il  en  avoit  trop  dit  ou  pas 
aiïez. 


Sur  ce,  M.  Pancrace  Techtermann,  le  père  du 
Chancelier,  qu'on  ne  voyoit  affidu  au  Confeil  que 
depuis  que  j'étois  en  prifon,  fe  leva  pour  s'écrier 
que  l'on  devoit  faire  droit  à  Ton  fils  comme  cela 
convenoit.  Je  fus  alors  faifi  d'une  crainte  extrême. 
Je  voyois  tous  les  flots  fe  drefl'er  fur  ma  tête  & 
mon  honneur  courir  un  grand  danger. 

La  plainte  de  M.  Techterman  étoit  le  réfultat 
d'une  erreur  occafionnée  par  l'incident  que  voici  : 
En  examinant  la  lille  des  griefs  mis  à  ma  charge 
par  les  eccléfiafliques,  j'y  avois  trouvé  plufieurs 
articles  qui  m'avoient  échappé  lorfque  ces  Mef- 
fieurs  &  leur  avocat  ou  parlier,  M.  Antoine  Krum- 
menftoll,  les  avoient  formulés  d'abord  de  bouche 
en  Grand  Confeil.  J'en  témoignai  mon  étonne- 
ment  à  M.  Jofl  Von  der  Weid  ',  qui  étoit  venu  à 
Jacquemart  rendre  vifitc  à  Pierre  Von  der  Weid, 
que  fon  père  avoit  fait  mettre  au  cachot  &  aux 
fers.  Etant  venu  à  moi  plus  en  efpion  qu'en  ami, 
il  s'étoit  hâté  de  répéter  mes  paroles  au  chancelier 
Techterman.  Le  malentendu  provenoit  de  ce  que 
le  Chancelier  en  qucflion  avoit  écrit  la  plainte 
non  telle  qu'elle  avoit  été  énoncée  à  l'audience, 
mais  d'après  un  mémoire  de  M.  le  curé  Werro, 
que  je  ne  connaiflbis  pas  &  dont  il  n'avoit  pas  été 
fait  ledure.  Cet  écrit  fut  montré  à  Meiïeigneurs 
du  Confeil. 

*  Jojl  Von  der  Weid,  un  des  membres  les  plus  dijîinguês  du  gouver- 
nemeni,éioirenrré  aux  200  en  i  ^jc),  devint  Ccnfeiller  en  t^^o  &  Lieu- 
tenant d'avoyer  en  1614.  //  etoit  Comte  palatin  de  Latran  6*  Chevalier 
du  St-Sépulcre.  Les  armes  deJoJl  Von  der  IVeid  font  Jculptées  fur  le 
focle  de  la  flatue  de  St-Thomas,  fous  le  portique  principal  de  St-Ni- 
colas,  avec  la  date  de  i59i< 


On  s'en  tint  à  ma  réponfe,  &  il  ne  fut  plus 
queflion  de  cette  affaire.  On  me  reconduifit  en 
prifon  au  milieu  d'un  grand  concours,  fous  bonne 
efcorte.  Le  même  foir,  on  conduifit  un  grand 
nombre  d'individus  dans  la  prifon  pour  un  crime 
qui  avoit  été  commis.  Les  détenus  tapagèrent  toute 
la  nuit  &  m'empêchèrent  de  fermer  l'œil.  Us  chan- 
toient  toute  efpèce  de  chants  de  guerre  contre  les 
huguenots  de  France  &  une  complainte  de  la  prin- 
celfe  de  Condé  : 

Tuons  les  Tafaux 

Qjii  nous  font  tant  de  maux. 

Ces  couplets  furent  entonnés  au  moins  vingt 
fois  par  un  ancien  foldat  nommé  Burny.  Le  len- 
demain, mardi,  ils  furent  tous  libérés,  toutefois 
en  laiffant  recours  en  droit  à  ceux  au  détriment 
defquels  le  crime  avoit  été  commis. 

J'attendis  tout  le  matin  du  mardi  qu'on  vînt  me 
chercher  pour  me  conduire  à  l'hôtel  de  ville.  Mais 
au  lieu  de  s'occuper  de  mon  affaire,  on  prit  celle 
d'un  nommé  Hanz  Schwendimann,  de  Mellifried, 
de  laparoiffe  de  Tavel,  depuis  longtemps  enfermé 
à  la  tour  de  Chollet  pour  viol  d'une  jeune  fille 
dont  l'état  faifoit  craindre  pour  fa  vie.  Cependant 
cette  jeune  perfonne  s'étant  remife,  il  fut  acquitté 
à  la  demande  de  fes  amis  &  co-paroiffiens,  fous 
la  condition  que  fi  la  fille  ne  fe  guériffoit  pas,  il 
paieroit  une  certaine  fbmme  à  fa  famille,  &  que  fi 
elle  s'en  relevoit,  il  lui  feroit  une  penfion.  La  vérité 
eft  que  mon  affaire  fit  du  bien  à  celle  de  cet  homme, 

e. 


(  54  ) 

parce  qu'on  confidéroir  la  première  comme  beau- 
coup plus  grave.  Mais  Dieu  fe  joue  étrangement 
des  delTeins  des  hommes  !  Ce  jugement  ayant  pris 
toute  la  matinée  ajourna  très-heurcufement  le 
mien.  Car  le  même  jour  arrivèrent  deux  députés 
de  Berne;  ce  que  je  n'appris  que  le  lendemain,  où 
l'huiffier  m'en  apporta  la  nouvelle  entre  6  6c  7 
heures.  J'en  fus  très-réjoui.  , 

Mais  le  même  mardi,  voici  qu'un  ivrogne  arrive 
à  Jacquemart,  fon  moufquet  à  la  main  comme  s'il 
avoit  à  parler  à  quelque  débiteur.  Tout  en  fe  pro- 
menant en  long  &  en  large  dans  les  chambres,  il 
m'aperçoit  appuyé  triftement  près  du  lit,  la  tête 
dans  les  mains,  &  dit  en  latin  :  «  Ah  !  celui  qui 
tueroit  cet  homme  en  feroit  rémunéré  au  centu- 
ple. 3:>  En  entendant  ces  paroles,  je  dis  à  rhuiffier 
&  à  maître  Dietrich,  qui  étoient  affis  près  de  la 
table,  que  je  voulois  fortir  de  la  chambre,  &  je 
fortis  en  effet,  lis  me  dirent  plus  tard  que  j'avois 
agi  prudemment. 

Ce  même  mardi,  à  9  ou  à  10  heures  du  foir,  ma 
femme  &  ma  mère  ayant  gagné  le  geôlier  à  prix 
d'or,  vinrent  me  voir  à  Jacquemart.  Ma  femme  me 
prefla  tendrement  fur  fon  cœur,  &  me  fupplia, 
pour  l'amour  de  Dieu  &  d'elle,  de  me  laiffer  flé- 
chir. Ma  chère  mère  ne  demeura  pas  longtemps 
près  de  moi  &  fe  retira  pleine  de  trifteffe.  Mais  ma 
femme  ne  voulut  me  quitter  que  lorfquc  la  cloche 
eut  fonné  trois  heures.  Je  fis  alors  à  Dieu  une  ar- 
dente prière,  &  en  ouvrant  le  pfautier  de  David, 
je  tombai  droit  fur  le  pfaume  LXXI,  dont  le  fens 


(  3f  ) 

confolant  alloit  à  ma  pofition  malheureufe.  Je 
priai  pour  la  troifième  fois,  &  je  retrempai  mon 
courage  par  les  beaux  exemples  du  Chrift,  de  fes 
apôtres  6c  martyrs,  &  des  promefTes  contenues 
dans  la  Sainte  Ecriture.  Je  me  pénétrai  du  fens  de 
cette  parole  du  Sauveur:  «  Qui  veut  conferver  la 
vie  la  perdra,  mais  celui  qui  perd  la  vie  pour  moi 
trouvera  la  vie.  n  Fortifié  par  ces  paroles,  je  réfo- 
lus  de  mourir  honorablement  plutôt  que  de  vivre 
défhonoré. 

Mais  mes  adverfaires,  prêtres  &  valets  de  prê- 
tres, ne  dormoient  pas  non  plus.  Pendant  tout  le 
temps  que  dura  ma  captivité,  on  les  voyoit  courir 
chez  les  bourgeois  &  partoyt  il  y  avoit  des  réu- 
nions pour  attifer  le  feu  <5c  y  travailler  à  ma  ruine, 
fans  manquer  de  dire  que  j'avois  traité  TEglife 
catholique  de  proftituée  de  Babylone. 

Le  jour  ayant  paru,  la  cloche  ayant  fonné  6 
heures,  voilà  qu'on  fonne  aulfi  pour  les  Deux 
Cents.  De  quoi  s'efiTrayèrent  bien  des  gens  de 
cœurj  car  il  leur  fembloit  de  mauvais  augure 
qu'on  réunît,  contrairement  à  Tufage,  les  Deux 
Cents  un  vendredi.  Au  bout  d'une  heure,  Thuif- 
fier  Balmer  m'appelle  pour  me  conduire  à  l'hôtel 
de  ville  &  me  dit  en  même  temps  que  deux  Sei- 
gneurs de  Berne  étoient  arrivés  la  nuit  &  avoient 
foupé  avec  Meffeigneurs  cLuxzMerciers.  Je  fus  tout 
réjoui  de  ce  meiïage,  &  avant  de  defcendre  l'ef- 
calier  de  la  galerie,  je  tombai  à  genoux  pour  re- 
mercier Dieu  du  fecours  qu'il  m'avoit  tendu. 

Sur  mon  palTage,  je  vis  une  foule  de  gens  fous 


(  36) 

le  tilleul  des  Places,  fur  la  place  de  l'hôpital  & 
fur  la  place  de  l'hôtel  de  ville.  En  entrant  dans  cet 
édifice,  j'aperçus  ma  mère,  ma  belle-fœur  &  ma 
femme,  affifes  enfemble  6c  éplorées.  Je  m'avançai 
vers  elle  pour  les  faluer,  6c  les  conjurai  de  ne  pas 
fe  défoler  ainfi. 

Ayant  falué  les  Oherreuter  de  Berne,  ceux-ci 
m'apprirent  que  les  Seigneurs  députés  de  Berne 
avoient  été  appelés  en  Confeil  6c  y  rempliiïbient 
leur  meffage.  Leur  miffion  terminée,  on  les  re- 
conduifit  à  leur  auberge,  à  mon  infu,  car  j'aurois 
volontiers  échangé  quelques  paroles  avec  eux. 

Les  députés  étoient  à  peine  fortis  que  le  grand 
fautier  vint  inviter  les  Soixante  6c  les  Bourgeois  * 
à  entrer  dans  la  grande  falle.  Je  fus  enfuite  intro- 
duit à  mon  tour,  mais  feul  6c  fans  autre  intercef- 
feur  que  les  trois  Maries,  qui  paraiffoient  en  fup- 
pliantes.  Frères,  beau-frère,  parents,  tout  le  monde 
m'avoit  abandonné.  D'une  fi  grande  quantité  d'a- 
mis, perfonne  ne  vint  à  mon  aide.  Je  demandai 
M.  Jean  Meyer-  pour  avocat  ou  parlier,  6c  fis  re- 
lire ma  fupplique  en  priant  de  nouveau  Meflei- 
gneurs  de  daigner  me  pardonner  fi  j'avois  lailTé 
échapper  de  vive  voix  ou  par  écrit  quelque  parole 

'  Le  Grand  Confeil  ou  Deux  Cents  fe  compofoit  alora  de  34  Con- 
feillers,  de  80  Soixante  (20  jiar  quartier),  des  4  "Bannerets  &  de  tant 
de  Bourgeois  ou  fimples  membres. 

*  Les  U^eyer  étoient  une  des  principales  familles  de  Fribourg  à  cette 
époque.  Jean  Meyer,  dont  le  nomfe  lit  aujji  fur  une  des  flatues  qui 
ornent  le  portique  de  St-Nicolas  &  qui  remplijfoit  les  fondions  de  bour- 
guemeflre  lors  du  jugement  d'Alex,  devint  Ayoyer  en  1591,  après  la 
iépojîtionde  Heidyfon  beau-frère,  &  le  demeura  jufqu'en  161  a. 


(  57  ) 
contre  Dieu,  fa  fainte  parole  ou  contre  les  auto- 
rités. Les  trois  Maries  firent  enfuite  à  leur  tour  leur 
requête  par  l'organe  de  leur  avocat  ou  parlier. 

Le  Prévôt  prit,  là-defl'us,  la  parole  pour  décla- 
rer que,  par  égard  pour  les  honorables  femmes 
préfentes,  il  confentoit  à  pardonner  en  ce  qui  le 
concernoit;  mais  que  cette  affaire  concernoit  auffi 
MelTeigneurs,  les  Soixante  «Se  les  Bourgeois,  comme 
défenfeurs  de  la  vraie  religion  catholique,  qu'ils 
s'étoient  engagés  par  ferment  à  maintenir.  Il  pria 
Meffieurs  de  bien  vouloir  en  délibérer.  Là-delTus 
le  Prévôt  &  les  eccléfiadiques  fe  retirèrent  dans  les 
petites  falles  du  Confeil. 

Mon  avocat  ou  parlier  ayant  alors  repris  la  pa- 
role, allégua  fans  mon  confentement  que  je  ne 
perfiftois  pas  dans  les  articles  de  mes  écrits.  Peiné 
de  cette  ledlure,  je  dis  tout  haut  en  forçant  que 
j'en  demandois  pardon  à  Meiïeigneurs,  mais  que 
je  ne  pouvois  renier  ce  que  j'avois  écrit. 

Mes  adverfaires  ne  tinrent  aucun  compte  de  ma 
déclaration,  &  fe  fondant  fur  raiïertion  de  mon 
avocat,  répandirent  le  bruit  que  j'avois  rétradlé. 
Cela  étoit  fi  peu  vrai  que  le  Lieutenant  d'avoyer 
Renault  me  fit  rappeler  dans  la  falle  du  Confeil 
pour  rétra(51er  mes  écrits.  Refforti  de  là,  on  me 
iaiffa  quelque  temps  entre  les  deux  falles,  puis  je 
fus  introduit  de  nouveau  dans  la  grande  falle. 

Là,  M.  Renault,  lieutenant  d'avoyer,  tenant 
entre  fes  mains  le  bâton  de  juftice,  déclara  que 
Leurs  Excellences  avoient  éprouvé  un  vif  chagrin 
du  libelle  forti  de  ma  plume,  &  où  je  m'étois  ou- 


(  38  ) 
blié  non-feulement  au  point  d'outrager  TEglife 
romaine,  mais  encore  Melfeigneurs  &  leurs  ancê- 
tres, fidèles  de  tout  temps  à  la  religion  catholi- 
que, ce  La  volonté  de  Meffeigneurs,  ajouta-t-il,  eft 
que  vous  rétraéliez  cet  écrit,  jj  Je  répondis  que  je 
ne  pouvois  le  faire,  à  moins  qu'on  ne  me  prouvât 
par  l'Ecriture  fainte  que  j'avois  commis  des  er- 
reurs, d'où  tout  le  relie  dépendoit. 

C'eût  été  un  curieux  fpedacle  que  de  voir,  à 
l'ouïe  de  ces  paroles,  les  hochements  de  tête,  & 
d'entendre  la  rumeur  qui  fe  fit  parmi  les  Soi.xante 
&  les  Bourgeois.  On  me  fit  fortir  de  nouveau. 

Alors  vinrent  à  moi  l'avoyer  Louis  d'Affry,  M. 
Joft  Fégueli,  de  Viviers^,  M.  Jean  Meyer,  bour- 
guemeflre,  ôcM.le  tréforierJean  Fruyo. Tous  m'en- 
tourèrent &  me  conjurèrent  de  fuivre  leurs  avis  au 
nom  des  grands  périls  qui  me  menaçoient.  Je  ré- 
pétai que  j'étois  bien  loin  de  fonger  à  offenfer  ces 
Meffieurs,  que  mon  intention  n'avoit  jamais  été 
telle,  que  je  ne  pouvois  dire  rien  que  d'honorable, 
de  beau  &  de  bien  de  l'autorité;  mais  que  me  ré- 
trader étoit  chofe  impolTible.  Ces  Meffieurs  infiftè- 
rent,  m'engageant  encore  à  réfléchir,  difant  que 
Meffieurs  du  Confeil,  Soixante  &  Bourgeois  atten- 
doient  une  réponfe  convenable.  Mais  me  voyant 
inébranlable  dans  mon  opinion,  on  me  ramena 
une  troifième  fois  dans  la  grande  falle.  Je  répétai 

1  Jojl  de  Féguely,  Chevalier  &  Corfeiller,  père  de  ce  Jacques  de 
Feguely  qui  brilla  au  fervice  de  Henri  IV  6*  Louis  XIII,  fur  chef  des 
Ceni  Suijfes  de  ce  prince  (y  fou  Envoyé  enSuiJfe.  Voir  llluflratioiis  fri- 
bourgeoifes,  pjr  Alex.  Dagueî,p.  76  ùjuiv. 


(  39  ) 

là  ce  que  j'avois  dit  précédemment,  demandant 
pardon  des  paroles  injurieufes  que  je  pouvois  avoir 
prononcées  fans  le  vouloir,  mais  déclarant  que  je 
ne  pouvois  me  rétracter.  Convaincus  que  tous  les 
efforts  tentés  pour  me  faire  changer  d'avis  demeu- 
reroient  inutiles,  on  le  décida  enfin  à  mettre  la 
choie  en  jugement. 

Dans  la  difculfion  qui  eut  lieu,  deux  opinions 
fe  firent  jour:  la  première  portoit  qu'il  falloit  me 
contraindre  à  me  rétracler  ;  la  féconde  que  l'on 
devoit  me  bannir.  L'opinion  de  la  contrainte  de- 
meura en  minorité  pour  6  voix.  Le  grand  fautier 
fortit  pour  me  communiquer  la  Tentcnce  &  me 
fit  prêter  ferment  que  je  ne  paraîtrois  plus  fur 
le  territoire  de  Meifeigneurs.  Il  ajouta  que  ce 
jugement  avoit  été  rendu  par  grâce  fpéciale ,  à 
la  demande  des  chers  &  fidèles  confédérés,  con- 
citoyens «Se  bourgeois  de  Berne,  &  à  la  confidé- 
ration  au(fi  des  honorables  femmes  qui  avoient 
intercédé  pour  moi.  Cela  fait,  on  me  rendit  mon 
épée. 

C'étoit  un  prodigieux  fpecflacle  que  de  voir  la 
maffe  du  peuple,  jeunes  &  Vieux,  hommes  &  fem- 
mes, enfants  &  étudiants  accourus  pour  voir  l'iflue 
de  cette  affaire.  Venus  la  plupart  dans  fefpoir  de 
me  voir  conduire  au  fupplice,  ilupéfaits  de  me 
voir  échapper  à  la  peine  capitale,  ilss'indignoient 
&  s'irritoient  contre  moi.  Certes  il  y  avoit  quel- 
que chofe  d'extraordinaire  à  ce  que  ceux  qui  me 
vouloient  faire  mourir,  euffent  cnfuite  confenti  à 
rendre  une  fentence  beaucoup  plus  favorable  que 


(  40  ) 
je  ne  l'eufTe  efpéré  moi-même.  Car  je  penfois  que 
tout  au  moins  ils  me  condamneroient  à  contribuer 
pour  une  grofle  fomme  d'argent  à  la  bâtiiïe  du 
couvent  des  Jéfuites.  Auffi  me  retirai-je  prompte- 
ment  dans  mon  logis  &  remerciai  Dieu  de  Ton 
alfiftance  miféricordieufe.  Je  fus  fuivi  par  une 
foule  d'enfants  qui  fe  promenèrent  encore  long- 
temps autour  de  ma  demeure,  s'obllinant  à  ne  pas 
fe  retirer. 

Après  déjeuner,  je  m'en  fus  trouver  les  deux 
Bannerets  de  Berne  pour  leur  témoigner  ma  re- 
connaifl'ance  de  Fempreffement  qu'ils  avoient  mis 
à  procurer  ma  délivrance.  Pendant  quinze  jours  à 
trois  femaines,  Dieu  avoir  permis  que  j'eufle  de- 
vant les  yeux  ce  danger  de  ma  vie  &  de  mon  corps, 
pendant  lefquels  il  m'avoit  vifiblement  fortifié  6c 
fecouru. 

Le  5"  février,  d'après  l'ancien  calendrier,  ou  le 
ly,  nouveau  ftyle,  je  quittai  Fribourg  avec  les  dé- 
putés de  Berne,  &  monté  fur  le  cheval  que  mon 
frère  Charles  avoir  bien  voulu  mettre  à  ma  difpo- 
fîtion.  Comme  au  moment  où  nous  allions  palTer 
le  pont  de  Berne,  mon  cheval  n'étoit  pas  encore 
arrivé,  ces  Meffieurs  de  Berne  ne  voulurent  pas  fe 
mettre  en  route  avant  qu'il  ne  fut  arrivé.  Ht  quand 
enfin  nous  partîmes,  les  courriers  d'Etat  {Oberreu- 
ter)  en  avant,  puis  M.  de  GrafTenried,  &  que  je 
voulus  prendre  rang  après  M.  le  banneret  Archer, 
ce  dernier  s'y  refufa  abiblument  ôc  me  fit  pafler 
avant  lui.  Nous  quittâmes  la  ville  dans  cet  ordre. 

Ces  Meffieurs  furent  très-aimables  envers  moi  _ 


C  40 

&  me  prodiguèrent  toute  efpèce  d'égards  &  d'hon- 
neurs. A  notre  arrivée  à  Berne,  je  dus  prendre 
place  entre  les  deux  Bannerets  &  faire  une  forte 
d'entrée  triomphale.  C'étoit  merveille  de  voir  les 
démonflrations  de  joie  du  peuple;  comment  des 
perfonnages  de  diflindlion  vinrent  au-devant  de 
moi  &  m'embraffèrent;  combien  tout  le  monde, 
hommes,  femmes,  jeunes  &  vieux,  confeillers  & 
autres  me  témoignèrent  de  fympathie,  de  forte  que 
les  avanies  que  j'avois  endurées  pour  l'amour  de 
Jéfus  à  Fribourg,  fe  changèrent  à  Berne  en  un  tel 
honneur,  que  je  ne  faurois  le  décrire.  Que  le  Sei- 
gneur Dieu  les  en  récompenfe  ! 

Pour  compléter  ce  que  j'ai  dit,  je  ne  dois  pas 
oublier  d'ajouter  que  quand  la  Bourgeoifie  de 
Berne  eut  été  informée  par  M.  le  pafteur  Miiffli 
des  circonftances  de  ma  captivité,  le  Confeil  dut 
avoir  encore  une  féance  à  mon  fujet,  à  2  heures 
après  dîner,  &  fi  Mefleigneurs  du  Confeil  n'euiïent 
pris  de  promptes  mefures,  cette  brave  &  pieufe 
bourgeoifie  fe  fût  levée  tout  entière  pour  me  déli- 
vrer, &  l'eût  fait  les  armes  à  la  main. 

Dieu  foit  béni  d'avoir  ainfi  terminé  cette  affaire 
à  l'amiable  &  fans  que  perfonne  y  ait  perdu  la 
vie.  Car  la  Bourgeoifie  de  Berne  étoit  indignée  du 
procédé  de  l'avoyer  Heid,  qui  m'avoit  dit,  non- 
feulement  à  moi  en  particulier,  mais  en  plein  Con- 
feil de  Berne,  qu'il  ne  m'arriveroit  rien  que  de  bon 
&  agréable  ;  mais  il  ell  tombé  dans  la  fofle  qu'il 
m'avoit  creufée.  Cefl:  ainfi  que  Dieu  agit  envers 
fes  fidèles  qui  lui  adhèrent  de  cœur  &  avec  perfé- 


(  40 

vérance;  cefl  ainfi  que  ceux  qui  veulent  leur  ap- 
porter défhonneur  fe  rendent  eux-mêmes  l'objet 
du  mépris  &  de  la  rifée.  Cell  ainfi  qu'il  efl  arrivé 
à  Hérode  &  auffi  à  cet  Aman  qui  vouloit  faire 
pendre  le  pieux  Mardochée.  A  Dieu  éternelle 
louange  ! 


Tiré  à  12^  exemplaires.